Cornélia Comorovski - Memoria.ro
C'est ainsi que j'ai pu passer un examen dans ma langue maternelle, le hongrois
. ..... Quelques mois après la parution de ce deuxième livre, Zamenhof publia la
...... La première intervention d'un Pape au sujet de l'espéranto enregistrée dans
la ...... ?Vouloir contrarier cette dynamique est sans doute un exercice vain et ...
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Cornélia Comorovski
CES VERITES
QUON AIMERAIT NE PAS SAVOIR...
Des jours et des notes
CONTENU
Première partie 4
I. Des jours et des notes 5
Délibération 6
Le déracinement 16
Cest à toi de voir 24
Le respect du citoyen 26
Le rêve du réfugié 29
Renaître 31
II. Ici et là-bas 34
III. Notes brèves 36
IV. Etonnements 39
V. En parlant, en écoutant 47
VI. En regardant, en écoutant 52
Deuxième partie 55
I. Des jours et des notes 56
II. Notes brèves 107
III. Là-bas 120
IV. Des mots 142
V. Etonnements 150
VI. Le choix de lignorance ? 156
VII. Utopie 176
VIII. En regardant, en écoutant 179
IX. Notations 185
X. Là-bas et ici 204
XI. Notes brèves 221
XII. Lhomme et lhistoire 238
Troisième partie 249
I. Là-bas 250
II. Ici, là-bas 258
III. Le choix de lignorance 275
IV. Etonnements 278
V. Des jours et des notes 288
VI. Notes brèves 300
VII. Lhomme et lhistoire 308
Première Partie
(fin novembre 1977 - fin août 1979)
I
DES JOURS et DES NOTES
Vivre.
Joies et souffrances - du corps et de lâme.
Tremblements de terre, glissements de terrain, ouragans, inondations. Guerres, révolutions (comme celle qui a commencé en 1917...), famines, génocides, actes de terrorisme. Maladies. Accidents. Chagrins profonds. Autres...
Et parmi eux, tel un étroit sentier sur lOcéan, tel un pont sur des abîmes, la voie qui existe encore, où le pas et la parole sont possibles, où la joie et lespoir peuvent être rencontrés.
DELIBERATION
Paris, fin août 1979
Cela fait presque deux ans que je ne cesse de m'étonner... les gens de ce pays ont le droit de déménager, quand ils le veulent et quand ils le peuvent, dans une autre chambre, dans une autre maison et même dans une autre ville, ils ont le droit de voyager dans un autre pays, de se faire inscrire en doctorat sans être "membres du parti", et ils ne savent pas qu'ils ont ces droits. Je me suis rapidement accoutumée à ne plus demander devant un rayon d'alimentation: "avez-vous de l'huile ?" ou "avez-vous du fromage ?" - mais les gens, je n'arrête pas de les regarder attentivement : chez eux, il n'y a pas d'institution qui s'occupe de distribuer "l'espace locatif" et qui, à l'heure même où le père ou le frère mort quitte pour toujours la chambre qui fut sienne, y introduit un inconnu qui vivra désormais avec eux dans lappartement ; ils n'ont pas l'obligation d'aller chaque mois à "l'enseignement idéologique", ni à des réunions toutes les fois qu' ils sont convoqués, pour y écouter, en se taisant (et parfois même pour les débiter), les phrases mensongères du discours officiel - ainsi, sur le niveau de vie des pays communistes, "haut et en croissance permanente". Ces gens ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de chez nous, ni plus laids ni plus beaux, ni plus ni moins intelligents. Il se trouve seulement qu'ils vivent dans une partie de notre petite Europe où les hommes ont des droits qui, ces trente dernières années, ont été supprimés chez nous, dans cette même petite Europe. Et certains d'entre eux ne savent pas qu'ils ont ces droits qui, depuis trente années, n'existent plus chez nous.
*
Il y avait deux ans et demi, à Bucarest, j'avais commencé à faire les démarches pour obtenir un passeport : ma soeur unique était malade de leucémie à l'étranger, les paroles quelle faisait l'effort de prononcer à l'autre bout du fil, avec une voix chaque jour plus affaiblie, devenaient presque incompréhensibles, je devais absolument être auprès d'elle.
Je reçus le passeport un soir, au bout de sept mois, pendant lesquels mes demandes répétées pour lobtenir avaient été rejetées à chaque fois.
Le lendemain, à l'aube, je prenais l'avion.
Les huit jours suivants j'ai vu s'éteindre ma soeur, que j'avais trouvée capable de sourire encore. Ont disparu, l'un après l'autre, le sourire, la force de se tenir appuyée contre un dossier, le geste, la voix, et à la fin, la respiration et le regard qui disaient son tourment et son impuissance.
Je l'ai veillée comme on le fait chez nous et je l'ai conduite jusqu'à une tombe nouvelle du cimetière de l'Est de la ville étrangère.
Je sentais le besoin de parler d'elle - comme elle avait été belle et malheureuse - de parler sans crainte d'être longue et de pleurer toutes mes larmes. Mais j'étais seule parmi des étrangers.
*
Aussi me trouvais-je seule devant le problème que se pose presque chaque personne sortie de là-bas : quelle décision prendrai-je? du retour ou de l'exil? l'une comme l'autre lourde de conséquences...
Après la guerre, pendant les premières années d'occupation soviétique, ceux qui demandaient à être inscrits au Parti étaient peu nombreux. Parmi eux, il y en avait qui ignoraient l'existence des goulags ; certains d'entre eux, en se faisant inscrire, commettaient une erreur de jugement, qu'avec le temps, ils allaient reconnaître : soit plus ou moins tacitement - en écoutant ou, parfois, en racontant eux-mêmes des anecdotes sur le régime (quand ils se trouvaient parmi des personnes connues comme étant incapables de dénoncer) - soit, plus tard, quand cela devint possible, ouvertement et dans les faits, en quittant le pays, afin de réparer au moins leur propre destin.
Les inscriptions massives au Parti ont été le premier signe de suspension de la responsabilité personnelle. Ce fut après 1948...
Recherchaient l'entrée au Parti ceux dont la compréhension était étroite et la sensibilité morale exiguë, et qui n'avaient pas, dans leur travail, de spécialité précise : ils savaient que c'était seulement ainsi qu'ils pouvaient obtenir ce que leurs simples mérites ne leur auraient pas accordé.
D'autres le faisaient poussés par la peur d'être chassés de leur travail ou de leur logement, d'autres encore pour obtenir un appartement ou pour ne pas entraver une promotion à laquelle ils avaient droit. Il y avait - surtout parmi les techniciens - des natures optimistes et actives qui croyaient pouvoir améliorer les résultats dans leur secteur de travail, s'ils avaient un poste plus important. A cela pouvait s'ajouter le conseil chaleureux des plus âgés, d'un chef, d'un membre de la famille, d'un ami. Angoisses, illusions, égarements ; et combien n'y a-t-il pas de faiblesses dans l'esprit, le coeur et la journée de l'homme ? Et encore, comment ne pas se voir impuissant devant le cataclysme historique qui, depuis 1917, avait supprimé des peuples, des cultures et des dizaines de millions de vies ? Quand l'homme apprend l'anéantissement de tant d'êtres humains, l'effroi s'accroît en lui et trouble sa réflexion.
Plus tard, et quand nous ne fûmes plus sous occupation étrangère, mais seulement sous celle du parti unique, se sont mutipliés à l'entrée de ce Parti des candidats qui avaient certaines qualités incontestables (mais aussi des ambitions de succès personnel).
Beaucoup d'intellectuels disaient qu'ils demandaient leur inscription au parti en gardant une réserve mentale ou suggéraient qu'il s'agissait juste d'une petite compromission (...une simple formalité... de toute façon, personne n'y croit... ), faite dans un but honorable (...j'aiderai les gens honnêtes...), et qui ne saurait empirer les choses. D'autres intellectuels disaient... Et tous avaient l'air de sentir qu'ils faisaient partie d'une sorte de classe de gagnants. Ils aimaient parler, avec une indifférence feinte, de leur voyage à l'étranger ou de séjours passés dans les "maisons de création" ; ils aimaient aussi faire des commentaires sur la pensée rudimentaire et l'ignorance des membres de la nomenclature, soit avec un persiflage guère caché, voué à mettre en valeur leur raffinement, soit avec un soupir qui accompagnait une déclaration de condescendance bienveillante, qui devait prouver leur bonté et leur indulgence vis-à-vis des faiblesses de tous.
Et le temps passait et l'existence se structurait dans le sens du fondamentalement faux : la collaboration - à des degrés variables - avec l'inique, commençait, sans que cela fît problème, par l'inscription au parti qui imposait le mensonge, et qui avait rempli les prisons, les camps et les fosses communes.
Ceux qui faisaient ce geste contribuaient à la destruction des valeurs et à leur propre déformation. Sous des masques et avec un double langage grossièrement évidents, presque tous jouaient un rôle et chacun savait que les autres jouaient comme lui et que tous savaient que chacun savait que les autres jouaient... Le faux langage qui remplaçait la parole et cette farce qui occupait le temps et l'espace empêchaient la réflexion de se former et la personne d'évoluer, et tout continuait à glisser funestement vers l'inéluctable désastre (matériel et moral), que le dérisoire discours triomphaliste rendait encore plus lamentable. Des mots comme responsabilité, cohérence, gravité semblaient avoir perdu leur sens. Les décennies passaient, les jeunes demandaient à entrer au parti sans se poser de questions.
Car ne pas demander à entrer au parti les marginalisait.
Nous, les autres, nous nous tenions de côté, contents que l'on nous permette de subsister. Nous pouvions éveiller parfois de la tendresse pour notre candeur, qu'on regardait, au fur et à mesure que les années passaient, comme la modestie naturelle de quelqu'un qui connaît les limites de son intelligence et se tient "à sa place". En société, nous existions par nos compétences professionnelles, et jamais avec notre personnalité entière que nous nous efforcions de rendre invisible. Nous étions omis, comme étaient omises d'autres réalités. Etranger dans ton propre pays.
Ceux qui se tenaient de côté et regardaient se demandaient si, dans lhypothèse dun revirement, les historiens réussiraient à désigner les responsables de la ruine du pays.
*
Arrivé dans un pays libre, l'homme peut songer à se libérer et à essayer de libérer les siens du mensonge, de la lâcheté de tous les jours et du mutisme. Mais il doit décider d'abord une rupture ; ne plus rentrer dans son pays et se séparer - sans imaginer de terme à cette séparation - de ceux qui lui sont chers.
D'un côté et de l'autre de la muraille infranchissable, lui et les siens, ils sont exposés à chaque instant, et non pas moins que les autres hommes, aux divers accidents d'une vie quelconque et à toutes sortes de ces coups, prévisibles ou imprévisibles - dont les journaux sont pleins et qui font l'histoire. Et peut-être que les anxiétés futures seront encore plus éprouvantes que l'angoisse actuelle...
A son départ du pays, chacun emporte avec soi une parcelle d'un trésor invisible : des connaissances précises et cohérentes qui devraient être transmises à la génération qui suit ; des relations humaines nouées - dans les difficultés, dans les recherches et les espoirs - avec cette compréhension existentielle du tragique, que seul donne le fait de l'avoir vécu. Là-bas, chaque personne, qui a respiré et qui a travaillé dans le respect de la culture, essaye de voir, dans son coin, comment peuvent être sauvées des fragments de vérité, de justice ou de beauté et partage avec l'autre ce qui n'est pas encore anéanti, ce qui n'a pas encore été rayé de la mémoire.
Mais partir de là-bas est pour chaque être humain un acte de liberté, donc une valeur en soi, qui doit être acquise et défendue. Et en même temps, là-bas, l'homme honnête qui n'est pas un héros cache la malhonnêteté par chacun de ses silences et participe, par son impuissance à s'opposer, à la destruction de son pays, de sa culture. Dire seulement des fractions de vérité et cacher le mensonge, qu'il écoute muet ? Rapetisser en lui aspirations, courage et pensée et ne plus savoir qui il est ? Et par cette pseudo-existence, augmenter le faux dans son pays et dans le monde.
Le départ de chaque personne honnête du pays diminue la résistance - fût-elle passive - devant la corruption, et la corruption s'accroît.
Celui qui retourne (et non pas pour devenir un héros), déclare, de par ce simple fait, que la vie qu'on y mène est normale et il laisse sévir le mensonge.
Celui qui reste à létranger dit, de par ce simple geste, que la vie qu'on y mène va contre la nature et fait entendre une vérité.
Plus tard, il pourrait témoigner de l'existence de millions d'êtres humains enfermés, affamés, privés de parole et dénués d'espoirs ; il va répondre à ceux qui lui posent des questions sur eux, mais il va dire ce que c'est que leur vie aussi quand personne ne lui pose de questions, afin que ce soit clair pour ceux qui entendent qu'ils savent bien ces choses qui vont à l'encontre de leur croyance d'hier et qu'ils aimeraient ne pas connaître.
Ainsi continuait la délibération où personne ne saurait me conseiller.
Jusqu'à ce que la décision - douloureuse, quelle qu'elle soit - devienne acte dans sa vie, l'homme hésite, il oscille entre les deux possibilités contradictoires, doutant de chacune d'entre elles.
Jour après jour j'ai pesé. Comme dans une balance que je ne peux équilibrer, chacune des deux décisions perd son poids dès qu'elle est prise.
Je regarde avidement autour de moi, comme pour déchiffrer un avis dans les objets. Je vois dans le métro une affiche : Solitude... Angoisse... Détresse...La porte ouverte . L'âme glacée, il me semble y lire l'annonce d'un monde habité par des solitudes. Chez nous, si j'avais des chagrins, je pouvais rencontrer un ami, chercher un endroit où il n'y aurait probablement pas de microphones, et, sans compter les heures, parler avec lui, examiner, analyser. L'autre comprenait immédiatement, car nous venions tous les deux de la même histoire. Sans lever mes yeux de l'affiche, je copie l'adresse... peut-être sentirai-je un jour le besoin d'y aller - Accueil anonyme et gratuit - et il me semble splendide que cela existe, cette attention aux détresses et à la peine de l'âme. Je vois dans la rue une grande affiche en couleurs sur une voiture des P.T.T.: un appareil téléphonique à côté de la photographie d'un couple jeune ; un chat ; une femme aux cheveux blancs qui caresse le chat de sa main gauche, cependant que de sa main droite elle tient le récepteur à l'oreille. Cet être est seul, me dit l'affiche. De nouveau des solitudes. Des semaines entières, dans les rues, mes regards tombent, découragés, sur ces affiches, et des pensées s'enchaînent...Une institution importante rappelle à l'homme dans la rue l'existence des gens âgés et seuls... la femme de l'affiche a certainement le droit de demander l'autorisation d'avoir un abonnement téléphonique... probablement que si elle faisait un infarctus, le S.A.M.U. viendrait la chercher même si elle avait soixante-dix ans. Là-bas, on n'envoie pas l'ambulance à l'appel de ceux qui ont cet âge... Et cette femme qui ne voit pas le visage de son enfant, entend au moins sa voix . Là-bas, pendant des dizaines d'années, il y a eu des centaines de milliers de détenus politiques, dont les mères n'entendaient pas les voix.
Des regards autour, des regards en moi.
Retourner... je téléphone que je viens... les miens m'attendent à l'aéroport, une main prend la valise de ma main, nous nous embrassons. Arrivée à la maison, je défais la valise, il y a un cadeau pour chacun...la joie de voir leur joie...Ils me demandent comment cela s'est passé. Ils me demandent et je leur réponds, je leur réponds en prenant mon temps, lentement, je leur dis et je pleure. Je rencontre des amis, avec eux aussi je parle. Je retrouve les étudiants, la bibliothèque, mes fiches, mes projets. Avant de partir d'ici il faut que je voie des musées où je n'aurai plus l'occasion d'entrer car je ne crois pas recevoir un jour un autre passeport. Ecrire une liste d'achats - aspirine, vitamine C, du café, acheter des blue-jeans pour ma fille... chez nous il n'y en a pas
ici tout le monde en a...chaque fois que je monte l'escalier mécanique à Beaubourg, mes yeux butent sur des blue-jeans, des centaines de blue-jeans...ces gens qui montent et qui descendent et qui ont le droit de déménager, quand ils veulent et quand ils peuvent, dans une autre maison...peut-être ne se rendent-ils pas compte qu'ils ont ce droit. Je sais qu'il y a chez eux comme chez nous leucémie, tremblements de terre, inondations, suicides... mais chez nous à tout cela s'ajoute... je les caresse du regard...de par leur simple existence en liberté, la liberté existe encore, je leur souhaite en pensée qu'ils le sachent et qu'ils la gardent. Ici, maintenant, je suis comme eux, je pourrais le rester si je restais ; mon enfant pourrait ...
Le début de l'été, un grand amphithéâtre plein: à la fin de leurs études, les jeunes se présentent devant la "commission de répartition", censée leur donner les postes qui existent en tenant compte des résultats de leur travail. Quand son tour vient, ma fille choisit une place, mais celle-ci est contestée - et obtenue - par une collègue, au nom de son activité politique (le père de la collègue est un membre important de la nomenclature). En automne, ma fille demande l'autorisation de se faire inscrire avec un sujet de doctorat, sa demande est rejetée : l'autorisation est réservée aux membres du Parti.
Je retourne dans mon pays... j'arrive à Bucarest...j'entre dans la maison... Au début, la pensée que j'aurais pu rester me traverserait juste comme un éclair ; mais après les premiers jours avec la joie de se retrouver, elle reviendrait, elle me hanterait, elle s'installerait ; et commenceraient les longues années de regrets que rien ne saurait interrompre : le privilège du passeport pour lequel il aura fallu que ma soeur soit mourante ne peut se répéter ; je ne suis pas du Parti et l'on me reprocherait toujours d'avoir eu "une soeur à l'étranger," car, morte et enterrée, elle est toujours présente dans chacun de nos dossiers.
Si je reste ici, coupée de ma famille pour un temps indéfini, suivront des jours et des nuits de tourments - inquiétude, insécurité, solitude - mais après des mois, des années, peut-être, de solitude dans l'austérité....
J'essaie de penser lucidement, logiquement, mais les pensées trébuchent. J'ai l'option entre deux souffrances, dont l'une m'est inconnue.
Tout en conservant dans l'esprit l'alternative possible, je fixe ma pensée tantôt sur l'acte irréversible de l'exil et je sens que je ne peux faire cet acte, tantôt sur celui du retour, et je sens que je ne peux faire cet autre acte non plus et je vacille tout le temps entre deux décisions. Tel - oublié sur le rebord d'un balcon, devant les fortes rafales d'un vent qui secoue les vieux arbres - un vase fragile en verre, plein de toutes sortes d'objets métalliques, pointus et légers.
A quelques minutes d'intervalle, les raisonnements deviennent contradictoires. Le jugement renverse facilement tout brin de choix qui, tremblant et vaguement dessiné, vient à l'esprit.
Je m'éveille en délibérant et je me couche en délibérant, avec l'espoir qu'un rêve m'aidera à mieux comprendre ; et je fais chaque nuit des rêves. Le matin je men rappelle des bouts. Je suis à Bucarest, je n'envisage aucun voyage à l'étranger, mais je pense au départ du pays, je parle des possibilités de quitter le pays, tout - intensément et très sérieusement. Souvent, la nuit, je vois ma soeur qui n'est plus. Je suis dans un parc, dans la ville où elle s'est éteinte ; elle paraît, superbe comme à l'époque où elle était bien portante, je sens qu'elle est venue pour moi, me guider...elle restera peu de temps, un ou deux jours, trois, peut-être, car elle doit s'en retourner. Je suis à Paris, avec une amie de Roumanie, décidée à rester ; elle vient d'arriver dans sa famille parisienne, mais elle semble vouloir repartir ; j'essaie de lui expliquer que maintenant, puisqu'elle se trouve avec sa famille, elle n'a pas de raison de repartir, mais, en réalité, c'est ma soeur et je comprends qu'elle doit s'en aller.
Dans des scénarios brefs et abrupts, les rêves de la nuit répètent les raisonnements de la journée - sans cesse les mêmes, retors, repris et retournés de tous les côtés. Mon corps paraît en savoir plus et savoir mieux que les rêves ; je sens que dans toutes ses fibres il vit une recherche et fait l'effort d'une décision, et je suis à son écoute.
Après un mois de questionnements, les raisonnements se sont avérés étroits et les délibérations stériles. Mais quand l'intelligence comprend sa faiblesse, quelque chose d'autre s'entrouvre.
Je me suis arrêtée, j'ai laissé la peine et l'amertume crier en moi et je suis restée à l'écoute : ce qui n'était pas vraiment la peine s'est éloigné, des nuages aux contours effrayants se sont évanouis et mon être entier a entrevu une petite lueur ; comme si, dans un admirable mécanisme qui fonctionne sans bruit et sans précipitation, j'avais mis un jeton, pour chercher - tel un objet perdu - ma future décision, quelque part rangée en ordre et vers laquelle le fil de mon existence depuis longtemps se dirigeait. Et alors j'ai commencé à prêter attention aux signes de la vie.
Ce fut quelque chose de plus fort que ma seule personne raisonnante qui prit la décision.
Pendant que je retournais tout cela dans ma tête, les autres douleurs que j'allais éprouver ne se laissaient pas pressentir : ni celle du déracinement, car elle n'apparaît pas avant d'être resté; ni lamère consternation de celui qui découvre que beaucoup dOccidentaux préféreraient ne pas connaître la vérité (sur le monde de là-bas), et que, parfois, la simple vérité passe pour faiblesse desprit (comme lécrit Shakespeare dans le sonnet LXVI : And simple truth miscalled simplicity).
D'ailleurs, je ne voyais pas, non plus, quen acquérant les libertés - domicile, circulation, expression - je découvrirais la liberté ; et que le chemin nouveau de l'homme libre commence en explorant ses propres limites.
Aujourd'hui c'est pour la première fois que j'ai l'envie et la force de relire mes notes d'exil et d'immigration.
LE DERACINEMENT
1978
mars
Après être restée, j'ai éprouvé la première crise désespérée de mal du pays: crise de dor.
La séparation de tout ce qui faisait auparavant le cadre de ma vie - famille et amis, formes et mouvements, sonorités, couleurs, parfums, et les paroles par lesquelles je nommais et avec lesquelles j'appelais - ce n'est pas l'éloignement de quelque chose qui, attaché à moi, mais extérieur, s'en détache, laissant à la place une coupure nette, qui va se cicatriser, comme celle d'un bistouri. Il y a des blessures, dans l'âme, des endroits qui saignent, d'où ont été arrachés des morceaux ; famille et amis, formes et mouvements, sonorités, couleurs, parfums et les paroles qui nomment et qui appellent, étaient à la fois autour de moi et en moi, faisaient partie de moi et, avec d'autres et d'autres encore, me constituaient, étaient moi. Je ne me suis pas déliée de quelque chose, mais quelque chose a été enlevé de moi, et je ne suis plus entière. Ce soupir qu'il m'est difficile de réprimer, c'est le gémissement des lambeaux qui restent.
C'est cela le dor : une partie de l'être périt et par la douleur tu découvres, de par cette absence, qu'il y a eu autrefois en toi des espaces inestimables, indispensables et en même temps irremplaçables. Je souffre physiquement : je ne peux dormir, je ne peux manger, j'ai de la peine à respirer, comme si l'air était raréfié.
Non pas: "où es-tu, mon pays ?!", mais : " suis-je ?! où ?! ", car des parties de moi ont disparu ! L'herbe et l'arbre qui manquent faisaient partie de moi-même, de ce moi que j'ignorais quand il était entier, comme on ignore la santé avant de l'avoir perdue (peut-être, aussi ignorent-ils leur liberté les hommes libres auprès de moi).
c'est le mois d'avril...
...et quand je me réveille, j'entends les oiseaux gazouiller comme chez nous, et je tiens les yeux fermés ; une minute, deux, trois... Quand j'ouvre les yeux, quand je regarde autour de moi :
Qu'est-ce que je fais ici !?
C'est le mois d'avril et les arbres de la rue ont reverdi comme chez nous... Mais qu'est-ce que je fais ici !?
le lendemain
Solitude. Sans vêtements qui me protègent dans le grand froid du monde.
Je trouve de l'affection seulement dans les paroles muettes des lettres. Besoin d'un regard, d'une voix qui me confirment que j'existe. Mais la voix et le regard manquent et moi je me tais.
fin avril
Arrachée aujourd'hui brusquement du sommeil par l'absence de mon climat affectif, comme par une révélation soudaine et douloureuse, comme par une maladie grave, qui me consume.
Cela fait plusieurs jours que je n'ai échangé de paroles avec personne. Là-bas, j'avais ma famille, mes amis. Les amis passaient souvent chez nous ; une discussion, des conseils à prendre ou à donner. Ici, personne ne passe chez vous. Et si tu demandes un conseil, on te répond : "c'est à toi de voir".
Là-bas, quand je sortais en ville, j'apercevais dans les rues, dans les bus, à la bibliothèque, des visages connus, des personnes qui communiquaient avec moi, avec lesquelles je communiquais, ne serait-ce que par un simple sourire, la joie de nous revoir et après des décennies d'enseignement, il était probable que je rencontre des étudiants où que j'aille dans le pays. Aujourd'hui, à Paris, mon besoin d'offrir et de recevoir de l'affection rencontre le vide. Etrangère à tous. Je sentais comme le prince Mychkine : "Ce qui m'oppressait affreusement, c'était la sensation que tout m'était étranger. Je comprenais que l'étranger me tuait."
Telle la respiration - inévitable, irrépressible, incessante - la question crie en moi :
Qu'est-ce que je fais ici ?!
Un temps, je pourrais encore trouver dans le souvenir des traces de l'affection qui me nourrissait autrefois ; ou en me regardant dans le miroir : il y a là une image vers laquelle se sont dirigés naguère des signes de bons sentiments, de tendresse, de confiance, ces signes doivent être imprimés, d'une manière ou d'une autre sur mon visage. Mais des heures peuvent venir de maladie, et elles viendront, sans faute, celles de la vieillesse, et je ne découvrirai plus dans le miroir une image sur laquelle se soient posés des regards affectueux, car les changements du corps m'auront surprise dans la solitude, et je verrai un visage que personne n'aura regardé avec une tendre inquiétude.
Je cherche de l'air à respirer dans les lettres que je reçois de mes anciens étudiants, qui se trouvent, comme moi, parmi des étrangers. C'est juste maintenant que je comprends mon erreur chaque fois que j'ai retardé ou que j'ai négligé d'écrire à ceux qui étaient seuls. Maintenant, quand je lis avidement chaque ligne reçue, je voudrais retourner dans les années disparues, et pouvoir écrire les lettres que je n'avais pas menées, à leur terme, de la pensée à l'acte.
Infantile et pitoyable me semble la froideur de l'ironie !
mai
Place d'Italie..., La Défense... La grande métropole - d'immenses distances, si on veut les parcourir à pied; on n'arrive vite que si on marche sous terre.
J'entends tout le temps une rumeur sourde, un grondement mécanique.
Je regarde du haut dun huitième étage et j'ai l'impression de voir une maquette qu'un enfant innocent aurait prise pour jouer : il a inversé les proportions et il a mis des tas de grands bâtiments à côté de quelques arbres qui semblent fragiles devant les constructions.
De temps à autre - marchant dans la rue, montant un escalier, lavant du linge - je m'arrête, immobile : ma soeur ne vit plus. Je n'arrive pas à le croire.
La pensée de ce qu'elle a pu endurer dans son corps et dans son âme fait saigner mon coeur, qui s'étend de quelque part sous le front jusques aux genoux.
juin
J'essaie de conserver mon équilibre entre les opinions contradictoires que j'entends, quelques mois après être restée, sur mes perspectives d'immigrant. Venues parfois d'une même personne, ces opinions contradictoires reproduisent, tel un écho tardif, certaines de mes propres craintes, que, en me décidant à rester, j'avais réussi à hiérarchiser ; j'en avais neutralisé une partie, j'avais appris à vivre avec les autres. Mais aujourd'hui le spectre de l'insécurité me hante et je ne peux le repousser.
une semaine plus tard
Crise aiguë de sciatique - je ne peux bouger. Je me dis que si je guéris, je saurai lutter contre les peines de l'âme.
juillet
Il a plu ce soir.
Chez nous, après une forte pluie, je sortais sur le seuil de la maison et j'aspirais l'air ; son parfum me disait quel serait le temps du lendemain. En été, je regardais l'horizon d'un certain côté et je savais si venait l'orage.
Ici je regarde en vain le ciel, je ne déchiffre pas ses signes et je prends chaque jour un parapluie.
Je ne suis pas touriste et je ne cherche pas les différences. Je cherche des signes que mon âme puisse comprendre.
août
Dans ma petite chambre, je suis avec : les murs, le lavabo, la fenêtre, le réchaud et le reste qui, depuis quelques mois, m'accueillent, quand je tourne la clef et j'entre. Personne ne demande comment fut ma journée dans le monde étranger. Je ne raconte à personne comment cette journée fut. Je ne pose de questions à personne sur sa journée. Avant de quitter la chambre ou quand j'y retourne, il n'y a pas de paroles, ni de regard, ni de sourire, ni de geste qui s'adressent à moi. Et je nai pas le téléphone.
La peine de mon âme, d'une espèce entièrement nouvelle, je la tais.
Déracinée; je ne suis nulle part - comme si je n'étais pas; comment être après avoir perdu son être ? quelle disposition pourrais-je avoir, quand je n'ai plus ma place ? Peine inconnue à celui qui ne l'a pas éprouvée, et difficile à communiquer, car difficile à comparer avec une autre peine.
Le prix que je paye pour la chance - incertaine jusqu'à l'instant de son arrivée - que ma fille sorte : la joie certaine des heures que j'aurais passées auprès d'elle et qui s'enfuient loin d'elle, devenant des semaines et des mois.
Qu'est-ce que je fais ici ?
Des années passeront, je m'adapterai, elle viendra. J'attends que ces années passent, je les veux rapides, parce que je les entrevois vides, mais ces années que je peux faire l'erreur de vider moi-même, pour les avoir souhaitées rapides, sont du temps, du temps irréversible, mon temps ; et le seul que j'aie ; le temps de ma vie.
30 septembre
Dimanche dernier, j'ai parlé avec les miens au téléphone: ma fille vient de sortir de l'hôpital. Et je ne suis pas auprès d'elle à la soigner, la caresser, saisir au vol ce qu'il lui faut, avant qu'elle prenne la fatigue de le demander. J'attends, à une distance que je ne saurais parcourir, d'apprendre comment elle va.
Pourquoi ne suis-je pas avec elle ?!
Et devant elle, il y a la fatigue - démarches, allées et venues, contradictions, efforts - comme cela se passe avec ceux qui demandent un passeport. Une nouvelle inquiétude est entrée dans mon âme et s'est glissée à côté de l'espoir. Mon coeur est tendu et toutes mes pensées s'en vont là-bas.
1er octobre
Dans la bibliothèque, j'ai fermé quelques instants le livre et j'ai noté, afin que cela soit clairement mis de côté, comme un résultat acquis après une longue et rigoureuse analyse que je ne dois plus reprendre : "Je ne pouvais pas agir autrement."
Et pourtant ! mon affectivité a oublié presque tout ce qui m'a déterminée à rester. Le mal de là-bas devient abstrait. Concret, vivant, clair et présent est ce qui me manque. Ici, maintenant, quand je sais que je suis restée, et que le coeur est déchiré par le déracinement, cette souffrance actuelle fait oublier l'autre souffrance, éprouvée là-bas, d'un déracinement moins apparent, mais essentiel et autrement douloureux.
Nécessité aiguë, torturante, que je ne peux soumettre à la raison, d'y retourner ! Envie d'aller à l'aéroport, de monter dans le premier avion direction Bucarest. Besoin irrépressible, comme doit être le réflexe de se jeter de l'étage pendant un incendie . Ne plus prolonger, arrêter tous ces tourments, quelles que soient les conséquences.
R*** a la bonne idée de me donner à lire, comme remède, des journaux du pays : La propriété socialiste, source du progrès du pays, Bilan fructueux à..., Une nouvelle et brillante réussite de l'agriculture socialiste, Et son âge c'est l'âge du pays et de tout notre peuple..., et des pages entières couvertes de leurs photographies ...
Les doutes s'apaisent et revient le courage.
toujours octobre
Quand j'étais à Bucarest, s'il faisait beau et que j'avais quelques heures de libres, j'allais dans le parc, les passer sur la pelouse et sous les arbres. Après être restée, mes yeux ne voyaient dans les jardins de Paris que du gravillon et j'avais soif de verdure. Il y a quelques mois, je me plaignais à T*** :
- Je ne vois pas un brin d'herbe dans cette grande ville, qui étouffe la nature !
- Chaque exilé a limpression que l'endroit où il vit le déracinement aurait étouffé la nature - m'avait répondu T***. Un jour, j'ai rencontré un Grec établi au Canada et qui soupirait : "Partout il n'y a que des arbres et de la verdure... Où es-tu mon pays de rocs et de sables!?
Après un temps, T*** m'a amenée dans un parc; nous avons discuté sans hâte, en regardant la pelouse et les arbres, les feuilles et le lac.
Depuis, quand il fait beau et que j'ai quelques heures de libres, je les passe dans un parc, sur la pelouse et sous les arbres.
Bien que, avant de sortir de la maison j'aie étudié le guide de Paris et la carte du métro et que je connaisse exactement le chemin qui mène à la rue X***, parfois, quand je vois un policier, je m'arrête et lui demande comment je pourrais arriver à la rue X*** : ce jour-là ne finira pas sans que quelqu'un me salue, m'écoute et me réponde attentivement, me sourie, peut-être.
Hier j'ai rencontré par hasard, dans le jardin du Palais Royal, M G***, venu pour quelques semaines en France et je lui ai dit que, s'il souhaitait qu'on se voie, je serais le lendemain à Beaubourg, où je travaille à la bibliothèque. Il y est venu. Au début, il était avec moi froid et distant, comme il l'avait été la veille. Ensuite, il a éclaté, en me posant sa question-reproche:
- Pourquoi n'es-tu pas rentrée au pays ? Pourquoi faut-il que cette partie du monde reste désertée par ses intellectuels ? Et désertée aussi par l'honnêteté, car l'intellectualité authentique ne peut être disjointe de l'honnêteté. Je te comprends, tu as un enfant et tu as voulu le sortir de là-bas.
Je lui ai répondu que j'avais moi aussi pensé à ce qu'il venait de dire ; que ce n'était pas facile, c'était une rupture qui faisait mal, mais je ne le regrettais pas ; peut-être que, si j'y étais retournée, aujourd'hui je n'aurais pas de mal, mais plus tard, je le regretterais. Et je n'avais pas pu faire autrement.
- C'est cela ! - éclata-t-il de nouveau - toutes les fois, en retournant, j'ai vécu ce regret. Et maintenant, dans deux jours, je reprends de nouveau ce chemin terrible de retour. Je sais par avance ce que je verrai, ce que je penserai, ce que je sentirai à chaque arrêt du train et comment cela se passera à la frontière. Peut-être que demain les Soviétiques vont nous engloutir et que je ne sortirai plus jamais dans ce monde libre et ravissant. Je ne verrai plus ces jeunes charmants - me dit-il, regardant admiratif les artistes amateurs de la Place de Beaubourg - mais je ne pouvais pas faire autrement.
1979
le 14 mars
Cette nuit j'ai rêvé que je dormais, quelqu'un que je ne voyais pas me touchait doucement et me faisait un signe, que je ne voyais pas non plus, me laissant comprendre qu'il avait quelque chose à me dire : "ta fille pleure".
le 11 août, à Beaubourg
Hier, j'ai cru entendre ici, en bibliothèque, parmi les rayons de livres - et j'entendais même - sa voix; une certaine voix - grave, délicate, douce - qui accompagne chez elle les paroles de la réflexion et de la tendresse discrète.
le lendemain
On ne peut demander à des amis récents un soutien vague, général et sans nom, bien quil nous soit nécessaire, tel un ballon doxygène ; ils ne sauraient nous le donner, tout comme un levier ne saurait fonctionner sans un point d'appui ; l'aide qu'on demande se doit d'être précise, ponctuelle. C'est une donnée de la solitude.
C'EST A TOI DE VOIR
l'automne 1978
J'ai rédigé des dizaines de lettres, adressées à des ministres, à des ministres-secrétaires d'état, à des organisations internationales. Je sollicitais l'appui de chacun, afin que je puisse faire sortir ma fille de là-bas.
C'est en étrangère que j'écrivais aux autorités dun pays auquel je n'appartenais pas, mais il m'était infiniment plus facile de le faire que si, étant en Roumanie, je m'étais adressée à des autorités de mon pays.
Chez nous, avant d'entreprendre une démarche auprès des services publiques, nous nous munissions de conseils et de noms, nous faisions l'effort de nous figurer des scénarios, d'imaginer les attitudes éventuelles de ceux auxquels nous allions exposer nos doléances. Les conseils de l'un et de l'autre pouvaient nous être utiles, parce que nos problèmes étaient peu nombreux et toujours les mêmes : l'espace locatif, la sécurité du travail par lequel nous gagnions notre existence, l'approbation, pour un laps de temps limité, d'un passeport. Les conseils des autres pouvaient être salutaires, parce que nous risquions lessentiel : la liberté, le pain quotidien.
Chez nous, une pétition devait traduire le problème personnel dans le langage du discours idéologique, car le fonctionnaire qui allait recevoir la demande ne s'attendait à lire qu'un nombre restreint de formules et toute autre rédaction aurait paru une aberration.
Quand nous portions une pétition, nous envisagions toutes les questions que le représentant de l'organisme respectif pouvait nous poser aussi bien que les formules qui devaient être énoncées par nous, en répondant, et non pas la vérité que nous aurions aimé dire, mais dont personne ne voulait. Nous préparions une série d'explications détaillées, comme devant une instruction judiciaire.
Ici je m'adresse aux autorités avec le sentiment que j'écris pour le regard d'un être humain qui va lire les lignes d'un autre être humain ; mes lignes ont beau être simplistes, la réception pourrait bien en être conventionnelle, au moins un individu se sera exprimé dans cette rencontre, moi, qui ai écrit, et cela n'est pas une petite chose. Dans le pire des cas, le papier sera jeté à la corbeille sans être lu.
Chez nous, le pire des cas restait toujours en suspens, telle une donnée inconnue dans un voyage dangereux, car chaque papier adressé à une administration quelconque entrait aussi dans un dossier de la police secrète qui contrôlait toutes les institutions et ce papier pouvait se transformer à tout instant imprévisible en un acte d'accusation.
Ici, j'ai fait toutes les démarches seule et j'ai découvert l'appui respectueux des services publiques. Et pourtant, j'avais de la peine à me débarrasser de mes anciennes réactions.
Une fois, après mon arrivée en France, je ne pus me présenter à la date fixée pour une convocation officielle ; je me demandai, et je demandai autour de moi, avec quels détails je devais fournir les explications, en sollicitant la remise de la date.
Les portes d'un monde inconnu s'ouvrirent à moi quand E*** me dit :
- Tu ne dois pas te disculper, mais juste faire connaître ton impossibilité de te présenter à cette date. Ta réponse va communiquer un état de fait et une décision, non pas des motivations. Tu ne dois dire que : j'ai un empêchement.
Une autre fois, je devais prendre une décision importante ; comme chez nous, je sollicitai des conseils, je demandai aux amis ce que je devais avoir à l'esprit afin d'améliorer ma capacité de décision, je voulais savoir leur opinion sur la décision souhaitable.
E*** me dit à cette occasion :
- Tu prends des informations et tu y réfléchis : c'est à toi de voir.
C'est à toi de voir ! C'est à toi de voir ! Comme un adulte ! Là-bas, chacun était dépendant, tel un enfant arriéré : auprès de ceux avec lesquels il cohabitait ; auprès des chefs et des gens de l'appareil, qui auraient pu rendre sa vie encore plus difficile ; auprès des vendeurs, dans les mains desquels se trouvaient sa nourriture et ses vêtements - aussi bien ce qu'il y avait dans le magasin que ce qui était attendu pour un terme indéfini.
...à toi de voir... et l'apprentissage de la vie en liberté continuait.
LE RESPECT DU CITOYEN
1979
28 mai, à l'aube
Aujourd'hui je dois aller à l'ambassade roumaine pour "régler" ma situation. Depuis que j'ai ouvert les yeux, ce matin, une image me poursuit : celle d'une ancienne voisine de la ville de mon enfance, une personne que je n'ai pas rencontrée depuis un quart de siècle et qui, vêtue d'un tailleur gris, me paraît maintenant plus âgée et plus forte. Je ne saurais dire d'où surgit cette image tenace : d'un rêve fait cette nuit et que j'aurais oublié ? de ce que j'avais entrevu, sans enregistrer, hier, en marchant dans les rues de Paris ? de ma fantaisie?
30 mai
Les autorités roumaines ont dit à ma fille qu'elle ne recevrait pas les formulaires pour la demande du passeport avant que je ne "règle" ma situation. C'était pour remplir cette formalité - déposer une demande de renonciation à la qualité de citoyen roumain et un montant important d'argent en espèces - que je me trouvais, il y a deux jours, à l'ambassade roumaine ; anxieuse, comme tous ceux qui ont entendu ce qui peut se passer dans de pareilles ambassades, j'avais annoncé à la police française et à quelques amis l'heure à laquelle j'y entrais et l'heure approximative à laquelle je devais en sortir. Les vingt-quatre heures qui ont précédé ma visite à l'ambassade, la peur se tenait dans mon coeur, telle une pelote faite de froids fils métalliques.
A l'intérieur de l'ambassade il y avait des Roumains dans des situations diverses - pour la plupart, des personnes qui demandaient une petite prolongation de leur visa de touristes.
J'ai rencontré deux maçons, venus comme moi, pour renoncer à la qualité de citoyen roumain ; ils étaient jeunes et lumineux. L'un des deux s'adresse à moi :
- Est-ce que vous êtes touriste ?
- Non.
- Moi non plus. Je suis resté il y a deux ans. Cela m'a été très difficile : le mal du pays. J'ai eu la chance de trouver du travail dès le premier jour. J'ai là-bas mon père, il est vieux. Il y a deux jours j'ai tué le cochon et je l'ai préparé avec du sel et du saindoux, pour le porter en automne à mon père. Mon patron m'a donné deux jours de libres et je suis venu "régler" ma situation pour aller à la maison.
Ils entrèrent chez le consul et notre conversation s'interrompit. Quand ils sortirent, ce fut mon tour d'y entrer. J'aurais aimé les retrouver en quittant le bureau du consul et les entendre encore ; à la fin de mon entrevue, je suis descendue dans le hall où nous avions attendu ensemble, je les ai cherchés du regard, ils n'y étaient plus.
Entre temps étaient arrivés dans le hall d'autres Roumains.
A une table se trouvaient assises deux personnes : un jeune homme, au-dessous de la trentaine, chétif, les joues creuses, la voix éteinte, l'expression du malheur sur son visage, la frayeur dans ses yeux ; renversé sur une chaise devant lui, il y avait un homme bien nourri et bien vêtu, au visage cruel et vulgaire, sûr de lui-même, qui lui parlait rudement, en l'outrageant, et cela sans aucun effort de discrétion, cétait plutôt bien le contraire. Le jeune homme avait demandé l'asile politique, mais il ne pouvait plus endurer le déracinement et voulait rentrer au pays.
- Pour demander l'asile ! tu as su te précipiter. Maintenant il faut attendre pour obtenir le droit de rentrer ! ricanait le bien nourri.
- Je n'en peux plus, je me meurs, là-bas j'ai de la famille, ici je suis seul, je ne connais pas la langue, je vous prie...
Des larmes et des gouttes de transpiration coulaient sur ses joues, et ses mains tremblaient. Je savais ce qu'il y avait dans l'âme du jeune homme qui n'en pouvait plus et qui était venu à l'ambassade où on parlait sa langue, pour dire sa souffrance et pour être écouté. De nous deux, c'était lui qui avait le plus besoin de lambassade du pays.
J'étais le citoyen qui s'était détaché de son état d'origine et qui remplissait les dernières démarches pour cette séparation, et c'était moi qu'ils accueillaient dans le cabinet du consul, où une chaise m'était offerte et où ils s'adressaient à moi avec respect.
Dans le hall, parmi les Roumains qui demandaient une courte prolongation de leur visa de touristes, se trouvait, vêtue d'un tailleur gris et bien plus forte qu'autrefois, une ancienne voisine de la ville de mon enfance.
Fatigués mais exaltés, tenant dans leur main un cabas avec des aliments pour la journée (le touriste roumain n'a pas de devises et doit partir à l'étranger avec des conserves du pays), ils demandaient cette prolongation du visa d'une voix humble, le dos courbé et avec un large sourire de soumission. Ils faisaient la queue, et une fois arrivés devant le guichet, ils étaient expédiés sèchement.
A l'ambassade de son pays, le citoyen roumain était traité comme une loque. Pour être respecté par les autorités de l'état, il devait cesser d'en être le citoyen.
LE RÊVE DU REFUGIE
juin 1979
Le "rêve du réfugié", je l'ai fait pendant plusieurs nuits, étalées sur quelques mois. C'est un rêve classique, il se déroule selon le même schéma pour tous : le réfugié se retrouve dans le pays qu'il a fui et il ne peut plus en sortir ; noire désolation.
Je demande à des Roumains autour de moi : -"avez-vous fait le rêve du réfugié ?" Il y a peu de réfugiés qui ne l'aient pas fait.
A*** me raconte un de ses rêves qui se répétait :
- J'allais à Bucarest. J'avais mis une perruque pour ne pas être reconnue. Je descends avec crainte de l'avion, à l'instant même où je mets le pied à l'aéroport, l'effarement m'envahit : ils me reconnaissent !
Je demande à M*** son rêve. M*** :
- Je marche et je marche dans les rues de Bucarest et je ne vois pas pourquoi je suis là et comment je peux m'en aller ; je continue à marcher et je me dis : Qu'est-ce que je fais ici! Qu'est-ce que je cherche ici ?
V*** me raconte quelques-uns de ses rêves :
- J'étais à Bucarest. Je découvrais que je n'avais plus de passeport et que je ne pouvais plus repartir.
- J'étais à l'aéroport pour le départ de Roumanie. Ils me demandaient le passeport, pour contrôle, je le donnais. Ils ne voulaient plus me le rendre. L'avion partait, je restais.
- J'étais à l'aéroport de Bucarest. Ils ne voulaient pas me laisser sortir. Mon père, que je savais mort, était pourtant vivant, il venait vers moi, leur disait : "Laissez-la partir".
J'ai noté seulement deux de mes rêves, le premier et le dernier.
- Je suis à Bucarest, à la maison. Je ne sais pas pourquoi je m'y trouve. Je me le demande. Ensuite je le sais. Je suis venue prendre mes diplômes. La porte s'ouvre et des hôtes arrivent. Comme si je n'étais jamais partie. Je suis gênée : ils me rendent visite, et moi, je cherche mes documents dans les tiroirs. Un peu étonnée que je le fasse, je me demande comment je pourrais encore sortir de Roumanie. Ce n'est pas de diplômes dont j'ai maintenant besoin, mais du passeport qui a dû m'être retiré. Le désespoir s'empare de moi.
- Je vois le chef du personnel de l'Université de Bucarest ; il se trouve dans un espace étroit, un couloir entre les WC et la salle de bain. Il me fixe accusateur : -"Eh bien! osez-vous maintenant nous regarder droit dans les yeux ?" -"Oui !" dis-je, sans émotion et même en le regardant. C'était comme si j'avais dix-sept ans, j'étais très jeune, très pure, directe.
RENAITRE
juillet 1979
Après avoir perdu ma soeur et avoir quitté mon pays, mon foyer et mon travail, une partie de moi-même s'est évanouie. Au bord d'un seuil instable, où, ce qui était resté de moi s'accrochait à grand-peine à la vie, seule et oppressée par des soucis que je ne m'avouais même pas à moi-même, je voyais les défaillances de la raison qui glissait seulement sur des surfaces et qui répétait toujours les mêmes pauvres figures - maintenant, et jour après jour, insuffisantes.
Pour décider, j'avais dû crier la question avec tout mon être et pas seulement avec ma simple capacité de raisonner. L'espace nécessaire à la concentration est né de la souffrance et de l'intensité avec lesquelles je m'étais posé des questions ; elles avaient nettoyé ma vie intérieure de toutes sortes de broutilles et de rebuts qui y traînaient.
Le désespoir a soufflé sur une poussière qui gisait en moi et qu'il a écartée, et il a mis ainsi en lumière des énergies que je ne me connaissais guère ; et j'ai surtout compris que là ce n'était qu'un début. Les couches inconnues que j'ai découvertes dans mon âme me laissaient soupçonner d'autres couches intérieures, cachées encore, telles celles qui avaient été insoupçonnées jusqu'à hier et qui aujourd'hui me complétaient à l'évidence.
J'ai aussi trouvé une source de force dans le repos de l'esprit sur la limite entre le soi et ce qui l'entoure - repos qui faisait ressortir l'unicité de l'être.
De manière inattendue, même les syllogismes que j'enchaînais ont acquis de la vitesse et de la rigueur, comme si la raison et ses propres structures se nourrissaient d'autre chose que de ce qui constituait la raison. Je sentais que je bougeais entre des idées vivantes, produit d'une pensée en perpétuelle effervescence et en confrontation permanente avec la réalité et les lois de la logique. Les idées vivantes se trouvaient dans un devenir continuel : elles se ramifiaient, diminuaient ou augmentaient, en modifiant leur volume ; elles ne restaient jamais ce qu'elles avaient été à leur naissance, mais elles ne changeaient jamais en leur contraire.
Chaque fois quand mon affectivité réagissait, j'essayais danalyser ma réaction, de voir si je pouvais l'influencer et comment je le pouvais, et j'obtenais ainsi un plus de connaissance et même de "moi".
Serais-je jamais arrivée à ce point sil ny avait pas eu sur le cours de ma vie cette douloureuse coupure qui m'a fait don de solitude et de silence ?
Le déroulement des jours et des semaines et le changement des saisons ne m'apparaissent plus comme une fuite du temps, mais juste une variation du décor dans lequel ma réflexion bouge. Ma réflexion bouge et se déploie et je ne vois pas le temps qui passe.
Le sapin devant la fenêtre et les peupliers au bord du trottoir ; vis-à-vis, des bâtiments dont les murs sont divisés en carreaux égaux par des fenêtres identiques ; parfois, les feuilles des arbres frémissent devant le mur en repos ; le soir, des fenêtres s'éclairent, signes discrets d'autres existences ; agréable, sans être admirable, tout cela est propice à la pensée ; pendant les journées grises de l'hiver, comme sous le soleil de l'été, je regarde sans que mon attention soit sollicitée et je peux me concentrer.
Tel un masque rigide qui serre un visage et qu'une main habile enlève, en rendant au visage ses mouvements, se détachent de moi les inhibitions et je m'exprime.
J'écris sur la première page d'un cahier qui vient de m'être offert. Sur chaque page, un cadre compliqué, tracé en couleurs pâles : des motifs floraux et une végétation qui semble surgir d'un vaste ensemble côtoient des images où se passent toutes sortes de choses : des vagues déferlent, des bateaux avancent à grande vitesse, des oiseaux volent, un poisson saute de l'eau... Des images nouvelles, riches et dynamiques et mon regard s'y attache. En peu de temps elles me seront assez familières pour me paraître statiques, anonymes, silencieuses, et alors mes pensées auront la quiétude nécessaire pour bouger, et l'écriture va couvrir les dessins.
Je regarde, j'écoute, je m'étonne quand je ne comprends pas, je pose des questions, je suis l'explication, j'en demande encore, si celle qui m'a été donnée ne m'a pas éclairée ; et de nouveau j'écoute, faisant l'effort de saisir la cohérence, en dehors de laquelle ne peut plus penser mon esprit venu de parages où la cohérence était incessamment chassée.
Je vois, j'entends, je constate ; je compare ; je réfléchis ; je communique de vive voix. Des idées et des images viennent vers moi, comme jaillissant d'une source riche.
Certaines d'entre elles s'éparpillent dans les discussions et dans les lettres, telle l'eau qui se perd dans les sables ; dautres sont portées dans mon esprit et d'autres encore sont brièvement notées sur le papier - ce qui leur donne une existence également fragile, car l'image et l'idée ne sauraient être ébauchées. Des idées et des images qui ne sont pas encore fixées et qui continuent de bouger - tels des objets qui auraient été jetés et non pas mis en ordre, dans une immense valise, dont le poids, inégalement distribué, fatigue et déstabilise le voyageur.
Besoin de m'arrêter, de prendre place, de respirer, d'écarter l'agitation et de me recueillir ; ensuite, de mettre en ordre tout ce qui s'est entassé, afin que je puisse porter images et idées sans m'épuiser et avec les chances de progression et de fertilité qui leur appartiennent.
*
Fragment dune lettre jamais envoyée :
En arrivant à ce point, je songe à vous, qui - bien que je fusse une inconnue - mavez donné avec tant de simplicité la chaleur de votre coeur, quand autour de moi soufflait le vent froid de la solitude (et peut-être même du néant), qui avez pensé pour moi, quand je ne savais pas - et je naurais pu savoir - comment penser, qui avez eu une place pour moi dans votre famille, et je vous revois, devant les yeux, tels que je vous ai rencontrés, au fil des heures et des semaines. Marie-Aimée, Geneviève, Elisabeth, Georges, Philippe, Maurice, Michel, Danièle, Michèle, Marie-Louise, Xavier, Catherine - cest à vous, auprès desquels jai pu renaître, que je pense maintenant.
II
ICI et LA-BAS
août 1979
Me promenant dans Paris.
Que de choses peuvent t'inviter, ici et maintenant, toi, homme de la rue, à colorier de temps à autre ton quotidien de bouts de rêveries vagabondes. Te pousse à rêver le décor même, avec les belles maisons, où des vies se passent, inconnues de toi, et pourtant vaguement entrevues, ne serait-ce que par les fenêtres éclairées.
L'île Saint-Louis au crépuscule - des hôtels qui étaient là il y a trois cents ans comme aujourd'hui, et où la vie n'a pas cessé de couler, avec des naissances et des morts, des mariages et des enfants, des familles et des solitudes, la vie avec ses joies et ses tristesses.
Sur les Champs-Elysées - ces affiches, faites pour plaire, qui offrent de belles images du monde entier aux yeux qui les regardent. Des jeunes, sac à dos, montent sur des pentes vertes : "En Autriche c'est comme ça qu'on aime la randonnée". Une côte rocheuse, une mer tourmentée, le fragment d'une voile, dont le reste est baigné par des vagues en colère : "Il se rappelle qu'ici de grands marins avaient tremblé...la planche haut de gamme".
Les existences tellement variées des autres nourrissent l'imagination ; chacun y trouve de quoi rêver pour soi-même : son propre devenir, dans des profondeurs de l'esprit encore insoupçonnées ; la rencontre du grand amour ; la reconnaissance de ses mérites professionnels et une brillante carrière ; la gloire de l'artiste; ses idées originales et ses travaux de génie couronnés de grands prix ; succès de public et venant directement du public ; des voyages sur les chemins de l'exotisme ou de l'aventure ; un vêtement d'exquise élégance, un meuble ancien, de beaux objets inutiles ; des gadgets ; de l'action - faire, faire mieux... Les aimables, les banales et discrètes rêveries égocentriques.
Là-bas : dans les belles maisons vivent des personnes dont l'existence est souillée de mensonges ; ils font leurs achats dans des magasins sans vitrines, des magasins spéciaux, où tu n'as pas le droit d'entrer, toi, homme de la rue ; à leur existence ne rêvent pas ceux que tu respectes, bien qu'ils doivent se démener, ceux-ci, du matin jusqu'au soir pour se procurer...de l'huile, du fromage, de la viande, une chambre pour le fils qui va se marier, du café, un passeport, des médicaments, du gaz...Temps, énergies, jeunesse, intelligence et imagination sont drainés par cela : se procurer... Chacun sait à l'avance ce qu'il verra à la télévision et dans les journaux (les applications des directives...) et seules les catastrophes instantanées peuvent créer des surprises. Optimiste, l'homme ne dit pas : "aujourd'hui c'est mieux que demain", mais...
Partout dans les rues, les photographies des dirigeants et les slogans du parti, auxquels personne ne croit, et qui proposent une sorte de collectivisation du rêve ; de tels contre-faits - lourds et laids - prétendent remplacer nos tendres rêves, les rêveries qui caressent tous nos âges, les débuts difficiles, les échecs acceptés et les convalescences. Le rêve relaxant et stimulant - éphémères représentations de l'esprit en vacances, qui se prélasse dans les impalpables variantes de l'infiniment possible - d'où prend-il encore des forces pour vaguer?
Le rêve, deviendrait-il le privilège de ceux qui ont le pouvoir?
III
NOTES BREVES
1978- 1979
Chez nous, les voitures étaient rares; c'est pourquoi elles circulaient, pour la plupart, toutes leurs places occupées. Je ne vois qu'un seul passager dans la majorité des nombreuses voitures qui circulent ici; autour de lui, vide, il y a un espace qui a presque les dimensions d'une chambre dans les bâtiments nouveaux de chez nous (où il est considéré que quelqu'un puisse dormir, prendre ses repas et travailler); à la différence de ces chambres, il y a parfois aussi le téléphone dans la voiture. C'est pourquoi l'une de mes premières images, lors de mon arrivée dans la banlieue parisienne, avait été celle de centaines de maisonnettes avançant au milieu des rues.
Mais en même temps, comme il est coupé du monde, le passager unique d'une voiture; rentrant à la maison, il ne dira pas: "devine qui j'ai rencontré aujourd'hui dans la rue ?"
Le goût largement présent pour l'extravagance - l'une des conséquences de la vie dans les grandes villes ; on y arrive par deux voies opposées.
D'un côté, dans l'anonymat de la grande foule, l'extravagance devient un moyen de s'imposer aux regards. D'un autre côté, justement parce que, dans la grande ville, l'individu se perd dans la foule, les raisons du contrôle de soi-même diminuent, et certains prennent plus facilement la liberté de défier les normes de la cité.
Autour de moi, la course permanente. En courant, l'homme perd les moyens d'agir sur le temps : par sa réflexivité, qui amplifierait le temps, en montrant plusieurs de ses facettes - tel un couloir de miroirs, au milieu duquel avancerait une image ; par l'intensité de sa vie intérieure, qui rendrait le temps plus dense et qui pourrait même lui faire saisir l'éternité dans l'instant. Mais pour cela il faudrait que l'homme ne coure pas toujours.
Dimanche. Entrant à Beaubourg, je regardais les spectacles damateurs qui se déroulaient sur la place - surtout du cirque et de la pantomime - devant lesquels sarrêtaient les promeneurs de ce jour férié, désireux dun divertissement gratuit et sans heures fixes dentrée. Dans le cirque et la pantomime (qui me semble être un art dinterprétation, par excellence, cérébrale) lattention du spectateur est attirée par les subtilités de la technique maîtrisée.
A un moment donné, sont apparus, au début sans être remarqués, deux jeunes hommes qui chantaient un flamenco, en saccompagnant de la guitare. Tels de petits ruisseaux qui changent leur cours pour se réunir, les spectateurs qui se trouvaient à divers endroits de la place se dirigeaient vers eux, les entouraient.
Je suis entrée dans la bibliothèque. Après une heure je suis sortie pour jeter un regard sur la place : les deux jeunes continuaient à chanter, entourés par la foule, et les autres artistes amateurs étaient partis, probablement restés sans public. Les deux jeunes offraient sentiments et chaleur et les hommes - ici comme ailleurs - en ont besoin, même sils ne se lavouent pas.
Le désir de comprendre ceux qui sont différents de moi s'accroît rien qu'à entendre autour beaucoup de langues étrangères, complètement inconnues, et que tant d'autres utilisent pour tout ce que l'homme veut exprimer.
Chaque fois que je lis, vois ou entends quelque chose de bien écrit, bien dit ou bien construit, je réalise à nouveau combien de moi perfectibles existent ; ils existent et ils doivent acquérir lart de co-exister.
M'éloigner de ce qui ne permet pas la paix du recueillement. Les nombreuses choses diverses et menues dont Z*** parle, en les laissant se succéder au hasard, font naître et grandir en moi un ennui que je ne connaîtrais jamais dans la solitude ; comme si j'étais contrainte à suivre la trajectoire, avec de multiples arrêts, d'un moustique. Le papotage ressemble parfois à la pollution : fait de vaines paroles sans tension, il produit dans l'espace intérieur une sorte de bourdonnement ; même après avoir mis fin à la conversation et après avoir quitté l'interlocuteur, ce bourdonnement se prolonge et nous empêche de nous retrouver, nous-mêmes, car il ne permet pas à nos propres ressources - qui existent, mais que nous ignorons - de paraître et de nous poser sur la voie de notre progression.
Les fantasmes excessivement amplifiés peuvent également nous empêcher d'être et d'avancer.
IV
ETONNEMENTS
1978, Paris
Je rencontre autour de moi une sorte de devoir du soupçon, que certains - ceux qui savent - semblent puiser dans lun ou lautre des modèles de pensée qui circulent. Des opinions que jentends pourraient se réduire aux préjugés suivants (qui contribuent, comme tout préjugé, à laffaiblissement de lesprit critique) :
- Tout est simple et tout peut s'expliquer ; ce nest pas un hasard que...
- Il n'y a pas de criminel, mais il y a des coupables ; le crime et la violence, comme d'ailleurs, la paresse, la négligence, l'incapacité, l'incompétence - car tous les hommes naissent également doués - sont des produits, dont la responsabilité revient à la société. Toutes les actions négatives sont justifiées par... (appartenance à une catégorie sociale démunie, rejet de lordre existant au nom de lavenir radieux de toute lhumanité, relations oedipiennes, etc.)
- Il n'y a pas de valeurs. Il n'y a pas, bien sûr, de chefs-d'oeuvre, car il ny a pas de valeurs esthétiques ; les écrits de Shakespeare représentent seulement les intérêts d'une certaine classe sociale, donc ils sont suspects.
- Cest mon opinion à moi. Chacun avec son opinion.
Et voilà que lopinion (de chacun) constitue une sorte domni-connaissance qui ne peut être remise en question. Ainsi, la subjectivité, avec tout ce quelle a dinstable et de partiel, se substitue à la recherche, soppose à leffort et à la réflexion, écarte lesprit des sentiers de la connaissance. Il en découle parfois, telle une conclusion, le droit, pour chacun, de trancher pour les autres.
Une partie de ces préjugés refusent les faits réels ; ils transfèrent la culpabilité pour des méfaits perpétrés, ils déresponsabilisent le fautif (serait-il irresponsable ?), ils expriment le désintérêt pour la victime ; ils ne voient pas lunicité de chacun de nous, à laquelle ils opposent lindifférenciation et ils oublient la complexité de la vie.
Quand on ignore tant de choses dans la nature et dans notre propre être, comment ne pas sétonner de toute explication - qui se veut définitive - du mérite, de l'impéritie ou de l'échec? Je suis frappée par le mépris du facteur biologique et par lignorance de sa propre ignorance. Surtout par lignorance de sa propre ignorance.
Je me promène dans Paris et je regarde.
Dans le métro, un jeune homme demande agressivement de l'argent : je suis mis en sursis par la police, je ne veux plus être emmerdé par les flics... Il est furieux quand un passager ne lui donne rien, il crie contre les passagers (la plupart, de pauvres gens comme moi) : vous êtes des bourgeois !
Une image courante dans les couloirs du métro : un jeune homme, assis par terre, le visage caché dans ses mains ou entre ses bras, demande de l'argent par un texte écrit à la craie à côté de lui et qui commence : Sorti de prison... Comme s'il disait : "je suis une victime". Pourtant il ne s'agit pas d'un détenu politique, mais de quelqu'un qui a dû être condamné pour vol, coups, viol ou une autre forme de violence qui s'attaque à la liberté et au droit de vivre d'un être humain.
Le nombre de ces jeunes hommes laisse supposer que les passants répondent positivement à leur demande d'argent, ce qui indique, une fois encore, que la vie de cette société est exempte de nos graves problèmes (telle, dans les asiles, l'existence misérable des enfants et des vieilles gens, égale à une mort lente) ; leur fréquence suggère aussi la présence, dans ce monde, d'un sentiment confus de culpabilité.
le 9 juillet
A Beaubourg. Je parcours l'exposition de l'architecture soviétique. Collée dans un espace libre, au coin de l'un des panneaux, une modeste affiche, ayant les dimensions d'une feuille enlevée à un livre de format moyen, rappelle que Alexandre Guinzbourg est toujours emprisonné. Il avait été arrêté et condamné la première fois en 1962, pour avoir créé une revue du Samizdat ; il avait été arrêté de nouveau et condamné, en 1967, à cinq ans de camp, parce que, à la suite du procès illégal contre les écrivains Siniavski et Daniel (condamnés à sept et à cinq ans de camp), il avait constitué Le Livre blanc de l'affaire Siniavsky-Daniel ; aujourd'hui Guinzbourg est toujours enfermé.
Pendant que je lis cette affiche, passent à côté du panneau deux hommes, qui, tout en marchant, y jettent un regard ; l'un des deux laisse tomber avec mépris: "anti-soviétique!".
Ce que l'affiche écrit est vrai : Guinzbourg est un détenu innocent. Toute personne au courant des faits peut se dire, en entendant quelqu'un qualifier cette affiche d'anti-soviétique, que (dans ce cas) la vérité est "anti-soviétique".
D'un autre côté, pour celui qui connaît l'histoire de l'arrestation de Guinzbourg, sa détention tient de l'erreur ou du crime. Celui qui apprend qu'une erreur ou un crime ont été commis, doit condamner le fait aussi bien que son auteur et demander que justice soit rendue. Dans ce cas, le terme "anti-soviétique" serait l'attribut d'une action qui revendique la justice.
Demander la justice, c'est l'une des premières manifestations - spontanées et naturelles - de la conscience morale. Est-ce que le sentiment même de la justice, comme expression de la conscience morale, serait "anti-soviétique"?
Peut-être que les deux visiteurs de l'exposition ne connaissaient pas le cas de Guinzbourg. Ne déduit-on pas alors, quen disant "anti-soviétique", ils font la preuve de leurs ignorances ?
Et au contraire, ne déduit-on pas quêtre pro-soviétique peut signifier : ne pas réagir devant certains crimes (ou erreurs), comme dans le cas de la détention d'un innocent ; accepter certaines informations sans esprit critique ; dans le meilleur des cas, être tout simplement dénué de certaines informations.
Mais pourquoi y aurait-il des personnes désinformées dans ce bâtiment où se trouve la bibliothèque publique de Beaubourg, qui possède, à la disposition de ceux qui veulent être informés, des milliers de volumes en accès libre ? Est-ce que l'absence d'information serait l'une des conditions pour rester pro-soviétique?
Dans les années cinquante à Bucarest, j'ai entendu, pendant des sessions scientifiques universitaires, des critiques sévères, faites aux auteurs de communications de zoologie, de botanique et de biologie, pour ne pas avoir précisé que les progrès dans leurs domaines étaient dus à "l'application des travaux de génie du génial I.V.Staline, guide de la lutte pour la paix dans le monde". J'ai écouté aussi l'auteur d'une communication de géométrie qui commençait par dire que le progrès de la géométrie en général, et de sa propre recherche en particulier, était dû à l'application de... et qui finissait avec une citation du même. On avait introduit chez nous ce que, depuis quelques dizaines d'années, faisaient les Soviétiques (auxquels des Occidentaux rendaient gloire, depuis aussi quelques dizaines d'années ; l'écrivain André Stil, ne se déclarait-il pas honoré de recevoir le prix Staline, le prix qui porte le nom de lhomme que nous aimons le plus, le guide sûr de toute lhumanité progressiste ? - LHumanité, 18 mars 1952).
