L'Éducation sentimentale - Bis repetita placent
Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de
cinq à .... Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, l'ayant
subi ..... Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le
...... arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l'indigo sous les yeux, une plaque
...
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bruissement de la vapeur, qui, séchappant par des plaques de tôle, enveloppait tout dune nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à lavant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et dusines, filèrent comme deux larges rubans que lon déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup dil, lîle Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, sen retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant daller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, lavait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, lhéritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Le tumulte sapaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient leau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu sabaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à litalienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses où lon pouvait saccouder. Plus dun, en apercevant ces coquet tes résidences, si tranquilles, enviait den être le propriétaire, pour vivre là jusquà la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. Le plaisir tout nouveau dune excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre quil occuperait là-bas, au plan dun drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le bonheur mérité par lexcellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il savança jusquau bout, du côté de la cloche ; et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix dor quelle portait sur la poitrine. Cétait un gaillard dune quarantaine dannées, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur détranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus.
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en linterpellant par des clins dil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui lentouraient. Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.
La conversation roula dabord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela dun ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.
Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissait lintérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, quil appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea.
Mais il sinterrompit pour observer le tuyau de la cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir « combien chaque coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc. ». Et, la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux dêtre échappé aux affaires.
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à lenvie de savoir son nom. Linconnu répondit tout dune haleine :
« Jacques Arnoux propriétaire de lArt industriel, boulevard Montmartre. »
Un domestique ayant un galon dor à la casquette vint lui dire :
« Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure. »
Il disparut.
LArt industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à létalage du libraire de son pays natal, sur dimmenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement.
Le soleil dardait daplomb, en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de leau ; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusquau bord des prairies. À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, et lennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre laspect des voyageurs plus insignifiant encore.
À part quelques bourgeois, aux Premières, cétaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin ; çà et là, quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière ; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à ganse de cuir lançaient des regards obliques, et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ; dautres dormaient dans des coins ; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine, sur la passerelle, marchait dun tambour à lautre, sans sarrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans léblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps quil passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement lovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de lair bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait dobserver une chaloupe sur la rivière.
Jamais il navait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes quelle avait portées, les gens quelle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui navait pas de limites.
Une négresse, coiffée dun foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. Lenfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de séveiller. Elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle nétait pas sage, quoiquelle eût sept ans bientôt ; sa mère ne laimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait dentendre ces choses, comme sil eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait dorigine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, sen couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans leau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
« Je vous remercie, monsieur. »
Leurs yeux se rencontrèrent.
« Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de lescalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons dune harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur dinstrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer.
Cétait une romance orientale, où il était question de poignards, de fleurs et détoiles. Lhomme en haillons chantait cela dune voix mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient, et leurs sons métalliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte dun amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois sinclinaient jusquau bord de leau ; un courant dair frais passait ; Mme Arnoux regardait au loin dune manière vague. Quand la musique sarrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait dun songe.
Le harpiste sapprocha deux, humblement. Pendant quArnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et, louvrant avec pudeur, il y déposa un louis dor. Ce nétait pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il lassociait, un mouvement de cur presque religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin, lengagea cordialement à descendre. Frédéric affirma quil venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.
Ensuite il songea quil avait bien le droit, comme un autre, de se tenir dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il sassit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre.
Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait lombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette dor à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, navaient pas lair de la remarquer.
Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc dune barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nommaient les pays riverains.
Arnoux se plaignait de la cuisine : il se récria considérablement devant laddition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme à lavant du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric sen retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait quil faudrait la quitter tout à lheure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir !
Une plaine sétendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline. où lon apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait sarrêter, ils navaient quà descendre ; et cette chose bien simple nétait pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil !
Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs sétalait devant sa façade ; et des avenues senfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses dorangers. Puis tout disparut.
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de nêtre pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte ?
« Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il.
Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? Et il nimagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de lautomne, en ajoutant :
« Voilà bientôt lhiver, la saison des bals et des dîners ! »
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie, ensuite une rangée de maisons basses ; il y avait, en dessous, des marmites de goudron, des éclats de bois ; et des gamins couraient sur le sable, en faisant la roue. Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches, il lui cria :
« Dépêche-toi. »
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et lautre répondit en lui serrant la main :
« Au plaisir, cher monsieur ! »
Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme ; comme sil neût rien fait, elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique :
« Pourquoi nas-tu pas amené la voiture jusquici ? »
Le bonhomme sexcusait.
« Quel maladroit ! Donne-moi de largent ! »
Et il alla manger dans une auberge.
Un quart dheure après, il eut envie dentrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être ?
« À quoi bon ? » se dit-il.
Et laméricaine lemporta. Les deux chevaux nappartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur, pour latteler auprès du sien. Isidore, parti la veille, sétait reposé à Bray jusquau soir et avait couché à Montereau, si bien que les bêtes rafraîchies trottaient lestement.
Des champs moissonnés se prolongeaient à nen plus finir. Deux lignes darbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, dune façon si nette quil distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.
Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il naurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. Lunivers venait tout à coup de sélargir. Elle était le point lumineux où lensemble des choses convergeait ; et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il sabandonnait à une joie rêveuse et infinie.
À Bray, il nattendit pas quon eût donné lavoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux lavait appelée « Marie ! » Il cria très haut « Marie ! » Sa voix se perdit dans lair.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à loccident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris dune inquiétude sans cause.
Quand Isidore leut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à sintroduire, nimporte comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait dailleurs ; puis, qui sait ? Alors, un flot de sang lui monta au visage : ses tempes bourdonnaient, il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux dun tel train, que le vieux cocher répétait :
« Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez poussifs. »
Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.
On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.
« Quest-ce donc, Mlle Louise ? »
« La petite à M. Roque, vous savez ? »
« Ah ! joubliais ! » répliqua Frédéric, négligemment.
Cependant, les deux chevaux nen pouvaient plus. Ils boitaient lun et lautre ; et neuf heures sonnaient à Saint Laurent lorsquil arriva sur la place dArmes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.
Elle sortait dune vieille famille de gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort dun coup dépée, pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé davance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa vertu sexerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, léducation des jeunes filles, lart des confitures, et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle naimait pas à entendre blâmer le Gouvernement. par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections dabord ; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller dÉtat, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil ; il avait remporté le prix dhonneur.
Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on lembrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de lépoque, ne manqua pas damener une discussion violente ; Mme Moreau larrêta, au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.
Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque ! À propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait dacquérir le domaine de la Fortelle. Mais le Percepteur avait entraîné Frédéric à lécart, pour savoir ce quil pensait du dernier ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme Benoît sy prit adroitement en sinformant de son oncle. Comment allait ce bon parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles. Navait-il pas un arrière-cousin en Amérique ?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès quils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
« Eh bien ? »
Le vieillard lavait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
Mme Moreau soupira.
« Où est-elle, à présent ? » songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.
« Quest-ce donc ? »
« Cest Deslauriers qui a besoin de moi », dit-il.
« Ah ! ton camarade ! » fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. « Lheure est bien choisie, vraiment ! »
Frédéric hésitait. Mais lamitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
« Au moins, ne sois pas longtemps ! » lui dit sa mère.
II
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec largent de la dot, avait acheté une charge dhuissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant lEmpereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui létouffaient. Peu denfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de sinterposer, était rudoyée comme lui. Enfin le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit lépaule droite visiblement plus forte que lautre.
En 1833, daprès linvitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut dun cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il sétablit marchand dhommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais lun avait douze ans, lautre quinze ; dailleurs, mille différences de caractère et dorigine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de lhuissier. Il travaillait si bien, quau bout de la seconde année, il passa dans la classe de Troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance lentourait. Mais un domestique, une fois, layant appelé enfant de gueux, en pleine cour des Moyens, il lui sauta à la gorge et laurait tué, sans trois maîtres détudes qui intervinrent. Frédéric, emporté dadmiration, le serra dans ses bras. À partir de ce jour, lintimité fut complète. Laffection dun grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et lautre accepta comme un bonheur ce dévouement qui soffrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard lenthousiasma. Alors il séprit détudes métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans lorgueil dune intelligence qui saffranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Malebranche, les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin den voler la clef, pour se procurer des livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires : Froissart, Comines, Pierre de lEstoile, Brantôme.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit lobsédaient si fort, quil éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait dêtre un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de linscription morale peinte sous lhorloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir, doù lon domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.
Ils parlaient de ce quils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. Dabord, ils entreprendraient un grand voyage avec largent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements despoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.
Les soirs dété, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil, tandis que des senteurs dangélique passaient dans lair, une sorte détouffement les prenait, et ils sétendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manches de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On sen revenait, en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs ; les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la grille souvrait, on remontait lescalier ; et ils étaient tristes comme après de grandes débauches.
M. le censeur prétendait quils sexaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, il lemmena chez sa mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa dassister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains ; enfin, elle crut savoir quil avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne sen aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, lannée suivante, partit du collège, pour étudier le droit à Paris.
Frédéric comptait bien ly rejoindre. Ils ne sétaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à laise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, sétait fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à lÉcole et quil navait pas dargent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, sil ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. Cétait le premier de ses rêves qui sécroulait.
« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! Ny pense plus ! »
Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.
Frédéric neut pas grandchose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin sévanouit. Il ne parla pas delle, retenu par une pudeur. Il sétendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers lengagea fortement à cultiver cette connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps navait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par dessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et dautres plus médiocres lenthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable dexprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses lappréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. Léconomie sociale et la Révolution française le préoccupaient. Cétait, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, lair résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant quil neût froid, elle lui envoyait son manteau.
« Reste donc ! » dit Deslauriers.
Et ils continuèrent à se promener dun bout à lautre des deux ponts qui sappuient sur lîle étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons sinclinant quelque peu ; à droite, léglise apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies darbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que lon distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et dune clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusquà eux ; la chute de la prise deau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.
Deslauriers sarrêta, et il dit :
« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, cest drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si javais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre nimporte quoi, il faut de largent ! Quelle malédiction que dêtre le fils dun cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils sen enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.
« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait Frédéric. Lamertume de son ami avait ramené sa tristesse. « Jaurais fait quelque chose avec une femme qui meût aimé
Pourquoi ris-tu ? Lamour est la pâture et comme latmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les uvres sublimes. Quant à chercher celle quil me faudrait, jy renonce ! Dailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je méteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je nen sais rien. »
Lombre de quelquun sallongea sur les pavés, en même temps quils entendirent ces mots :
« Serviteur, messieurs ! »
Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé dune ample redingote brune, et coiffé dune casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.
« M. Roque ? » dit Frédéric.
« Lui-même ! » reprit la voix.
Le Nogentais justifia sa présence en contant quil revenait dinspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de leau.
« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! jai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, jespère ? Vous ne partez pas encore ? »
Et il sen alla, rebuté, sans doute, par laccueil de Frédéric.
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien quil fût le croupier délections, le régisseur de M. Dambreuse.
« Le banquier qui demeure rue dAnjou ? » reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame sinquiétait de son absence.
« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il ne découchera pas. »
Et, le domestique étant parti :
« Tu devrais prier ce vieux de tintroduire chez les Dambreuse ; rien nest utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu my mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! »
Frédéric se récriait.
« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, jen suis sûr ! »
Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, quil se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur lautre, il ne put sempêcher de sourire.
Le clerc ajouta :
« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie quon létait au xiie siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. Dailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je men retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne dune maison basse.
Deslauriers laperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! »
Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à lauberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusquau carrefour de lHôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.
III
Deux mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron, songea immédiatement à faire sa grande visite.
Le hasard lavait servi. Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez M. Dambreuse ; et il accompagnait lenvoi dun billet décacheté, où il présentait son jeune compatriote.
Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimula le plaisir quelle lui causait.
M. Dambreuse sappelait de son vrai nom le comte dAmbreuse ; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il sétait tourné vers lindustrie ; et, loreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à laffût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que lon disait considérable ; de plus, il était officier de la Légion dhonneur, membre du conseil général de lAube, député, pair de France un de ces jours ; complaisant du reste, il fatiguait le ministre par ses demandes continuelles de secours, de croix, de bureaux de tabac ; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche. Sa femme, la jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes, présidait les assemblées de charité. En cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes du noble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse pouvait encore se repentir et rendre des services.
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
« Jaurais mieux fait de prendre mon habit. On minvitera sans doute au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t-on me dire ? »
Laplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse nétait quun bourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet sur le trottoir de la rue dAnjou.
Quand il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa la cour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de couleur.
Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de cuivre, sappuyait contre les hautes murailles en stuc luisant. Il y avait, au bas des marches, un bananier dont les feuilles larges retombaient sur le velours de la rampe. Deux candélabres de bronze tenaient des globes de porcelaine suspendus à des chaînettes ; les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd ; et lon nentendait que le tic-tac dune grande horloge, dressée à lautre bout du vestibule, sous une panoplie.
Un timbre sonna ; un valet parut, et introduisit Frédéric dans une petite pièce, où lon distinguait deux coffres forts, avec des casiers remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau à cylindre.
Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.
De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeune encore. Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles et surtout la pâleur extraordinaire de son visage, accusaient un tempérament délabré. Une énergie impitoyable reposait dans ses yeux glauques, plus froids que des yeux de verre. Il avait les pommettes saillantes, et des mains à articulations noueuses.
Enfin, sétant levé, il adressa au jeune homme quelques questions sur des personnes de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études ; puis il le congédia en sinclinant. Frédéric sortit par un autre corridor, et se trouva dans le bas de la cour, auprès des remises.
Un coupé bleu, attelé dun cheval noir, stationnait devant le perron. La portière souvrit, une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.
Frédéric, en même temps quelle, arriva de lautre côté, sous la porte cochère. Lespace nétant pas assez large, il fut contraint dattendre. La jeune femme. penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il napercevait que son dos, couvert dune mante violette. Cependant, il plongeait dans lintérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame lemplissaient ; il séchappait de cette petite boîte capitonnée un parfum diris, et comme une vague senteur délégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.
Frédéric sen revint à pied, en suivant les boulevards.
Il regrettait de navoir pu distinguer Mme Dambreuse.
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de lautre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :
Jacques Arnoux.
Comment navait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il savança vers la boutique, il nentra pas, cependant ; il attendit quElle parût.
Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de lArt industriel ; et les prix de labonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu, les initiales de léditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes ; un petit escalier les séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette ; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie, donnaient à cet intérieur plutôt lapparence dun salon que dune boutique.
Frédéric faisait semblant dexaminer les dessins. Après des hésitations infinies, il entra.
Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur ne serait pas « au magasin » avant cinq heures. Mais si la commission pouvait se transmettre
« Non ! je reviendrai », répliqua doucement Frédéric.
Les jours suivants furent employés à se chercher un logement ; et il se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe.
En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à louverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait dune voix monotone ; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans cette salle lodeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille, le même ennui ! Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on nétait pas encore à larticle 3, quil avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum.
Les joies quil sétait promises narrivaient pas ; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désuvrement sans fond.
Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse. Il lui fallait compter son linge et subir le concierge, rustre à tournure dinfirmier, qui venait le matin retaper son lit, en sentant lalcool et en grommelant. Son appartement, orné dune pendule dalbâtre, lui déplaisait. Les cloisons étaient minces ; il entendait les étudiants faire du punch, rire, chanter.
Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camarades nommé Baptiste Martinon ; et il le découvrit dans une pension bourgeoise de la rue Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu de charbon de terre.
En face de lui, une femme en robe dindienne reprisait des chaussettes.
Martinon était ce quon appelle un fort bel homme : grand, joufflu, la physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur de tête ; son père, un gros cultivateur, le destinait à la magistrature, et, voulant déjà paraître sérieux, il portait sa barbe taillée en collier.
Comme les ennuis de Frédéric navaient point de cause raisonnable et quil ne pouvait arguer daucun malheur, Martinon ne comprit rien à ses lamentations sur lexistence. Lui, il allait tous les matins à lÉcole, se promenait ensuite dans le Luxembourg, prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par an et lamour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitement heureux.
« Quel bonheur ! » exclama intérieurement Frédéric.
Il avait fait à lÉcole une autre connaissance celle de M. de Cisy, enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières.
M. de Cisy soccupait de dessin, aimait le gothique. Plusieurs fois ils allèrent ensemble admirer la Sainte Chapelle et Notre-Dame. Mais la distinction du jeune patricien recouvrait une intelligence des plus pauvres. Tout le surprenait ; il riait beaucoup à la moindre plaisanterie, et montrait une ingénuité si complète, que Frédéric le prit dabord pour un farceur, et finalement le considéra comme un nigaud.
Les épanchements nétaient donc possibles avec personne ; et il attendait toujours linvitation des Dambreuse.
Au jour de lan, il leur envoya des cartes de visite, mais il nen reçut aucune.
Il était retourné à lArt industriel.
Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut blessé. Il nen chercha pas moins comment parvenir jusquà Elle.
Il eut dabord lidée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles « très forts », ce qui amènerait des relations. Peut-être valait-il mieux courir droit au but, déclarer son amour ? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleine de mouvements lyriques et dapostrophes ; mais il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien, immobilisé par la peur de linsuccès.
Au-dessus de la boutique dArnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout ; cétait la sienne ; et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.
Une négresse, quil croisa un jour dans les Tuileries tenant une petite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle devait y venir comme les autres ; toutes les fois quil traversait les Tuileries, son cur battait, espérant la rencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa promenade jusquau bout des Champs Élysées.
Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes ; les étriers dacier, les gourmettes dargent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse. Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons de poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait ; et tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant, sécartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient. Derrière les Tuileries, le ciel prenait la teinte des ardoises. Les arbres du jardin formaient deux masses énormes, violacées par le sommet. Les becs de gaz sallumaient ; et la Seine, verdâtre dans toute son étendue, se déchirait en moires dargent contre les piles des ponts.
Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe.
Il regardait avec dédain le vieux comptoir dacajou, les serviettes tachées, largenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la muraille. Ceux qui lentouraient étaient des étudiants comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de leurs maîtresses. Il sinquiétait bien des professeurs ! Est-ce quil avait une maîtresse ! Pour éviter leurs joies. il arrivait le plus tard possible. Des restes de nourriture couvraient toutes les tables. Les deux garçons fatigués dormaient dans des coins, et une odeur de cuisine. de quinquet et de tabac emplissait la salle déserte.