Dans les années soixante-dix, sur un journal mural de l'ambassade chinoise de Bucarest, il y avait une série de photos qui représentaient un médecin en train de préparer une opération de l'utérus : il lisait avec ardeur le petit livre rouge de Mao.
Dans nos pays, ces aberrations étaient vues et entendues comme les manifestations d'un pouvoir absolu qui exigeait une confirmation permanente de la soumission réflexe et totale au système ; de telles formules étaient souvent énoncées par les plus craintifs - parfois, aussi, par les plus menacés - et toujours par ceux qui voulaient maintenir leurs privilèges (ministres, artistes, écrivains et professeurs lauréats, etc.). Les autres - le pays entier - se taisaient.
Mais un Occidental - et il y en a eu - qui écoutait de telles phrases sans rire aux larmes, participait à un rituel grotesque. Et combien y en avait-il, qui soutenaient le mensonge et son cortège d'horreurs, dont (de quelques-unes, au moins) ils avaient dû entendre parler, rien que pour leur profit personnel : la délectation fantasmatique (perçue comme un acte de générosité) de celui qui pense contribuer à "l'avenir radieux" de toute lhumanité.
D'ailleurs Sartre n'écrivait-il pas, dans son "Autoportrait à soixante-dix ans" ? : ... après ma première visite en U.R.S.S., en 1954, j'ai menti. Et aussi : ... je pense que le phénomène concentrationnaire en Chine est beaucoup moindre qu'en U.R.S.S., même s'il est sans doute terrible... Mais cela n'empêche pas l'optimisme.
Ce fut une fois restée en Occident que, perplexe, je découvris ces lignes publiées en 1976 (Siuations X).
Beaucoup de gens ont besoin d'un système tout prêt, qui leur donne l'impression que le monde peut être connu et qu'ils pensent (sans qu'ils aient nécessairement à penser) et, en égale mesure, de quelque chose de nouveau, qui les ravive. Selon Wittgenstein, les explications données par Freud intéressent extrêmement les gens, parce quelles ont le charme de détruire des préjugés. En particulier attrayante est une explication du type : . (Leçons sur lEsthétique)
Cest ainsi, quà partir de certaines observations - jadis partiellement judicieuses et surtout formulées de manière péremptoire - des créateurs de systèmes, qui ont établi des dogmes et ont bâti un appareil neuf du connaître, ont eu un grand succès auprès dun grand public.
1979
le printemps, Paris
Il y a quelques années, Sartre a tenu une conférence de presse sur les conditions de détention du terroriste (et meurtrier) Baader, mais il ne sest pas manifesté publiquement en faveur de tant de détenus innocents - dont il connaissait l'existence - de nos pays. Avec eux, la solidarité sévanouissait.
Sont-ils encore nombreux ceux que lUnion Soviétique éblouit ? A l'encontre des évidences, pour certains, la chimère du monde soviétique, à reproduire chez soi, survit, maintenue par des mots, telle une fantasmagorie substituée au réel.
Montaigne, dans son essai Des boyteux : Notre discours est capable destoffer cent autres mondes et den trouver les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere, ny baze ; laissez le courre : il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de linanité que de matiere...
Le discours qui contribue à entretenir le mirage du modèle soviétique se maintient par sa capacité de créer, chez ceux qui le débitent, des illusions sur leur propre personne. J'ai l'impression que certaines gens croient obtenir, grâce à ce discours, une sorte d'assurance sur leur intelligence et leur culture, leur maturité et à la fois leur jeunesse, leur personnalité, leur générosité et leur renommée, une assurance sur chacune de ces qualités, sinon sur toutes à la fois.
Beaucoup d'entre nous peuvent tomber dans la tentation de prendre une pareille assurance. La tentation est d'autant plus forte que, en répétant un discours, et bien que notre jugement personnel reste au repos, nous gagnons des illusions bon marché d'activité et de préoccupations ; nous gagnons aussi la bonne conscience que peuvent donner de belles paroles qui exigent la générosité, et, avec les slogans - énoncés ou écoutés - le confort de nous retrouver dans la commune fourmilière qui parle dune seule voix, comme disait Le Grand Inquisiteur, dans Les frères Karamazov.
Serait-ce également pour cela que les membres des partis communistes occidentaux, c'est-à-dire des dizaines de milliers de personnes qui étaient censées savoir ce que sont la souffrance physique, la mort et le deuil, sont restées indifférentes devant les exterminations massives que tous les partis communistes au pouvoir ont perpétrées dans nos pays ?
Pendant ce dernier quart de siècle - après la reconnaissance officielle, par le rapport Khroutchev, d'une partie importante des crimes perpétrés sous Staline - je ne peux comprendre lapologie de lUnion Soviétique venant d'un intellectuel qui a le devoir de se renseigner dans tout domaine où il prend des positions théoriques et pratiques. Il est inconcevable qu'un médecin opère une tumeur sans en regarder la radiographie qui existe et que tout le monde peut voir. Quelles qu'en soient les raisons, ceux qui, de nos jours, cachent les atrocités commises dans les pays totalitaires pourraient être comparés à des complices de meurtriers en pleine activité.
Pourquoi ? Pourtant l'Occident ne se trouve pas sous occupation étrangère.
Je ne comprends pas.
Je viens de voir le film Quintet (Altmann) : la fin du genre humain sur une terre couverte par les glaces polaires et la fin de l'humanité, effondrée sous des ressentiments et des actes de violence. Technique admirable, des images bien travaillées et le vide des aspirations.
Je crois que les cinéastes, les écrivains et les critiques littéraires qui cultivent exclusivement la forme ne seraient pas inquiétés, dans un premier temps, par la mise en place du totalitarisme : leur produit, ressemblant au résultat d'un jeu plutôt qu'à une vision en quête de l'essentiel, ne défend pas de valeurs et il n'y aurait pas d'antagonisme entre eux et le système. Ce ne serait qu'en un second temps qu'on leur demanderait de se taire devant le mensonge, ensuite d'y souscrire et de le faire passer pour la vérité.
été, Paris
Ici, la semence jetée dans la terre germe et la voie qu'on prend mène à un endroit où elle laisse place à d'autres voies qui s'entrouvrent et l'homme peut essayer de connaître ses propres limites : de la compréhension, du courage, de l'effort, de la persévérance... exactement le contraire de ce qui se passe là-bas, où tout est rigidité, fermeture, interdiction, et où l'homme, qui ne peut bouger, ne saurait connaître ses propres limites.
Un système rigide qui étouffe la créativité et qui promeut, sans aucune autre exigence, seulement ceux qui le soutiennent, rend impossibles aussi bien le sentiment de la réussite authentique que celui de l'échec réel. Cela explique la méfiance de chacun devant la promotion de l'autre et son absence de clarté en ce qui concerne sa propre personne.
Mais c'est peut-être ce qui attire dans le marxisme-léninisme certains de ses adhérents du monde libre : la possibilité de se faire des illusions sur leurs propres limites.
Les millions d'êtres humains qui ont fui nos pays et leurs conditions d'existence, hostiles à la vie, ont choisi la souffrance du déracinement, alors quici, à l'Ouest, quelques milliers d'hommes et de femmes passent leur quotidien en efforts permanents pour instaurer exactement les conditions qui se sont bien avérées hostiles à la vie. Chaque semaine accroît en moi l'étonnement devant cette fascination, nullement justifiée, qui, depuis longtemps, paralyse ici l'esprit critique, lorsqu'il s'agit de lUnion Soviétique, du discours marxiste-léniniste ou du nihilisme pur.
Et je ne comprends pas.
V
EN PARLANT, EN ECOUTANT
1978 - 1979
Je rencontre des compatriotes et je m'en réjouis. Certains se trouvent ici pour un bref séjour, après lequel ils vont rentrer au pays ; les autres se sont établis à l'étranger.
En parlant, en écoutant, il m'arrive parfois de ne pas comprendre, de poser des questions, de m'en poser.
Y*** est choqué que je sois restée à l'étranger :
- Toi aussi ?! Même toi... Pourquoi partir ? Parce qu'ils n'ont pas voulu faire inscrire ta fille à son examen de doctorat ? Pourquoi n'essayez -vous pas de trouver des pistons ? ainsi, ce sera possible !
Je me demande alors pourquoi Y***, lui aussi, est resté.
G*** est arrivé de Roumanie pour deux semaines. Après une promenade du soir sur les Champs-Elysées, il rentre, le regard ivre d'images - paradisiaques, parce qu'inattendues dans le domaine du palpable. Un sourire heureux flotte sur son visage pur, quand il décrit le modèle d'une bicyclette ; du jamais rencontré, mais qu'il a pourtant admiré dans une vitrine: "...j'ai trouvé ici le vélo de mes rêves, tel que je l'imaginais dans mes rêves et à l'existence duquel, en réalité, je ne pouvais croire..."
Il est établi à l'étranger ; par une association inattendue de certains traits de caractère, il est en même temps indifférent et agressif - ce qui me fait croire que son indifférence n'est pas profonde et peut-être même pas réelle. Nous sommes à un congrès de littérature et il prend la parole pour protester contre la démarche philosophique et contre la critique thématique : "Le sens ne nous intéresse pas ! on ne fait pas ce qu'il faut faire !" (Il faut ! - le dogme : suivre la mode du jour.)
Il est arrivé du pays spécialement en vue de ce congrès, dont la langue de communication, celle de l'auteur étudié, est le français. Il se tient sur sa réserve, semblerait-il, poussé par le fort sentiment de sa propre valeur, car il me dit à un certain moment que les autres "sont idiots". Il parle seulement quand il se trouve à côté d'une personne seule, utilisant, comme une originalité et un charme personnel, un roumain assaisonné de quelques mots de français ; il expose ce que les participants auraient dû affirmer et qu'ils ont manqué de dire ; il voit toujours les interventions d'un oeil très critique. Si quelqu'un fait l'éloge d'une prise de parole et demande ensuite son opinion, il se tait, avec, sur le visage, une expression éloquente, celle, à la fois, d'une haute compétence insatisfaite des autres qui sont moins compétents et de la discrétion. Juste à la fin du congrès, quand il a lu sa propre communication - que je n'ai pu comprendre, car les syllabes étaient prononcées de telle sorte qu'elles s'associaient de manière bizarre et ne formaient pas de mots intelligibles - j'ai réalisé qu'il ne savait pas le français.
*
Ils sont de plus en plus nombreux les Occidentaux que je connais et je m'en réjouis. Mais en parlant, en écoutant, il m'arrive parfois de ne pas comprendre, de poser des questions, de m'en poser.
Nous sommes tous d'accord sur le fait que la vie est mauvaise en Roumanie. Je donne des détails sur l'appauvrissement du pays : je raconte comment, jour et nuit, pendant de longues années, des trains dont on ne voyait pas la queue, emportaient en URSS le pétrole de nos puits, que les Soviétiques extrayaient jusqu'à l'épuisement, et le bois de nos forêts, sauvagement coupées ; je leur dis quen URSS la misère matérielle est encore plus grave que chez nous (plus de la moitié de notre production alimentaire s'en va chez eux), que, depuis soixante ans la répression reste terrible en URSS, sauf qu'on ne le sait pas, plus exactement qu'on ne le savait pas avant que Soljénitsyne ne vienne ...
Z*** me coupe :
- ... actuellement, les jeunes savent trop de choses sur ce qui se passe en Union Soviétique.
Et il me raconte comment, un jour, quand les élèves lui parlaient de Soljénitsyne, il leur avait demandé ce qu'ils savaient sur Croissant et pourquoi ils n'avaient pas un "intérêt égal" pour les deux.
Je déduis que pour lui (professeur d'humanités), le jeune se doit d'ignorer certaines parties des réalités contemporaines et qu'il doit ne pas hiérarchiser les informations qu'il reçoit : une grande conscience de notre siècle (Soljénitsyne), et un important fait de culture (les écrits de Soljénitsyne) doivent être assimilés à un fait divers (la défense, par l'avocat Croissant, qui pourrait bien être un agent de la police secrète est-allemande, d'un meurtrier - le terroriste Baader).
Deux universitaires américains ; aimables, en pointe dans leur domaine, précis dans l'expression des idées. La conversation est vivante, nous y prenons plaisir tous les trois ; ils me posent des questions sur mes impressions depuis que je suis arrivée en France ; je leur dis que, à cause de la censure de chez nous, c'est seulement ici que j'ai pu découvrir la riche littérature de témoignage des dissidents, je parle de l'étonnant rapprochement qu'un comparatiste peut faire entre L'Archipel et La Divine Comédie.
Les deux me disent qu'ils n'ont pas lu le Goulag, mais qu'ils "croient" que Soljénitsyne n'est pas un grand écrivain.
Beaucoup de monde, surtout des artistes et des intellectuels ; beaucoup de discussions.
K*** parle avec un ton - un temps - neutre, qui donne impression dimpartialité. Je lui pose une question sur le Cambodge, où le régime de Pol Pot - les Khmers rouges - a détruit le pays et a exterminé un quart de la population.
- K*** : Les gens qui sont ici en place nous disent que la situation est mauvaise au Cambodge; afin que nous soyons capables d'une opinion objective, nous devons entendre aussi l'autre voix, celle des Khmers rouges et de ceux qui les dirigent.
Plus tard, dans un autre ordre didées :
- Soljénitsyne est marrant : il est incapable de faire un jugement, car il a été lui-même victime du stalinisme. Ivan Denissovitch, ça allait encore, mais quelle ineptie que ce truc, Le Goulag ! Personne ne peut y croire ! Cela ne vaut pas la peine d'être lu.
Lair de supériorité de celui qui connaissait les faits mieux que les autres, lexpression du doute qui donnait une apparence dobjectivité, une balance où Soljénitsyne ne faisait pas le poids de Pol Pot, tout cela me rappelait certains articles que javais lus - avec stupeur, inquiétude et tristesse - dans un journal occidental au milieu des années 70 ; de tels articles camouflaient la souffrance et les exterminations - de dizaines de millions dêtres humains - perpétrées, en divers états, par des gouvernements communistes, et voulaient discréditer la voix du grand homme qui avait mis à la lumière du jour les infamies des dirigeants et la douleur des peuples.
Propos de table. J'écoute. La discussion porte, entre autres, sur divers hommes politiques dont je connais les noms depuis peu de temps ; ils rient beaucoup et ils semblent avoir tous à l'esprit certaines images récentes vues à la télévision. (Je nai pas de télévision.)
Ensuite, des questions me sont adressées ; je réponds : je raconte mes démarches en vue d'obtenir le passeport.
- Mme X : On a de la peine à vous croire.
- Vous pourriez alors tenter de connaître plus sur les pays de lEst, en lisant ce qu'on en a écrit. Ici ont été publiées des pages importantes.
- M. X : C'est vrai ; mais je n'ai pas le courage d'avouer ma méfiance quant au communisme.
- Pourquoi ?
- M. X : On a peur d'être taxé desprit rétrograde.
- Mme X : J'ai lu deux - trois pages du Goulag, cela me fait de la peine. Mais si c'est vraiment ainsi, pourquoi est-ce que les gens ne se révoltent pas ? Si nous étions à leur place, on se révolterait en prenant tous les risques !
- Et pourtant vous ne prenez pas le risque de dire ce que vous pensez pour ne pas être taxés de rétrogrades.
Entre temps, les autres commensaux, qui écoutaient sans participer à la discussion proprement dite, intervenaient, comme un choeur, avec l'une des phrases suivantes :
- Il ne faut pas être borné.
- Il faut avoir les yeux ouverts.
- Il faut être ouvert.
- Il faut comprendre.
- Il faut vivre avec son temps.
Fascinée par tous ces propos, j'aurais aimé offrir à chacun un exemplaire du Rhinocéros de Ionesco.
VI
EN REGARDANT, EN ECOUTANT
août, 1978
Je ne le voyais pas pour la première fois. Il était souvent monté à la même heure que moi dans le même bus 43, à l'arrêt Avenue de Madrid. Maintenant, à peine sortie du métro, j'attendais le bus, quand j'aperçus sa silhouette gracieuse, aussi étrangement vêtue que d'habitude. Je l'ai regardé longuement et je l'ai vu mieux que jamais, surtout en contraste avec un groupe de touristes italiens qui ne sortaient en rien de la norme et qui, après l'avoir dévisagé avec curiosité, lui ont posé une question ; de sa réponse j'apprenais que le bizarre monsieur avait soixante-treize ans.
Arrivée dans ma petite chambre, je l'ai dessiné. Un visage beau et très étroit, fin comme une lame de couteau, des moustaches, une barbiche. Un pantalon collant, au-dessus duquel sont tirées jusqu'aux genoux et très bien tendues, des chaussettes blanches comme le lait, qui finissent avec une bordure, sur laquelle, en bleu marine et en rouge, alternent des rayures et des lettres. Il a un veston rouge, avec des brandebourgs et beaucoup d'insignes. Un collier au cou. Rien ne semble avoir été improvisé de restes divers, tout est très propre, ordonné. D'autres fois, il tirait un instrument insolite, tel un ancien aspirateur, qu'il avait orné de décorations et de petites cloches. Il porte un magnétophone accroché à son cou et une sacoche accrochée à son épaule. Parfois il danse, en s'accompagnant d'une flûte imaginaire : léger, harmonieux, plein de grâce. Il parle rarement : comme ses mouvements de danse, sa prononciation, son ton, ses gestes sont d'une grande finesse. Son être entier suggère une extrême douceur et tout en lui respire la culture.
Ce soir, il danse sur la musique de son magnétophone. Il dit aux Italiens, qui ont commencé à parler avec lui, qu'il a été maréchal et ministre ; qu'il a été le plus grand sportif et qu'il est le seul vrai socialiste en France. Je me dis qu'il semble posséder une sorte de bonheur de la vie aux proportions immenses, car il croit qu'il a été tout cela. Il est plein de bonne volonté et de lui émane la joie. Après l'avoir écouté répondre à leurs questions, les Italiens découvrent d'un coup qu'ils ne le comprennent pas et demandent à un jeunet qui semble être avec eux (peut-être est-il leur guide) de leur traduire ce quil dit.
Le jeune homme, qui se trouvait à distance de quelques pas et qui n'avait pas remarqué la conversation, arrive, bruyant et agressif, parle beaucoup et à haute voix, en couvrant tous les autres. En lui tapant sur l'épaule, il demande rapidement au "maréchal" s'il veut quelque chose (en fait le "maréchal" ne voulait rien, c'étaient les Italiens qui avaient commencé à lui parler), ironise sur lui parce qu'il parle en faisant des gestes et lui dit que "les Italiens ne savent pas le français".
Le "maréchal" lui répond qu'il se propose d'être patient avec les autres et de ne pas perdre son humour, que le jeune homme ne devrait pas généraliser - "les Italiens ne savent pas le français" - car les généralisations contiennent des erreurs, que lui (le "maréchal") fait des gestes, parce que si vraiment les étrangers ne savent pas le français, ils comprendront au moins le langage de ses mains.
1979
mai
Aujourd'hui, monte dans le bus, Place de Bagatelle, à la tête de la ligne, une passagère vêtue d'une robe propre et apprêtée, faite d'un tissu imprimé avec des fleurs dans des couleurs vives. En attendant le départ, elle parle sans s'interrompre et il n'est pas clair si elle s'adresse au chauffeur ou si elle se parle à soi-même. Elle dit de sa voix vivante et cristalline, avec une belle prononciation :
- Quelles bonnes nouvelles avez-vous ?
Ensuite, comme si le silence des autres avait été une question, elle continue :
- ...de bonnes nouvelles ? aujourd'hui c'est un beau jour de printemps - en voilà une bonne nouvelle : le printemps est arrivé. Les châtaigniers sont en fleur - voilà une autre bonne nouvelle. Avec ma "Carte orange" je peux voir tout Paris - et cela aussi est une bonne nouvelle - je le connais mieux que beaucoup de Parisiens.
juin, à Beaubourg
Dans la bibliothèque. Un homme autour de quarante-cinq ans, une bouteille de lait à la main, passe entre les tables et parle seul, faisant de petites pauses entre ses phrases :
- Ce n'est pas en cela que consiste le bonheur. Il ne faut pas critiquer quelqu'un parce qu'il est dans la misère, pauvre et sans éducation.
- Je ne suis pas de beaucoup inférieur à d'autres, bien que je leur sois inférieur. Il y a eu aussi des causes à cela ; je me suis donné de la peine, mais je n'ai pas réussi.
- Quelqu'un peut être intelligent, éduqué, avoir des connaissances, mais ce n'est pas en cela que consiste le bonheur.
LA DEUXIEME PARTIE
(Début septembre 1979 - 18 décembre 1989)
I
DES JOURS et DES NOTES
1979
septembre, Venise
Sous le doux soleil de septembre, jentre dans un bureau de poste, je téléphone à Bucarest : ma fille a reçu son passeport. Joie vive ! projets, rêves.
Lido di Venezia, la plage - bien-être du corps satisfait de lair, de leau, de la nage. Repos sans pensées, quand tout est confié à une réparation qui se passe naturellement - avec le soleil, la mer et soi-même.
Promenade au long de la plage. Jarrive à un édifice massif, en briques apparentes, conçu dans lintention dune construction grandiose, mais qui est maintenant désaffecté : les volets sont fermés, les portes sont verrouillées, devant le bâtiment ont poussé de mauvaises herbes, au-dessus de lentrée il y a une enseigne effacée par le temps, Chez vous - comme dans le finale de la pièce de Ionesco, Le nouveau locataire. Accroissant la bizarrerie de ce délabrement, montent des sous-sols des odeurs de plats divers, des voix vives dhommes qui se démènent dans une immense cuisine, les bruits dune activité fébrile. Quelques mètres plus loin, le même édifice et la même façade deviennent propres et animés, et une nouvelle enseigne paraît, cette fois fraîchement peinte, Hotel Excelsior.
Lido - telle une île en train dêtre quittée. Bâtiments délaissés, rues qui nont pas été balayées, magasins sans acheteurs. Cette impression est peut-être renforcée par les feuilles jaunes qui bruissent en touchant les trottoirs et par quelques plages désertes. Deux grands hôtels suggèrent le début de ce siècle, quand il y avait encore la paix et quand navait pas encore surgi en Europe la menace du Parti-état (soviétique ou nazi) et de son immixtion dans nos vies.
Je passe au bord de la lagune. Deux hommes et deux femmes, tous les quatre très âgés, sont assis sur des chaises quils ont probablement sorties devant leurs logements. Je leur pose des questions sur lîle du Lido et sur les petites îles quon voit de ce point ; lune - me disent-ils - est réservée à un hôpital de maladies mentales, lautre - aux malades des poumons, lautre est réservée aux chiens (je ne comprends pas ce que cela veut dire). Plus tard jai appris que toutes ces îles étaient désertes.
Quelques jours après, à Banca di Roma, pendant que jattends pour changer de largent, je regarde un homme qui fait des pas lents en se dirigeant vers la porte, la démarche alourdie par les années, et il me semble voir, au ralentisseur, notre avancement, à chacun de nous, dans la vie. Le pas trop lent quil vient de faire, de quel danger laura-t-il sauvé ? de quelle joie laura-t-il frustré ? mais le pas plus rapide quil na pu faire ? quel pas, il y a de cela des dizaines dannées, avait décidé quil soit aujourdhui ici ?
7 Octobre, dans ma petite chambre
15h45. Aujourd'hui ma fille va quitter Bucarest et la Roumanie.
Je regarde par la fenêtre les arbres et, parmi leurs branches, mon morceau de ciel. La joie de l'instant est concentrée dans le dessin des feuilles parmi lesquelles je vois des éclats dazur et de tendres nuages, teintés déjà par les couleurs du couchant qui approche.
Il est probable que maintenant, dans notre demeure de Bucarest, elle fait des bagages, reçoit des visites, parle avec mes parents ; ma mère restera seule, en proie à la solitude.
Le ciel change tout le temps. Le soleil descend, il entre dans la chambre, il se pose sur ma jupe, sur le chemisier, sur mes joues, partout - du soleil.
Quel est son état d'esprit quand elle pense qu'il se pourrait qu'elle ne revoie plus jamais les places et les gens, que son père reste seul, qu'elle s'en va dans l'inconnu...Dans notre demeure de Bucarest il doit y avoir maintenant du va-et-vient et de l'émotion. A cette heure ils ont allumé l'électricité dans les chambres, autrement il ferait trop sombre. Qui encore pourrait se trouver chez nous ?
20h45. Elle doit être dans le train, s'éloignant de Bucarest. Se prépare-t-elle maintenant pour dormir? Mange-t-elle ce qu'elle a dû prendre dans son sac ? Parle-t-elle avec d'autres passagers ?
Commence-t-il aussi pour elle le chemin du déracinement ?
Je désire lui transmettre les enseignements recueillis dans le déracinement et dans la solitude. Je ne veux pas lui en transmettre la peine, mais juste l'expérience. Sans doute quà côté de cela, il y a aussi mon besoin de sortir du silence déposé en couche épaisse sur ma parole tue.
A cette heure sont rentrés dans notre demeure de Bucarest tous ceux qui l'ont conduite à la gare. Ma mère met de l'ordre dans les chambres. Le téléphone vient juste de sonner, quelqu'un demande...
lundi le 8 octobre
5 heures du matin. Elle est à la frontière...la douane...les papiers..les émotions, est-elle fatiguée ?
8 heures du matin. Maintenant elle est en Hongrie. A la frontière suivante elle sort du camp communiste.
Comme si ces dernières semaines j'avais perdu quelque chose de léquilibre relatif gagné depuis une année. Peut-être parce que je ne suis plus (tellement) seule et étrangère à tous et que j'ai cessé de tout ramener dans la réflexion ; et ce qu'on ne ramène pas dans la réflexion prend le caractère d'un fait extérieur qui peut nous contrarier et nous troubler justement parce qu'il est extérieur et composé d'une substance inconnue, difficile à contrôler.
T*** vient me voir la veille de ce jour que j'attends depuis deux ans. Je lui parle de l'accueil que je souhaite faire à ma fille lors de son arrivée à Paris, comment je rêve de lui faire découvrir le monde libre et comment je me suis imaginé que pourront se passer tant de nos moments à venir.
- Je sais - me dit T*** - je suis passée aussi par là. Mais la réalité n'est jamais telle que nous l'avions imaginée.
les premiers jours après son arrivée
Je la regarde. Je lui pose des questions. J'apprends comment elle a été malade, comment elle a été soignée, à l'hôpital et à la maison, comment elle a fait ses bagages, comment - preuve qu'il n'appartient pas au patrimoine national - sur chaque objet a été appliqué un cachet, comment elle s'est présentée à la douane dans un camion qui transportait ses affaires, comment elle a étalé là-bas les quelques assiettes et tasses et torchons de cuisine qui devaient être soumis au contrôle ; comment, parce qu'elle avait dans son sac un passeport pour un départ définitif du pays, elle s'était sentie pour la première fois respectée par les autorités, comment...
fin octobre, dans le train
Je navais pas vu la beauté particulière du chemin qui longe la vallée de*** avant quI*** ne me leût décrite quand nous sommes allées la première fois ensemble par le train. Maintenant je regarde par la fenêtre avec deux paires dyeux.
lundi, le 5 novembre
Après avoir vécu toutes les deux vingt-et-un jours dans ma petite chambre, nous avons loué un studio que nous avons choisi ensemble et nous avons déménagé. Des amis nous ont prêté deux matelas que nous avons mis par terre ; nous n'avons pas encore de table ni de chaise. Il y a un instant j'ai entendu deux tintements métalliques discrets, le téléphone a été mis en fonction.
Il me semble avoir tout ce que j'aurais pu souhaiter et ne plus rien attendre qui me viendrait de l'extérieur.
une semaine plus tard
Erreur. J'essaie de lui raconter ces deux années que nous avons passées loin l'une de l'autre : je veux tout dire, je raconte vite (les difficultés de la délibération, le déracinement, la solitude, le dor, l'état de réflexion, la tentation utopique de l'Occident... ). Mais, par impatience, je me précipite et je résume de telle sorte qu'elle ne saurait comprendre ce que j'ai vécu ; et en même temps je lui dis tant, je lui dis tout, si bien que, si j'essayais de reprendre en développant, jaurais l'impression de répéter les mêmes choses une seconde fois.
1980
5 février
De bon matin. Je me réjouis d'être avec elle.
Et je me réjouis d'être libre de me réjouir. Je ne suis pas captive d'une souffrance, de murs, d'une passion ; et quand le jour point, je vois le jeu des ombres dans la chambre, les contours des maisons qui se dessinent au-delà des vitres, les premières fenêtres derrière lesquelles sont allumées des lampes ; et des pensées germent.
avril
Ma fille s'est présentée à un concours, tenu à Paris, pour une place de doctorat (et une bourse) dans une université américaine. Elle a réussi et nous nous en réjouissons.
Nous ne pensons pas plus loin que l'année universitaire qui est devant nous, quand elle pourra découvrir ce qu'est le campus américain.
Décision rapide. Nous ne l'avons pas analysée, nous n'avons pas envisagé les images d'un avenir vers lequel cette décision pourrait nous conduire. Nous n'avons pas parlé des solitudes qui peuvent attendre chacune de nous.
Des illusions... Moi-même au début d'un chemin nouveau, j'ai eu l'illusion que tout était possible, quelle et moi, nous pourrions traverser lOcéan, quand nous le voudrions. L'illusion que, au-delà du rideau de fer, il n'y a pas d'obstacle aux mouvements que l'homme veut faire. Illusion que le droit de circuler élimine les distances. J'oublie que si elle est malade, je ne peux faire un saut et la voir pendant un week-end. Illusion que nous sommes forgées en acier ?
J'oublie que... d'un côté et de l'autre dun océan, elle et moi, nous sommes exposées à chaque instant, et non pas moins que les autres hommes, à toutes sortes de ces coups, prévisibles ou imprévisibles, amenés par les catastrophes naturelles, par les événements qui font l'histoire ou les accidents d'une vie quelconque...
Exploration de ses propres limites ? non pas après avoir réfléchi, non plus après une vive intuition, mais après avoir édifié des raisonnements.
le 16 août
Je rentre de l'aéroport. Une petite valise à la main et un sac à dos, elle est partie seule dans un autre continent et vers un autre inconnu. Cette fois, personne ne lattendra ; dans un petit point de limmense espace étranger, elle vivra sur terre la terrible condition de lastronaute.
Je l'ai suivie du regard comme elle montait l'escalier de l'avion, j'ai suivi ensuite l'avion jusqu'à ce qu'il fût disparu. Ce fut à ce moment que la question cria dans ma poitrine: "De nouveau séparées ?!"
Demain nous ne nous saluerons pas le matin et toutes les semaines qui suivront chacune de nous deux va parler une autre langue avec ceux qui vont se trouver alentour.
Mon amour et mon conseil ne pourront lui être utiles dans la vie au jour le jour. Ce que moi je peux offrir - expérience de la vie, connaissance des êtres humains, idées, enthousiasme - nira plus vers elle.
Et mon existence sera frustrée de la possibilité de la voir et de nous parler ; son sourire est déjà loin de moi ; avec chaque minute qui passe, encore plus loin. Pour combien de temps ?
Des hommes seuls dans lhistoire...
A la maison, j'ai pleuré et j'ai lavé tout ce qui demandait de l'effort physique : carreaux, planchers, draps.
17 août, 4h20 a.m.
Bref coup de fil de New York : "Je suis arrivée sans problèmes. Le vol a été très beau."
14 septembre
Première vraie communication téléphonique, après son arrivée à Ithaca, New York : Je suis heureuse ! Ici cest merveilleux. Le campus est... tu ne pourrais même pas te limaginer.
Il me semble que mes larmes commencent à sécher.
Nos chemins du lendemain nous sont aujourd'hui obscurs ; ils se préciseront dans le déroulement, prévisible ou non, de tout notre être et des structures dans lesquelles nous sommes, à un moment ou à un autre, inclus (couple, famille, bâtiment, rue, profession, institution, véhicule, heure, année... ) ; personne ne saurait dire aujourd'hui s'il a pris une décision qui sera bonne demain. Même quand nous croyons savoir ce qui nous est propice et ce qui ne nous l'est pas, notre bien et celui des autres ne se clarifient que sur le parcours - ou à la fin, comme dit le choeur dans Oedipe Roi. Le présent est chaque fois une synthèse qui sera demain englobée dans un autre présent - et toujours ainsi.
*
octobre
Ma voie, où est-elle ? Au fur et à mesure que les années passent, je cherche de plus en plus - dans mon travail et dans ma vie privée, en parlant ou par écrit - lexpression correcte dune pensée cohérente et rigoureuse. Mais pour bien réussir, il faut que je comprenne dabord par où senfuit mon temps.
2 décembre, dans le train
Cela fait aujourdhui trois ans que ma soeur a cessé de vivre. Dans la voiture où je me trouve, devant moi, à la place no 87, une femme dont les yeux me rappellent les siens. Je bouge la tête pour ne pas voir le reste du visage et je tâche de cacher tout ce qui nest pas yeux. Les yeux sans joie et dune incroyable beauté de ma soeur.
1981
été
La semaine passée, je racontais à Z*** ma conversation avec Y*** :
- Y*** : ... et jai mauvaise mine.
- Moi : Mais non, vous êtes belle aujourdhui, comme les autres jours.
- Y*** : Jai été belle.
- Moi : Oui, mais vous lêtes toujours.
- Y*** : Vous aussi, vous devez avoir été... (et elle se tait, pétrifiée devant ce quelle était en train de dire comme un compliment).
- Moi (pour lui faciliter la situation) : Non, je nai jamais été belle et je lai toujours su.
- Y*** : Alors, cest la même chose, il ny a aucune différence entre moi qui étais belle sans le savoir et vous qui saviez que vous ne létiez pas.
Z***, à laquelle javais reproduit ce dialogue, en fait le commentaire :
Seules les femmes peuvent être aussi cruelles ; tant de vérités en si peu de temps.
fin août - 30 décembre
Qui parmi nous pourrait dire navoir jamais utilisé la parole telle une arme empoisonnée? surtout avec ceux qui sont trop faibles pour le punir - et cela, parfois, parce quils laiment.
Il y a des gens dont les mots semblent presque toujours destinés à créer chez lautre inquiétude et angoisse, à dessécher sa joie de vivre.
Quelqu'un me disait que ses joies fondaient petit à petit à entendre un collègue d'une autre faculté lui répéter tout le temps que le choix de ses études était mauvais, car elles "ne servaient à rien" et que la ville où ils étudiaient était ennuyeuse.
Une autre personne me racontait comment, pendant cet été, tous les jours des deux semaines passées à la mer, elle avait vu sur la plage minuscule devant laquelle elle avait loué un appartement, des connaissances qui lui disaient chaque jour d'une voix douce, quelle se trouvait dans une situation précaire (sans la sécurité d'un salaire fixe et sans économies), seule, malheureuse, devant la perspective de finir sa vie sous un pont de la Seine :
- Z*** : Ta vie nest pas du tout gaie ; les enfants à létranger, le mari dans un pays de lEst.
- Y*** : Tu nes pas adaptée, tu as des préjugés : tu crois que W*** a été agent de la Securitate pour la simple raison quil représentait la médecine de son pays auprès du Pacte de Varsovie et quil participait, en URSS, aux manoeuvres du Pacte.
- Z*** : Encore une preuve que tu nes pas adaptée : tu tintéresses trop au pays doù tu viens ! Mais sa culture est nulle et a été nulle.
- Y*** : Nous ne te critiquons pas, nous te donnons des conseils....
Lors de son retour des vacances elle était habitée par lanxiété, ne pouvait plus manger, dormait mal et il a fallu quelle voie un médecin. Depuis, elle a perdu le sommeil.
Le plus souvent, celui qui est agressé par des paroles oppose une résistance passive, cachée presque, à son agresseur qui débite ses jugements avec une ostentatoire attitude de supériorité ; il se tait, s'assombrit, voire parfois sourit, en essayant de paraître invulnérable. Cette résistance passive - qui signifie absence de réaction de la part de quelquun de faible (pour une raison ou une autre) - consomme l'énergie et le temps, modifie l'expression du visage, trouble la santé et les projets de vie.
Ceux qui souffrent à cause de cette toxicité peuvent sentir qu'ils perdent quelque chose d'essentiel de leur être ; ils peuvent avoir limpression que lagresseur collabore avec la maladie, lâge, la fatigue et les microbes qui le diminuent ; il peut en tomber malade ou en mourir. J'ai vu des cas de toutes les sortes.
Comment défendre nos joies et notre être ?
Il serait bon de pouvoir reconnaître tout de suite la nocivité, afin de repousser avec fermeté les tentatives dagression et ne pas prendre le risque d'être blessé.
Il serait encore mieux d'avoir construit notre propre citadelle, contre les renforts de laquelle les flèches des paroles glisseraient, telle la pluie sur l'imperméable. C'est l'une des choses que l'homme devrait apprendre dès sa tendre enfance. Mais comment ?
Peut-être lapprendra-t-il plus tard, quand il comprendra combien de fois - essayant ainsi un transfert de son propre désespoir - il a lui-même utilisé la parole tel un poison.
Car lequel de nous pourrait dire ne jamais avoir utilisé la parole telle une arme empoisonnée ?
Je nai pas sommeil, je ne peux me nourrir. Je nai pas de force et je mesure parcimonieusement les paroles que je mets sur le papier.
Je ne suis plus consciente de l'unité de mon être. Je fais ce que je ne me propose pas de faire. Je ne fais pas ce que je me suis proposé de faire - et comment le faire si je ne suis plus présente à part entière? Je commence et j'abandonne.
Inaction qui mène à la difficulté de commencer, ensuite au doute que je puisse encore commencer et au stérile dépit contre moi-même.
Comme je suis seule ; faible et perdue. Et mécontente de moi-même. J'espère en sortir par le travail qui remplit de soi-même et de présent.
Le simple respect que tu te dois en tant quhumain quelconque devrait éliminer labsence de confiance en toi-même. Repousser le mal perfide qui sinsinue en toi quand quelquun a lintention de détruire ton équilibre est un devoir : vis-à-vis de toi-même, tel que tu es aujourdhui, aussi bien que de celui que tu deviendras, de ceux que tu aimes, de ceux auxquels tu pourrais être utile et de ceux que tu admires ; un devoir également vis-à-vis de lespèce humaine, comme toute opposition à un meurtre.
Il y a en nous quelque chose sur lequel nous devons veiller, que nous devons conserver et transmettre. Nous devons le faire tout naturellement, comme lorsque nous utilisons avec attention des manuscrits et des livres anciens ou de beaux verres précieux en cristal : par respect pour ce qui existe ; parce que ce qui existe appartient aussi à ceux qui vont venir après nous.
Noël à Ithaca. Au réveil, bien avant laube, jai senti de nouveau lépine de linquiétude et la crainte de la vie et je me suis imaginé, tel un antidote, le vol (qui mavait tellement effrayée au printemps) entre New York et Ithaca, dans le petit avion Mosquito, de trois passagers - plume perdue dans lair.
Je me dis que mon optimisme, avec les illusions et leffervescence de ce printemps, était aussi réel que mon état actuel et que lun nest pas plus justifié que lautre ; que les motivations des deux sortent de limagination, du domaine du possible et de linexistant.
1982
janvier
Retour en France. Dans mon âme le jour se lève. Mais je constate des faiblesses et des douleurs dans le corps. Je pense à ma mère et à sa solitude.
Des nouvelles de ma mère : elle a fait réparer le toit, les poêles, la clôture.
Toit, poêles, clôture - tout cela se répare plus simplement que la créature de lhomme ; fragile, il peut être blessé facilement avec le poing, le bâton, lindifférence, un regard ironique, un acte dinjustice, la parole. En prenant de lâge, chacun constate la capacité à faire du mal de la parole : dans sa propre amertume, quand les mots de l'autre l'ont piqué au vif, mais aussi, dans l'amertume quil a pu, avec légèreté, infliger aux autres, en parlant ; parfois, cette souffrance paraît sestomper dans celui qui la subie, mais ses échos - en lui et autour de lui, dans le présent et à lavenir - restent imprévisibles.
février
Dans la peine du déracinement jai acquis un début dattention pour mon être physique et psychique et pour ses besoins, aussi bien que le sentiment que je suis un devenir. Peut-être que linstinct de conservation nous dirige vers le bon amour de soi-même, ce qui signifie le courage de saccepter tel quon est.
Mais je nai pas acquis lhabitude de construire mon activité. Je ne moriente toujours pas dans le temps - comme si je mégarais sur le parcours ; certaines fois je reste figée à un carrefour quelconque. Cest probablement à cause de cela que je ne respecte pas mon besoin de repos et que je ne me laccorde pas pleinement, sans quune fuite de ma pensée ne coure vers le travail à faire.
Il y a aussi de vieilles couches de fatigue superposées.
début de mai
En revoyant Hamlet en traduction roumaine (édition commentée par moi), en relisant mes commentaires et mon étude introductive, jai ressenti la nostalgie douloureuse (le dor) de ma langue, sa présence dans mon être, dont une partie constituante est cette langue.
Après quelques soirées de conversation durant lesquelles je perçois les échos, en Occident, de la propagande soviétique, je fais une nuit le rêve suivant :
Je me trouve avec I*** dans une sorte de gentilhommière, sur un domaine en dehors dune ville. I*** part conduire une amie et, à la fois, se promener. Entre temps, dans la chambre (grande et spacieuse) de cette (belle) maison, où elle devra dormir, arrivent au fur et à mesure : un cerf avec de grandes cornes ramifiées et de grands oiseaux couleur de cendre - leurs ailes déployées, de plus en plus doiseaux ; je me dis que sils vont battre des ailes, ils risquent de se les faire couper par les cornes du cerf, mais leur présence ne minquiète pas. Ils occupent pourtant lespace et je me dis quil serait bien quI*** dorme dans une autre chambre (toujours belle et spacieuse) ; la chambre est préparée, le lit aussi. Il est presque minuit, je sors laccueillir. Je me dirige vers la porte, marchant dans une belle allée, entre des arbres hauts ; je nai pas peur. Dans le noir se détachent la silhouette de P***, ensuite celle de G*** ; je veux leur demander de maccompagner dans lattente et laccueil dI***.
Je me réveille avec limage puissante des oiseaux, de la chambre préparée pour le coucher, de lallée dans la nuit. Je métonne que je ne sois pas troublée.
Il me semble que le rêve exprime notre arrivée et notre vie en Occident : le sentiment que, dans ce nouveau monde, jai des amis ; que jaime ce monde libre et beau ; que la pression, dans le langage dici, du discours idéologique de là-bas fait naître en moi la curiosité de savoir dans quelles contrées de la planète ce discours ne sest pas encore insinué ; une vague anxiété ? le retour dI***, seule dans la nuit, ne serait-il pas limage de ma pensée à son vol outre-Océan, en venant passer les vacances avec moi ?
30 mai
Comme en octobre 1979, je poursuis mentalement son voyage : elle doit se trouver maintenant dans lautobus qui lamène dIthaca à New York, près de larrêt final, chez eux il est 11h25 a.m., chez nous il est 5h25 p.m..
... dans ma tête, toutes sortes dobservations et tant de pensées et didées petites ou compliquées pour lui être communiquées...
15 juillet
Ma fille est venue en Europe ; en France ; ici ; chez moi. De nouveau ensemble, pour un temps court, après avoir vécu, toutes les deux étrangères, elle en Amérique, moi en Europe... chacune son déracinement... solitudes de la planète ; nous avons souffert parallèlement sans nous parler ; et sans en parler.
juillet-août
Hier soir je disais à M-A*** que je me sentais douloureusement seule et en même temps coupable de ne pas fertiliser cette solitude propice au recueillement et à la création.
La solitude nest pas un problème simple - me répondit-elle. Sage parole.
La souffrance de la solitude ne saurait être minimisée que si lon faisait un jugement hâtif. Le besoin insatisfait dêtre caressé par le regard, la parole ou la main, cest une souffrance physique.
Je ne crois pas que les gens palabrent ou laissent tout le temps la radio et la télévision allumées, pour fuir le vide intérieur, comme on le dit de manière stéréotypée, mais parce quils ont besoin dun substitut de présence humaine.
Plus nous sommes adultes et forts, mieux nous savons alléger cette souffrance par la réflexion, la culture, lart ou en offrant notre amour. Mais on ne peut attendre tout cela de la part de chacun, car on ne peut contester à lhomme qui est faible - et qui se retrouve dailleurs en chacun de nous, prêt à prédominer à un moment ou à un autre - le droit de vivre avec ses possibilités dhomme faible ; et on ne peut demander à un enfant ou à un adolescent une expérience accumulée durant des dizaines dannées ; comme on ne peut demander de la force à un malade ; ni à un analphabète ce que lire et écrire nous donnent.
Sur le balcon, entre les géraniums, en regardant les arbres du jardin. Jessaie de prendre, avec tout mon être, la permission de me reposer. Je donne au corps ce dont il a besoin : ne pas bouger.
Besoin de mallonger pour mettre le corps au repos et le laisser retrouver sa quiétude. Je dirige mon attention vers les points troublés, afin quils rentrent dans lordre, quils réintègrent la cohérence de lorganisme.
Le corps sait, il exprime, il dit ce qui se trouve en nous.
Quand nous nous trompons nous-mêmes, quand nous sommes orgueilleux ou complexés, les muscles se raidissent, la voix perd ses nuances, lexpression du visage se durcit, nous faisons des mouvements désordonnés.
Il me semble que la première écoute de soi est celle de son corps. Le corps sait : un genoux palpite, une épaule est plus lourde que lautre, une petite portion du bras se réchauffe, une douleur vague fait son apparition dans un point, les paupières salourdissent, la tête sent le besoin de se pencher, il y a comme un noeud dans la nuque, un pied bouge anarchiquement ; absence dunité et de coordination. Lécoute du corps donne au moins un rassemblement de nos forces. La gymnastique est bénéfique aussi parce quelle ramasse le corps dans son unité. Laisser durer un désordre qui apparaît dans le corps serait laffaiblir dans sa lutte permanente avec toutes sortes dagresseurs, la fatigue qui nest pas suivie par le repos nécessaire en étant un. Une grande fatigue prend des aspects de maladie - perte de lunité et de la cohérence ; je sens que jai un estomac, etc., etc.... Le corps nous parle aussi par la maladie.
Quand je veux me relaxer physiquement, je laisse mon attention glisser sur le corps, sans la diriger : elle me signale les points crispés et alors leur tension, aussi bien que la tension générale, diminuent.
Quelque chose de semblable se passe dans lécoute de lâme. Comme dans le corps un point frémit (pour sapaiser quand lattention se dirige vers lui), ainsi surgissent et traversent lesprit des phrases ou des bouts de phrase au caractère compensatoire (des répliques jamais dites et que je ne dirai jamais) ou des vétilles dénuées de sens qui tendent à se multiplier de manière désordonnée. Je conduis mon attention sur chaque bout de phrase, ce qui arrête sa prolifération et le dissout... il me semble que je nettoie mon esprit... et alors quelque chose dautre surgit en lui : sans que je pose de questions, je reçois des signes concernant des faits auxquels javais pensé ou que je devrais accomplir. Je sais que, après mêtre mise en route sur un chemin ainsi indiqué, les signes iront vers des couches de plus en plus profondes. Laccès à plus de profondeur encore ne demande pas de faire un effort pour pénétrer dans linconnu que je veux déchiffrer, mais seulement déliminer le bruit et lagitation ; le reste vient de soi-même.
Si mon âme souffre, je fais dabord attention à cette souffrance et ensuite, au fur et à mesure que je le peux, aux étapes qui lont précédée, qui lont annoncée, qui lont déterminée. Jessaie de projeter la lumière sur cet espace douloureux - décrire son état actuel, lanalyser. Pour fonctionner, lattention a besoin de temps et dénergie et alors elle prend du temps et de lénergie accordée à la douleur, et la douleur diminue. Dun autre côté, en dirigeant notre attention vers la souffrance présente - physique ou psychique - nous la connaissons mieux ; ce supplément de connaissance est une manière de convertir la souffrance et même de lui trouver un sens. Je noserais croire que je puisse penser de même sur des souffrances que je nai pas éprouvées.
Repos dans la nature - lêtre se ramasse de léparpillement qui lui est hostile et retrouve son unité : partie dune préparation nécessaire pour le travail intense qui tonifie, comme par magie, esprit et corps.
Je voudrais reprendre mon travail ; par nimporte quel bout, afin dintroduire un petit espace dordre qui contaminerait le reste. Mais je ne sais plus si jai vraiment un travail à faire.
Beaucoup de choses à dire et, souhaitant commencer très vite, la tentation den parler avec des amis. Erreur. Cest seulement en misolant pour écrire que je peux parler intensément avec eux ; avec eux, mais aussi avec dautres... connus, inconnus.
Quand je sais que - poussés peut-être par des frustrations que nous sommes les seuls à connaître ou dont nous-mêmes ne nous rendons pas compte - nous pouvons devenir la proie de nos impulsions et de nos agressivités que nous déchargerons sur ceux, autour de nous, que nous ne craignons pas, quand je sais à quel point la relation est compliquée entre les uns et les autres, il me semble que le modeste travail, fait sans délai, par lequel nous essayons dexprimer honnêtement nos propres recherches et questionnements, en nous adressant à des inconnus qui vont lire, écouter, regarder ce que nous avons produit, est une forme damour mieux préservée dégarements ; et que cet effort a plus de chances dêtre utile à quelquun que ce que nous faisons, avec les meilleures intentions, pour lun ou pour lautre, précisément, de nos proches.
Y*** parle de Z*** comme dun disgracié du destin.
Image étroite, aussi bien de lautre, perçu exclusivement dans ses échecs présents, que de sa propre personne, perçue dans ses réalisations présentes.
Y*** oublie que le présent et le passé ont une instabilité permanente, quils changent tout le temps sous le jour de ce quon appelle avenir (lors dune réalisation future, les frustrations dantan pourront être nommées honnêteté intellectuelle ou tenue morale, les vides - étapes daccumulation), que sa propre existence, avec ses pleins, reste toujours fragile - exposée à déventuels coups venus de lextérieur ou de lintérieur.
Conversation avec P*** et J-L***. Je leur réponds :
Non, je ne souhaite pas voyager. Je sens le besoin de ramasser toutes mes forces pour laisser un témoignage des événements et des situations contemporains vécus, que jessaie de comprendre.
Au début de mon arrivée en Occident, je faisais leffort de montrer aux porteurs des illusions utopiques à quoi lutopie peut mener. Ma voix était poliment écoutée, mais avec une attention de surface. Maintenant quand jécris, je ne veux plus convaincre ; je désire seulement que mon témoignage soit ; ou, tout simplement, que lune des voix - parmi dautres - de lépoque, reste - grain de sable enregistré dans un livre.
Parmi difficultés et menaces, à la recherche de ses propres questionnements, en faisant leffort de se nettoyer de linertie et de lorgueil...
Aliénable et aliénée, quand jai la faiblesse dentrer dans un dialogue qui, bien quil nengage pas ma personne - éphémère et limitée, mais particulière - ressemble plutôt à une compétition. Chemin glissant et qui mest étranger, sur lequel je fais tout le temps leffort de me redresser et de me dominer, comme si je tenais les freins dun cheval au bord dun abîme. Si je regarde un miroir à la fin dun tel pseudo-dialogue, je constate que jai enlaidi.
Quel ennemi dangereux peuvent être nos impulsions ! Rechercher la sérénité qui me protège dune infidélité profonde à moi-même : que je revoie mes erreurs sans dépit et sans complaisance ; que je ne regarde pas celles de lautre avec la sécheresse de lindifférence qui pourrait me donner lillusion dêtre objective. Seule la douceur vis-à-vis des uns et des autres peut maider à avoir un jugement droit.
19 décembre, New York, dans laéroport Kennedy
Lieu qui mest devenu familier - la femme-officier couverte dune panoplie darmes, le mégaphone qui dit : the service officer to the main lobby, please - et où il y a en même temps une atmosphère de science-fiction et de fin fond de province.
En attendant le vol pour Ithaca, je regarde autour de moi. Je vois un monde où il me semble trouver une certaine égalité fondamentale - entre les disgraciés et les favorisés de la nature biologique - qui me suggère que chacun est conscient de sa dignité et quelle est reconnue par les autres. Beaucoup de personnes âgées qui voyagent comme les jeunes ; des gens paralysés, en chaises roulantes, qui voyagent comme ceux qui sont en bonne santé ; des femmes obèses qui parlent et plaisantent, désinvoltes comme les belles et même plus authentiquement, car la conscience de posséder la beauté, par laquelle elles pourraient dominer, ny est pas ; je reconnais le jeune homme brun, de petite taille, vêtu en uniforme, ayant lâge mental dun petit enfant - il y était lannée passée et tous les gens dici semblaient le connaître - avec lequel les autres parlent, comme sil avait un jugement dadulte.
Limpression que, lors de telles relations entre les gens - et, bien sûr, à condition que leurs principales nécessités soient satisfaites - les différences de situation matérielle deviennent dérisoires, car secondaires par rapport au sentiment de vivre son pauvre destin comme sil était celui de chacun et de tous.
24 décembre, Ithaca
La splendeur dIthaca : la journée, quand la ville se perd dans lespace vaste, étalée sur des vallons et des collines ; la nuit, quand les lumières sallument et lespace se transforme en un vase transparent plein de bijoux scintillants, en une constellation dense, riche et pleine dinattendu, en des signaux pour les voyageurs qui viennent de lair ; le matin, quand un voile mystérieux se soulève doucement et offre une autre beauté aux regards ; et sur le campus bien connu et toujours étonnant : des tableaux quon voit dès quon ouvre une fenêtre.
Nous prenons un bus qui fait le tour dIthaca. Le chauffeur connaît les passagers, il demande comment va leur santé, ils sont contents de répondre. Je sens, intensément, le respect de chacun pour chacun.
Fin dannée et regards rétrospectifs. Ce nest pas leur faible capacité de compréhension qui méloigne de Y*** et de Z***, mais leur faible sensibilité morale.
1983
janvier
Les années de lenfance sont restées loin derrière nous, mais elles sont restées aussi en nous - temps présent dans les images des souvenirs et dans le souvenir dune atmosphère qui nous baignait.
Elles sont éveillées en moi, vivantes et douces, par une lettre que je reçois aujourdhui dun parent qui se trouve au pays. Jy apprends que le jardin, derrière la maison où ont vécu mes grands-parents, nexiste plus et quà sa place se trouvent maintenant les tribunes dun stade sportif.
Cétait un étroit lopin de terre, parallèle à dautres lopins voisins, qui allaient tous vers les faubourgs. Mon grand-père y mettait des fraises, des haricots et des tomates ; il y en avait peu de chaque, mais lété cela nous suffisait pour les besoins quotidiens - un potage, une salade, un dessert ; pour la pâte de tomates en conserve - mais qui sait encore, de nos jours, ce que cétait de faire de la pâte de tomates en conserve - il fallait de toute façon acheter des paniers de tomates au marché.
Je me rappelle comment, en été, je sortais parfois dès laube travailler avec mon grand-père dans le jardin. Ces jours-là je gagnais pour la lecture une longue matinée, bien remplie parce quelle commençait tôt. Au déjeuner, nous avions comme dessert de la pastèque refroidie sur la glace et après le déjeuner nous faisions la sieste, plongés dans un profond sommeil réparateur ; au réveil, nous avions soif, notre grand-mère nous donnait de la confiture quelle avait préparée et nous buvions beaucoup deau.
La lettre mannonce la mort dune tante que je voyais, quand jétais petite, telle une star de cinéma ; elle était élégante et avait du chic. Les sept dernières années elle avait vécu dans un asile de vieillards - tels tous les asiles de vieillards dans nos pays.
Est mort aussi son cousin germain, qui avait été professeur dhistoire ; il avait une épouse au nom romantique et deux fillettes adorables.
A qui pourrais-je parler si je voulais évoquer ma famille, mes parents, les évoquer tels que je les avais vus quand jétais enfant et quand ils étaient jeunes ? Aujourdhui je peux dire : quand ils étaient.
En écrivant je pleure. Immense besoin de parler à quelquun. Mais ceux auxquels je pourrais madresser, animés, comme moi, de désirs qui prennent des formes diverses, désirs contrariés ou satisfaits et parfois remplacés par dautres, sauraient-ils entendre une voix qui viendrait dune distance de milliers de kilomètres et dun demi-siècle ?
Si jétais maintenant à côté de quelquun qui souffrirait, je saurais écouter avec une attention particulière ce quil aurait à dire ; et après, je lui parlerais avec douceur, avec affection.
dans le train
Indépendamment des tourments, des soucis, des inquiétudes, heureuse durant le bref temps passé à côté dI*** pendant les vacances de Noël. Je le porterai en moi jusquau Noël prochain : je me niche dans les images rappelées, comme je me couvre de mon manteau dhiver les soirs quand il commence à faire froid ; et mon âme se remplit de chaleur.
5 février
Mon mari vient de recevoir aujourdhui lapprobation pour recevoir un passeport.
Et cela fait deux ans et six mois que notre fille se trouve en Amérique.
février-mars
Belle lettre de A***, lun des étudiants des premières séries avec lesquelles jai travaillé lors de mon arrivée en France.
Je me rappelle labsence, à cette époque, de visages humains connus. Je me disais : à la campagne, à la mer, à la montagne, partout au pays, des milliers danciens étudiants, membres dune large famille, affection réciproque, alors quici... Mais voilà que cette famille commence maintenant à prendre forme ici.
Pendant que je réponds à la lettre, des idées et des images me viennent ...lenracinement - au début, quelques fils chétifs, une respiration qui fait mal, ensuite lair fort aspiré par celui qui se sent utile à lendroit où il se trouve... Mais comme je ne veux pas interrompre mon courrier, je note sur un bout de papier : Targoviste - anciens étudiants, Paris - personne.
Dans quelques mois je lirai cette note sans la comprendre. Et je me répète, comme il y a quatre ans, que pour survivre, les pensées et les images ont besoin de mots et de phrases couchées sur le papier sans précipitation et sans répit, en développant une intuition, ou en surprenant, dans une situation quelconque, une vérité essentielle, aussi petite quelle soit. Et cela se fait en prenant le temps nécessaire.
Prenez votre temps, me disait hier au marché, la jeune femme qui tendait les fruits que jétais en train de payer.
Je me précipitais : je jetais le reste dargent et les gants dans le sac, je nouais la ceinture du manteau sans attacher dabord les boutons, je prenais les paquets sans y faire attention, je fourrais la note dans une poche, tout dans un rythme anormalement empressé et qui me faisait violence, pour libérer le plus vite possible ma place à un autre acheteur. Cétait le rythme des gens qui vivent dans les pays de lEst : toujours coupables et toujours tenus de faire quelque chose ; prêts à sestomper et à disparaître ; en prenant comme une aumône ce quils ont payé avec largent gagné par leur travail.
*
Mon mari quitte le pays ; il y a plus de cinq ans que je suis restée et plus de trois ans que notre fille est sortie. Il faisait partie de ceux qui ressentaient une certaine sécurité en sachant quils vivaient dans leur propre logement. Hier soir, au téléphone : il est triste ; il vide la maison.
Des épisodes du passé menvahissent. Certains - douloureusement touchants : au cimetière, après lenterrement de sa mère... grelottant sous la pluie coupante dhiver ; et tout ce qui sétait passé avant que sa mère ne séteigne et après...
Je pense à la désorientation et à la peur de la solitude quil pourrait ressentir au début ; et à la souffrance du déracinement.
Je veux lui offrir ma solidarité dans ce monde étranger et en même temps ne pas interrompre ma quête et rester sur la voie de la réflexion. Pour continuer mon chemin et pour écrire jai besoin de conserver : la joie quotidienne ou la perspective de la renouveler; la confiance en moi-même ; énergie ; des conditions propices au recueillement ; l'espoir de maintenir ce que j'ai acquis depuis que je suis restée - une dynamique de la régénération, qui n'est possible que dans un monde qui bouge et qui respire, c'est-à-dire dans un monde libre.
Beaucoup de choses à lui dire pour y réfléchir ensemble. Et surtout : vivre sur le même continent que notre fille.
25 mai
Il est arrivé le vendredi 22 avril. Je lai attendu à laéroport dOrly-Sud, où atterrissent les avions qui viennent de Roumanie.
Je le vois passer la frontière avant quil ne me voie : un pardessus gris-clair que je ne connais pas, un chapeau que je connais...
Je voudrais parler de la pensée qui ne mabandonne pas : nous ne vivons pas sur le même continent que notre fille.
le lendemain
Cette nuit, jai fait beaucoup de rêves. Parmi dautres :
Je me trouve quelque part, sur un rivage et je veux passer de lautre côté. Ce passage ne peut se faire que par un navire : il faut que je mengage sur le pont - ce que je fais dailleurs - que jouvre une trappe vitrée et que je descende par un escalier en colimaçon. Sur le pont du navire, des clochards - dans leurs vêtements loqueteux, un élément du costume de marin - gais, amusés et sarcastiques, me regardant comme quelquun à qui on va jouer une farce. Tout le temps de ce rêve je suis seule. Je me rapproche de la trappe et, avant de louvrir, je regarde par la vitre : je vois toute la cage de lescalier pleine deau sale et je recule. Je me dis : si jy entre, je vais me baigner dans leau sale - répulsif ; mais il ny a pas dautre chemin ; et il est court. Les hommes sur le pont me regardent, moqueurs. Je mets la main sur la trappe et, en tournant le dos à la cage de lescalier, je fixe la trappe dans les quelques crochets métalliques qui se trouvent à côté ; je me retourne, je fais le premier mouvement vers lescalier et je constate que le simple fait davoir ouvert la trappe a parfaitement nettoyé la cage.
Le rêve finit ici.
Le présent - lecture renouvelée du passé ; boussole ; réorientation dans le temps et dans lespace. Des cycles de notre vie se recolorent. Un pas fait - ou un pas quon na pas fait - jadis, il y a de cela des dizaines dannées, exige maintenant un geste précis, pose ou enlève un fardeau.
juillet, quelque part au bord de lOcéan
Panoramas vastes, paysans qui parlent de la terre sèche - il na pas plu - quils doivent arroser, un bourg avec de ravissantes petites ruelles étroites. Dans les magasins, des caissières calmes, douces, souriantes. Dans nos pays, les vendeuses fatiguées, harcelées, irritées et les fonctionnaires abrutis créent un réseau humain dhostilité.
Désir de parler des deux premières années de ma vie en France (je porte depuis longtemps en moi le poids de ces paroles tues).
septembre
De nouveau septembre, comme il y en a eu et comme il y en aura.
Notes interrompues. Lignes brisées. Jessaie de mécouter - opacité. Il est loin létat de réflexion ; comme sil avait définitivement disparu. Je pense aux difficultés rencontrées par le processus de la connaissance de soi-même dans des situations doppression - en famille, au travail, dans lhistoire.
Brille encore, faiblement, un petit fil de pensée et de créativité pendant que je lave, je me lave, je nettoie lappartement, je sèche mes cheveux. Leau qui coule, laspirateur et le séchoir massurent un silence fertile par leur bruit qui couvre radio, télévision, ma propre désorganisation.
Les idées qui lautre jour me visitaient constamment et intensément, maintenant me touchent à peine, très pâles et rapides, pour seffacer ensuite, ségarer, se perdre. Cest peut-être parce quen me rencontrant, elles ne trouvent plus la disponibilité dont leur existence a besoin.
Le soir, quand, avant de me coucher, je marrête, je me ramasse et je reste, sans aucune occupation, dans le silence et limmobilité, je pressens, ou même jentrevois, palpiter, surgir, flotter - complète mais brumeuse, ou précise mais fragmentaire - une image, une idée, (dune pièce de théâtre ou dune phrase ?), bribes de formes encore cachées, dans lesquelles un fil dentendement veut se trouver une expression cohérente ; des ombres, des ébauches, des éclats dimages et didées auxquelles je voudrais marrêter pour reprendre la relation avec moi-même. Mais la couche de fatigue est trop épaisse ; ombres, ébauches, éclats dimages et didées seffritent. Comme si jétais un convalescent qui, après alitement et diète, sent, un court moment, lenvie dun certain plat, pour ne plus rien désirer linstant suivant ou qui se lève de son lit, fait quelques pas dans la chambre, sassoit sur une chaise et se remet de nouveau au lit.
Je madresse, muettement, toutes sortes de phrases que javais, depuis lenfance, confiées à la routine (je vais boire une tasse de chicorée, je vais me brosser les dents...). Je me fais un programme mais sans y penser. Je me divise au lieu de munifier. Je mets partout des limites et jinhibe ma joie de vivre... Morcellement de chaque jour.
Distance toujours croissante entre mes notes et leur rédaction dans une forme définitive.
Tel un boulanger qui reçoit tout le temps de la farine, pétrit la pâte et la laisse lever, posée sur des tables ; les tables en sont couvertes, il ny a plus de place où pétrir, ni où mettre les nouveaux arrivages de farine. Il devrait donner des formes diverses de pain à la pâte qui est déjà levée, les cuire, enlever ensuite du four les pains cuits et les distribuer aux vendeurs, pour laisser ainsi de la place à un autre tour de pâte levée, prête à être mise au four ; sil ne fait que recevoir continuellement de la farine, la pâte qui attend risque de se refroidir, se rétrécir, se dessécher et se perdre.
Tension. Non parce que je fais beaucoup, mais parce que jai beaucoup à faire ; et plus encore, parce que je ne commence pas.
Quand on remet à plus tard la rédaction définitive, tant de notes samassent et, comme dans la jungle impénétrable, on ne sait plus où se frayer un sentier. Je me répète alors les paroles de M-L*** : Lexistence en soi dun produit fini dû à leffort humain témoigne dune activité méritoire ; les appréciations du degré de réussite viennent après. Mais on oublie que lon na pas léternité devant soi.
Le matin - recharge de confiance, projets, décisions, espoirs, éternité ; mais les éternités des matins finissent le soir.
Je me suis réveillée brusquement dun sommeil agité et plein de rêves, en disant clairement dune forte voix intérieure : Et quest-ce quil en reste ? et quest-ce quil en reste?
Je ne réfléchis plus ; mon esprit est habité par hier et aujourdhui.
... moments pénibles de tristes clarifications intérieures... nuit blanche...
... je constate mon optimisme qui cherche des réponses adéquates...
... besoin de temps structuré, de travail structurant...
.... peut-être que ces larmes sont cathartiques...
... besoin de recueillement.
1984
26 mars
Le souffle coupé en lisant la splendide lettre de M*** qui me parle de sa conférence sur le Logos. Un crescendo qui déclenche en moi enthousiasme et joie.
Les larmes sur les joues, jécoute, de loin, sa voix forte et dense qui devient énergie et chaleur: écoute qui défie lespace et où le véhicule de la communication ne sont plus les mots et les phrases, mais cela même - et cela nest quune chose, une seule chose - qui est communiqué ; la densité donne à cette chose unique un poids qui exige quon arrête son temps. Juste dans un éclair, je sais que ce quil y a à saisir je ne pourrais le nommer.
Fin du mois de mai
Je voudrais inscrire un silence.
août, quelque part au bord de lOcéan
Tristesses de la solitude. Terrain glissant - entre désespoir et créativité.
Besoin douloureux de voix humaines. Aujourdhui, sur la plage, il était bon découter celles que jentendais autour de moi. Elles me baignaient, comme leau de lOcéan ou comme les rayons du soleil.
Cette nuit, jai fait un cauchemar que jessaie de me rappeler, bien quil me soit pénible dy penser. Au réveil, il était devant moi, douloureusement clair, avec force détails. Je ne lai pas écrit, car revenir à lui me faisait souffrir (je me trouvais avec I*** dans une prison).
Je voyais les prémisses de ce rêve dans le quotidien des journées précédentes : ce que javais interrompu ; ce qui me manquait ; ce qui mavait attristée ; ce qui mavait blessée sans que je réagisse ; ce que ma peur dy penser avait réprimé. Je note certains détails de quelques instants précis et je souligne ce qui va revenir dans mon rêve.
Il y a deux jours je suis arrivée dans le hameau ***, près de lOcéan. Point final dune très petite presquîle, lopin étroit, entouré de tous les côtés par les eaux, mais accessible seulement par les terres, car il ny a pas de port. Bout du monde, qui semble être isolé du continent. Tout ce quon peut imaginer de plus opposé à un lieu de passage. Impasse. Le bout rocheux de la presquîle descend, tel un rempart, dans lOcéan. A cet endroit il y a un complexe hôtelier, des murs qui semblent anciens et des maisons - parmi elles, un étrange petit château en pierre - qui seraient encore plus sévères si elles nétaient pas baignées par les fleurs et la verdure.
Une chambre, dans un hôtel sur la route. Les fenêtres souvrent sur lOcéan. Quand la marée monte, les vagues frappent la plage avec une force qui me suggère un poids de milliers de tonnes, une force qui évoque la dureté ; loin de la caresse des eaux qui se balançaient au bord de la Mer Noire.
Bien quil y ait beaucoup de fleurs, la beauté des lieux est monochrome, un gris-vert : lOcéan, les rochers, la verdure, les arbres, les toits en ardoise (parfois colorée en vert), la pierre avec laquelle sont bâties les maisons... Sévérité... Loin du parfum et des couleurs du Sud.
Le matin je suis partie faire une promenade à pied vers le village le plus proche, à une distance dun kilomètre et demi. Sur mon chemin, personne ; seulement des voitures qui passent à toute vitesse. Un homme du pays, qui se trouve dans les champs, me regarde comme une bizarrerie. Jai peur daller plus loin et je rentre. Je me sens enfermée dans un périmètre fixe, dans un silence encore plus grand que celui que javais souhaité.
Je pense aux six années de prison - régime de cellule, isolement total, terribles passages à tabac - dOvide B***, les six dernières années de ses treize années de détention. Je pense à ce que jai lu et entendu sur les camps de concentration communistes et nazis, à leur but - lextermination - à leurs méthodes. Et surtout aux six années disolement dOvide B***, dans la prison de Ramnicou-Sarat, avec ses trente-six cellules, toutes en régime disolement. Et à ce quil me racontait : Tout ce qui faisait du bruit devait servir à transmettre quelque chose ; pour survivre, avec le peu dénergie qui nous restait, nous devions communiquer ; nous secouions la boue de nos bottes, nous toussions, nous nous mouchions - tout en alphabet Morse ; même maintenant, quand je me trouve à côté dun mur, je frappe avec les doigts dans lalphabet Morse. Ce que nous communiquions était larrivée de quelquun, la maladie, la mort... sous la menace dêtre horriblement battus, de perdre la misérable bouillie quils nous donnaient. Jai peur de penser au terrible isolement dOvide B***, jessaie déloigner de moi cette pensée.
Sur la plage, avant la marée, très peu de monde. A côté de moi, trois Anglais, dont le parler - un dialecte ? - est martelé et dur, comme les vagues de lOcéan, les pierres grises des maisons ; rien de la mélodie de la langue anglaise, telle que je lai entendue auparavant.
A lheure de la marée, beaucoup de personnes viennent sur la plage. Près de moi, un homme et une femme qui lisent. La femme (probablement lépouse) dit à un moment donné quelque chose - bref, sec - avec une extrême économie de mots, comme si elle parlait à cet homme juste parce quelle avait absolument besoin de le faire. Elle lui amène un garçon mouillé, sorti de leau : Surveille-le ! Le père (je crois) continue sa lecture. Aucune parole, aucun regard pour la femme ou pour le garçon. Quand lenfant demande quelque chose ou quand il quitte son immobilité, le père (?) dit soit tais-toi, soit ne bouge pas, ce qui revient à lordre : Nexiste pas !
Apparemment il ny a que moi qui sois seule sur la plage. Seule et isolée. Limpression que cette solitude peut devenir force si je reconnais que je ressens une certaine douleur, je lanalyse et je lassimile en y réfléchissant.
Le rêve : Je suis avec I*** dans une prison. Je suis assise sur un banc scolaire, parmi dautres bancs disposés irrégulièrement. Derrière moi, des hommes, je sais que ce sont danciens officiers. Je leur offre des noisettes et des biscuits salés que jai sur moi, ils les reçoivent vite, avec peu de gestes. Je parle avec I*** : chacune de nous dit avoir été battue... A ce point du rêve, il ny a pas dimages, il ny a que des paroles qui donnent une information très brève, avec peu de verbes, sans épithètes ou adverbes ; aucune description; tout est un peu abstrait, moins douloureux...
Le rêve parle de moi et de lendroit où je me trouve en vacances. Théoriquement, les lieux ont tout ce quil faut pour me plaire ; mais le plaisir reste abstrait ; ce nest que la solitude qui est concrète et palpable.
Je pense au mal que jai pu faire à quelquun, en me taisant, en ironisant, en persiflant, cest-à-dire en refusant la communication.
Mes rêves savent autant que mon conscient. Jy retrouve, dans des images étranges, les mêmes observations, questionnements, conclusions ; des continuités du conscient.
Je me rappelle le rêve fait dans la maternité de Bucarest, le cinq février, quand jai accouché par césarienne. Il exprimait, en images, aussi bien ma situation ponctuelle sur la table dopération que mes pensées sur nos devoirs existentiels.
Lanesthésie restait sans effet. Linfirmière qui devait mettre dans la main du chirurgien lanesthésique, amoureuse et ahurie, lui avait donné, pour linjection intra-rachidienne, une fiole avec de la novocaïne de faible dilution, comme pour le plombage dune carie. Les médecins constataient, étonnés, que les mouvements de mes jambes étaient libres et que je pouvais toujours compter et répondre à leurs questions. Ils ont essayé dautres anesthésiques. Mais je continuais à compter et à répondre à leurs questions. Effrayée par léchec de lintra-rachidienne, je voulais massurer que lanesthésie serait forte et que je ne sentirais pas de douleur. Je parlais et je comptais avec acharnement et je crois que jai continué à le faire même après avoir été endormie ; une forme de mensonge.
Dans le rêve fait sur la table dopération, javançais sur un chemin, vers un but précis, tout en sachant que, après être arrivée là, je devrais retourner au point de départ. En marchant, afin de rendre mon chemin plus simple et plus agréable, je mentais de temps à autre, sans que la raison et la manière en soit claires - comme cela se passe dans les rêves. Au retour, à chaque pas fait à un endroit où javais menti, mes mouvements devenaient difficiles, ou je rencontrais des obstacles que je ne pouvais surmonter quavec un effort de plus en plus pénible. Je mépuisais et je savais pourquoi : je devais payer pour avoir menti.
Le réveil sur la table dopération a dû être long et difficile, à la suite de lexcès danesthésiant que moi-même javais provoqué. Le rêve me le disait.
Mais le rêve exprimait aussi mon idée sur la vérité et la justice. Il parlait du cas ponctuel de lanesthésie, mais aussi dune relation entre erreurs et conséquences.
toujours le mois daoût et toujours au bord de lOcéan
Avant la tombée du soir, je me suis assise entre les rochers, au milieu de la beauté et jai regardé. La beauté était disposée en cercle autour de moi, dans tous les sens. Devant, à gauche et à droite, lOcéan avec ses îles et des bords couverts de forêts ; au loin, jusquà lhorizon, le large des eaux au-dessus desquelles volerait ma lettre à I***, en dépassant la courte portée de mon regard, jusquà lautre bord de lOcéan, vers lequel chaque jour ma pensée se dirigeait ; derrière moi, des murs et des vestiges bien conservés ou restaurés ; en haut, le ciel, éclairci après une pluie rapide, visité par quelques nuages, juste ce quil faut pour quil ne soit pas désert et pour mettre, de temps à autre, un voilage devant le soleil ; sous mes pieds, des rochers avec des taches jaunes, des murs couverts de mousse verte ou, ici et là, dans une fosse minuscule, de leau restée après le reflux.
Soudain, jai senti que je ne pouvais et que je ne voulais plus regarder, comme dans un inventaire, tout ce qui était beau, en décomposant la beauté en segments, mais que javais besoin dembrasser les segments dans un tout dont ils faisaient partie, et qui, à son tour, se retrouvait en chaque segment. Limmense beauté se retrouvait, dans sa totalité, en chaque point précis de lensemble.
Il marrivait souvent de voir dans ce que jadmirais une projection de mes états dâme. Mais ce soir, cette beauté immense qui me baignait, était ; distincte de moi.
lautomne
Je voudrais prendre par la main lenfant que jai été jadis - ainsi commençait une poésie que javais écrite à la fin de mon adolescence. Je regarde en arrière et je me revois à des âges divers. Tant de choses se trouvaient devant moi...
1985
février-avril
Mon temps, celui qui me reste, diminue à vue doeil, tel un oiseau que lon regarde séloigner au loin, jusquà ce quil ne soit même pas un point...
Les énergies baissent aussi et le soir vient à la place du matin après quelques gestes qui ne laissent pas de traces.
Mon livre est arrêté, enfermé dans lordinateur et je ne reviens pas le libérer. Lordinateur, arrêté, lui aussi, me regarde avec son oeil immense ; sa tête intelligente, inutilisée ces derniers temps, est plongée dans un sombre silence. Mon esprit est devenu plat, tel un écran où lon projette des images dans lesquelles on ne trouve plus les reliefs de la vie et de la réflexion. Ma pensée, telle une eau dans un lit peu profond, sur une plaine où elle bouge très lentement et sans susurrer ; on voit à peine si elle coule.
Par mon esprit passent des adages, des bribes de paraboles, de fables et de contes de fées : bon fromage dans vilaine outre ; le talent enterré ; sont-elles mouillées les biscottes ? la cigale et la fourmi ; tant vaut lhomme, tant vaut la terre ; la fonction crée lorgane ; tuer la poule aux oeufs dor....
*
mai
Jai quitté la région parisienne et jai déménagé dans la ville où je travaille.
juin
Une nuit, réveillée brusquement par ce que je croyais être un fort bruit : comme si de lourdes piles en bois et en métal sétaient toutes soudainement écroulées. Une fois réveillée, j'écoute. C'est le silence. Rien ne bouge. J'ai rêvé un bruit.
Est-ce à l'intérieur de moi-même que cet écroulement s'est produit ?
Le matin, je lève les stores et je regarde : les arbres, et puis, à lest, bougeant dans le ciel, une bande mince colorée, du violet et du rouge - les nuages du beau ciel de la région - qui, en quelques instants, se fondent dans la lumière ; la lumière grandit, se diffuse et touche, pour les embrasser, le saule, les sapins, les couronnes des chênes, la tour de léglise.
Le soir : les vieux arbres, le saule du premier plan, les maison blanchies par lobscurité du crépuscule qui avance.
Au réveil, croissance de quelque chose quil mest difficile de nommer - de ce quon appelle en anglais awareness.
Silence et solitude propices. Je mécoute. Jentends une douleur du côté droit, je découvre une tension dans la nuque... corps, images, paroles, pensées commencent - me semble-t-il - à se mettre en ordre, comme dans une boîte.
22 juillet
Depuis que jai appris la catastrophe des Dolomites - les glissements de terrain et les hommes enterrés vivants - cette pensée ne me quitte pas... la question immédiate que je crie ne concerne pas les causes, les négligences, les coupables, mais : comment peut-on gaspiller des minutes et des énergies sans aimer ? comment peut-on aller au devant dun être humain avec indifférence ou en affichant froideur et ressentiments ?
septembre
Jai acheté un lave-linge : petit (deux kilogrammes) et rudimentaire ; je dois le soulever dans mes bras avant et après utilisation, pour le poser sur le plan de travail de la cuisine au niveau du robinet et le remettre ensuite à sa place ; il nessore pas. Mais cest mon premier lave-linge et avec lui jai acheté du temps et de lénergie : il fait bien et rapidement ce qui me demandait des heures de travail fatigant.
Avec ce lave-linge, jai obtenu du temps aussi dune autre manière : en découvrant à quel point le temps peut être souple et spacieux. Ayant du temps sans savoir que jen avais, cétait comme si je nen avais pas ; je deviens riche parce que japprends ce que je possède.
Je remplis la machine avec de leau, du linge, du détergent et je mets son horloge à la division 8 : elle a besoin de huit minutes pour laver les tissus en coton. Jemploie ces huit minutes - trop peu pour commencer un travail qui exige continuité - à diverses menues occupations : je finis ma toilette du matin ou du soir, je lis une lettre ou je complète une fiche, je mets de lordre dans des objets ou des idées, parfois je pense sans me précipiter. Je me dépêche en revanche quand il sagit dactivités manuelles : je me donne la peine de mener à bout plusieurs choses ; ainsi je gagne un certain rythme et je découvre que je peux laccélérer. Chaque fois, je constate combien de choses on peut faire dans un bref intervalle de temps. Cest comme pour les lectures du métro.
Jai découvert dans le métro quel peut être le contenu dun temps limité, en voyant le nombre de pages que je pouvais y lire entre deux arrêts ; même avant le dernier arrêt, celui où je dois descendre, je finis un alinéa, je mets les lunettes dans leur étui, je mets létui dans le sac, je sors mes gants, je boutonne mon manteau...
... ou, si je ne peux détacher mes yeux du livre, je peux encore faire les derniers gestes en sortant, sur lescalier mécanique.
Comme si le temps se dilatait ; peut-être parce que sont réduites les possibilités des petites parenthèses complices de notre paresse - un coup de fil, un verre deau, le rangement dun objet, etc.
Nous utiliserions probablement mieux le long temps de notre vie si nous avions le courage de nous dire à quel point il est court.
Il y a quelques mois, après une époque de peine et de tourment, et en regardant le temps toujours plus rétréci qui se trouvait devant moi, je me suis offert une jupe dont javais eu longuement envie. Jusquaux chevilles, froncée, en trois volants ; un tissu de coton épais: sur un fond marron - avec un soupçon de violet - des rayures irrégulières, composées de petits bâtonnets noirs, maladroitement dessinés.
Je la portais partout ; en cours, à la bibliothèque, en visite ; dans le train, dans le métro, en avion. Elle avait acquis une couleur triste et javais oublié que le coton était imprimé.
Il y a deux jours, je lai lavée et je lai repassée. Aujourdhui je lai revêtue ; mon regard tombe sur elle et je ne reconnais plus ma jupe de tous les jours. Il me semble que jai acquis une deuxième fois la jupe que javais achetée, après avoir tourné autour pendant une année presque : tissu compact, un dernier volant ample, de petits bâtonnets noirs, tracés sur un fond marron avec un soupçon de violet. Elle a ressurgi dune couche de saleté quon ne voyait pas, bien quil ait été naturel quelle en soit couverte.
Et je pensais à lhomme qui vit dans nos pays, étouffé, enfoncé, nié, humilié, mutilé par tous les moyens, survivant sans trop savoir qui il est et où il se trouve. Quelles sont les eaux qui doivent le laver et le rincer, où est le soleil qui doit sécher ces eaux ? Et quelle merveilleuse surprise il va avoir quand il apprendra à sécouter, à se regarder, à se reconnaître...
Il mest de plus en plus facile de reconnaître et davouer mes erreurs.
Peut-être parce quà présent il y a de moins en moins derreurs dont laveu me soit pénible ?
En tout cas, le fait davouer ne risque pas de changer limage que jai de moi-même, image qui bouge dans la stabilité de ma quête. Cest le goût de la vérité qui me pousse surtout à avouer ; la recherche de la vérité sur moi-même, jaurais de la peine à labandonner.
novembre
Matins et réveils.
Quand on est libre des soucis et des souffrances - qui brouillent le silence nécessaire à lécoute de soi-même - les réveils viennent avec enrichissement...
... une idée qui pointait hier et qui a un peu poussé
... une idée nouvelle surgie nécessairement dautres idées qui existaient déjà
... plus de précision en formulant une question
... une résolution
Comme si lactivité de notre conscient continuait plus profondément et plus vigoureusement pendant le sommeil ; peut-être, parce que divers points où germait une réflexion et sur lesquels nous échafaudions, pendant la journée, des raisonnements, se libèrent et que la réflexion peut se développer.
1986
janvier
Hier, à Paris ; gris ; il bruine et toute la journée, il y a une lumière de soir. Une tasse de thé dans un café pour me réchauffer. Je monte dans divers autobus et je regarde par la fenêtre. Comme je suis riche ! mes yeux se remplissent des beautés de cette ville. Je descends, je fais le tour du jardin du Luxembourg - très beau. Par le temps quil fait, il ny a presque pas de personnes qui se promènent ; je vois beaucoup de visages préoccupés, sérieux, de gens qui doivent avoir une famille, un emploi, des responsabilités ; ce soir, ce Paris, où il ny a rien de cet air de culture en crise quon peut trouver parfois dans certaines rues, me semble encore plus beau. Des idées se trament doucement, sans bruit, comme dans un brouillard.
Un après-midi ravissant ; je peux le répéter, avec des variations. Mais jai limpression que je quitte ce chemin, pour chercher la construction, en paroles écrites, de mes cohérences.
Dans une librairie. Accablée par le grand nombre des livres récents qui semblent mériter dêtre lus. Mais quand je me promène dans la librairie comme dans une bibliothèque avec accès libre aux rayonnages, et quand je commence à prendre les livres dans la main, le nombre de ceux qui valent la peine dêtre lus diminue ; beaucoup peuvent être parcourus en quelques minutes pour prendre deux ou trois notes.
un soir
Âme équilibrée et ravagée.
Hier, la peine de mon esprit, en voyant la discrimination avec laquelle ceux dici parlent de ceux de là-bas.
La douleur de tout mon être quand je parle au téléphone avec I***. Elle est si loin...
février
Je disais hier à B A*** : faire les démarches pour se séparer de son époux, et, en restant seule, chercher un logement, déménager, tout recommencer à zéro, en achetant, avec peu d'argent, un lit et une cuisinière, c'est ce qu'on peut appeler la vie heureuse...
- B A*** : ... je ne comprends pas...
- ... cela signifie que vous avez la santé et le droit de faire tout cela - déménager dans une autre maison, même dans une autre ville...
- B A*** : ...vous vouliez dire alors "la vie normale"?
- Oui ; mais la vie normale est la vie heureuse. Les grands malades et plus d'un milliard et demi d'êtres humains qui vivent dans nos pays ne l'ont pas.
- B A*** : Alors comment expliquer que ceux qui ont une vie normale se suicident, ce que ne font pas les handicapés ?
- Ceux qui se suicident sont de grands malades.
Matin dans le train. Je regarde la riche vallée de ***, où les brumes se dissipent : des rangs darbres que lautomne avait dépouillés ; des troncs avec des branches fortes, des rameaux fluets, quelques feuilles jaunes qui restent encore accrochées ici ou là.
Splendide, cet univers avec ses êtres humains, ses arbres, ses châteaux. Abondance de beauté, réflexion et sensibilité. Mythique.
Matin, chez moi. Je bois le café et je regarde par la fenêtre. Dans le premier plan, surgissent du brouillard, les couronnes des arbres, et on devine, derrière elles, les contours vagues de bâtisses. De ma chambre chaude, je vois un tableau de rêve.
Pourrais-je avoir une vue aussi admirable des fenêtres de mon logement si je me trouvais à Harvard ?
A Harvard...
... invitée pour une conférence préliminaire à la décision de ma nomination.
Jai choisi un chapitre sur la proposition utopique et la parodie ; lanti-utopie en tant que parodie. Jai deux heures à ma disposition. Je commence avec des affirmations qui relèvent de lévidence et qui ne contredisent pas les idées qui circulent. Jattire lattention sur des erreurs graves dans la traduction anglaise de Dostoïevski ou dIbsen : égaré par sa propre tentation utopique, le traducteur na pas compris le texte de loeuvre et y a mis un sens qui ny est pas ; avant de faire un intercours, je distribue aux étudiants des feuilles où jai noté ce type derreurs du traducteur. Les exemples sont frappants et convaincants. Quand je reprends le cours, lintérêt des étudiants a augmenté ; je pose des questions qui leur demandent de la réflexion et dont les réponses vont des évidences déjà connues à des affirmations inattendues, mais non moins évidentes, qui montrent que certains critiques littéraires, qui ont des préjugés idéologiques, ignorent ce quils croient connaître. Je tire des conclusions partielles qui posent des problèmes nouveaux et je finis le cours en formulant ces problèmes. Les étudiants écrivent sur les formulaires quils ont à compléter - comme cela se fait aux Etats-Unis, où les étudiants notent leurs professeurs - tremendous, wonderful, extraordinary, etc., etc.. Les professeurs qui ont assisté au cours sont, comme les étudiants, en effervescence intellectuelle. On me demande de signer un contrat.
Tout à coup, je me dis que Harvard est trop près dune ville tentaculaire comme Boston, que je ne pourrai y trouver ni une fenêtre qui souvre sur un panorama comme celui de ***, ni des gens comme ceux de cette ville-ci...
... et je dis vite, avec comme un vertige localisé entre les sourcils : Va-t-en, fantasme!
Jen sors les yeux fatigués, une sorte de brouillard sous mon front.
Je subis le même malaise quand je veux mettre au point des secteurs strictement matériels du quotidien, où je dois employer une attention aiguë et surtout exclusive, car je ny ai pas encore acquis la routine bénéfique de lartisan, qui, une fois gagnée, laisse lesprit libre et permet déconomiser du temps et de lénergie.
Je veux faire des économies, en remplaçant moi-même la doublure déchirée de mon manteau. Autour de moi, le désordre de celui qui travaille sans méthode dans un domaine qui lui est étranger (cest seulement à la fin que je sais comment jaurais dû procéder) ; des fils sur ma jupe, sur le parquet, sur les tapis, sur les livres... des fils partout. La fatigue de celui qui voudrait avoir déjà fini. Dans le souhait de finir le plus vite possible, je ne déjeune pas, et quand je finis - lair malade, les yeux rougis, une sorte de brouillard sous mon front - je suis éreintée, vidée de désirs, de curiosités, absente de moi-même.
17 mars
Dans le métro. Mon regard se pose sur le journal ouvert dun passager ; je lis un titre : Un homme sort de sa voiture les chevaux en feu. Jessaie de comprendre ce que ce titre veut dire : est-ce que cet homme transportait deux poneys dans sa voiture ? est-ce que le titre est métaphorique ? Je regarde encore une fois et je lis : ... les cheveux en feu. La première fois, je navais pas lu chaque mot, mais toute la phrase ; fatiguée, je ny avais pas fait vraiment attention ; dans mon enfance, le mot voiture signifiait un véhicule tiré par des chevaux ; à cause de cette association de lenfance et sans men rendre compte, javais changé une lettre du texte. Fatigue, inertie et autres, combien dobstacles que nous ne remarquons même pas surviennent dans le plus simple processus de la connaissance.
Et combien parmi nous ne cessent de crier leurs certitudes ; ce quils croient savoir.
juillet
Ce matin, je sors acheter des fruits et du pain. Des rues désertes (il ny a du monde quautour des points dintérêt touristique) : ainsi la ville de mon enfance, en été, quand seuls les plus démunis ne la quittaient pas, pour aller, soit à la montagne - le bord de la mer était un luxe auquel on ne pensait pas - soit au moins chez des parents, à la campagne.
Paris, avec les beautés quil offre tous les jours de lannée à celui qui apprend à le connaître, Paris - métropole aux rues toujours vivantes - nest jamais désert.
Ceux qui me disent quils ont besoin de repos parce quils sont fatigués ou pour éviter une éventuelle fatigue, ceux qui, faisant une visite, se retirent tôt parce quils ont besoin de sommeil, ceux qui refusent une invitation parce quils ont un travail à accomplir, ceux qui se tiennent à distance des soucis de lautre - tous ceux-là me font sentir létat desclavage diffus, indéfini, où je me situe quand je me comporte comme une personne parfaitement disponible.
La disponibilité permanente pour tous ceux qui me sollicitent est lacceptation dune servitude dénuée de sens ; ce don, immense pour celui qui loffre, car il y brûle son être, est formé de bribes pour ceux qui le reçoivent, ne serait-ce que du fait quil est éparpillé entre plusieurs.
Et pourtant, je continue de répondre à lappel de limmédiat.
Quelle démesure ! comme si nos forces étaient infinies ! Difficulté de comprendre nos limites.
Deux anciens étudiants qui viennent me voir me disent : Vous êtes toujours disponible! Je demande sils croient que ce soit une bonne ou plutôt une mauvaise chose. Les deux me répondent dune seule voix : Cest une bonne chose : on rencontre cela si rarement !
Je ne sais pas si cest une bonne chose : toujours disponibles, nous dépensons, sans fil conducteur, les énergies et le temps que nous devrions consacrer avec continuité à ce que nous ressentons comme notre voie ou notre devoir et que nous remplirions pourtant avec joie.
En faisant mon courrier en fin de semaine, jen arrive à une lettre où je lis :
Tu réponds aux lettres avec un respect attendrissant.
Le mot attendrissant marrête. Est-ce que ce respect qui vient de ma part est vu comme excessif ? Excès de ... ? attention accordée, disponibilité... Mais si le respect avec lequel je réponds est perçu comme excessif, cela signifie que je ne comprenais pas ce que demandaient les lettres auxquelles je répondais ainsi et que, de toute façon, ces lettres ne demandaient pas ce respect. Ce don de temps et dénergie, qui exprimait le respect qui nétait pas demandé semble être vu par celui qui le reçoit comme un signe de faiblesse, de fragilité ; un signe de ma candeur.
Je me dis que jai toujours écrit, avec respect, ma correspondance, le commentaire des manuscrits quon menvoyait à lire, les rapports sur des thèses de doctorat et des mémoires de maîtrise, les annotations, en marge des copies dexamen, dont les étudiants pouvaient profiter ; et cela, en laissant toujours de côté mes études, mon livre, et surtout le recueillement dont jai besoin pour conserver ou acquérir cette petite lumière sans laquelle je ne peux penser activement à I***.
Mais aujourdhui je vais répondre brièvement à ma correspondante attendrie par le respect avec lequel..., car il y a tant de choses qui mattendent.
Avant de lui répondre, je relis jusquau bout sa lettre qui finit ainsi : Je suis certaine que tu as de la lumière pour moi. Je sais que je trouverai toute seule ma vérité, mais jai besoin de ton aide.
septembre
Fin des vacances et départ dI***. Elle venait de sa solitude et avait besoin de dire tant de choses quelle avait tenues enfermées dans son coeur. Or les trois premiers jours après son arrivée, je ne pouvais interrompre la correction des copies qui devaient être notées pour une date précise.
Dommage quon ne donne aux adultes ni conseils, ni encouragements, mais juste des suggestions ambiguës.
Rencontre avec X***. Après la mort de son mari, elle a émigré de Roumanie avec son fils. Le fils ne peut sadapter à un climat et à une culture tellement différents de ceux où il a passé son enfance et son adolescence et où il est allé tant dannées à lécole ; il na aucun désir de commencer quoi que ce soit dans ce nouveau pays, et que peut devenir limmigrant qui ne veut rien commencer ? il reste un étranger. Le fils, pour le bien duquel il est probable que la mère est partie, est maintenant son tourment et sa peine ; il est la partie la plus importante delle-même et sil ne sadapte pas, son adaptation à elle ne peut se faire. Je vois comment ce tourment, qui doit être vif et quotidien et quelle mavoue pendant que nous nous racontons nos expériences dimmigrants, pénètre, en les enrichissant - telle une source secrète - ses réflexions générales, fines, courageusement sincères, sur les difficultés, les souffrances et les enseignements de limmigrant de toujours et de nimporte où.
Apparemment je ne suis pas seule à ***.
Je rencontre chaque semaine plus de deux cents étudiants auxquels je parle et qui mécoutent, qui me posent des questions et auxquels je réponds.
Je rencontre des collègues avec lesquels je parle. Je connais des gens qui mont aidée, des gens avec lesquels jai un dialogue agréable, intéressant, vivant, profond. Jéprouve pour lun ou pour lautre de ceux que je vois - et chacun existe pour moi dans son unicité - estime, reconnaissance, affection, admiration, tendresse, respect ; parfois, et pour des gestes ponctuels, jai des réserves. Dans leur majorité, ceux que je rencontre me font confiance, manifestent leur intérêt, leur respect, leur estime ; il y a peu dattitudes qui me soient hostiles.
Je suis invitée et jy vais avec joie. Jinvite et je reçois avec joie.
Mais je nai avec personne une communication intime - cest-à-dire, non-intellectuelle et réciproquement sans réserves. Même si je parle de mes problèmes, les autres sont très discrets sur les leurs ; comment ouvrir son âme sans réciprocité ?
Et le téléphone reste muet. Il ny a pas de communication téléphonique où Comment ça va ? ne soit pas formule de salut, mais question qui attende une réponse. La communication téléphonique intime me manque : où je dirais que je nai pas bien dormi la nuit, que jai mal à la tête, que jai admiré une belle robe dans une vitrine, que jai envie de voir la mer ; où je ferais part de ce que jai appris récemment : à Bucarest les hôpitaux nauront pas cet hiver la permission daugmenter la température au-dessus de 80 ; la communication téléphonique où on fait le commentaire dun livre ou dun film, où on avoue ses faiblesses, ses soucis, ses chagrins et ses désirs, où on partage des souvenirs ; où on se parle.
Ma solitude à *** : il ny a personne à qui téléphoner pour dire que mon âme est lourde, comme je pouvais le faire à Paris ; car je ne peux résumer, tel le prélude dune conversation intime, mon histoire, englobée dans celle des pays doù je viens, des histoires que moi-même jai apprises progressivement, toujours avec du retard, après les avoir vécues et au fur et à mesure que jen avais souffert.
Lidentité de lexilé ne saurait être exprimée par un mot (polonais, roumain, etc.) ; son identité ne peut être exprimée que par une histoire.
1987
janvier-mars
F*** sétonne quand je lui dis : Je ne sais pas ce que signifie mépriser quelquun. Je nai jamais utilisé ce verbe à la première personne du singulier ; ni dans ma pensée, ni en parlant.
En effet, je nai jamais considéré quelquun comme indigne destime. Et il mest difficile de croire quun adulte puisse considérer quun autre être humain ne soit pas digne destime. Le mépris tient des ignorances et de lorgueil de limmaturité.
Comme disait hier mon ami P*** : Quand la réflexion et la connaissance séveillent, poussent et siègent en nous, le mépris ne peut ni persister, ni apparaître : létat dinsuffisance ou de souffrance de lautre devrait déclencher notre attention et notre considération, lorsque nous avons découvert et ressenti nos propres insuffisances et douleurs.
Quelques remarques écrites ces dernières années :
1985, automne avancé. Ces derniers jours, jai relu en vue du cours - (re)lecture dense, rapide, avec des notes - Les Possédés de Dostoïevski. Je métais fixé un terme (jour, heure) pour lequel je voulais finir les points - adaptés à ce terme - dun plan réaliste de travail ; ainsi, lactivité de mon esprit, qui nétait pas corrompue par le souci du retard et par la hâte, jouissait de lintensité que peut offrir un rythme soutenu.
Pendant que jorganisais le cours à donner, je sentais comme il sorganisait aussi de lui-même, comme le tout se clarifiait et se structurait dans lesprit et sur le papier. Plus que cela : dans le corps. Je travaille clouée à mes feuilles. Mais quand je me lève, je marche et je bouge comme si javais enlevé une couche de fatigue, comme si javais fait de la gymnastique chaque jour, pendant deux mois, comme si javais rajeuni. Le travail sur le cours a été aussi un travail sur le corps.
Il semblait quil se passait une restauration aussi bien de mes fonctions intellectuelles, que javais sollicitées, que dautres fonctions de mon être, que je navais pas sollicitées.
Bien quachevé avant dentrer dans la salle, mon cours continuait à pousser, au fur et à mesure que je lexposais, tel un organisme vivant, ayant une existence autonome - produit qui produit à son tour.
Les effets bénéfiques que je ressentais semblaient provenir de trois sources : de lactivité de lesprit dans un domaine précis ; de lénergie qui avait dirigé lactivité de lesprit, en la soumettant à une certaine discipline ; du fait de maintenir cette activité sous le réflecteur de lattention. Associées, lénergie ordonnée (lactivité de lesprit), lénergie ordonnatrice et lattention nettoient et tonifient en même temps lesprit et le corps.
le 5 février 1986, des examens partiels. Je surveille le déroulement dun examen - quatre heures pendant lesquelles les étudiants écrivent le commentaire dun fragment de Crime et châtiment.
Ils avaient reçu un texte qui leur demandait de réfléchir et ils en prenaient connaissance avec une attention colorée démotion ; ensuite ils sétaient concentrés pour concevoir un plan de travail et ils avaient commencé à rédiger. Dans le silence de la salle semblait se diffuser, en ondes de plus en plus fortes, le respect - de lautre, de la culture.
Au fur et à mesure quils écrivaient, chacun semblant séloigner des autres dans un dialogue avec soi-même, leur expression changeait visiblement - mes lèvres étaient prêtes à leur dire quils étaient devenus plus beaux. En même temps, ce surplus de beauté acquis par tous accentuait la particularité de chacun.
Javais limpression que leur attention se matérialisait dans des rayons ayant des effets bénéfiques : je sentais quune énergie vitale remontait dans mes joues, quune paix réparatrice me baignait, et que, graduellement, cette association de paix et dénergie me donnait de nouvelles forces créatrices.
Dehors, une lumière de printemps. Et dans mon âme il y a le printemps, chaque année, ce jour du cinq février.
Juin 1986. Jai travaillé plusieurs heures daffilée pour fixer et calculer les moyennes des étudiants en vue des délibérations ; cette activité, qui na rien de créateur, et qui me demandait juste de lattention et une certaine vitesse - elle sera sans doute confiée aux machines dans un proche avenir - ma semblé avoir sur moi leffet dune sorte de gymnastique (mentale) : comme si lattention, maintenue dans une continuité sans parenthèses, mavait nettoyée, assouplie, rajeunie.
Décembre 1986. Hier matin, en cours, une sorte daffaiblissement de mes facultés intellectuelles - comme si leur volume avait diminué ; pauvreté du vocabulaire, difficulté à construire les phrases.
Laprès-midi, jai revu, pour le cours du lendemain, mes notes sur lIliade, et jy ai travaillé, jusquau coucher, passionnément concentrée.
Vers le matin, tout en dormant, je sentais, comme dans un rêve ineffable, que mon esprit débilité était en train de se revitaliser ; comme si de bons courants nourrissants, rafraîchissants, revigorants, passaient sur lui, à travers lui.
Dans le cours daujourdhui, mes facultés intellectuelles étaient revenues.
mars 1987. Bien que la journée fût difficile et chargée, je suis restée hier à la faculté après les heures de cours, à préparer des polycopies pour la semaine prochaine et prendre des notes dans un livre emprunté, que je voulais laisser à la bibliothèque. Lheure précise à laquelle la bibliothèque fermait a accéléré - mais pas excessivement - mon rythme et ma obligée à ne pas minterrompre ; laccélération, lattention et la continuité mont donné une qualité de concentration et une tension que mon esprit ne connaît pas quand il ne se soumet pas à un terme fixe. A la fin, je me sentais comme après un traitement médical : la fatigue physique avait diminué ; sétaient accrues ma vitesse, la précision de mes mouvements et ma résistance au stress ; les reparties échangées avec divers interlocuteurs étaient plus aiguës.
En regardant ce que je viens de transcrire : continuité de lattention et rythme soutenu me semblent les mots clés.
Nombreuses doivent être les voies - encore ignorées de nous - pour soigner la santé.
Un poste de télévision - la tentation dun prêt-à-voir : un reportage ou un film pour lesquels on ne sortirait pas de la maison, et à heures fixes - les nouvelles quon apprendrait par les journaux du lendemain ; autant de risques dinterrompre la concentration exigée par lactivité ou le recueillement, la lecture ou le dialogue, den briser la continuité et de perdre un rythme acquis.
Est-ce que tout cela peut navoir sur la santé de certains dentre nous aucun effet ? voire des effets négatifs, telle linterruption, par un patient, dun médicament nécessaire, tels les mouvements désordonnés dun bras qui devait rester immobilisé dans une écharpe.
Dor dI*** ; mais je ne souhaite pas que le temps passe plus vite. Et je crois que cest cela la vie heureuse.
avril
Grippe. Le corps gît, lesprit aussi. Dans la tête embrumée par la fièvre, se succèdent - fugaces, isolés, sans que je les appelle - des fragments de compréhension : un supplément de lumière concernant de vieux faits, un complément de questions concernant une tristesse de jadis, une étincelle de clarté sur des réflexions récemment suspendues. Comme dans mes rêves, des continuités du conscient.
La tentation de ne pas être ponctuelle de la part dune personne polie me semble une expression de sa vitalité : elle sait, elle sent quelle peut récupérer du temps en faisant un effort : en courant, en sautant éventuellement des repas, en sacrifiant des heures de sommeil, en renonçant à des joies quotidiennes, en vivant sous la tension.
Cela fait une demi-année que je suis devenue ponctuelle sans y penser.
juin
Les cris des enfants qui jouent dans le jardin.
Les sons du cor de chasse dans la cour de lEcole dagriculture ; les sons maladroits dun élève débutant qui veut apprendre à jouer dun instrument ancien ; des sons forts, quon entend dans les rues voisines ; des sons dune autre époque.
Des bruits qui viennent du stade de la ville : des tambours, des cris denthousiasme ou de déception, un mégaphone, des applaudissements ; on voit par la fenêtre le cri des lumières qui inondent le ciel au-dessus du stade ; lumières de lopulence, fortes, comme dans un film de science-fiction.
Le retentissement du ballon, dans une cour où des jeunes font du football.
La musique que mes voisins écoutent. Des voisins qui peuvent écouter nimporte quel poste de radio sans la peur dêtre dénoncés.
Des portes claquées par des voisins pressés, qui, en bonne santé et vigoureux, montent en courant trois étages.
Au troisième étage, au-dessus de mon appartement, les rires et les pas des enfants qui jouent.
Le vrombissement des volets lourds et rouillés qui sont levés le matin ; ou qui sont baissés tard le soir.
Combien de sons qui mattendrissent ; des sons de vie paisible, des sons si doux quand on pense à la violence de la terreur, du terrorisme, de la guerre.
juillet
Voyage en Norvège - sublime.
novembre
Ces derniers temps je me disais que javais acquis un certain sens pratique. Jai compris récemment en quoi consistait ce sens pratique : il mest devenu facile de tracer la limite entre fantasmes et réalité, dans les paroles et les gestes - des autres comme de moi-même.
4 novembre
Cette nuit, I*** me téléphone.
Son besoin de parler rencontre le vide dun continent où elle na ni famille, ni amis intimes.
Pourquoi nous sommes-nous éloignées lune de lautre ? Déracinements et solitudes.
Et la solitude où tu ne fais part à personne de tes soucis et de ta douleur, ronge le coeur de lexistence.
11 novembre
Jattends ardemment un signe despoir. Je me dis que seule la boîte à lettres pourrait me lapporter et je descends voir le courrier daujourdhui : peut-être quelquun mécrit-il en citant un grand écrivain - Homère ou Shakespeare - cela me donnerait du courage. Je trouve une seule lettre, que je nattendais pas, de M-L***, qui sadresse à I*** et à moi, en rappelant LEpître aux Romains (8.36-39) : Dieu nous aime.
1988
janvier
En feuilletant des livres, des revues et ma vie : nous sommes méchants quand et parce que nous ne pouvons aimer ; parfois, nous pouvons, mais nous oublions.
Matin de dimanche ; je bois un café, je regarde par la fenêtre et je pense à la journée qui commence. Je me réjouis de la beauté du ciel et des arbres ; ciel incolore du matin, strié par les rubans déliés des nuages violets ; ces merveilleux nuages de la région, qui changent tout le temps de formes et de couleurs ; nuages en ouate cendrée, qui deviennent vite bleus, puis roses. Je lis les notes de mon dernier cahier, jy prends intérêt. Tout est calme. Mon petit logement me semble grand - le silence a accru ses dimensions. La paix descend sur moi.
A Bucarest je regardais aussi le ciel et les arbres. Mais mon regard partait dune vie intérieure sous contrôle permanent et se dirigeait vers un monde où tout adulte éveillé vivait sans espoir, où, comme dit un personnage de Shakespeare, on ne rencontrait rien qui sourie, sinon qui ne sait rien.
Mais il y avait - et je ne les ai plus - les soirées privilégiées des vacances de Noël, quand il neigeait dehors et quand, la lumière éteinte dans la maison, I*** et moi, assises devant la fenêtre, regardions les flocons qui tombaient.
Dans ma pensée, I***. Durant la journée, au coucher, dans le sommeil, au réveil, tout le temps.
22 juillet
Aujourdhui, maintenant, à Ithaca, I*** soutient sa thèse. Ici, il est seize heures trente, je suis allongée sur le canapé, je pense à elle ; je massoupis et, à un moment donné, jentends un bref tintement, une petite sonnerie - de lextérieur ? de lintérieur? dun rêve? - tel le final dun appel téléphonique. Il est dix-sept heures quinze.
novembre
Je suis allée à Paris pendant la journée ; jy suis allée vite, juste pour voir un médecin. Jai fait un saut à Paris - une de ces propositions qui continuent à me sembler incroyables; comme sorties de la littérature fantastique.
Le soir, au retour, je lis des pages de la chère Jane Austen. Monde paisible et harmonieux des problèmes authentiques, ceux des relations essentielles entre des individus et de la relation entre leur affectivité et leur comportement. Northanger Abbey - plus que les autres romans - mévoque les films dEric Rohmer : chez les deux créateurs, des jeunes, dans lesquels il y a parfois de lartifice, du vide et du mensonge, mais qui ont du coeur et que les deux auteurs regardent avec tolérance, sourire et discrétion ; connaissance en finesse des êtres humains, sans que ceux-ci baissent dans laffection de lauteur.
Monde paisible, opposé à lunivers dostoïevskien tourmenté, où, des personnages qui nont plus de vie personnelle, car ils sont habités et agis par lidée, menacent le monde entier ; comme de nos jours.
1989
début mai
Invitée à un dîner dans une famille française, jai rencontré un couple de Roumains. Je ne les avais jamais vus dans notre pays, mais javais entendu parler de lui depuis sa naissance, car je connaissais ses parents. Après le dîner, ils mont conduite à la maison, ils sont entrés dans mon appartement et nous avons parlé. Elle - tristesse, douceur, silences - dit à un moment donné :
- Nous - qui avions déjà entendu parler les uns des autres, qui avons marché dans les mêmes rues et connaissions les mêmes personnes - nous sommes maintenant ensemble tous les trois et nous nous parlons en roumain... et quand nous sortirons dans la rue, nous nous trouverons à ***.
Perplexité de lexil.
21 mai
Triste toute la journée. Cela fait plusieurs semaines que je nai pas reçu de lettre de mon père; je suis inquiète - il ne laissait pas beaucoup de temps passer sans mécrire. Aujourdhui cest son anniversaire.
22 mai
Ce matin, à six heures, jai commencé à rédiger le rapport sur un mémoire de maîtrise (la vision satirique dans les Nuages dAristophane et le roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite). Je travaille déjà depuis une heure quand, pour vérifier une citation, jouvre le roman à la page 485 et je lis le fragment que jai cherché :
- Votre voisin vient de mourir, murmura Prascovia Ivanovna...
Linstant suivant, quelquun sonne à linterphone. Je demande qui cest, une voix dhomme me répond : le facteur. Comme en un éclair, une évidence simpose... Deux télégrammes annoncent la mort de mon père ; lenterrement a eu lieu hier, le 21 mai ; il était né le 21 mai.
Jai fondu en larmes. Jai tourné en rond dans lappartement. A qui le dire? Avec qui parler ? Jai quitté la maison, jai marché dans les rues avec lillusion que je pouvais rencontrer quelquun de connu. Je suis allée à la faculté dès que les bureaux se sont ouverts.
- Oui, ça va. Hier a eu lieu l'enterrement de mon père, il est mort il y a trois jours, je viens de recevoir ce matin deux télégrammes.
septembre
Comme cela se passe assez souvent avec toutes les choses qui ne sont pas matérielles et dont les conséquences immédiates ne se matérialisent pas, lhomme se permet beaucoup décarts par rapport au sommeil - en méprisant ses propres besoins aussi bien que ceux des autres.
Ne pas respecter le sommeil qui nous est nécessaire - cest une sorte dauto-intoxication, dauto-détérioration, une cure de vieillissement ; le traitement quon inflige aux détenus dans nos pays. Mais certains dentre nous ne prennent pas acte quils ont sommeil, comme sils ne connaissaient pas les signes qui expriment les exigences de leur propre corps.
Il marrive souvent de me traiter injustement, en forçant mes yeux à rester ouverts bien que jaie sommeil. Quand la soirée tombe après une journée dactivités menues et disparates qui mont éloignée de mes objectifs principaux, je sens le besoin de faire à ces derniers une petite place, ne serait-ce quen fin de journée, pour quils ne soient pas totalement absents. Mais je suis fatiguée et je devrais me coucher : jai des brûlures aux yeux, un mal sourd à la nuque, deux points de tension au-dessus des oreilles, la sensation dêtre empoisonnée. Alors je prends un catalogue de commerce par correspondance ou un magazine, car cela ne demande pas deffort, cest à portée de la main et cela me donne lillusion dun repos après lequel je pourrai me concentrer. Beaucoup dimages, de couleurs, dinformations sur nimporte quoi ; les yeux courent sur les images, ils sautent dune information à une autre. Comme quelquun qui - bien quil ait besoin de se reposer et de se recueillir à la fin dune journée de travail - ouvre largement la porte de son logement sans trop penser à ce quil fait, et se trouve, en quelques instants, au milieu dune foule dhôtes quil na pas invités, auxquels il parle de manière conventionnelle, jusquà lépuisement et à lennui.
Le lendemain dune nuit trop courte, la présence et le rendement sont diminués, ce qui charge le futur de choses à faire, lâme de linsatisfaction de ne pas avoir procédé comme il le fallait, et lesprit de ce qui a été laissé pour plus tard.
Jai trouvé un papier sur lequel javais noté deux rêves de cette dernière année.
17 février 1989. Cette nuit, jai rêvé une conversation. Je ne voyais que moi-même, telle que je suis maintenant, et je parlais avec quelquun qui se trouvait à côté de moi, mais que moi, celle qui faisait le rêve, ne voyais pas, comme sil nentrait pas dans mon champ visuel. Je crois que cétait un homme, mais je nen suis pas certaine. Je lui parlais de mes soucis et je lui disais que ma mère, ma fille et moi, nous vivions, pratiquement, sur trois continents différents ; que je ne pourrais être à côté de mon enfant si elle en avait besoin, que nous étions si loin lune de lautre, que des semaines peuvent se succéder sans que je sache ce qui se passe pour elle, que je pense à toutes sortes de dangers... Lêtre qui se trouve à côté de moi - la voix - me dit: Vous pourriez être touchées toutes, en même temps et par une seule chose.
- Une guerre ?
- Il y a des dangers plus graves.
- Une explosion atomique ?
- Plus grave encore...
- Un météorite qui tomberait sur la terre ?
- Encore plus grave.
- Un autre astre qui heurterait la terre ?
- Plus grave que ça.
Je suis sidérée ; seuls mes yeux posent encore des questions.
- Regarde.
Je regarde (probablement par une fenêtre), je vois le ciel couvert dune multitude détoiles et, nettement dessinée, la Voie lactée.
- Je ne vois que le ciel étoilé et la Voie lactée.
- La Voie lactée va commencer à bouger et en quelques instants elle va balayer de son mouvement lent toute la galaxie, dans laquelle la Terre est moins quun grain infime.
Jai compris que cela allait se passer ainsi.
Le rêve a fini sans que je sache comment se déroulait le mouvement annoncé ; il sest effacé telle limage sur lécran à la fin du film.
Il ne ma pas fait peur. Au contraire, le matin, il ma semblé quaprès ce rêve jétais moins anxieuse quauparavant.
Je me suis demandé doù sortait ce rêve dune catastrophe cosmique. Le soir, je métais couchée pleine de soucis. I*** changeait pour la troisième fois dunivers ; partie de Roumanie, elle était restée dix mois en France, ensuite elle avait fait un doctorat sur la côte Est de lAmérique, entre les collines et les rivières dIthaca, dont elle se séparait avec tristesse (among the hills and streams of Ithaca, a place so beautiful and so hard to leave, comme elle écrivait dans la préface de sa thèse), et maintenant elle était nommée au Texas. Elle se trouve dans un inconnu quil mest difficile de me représenter ; je nai aucune image concrète de son nouveau milieu matériel et humain. Elle ne peut me dire ce quil y a dans son coeur, comme elle le ferait si nous pouvions nous rencontrer ; je ne peux lécouter et la regarder, je ne peux lui parler. Limmense distance qui nous sépare et le temps trop long pendant lequel nous ne nous voyons pas nous écartent aussi dune autre manière ; une partie de notre langage commun dépérit : celle des expériences quon partage ou dont on fait part. A ces pensées, mon coeur était serré par langoisse.
Mais peut-être quil y avait aussi dans ce rêve limpression laissée, il y a quelques années, par la lecture dune nouvelle de Buzzati.
16 octobre 1989. Ce matin je suis sortie du sommeil en disant de tout mon être et sans paroles : Je comprends. Je comprends que nous ne sommes pas loin. Je comprends que nous sommes ensemble. Je comprends.
II
NOTES BREVES
1979-1985
Dans le train, en pensant au cours.
Achille était libre avant quune forte passion - la soif de vengeance meurtrière - nintervienne : son esprit en est occupé - sa conscience et sa compréhension sont rétrécies, il nest plus libre. Cest la souffrance qui va le libérer : dabord, la douleur davoir perdu son ami Patrocle va le libérer de sa colère contre Agamemnon ; ensuite, devant la peine de Priam, dont il a tué le fils, lamertume de penser à la peine identique de son propre père, Pélée, qui va, lui aussi, perdre son fils (Achille sait quil sera tué), va le libérer de sa rage contre Hector. La souffrance le libérera des passions fortes et meurtrières qui lavaient asservi ; la liberté par la souffrance ; et pas avant davoir souffert.
Qui pourrait souhaiter une compréhension plus profonde et une plus grande liberté au prix dune souffrance accrue ? Elles sont assez nombreuses les souffrances qui nous sont apportées par lhistoire ou par nos propres erreurs - par notre paresse et notre bêtise, nous nous créons seuls des souffrances. Lhomme, pourrait-il trouver une autre voie pour accroître sa compréhension ? pourrait-il devenir plus libre et plus sage, rien quen imaginant la souffrance et en y réfléchissant ?
Létat de réflexion est différent du processus intellectuel qui veut trouver des solutions à des situations et des problèmes ; mais son existence est nécessairement ressentie dans leffort de trouver des solutions à des situations et des problèmes. Cest un mouvement profond et fondamental - de la pensée et de lêtre - qui se déroule jour et nuit, dans le sommeil et pendant la veille et qui a pu être mis en branle par une situation existentielle, par la rencontre avec une souffrance qui ne détruit pas ou avec un esprit en réflexion - que ce soit créature humaine ou création de lhomme.
Fragment dune lettre :
Pourquoi est-ce que lexil ma changée et ma rendue différente de celle que jétais ?
Lexil commence dans lascèse et lascèse est une condition nécessaire à létat de réflexion (je pense à lexil tel que je lai vécu).
La souffrance aiguë du déracinement ma menée sur la voie (qui narrive jamais à un port) de la connaissance de soi-même. Cette souffrance était forte, je ne pouvais la fuir (en fantasmes ?), javais besoin dy penser, de lexprimer, sans utiliser des formules ou les vérités dun autre. Cest ainsi quelle ma contrainte à être ; dans le présent. Et le désir de guérir ma déterminée à vivre en continuant cette quête de soi-même, cest-à-dire, en laissant naître et grandir en moi létat de réflexion.
Il y a eu aussi la solitude : nous avons besoin du silence de la solitude pour entendre pousser en nous la réflexion sur lhomme et le monde quil construit.
Un homme qui na pas vécu la solitude et ses silences, peut-il ne pas rester infantile ?
L'homme qui vit dans la solitude, peut-il être heureux ?
Létat de réflexion accompagne un besoin aigu de connaître notre propre réalité et il ne saurait se concilier avec le refus, propre aux idéologies, de connaître les réalités.
Les réalités nous donnent la substance des prémisses, sans laquelle le jugement serait dénué de fondement.
Parmi nous, beaucoup font la confusion entre jugement et raisonnement. Une construction syllogistique peut couvrir un vide ou une erreur si les prémisses nont pas dassise rigoureuse. Ce sont les prémisses - les relations entre les mots et la réalité des faits - que nous devons dabord construire et vérifier avec un maximum dexigence.
Dans létude de lêtre humain, et par conséquent de lart et de lhistoire, il est difficile, inconfortable et même douloureux de fixer des prémisses, car un regard lucide découvre toujours la précarité de la condition humaine.
Quand des prémisses sont empruntées, qui circulent dans divers modèles de pensée, le mouvement de la réflexion est enrayé par le discours spéculatif ; la quête (une nuit jai fait le rêve dun mot écrit en lettres immenses, the quest, tel le titre dun film à lécran) est remplacée par le jeu - un jeu qui invente des concepts inutiles, un jeu avec des prémisses arbitraires, un jeu avec des syllogismes. Et dans ce dernier jeu, lactivité mentale ne ressemble plus à celle, spécifiquement humaine, de la réflexion, mais plutôt à celle dun ordinateur ou dun chien dressé. Tentatives de substituer à notre monde un monde artificiel; une voie de laliénation.
Dans la mesure où nous faisons avancer la recherche de ce qui est et que nous reconnaissons notre ignorance, nous nous engageons dans la clarification de notre propre identité. Recherche de la réalité de fait, réflexion et identité se tiennent.
Létat de réflexion est une forme de fidélité à tout son être, qui tend naturellement vers lunité - vers la cohérence des valeurs senties, de la pensée, de la parole et des actions.
Dans leffort de se construire soi-même (ce qui suppose, en même temps, leffort de comprendre le monde où lon vit), le courage de regarder les réalités, le respect de lêtre humain et la cohérence ne peuvent être séparés lun de lautre. Il sagit dune cohérence qui bouge, car dans la réflexion tout sapprofondit et senrichit, donc tout change; mais cest un changement sans contradictions.
Celui qui se trouve dans la voie de la réflexion souhaite que les jugements des autres soient menés aussi loin que possible ; il acquiert lhabitude de voir rapidement les présupposés aussi bien que les conclusions lointaines inévitables et les conséquences existentielles probables de ce qui a été dit par les uns et par les autres, et il essaie de comprendre si ceux qui ont parlé étaient conscients des présupposés de leurs dires et sils en avaient envisagé les conclusions nécessaires et les conséquences possibles.
La réflexion me semble la vocation humaine par excellence, et le temps dune vie, la libération - du bruit et de lagitation - de la réflexion. Elle donne à notre existence un sens (signification et direction) qui la transcende, ce qui veut dire que lhomme cherche et devient à la fois, quil sait que - probablement sans y parvenir - il se dirige vers... ; quil passe par la vie, en portant quelque chose qui ne passe pas, quil est.
Chaque homme en état de réflexion est le centre dun monde ; il ne peut jamais avoir le sentiment dêtre marginal ; la capitale de la planète se trouve là où il se trouve en état de réflexion.
La voie de la réflexion est dynamique, elle parcourt un monde ayant une grande densité épique. La construction ininterrompue de la réflexion s'inscrit, pareille à celle d'un personnage littéraire, dans une histoire : au fur et à mesure quelle pousse et se consolide, elle devient une sorte de station de réception sur une aire toujours plus vaste et pleine dévénements ; telles les rencontres des membres de notre famille - soient-ils Aristote, Dostoïevski, V***, M***, I***, A***, B***, C***, X*** etc. ; telles les situations quelconques autour de nous, qui deviennent des événements, quand elles sont observées dans leurs ressorts intimes ; dailleurs, leur observation même, ne présente-t-elle pas le suspens dun événement ?
Lune des manières de se diriger vers létat de réflexion peut être le choix des options importantes. On les prend dans la solitude, mais assez rapidement pour quelles ne soient pas dues tout simplement au temps qui passe ; dans les problèmes secondaires, le choix des options devrait être simplifié, laissé éventuellement à la charge du hasard.
Quand je constate que jai commis une erreur, jessaie de la corriger sans marrêter en route. Les regrets et les anxiétés majeurs sont, comme la révolution qui a commencé en 1917, des formes de gaspillage et de destruction. Les inquiétudes et les regrets mineurs sont parfois inévitables, mais ils ne pèsent pas comme le plomb ; ils peuvent accompagner la sélection ponctuelle des signes qui nous entourent aujourdhui et ils seront probablement balayés demain par une sélection suivante.
La capacité de réflexion est - à de très rares exceptions - bloquée dans nos pays.
Les membres du Parti, les activistes syndicaux, ceux qui dirigent des institutions concernées par les humanités pratiquent tous lanti-réflexion, en utilisant le discours idéologique (quils savent menteur). Ainsi, font-ils déchoir leur propre aptitude à penser.
La grande majorité de la population se trouve dans limpossibilité dexercer la réflexion : réduit à leffort de survivre et craignant - à juste titre - dêtre dénoncé sil dit la vérité, lhomme narrive pas à articuler sa pensée.
Les systèmes de pensée agressent la réflexion, et cela à la différence des activités manuelles de routine qui laissent la réflexion bouger de linconnu vers lexistentiel, sans lui faire subir une grille rigide.
Je retrouve ma réflexion quand je lave la vaisselle, les planchers, les carreaux, les voilages, mes cheveux ou mon corps ; quand je passe laspirateur sur la moquette ; en lisant dans le métro; en me taisant ; en regardant.
Léloge de la routine : de la bonne, de la douce routine quotidienne. Les mains répètent des gestes connus, alors que la sensibilité et la pensée rencontrent la réalité qui nous entoure. Lesprit est disponible pour en recevoir la semence, et ce qui a été ensemencé pousse ; il nest pas - comme dans la pratique dun système de pensée - embrumé par des syllogismes automatiquement construits sur des prémisses quil lui est défendu de vérifier, des syllogismes qui se reproduisent et se multiplient tel un tissu malade.
Lhomme veut chasser la douce routine des activités quotidiennes, où elle est bénéfique et, en revanche, il veut linstaller dans les humanités, quelle dessèche - comme dans la critique littéraire marxiste ou dans la poétique scientifique.
Un isme ou un autre, autant de démarches dans lesquelles le critique et lhistorien littéraire ne visent plus la croissance des connaissances et de la compréhension, mais lacquisition dautomatismes. Des réflexes étouffent la réflexion et se substituent à elle.
La tonalité positive des personnes que je rencontre aujourdhui, deux appels téléphoniques pleins damitié, les premières pages dun livre qui me stimule et dautres petits instants toniques mapportent une sorte dénergie qui commence à frémir. Je sens un certain danger de tels moments : si on se satisfait juste à enregistrer que cette énergie existe, elle peut - stérile agitation vitale - se consommer dans le vide.
Parfois nous avons de la peine à voir la frontière entre le travail authentique (dans lequel entrent projet responsable, effort assidu, résultats clairs) et le travail fantasmatique (ébauche de projet, délectation - que le corps ressent comme une sorte de déversement de lénergie dans le néant - en rêvant aux échos des futurs résultats brillants).
Difficile de distinguer la paresse du repos nécessaire après la fatigue et les fantasmes de la réflexion.
Quand on ne respecte pas un programme quon sest proposé : comme si la journée était une foire où, dans le désordre du hasard, on se laisse attirer par un clown, par un labyrinthe de miroirs ou par une autre curiosité. Mais une journée - irréversible, unique, précieuse par ce que, tout naturellement, elle peut contenir, et encore plus précieuse par le potentiel bénéfique, maintenant caché, mais qui va surgir quand on la met à sa place, inscrite dans un devenir où elle est depuis longtemps un maillon irremplaçable - une journée nest pas une foire.
Une grande distance entre les projets et les idées dont nous parlons et celles que nous formulons par écrit : une conversation, une discussion, un débat, une conférence, une table ronde, etc. - des substituts dexpression, comme tout ce qui nest pas fait avec une pleine responsabilité et qui nest pas inscrit dans une autre durée de temps que la nôtre. Nous complaire dans les substituts serait commettre une erreur pareille à celle dun parent qui tient par la main son enfant qui a grandi et qui crie fort pour être libéré : dans ce provisorat, le parent est empêché de bouger et lenfant est empêché de vivre.
Donner une rédaction définitive, cest renoncer à la tentation daméliorer encore et toujours ; cest renoncer à être un débutant.
Est toujours débutant celui qui varie ses préoccupations ; celui qui approfondit perpétuellement ; celui qui relit correctement les écrivains classiques qui nous mènent chaque fois un peu plus loin ; celui qui, en pensant, cherche et découvre toujours de nouveaux points de départ pour de nouvelles recherches en vue de futures découvertes.
Pour donner une rédaction définitive, il faut renoncer au doux statut de débutant.
Les heures de bavardage - un pas sur place, ensuite un pas en arrière - mènent vers une zone où diminuent responsabilité, attention, densité et temps personnel ; le temps devient une sorte de chambre exiguë où cohabitent ceux qui se disent, en tout instant, quelque chose. Avec la diminution du temps personnel seffritent les aspirations, les constatations et les décisions propres à une personne autonome.
Le culte de la matière ninclut pas nécessairement le respect des objets. La matière est brute. Lobjet dans lequel est incorporé leffort humain - signe de lexistence de lesprit - exige, à son tour, effort, attention, sollicitude.
Celui qui na que le culte de la matière salit, et laisse derrière lui la saleté, détériore et ne répare pas, ramasse des objets qui ont été jetés, disparates et inutiles.
Linformation accumulée sans penser plus loin est aussi une sorte de matière et lentassement de connaissances ne signifie pas la culture.
Linformation qui flotte au hasard, sans trouver un cadre où elle soit englobée, ressemble à une maladie. Cest pourquoi une conversation avec Y*** me fatigue comme un lourd fardeau inutilement porté : Y*** a des nuées dinformations quil parsème partout, car il ne voit pas ce quil pourrait en faire dautre et alors que jattends un mouvement, une petite tension qui fasse avancer la pensée, lalternance des répliques ne mène à rien ; se succèdent associations, parenthèses, ajouts, ornements qui, en dispersant lattention et en réduisant lintensité, appauvrissent ce qui devrait être un échange.
Le vrai dialogue exige - bien plus que des informations - un investissement affectif et le sens de la responsabilité.
Différences :
Par ses amples connaissances, K*** est - déjà, et il le devient de plus en plus - une encyclopédie impressionnante, ayant des centaines dentrées autonomes (éventuellement contradictoires, car elles ont été rédigées par des auteurs divers).
Z*** se construit dans un livre où tout est en recherche et qui aspire à la cohérence. Ce livre nexiste pas, tant que le dernier point ny est pas mis ; ce qui existe maintenant est le fait de lécrire ; si lécrire cesse, ce livre est enterré avant de naître.
Ou :
- K*** : Il y a quelque chose dintéressant à la radio (ou à la télévision).
- Z*** : Chaque instant il peut y avoir quelque chose. Pour moi, cest linstant qui est important et cest de lui dont jai besoin.
Lindifférence (linattention) aux problèmes de celui qui est à côté de toi signifie le voir, tel un instrument, du point de vue utilitaire. Quelle est fausse, limpression que lutilisation, jusquà lusure, dun objet de nécessité quotidienne (ou de lhomme à côté) serait un moyen de faire des économies : lobjet se détériore, lhomme - dont on a effrité lénergie et cassé le temps en morceaux - sépuise.
Lindifférence est une forme dagressivité.
Des fortunes volées, des fortunes gaspillées sans états dâme : le temps, lénergie.
Temps, disponibilité, énergie ; confiance en soi-même ; la pensée active à un être aimé ; santé, joie, heures du jour ; la relation avec les autres et avec la vie ; idées, sentiments, rêves ; images, souvenirs, projets, esprit pratique ; tout peut être affaibli et bouleversé quand...
Personne na le droit dattaquer lautre dans son courage et sa créativité. Mais - à des degrés divers - nous le faisons tous (dans une éclipse de la pensée? pour que notre pouvoir soit confirmé?) et il est probable que le plus souvent nous le faisons inconsciemment.
Sans doute que les circonstances douloureuses de lenfance peuvent se refléter dans le reste de la vie ; surtout labsence de lamour et de lestime.
Hier, une amie me parlait au téléphone de son fils. Il lui avait dit quil allait rencontrer des collègues à une soirée de danses populaires ; elle lui avait demandé sil nétait pas trop fatigué. Cela na pas dimportance - lui avait-il répondu - de toute façon, je massois sur lune des chaises qui se trouvent le long du mur et je regarde ; les danses sont difficiles, je ne les connais pas.
Mon âme criait, déchirée par la douleur - me disait mon amie entre les larmes.
Et elle ma expliqué. Quand son fils avait cinq ans, il prenait, avec dautres enfants, des leçons de danse ; chaque fois, elle lemmenait, lattendait, ensuite le ramenait à la maison. Le groupe des petits danseurs avait commencé à préparer une fête, quand elle tomba malade et dut se faire hospitaliser. Le père sest engagé à conduire son fils aux leçons de danse pendant labsence de la mère. A la sortie de lhôpital, le mari lui dit quil avait retiré son fils des préparations de la fête, pour faire léconomie de largent que le costume aurait coûté (et ce nétait pas nécessaire !, cria mon amie au téléphone), mais que le garçon navait perdu aucune leçon, il y allait chaque fois, restait assis le long du mur sur une chaise et regardait...
Peut-il se considérer parent celui qui ne souhaite pas, profondément, activement, prendre sur soi la douleur de son enfant ?
Et en même temps : quil est naïf celui qui croit quil peut le faire, car vivre cest porter soi-même ses espoirs et ses fardeaux.
Lamour reçu dans lenfance nous modèle. Mais je crois que même plus tard, nous nous effilochons et nous nous reconstituons selon que sentiments, ressentiments ou absence de sentiments nous entourent.
Quand il ny a pas damour qui vient vers nous, pour que lamour soit présent dans lespace où nous nous trouvons, il faut que nous-mêmes nous le dirigions vers les autres. Mais pour cela, il faudrait que les autres en aient besoin et que nous sachions comment loffrir.
Toutes les situations de subordination et de contrainte interrompent et souvent coupent net une évolution naturellement fleurissante. Une bouture qui ne prend pas, un bouton qui ne sépanouit pas. La lutte de libération (de lesclave, de la femme, de lenfant, de tout un peuple - sous le totalitarisme) est une lutte pour survivre.
Quand un membre de la famille simpose despotiquement, exige des services (du temps et de lénergie), sans rien donner à ceux qui les lui donnent, il peut être, dans le petit univers du logement familial, aussi nocif pour la vie que le régime totalitaire sur toute létendue dun pays quil gouverne.
Un regard froid est plus difficile à supporter que labsence, dans la solitude, de tout regard. Plus dur encore : labsence de la parole et du regard de celui qui est à côté et qui affirme de cette manière que tu nexistes pas (dans son univers) ; ou le constat calme dun défaut physique pour lequel tu ne portes aucune responsabilité.
Parfois nous nous laissons facilement culpabiliser du fait que nous sommes tels que nous sommes, de par notre naissance et les circonstances de la vie, cest-à-dire par ce qui ne constitue pas une faute (Réponse de femme ! , Tu ne peut marcher plus vite que ça ? - Signe que tu as vieilli!, etc.).