Puis il remontait lentement les rues. Les réverbères se balançaient. en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, lenveloppant, descendaient indéfiniment dans son cur.
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées. des choses très simples lembarrassèrent.
Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, cétait lui-même ; lhéroïne, Mme Arnoux. Elle sappelait Antonia ; et, pour lavoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il saperçut le découragèrent ; il nalla pas plus loin, et son désuvrement redoubla.
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils sarrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il lengageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.
Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages, sans en recevoir aucune visite. Il ny retourna plus.
Il voulut samuser. Il se rendit aux bals de lOpéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. Dailleurs, il était retenu par la crainte dun affront pécuniaire, simaginant quun souper avec un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure. Il lui semblait, cependant, quon devait laimer ! Quelque fois, il se réveillait le cur plein despérance, shabillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. À chaque femme qui marchait devant lui, ou qui savançait à sa rencontre, il se disait : « La voilà ! » Cétait, chaque fois, une déception nouvelle. Lidée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la trouverait peut-être sur son chemin ; et il imaginait, pour laborder, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il la sauverait.
Ainsi les jours sécoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les arcades de lOdéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou déconomie politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.
Il loua un piano, et composa des valses allemandes.
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge davant-scène, Arnoux près dune femme. Était ce elle ? Lécran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; lécran sabattit. Cétait une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups déventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, sassit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours quelle écoutait sans répondre. Frédéric singéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.
À la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait lescalier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes.
Tout à coup, un bec de gaz léclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, quil courut le lendemain à lArt industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M. Arnoux.
Le garçon répondit :
« Mais très bien ! »
Frédéric ajouta en pâlissant :
« Et Madame ? »
« Madame, aussi ! »
Frédéric oublia demporter sa gravure.
Lhiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, layant subi dune façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.
Il nalla point à Troyes voir son ami, afin déviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, quil meubla. Lespoir dune invitation chez les Dambreuse lavait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à séteindre.
IV
Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus danimation quà lordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils sappelaient dune maison à lautre ; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient dun air inquiet ; les volets se fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient çà et là ; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur loreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi ; on attendait quelque chose évidemment ; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès dun jeune homme blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.
« Je nen sais rien, » reprit lautre « ni eux non plus ! Cest leur mode à présent ! quelle bonne farce ! »
Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme, que lon faisait signer dans la garde nationale, jointes au recensement Humann, dautres événements encore, amenaient depuis six mois, dans Paris, dinexplicables attroupements ; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux nen parlaient plus.
« Cela manque de galbe et de couleur », continua le voisin de Frédéric. « Ie cuyde, messire, que nous avons dégénéré ! À la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Ie les treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu ! Et voilà ce quon appelle la Jeunesse des écoles ! »
Il écarta les bras, largement, comme Frédéric Lemaître dans Robert Macaire.
« Jeunesse des écoles, je te bénis ! »
Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écailles dhuîtres contre la borne dun marchand de vin :
« En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles ? »
Le vieillard releva une face hideuse où lon distinguait, au milieu dune barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinés stupides.
« Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que lon voit, dans divers groupes, semant lor à pleines mains
Oh ! sème, mon patriarche, sème ! Corromps-moi avec les trésors dAlbion ! Are you English ? Je ne repousse pas les présents dArtaxerxès ! Causons un peu de lunion douanière. »
Frédéric sentit quelquun lui toucher à lépaule ; il se retourna. C était Martinon, prodigieusement pâle.
« Eh bien ! » fit-il en poussant un gros soupir, « encore une émeute ! »
Il avait peur dêtre compromis, se lamentait. Des hommes en blouse, surtout, linquiétaient, comme appartenant à des sociétés secrètes.
« Est-ce quil y a des sociétés secrètes ! » dit le jeune homme à moustaches. « Cest une vieille blague du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois ! »
Martinon lengagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.
« Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard ? »
Et il le regarda dune telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point dabord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.
Bientôt la multitude se fendit delle-même ; plusieurs têtes se découvrirent ; on saluait lillustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant en lair ses lunettes dargent et soufflant de son asthme, savançait à pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du xixe siècle, le rival des Zachariæ, des Rudorff. Sa dignité nouvelle de pair de France navait modifié en rien ses allures. On le savait pauvre, et un grand respect lentourait.
Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent :
« À bas Guizot ! »
« À bas Pritchard ! »
« À bas les vendus ! »
« À bas Louis-Philippe ! »
La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur daller plus loin. Il sarrêta devant lescalier. On laperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien quon laimât tout à lheure, on le haïssait maintenant, car il représentait lAutorité. Chaque fois quil essayait de se faire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement et sen fonça dans le couloir. Martinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps.
« Quel lâche ! » dit Frédéric.
« Il est prudent ! » reprit lautre.
La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. À toutes les fenêtres, des curieux regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise ; dautres proposaient daller chez Béranger.
« Chez Laffite ! »
« Chez Chateaubriand ! »
« Chez Voltaire ! » hurla le jeune homme à mous taches blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement quils pouvaient :
« Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! »
Quelquun cria :
«À bas les assommeurs ! »
Cétait une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de lordre public ; ils commençaient à pâlir ; un deux ny résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui sapprochait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, quil le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous sécartèrent ; mais presque aussitôt il roula lui même, terrassé par une sorte dHercule dont la chevelure, telle quun paquet détoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint Jacques, il avait lâché bien vite un large carton quil portait pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, quil en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous lappelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence ; il navait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.
« Je mappelle Dussardier ! chez MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? Je veux mon carton ! » Il répétait : « Dussardier !
rue de Cléry. Mon carton ! »
Il sapaisa pourtant, et, dun air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à mous taches marchaient immédiatement par derrière, pleins dadmiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.
À mesure que lon avançait, la foule devenait moins grosse.
Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient dun air féroce ; et les tapageurs nayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous sen allaient peu à peu. Des passants, que lon croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, sécria même quil avait volé un pain ; cette injustice augmenta lirritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait quune vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.
Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui quon venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, sils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité délèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.
On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs sallongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet souvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie dun bon chien.
« Tu ne nous reconnais pas ? » dit Hussonnet.
Cétait le nom du jeune homme à moustaches.
« Mais
», balbutia Dussardier.
« Ne fais donc plus limbécile », reprit lautre ; « on sait que tu es, comme nous, élève en droit. »
Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup :
« A-t-on trouvé mon carton ? »
Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.
« Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ? Oui, oui ! rassure-toi ! »
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin quils venaient pour le servir ; et il se tut, craignant de les compromettre. Dailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social détudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.
« Veux-tu faire dire quelque chose à quelquun ? » demanda Frédéric.
« Non, merci, à personne ! »
« Mais ta famille ? »
Il baissa la tête sans répondre ; le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.
« As-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric.
Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris dune pipe, une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle dargent et un bout dambre.
Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef duvre. Il avait eu soin den tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. À présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant. il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard dune ineffable tristesse.
« Si nous lui donnions des cigares, hein ? » dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste den atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte cigares rempli.
« Prends donc ! Adieu, bon courage ! »
Dussardier se jeta sur les deux mains qui savançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.
« Comment ?
à moi !
à moi !
»
Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.
Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon quil travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour lArt industriel.
« Chez Jacques Arnoux », dit Frédéric.
« Vous le connaissez ? »
« Oui ! non !
Cest-à-dire je lai vu, je lai rencontré. »
Il demanda négligemment à Hussonnet sil voyait quelquefois sa femme.
« De temps à autre », reprit le bohème.
Frédéric nosa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans quil y eût de la part de lautre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leurs adresses. et Hussonnet linvita cordialement à laccompagner jusquà la rue de Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand lemployé dArnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs quil y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.
« Cest un signal », dit Hussonnet.
Ils sarrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où lon pénétrait par une allée. Dans la lucarne dun grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.
« Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche », fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers.
Il ouvrit la barrière dun coup de pied, et disparut.
Frédéric lattendit toute la semaine. Il nosait aller chez lui, pour navoir point lair impatient de se faire rendre à déjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier latin. Il le rencontra un soir, et lemmena dans sa chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue ; ils sépanchèrent. Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus, « avait des masses de plans, tournait le couplet ; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant dans létagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur lécole romantique. Ces poètes-là navaient ni bon sens ni correction, et nétaient pas Français, surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes dhumeur folâtre quand elles abordent lart sérieux.
Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot doù son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres sil pouvait le présenter chez Arnoux.
La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.
Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il sarrêta dabord au Théâtre Français pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière ; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta lescalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus lépaule.
Cinq ou six personnes, debout, emplissaient lappartement étroit, quéclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine brune occupant au fond lintérieur dune alcôve, entre deux portières détoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze ; deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. À droite, près dun cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de laffection la plus sincère.
« Cela va toujours bien ? » fit-il en se tournant vers Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
« Comment lappelez-vous, votre ami ? »
Puis tout haut :
« Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte. »
LArt industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement. On y voyait ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois ; Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins les guerres dAlgérie ; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, dautres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de létudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène ; et linventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit lomnibus pour sen retourner.
Il fut dabord question dune nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.
« Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! » dit Arnoux.
« Après vous, sil en reste, sire », répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.
Puis on discuta quelques toiles, où la tête dApollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On sétonnait du prix de leurs uvres ; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, lhabit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, lair un peu fou.
« Quel tas de bourgeois vous êtes ! » dit-il. « Quest ce que cela fait, miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient des chefs-duvre ne sinquiétaient pas du million. Corrège, Murillo
»
« Ajoutez Pellerin », dit Sombaz.
Mais sans relever lépigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence, quArnoux fut contraint de lui répéter deux fois :
« Ma femme a besoin de vous, jeudi. Noubliez pas ! »
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de louvrir ; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée ; cétait le personnage qui lisait son journal, dans le fauteuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la chevelure grise, lair majestueux et sappelait Regimbart.
« Quest-ce donc, citoyen ? » dit Arnoux.
« Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement ! »
Il sagissait de la destitution dun maître décole ; Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer sen allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :
« Vous ne pourriez pas mavancer, mon cher patron ?
»
Mais Arnoux sétait rassis et gourmandait un vieillard daspect sordide, en lunettes bleues.
« Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois uvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez-vous que jen fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie !
au diable ! Taisez-vous ! »
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer ; il le congédia brutalement. Puis, changeant de manières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.
Le coude sur lespagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, dun air mielleux. Enfin il éclata :
« Eh ! je ne suis pas embarrassé davoir des cour tiers, monsieur le comte ! »
Le gentilhomme sétant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq louis, et, dès quil fut dehors :
« Sont-ils assommants, ces grands seigneurs ! »
« Tous des misérables ! » murmura Regimbart.
À mesure que lheure avançait, les occupations dArnoux redoublaient ; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes ; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne ; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique.
Les autres causaient des choses du jour : le portrait de Cherubini, lhémicycle des Beaux-Arts, lExposition prochaine. Pellerin déblatérait contre lInstitut. Les cancans, les discussions sentrecroisaient. Lappartement, bas de plafond, était si rempli, quon ne pouvait remuer ; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume.
La porte, près du divan, souvrit, et une grande femme mince entra, avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.
Cétait la femme entrevue, lété dernier, au Palais Royal. Quelques-uns, lappelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.
Frédéric nentendait pas leurs paroles ; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine séleva :
« Depuis six mois que laffaire est faite, jattends toujours ! »
Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
« Oh ! oh ! plus tard, nous verrons ! »
« Adieu, homme heureux ! » dit-elle, en sen allant.
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :
« Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ? »
« Soit », dit lartiste, devenu rouge.
« Bon ! et noubliez pas ma femme ! »
Frédéric accompagna Pellerin jusquau haut du faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.
Pellerin lisait tous les ouvrages desthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il laurait trouvée, de faire des chefs-duvre. Il sentourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer linspiration, tressaillait de lavoir saisie, puis abandonnait son uvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à limportance dun règlement ou dune réforme en matière dart, il navait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste lempêchait de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie sétendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises dun filet ; il était même impossible dy rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. Lune devait représenter la démence de Nabuchodonosor, lautre lincendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs darbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin nestimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine ; Frédéric lendossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes dun lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, quelle le montait presque jusquà eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il lappelait un bon garçon, dautres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait dune bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, comme cette personne lintéressait, il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, dabord institutrice en province ; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait décrire dans les petites feuilles.
Daprès ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
« Ah ! bah ! il en a dautres ! »
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous linfamie de sa pensée, ajouta dun air crâne :
« Sa femme le lui rend, sans doute ? »
« Pas du tout ! elle est honnête ! »
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom dArnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque delle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme lintelligence dune main dans la sienne. Insensiblement il devint aussi ponctuel que Regimbart.
Tous les jours, Regimbart s asseyait au coin du feu dans son fauteuil, semparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements dépaules. De temps à autre, il sessuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin. et quil portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
À huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusquà trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre labsinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à lestaminet Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait quon lui servît « des plats de ménage, des choses naturelles » ! Enfin il se transportait dans un autre billard, et y restait jusquà minuit, jusquà une heure du matin, jusquau moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de létablissement, exténué, le suppliait de sortir.
Et ce nétait pas lamour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais lhabitude ancienne dy causer politique ; avec lâge, sa verve était tombée, il navait plus quune morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, quil roulait le monde dans sa tête. Rien nen sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait doccupations, bien quil se donnât pour tenir un cabinet daffaires.
Arnoux paraissait lestimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric :
« Celui-là en sait long, allez ! Cest un homme fort ! »
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne ; Arnoux sen rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, jusquà lui offrir labsinthe de temps à autre ; et quoiquil le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que cétait lami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, détendre ses profits pécuniaires. Il recherchait lémancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter lopinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs uvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles dameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme daction. Bien des choses, pourtant, létonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.
Il recevait du fond de lAllemagne ou de lItalie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était dexiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte den publier la gravure ; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. À ceux qui se plaignaient dêtre exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent dailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, senthousiasmait pour une uvre ou pour un homme, et, sobstinant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin dexpansion, racontait naïvement ses indélicatesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric décrire sous ses yeux, un peu avant lheure du rendez-vous des billets où lon désinvitait les convives.
« Cela nattaque pas lhonneur, vous comprenez ? »
Et le jeune homme nosa lui refuser ce service.
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui souvrait sur lescalier) le bas dune robe disparaître.
« Mille excuses ! » dit Hussonnet. « Si javais cru quil y eût des femmes
»
« Oh ! pour celle-là cest la mienne », reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite, en passant. »
« Comment ? » dit Frédéric.
« Mais oui ! elle sen retourne chez elle, à la maison. »
Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce quil y sentait confusément épandu venait de sévanouir, ou plutôt ny avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur dune trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides. « Ah ! les affiches ! » sécria le marchand. « Je ne suis pas près de dîner ce soir ! »
Regimbart prenait son chapeau.
« Comment, vous me quittez ? »
« Sept heures ! » dit Regimbart.
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais !
« Venez-vous la prendre ? » dit Regimbart.
« Prendre qui ? »
« Labsinthe ! »
Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à lestaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre nétait pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à lArt industriel.
« Que je crève, si jy retourne ! Cest une brute, un bourgeois un misérable, un drôle ! »
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait quelles atteignaient un peu Mme Arnoux.
« Quest-ce donc quil vous a fait ! » dit Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux lhumiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais « la crasse dArnoux » lexaspérait trop. Il se soulagea.
Daprès une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, sétait permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix nen avait voulu. Mais, forcé par léchéance dun billet, Pellerin les avait cédés au Juif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.
« Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien dautres, parbleu ! Nous le verrons, un de ces matins, en cour dassises. »
« Comme vous exagérez ! » dit Frédéric dune voix timide.
« Allons ! bon ! jexagère ! » sécria lartiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment ; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles
« Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon petit, moi, je nadmets pas cela, les amateurs ! »
« Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! » dit Frédéric.
« Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » reprit froidement Pellerin.
Le jeune homme balbutia :
« Mais
parce que je suis son ami. »
« Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! »
Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.
Frédéric sétait convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans léchauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.
« Tiens ! qui vous ramène ? »
Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si lon navait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
« Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » dit Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit dune telle supposition.
« Vos poésies, alors ? » répliqua le marchand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et, en disant : « Cest fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.
Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait quil arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il naurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, dHussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, il shabillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
« Un mot, seulement ! Hier, on ma envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste
Cest rue de Choiseul, 24 bis. Noubliez pas ! »
Frédéric fut obligé de sasseoir. Ses genoux chance laient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut, avec une malle sur lépaule.
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.
« Quest-ce donc qui te prend ? » dit Deslauriers, « tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ? »
Frédéric neut pas la force de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père navait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, simaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout lhéritage de sa mère, sept mille francs nets, quil tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
« Cest une réserve, en cas de malheur. Il faut que javise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourdhui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! »
« Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. « Si tu avais ce soir quelque chose dimportant
»
« Allons donc ! Je serais un fier misérable
»
Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cur. comme une allusion outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.
« Tu me traites comme un roi, ma parole ! »
Ils causèrent de leur passé, de lavenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre lhabit auquel il avait donné un coup de fer.
« On croirait que tu vas te marier », dit Deslauriers. Une heure après, un troisième individu survint et retira dun grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.
« Monsieur na besoin de rien ? »
« Merci », répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il sécria, comme saisi par une idée :
« Ah ! saprelotte, joubliais ! »
« Quoi donc ? »
« Ce soir, je dîne en ville ! »
« Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne men parles-tu jamais dans tes lettres ? »
Ce nétait pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
« Tu aurais dû mavertir ! » dit Deslauriers. « Je serais venu un jour plus tard. »
« Impossible ! » répliqua brusquement Frédéric. « On ne ma invité que ce matin, tout à lheure. »
Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.
« Tu as bien le temps ! » dit lautre.
Enfin, il shabilla, il partit.
« Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur quil connaissait.
Frédéric sarrêta plusieurs fois dans lescalier, tant son cur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis quil enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise. Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.
Lantichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On navait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman shabillait. Arnoux lenleva jusquà la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec lenfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon dune danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.
Il néprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts dune dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs dargent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier dune chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine doù pendaient en dehors deux aiguilles divoire, la pointe en bas. Cétait un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.
Arnoux rentra ; et, par lautre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée dombre, il ne distingua dabord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, sentortillant à son peigne, lui tombait sur lépaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
« Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement », répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques dart collègues dHussonnet, un fabricant de papier, et enfin lillustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.
Lorsquon passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux laimait, tout en lexploitant. Dailleurs, il redoutait sa terrible langue si bien que, pour lattendrir, il avait publié dans lArt industriel son portrait accompagné déloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire quà largent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric simagina quils étaient réconciliés depuis longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle quun parloir moyen âge, était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de lOrient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de lOpéra ; et lexistence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté dHussonnet, lequel narra, dune manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, nayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur lécole florentine, lui révéla des chefs-duvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin sécria :
« Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Quest-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, dautres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; et lart deviendra, si lon continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vous narriverez pas à son but, oui, son but ! qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites uvres, malgré toutes vos finasseries dexécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple : cest joli, coquet, propret, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ; il y a pour trois sous didées ; mais, sans lidée, rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! LOlympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut lexubérance que le goût, le désert quun trottoir, et un sauvage quun coiffeur ! »
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, sajoutaient à sa passion et faisaient de lamour.
Il était assis trois places au-dessous delle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.
Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de lépoque Pavaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux, il sen trouvait beaucoup dinconnus, et les pensées curieuses napparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur décrire une ligne à côté.
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs dargent quil avait remarqué sur la cheminée. Cétait un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis dArnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris dattendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; et Frédéric aurait accepté dêtre sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui lintronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cur, furieux contre sa jeunesse.
Mais elle vint dans langle du salon où il se tenait, lui demanda sil connaissait quelques-uns des convives, sil aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il nen détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il nosait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres sentrouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans lair.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel quun chant déglise, puis, sanimant crescendo, multipliait les éclats sonores, sapaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, sinclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras sécartaient, son cou doù séchappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point dorgue.
Rosenwald nabandonna pas le piano. Il continua de jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. À onze heures, comme les derniers sen allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils nont pas fait leur tour après dîner.
Mme Arnoux sétait avancée dans lantichambre ; Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.
Il quitta ses amis ; il avait besoin dêtre seul. Son cur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? « Allons donc ! je suis fou ! » Quimportait dailleurs, puisquil pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait quelle vécût ! Il navait plus conscience du milieu, de lespace, de rien ; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide lenveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de leau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes masses dombre qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices, que lon napercevait pas, faisaient des redoublements dobscurité. Un brouillard lumineux flot tait au-delà, sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.
Il sétait arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait lair. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose dintarissable, un afflux de tendresse qui lénervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À lhorloge dune église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui leût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces frissons de lâme où il vous semble quon est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas lobjet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, sil serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et lavenir infaillible.
Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelquun qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. Cétait lautre. Il ny pensait plus.
Son visage soffrait à lui dans la glace. Il se trouva beau ; et resta une minute à se regarder.
V
Le lendemain, avant midi, il sétait acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric lemmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
« Cest lui ! le voilà ! Sénécal ! »
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et lecclésiastique.
Dabord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara quil nallait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
« Est-ce pour toi, tout cela ? » dit le clerc.
« Mais sans doute ! »
« Tiens ! quelle idée ! »
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il Lavait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils vinrent à sentretenir du dîner chez Arnoux.
« Le marchand de tableaux ? » demanda Sénécal. « Joli monsieur, vraiment ! »
« Pourquoi donc ? » dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
« Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques ! »
Et il se mit à parler dune lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais laffliction des patriote. Pellerin, dun ton vexé comme sil en était lauteur, répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. LArt devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
« Mais ça dépend de lexécution ? » cria Pellerin. « Je peux faire des chefs-duvre ! »
« Tant pis pour vous, alors ! on na pas le droit
»
« Comment ? »
« Non ! monsieur, vous navez pas le droit de mintéresser à des choses que je réprouve ! Quavons nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là denseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, latelier
»
Pellerin en balbutiait dindignation, et, croyant avoir trouvé un argument :
« Molière, lacceptez-vous ? »
« Soit ! » dit Sénécal. « Je ladmire comme précurseur de la Révolution française. »
« Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il ny a eu dépoque plus pitoyable ! »
« Pas de plus grande, monsieur ! »
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
« Vous mavez lair dun fameux garde national ! »
Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
« Je nen suis pas ! et je la déteste autant que vous ! Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si fort sans la complicité dun tas de farceurs comme celui-là. »
Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal lexaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cur dor, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
« Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle. »
Frédéric devint blême.
« Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ? »
« À moi ? non ! Je lai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout. »
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de lArt industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant dun monde quil jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, nayant dailleurs aucun besoin, et étant dune probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
« Tu my présenteras plus tard, nest-ce pas, mon vieux ? »
« Certainement », dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à lÉcole de droit son inscription, acheté les livres indispensables, et la vie quils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers nayant parlé daucune convention pécuniaire, Frédéric nen parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait larmoire, soccupait du ménage ; mais, sil fallait donner une mercuriale au concierge, le Clerc sen chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et daîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à linterrompre. Cétaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou dun livre égaré, colères dune minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans lair pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en laspirant, un vaste espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils sen allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur sur venait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour deux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cache mire, au murmure dun jet deau, servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, quelles le désolaient comme sil les avait perdues.
« À quoi bon causer de tout cela », disait-il, « puisque jamais nous ne laurons ! »
« Qui sait ? » reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il lengageait à sintroduire chez les Dambreuse. Lautre objectait ses tentatives.
« Bah ! retournes-y ! On tinvitera ! »
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, nayant point la somme suffisante. emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il ny mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres dAlfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de lArt industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis dune telle façon, quon avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait quil lui fallait tout cela pour sa peinture.
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ayant coutume dassister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans latelier. Le calme de cette grande pièce, où lon nentendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusquau ronflement du poêle, tout le plongeait dabord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de létagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel quun voyageur perdu au milieu dun bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie », cétait une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cur.
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître décriture de Mlle Marthe survint. Dailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il ny retourna plus, par discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour quon linvitât aux dîners du jeudi, de se présenter à lArt industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusquà la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra lart de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles, il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des uvres dart, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cur et augmentaient sa passion.
Il navait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer delle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric sasseyait au pied de son lit. Dabord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou daffection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
« Ah ! quelle bêtise ! »
Ou bien elle lavait appelé son « ami ».
« Vas-y gaiement, alors ! »
« Mais je nose pas », disait Frédéric.
« Eh bien, ny pense plus ! Bonsoir. »
Deslauriers se retournait vers la ruelle et sendormait. Il ne comprenait rien à cet amour, quil regardait comme une dernière faiblesse dadolescence ; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux dalgérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, sétalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur limmortalité de lâme, on faisait des parallèles entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé dune redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. Cétait le garçon quils avaient réclamé au poste, lannée dernière.
Nayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci lavait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, lavait rencontré au coin dune rue ; et il lamenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « lautre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et quil avait gardé religieusement avec lespoir de le rendre. Les jeunes gens linvitèrent à revenir. Il ny manqua pas.
Tous sympathisaient. Dabord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur dun dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On laccablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : lembastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot, si bien que Martinon se taisait, craignant doffenser quelquun. En sept ans de collège, il navait pas mérité de pensum, et, à lÉcole de droit, il savait plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne dor.
Létonnement redoubla quand on sut quil sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait dacheter au père Martinon une partie de bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.
« Y avait-il beaucoup de truffes », demanda Deslauriers, « et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicutdecet ? »
Alors, la conversation sengagea sur les femmes. Pellerin nadmettait pas quil y eût de belles femmes (il préférait les tigres) ; dailleurs, la femelle de lhomme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :
« Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux
»
« Cependant », objecta Frédéric, « de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs
»
« Oh ! connu ! » sécria Hussonnet. « Assez dAndalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom dun petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !
Il faut passer de la brune à la blonde ! Est-ce votre avis, père Dussardier ? »
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.
« Eh bien », fit-il en rougissant, « moi, je voudrais aimer la même, toujours ! »
Cela fut dit dune telle façon, quil y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.
Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux sabstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte.
Élevé sous les yeux dune grand-mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons ; et il se montrait plein de zèle, jusquà vouloir fumer, en dépit des maux de cur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement. Frédéric lentourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse ; sa voiture lattendait en bas dans la rue.
Un soir quil venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas dun ouvrier que de ces messieurs.
« Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre ! »
« Cela se voit », dit à la fin Frédéric, impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.
Mais, Regimbart ayant dit quil connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à lami dArnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux patriotes.
Ils différaient cependant.
Sénécal qui avait un crâne en pointe ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui linquiétait principalement, cétait la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de lÉcole polytechnique.
Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes ; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait : « Oh ! pas dutopies, pas de rêves ! » En fait dart (bien quil fréquentât les ateliers, où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon descrime), ses opinions nétaient point transcendantes. Il comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause dune ode sur la Pologne, « où il y avait du cur ». Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier dArnoux. Or, le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « Quand donc my mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce nétait pas la peine, les dîners allaient finir.
Sil avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric leût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusquà venir au bureau de lArt industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès delle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, laurait gêné mille fois plus. Le Clerc sapercevait quil ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation dinjure.
Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer daprès lidéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. Dailleurs Frédéric, plein de lidée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic didiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait : « Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandait un fromage de Brie « à linstar dArnoux » ; et, la nuit, feignant davoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric. excédé, lui dit dune voix lamentable :
« Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux ! »
« Jamais ! » répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée
Limage de lArnoux
« Tais-toi donc ! » sécria Frédéric en levant le poing.
Il reprit doucement :
« Cest un sujet qui mest pénible, tu sais bien. »
« Oh ! pardon, mon bonhomme », répliqua Deslauriers en sinclinant très bas, « on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses ! »
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
« Eh bien, je lai vue tantôt, Mme Arnoux ! »
« Où donc ? »
« Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune, nest-ce pas, de taille moyenne ? »
Frédéric fit un signe dassentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot dadmiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; lautre se taisait toujours ; enfin, ny tenant plus, il lui demanda dun air indifférent ce quil pensait delle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien dextraordinaire ».
« Ah ! tu trouves », dit Frédéric.
Arriva le mois daoût, époque de son deuxième examen. Daprès lopinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala demblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux dInstruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusquau matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart dheure, il continua à linterroger sur le trottoir, tout en marchant.
Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il sagissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée dun tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses dhermine sur lépaule, avec des toques à galons dor sur le chef.
Frédéric se trouvait lavant-dernier dans la série, position mauvaise. À la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit lune pour lautre ; et le professeur, un brave homme, lui dit :
« Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous ! » puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout nétait pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, lexaminateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements dépaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il sagissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué davoir entendu des théories contraires aux siennes, lui demanda dun ton brutal :
« Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment conciliez-vous le principe de larticle 1351 du Code civil avec cette voie dattaque extraordinaire ? »
Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par lintervalle dune jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.
« Jattends toujours votre réponse ! » reprit lhomme à la toque dor.
Et, comme le geste de Frédéric lagaçait sans doute :
« Ce nest pas dans votre barbe que vous la trouverez ! »
Ce sarcasme causa un rire dans lauditoire ; le professeur, flatté, samadoua. Il lui fit deux questions encore sur lajournement et sur laffaire sommaire, puis baissa la tête en signe dapprobation ; lacte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.
Pendant que lhuissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis lentourèrent. en achevant de lahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de lexamen. On le proclama bientôt dune voix sonore, à lentrée de la salle : « Le troisième était
ajourné ! »
« Emballé ! » dit Hussonnet, « allons-nous-en ! »
Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et lauréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre « une belle carrière » souvrait devant lui.
« Celui-là tenfonce tout de même », dit Deslauriers.
Rien nest humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où lon échoue. Frédéric, vexé, répondit quil sen moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine de sen aller, il le prit à lécart pour lui dire : .
« Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu ! »
Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour lAllemagne.
Le soir, en rentrant, le Clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et, lautre sétonnant de cette humeur, Frédéric déclara quil nirait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.
À la nouvelle du départ dArnoux, une joie lavait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte dêtre interrompu dans ses visites. La conviction dune sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne serait pas séparé dElle ! Quelque chose de plus fort quune chaîne de fer lattachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles sy opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait dabord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; dailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, nayant pas de temps à perdre, il nirait point à la maison cette année ; et il demandait, outre largent dun trimestre, deux cent cinquante francs pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations damour filial.
Mme Moreau, qui lattendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille sensuivit. À la fin de la semaine néanmoins, il reçut largent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme dor.
Quand tout cela fut en sa possession :
« Cest peut-être une idée de coiffeur que jai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir sil irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans lair, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité lordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
Il monta vivement lescalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, dun coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, sapaisa par degrés ; et lon nentendait plus rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son il au trou de la serrure, et il napercevait dans lantichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte souvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et lair maussade, Arnoux lui-même parut.
« Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! »
Il lintroduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où lon voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, dun ton brusque :
« Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ? »
« Non ! rien ! rien ! » balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit quil était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport dHussonnet.
« Nullement ! » reprit Arnoux. « Quelle linotte que ce garçon-là. pour entendre tout de travers ! »
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied dune chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche divoire se brisa.
« Mon Dieu ! » sécria-t-il, « comme je suis chagrin davoir brisé lombrelle de Mme Arnoux. »
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant loccasion qui soffrait de parler delle, ajouta timidement :
« Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il nosa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
« Chartres ! Cela vous étonne ? »
« Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! »
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui sétait fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, létagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans lantichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il lenfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
« Avertissez le concierge, sil vous plaît, que je ny suis pas ! »
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
Frédéric descendit lescalier marche à marche. Lin succès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois dennui. Comme il navait aucun travail, son désuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois samusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, lhôtel de ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à lorient comme une large étoile dor, tandis quà lautre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. Cétait par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan, sabandonnait à une méditation désordonnée : plans douvrage, projets de conduite, élancements vers lavenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.
Il remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueux dhabitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements dailes dans des cages, le ronflement dun tour, le marteau dun savetier ; et les marchands dhabits, au milieu des rues, interrogeaient de lil chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture ; dans latelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il sarrêtait à létalage dun bouquiniste ; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il nallait pas plus loin.
Quelquefois, lespoir dune distraction lattirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures dombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule létourdissait, le dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusquà la Madeleine, cétait un immense flot ondulant sur lasphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait tout écuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.
Il allait tous les jours à lArt industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il sinformait de sa mère très longuement. La réponse dArnoux ne variait pas ; « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait dinquiétude, si bien quArnoux, attendri par tant daffection, lemmena cinq ou six fois dîner au restaurant.
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture nétait pas fort spirituel. Arnoux pouvait sapercevoir de ce refroidissement ; et puis cétait loccasion de lui rendre, un peu, ses politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs ; et, layant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbart sy trouvait. Ils sen allèrent aux Trois Frères Provençaux.
Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de létablissement, auquel il « donna un savon », il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service ! À chaque plat nouveau à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre ; puis saccoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il sécriait quon ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant quimaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à lhuile, « tout bonnement », lesquels, bien quà moitié réussis, lapaisèrent un peu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux : « Quétait devenu Antoine ? Et un nommé Eugène ? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on nen reverra plus ! »
Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation dArnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisquil ne voulait vendre à aucun prix, Regimbart lui découvrirait quelquun ; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusquà la fin du dessert.
On sen alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à lentresol. Frédéric assista, sur ses jambes, à dinterminables parties de billard, abreuvées dinnombrables chopes ; et il resta là, jusquà minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans lespérance confuse dun événement quelconque favorable à son amour.
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
« Ma femme est revenue hier, vous savez ! »
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
« Mais non ! Qui vous la dit ? »
« Arnoux ! »
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta quelle avait eu dabord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; et lentretien fut pénible, elle labandonnait à chaque minute ; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait détudier la chicane, elle répliqua : « Oui
, je conçois
, les affaires
! » en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.
Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de lombre autour deux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de laccompagner.
On ny voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard estompant la façade des maisons, puait dans lair. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main quil aurait voulu couvrir de baisers, sappuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait quils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu dun nuage.
Léclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. Loccasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusquà la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle sarrêta net, en lui disant :
« Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi, nest ce pas, comme dhabitude ? »
Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.
La contemplation de cette femme lénervait, comme lusage dun parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau dexister.
Les prostituées quil rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À léventaire des marchandes, les fleurs sépanouissaient pour quelle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison : les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour delle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue dun palmier lentraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine dun yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il sarrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour lembrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée dun hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes dautruche, dans une robe de brocart. Dautres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins dun harem ; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, lallure dune phrase, un contour, lamenaient à sa pensée dune façon brusque et insensible.
Quant à essayer den faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.
Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
« Vous permettez, nest-ce pas, selon le privilège des amis ? »
Frédéric balbutia :
« Il me semble que nous sommes tous des amis ? »
« Pas tous des vieux ! » reprit-elle.
Cétait le repousser davance, indirectement.
Que faire, dailleurs ? Lui dire quil laimait ? Elle léconduirait sans doute : ou bien, sindignant, le chasse rait de sa maison ! Or, il préférait toutes les douleurs à lhorrible chance de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon lintéresser.
Une chose létonnait, cest quil nétait pas jaloux dArnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.
Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable daction, maudissant Dieu et saccusant dêtre lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente létouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes ; et, un jour quil navait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
« Mais, saprelotte ! quest-ce que tu as ? »
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers nen crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, cest perdre son temps.
« Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande lancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles ! »
« Cest vrai », dit Frédéric, « je suis fou ! »
Le Clerc reprit :
« Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui tafflige ! Le petit cur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je ten fasse connaître, des femmes ? Tu nas quà venir à lAlhambra. » (Cétait un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Élysées, et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce genre détablissements.) « On sy amuse à ce quil paraît. Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart ! »
Frédéric ninvita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de lAlhambra.
Deux galeries moresques sétendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur dune maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait lestrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert dasphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, doù sélevait un mince filet deau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à lhuile ; et les allées nombreuses, garnies dun sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste quil ne létait.
Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte ; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de lAmérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièce dor, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique vert deau, bleue, cerise, ou violette, passaient, sagitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts. et de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après P avoir considéré dun air maussade, elle dit :
« Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons.
Il recommença près dune grosse brune, qui était folle sans doute. car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant. sil continuait, dappeler les sergents de ville. Deslauriers sefforça de rire ; puis, découvrant une petite femme assise à lécart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.