Dans sa réaction, celui qui est dévalorisé par un autre peut aboutir à une déclaration presque indécente, car excessive, de sa valeur - une affirmation à laquelle lui-même ne croit pas.
Lhomme qui porte humiliations et fardeaux comme si - invisibles, impondérables - ils nexistaient pas, sépuise plus vite que celui qui pleure ou sen plaint : ses larmes - elles aussi invisibles - coulent à lintérieur, se versent dans ses chairs, ses mouvements, son regard, ses espoirs, au réveil et pendant la journée, jusquau jour où, fragilisé, il en tombe malade.
Il y a ceux qui, dans leurs relations avec les autres donnent plus quils ne reçoivent. Ils donnent comme ils respirent et il est probable quils le font parce quils ont une forte vitalité, une riche affectivité.
Leurs dons peuvent être aussi matériels, car ils sont généreux. Mais ce qui est irremplaçable et inestimable dans leurs dons est, à un premier regard, immatériel - ils donnent, sans hésiter, du temps, de lénergie. Ils se donnent. Comme ma grand-mère.
Dans une relation qui nest pas régie par des règles précises, celui dont la prestation nest pas évidemment matérielle et ne saurait être mesurée, peut devenir victime de celui qui a un apport strictement matériel. Cétait parfois le cas de la relation entre époux : il apportait un salaire ; elle, qui rendait des services à toute la famille, pouvait se trouver des fois devant des exigences démesurées, abusives qui pressuraient ses énergies. Pour se soustraire aux abus, celui qui en est menacé a besoin dun minimum (de son minimum) dautonomie matérielle et - surtout - de résistance à la solitude.
Erreur de voir notre image en ce qui peut être dit de nous : il est remarquable, il est plat ; il est intéressant, il est inintéressant ; il est brillant, il est médiocre ; il est ... Comme si ces syllabes, énoncées en moins dune minute par quelquun qui ne parlera plus dici... quatre cents ans, pouvait nous fixer pour léternité. Lhomme ne peut être caractérisé par il est ... , cest-à-dire par limmobilisme, mais par quelque chose de différent - par ce qui se passe en lui et qui ne peut être exprimé avec des épithètes.
Il est savant, intelligent, jeune, beau... Un oedème cérébral, un arrêt cardiaque, un accident, quelques années en plus et le est périt dans le néant. Reste ce quil a détaché de soi et qui, à son tour, est.
Nous pouvons trouver une image valorisante de notre personne dans le miroir, dans les opinions flatteuses des autres, dans les hommages que lamour implique, dans les résultats satisfaisants dune ancienne activité... Ce serait faire une erreur que de nous fixer sur une de ces images, aussi agréable quelle soit ; elle arrêterait notre cheminement.
Il est souhaitable que les diverses modalités de regarder notre image soient des formes de vérification (dans le miroir : y a-t-il une tache sur mon vêtement ?), point de départ, début de mouvement.
Ne laisse pas lusure entrer en toi : fais attention à ce que ton corps demande, respecte ses exigences. Quand tu es fatigué, avant toute chose, repose-toi. Quand tu as sommeil, avant toute chose, essaie de dormir. Quand tu sens le désarroi dans ton âme ou une sorte dinquiétude et de désorganisation dans ton corps, arrête-toi et reste à lécoute.
Il est vrai que cette écoute demande un milieu humain propice ou, au moins, dénué dhostilité. La possibilité dune alerte permanente lui est défavorable ; des sollicitations imprévisibles et répétées lacèrent le temps, des offenses effritent la capacité de lattention, exigent quune défense puisse être mise en place, maintiennent une tension stérile, impropre à la joie.
Prévenir, se défendre, résister - ruiner lénergie et le temps. Telle est la vie de chacun dans les pays de lEst.
Esprit et corps ont besoin de calme et de la paix dun temps qui nest pas mis en lambeaux. Radio, télévision, bavardage et propagande empêchent la continuité nécessaire à la recherche et à la cohérence. Leur présence excessive atrophie la créativité.
Bien quelle soit limitée, une existence humaine peut avoir parfois une immensité cosmique. Chaque instant peut contenir : action et rêve ; temps et durée ; genèse et création; notre propre souffle et celui dautres mondes qui nous sont ouverts par lamour ou par lart ; des sentiments clairs que nous pouvons analyser, en nous introspectant, et dautres qui viennent avec énergie, nous apporter un message des couches profondes de notre âme, quil ne nous est pas encore facile déclairer ; ce que nous vivons en ce moment et notre observation de ce que nous vivons en ce moment... Chaque instant est porteur dun potentiel cosmique.
Pour le connaître, on a besoin de paix intérieure.
III
LÀ-BAS
1979
Lun des phénomènes les plus graves : on donne à chacun le pouvoir de faire du mal par la dénonciation qui, même anonyme, est prise en considération, sans être vérifiée, comme preuve de culpabilité.
Est appelé honnête homme celui qui ne fait pas de mal. Les bons chefs sont loués ainsi: il ne fait de mal à personne.
Là-bas, linstinct de conservation exige que nous étouffions des parties de nous-mêmes; et elles ne fonctionnent plus.
Nous vivons comme des instants de liberté les petites formes de passivité par lesquelles nous refusons de collaborer avec le régime : cest alors que peuvent germer en nous - faiblement et sans paroles - la recherche de la vérité, la réflexion, le courage.
La parole tue ne laisse pas les idées naître et quand lexpression est interdite on ne soupçonne même pas les voies par lesquelles la réflexion pourrait avancer. Seul peut être exercé en silence lesprit dobservation des mécanismes rudimentaires - dailleurs, la matière détude en est riche, car tout mène vers la formation dun homme rudimentaire.
Dans la rue, entre voisins, sur le lieu de travail, dans les lettres écrites, les mots doivent cacher ce que lhomme sait, ressent et croit. Et sur la parole muette sélève limmense monceau irréel et opprimant des slogans du système.
Notre existence est régie par les grandes stratégies de survie : la lutte pour obtenir du lait, de la viande, du café, des chaussures... La préoccupation de nous assurer le minimum nécessaire à la conservation physique, les soucis et les craintes sétalent sur les vingt-quatre heures du jour.
Lanxiété permanente et labsence de lespoir interdisent la continuité du devenir.
Le temps - cest laddition de petites unités égrenées sur divers fils : éviter un tel, se méfier de..., ne pas..., ne pas...; des craintes multiples ravissent lénergie, appauvrissent le corps, démoralisent lesprit ; débilitent lêtre.
Lespoir reste quelque part dans les souvenirs, car lespoir ne peut coexister avec le mensonge permanent ; mais sans espoir il ny a pas le courage dapprendre, de savoir, de partager, de partir, darriver ; et le temps devient stérile. Les heures sont gaspillées, les journées passent lune après lautre, sans laisser entrevoir une perspective de changement.
Que faire avec son temps ? Nous ne nous dépêchons pas et nous ne sommes pas ponctuels. Quand nous sortons de la maison, toute rencontre agréable est occasion de sarrêter en chemin ; parler un peu, assis sur un banc, sous un rayon de soleil, jusquà sa disparition ; marcher ensemble sans un but précis (tout prétexte dun détour est bienvenu) - cest ainsi que pénètre autour de nous la vie avec son imprévisible, la vie qui existe en dehors du système.
(Je me rappelle les visites faites en Roumanie par des gens qui étaient partis depuis longtemps du pays. Nous naurions jamais imaginé pour nous la situation dhomme libre, tellement elle était loin de notre condition, mais nous nous réjouissions de les voir : ils représentaient la preuve que la liberté et la vie normale existaient..)
Là-bas, nous écoutons des mensonges et nous faisons semblant de ne pas nous en rendre compte. Nous portons en permanence un masque dun type spécial, qui colle de plus en plus au visage : en le mettant, nous rayons une expression de vivacité, car autrement le masque ne pourrait tenir ; pour quil se maintienne, on ajoute un pli dhumiliation, un autre dapathie et le regard mort de quelquun qui nobserve et ne comprend pas.
Un historien de Bucarest tenait un faux journal intime ; il se préparait ainsi pour léventualité - qui pouvait, sans aucun fondement, guetter qui que ce soit - dune perquisition : il notait, faisant leffort de paraître naturel et sincère, son accord enthousiaste et total avec les décisions du Parti, quil considérait aberrantes.
Il sen était confessé à un ami, qui, à son tour, a dit à un ami, qui, à son tour... et de cette manière, la bizarrerie est arrivée jusquà mes oreilles.
Lhomme de la rue, là-bas, ne sait pas quil vit dans laliénation. Réduit à un statut de marionnette, il fait des mouvements - et les refait quotidiennement - selon les gestes qui le tirent par des ficelles ; il parle avec la voix du manipulateur ; quand il applaudit pendant les séances, il porte sur le visage la même expression que les autres marionnettes. Et lorsque son rôle de chaque jour est terminé, il gît, loque fatiguée qui doit être cousue, aérée, un peu gonflée avec des plumes ou des pailles, matière aux ressources limitées.
Quand et comment saurait-il explorer son immensité, dont on lui dit dailleurs sans cesse quelle nexiste pas...
Là-bas, la voie de chacun est méprisée au nom de lavenir radieux de lhumanité et lhomme voit ainsi sa propre finalité périr dans le néant.
1980
Des nouvelles du pays. En 1979, pendant les aménagements des terrains de chasse pour le secrétaire du Parti (et dirigeant de l'état), qui aime la chasse à lours, ont été adoptées des règles sévères en vue de la protection des ours qui devaient être abattus : étaient mis à leur disposition de vastes terrains qui empiétaient sur les endroits où circulaient les villageois. Dans de telles conditions, il était inévitable que les bergers et les paysans rencontrent le fauve qui pouvait les briser en un instant. En se trouvant devant un ours, un paysan eut la force de sortir son couteau et de se défendre, et la bête mourut, égorgée. Le paysan fut jugé et condamné à payer une grosse amende, mais comme il n'en avait pas les moyens, il fut condamné à la prison le temps nécessaire pour gagner par son travail le montant de l'amende.
Cela m'a rappelé un décret de l'année 1977, qui mit en liberté environ dix-neuf mille délinquants, en général des jeunes de moins de trente ans. De longs mois après ce décret, chaque journée amenait ses vols, ses crimes et ses viols.
Dans un cas comme dans lautre, absence de respect pour la vie humaine.
août 1981
Rencontre avec deux amis venus de Roumanie - joie.
Mais aussi tristesse, en écoutant des nouvelles du pays. (Japprends des détails sur le décret qui limite le droit à divers achats alimentaires selon lâge, le sexe, le type de travail, etc.).
1982
Lettre ouverte de Doïna Cornéa : A ceux qui nont pas renoncé à penser.
12 mars 1984
Ma voisine ma invitée hier chez elle, pour regarder des images de la télévision roumaine.
Une vingtaine dinfirmières souriantes de bonheur devant un journal où elles lisent un article sur le haut niveau de vie du pays.
Fête de lanniversaire du conducator (et premier secrétaire du Parti). Dabord, une salle immense, où, avec une expression de béatitude, un chanteur et une chanteuse font, en musique, des voeux de longue vie au conducator. Ensuite, fête en plein air. Le nom du conducator écrit avec des corps immobiles dhommes et de femmes. Autour de ce nom gigantesque, plus grand que toute cathédrale, fourmillent une nuée dautres corps humains - telles de petites roues réglées pour bouger à une commande qui va venir. Un système qui a anéanti des millions de corps humains et où le nom du conducator est écrit avec des corps humains. Complicité obligée de tous : des foules qui dessinent le nom sur le stade, des acteurs, des spectateurs.
juin-août 1985
La visite dun ami roumain, médecin, venu en France pour un congrès. Je lui pose des questions sur leur vie pendant ce dernier hiver.
- A la maison, nous nous sommes retirés dans une seule chambre où nous faisions aussi la cuisine. Au travail... dans le laboratoire, nous navions pas dampoule électrique pour le microscope. Dans le service des urgences, à lanesthésie et à la réanimation, les malades étaient conduits déshabillés par une température de - 20 et ils étaient entassés à trente - quarante dans une salle ; pendant les interventions chirurgicales, pour fixer les patients, leurs bras et jambes étaient liés avec des cordes, car les bandes de tissus nous manquaient.
- Jespère que là-bas vous nêtes pas menacés par les terroristes, comme en Occident. Au moins cela.
- Il y a quatre semaines une bombe a explosé à Bucarest : deux hommes tués et les vitres dun bâtiment de six étages cassées ; des rivalités entre Iraniens et Syriens. Sont reçus à la faculté beaucoup détudiants iraniens qui nont même pas fini le lycée et nous avons lordre de leur donner les examens. Un représentant de Khomeïny qui les accompagne a téléphoné un soir et a demandé des comptes pour une note faible de lun dentre eux. Dans ces conditions, pour quil ny ait pas une inégalité trop choquante, on donne les examens aussi à des étudiants roumains qui, normalement, auraient dû quitter la faculté, et le niveau baisse.
Avec deux amis venus de Roumanie ; nous essayons danalyser ce qui sest passé là-bas durant les trente-huit dernières années.
Au début, loccupant soviétique qui instaure par la force le régime, institue, selon le modèle soviétique, la terreur. Exécutions sommaires, régime dextermination dans les camps et les prisons ; sont systématiquement éliminés des gens capables - ceux qui sont droits et actifs, ceux qui ont bon sens et courage.
Ainsi commence la ruine du peuple et du pays.
Elle continue avec lanti-sélection ; c'est l'une des voies qui mènent au renversement des valeurs et à la confusion.
Dans lenseignement, comme dans toutes les formes de travail, sont introduits des critères de sélection complètement étrangers à lactivité du domaine respectif. La discrimination est officielle : est prise en compte lorigine de chacun et beaucoup denfants intelligents et appliqués nont pas le droit de faire des études supérieures (un parent prêtre, un grand-parent en prison, etc., etc.) ; exclus maintenant à un âge encore tendre, ils seront toute leur vie marginalisés.
A la place de ceux qui sont capables daccomplir des tâches qui exigent certaines aptitudes, études, connaissances, sont choisis ceux qui semblent servir le régime sans jugement critique. Or, les premiers à servir ce système sont des gens dénués de mérites professionnels, sinon de tout mérite, et le régime leur accorde, en récompense, les signes des compétences qu'ils n'ont pas - diplômes, titres, salaires plus importants, etc.. Ceux qui sont ainsi promus vont promouvoir dautres, également dépourvus de mérites réels, qui, à leur tour, vont adopter les mêmes critères... et toujours ainsi.
Accrue de la sorte, lanti-sélection mène à lincompétence qui ruine léconomie ; la production diminue, se détériore.
(Jai maintes fois entendu chuchoter autour de moi que la misère matérielle croissante de nos pays, jadis riches, avait été prévue et programmée par le système, pour nous occuper le temps et lesprit et nous empêcher de penser. Je ne le crois pas : il me semble évident que, après les pillages des Soviétiques, la misère est amenée par la promotion des incompétents, principal appui du système.)
La lutte contre les valeurs amène de soi-même la lutte contre la vie.
Lalimentation devient un problème constant et de plus en plus difficile à résoudre. La nourriture est insuffisante et mauvaise. Comme dans les époques primitives, la première préoccupation de la population est de chercher la nourriture. La cueillette et la chasse ont été remplacées par des files dattente - des heures dattente, debout, jour et nuit, sous la canicule ou à - 10 0 de température, quand les larmes gèlent sur les joues.
Depuis quarante ans, plus de 99% de la population nont pas de logement personnel. Les frictions et les heurts dus à la cohabitation détrangers qui partagent une salle de bain, des toilettes et une cuisine, la promiscuité et limpossibilité davoir une vie privée tout au long de lannée consument lêtre.
La circulation dans les villes et en dehors des villes offre des images de réfugiés : bus et trains insuffisants, surchargés, sales, des gens qui se donnent des coups de coudes pour y entrer, des cris, des grappes humaines accrochées aux marchepieds.
Dans les hôpitaux - manque de lits, de médicaments, doutils.
Dénués de tout à cause de la collectivisation, les paysans qui noient leurs chagrins dans la tzouïca, ont limpression que cest la seule bonne chose quils peuvent offrir à leurs enfants, et ils leur en donnent dès le berceau ; beaucoup denfants nés de parents alcooliques sont irrémédiablement handicapés dès la naissance. Sont apparues toutes sortes de difformités inconnues jusquà maintenant.
Ce dernier hiver il y a eu une mortalité deux fois et demie plus importante que les années précédentes.
fin avril - décembre 1986
Je pense chaque jour à Tchernobyl.
1987
février
T*** vient darriver de Roumanie pour quelques semaines ; je lui demande des conseils pour les paquets que jenvoie au pays.
- De la farine, du riz. Ont été introduites des cartes de rationnement, mais elles nassurent pas, comme pendant la guerre, une ration fixe : leur but est dempêcher les paysans, qui nont pas de cartes, dacheter du pain. Même ceux qui ont des cartes doivent faire la queue et y être parmi les premiers, sils veulent trouver du pain, de lhuile, du sucre, autrement ils ne trouvent plus rien. Il ny a pas de beurre, il ny a pas de médicaments. Il y a une immense mortalité infantile, mais elle nest pas reconnue officiellement ; la déclaration dun nouveau né nest reçue que deux ou trois semaines après la naissance, pour cacher le grand nombre de ceux qui meurent les premiers jours, tués par la faim - les mères, sous-nourries, nont pas de lait - et à cause du froid, car les hôpitaux ne sont pas chauffés. Tu ne peux même pas timaginer.
Si tu venais maintenant, tu ne reconnaîtrais pas le pays. La Roumanie nexiste plus.
La formation de lhomme nouveau ressemble à un génocide lent.
été
Japprends dans un journal roumain de lexil le meurtre, en avril dernier, dun jeune médecin vétérinaire de Moldavie (en Union soviétique) : il dénonçait les fraudes et les illégalités commises dans la région et a été fusillé par les autorités locales dont il dérangeait les activités illicites qui rapportaient gros. Le jeune médecin vétérinaire a été tué par une mafia...
Lauteur dune lettre envoyée de Roumanie dans le monde libre (et qui a été publiée dans le même journal de lexil), disait quil pouvait éventuellement imaginer, un jour ou lautre, la libération du pays, et même, en dépit des immenses difficultés, un lent redressement de léconomie. Mais les hommes ? Car, écrivait-il :
On le voit partout le désastre qui sétend et sapprofondit chaque jour. Personne ne lignore, ce serait dailleurs impossible. Mais ce désastre nexiste pas seulement autour de nous, il ne se trouve pas seulement en dehors de nous, il est aussi en nous. Surtout EN NOUS... Et il continuait : Cest nous, les hommes qui vivons aujourdhui en Roumanie, pays en cours danéantissement, cest nous qui sommes la cible réelle du programme de destruction, depuis quarante ans, accompli - comme on le dit - de manière ferme...
Lhomme anéanti intérieurement et une mafia organisée me semblent les deux obstacles à la reconstruction, si la Roumanie redevient un pays libre.
En 1975, dans une lettre ouverte, adressée au secrétaire général du parti communiste de Tchécoslovaquie, Václav Havel notait la dégradation de lhomme et le déclin intellectuel et moral de son pays.
Lettre de Roumanie (F*** et M*** - qui est depuis longtemps malade au lit - viennent de recevoir le paquet que jai envoyé avec des aliments et du café) :
Quand je suis revenue de la poste, jai aidé M*** à se lever du lit et à venir à table et nous avons défait le paquet ensemble. Quand nous en avons tout sorti, jai perdu la tête de joie et M*** a commencé à pleurer. Nous ne buvons pas beaucoup de café mais nous en goûtons plusieurs fois par jour.
septembre
Avec les quelques gouttes des paquets individuels, quelques-uns, ici, essaient daméliorer la vie de quelques-uns, là-bas. Une larme dans locéan. Quand lAllemagne a offert daider la Roumanie, le gouvernement a refusé.
fin novembre
Les ouvriers de Brasov se sont révoltés et ont détruit La maison du Parti. Le 15 novembre, des milliers douvriers sont sortis dans la rue, chantant Réveille-toi, Roumain et scandant Du pain ! Sachant quils allaient tomber victimes des représailles, ils avaient écrit sur les murs : Tués par la faim, le froid ou les balles, cela nous est égal.
1988
mars - début avril
Les nouvelles du pays sont de plus en plus tristes : dans les maisons et dans les rues, il fait noir et froid, car la consommation délectricité est limitée.
Depuis plus de quarante ans, en Roumanie, tout le peuple vit dans la détresse ; mais tout au long de ces années, la densité et la continuité du malheur n'ont pas été les mêmes partout ; longtemps, les abus et les frustrations étaient plus importants en province.
Maintenant, la souffrance frappe surtout la capitale et les villages, devenus les objets d'une destruction planifiée.
Ces douze dernières années, plus de vingt-quatre églises et monastères anciens de Bucarest ont disparu ; ils n'ont pas été ruinés par le temps ou par une catastrophe naturelle, ni abattus par une guerre cruelle, mais rasés par les décisions du Parti-état. A Bucarest, est démoli notre patrimoine culturel, pour construire le boulevard du Socialisme triomphant et les édifices du Parti.
Les dirigeants du Parti et du gouvernement, obsédés par l'ambition de faire bâtir dans la grandeur, préparent le terrain en démolissant. Incompétents, animés dambitions toujours plus vastes, ils exigent sans cesse les modifications des plans d'avant-hier : des rues et des immeubles sont supprimés suivant les gestes quils font sur des maquettes et les chantiers restent ouverts sans terme. Seule la destruction est évidente.
Et pas la moindre pensée pour les êtres humains chassés de leur maison ; l'habitant prévenu vingt-quatre heures à l'avance, et l'immeuble n'est plus. Sont démolies de petites maisons doù sortent des gens modestes qui ont reçu lordre de partir sans savoir exactement où ils vont, avec deux valises et quelques sacs, où ils ont mis ce quils ont eu le temps de ramasser dans les quelques heures qui leur ont été accordées pour quitter les murs à démolir ; des vieilliards prennent de leur logement ce quils peuvent porter dans leurs mains faibles, et, arrivés dans la rue, ils tournent la tête et regardent encore une fois la maison qui demain ne sera plus. Avant les vacances de Pâques, le chef du Parti (le secrétaire général) et de lEtat a demandé quune rue soit incessamment coupée à un endroit précis ; celui qui me raconte comment cela a été fait, a vu sortir de leur maison, apeurés, avec deux-trois oeufs rouges dans un mouchoir, des gens menés par des soldats apeurés dêtre en retard, qui, eux aussi, étaient menés par des commandants apeurés de ne pas accomplir pour lheure indiquée lordre de détruire.
Et pas la moindre pensée pour ce qui peut surgir à la suite des démolitions. Ainsi jaillit, image hallucinante, une rue entre des murs aveugles - me raconte quelqu'un à peine sorti du pays - une rue sur laquelle ne donne aucune fenêtre, aucune porte ; personne ne peut sortir d'une maison quelconque dans cette rue, personne ne peut, de cette rue, entrer dans une maison quelconque.
J*** est arrivée ces derniers jours de Roumanie :
... tu ne peux même pas timaginer... Dans les couloirs du métro on marche dans leau jusquaux chevilles... La ville de Bucarest nexiste plus : il ny a que fondrières et bourbiers...
Un faux : les dirigeants de nos pays sont considérés comme les représentants du peuple.
Les bulldozers hantent aussi les villages, car le village roumain est condamné à mort par décrets : huit mille villages doivent disparaître.
La destruction des villages et les exterminations massives des quinze premières années de communisme sont les plus graves malheurs (que nous connaissions) amenés par ce système (jusqu'à ce jour) en Roumanie.
Les exterminations des quinze premières années du nouveau règne ont détruit, avec le grand nombre d'intellectuels tués, une partie importante de notre culture. Irréversible, telles les exterminations, l'anéantissement des villages veut chasser de leur existence des dizaines de milliers d'êtres humains vivants, et, avec cela, arracher de ses racines la culture roumaine. L'église du village, deviendrait-elle juste une image des musées que visitent les étrangers ? telle la grande rue du village, sur laquelle, tous ensemble, les gens rentraient des noces et des baptêmes ? et le cimetière du village, vers lequel, une génération après l'autre, les paysans prenaient leur dernier chemin - vers le lointain?
Après avoir collectivisé le peu de terre que les paysans possédaient, le régime passe maintenant à l'expropriation ultime et totale : celle des paysans mêmes que les immeubles collectifs collectiviseront dans leur être. L'être, la journée, la vie de chacun... Les matins, ils ne pourront plus sortir dans leur jardin, prendre une bouffée d'air frais et scruter les horizons.
Ils seront plus dénués de terre que ne l'ont jamais été les serfs, et, en même temps, ils seront plus liés à la glèbe que les serfs l'ont été. Désormais, ils seront liés au plancher de la chambre qui leur aura été assignée.
Déracinés sans avoir émigré. Les souffrances de leur déracinement ne seront pas rachetées par la chance, que l'émigration peut offrir, de ne plus vivre dans le mensonge permanent. Les paysans seront déracinés de la manière la plus concrète : telles les fleurs coupées, et, encore fraîches, jetées sur le ciment d'une tombe à peine fermée.
En Europe, un gouvernement oeuvre pour détruire une culture ; la culture du peuple qu'il dirige. Tout ce qui est entrepris dans plusieurs pays européens pour sauver les villages roumains menacés de disparition, me donne lespoir quune partie des hommes libres ont compris : le peuple d'un pays communiste doit être défendu, de l'extérieur, de ses propres "dirigeants du peuple" qui le mènent au désastre.
septembre
Ladmirable organisation française, Opération villages roumains, qui soutient les villages roumains condamnés à périr, leur offre appui et aide matérielle.
Je traduis pour cette organisation des lettres destinées aux villages roumains qui doivent disparaître. Je traduis aussi les très rares lettres de réponse des maires de ces communes roumaines, dont je note quelques fragments :
Les conditions de vie chez nous deviennent de jour en jour meilleures.
Etant conscients de ces réalisations et des conditions qui nous sont assurées, nous exprimons notre profonde indignation vis-à-vis des actions de désinformation et de dénigrement des réalités de notre pays et spécialement de nos villages.
Ceaucescu, le conducator roumain - disciple fidèle de Lénine :
- La destruction des villages - partie de la suppression des différences entre villes et villages.
- Lindustrialisation à nimporte quel prix.
- Lhomme nouveau et lanéantissement de la continuité culturelle.
Une différence : le conducator de la Roumanie na pas la cruauté de Lénine.
Lénine voyait dans la terreur un instrument de persuasion, et, peu de semaines après la prise du pouvoir, il créait - le 7 décembre 1917 - linstitution qui devait lappliquer : la police politique répressive (la Vétchéka). Elle allait plonger la Russie dans un bain de sang : jugements sans tribunaux, tortionnaires féroces, exécutions sommaires, massacres.
Tableaux de la terreur. Joseph Kessel cite des fragments du journal dune fille de quatorze ans qui était entrée dans des immeubles de la Tchéka après lévacuation de Kiev par les bolchevistes : Du sang séché..., à côté, les bouteilles vides de champagne que buvaient les tchékistes./.../ une rigole pour le sang. Tout en est couvert. Des cervelles traînent. On a constaté que certains ont été enterrés à demi vivants. On dit que lon a découpé des courroies dans les corps. Il y a des traces de tortures... (Joseph Kessel, Journal dune jeune fille russe sous le bolchevisme, La Revue de France, 15.08.1923)
Je transcris une note du 30 mai 1979 :
Hier, sortant du métro à l'Odéon, alors que je pensais toujours aux pertes humaines de 1917, je vois une affiche violemment coloriée en rouge et orange et dominée par un mot écrit en grandes lettres :
REVOLUTION
dans la coiffure
Tel un sourire, l'utilisation paisible de ce mot qui a fait verser tant de sang ; mais sa présence dans la publicité est une preuve de la séduction de ce mot qui a fait verser tant de sang.
*
Ceux qui ont eu dès le début lintuition de ce que ce système représentait et qui ont essayé de résister - activement ou passivement - sont vite tombés, victimes dune cruelle répression.
Je me rappelle ma conversation avec Ovide B***, qui mavait parlé de ses treize ans de prison.
Pendant les six années que jai passées, isolé en cellule, jai essayé de calculer le calendrier ; jen étais arrivé - en me guidant avec lâge de ma soeur, née deux jours après mon arrestation - aux Pâques orthodoxes de lan 2000.
Lors de la libération, dans le train qui lamenait à Bucarest, il est allé au buffet demander un verre deau.
- Doù viens-tu, de Botosani ?
- Oui. (Les vêtements coulaient sur moi, jétais décharné, émacié.)
- Veux-tu un verre de lait ? (Il ma donné un verre de lait caillé - je navais pas bu de lait depuis douze ans - je lai avalé dun seul coup.)
- En veux-tu encore un ?
- Oui. (Et il ma donné encore un verre...)
Le détenu politique dun pays communiste est un être humain encore vivant, qui, en dehors des privations, endure des souffrances, le plus souvent, inimaginables. Une prison ou un camp de concentration est la multiplication des souffrances de cette créature humaine par le nombre des détenus. Et une telle collectivité de souffrance doit être multipliée par le nombre des îles qui forment les archipels des goulags - le long des années, des dizaines de millions dhommes.
Pour comprendre la terrible misère de ceux qui sont passés par là, lhabitant dun pays libre devrait dabord imaginer un cas concret.
Par exemple. En détention, le régisseur Vsévolod Mérejkovski - qui allait être fusillé en 1940 - écrivait à Molotov (signataire du pacte soviéto-nazi, août 1939) que des méthodes physiques lui avaient été appliquées pendant les interrogatoires, quil était férocement battu, si bien que, à peine assoupi dans sa cellule, après dix-huit heures dinterrogatoire, il était réveillé par ses propres gémissements qui avaient continué pendant quil sétait endormi, et quil avait commencé à sauto-accuser, car la mort lui paraissait plus simple.
Un autre exemple. Lécrivain Varlam Chalamov, qui a survécu à dix-sept années de camp sur la Kolyma, raconte comment, en 1947, était arrivé à Magadan, par un froid de-400, un paquebot qui transportait trois mille détenus. Ils avaient gelé dans les cales du navire, inondées deau. Ceux qui nétaient pas morts ont été amputés des membres gelés.
Je copie une note du 14 octobre 1986, quand je suis allée écouter le père Calciu, venu en Europe pour une série de conférences - témoignage de ce que les détenus enduraient là-bas:
De cette conférence, aussi bien que des réponses quil a données aux questions venues de la salle, ceux qui ont écouté ont bien entendu : on ne peut concevoir les horreurs des seize premières années de ses prisons, et on na pas dailleurs de mots pour les dire ; au total, il a reçu, pendant les années de sa détention, deux lettres; il pesait quarante kilogrammes et le matin, quand il sortait la tinette de la nuit, pleine dexcréments, les gardiens le frappaient jusquà ce quil tombe et le regardaient ensuite ramasser avec ses mains et remettre dans la tinette ce qui sétait renversé.
Il parle avec patience et douceur. Peuvent-ils, les gens de la salle, vraiment comprendre? Quand il dit mes sermons et les jeunes de Bucarest, les auditeurs de cette salle ne peuvent pénétrer au-delà de ces quelques mots pour appréhender le risque pris par le père Calciu lorsquil demandait aux jeunes de Bucarest de ne pas haïr, mais daimer.
Quand ils écrivent sur leurs prisons, Georges Matoré et Vladimir Boukovski parlent du recueillement en silence, de la consolidation intérieure par lactivité de lesprit ou de limagination. Les yeux fermés, Matoré laisse souvrir les soupapes de la mémoire. Boukovski édifie (mentalement) un château imaginaire et apprend langlais. Et Ovide B*** calcule (mentalement) le calendrier orthodoxe.
Mais il y a eu des périodes ou des prisons et des camps de concentration, dans lesquels était entreprise aussi la destruction systématique de lesprit.
Telle la prison roumaine de Pitesti : les détenus (tous jeunes) qui, sous la torture, avaient été contraints, jour après jour, à devenir eux-mêmes des tortionnaires (un seul jeune homme est parvenu à ne pas se soumettre, parce quil a réussi sa tentative de suicide), ont fermé les soupapes de la mémoire et les ont tenues fermées de longues années, même après leur transfert dans dautres prisons (celle de Pitesti a dû être fermée, car l Occident en parlait). On avait tué leur droit à la mémoire ; comme, dailleurs, à tout le reste de leur vie intérieure. Et longtemps après, les premières paroles de ces hommes - qui semblaient être devenus muets - sur leur terrible passé, laissaient entendre quils avaient à faire part de quelque chose quils ne pouvaient ni dire, ni se dire.
Dans mon esprit résonnent les mots dun personnage shakespearien qui avait fui la tyrannie de Macbeth :
Ah, malheureux pays,
Presque effrayé de se reconnaître ! Peut-on encore
Lappeler notre mère, cest notre tombe ! On ny rencontre
Rien qui sourie, sinon qui ne sait rien.
Et les soupirs, les gémissements, les cris qui déchirent lair,
Nul ny fait plus attention ; lextrême de la douleur y est le lot de tous...
Je relis toujours Macbeth ; comme si Shakespeare avait écrit la tragédie en sachant ce que serait le régime de nos pays.
Les exterminations des prisons et des camps de concentration... Ce qui commence par le mal, se renforce par le mal - dit Macbeth, décidé à tuer Banquo, car convaincu que cest ainsi seulement quil peut être sûr de maintenir son pouvoir.
Le mensonge permanent, les dénonciations, la mise en asile psychiatrique de ceux qui protestent... tout cela présenté par le régime sous couvert du bien... je vis - dit lady Macduff - sur cette terre, où, faire le mal est souvent vu comme un mérite ; faire le bien passe parfois pour folie dangereuse.
Duper les autres, leurrer tant dhommes des pays libres par des paroles qui semblent belles et par un comportement de façade... un visage trompeur doit cacher ce que le coeur trompeur connaît - dit Macbeth à son épouse et complice.
Notre pays qui souffre - dit Lennox. Pauvre pays ! Presque effrayé de se reconnaître - dit Ross. Mon pays malade, des pays malades : Macbeth, Lénine, Staline, Hitler, Mengistu, Castro, Ubu, Ceaucescu, Pol Pot, Richard III, Kim Il Sung - ahurissant tourbillon qui donne le vertige et où fiction et réalité se côtoient, se confondent.
Thomas de Quincey sur Macbeth : le monde de la vie normale sest arrêté brusquement... il a été endormi... le temps a été supprimé... syncope de ce qui est naturel...
Ignorant leur ignorance, Lénine, Staline, Hitler, Pol Pot et d'autres semblaient croire que leur idée sans faille était nécessaire à l'humanité présente et à venir. Pour peu que quelqu'un y pense, leurs théories sont discréditées à jamais par leur suffisance et, encore plus, par les homicides qui en sont une donnée.
Montaigne, dans le titre dun essai : Cest folie de rapporter le vray et le faux à notre suffisance.
Après chaque relecture de la tragédie shakespearienne, il me semble que je parle de la situation de là-bas comme quelquun daffaibli, qui murmure quand il devrait crier. Jéprouve une sorte dinhibition... car je marche contre le courant.
Je transcris une note du 12 janvier 1987.
Je parle à Y*** des moeurs de la police secrète dans nos pays et il a de la peine à me croire. Il me montre un article paru aujourdhui dans LHumanité ; un journaliste français, qui fait un reportage à la rédaction du journal soviétique Komsomolskaia Pravda, est témoin dune interview accordée à ce journal, au téléphone, par le ministre des Affaires intérieures, Alexandre Vlassov : le ministre de lIntérieur dit, entre autres, que les bottes de feutre des miliciens moscovites ne sont pas très esthétiques et quil faut étudier ce détail vestimentaire...
Comme par les trichines que Dostoïevski avait imaginées - et qui, dans le cauchemar de Raskolnikov, rendent malade lhumanité entière - dans nos pays, des dizaines de millions dhommes ont été infestés par la pollution idéologique. (Dans nos pays, seulement ?)
Quand je pense aux victimes du communisme dans nos pays, une question crie dans ma poitrine :
Comment a-t-il été possible que les Occidentaux - surtout les intellectuels, qui avaient le devoir de savoir (et beaucoup dentre eux savaient dailleurs) ce qui se passait là-bas - restent indifférents à tant de souffrance et même lacceptent ? Où étaient le respect de la dignité et de la vie humaine, le goût de la vérité, le sens de la justice, le sens de la responsabilité ? Quest-ce qui empêchait les gens dici de parler, car ils ne vivaient pas comme ceux de là-bas avec le spectre permanent de la mort ?
Quest-ce qui nous a rendus si aveugles aux larmes et au sang dont ruisselle notre présent ? (André Glucksmann, La cuisinière et le mangeur dhommes, 1975).
Lhistoire de ce système est lhistoire dune très longue série de crimes et massacres. Il faudrait comprendre et analyser les mécanismes par lesquels les assassins de là-bas ont trouvé appui parmi les gens honnêtes dici.
Le procès Kravtchenko : resté en Occident en 1944, il écrit le livre Jai choisi la liberté, où il parle de lextermination des paysans et de lexistence des camps de concentration en URSS. La revue Lettres françaises soutient que ses affirmations sont mensongères et le couvre dinjures. Kravtchenko intente une action en justice pour diffamation.
Parmi les témoins qui certifient les affirmations de son livre se trouve, entre autres, Margarete Buber-Neumann, qui avait été Prisonnière sous Staline et Hitler. Elle a fait lexpérience douloureuse des camps de concentration : elle sest réfugiée avec son compagnon (Heinz Neumann, figure importante du Parti communiste allemand), en URSS, lors de lavènement du nazisme ; après le pacte soviéto-nazi, elle est arrêtée et déportée dans un camp de concentration et Heinz Neumann est tué. En 1940, elle est livrée aux nazis (avec dautres réfugiés, juifs et communistes), par la police politique soviétique, et déportée dans le camp de Ravensbrück.
Parmi les témoins qui contestent les affirmations de Kravtchenko se trouvent, à côté dautres intellectuels, un haut prélat (le pasteur Hewlett Johnson, doyen de Canterbury) et un prix Nobel (le savant Joliot Curie, qui considère le livre de Kravtchenko comme mensonger : il a visité lUnion Soviétique, il en est rentré avec les meilleures impressions, lexistence des camps est une invention anti-soviétique).
En réfléchissant à quelques compagnons de route notoires des Soviétiques, je sens le besoin de faire une distinction entre deux types dintelligence.
G.B.Shaw et dautres (dont les mérites sont incontestables dans le domaine où ils ont travaillé) ont soutenu, par leurs positions vis-à-vis de lURSS - involontairement, car jespère quils ne savaient pas qui et quoi exactement ils soutenaient - Staline, cest-à-dire le mensonge et le crime.
Jappellerais zonale lintelligence de G.B.Shaw et des autres (ce type dintelligence peut se retrouver dans différents domaines précis où a excellé la personne en cause - dramaturgie, théologie, etc.)
Quand il sagit de gens qui ont le courage de regarder lucidement les réalités et qui, au risque de leur vie, refusent et condamnent le mensonge et le crime, apportant de cette manière une contribution au développement des générations futures dans le vrai, je dirais quils ont une intelligence de lespèce. Cest lintelligence dAntigone : de ceux qui respectent la loi morale et ne se laissent ni séduire, ni effrayer par les menaces dun pouvoir ou dun discours (ce qui revient au même, car le discours à la mode est une forme de manifestation du pouvoir). Cest le sens moral qui est propre à cette forme dintelligence, où entrent la pitié, cette vertu dinstinct, qui - écrit Madame de Staël - conserve lespèce humaine, et la bonté que Vassili Grossman trouve chez les gens qui respectent et protègent la vie ; les fruits de ce que jappelle intelligence de lespèce, se voient au bout dun intervalle de temps plus long et sur un espace bien plus vaste que ceux observés par notre regard court et pressé ; cest pourquoi elle peut passer inaperçue par la majorité de ses contemporains.
Lactivité de ces deux formes dintelligence a des conséquences sur toutes les formes de pollution. Sopposant au tyran et affrontant la mort, Antigone a enterré le cadavre de son frère et a sauvé ainsi la cité menacée par la peste, alors que des personnalités ayant une intelligence zonale - et auxquelles confiance a été accordée par lopinion, justement pour la haute qualité de cette intelligence zonale - ont introduit confusion dans les esprits et dans la cité par leur choix dignorer les réalités de lempire soviétique. Cest pourquoi elles nont pas appréhendé le désastre présent et futur - moral, économique, atomique - que cet empire portait dans son ventre ; elles nont pas perçu la pollution mentale et matérielle sans laquelle le système ne pouvait ni naître ni se maintenir. Les années qui passeront vont faire ressortir de plus en plus les diverses formes de pollution de lempire, mais je ne sais pas si le rôle de certains compagnons de route va rester dans la mémoire de lhistoire.
Même un gardien de prison pouvait avoir (rarement, cest vrai) la vertu dinstinct qui conserve lespèce humaine, dont parle Madame de Staël.
Quelquun ma raconté récemment comment un gardien avait un jour parlé. Un détenu désespéré ne cessait de crier : Je deviens fou ! dans ces ténèbres, je ne sais plus sil fait jour ou nuit, si cest lhiver ou lété ! Le lendemain, dans lécuelle de ce détenu, à côté de la bouillie, il y avait un perce-neige.
J-P*** était parmi ceux qui avaient compris ce qui se passait là-bas. Il me disait en novembre 1987 :
Les communistes ont été parfaitement fidèles à eux-mêmes pendant les exterminations du Cambodge. Je métonne que vos pays naient pas interdit la lecture de tous les classiques. Linterdiction a été sans doute conçue, mais la date remise jusquà linstauration de lhégémonie planétaire.
En effet, quelque chose avait commencé ; sous Staline, dans les trois-quatre lignes que les manuels universitaires dhistoire littéraire ou de philosophie accordaient à Dostoïevski, Platon et autres, il y avait un mot qui, à lépoque, était une injure : idéaliste.
Ces dernières années jai même été frappée que le système nait pas détruit encore davantage les pays par lesquels il est passé ; quil nait pas tout ruiné ; et surtout quil nait pas complètement anéanti la culture.
La culture dun peuple se construit dans la continuité de traditions et suppose la possibilité du créateur dexprimer sa pensée, de la partager, de la confronter avec une autre pensée.
Rien de tout cela nest possible dans nos pays où est imposé le rejet des traditions... quant au reste, je me répète lanecdote que mavait racontée O*** :
Le mieux est de ne pas penser. Si tu fais lerreur de penser, au moins que tu te taises. Si tu fais lerreur de parler, au moins que tu nécrives pas. Et si tu as aussi écrit, alors ne tétonne plus de rien.
Le pouvoir a attaqué la culture par tous les moyens. Et il naurait pas pu en être autrement, car il allait contre le sens de la vie - comme lécrivait Václav Havel (dans sa lettre ouverte adressée au secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque) - et les valeurs de la culture servent la vie.
*
octobre
- Z*** : Il faut faire confiance à Gorbatchev, les Soviétiques ont besoin de temps.
- Sans doute, ils ont besoin de temps et pour beaucoup de problèmes : depuis 1917 et jusquà ces jours, le régime a détruit systématiquement conscience, pensée et vies humaines, la nature, lagriculture et la vie culturelle. Maintenant ils doivent construire sur des ruines, et pour ce faire, ils ont dabord besoin de se reconstruire - cela sera difficile et long. Mais le gouvernement pourrait libérer les détenus politiques : Martchenko, défenseur des droits de lhomme, est mort dans un camp de concentration sous le gouvernement de Gorbatchev. Et encore : en 1986, ce dernier a essayé de cacher lexplosion nucléaire de Tchernobyl.
10 décembre
Terrible, inoubliable, douloureuse catastrophe : des dizaines de milliers dêtres humains ont été enterrés vivants dans le tremblement de terre dArménie. (Et je me demande de nouveau, comme après la catastrophe des Dolomites : Comment peut-on, dans la relation avec les autres, gaspiller des minutes et des énergies sans aimer ? Comment peut-on aller au devant dun être humain avec indifférence ou en affichant froideur et ressentiments ?)
Les bâtiments se sont effondrés parce quils navaient pas été construits selon les règles exigées dans une région sismique. Des cages pour des lapins disaient les journalistes étrangers venus en Arménie. Dépôts des instruments de travail - pensais-je ; dépôts où on met la matière inerte ; les immeubles navaient pas été construits en pensant aux hommes, aux femmes et aux enfants qui allaient y vivre, dans cette région périodiquement secouée par les tremblements de terre, mais telle une solution bon marché trouvée par ceux qui se déclaraient les constructeurs de lavenir radieux de lhumanité entière.
1989
20 février
Je lis dans les journaux :
La presse polonaise officielle dit pour la première fois que le massacre de la forêt de Katyn (1940), a été perpétré par les Soviétiques. LUnion Soviétique a reconnu que les milliers de Polonais, dont le meurtre avait été attribué, au procès de Nuremberg, à larmée allemande, avaient été en réalité tués par larmée rouge.
juin
Tien-an-men. Dun côté, sublime confiance, espoir, héroïsme, sacrifice. De lautre côté...
9 novembre 1989
Le mur de Berlin est tombé.
10 novembre
Hier est tombé le mur de Berlin. Des images dans les revues et à la télévision. Je regarde les visages de ceux qui se sont échappés de la prison de lAllemagne de lEst - des hommes et des femmes qui, en même temps, rient et pleurent de joie - et jai limpression de voir, pour la première fois de ma vie, lexpression dun bonheur entier sur des visages dadultes ; comme sur les visages purs des enfants qui ont reçu un cadeau dont ils rêvaient depuis longtemps, mais quils nauraient pas eu le courage despérer dans la réalité de leur existence.
lundi le 18 décembre
Japprends quen Roumanie - à Timisoara - il y a eu des mouvements suivis de répression.
IV
DES MOTS
1981
Quelques lignes dun livre qui veut défendre lUnion Soviétique contre limage sombre que peut se faire delle un lecteur de LArchipel :
Quand on entreprend de bâtir un empire et de hausser un peuple à la cime du pouvoir comme de la personnalité, doit-on laisser à chacun le loisir de critiquer d'avance cette ambition, au risque de la réduire ? Vos dirigeants - souffrez que je prenne Lénine pour le plus grand homme du siècle - noublient pas cette tâche, qui doit être poursuivie avec un minimum dordre. Est-il important que quelques dizaines de milliers d'inadaptés - j'admets aussi : de superbes individus inflexibles - soient régulièrement écartés ? Est-il important que la machinerie de l'Etat, ou du parti, se trompe dans sa progression lente et lourde ? Votre société ne sera jamais un paradis; elle peut devenir lune des sociétés les plus originales de lhistoire : elle lest déjà. (Alain Bosquet, Pas d'accord Soljénitsyne !, Ed. Filipacchi, 1974)
Je laisse de côté lutilisation - qui me paraît impropre - du moté personnalité au lieu daliénation, car lauteur de ces lignes a droit à son opinion personnelle (la cime de la personnalité étant représentée, pour lui, par lhomme nouveau, lhomme soviétique).
Je précise : à lépoque où ce texte était écrit (en 1974), le dirigeant qui poursuivait la tâche de hausser un peuple à la cime du pouvoir comme de la personnalité, sappelait Brejnev.
En aucun cas je ne peux croire que lauteur de ces lignes ne sait pas ce que le mot écartés signifie dans son texte, et il mest difficile de croire quil ne connaît pas, ne serait-ce quapproximativement, le nombre de ceux qui sont écartés, quand il parle de dizaines de milliers au lieu de dizaines de millions, car il dit plus haut avoir lu avec accablement LArchipel du Goulag, dont il prévoit avec terreur le choc sur les Européens douillets de 1974.
Je retiens que le nombre des écartés ne lui paraît pas important quand les dirigeants - dont Brejnev - se proposent de créer une société originale.
Complété avec les données dont dispose toute personne normalement informée et en précisant - pour ceux qui ne le sont pas - ce que le mot écarté signifie, le fragment cité prend pour moi le sens suivant :
Tenant compte de la création (poursuivie par Staline, Brejnev et autres) dune société originale, il nest pas important que des millions dêtres humains soient régulièrement tués ou abandonnés à la mort (parmi eux, lors de la collectivisation, environ deux millions denfants), affamés, déportés, enfermés dans des asiles psychiatriques, des prisons et des camps de concentration, torturés, abrutis.
Je reviens à la question posée par le texte :
Est-il important que quelques dizaines de milliers d'inadaptés - j'admets aussi:de superbes individus inflexibles - soient régulièrement écartés ? (Cest moi qui souligne.)
Le sens de cette monstrueuse question est terrifiant : dans un langage qui cache la réalité des faits, ne semble-t-elle pas exprimer laccord avec des crimes... ? voire le soutien de ces crimes, quelle veut légitimer ?
1982
Jentends et je lis couramment que les pays communistes luttent pour la liberté, pour la démocratie, la paix, etc., etc. A force de répétition, lassociation entre ces pays et liberté ou démocratie, etc., etc. entre dans les clichés du discours et dans les habitudes.
Des écrivains et des penseurs qui ont fait connaître en Occident les réalités cachées de notre monde ont créé des mots nouveaux - goulag, nomenclature - mais ces mots ne sadressent pas à laffectivité positive, constructrice, ils nengendrent pas délan, mais des craintes et des inhibitions.
Quels mots nous restent qui naient pas été récupérés par ceux qui ont détruit la paix, la liberté et la vie de dizaines de millions dhommes ?
Penser à : bonté, douceur, (le) bien, amour, confiance, amitié, fidélité, générosité, altruisme, aide, sentraider, respect (de lautre), dignité, sincérité, discrétion, initiative, responsabilité (personnelle), personnalité, admiration, réflexion.
Au mois de mars, je lisais des affiches et des inscriptions mises sur des murs en vue des élections. Dans un arrêt de métro, quelquun avait écrit, à côté du nom dun candidat, le mot assassin, ce que, sans doute, lhomme nétait pas.
Pour ceux qui lavaient écrit, le mot signifiait probablement que ce candidat avait des opinions différentes des leurs. En ajoutant à un mot un sens arbitraire - et qui reste méconnu par ceux qui le lisent innocemment - on peut arriver à des synonymies terribles (opinions différentes = crime), telles celles qui ont justifié les exterminations et les goulags.
Mais il y a aussi autre chose : un tel mot trouble la paix intérieure de celui qui le lit, indépendamment de ses options politiques ; en provoquant des ressentiments, ce mot crée une sorte de pollution psychique. Car il est grand le pouvoir des mots.
1983
En commentant la remarque d'un étudiant, je dis à Y*** : "il semblait ne pas savoir que le mal existe dans le monde et en chacun de nous".
- Y*** : je n'emploierais pas les mots "le mal" et "le bien", mais "le désir de vie" et "le désir de mort".
- Mais pourquoi? Ces deux mots existent, je les ai trouvés quand je suis venue au monde dans la langue parlée, dans les dictionnaires et dans les oeuvres littéraires et je les ai compris. Pourquoi les remplacer par d'autres qui ne peuvent avoir la même richesse ?
Le soir je continue à penser au remplacement suggéré.
Le choeur de lAntigone de Sophocle ne dirait pas : maître dun savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, lhomme peut prendre la route du mal tout comme du bien, mais : maître dun savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, lhomme peut prendre la route du désir de mort tout comme du désir de vie.
Ou, dans la tragédie de Shakespeare, Macbeth, la voix du vieillard anonyme ne dirait pas, à la fin du deuxième acte :
Dieu vous bénisse ; comme tous ceux qui veulent faire
Du mal le bien, de lennemi le frère.
Il dirait :
Dieu vous bénisse ; comme tous ceux qui veulent faire
Du désir de mort le désir de vie, de lennemi le frère.
Et Macbeth ne finirait pas la deuxième scène du troisième acte en disant :
Ce qui commence par le mal ne prospère que par le mal.
Il finirait la scène en disant :
Ce qui commence par le désir de mort ne prospère que par le désir de mort.
Dialogue :
- F*** : Beaucoup dintellectuels refusent de reconnaître lexistence de lopposition bien-mal.
- Cest vrai. Certains collègues me regardent avec mépris - quest-ce que cest que le mal ? Dautres - croyants ou athées - considèrent que lidée de bien (et mal) ne peut exister quen se référant à la religion.
Mais cest mon propre corps qui me dit la présence des valeurs. Dailleurs, ladmiration devant le courage, lhorreur devant un crime, la réserve, le rejet, lélan, lenthousiasme sont exprimés aussi par le corps. Les mots bien et mal sont une réponse - qui résonne dans tout notre être - donnée par notre sensibilité morale aux actes dont nous prenons connaissance. Il y a quelque chose de fondamental, qui existait avant moi et qui me survivra. Quelque chose que je ressens de toute ma personne.
- F*** : Ceux qui nient lexistence des valeurs diraient que ce sont des réactions venues du milieu social, des relations oedipiennes, de...
- Je voudrais demander à ceux qui nient lexistence du bien et du mal (je ne parle pas de leurs formes historiques, diverses dans le temps, mais de ce qui soutient ces formes historiques) : Se sentent-ils dénués de toute liberté ? poussés ? Ont-ils jamais fait un choix existentiel ? et selon quels critères lont-ils fait ? Et sils nont pas eu de critère moral - en pesant le bien et le mal - est-ce que leur décision pouvait être déterminée, quand il ne sagissait pas déviter une souffrance, par autre chose que le hasard, le plaisir, lintérêt matériel ou le caprice ? et considèrent-ils que ces critères les représentent? Et je leur demanderais si la phrase suivante des Essais de Montaigne leur reste incompréhensible : Il y a certes je ne scay quelle congratulation de bien faire qui nous resjouit en nous mesmes et une fierté genereuse qui accompagne la bonne conscience. (Du repentir)
Je parle à Z*** de limmense gaspillage, au quotidien, du potentiel humain, dans le monde de là-bas : par la stérilité du temps, où files dattente, travail volontaire, enseignement idéologique, réunions, etc., consomment toute disponibilité, alors que la censure, lauto-censure et surtout le manque de perspectives et despoirs paralysent lesprit.
- Z*** : Oui, mais en théorie les communistes avaient de bonnes intentions - lavenir radieux de lhumanité.
- Je ninclurais pas les intentions dans le jugement critique des réalités de fait ; les intentions ne tiennent pas du domaine du réel. La relation intentions - faits entre dans un autre chapitre. Pour juger un régime, les faits doivent être connus dans leur réalité concrète et du point de vue des victimes. Or il se trouve que les dizaines de millions de victimes réelles qui sont le produit permanent de ce système, deviennent pour ceux qui vivent, comme toi, en dehors du système, une abstraction, alors quune abstraction, lavenir radieux de lhumanité - phrase brève, agréable à entendre, facile à mémorer, et apparemment imparable - se substitue aux faits. Il y a des paroles qui séduisent des consciences.
Car elle est forte la tentation de cacher la réalité par des mots enivrants, euphorisants, telle une drogue.
1984
mars
Et il y a des hommes pour lesquels les mots ont plus dexistence que les faits et les êtres humains.
Indépendamment lune de lautre, deux personnes mont dit, à propos des assassinats terroristes : cest leur droit, car ils protestent contre la société.
Protestation, société - des mots par le biais desquels des gens généreux acceptent le mépris du premier droit de chaque homme - celui de vivre ; des mots qui justifient des crimes et linstauration de larbitraire dans un état de droit, en temps de paix.
Et pas la moindre pensée pour les souffrances ou la mort des victimes. Lenvie de crier : mais la vie ? ! mais le respect de la vie ?
La charge affective - positive ou négative - de certains mots, et linsistance de ceux qui les utilisent avec une tonalité ou une autre, créent un substitut dargumentation.
La sacralisation de certains mots a contribué dans une grande mesure au bon fonctionnement des mécanismes de la destruction qui sévissent dans nos pays, à laveuglement du monde libre et à son indifférence pour ce gros oeuvre de destruction. Lun des grands coups portés à la vie au nom des mots, avec larme des mots, à labri des mots.
décembre, aux Etats Unis
Conversation avec un couple américain ; chaleureux et sensibles, intéressés par le bouddhisme, hostiles à la peine de mort, pleins de lilllusion que la révolution et le socialisme vont changer le monde. Ils me disent :
- Staline a été un dément. Mais le socialisme na pas encore existé, où que ce soit dans le monde et peut-être que les massacres de 1956 en Hongrie étaient justifiés par le projet de réaliser le socialisme.
Et :
- Que veulent-ils, les syndicalistes polonais ? en tant que travailleurs, ils doivent être masochistes sils sopposent à un gouvernement socialiste !
Je relève les contradictions :
- comment quelquun pourrait-il sopposer à quelque chose qui nexiste pas ? (les travailleurs polonais - au socialisme, car mes interlocuteurs soutenaient que le socialisme nexistait nulle part dans le monde...)
- comment peuvent-ils justifier les massacres de 1956, alors quils exigent la suppression de la peine capitale pour les criminels de droit commun ?
Jessaie de leur demander si des mots peuvent légitimer lextermination dêtres humains: lutilisation du mot socialisme par Hitler ne pourra jamais justifier les horreurs quil a perpétrées ; ni les mots révolution et socialisme utilisés par Staline, Pol Pot, et dautres ne pourront jamais justifier les horreurs quils ont perpétrées...
Désespoir muet et mou : incapacité de me frayer un chemin, parmi les couches de faussetés médiatisées et de vérités ignorées qui empêchent les généreux de voir les réalités.
Et je pense à Roméo et Juliette, aux deux très jeunes amoureux, enfants des deux familles rivales, Montaigu et Capulet.
Quest-ce que Montaigu ? - disait Juliette -
Ni la main, ni le pied, ni le bras, ni la face,
Ni rien dautre en ton corps et ton être dhomme.
Quy a-t-il dans un nom ?
Lenfant de quatorze ans savait que Montaigu était juste un mot qui couvrait pour sa famille des fantasmes capables de déchaîner une violence réelle ayant des effets meurtriers irréversibles.
26 décembre 1985, aux Etats Unis
Je suis arrivée hier soir. Devant laéroport, les passagers étaient attendus par la même limousine que je trouve ici chaque année, quand je viens pour les vacances de Noël, et qui est conduite par le même chauffeur un peu âgé, au visage intelligent et bon. Jétais le dernier passager quil allait déposer et il ma invitée à masseoir à côté de lui - il aimait parler avec les voyageurs et il voulait mieux entendre. Il me posait des questions et je répondais : Oui, je viens chaque année voir ma fille qui fait ici des études... Elle étudie la linguistique... Des études qui sintéressent à la relation entre langue, esprit et réalité...
- Le chauffeur : La langue est tel un chat noir. On met dedans tout ce quon veut et si celui à qui on parle, est neutre, il tombe dans le piège des mots. (Language is a black cat. You can put in anything you want and if the person in front of you is neutral, he is caught in your net of words.)
V
ETONNEMENTS
1980
Etonnement ancien : comment peut-on faire confiance à un projet de société qui promet la distribution égale des biens de consommation ? Dun côté, ne sont identiques ni les nécessités des hommes, ni les biens, surtout ceux qui se trouvent dans la nature ou qui ont été laissés par les générations précédentes ; dun autre côté, les nécessités des hommes ne peuvent être prises en compte individuellement.
Z***, arrivé il y a deux jours de Roumanie, sintéresse aux formalités à remplir pour rester. Il a été membre du Parti et se demande sil peut avoir des difficultés en demandant le statut de réfugié politique.
- Vous avez eu de la chance de ne pas être inscrite au Parti ! sexclame-t-il.
Ce nest pas la première fois que jentends ces paroles. Mais cela me frappe toujours. Double confusion : entre hasard (un billet de loterie, où le gain dépend de la chance) et option ; entre le choix du statut de privilégié et le refus du statut de privilégié.
1981
début de printemps
Des slogans écrits sur les murs de bâtiments vieux ou nouveaux, beaux ou quelconques, salissent la ville (pour lentretien de laquelle les citoyens payent des impôts) et troublent en même temps la paix intérieure de ceux dont ils agressent le regard.
Toute la façade dune grande école est depuis longtemps couverte de slogans immenses (dont certains sont écrits avec des fautes dorthographe) qui changent souvent. A disparu le slogan Ni maître ni Dieu, remplacé par Vive lURSS.
Dans un intercours, javoue à des étudiants qui viennent me poser des questions, que jai de la peine à voir labsence de respect pour le travail de ceux qui ont peint le bâtiment et pour largent public qui la payé. Quelquun mexplique : celui qui a écrit les deux derniers slogans a voulu protester contre le totalitarisme au Chili. Je suis stupéfaite : ne savait-il pas que lURSS est un état totalitaire ?
avril, sur un campus aux Etats-Unis
Dialogue avec un jeune homme qui a quitté la Roumanie il y a six ans et qui étudie maintenant aux Etats-Unis.
Cétait bien en Roumanie, dit-il. Mes parents ne sont pas partis en *** parce que cétait mal en Roumanie, mais par patriotisme.
Je lui dis - en pensant quil a probablement oublié et quil idéalise le passé - que, pendant quil vivait là-bas, ont été exterminés dans les camps et les prisons plus de deux cents mille hommes, que, dans ce pays, jadis riche, aujourdhui il ny a pas de nourriture, que... tant dautres choses quil paraissait ignorer et quil semble apprendre maintenant.
Plus tard dans la journée, il me dit que ses parents ont été communistes ; il croit que 80% de la population urbaine étaient communistes... et cétait normal : autrement, comment obtenir ce dont ils avaient besoin ?
- Alors cela signifie que ce nétait pas bien en Roumanie - et je me dis que je métais trompée, quil savait et quil navait pas oublié.
- Lui : Pourquoi voyez-vous les vices des pays de lEst ? mais le Chili, lArgentine?
- Je parle du mal que je connais ; si on garde le silence sur nos pays, on fausse limage du monde contemporain. Et aussi : dans les pays dont tu parles, la répression a le caractère transitoire dune dictature personnelle, et non pas la longue durée de la dictature dun système tenté par lhégémonie mondiale.
- Lui : Il ny a quune seule différence entre ces pays et les nôtres ; chez nous, on fiche la paix à ceux qui sont inscrits au Parti, de lautre côté, on fiche la paix à ceux qui ne font pas de politique anti-gouvernementale.
- Cest la différence entre collaboration et manque dhéroïsme.
novembre
Sur les Champs-Elysées, le film allemand Moi Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée, est présenté par une grande affiche comme donnant Limage dune génération. Je métonne que personne nait protesté contre cette publicité qui utilise la fausseté dune généralisation arbitraire, en risquant ainsi de corrompre des enfants de treize ans, qui, se voyant différentes de limage de leur génération, seraient tentées de lui ressembler.
mai 1982
Jarrive par hasard - car aucune affiche ne lavait annoncée - à une réunion détudiants qui rentraient de Pologne, où ils avaient accompagné des camions qui transportaient des aliments. Des participants au voyage font un compte rendu ; ils décrivent - ce que je connais trop bien, comme étant lunivers de là-bas - un monde à lexistence duquel ils nauraient pas cru si on leur en avait parlé, sils ne lavaient pas vu de leurs propres yeux: partout, des tanks menaçants ; des routes mauvaises ; manque des aliments de base - on en trouve très peu au noir ; les prix du commerce détat sont très hauts ; les habitants semblent être timorés, etc., etc....
La salle est perplexe, comme devant une découverte imprévisible ou des aveux inattendus.
Moi aussi je suis perplexe : ils ne savent rien sur un système que lun des partis politiques de leur pays magnifie et quil voudrait instaurer ici. Labsence de lectures explique partiellement leur ignorance ; mais elle est si importante, quelle me suggère plutôt un sujet tabou. Peut-être y a-t-il aussi la difficulté de voir la réalité quand elle ne correspond pas à ce que les media présentent.
1985
septembre, Collioure
Dans le bus interplage, je suis seule avec deux femmes - mère et fille ? La plus âgée paraît avoir une santé fragile - elle a la douceur de ceux qui sont présents avec une partie seulement de leur corps. Le chauffeur est aimable, nous parlons tous les quatre, comme des amis.
En apprenant que je suis roumaine, la plus jeune des deux femmes me dit qu'elle a voyagé dans plusieurs pays de l'Est - "il faut voir soi-même, on ne peut pas se faire une opinion sur ce qu'on vous dit" - et qu'elle a été au moins deux fois en Roumanie, à la mer, dans les montagnes : "Beau pays !"
Il m'avait semblé qu'elle avait fait ces voyages dans le désir d'infirmer "ce qu'on vous dit" en défaveur du régime et je voulais apprendre ce qu'elle avait découvert de ses propres yeux :
- Quelles ont été vos impressions quant à la vie des habitants ?
- Elle : Ils mangent mal. Et rien ne marche ; les hôtels sont comme ici, mais tout est abîmé, cassé, perdu. Les peuples qui vivent dans les pays de lEst semblent dénués du goût de bien faire les choses, ils sont incapables de réalisations pratiques. On ne trouve rien de correct.
- Les habitants de nos pays ne sont pas des incapables. C'est la faute au système qui a désorganisé ce qui existait et qui a détérioré les bonnes habitudes du travail bien fait.
- Elle : Vous parlez comme cela, parce quil sagit de votre pays. Mais en réalité, les gens n'ont pas encore appris à résoudre les problèmes pratiques, ils en sont incapables.
- Comment expliquez-vous lexistence de cette incapacité générale, dont vous parlez, dans tous les pays de lEst, sans exception ? Croiriez-vous que les habitants de ces pays soient nés incapables ?
Cette discrimination me blesse et me surprend d'autant plus profondément, qu'elle vient de quelqu'un qui aurait pu réfléchir à l'injustice de toute discrimination : celle qui me parle est une femme fine, cultivée, et de couleur.
27 octobre 1986
Ce matin, à la radio, parmi les nouvelles, la suivante, donnée comme un fait divers arrivé à Marseille : un père de famille va au cinéma avec les siens ; il demande le silence à des jeunes bruyants qui chahutent dans la salle ; les jeunes continuent à faire du bruit, il se lève et se dirige vers la caisse de billets ; les jeunes le poursuivent, légorgent, le tuent. Pas un mot sur les meurtriers.
fin décembre
Claire, qui lit le manuscrit de ce livre, me demande ce qui a fait que je retienne certaines répliques et pas dautres.
- Létonnement ; je note ce qui métonne ; ensuite, jessaie de formuler des questions et de comprendre ce...
- Claire : ... ne men dites pas plus, jaime découvrir seule.
30 janvier, 1987
Après les déclarations de M. Gorbatchev, qui dénonçait létat déplorable de lURSS, personne ne rappelle - et je men étonne - que, pendant des dizaines dannées, une certaine presse faisait léloge de lUnion Soviétique, donnée comme modèle de toute lhumanité.
1988
28 août
Le président de lUnion Soviétique, M. Gorbatchev, reconnaît une grande partie des erreurs de la politique soviétique qui ont amené le désastre économique du pays, mais il ne fait pas mention des victimes du système. Rien sur les douleurs et les pertes humaines imposées par le régime.
Et dans les media occidentaux, la même omission. Dun côté comme de lautre, il semblerait que la préoccupation reste strictement économique ; toutes ces déclarations et considérations qui omettent lêtre humain sont inquiétantes et attristantes.
Comme si le désir de voir les faits réels manquait.
septembre
La difficulté d'accepter la réalité ne cesse de métonner.
Je lis un livre attachant, qui parle de l'unité du corps, écrit par une femme.
Son mari, médecin - qui ne considérait pas ses malades de l'hôpital psychiatrique comme des cas, des fous dont il fallait que les hommes raisonnables se protègent - est tué par l'un d'entre eux dans son service où un malade menaçait les infirmiers d'un pistolet.
L'auteur de ces lignes, écrites sur la même page, semble ne pas observer que les faits (le meurtre de son mari) infirment les opinions exprimées en de belles paroles. (Thérèse Bertherat : Le corps a ses raisons. Auto-guérison et anti-gymnastique, Seuil, Points actuels, p.27.)
15 février 1989
Cette semaine, jai lu dans un journal quun forcené armé est entré dans une université du Canada, a tué quatorze étudiantes, en a blessé beaucoup dautres (il détestait les femmes), ensuite sest suicidé.
Je métonne quon ne propose pas un débat sur les possibilités (de la psychiatrie ? ) denvisager et de prévenir le danger représenté par certains malades en liberté.
VI
LE CHOIX DE LIGNORANCE ?
1979
Être reconnaissant cest reconnaître et affirmer, en parole et en acte, une vérité, notamment : Y*** ma soutenu, ma aidé, ma sauvé. Cest pourquoi je sens le besoin de le remercier et je considère que jai le devoir de le faire, de le contenter, de ne pas le contrarier. Mais le sentiment de ce devoir cesse quand Y*** demande que soit enfouie une vérité qui pourrait soutenir, aider, sauver un être humain en danger.
... la vérité na pas besoin dêtre justifiée par ladéquation à un objectif supérieur. Elle est la LA VÉRITÉ, tout simplement. Elle doit être servie et non servir. (Evguénia Guinzbourg, Le ciel de la Kolyma)
1980
La responsabilité de ceux qui viennent de nos pays dans le monde libre et qui se taisent ou apportent un faux témoignage : en consolidant lignorance et la désinformation que le régime diffuse et sur lesquelles il table, ils refusent la seule possibilité de soutenir les millions dopprimés de ce système dont ils se sont échappés.
Est importante aussi, la responsabilité de ceux qui vivent à lOuest, qui savent ce qui se passe à lEst et qui le cachent (dans une lettre du 29 mai 1929, Romain Rolland demandait à Panaït Istrati de ne pas publier les pages écrites sur les injustices en Union Soviétique : Ces pages sont sacrées. /... / Mais ne les publiez pas.)
A limmigrant venu de lEst, on demande parfois - avec ou sans paroles - quil oublie ce quil sait sur les réalités de là-bas - connues pour y avoir vécu - et quil adopte limage idyllique que sen font certains de ceux qui vivent ici.
Il y a des Occidentaux qui - en dépit des témoignages de plus en plus nombreux et quils ne sauraient nier - veulent que les horreurs de nos pays soient ignorées.
Et je pense à ceux qui ont essayé de dévaloriser Soljénitsyne. Jimagine un modeste professeur de physique qui écrirait Pas daccord, Einstein, parce quil voudrait que la physique fût réduite à ce quil avait appris il y a belle lurette et quil neût pas à faire leffort de réfléchir.
Les uns comme les autres, ils veulent que lignorance demeure.
Dialogue.
- Jai des amis qui ont voulu adopter des enfants cambodgiens et auxquels on a répondu : il ny a plus denfants au Cambodge. Dans les conditions de la famine, les premières victimes ont été les enfants. Il ny a plus denfants au Cambodge !
- Z*** : Dans des conditions difficiles, les faibles sont les premiers à périr, comme cela sest passé sur le Titanic, où seuls des riches ont survécu ; une femme très riche sest sauvée avec ses valets et ses biens, et na pris personne dans son bateau de sauvetage. Les riches... le grand problème, cest la différence entre les riches et les pauvres...
Le Cambodge, aujourdhui, avec des millions de victimes... Et le bateau Titanic, il y a des dizaines dannées, avec un ou deux ou plusieurs riches qui méprisaient la vie des autres. Evidente confusion entre loi et accident. Mais en même temps - involontairement, je lespère - une diversion qui cache les crimes de là-bas.
Cette voix - qui étouffait presque les appels au secours des victimes, en superposant à la tragédie actuelle des Cambodgiens (qui ont besoin daide immédiate, et pour lesquels il est donc important que leur situation soit connue) lhistoire ponctuelle du Titanic et le problème de toujours, de linégalité - me rappelait certains articles du Monde, que javais lus à lépoque. Le lendemain, jai trouvé le livre de Michel Legris (Le Monde tel quil est) qui citait des reportages de ces années: dans Le Monde du 10 mai 1975, lexode - qui allait être sans retour - de deux millions de Cambodgiens, chassés de la ville Phnom Penh, était minimalisé par les chiffres donnés (dizaines de mille au lieu de centaines de mille) et par le commentaire du journaliste, qui voilait la réalité des faits, en opposant les pauvres aux riches (apparemment, les seuls perdants) : Mais pour ces hommes /les Khmers rouges de Pol Pot/ largent ne vaut rien. Sans doute considéraient-ils que ce nest pas voler que de se servir chez les riches ou de brûler leurs biens. Ou : Les riches ne savaient pas quoi entasser dans leur voiture. Pour les pauvres le choix était facile.
Or, la cruelle destruction de la ville, la sauvage déportation de ses habitants et tout ce qui a suivi depuis ont tué peut-être plus de deux millions dêtres humains (riches et pauvres).
Au Cambodge, comme ailleurs, dans les années 70, comme toujours, le grand problème reste celui du respect de la vie humaine.
N*** est arrivé récemment de Roumanie, où il a passé dix ans en prison et trois ans en domicile surveillé. Il me parle des huit prisons par lesquelles il est passé (1952-1962). Je retiens la prison dOradea qui navait ni électricité ni chauffage : cest là quil a subi deux hivers durs, pendant lesquels, le soir, il ne voyait pas ce qui se trouvait dans la cuillère quil portait à sa bouche.
Jai proposé à Y*** de nous voir dans un café, croyant que la rencontre de N*** pourrait lintéresser. Avec le calme qui est le sien et sans aucune tonalité pathétique, N*** a répondu aux questions posées : il a raconté des scènes dinterrogatoires et de procès, a décrit la misère des prisons ; ensuite il a raconté comment, lors de la libération, les détenus, qui devaient tous vivre en domicile surveillé, ont été emmenés dans les champs, comment on ny voyait aucune trace dhabitat humain, comment chacun devait improviser un toit avec ce quil pouvait trouver autour, comment il a cueilli des roseaux - la terre était marécageuse - et comment il a agencé une hutte.
Quelques jours plus tard, je me retrouve avec Y***. La rencontre de N*** la intéressé : il me dit que sur son chemin de retour il a imaginé N*** dans les champs - image pittoresque - ... grand, comme il est, sen allant cueillir des roseaux pour une hutte.
Dune épopée de la douleur - longue privation de liberté, faim, humiliations, souffrances physiques et morales - Y*** paraît avoir entendu seulement lépisode des roseaux.
Jai demandé à K*** sil aimait Lavenir radieux de Zinoviev quil était en train de lire.
- K*** : Je vais labandonner. Inintéressant : jy ai trouvé des détails de vie qui nous sont familiers ici, en France. Et puis, il ne ma pas inspiré confiance : il exagère quand il parle de lUnion Soviétique. Je fais plus confiance à La rue du prolétaire rouge de Jean et Nina Kehayan, même si leur critique des Soviétiques est trop systématique.
- Je métonne que vous ayez pu avoir en même temps limpression de familier et dexagéré ? Mais êtes-vous jamais allé en Union Soviétique ?
- V*** (avec un soupir) : Non, mais comme jaimerais y aller !
Il y a quelques semaines, jai demandé à Y*** son opinion sur LArchipel du Goulag que javais vu ouvert sur son bureau. Il ma répondu : Soljénitsyne exagère. Ce quil écrit nest pas crédible. Je fais plutôt confiance à Arthur London : il parle derreurs humaines, il ne conteste pas le communisme.
1982, au printemps
Jai vu hier soir le film polonais Ouvriers 80, admirable documentaire sur le syndicat Solidarnost et les accords de Gdansk, que le gouvernement a ultérieurement trahis ; le film était présenté par une jeune femme du syndicat Solidarnost, compétente et discrète, dans une salle presque vide - juste une poignée de jeunes spectateurs.
Document exceptionnel. La rencontre, pendant les négociations de 1980, entre les ouvriers et le gouvernement : entre la force morale et le spectre de la force brutale dont ce dernier menaçait les ouvriers.
Peuvent-ils comprendre, ceux qui ne sont pas passés par ce régime, les efforts et les risques pris par les ouvriers ? leur vigueur intérieure - qui se reflète, dailleurs, sur leurs visages expressifs ? peuvent-ils comprendre, ceux qui ne sont pas passés par là, le désespoir, lanxiété et lespérance de la prière - "Seigneur, libère-nous pour toujours de la peur" - que prononcent avec humilité ces centaines dhommes, dont les bras puissants sont habitués à soulever des poids énormes sur les chantiers navals, et qui savent quil ny a pas dendroit au monde où demander de laide humaine ?
En regardant les représentants des autorités : quelle indifférence et quelle hâte et quel ennui sur leurs visages ; quel agacement ; quelle ruse prudente ; quel vide, quelle grossièreté et quelle longue habitude de porter un masque. Mais voilà, sur lun de ces visages, un brin dintérêt amusé pour cette curieuse gaminerie des faibles qui sopposent au pouvoir total dun gouvernement dirigé par le Kremlin.
Un petit saut à Paris. Je suis allée voir Z***, je lui ai raconté quelques scènes du film Ouvriers 80 et je lui ai dit que le petit nombre des spectateurs avaient tous été intéressés par ces faits et problèmes dont ils navaient quune trop vague idée ; des jeunes du monde libre entendaient pour la première fois dans cette salle quelque chose sur une partie de lEurope quils ne connaissaient pas ; ils étaient étonnés et sceptiques, ils avaient de la peine à croire que dans un pays européen, la liberté pouvait être ainsi menacée.
Le film, pris sur le vif des événements, était sobre et je navais pas été le seul spectateur impressionné par sa finesse et sa profondeur. Je pensais quil serait bien de le montrer à dautres jeunes, pourquoi pas à luniversité ? Z*** est réticent : les films peuvent marquer fortement les jeunes. Jajoute quil ny a aucune scène dure : on y voit des ouvriers qui discutent autour dune table, des ouvriers en grève, des ouvriers qui prient, en disant : "Seigneur, libère-nous pour toujours de la peur". Z*** croit que, dans lhypothèse où ce film serait projeté - ce qui ne lui paraît pas souhaitable - il devrait être présenté devant un très petit nombre détudiants.
Il y a des intellectuels qui veulent que certains écrits et certaines situations, qui leur sont connus, restent ignorés des étudiants ; ils veulent donc une jeunesse universitaire désinformée (ce qui semble bizarre quand on pense à la vocation de luniversité). Mais à quoi cela sert-il, lignorance ? aux illusions utopiques qui ont conduit à la mort - rien quen Europe - des dizaines de millions dêtres humains ? pour que ces illusions ne soient pas ébranlées dans les jeunes esprits désinformés du monde libre ? Mais les illusions utopiques, à quoi servent-elles?
Un matin, jai voyagé en train à côté dun jeune homme de la RFA, venu en France pour enseigner lallemand. Cétait un objecteur de conscience.
Comme cela arrive pendant un voyage de presque trois heures, nous nous parlons. Il a avec lui National Geographic Magazine et nous regardons ensemble les illustrations.
Il y a, parmi les photographies, le mur de Berlin et des images de la RDA : beaucoup denfants à une manifestation du premier mai. Il ne peut croire que ces images denfants joyeux ne correspondent pas à une vie heureuse et il est certain que la population de la RDA a accepté librement et de bon gré le communisme. Je lui dis que les sourires des enfants sont dus à leur âge, à la journée ensoleillée sans classes et à la présence du photographe. Mais il croit que les hommes de là-bas sont vraiment heureux, car autrement ils se révolteraient, or voilà quils ne se révoltent pas. Je lui dis que la possibilité de se révolter serait déjà le signe dune certaine liberté - quils nont pas - que par instinct de conservation lhomme accepte ce quil ne peut rejeter, que là-bas, un jeune homme qui refuserait le service militaire en invoquant des problèmes de conscience serait mis en prison. Je lui dis quil lui est probablement désagréable de penser à toutes ces choses, car parfois cest plus confortable de ne pas savoir. Oui - répond-il avec gravité - cest plus confortable.
Dans son cas, cest clair : il sait quil veut ne pas savoir.
O, ces vérités quon aimerait ne pas connaître...
janvier 1983
Je suggère à Y***, venu de la RFA, en voyage, à Paris, de voir le film de Vajda, Danton: réflexion sur la pensée utopique et ses conséquences, sur les mécanismes du pouvoir et sur le sang versé par la révolution. Couverte par une toile, au début et à la fin du film, la guillotine est tout le temps présente, même si on ne la voit pas, et toujours prête à fonctionner ; comme les microbes de la peste dans le roman de Camus.
Y*** ne veut pas voir ce film : Je ne veux pas laisser les autres penser pour moi.
Y*** choisit à plusieurs reprises lignorance : refuse dapprendre les horreurs commises par les Soviétiques en Afghanistan, ne veut pas rencontrer V***, ancien détenu de lasile psychiatrique soviétique, ne veut pas voir le film Danton.
Je comprends les deux premiers refus : on naime pas interrompre le fil des préoccupations et se laisser perturber dans ses activités. Cest ce que tous nous faisons et le faisons souvent ; en choisissant, dans un domaine ou dans un autre, lignorance, afin de pouvoir vivre et agir efficacement, nous avouons humblement notre impuissance à embrasser toutes les douleurs du monde.
Mais lexplication donnée au troisième refus - Je ne veux pas laisser les autres penser pour moi - me mène à dautres raisons. Y*** lit des livres et voit des films ; ferait-il le choix exclusif de ceux qui coïncident avec sa propre vision de la vie ? Pourquoi le refus de connaître une vision différente de la sienne ? en loccurrence, la vision du remarquable artiste André Vajda. Manque de confiance dans le bien-fondé de sa propre pensée ? Commodité ? Pour éviter que la foi dans La grande marche en avant - comme lappelle Kundera - ne soit perturbée ? et pour éviter ainsi le questionnement sur ses propres illusions quant à cette grande marche en avant ? ce qui veut dire le questionnement sur sa propre personne.
Mais en faisant juste ces quelques hypothèses, je nai pas la certitude davoir vraiment saisi la raison de ce rejet.
1984
Lignorance.
Lignorance ignorée.
Lignorance complice.
Parfois, le besoin dignorer.
Parfois, le désir dignorer.
Lintérêt de choisir lignorance.
Le choix de lignorance.
La diffusion de lignorance.
Je connais un homme qui dit : Je ne veux pas savoir, je ne veux pas savoir !, et en se bouchant les oreilles, il se défend de savoir ce que la femme avec laquelle il vit sous le même toit, veut lui apprendre pour conserver la propreté et lordre dans leur logement. Dans ce cas, il est clair : sil accepte de ne pas ignorer, il doit faire un petit effort pour acquérir tel geste nécessaire dans le quotidien : si utile que puisse savérer ultérieurement un geste appris, dans un premier temps, son acquisition exige un effort, quun calcul guidé par léconomie de linstant présent rejette.
Si on attire son attention sur une erreur quil serait bien, dans son propre intérêt, de ne plus répéter, il dit vite : Je sais, je sais, ne me le dis plus. Et peu de temps après, preuve quil ne le savait pas, comme il lavait affirmé, il répète la même errreur. Dans cette situation, ce quil ne veut pas savoir est le fait davoir commis une erreur visible, évidente. Ne veut-il pas se connaître ? veut-il ne pas se connaître ?
Je connais un couple où lun des deux partenaires a vécu pendant des dizaines dannées avec des illusions - justifiées par le seul rejet des évidences - sur lautre partenaire. Il savait... et il ne savait pas ; il voyait et il ne voyait pas ; il voyait, il savait et il ny croyait pas. Comme le choeur dAgamemnon après lassassinat du roi.
Et ainsi, dune manière ou dune autre, nous nous attardons dans la minable compagnie de lignorance que nous préférons à la connaissance, alliée fidèle, dont la force, quand nous lavons acceptée, saccroît en nous et avec nous.
1985
Dialogue parisien. Avec des amis qui ont séjourné ces dernières années à létranger.
- Y*** : A quoi travailles-tu maintenant ?
- Nous sommes plusieurs à former un groupe qui travaille au projet d'un volume d'études sur la littérature roumaine.
- Y*** : Et de quoi s'occuperait ce volume ?
- De ce qu'on ne peut publier au pays. D'un côté, des oeuvres interdites par la censure, pour les sauver de la perte et de l'oubli et pour conserver la mémoire d'un peuple. D'un autre côté, des analyses du "réalisme socialiste" ; il est important de voir comment ils y sont arrivés - chez nous et ailleurs - comment ils ont fait pour substituer à la littérature ce phénomène artificiel du "réalisme socialiste" qui part de la fiction aliénante de "l'homme nouveau" ; il faut étudier des écrits, le matériel didactique (manuels scolaires et universitaires), les actes des congrès des écrivains...
- Y*** : ... mais cela veut dire "dénoncer" !
- Cela veut dire faire de la recherche ; la reconstitution des faits, tels qu'ils se sont produits en est une étape indispensable. L'histoire littéraire, comme les autres études historiques, vit de cela. La connaissance des oeuvres censurées ou refusées est une phase préparatoire de la rédaction dune vraie histoire littéraire et offre aussi une riche matière à la réflexion sur le statut de la littérature dans létat totalitaire. Par ailleurs, je crois que la destruction des oeuvres littéraires doit être dénoncée, du moins par respect pour la création artistique, sinon par goût de la vérité.
- Y*** : Mais alors il ne s'agit plus d'un phénomène littéraire, mais d'un phénomène social...
- ...sans la connaissance duquel le phénomène littéraire ne peut être compris.
- Y*** : Il faudrait vous adresser à des Occidentaux pour travailler ensemble. Ne restez pas a-culturels. L'Occident pense. Surtout pour le folklore (j'avais parlé de lanecdote, propre au folklore récent de nos pays).
- Tout à fait. Un de nos folkloristes a travaillé cette année avec C***.
Silence. Comme si C*** n'était pas l'Occident qui pense.
- Y*** : Rattachez-vous à un courant de critique. Culturalisez-vous. Regardez comment travaillent les critiques littéraires en Occident. Il y a des courants, des écoles... L'Occident pense.
Je parle de mes cours, de Dostoïevski, des analyses de René Girard...
- Y*** : C'est un anti freudien...
Je crois comprendre que Girard non plus ne fait partie de "l'Occident qui pense".
Le soir, je récapitule les affirmations entendues et, en même temps, jessaie den déduire les conclusions qui simposent si les raisonnements sont poussés jusqu'au bout.
Au terme "vérité" est substitué le terme "dénonciation" : "cela veut dire dénoncer, il y a aussi de bonnes choses" (...il est souhaitable de ne pas dire la vérité sur les anomalies du système, et de laisser les illusions perdurer... ).
..."rattachez-vous, il ya des groupes, des courants, l'Occident pense"... (ne restez pas indépendants, adoptez les théories qui circulent....).
Mais est-ce que les deux ne reviennent pas au même : ... ne pas laisser savoir... que perdurent les illusions sur...
Encore un dialogue.
Madame Z***, professeur à l'université de ***, belle et opulente ville dans lEurope de l'Ouest, venue pour quelques jours en France, parle de la pauvreté en Amérique latine. Je la vois intéressée par les souffrances du monde et je dis quelques mots sur la misère matérielle et la terreur dans mon pays. Madame Z*** dit "je sais, je sais", mais elle change vite de sujet : il n'y a pas d'influence de l'URSS au Nicaragua, les prêtres de la Théologie de la libération n'ont rien à voir avec le marxisme, ils luttent pour la paix dans le monde....
- Madame Z*** : ... savez-vous ce que c'est que la paix ?
- Cest ce qui n'est pas en Afghanistan.
- Madame Z*** : La paix n'est pas que ça, c'est aussi vivre sans l'anxiété.
- C'est vrai, par exemple sans l'anxiété du terrorisme qui est aussi une forme de guerre.
- Madame Z*** : Ce n'est pas que cela, c'est aussi avoir son pain quotidien ; il y a l'anxiété de la faim.
- Bien sûr, comme en Ethiopie. Et quand on pense que les dirigeants refusent le secours des "Médecins sans frontières" et rejettent les denrées alimentaires, alors que la population se meurt d'inanition.
"J'ai entendu dire cela - répond très rapidement Madame Z*** - mais c'est de l'Amérique latine qu'il faut s'occuper d'abord..."
Il y a aussi le Cambodge - ajouté-je - où sest passé un vrai génocide...
Mais Madame Z*** n'écoute plus : ces choses-là, elle veut ne pas les savoir.
Dialogue avec Claire.
- Y***, à qui je parlais hier des massacres commis dans nos pays, me dit : "Après tout, à côté des massacres, il y a aussi de bonnes choses."
Mais pour autant que lhomme, qui se trouve à lintérieur du système, n'ait pas été détruit, à la fin de chaque journée, il y a encore une bonne chose pour lui : la petite goutte de vie qui a résisté. Celui qui regarde de lextérieur, doit faire leffort de voir le caractère irréversible de la destruction et denvisager le phénomène dans sa totalité. Autrement, face à une réalité tragique, il se comporte comme à un spectacle.
- Claire : Mais pour ne pas nous comporter comme à un spectacle, il faudrait que le goût de la vérité et le sentiment de la justice, le respect de la dignité et de la vie de tout être humain et la pitié ne séclipsent jamais en nous.
- Hier - et en général - on me dit, plus ou moins expicitement : il ne faut pas montrer les souffrances subies dans nos pays. Pour moi, cette exigence revient à : il y a des réalités concentrationnaires quil ne faut pas critiquer ; par conséquent, il ne faut pas défendre ceux qui en souffrent, et, pour faire cela, il ne faut pas savoir que leurs souffrances existent.
- Claire : Ne serait-il pas plus exact de dire que cette exigence revient à la décision de diffuser lignorance ?
fin décembre, aux Etats-Unis
Un étudiant de la RFA rejette toute critique de nos pays avec largument suivant :
Je ny crois pas : tous les gens de lEst disent la même chose - un de mes parents, qui vit en RDA, ma tenu le même discours.
Cette brève phrase qui refuse catégoriquement lécoute de ceux qui ont vécu ou qui vivent là-bas, implique une série daffirmations préalables - dont peut-être ne se rend même pas compte celui qui a parlé - et que jessaie de préciser :
- Les gens de lEst sont incapables de comprendre ce quils vivent. En revanche, moi, qui ne vis pas là-bas, moi je comprends ; ce ne sont pas eux qui connaissent leur mode de vie, cest moi qui le connais.
Cette déclaration dinfériorité mentale globale des peuples de lEst est une forme de discrimination.
- Etant donné que ceux qui naiment pas vivre dans les pays pays de lEst, sont des êtres mentalement inférieurs, il ne faut pas faire confiance à ce quils disent sur le régime. Et ceux qui ont quitté leur pays justement parce quils naimaient pas ce régime, ne peuvent être objectifs.
Voir linsatisfaction de ceux qui ont vécu dans ce système comme une anomalie revient à un dogme (le système apporte le bonheur).
- Je considère absurde tout ce que les habitants des pays de lEst, mécontents de leur mode de vie, disent de mal sur le système, et, par conséquent, je considère leurs affirmations nulles.
Même si toutes les affirmations des gens de lEst étaient absurdes, elles devraient être prises en compte, car si cette (prétendue) absurdité était générale, elle devrait simposer à lattention, tel un phénomène curieux (y aurait-il une maladie mentale spécifique à lEst ?) que toute personne intéressée par lEst ne saurait déclarer inexistant et qui mériterait de faire lobjet dune recherche. Traiter ce phénomène comme sil nexistait pas signifie choisir lignorance.
- Je parlerais volontiers avec eux sils disaient ce que je veux les entendre dire. Dans le cas contraire, je refuse de les écouter.
Refus du dialogue.
En conclusion : il y a dans la brève réplique - et elle ne peut les cacher - le choix de lignorance, le dogmatisme, la discrimination, le refus de la communication et lautoritarisme de celui qui naccepte pas que les hommes soient différents et qui veut les mettre tous dans un seul moule. Tout cela, à côté dun immense orgueil (et de peu dintelligence).
Japprends que des universitaires américains réputés préparent un voyage de travail au Nicaragua, dans les régions où lon dit que les aborigènes indiens auraient été récemment massacrés ou chassés. Ils ny croient pas : de telles choses ne peuvent se passer dans un pays démocratique comme le Nicaragua ; et ils veulent y aller, justement pour voir la situation de leurs propres yeux et pour entendre la réalité avec leurs propres oreilles et rejeter ainsi ces accusations.
Japprends que personne de ce groupe ne parle lespagnol. Ni la langue des aborigènes.
Je parle du goulag avec deux Américains - critiques sévères de leur pays, mais ayant beaucoup de respect pour les pays de lEst. Lun dentre eux me dit :
Je ne peux savoir ce qui existe là-bas, parce que je ne lai pas constaté moi-même.
Je me rappelle le bout dune conversation avec Y*** : Je ne peux croire ce que vous me dites de la Roumanie, parce que je ne lai pas vu de mes propres yeux.
Il semblerait que pour tous ceux qui mont parlé de la sorte, apprendre signifie découvrir par soi-même, éprouver, expérimenter.
Exige-t-on dêtre envoyé sur la lune avant de faire confiance à ce que les astronautes qui y sont allés nous disent ? Est-ce que les hommes refusent de croire aux douleurs de laccouchement parce quils ne les ont pas eux-mêmes éprouvées ?
Avec de pareils arguments je me serais donné la peine, il y a quelques années, de montrer lerreur intellectuelle de tels jugements et la responsabilité morale de celui qui les tient.
Mais aujourdhui je sais que la plupart de ceux qui rejettent le témoignage veulent demeurer dans leurs fantasmes utopiques - une forme de satisfaction égoïste, ressemblant à toute recherche de profit personnel.
Quand les réalités sont trop évidemment graves, certains les expliquent par un manquement à la théorie de départ (tous les maux sont venus quand lenseignement de Staline, de Mao, etc. na plus été suivi). Il y a dans ces explications la tentation dattribuer un caractère divin à une théorie ou à un homme (Marx, Lénine, Staline, Hitler, Mao, etc.) comme si cet homme était sans faille, comme sil incarnait la perfection.
1986
Z*** veut entamer une étude sur le traitement des malades internés dans les hôpitaux de maladies psychiques et il est à la recherche dun thème précis. Connaissant son vif désir de lutter pour que ces malades soient respectés tels des êtres humains à part entière, et en même temps étonnée que les chercheurs (psychiatres, psychologues, politologues ou autres) ne se penchent pas sur le phénomène - propre à nos pays - de linternement psychiatrique des bien-portants, je lui suggère, comme thème de recherche, ce phenomène: il aurait de la documentation, il y a des psychiatres et danciens détenus des asiles psychiatriques qui ont réussi à se réfugier en Occident.
Après avoir entendu ma suggestion, Z*** na pas dit non. Tout simplement, il na rien dit. Telle une gomme qui efface des lettres écrites au crayon sur le papier, il a rayé de son ouïe mes paroles, rayant en même temps du monde présent une réalité douloureuse et refusant, par cela, de mettre sa petite contribution pour la diminuer ; car pour contribuer à diminuer la peine de quelquun, il faudrait dabord accepter den prendre connaissance.
1987
janvier
Y***, qui a été, il y a des années, un maoïste militant, parle de sa visite récente en Chine. Il a eu dans son université dune grande métropole, la visite dun collègue chinois, ensuite il a été, à son tour, invité en Chine, où il est resté deux mois. Il nous raconte.
Les conditions de vie sont précaires - trois couples de trois générations habitent ensemble, dans un petit appartement de trois chambres. Les salaires sont petits, des produits de base manquent.
Les étudiants sont très travailleurs. Ils lui parlaient assez librement. Quand il les a priés de lui traduire un texte, lun dentre eux sest exclamé à voix basse : Oh, cest sur la révolution de 1949 - de la propagande !
- Sa réponse ma fait mal à lestomac - dit Y***.
Jécoute et je me demande (car il avait précisé à un moment donné : nous savions ce quavait été le maoïsme) : apprendre la mort par la faim de quelques trente millions de paysans chinois, en trois ans de bond en avant, ne lui avait pas fait de mal ? ni les férocités commises pendant la révolution culturelle ? ni les exécutions publiques de masse de ces derniers temps ?
Peut-être lui a-t-il été plutôt dur dapprendre tant de souffrances subies par ceux qui faisaient le grand bond en avant - dont il parlait, ici, en Occident, avec enthousiasme - parce que cela allait à lencontre de sa foi utopique, si nécessaire à son propre bien-être.
avril
Dialogue.
- K*** : Je suis sûr que dans vos pays les gens sont moins matérialistes que chez nous et quils perdent moins de temps pour acquérir des biens matériels.
- Si on investit du temps pour acheter une maison de campagne, comme ici, ou comme chez nous, pour chercher - sans la certitude den trouver - une demi-livre de fromage, le temps est toujours investi pour acquérir des biens matériels, dans un cas et dans lautre, et sans doute il y a plus de temps gaspillé chez nous. Et puis...
- K*** : ...mais il y a une différence entre la lutte pour le minimum nécessaire et la préoccupation de ce qui nest pas strictement nécessaire ; cette dernière mène à lextinction de la vie spirituelle.
- Ici lhomme a la liberté de se préoccuper, ou non, de ce qui ne lui est pas strictement nécessaire ; il peut faire un choix, alors que chez nous, sont contraints à cette lutte tous - sauf les membres de la nomenclature, les voleurs et ceux qui ne veulent plus vivre. Les journées et les esprits sont remplis de listes, de calculs, de courses dun endroit à un autre, selon les rumeurs qui courent sur la marchandise à venir, dheures passées dans les files dattente, avec lespoir de trouver quelque chose. Et dans une file dattente naissent des rivalités et des conflits ; lhomme démuni et fatigué perd le contrôle de soi-même, il devient incorrect et agressif pour avancer dun mètre ; il est furieux contre ceux qui ont pu acheter le dernier morceau - pensez aux parents qui ne trouvent pas de lait pour leurs enfants ; aigri, il est irascible, querelleur, indifférent au chagrin de lautre. Il na plus de temps libre et il na plus de disponibilité pour la solidarité ou la compassion.
- K*** : Et pourtant, je vous dis que les gens de vos pays sont plus heureux, parce quils ne sont pas aussi matérialistes que ceux dici.
- Ceux de chez nous sont forcément plus lucides, car la souffrance est une école...
- K*** : ... les gens de vos pays sont plus heureux, parce quils ne sont pas aussi matérialistes que ceux dici ! Voilà mon opinion ! et jai droit à mon opinion à moi !
Jaurais pu lui rappeler, en citant Hannah Arendt, la différence entre vérité de fait et opinion, lui dire que, pendant quil affirmait ses opinions sur des pays où il nétait jamais allé, et dont il ne voulait pas entendre parler, nous, qui avons vécu là-bas, nous savions ce quil ne connaissait pas et nous avions gagné, au prix dune amère expérience, le devoir et le droit den témoigner. Mais je me suis tue.
Inutile de lui demander sur quoi il fonde ses opinions, car mon interlocuteur défend ses fantasmes, et les fantasmes tuent les vérités de fait. Pour lui, seul est ce qui nest pas (comme dit Macbeth, de ses rêves de grandeur meurtrière qui secouent son être : nothing is / But what is not).
Choisir délibérément lignorance, cest privilégier une vie fantasmatique. Au réel, certains préfèrent les chimères.
Le respect de la vérité et de la vie exige quon dévoile - à linstar de ceux des nazis - ces autres crimes du siècle, dont ont été victimes, pendant plusieures décennies et sur une large surface du globe, des dizaines de millions dêtres humains.
Et cest aussi une mesure de prévoyance, car le système menace toute la planète ; il suffit de penser à Tchernobyl.
Le refus des informations sur la vie de nos pays ressemble à une complicité avec des coupables que lon cache aux yeux de la justice - dune justice spéciale, à long terme, qui ne sanctionne pas, mais qui enregistre des faits dans la mémoire de la planète, tel un adulte qui (aussi bien pour lui-même que pour ses propres enfants) ne veut pas perdre les enseignements gagnés dans les expériences faites à des âges et des endroits divers.
Car, comme dit mon ami N***, il faut souhaiter que lavènement du totalitarisme ne soit pas improbable, mais impossible.
Là-bas, le silence de lauto-censure permanente fait obstacle à lexpression ; un silence prolongé, dont on ne voit pas le bout, sétale sur les paroles et la réflexion, telle lobscurité de la nuit qui éteint les couleurs.
Ici, un sentiment de néant, quand on parle à des gens qui ne veulent pas savoir, qui veulent ne pas savoir.
1988
mai
Dialogue (avec un jeune enseignant).
- Z*** : Soljénitsyne est toujours tendu, il pense tout le temps aux souffrances amenées par la révolution, il est incapable de les oublier. Jai lu un bel article, Pas daccord, Monsieur Soljénitsyne : lauteur lui dit que dans ce monde il y a la lumière et les couleurs de la vie et quil est dommage quil ne les voie pas.
Z*** parle du petit livre Pas daccord Soljénitsyne ! Par hasard, jai sur moi ce livre que Z*** a aimé ; je le sors de mon sac et le lui montre. Z*** lit le titre : Ah, dans le titre, il ne dit pas Monsieur, il écrit Pas daccord Soljénitsyne ! ; mais dans son livre il écrit de belles choses, il lui conseille doublier le passé, il lui rappelle quil y a la vie et les fleurs...
Je me demande comment il a été possible que Z*** nait pas vu, nait pas compris la monstrueuse question posée par lauteur de ce livret :
Est-il important que quelques dizaines de milliers d'inadaptés - j'admets aussi : de superbes individus inflexibles - soient régulièrement écartés ?
Il me paraît naturel que celui qui travaille dans la culture ne bénéficie pas a priori dun prestige particulier. Il est même souhaitable que lillusion de certains théoriciens davoir trouvé la clé et leur tentative de construire des systèmes soient accueillies avec réserve.
Ceux qui travaillent dans le domaine de la culture devraient se rappeler tout le temps quil y a beaucoup de problèmes auxquels ils nentrevoient pas de réponse, quils ont, eux aussi, un entendement limité et quils peuvent, eux aussi, ignorer leur ignorance.
Combien dégarements - sanglants et désintégrants - auraient été épargnés à lhumanité si marxistes-léninistes et autres navaient pas été considérés omniscients et sils avaient été regardés avec un esprit critique.
novembre
L***, N***, P***, à peine rentrés de Pologne sont très impressionnés par ce quils ont vu.
- Nous, qui vivons ici, nous ne pouvions pas nous imaginer. Si on nous avait raconté, nous naurions pas cru. Il faut y aller et voir de ses propres yeux pour croire quune telle situation existe en Europe, à trois heures davion : les visages pâles et verdâtres des enfants, les parents qui font chaque jour deux heures de marche pour chercher, sans la certitude den trouver, un peu de lait. Les Polonais ne pouvaient pas croire que les intellectuels occidentaux se faisaient des illusions sur le communisme.
- Mais il y a des livres publiés sur les pays communistes, sur la vie au quotidien, sur le système carcéral - ne serait-ce que LArchipel de Soljénitsyne.
Mes interlocuteurs semblent ne pas connaître les écrits de Soljénitsyne. Je cite les noms dautres grands écrivains : Nadejda Mandelstam, Varlam-Chalamov, Vasssili Grossman - mais ils semblent navoir jamais entendu parler deux.
A la connaissance a été substituée lidéologie avec ses slogans qui prépare le terrain de la désinformation. Aux vérités de fait sont substitués des mots et ce qui est dit est pris pour ce qui est. Lignorance qui signore na plus les outils du jugement critique pour distinguer la vérité et le faux. Le goût de la vérité et la joie de la connaissance ont été remplacés par des illusions utopiques. Comment et en combien de temps pourraient être transmises aux Occidentaux des informations correctes sur les réalités de là-bas ? Comment et en combien de temps pourraient-ils les comprendre ?
Pourquoi est-ce que les voix des gens vivants et libres qui savent que lempereur est nu ne le crient pas et se taisent ? Cest dailleurs ce que faisaient tous les adultes du conte dAndersen, applaudissant les vêtements inexistants de leur monarque : car ils étaient apeurés à lidée dêtre considérés incapables et bêtes sils disaient la vérité (que lempereur était nu).
Je me demande ce qui se passerait si un jour lempereur déclarait lui-même sa nudité. Les amateurs dutopie et de fantasmes, accepteraient-ils de lentendre? Et sils acceptaient, essaieraient-ils ensuite de revoir avec un jugement critique leurs illusions dhier ? de les analyser et, surtout, de regarder avec lucidité les causes et les conséquences de leur aveuglement ?
Chez certains habitants des pays libres, le culte du discours marxiste-léniniste a déclenché des sentiments chaotiques et des gesticulations irrationnelles, propres aux mythes utopiques, et qui - ne serait-ce que par inertie, préférence donnée aux fantasmes ou avant-goût du pouvoir - continueraient dexister, même si lempire soviétique, qui les a engendrés, soutenus, épaulés, seffondrait dans le chaos nécessairement issu de lutopie et nexistait plus.
mai 1989
Je prends des leçons de conduite. Après une erreur, que je vois tout de suite :
- La monitrice : Tu feras inscrire sur ta tombe : Ci-gît quelquun qui a vu après.
- On pourrait dire la même chose à propos de beaucoup dautres situations...
- La monitrice : ... mais il y en a qui ne voient même pas après.
VII
UTOPIE
1980
Le projet utopique - qui déclare sa volonté de bâtir lavenir radieux de toute lhumanité, et, dans ce but, de construire lhomme nouveau - nest pas une entreprise généreuse. Par son mépris - voire par le rejet - de lhomme réel, il est, de par son principe, anti-humain.
La tentative de changer lhomme et le monde à partir dune abstraction (le bonheur de tous), sest avérée anti-humaine aussi dans les faits. La preuve en est, au vingtième siècle, la déification des exterminateurs (Staline, Hitler, Pol Pot et dautres).
Le présent n'est pas une salle d'attente.
Les partisans de l'utopie veulent disposer de la vie de millions - non, de milliards - d'êtres humains et transformer le temps de leur existence en un provisoire de salle d'attente. Dans ce siècle qui est le nôtre, le présent est volé en conscience et avec des justifications théoriques, par les constructeurs de l'avenir radieux".
Ignatio Silone : La réduction de lhomme au rôle dinstrument et de matière première donne un caractère mystificateur à toute prétention de vouloir assurer le bonheur de lhomme.
Bien que lutopie invite les fantasmes dans un monde strictement matérialiste, elle peut créer chez les naïfs lillusion douvrir une voie vers le monde de lesprit, car son projet est coupé de la réalité et son discours fait état de pensées généreuses .
Apparemment, le projet utopique se tient, car les propositions qui le constituent senchaînent correctement. Mais il manque un maillon, le premier - que certains oublient - qui devrait faire la relation de la construction à bâtir avec le sol. Lexaltation utopique détruit la perception de la réalité et lalliance entre utopie et rationalisme se substitue à la réflexion. Le bâtiment sera érigé pour sécrouler.
Les fois utopiques ont leurs fanatiques et leurs censeurs. Perdants : le progrès des connaissances qui ne peut se faire en dehors du contact avec le réel, le bonheur de lhomme, sa vie privée ; et la vie tout court.
Par son refus de la réalité concrète, aussi bien que par sa planification et ses calculs, lutopie est par excellence anti-poétique. Tels les fantasmes qui ne surgissent pas de limagination créatrice.
Dostoïevski avait tout compris. Il avait su que lutopie serait anti-humaine, car il avait vu dans son germe, dès son point de départ, le refus de la réalité, lorgueil et les dogmes.
Scénario.
Une famille nombreuse : tous les âges, grande diversité de traits physiques et de tempéraments. Bruns, blonds ; grands, petits ; maladifs, éclatants de santé ; talentueux et sans talent particulier, paresseux et appliqués, ayant une bonne voix et aphones, riches et pauvres, ratés ou hommes de succès ; etc., etc....
Frappé par leur diversité, un homme veut les rendre tous pareils les uns aux autres, de sorte quil ny ait personne plus pauvre, moins doué, plus malade, plus âgé, plus... ou moins... Enchantés, les uns et les autres sassocient à lui pour effacer le plus rapidement possible les différences et, en peu de temps, il ne reste vraiment personne qui soit plus (riche, talentueux, jeune... ). Mais la vie de chacun devient un enfer : les maisons sont mal construites et seffondrent, les rues sont mal nettoyées et des épidémies se déclenchent, les malades sont mal soignés et ...
- Claire : Y aurait-il, en certains dentre nous, des besoins irrépressibles ? dalcool, de tabac, de drogue, dutopie ou de violence ?
VIII
EN REGARDANT, EN ECOUTANT
1980
fin janvier
N***, ancien détenu des geôles roumaines, me montre le livre, récemment sorti, de Vladimir Boukovski - ...et le vent reprend ses tours - sur les treize années passées dans un asile psychiatrique et diverses prisons de lUnion Soviétique. Il me lit quelques pages sur lasile psychiatrique : pour le personnel de cet hôpital - écrit Boukovski - il allait de soi que le malade nétait pas un homme, quil ne pouvait avoir et ne devait pas avoir de désirs ou de sentiments humains, et certains médecins appelaient ouvertement lhôpital notre petit Auschwitz.
2 février
Aujourdhui, à larrêt de métro Les Sablons, je vois une petite affiche avec le nom du secrétaire général du Parti communiste français :
Tu te sens exploité, méprisé ? G. Marchais te soutient.
fin avril
Je dis à C*** : depuis quelques jours, je vois les mêmes affiches dans les gares par lesquelles je passe et dans les villes où je marrête :
Pour une Europe non alignée. Du Portugal à la Pologne une Europe sans armes nucléaires.
C***, qui vient dAllemagne, me dit que, avant de descendre du train à Paris, il a vu - en France, comme en Allemagne - mot pour mot, exactement les mêmes affiches, dans toutes les gares et les villes par lesquelles il est passé.
Quelquun les aurait coordonnées ?
1981
3 février
Hier, ma voisine ma invitée à regarder à la télévision le procès de lépouse de Mao. Jai vu le reportage avec le sentiment que jassistais à lun des nombreux actes dune tragédie historique, vécue par une trop grande partie de la planète. Les divers actes de cette tragédie pourraient être appelés : La préparation du mécontentement, Les promesses, La lutte pour le pouvoir, La terreur, Les grands procès, La déification du dirigeant (ou Le culte de la personnalité), LArchipel du Goulag, etc.. La représentation télévisée maintenant dans le monde entier, mêlait deux de ces actes ( La lutte pour le pouvoir et Les grands procès) en un seul.
mars
A lune des entrées du métro à larrêt de Pont de Neuilly, a été écrit par terre, il y a un an, en immenses lettres colorées :
RIEN
Cest seulement ces derniers jours que les lettres ont commencé à pâlir.
Mais se sont vite évanouis - ou ont-ils été effacés ? - les mots qui, au printemps de 1979, me saluaient et caressaient mon âme chaque semaine quand jentrais dans la gare*** :
Bonne journée aux voyageurs de chaque jour
Ces mots continuaient à chanter dans mon esprit après le départ du train. Des mois plus tard, même effacés, ils continuaient à résonner doucement quand, dans la gare, je parcourais le couloir où je les avais lus la première fois ; il nen restait aucune trace, mais je savais où ils avaient été écrits et je les relisais.
Cest une joie similaire que mavait donnée linscription souriante sur le T-shirt de la Japonaise qui lisait à la même table que moi, un jour daoût 1979, à la bibliothèque de Beaubourg :
Vive lété !
mai
Dans la rue, dans le métro, un sentiment de triste impuissance devant des slogans qui veulent déchaîner des ressentiments. Je lis : Honte aux médecins (et il ne sagit pas de ceux qui servent les asiles psychiatriques de là-bas).
1982
Publicité pour leau de Vittel : plusieurs têtes aux visages tristes ou fatigués ; après avoir bu un verre de Vittel, les visages tristes ou fatigués se détachent, tels des masques, et découvrent des figures pleines de gaîté.
Sur les nouveaux visages - banalité, vide, stéréotypie. En revanche, les masques ont lexpression intéressante : de gens qui se posent des problèmes, qui pensent, qui se creusent lesprit, qui sont passés par des épreuves, qui savent ce que signifie souffrir ; avec lesquels on aimerait parler.
dans le train
Mon regard se promène sur les journaux et les magazines que je vois dans les mains des passagers autour de moi et je me demande : combien de choses sur lesquelles ils viennent de lire des informations restent toujours pour eux mal connues ou invisibles ?
Le passager en face de moi, qui lit les titres du journal, peut apprendre que le poète Valladares a été libéré - il y est même fait mention de ses vingt ans de prison à Cuba. Mais le vrai problème, qui devrait faire également la matière de la presse, est quun homme innocent soit resté enterré vingt-deux ans dans les geôles castristes, que des milliers dinnocents (pour lesquels il ny a pas eu lintervention dun gouvernement étranger) sy trouvent encore et perdent les années de leur courte vie, depuis si longtemps - et pour combien de temps encore ? - sans espoir.
Une page, dans le magazine du passager à côté de moi, montre limage dune petite fille qui crie au secours, terrifiée au milieu de locéan, submergée par limmensité des eaux qui rejaillisent autour delle en gerbes. A côté de limage, un texte : En mer de Chine, des hommes, des femmes, des enfants fuient sur des barques délabrées et meurent victimes des tempêtes, des maladies, des pirates. Cette page sollicite le lecteur de participer à laction de sauvetage de ces boat people, en soutenant lassociation Médecins sans frontières.
Je respecte cette association qui se propose dapporter aux hommes en détresse une aide efficace et rapide. Mais en lisant le texte, je sens le besoin de le compléter : qui fuient-ils, tous ces boat people, pourquoi ont-ils choisi daffronter la mort ? Peut-être que certains lecteurs des magazines et des journaux, qui apprennent ces malheurs en regardant limage et le texte, ne savent pas qui les a rendus malheureux et connaissent peu de choses ou presque rien sur lhistoire de leurs souffrances.
Sauver les victimes est sans doute la première nécessité. Mais ignorer les causes de leurs souffrances peut préparer le terrain pour des victimes à venir.
La tragédie des Vietnamiens qui fuyaient en prenant les chemins de lOcéan et le massacre des Cambodgiens par les Khmers rouges étaient des catastrophes prévisibles par tous ceux qui auraient vraiment réfléchi aux événements du siècle. Mais, animés par des militants et des vedettes (auxquelles on a pu attribuer des compétences dhomme universel), les mouvements dopinion et de rue, à la gloire de Ho Chi Minh, nont pas été précédés par la réflexion de ceux qui étaient agis, et nont pas été suivis par leffort dune analyse lucide et responsable des calamités.
Sauf dans un livre, assez récent, que je suis en train de lire : Lîle de lumière. Très jeune, son auteur avait conduit des actions des jeunesses communistes en faveur du Vietnam du Nord. Le militantisme nous avait formés, cette fébrilité qui conforte les certitudes et paralyse le jugement / ... / ce tranquillisant politique aux redoutables effets secondaires.
Le jour de la victoire, quand il va à Saïgon se réjouir du triomphe auquel il avait, de loin, contribué, il y découvre un sinistre cortège. Il comprend la situation et, pour sauver au moins une partie de limmense foule qui fuyait le sinistre cortège, il conçoit un navire de sauvetage, qui sappellera Ile de lumière. Pour réussir L'Ile de lumière, nous avons employé les moyens du communisme sans les contraintes d'une organisation : les vedettes, les militants, les médias et l'opinion publique...(Bernard Kouchner, L'île de lumière, 1980)
En regardant par la fenêtre du train qui court à toute vitesse - la beauté : des champs, des vaches, des rivières et des arbres qui portent toutes les couleurs de lautomne.
Lidée dun scénario de film : il commencerait avec un groupe de jeunes, dans la tenue et le comportement desquels il y aurait une certaine stéréotypie, car ils copient, presque tous, les mêmes modèles (y compris de pensée). En vivant, en souffrant, en prenant de lâge, beaucoup de ces jeunes apprennent à sécouter, à écouter, et enlèvent progressivement les couches artificielles de leur personnalité. Mais il y en a qui restent toujours des adolescents.
Lidée de ce scénario mest venue en regardant un passager assis devant moi : il a environ soixante ans et tous les attributs dun certain type dintellectuel : des cheveux longs, grisonnants et clairsemés, lexpression, en même temps, préoccupée et blasée, et à côté de lui - le journal Le Monde.
Et dehors, la beauté : des champs, des vaches, des rivières et des arbres qui portent toutes les couleurs de lautomne.
lhiver 1982-1983
Je vois du train un poteau télégraphique sur lequel est restée la moitié dune affiche :
NON AUX...
1984
Je vois à la télévision le film Le Dialogue des Carmélites. Réflexion sur le besoin dunité de lêtre humain qui se trouve à un moment crucial de la vie - ici, devant la mort.
Blanche de la Force monte léchelle qui mène à la guillotine en chantant Spiritus Sanctus et reprend ainsi le chant des Carmélites tuées par les révolutionnaires, et que dautres reprendront quand elle aura été tuée.
Devant le coup mortel, imparable, linstinct de conservation se manifeste dans leffroi et la tentation de fuir ; mais lesprit du héros et du martyr se regarde par le filtre des valeurs quil ressent plus viables que son être de chair, et peut, parfois, dominer le tremblement de la peur et la pulsion de la fuite.
Dans les Démons de Dostoïevski, Kirilov veut, lui aussi, saisir lunité de son être, en dominant la peur de la mort, mais il ne connaît pas et ne cherche pas des valeurs devant lesquelles il sincline, car il vit dans les abstractions. Cest ce qui le rend grotesque.
début septembre 1985, Collioure
On n'observe plus le château de Collioure, chargé par diverses expositions et activités d'animation, caché par elles, rapetissé, amoindri, voire presque écarté ! car les informations sur le château proprement dit - divisé en espaces numérotés pour une meilleure orientation du touriste - dont la visite commence dans l'espace No 1, sont données à peine dans l'espace No15!
Les activités qui utilisent le château ancien et le monument historique en support d'animation me semblent anti-culturelles. Comme les activités d'animation de la Bibliothèque Nationale, qui la couvrent avec toutes sortes de "journaux muraux", pareils à ceux de nos pays.
Car la culture vit, elle na pas besoin dêtre animée.
IX
NOTATIONS
1980
Il me semble que l'appartenance à un organisme révolutionnaire est considérée ici comme un signe de jeunesse. Mais être jeune ce n'est pas être marx-iste, lénin-iste, stalin-iste, trotsk-iste, mao-ïste, etc.. Etre jeune, ce n'est pas être figé dans une position, car la fixation est moins que la vieillesse, elle est fin de toute vie ; la jeunesse est le trésor infiniment précieux et fragile de tout peuple et son immobilisation serait inquiétante.
Celui qui simmobilise dans une attitude oublie quil y a tant de choses à apprendre, alors quêtre jeune signifie être prêt à acquérir des connaissances. Mais apprendre ne signifie pas savoir par coeur des slogans et des dogmes.
Plutôt que dans un chiffre déduit de l'acte de naissance, la jeunesse existe dans la merveilleuse capacité - qui peut être perdue mais aussi acquise - de chercher les voies de la réflexion.
Lillusion que tous sont des hommes universels - tous et surtout les jeunes, avec leurs nombreux enthousiasmes, leurs vocations pas toujours définies, leurs désirs qui vont dans toutes les directions - vient, comme beaucoup dautres illusions, de nos ignorances et de notre penchant pour la facilité.
Mais : besoin dhommes avec une formation universelle : ayant des lumières dans plusieurs domaines, et, en même temps, conscients de leurs propres limites ; penseurs, amoureux de la sagesse, mais non doctrinaires ; préoccupés par le bien de la cité et de chaque habitant, et non guidés par des abstractions ; actifs et dévoués à la bonne marche de la cité et jamais assoiffés de pouvoir.
Puisque nous découvrons la voie de la connaissance de soi-même et la rigueur du jugement tard dans lexistence, lautorité accordée ces dernières décennies aux jeunes métonne. Manque destime pour la réflexion ? (comme dans lautorité que prennent les slogans ?)
Et : pourquoi serait-elle tenue pour une qualité, lappartenance - par des données indépendantes de notre propre volonté (âge, sexe, race) - à une catégorie ou à une autre ?
Lignorance ignorée - fréquente chez les jeunes. Il serait souhaitable que lenseignement les aide à (se) la reconnaître.
Montaigne : ... la reconnoissance de lignorance est lun des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve.
Et je pense à la jeune génération des romans de Dostoïevski - ils croyaient savoir comment devait être organisé lavenir heureux de lhumanité - et à leurs parents, qui, eux aussi, avaient cru être omniscients, et aux catastrophes humaines que les pères et les fils ont déclenchées.
1981
Avril, un campus universitaire aux USA. Avec la permission du professeur, jassiste à un cours : Pirandello, Six personnages en quête dauteur. Avant de commencer le cours, le professeur annonce les manifestations progressistes sur le campus et sintéresse à la participation de ses étudiants à ces manifestations. Pour introduire la pièce de Pirandello, il parle de la crise sociale au XXème siècle, de la société bourgeoise et du capitalisme qui se reflètent dans la lecture difficile des Six personnages. Limpression que je me trouve à une séance denseignement idéologique en Roumanie. Puis (et assez tard, car le cours ne durait quune heure), il passe au problème du cours - la pièce de Pirandello. Aimable, il minvite à y participer, en me posant une question ; je lui réponds, tout en rappelant que la préface écrite par Pirandello à cette pièce nous éclaire sur ce point.
- Il a écrit une préface ? - sétonne le professeur.
Je demeure pétrifiée - un médecin qui sétonnerait que lhomme ait deux reins et un foie ne me laisserait guère plus perplexe. Je comprends que le professeur au cours duquel jassiste, ne connaît pas lauteur quil enseigne aux étudiants et quil lutilise juste comme point de départ de la propagande marxiste.
Après le cours, deux étudiants, qui semblent avoir été intéressés par mes interventions, viennent me parler : un jeune homme généreux, qui soccupera pendant les vacances de personnes handicapées, et une jeune fille, qui étudie lhistoire soviétique ; elle sait parfaitement que lhistoire soviétique est tout le temps ré-écrite, comme disait Orwell, mais ces deux jeunes gens croient quaux U.S.A. le communisme serait autrement.
Jai souvent entendu ces paroles. Expression dun sentiment de supériorité - comme s'ils disaient : 'nous sommes au-dessus de plus dun milliard de personnes qui ont fait lexpérience de ce système'. Ce sentiment de supériorité crée une disponibilité facile à manipuler, surtout chez ceux à qui les informations manquent et qui perdent leur esprit critique devant ceux qui critiquent (la société où ils vivent). Bien évidemment, la société nest pas parfaite et ses critiques peuvent toujours montrer des points faibles. Mais - comme sils avaient été étourdis par un philtre - ces gens, qui croient que chez eux ce sera autrement, ne voient pas le mensonge fondateur de ce quon leur propose en échange (et que, peut-être, même ceux qui le leur proposent nont pas encore discerné).
En marge de La Cantatrice chauve dEugène Ionesco, une étudiante, à propos des phrases qui ne communiquent rien:
- Les choses nous sont connues, nous tous on est amené à parler comme cela.
- "On" - c'est qui ? ... amené" - par qui ?
O ! le merveilleux pronom personnel de la première personne du singulier, le pronom de la responsabilité assumée, le pronom du courage, et par cela même, de l'identité acquise ou à acquérir.
1982
Autour des Bacchantes d'Euripide. Je présente Dionysos comme un personnage ambigu, incontestablement maléfique, quand il égare les esprits des femmes de Thèbes, et pousse la mère à tuer sauvagement son fils, en le déchiquetant : dieu nouveau, venu du fond de l'Asie, pour imposer son culte en Grèce, comme il le dit lui-même dans le prologue de la tragédie... quand une étudiante m'interrompt.
- L'étudiante : Ce qui est nouveau ne peut être maléfique : ce qui est nouveau est positif, parce que le nouveau s'élève contre les traditions.
- Alors la culture est pour vous un concept négatif ?
- L'étudiante : Pourquoi?
- Parce qu'elle se construit dans le respect des traditions ; ce qui entre dans la culture a été une fois nouveau ; soumis à l'épreuve du temps, le nouveau a été reconnu comme porteur de valeur et il est devenu à un moment donné tradition ; ce qui n'entre pas dans la tradition périt.
- L'étudiante : Voir la culture associée à la tradition, c'est être fasciste.
- Ceux pour qui le nouveau est une valeur, devaient-ils accepter le fascisme, lors de son apparition, parce qu'il était nouveau ?
- Un étudiant : La culture ne nous intéresse pas, c'est la vie qui nous intéresse.
- Un personnage sinistre de notre siècle a dit quil avait lenvie de sortir un revolver et de tirer quand il entendait le mot culture. La vie doit être culture. Sinon, elle devient hostile à l'homme.
Un étudiant :
"Nous avons de la peine à lire l'Iliade, parce que nous ne partageons pas les valeurs des personnages de l'épopée : nous ne croyons plus au travail, ni à la sagesse. D'ailleurs, le travail n'est pas épanouissant."
1983
- Un étudiant : Dans le conte dAndersen, Lombre, lhomme est le personnage négatif et lOmbre est le personnage positif ; lOmbre est forte, elle a du prestige, elle gagne, alors que lhomme ne réussit pas dans la vie.
- Affirmez-vous la même chose de lAntigone de Sophocle ?
- Létudiant : Oui, elle échoue ; personne ne partage sa décision et Antigone meurt.
- Et Socrate, est-ce quil échoue également ?
- Létudiant : Oui, Socrate aussi.
- Et Jeanne dArc ?
- Des étudiants : Jeanne dArc aussi.
Devant de grands instants de lhistoire et de la culture, la même attitude que devant une équipe sportive, jugée selon le critère du succès immédiat.
Le roi se meurt dEugène Ionesco. Allégorie, monodrame : le héros de cette pièce - l'homme en général - représenté par divers personnages ; Le Roi : l'homme qui n'accepte pas de mourir ; les autres... des étudiants avancent des interprétations (qui abandonnent parfois loeuvre étudiée).
- Un étudiant : Juliette - c'est le peuple, à la différence du Médecin.
- Il ne fait pas partie du peuple ?
- Des étudiants : Non ; comme les nobles et les aristocrates.
- Et qui encore ne fait pas partie du peuple ?
- Les étudiants : Les élites.
- Vous êtes le peuple?
- Les étudiants : Oui.
- Un dentiste est le peuple?
- Les étudiants : .....
- Un terroriste est le peuple?
- Quelques étudiants : Oui.
- Un criminel est le peuple?
- Quelques étudiants : Oui, bien sûr que oui !
1984
Un étudiant :
"Dostoïevski parle en termes de bien et de mal parce qu'il ne s'est pas encore débarrassé des résidus de son éducation. C'est sa position chrétienne qui le mène à ces aberrations. Dans la vie, il n'y a pas de bien et de mal, il n'y a que la souffrance et le plaisir. Le fait que le contenu du mal et du bien ait changé à des époques historiques différentes prouve que l'existence même des concepts doit être remise en question."
Je lui pose deux questions:
"Refusez-vous le concept bâtisse parce qu'à des époques historiques différentes il a pu désigner une habitation lacustre ou la Tour Eiffel ? Ou le concept temple parce qu'à des époques historiques différentes il a pu désigner des croyances différentes ? Rejetez-vous le concept de la fleur, l'absente de tous les bouquets, comme disait Mallarmé ?
N'avez-vous jamais pensé en termes de bien et de mal une action faite par vous-même ou par un autre ?"
A cette dernière question l'étudiant me répond :
"Oui, mais ce sont là des échos et des restes de l'éducation que j'ai reçue et dont je ne me suis pas encore libéré."
Il est tard et je dois partir. Je sors en lui proposant de réfléchir, en dehors des abstractions, dans son intimité profonde, s'il ressent, étant à l'écoute de soi-même, l'existence du bien et du mal comme une réalité.
Des projets de réformes de lenseignement (dans le sens de légalitarisme), dont jentends parler - par exemple, la suppression de la mention au baccalauréat - me semblent être des indices dune conception réductrice de lhomme.
Ceux qui le considèrent vulnérable devant une inégalité (justifiée) de notes, ne voient dans ladolescent et le jeune quun candidat à des examens, un bon acquisiteur de compétences ; comme si ce côté dacquisiteur de compétences représentait tout son être, avec son affectivité, ses aspirations et sa capacité de comprendre lautre.
De tels projets signifient aussi labsence du respect pour la vérité de fait et pour la clarté, une impulsion à la confusion et à lillusoire.
Ils prouvent aussi lincapacité de comprendre la fonction de ladmiration (en dehors du spectacle). Est-ce que ladmiration - au moins comme stimulant, sinon comme un moment bénéfique du bon oubli de soi - devrait être éliminée de nos existences?
1985
Affirmative action (U.S.A.). La promotion privilégiée - lors des études ou de lembauche (en leur accordant des notes plus importantes que celles quils avaient méritées) - de ceux qui, telle la population de couleur, nont pas eu dans leur enfance des conditions propices à la formation intellectuelle, afin quils puissent obtenir ainsi le même diplôme ou le même emploi que ceux qui ont mérité les mêmes notes, mais qui - croit-on - ont eu dans leur enfance des conditions propices à la formation intellectuelle.
Affirmative action me rappelle ce qui se passait en Roumanie, où des diplômes immérités étaient accordés par une injustice légalisée (les critères de lorigine sociale et de la note politique). Dans ces cas on disait, entre nous, à voix basse, que le diplômé en question était médecin, professeur, ingénieur, etc. sur des points, ce qui voulait dire que le diplômé navait pas les compétences quil aurait dû avoir dans sa fonction, telles les marchandises de mauvaise qualité, acquises sur des points, qui, au lendemain de la guerre, se détachaient de la carte de rationnement, lors de chaque achat.
Si une notation des étudiants qui contredit les résultats réels de leur travail est nommée égalité des chances de réussite scolaire, ce qui se veut un acte de justice devient un acte dinjustice : injustice vis-à-vis de ceux pour lesquels vont travailler les futurs privilégiés, dont les diplômes nassurent pas les compétences quils garantissent ; vis-à-vis de ceux qui ont mérité leurs notes et qui ont été laissés de côté arbitrairement ; vis-à-vis du privilégié même qui peut souffrir de se trouver au-dessous du niveau de compétence attendu. Et cest dabord, le remplacement de la vérité par le faux.
Une injustice passée doit être reconnue, clairement, une fois pour toutes, et doit être réparée par un dédommagement ; remplacer le dédommagement par des privilèges, cest créer de nouvelles injustices.
Et comment arrêter ensuite les privilèges ? ny a-t-il pas le risque de créer deux poids, deux mesures ? deux lois ou deux modalités différentes dappliquer la loi ? ce qui pourrait aboutir même à innocenter un assassin...
Car justice et vérité sont indissociables. Si lune des deux est bafouée, lautre le sera également.
On ne devrait pas demander à luniversité doffrir les mêmes chances à tous, mais doffrir sa propre chance à chacun. Autrement, certains seraient arrêtés dans leur évolution, et cela pour le dommage des générations futures, alors que dautres devraient faire des efforts épuisants, sans satisfaction (je me rappelle, à Bucarest, M***, ancienne travailleuse, qui avait été envoyée à la faculté par le comité de parti de son usine, et qui venait me voir et pleurer : elle avait de la peine à apprendre, elle avait mal à la tête, elle ne pouvait plus dormir...).
Dialogue autour du sport.
Y*** raconte comment sest déroulée une compétition dans la région où il habite : Des quatre cents participants ont été primés les cent premiers. Après, nous avons reçu des lettres de protestation : nous aurions dû mentionner les quatre cents participants et les prix auraient dû être tirés au sort.
- Alors le résultat nexiste pas, mais seulement leffort. Est-ce que ceux qui vous ont écrit auraient accepté, lors dune péritonite, que le chirurgien soit tiré au sort ?
- J-P*** : De nos jours, dans le sport - dailleurs comme dans lart et dautres domaines - ne sont acceptés que deux niveaux de compétence : une élite, reconnue par lopinion publique, des plus performants - champions, vedettes et prix Nobel ; et un second niveau où on refuse la sélection et la hiérarchie et où tous entrent.
- Cest surtout dans le sport et dans lart quon encourage une élite, car les meilleurs offrent un spectacle et nous vivons à une époque de spectateurs.
1986
Le 2 décembre. Trois élèves de lycée qui diffusent des tracts contre la sélection dans lenseignement, arrêtent les gens dans la rue et en parlent à ceux qui veulent bien les écouter. Je me suis arrêtée et je les ai écoutés attentivement (et je pensais aux conséquences néfastes de lanti-sélection dans nos pays). Observant le sérieux de mon écoute, ils me demandent si je ne veux pas leur poser des questions. Oui, jai une question à poser.
- Imaginez-vous que lêtre aimé serait gravement malade et aurait besoin dune intervention chirurgicale ; si vous aviez la possibilité de le faire, choisiriez-vous un chirurgien connu comme étant très capable ou - pour faire une égale répartition des malades - iriez-vous, au hasard et sans sélection, chez celui qui na pas de patients ?
Un seul jeune homme répond : Je voudrais que le médecin ne soit pas sélectionné.
Je pose encore une fois la question. Un autre des trois dit : Jaimerais que ce soit un bon médecin. Le dernier se tait.
Quelle doit être pauvre, votre affection pour un être humain - leur dis-je. Vous aimez davantage les abstractions.
Dans le train, dans le couloir d'une voiture bourrée de passagers. A côté de moi, deux jeunes touristes allemands qui vont pour la première fois à Paris : elle a trouvé un coin pour dormir, assise par terre ; il est debout et parle avec un jeune Français et avec moi.
- Le jeune Français : Si tu t'arrêtes à Paris, il faut voir le boulevard Saint Michel et Beaubourg. Beaubourg - là, c'est un truc ; faut pas manquer ça.
- Si vous êtes à Paris, visitez aussi la cathédrale Notre-Dame...
- Le jeune Français : ... mais la cathédrale, c'est de la théologie !
- C'est un chef-d'oeuvre d'architecture, le résultat d'un travail collectif d'une centaine d'années...
- Le jeune Français : ... ils n'ont pas de temps pour Notre-Dame, ils ne restent que quatre heures à Paris. Et puis, Notre-Dame c'est le passé, nous, les jeunes, nous sommes intéressés par l'avenir de la culture.
- Avec quoi construire l'avenir de la culture si vous éliminez le passé ? la culture existe dans la continuité.
Dostoïevski, Crime et châtiment.
- Un étudiant : Raskolnikov a eu raison de tuer la vieille, il a assassiné pour une cause.
- Quest-ce que cest quune cause ? Un jeune révolutionnaire russe du XIXème siecle, Tkatchev, proposait de tuer tous ceux qui avaient dépassé vingt-cinq ans. Un autre pourrait proposer, de nos jours, que soient exterminés ceux qui ont une résidence secondaire ou une mobylette...
- Un étudiant : ... je comprends leur proposition, sils nen ont pas.
En partant des actes de terrorisme du XIXème siecle, les étudiants se posent des questions sur les actes récents de terrorisme.
- Une étudiante : Ce qui est terrible, cest que les terroristes tuent des innocents.
- Y aurait-il des coupables que les terroristes auraient le droit de tuer ? Et qui seraient-ils, ces coupables ?
- Létudiante : Ceux qui ne sont pas daccord avec eux.
- Considérez-vous que chaque homme a le droit de tuer ceux qui ne sont pas daccord avec lui ?
- Une autre étudiante : Cest vrai que nous vivons dans une mauvaise société, mais je répète, moi aussi, pourquoi tuer des innocents ?