Les musiciens, juchés sur lestrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef dorchestre, debout, battait la mesure dune façon automatique. On était tassé, on samusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes senfonçaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, nosait leur parler, simaginant quil y avait toujours chez ces femmes-là « un homme caché dans larmoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet sécria :
« Tiens ! la marquise dAmaëgui ! »
Cétait une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusquaux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
« Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental ? Tâche dherboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien, quest ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ? »
LAndalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur den être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot dargent lâché par elle Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée. Mais Frédéric nétait plus là.
Il avait cru reconnaître la voix dArnoux, avait aperçu un chapeau de femme, et il sétait enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
« Excusez-moi ! je vous dérange ? »
« Pas le moins du monde ! » reprit le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit quil était accouru à lAlhambra pour entretenir Mlle Vatnaz dune affaire urgente ; et sans doute Arnoux nétait pas complètement rassuré, car il lui dit dun air inquiet :
« Vous êtes bien sûre ? »
« Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme ! »
Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force dêtre rouges. Mais elle avait dadmirables yeux, fauves avec des points dor dans les prunelles, tout pleins desprit, damour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
« Vous êtes gentille, embrassez-moi ! »
Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.
À ce moment, les danses sarrêtèrent ; et, à la place du chef dorchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et dune blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes dor, lair orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette. Cétait un villageois narrant lui-même son voyage dans la Capitale ; lartiste parlait bas-normand, faisait lhomme soûl ; le refrain :
Ah ! jai ty ri, jai ty ri,
Dans ce gueusard de Paris !
soulevait des trépignements denthousiasme. Delmas, « chanteur expressif », était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de lAlbanaise.
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait lhomme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux sattachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnaz, en écartant dune main les branches dun troène qui lui masquait la vue de lestrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.
« Très bien ! » dit Arnoux. « Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à lAlhambra ! Delmas vous plaît, ma chère. »
Elle ne voulut rien avouer.
« Ah ! quelle pudeur ! »
Et, montrant Frédéric :
« Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret ! »
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.
Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :
« Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ? »
« Comment la connaissez-vous ? » demanda Frédéric.
« Nous avons été dans la même maison ! » reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença léloge de son caractère. Elle ajouta même quil avait le génie du cur.
Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et il sensuivit une discussion, où lon mêla Shakespeare, la Censure, le Style, le Peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient Pour lécouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique ; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous sabattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules ; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre ; un voleur fut arrête.
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme saccélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur démeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
Elle sécoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans lair. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme dune cinquantaine dannées, laide, magnifiquement vêtue, et dun rang social problématique.
« Ce gaillard-là », dit Deslauriers, « est moins simple quon ne suppose. Mais où est donc Cisy ? »
Dussardier leur montra lestaminet, où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie dun chapeau rose.
Hussonnet, qui sétait absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille sappuyait sur son bras, en lappelant tout haut « mon petit chat ».
« Mais non ! » lui disait-il. « Non ! pas en public ! Appelle-moi Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! Nest-ce pas quelle est gentille ? » Il lui prenait le menton.
« Salue ces messieurs ! ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour quils me nomment ambassadeur ! »
« Comme vous êtes fou ! » soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusquà sa porte.
Arnoux les regarda séloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
« Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous nêtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ? »
Frédéric, devenu blême, jura quil ne cachait rien.
« Cest quon ne vous connaît pas de maîtresse », reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais lhistoire pouvait lui être racontée. Il répondit queffectivement, il navait pas de maîtresse.
Le marchand len blâma.
« Ce soir, loccasion était bonne ! Pourquoi navez vous pas fait comme les autres, qui sen vont tous avec une femme ? »
« Eh bien, et vous ? » dit Frédéric, impatienté dune telle persistance. « Ah ! moi ! mon petit ! cest différent ! Je men retourne auprès de la mienne ! »
Il appela un cabriolet, et disparut.
Les deux amis sen allèrent à pied. Un vent dest soufflait. Ils ne parlaient ni lun ni lautre. Deslauriers regrettait de navoir pas brillé devant le directeur dun journal, et Frédéric senfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.
« À qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux ! »
« Bah ! tout ce que jaurais pu faire eût été complètement inutile ! »
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
« Cependant, toi-même, tout à lheure
»
« Je men moquais bien ! » fit Deslauriers, arrêtant net lallusion. « Est-ce que je vais mempêtrer de femmes ! »
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
« Ne pose donc pas ! » dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
« Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ? »
« Oui ! accepté ! »
La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsquau milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.
Deslauriers laccosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près delle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre quil les gênerait, et navait quà suivre son exemple.
« Combien as-tu encore ? »
« Deux pièces de cent sous ! »
« Cest assez ! bonsoir ! »
Frédéric fut saisi par létonnement que lon éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque de moi », pensa-t-il. « Si je remontais ? » Deslauriers croirait, peut-être, quil lui enviait cet amour ? « Comme si je nen avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, comme sil avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de loreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.
Celle dArnoux lui apparut. Il séloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton savançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans lombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle dune cheminée ; des sons lointains sélevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de lautre hiver, où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu sarrêter, tant son cur battait vite sous létreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi nen pas finir ? Rien quun mouvement à faire ! Le poids de son front lentraînait, il voyait son cadavre flottant sur leau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude quil nessaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et saffaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus quil « avait fait la noce ».
Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand faim, et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant quil était encore trop tôt, il flâna aux alentours de lhôtel de ville, jusquà huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il sétait abouché avec une dame ; et même il lavait reconduite en voiture, avec son mari, jusquau seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là !
« Que voulez-vous que jy fasse ? » dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz, de lAndalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour quil lassistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta lhistoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.
Le Clerc trouva qu« il allait maintenant très bien. Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
Cétait par elle quil avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur, jusquà lui faire croire quil était décoré ; il ornait sa redingote dun ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais sen privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et lappelait « fille du peuple » par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric naurait pas voulu dun tel amour.
Cependant, lorsquils sortaient, bras dessus bras des sous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant daller dîner rue de Choiseul !
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont dArcole. Le bohème se mit à lappeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
« Voici la chose : Cest samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux. »
« Comment, puisquelle sappelle Marie ? »
« Angèle aussi, nimporte ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au Journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais jai tant de courses ! »
Frédéric navait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :
« Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire lhonneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. R. S. V. P. »
« Trop tard », pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel sécria :
« Ah ! enfin ! Mais tu nas pas lair content. Pourquoi ? »
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit quil avait le même jour une autre invitation.
« Fais-moi le plaisir denvoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne. »
Et le Clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.
Nayant jamais vu le monde quà travers la fièvre de ses convoitises, il se limaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre dun homme en place, le sourire dune jolie femme pouvaient, par une série dactions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à létat brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.
Il nen devait pas moins, puisque cétait la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or, il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche divoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il navait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit quil navait pas dargent.
« Jen ai besoin », dit Frédéric, « grand besoin ! »
Et, lautre ayant répété la même excuse, il semporta.
« Tu pourrais bien, quelquefois
»
« Quoi donc ? »
« Rien ! »
Le Clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il leut versée pièce à pièce :
« Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets ! »
Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant lombrelle sur le piano :
« Ah ! cétait pour cela ! »
« Je lenverrai peut-être », dit lâchement Frédéric.
Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte dun oncle, sexcusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès deux heures au bureau du Journal. Au lieu de lattendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, sinformait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il sétait acheté une maison de campagne.
Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint. et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « dy aller » ; elle ne pouvait y aller ; décrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric soffrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.
Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusquau bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur lherbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait labsorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
« Diable, diable ! cest ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte. »
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, lécurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée dune clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyant seule, samusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; dautres tombaient précipitées, comme les gouttelettes dune cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage dor.
Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat, cétaient les convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie dune exécution médiocre. Hussonnet sétait dispensé de tout présent.
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
Elle len remercia beaucoup. Alors, il dit :
« Mais
cest presque une dette ! Jai été si fâché. »
« De quoi donc ? » reprit-elle. « Je ne comprends pas ! »
« À table ! » fit Arnoux, en le saisissant par le bras ; puis, dans loreille : « Vous nêtes guère malin, vous ! »
Rien nétait plaisant comme la salle à manger, peinte dune couleur vert deau. À lun des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin dÉcosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.
On causa dabord de cette vue que lon avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna lordre à son domestique datteler laméricaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
« Veux-tu que je men retourne avec toi ? » dit Mme Arnoux.
« Mais certainement ! » et, en lui faisant un beau salut : « Vous savez bien, Madame, quon ne peut vivre sans vous ! »
Tous la complimentèrent davoir un si bon mari.
« Ah ! cest que je ne suis pas seule ! » répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla dun Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda sil était vrai que le fameux Saul Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
« Rien de plus vrai ! » et, se tournant vers Frédéric : « Cest même le monsieur que je promenais lautre jour à lAlhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles ! »
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré laisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta, dun air simple :
« Comment lappellez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ? »
« Deslauriers », dit vivement Frédéric.
Et, pour réparer les torts quils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
« Ah ! vraiment ? Mais il na pas lair si brave garçon que lautre, le commis de roulage. »
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire quil frayait avec les gens du commun.
Ensuite, il fut question des embellissements de la Capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.
Frédéric, saisissant loccasion de se faire valoir, dit quil le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou dargent, il ny voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école, samusait à blaguer son époux ; il lappelait Odry, comme lacteur, déclara quil devait descendre dOudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne, lautre sen défendait à cause de sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de rire.
Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.
La compagnie sarrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur lherbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait deffroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut, ensuite, lidée de faire une promenade en canot.
Un côté de lhorizon commençait à pâlir, tandis que, de lautre, une large couleur orange sétalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur dincendie derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur leau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré les représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer.
Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry sendormait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric laborda.
Ils causèrent de ce que lon disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que lon fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui navait point dambition.
« Ah ! pourquoi ? » dit-elle. « Il faut en avoir un peu ! »
Ils étaient lun près de lautre, debout, dans lembrasure de la croisée. La nuit, devant eux, sétendait comme un immense voile sombre, piqué dargent. Cétait la première fois quils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres dhistoire lintéressaient, elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture desprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, quelle semblait en dépendre.
Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusquau fond de leau. Il laimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front dune pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur lenlevait comme hors de lui ; cétait une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et dautant plus fort quil ne pouvait lassouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient sen retourner dans la voiture ; et laméricaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son uvre avec une forte épingle et il loffrit à sa femme, avec une certaine émotion.
« Tiens, ma chérie, excuse-moi de tavoir oubliée ! »
Mais elle poussa un petit cri ; lépingle, sottement mise, lavait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On lattendit près dun quart dheure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
« Et ton bouquet ? » dit Arnoux.
« Non ! non ! ce nest pas la peine ! »
Frédéric courait pour laller prendre ; elle lui cria :
« Je nen veux pas ! »
Mais il lapporta bientôt, disant quil venait de le remettre dans lenveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et lon partit.
Frédéric, assis près delle, remarqua quelle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
« Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite ! »
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec lautre main, de nen jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.
Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. Alors, on senfonça dans de petits chemins. Le cheval marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la capote. Frédéric napercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans lombre ; Marthe sétait allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
« Elle vous fatigue ! » dit sa mère.
Il répondit :
« Non ! oh non ! »
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait langle dun mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il saperçut quelle pleurait.
Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, quil ne savait pas, lintéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante quil put :
« Vous souffrez ? »
« Oui, un peu », reprit-elle.
La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées dodeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps denfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
« Vous êtes bon ! » dit Mme Arnoux.
« Pourquoi ? »
« Parce que vous aimez les enfants. »
« Pas tous ! »
Il najouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, simaginant quelle allait faire comme lui, peut-être, et quil rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, cétait Paris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que lon fût arrivé dans la cour ; puis il sembusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.
Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.
Il se voyait dans une cour dassises, par un soir dhiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles -et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant dune riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime ; elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs denthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; et les découragements, les calomnies et les injures ne latteindraient pas, si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient, comme des phares, à lhorizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusquau mois daoût, il senferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, sétonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine quil allait toucher bientôt, il pouvait, dabord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à lÉcole de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat dune façon si remarquable, quelle lui valut les compliments des professeurs.
Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut lidée dun pique-nique, pour clore les réunions du samedi.
Il sy montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son amant.
Deslauriers, admis le jour même à la parlote dOrsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiquil fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
« Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je tinstituerai mon régisseur. »
Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan dune pièce, et ne doutait pas du succès :
« Car la charpente du drame, on me laccorde ! Les passions, jai assez roulé ma bosse pour my connaître ; quant aux traits desprit, cest mon métier ! »
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en lair.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait dêtre chassé de sa pension, pour avoir battu un fils daristocrate. Sa misère augmentant, il sen prenait à lordre social, maudissait les riches ; et il sépancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à lestaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé dune semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme décharpe, sallongeaient au-delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux darrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes dhommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose dénorme sépanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il napercevait, dans lavenir, quune interminable série dannées toutes pleines damour.
Il sarrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder laffiche ; et, par désuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares ; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché desclaves à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge davant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé dun filet de barbe grise, la rosette dofficier, et cet aspect glacial quon attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à langlaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens dun pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou lennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.
À lentracte suivant, comme il traversait un couloir il les rencontra tous les deux ; sur le vague salut quil fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, laborda et sexcusa, tout de suite, de négligences impardonnables. Cétait une allusion aux cartes de visite nombreuses, envoyées daprès les conseils du Clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il lenvia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête, légèrement ; et laménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à lheure.
« On y trouve pourtant de belles distractions ! » dit elle, aux derniers mots de son mari. « Comme ce spectacle est bête ! nest-ce pas, monsieur ? » Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, navait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent lexpression dune sympathie instantanée.
On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
« Fameux ! » reprit le Clerc, « et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite ! »
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils nétaient pas aussi riches que lon croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts dargent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite dun banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à lavenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle lavait écouté, encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !
« Ce nest pas possible ! » sécria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.
Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
Rien nétait moins sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle lattira contre son cur, et, dune voix que les larmes étouffaient :
« Ah ! mon pauvre garçon ! Il ma fallu abandonner bien des rêves ! »
Il sassit sur le banc, à lombre du grand acacia.
Ce quelle lui conseillait, cétait de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; sil la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric nentendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus la haie, dans lautre jardin, en face.
Une petite fille denviron douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle sétait fait des boucles doreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil ; des taches de confitures maculaient son jupon blanc ; et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence dun inconnu létonnait, sans doute, car elle sétait brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, dun vert-bleu limpide.
« Cest la fille de M. Roque », dit Mme Moreau. « Il vient dépouser sa servante et de légitimer son enfant. »
VI
Ruiné, dépouillé, perdu !
Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelquun ; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte doutrage, un déshonneur ; car Frédéric sétait imaginé que sa fortune paternelle monte rait un jour à quinze mille livres de rente, et il lavait fait savoir, dune façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui sétait introduit chez eux dans lespérance dun profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?
Cela, dailleurs, était complètement impossible, nayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an. Non, non ! jamais ! Cependant, lexistence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui navaient pas de fortune, Deslauriers entre autres ; et il se trouva lâche dattacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il sexalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait sémouvoir à ce spectacle, et elle sattendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout ; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il nexistait au monde quun seul endroit pour les faire valoir : Paris ! car, dans ses idées, lart, la science et lamour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la Capitale.
Il déclara le soir, à sa mère, quil y retournerait. Mme Moreau fut surprise et indignée. Cétait une folie, une absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils, cest-à-dire de rester près delle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules : « Allons donc ! » se trouvant insulté par cette proposition.
Alors, la bonne dame employa une autre méthode. Dune voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices quelle avait faits. Maintenant quelle était plus malheureuse, il labandonnait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine :
« Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seras libre ! »
Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois ; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait davoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.
Il ny montra ni science ni aptitude. On lavait considéré jusqualors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.
Dabord il sétait dit : « Il faut avertir Mme Arnoux », et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte davouer sa situation le retenait. Puis il songea quil valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours dhésitation :
« Bah ! je ne dois plus les revoir ; quils moublient ! Au moins, je naurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera
peut-être. »
Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il sétait juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point sinformer de Mme Arnoux.
Cependant, il regrettait jusquà la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles quon lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abominables.
En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il sen allait dans les prairies, à moitié couvertes durant lhiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont sélève. Il vagabondait jusquau soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs daction furieuse lemportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, sembarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.
« Quest-ce donc ? » dit-elle, « tu trembles ? »
« Je nai rien ! » répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait quil avait recueilli Sénécal ; et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal sétalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusquau fond de lâme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.
Sa mère lappela. Cétait pour le consulter, à propos dune plantation dans le jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque, qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins, brouillés, sabstenaient dy paraître aux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bon homme sy promenait plus souvent et népargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait dhabiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois, il sétendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.
« Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère sappelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! cest quelque chose, un nom ! Après tout », ajouta-t-il, en le regardant dun air malin, « cela dépend du garde des sceaux. »
Cette prétention daristocratie jurait singulièrement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu ; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque ; il saluait le monde très bas, en frisant les murs.
Jusquà cinquante ans, il sétait contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde, à figure moutonnière, à « port de reine ». On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles doreilles, et tout fut expliqué, par la naissance dune fille, déclarée sous les noms dÉlisabeth-Olympe-Louise Roque.
Catherine, dans sa jalousie, sattendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle laima. Elle lentoura de soins, dattentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, entreprise facile, car Mme Éléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons ; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne savait pas sy prendre. Lélève sinsurgeait, recevait des gifles, et allait pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablement raison. Alors, les deux femmes se querellaient ; M. Roque les faisait taire. Il sétait marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas quon la tourmentât.
Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles ; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.
Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait à lescarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup sarrêtait à contempler les cétoines sabattant sur les rosiers. Cétaient ces habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure une expression à la fois de hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, dailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue :
« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? »
La petite personne leva la tête, et répondit :
« Je veux bien ! »
Mais la haie de bâtons les séparait lun de lautre.
« Il faut monter dessus », dit Frédéric.
« Non, enlève-moi ! »
Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues ; puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve quune enfant de quatre ans, sitôt quelle entendait venir son ami, elle sélançait à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour leffrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons dodeur et se pommada les cheveux abondamment ; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.
« Je mimagine que je suis ta femme », disait-elle.
Le lendemain, il laperçut tout en larmes. Elle avoua « quelle pleurait ses péchés », et, comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux :
« Ne minterroge pas davantage ! »
La première communion approchait ; on lavait conduite le matin à confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer.