Jattire lattention sur tout ce qui était contenu dans la petite phrase quelle venait dénoncer :
- Elle reprend, sans jugement critique, tel un argument dautorité, laffirmation des terroristes, quelle cite : nous vivons dans une mauvaise société.
- Elle accepte que la distribution de la justice - qui, dans un état de droit est exercée par des institutions spéciales - soit faite par des personnes qui nont aucune qualité légale, pour la simple raison quelles prennent ce droit par la violence.
- Elle est daccord avec lintroduction de la peine capitale.
- Létudiante : ai-je dit tout cela ?
Autour du premier rêve de Raskolnikov, où une vieille rosse est tuée sauvagement. Impression générale : une lecture douloureuse. Je précise lune des fonctions de ce rêve : Le meurtre du cheval - perçu par le lecteur comme un acte de cruauté atroce - le prépare à comprendre - en dépit des motivations que se donne Raskolnikov pour tuer Aliona - que celui-ci commet, en la tuant, un acte cruel et odieux...
- Une étudiante : ...mais ce nest pas la même chose ! Dans ce rêve terrible est tué un animal, alors que Raskolnikov ne tue quune vieille femme méchante.
Cours sur la littérature du témoignage. Un étudiant :
- Je ne comprends pas pourquoi, dans son livre sur les treize années passées en prison et en asile psychiatrique, Boukovski parle de l'Union Soviétique, comme dun pays sous dictature : le peuple ne se soulève pas, cest la preuve quil nest pas mécontent. Le régime est bon pour le commun des mortels.
- Dites-vous toujours la même chose, après avoir appris que ce régime a tué des dizaines de millions de ses habitants ?
- L'étudiant : Je parle du commun des mortels.
- Dont ces dizaines de millions ne font pas partie ?
- L'étudiant : Bien sûr que non.
Doù lui vient cette certitude que des millions dhommes devraient perdre le statut dêtres humains, voire être condamnés à mort ?
Je me rappelle une conversation de 1982 : un collègue ne voulait pas que le beau documentaire polonais Ouvriers 80 soit vu par des étudiants...
Comment vont se former lesprit critique, le jugement et la réflexion des jeunes, quand leur connaissance des réalités - qui en est le point de départ - est tronquée, faussée? Vont-ils puiser les prémisses de leurs jugements dans les émissions télévisées, les affiches et les slogans ?
1987
Le train vient de quitter Paris. Mon jeune voisin regarde le livre que je lis, sur la tragédie shakespearienne, me pose une question sur Shakespeare ; je lui réponds et une conversation samorce sur des écrivains.
Quelques jours plus tard, nous nous rencontrons de nouveau dans le train qui va à Paris et nous discutons. Il admire, dans le monde communiste, la réussite chinoise :
- Chaque homme a le pain quotidien assuré, ce qui me fait dire que leur politique est bonne.
- Je crois que dans lappréciation dune politique ou dune époque de lhistoire, le respect de la vie humaine reste le facteur essentiel. Quand environ trente millions de paysans sont morts de faim en trois ans de bond en avant, comment apprécier la ration quotidienne de pain des survivants ?
- Cest vrai - dit-il - mais moi je pensais aux réalisations du régime, et non aux catastrophes humaines quil avait déclenchées.
Mon jeune interlocuteur était évidemment désinformé ; or, comme écrivait Hannah Arendt, la liberté dopinion est une farce si linformation sur les faits nest pas garantie. Dune certaine manière, les famines meurtrières et les horreurs de la Révolution culturelle nexistaient pas pour lui ; il en avait entendu parler, mais rarement et vaguement, alors que la propagande - séduisante, par ses belles images et paroles - remplissait les regards et les oreilles de tous. Et les belles paroles exprimant le but dans lequel on disait que des mesures radicales avaient été prises, annulaient ces mesures.
Les désastres humains lointains nétaient pas associés à des images et, à lépoque des images, ils restaient abstraits. Moins bouleversants que la mort, au cinéma, de Bonny et Clyde.
Le jeune homme prenait acte à peine maintenant, dans le train qui courait vers Paris, de la réalité concrète et irréversible des exterminations qui sétaient passées en Union Soviétique, en Chine, en Ethiopie, au Cambodge. Et il écoutait en même temps quelquun lui dire que lhomme avait le droit de vivre et que le premier critère pour juger un projet de société ou un système politique devait être le respect de la vie et de la dignité humaines.
En dautres mots, que Raskolnikov navait pas tué un pou, mais un être humain.
1988
En cours. Autour de la fameuse conversation entre Rastignac et Bianchon dans Le Père Goriot : Rastignac demande à Bianchon, étudiant en médecine, ce quil ferait au cas où il pourrait senrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin sans courir le risque dêtre puni. Bianchon, personnage porte-parole de Balzac, lui répond que le bonheur est individuel, quil ne dépend pas de largent ou du pouvoir : Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput ; et, quil coûte un million par an ou cent louis, la perception intrinsèque en est la même au-dedans de nous.
- Des étudiants : Il ny a pas de bonheur individuel ! Le bonheur nest que collectif - par exemple, la prise de La Bastille.
- Un étudiant : Le manque dargent rend le bonheur impossible. Le plus insupportable nest pas le meurtre, mais linégalité.
- Plus grave que des exterminations ?
- Le même étudiant : Pour nous, qui navons pas enduré une époque dexterminations et qui en avons pris connaissance intellectuellement, elles restent froides, lointaines. Sil y avait maintenant des gens exterminés ici, en France, je comprendrais... mais ce qui existe chez nous cest linégalité et cest elle que nous devons éliminer par tous les moyens.
Quand il dit par tous les moyens, il propose une voie sur laquelle se trouve la pire des inégalités : entre ceux qui ont le droit de tuer et ceux qui ont le devoir de (se) laisser tuer. Et je pense de nouveau à Dostoïevski.
Le 23 avril. Hier, une soirée africaine, organisée par des étudiants - une petite perfection, comme disait un collègue. Diapositifs, vers, musique, danse ; beaucoup de poésies qui parlaient du problème principal de lAfrique, lhomme noir détruit par lhomme blanc. Il y avait dans cette soirée la chaleur et la spontanéité de H*** ; à peine rentré dun voyage en Afrique, il voulait faire connaître à des collègues un monde qui lavait enchanté. Les numéros artistiques ont été suivis par des questions venues de la salle et des réponses données par des invités africains.
Un jeune homme grand et beau, originaire du Burundi, étudiant et poète, nous raconte des épisodes de sa vie : il a fait dabord des études universitaires à Moscou, doù il a voyagé dans les pays voisins - il a visité des amis qui étaient en Roumanie - et maintenant il est venu étudier en France.
Les relations entre le Burundi et lOuganda ? Entre mai 1972 et avril 1973 il y a eu une guerre entre les ethnies, pendant laquelle ont été massacrés plus de trois cents mille hommes - les guerres entre les ethnies sont toujours terribles. Pourquoi un tel conflit ? tout simplement les uns détestent les autres, parce quils sont différents : les uns sont plus grands, les autres sont plus petits ; les uns ont des traits plus fins, les autres ont des traits moins fins...
Alors - me dis-je - les poésies récitées ce soir sur lhomme noir détruit par lhomme blanc ne touchent pas le problème principal de lAfrique, celui du conflit meurtrier entre les ethnies. Et tout ce quon a dit ici sur une identité africaine (en général) ne semble pas réaliste. Dailleurs un autre invité africain dit : Nous ne sommes pas conscients de cette identité quand nous nous trouvons en Afrique, mais seulement quand nous sommes en Europe. Mais ce quils trouvent en Europe est quils ne sont pas Européens plutôt que le fait dêtre Africains (en général), surtout quand linimitié entre les ethnies est si importante et a de telles conséquences. En Europe, sur les terribles exterminations entre ethnies se dépose une information vague, pareille presque au silence (des chiffres qui restent abstraits dans un coin de journal), ou un bruit idéologique, qui met toujours de la poussière sur les réalités et empêche un regard lucide, capable de prévoir : car il est probable que la furie meurtrière continue. Le problème principal de lAfrique est de freiner le conflit meurtrier entre les ethnies.
Cours sur la littérature du témoignage ; coexistence de genres, diversité des voix qui nomment les valeurs rejetées par le système et défendues par lauteur. Dans le roman de Vassili Grossman, Vie et destin, un personnage parle de la bonté humaine dans la vie de tous les jours ... cest la bonté dun soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté dun paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. Dans Le premier cercle de Soljénitsyne : en lisant des notations écrites par sa mère morte, Innokenti Volodine y trouve des mots qui ne circulent plus autour de lui, et qui ressuscitent en lui des valeurs de toujours - la pitié, la bonté...
Etonnement des étudiants : ... mais le mot pitié a un sens péjoratif ! Avoir pitié signifie se sentir supérieur.
- Il ne sagit pas de lorgueil qui fait dire à quelquun : jai pitié de Z*** , en se donnant ainsi limpression dêtre supérieur à Z***, mais de ce sentiment qui, comme écrivait Madame de Staël, fait de la douleur un lien entre les hommes.
Les étudiants ne semblent pas gagnés par la phrase de Madame de Staël. Je marrête et jimagine la situation suivante :
Une mère, qui na pas de moyens, souhaite trouver une personne disponible et de confiance, qui reste gracieusement avec son bébé malade deux heures par semaine ; le dimanche, vous y allez. Un ami vous demande pourquoi vous lavez fait ? Quest-ce qui vous a poussé à le faire ?
- Un étudiant : La générosité.
- Un autre étudiant : La bonté.
- En disant lun ou lautre, vous navez pas limpression que vous marquez, quand même, votre supériorité ?
- Un autre étudiant : La solidarité.
- La solidarité est un concept neutre, qui dépend dun contexte ; cest le nom posé sur un certain type de relation, mais ce qui se trouve à la base de cette relation donnera à la solidarité des couleurs diverses - il y a aussi une solidarité des gangsters. Dans un très grand nombre de circonstances, la solidarité est salvatrice, mais elle nest pas toujours suffisante. La solidarité suggère aussi un sens du devoir, et lidée du devoir est froide, alors que le bébé a besoin de tendresse, de vibration affective. La pitié est un sentiment - avoir de la compassion pour quelquun signifie sentir avec, à côté de quelquun ; et lenfant a un besoin vital de sentiments ; dailleurs, comme nous tous.
Un fragment des "Voyages aux enfers du siècle" de Dino Buzzati, me vient à lesprit. Des gens s'entassent à une réception - tous ont besoin, comme d'un peu d'air, "de cette chose d'un mauvais goût atroce qui s'appelle pitié, amour. Mais personne ne se libérait, personne n'était capable de sortir de sa cage de fer où ils se trouvaient enfermés depuis leur naissance, de cette stupide boîte d'orgueil quest la vie." Et je pense que la solidarité ne gagne son bon sens que lorsquon a compris, à la fois, notre réalité faite de précarité fondamentale et lunicité de chacun.
- Peut-être, restez-vous deux heures avec lenfant parce que vous ressentez, vous-mêmes, une partie de sa souffrance et vous la comprenez ainsi mieux ; et vous souhaitez ladoucir.
- Les étudiants : Oui !
- Cest le mot compassion qui exprime exactement cela ; son étymologie le dit.
- Un étudiant : Non, ce ne peut être la compassion. La compassion aussi est un mot qui a un sens péjoratif : il y a, dun côté, linfériorité de celui qui linspire, et de lautre côté, une certaine satisfaction de celui qui la ressent. On ne peut dire ni pitié, ni compassion.
- Dans la vie de chacun de nous se trouvent des zones dinfériorité, où nous avons besoin dun autre, ne serait-ce que du fait quil y a des gens qui voient et des gens qui ne voient pas, des jeunes et des vieux... voilà - quand, après le cours, nous nous dirigeons tous vers larrêt du bus, qui vient le soir de plus en plus rarement, quand, en le voyant sapprocher, vous courez avec la vitesse de votre âge, alors que moi, je marche avec la vitesse de mon âge et je reste en arrière, et quand, tous étant montés, lun de vous sattarde sur lescalier, la porte ouverte, et dit au chauffeur dattendre encore un instant, parce quil y a une dame qui vient, ne le faites-vous pas mus par la pitié ?
- Un étudiant : ... mais vous avez dautres formes de supériorité.
Ils refusent les deux mots - pitié, compassion - par crainte dempiéter sur la relation dégalité globale absolue qui serait censée exister entre tous et toutes ; au nom dune abstraction.
Et je pense combien de fois, dans nos pays, les habitants ont attendu un peu de pitié ces dernières décennies. Les paysans - de la part de ceux qui les torturaient pour quils entrent dans les kolkhozes ; les détenus politiques - de la part des enquêteurs et des gardiens... de la pitié, au lieu de la cruauté. Et je demande : quest-ce qui soppose à la pitié ?
- Des étudiants : cruauté, indifférence.
- Et quest-ce qui soppose à la cruauté et à l indifférence ?
- Des étudiants : La bonté, la bienveillance, lamour, la charité, la pitié, la compassion... Mais on ne peut utiliser les derniers mots.
- Notez que parmi les termes opposés au mot pitié vous navez pas mentionné admiration ; ces deux mots ne sont pas contradictoires, on peut en même temps admirer quelquun et avoir pitié de lui. Homère le savait. Dans lIliade, Priam, venu demander le cadavre de son fils à Achille, lui dit : "Va, respecte les dieux, Achille, et, songeant à ton père, prends pitié de moi." Alors Achille - qui pense à son père et à Patrocle - "s'apitoie sur ce front blanc, sur cette barbe blanche." Plus tard, en mangeant ensemble, "Priam admire Achille et, de son côté, Achille admire Priam".
Le cours finit.
Il y a des situations où on aimerait quon ait pitié de nous... je pense à la pitié quun époux peut ne pas avoir pour lautre (hiver, pluie dense et froide, vent qui coupe, fièvre haute, pas de médicaments à la maison, lautre refuse daller à la pharmacie - un programme intéressant à la télévision : quelle cruauté, pas de pitié), à la pitié quun jeune parent emporté par le torrent des égoïsmes peut ne pas avoir pour le petit enfant délaissé dans un coin, à la pitié que le fils ou la fille, jeunes et forts, nont pas pour leur parent ou leur grand-parent faible et vieux, à la pitié interdite, dans nos pays, pour les familles des détenus - dénuées de tout et isolées - pitié que le geste navait pas le droit dexprimer et que nous étouffions pour ne pas être ensuite accusés de complot avec lennemi (de la paix, du socialisme, etc.).
Nous étions non seulement des mendiants - écrit Nadejda Mandelstam, qui se trouve en relégation avec son mari, le poète Osip Mandelstam - mais aussi des pestiférés ; après la révolution, en Russie, la pitié a disparu avec larrivée de lhumanisme abstrait - remarque-t-elle.
Pitié, compassion... quels autres mots employer ?
Mais en appelant par dautres mots lattitude intérieure dont naît le geste de celui qui donne de son attention à la souffrance et au besoin de lautre, le geste qui fait de la douleur un lien entre les hommes, ce geste même dattention à la souffrance et au besoin de lautre, nest-il pas modifié ? et le sentiment qui la engendré, ne se dessèche-t-il pas ?
Le 12 août. Aujourdhui à la radio :
A été refusé laccès dans un motel à un groupe dadultes handicapés ; les raisons données : dun côté, certains clients en auraient été troublés et seraient partis, bien quils eussent réservé leurs places depuis longtemps, dun autre côté, le bâtiment manquait des moyens techniques nécessaires à laccueil de ce groupe.
N était-ce pas la pitié qui manquait avant tout ?
Et je pense de nouveau à Dostoïevski (pour les parents de son univers romanesque, la pitié nétait pas un sentiment honorable) ; il avait vu tant de ces choses qui allaient arriver dans les cent cinquante années à suivre.
X
LA-BAS et ICI
1980
Là-bas.
Misère matérielle - tout manque : logements, aliments de base (huile, sucre, etc.), médicaments...
Misère des institutions : les droits élémentaires de lhomme ( déménager dans une autre ville ou dans une autre chambre du même appartement, etc.... ) nexistent plus.
La misère morale de la corruption.
Répression et peur.
Pourtant, le discours officiel parle tout le temps de la vie heureuse des gens qui construisent le socialisme et de la terrible misère des habitants des pays capitalistes.
Ici.
Opulence matérielle et respect des droits de lhomme.
Il ny a pas les contraintes et la répression exercées par létat du parti unique.
Pourtant, un discours qui circule dans une certaine presse et dans un grand nombre de films et des slogans quon rencontre sur les murs (et parfois dans les conversations des intellectuels), disent : ras le bol, on en a assez, ça ne peut plus continuer... cest-à-dire : on vit mal.
Ici comme là-bas, une certaine idéologie nie la réalité des faits. La différence est que là-bas, les gens qui la soutiennent ny croient pas, alors quici, certains de ceux qui la soutiennent semblent y croire.
Les intellectuels du monde libre opposent à lagitation et au bruit des grèves et des manifestations dici, quils voient comme un signe du mécontetement de la population, la continuité calme du travail de là-bas - preuve évidente, pour eux, que les gens sont satisfaits et nont pas de revendications.
Scénario. Un habitant dune autre planète visite la terre. Invité à voir un hôpital, il entre dans diverses chambres où se trouvent des malades. Dans une chambre sont les enrhumés, qui éternuent, toussent et se mouchent ; dans une autre, se meurent tranquillement des pulmonaires. Le visiteur croit que ces derniers sont des convalescents et que les premiers, dont la maladie se manifeste avec tant de bruit, sont atteints dune grave souffrance.
Un lieu commun - tel un slogan - des réponses que je reçois ici quand je parle de la dégradation de la vie là-bas :
Ce nest pas évident.
Réponse insinuante, qui remet en question le bon sens, elle me rappelle les répliques échangées entre les douze choreutes dans le finale de lAgamemnon dEschyle.
Le choeur des vieillards (qui devraient être aussi des sages) dArgos, avait averti Agamemnon, lors de son retour de Troie, quil devait se méfier des hypocrites et des traîtres : ils se rendaient compte que Clytemnestre et son amant Egisthe voulaient du mal au mari rentré à la maison. Dans le finale de la tragédie, les douze vieillards entendent venir dune salle voisine le cri, deux fois répété, dAgamemnon, frappé de mort. Immobiles après le premier cri qui appelait au secours, après le second - qui est aussi le dernier - ils disent, à tour de rôle, leur opinion sur ce quil y aurait à faire. Dix des choreutes comprennent que le roi dArgos a été assassiné ; il en reste deux qui déclarent que - outre lappel au secours et le cri de mort - ils veulent avoir aussi dautres indices de la mort du roi, avant dagir. Pour eux, lévidence nest pas évidente.
Là-bas il y a une apparence dégalité : les biens possédés en propriété personnelle par les gens de la nomenclature et lhomme de la rue semblent être les mêmes. La différence entre ce que les uns ou les autres utilisent est gigantesque. Ici, cest linverse.
Là-bas, limprévisible est strictement associé à la peur. Une bonne surprise ne peut arriver de lextérieur à celui qui ne joue pas à la loterie, mais - en laissant de côté quelques exceptions - elle ne peut venir non plus du monde intérieur, qui est débilité. Ici, peuvent venir de lextérieur de bonnes et de mauvaises surprises, mais - et cest fondamental - les bonnes surprises peuvent venir aussi de lintérieur : lesprit et le coeur qui ne sont pas étiolés bougent et peuvent participer à la régénération de lêtre.
Sortie dans la rue, je vois une camionnette sur laquelle est écrit Mercier & Fils - Installations, plomberie. Je tourne le coin - une autre camionnette, Simon, sur laquelle sont inscrits les services rendus.
Entreprise Mercier, entreprise Simon... On y téléphone, on précise ce dont on a besoin, un nom assume la responsabilité pour le travail à faire.
Dans nos pays, le nom de lhomme est rayé.
Me vient à lesprit une pièce de Brecht, La décision : un jeune révolutionnaire russe se trouve, avec des camarades, en Chine, dans le but de préparer la révolution ; confronté aux souffrances des pauvres travailleurs, il se donne la peine de les amoindrir. Les autres camarades le condamnent à mort : leur but, auquel il avait manqué, nest pas de réduire les souffrances, mais de les augmenter, car les mécontentements seuls peuvent déclencher la violence qui amène la révolution pour transformer le monde. Les camarades jettent dans une fosse à chaux le jeune révolutionnaire tué, afin que son visage y soit brûlé et devienne méconnaissable et que lexistence individuelle de ce jeune homme qui avait eu des initiatives personnelles soit ainsi rayée.
En rayant lexistence et le nom de lindividu, le système change aussi les noms des entreprises ; elles sappellent, par exemple, Le drapeau rouge, Staline, La victoire du socialisme... et appartiennent à létat ; au peuple - nous dit-on : cest votre usine, votre coopérative, votre...
Je me rappelle lanecdote des deux ouvriers, telle quelle circulait en Roumanie. Louvrier de lOuest boit un café à son petit déjeuner, prend avec lui au travail un sandwich au fromage, monte dans sa bagnole, mange un rôti au déjeuner, etc., etc. ; mais, hélas ! il travaille dans lentreprise de son patron. Chez nous, louvrier ne boit pas de café le matin, parce quil y a longtemps quon nen trouve plus, prend avec lui au travail juste un morceau de pain, car il y a longtemps quon ne trouve plus de fromage, pour aller à son travail, il a la chance de réussir à saccrocher à lescalier du bus quil na attendu quune demi-heure ; en revanche, il travaille dans lusine du peuple, dans son usine !
Javais connu V F***, ancien détenu des asiles psychiatriques de lUnion Soviétique (en août 1968, il avait manifesté à Moscou, avec six autres personnes, contre linvasion soviétique de la Tchécoslovaquie) à la fin dune table ronde à laquelle jassistais et où il participait à côté dun autre ancien détenu des asiles psychiatriques.
Aujourdhui je me trouvais dans son logement où il y avait encore deux dissidents ; tous les trois se donnaient la peine de penser aux moyens dobtenir la mise en liberté de quelques-uns des Soviétiques détenus depuis longtemps pour délit dopinion : de ceux qui, minés par des maladies incurables, se trouvaient au bout de leurs forces.
Un tout petit appartement : une pièce divisée en deux parties par une sorte de paravent en carton qui se serre ou sétend tel un harmonica, remplissant ainsi la fonction dun mur. Sur la table - des saucisses au chou et des tasses de thé ; sur une chaise - deux fichus russes ; sur les murs - deux portraits de Pouchkine et des photographies de victimes de lempire soviétique.
Au-delà dune fugace ombre vilaine - le soupçon propre à nos pays et qui trouble lesprit et le coeur (y aurait-il un agent parmi les trois ?) - admiration : ici palpitent les âmes dhommes qui consacrent leur existence à sauver quelques-unes des victimes de létat policier. Témoins, dans leur propre corps, de la vraie face de lEtat qui se donne toutes les peines pour empêcher linformation de circuler, ils recueillent, conservent et transmettent une partie de ce qui doit rester dans les archives de la planète. Présents et actifs, ils diffusent de la lumière ; vive impression que, pendant quils essaient de mener une action efficace pour sauver des vies, leurs propres lucidités et richesses intérieures saccroissent.
Leur voie est épineuse, leur lutte est difficile ; dun côté, lInternationale communiste et lEtat-parti soviétique ayant une vieille pratique policière, une importante expérience de la désinformation et des moyens matériels gigantesques, et de lautre côté, une poignée dhommes fragiles - car passés par de terribles souffrances - pauvres, isolés, qui essaient darracher quelques êtres humains à la répression. Une action à peine commencée ; quelque chose qui naît de la plénitude de leur coeur et de leur rejet de ce mal organisé qui est la terreur, quelque chose qui se heurte aujourdhui aux préjugés dun monde bien nourri et qui ignore ses ignorances.
Il y a deux semaines, Y*** me disait, à propos de ceux qui protestaient contre linvasion de lAfghanistan : ... quelques extravagants... Je me demandais pourquoi ceux-ci étaient des extravagants et ceux qui protestaient contre les abus au Chili ne létaient pas. La clé se trouvait dans le mot quelques ; il indiquait la puissante organisation de la propagande soviétique en Occident et le courage - vertu individuelle, qui nest que celle dun petit nombre - de ces trois dissidents.
1981
Dialogue avec ma voisine ; elle nest pas daccord avec les grèves sauvages et les manifestations violentes, mais elle nest pas daccord, non plus, avec la situation présente :
- Il faut que ça change, il faut que ce soit autrement.
Je lui demande quels sont, selon elle, les besoins les plus urgents et je rappelle la faim du Cambodge et dEthiopie. Ma voisine répond :
- Ah, pour ça, oui ! Il ny a pas à se plaindre : nous avons ici tout ce quil nous faut. Mais on nest pas heureux.
Jécoute, fascinée, les exigences que les citoyens dun pays démocratique peuvent avoir de leur gouvernement : ni plus ni moins que la distribution du bonheur.
On a parlé des grands procès, des exterminations, des camps de concentration, des asiles psychiatriques ; de lexistence de la censure et de labsence des passeports... Les Occidentaux ont de la peine à croire que ce soit vraiment ainsi, or, sils le croient, ils pensent que ce sont des exceptions.
Il leur serait probablement encore plus difficile de comprendre le phénomène qui touche tous les gens de là-bas, la mutilation de lêtre humain au nom dune abstraction : de ce quon appelle lhomme nouveau, mots par lesquels il faut comprendre un automate dénué de jugement critique.
Et pour réussir à transformer lhomme en automate, on essaie de le couper de toutes ses relations avec dautres êtres humains, avec le passé, avec le reste du monde.
Par lhomme nouveau, est visée une mutation de lêtre humain, dans lequel devraient être étouffée laffection pour la famille (le monument érigé à la gloire de Pavlik Morozov, qui, en 1932, à lâge de douze ans, avait dénoncé son père - qui fut fusillé - proposait un modèle à tous les enfants de lUnion Soviétique), extirpé le sentiment religieux (un plan quinquennal prévoyait que lidée même de Dieu soit supprimée jusquau premier mai 1937), détruite la tradition, changé le sens des mots, renversés les principes moraux.
Mais la perte du trésor de richesses morales - écrivait Benjamin Constant - est pour un peuple un mal incalculable. En len dépouillant, vous lui ôtez tout sentiment de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudrait mieux, comme ce dont vous le privez lui était respectable, et que vous lui imposez votre amélioration par la force, le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de lâcheté qui lavilit et le démoralise.
Z***, qui, par la nature même de son travail, se trouve en contact avec beaucoup de jeunes, me disait un de ces jours : ces dernières sept-huit années, les étudiants français ont beaucoup évolué dans le sens du progrès ; ils se sont émancipés de la famille, de la religion, des traditions.
1982-1984
Une amie, venue de Roumanie pour un mois chez sa fille, mariée en Occident, mécrit:
...et je ne te parle plus de tout ce qui est laid et repoussant dans notre vie. Ici - cest un autre univers ! Oh, mon Dieu ! A quelle distance de siècles se trouve cet univers de nos pays ! Et cette distance, cet abîme, ont été créés en quarante ans. En quarante années de communisme.
K*** me dit : Il serait bien que les communistes viennent au pouvoir chez nous, en France ; quon leur donne loccasion dappliquer leurs idées.
Reagan, Jean-Paul II, Sadate ont été frappés avec lintention de les éliminer par assassinat.
Dans ces jours dexpansion du terrorisme (organisé par...), être à la tête dun état libre signifie vivre avec un héroïsme quotidien.
La tentative de changer (par meurtre) le chef dun état démocratique est en même temps une tentative de modifier par la violence les résultats des élections. Et quand le crime est dirigé de lextérieur, cest une forme dimmixtion dans les affaires intérieures de lEtat concerné et de mépris de son indépendance.
1985
Il y a maintenant dans le monde une puissance totalitaire forte qui vise lhégémonie planétaire, ce que lOccident semble (vouloir) ignorer. Les Occidentaux négligent lexistence, ante portas et intra muros, du totalitarisme menaçant. Il me semble quil serait nécessaire dimaginer, pour se défendre, un programme qui se proposerait deux tâches ayant des rythmes différents : durgence - lutter contre la désinformation ; et, pour chacun de nous, une autre tâche à long terme - la construction de soi-même, en être autonome, en cultivant le goût de la vérité et leffort de connaître.
Mais les Occidentaux négligent lexistence, ante portas et intra muros, du totalitarisme menaçant.
Tel un homme qui part, un jour de pluie, faire une longue marche à pied et ne prend pas dimperméable. Ou tel un autre, qui emménage en septembre, mais ne vérifie pas linstallation de chauffage dont il aura bientôt besoin.
Sachant quil peut être électrocuté, quel homme - pour voir de ses propres yeux ce qui se passera - se rasera en prenant son bain ?
Qui boira un verre de ciguë, parce quil aime simaginer que son corps, plus fort que celui de Socrate, va résister ?
Mais voilà que, en dépit du nombre des victimes, il y a encore des hommes qui se rasent en prenant un bain...
1986
janvier
Là-bas, où laspiration aux valeurs et à la cohérence est mortellement attaquée, la vie culturelle est constituée, dans une grande mesure, déléments auxiliaires (virtuosité, érudition, jeu ; par exemple, les automatismes des applications, dans la critique littéraire, de modèles - structuraliste et autres) qui se substituent à la problématique de la culture, mais qui sont de loin préférables aux servitudes idéologiques du système, car, comme lécrivait Montaigne dans son essai De la vanité : En un temps où le meschammant faire est si commun, de ne faire quinutilement est louable. Par ailleurs, leffort - exigé par la virtuosité, lérudition et le jeu - dune observation attentive et dune expression précise ouvre une voie daccès aux valeurs.
Et je pense aux lignes suivantes de Benjamin Constant :
Sil nexiste pas dans les idées une durée indépendante des hommes, il faut fermer nos livres, renoncer à nos spéculations, nous affranchir dinfructueux sacrifices, et tout au plus nous borner à ces arts utiles et agréables, qui rendront moins insipide une vie sans espérance, et décorent momentanément un présent sans avenir.
Ici, il me semble que laspiration aux valeurs et à la cohérence est abandonnée à la faveur déléments auxiliaires - virtuosité, érudition, jeu ; autrement - et dabord au cinématographe - des sensations, surtout des sensations fortes.
Il est vrai que le perfectionnement des arts (dinterprétation) a besoin de répétitions jusquà la perfection (dune vocalise ou dune pointe, par exemple), que celui des recherches historiques a besoin du dépouillement dun grand nombre dinformations qui enrichissent les archives de diverses histoires, et quil peut profiter, parfois, de linterprétation des interprétations....
Mais ce nest pas suffisant ; quelle culture sans la hantise du sens ? Car la vocation de la culture nest pas à décorer le présent.
Et encore : il y a des moments dans lhistoire quand les performances semblent obscurcir ce qui est urgent : appeler les choses par leur nom et restituer la frontière entre vérité et mensonge.
Dialogue.
Avec des Occidentaux de divers pays qui sont allés récemment à lEst. Echange dimpressions. Jécoute attentivement et je rapporte tout le temps ce quils racontent de leur bref voyage à ce que je connais du fait dy avoir vécu trente-quatre ans ou des témoignages - lus, écoutés - dhommes qui ont vécu et souffert là-bas.
- Z*** : Nous étions à peine arrivés ; le soir était tombé, il faisait froid, javais faim, je voulais boire un potage chaud. Je navais pas encore reçu les devises du pays, jaurais voulu changer mes devises pour aller au restaurant et manger quelque chose, mais je sentais la suspicion autour de moi, il y avait une atmosphère étouffante dinsécurité, je nai pas eu le courage de poser quelque question que ce soit. Comme tombé dans une embûche. Oppressant. Insupportable. Le lendemain, jai eu, bien sûr, les devises - mais là-bas il ny a rien à acheter, tout est de mauvaise qualité ; le papier hygiénique de lhôtel était comme de lécorce, et pourtant, même celui-là, les habitants ne le trouvaient pas dans les magasins. Je sentais le besoin de partir ; de repartir et de ne revenir quen touriste, en famille, me promener avec les miens, voir des musées.
Je me dis : lOccidental qui veut voir de lextérieur et ne pas savoir. Dans nos pays, le touriste occidental peut se promener en choisissant dignorer les hommes et leur vie.
Y*** trouve belle et naturelle la vie dun ami (de lEst) journaliste, correspondant de presse dun journal important, qui se tient au courant de la pensée occidentale, qui est allé plusieurs fois aux U.S.A....
... il avait aussi certaines missions - ai-je dit - il est évident pour tout un chacun venant de là-bas quil avait aussi certaines missions quand il partait à létranger.
- Z*** : Il serait sage que les Polonais se résignent, quils comprennent quils ont à faire avec un voisin fort ; ils devraient se rendre compte quils sont impuissants.
Des Occidentaux parlent de la misère de chez nous, matérielle et morale (la peur perpétuelle...), comme sils décrivaient un arbre exotique regardé par la fenêtre dun train qui court. Elle me fait de la peine, cette description des habitants de lEst, vivant mal, dans un monde qui nest pas bon pour un Occidental, mais auquel eux, ils doivent se résigner. (Il serait sage que les Polonais se résignent, quils comprennent... quils sont impuissants - disait Z***.)
En semblant décider que la souffrance de lautre a été ou est nécessaire, certains jettent un voile qui cache ceux qui ont déterminé cette souffrance.
On parle du monde doù je viens - pauvre, dénué des choses élémentaires. Et à côté de la silhouette grise, opprimée, misérable de lhomme de la rue et de ceux qui ont le courage de résister, donné comme modèle, un agent secret (le correspondant, en Amérique, dun quotidien important) : un homme joyeux, toujours de bonne humeur, au courant de la pensée occidentale...
avril
La catastrophe de Tchernobyl ; des manifestants de la R.F.A. crient dans les rues : Tchernobyl ist da ! (mais personne ne fait mention de lUnion Soviétique). Indécente récupération idéologique dune tragédie, dont on nappréhende pas encore les conséquences pour les habitants de la région - combien en mourront dans un futur proche? quelles autres formes de souffrance auront-ils à subir un long temps à venir et dont il est difficile de prévoir la durée.
Une Roumaine arrivée en France pour un stage de deux semaines dans sa spécialité, disait que, partout en Europe, lUnion Soviétique lui semblait être proche et quelle sentait sa présence même ici, dans la stratégie des courroies de transmission du Parti communiste qui agissait exactement comme on nous le faisait apprendre dans nos pays lors de lenseignement idéologique (déstabiliser pour la victoire finale). Quand, avant son départ, ses collègues français lui ont offert une excursion, en lui demandant de choisir lendroit quelle souhaitait visiter, elle a répondu : "je voudrais voir le point de la France qui se trouve le plus à l'Ouest, car notre rêve est : à l'Ouest, toujours à lOuest, encore plus vers l'Ouest." Les collègues l'ont conduite dans le Finistère.
11 juin
Japprends quaujourdhui il y aura grève des transports parisiens et demain, grève des transports ferroviaires dans tout le pays. (Motif de cette dernière : deux postes libérés par un départ à la retraite nont pas été attribués à de nouveaux salariés.)
Je pense aux préjudices engendrés par ces grèves à lhomme de la rue : des gens frustrés dans un de leurs droits élémentaires dhomme, celui de circuler ; salariés épuisés, marchant vite dans la grande métropole pour arriver à temps à leur travail et qui vont gaspiller leur énergie et abréger, par ces courses à pied, le temps (toujours trop court) de leur journée et de leur vie ; des élèves qui vont se fatiguer, maintenant, la veille des examens ; limpossibilité, pour tous, de rejoindre un médecin ou un parent malade.
(Cette grève ressemble à une privatisation des moyens publics de transport - comme sils étaient devenus la propriété dun patron, la CGT ; et quand on sait que la CGT est un syndicat contrôlé par le parti communiste et que les partis communistes de lOuest sont soutenus par lUnion Soviétique, on est tenté de dire que, par ces grèves, la SNCF est privatisée selon les indications dun pouvoir étranger.)
Je me rappelle les manifestations des fêtes socialistes organisées à Bucarest suivant le calendrier de lUnion Soviétique et les jours quand Ceaucescu, le conducator du parti et de lEtat, passait par la ville dans un convoi de limousines : toute circulation sarrêtait, tous les mouvements de la vie simmobilisaient et les pauvres hommes ne pouvaient plus vaquer à leurs occupations et à leurs chagrins.
juillet-août
Avec des Roumains qui vivent à létranger.
- Y*** : Il est dommage que Soljénitsyne et Sakharov ne soient pas dabord reconnus pour leur valeur scientifique ou littéraire, qui enrichit la culture, mais pour leur attitude politique.
- Mais ce que tu appelles leur attitude politique enrichit la culture de toute la planète ! Le caractère, essentiellement destructeur, de nos gouvernements - qui écrasent lhomme par le mensonge introduit dans sa vie quotidienne ou le détruisent par des exterminations - ignoré ou passé sous silence dans le monde libre, est maintenant connu (ou devrait lêtre) grâce à eux. Leur intelligence et leur sensibilité, leur sacrifice de soi-même pour connaître et faire connaître lhistoire contemporaine, tout cela contribue à la connaissance des événements de notre siècle, à la connaissance de la nature humaine et de lunivers où nous vivons - et la connaissance enrichit la culture. Dun autre côté, la dénonciation des goulags nest pas un acte politique, mais un acte éthique, comme la dénonciation des camps de concentration nazis et comme toute autre action qui a pour but la dénonciation des mensonges et des crimes, le sauvetage des victimes, la prévention et la diminution, au moins en partie, des souffrances du monde.
- Y*** : Voilà Z*** - il est parti de Roumanie, et ici, il ne travaille pas dans sa spécialité, mais il sort un journal, cest-à-dire, il fait de la politique. Nest-ce pas dommage ?
- Mais Z*** ne fait pas de la politique, il fait un acte de culture ; il diffuse des informations précieuses sur le monde auquel, vous et moi, nous avons voulu échapper. De ce que tu dis, je pourrais comprendre que tu es daccord pour que les dirigeants de nos pays continuent à en faire à leur tête, et que notre pauvre pays continue toujours à dépérir, ignoré par le reste de la planète. Je pourrais aussi en déduire que tu recommandes de cacher et dignorer les vérités. Crois-tu quil est bien que personne nécrive sur ces vérités? Ou : qui devrait écrire sur elles ?
Y*** est un peu surprise de sa difficulté à soutenir ce quelle venait à peine daffirmer avec certitude.
Son père avait fait, en Roumanie, treize ans de prison, son frère navait plus le droit détudier ni de travailler ; il a réussi à quitter le pays il y a nombre dannées pour vivre dans le monde libre. En 1978, je lai vu regarder avec effarement les activistes syndicaux qui parlaient à la télévision. Mais quand sa fille, élève, lui a demandé un conseil pour une dissertation, il lui a suggéré dy mettre des citations de Lénine.
- Pourquoi ? ai-je demandé.
- Le professeur aime ça.
Grande démission dans un petit problème.
septembre, 1987
Noirmoutier. Au bord de lOcéan. Je lis le splendide roman de Vassili Grossman, Vie et destin. Il a tout saisi avec profondeur et finesse : lincompétence, et les actes de cruauté propres au système ; les chemins de la déshumanisation.
Quand je lève la tête de mon livre, je vois une affiche : La fête de lHuma.
Jentre dans les librairies de lîle et je regarde des livres. Je parle avec la personne dans la librairie de laquelle jai trouvé la plus grande variété douvrages et je la félicite pour ses choix.
- On me la dit. Je fais leffort davoir de bons livres dans tous les domaines.
Et je pense : cest sa librairie ; il ny a pas dinterdiction ; il peut choisir ; il peut commander dans tous les pays... Jai le vertige quand je compare les possibilités de se documenter, en touriste, dans une librairie de Noirmoutier, avec celles dun professeur universitaire de Bucarest.
1988
début janvier
En avion, lors de mon retour des USA, je regarde avec, en même temps, sérieux et enchantement enjoué, un film de la série James Bond : Living Daylights. Laction se passe dans un pays totalitaire fictif, mais jai limpression que je vois un film réaliste et bien documenté sur la nomenclature de nos pays : les nomenclaturistes du film sont comme ceux de la vie ! les gestes, les visages, les regards, les coiffures, les uniformes... Je les reconnais ! dans des personnages que les spectateurs occidentaux et, peut-être, même ceux qui ont fait le film, prennent pour des caricatures.
avril
Bribes de dialogue.
- Dans nos pays, chaque homme est lié à la glèbe de son logement - le petit espace fixe dune chambre, quil ne peut changer sil le souhaite.
- Y*** : Pense que les Soviétiques étaient contraints de prévoir lespace de logement de chacun dans sa carte didentité ; autrement, tous seraient venus dans les villes.
Je suis étonnée.
Y*** est intelligent et généreux. Protestataire, il considère quil ny a pas de justice en France et que les choses devraient être changées de fond en comble.
Je suis étonnée par la modification des critères chaque fois quil sagit de lUnion Soviétique, à laquelle on permet tout : les souffrances de lindividu, les horreurs collectives, lalliance avec les nazis, les calamités écologiques (et je pense, ponctuellement à la mer dAral) et les catastrophes avec des conséquences planétaires, comme à Tchernobyl.
début octobre
Dans les journaux de ces deux derniers mois, des actes de violence sauvage contre des enfants : brutalités, viols, assassinats ; ils me font penser aux justifications politiques données, à certaines époques, aux actes de violence sauvage perpétrés contre des enfants. Les enfants des paysans de Vendée ; les cinq enfants du tsar (assassinés sur la décision de Lénine) ; la loi de Staline, qui décidait que les enfants pouvaient être condamnés à mort (Romain Rolland disait la comprendre, mais la plaindre, à cause de la résonance - défavorable à lUnion Soviétique - que cette loi pourrait trouver en Occident) ; les enfants des ghettos et des camps de concentration nazis ; les enfants des prisons et des camps de concentration communistes.
Lutilisation des enfants par la police secrète de lUnion Soviétique.
Oh, le clairvoyant Orwell !
Depuis tant dannées, les enfants de Roumanie attendent larrivée du conducator - lors de sa visite dans leur ville ou leur village - pendant des heures daffilée, grelottant, par le froid, le vent et la neige, en costumes nationaux, arborés pour son accueil triomphal.
21 octobre
A Paris, des enfants au-dessous de dix ans ont été sortis dans les rues pour manifester contre un projet de loi.
1989
16 juin
Tout le temps, je pense à la place Tien-an-men et aux Chinois - étudiants et autres - qui protestaient pacifiquement ; des images de journaux et ce que Claire me raconte avoir vu à la télévision : menottes, chaînes, visages tuméfiés de gens sauvagement battus ; les membres de la famille se dénoncent les uns les autres : la soeur - le frère, la mère et le père - les enfants. Toujours Orwell.
Là-bas - la terreur.
Et ici... Les trois silences du monde libre dont Patrick Waissman écrit :
Les gouvernements démocratiques ne mentionnent pas la vérité historique de la relation de cause à effet, entre ces massacres et le système qui a engendré partout des exterminations.
Ces gouvernements navouent pas leur erreur davoir cru que le système était capable de se réformer.
Ils ne dénoncent pas les états qui, explicitement ou implicitement, ont approuvé les crimes perpétrés à Pékin.
Sept mille personnes - étudiants et autres - ont été tués à Pékin.
Quand je forme le numéro de téléphone des informations météorologiques, jentends : Par suite dun mouvement de grève... et jusquà nouveaux ordres... De qui viennent ces ordres?
8 juillet
Hier soir, jai été invitée dans un village viticole denviron sept cent cinquante habitants, à une réunion faite en vue dadopter lun des villages roumains destinés à être démolis par les plans de systématisation du gouvernement roumain.
Les écoliers du village français avaient composé, en classe, une lettre adressée à chacun des covillageois : une petite dissertation qui informait sur le sort des villages roumains et qui était accompagnée dun dessin ; une de ces lettres avait été choisie par la classe, ensuite polycopiée et mise dans chaque boîte postale du village.
Au début de la réunion (presque toutes les cent places de la salle étaient occupées) nous avons vu ensemble le film documentaire - Résistances - fait par des journalistes étrangers sur la résistance roumaine. Je le voyais pour la troisième fois, mais avec la même intensité de participation quà la première. Je comprenais encore mieux la décision héroïque et humble de Doïna Cornéa. Il me semblait que je lentendais dire : Il faut faire quelque chose pour sauver les vingt millions dhabitants de la Roumanie. Si rien nest fait, cest, dabord, parce que - et ici je me rappelais les mots de Vladimir Boukovski - moi-même je ne fais pas quelque chose pour... mais si moi je fais quelque chose, on en finit au moins avec ce personne ne fait... Son visage, son regard, son sourire, la cuisine où elle se trouvait, tout mapparaissait avec cette splendeur profonde des actes vrais, dépouillés dorgueil et de la recherche de se faire valoir.
Après le film, des questions mont été posées de la salle, des questions posées par des personnes qui réfléchissent et qui pénètrent dans le fond des choses.
A la fin de cette réunion, javais confiance dans les possibilités des forces bénéfiques de se réunir. Comme si javais été abreuvée par une substance magique, revitalisante, tels lair de la montagne et de la mer, la lumière du soleil, les oeuvres dart bien connues que lon peut porter dans son âme.
Je crois que les habitants du village français qui avaient participé à cette réunion en sont partis avec une connaissance nouvelle de leurs propres dimensions : ils pouvaient sauver un village de la destruction.
XI
NOTES BREVES
1986-1989
Entre nous et les réalités - un écran qui les couvre et sur lequel nous projetons les scénarios de nos désirs et de nos craintes.
Anxiété : le danger que nous craignons nest pas attaché à un endroit, à une situation ; il est mobile : comme si nous le portions en nous-mêmes. Les endroits - aussi menacés quils soient - que nous quittons, deviennent, parce que nous les quittons, protégés.
Peur - bourrade qui déstabilise et qui nous empêche de réfléchir et dimaginer les conséquences, à lavenir, de nos gestes.
Les fantasmes, qu'une certaine zone, peu créatrice, de notre imagination construit avec zèle et méthode, sont soumis au mécanisme de l'insatisfaction permanente : dès qu'il a été figuré en détails, le succès rêvé ne satisfait plus et il est suivi par le rêve d'un autre succès, qui, une fois conçu de la même manière, devient lui aussi insuffisant et se veut surpassé par une autre rêverie qui sera à son tour... et toujours ainsi.
Après un échec scolaire, un adolescent peut rêver qu'il répond brillamment aux examens, qu'il a son baccalauréat avec un résultat éblouissant, que sa copie de philo, remarquée par le jury, est lue à la télévision, qu'il fait, dans une grande école, des études couronnées par une thèse de doctorat dont parle tout le continent, et après - car tout est possible pour le rêve - que, dans les applaudissements frénétiques de la foule, lui est accordé le prix Nobel pour... Si sa rêverie reste dans le domaine des prix et de la scolarité, il est probable qu'elle s'arrête à cette image.
A la fin, inévitable, de sa rêverie, l'adolescent a pu prendre du courage ou, éventuellement, perdre son temps et son énergie - et cela, dans la mesure de sa rupture d'avec la réalité (et c'est lui qui en supporte les conséquences).
Le rêve éveillé comble un besoin sil ne dépasse pas une certaine limite. Quand il est dénué de mesure, il nous éloigne - telle lanxiété profonde - de notre propre être : le contact avec le réel diminue, sobscurcit, se perd ; la vie active faiblit ; le chemin vers la connaissance sinterrompt : tel le coeur, dans un arrêt cardiaque ; tel le rêve de celui qui se réveille ; tel un film, dont la pellicule sest cassée ; tel le mouvement dans le Bois dormant.
Rester dans les fantasmes - suspendre la vie et la réflexion. (Je ne parle pas, bien sûr, des périodes de souffrance - maladie, détention...)
Les fantasmes se mettent dans le champ de la conscience, en travers de la réflexion. Nous ne pouvons être en même temps lieu des fantasmes et de la réflexion : quand les fantasmes nous occupent et le monde réel séloigne, la réflexion se retire. Les scénarios fantasmatiques envahissent la conscience et empêchent la marche - lente ou rapide, mais toujours inédite et enrichissante, libre et libératrice - de la réflexion, qui est remède aux souffrances, arme de défense, parure et nous-mêmes.
Lhomme qui se laisse porter par les fantasmes entre dans une sorte de stase, à la sortie de laquelle il aura besoin dexercices - comme après une longue période dimmobilisation - afin de retrouver les mouvements de son devenir.
Lexcès de phantasmatisation - jeu stérile et dangereux quand il parasite la vie ou sy substitue - amène à un moment donné une série dinsatisfactions. Certaines dentre elles proviennent de limpossibilité dadapter le réel au dessin précis du scénario fantasmatique. Mais la principale insatisfaction vient de la tristesse de voir appauvris les gestes par lesquels nous remplissons nos devoirs vis-à-vis de nous-mêmes et de ceux qui nous sont chers - car celui qui mène une activité fantasmatique excessive travaille à son propre handicap.
Assez souvent la phantasmatisation prend son point de départ dans une trêve du mouvement de la vie (le désir était petit, le courage manquait) ; si, sans cette trêve, le mouvement de la vie avait bouleversé le devenir et la réflexion, la phantasmatisation serait plutôt la bienvenue.
Le temps de la phantasmatisation est un temps de sécheresse, de par leffort dorganisation minutieuse de choses qui nexistent pas et il sera vide dans les souvenirs - sauf les cas où il devient, comme dans Les chaises de Ionesco, lobjet dune analyse.
Fantasmes sans images. Parfois, lattention glisse vers un instant passé, dintense contrariété, quand une idée ou une vérité de fait ont été faussées, quand ton sentiment de justice a été blessé, sans que tu réagisses. Alors tu réagis maintenant, seul, en silence et sans mouvement, avec quelques phrases qui te viennent à lesprit. Elles ségrènent aisément, rapidement et ensuite disparaissent, telle la fumée emportée par le vent ; retouche immatérialisée, qui te donne lillusion de corriger des silences immuablement inscrits en toi.
Le retour mental répété, insistant, prolongé, dans un instant passé, est également nocif. Le présent puise des forces dans le passé, mais revivre le passé ne peut remplacer la vie présente. Transformé en présent, le passé dévore le temps de la vie.
Et la réalité vivante est tellement plus riche ! inépuisable source de nouveaux développements, remplissant le présent que nous vivons et offrant à la mémoire la matière de futurs souvenirs.
Identité - mouvement ; cheminer et apprendre à se connaître.
Nostalgie - crise didentité et de présent.
Distinction nécessaire : entre lappartenance à la famille, lécole, la ville, etc. et lidentité personnelle. La première est une pré-identité, par laquelle nous passons (et devons passer) tous, avant de trouver notre propre chemin vers la maturité.
Dans la tendre enfance, nous recevons de notre famille, de lécole et des amis, tout un monde de représentations, dans lequel ceux qui nous appartiennent et auxquels nous appartenons (parents, ville, professeurs,...) sont performants et ne connaissent pas déchecs. Parfois, nous ajoutons nous-mêmes à cette peinture flatteuse un petit artifice, engendré par notre imagination, ce dont nous sommes à moitié conscients. (Même adultes, il nous arrivera dajouter aux tableaux de notre vie, de petits artifices qui persisteront dans lesprit, plus puissants que les réalités.)
Si le fait de penser à la personne aimée, à une acquisition importante, à un projet de société, ou à autre chose, occupe lesprit, obscurcit les joies et empêche létat de réflexion, lhomme ainsi diminué reçoit un signal dalarme qui linforme sur sa faiblesse.
Un lien unique avec le monde - aussi prometteur que ce lien puisse paraître - est, telle une obsession, appauvrissant ; il est aussi dangereux, car il peut mener à la dépendance : dune personne, dun objet, dune idée, dun groupe.
Dans notre relation avec les autres (parenté, amour, amitié...), la réalité semble parfois moins crédible que limage que nous nous en faisons. Comme dans la relation avec lUnion Soviétique, de certains artistes et intellectuels du monde libre.
Individus et groupes peuvent se tromper, en admirant ce qui nest pas admirable, en souhaitant ce qui est à écarter. Le monde des rêves est plus fort que le monde réel ; poussés par des fantasmes, en nous appuyant sur des fantasmes, nous pouvons construire une réalité qui nous soit hostile - à nous-mêmes et à la vie. Dans notre existence personnelle, dans lhistoire.
En feuilletant des magazines et des quotidiens du pays, où on voit à toutes les pages l'homme qui conduit lEtat-parti - photographié, peint, sculpté, héros des odes et des chansons (d'ailleurs, comme Staline, Mao, Enver Hodgea, etc.) - je pense à ceux qui tissent leurs fantasmes autour de la mise en place du bonheur universel. Clamés à haute voix, aux quatre points cardinaux, leurs rêves sont appelés "généreux", parce qu'ils se déclarent concernés par toute la planète
Ces rêveurs sobstinent toujours à faire entrer les autres dans leurs fantasmes (l'avenir radieux de l'humanité, l'homme nouveau, la race pure, Bucarest-port sur le Danube, la Roumanie sans villages...).
Cependant, la vie s'oppose à un tel détournement du rêve et du réel ; pour casser la résistance de la vie et peupler d'humains leurs fantasmes, cette catégorie de rêveurs utilisent toutes sortes de moyens : une novlangue qui perturbe la pensée, feux et sabres, guillotines et noyades, la hache et les famines artificielles, les chambres à gaz, les gibets, des accidents non-accidentels...
Et dire que leurs rêves avaient paru, au début, à certains, de loin supérieurs aux naïves et banales rêveries égocentriques.
Pour le parachèvement de ce type de fantasmes peuvent être détruits des cultures et des peuples. Réalisés, leurs fantasmes sont subis et payés par les vies humaines de ceux qui en servent de matériel : l'histoire de notre siècle les compte par dizaines de millions.
Les fantasmes qui perdent l'intimité du rêve personnel et qui sortent de l'imaginaire peuvent devenir menaçants, telles des forces déchaînées de la nature.
Forte est la tentation de lirréel. Quand nous narrivons pas à croire que les choses sont ce quelles sont, nous imaginons des énigmes qui les expliqueraient : nous aimerions apprendre quune attitude ou un fait, quon a de la peine à accepter, pourraient ne plus se répéter si leurs ressorts - dont nous aimons supposer lexistence que nous ignorons actuellement - pouvaient être décelés et réparés; cest pourquoi nous considérons parfois que nexistent pas lattitude ou le fait qui sont là.
Un ennemi potentiel de chacun de nous se trouve dans nos propres fantasmes.
Que peut-on faire ?...Que peut-on faire ?
Les intermittences du coeur : lamour paraît, mais il peut aussi disparaître, séteindre lentement ou brusquement ; la douleur dune perte - du pays, dun être cher - peut être effacée par le temps qui passe.
Mais il y a des registres de laffectivité où les changements ont de la peine à se faire.
Difficile destomper lamertume que lon ressent pour celui qui nous a dévalorisés. Même quand on fait leffort de léliminer, elle continue à revenir de temps à autre, tel un spectre du passé qui apporte avec soi dans le présent la douleur quon avait éprouvée.
Avec une obstination pareille persistent - même après avoir été balayées par la vérité de lexistence - les illusions inspirées à un moment donné par une personne, une idée, etc.. On a de la peine à voir que ce nest pas comme on lavait cru (on se trompe, peut-être, peut-être que demain, peut-être que les choses vont se clarifier), et en allant contre la réalité - car elle va contre nos illusions - on attend encore et encore et on ne peut se libérer des projections dont on avait couvert ce qui est.
Dans les deux cas, on ne vit pas dans le présent et on nest pas libre.
Se couper - douleur parfois déchirante - des fantasmes dorés avec lesquels nous avons vécu jusquà ce quil devînt trop évident quils étaient en contradiction flagrante avec le réel, peut mettre en nous bruit, désarroi, tourmente. Car en a été blessée une image qui était en nous - partie de nous-mêmes ; nous-mêmes.
La déception fait battre fortement notre coeur. Elle secoue nos journées et notre respiration, elle bloque notre réflexion, et, dans un premier temps, le contact avec le réel ne nous donne ni clarté ni force dans laction.
Arracher de notre être la projection avec laquelle nous avons vécu, semble impossible - comme si on voulait, sans outillage, séparer deux liquides unis dans une solution ou enlever la couleur mise sur un portrait peint ; détacher de notre être cette projection est douloureux, car le lieu où nous devons faire lopération est notre propre âme.
Nous pourrions être tentés de nous demander si le déchirement des illusions nest pas, lui aussi, un fantasme, car la réévaluation que nous en faisons aujourdhui, étant lucides, nannulera pas lenthousiasme authentique de jadis. Maintenant, quand lillusion sest dissipée, lherbe et les feuilles des arbres sont aussi beaux que si lillusion avait continué dexister. Et si demain nous périssons, cest que nous aurons permis, la veille, lentrée, dans notre existence, dune tourmente, par laquelle, autrement, nous aurions été épargnés sans avoir la conscience davoir perdu quoi que ce soit. Autant ne plus penser à notre déception et laisser les choses aller comme avant ?
Est-ce que la tourmente dune déception, qui est une conséquence de nos difficultés de connaître, pourrait être transformée en un exercice du connaître ?
Le plus souvent, celui qui dit je suis déçu, je me suis fait des illusions, devrait dire : il y a eu des erreurs dans ma pensée ou je nai pas pensé.
Lors de la séparation dun couple, si celui qui se dit déçu fait une analyse courageuse de son passé, il découvre presque toujours que sa déception signale un problème de connaissance. Sa capacité de voir a pu être obscurcie par des fantasmes - par orgueil et paresse, il sest fait sur son partenaire des illusions qui le valorisaient lui-même. Cest, dans une certaine mesure, ce qui se passe avec les illusions que certains intellectuels de lOuest se font sur le marxisme-léninisme.
La confrontation entre nos fantasmes et le réel est pénible, elle se fait, avec des efforts et du temps, dans le processus de maturation.
Le courage de sortir de lillusion nous est donné par notre besoin de vérité, qui inclut le respect de la réalité et de lautre-tel-quil-est.
Sinon : choix des fantasmes et désir de les imposer aux autres.
Ici, là-bas, des gens qui voudraient que lun, lautre, les autres ou le monde entier soient identiques à leurs propres fantasmes.
Souvent, le dogmatisme commence par le refus de connaître la réalité (what is the case), dans laquelle nous devrions chercher la matière des prémisses. La réalité est remplacée par des fantasmes (lois et sens de lhistoire, et autres) qui sont donnés comme points de départ dans la résolution des problèmes humains depuis toujours et pour toujours.
Il y a des gens qui croient voir dans les souffrances complexes de lâme des conséquences de certains schémas conflictuels, et ils se font lillusion den connaître les causes et de les établir scientifiquement.
Wittgenstein : Freud revendique constamment la qualité de scientifique. Mais ce sont des spéculations quil nous donne - nous en restons à un stade qui nest pas même celui de la formation dune hypothèse. (Conversations sur Freud. Notes de Rush Rhees, 1942.)
Dans son Interprétation des rêves, Freud parle à un moment donné des patients qui, après quil leur eût expliqué ses idées concernant les traces indélébiles, dans notre vie émotionnelle, des impressions des deux premières années de lenfance, prenaient lhabitude de parodier ces connaissances récemment acquises, se montrant prêts à chercher des souvenirs davant même leur naissance.
Est-ce que le patient qui parodie lanalyste, en croyant ainsi répondre à son attente, ne cherche pas - dans lintérêt quil pourrait susciter en lui - un substitut de laffection dont il a besoin ?
Et lanalyste, qui veut trouver une illustration de ses schémas théorétiques dans les problèmes existentiels de son patient (ou dans des oeuvres littéraires et des personnages quil déforme) naboutirait-il pas à des substituts de recherche ?
Freud, qui voit dans le Hamlet de Shakespeare une illustration du complexe dOedipe, considère que le prince nhésite pas une seconde à tuer Laerte.
Mais la tragédie de Shakespeare dit le contraire : Hamlet na pas du tout lintention de tuer Laerte ; en le blessant, le prince ne sait pas que lépée est empoisonnée.
Ernest Jones (qui avait développé les suggestions de son maître dune façon scrupuleusement complète, comme disait Freud), considère que Hamlet sallonge aux pieds dOphélie pour rendre sa mère jalouse.
Mais le lecteur attentif de la tragédie shakespearienne sait pourquoi le prince sallonge aux pieds dOphélie : cest de cet endroit, quil peut mieux surveiller les réactions de Claudius, durant la représentation de la pièce qui met en scène le meurtre du roi par son frère.
La ligne du sujet a été changée ; pour sadapter à la théorie ?
Wittgenstein : ... Freud se réfère à divers mythes de lantiquité et prétend que ses recherches ont enfin permis dexpliquer comment il se fait que lhomme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe.
Ce nest pas cela que Freud a fait en réalité, mais quelque chose de différent. Il na pas donné une explication du mythe antique. Il a proposé un mythe nouveau, voilà ce quil a fait. (Conversations sur Freud. Notes de Rush Rhees, 1946.)
Je me demande dans quelle mesure les explications des souffrances psychiques, données - avec tant de certitude ! - par ceux qui en voyaient les causes dans les relations oedipiennes ou lorigine sociale, ont pu retarder les études de biochimie et de génétique.
Lorgueil - évasion du réel. Comique, quand il engendre un geste éphémère ; nocif, quand il déclenche une action de longue durée.
Y*** parle avec une certaine condescendance de Z***, quand elle avoue, telle une faveur, la bonne impression quil lui a faite. Les paroles de Y*** créent en moi à la fois gêne et attendrissement : elles sont en même temps expression (inoffensive) dun sentiment de supériorité et dune vision infantile de la vie. Il me semble que ceux qui parlent ainsi oublient leurs limites et leur fragilité ; ils oublient à quel point sont inconnus et imprévisibles les chemins de la création, à quel point peuvent être nombreux les frayeurs de lhomme ou les instants quand la folie de lhistoire mord ou quand le bruit et la fureur peuvent nous toucher.
Je me sens gênée chaque fois quand (en dehors de la notation comme devoir professionnel) je me surprends à donner à quelquun des qualificatifs, ou quand jentends un autre donner à quelquun des qualificatifs, même sils sont élogieux : celui qui loue mesure les mérites de celui quil loue, et déclare, par cela, sa propre supériorité.
A la différence de la louange, ladmiration ne mesure pas les mérites des autres ; elle exprime tout simplement la joie den prendre conscience.
La souffrance de lautre - qui nous épargne - ne pourra jamais être laune à laquelle on estime ses propres mérites. Et pourtant, apparaît quelquefois sur le visage de celui qui apprend la situation déchec dune personne connue, un sourire - un rire, presque - irrépressible ; ce rire nest pas méchant : il vient de la découverte, par contraste, de sa propre dotation pour la vie, de sa capacité de vivre.
... quand nous nous serons défeuillés de nos passions - disait VD***.
... avant de passer dans le souvenir... (et)... il ny a pas longtemps jusquà très loin... - disait mon père.
Parfois résonnent ainsi dans mon esprit des bribes de phrases, des mots isolés, dits par quelquun qui les a entendus peut-être dun autre, qui, à son tour, les avait entendus, lui aussi...
Jentends autour de moi : Si cette journée (semaine, mois...) passait plus vite, si les vacances venaient demain, si...
Limpatience de certains dentre nous de vivre leur journée métonne : ils se précipitent, courant vers autre chose ; fuyant le présent ; consommant le temps ; usant ce qui est toujours en petite quantité, insuffisant ; usant et non utilisant.
Empressés, tel le lecteur dun roman, qui - trop curieux dapprendre le plus vite possible les points forts et le finale - avale les pages parcourues en diagonale, en comprimant le livre ; or le livre, qui contient, bien sûr, des événements et un dénouement, ne se réduit pas à cela.
Nous sautons les pages de la vie. Vivre signifie lire la page qui doit être tournée quand son tour vient. Ce qui diminuerait tout naturellement anxiétés et regrets, qui signifient lecture du lendemain ou de la veille.
Il mest arrivé aussi dentendre dire à des gens qui - sans but ni joie - feuilletaient des revues ou restaient immobilisés devant le poste de télévision : je tue le temps ; comme sils avaient du temps en surabondance.
Certains, parmi nous, ont lhabitude du retard jusquà la dernière minute possible (illusion que le temps serait élastique ? que les mouvements se dérouleraient brusquement avec accélération ?), comme sil y avait une horloge intérieure qui leur communiquait - toujours et sans faute - le terme au-delà duquel le retard ne peut plus être poussé . Il serait souhaitable que nous nutilisions plus cette horloge, et alors, avec une même quantité deffort, nos réalisations seraient plus consistantes et surtout, nous ménagerions notre calme intérieur.
Au téléphone :
- M*** : Je narrive pas à faire ce que je me propose.
- Nous nous faisons souvent lillusion que le temps est élastique et quon peut y mettre beaucoup de choses.
- M*** : Et voilà quil nest pas élastique.
- Il ne lest pas, quand nous regardons lhorloge, et que nous nous inscrivons dans les unités de mesure indiquées par elle. Le temps est élastique quand on ne le mesure pas avec les unités conventionnelles ; quand, recueillis, ramassés, concentrés, nous regagnons notre unité et létat de réflexion, nous créons une modalité différente de vivre le temps : lintensité de la vie intérieure lui donne une nouvelle dimension. La plénitude de lêtre rend le temps élastique.
Sentiment de perdre le temps. Si, dans un monde qui bouge de toute façon, on bougeait aussi - à lintérieur du grand mouvement inévitable, irréversible - vers son devenir, on naurait peut-être plus le sentiment de perdre le temps.
Temps prévu dans lagenda. Temps quon ne prend plus en considération, quand lagenda est chargé avec des objectifs dérisoires ; ces nombreux objectifs menus sont difficiles à caser et ils restent souvent non cochés, à la fin de la journée, tels les fils qui sortent dune boîte à travail trop pleine, refermée sur le désordre. Le perfectionnisme dans les choses menues - alibi pour remettre à plus tard leffort central.
Lexcès méthodologique désorganise - tension dans le vide.
Le temps ami - quand on y met un objectif taillé sur mesure.
Le temps exigu - quand on na pas encore commencé ce quil y a à faire.
Le temps de la souffrance stérile na pas de structure ; amorphe, il est destructurant.
Le temps - plus court vers la fin.
Le temps quon gaspille ; le temps quon perd. Temps ravagé ; haché ; effiloché ; décomposé. Temps volé, temps tué - le temps propre, le temps dun autre. Dans nos pays, le régime supprime en chacun le respect de son propre temps et du temps des autres.
Le respect de lhomme : de son corps, de son âme, de son temps.
Le temps ne va pas nécessairement de pair avec lordre. Mais sans ordre, le temps nest plus - labsence dordre ne lui permet pas dexister. Le temps est par le biais de lordre.
Temps où on a mis de lordre - temps devenu valeur. Le XXIVème chant de lIliade.
Temps qui semble pointer.
Dans létat de réflexion tout lêtre fait corps avec le temps.
Temps investi : dans les joies qui deviennent souvenirs, dans les réalisations qui, telle une branche de géranium plantée, se détachent de leur forme précédente et gagnent leur propre durée.
La vie - création qui crée, et qui rend ainsi le temps plus vaste.
En juillet 1988 jécrivais à A*** :
... il y a *** années que nous avons fini le lycée. Belle période ! Nous sentions la chaleur dont nous entouraient ceux auxquels il nétait pas indifférent que nous existions et nous croyions que le temps qui nous portait et qui devait nous mener vers des réalisations merveilleuses (imprécises, car nous ne savions pas lesquelles) était notre ami et collaborateur ; il nous paraissait actif et constructeur, fort et bienveillant, ce temps que mesurent les calendriers. Or dans ces *** années, nous avons découvert, probablement toutes, que cétait exactement le contraire : le temps ami est celui que nous portons, que nous avons conservé, que nous maîtrisons - tel le temps des souvenirs vivants ; ce temps est à nous, comme les vers appris par coeur et les livres lus avec respect.