Souvent il lemmenait avec lui dans ses promenades. Tandis quil rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés, et, quand elle le voyait plus triste quà lordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son cur, privé damour, se rejeta sur cette amitié denfant ; il lui dessinait des bons hommes, lui contait des histoires et il se mit à lui faire des lectures.
Il commença par les Annales romantiques, un recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles dautomne. Mais, une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbeth, dans la simple traduction de Letourneur), elle se réveilla en criant : « La tache ! la tache ! », ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en disant : « Toujours une tache ! » Enfin arriva le médecin, qui prescrivit déviter les émotions.
Les bourgeois ne virent là-dedans quun pronostic défavorable pour ses murs. On disait que « le fils Moreau » voulait en faire plus tard une actrice.
Bientôt il fut question dun autre événement, à savoir larrivée de loncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusquà servir du gras les jours maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. Cétaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait lair lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habitants des paresseux. « Quel pauvre commerce chez vous ! » Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! Enfin, il partit au bout de la semaine, et sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants :
« Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position. »
« Tu nauras rien ! » dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
Il nétait venu que sur ses instances ; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait davoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face delle, lobservait ; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, soffrant même à sa pensée, lui rappela Mme Arnoux.
À ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps quune voix lappelait.
Cétait le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de ly conduire.
« Vous navez pas besoin dinvitation avec moi ; soyez sans crainte ! »
Frédéric eut envie daccepter. Mais comment explique rait-il son séjour définitif à Nogent ? Il navait pas un costume dété convenable ; enfin que dirait sa mère ? Il refusa.
Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait ; Mme Éléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour létablissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.
Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant il laccompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie dimpériale, il saccoutumait à la province, sy enfonçait ; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre. un charme assoupissant. À force davoir versé sa douleur dans ses lettres, de lavoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il lavait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il sétonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. Ladresse, en gros caractères, était dune écriture inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :
« Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.
» Monsieur,
» M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat
»
Il héritait !
Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise : il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant quil rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
Il était tombé de la neige ; les toits étaient blancs ; et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui lavait fait trébucher la veille au soir.
Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ? toute la fortune de loncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! et une joie frénétique le bouleversa, à lidée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté dune hallucination, il saperçut auprès delle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis quà la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune ; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune. des divans partout ! et quelles étagères ! quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement, quil sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère ; et il descendit, tenant toujours la lettre à sa main.
Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.
« Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant ; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse ! »
Dix minutes après, la nouvelle circulait jusquaux faubourgs. Alors, Me Benoist, M. Gambin, M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric séchappa une minute pour écrire à Deslauriers. Dautres visites survinrent. Laprès-midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant « très bas ».
Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils quelle lui conseillait de sétablir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux.
« Ah ! cest trop fort ! » sécria Frédéric.
À peine avait-il son bonheur entre les mains quon voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution formelle dhabiter Paris.
« Pour quoi y faire ? »
« Rien ! »
Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce quil voulait devenir.
« Ministre ! » répliqua Frédéric.
Et il affirma quil ne plaisantait nullement, quil prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts ly poussaient. Il entrerait dabord au Conseil dÉtat, avec la protection de M. Dambreuse.
« Tu le connais donc ? »
« Mais oui ! par M. Roque ! »
« Cela est singulier », dit Mme Moreau.
Il avait réveillé dans son cur ses vieux rêves dambition. Elle sy abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.
Sil eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à linstant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues ; il se rongea jusquau surlendemain, à sept heures du soir.
Ils sasseyaient pour dîner, quand tintèrent à léglise trois longs coups de cloche ; et la domestique, entrant, annonça que Mme Éléonore venait de mourir.
Cette mort, après tout, nétait un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne sen trouverait que mieux, plus tard.
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles ; et lidée de ce cadavre près deux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois fois, sessuya les yeux. Frédéric avait le cur serré.
Le repas fini, Catherine larrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait, absolument, le voir. Elle lattendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage ; puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota :
« Cest moi. »
Elle lui sembla plus grande quà lordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase laborder, il se contenta de lui prendre les mains, en soupirant :
« Ah ! ma pauvre Louise ! »
Elle ne répondit pas. Elle le regarda profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture ; il croyait entendre un roulement tout au loin, et, pour en finir :
« Catherine ma prévenu que tu avais quelque chose
»
« Oui, cest vrai ! je voulais vous dire
»
Ce vous létonna ; et, comme elle se taisait encore :
« Eh bien, quoi ? »
« Je ne sais plus. Jai oublié ! Est-ce vrai que vous partez ? »
« Oui, tout à lheure. »
Elle répéta :
« Ah ! tout à lheure ?
tout à fait ?
nous ne nous reverrons plus ? »
Des sanglots létouffaient.
« Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc ! »
Et elle le serra dans ses bras avec emportement.
Deuxième partie
I
Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence sébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan dun palais, il arrangea, davance, sa vie. Il lemplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusquau ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si profonde, que les objets extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun, il saperçut de lendroit où lon était. On navait fait que cinq kilomètres, tout au plus ! Il fut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes des limoniers. Il napercevait au-delà que les crinières des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches ; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de lattelage ; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leur châssis ; et la lourde voiture, dun train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur dune grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois en passant dans les villages, le four dun boulanger projetait des lueurs dincendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur lautre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un grand silence, pendant une minute. Quelquun piétinait en haut, sous la bâche, tandis quau seuil dune porte, une femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marchepied, la diligence repartait.
À Mormans, on entendit sonner une heure et un quart.
« Cest donc aujourdhui », pensa-t-il, « aujourdhui même, tantôt ! »
Mais, peu à peu ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pont de Charenton, cétait Paris. Alors, ses deux compagnons, ôtant lun sa casquette, lautre son foulard, se couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours, était un négociant ; le second venait dans la Capitale pour consul ter un médecin ; et, craignant de lavoir incommodé pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait lâme attendrie par le bonheur.
Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées dusines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue ; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. Lenceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal ; et, sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits arbres sans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous. Des établissements de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois. De hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir, par leurs battants entrouverts, lintérieur dignobles cours pleines dimmondices, avec des flaques deau sale au milieu. De longs cabarets, couleur sang de boeuf, portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne discontinua plus ; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courtepointe garnie de dentelles. Des affiches couvraient langle des murs, et, aux trois quarts déchirées tremblaient au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles de bouchers ; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume.
On sarrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de lencombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis de loctroi grimpa sur limpériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans lair humide. Le conducteur lançait son cri sonore : « Allume ! allume ! ohé ! » et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des plantes se déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur sen exhalait. Frédéric laspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusquau seuil des marchands de vin garni de paille, jusquaux décrotteurs avec leurs boîtes, jusquaux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure ; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusquau Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et lon entra dans la cour de lhôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric shabilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à lidée de revoir, tout à lheure, sur la plaque de marbre le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux ny habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric lattendit ; enfin, il parut, ce nétait plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta lAlmanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient ils ? Pellerin devait le savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte nayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme ? Une fois, Il lavait accompagné jusquà la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric saperçut quil ignorait le nom de la demoiselle.
Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra descalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux quil put découvrir, pour savoir si lon ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il sen revint à son hôtel et se coucha. Au moment où il sallongeait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie :
« Regimbart ! quel imbécile je suis de ny avoir pas songé ! »
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique dun rogommiste, où Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle nétait pas encore ouverte ; il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout dune demi-heure, sy présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric sélança dans la rue. Il crut même apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard et des voitures de deuil sinterposèrent. Lembarras passé, la vision avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place Gaillon. Il sagissait de patienter ; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dans le restaurant de la place Gaillon, sûr dy trouver son Regimbart.
« Connais pas ! » dit le gargotier dun ton rogue.
Frédéric insistait ; il reprit :
« Je ne le connais plus, monsieur ! » avec un haussement de sourcils majestueux et des oscillations de la tête, qui décelaient un mystère.
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de lestaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, senquit près du cocher sil ny avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là, et à sa question : « M. Regimbart, sil vous plaît ? » le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux :
« Nous ne lavons pas encore vu, monsieur », tandis quil jetait à son épouse assise dans le comptoir, un regard dintelligence.
Et aussitôt se tournant vers lhorloge :
« Mais nous laurons, jespère, dici à dix minutes, un quart dheure tout au plus. Célestin, vite les feuilles ! Quest-ce que monsieur désire prendre ? »
Quoique nayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari ; à la fin, il savait par cur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, cétait lui ! et la forme de quelquun se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours !
Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place ; il alla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche ; et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau ; et lenfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâtées souriait dun air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart ? Frédéric lattendait, perdu dans une détresse illimitée.
La pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Par lécartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile quun cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cocher sabritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant que son bourgeois ne sesquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous lhorloge à force dattacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait de long en large, en répétant : « Il va venir, allez ! il va venir ! » et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusquà lui proposer une partie de dominos.
Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis midi, se leva dun bond, déclarant quil nattendait plus.
« Je ny comprends rien moi-même », répondit le cafetier dun air candide, « cest la première fois que manque M. Ledoux ! »
« Comment, M. Ledoux ? »
« Mais oui, monsieur ! »
« Jai dit Regimbart ! » sécria Frédéric exaspéré.
« Ah ! mille excuses ! vous faites erreur ! Nest-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux ? »
Et, interpellant le garçon :
« Vous lavez entendu, vous-même, comme moi ? » Pour se venger de son maître sans doute, le garçon se contenta de sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle dun dieu, et bien résolu à lex traire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture lagaçait, il la renvoya ; ses idées se brouillaient ; puis tous les noms des cafés quil avait entendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces dun feu dartifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Hava nais, Havrais, Buf à la mode, brasserie Allemande, Mère Morel ; et il se transporta dans tous successivement. Mais, dans lun, Regimbart venait de sortir ; dans un autre, il viendrait peut-être ; dans un troisième, on ne lavait pas vu depuis six mois ; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.
« Connaissez-vous M. Regimbart ? »
« Comment, monsieur, si je le connais ? Cest moi qui ai lhonneur de le servir. Il est en haut ; il achève de dîner ! »
Et, la serviette sous le bras, le maître de létablissement, lui-même, laborda :
« Vous demandez M. Regimbart, monsieur ? il était ici à linstant. »
Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma quil le trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.
« Je vous en donne ma parole dhonneur ! il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un tendez-vous daffaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entresol, porte à droite ! »
Enfin, il Laperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de larrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.
« Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous ! »
Sans sémouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme sil lavait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur louverture de la session.
Frédéric linterrompit, en lui disant, de lair le plus naturel quil put :
« Arnoux va bien ? »
La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
« Oui, pas mal ! »
« Où demeure-t-il donc, maintenant ? »
« Mais
rue Paradis-Poissonnière », répondit le Citoyen étonné.
« Quel numéro ? »
« Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! »
Frédéric se leva :
« Comment, vous partez ? »
« Oui, oui, jai une course, une affaire que joubliais ! Adieu ! »
Frédéric alla de lestaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec laisance extraordinaire que lon éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte souvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et lembrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de lautre côté de la cheminée.
« Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là », dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il samusa quelques minutes à le faire sauter en lair, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
« Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! » sécriait Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant quil ny avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal. « Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet ! ! » Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce quil avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
« Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous ! »
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de lhéritage, dans la peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine marron ; deux oreillers se touchaient contre le traversin ; une bouillotte chauffait dans les charbons ; et labat-jour de la lampe, posé au bord de la commode, assombrissait lappartement. Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur lépaule du petit garçon, elle défaisait, de lautre, le lacet de la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.
Frédéric sétait attendu à des spasmes de joie ; mais les passions sétiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il lavait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin nêtre pas la même. Le calme de son cur le stupéfiait. Il sinforma des anciens amis, de Pellerin, entre autres.
« Je ne le vois pas souvent », dit Arnoux.
Elle ajouta :
« Nous ne recevons plus, comme autrefois ! »
Était-ce pour lavertir quon ne lui ferait aucune invitation ? Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de nêtre pas venu dîner avec eux, à limproviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé dindustrie.
« Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ? La grande peinture est passée de mode ! Dailleurs, on peut mettre de lart partout. Vous savez, moi, jaime le Beau ! il faudra un de ces jours que je vous mène à ma fabrique. »
Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin à lentresol.
Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis quau milieu une double étagère, montant jusquau plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations dArnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait :
« Jétais bien bon là-bas avec mes douleurs ! À peine si elle ma reconnu ! quelle bourgeoise ! »
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions dégoïsme. Il se sentait le cur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. Lidée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La fortune nétait pas si douce pour celui-là.
Il sétait présenté au concours dagrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il soutenait quon devait le restreindre autant que possible ; et, son adversaire lexcitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu quil tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers sétait livré à des théories déplorables ; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles ; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce quil nen peut fournir les titres quaprès trente et un an révolus ? Cétait donner la sécurité de lhonnête homme à lhéritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, labus de la force ! Il sétait même écrié :
« Abolissons-le ; et les Francs ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne
»
Le président lavait interrompu :
« Bien ! bien ! monsieur ! nous navons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard ! »
Deslauriers navait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne dachoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong, et autres lectures considérables. Afin de sy livrer plus à laise, il sétait démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlote, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, si bien quil avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de sétreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès quils furent seuls, Deslauriers sécria :
« Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant ! »
Frédéric naima point cette manière de sassocier, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il semporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :
« Comme si jallais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusquà des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être ! Ah non, non ! »
Puis, dun air enjoué :
« Mais joublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant ! »
Et, revenant sur lhéritage, il exprima cette idée : que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien quil se réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.
« Tu crois ? » dit Frédéric.
« Compte dessus ! » répondit-il. « Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal
»
« Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
« Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux ! Cest passé, hein ? »
Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.
À propos dArnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel lavait transformé. Cela sappelait « LArt, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune ; capital social : quarante mille francs », avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car « la société a pour but de publier les uvres des débutants, dépargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc
, tu vois la blague ! » Il y avait cependant quelque chose à faire, cétait de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes.
« Quen penses-tu, voyons ! veux-tu ty mettre ? »
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
« Alors, si tu as besoin de quelque chose
»
« Merci, mon petit ! » dit Deslauriers.
Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, lair était doux, des troupes doiseaux voletant sabattaient dans le jardin ; les statues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises ; et lon entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet deau.
Frédéric sétait senti troublé par lamertume de Deslauriers ; mais, sous linfluence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il néprouvait plus quun immense bien être, voluptueusement stupide, comme une plante saturée de chaleur et dhumidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :
« Ah ! cétait plus beau. quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait saffirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis quà présent
»
Il se tut, puis tout à coup :
« Bah ! lavenir est gros ! »
Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélémy :
Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
Colosse qui sans peur marche dun pas puissant.
« Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ? »
Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.
Frédéric, sans lécouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit sarrêter à létalage dun brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées darabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce Il les fit mettre de côté.
« Moi, à ta place », dit Deslauriers, « je machèterais plutôt de largenterie », décelant, par cet amour du cossu, lhomme de mince origine.
Dès quil fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets ; puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout quon se hâtât le plus possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa garde-robe complète ; et, impatient de sen servir, il résolut de faire à linstant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.
« Si jallais chez les autres ? » se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il samuserait, et, au nom de M. Dambreuse :
« Ah ! ca se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle ! »
Frédéric sexcusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et lon entendait le bruit dune cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre dun malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait les raisons :
« Tu sais bien que cest sérieux ! Il faut que jy aille, jy ai besoin, on mattend. »
« Va, va, mon ami. Amuse-toi ! »
Arnoux héla un fiacre.
« Palais-Royal ! galerie Montpensier, 7. »
Et, se laissant tomber sur les coussins :
« Ah ! comme je suis las, mon cher ! jen crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous. »
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
« Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois. »
Et il expliqua ce quétaient la couverte et le petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, quil fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour « sa pauvre femme » du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda quelles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain.
Ils allèrent ensuite chez un costumier ; cétait dun bal quil sagissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
Dès le bas de lescalier, on entendait le bruit des violons.
« Où diable me menez-vous ? » dit Frédéric.
« Chez une bonne fille ! nayez pas peur ! »
Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans lantichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. Cétait Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
« Eh bien ? » dit Arnoux.
« Cest fait ! » répondit-elle.
« Ah ! merci, mon ange ! »
Et il voulut lembrasser.
« Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage ! »
Arnoux présenta Frédéric.
« Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu ! »
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
« Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis ! »
Frédéric fut dabord ébloui par les lumières ; il naperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons dun orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins ; et, en face. après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses. ayant une glace de Venise à son chevet.
Les danses sarrêtèrent, et il y eut des applaudissements, un vacarme de joie, à la vue dArnoux savançant avec son panier sur la tête ; les victuailles faisaient bosse au milieu. « Gare au lustre ! » Frédéric leva les yeux : cétait le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de lArt industriel ; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire ; mais un fantassin de la Ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer létonnement ; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème laccablait de félicitations, lappelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes ne savait que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart en villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous dâge mûr, en costumes de roulier, de débardeur ou de matelot.
Frédéric, sétant rangé contre le mur, regarda le quadrille devant lui.
Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, dune longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons dor. Le couple en face se composait dun Arnaute chargé de yatagans et dune Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusquaux jarrets, une grande blonde, marcheuse à lOpéra, sétait mise en femme sauvage ; et, par-dessus son maillot de couleur brune, navait quun pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant, doù sélevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard, affublé dun habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse dune Bac chante, couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans dor. De lautre côté une Polonaise, en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chur, et qui gambadait très haut, levant dune main son surplis et retenant de lautre sa calotte rouge. Mais la reine, létoile, cétait mademoiselle Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni ; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la couture des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plus insolente encore par lébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau dhomme, en feutre gris, plié dun coup de poing sur loreille droite ; et, dans les bonds quelle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand Baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive dor à la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.
Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment dabandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose dhostile se tramant contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette laborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
« Et vous, monsieur », dit-elle, « vous ne dansez pas ? »
Frédéric sexcusa, il ne savait pas danser.
« Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ? »
Et, posée sur une seule hanche, lautre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, dun air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « Bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut.
Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu pâle avec des bouquets de fleurs des champs, tandis quau plafond, dans un cercle de bois doré, des Amours, émergeant dun ciel dazur, batifolaient sur des nuages en forme dédredon. Ces élégances, qui seraient aujourdhui des misères pour les pareilles de Rosanette, léblouirent ; et il admira tout : les volubilis artificiels ornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par-dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une estrade couverte dune peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à plumes dautruche. Des épingles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des bagues traînant sur des plateaux. des médaillons à cercle dor et des coffrets dargent se distinguaient dans lombre, sous la lueur quépanchait une urne de Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte entrebâillée, on apercevait une serre chaude occupant toute la largeur dune terrasse, et que terminait une volière à lautre bout.
Cétait bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura den jouir, senhardit puis, revenu à lentrée du salon, où il y avait plus de monde maintenant (tout sagitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir, et humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense baiser épandu.
Mais il y avait près de lui, de lautre côté de la porte, Pellerin ; Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et tenant de la droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.
« Tiens, il y a longtemps quon ne vous a vu ! Où diable étiez-vous donc ? parti en voyage, en Italie ? Poncif, hein, lItalie ? pas si raide quon dit ? Nimporte ! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours ? »
Et, sans attendre sa réponse, lartiste se mit à parler de lui-même.
Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la bêtise de la Ligne. On ne devait pas tant senquérir de la Beauté et de lUnité, dans une uvre, que du caractère et de la diversité des choses.
« Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout est plastique. Il sagit seulement dattraper la note, voilà. Jai découvert le secret ! » Et lui donnant un coup de coude, il répéta plusieurs fois : « Jai découvert le secret, vous voyez ! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe, cest net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus : de lindigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes ; pif ! paf ! » Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans lair. « Tandis que la grosse, là-bas », continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix dor au cou et un fichu de linon noué dans le dos, « rien que des rondeurs ; les narines sépatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton sabaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens ! Elles sont parfaites cependant ! Où est le type alors ? » Il séchauffait. « Quest-ce quune belle femme ? Quest-ce que le beau ? Ah ! le beau ! me direz-vous
» Frédéric linterrompit pour savoir ce quétait un pierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs au milieu dune pastourelle.
« Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons. Il les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne. »
« Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans lembrasure de la fenêtre à une marquise-Pompadour ? »
« La marquise, cest Mme Vandaël, lancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de Palazot. Voilà vingt ans quils sont ensemble ; on ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cette femme-là ! Quant au citoyen près delle, on le nomme le capitaine dHerbigny, un vieux de la vieille, qui na pour toute fortune que sa croix dhonneur et sa pension, sert doncle aux grisettes dans les solennités, arrange les duels et dîne en ville. »
« Une canaille ? » dit Frédéric.
« Non ! un honnête homme ! »
« Ah ! »
Lartiste lui en nomma dautres encore, quand, apercevant un monsieur qui portait comme les médecins de Molière une grande robe de serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses breloques :
« Ceci vous représente le docteur Des Rogis, enragé de nêtre pas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers les bottes dans le grand monde, est discret, ces dames ladorent. Lui et son épouse (cette maigre châtelaine en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics, et autres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour, thés artistiques où il se dit des vers. Attention ! »
En effet, le Docteur les aborda ; et bientôt ils formèrent tous les trois, à lentrée du salon, un groupe de causeurs, où vint sadjoindre Hussonnet, puis lamant de la Femme-Sauvage, un jeune poète, exhibant. sous un court mantel à la François Ier, la plus piètre des anatomies, et enfin un garçon desprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants, son large pantalon à plis était dun rouge si déteint, son turban roulé comme une anguille à la tartare dun aspect si pauvre, tout son costume enfin tellement déplorable et réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le docteur len consola par de grands éloges sur la Débardeuse sa maîtresse. Ce Turc était fils dun banquier.
Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons dor. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils dun caniche, lui donnaient quelque chose de folâtre.
Elle lécouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda une verre de sirop ; et rien nétait mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de lhabit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
« Mais cest M. Oudry, le voisin dArnoux ! »
« Il la perdu ! » dit en riant Pellerin.
« Comment ? »
Un postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valse commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur des banquettes, se levèrent à la file, prestement ; et leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.
Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front ; et ce mouvement giratoire de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte divresse, y faisait surgir dautres images, tandis que toutes passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui sabandonnait dune façon langoureuse, lui inspirait len vie de la tenir contre son coeur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille, au bord dun lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse, qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un temps dorage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que la mesure trop rapide essoufflait, poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait receler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les raffinements de lamour moderne, qui a la justesse dune science et la mobilité dun oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre diris autour delle ; et, à chaque tour, du bout de ses éperons dor, elle manquait dattraper Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de lantimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé dargent, et elle tenait un tambour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du Dante, et qui était (elle ne sen cachait plus, maintenant) lancien chanteur de lAlhambra, lequel, sappelant Auguste Delamare, sétait fait appeler primitivement Anténor Dellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfectionnant son nom, daprès sa gloire croissante ; car il avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à lAmbigu, dans Gaspardo le Pêcheur.
Hussonnet, en lapercevant, se renfrogna. Depuis quon avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On nimaginait pas la vanité de ces Messieurs, de celui-là, surtout ! « Quel poseur, voyez donc ! »
Après un léger salut à Rosanette, Delmar sétait adossé à la cheminée ; et il restait immobile, une main sur le cur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon tout en sefforçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, sen vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage déducation quelle voulait publier : la Guirlande des jeunes Personnes, recueil de littérature et de morale. Lhomme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda sil ne pourrait pas dans une des feuilles où il avait accès. faire mousser quelque peu son ami. et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.
Cétait Arnoux qui lavait fabriqué ; et, suivi par le groom du Comte portant un plateau vide, il loffrait aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry. Rosanette larrêta.
« Eh bien. et cette affaire ? »
Il rougit quelque peu ; enfin. sadressant au bon homme :
« Notre amie ma dit que vous auriez lobligeance
»
« Comment donc, mon voisin ! tout à vous. »
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils sentretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta vers Lautre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire faite comme les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde ; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes moyens », en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et quil affectionnait, tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».
Rosanette lécoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait ladmiration sépanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose dhumide passait comme un voile sur ses yeux clairs, dune indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la char mer ? Frédéric sexcitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, lespèce denvie quil lui portait.
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup dil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
« Eh bien, oui, cest convenu ! Laissez-moi tranquille. »
Et elle pria Frédéric daller voir dans la cuisine si M. Arnoux ny était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher ; et les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
« Bien », dit-il, « avertissez-la ! Je fais servir. »
On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent ; et la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au courant dair ses bras en sueur Où donc était Rosanette ? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux, sy étaient réfugiés. Lombre et les chuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires sous des mouchoirs, et lon entrevoyait au bord des corsages des frémissements déventails, lents et doux comme des battements daile doiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles dun caladium, près le jet deau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par lautre côté, celui de la volière. Delmar se leva dun bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner ; et même, sarrêta près de la porte, pour cueillir une fleur dhibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, saperçut quelle pleurait.
« Tiens ! quas-tu donc ? » dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
« Est-ce à cause de lui ? » reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement :
« Tu sais bien que je taimerai toujours, mon gros. Ny pensons plus ! Allons souper ! »
Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait la salle, dont les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées ; et cette lumière crue, tombant daplomb, rendait plus blanc encore, parmi les hors-duvre et les fruits, un gigantesque turbot occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à la bisque. Avec un froufrou détoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leurs écharpes, sassirent les unes près des autres ; les hommes, debout, sétablirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette ; Arnoux était en face. Palazot et son amie venaient de partir.
« Bon voyage ! » dit-elle, « attaquons ! »
Et lEnfant de chur, homme facétieux, en faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde, mère dune fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, « naimait pas ça », trouvant quon devait respecter la religion.
Une horloge allemande, munie dun coq, carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toutes sortes de propos sensuivirent : calembours, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles qui bientôt séparpilla en conversations particulières. Les vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. On se lançait de loin une orange, un bouchon ; on quittait sa place pour causer avec quelquun. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle ; Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson décrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents. LAnge, posée sur le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui permissent de sasseoir), mastiquait placidement, sans discontinuer.
« Quel fourchette ! » répétait lEnfant de chur ébahi, « quelle fourchette ! »
Et la Sphinx buvait de leau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues senflèrent, et, ne résistant plus au sang qui létouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table.
Frédéric lavait vue.
« Ce nest rien ! »
Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement :
« Bah ! à quoi bon ? autant ça quautre chose ! la vie nest pas si drôle ! »
Alors, il frissonna, pris dune tristesse glaciale, comme sil avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près dun lit de sangles, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet deau froide qui coule sur leurs cheveux.
Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage, braillait dune voix enrouée, pour imiter lacteur Grassot :
« Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours ! Folichonnons ! folichonnons ! »
Et il se mit à baiser les femmes sur lépaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant dun petit coup. Dautres limitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse sécria :
« Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote ! »
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
« Ah ! sur facture, permettez ! » tenant, sans doute, à passer pour nêtre pas, ou nêtre plus lamant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses sélevèrent :
« Imbécile ! »
« Polisson ! »
« À vos ordres ! »
« Aux vôtres ! »
Cétait le Chevalier moyen âge et le Postillon russe qui se disputaient ; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient dêtre brave, lautre avait pris cela pour une injure. Il voulait se battre, tous sinterposaient, et le Capitaine, au milieu du tumulte, tâchait de se faire entendre.
« Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! lai de lexpérience, messieurs ! »
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence ; et, sadressant au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé dun bonnet à longs poils :
« Retirez dabord votre casserole ! ça méchauffe ! et vous, là-bas, votre tête de loup. Voulez-vous bien mobéir, saprelotte ! Regardez donc mes épaulettes ! Je suis votre maréchale ! »
Il sexécutèrent, et tous applaudirent en criant :
« Vive la Maréchale ! vive la Maréchale ! »
Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes quon lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, dépaules nues, de bras tendus, de corps penchés ; et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, voletant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles ; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de lantichambre dans le salon. La Vatnaz sy mit, et, accompagnée de lEnfant de chur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons dorang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait loscillation dune chaloupe. Enfin tous, nen pouvant plus, sarrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre.
Le grand jour entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut une exclamation détonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches ; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet ; des taches de punch et de sirop poissaient les consoles ; les tentures étaient salies, les costumes fripés, poudreux ; les nattes pendaient sur les épaules ; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières rouges clignotaient.
La Maréchale, fraîche comme au sortir dun bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque ; et ses cheveux tombèrent autour delle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil.
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin dun châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme lautre la suivait, elle lui ferma ta porte au nez, vivement.
Le Turc observa, tout haut, quon navait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
Puis, en attendant les voitures, on sembobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. LAnge était toujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines ; et la Poissarde, près delle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur lexistence.
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités sen allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux ; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, lEnfant de chur trois rendez-vous. Mais lAnge, envahie par les premiers symptômes dune indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta jusquau fiacre.
« Prends garde à ses ailes ! » cria par la fenêtre la Débardeuse.
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :
« Adieu, chère ! Cétait très bien, ta soirée. »
Puis se penchant à son oreille :
« Garde-le ! »
« Jusquà des temps meilleurs », reprit la Maréchale en tournant le dos lentement.
Arnoux et Frédéric sen revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
« Moi ? pas du tout ! »
Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce nétait pas ses affaires qui le tourmentaient.
« Nullement ! »
Puis tout à coup :
« Vous le connaissiez, nest-ce pas, le père Oudry ? »
Et, avec une expression de rancune :
« Il est riche, le vieux gredin ! »
Ensuite, Arnoux parla dune cuisson importante que lon devait finir aujourdhui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans une heure. « Il faut cependant que jaille embrasser ma femme. »
« Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à locciput ; et il but une carafe deau, pour calmer sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce que comporte lexistence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend dun vaisseau ; et, dans lhallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui nétaient pas dans le bal, parurent ; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusquà sa bouche. Frédéric sacharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve lavait pris ; il lui semblait quil était attelé près dArnoux, au timon dun fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, léventrait avec ses éperons dor.
II
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumford, un petit hôtel et il sacheta, tout à la fois le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. Lidée lui vint dy loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence dun ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.
Il acheta les poètes quil aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander.
Daprès les notes des fournisseurs, Frédéric saperçut quil aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille ; comme sa for tune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre den vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin cette chose vague, miroitante et indéfinissable quon appelle le monde, il demanda par un billet aux Dambreuse sils pouvaient le recevoir. Madame répondit quelle espérait sa visite pour le lendemain.
Cétait jour de réception. Des voitures stationnaient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et un troisième, au haut de lescalier, se mit à marcher devant lui.
Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme de sphère, avec deux vases de porcelaine monstrueux où se hérissaient, comme deux buissons dor, deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de lEspagnolet étaient appendus au mur ; les lourdes portières en tapisserie tombaient majestueusement ; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose dimposant et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.
Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons et quéclairait une seule glace donnant sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour delle. Avec un mot aimable, elle lui fit signe de sasseoir, mais sans paraître surprise de ne lavoir pas vu depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, léloquence de labbé Cur. Puis on déplora limmoralité des domestiques, à propos dun vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Mont charron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne ; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce quon disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé dune grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils sen tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient. à des douairières fatiguées, dautres avaient des tournures de maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès quon parlait dun malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait un air joyeux sil était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt contrainte de sen priver, car elle allait faire sortir de pension une nièce de son mari, une orpheline. On exalta son dévouement ; cétait se conduire en véritable mère de famille.
Frédéric lobservait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et dune fraîcheur sans éclat, comme celle dun fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à langlaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux dun azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges dun écran japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine.
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse nen savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait lennuyer. Les visites augmentaient. Cétait un bruissement continu de robes sur les tapis ; les dames posées au bord des chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux ou trois mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit :
« Tous les mercredis, nest-ce pas, monsieur Moreau ? » rachetant par cette seule phrase ce quelle avait montré dindifférence.
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée dair et, par besoin dun milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint quil devait une visite à la Maréchale.
La porte de lantichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria :
« Delphine ! Delphine ! Est-ce vous, Félix ? »
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.
« Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute ! je reviens ! »
Et il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de lautre nuit, lorsquil remarqua au milieu, sur la table. un chapeau dhomme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « le men moque après tout ! le suis le maître ! »
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, ly jeta, referma la porte (dautres portes, en même temps, souvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine. elle lintroduisit dans son cabinet de toilette.
On voyait, tout de suite, que cétait lendroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique ; sur une table de marbre blanc sespaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors dune baignoire, et des senteurs de pâte damandes et de benjoin sexhalaient.
« Vous excuserez le désordre ! Ce soir. je dîne en ville. »
Et. comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et, haussant jusquà lui leur museau noir :
« Voyons. faites une risette, baisez le monsieur. »
Un homme, habillé dune sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.
« Félix, mon brave ». dit-elle, « vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute. »
Lhomme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies : Mme de Rochegune, Mme de Saint Florentin, Mme Lombard. Toutes étant nobles comme à lhôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres ; on donnait le soir à lAmbigu une représentation extraordinaire.
« Irez-vous ? »
« Ma foi, non ! Je reste chez moi. »
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa permission. Lautre jura quelle « rentrait du marché ».
« Eh bien, apportez-moi votre livre ! Vous per mettez, nest-ce pas ? »
Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque article. Laddition était fausse.
« Rendez-moi quatre sous ! »
Delphine les rendit, et, quand elle leut congédiée :
« Ah ! Sainte Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là ! »
Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte dégalité fâcheuse.
Delphine, étant revenue, sapprocha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
« Eh non ! je nen veux pas ! »
Delphine se présenta de nouveau.
« Madame, elle insiste. »
« Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors ! »
Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric nentendit rien, ne vit rien ; Rosanette sétait précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle sassit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :
« Quel est votre petit nom ? »
« Frédéric. »
« Ah ! Federico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ? »
Et elle le regardait dune façon câline, presque amoureuse. Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
La femme artiste navait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table dhôte ; et elle haletait, nen pouvant plus. Dabord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.
« Tu sauras quil y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, jai dit quon repasserait. Bugneaux a reçu lacompte. Voilà tout, il me semble ? Cest cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois ! »
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux navait de monnaie, Frédéric en offrit.
« Je vous les rendrai », dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. « Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne mavez pas fait danser une seule fois, lautre jour ! Ah ! ma chère, jai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un cadre doiseaux mouches empaillés qui sont des amours. À ta place, je me les donnerais. Tiens ! Comment trouves-tu ? »
Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose quelle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.
« Il est venu aujourdhui, nest-ce pas ? »
« Non ! »
« Cest singulier ! »
Et, une minute après :
« Où vas-tu ce soir ? »
« Chez Alphonsine », dit Rosanette ; ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnaz reprit :
« Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ? »
Mais, dun brusque clin dil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans lantichambre, pour savoir sil verrait bientôt Arnoux.
« Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! »
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près dune paire de socques.
« Les caoutchoucs de la Vatnaz », dit Rosanette. « Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie ! »
Et dun ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :
« Ne pas sy fierrr ! »
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
« Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! »
Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre ; et, malgré lespèce de rancune quil lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.
Dailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.
« Mais, à présent », songea-t-il (six heures sonnaient), « Arnoux est chez lui, sans doute. »
Il ajourna sa visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise denfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-curs de sa nuque, pénétrait dun fluide dor sa peau ambrée. Alors, il dit :
« Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans ! Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture ? » Marthe ne se rappelait pas. « Un soir, en revenant de Saint-Cloud ? »
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : cétait une contemplation qui lengourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que largent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid quau Havre.
« Vous y avez été ? »
« Oui, pour une affaire
de famille
un héritage. »
« Ah ! jen suis bien contente », reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, quil en fut touché comme dun grand service.
Puis elle lui demanda ce quil voulait faire, un homme devant semployer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit quil espérait parvenir au conseil dÉtat, grâce à M. Dambreuse, le député.
« Vous le connaissez peut-être ? »
« De nom, seulement. »
Puis, dune voix basse :
« Il vous a mené au bal, lautre jour, nest-ce pas ? »
Frédéric se taisait.
« Cest ce que je voulais savoir, merci. »
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. Cétait bien aimable, dêtre resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
« Mais
, le pouvais-je ? » reprit-il. « En doutiez vous ? »
Mme Arnoux se leva.
« Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu
, au revoir ! »
Et elle tendit sa main dune manière franche et virile. Nétait-ce pas un engagement, une promesse ? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui sil ny avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement sévanouit, car il nétait pas homme à en chercher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers damener Sénécal.
Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour navoir point voulu de distribution de prix, usage quil regardait comme funeste à légalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et nhabitait plus avec Deslauriers depuis six mois.
Leur séparation navait eu rien de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse à lavocat. Dail leurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il sen taisait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place.
Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour lhumanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il sétait fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect dune métairie et dune filature, une sorte de Lacédémone américaine où lindividu nexisterait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il navait pas un doute sur léventualité prochaine de cette conception ; et tout ce quil jugeait lui être hostile, Sénécal sacharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi dinquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient, ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.
« Quest-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses ? Sil voulait de moi, il pouvait venir ! »
Deslauriers lentraîna.
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien ny manquait ; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.
Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout dun seul coup dil ; puis, le saluant très bas :
« Monseigneur ! je vous présente mes respects ! »
Dussardier lui sauta au cou.
« Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux, nom dun chien, tant mieux ! »
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand-mère, il jouissait dune fortune considérable, et tenait moins à samuser quà se distinguer des autres, à nêtre pas comme tout le monde, enfin à « avoir du cachet ». Cétait son mot.
Il était midi cependant, et tous bâillaient ; Frédéric attendait quelquun. Au nom dArnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis quil avait abandonné les arts.
« Si lon se passait de lui ? quen dites-vous ? »
Tous approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et lon aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevé dor et ses deux dressoirs chargés de vais selle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle ; les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres ; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.
Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.
Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux lagriculture, si tout nétait pas livré à la concurrence, à lanarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire, laissez passer » ! Voilà comment se constituait la féodalité de largent, pire que lautre ! Mais quon y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
Frédéric entrevit dans un éclair, un flot dhommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique.
Sénécal continuait : louvrier, vu linsuffisance des salaires, était plus malheureux que lilote, le nègre et le paria, sil a des enfants surtout.
« Doit-il sen débarrasser par lasphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus ? »
Et se tournant vers Cisy :
« En serons-nous réduits aux conseils de linfâme Malthus ? »
Cisy, qui ignorait linfamie et même lexistence de Malthus, répondit quon secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées
« Ah ! les classes élevées ! » dit, en ricanant, le socialiste. « Dabord, il ny a pas de classes élevées ; on nest élevé que par le cur ! Nous ne voulons pas daumônes, entendez-vous ! mais légalité, la juste répartition des produits. »
Ce quil demandait, cest que louvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient lencombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières, Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.
« Allons donc ! » dit Deslauriers. « Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements dempires des effets de la vengeance divine ! Cest comme le sieur Saint Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme ! »
M. de Cisy, pour séclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement :
« Ces deux savants ne sont donc pas de lavis de Voltaire ? »
« Celui-là, je vous labandonne ! » reprit Sénécal.
« Comment ? moi, je croyais
»
« Eh non ! il naimait pas le peuple ! »
Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement dimpôts. Selon Séné cal, on en payait assez, cependant !
« Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique ! »
« Jai lu dans la Mode », dit Cisy, « quà la Saint Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. »
« Si ce nest pas pitoyable ! » fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.
« Et le musée de Versailles ! » sécria Pellerin. « Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous ! »
« Oui, nous sommes la risée de lEurope », dit Sénécal.
« Cest parce que lArt est inféodé à la Couronne. »
« Tant que vous naurez pas le suffrage universel
»
« Permettez ! » car lartiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. « Eh ! quon nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de lArt. Il faudrait établir une chaire desthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, jespère, à grouper la multitude. Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ? »
« Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? » dit Deslauriers avec emportement. « Quand on pense quil peut y avoir jusquà vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie daller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, lair du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin ! »
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, lil allumé :
« Je bois à la destruction complète de lordre actuel, cest-à-dire de tout ce quon nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! » et, dune voix plus haute : « que je voudrais briser comme ceci ! » en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cur. Il sinquiétait de Barbès ; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, lun intitulé Crimes des rois, lautre Mystères du Vatican. Il avait écouté lavocat bouche béante, avec délices. Enfin, ny tenant plus :
« Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, cest dabandonner les Polonais ! »
« Un moment ! » dit Hussonnet. « Dabord, la Pologne nexiste pas ; cest une invention de Lafayette ! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables sétant noyés avec Poniatowski, » Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il était « revenu de tout ça ! » Cétait comme le serpent de mer, la révocation de lédit de Nantes et « cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de lhomme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « laurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre lindividualisme des protestants ».
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal sen affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montès. À linstar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme dun charbonnier que de la maîtresse dun roi.
« Vous blaguez les truffes ! » répliqua majestueusement Hussonnet. Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume dArnoux :
« On prétend quil branle dans le manche ? » dit Pellerin.
Le marchand de tableaux venait davoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas-breton avec dautres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait davantage ; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu quil le jugeait peu solide, connaissant quelques-uns de ses renouvellements.
Le dessert était fini ; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de navoir pas choisi. plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures ; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, quil appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains sy trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes critiquait leurs figures, leurs murs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du xixe siècle ; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo nentendait rien au théâtre, etc.
« Pourquoi donc », dit Sénécal, « navez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? »
Et M. de Cisy, qui soccupait de littérature, sétonna de ne pas voir sur la table de Frédéric « quelques-unes de ces physiologies nouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de lemployé de barrière ».
Ils arrivèrent à lagacer tellement, quil eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à lécart, il lui demanda sil pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il navait besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
« Tiens, mon brave, empoche ! Cest le reliquat de mes vieilles dettes. »
« Mais
et le Journal ? » dit lavocat. « Jen ai parlé à Hussonnet, tu sais bien. »
Et, Frédéric ayant répondu quil se trouvait « un peu gêné, maintenant », lautre eut un mauvais sourire.
Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière, des grogs ; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous sen allèrent ; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de « cachet », absolument.
« Moi, je trouve », dit Pellerin, « quil aurait bien pu me commander un tableau. »
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein dombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils navaient pas répondu à la franchise de son cur.
Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. Cétait une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment sy prendre pour communiquer ce quil savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
« Oui, toujours. »
« Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ? »
« Cest vrai. »
« Sa fabrique marche très bien, nest-ce pas ? »
« Mais
je le suppose. »
Et, comme il hésitait :
« Quavez-vous donc ? vous me faites peur ! »
Il lui apprit lhistoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
« Je men doutais ! »
En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, sétait refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et, ne trouvant point dacquéreurs, avait cru se rattraper par létablissement dune manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle nen savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que « ça allait très bien ».
Frédéric tâcha de la rassurer. Cétaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, sil apprenait quelque chose, il lui en ferait part.
« Oh ! oui, nest-ce pas ? » dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cur !
Arnoux parut.
« Ah ! comme cest gentil, de venir me prendre pour dîner ! »
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme quil rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
« Chez lui ? »
« Mais certainement, chez lui. »
Il avoua, tout en descendant lescalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelquun pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusquà la porte.
Au lieu dentrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout a coup les rideaux sécartèrent.
« Ah ! bravo ! le père Oudry ny est plus. Bonsoir ! »
Cétait donc le père Oudry qui lentretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial quauparavant ; il linvitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
Celle de Rosanette lamusait. On venait là le soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes ou de saffubler dun bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. Laprès-midi, par désuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, bar bouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait ]a bonne aventure. Incapable de résister à une envie, elle sengouait dun bibelot quelle avait vu, nen dormait pas, courait lacheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait largent, aurait vendu sa chemise pour une loge davant-scène. Souvent, elle demandait à Frédéric lexplication dun mot quelle avait lu, mais nécoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, cétaient des colères enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte quune couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle shabillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, cétait pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient dune majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèreté de brise.
Elle ne sexaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon delle même qui commençait.
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : lune folâtre, emportée, divertissante, lautre grave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à leffleurer du doigt seulement, limage de lautre, tout de suite, se présentait à son désir, parce quil avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait davoir le cur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.
Cette confusion était provoquée par des similitudes entre les deux logements. Un des bahuts que lon voyait autrefois boulevard Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette, lautre, le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et lon retrouvait jusquà la même calotte de velours traînant sur les bergères ; puis une foule de petits cadeaux. des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez lépouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à lune ce quil lui avait donné, pour loffrir à lautre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche, après dîner, elle lemmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux, quil venait descamoter sur la table, afin den régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. Cétait pour lui un devoir que de frauder loctroi ; il nallait jamais au spectacle en payant, avec un billet de secondes prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente quil avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous, ce qui nempêchait point la Maréchale de laimer.
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
« Ah ! il membête, à la fin ! Jen ai assez ! Ma foi, tant pis, jen trouverai un autre ! »
Frédéric croyait « lautre » déjà trouvé et quil sappelait M. Oudry.
« Eh bien », dit Rosanette, « quest-ce que cela fait ? »
Puis, avec des larmes dans la voix :
« Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, lanimal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! cest différent. »
Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.
Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher. Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu damener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes dor, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à lordre de M. Dambreuse.
Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point dhonneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de lesthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par linfluence indirecte de Deslauriers et dHussonnet. Au milieu de son travail, souvent le visage de lune ou de lautre passait devant lui ; il luttait contre lenvie de la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux.
Un matin quil ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
« Que veux-tu que jy fasse ? » dit Frédéric.
« Rien ! tu nas pas dargent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ? »
Celui-ci devait avoir besoin dingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait lavertir des absences du mari, porter des lettres, laider dans mille occasions qui se présenteraient. Dhomme à homme, on se rend toujours ces services-là. Dailleurs, il trouverait moyen de lemployer sans quil sen doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, cétait de bon augure, il fallait le saisir ; et, affectant de lindifférence, il répondit que la chose peut-être était faisable et quil sen occuperait.
Il sen occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinois ; mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin déviter les gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son argile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart, lémail de ses peintures sur cru bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient ; et, attribuant ces mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire dautres moulins à broyer, dautres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il laborda en annonçant quil avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, layant écouté, répondit quil avait besoin de personne.
Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.
Le faïencier consentit à le voir.
Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric sinterposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrangement.
Mais, lusine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien laider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une mésaventure.
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès delle. Alors, il se mit à faire lapologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de lautre jour, et même parla du cachemire, sans taire quelle laccusait davarice.
Arnoux, piqué du mot (et, dailleurs, concevant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de sêtre plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit quil ne sen était pas souvenu, ayant trop doccupations.
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien quil fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin : « Je lai, je lai » ; puis, le prenant par les oreilles, elle lembrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui navait pas de manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
« Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !
»
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour quil lembrassât mieux, lappelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.
Etaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne sen gênerait guère ! et il avait bien le droit de nêtre pas vertueux avec sa maîtresse, layant toujours été avec sa femme ; car il croyait lavoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de sy prendre avec la Maréchale carrément.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il sapprocha delle et eut un geste dune éloquence si peu ambiguë, quelle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes. disant quelle était bien malheureuse et que ce nétait pas une raison pour quon la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en lexagérant. Mais il se montrait trop gai pour quelle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à lépanchement de toute émotion sérieuse. Enfin, un jour elle répondit quelle nacceptait pas les restes dune autre.
« Quelle autre ? »
« Eh oui ! va retrouver madame Arnoux ! »
Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait la même manie ; elle simpatientait, à la fin, dentendre toujours vanter cette femme ; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à lagacer fortement. Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de lamour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart dheure après, cétait la seule chose quil y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelquun, elle murmurait : « Oh ! oui, cest bon ! cest si bon ! » les paupières entre-closes et à demi pâmée divresse. Il était impossible de la connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, quelle appelait une misérable, dautres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon quelque chose dinexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.
Comment faire ? car souvent elle ]e renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce soir ! » ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il linvitait à dîner, elle refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il nen manquerait pas une seule ; linexactitude habituelle de lartiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place dhonneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait devait le poser en grand homme, être un chef duvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître quil connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait rehaussé dornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs dun seul ton, et faisant étinceler les accessoires.
« Si je lui mettais », pensa-t-il, « une robe de soie rose, avec un burnous oriental ? oh non ! canaille le burnous ! ou plutôt si je lhabillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré ? On pourrait lui donner également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et un rideau décarlate par derrière ? »
Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et sen émerveillait.
Il eut un battement de cur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une manière destrade, au milieu de lappartement ; et, en se plaignant du jour et regrettant son ancien atelier. il la fit dabord saccouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil. et tour à tour séloignant delle et sen rapprochant pour corriger dune chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et consultait dun mot Frédéric.
« Eh bien, non ! » sécria-t-il. « Jen reviens à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne ! »
Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture dorfèvrerie, et sa large manche doublée dhermine laisserait voir son bras nu qui toucherait à la balustrade dun escalier montant derrière elle. À sa gauche, une grande colonne irait jusquau haut de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On apercevait en dessous, vaguement, des massifs dorangers presque noirs, où se découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert dun tapis, il y aurait, dans un plat dargent, un bouquet de fleurs, un chapelet dambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequins dor ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là, formeraient une suite déclaboussures brillantes, de manière à conduire lil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur lavant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux, quil mit sur lestrade pour figurer la marche ; puis il disposa comme accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse. un bouclier, une boite de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
« Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses. des présents splendides. La tête un peu à droite ! Parfait ! et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté ? »
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour ne pas rire.
« Quant à la coiffure. nous la mêlerons à un tortis de perles : cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges. »
La Maréchale se récria, disant quelle navait pas les cheveux rouges.
« Laissez donc ! Le Rouge des peintres nest pas celui des bourgeois ! »
Il commença à esquisser la position des masses ; et il était si préoccupé des grands artistes de la Renaissance, quil en parlait. Pendant une heure, il rêva tout haut à ces existences magnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités avec des entrées triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux, entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses.
« Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre calibre aurait mérité un monseigneur ! »
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la séance prochaine ; Frédéric se chargeait dapporter les accessoires.
Comme la chaleur du poêle lavait étourdie quelque peu, ils sen retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil sabaissait ; quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme des plaques dor, tandis que, par derrière, à droite les tours de Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à lhorizon dans des vapeurs grises. Le vent souffla ; et Rosanette ayant déclaré quelle avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre le buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps à autre, pour lessuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon ; et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elle sarrêta, devant la boutique dun orfèvre, à considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.
« Non », dit-elle, « garde ton argent. »
Il fut blessé de cette parole.
« Qua donc le mimi ? On est triste ? »
Et, la conversation sétant renouée, il en vint, comme dhabitude, à des protestations damour.
« Tu sais bien que cest impossible ! »
« Pourquoi ? »
« Ah ! parce que
»
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule dhiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi à son côté ; et ce souvenir labsorba tellement, quil ne sapercevait plus de Rosanette et ny songeait pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu traîner, comme un enfant paresseux. Cétait lheure où lon rentrait de la promenade, et des équipages défilaient au grand trot sur le pavé sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir.
« Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément. »
Il répliqua dun ton brutal :
« Vous en avez un, cependant ! » car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de sen débarrasser.
« Qui vous en empêche ? »
Et il exhala damères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant quune pareille liaison était indigne. et quelle devait la rompre !
« Oui », répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. « Cest ce que je finirai par faire, sans doute ! »
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait. il la crut fatiguée. Elle sobstina à ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
« Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles me trouvent riche ! »
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers lattendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et lavocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
« Ah ! enfin », sécria-t-il. « Mais quel air farouche ! Peux-tu mécouter ? »
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait sétaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, dailleurs, sensuivraient. Cétait dans cet espoir quil avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
À présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards, composait des rébus, tâchait dengager des polémiques, et même (en dépit du local) voulait monter des concerts ! Labonnement dun an « donnait droit à une place dorchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus, ladministration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et autres. » Mais limprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes dembarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr lArt, sans les exhortations de lavocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il lavait pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.
« Nous venons pour le Journal », dit-il.
« Tiens, tu y penses encore ! » répondit Frédéric, dun ton distrait.
« Certainement jy pense ! »
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, dimprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs.
« Je nai pas de fonds », dit Frédéric.
« Et nous donc ! » fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua :
« Est-ce ma faute ?
»
« Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais quun autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ? »
Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
« Du reste je comprends, on a des besoins
aristocratiques ; car sans doute
quelque femme
»
« Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?
»
« Oh ! très libre ! »
Et, après une minute de silence :
« Cest si commode, les promesses ! »
« Mon Dieu ! je ne les nie pas ! » dit Frédéric.
Lavocat continuait :
« Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac ! Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir lautre retient précieusement tout, pour lui seul. »
« Comment ? »
« Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse ! »
Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, lavocat lui parut un tel cuistre. quil ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers laperçut, et rougit.
Il avait déjà son chapeau pour sen aller. Hussonnet, plein dinquiétude, tâchait de ladoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
« Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts ! »
Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème sillumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
« Faites des excuses, Seigneur ! »
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
« Ah ! je te reconnais là ! » dit Deslauriers.
« Foi de gentilhomme ! » ajouta le bohème, « vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles ! »
Lavocat reprit :
« Tu ny perdras rien, la spéculation est excellente. »
« Parbleu ! » sécria Hussonnet, « jen fourrerais ma tête sur léchafaud. »
Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si cétait pour se moquer des autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle sétonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. « Depuis quil est veuf, jai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avantage. » Et en post-scriptum : « Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; à ta place, je lutiliserais. »
Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles lavaient quitté, et sa fortune (il sen apercevait) était insuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins ! Dailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour quil embrassât une profession.
« Mais je croyais », reprit-elle, « que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil dÉtat ? Cela vous irait très bien. »
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et dun geste le pria dattendre quelques minutes, car un monsieur tournant le dos à la porte, lentretenait de matières graves. Il sagissait de charbons de terre et dune fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaient contre le lambris jusquau plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse nayant pas besoin pour ses affaires dun appartement plus beau ; cétait comme ces sombres cuisines où sélaborent de grands festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à lintérieur que des cahiers de papier bleu.
Enfin lindividu passa devant Frédéric. Cétait le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien nétait plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux de lavoir ; et il termina ses politesses en linvitant à une soirée quil donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
« Cher, jai suivi vos conseils. Je viens dexpulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
Rien de plus ! Mais cétait le convier à la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères ; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusquau bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule.
De grands arbres emplissaient la cage de lescalier ; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes quà lordinaire et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seulement ; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs, sinclinant comme des panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que dautres occupaient les bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient sennuyer ; quelques dandies, dun air maussade. se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace dimmenses fatigues, les gens quil y avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec dhumbles attitudes les éloges quon lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons dor circulait. Les grandes torchères, comme des bouquets de feu, sépanouissaient sur les tentures ; elles se répétaient dans les glaces ; et, au fond de la salle à manger que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître autel de cathédrale ou à une exposition dorfèvrerie, tant il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient dobjets dart : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement dabeilles.