Quand il faut choisir entre plusieurs choses qui attendent dêtre faites (le temps - pour une raison ou pour une autre - se rétrécit), la hiérarchie correcte de nos gestes est donnée par la mesure avec laquelle ils servent la vie (y compris la nôtre, ce quon apprend très tard).
Tout projet qui savère user notre capital biologique doit être changé en marche, rapidement, sans trop délibérer ; le réduire, labandonner.
Nous ne sommes pas tenus de continuer notre chemin dans une fausse direction, vers laquelle nous sommes partis par erreur, quand ce changement ne nuit à personne.
On nest pas tenu par ce quon croit voir dans lesprit de lautre. Seuls les dangers - telle la persécution - peuvent nous pousser, comme mesure de précaution, à être attentifs à ce quil peut y avoir dans lesprit dun autre.
On nest pas tenu par les suggestions ou les exigences de celui qui, en méprisant nos besoins, suit strictement son propre intérêt ou de celui qui est poussé par des ressentiments ; quand on est capable de connaître ses propres besoins - et cette capacité peut sacquérir - on devient capable de discerner et de refuser les injonctions qui viennent dune personne intéressée ou malveillante. Ce nest pas facile.
Etre - pour un geste, un fait, une période - mécontent de soi-même (en entier) serait oublier sa complexité. Cette complexité (=unité) sacquiert dans le temps, mais - aussi paradoxale que puisse paraître mon affirmation - en vivant toujours le présent. Pour vivre (dans le présent), il faut cultiver le bon amour de soi-même, le courage et - introduisant de lordre dans le temps du calendrier - la disponibilité nécessaire au recueillement.
Refus délibéré de lespoir - forme dauto-agression.
Exister nest pas peser en permanence la perfection de chaque moment du jour. Les moments denses et les moments vides, ceux de léchec et ceux de la réussite séquilibrent entre eux.
Nous sommes une unité, un continuum - un devenir, dans lequel on ne peut dire ce que représente létape actuelle, car elle va acquérir un contour seulement sous le jour des étapes suivantes. Lerreur de ce jour va être ajoutée à la réalisation dhier et la réalisation de demain va être ajoutée à lerreur de ce jour. Notre unité nest pas une moyenne arithmétique, elle est représentée par la dernière période positive encore présente en nous, bien que passée. Quand nous sommes fidèles à nos sources profondes, nous sentons que nos diverses recherches, sans liaison apparente entre elles, sont pourtant inscrites dans une continuité fondamentale.
Les hommes, les événements et la nature entrent en dialogue avec nos sentiments, nos attentes et nos informations ; entre nous et le reste du monde ont place des échanges vifs.
Vivre ; être au milieu et non sur les marges, comme un spectateur.
La vie nest pas une addition dinstants autonomes qui viennent vers nous, de lextérieur, chacun avec son contour particulier, comme les différents numéros dun spectacle. Sil était ainsi, lhomme regarderait la semaine comme les achats faits au marché (... le persil est frais, les prunes sont bonnes pour faire de la confiture... ), et, en arrangeant les détails, il oublierait la continuité de la vie.
Bien plus important que nos réalisations extérieures est ce que nous faisons dans notre vie intérieure, afin darriver à saisir ce visage, non encore découvert, dont chacun de nous doit se soucier avec affection et respect ; comme si nous étions lautre.
Etre comme tous ceux qui ont le courage de vivre ; aucun de nous nest complet, nest parfait, aucun de nous nest heureux en permanence, nest efficace et actif tout le temps ; chacun de nous est, de temps à autre, coupé du réel, chacun a, de temps à autre, des regrets, des anxiétés, de lopacité, chacun a des forces et des faiblesses qui, venant par des voies inconnues et innombrables, remontent vers lui des temps immémoriaux. De quelles gouttes de pluie est formé le fil deau qui se fraye un lit parmi les cailloux ?
Pour éviter le glissement hors de la réalité : enrichissement constant de la vie intérieure et le courage dexprimer ses émotions.
Difficile de nous clarifier sans nous exprimer. En lisant des oeuvres littéraires, nous écoutons les autres parler à notre place et pour nous, et nous apprenons à parler à leurs côtés.
En regardant des étagères pleines de livres : nous ne les aurions pas compris, si, avant de les lire, il ny avait pas eu en nous des problèmes apparentés (ou les mêmes problèmes, pas encore clarifiés) ; la lecture a sorti de lamorphisme nos propres questionnements. Lecture et auto-(re)connaissance.
Le sultan des Mille et une nuits, qui, trompé par lune de ses épouses, veut tuer toutes les jeunes filles de son empire, est un homme malade : obsédé, agressif et destructeur. Chéhérazade le guérit en lui racontant des histoires : les contes quelle lui dit pendant les mille et une nuits invitent limagination du sultan dans diverses existences, et, en lui faisant voir différentes vies et ressentir ce que les personnages doivent éprouver, ils lenrichissent intérieurement ; ainsi, ils le libèrent de sa tension et de son obsession.
En écoutant des contes, le sultan mène une vie culturelle qui le purifie et le guérit.
La lecture dune grande oeuvre purifie. Dans les écrits modernes on trouve trop rarement la catharsis de la tragédie antique, ancien traitement de lâme qui souffre.
Un étudiant : Il ny a pas de pureté ni de sublime. Cela a pu exister il y a deux mille ans. De nos jours, ce nest que lintérêt qui peut faire bouger un homme.
Depuis, je pense de temps à autre à la pureté et au sublime. En lisant un roman de Dostoïevski, parfois je me dis : sublime ! et je sens le besoin dinterrompre la lecture pour donner, à ce que jai lu, le temps de se déposer, car, à cause de leur densité, les pages viennent avec une information quon ne peut assimiler tout de suite ; non parce quelles contiendraient beaucoup de données ou parce que le décodage de loeuvre serait compliqué, mais parce que sa réception demande larrêt nécessaire pour cette compréhension complexe où participent esprit, âme et corps.
En longeant les côtes de Norvège : sublime.
Tellement compliqué me semble le monde avec tout ce que lhomme y a créé : communication à distance, avec ou sans fils, des tuyaux qui apportent leau, le gaz et la poste pneumatique, la centralisation et la distribution - souvent, instantanée - dune gigantesque quantité dinformations, des images détaillées et précises à dimmenses distances, des voyages dans lespace cosmique, des pas sur la lune... et tant dautres.
Troublante est la pensée que ces parachèvements fonctionnent tous en même temps et que personne ne saurait les connaître tous, ni tous les comprendre ; ni les coordonner.
dans le train
Je regarde le ciel splendide - le soleil se couche au-delà des nuages denses, bleu marine. Tout aussi grandioses senvolent vers le ciel deux points, qui laissent derrière eux deux lignes argentées - deux points, qui sont montés au-delà des nuages et continuent de monter.
Comme notre monde ne tient quà peu de choses...
... quelques hommes qui construisent ou qui conduisent des avions et des trains, dautres qui soignent une dent malade ou une fracture, dautres qui ont des connaissances précises et peuvent les transmettre, quelques-uns qui nous dévoilent dans leurs oeuvres des vérités essentielles sur lêtre humain, quelques-uns qui se sacrifient pour témoigner, quelquun qui se jette à leau pour sauver un autre de la noyade, quelques-uns qui réfléchissent à la structure de la matière ou aux lois de la pensée et du langage... quelques-uns qui fournissent un travail rigoureux, cohérent.
Et à côté deux, une foule de gens qui courent après un plaisir ou un autre, qui évitent leffort et la réflexion et qui ne sont pourtant pas méchants, à la différence de ceux qui détruisent anarchiquement (actes de violence dun individu ou dun autre) ou qui - mis en branle par une idéologie - ruinent systématiquement...
... comme notre monde ne tient quà peu de choses.
XII
LHOMME et LHISTOIRE
1981
Autour de moi, deux slogans qui se complètent, telles les deux faces dune médaille : Cest la faute à la société (quand il sagit dun délit, voire dun crime) et Il faut que ça change (affirmation vague, concernant lensemble de la vie dans cette partie de lEurope).
Le premier - Cest la faute à la société - nie lexistence de pulsions ou de forces destructrices dans lhomme, quil situe, en opposition à la société corrompue, dans un espace fictif de linnocence. Vision mélodramatique.
Le second slogan - Il faut que ça change - exprime le mécontentement global de quelquun qui ne trouve rien de positif dans les réalités du monde occidental où il vit. Répété et diffusé, ce slogan, qui suggère que lexistence des Occidentaux est invivable, risque dinstiller dans lesprit des gens lidée quils ont des raisons dêtre malheureux, de les déterminer à se considérer malheureux, de troubler la sérénité de leurs jours ; de les empêcher de voir leur chance géographique et historique et de sen réjouir.
Lhomme qui écoute un tel slogan pourrait croire, dun côté, que ce qui est méchant, bête et destructeur existe seulement en dehors de lui, et, dun autre côté, que tout cela peut être supprimé par une intervention sur le phénomène censé contenir le mal. De nouveau, une vision mélodramatique : si ça change, le mal, localisé avec précision, sera supprimé.
décembre, aux Etats-Unis
Je viens déteindre la télévision après avoir regardé un fragment de film, quon aurait appelé chez nous réaliste-socialiste : les riches sont méchants et les pauvres sont bons.
Jimagine un scénario. Un enfant dune famille riche regarde beaucoup la télévision et voit des films de ce type. Un jour, admonesté par ses parents, il croit quils sont injustes avec lui : ils sont méchants parce quils sont riches, il va partir chez les pauvres, qui sont bons, il le sait par la télévision... Et il sen va dans le Bronx ou dans un espace similaire, à la recherche du monde vu dans les films. Il y découvre la réalité complexe.
Lattention exclusive donnée à la problèmatique sociale de lêtre humain - telle lexistence des riches et des pauvres - estompe et semble même vouloir effacer la réalité du conflit permanent qui existe en chacun de nous, entre les pulsions destructrices et les énergies propices à la vie.
Le slogan Il faut que ça change empêche celui qui lénonce ou qui lui prête écoute, de se regarder et de voir ce quil pourrait améliorer en soi-même, il lui fait perdre lintérêt pour le lourd travail de lauto-connaissance, en le poussant vers les fantasmes dun changement - auquel il voudrait participer - du monde, alors quil ne fait pas lexercice de se changer soi-même.
Jai rencontré beaucoup de gens qui attendent que le sentiment accablant dune existence de routine soit écarté deux, de lextérieur, et que laventure dont ils rêvent leur soit servie, toujours de lextérieur, tel un fruit mis sur un plateau.
Et sils ne prennent pas linitiative dun changement de leur propre vie, ils semblent en revanche impatients, voire déterminés, de changer la vie des autres, de poser, non pas leurs propres problèmes, mais les problèmes des autres. Je ne pense pas à ceux qui assument des charges pour un nombre limité de personnes (membres de la famille, habitants du quartier, etc.), se maintenant ainsi dans des donnes concrètes, condition essentielle de la responsabilité. La plupart de ceux auxquels je songe préfèrent prendre en charge la bonne marche de lhumanité entière, glissant ainsi dans labstraction, qui est hostile au sentiment authentique de la responsabilité.
Les problèmes de notre vie intérieure, qui exigent, pour être regardés droit en face, courage, effort et responsabilité, sont remplacés par des problèmes du monde extérieur ; la culpabilisation des autres se substitue à lanalyse de soi-même. Nous éliminons ainsi une partie essentielle de notre existence, qui nous reste étrangère. En perdant lintérêt pour la dynamique profonde de sa propre vie, lindividu reste asservi à des forces qui lhabitent et quil saccoutume à ignorer, et qui peuvent le déstabiliser, justement parce quelles lui sont inconnues ; il se trouve dans des conditions qui le mènent à la perte de sa liberté intérieure.
La perte de la liberté intérieure précède et détermine la perte de la liberté extérieure : lillusion que des actions dirigées par un parti politique puissent supprimer lexistence du mal et de la souffrance prépare un climat favorable à la démagogie et au totalitarisme.
Cest de cet enchaînement des libertés perdues que parlent les grands romans de Dostoïevski.
1982
Après une conférence, autour dune table, dans un café parisien. Quelquun exalte lorganisation politique à laquelle il appartient, et qui se propose de détruire totalement et définitivement la société actuelle pour y instaurer légalité absolue de tous.
- Et quest-ce qui vous pousse à cette décision de détruire ce qui est pour ce qui nest pas?
- Ma grand-mère a été blanchisseuse. Je la vengerais.
Lhomme a besoin dair pour respirer, de nourriture, dabri, damour et de problèmes. Quand, dans un monde nanti et libre, les problèmes réels diminuent, il sen invente.
Il est difficile de lui montrer quil se trouve devant de faux problèmes qui le mènent - lhistoire du siècle la déjà prouvé - vers limpasse utopique ; mais il est encore plus difficile quil voie que les vrais problèmes existent et que les faux problèmes les cachent.
Il y a, ici comme ailleurs, des souffrances existentielles - ne serait-ce que celles qui naissent de léchec dû à la distance entre ambition (ou désir) et les faibles possibilités personnelles de réaliser cette ambition (ou ce désir). Ce type déchec crée un mécontentement confus, dont la cause reste apparemment obscure, car lhomme est rarement capable de voir et de reconnaître ses propres limites. La première explication qui vient sur ses lèvres sera probablement : cest la faute à ... la société, la mère, etc..
Même sil nest pas évident pour celui qui léprouve, - ou surtout parce quil nest pas évident - le mécontentement de soi-même est une source profonde et vraie de peine. Celui qui est mécontent de soi-même peut être tenté de trouver un prétexte qui lui permette de se mentir et dattribuer son état dinsatisfaction à des causes extérieures, qui pourraient être éliminées, ce qui signifie - croit-il - que le mécontentement quil éprouve peut aussi prendre fin.
Il peut chercher des compensations ou une valorisation de soi-même, en supprimant celui qui semble capable de réaliser son ambition (ou désir). Dans son drame, Mozart et Salieri, Pouchkine parle dun désir sans ailes qui empoisonne le coeur de lenvieux ; tel le personnage de Salieri, compositeur appliqué, mais sans génie, qui, envieux de la créativité de Mozart, le tue.
Légoïsme est une maladie bénigne à côté de lenvie, note lécrivain roumain N.Steinhardt, dans Le journal de la félicité, admirable livre sur ses années de détention : La haine de lautre peut être plus forte que lamour de soi-même, et cela peut pousser lenvieux à plonger démesurément dans le mal-faire ; mais lhomme qui est suffisamment préoccupé dune réalisation possible de son propre bonheur ne sera pas envieux.
Lenvieux peut chercher aussi des compensations ou une valorisation de soi-même en adhérant à des organisations terroristes, totalitaires : des constructions théorétiques simplistes le justifient (cest la faute à...), et, en pratique, les organisations auxquelles il adhère vont utiliser à leur profit la violence engendrée par son insatisfaction confuse.
Ainsi, certains essaient-ils de cacher leur insatisfaction de soi-même en dirigeant leurs forces, anarchiquement et dans un but destructeur, vers lextérieur, ce qui est toujours bien plus simple. Dautant plus simple que, au lieu de conduire, en hommes libres, limmense empire de leur propre être, quils peuvent accroître et enrichir, ils deviennent passifs, pris au piège du grégarisme, poussés par des passions qui les asservissent.
1983
Le 18 septembre. Des notes écrites il y a deux jours, après avoir suivi à la télévision lémission Après-guerre.
Jai le sentiment que lhorreur du génocide conçu et mis en place par les Nazis est trop rapidement et simplement expédié, quand on y voit seulement un produit des événements du XXème siècle (ce quil est, sans doute, dans une grande mesure).
Il y a eu, certainement, des circonstances historiques dans lesquelles certains partis politiques ont cultivé la haine et la cruauté : lidéologie et la pratique du nazisme, comme lidéologie et la pratique du marxisme-léninisme, ont engendré les exterminations de dizaines de millions dêtres humains.
Mais elles ne peuvent être dissociées de léclipse de la conscience morale - de chacun et de tous. Les monstruosités de lhistoire collaborent avec la méchanceté banale qui existe en chacun de nous - bêtise, paresse de la pensée, vanité, orgueil, envie, appétits, égoïsme, indifférence, agressivité, colère, capacité de haine, volupté du pouvoir.
Manipulée par un système, la méchanceté banale des individus monte un échaffaudage de la perversité et de la destruction.
Le 23 octobre. Japprends les attentats de Beyrouth : des dizaines de victimes parmi les militaires français et américains. Ont été massacrés des hommes venus pour empêcher des massacres. La force de lexplosion - celle dun tremblement de terre du degré 9 sur léchelle de Richter ; telle une catastrophe de la nature.
Hier et aujourdhui, des manifestations pacifistes dans les capitales du monde libre.
Les attentats de Beyrouth et les manifestations pacifistes dans lEurope libre touchent des ressorts complémentaires : la peur (provoquée par les attentats) ; des solutions (apparentes) à cette peur, qui sont proposées par les pacifistes. Comme sils étaient coordonnés par un même centre.
Un cendrier en verre noir orné de lignes dorées tombe et se casse. Je balaie : je ramasse, éparpillés partout, des éclats, petits ou plus grands, des bribes menues, du verre rendu en poussière. Devenue balayures amorphes, la matière semble avoir proliféré follement, alors que, organisée dans une structure, elle se trouvait dans un petit espace dordre, entre les contours dun volume précisément délimité.
Je ne peux ne pas penser aux crimes des terroristes et à la destruction de structures infiniment plus complexes et plus précieuses - êtres humains uniques dans le temps et dans lespace.
4 avril 1984
Dans mes lectures daujourdhui, terrorisme à distance dun siècle. En lisant la correspondance de Bakounine : sa passion de la destruction, son admiration du criminel Netchaïev. En lisant Herald Tribune : des informations sur les attaques terroristes dAthènes - un attaché culturel britanique a été tué.
Dans La leçon de Ionesco, la bonne donne au professeur (qui avait tué quarante élèves en un seul jour) un brassard : ...mettez ceci, vous naurez plus rien à craindre... Cest politique.
1985
octobre
Les terroristes qui ont mis la main sur un paquebot italien et qui ont tué me font penser aux moyens de manipuler les forces destructrices de lhomme.
12 décembre
Les bombes incendiaires qui ont explosé aux Galeries Lafayette et à la Samaritaine samedi, le 7 décembre - et qui ont fait des victimes - ont été revendiquées par des organisations révolutionnaires. Revendiquées... Que ces hommes se fassent une gloire des crimes quils ont commis, cest leffet dune méticuleuse préparation aliénante - ils ont été entraînés dans ce but. Mais le fait que la population quils menacent et dans les rangs de laquelle des victimes tombent au hasard, ne demande pas leur jugement sévère et que ce quon appelle opinion publique (media, manifestations, affiches) ne condamne pas ces criminels avec fermeté, voire ne les considère pas criminels, est lexpression et le résultat de la confusion des esprits due à un certain discours idéologique. Dans ce cas aussi il sagit daliénation et dentraînement - comment expliquer autrement le mépris des vies perdues, le mépris de la vie ? - mais cest un processus dentraînement qui nest pas évident ; insidieux, il est caché avec ruse sous un certain discours qui demande de louverture.
La fréquence avec laquelle jentends et je lis le mot ouverture dans un certain contexte (soyons ouverts - ce qui veut dire : soyons compréhensifs - au point de vue des terroristes, des meurtriers, de lUnion Soviétique... ) me rappelle le cheval de Troie. Troie, la cité invincible, car défendue par des remparts que lennemi ne saurait prendre, devient brusquement ouverte : les Troyens, qui ont vu un énorme cheval en bois à lextérieur de la cité, lintroduisent entre les remparts. Pendant la nuit, les guerriers grecs, cachés dans le ventre du cheval, sortent : lennemi se trouve maintenant dans la cité aux remparts imprenables ; il va la vaincre et la détruire.
Je dis que le monde libre me semble menacé par le terrorisme et je parle de l'insécurité des avions.
- Y*** : ... il y a moins dactes terroristes dans une année que d'accidents de circulation sur les Champs-Elysées.
Mais quelle est la relation entre les actes de terrorisme et les accidents de circulation sur les Champs-Elysées ? Pourquoi est-ce que les accidents de circulation des Champs-Elysées justifieraient-ils les actes de terrorisme ? Et pourquoi ajouter aux victimes des accidents de circulation des Champs-Elysées, les victimes des actes de terrorisme ? La vie de chacun est précieuse et un seul homme tué dans un acte de terrorisme est de trop.
Le terrorisme - acte de violence meurtrière qui est dissocié, dans la plupart des cas, d'une éventuelle responsabilité ; crime sans châtiment. La plus facile des activités, car destructrice.
Je ne comprends pas les gens autour de moi qui restent indifférents en entendant parler des actes de terrorisme. Perplexe, quand je constate que certains d'entre eux ont des sympathies pour des terroristes.
le 19 décembre
Au cours dun procès, le Tribunal de Nantes est pris en otage (salle, juges). Toute la salle est menacée par deux accusés qui se trouvent dans le box ; ils reçoivent des armes d'un Nord-Africain qui dit : "Je veux donner une gifle à la France !"
le 20 décembre
Aujourd'hui, les terroristes de Nantes, qui avaient demandé et obtenu des voitures, partaient vers l'aéroport avec leurs otages (juges, avocats).
le 21 décembre
Parlant de l'acte de terrorisme de Nantes :
- Les terroristes sont regardés avec de la sympathie, alors que les policiers, qui défendent la population au risque de leur propre vie, sont regardés comme des coupables.
- F*** : Ce sont aussi des policiers qui ont tué le père Popielouszko.
- Non, ce nétaient pas des policiers, c'étaient des bourreaux ; ils avaient des tâches et des démarches de bourreaux ; ils étaient seulement déguisés en policiers. Sans parler de la différence entre la police dans un état de droit et la police de nos pays.
Le terrorisme est une forme de guerre en temps de paix ; cest une guerre qui ne respecte pas les lois internationales, dont les agresseurs ne viennent pas de lextérieur et ne rencontrent pas de frontières défendues. On ne peut sonner lalarme et la population est tenue dans un état dalarme permanente.
Le terrorisme attaque le corps et lesprit ; la paix ; la disponibilité ; le temps ; il empêche la concentration, la réflexion, la connaissance, lauto-connaissance. Il sattaque à la fibre profonde de lêtre humain. Comme la Révolution qui a commencé en 1917.
1987
Le 13 novembre. Hier, dans les journaux : lexplosion dune bombe, mise par lIRA pour tuer des soldats anglais, a tué des civils - enfants et vieillards. LIRA déclare regretter : cétait une erreur.
Comme le Parti communiste de lUnion Soviétique : le rapport Khrouchtchev déclarait, en 1956, que les exterminations (des membres du Parti communiste) de lépoque stalinienne - auxquelles, dailleurs, ceux qui avaient conçu ce rapport avaient collaboré sans réserve et même avec des signes denthousiasme - avaient été une erreur regrettable.
En choisissant les difficultés inconnues de lexil, limmigrant venu dun pays totalitaire a laissé là-bas des forces obscures et masquées, constituées en système.
De telles forces existent en chacun de nous, donc elles existent aussi dans le monde libre, mais elles ne sont pas constituées en système.
Dans le monde libre il y a aussi des arrangements, de la partialité, de linjustice. Je peux imaginer, sur un campus universitaire, un doyen ou un chef de département - un certain Monsieur König ou Legrand - qui se vengerait contre ceux qui ne flatteraient pas sa vanité ou qui ne partageraient pas son idélogie.
Les monstruosités de la vie dans le totalitarisme sont apparentées avec la bêtise et la méchanceté que nous connaissons tous, ne serait-ce quen nous connaissant ; cest pourquoi elles devraient être comprises par tous les gens du monde libre ; plus exactement, par tout être humain qui ne vit pas de fantasmes utopiques ou de slogans.
1988
Chacun de nous a fait, à un moment ou à un autre de sa vie, des gestes quil regrette et avec lesquels il ne se sent pas solidaire. Chacun de nous a été méchant.
Chaque fois quand je regarde des étapes de ma vie, la difficulté denvisager ouvertement celles qui ont été les plus tourmentées, vient de la douleur de revivre, non pas la souffrance qui ma été infligée par dautres, mais celle que moi jai pu provoquer à qui que ce soit.
Parfois, le mal que nous faisons sort de notre ignorance, de notre jugement déficitaire, du tourbillon des désirs, de lorgueil, des illusions, de notre égocentrisme. Dautres fois, il vient dun égoïsme presque inconscient, dune infirmité de laffectivité, ou dune (autre) maladie.
Mais le plus souvent nous sommes méchants avec les autres ou avec nous-mêmes à la suite dune souffrance qui détraque nos mouvements, surtout ceux par lesquels nous communiquons ; respiration, mots, gestes et pensées maladifs errent chaotiquement, blessent et contaminent les autres de notre souffrance indicible et camouflée (quelquefois, à nous-mêmes).
Le mal essentiel quun tel nous fait - lorsquil nous offense et que les circonstances nous empêchent de réagir - est de nous déterminer, afin de nous décharger de notre colère impuissante, à la passer injustement sur le premier être rencontré qui serait plus faible que nous, à perdre lauto-contrôle et la liberté et à faire souffrir.
Il est difficile et douloureux de regarder - aussi petit quil puisse paraître - le mal fait, même involontairement (par un silence, un geste, une parole ironique).
Encore plus douloureux est de voir, sans déplacer tout de suite la pensée sur autre chose, les conséquences dune souffrance que nous avons déclenchée - surtout quand elle détermine lhomme blessé à provoquer, à son tour, la souffrance dun autre, qui, lui aussi...
Eloignée et séloignant dans le temps irréversible, la souffrance provoquée existe et continue dexister dans ses conséquences (aussi insignifiantes quelles soient) et dans ta conscience.
Depuis quil est arrivé au monde, chacun de nous a vu ou entendu un tel ou un autre faire du mal. La méchanceté ne nous est pas étrangère.
Des images de ma tendre enfance. Une clôture en bois sépare deux maisons où vivent deux familles apparentées ; dans cette clôture il y a une petite porte par laquelle on peut passer dune cour dans lautre et on le fait pour donner des parts de gâteau, lors dun anniversaire, pour demander une épice qui manque juste au moment où on prépare un plat, pour demander des nouvelles, pour bavarder. Mais un jour, deux hommes qui vivent de part et dautre de la clôture se bagarrent ; la porte est fermée, les deux familles ne se parlent plus. Ou : un homme rentre tard les nuits - il a une maîtresse en ville, toute la rue le sait - et quand il rentre, il insulte son épouse délaissée qui se tait.
Passions, colères, déchaînement, mésententes, souffrances étouffées et tant dautres, se trouvaient dans ces deux cours, dans cette rue, dans ces familles, comme dans dautres cours, dans dautres rues, dans dautres villes. Mais les effets de lénergie destructrice de lun ou de lautre pouvaient être atténués, effacés : par une joie qui renouvelait la personne et diminuait son agressivité, par la parole affectueuse dune grand-mère, par la gentillesse dun enfant, par un sourire, par le pardon, par loubli.
Des années plus tard, et pour des décennies dont on ne voit pas la fin, chaque forme de pulsion destructrice trouve tout de suite, quand la rage bout encore et veut éclater, des portes ouvertes qui linvitent à se décharger - les agents de la police secrète, qui sont partout à la pêche de dénonciations. Dans chaque institution il y a un service spécial, où un voisin offensé ou une épouse trompée peuvent aller, pour se soulager ; dire (et pourquoi pas, même exagérer ou mentir, selon le poids de sa propre souffrance), que le voisin ou lépoux ont critiqué certaines mesures prises par le parti ; afin de se venger contre celui qui la blessé, lhomme qui ouvre ces portes peut le charger, sans quon lui demande des preuves, dune accusation que le dénoncé, comme chacun de ses enfants et ses petits-enfants, vont porter toute leur vie dans leur dossier, sans quils le sachent, car ce dossier reste secret.
Le mal se gonfle, saccroît, sétend, contamine, se multiplie, semble ne pas avoir de limites; car il est géré par un mécanisme, dont il est en même temps le produit et le carburant.
TROISIÈME PARTIE
19 Décembre 1989 - ......
I
LA-BAS
1989
19 décembre
Japprenais hier quen Roumanie la révolte contre le régime - commencée il y a trois jours - continuait, en dépit de la répression.
Je comprends lampleur des événements et je crains que la situation ne saggrave si la révolte ne continue pas et ne sélargit pas.
21 décembre
La révolte continue et sélargit.
A la télévision, des reportages en direct : les gens luttent dans les rues - presque seulement des jeunes.
De bons amis de Bucarest, auxquels je téléphone, me disent : Cest le printemps, mais on entend tout le temps gronder le tonnerre.
Je sens avec tout mon être les souffrances, les angoisses et les espoirs de là-bas.
journées suivantes
Toujours des reportages en direct : des dizaines de milliers de manifestants qui chantent: Réveille-toi, Roumain, de ton sommeil de mort.
Enthousiasme.
Mais aussi des doutes. Qui représente-t-il, le groupe de ceux qui sont venus spontanément au palais présidentiel et qui ont pris le pouvoir ? Quelles intentions ont-ils? Qui sont ceux qui tiraient (et tuaient) tous ces jours dans les rues ? et sur lordre de qui ?
semaines et mois suivants
Une série démissions faites en Roumanie par des journalistes français qui parlent avec des hommes politiques, des intellectuels et des artistes. Comme si jouvrais une boîte de poupées qui étaient restées enfermées depuis mon enfance dans le grenier ; de la poussière déposée sur toutes. Jy vois les traces de nombreuses années de tristesse et damertume, mais je perçois aussi des signes du revirement dhommes qui découvrent leur maturité.
A la télévision, des images que le régime avait toujours cachées.
Dans les orphelinats, des enfants qui paraissent attardés ; beaucoup sont souffrants, gisants ; tous sont maigres et sales. Une mort lente.
Sauf dans quelques orphelinats ayant un régime spécial (sans doute sur le modèle soviétique), où les enfants étaient formés pour devenir des agents de la police secrète.
En lisant un journal de lexil :
Dans une petite ville roumaine, après avoir fait la noce, les activistes du parti allaient samuser à lorphelinat : limpuissance des enfants malades et livrés à eux-mêmes, dans une terrible misère, était pour eux un spectacle.
Les téléspectateurs du monde libre sont impressionnés par le dénuement qu'ils viennent de découvrir dans le pays, mais voient-ils le chemin qui a mené, inexorablement, à une forme ou à une autre de détresse, tous ceux qui ont été poussés vers lui ?
En février, Cioran écrivait dans un magazine : Jusquà la fin de 1989, il avait honte dêtre Roumain, à cause de la passivité et de lexcessive capacité dendurance des Roumains du pays. Javais déjà entendu de telles paroles.
De telles paroles, énoncées ou écrites à Paris me blessent ; elles touchent quelque chose qui me constitue, qui semble composer mon être physique et psychique (le sens de la justice, probablement).
La nuit du 22 avril 1990, javais suivi à la télévision le procès du conducator et de son épouse, qui avait eu lieu le 22 décembre 1989.
Procès-éclair : sa durée - celle de lémission - environ une heure, après laquelle ils sont tout de suite fusillés. Comme si le tribunal voulait finir le jugement avant de le commencer.
Ce nétait pas un procès stalinien : les inculpés navaient pas été préparés pour sauto-accuser. Cétait un nouveau type de procès communiste - toujours un pseudo-procès.
Le tribunal est composé, dans sa majorité, de personnes qui ont servi le conducator et qui servent maintenant le nouveau gouvernement ; comme si elles voulaient quon ne les regarde pas dans les yeux, elles portent des lunettes avec des verres presque noirs, elles tiennent la tête penchée. Le couple est accusé seulement de fautes commises après la révolte. Lavocat de la défense accuse.
Les accusés sont les seuls sérieux dans la salle - leur vie est en jeu. Les deux - qui ont mené le pays au désastre, et qui, à juste titre, devraient être jugés - parlent avec courage : ils ne se considèrent pas coupables, ils se croient héros et victimes. Dune certaine manière, ils sont des victimes : dune idéologie qui a troublé leur jugement ; mais de cela personne ne veut parler.
Le vrai procès na pas eu lieu.
Fin mai - début juin. En Roumanie, aux premières élections libres, après les décennies de totalitarisme, une population qui rejetait à haute voix le régime (que les pancartes des premiers jours de révolte appelaient une monstruosité), a voté,avec une majorité qui reste large, même si les fraudes sont laissées de côté, pour un gouvernement qui - bien quil ne se déclare pas communiste - s'appuie sur lancienne police secrète et sur d'anciens activistes.
Jessaye de comprendre, ne serait-ce quen partie, létat desprit des gens qui ont vécu tout le temps là-bas.
Au fur et à mesure que les décennies passaient, c'était la misère matérielle et morale qui restait le dénominateur commun de la population ; elle transformait chacun en un rival de l'autre devant le morceau de viande ou la bouteille de lait introuvables. Les gens renonçaient de plus en plus à l'élémentaire et sy résignaient ; ils vivaient de soupçons et de peur. Mais ils étaient tous égaux dans lesclavage, comme le voulait le projet social de lun des possédés dostoïevskiens.
De là, l'abaissement permanent et l'humiliation de subir cet abaissement.
Et ma pensée s'est envolée vers les mécanismes de l'humiliation, appliqués avec une telle efficacité par ce système afin de transformer les populations en une masse amorphe et docile.
Ces mécanismes de l'humiliation que - une fois, ou une autre - chacun d'entre nous a pu endurer ou infliger.
Avec quelle légèreté - et qui n'est pas toujours involontaire ou inconsciente - sommes-nous prêts à humilier.
Parfois, l'homme humilie pour se venger de celui qui - croit-il ou peut-être est-ce vraiment ainsi - lui a fait une vilenie.
D'autres fois, pour se venger contre le destin... Insatisfait de soi-même ou des circonstances hostiles, il ressent le besoin de passer son sentiment pénible sur un autre et il frappe, par ses actes ou ses paroles, celui qui, il le sait, va endurer l'humiliation sans riposter.
L'homme humilie tout simplement parce que son pouvoir de faire souffrir lui donne l'illusion qu'il est fort ou qu'il est aimé. Il humilie celui qui, l'aimant, va supporter l'humiliation et lui confirmer ainsi qu'il peut être aimé ; il humilie celui qui va subir l'humiliation par faiblesse et lui confirmer ainsi qu'il est fort.
Il veut humilier parce que son image favorable de l'autre bouleverse la bonne image qu'il a de soi-même ; alors il souhaite que l'autre se voie diminué et terni, car il croit ainsi que son opinion de lautre va cesser d'être bonne, qu'il va se débarrasser, de la sorte, d'un sentiment inconfortable.
L'homme peut humilier innocemment, par son indifférence réelle (due à une infirmité de son affectivité) devant la souffrance ou les problèmes d'un autre ; mais il peut aussi bien simuler l'indifférence aux problèmes et à la souffrance d'un autre, juste pour lui porter un coup.
Il peut humilier par exhibitionnisme, en voulant placer un mot d'esprit.
Peuvent être humiliés, quand ils sont faibles et parce qu'ils le sont, des enfants, des vieux, des femmes, des malades, un pauvre, un détenu ; une famille. Et tout un peuple.
Peuvent être humiliés tous les membres d'une famille par un parent despotique qu'ils craignent. Et peuvent être humiliés, par la terreur, des peuples : les Juifs, sous un gouvernement anti-sémite ; toute la population, sous un gouvernement communiste.
Dans le roman de V.Grossman, Vie et destin, le détenu Krymov, qui se trouve, suite à une dénonciation, sous enquête, n'a pas eu le droit de dormir pendant trois jours et trois nuits de suite, et a été sauvagement battu; un brouillard emplit sa tête, son dos ne se tient plus droit, ses paupières se ferment, il a peur, comme il n'avait pas eu peur dans les premières lignes du front, et quand on lui donne une gamelle de soupe, sa main qui tremble ne peut tenir la cuiller, il doit se pencher et aspirer la soupe directement de la gamelle. Tu manges comme un cochon, constate l'officier K.G.B. qui le surveille.
Comme lui, il y en a eu des millions.
L'humilié endure, impuissant, une injustice qui peut prendre la forme dun silence, d'une grimace, dune allusion, d'une ironie, du sarcasme, de l'injure, de la menace, de la culpabilisation, des coups.
Il peut endurer, tout en participant de manière active à sa propre humiliation, quand il dit ce qu'on lui enjoint de dire, sans que sa vie ou sa liberté soient en péril : en faisant des voeux de soumission à un parent, un frère, un époux ou un gouvernement abusifs, en écrivant ou en pronoçant des slogans auxquels il ne croit pas, des mensonges évidents au lieu de la vérité qu'il connaît.
Parfois, l'humilié ne riposte pas, car il aurait de la peine à provoquer, par sa riposte, la souffrance de quelqu'un qu'il aime ; d'autres fois, son sens de la politesse ne lui permet pas de mettre mal à l'aise quelqu'un dont il est l'obligé, qui se trouve dans sa maison, ou dans la maison duquel il se trouve.
Le plus souvent, il subit, parce que, étant plus faible que celui qui l'humilie, sa riposte pourrait lui apporter une humiliation encore plus importante. Il supporte parce qu'il craint que sa riposte pousse celui qui l'humilie à l'anéantir ; ou parce qu'il sait que sa réponse serait vaine, car elle buterait contre une muraille de non-réceptivité. Et justement parce qu'il sait que sa réponse ne serait pas entendue, il ne lénoncera pas ; plus tard, cette réponse tue va à peine errer dans son esprit, sans prendre forme ; et plus tard encore, elle ne surgira même pas dans son esprit.
L'humiliation provoque le besoin d'une affirmation de soi immédiate. L'humilié se retourne souvent après avoir été humilié vers un autre, encore plus faible que lui, pour l'humilier à son tour - geste réflexe, qui ne passe pas par la pensée. Et c'est ainsi que la chaîne des humiliations est créée.
Pourtant, ce geste spontané de valorisation de soi-même par lhumiliation dun autre peut exacerber lorgueil et les complexes, mais ne peut donner le sentiment de la dignité personnelle.
L'humiliation peut nous abaisser, mais elle nous empêche d'être humbles.
Un moment arrive quand l'humilié ne sait plus qui il est, car, ne réagissant toujours pas aux humiliations, il n'est plus fidèle à lui-même et il cesse d'être (lui-même).
La première nécessité, nécessité vitale, sera que l'humiliation cesse, afin que l'homme puisse retourner à l'étape où il se trouvait avant que l'humiliation ne lait arraché à sa voie. Seulement s'il retourne de nouveau à ce point, pourra-t-il reprendre et mener plus loin son évolution. C'est pourquoi il a besoin de se retrouver, tel qu'il était avant son humiliation.
Sauf sil trouve une direction que les blessures mêmes de l'humiliation ont pu lui faire découvrir - mais ces cas sont très rares - et qui laide à sortir de limpasse où l'humiliation l'a enfoncé.
Cela n'est pas donné à un enfant, ni à un homme trop faible, ni à celui que l'humiliation a écrasé. Ni à tout un peuple.
Pareils aux individus, pour recouvrer le cycle de la vie, les peuples humiliés doivent récupérer la mémoire et refaire leur histoire, en décapant, telle une saleté, les humiliations endurées et les mensonges déposés sur les réalités.
Il était dit dans des lettres que Soljénitsyne recevait après les premières publications de ses écrits : elle vit, la Russie, elle vit ! après un long engourdissement de mort, elle vit encore.
Plusieurs choses me semblent nécessaires aux Roumains, lors de leur retour à la réalité vivante : acquérir les gestes, depuis longtemps perdus, des hommes libres - tels les premiers mouvements de celui qui bouge après une longue ankylose ; comprendre la catastrophe historique quils ont dû subir et analyser le passé proche dont ils veulent saffranchir ; apprendre à ne plus être égaux dans lesclavage ; un espoir tenace et une immense patience. Mais il est plus difficile davoir patience que dendurer ; la patience est une vertu individuelle, or le régime sest donné la peine de briser lindividu et de pervertir les vertus.
Lexpérience historique de nos pays prouve que les gouvernements communistes au pouvoir nont pu réduire les souffrances de la population. Au contraire, ils les ont accrues: ils lont fait tout naturellement et sans en avoir eu lintention - à la suite de lincompétence et de labsence de sensibilité morale et de sens civique quils ont promues et sans lesquelles ils nauraient pu se maintenir ; mais ils les ont accrues aussi à bon escient, comme cela sest passé dans tous nos pays, pendant les périodes de terreur.
Montaigne :
Rien ne presse un estat que linnovation : le changement donne seul forme à linjustice et à la tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut lestayer : on peut sopposer à ce que lalteration et corruption naturelles à toutes choses ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes. Mais dentreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondements dun si grand bastiment, cest à faire à ceux qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les deffauts particuliers par une confusion universelle et guarir les maladies par la mort... (De la vanité)
II
ICI, LA-BAS
22 décembre 1989 - mars 1991
Autour de moi - générosité.
Des amis, des collègues, des inconnus (quel que soit le discours quils aient pratiqué - ce discours qui emporte lhomme - le coeur reste riche) mécrivent, me téléphonent, me disent leur intérêt pour les événements de Roumanie, viennent parler avec moi de ce qui se passe là-bas et qui nest pas encore clair, partagent la joie de la libération, expriment leur souhait daider des Roumains, demandent des adresses et vont y envoyer des colis.
Les Comités des villages français qui sétaient proposé de sauver les villages roumains menacés par la démolition (Opération villages roumains) veulent les aider à se refaire.
Fragments de lettres venues de Roumanie, que je traduis pour des Comités de villages français :
Chers Messieurs Inconnus
Je soussignée *** du village *** je pleure de joie en voyant que vous avez pensé à nos chagrins car nous sommes seuls à savoir comment nous nous en tirons...
Chers Messieurs lointains
...Désormais notre destin change, nous aussi nous serons libres, mais avant dy arriver, nous avons encore à souffrir à la suite des difficultés par lesquelles nous sommes passés...
Nos chers frères
Nous n'avons pas de paroles pour exprimer notre joie. Nous ne pouvons pas croire que nous en sommes venus à voir de nos propres yeux le rêve ... Paysan et fils de paysans, dès ma petite enfance j'ai travaillé à côté de mes parents... la collectivisation nous a pris et les animaux et la terre.... Nous ne recevions pas de pain si nous ne donnions pas de plumes de poules. Un jour, nous avons décousu un oreiller et nous en avons porté les plumes pour obtenir des aliments... Nous sommes de tous les points de vue détruits... Nos chers frères et soeurs de la commune *** nous ne trouvons pas pour vous de paroles de remerciement et de reconnaissance...
Je traduis des lettres et je me rappelle en même temps des bribes de conversations et démissions récentes de télévision.
Je parle à Z*** - un jeune enseignant dun pays riche de lOuest - de la misère matérielle, plus terrible que jamais durant les dix dernières années en Roumanie (la sous-alimentation, les jeunes qui nont jamais bu de lait, etc.) : Mais le nouveau gouvernement déclare quil ne va plus exporter daliments et cest une bonne chose : plus de 60% des aliments qui allaient en URSS reviendront à la population qui les produit.
- Z*** : Jai entendu cela et je me suis dit avec tristesse que les Soviétiques auront moins de nourriture. La même pensée mest venue quand les Polonais ont déclaré quils nallaient plus leur envoyer daliments.
A ces mots, la perplexité me donne le vertige, la nuque me fait mal, mes paroles tarissent.
Dans une émission de télévision (le 9 mars 1990), jécoute un dialogue qui se déroule, comme un jeu, selon la convention suivante : le journaliste lance quelques mots et linvité (auteur dun livre récent) répond, tel un écho, avec ce que les mots énoncés lui évoquent.
- Pays de lEst - dit le journaliste à un moment donné.
Linvité, regard et sourire nostalgiques :
- Il ny en aura plus. Ils navaient pas de marchandises... Cétait beau !
Autres fragments de lettres.
Nos chers amis inconnus
Nous avons reçu les paquets envoyés par vous pour lesquels nous vous remercions beaucoup... nous sommes deux vieilles personnes et nous n'avons pas d'enfants... mais voilà que Dieu nous donne à nous réjouir dautres personnes qui pensent à nous sans que nous le sachions... mais le douanier nous a demandé qui nous avions en France et nous lui avons dit que cétaient des personnes inconnues et il sest étonné et a dit quil navait jamais entendu une telle chose... nous pensons toujours à vous comment vous offrir nous aussi quelque chose de bien encore une fois nous vous remercions...
Qu'on ne voie plus ce qu'on a vu.
Il a quatorze ans, il voudrait venir en France pour étudier :
... Je suis un enfant civilisé, sage, travailleur...
Nous nous sommes habitués à vivre très modestement et je ne serais pas un fardeau pour ceux qui maccueilleraient. En échange du logement quon me donnerait, je pourrais travailler dans la maison, ma mère ma appris à faire beaucoup de choses. Je sais faire la cuisine, laver des linges, repasser des chemises et des pantalons, réparer des appareils électro-ménagers...
Et sa famille pourrait loger la famille française, si elle voulait visiter la Roumanie. Il termine :
Ne vous fâchez pas contre moi si jai trop osé, je vous prie de me pardonner.
Je vous aime et je vous suis reconnaissant que vous vous souciez de nous.
C*** raconte son arrivée, avec un convoi humanitaire, le soir du 8 février 1990, dans le village roumain adopté par sa commune :
On est parti le matin de mercredi, à 7h30, on a roulé sans arrêt, à trois chauffeurs par voiture. Le temps était couvert.
Jeudi matin, quand nous sommes arivés en Roumanie, le soleil est apparu.
Tout de suite, mais vraiment tout de suite, à la frontière, on a eu une sensation déblouissement. Le premier village quon a traversé était superbe, était ravissant, coloré. Des enfants venaient vers nous, ils nous faisaient de petits signes damitié et aussi pour quon leur donne de petits bombons, cétait évident quils avaient beaucoup de besoins. Tout le long de la route, cétait de grands bonjours avec le signe de la victoire, tout le temps, tout le temps.
Nous étions très émus. On a été émerveillé par le paysage, par la richesse de la terre.
Arrivés dans la ville de ***, plein de monde partout, on sest égaré. On sest arrêté à un carrefour pour retrouver les autres et en quelques instants on a eu trois visages de la Roumanie. En un premier temps, quelquun est venu et nous a demandé des cigarettes, un deuxième est ensuite arrivé, il a vu quon était perdu, nous a donné son adresse et nous a dit: Si vous avez un problème, venez chez moi, je vous hébergerai. Un troisième - cétait un étudiant - a repéré sur notre voiture Opération villages roumains, il est arrivé à côté de la fenêtre arrière et a déposé une fleur, une perce-neige, il me la mise dans la main, en disant : Cest pour vous, Français, on était deux dans la voiture et on sest mis à pleurer.
Dun bout à lautre de ce voyage, tout sest passé dune manière assez extraordinaire... arrivés en rase campagne, on a roulé à côté dun train, je leur ai fait un petit signal de bonjour et à ce moment-là plusieurs visages se sont rapprochés des fenêtres du train, ils ont repéré sur la voiture Opération villages roumains et France et France-Roumanie. A ce moment-là les visages se sont multipliés, se sont agglutinés devant les fenêtres, ils ont tous dit bonjour, leurs bonjours se sont transformés en signes de la victoire, cela sest communiqué de compartiment en compartiment et tout le train, tout le train a fait le signe de la victoire... et le train sest arrêté. Pour nous, cétait quelque chose vraiment dextraordinaire, cétait le moment unique dune vie, on avait tous les larmes aux yeux.
Tout le long du trajet, tout le long, on avait toujours, toujours des signes, tout le temps, tout le temps...
Arrivés dans la ville de***, on a dormi à lhôtel et le lendemain matin quand on sest réveillé, des gens regardaient, se rapprochaient des voitures, et puis, petit à petit, deux jeunes étudiants se sont approchés de moi, ils ont dit : France et France-Roumanie les larmes aux yeux. Ces deux étudiants nous ont montré la place où il y avait eu les combats... il y avait énormément de monde, des personnes qui venaient mettre des cierges et des fleurs, ils mont fait voir lendroit où se tenait la Securitate, là où il y avait eu le coeur des combats... il y avait eu quatre-vingts-dix morts et trois cents blessés, ils ont dit quil y avait eu des enfants qui avaient été tués sur la place...
... et combien de fois, combien de gens nous serraient les mains en nous disant France et France-Roumanie, et, avec des gestes, en faisant voir leur coeur, en faisant voir nos coeurs... nous sentions que nous étions Français, que nous étions les maillons dune chaîne...
Ce qui est extraordinaire dun bout à lautre des contacts quon a pu avoir avec les Roumains, cest quils nont jamais rien demandé, jamais rien demandé... ils étaient heureux tout simplement de parler... cétait des échanges riches... amitié, fraternité... et on avait la sensation quon avait besoin les uns des autres et que cétait quelque chose de beau qui commençait...
... en arrivant au village, nous avons été accueillis par une délégation, une petite fille en tenue roumaine tenait sur un plateau un pain et du sel et de la tzuica - ce qui est leur eau de vie... on a planté un arbre que nous avions apporté, on a chanté un chant sur la solidarité...
Quand on est allé prendre le repas... la première chose quils ont faite a été de nous chanter leur hymne national, ils chantaient de tout leur coeur, avec force, nous, de notre côté, on a chanté aussi... un jeune homme du village nous a remis une lettre où il demandait si nous voulions être parrain et marraine de son fils... encore ici... tout était chargé de symboles, cétait émouvant... on représentait la France... on avait besoin de se redéfinir soi-même... de retrouver notre identité... Ils nous ont énormément donné...
Au départ, nous avions organisé un comité dadoption du village, ensuite on a changé son nom en comité dentraide et là, sur place, on a été vraiment convaincu que cétait le bon nom, car ils nous ont apporté sûrement plus que ce quon a pu leur apporter... il faut quon soit dignes de limage quils se font de la France.
Nous avons été à lécole, nous avons donné aux enfants des ardoises, des éponges, des albums, ils étaient émerveillés, il y avait tant de choses quils navaient jamais vues.
A notre départ, ils sont venus tous nous accompagner, ils ont fait une grande ronde...
Il sest passé beaucoup de choses en quarante-huit heures...
Nous, on a réagi en fonction de ce quon est, de ce quon vit tous les jours, de la chance quon a de vivre en France... on leur a fait peut-être un peu voir ce quon espérait pour eux, pour les relations humaines entre eux. On a dérangé aussi par notre passage dans le village - il y avait des gens qui représentaient le pouvoir et dautres qui étaient soumis - on a dit quon était venu pour toutes les familles.
Je suis allée visiter une bibliothèque de la ville ***. Cest une bibliothèque centrale, la quatrième bibliothèque de Roumanie. Aucun livre entré après 1977. Jai visité la section pour enfants : très sombre, à peine chauffée, des rayonnages très hauts... jai mis la main sur un livre au hasard et je lai sorti, le voilà, il est tout en lambeaux.
C*** nous le montre. Cest lhistoire dun chien, lun des livres de mon enfance! - Lambeaux (Zdreanta ) ; son titre (le nom du chien) décrit exactement létat du volume.
Jai demandé la permission de le prendre pour avoir un argument en plus auprès de lAssociation des Bibliothécaires, quand jallais demander quon envoie des livres en Roumanie et jai offert à la bibliothécaire un beau livre pour enfants, avec des images. Elle la pris dans sa main, la senti, la mis sur son coeur et a pleuré.
Et tout a été comme ça pendant les quarante-huit heures passées en Roumanie.
A un moment donné, une femme se rapproche de moi et me demande, discrètement, si je veux rencontrer un prêtre gréco-catholique. Bien sûr que jai dit oui ; elle ma donné une adresse dans la ville par laquelle nous allions passer. Jy ai été le soir. De petites ruelles sombres, dans une petite maison, une pièce de huit mètres carrés où ce vieux prêtre vivait ; cest là aussi quil faisait les offices, car les églises gréco-catholiques avaient été prises par les orthodoxes. Il nous a raconté quil avait été sept ans en prison parce quil ne voulait pas abandonner sa foi : entre autres prisons, à Jilava, où les détenus vivaient pratiquement sous terre, à Gherla où il a été torturé...
2 mai 1992
Je suis invitée à une réunion où six étudiants qui ont été à Timisoara partagent à leurs collègues et professeurs leur expérience roumaine.
- On en revient un peu transformés. Dans quel sens ? le mieux sortait de chacun de nous.
- Nous y avons trouvé un peuple de muets.
- Ce que nous avons trouvé chez eux ? Il est difficile de l'exprimer : recevoir l'amour... C'était quelque chose que nous n'avions pas encore connu.
- Ma propre mère ne m'a jamais donné tant de chaleur.
- Nous leur avons apporté et donné beaucoup de choses, mais eux, ils n'ont rien et ils nous ont donné tout.
- Et encore, ce qu'ils nous ont donné est inestimable.
- Je ne voyais pas de sens à ma vie avant d'aller en Roumanie.
- Nous ne sommes plus les mêmes.
Après la fin du mois de décembre 1989, les Occidentaux trouvent en Roumanie des événements et des faits bouleversants, exaltants, et des émotions existentielles qui semblaient ne plus avoir de place dans la vie aisée de lOuest.
Mais par-dessus tout, il y a eu à cette époque, un temps privilégié des rencontres humaines.
Beaucoup de Roumains se trouvaient au bord de cet abîme dantesque où il ny a plus despérance ; on leur demandait tout le temps des sacrifices sans rien leur donner en échange, ils savaient tout le temps quon leur mentait et ils se taisaient (un peuple de muets). Pour eux - enfermés, sans droit de sortie, entre les frontières du pays - lOccident était devenu un mythe : le monde libre, le monde jamais accessible (pour certains - peut-être pour la plupart - le monde riche).
Et voilà que ce monde dont ils avaient rêvé, auquel ils avaient aspiré, que certains avaient convoité, venait vers eux.
Les Roumains ont sans doute vécu alors des instants dindicible bonheur ; leurs coeurs, éclairés par un horizon qui souvrait, se sont certainement remplis dun amour profond pour lOccident qui venait si généreusement à eux et ils ont exprimé cet amour avec la chaleur et lenthousiasme qui leur sont propres.
Les uns et les autres ont connu des heures inoubliables. Les Occidentaux ont eu loccasion de voir - ce qui stimule toujours - combien leur présence était bien venue et nécessaire, et peut-être, ont-ils alors compris pour la première fois (car ici on entend souvent une certaine propagande qui leur dit quils vivent mal) que leur vie était bonne. Aussi, accueillis chaleureusement, ils ont répondu avec chaleur et ils ont ainsi - je crois - revécu un état dâme quils avaient peut-être oublié.
Jai eu le sentiment que lors de ce premier contact avec la Roumanie, les Occidentaux se découvraient eux-mêmes, quils découvraient en eux des facettes quils navaient pas encore vues. Il ma semblé que leur rencontre avec la Roumanie a été aussi leur rencontre avec eux-mêmes. Et que pourrions-nous attendre de plus important dune rencontre avec un autre, avec dautres ?
Les rencontres privilégiées ne sinscrivent presque jamais dans une longue durée de temps. Elles appartiennent à des instants, mais leur lumière et leur couleur vont réverbérer dans les années qui suivront et pas seulement dans les souvenirs.
Les uns comme les autres, nous reviendrons au fil - dont nous sommes pour un bref temps sortis - de nos quotidiens, mais cette lumière et cette couleur nous représenteront toujours davantage que le bon équilibre des semaines et des mois qui sécoulent sans bouleversements; et nous nous y retrouverons ; avec une partie (parfois endormie) de notre authenticité et avec joie.
mars - mai 1993
A la télévision, beaucoup démissions sur Mai 68. Je regarde avec intérêt et ce que je vois me donne lidée dun film : Mai et août 68.
Images darchives : de gros dégâts (bâtiments abîmés, pavés enlevés des rues, voitures brûlées) ; telles des icônes, qui veillent sur les manifestants, de nombreuses images de Mao, collées sur les murs ; dans les rues, beaucoup de jeunes crient des slogans brefs et semblent éprouver un certain plaisir à détruire - ils me rappellent les Bacchantes dEuripide; je pense au sentiment dinsécurité que devait ressentir une bonne partie de la population.
Mai 68 en Allemagne et surtout à Berlin. Les révolutionnaires apprennent aux jeunes comment désorganiser létat, les jeunes scandent - comme si chacun portait ce nom en drapeau - Ho-Chi-Minh et se proclament favorables aux terroristes.
Musil : Les délicates impressions de cet âge peuvent enflammer, dans un seul instant dabandon, le monde entier, qui est encore petit, parce quelles nont ni lintention ni la possibilité dagir sur quoi que ce soit, parce quelles sont purement et simplement feu sans frontières.
Et je pense à août 68, à Prague - vingt années doppression, espoirs étouffés par les tanks, hommes tués et emprisonnés, un jeune qui sest immolé par le feu. Comparées à celles daoût 68, les images du 68 occidental me laisssent alors limpression de dégâts commis par des gens qui, ne connaissant pas les manques essentiels (de liberté et de nourriture), ni la terreur du parti-état, se permettent le luxe de détruire ; limpression que lexistence quotidienne est interrompue par un jeu et quun spectacle sest superposé à la vie. Comme dans les intuitions de Gombrowicz et de Kundera.
Oui, un film artistique : Mai et août 1968.
le 1er juin 1996
Un documentaire télévisé sur lAlbanie.
Pendant la dictature communiste, un médecin de campagne a enregistré sur des vidéo-cassettes des images de la vie albanaise. (Le médecin dit que cent mille hommes ont été tués en Albanie par le régime.)
Images avant la chute du régime : la misère matérielle partout - des ouvriers (vêtements en haillons, joues creuses) qui respirent des substances toxiques, qui ont la silicose ou dautres maladies graves, qui meurent avant lâge de la retraite ; le médecin ne peut rien faire, car en Albanie il ny a pas de médicaments.
Après la libération, le médecin est invité en Grande Bretagne, pour le tournage - où on utiliserait ses vidéo-cassettes - dun film sur lAlbanie. Lémission finit sur les paroles suivantes du médecin :
Jai vu les mendiants dans les rues de Londres. Et ce fut pour la première fois que jeus pitié de mon pays. (I saw beggars in the streets of London. And it was the first time I had pity for my country)
Javais écouté les larmes aux yeux ces dernières paroles ; elles évoquaient si bien la tragédie de nos pays, elles ne pouvaient ne pas toucher profondément les gens de là-bas.
Sont-elles compréhensibles à ceux qui vivent ici ? Claire nen est pas sûre ; elle croit utile dajouter pour eux une petite parenthèse explicative ; et cest ce que je fais :
Jai vu les mendiants dans les rues de Londres. Et - dit le médecin albanais (en comparant, sans doute, ces gens, qui, au moins, étaient libres, à ses compatriotes au visage hâve et aux vêtements en haillons, qui sépuisaient en travaillant pour un pauvre pain quotidien) - pour la première fois jeus pitié de mon pays.
fin novembre 1997
F*** est horrifié par un film documentaire sur lAlbanie communiste, quil a vu récemment à la télévision (26.XI) : misère matérielle et terreur permanente.
Il y avait des cassettes vidéo des archives personnelles dEnver Hodgea.
Il faisait enregistrer (avec une caméra cachée) ses réunions à haut niveau, pour surveiller de cette manière ses propres collaborateurs : est-ce que lun des participants avait souri à un autre, ou navait pas manifesté assez denthousiasme en écoutant ses paroles ?
Il faisait enregistrer aussi les procès politiques. Fragments du procès intenté à un ministre des affaires intérieures, qui répétait dans le boxe : Jai été monstrueusement torturé ! Une voix (du juge ? quon ne voyait pas) : Mais vous avez fait aussi torturer quand vous étiez ministre. Et laccusé : Javais reçu lordre. Condamné à mort.
Des jeunes, arrêtés pour avoir chanté dans un restaurant une chanson italienne (sentimentale et sage), étaient jugés comme ennemis du socialisme ; des procès publics, où ils savouaient coupables (comme dans les purges staliniennes) ; on les pendait.
Il y avait ensuite, dans les dernières cassettes, la décrépitude dEnver Hodgea : en prenant ses décisions de mort, il ne savait pas sil était en 1955 ou en 1985.
- F*** : Vous avez dû vivre un calvaire à voir quon ne croyait pas ce que vous disiez.
Quil est long le chemin de la vérité - dis-je, en comprenant que lui aussi, il navait pas cru à lampleur de la catastrophe subie par nos pays. (Et en y songeant : Claire a eu raison, la parenthèse explicative était indispensable.)
Nombreux sont ceux qui me demandent pourquoi les pays lEst sont lents à retrouver un équilibre.
Les gens qui sen étonnent ne se rendent pas compte à quel point les dégâts subis ont été profonds et que pour cette raison la sortie du système ne saurait être simple et rapide ; quil y a des blessures graves à soigner ; que tout doit être guéri : esprit, conscience, comportement, structures économiques et sociales, institutions de lEtat.
Pendant plus de quarante ans, où se sont succédées deux générations, l'histoire a été faussée ; il aurait été difficile que la mémoire et la conscience de lidentité soient conservées indemnes.
Les symboles culturels qui ressourcent et ré-équilibrent notre émotivité - indispensable pour vivre et en même temps tellement fragile - ont été détruits ou souillés par le régime. Et vingt-trois millions d'habitants ne fonctionnent pas comme un seul individu, ni comme une communauté restreinte, dont l'identité peut être plus facilement défendue.
Je me rappelle tout le temps la Lettre ouverte adressée par Vaclav Havel en 1975 au Secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque : il parle de lérosion progressive de toutes les valeurs, de lasservissement de lesprit, du coût difficilement estimable de cet instant futur où lhistoire et la vie réclameront leur dû.
Jessayerais de donner des explications plus amples à ceux qui me posent des questions sur le revirement de la Roumanie ; mais pour quils puissent les comprendre, il faudrait dabord quils apprennent des faits quils ne connaissent pas et quils aient ensuite le temps et la disponibilité pour assimiler ces informations qui contredisent une certaine désinformation et des silences vieux de dizaines dannées.
Limpression que tout le monde aurait regardé, jusquà ce jour, un film faussement documentaire. Le film vient dêtre en grande partie révisé, mais les spectateurs ont toujours devant leurs yeux, à force davoir été fortement médiatisées, les anciennes images mensongères (le bonheur des gens qui vivent libres et prospères dans les pays communistes, lURSS-modèle de lhumanité), qui les empêchent de voir les effrayantes réalités de fait, maintenant indéniables, mais parcimonieusement médiatisées.
Comment pourrait-on recevoir dun seul coup des vérités quon nattendait pas ?
Dans mon esprit défilent des images au milieu desquelles jai vécu là-bas, des séquences de films documentaires vus récemment ici, des témoignages - entendus et lus - de survivants des Goulags, des études publiées lors de louverture des archives du Parti communiste de lUnion Soviétique et des anciennes polices secrètes - Stasi, KGB. Les informations nouvelles sur notre siècle - que les Occidentaux semblaient ignorer - infirment les mensonges de naguère, corrigent de vieilles erreurs faites de bonne foi, remplissent les pages blanches de lhistoire.
Le pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939. Son protocole secret se demande si le maintien dun état polonais indépendant est souhaitable pour les signataires et précise lintérêt des Soviétiques pour le territoire roumain de la Bessarabie. LHumanité se félicite de ce pacte, vu comme une grande victoire de Staline et de sa lutte pour la paix. La deuxième guerre mondiale commence : le 1er septembre, la Pologne est envahie par les Allemands, son armée est écrasée ; le 17 septembre, larmée soviétique entre dans la Pologne orientale.
Automne 1939. Dans les rues de la ville où je me trouve, nuit et jour, telle une rivière qui grossit, affluent des gens - en chariots, en voitures, à pieds. Ce sont des Polonais qui fuient leur pays occupé. Epuisés, ils sarrêtent ici ou là pour dormir, certains continuent leur chemin inconnu, dautres restent un temps en Roumanie - chaque famille roumaine que je connais est prête à les accueillir.
Le 28 septembre 1939 - le pacte damitié germano-soviétique. Début octobre : deux importants dirigeants du PCF (Jacques Duclos et A. Ramette) rédigent une lettre ouverte, adressée au président de la Chambre des députés, où ils réclament des négociations de paix avec Hitler. Lorgane fédérateur de presse communiste, Le Monde, créé en Belgique, par Eugen Fried (délégué de Moscou, dans les années trente, pour transmettre au PCF les directives de lUnion Soviétique) publie, le 7 octobre 1939, le communiqué commun Molotov-Ribbentrop et considère la France et lAngleterre responsables dune guerre qui na plus dobjet, car la Pologne, que ces pays voulaient défendre de lagresseur, nexiste plus. Juin 1940 : les terres roumaines de la Bessarabie et de la Bucovine sont annexées par lURSS. Fin juin, le représentant de Hitler à Paris reçoit un mémoire, signé par deux importants membres du PCF, qui demande lautorisation de faire paraître LHumanité ; entre autres objectifs, le journal se propose de défendre la conclusion dun pacte franco-soviétique qui serait le complément du Pacte germano-soviétique et ainsi créerait les conditions dune paix durable.
Eté 1940. Dans les rues de la ville où je me trouve, nuit et jour, telle une rivière qui grossit, affluent des gens - en chariots, à pieds. Ce sont des réfugiés roumains qui fuient la Bessarabie et la Bucovine occupés. Epuisés, ils sarrêtent ici ou là pour dormir, certains continuent leur chemin inconnu, dautres restent un temps dans cette ville - chaque famille que je connais est prête à les accueillir.
En lisant un article, Comment le Kremlin finançait le PCF (Le nouvel observateur, 7-13 octobre, 1993), japprends quen 1950, la Roumanie contribue à aider les partis frères de lOuest, en donnant cent soixante mille dollars.
... des images de cette année 1950 : les cuisines et les salles de bain communes des appartements où, dans chaque chambre, vivait une autre famille - les enfants de moins de onze ans navaient pas droit à une chambre ; les files dattente devant les magasins, la difficulté de trouver de lhuile et du savon ; les mouchoirs quon achetait avec la carte de rationnement, quand on en trouvait - on les vendait au mètre, et une fois arrivés à la maison, nous coupions le tissu en morceaux, selon des lignes dessinées. Les arrestations et la faim endurée par les détenus ; lépouvantable prison de Pitesti, conçue pour supprimer par la torture lêtre humain dans chaque prisonnier, fonctionnait en 1950.
Dans le même article, je lis que le Parti communiste français a reçu de Moscou, entre 1971 et 1990, cinquante millions de dollars.
... je pense au dénuement, tout ce temps, dune partie des travailleurs (hommes libres) en Union Soviétique. Le 21 octobre 1994, je voyais à la télévision une émission documentaire sur une île dexploitation pétrolifère, créée artificiellement dans la Mer Caspienne, en 1949, sur lordre de Staline : des ouvriers vieillis par un lourd travail, par la misère matérielle, par labsence de satisfactions et despoirs ; indigence qui a commencé il y a quelques décennies, quand ces hommes, qui sont aujourdhui vieux, étaient jeunes ; ils ont travaillé toute leur vie sur cette minuscule île artificielle, ils y sont encore et travaillent toujours avec des outils archaïques ; et ils ne simaginent pas que des ouvriers qui vivent ailleurs peuvent avoir une existence différente de la leur.
En janvier 1991, une série démissions télévisées, Mémoires dex : souvenirs et témoignages danciens membres importants du Parti communiste français viennent remplir des pages blanches de lhistoire du siècle.
Auguste Lecoeur ( exclus du Parti, après avoir joué un rôle essentiel dans sa direction ; membre, en 1945, du Comité Central, ensuite du Bureau politique, il était parfaitement informé sur les actions du Parti à lépoque dont il parle) raconte comment, vers la fin des années quarante, des militants communistes ont provoqué le déraillement dun train - ils croyaient que dans ce train venaient des militaires pour empêcher la grève. Laccident a fait des victimes (morts et blessés) ; il ny avait pas de forces de lordre dans ce train. Beaucoup de ceux qui ont pleuré les victimes ont vieilli ou sont décédés, et pour les télespectateurs daujourdhui, cette information sur les personnes tuées par un accident, lointain dans le temps, reste abstraite.
Pierre Juquin, contestataire et partisan du renouveau du PCF (après avoir été membre du Comité central et proche collaborateur de Georges Marchais - secrétaire du Parti communiste français), cite quelques mots que ce dernier aurait dits sur les victimes du goulag : on nen a pas assez tué. Ensuite, il raconte comment le Parti communiste français avait justifié linvasion de lAfghanistan par lUnion Soviétique. Ayant déclaré que linvasion de lAfghanistan devait prévenir une attaque américaine, dont les Soviétiques avaient les preuves, Georges Marchais a confié à Pierre Juquin la tâche dune conférence de presse où il devait présenter ces preuves. Démerde-toi, avait-il dit. Pierre Juquin est venu à cette conférence de presse avec une vidéo-cassette vierge, quil a montrée aux journalistes présents, en leur disant quil la tenait à leur disposition et quelle contenait toutes les preuves. Aucun des journalistes na demandé à voir la cassette.
Le peu décrits qui ont voulu - au long des décennies - briser la vitre opaque de la désinformation organisée, nont pas eu déchos ; tel un cri dans une pièce aux murs en éponge, telle une lettre rédigée dans une langue indéchiffrable. LOccident donnait limpression davoir un préjugé favorable à lUnion Soviétique et cela paraissait le rendre indifférent aux souffrances et au dépérissement de nos peuples.
Labsence dintérêt pour les faits qui se sont passés pendant une indéniable catastrophe historique qui a touché quelques centaines de millions dêtres humains, aussi bien que labsence du désir de comprendre cette catastrophe, den reconnaître les victimes et dinscrire dans lhistoire limmensité des pertes humaines, semblent persister même après la chute du mur.
Le 27 janvier 1995, l'émission "Bouillon de culture" propose aux téléspectateurs une discussion autour du livre de François Furet, Le passé d'une illusion, essai sur l'idée communiste au XXe siècle.
A un moment donné, lun des participants à la discussion rappelle qu'Aragon faisait semblant d'ignorer le caractère mensonger - qu'il connaissait depuis longtemps - du système. Il en avait parlé en 1978, à l'écrivain anglais, Stephen Spender, qui le cite dans son journal : "... il m'a dit détester les communistes. Comme il était le plus célèbre des intellectuels communistes de France, surpris, je lui ai demandé pourquoi. "Ils sont tellement menteurs", m'a-t-il répondu. Je lui ai aussi demandé depuis combien de temps il s'en était rendu compte, et il m'a dit : 1937, m'expliquant que depuis son mariage avec Elsa, dont la soeur et le beau-frère vivaient à Moscou, il lui était devenu impossible de dire ce qu'il pensait des communistes".(Journaux, 1939-1983, Actes Sud, 1990)
Je songeais avec peine que, bien quil ait dit détester les menteurs, Aragon avait, lui aussi, menti tout le temps, en chantant leurs louanges - comme en 1953, quand, dans les Lettres françaises, il appelait Staline le plus grand philosophe de tous les temps, louvrier de la transfiguration de lhomme ; et jétais justement en train de penser avec révolte et profonde tristesse que son apologie du terrible criminel exprimait son indifférence pour lextermination (dont il devait, sans doute, avoir connaissance, mais que ses mensonges cachaient) de dizaines de millions dêtres humains... quand, tout à coup, je vis deux des participants à l'émission rigoler comme s'ils entendaient une bonne anecdote.
Leur rigolade minimisait la gravité de ce qui était dit (et qui nétait guère drôle), empêchait les téléspectateurs dêtre attentifs et de réfléchir à des problèmes importants ; cétait une sorte de refus de (re)connaître lexistence de ces problèmes : de manière assez subtile, la rigolade révisait les faits, ré-écrivait lhistoire.
Et je me surprends à mexclamer à haute voix : mais le respect de la vérité, de la vie et de lhomme ?
Beaucoup dévénements de lhistoire nont de date fixe que dans les documents ; une grande partie de leurs prolongements - dans lesquels ils continuent dexister - sont observés avec du retard et restent indatables, telles les séquelles de certaines maladies. Le refus de (re)connaître la catastrophe subie par nos pays, aussi bien que la difficulté de comprendre leur re-naissance lente et pénible, font partie de ces prolongements difficiles à déceler, car invisibles à un regard rapide. De vieilles situations survivent dans le comportement, le langage, la pensée daujourdhui ; tels les effets de longue durée des rayonnements dun corps radioactif.
Mais le présent ne saurait être compris, ni connu, quand les décennies qui ont précédé restent dans le noir ; et lavenir ne saurait être construit sur des bases solides aussi longtemps que ne sont pas analysés les mécanismes de cette catastrophe, dont nous avons été contemporains.
III
LE CHOIX DE LIGNORANCE
1990-1992
Z*** a assisté à une conférence de R. Sécher sur les massacres commis en Vendée par les révolutionnaires.
- Z*** : Sécher présentait des faits qui ne pouvaient ne pas émouvoir ses auditeurs, touchés, naturellement, par ce qui sétait passé. Or cette modalité de présenter les choses, en créant des émotions, est malhonnête. Et après, pourquoi serions-nous intéressés par la Vendée ? pourquoi ne pas oublier ce qui sest passé ?
- Comme vous venez de le dire, des choses se sont passées, qui ne peuvent ne pas émouvoir une sensibilité normale. Jai retenu du livre de Sécher, quen Vendée, les révolutionnaires ont eu la volonté dexterminer la population, quils ont exprimé leur décision de rayer de la surface de la terre une communauté humaine - il y a eu 120 000 victimes. En disant étouffons les vipères, ils entendaient tuer les enfants dans le ventre de leur mère - ce quils ont dailleurs, parfois, accompli. Est-ce que lhistorien devrait cacher tout cela ? et ne plus faire honnêtement sa profession dhistorien ? Faudrait-il refuser, par principe, la connaissance du passé ? Ou faudrait-il refuser seulement la connaissance de certains époques et faits ? et selon quels critères ?
- Z*** : Celui qui crée de lémotion dans son public travaille contre la connaissance.
- Y a-t-il de la connaissance sans participation affective ?
En parlant de la stérilité - dans nos pays - de la création liée à la parole, je dis que lon y observait lextinction de la création et lefflorescence de la médiocrité.
- Y*** : Jai remarqué cela quand je suis allé en Pologne. Avant la libération, on donnait des rôles, à la radio et à la télévision, à un acteur médiocre, seulement parce quil avait été harcelé par la police - cest ainsi quon instaurait la médiocrité.
- Le cas cité par vous, qui peut aussi encourager la médiocrité, est un accident - on vous a parlé dun acteur médiocre - alors que la situation générale était inverse : ceux qui étaient harcelés par la police - mais comprenez-vous ce que signifiait là-bas être harcelé par la police?! - navaient plus accès au public ou à une maison dédition. Dailleurs je ne pensais pas à la parole de linterprète, mais à celle de lauteur ; un exemple : le roman Vie et destin de Vassili Grossman a été confisqué par le KGB et na pas été publié. Songez aussi aux écrivains qui étaient dans un camp de concentration ou en prison - et il y en a eu de grands, tel Varlam Chalamov - qui ne pouvaient pas écrire, mais seulement inscrire dans leur mémoire.
Jai donné à lire à une amie la première partie de ce journal. Quelques jours plus tard, je lui ai demandé au téléphone si elle avait eu le temps douvrir le manuscrit. Elle ne lavait pas ouvert et nallait pas louvrir :
...je ne lis pas la littérature qui témoigne des réalités communistes ; il m'est plus facile de lire des témoignages sur le nazisme, parce que le discours nazi était abominable et nous n'avons pas de surprise avec les faits... mais le témoignage sur le communisme est intolérable, nous y avions mis tous nos espoirs... et il est sorti ce qui en est sorti ... et voir ce qui en est sorti !....
Le blocage de la plupart des personnes devant les témoignages sur les réalités de nos pays - comme si elles commettaient un sacrilège en acceptant dapprendre ce qui sest passé - semble correspondre (je ne pense pas aux causes qui ont déterminé ce blocage, mais juste au mécanisme qui se met en place) à des réflexes déclenchés par certains mots. Ces réflexes se sont généralisés et empêchent la pensée de fonctionner normalement.
Limplication personnelle dans ce qui était appelé les idées/idéaux marxisto-léninistes, que - séduits par des mots - beaucoup de gens ont éprouvée, même sans participer directement à des activités politiques, rend difficile, gêne, entrave le désir de connaître la réalité des faits qui se sont passés là-bas.
Je crois voir ici trois vérités difficiles à accepter : la détresse de ce que fut la vie réelle dans le système ; la débilité de lutopie ; sa propre erreur davoir cru à celle-ci. Certains refusent de savoir la vérité sur les réalités de là-bas, non pas parce quelles seraient - telle une plaie ouverte - trop pénibles à regarder mais parce quelles démontrent linconsistance et la pauvreté de lutopie et leurs propres erreurs, qui leur sont bien plus pénibles à supporter que les réalités cruelles des souffrances lointaines.
Mais quest-ce que la réalité des faits représente encore pour certains de ceux que je rencontre ?
7 novembre 1993
Emission TV sur lassassinat dintellectuels par les Islamistes, en présence de Salman Rushdie, menacé de mort par les ayatollahs iraniens. Axée sur lactualité des assassinats commis au nom de lIslam, lémission fait mention aussi dautres formes doppression : les noirs au temps de lesclavage, le cas Dreyfus, la persécution sous le fascisme, la situation au Chili.
Lémission finie, je la ressens comme un geste qui veut rayer de lhistoire les intellectuels et les artistes étouffés - censurés, emprisonnés, tués - dans nos pays. Tel un mensonge par omission. Aucune référence à leur persécution (Osip Mandelstam, le père Florenski, Anton Golopenia, Ion Pillat, C. Tonegaru et tant dautres, tant dautres... nétaient-ils pas aussi des êtres humains ?) qui a duré des décennies (et qui dure encore en Chine, à Cuba...). Comme si était ré-écrite lhistoire dune Europe où navait jamais existé de gouvernement communiste.
O, cet épais silence à la fin du millénaire !
IV
ETONNEMENTS
1990
Jouvre mon petit poste de télévision récemment acheté, je regarde, et il nest pas rare que je métonne.
Le 11 juillet. A minuit, émission sur la Perestroica.
Tous les invités soviétiques, très bien vêtus, lun à côté de lautre, disciplinés comme dans une photographie de famille.
Parmi les Soviétiques, un personnage qui ne sort pas de la langue de bois, une actrice qui énonce des phrases stéréotypes (lâme russe, etc.), un pope qui manque de personnalité. Mais il y a aussi des présences qui me touchent profondément - un élève habillé pour le Paris de ses rêves (costume, cravate), une étudiante remarquable dintelligence. A la question du journaliste - quest-ce quelle aimerait offrir en présent aux Occidentaux ? - létudiante répond : Lexpérience de nos soixante-dix ans de communisme, afin quils ne subissent pas un pareil système.
Le journaliste dit ne pas avoir compris la réponse (cest vrai que le jeune homme qui traduisait nétait pas clair) et continue à poser des questions.
Quand lémission finit, je me dis que jai assisté à une rencontre où quelques-uns des Soviétiques présents se proposaient de chercher lessence des problèmes et dy réfléchir et souhaitaient être sincères ; pendant que je les écoutais, je comprenais que ces quelques-uns avaient bien la capacité de faire cela. Mais le journaliste occidental voulait leur montrer ce que lui, il croyait être leurs faiblesses actuelles, sans se rendre compte que pour eux le plus important était de parler eux-mêmes de leur passé, des souffrances immenses que la population avait subies pendant plus de soixante-dix ans et qui avaient laissé des traces profondes ; la première urgence était pour eux de nommer les mensonges et les crimes sur lesquels avait été construite leur vie contre-nature.
février 1993
Fin janvier, jai suivi à la télévision une émission, Les anges gardiens : un petit groupe denfants colombiens soccupent, à linitiative de lun dentre eux (Albeiro, environ douze ans), de quatre-vingts personnes très âgées et très pauvres.
Les enfants viennent dans les taudis où ces vieilles personnes demeurent, lavent leurs cheveux et leurs pieds, nourrissent les impotents, en leur donnant à manger dans la bouche, apprennent à dautres à lire et à écrire ou les encouragent à danser et à chanter.
Albeiro entre en relation avec les autorités, fait les démarches administratives, guide les autres enfants. Il a interrompu lécole pendant une année, afin de soccuper pleinement des personnes quil avait prises sous sa protection. Dans le reportage, on lentend donner des explications : quand les enfants ont pris en charge ces vieilles personnes, les autres - ces autres, quil ne culpabilise pas, étant des adultes - répugnaient à les toucher... or les vieux ont besoin dêtre aimés...
Tout ce que Albeiro dit et fait est simple mais essentiel, efficace et plein de douceur. Et ces vieillards malades, édentés, dont la peau sèche qui couvre leur corps - depuis longtemps amoindri - est toute ridée, commencent à sourire et se sentent exister. Ils vivent. Parfois, lorsquils bougent, ils ressemblent à dimmenses fleurs sèches et mystérieuses qui ressuscitent quand elles sont arrosées par la main dun enfant aimant, et peuvent redevenir belles.
Jécoutais et je regardais le reportage le souffle coupé, avec le désir quil ne finisse pas vite.
Ensuite, il y a eu un commentaire : affirmations plates, ricanement méprisant, en se moquant des charités, projet dune enquête sociologique, comme si on ne voyait pas dautre intérêt à cette relation entre vieux et enfants, qui me semblait suffire pour redonner de lespoir à lhumanité.
Et je métonnais quon puisse regarder et voir si peu de choses.
septembre 1993-septembre 1996
Septembre 1993. Bref reportage télévisé sur la Russie. Dans un (ancien) kolkhoze : on entend des paysans dire quils craignent le retour des koulaks. Le journaliste ne donne aucune explication et le téléspectateur non averti peut croire quil sagit dune menace réelle qui guette les paysans russes après la chute du communisme.
Mais combien savent, parmi les téléspectateurs, qui étaient les koulaks ?
Le mot koulak désignait jadis les usuriers qui faisaient des affaires dans les villages. Arbitrairement appliqué ensuite aux paysans aisés, à ceux qui nétaient pas entrés dans les kolkhozes ou à ceux qui étaient déportés (pour nimporte quelles raisons), ce mot fut utilisé avec lintention de déclencher la haine et de justifier la violence.
Il nétait pas facile de manipuler avec un discours les hommes simples, qui vivent en contact direct avec les réalités de la nature et avec la terre nourricière. Cest peut-être pourquoi Lénine citait souvent les mots de Marx sur lidiotie de la vie rurale. Cest probablement avec les mêmes idées et ressentiments, que Staline annonçait, en 1929, la liquidation des koulaks en tant que classe et la collectivisation totale.
Combien de télespectateurs savent que les koulaks étaient les paysans les plus actifs, qui travaillaient avec intelligence et sens de la responsabilité, et qui nétaient pas désireux dentrer dans les kolkhozes - ce fut pareil avec les kiabours de Roumanie - ceux grâce auxquels la Russie avait été une grande productrice agricole et qui ont été anéantis justement à cause de leurs qualités.
Déportés avec leurs familles dans la lointaine taïga, embarqués dans des wagons à bestiaux ou marchant à pied, car les moyens de transport manquaient, beaucoup dentre eux mouraient en route, tués par la faim, la maladie, lépuisement. Combien de télespectateurs savent que plus de deux millions de paysans ont été déportés et que des centaines de milliers sont morts.
En 1930, Kalinine (membre du Bureau politique du Parti communiste) recevait une lettre (restée sans écho), qui demandait que cesse le traitement dextermination des paysans déportés. Signée, sans donner de nom, par Les habitants ouvriers et employés de Vologda, cette lettre disait, entre autres :
On les a expédiés par des froids terribles - même les nourrissons et les femmes enceintes - dans des wagons à bestiaux... puis on les a jetés des wagons comme des chiens... Depuis on les garde, à moitié nus, dans la saleté, les poux, le froid, la faim... bientôt le chiffre des enfants assassinés ainsi va effrayer le monde entier... Ce sont tous des êtres humains - alors pourquoi les traiter plus mal que les chiens ? (Nicolas Werth, Gaël Moullec : Rapports secrets soviétiques 1921-1991. La société russe dans les documents confidentiels. Gallimard, 1994)
Un personnage du roman de Vassili Grossman, Tout passe, dit :
Pour les tuer, il fallait déclarer : les koulaks ne sont pas des êtres humains. Tout comme les Allemands disaient : les Juifs, ce ne sont pas des êtres humains. Cest ce quont dit Lénine et Staline : Les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains.
Combien de téléspectateurs savent ce que fut la collectivisation qui a détruit lagriculture en Russie et en Ukraine (après la collectivisation, lUnion Soviétique a dû importer du blé dArgentine et des Etats Unis) et qui a fait plus de morts quune guerre ?
La campagne de la collectivisation a connu les terribles années 1929-1933, de famine organisée, en dépit des riches moissons (en 1932-1933, lURSS exportait du blé, alors que les paysans mouraient de faim dans les villages, dont il leur était interdit de sortir et qui étaient devenus des camps dextermination). Le chiffre minimal des tués par la faim, donné par les chercheurs, est de six millions et demi dêtres humains (dont un tiers-enfants). Il y a eu des cas de cannibalisme. Les mots et les nombres restent abstraits, mais voilà des images du roman Tout passe :
Et leurs enfants ! Tu as vu dans les journaux les enfants des camps allemands ? Cétait exactement la même chose : une tête comme un boulet de canon, un cou de cigogne, les os des bras et des jambes qui percent sous la peau, cette peau tendue sur leur squelette comme une gaze jaune... Le matin, des chariots emportaient les enfants morts la nuit. Et parmi eux, il y en avait encore qui piaillaient, leurs petites têtes ballottaient. Jai interrogé le voiturier, il navait pas dillusions : Avant que je les amène à destination, ils se seront tus.
Combien de téléspectateurs savent qui étaient les koulaks et ce que fut la collectivisation ? Combien dentre eux savent ce que fut la famine organisée ? et quelles sont les conséquences de labrutissement idéologiques des gens dénués de sources dinformation ? tels les paysans dun (ancien) kolkhoze visité ?
Mais peut-être que le journaliste ne connaît rien de tout cela et que - en répétant des paroles, sans donner aucune explication du contexte historique - il diffuse sa propre ignorance.
Le 16 octobre 1993, venait en Vendée Soljénitsyne, invité à linauguration du Mémorial consacré aux victimes de la Révolution. J'y étais. Il y a eu d'abord la lecture dun texte dAlain Decaux : lhistorien considère que la vérité sur les horreurs commises pendant la Révolution doit être connue. Ensuite a parlé Soljénitsyne : clarté, densité, profondeur.
Le lendemain, je voyais au journal télévisé un reportage sur cette festivité. Détails sans signification, interprétations arbitraires. Un journaliste se demandait sil était nécessaire que Soljénitsyne vienne pour annoncer aux Vendéens l'effondrement du communisme. Il semblait ne pas avoir entendu - ou ne pas avoir compris ? - les paroles du grand homme.
Le journaliste informait les téléspectateurs sur ses ressentiments.
Note du 2 mars 1994. Dans le dernier numéro de lExpress, un article sur les prochaines élections en Allemagne. Le journaliste parle dune série de révélations qui empoisonnent le climat politique /.../ Chaque fois ce sont des figures du Parti social-démocrate (SPD) qui en sont les victimes. Le SPD accuse la veuve de Willy Brandt de trahison, parce que - pour défendre la mémoire de son mari - elle dénonce les membres du Parti social-démocrate qui ont collaboré avec la Stasi. Heureusement, continue le journaliste, depuis un temps il ny a plus de boue (cest-à-dire, les socialistes qui ont collaboré avec la Stasi ne sont plus dénoncés).
Doit-on comprendre que ce nétait pas la collaboration de ceux qui servaient un pouvoir étranger (lUnion Soviétique - via la Stasi) qui accablait de boue, mais la vérité sur la collaboration avec la Stasi de ceux qui servaient le pouvoir étranger ? Etonnant.
Dans un article qui fait le portrait dun homme politique, je lis, telle une critique, les caractéristiques suivantes : sa formation intellectuelle à lInstitut dHistoire sociale - cette école fondée sur lanti-soviétisme ; dans les années 60 il était un anti-communiste primaire; il a lobsession dêtre cohérent. (Le nouvel observateur, le dernier numéro du mois de mai 1995)
Pourtant, les hommes politiques des années 60 se devaient de connaître les massacres perpétrés par les Soviétiques à Berlin (1953) et à Budapest (1956) et linvasion de Prague, en 1968. (Et le journaliste qui écrivait en 1995 se devait aussi de les connaître.)
Faudrait-il croire alors - et cela étonne - que lauteur de larticle voit des mérites dans le pro-soviétisme et le rejet de la cohérence ? c'est-à dire dans labsence dinformation, de lucidité et de rigueur logique.
Il me semble parfois que certains journalistes sont loin des repères (intellectuels et moraux) de la culture au milieu de laquelle je me trouve ; comme si nous vivions sur deux planètes différentes.
Il y a des moments où le vague de quelques mots dits sur les massacres et une certaine complaisance pour le criminel - probablement, lune des formes du rejet de la réalité - me donnent limpression que la vie humaine na pas le même prix pour le journaliste qui parle et pour la majorité des gens qui vivent sur cette terre.
Article sur un tueur récidiviste (Le nouvel observateur, 7-13 octobre, 1993). En 1971 il est arrêté parce quil a tué sa fiancée. En 1972, le psychiatre affirme quil est réadaptable". Au bout de dix ans de prison, il a une permission ; il ne retourne en prison quaprès une nouvelle arrestation pour viol, suivie dune nouvelle condamnation, en 1985, à dix ans de prison. Mis en liberté après sept ans, en 1992, il viole et tue une fillette de huit ans.
Un psychiatre, préoccupé par les perspectives de ce criminel, se demande dans quel état celui-ci va sortir de prison, à lâge de soixante et-onze ans : Trente ans de prison, cest terriblement dégradant.
Lauteur de larticle fait un commentaire sur la possibilité de suspendre les châtiments lourds, à condition que le coupable suive un traitement médical adéquat : Ce qui poserait un autre problème moral : voulons-nous infliger à des individus, même coupables de crimes, des années de vie en prison sans mur, avec un Big Brother surveillant sans cesse leur pseudo-liberté et leur soumission au traitement ?
Etonnante absence dégard pour la victime potentielle. Surtout, aucun souci pour le destin des enfants.
Aussi : absence de respect pour les peuples qui ont enduré (ou endurent) un Big Brother. Ou plutôt : ignorance et conformisme.
Le 11 novembre 1993, jentendais dire à la télévision : accroître la sévérité des sanctions pour les meurtriers denfants (pulsions sexuelles, viol, assassinat) serait une mesure démagogique, car elle coupe lespoir de vie du détenu.
Et je restais perplexe : mais lespérance de vie de lenfant victime-potentielle ? (On pourrait presque dire que, dans un éventuel cas de récidive, ceux qui se sont exprimés contre le traitement médical ou contre la sévérité des sanctions, seraient coupables de complicité involontaire dans lhomicide.)
Les commentateurs de lassassinat actuel se préoccupent dabord du passé du tueur, et ils parlent de ce quils croient être les raisons de ses pulsions meurtrières, des difficultés matérielles et des problèmes familiaux de son enfance ; tout cela est indéniablement important, mais ne saurait prendre la première place, occulter les meurtres qui viennent dêtre commis et passer avant le souci pour les vies menacées.
Montaigne : Je ravassois presentement, comme je faicts souvant, sur ce combien lhumaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts quon leur propose, samusent volontiers à en chercher la raison quà en chercher la vérité : ils laissent là les choses et samusent à en traiter les causes. (Des Boyteux)
La tentation dêtre le maître des vies et destins des autres prend des formes diverses. Possédés par des pulsions destructrices et par des idées, des individus isolés ou des groupes organisés choisissent de tuer ou de faire tuer. Dans les deux cas, élitisme extrême : aussi bien de ceux qui assassinent pour assouvir leurs désirs, que de ceux qui, se croyant omniscients, veulent imposer leur pouvoir et se donnent droit de vie et de mort sur les autres.
Deux informations annoncées le même soir du 5 octobre 1994.
Quatre assassinats commis par un couple (paraît-il, des anarchistes) : une jeune femme (elle a vingt ans) et un jeune homme ont volé des armes de gardiens, ont tué trois policiers et un chauffeur ; dans la grande vitesse dune course en auto, ils tiraient au hasard dans les rues de Paris.
Le suicide collectif (en partie, homicides) des adeptes - environ cinquante - dune secte, en Suisse.
Le 20 mars 1995, on apprenait que dans le métro de Tokyo, en un endroit et à une heure de grande circulation, ont été mises des boîtes contenant des gaz meurtriers. Trois mille six cents personnes ont été intoxiquées : trois cents sont dans un état grave et six sont mortes. Une secte apocalyptique est soupçonnée.
Ignorant leur ignorance - tels Lénine, Staline, Hitler, les brigades rouges, Pol Pot et autres - les dirigeants des sectes croient détenir toute les solutions nécessaires à l'humanité présente et à venir.
La télévision, le 4 juin 1995.
Sur le massacre de Katyn (1940). Le président de la Pologne parle du pardon. Le président de la Russie envoie un message qui parle du totalitarisme. Personne (y compris le journaliste qui présente) ne dit le mot communisme.
Sur le massacre de la place Tien An Men (juin 1989), à lordre du gouvernement chinois. Le mot communisme nest pas prononcé.
(Mais ces derniers mois jai rencontré tout le temps ce mot dans les rues, sur les affiches électorales.)
Toujours la télévision. Le 13 juillet 1995
Emission sur la Chine. Au début, dans une sorte de sommaire, le journaliste se demande, par rapport aux changements actuels dans le domaine économique : comment concilier rentabilité et générosité ?
Mais à quelle générosité pense-t-il ? Lauteur de lémission semble ignorer les trente millions de paysans morts lors du 'bond en avant', le massacre de la Place Tien An Men, et tout ce qui sest passé en Chine ce dernier demi-siècle.
La désinformation - encore plus subtile, par omission - a la vie longue ; ses effets continuent même lorsque linformation qui la dément est officiellement reconnue. Il y a en elle un mécanisme similaire à celui de la calomnie.
Le25 juin 1996. Un présentateur du journal télévisé rappelle la situation du Tibet. Cest vrai - dit-il - quauparavant il y avait des riches et des pauvres, de grands propriétaires et ceux qui travaillaient sur les grandes propriétés ; mais - continue-t-il brièvement et mollement - la Chine a interdit les pratiques religieuses et a tué un million de Tibétains.
La gravité des massacres - pareils à un génocide, par lintention de ceux qui les ont ordonnés et le nombre des victimes - est diminuée, sinon vaguement justifiée : il ny a plus de riches et de pauvres (raisonnement déjà entendu sur les massacres au Cambodge).
Et je pensai que tous ces massacres, devraient imposer arrêt et réflexion.
Je pensai aussi que le silence de lOccident (qui traduit son indifférence) devant les exterminations perpétrées par des pouvoirs totalitaires, trouve un écho - ne serait-ce que pour la cohérence de son attitude - dans lindifférence pour les victimes tuées au sein même de ses cités.
Où est le respect de la vie ?
Les moyens techniques de supprimer lhomme peuvent devenir encore plus performants et se multiplier ; mais dans tous les cas, il y a la même pulsion destructrice, le même mépris de la vie et de lêtre humain ; et la même loi morale est transgressée.
Madame de Staël : ...les progrès des sciences rendent nécessaires les progrès de la morale; car, en augmentant la puissance de lhomme, il faut fortifier le frein qui lempêche den abuser. (De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Préface de la seconde édition)
Quand je suis arrivée en Occident, jentendais parler de lassassinat terroriste comme dune expression respectable de revendications légitimes. Ceux qui parlaient ainsi ignoraient limpossibilité de dissocier la vie - lexistence de chacun et de tous - du respect de lhomme vivant ; ils ne voyaient pas - ce qui continue de métonner - que celui qui (au nom de ce quil croit être une bonne cause) tue un homme ou quelques-uns, peut essayer de tuer trois cents, trois mille, quelques dizaines de mille ou...
V
DES JOURS et DES NOTES
25 décembre 1989 - 12 février 1990
Fin décembre, la chute du régime en Roumanie.
Besoin dêtre à lécoute et de comprendre ce qui se passe là-bas.
1990
13 février
Je propose la création d'un Centre de recherches sur la littérature de témoignage, écrite ces dernières décennies dans nos pays.
... encore plus terribles que les dégâts dus aux éléments de la nature, les situations où des personnes et ce qu'elles font, et même des peuples entiers, sont balayés par des volontés humaines. A l'encontre de ces activités destructrices , tout effort de conserver la mémoire est ...
septembre
En Roumanie après treize ans.
Avec les lieux qui mavaient connue et les amis, le dialogue a continué comme sil navait jamais été interrompu. Jai retrouvé lintimité et la chaleur qui mont souvent manqué ces treize dernières années.
Mon pays, ma mère - souffrants.
Je savais que des maisons et des monuments historiques de Bucarest avaient été rayés de la surface de la terre ; maintenant je vois ce qui les a remplacés.
Il y a une large artère - le boulevard Le triomphe du socialisme (les gens du pays disent : le triomphe du socialisme sur lhomme et sur tout ce qui respire) - qui aurait pu servir aux empereurs romains, suivis par les chars remplis desclaves et autres trophées de guerre, lors de leurs retours triomphaux.
Les fameuses constructions auxquelles place a été faite en démolissant danciennes églises et de belles maisons, mont paru laides et ridicules même sans penser aux destructions et aux tragédies sur lesquelles elles ont été bâties. Des constructions immenses, ornées avec mille petits détails ; leur immensité - projection de fantasmes de pouvoir et de gloire - ne répondait pas à une nécessité de la vie ; lorgueil démesuré du projet ne tenait pas compte des hommes vivants, des réalités de lexistence concrète, de la culture, de la nature.
Parler du reste est au-dessus de ma force de ce jour.
octobre
Je prépare un colloque sur la Littérature du Témoignage dans lEurope du Centre et de l'Est et jébauche la première circulaire.
... la ruine matérielle et morale. Pour en sortir, comment faire revivre son esprit et sa conscience?... Restaurer la Mémoire - condition du redressement et de la reconstruction. La réalité des faits et la justice qui doit en découler... La pensée captive. La parole captive... Littérature du témoignage et conscience morale. La responsabilité personnelle...
Pourquoi y a-t-il encore, en 1990, des intellectuels occidentaux qui veulent étouffer les vérités que la littérature du témoignage peut dévoiler ?
Je rencontre des gens qui souhaitent sincèrement que leurs enfants, les enfants de leurs enfants et eux-mêmes ne subissent jamais une expérience similaire à celle de limmigré venu de lEst, mais qui veulent en même temps quon ne parle jamais de cette expérience historique qui les a épargnés.
Le refus du témoignage est peut-être dabord le refus dun point de vue nouveau et dun regard nouveau que, forcément, il engendre : quand les réalités dun coin du monde savèrent être le contraire des images médiatisées, il est naturel de remettre en question le tout dont font partie les images médiatisées. Le témoignage, dont personne ne conteste la vérité, baigne dans une lumière nouvelle ce qui est présenté dans le discours habituel, aussi bien que ce discours même ; accepter le témoignage, cest revoir certaines formules qui circulent sans tenir compte des faits.
Le refus du témoignage est en même temps le refus de considérer le témoin comme un ayant-droit-égal au dialogue (un dialogue authentique sortirait les participants des automatismes dun discours auquel ils se sont habitués, laissant ainsi à la pensée la liberté de bouger et à la parole celle de suivre la pensée).
26 novembre
Le témoignage sur nos pays rencontre parfois une hostilité exprimée en sentences agressives; je me tais devant des propos blessants et me revient de nouveau à lesprit le vers de Shakespeare: la simple vérité passe pour faiblesse desprit.
De retour à la maison, personne pour en parler et arracher de moi cette flèche qui piquait à sang tout mon être... Jai déambulé un temps dans mon petit appartement, ensuite jai ouvert le poste de télévision. Emission sur Fidel Castro. Jean-Edern Hallier dit, en admirateur de Castro, que ceux qui senfuient de Cuba ne mériteraient pas dêtre un moustique qui sapproche de la barbe de Castro (ou quelque chose de semblable). Les réfugiés cubains qui se trouvent sur le plateau parlent - calmement, judicieusement - mais ils ne répondent pas à loffense.
Les témoins ne répondent pas à loffense.
27 novembre
Pendant la nuit, douleurs aiguës dans lépaule ; le matin, je ne peux bouger mon bras droit. Le médecin me dit quune parole offensante tombe sur le corps et le frappe, telle une brique - le cas est classique.
Je pense, comme il y a dix ans, à la force destructrice des mots... des mots jetés dans un mouvement de colère - dans la rue, sur le lieu de travail, en famille (même sans intention de faire mal)... lhomme est fragile, il est facile de le blesser avec des paroles... loffense subie en silence consomme lénergie et le temps, trouble la santé et les projets de vie... lhomme meurtri perd quelque chose d'essentiel de son être... il peut en tomber malade ou en mourir... comment nous défendre ?
1991
avril
En lisant le journal : un pavé, jeté dun pont avec lintention de nuire, frappe une voiture dans laquelle se trouvent une jeune maman et son fils de cinq ans. La maman est tuée, lenfant est grièvement blessé.
juin
Ces derniers six mois ont été difficiles.
Début février, jai mal aux mains, les articulations sont inflammées. Un après-midi, en allant chez le médecin, durant la seule heure de verglas que la ville ait connue cet hiver, je glisse, je tombe, jessaie de protéger le bras qui me fait le plus mal et je casse lautre.
Le soir, je me réveille de lanesthésie générale en disant : Que ce plâtre est chaud.
Les semaines qui ont suivi - des complications de la fracture et un renouvellement des douleurs pour lesquelles jallais voir un médecin quand jai glissé, et qui sont signes dune autre maladie. En avril, le généraliste qui vient à domicile et madresse à un spécialiste, en me quittant, juste avant de sortir, sarrête un instant devant la porte et me dit: cest une maladie chronique et évolutive.
Je savais ce que pouvait être cette maladie et je comprenais quil fallait re-penser mon existence car il sy passait maintenant des choses qui narrivent pas quaux autres.
Un temps, jai eu limpression quil avait fallu que je tombe malade pour empêcher que je meffondre complètement ; comme si, épuisé, mon corps avait choisi le désordre pour attirer mon attention et me contraindre à le prendre en compte. Telle une alerte, la maladie ma imposé linterruption - dont mon être avait depuis longtemps besoin - des soucis et des activités : sarrêter, respirer, être à sa propre écoute, se regarder, revoir, changer...
Dans mon esprit, une voix répétait : à une heure ou à une autre, sous une forme ou sous une autre, à chacun de nous est donnée la souffrance.
Aujourdhui, comme toutes ces dix dernières années, si loin dI***, chacune, sur un continent. Quand je veux la voir, je dois traverser un océan et les journées où je ne lai pas regardée, additionnées, font ensemble de longues années.
Quelles illusions métais-je faites ? sur nos possibilités daffronter lespace, le temps, limprévu, les faiblesses du corps...
juillet - août
Je sens des pensées qui voudraient surgir, mais leur voie à la parole est obscurcie par la douleur physique. Des idées et des images pointent, mais la force me manque pour les laisser apparaître et les veiller, avant de les inscrire sur le papier. Elles me visitent dans la rue ou dans la salle dattente du médecin ; il y en a qui sont nouvelles et qui seraient fertiles. Elles disparaissent, parce quelles sont nouvelles et complexes et ne trouvent pas en moi des ornières auxquelles sadapter et je ne peux tenir le crayon et le cahier pour les noter. Si elles avaient été simples, elles se seraient adaptées à une ornière qui existait déjà ou elles sen seraient vite fabriqué une nouvelle, facile à retrouver plus tard.
Tempête violente qui nettoie les bords de la mer des restes des brèves vacances des estivants et de tout ce que les hasards ont pu y mettre - la maladie, la souffrance, le désespoir semblent laver la pensée, les désirs et les gestes, en éliminant anxiétés, orgueils, riens et vanités.
Une souffrance arrive... elle tombe - roc qui écrase une petite maison ; elle déchire, cri qui fend lair et couvre toutes les sonorités ; ou se déverse - tache immense qui se répand sur les formes et les couleurs soigneusement mises dans une peinture.
Souffrance physique, éventualité de perdre lautonomie.
Grandissent en moi la tolérance, laffabilité, lhumilité.
Sévanouit le désir dêtre appréciée, aimée, acceptée ; dêtre au gré de tous.
Disparaît le perfectionnisme.
Sinstalle la ponctualité ; voire limpossibilité de ne pas être ponctuel. Une minute de retard est du temps volé ; à moi, à lautre, or je viens à peine de découvrir le prix de chaque instant.
Je relativise les petites choses - comme lors dun changement dans la vie, quand, en jetant des objets, nous simplifions les objectifs.
Mais il suffit dune brève période avec moins de souffrance et lillusion de la guérison, pour que nous redevenions fiers et oubliions nos limites.
(Cest ce qui sétait passé avec lhumanisation des miliciens lors du tremblement de terre de mars 1977, à Bucarest. Dabord, ils ont cru que cétait un début de révolte ou de guerre, que le pays allait être libéré et quils allaient devoir répondre de leurs abus. Cest pourquoi, les premières heures après le tremblement de la terre, ils entraient poliment dans les maisons et essayaient de gagner la bienveillance des habitants.
Même après avoir appris quil y avait eu une catastrophe naturelle, leur humanisation a duré encore un certain nombre de jours : ils avaient eux-mêmes éprouvé ce quétaient la menace et la peur. Après un certain laps de temps, ils ont tout oublié et ils sont redevenus comme avant.)
Je pense de nouveau, comme aux premières années de mon arrivée en Occident, à lapprofondissement de la connaissance que peut apporter la souffrance qui ne dépasse pas un certain seuil. Il y a dabord une relativisation oeuvrée par lintelligence et les raisonnements ; mais comme alors, je me dis quil y a encore quelque chose en dehors du processus intellectuel : en nous vidant de notre agitation, nous découvrons toujours des espaces intérieurs qui restaient cachés - meubles précieux trouvés dans le grenier sous des amas dobjets inutiles. Je crois que lespace que je suis en train de découvrir est une sorte de communauté avec lair, les arbres, la beauté, quelque chose qui pourrait sappeler respiration de lamour.
Durant mon traitement médical je rencontre régulièrement les mêmes personnes, comme si elles étaient des membres de la famille : médecin, chimiste du laboratoire, kinésithérapeute. Parole, sourire et toucher viennent compléter les médicaments ; soucis, anxiétés, tristesses, tourments seffacent dans le contact avec eux.
Besoin de la tonicité apportée par la relation avec les autres. Un échange vital a lieu par la simple proximité dans un petit espace.
Jai toujours apprécié la solitude comme un fondement essentiel de la réflexion, mais la communauté se trouve être, dune autre manière, aussi nécessaire.
dimanche, le 8 septembre
Ma mère est tombée malade il y a quelque temps. Ces derniers jours, son état a brusquement empiré ; elle séteint.
Mais telle que je suis, je peux à peine bouger dans lappartement.
mardi le 10 septembre
Ma mère est morte hier. Le 9 septembre était le jour de sa fête.
fin septembre
Après la mort de ma mère, je me suis arrêtée, jai regardé en arrière, je suis sortie du présent.
La ville où mes grands-parents mont élevée et mont aimée, leur maison de la vallée, où ma soeur et moi habitions, la maison den haut, où habitaient mes parents, les dix minutes de marche entre les deux maisons. La maison den haut que les fleurs baignaient; la façade vêtue de clématites ; dès que nous arrivions au coin de la rue, en venant de la vallée, nous sentions, avant de le voir, un buisson de citronnelle qui embaumait lair.
Un métier à tisser, installé, un temps, dans la maison den haut, quand mes parents sont venus dans cette ville ; les tapis qui poussaient en lui, et F***, la tisseuse.
Ma mère était travailleuse, elle cousait beaucoup - des voilages, des rideaux, des nappes, des tapisseries. Je me rappelle une couverture de lit - batiste blanche, broderie anglaise, dentelle ; la couverture brodée était mise sur un tissu rose, en soie, qui faisait ressortir les broderies ; mais quelle nuance de rose était-ce ? je ne sais plus. Me revient limage de ma mère qui reprisait des bas sur un oeuf en bois qui avait de belles couleurs. Je me rappelle son image vivante et le dessin au crayon que jen avais fait - jétais élève. Ma mère, en robes de bal - taffetas jaune, taffetas vert. Mais je ne sais plus si ce que je me rappelle sont des photographies de ma mère, vêtue de ces robes, les robes vieillies, que ma soeur et moi, enfants, sortions parfois des armoires pour nos jeux, ou les images de la vie - jétais petite, je nallais pas encore à lécole.
fin de lautomne
Le bras toujours en écharpe, jai repris le travail et je prépare le colloque sur la littérature du témoignage.
Beaucoup de choses à faire. Limpression que si je commençais, après un certain temps je ne verrais même pas diminuer la masse des tâches qui attendent. Mais elle diminuerait encore moins si je ne commençais pas.
1992
avril
Le colloque a eu lieu, avec tout ce quil comporte avant et après : programme des communications, courrier, volume des Actes ; satisfactions et contrariétés.
juin
Un rêve en couleurs.
Je suis en même temps spectateur et personnage ; je ne me vois pas ; je vois pourtant les manches bleues de mon pull.
Je me trouve dans une pièce vaste et haute, des étagères sur tous les murs ; des nuances de gris. Des meubles sévères - une table en guise de bureau et une chaise. Je marche vers la table, où il y a une dame agréable à regarder, aimable, aux cheveux châtain roux, avec une veste en tissu, il me semble, rouge. Je lui confie un volume qui ressemble aux cahiers de mes manuscrits et à des volumes de photographies. Je crois que des volumes ressemblants se trouvent sur les étagères autour. Je mets le volume dans sa main, ensuite je me dirige vers la porte. La porte est grande, loin du coin où se trouve la dame, et ouverte vers... je ne sais pas vers quoi elle est ouverte, ni où je peux arriver, en quittant la pièce.
En rêve, sérénité.
Au réveil, je me suis très bien rappelé le rêve...
... et je me dis tout de suite : comment lutterai-je avec la maladie ? si je me dirige si calmement vers la porte de sortie...
début décembre
Je lis lallocution de Václav Havel du 27 novembre dernier, à Paris. Je dis les mêmes choses que lui, avec limmense différence quil les envoie dans le monde, à des lecteurs inconnus, en assumant leffort, la responsabilité et les limites que ce geste impose.
Devant le livre que jécris et mon temps qui se rétrécit - comme un homme qui lit en fin daprès-midi dans un jardin et qui sait que bientôt il ne verra plus les lettres car la nuit va tomber. Cest ma réalité, je ne peux la contourner ; et cest main dans la main avec elle que javance.
I*** est encore plus loin - à treize heures de vol.
1993
automne
Je déménage. Je mets la matière en colis, je la transporte, je la sors des colis - tel un bébé de ses langes. Avec une peine quon ne prend pas pour soi-même.
hiver
Il ne faut pas lutter pour surmonter la fatigue, comme si tu voulais en faire abstraction ; il faut la respecter, en tenir compte, car elle se trouve en toi, et si elle grandit trop, la fatigue sera toi-même.
Un matin où je dois avoir un prélèvement de sang, comme dhabitude, à jeun.
La veille, au soir, terrassée par le sommeil après une journée pleine et fatigante, je me suis couchée sans avoir regardé lagenda du lendemain. Le matin, je me suis réveillée tôt, avec la soif et le besoin de boire vite un café. Javais complètement oublié le prélèvement à jeun, mais, pendant les quelques pas vers la cuisine, mest apparue (où ? ) linformation, sans mots, du prélèvement à jeun.
Je ne dirais pas que je men suis souvenue. Cétait comme si une instance (une personne muette et invisible qui se trouvait en moi) affichait cette information dans les cellules de mon être ; comme si toutes les cellules de mon être laffichaient - calmement et avec précision, lentement, mais en dû temps ; elles le savaient. Une certaine conscience, appartenant à tout mon être et que tout mon corps paraissait exprimer, était plus forte que ma soif et mon besoin de café ; plus forte que loubli. Mon esprit avait oublié, mais il y avait quelque chose qui conservait précieusement les continuités du conscient et qui linformait.
Le corps sait.
1994
octobre
La terrible catastrophe du ferry estonien. La pensée pour les neuf cent douze passagers - qui ont péri violemment, soudainement - ne me quitte pas.
Et de nouveau je me demande : Comment peut-on se vider damour devant les autres ? Comment peut-on... comment peut-on aller au devant dun être humain avec indifférence ou ressentiments ?
hiver
Un Mychkine américain dans les années 60 : le héros de Forrest Gump.
1995
avril-mai
Les cris joyeux des enfants qui jouent dans le jardin de lécole de musique accompagnent mes heures de travail...
Sous le soleil du printemps, le feuillage qui vient de vêtir, ces tout derniers jours, les bouleaux du jardin, chatoie, ondoyé par le vent qui y fait de petites vagues, telle la surface de la mer, frissonnant sous une brise légère. Mon regard plonge dans le brillant des feuilles frémissant sur les longs troncs élastiques des bouleaux qui se balancent doucement...
Un banc, dans le parc ; lair se réchauffe, jenlève la veste, le soleil caresse le chemisier, je sens sa chaleur, encore douce, sur la nuque, sur les épaules...
Des idées et des images pointent...
Luxe, luxe dhomme libre, maître de ses mouvements et de ses paroles.
Sur un mur, des affiches qui déclarent la volonté de changer le monde et qui incitent à la violence. Sil les lisait, Montaigne répéterait probablement ce quil a écrit, il y a quatre siècles, et que lhistoire de notre temps a pleinement confirmé :
Ceux qui ont essaié de raviser les moeurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de lapparence ; ceux de lessence, ils les laissent là, sils ne les augmentent ; et laugmentation est à craindre... (Le repentir)
Nous permettront-ils, les temps qui soumettent les hommes, de nous réjouir des cris joyeux des enfants, du soleil et des printemps ? et de mener à leur terme des idées et des images qui pointent ?
Mais se le permet-il, lui-même, celui qui a toujours lu, comme étant siennes - et il ne peut faire autrement - ces paroles dun personnage shakespearien :
Jaime la vérité comme jaime la vie. ( and [I] delight no less in truth than life )
juillet
Matin et soir, jentends les tourterelles ; comme dans mon enfance.
Canicule ; fatigant. Mais la canicule mapporte la douceur des souvenirs qui est toujours un don. Jarrose le balcon plusieurs fois par jour pour le rafraîchir, comme faisait mon grand-père avec la terre aride et friable du jardin. Quand le soleil tape, je baisse les stores et, contrairement aux coutumes dici, où on les ferme, je laisse les fenêtres ouvertes, comme dans mon enfance.
A la tombée du soir, jarrose les géraniums de mon balcon et je sens alors le parfum de la terre mouillée du jardin où, après le coucher du soleil, mon grand-père arrosait avec un tuyau les plates-bandes de fleurs.
matin doctobre
Jentends les cloches déglises de lOuest : le vent souffle de lOcéan ; signe deau : aujourdhui je dois emporter avec moi le parapluie.
24 novembre
Cet après -midi, je mallonge sur le lit pour me reposer un petit instant, telle que je suis, vêtue de ma jupe beige à rayures, et je mendors. Je fais un rêve, dont il me reste (mais y avait-il quelque chose dautre ?) une scène. Je suis assise sur une chaise, devant une table, peut-être dans un jardin. Je ne vois rien de mon corps et pourtant je sais : je suis très jeune, jai les cheveux serrés dans un ruban en velours noir qui laisse le chignon descendre sur la nuque, je suis vêtue dune jupe foncée (noire ou bleu marine ?), dun chemisier blanc et dune veste tricotée (probablement par moi-même), faite de restes de laines de diverses couleurs (vives et fraîches).
Vient à cette table et sasseoit sur une chaise devant moi un homme denviron cinquante ans, lumineux et souriant. Je le vois bien - des cheveux châtain clair, avec une raie de côté, un costume en tissu beige rayé. Je sens quil mest bienveillant.
Rêve ferme, tonique, sans bruit. Je nétais pas seule, je pouvais compter sur une personne qui avait confiance en moi.
Réveillée, ayant toujours devant mes yeux limage nette du rêve, mon regard tombe sur ma jupe. Lhomme du rêve avait un costume fait du même tissu (couleur, dessin). Je me dis alors quil représentait létape actuelle de mon existence ; il était moi, celle daujourdhui, à laquelle, la jeune que javais été (vêtue de mes couleurs et dans mon style de jadis) peut faire confiance.
Un rêve de la continuité et de la solidarité avec soi-même. Jétais mon bon ami.
VI
NOTES BREVES
1990-1997
Des paroles quil mest arrivé de dire plusieurs fois ces deux dernières décennies, parlant de soi-même : ... quand on est son bon ami...
Une chose bien faite, une action à laquelle on a réfléchi, une idée suivie jusquau bout (ou autant que possible), la lecture attentive dun écrit fondamental ou une acquisition sage viennent à un moment ou à un autre et passent linstant suivant. Mais il se peut quon les rencontre plus tard, quelque part sur son parcours, lors dune nécessité, sans sy attendre, tel un ami. Et cela, parce que pour soi-même on a été jadis un bon ami.
Mais qui est celui qui a été le bon ami ? et qui est celui dont il a été le bon ami ? et quest-ce qui les distingue ?
Limpression quune existence heureuse est celle dune lutte possible contre le temps et le destin (géographique, historique, social, génétique, familial), que cest dans cette lutte que nous construisons notre vie et que les circonstances peuvent activer ou laisser dormir notre potentiel génétique.
Mais qui est celui qui lutte contre les prédispositions génétiques ? et qui est le porteur de ces prédispositions ? et quest-ce qui les distingue ?
Depuis un temps, je me dis quun débat intérieur qui précède le choix difficile entre deux attitudes contradictoires pourrait bien être une lutte entre prédispositions contradictoires, difficilement conciliables. Je crois que sur les prédispositions peuvent agir - dans un sens ou dans un autre, toujours, et pas seulement dans lenfance - léducation, linstruction, les circonstances, le modèle vivant, qui peuvent nous aider à maintenir notre stabilité psychique. Surtout le modèle vivant de quelquun qui porte des prédispositions, en partie similaires (et qui a réussi à se construire, à construire sa vie, en luttant contre elles ou avec leur aide) ; comme dans la chirurgie, quand les tissus cellulaires doivent être apparentés, afin que lorganisme accepte une greffe ; seulement, lorsquil sagit de lédification de notre personnalité, je ne pense pas nécessairement à lappui dun parent par le sang, mais plutôt à des gens avec lesquels nous ayons des affinités.
Dans ce que je crois voir comme un conflit, qui pourrait devenir déstabilisant, entre prédispositions contradictoires, lindividu ne me paraît pas dénué de liberté, car il me semble quil y a des moments où il peut décider son comportement ; où il peut choisir entre paresse et réflexion, entre la facilité qui fait stagner et leffort qui enrichit, entre lagression de lautre et la communication avec lui, entre le désordre et lordre qui régénère, entre tuer le temps et chercher une joie dans le présent, etc..
Il me semble (en observant des milliers de jeunes que jai rencontrés dans ma profession) que celui qui fait son choix au service de la vie, renforce en soi-même les prédispositions qui lui sont bénéfiques et commence à devenir, progressivement, son bon ami.
Nest-il pas souhaitable quun parent (je pense à une personne responsable) traite son enfant avec une sorte de détachement et dinsouciance ? - bien sûr, tout en restant disponible et dévoué - quil laccepte, tel quil est.
Cest-à-dire, quil laisse à lenfant la pleine liberté dêtre différent de lui ; dêtre un autre; dêtre...
... avec des forces et des faiblesses qui viennent par des voies inconnues et innombrables et remontent vers lui des temps immémoriaux.
De quelles gouttes de pluie est formé le fil deau qui se fraye un lit parmi les cailloux ?
Notre condition - la fragilité.
La santé et la liberté de celui qui est envieux ou jaloux sont diminuées. Lenvie et la jalousie brouillent les messages du monde qui nous entoure, chaotisent notre monde intérieur, mettent dans les signes que nous émettons des ressentiments qui ne font quexprimer confusément limpression de notre propre échec, lequel, dailleurs, peut ne pas correspondre à la situation réelle.
Lenvieux/le jaloux devrait se pencher sur soi-même, se préciser ses désirs et les sources de ses insatisfactions ; il devrait le faire sans dépit de soi-même, juste avec soif de clarté et de connaissance (de soi).
Limitation comme passe-temps ; utilisation de lautre ; ses gestes et ses paroles ne sont pas observés et retenus dans le contexte de sa personnalité, de ses problèmes et relations humaines, mais isolés pour être transformés en matière brute, bonne à être usinée.
Pauvreté de lironie qui transforme le dialogue dun fait de la connaissance en une preuve de supériorité.
Toutes les formes de notre agressivité fondraient si nous pensions, concrètement, que lhomme devant nous est, comme tous les hommes, piégé par la souffrance ; que nous sommes, comme tous les autres, piégés par la souffrance.
Mais cela ne veut pas dire faire la confusion entre le bien et le mal, abandonner toute exigence, ne pas nous défendre. Les éléments menaçants de la nature et les forces destructrices de lhistoire, la violence qui subsiste en chacun et la fragilité de chacun devraient nous apprendre à devenir plus tolérants, mais en même temps à nous défendre si nous sommes agressés. Il y a une limite quil faut trouver, une limite qui nest pas fixe : comment apprendre à ne pas être rigides et en même temps, être inaliénables ?
Notre coeur apprend tard la tolérance ; mais aussi lintransigeance.
En parlant de notre besoin de certitudes et de notre impression de savoir ce qui est le mieux pour lhomme et la société, G*** me dit une parole sage : Oui, mais je ne sais que pour moi.
Cest sans doute ainsi, par rapport aux idées, conceptions, projets de société. Mais cest linverse, quand il sagit des réalités de fait, passées ou présentes - là, nous savons ou nous ne savons pas ; cette vérité nest plus personnelle - surtout lorsquelle peut sauver des vies.
Le remords est stérile sil ne devient pas repentir.
Comme les regrets, quand ils ne donnent pas matière à des projets.
Le projet et le repentir supposent une attitude active.
Le désir est identifié de nos jours à un droit, comme Dostoïevski lavait pré-vu. Et comme le constate Kundera.
Remplir son désir devient une sorte dimpératif qui se substitue à la problématique morale. Ainsi, certains parmi nous motivent leur comportement (y compris des actes agressifs) par leur désir. Ensuite, ils apaisent leur conscience en saccrochant au discours utopique. Et lutopie met au monde les activités destructrices qui mènent au néant.
Antinomies :
vie mort
mouvement immobilité
réalité de fait utopie
réflexion système de pensées
culture idéologie
catharsis distanciation
Je pense à la catharsis de la tragédie grecque et à la distanciation du théâtre de Brecht.
Brecht veut endoctriner ; la propagande marxisto-léniniste le date.
Ionesco : ... pour Brecht il ny a quun problème social : celui du conflit des classes.... En réalité, cest le théâtre politique qui est insuffisamment social ; il est déshumanisé puisquil ne nous présente quune réalité humaine et sociale réduite, celle dun parti pris. (Notes et contre-notes)
Dans le théâtre de Brecht, le monde est constitué de bons et de méchants. Il ny a pas dindividualités, ni de types humains, mais des catégories, et le spectateur auquel est imposée cette vision manichéenne, est invité à la haine (de classe), ce qui diminue toujours la possibilité de connaître. Brecht veut provoquer lagressivité ; il réduit, appauvrit.
La tragédie grecque parle de lhomme et de la vie. Ses problèmes sont éternels.
Dans la grande tragédie grecque, il ny a pas des méchants, en opposition avec les bons, mais des hommes qui font des fautes (tragiques). La tragédie nous fait comprendre les mécanismes de leurs fautes et des nôtres, et en suivant leur destin, nous comprenons mieux le nôtre. Notre vision de lhomme et de la vie sélargit, notre pensée sapprofondit. La tragédie grecque met la paix dans notre âme, nous purifie - nous élève.
Ionesco : ... je suis bien lhomme dépouillé de tout ce qui en lui est mentalité partisane/.../ et je ne hais plus les autres. (Journal en miettes)
... ce qui mintéresse profondément /.../ cest le problème de la condition humaine, dans son ensemble, social ou extra-social. (Notes et contre-notes)
Au côté déshumanisé du théâtre politique, mentionné par Ionesco, correspondait un aspect déshumanisé de lhomme Brecht.
Lorsque les chars soviétiques étouffèrent dans le sang la démonstration paisible des ouvriers affamés de la RDA qui demandaient du pain, Brecht publia son accord avec cette action meurtrière.
Martin Esslin : Brecht a évidemment perdu le droit dêtre considéré comme autre chose quun suiveur obédient, et qui ne pense pas, de maîtres qui lui payent les services en lui offrant un théâtre et une vie de luxe, alors que les ouvriers mouraient de faim.
(Brecht had clearly lost the claim to be considered as anything but an obedient, unthinking follower of the masters who paid for his services by providing him with a theatre and a life of luxury, while the workers starved. - Brecht : The Choice of Evils)
Hannah Arendt : Pendant quil se trouvait à Berlin Est, Brecht a publié une ode consacrée à Staline : ... ne savait-il pas ce quil faisait en lécrivant ? Mais si, il le savait... (Vies politiques)
La cohérence de ce que nous souhaitons, de ce que nous faisons et de ce que nous disons donne lunité de lêtre ; son absence engendre des irresponsabilités.
les 14 juillet
Je regarde à la télévision le défilé militaire de Paris. Fascination où entre la joie de voir les résultats de leffort et de lordre qui sopposent au chaos.
Les "monstruosités de lhistoire, la maladie, les soucis, le travail excessif et luniformité quotidienne dilapident le temps, en empêchant lapparition des moments mémorables qui le fixent. Quand le temps senvole sans laisser de trace, lorsquon regarde en arrière, on a limpression davoir vécu dans une chambre vide que lon croyait meublée.
Gaspiller le temps : faire des bulles de savon de la petite provision deau prévue pour traverser un désert.
Dans une lettre de V*** :
Il y a des points dans le temps qui loccupent mais ne le remplissent pas.
Je me perds en lisant une chose et une autre au lieu de ce que je devrais lire. Mais il est vrai quon ne sait jamais comment le temps ainsi investi va donner des fruits.
Le temps : il ne faut pas quil passe, mais quil soit. On ne le voit pas comme il senfuit, mais comme il est.
Le présent - tellement concret, mais aussi tellement fluide ; tellement généreux, mais aussi tellement éphémère ; tellement prometteur davenir, que nous risquons de ne pas voir ses dons de linstant.
Nous accepter, être dans le présent. Condition de stabilité et déquilibre.
Nous sommes responsables de toute souffrance que nous avons provoquée, nayant pas songé que nous pouvions ne pas connaître la sensibilité de lautre.
Ne gâchons pas une joie simple, en nous empressant de critiquer un petit objet quun autre sest acquis avec plaisir et quil utilise avec joie et en troublant ainsi quelques instants de sa journée toujours trop brève.
Nécrasons pas les joies simples.
Dans Crime et châtiment, Sonia dit à un moment donné à Raskolnikov combien elle regrette davoir refusé à Catherine Ivanovna de jolis petits cols et des manchettes brodés que celle-ci lui avait demandés et surtout, combien elle regrette de les avoir refusés en lui demandant - car Catherine Ivanovna na pas une robe décente avec laquelle les porter - à quoi ils lui serviraient : Cela il ne fallait pas le dire ! /.../ je donnerais tout je crois pour revenir en arrière, reprendre tout ce que jai dit...
Lart de se procurer des joies simples ne donne peut-être pas la joie de vivre, mais il na pas la joie de vivre celui qui ne sait pas se procurer des joies simples.
La vitalité nest pas garante de la joie de vivre, même sil devait être plus facile de lacquérir à celui qui a la vitalité.
La joie de vivre nest pas lenthousiasme, mais il ny a pas de joie de vivre où lenthousiasme manque.
La joie de vivre...
... avoir la curiosité de lavenir, tout en restant dans le présent. Etre dans le présent. Semaine, jour, minute ne sont pas des formes du provisoire, mais des fragments déternité.
... se laisser porter par les rêves, mais rester dans le réel.
... chercher des sources de joie...
- L*** : Quest-ce quil serait bien quun homme apprenne, quelle que soit sa place au monde ?
- A chercher des sources de joie.
VII
L'HOMME et L'HISTOIRE
fin 1997
Parmi les publications de lannée sur linhumanité de notre temps, deux travaux.
Parmi les publications de lannée sur linhumanité de notre temps, deux travaux.
Stelian Tånase, Anatomia mistificårii 1944-1989 (Stelian Tanase, Lanatomie de la mystification 1944-1989).
Le livre, paru à Bucarest, reconstitue un procès (Noïca-Pillat), fabriqué par le régime à la fin des années 50 : après les mouvements dHongrie et de Pologne, les gouvernants roumains prennent peur et veulent prévenir toute forme de protestation en créant la terreur. Le procès jugeait, tels de graves délits - et sanctionnait avec de longues années de prison - les gestes élémentaires dune personne qui travaille dans la culture : lire (Hegel), traduire (Hegel), communiquer (cette traduction de Hegel).
Présentation succinte des faits, entretiens avec les victimes qui ont survécu, avec leurs amis ou des membres de leur famille, extraits des archives du parti et du procès (secrètes avant 1990), autant de témoignages qui dévoilent, à travers le procès Noïca-Pillat - telle une lentille grandissante - les mécanismes du système, ses ravages dans lexistence des hommes et la tragédie dun peuple pendant plus de quarante ans (précision faite par le sous-titre - 1944-1989).
Inversion sinistre : les représentants de la justice, coupables, dans le cadre même du procès, de violer la loi existante, de mensonges, de coups et de meurtres, jugeaient des hommes de haute tenue intellectuelle et morale :"La nullité parée de bonne humeur / Et le Bien esclave qui sert le mal" (And needed nothing trimmed in jollity /.../ And captive Good attending captain ill - Shakespeare, Sonnet LXVI).
Sur la manchette rouge dun ouvrage paru ce dernier mois à Paris ( Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression ) : 85 millions de victimes.
85 millions de vies fauchées. Comme dans une catastrophe géologique. Quen dit-il, aujourdhui - sil accepte de connaître la vérité - le jeune parisien avec lequel je parlais en 1978 ou 1979 et qui soutenait que, pour se faire une opinion objective, les gouvernements occidentaux devaient donner la parole aussi à Pol Pot, qui leur expliquerait la raison et la nécessité des mesures prises. Et que pensent-ils, aujourdhui, les étudiants, les acteurs et les chanteurs enthousiasmés par Hô-Chi-Minh ? et les intellectuels qui se faisaient un idéal du maoïsme? Et le couple américain, qui, en 1984, justifiait les massacres de 1956, en Hongrie, par le projet de construire le socialisme ? Ou Z***, qui disait, en 1986, que les Polonais devaient se soumettre aux décisions de leur voisin fort et se résigner ? Et tous les lecteurs du Goulag qui voulaient y voir de la fiction ? et tant dautres, tant dautres...
Il y avait pourtant, parmi ceux qui ne voyaient pas, des hommes et des femmes exceptionnellement sensibles et généreux.
Mais quelle soif dune justice abstraite ou quelle indifférence devant la cruauté ; quelle crédulité ou quel effondrement du goût de connaître ; quel mépris des réalités ou quelle infirmité du regard ; quelles craintes, quelle délectation à vivre dans les fantasmes et quelle myopie devant les menaces qui sapprochaient de lavenir des enfants ont pu engendrer la surdité et le mutisme devant les cris des dizaines de millions de victimes ?
Ce que eux, ils ne voyaient pas, dans la réalité qui leur était contemporaine, Dostoïevski lavait pré-vu, il y a plus de cent ans. En écoutant une poignée de phrases et de slogans qui circulaient autour de lui, il avait vu paraître le nihilisme et ses conséquences : ... ces ténèbres et ces horreurs préparées à lhumanité sous couleur de rénovation et de régénération... Il savait que les idéologues qui voulaient perfectionner le monde-et-les-hommes, en réduisant lêtre humain à ses besoins matériels, ne pouvaient aboutir quà sa destruction : quon donne à tous ces grands maîtres à penser de notre temps pleine possibilité de détruire lancienne société et den reconstruire une nouvelle, et il en résultera de telles ténèbres, un tel chaos, quelque chose de tellement grossier, aveugle et inhumain, que tout lédifice sécroulera sous les malédictions de lhumanité avant même dêtre achevé.
nimporte quel jour, tout au long des années
Même quand je me suis avoué à moi-même un manquement ou une série de manquements - par lesquels j'avais causé la souffrance d'un autre - et aussi encore mon ignorance (ignorée), la bêtise, la précipitation et l'irréflexion, l'orgueil, les prétentions et la grossièreté, la colère, la méchanceté ou la cruauté qui avaient pu générer, encourager, maintenir ces manquements,
même quand j'ai compris mes propres faits et fautes et les situations dans lesquelles je les avais commis, quand j'y ai pensé avec douleur, j'ai demandé le pardon et j'ai décidé que, serait-ce en payant de parcelles de ma vie, je tâcherai de ne plus les répéter (et il en fut ainsi, dans des situations identiques),
il peut toujours surgir quelque chose d'autre, une situation différente, dans laquelle, par ignorance, bêtise, précipitation et irréflexion, orgueil, grossièreté, colère, méchanceté ou cruauté je provoque de nouveau une souffrance.
Et je peux de nouveau comprendre avec douleur, et regretter, et demander pardon, en sachant que, serait-ce en payant de parcelles de ma vie, dans une situation similaire, je ne le répéterai pas...
Et de nouveau...
Mais comment atteindre les racines ? car on ne peut pressentir toutes les situations. Comment parvenir à diminuer, affaiblir, neutraliser l'ignorance (qui passe pour le savoir), la bêtise, la précipitation et l'irréflexion, les prétentions, la grossièreté, la colère, la méchanceté ou la cruauté qui...
Comment leur opposer la conscience de nos propres limites, un effort de connaissance et de compréhension, patience et réflexion, attention et respect pour l'autre, tels que nous les souhaitons pour nous-mêmes, contrôle de soi-même et maîtrise de soi-même, compassion et bonté... bref, de l'amour dans les faits, pour ne pas augmenter la souffrance dans le monde.
Je me pose la même question, quand je regarde - dans l'histoire, sur le globe et le long des millénaires - des horreurs commises au nom de puissances étatiques ou de groupements humains (réputés ou obscurs, larges ou restreints, officiels ou souterrains, organisés ou spontanés), des horreurs - commises par erreur ou avec intention - répétées, qui peuvent encore être répétées ; à la différence que, cette fois, je crois connaître la réponse : il faut que nous aboutissions à ce que chacun d'entre nous réfléchisse à sa propre ignorance... précipitation... cruauté... et qu'il leur oppose le courage de regarder les réalités et le respect de lautre dans les faits.
Alain Bosquet, Pas daccord Soljénitsyne! - ouvrage mentionné dans ce volume, IIème partie, chap.IV (Des mots), p. 142-143.
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