Les quadrilles nétaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient sacquitter dun devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :
« Avez-vous été à la dernière fête de charité de lhôtel Lambert, Mademoiselle ? »
« Non, Monsieur ! » « Il va faire, tout à lheure, une chaleur ! »
« Oh ! cest vrai, étouffante ! »
« De qui donc cette polka ? »
« Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame ! »
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure, chuchotaient des remarques obscènes ; dautres causaient chemins de fer, libre-échange ; un sportman contait une histoire de chasse ; un légitimiste et un orléaniste discutaient
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs, où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, « attaché maintenant au parquet de la Capitale ».
Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; et, gardant un juste milieu entre lélégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce dans son aisselle suivant lusage des beaux, puis mettait son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien quil eût des bottes extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule. Un propriétaire disait :
« Cest une classe dhommes qui rêvent le bouleversement de la société ! »
« Ils demandent lorganisation du travail ! » reprit un autre. « Conçoit-on cela ? »
« Que voulez-vous ! » fit un troisième, « quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle ! »
« Et des conservateurs, eux-mêmes, sintituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République ! comme si elle était possible en France ! »
Tous déclarèrent que la République était impossible en France.
« Nimporte », remarqua tout haut un monsieur. « On soccupe trop de la Révolution ; on publie là-dessus un tas dhistoires, de livres !
»
« Sans compter », dit Martinon, « quil y a, peut être, des sujets détude plus sérieux ! »
Un ministériel sen prit aux scandales du théâtre :
« Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la Reine Margot dépasse véritablement les bornes ! Ou était le besoin quon nous parlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! Cest comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces ! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! À la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre ! et allez donc ! »
« Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! » dit un professeur, « nattaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés. » Il fallait décentraliser plutôt, répartir lexcédent des villes dans les campagnes.
« Mais elles sont gangrenées ! » sécria un catholique. « Faites quon raffermisse la Religion ! »
Martinon sempressa de dire :
« Effectivement, cest un frein ! »
Tout le mal gisait dans cette envie moderne de sélever au-dessus de sa classe, davoir du luxe.
« Cependant », objecta un industriel, « le luxe favorise le commerce. Aussi japprouve le duc de Nemours dexiger la culotte courte à ses soirées. »
« M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot ? »
« Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la question des incompatibilités na pas été sans influence sur lattentat du 12 mai. »
« Ah ! bah ! »
« Eh !eh ! »
Le cercle fut contraint de sentrouvrir pour livrer passage à un domestique portant un plateau, et qui tâchait dentrer dans le salon des joueurs.
Sous labat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces dor couvraient la table. Frédéric sarrêta devant une delles, perdit les quinze napoléons quil avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour delles, semblaient des flots doù leur taille émergeait, et les seins soffraient aux regards dans léchancrure des corsages. Presque toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisaient ressortir la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures tempérait les provocations du costume ; plusieurs même avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à lesprit du jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois surs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers davril, une grande rousse avec une parure daméthystes ; et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et léclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement des anneaux dor, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme dune corbeille ; et un courant dair parfumé circulait sous le battement des éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans lil, ne jugeait pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait à la Maréchale, ce qui refoulait ses tentations, ou len consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur dagate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.
Elle avait mis près delle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage doiseaux.
Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Un dame avait assisté à la dernière réception de lAcadémie ; une autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce dun coup dil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait cette austérité.
Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous lautre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et lentretint familièrement.
Elle comprenait quil ne jouât pas, ne dansât pas.
« Dans la jeunesse on est triste ! » Puis, enveloppant le bal dun seul regard :
« Dailleurs, tout cela nest pas drôle ! pour certaines natures du moins ! »
Et elle sarrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çà et là des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles à deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et lemmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le Ministre. La chose nétait pas facile. Avant dêtre présenté comme auditeur au Conseil dÉtat, on devait subir un examen ; Frédéric, pris dune confiance inexplicable, répondit quil en savait les matières.
Le financier nen était pas surpris, daprès tous les éloges que faisait de lui M. Roque.
À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal saffaiblissait ; les voitures commençaient à sen aller.
« Pourquoi donc », reprit M. Dambreuse, « tenez vous au Conseil dÉtat ? »
Et il affirma, dun ton de libéral, que les fonctions publiques ne menaient à rien, il en savait quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.
« Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais. »
Voulait-il lassocier à ses entreprises ?
Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.
« Rentrons », dit le banquier. Vous soupez avec nous, nest-ce pas ? »
Il était trois heures, Oh partait. Dans la salle à manger, une table servie attendait les intimes.
M. Dambreuse aperçut Martinon, et, sapprochant de sa femme, dune voix basse :
« Cest vous qui lavez invité ? »
Elle répliqua sèchement :
« Mais oui ! »
La nièce nétait pas là. On but très bien, on rit très haut ; et des plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point, tous éprouvant cet allégement qui suit les contraintes un peu longues. Seul, Martinon se montra sérieux ; il refusa de boire du vin de Champagne par bon genre, souple dailleurs et fort poli, car M. Dambreuse, qui avait la poitrine étroite, se plaignant doppression, il sinforma de sa santé à plusieurs reprises ; puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de Mme Dambreuse.
Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il nen avait remarqué aucune, et préférait, dailleurs, les femmes de trente ans.
« Ce nest peut-être pas bête ! » répondit-elle.
Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, M. Dambreuse lui dit :
« Venez me voir un de ces matins, nous causerons ! »
Martinon, au bas de lescalier, alluma un cigare ; et il offrait, en le suçant, un profil tellement lourd, que son compagnon lâcha cette phrase :
« Tu as une bonne tête, ma parole ! »
« Elle en a fait tourner quelques-unes ! » reprit le jeune magistrat, dun air à la fois convaincu et vexé.
Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. Dabord, sa toilette (il sétait observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de lhabit jusquau nud des escarpins, ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse sétait montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau davoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un autre ! Peut-être quelle nétait pas si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en sendormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon.
Lidée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez vous pour le jour même. Il attendit jusquà neuf heures, et courut chez elle.
Quelquun, devant lui, qui montait lescalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame ny était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin largument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans lantichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin avec les deux bras, un grand geste exprimant quelle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit lescalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il ny comprenait rien.
Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz larrêta.
« Elle vous a reçu ? »
« Non ! »
« On vous a mis à la porte ? »
« Comment le savez-vous ? »
« Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! jétouffe ! »
Elle lemmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata.
« Ah ! le misérable ! »
« Qui donc ? »
« Mais cest lui ! lui ! Delmar ! »
Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :
« En êtes-vous bien sûre ? »
« Mais quand je vous dis que je lai suivi ! » sécria la Vatnaz ; « je lai vu entrer ! Comprenez-vous maintenant ? Je devais my attendre, dailleurs ; cest moi, dans ma bêtise, qui lai mené chez elle. Et si vous saviez, mon Dieu ! Je lai recueilli, je lai nourri, je lai habillé ; et toutes mes démarches dans les journaux ! Je laimais comme une mère ! » Puis, avec un ricanement : « Ah ! Cest quil faut à Monsieur des robes de velours ! une spéculation de sa part, vous pensez bien ! Et elle ! Dire que je lai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je ly plongerai ! oh oui ! Je veux quelle crève à lhôpital ! On saura tout ! »
Et, comme un torrent deau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
« Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non ! lautre ! Ils sont deux frères, nimporte ! Et quand elle avait des embarras, jarrangeais tout. Quest ce que jy gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, cétait une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter quelle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiquil sintitule artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! sil avait seulement de lintelligence, il naurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! Je men moque, après tout. Il devient laid ! Je lexècre ! Si je la rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure. » Elle cracha. « Oui, voilà le cas que jen fais maintenant ! Et Arnoux, hein ? Nest-ce pas abominable ! Il lui a tant de fois pardonné ! On nimagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon ! »
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par lémotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de lattendrissement. Tout à coup, il se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz, sans quil sen aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.
« Nous y voilà », dit-elle. « Moi, je ne peux pas monter. Mais vous, rien ne vous empêche ? »
« Pour quoi faire ? »
« Pour lui dire tout, parbleu ! »
Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit linfamie où on le poussait.
« Eh bien ? » reprit-elle.
Il leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement ne lempêchait de monter.
« le vous attends ici. Allez donc ! »
Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :
« Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous en retourner. Jirai demain chez vous. »
« Non, non ! » répliqua la Vatnaz, en tapant du pied. « Prenez-le ! emmenez-le ? faites quil les surprenne ! »
« Mais Delmar ny sera plus ! »
Elle baissa la tête.
« Oui, cest peut-être vrai ? »
Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, entre les voitures ; puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage :
« Je peux compter sur vous, nest-ce pas ? Entre nous deux maintenant, cest sacré ! Faites donc. À demain ! »
Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
« Ne mens pas ! ne mens donc pas ! »
Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, lil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
« Mais je crains
», dit Frédéric.
« Restez donc ! » souffla Arnoux dans son oreille. Madame reprit :
« Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que lon rencontre parfois dans les ménages. »
« Cest quon les y met », dit gaillardement Arnoux, « Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, nest pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle samuse depuis une heure à me taquiner avec un tas dhistoires. »
« Elles sont vraies ! » répliqua Mme Arnoux impatientée. « Car, enfin, tu las acheté. »
« Moi ? »
« Oui, toi-même ! au Persan ! »
« Le cachemire ! » pensa Frédéric. Il se sentait coupable et avait peur. Elle ajouta, de suite :
« Cétait lautre mois, un samedi, le 14. »
« Ah ! ce jour-là, précisément, jétais à Creil ! Ainsi, tu vois. »
« Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14. »
« Le 14
? » fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.
« Et même, le commis qui ta vendu était un blond ! »
« Est-ce que je peux me rappeler le commis ! »
« Il a cependant écrit, sous ta dictée, ladresse : 18, rue de Laval. »
« Comment sais-tu ? » dit Arnoux stupéfait. Elle leva les épaules.
« Oh ! cest bien simple : jai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon ma appris quon venait den expédier un autre pareil chez Mme Arnoux. »
« Est-ce ma faute, à moi, sil y a dans la même rue une dame Arnoux ? »
« Oui ! mais pas Jacques Arnoux », reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence. Cétait une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il cita lexemple de linfortuné Lesurques.
« Enfin, jaffirme que tu te trompes ! Veux-tu que je ten jure ma parole ? »
« Ce nest point la peine ! » « Pourquoi ? »
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea la main, prit le coffret dargent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusquaux oreilles et ses traits décomposés senflèrent.
« Eh bien ? »
« Mais
» répondit-il, lentement, « quest-ce que ça prouve ? »
« Ah ! » fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de lironie. « Ah ! »
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, nen détachant pas les yeux comme sil avait dû y découvrir la solution dun grand problème.
« Oh ! oui, oui, je me rappelle », dit-il enfin. « Cest une commission. Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ? » Frédéric se taisait. « Une commission dont jétais chargé
par
par le père Oudry. »
« Et pour qui ? »
« Pour sa maîtresse ! »
« Pour la vôtre ! » sécria Mme Arnoux, se levant toute droite.
« Je te jure. .. »
« Ne recommencez pas ! Je sais tout ! »
« Ah ! très bien ! Ainsi, on mespionne ! »
Elle répliqua froidement :
« Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ? »
« Du moment quon semporte », reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, « et quil ny a pas moyen de raisonner ! »
Puis, avec un grand soupir :
« Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi ! »
Et il décampa, ayant besoin de prendre lair.
Alors, il se fit un grand silence ; et tout, dans lappartement, sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au dessus de la carcel, blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins, lombre sétendait comme des gazes noires superposées ; on entendait le tic-tac de la pendule avec la crépitation du feu.
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à lautre angle de la cheminée dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
Il se mit sur la petite chaise ; et, dune voix caressante, comme on fait une personne malade :
« Vous ne doutez pas que je ne partage
? »
Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
« Je le laisse bien libre ! Il navait pas besoin de mentir ! »
« Certainement », dit Frédéric.
Cétait la conséquence de ses habitudes sans doute, il ny avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves
« Que voyez-vous donc de plus grave ? »
« Oh ! rien ! »
Frédéric sinclina, avec un sourire dobéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
« Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! »
Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, cétait un bon garçon.
Elle sécria :
« Mais quest-ce que cela veut dire, un bon garçon ! »
Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague quil pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de lâme. Par vengeance ou besoin daffection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.
Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de lalcôve, en imaginant sa tête sur loreiller ; et il voyait cela si bien, quil se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il sapprocha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir, cétait lautre. Ils lentendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, dun signe, à Mme Arnoux, sil devait y aller.
Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début dadultère.
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.
« Eh bien, comment va-t-elle ? »
« Oh ! mieux ! » dit Frédéric. « Cela se passera ! »
Mais Arnoux était peiné.
« Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs
! Imbécile de commis ! Voilà ce que cest que dêtre trop bon ! Si je navais pas donné ce maudit châle à Rosanette ! » ~
« Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnaissante ! »
« Vous croyez ? »
Frédéric nen doutait pas. La preuve, cest quelle venait de congédier le père Oudry.
« Ah ! pauvre biche ! »
Et, dans lexcès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
« Ce nest pas la peine ! jen viens. Elle est malade ! »
« Raison de plus ! »
Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta quil devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait labandonner, ce serait très mal.
« Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi. »
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en lembrassant :
« Vous êtes bon, vous ! »
III
Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
Si quelquun était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez laccordeur de piano, inventait mille prévenances ; et il endurait dun air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face lun de lautre, néchangeaient pas un mot : ou bien, Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le Béarnais. Il sen allait enfin ; et elle abordait immédiatement léternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce nétait pas son inconduite qui lindignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
« Ou plutôt il est fou ! » disait-elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bien tôt, il connut toute sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là), lavait aperçue comme elle sortait de léglise et demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on navait pas hésité. Dailleurs, il laimait éperdument. Elle ajouta
« Mon Dieu, il maime encore ! à sa manière ! »
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et les chefs-duvre, navait fait que gémir sur le vin, et organisait des pique-nique avec des Anglais, pour se dis traire. Quelques tableaux bien revendus lavaient poussé au commerce des arts. Puis il sétait engoué dune manufacture de faïence. Dautres spéculations, à présent, le tentaient ; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes ses actions. Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez vous ! » Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu dexprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu lAntony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
Laction, pour certains hommes, est dautant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance deux mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; dailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur dêtre découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.
Bien quil connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche quautrefois. Chaque matin, il se jurait dêtre hardi. Une invincible pudeur len empêchait ; et il ne pouvait se guider daprès aucun exemple puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il lavait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté delle, moins important sur la terre que les brindilles de soie séchappant de ses ciseaux.
Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, tout lui paraissant plus facile que daffronter son dédain.
Dailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient dinsurmontables obstacles. Donc, il résolut de la posséder à lui seul, et daller vivre ensemble bien loin, au fond dune solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, si ce serait lEspagne, la Suisse ou lOrient ; et, choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait quil faudrait sortir de là, imaginer un moyen, et quil nen voyait pas dautre quune séparation. Mais pour lamour de ses enfants, jamais elle nen viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.
Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès quArnoux avait tiré la grande porte, Frédéric mon tait vivement les deux étages et demandait à la bonne dun air ingénu :
« Monsieur est là ? »
Puis faisait lhomme surpris de ne pas le trouver.
Arnoux, souvent, rentrait à limproviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement des injures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et, chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cur et dimagination, mais décidément trop immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dîner chez lui, parce que « la cérémonie lembêtait ».
Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris de fringale. Il « avait besoin » de manger une omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais dans létablissement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne sen allait pas, et finissait, en grommelant, par accepter quelque chose.
Il était sombre néanmoins, car il restait pendant des heures, en face du même verre à moitié plein. La Providence ne gouvernant point les choses selon ses idées, il tournait à lhypocondriaque, ne voulait même plus lire les journaux, et poussait des rugissements au seul nom de lAngleterre. Il sécria une fois, à propos dun garçon qui le servait mal :
« Est-ce que nous navons pas assez des affronts de lÉtranger ! »
En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant « un coup infaillible pour faire péter toute la boutique ».
Tandis quil était perdu dans ses réflexions, Arnoux, dune voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait dincroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes), éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant quil aurait dû le haïr, au contraire.
Arnoux se lamentait devant lui sur lhumeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle nétait pas comme cela autrefois.
« À votre place », disait Frédéric, « je lui ferais une pension, et je vivrais seul. »
Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec létourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme membre du Conseil de surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se fiant à tout se quon lui disait, il avait signé des rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés par le gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait dêtre condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte denviron trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.
Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. Cétait lheure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que dhabitude, les servait tous les trois.
« Eh bien », dit Arnoux, en poussant un gros soupir, « vous savez ! » Et Frédéric ayant fait un geste de compassion : « Voilà ! Jai été victime de ma confiance ! »
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, quil repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement dépaules. Il se passa les mains sur le front.
« Après tout, je ne suis pas coupable. Je nai rien à me reprocher. Cest un malheur ! On sen tirera ! Ah ! ma foi, tant pis ! »
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme.
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison dor. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cur, soffensant même dêtre traitée en lorette ; ce qui, de la part dArnoux, au contraire, était une preuve daffection. Puis, comme il sennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.
Jusquà présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce à son caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit autour de sa maison.
Frédéric, par point dhonneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que lon sest faites et rend lexistence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux sassombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle lavait chargé, puisquil possédait sa confiance, de senquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse quil devait la défendre, et quune occasion pouvait se présenter de lui être utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine dactions dans son entreprise de houilles ; Frédéric ny était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin lavait engagé à venir voir le portrait ; il léconduisait toujours. Il céda cependant à Cisy, qui lobsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux dêtre admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur ; Delmar se trouvait là.
Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, lavait mis en telle évidence, quon lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe Il ; ou, père sensible, sindignait contre la Pompadour, cétait le plus beau ! Les gamins, pour le voir, lattendaient à la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant lÉvangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs dun saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : « Notre Delmar. » Il avait une mission, il devenait Christ.
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle sétait débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, nétant pas cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour lentretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point sexpliquer franchement. Puis, simaginant quelle congédiait lautre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux : elle avait même vendu jusquau cachemire, tenant à sacquitter de ses vieilles dettes. disait-elle : et il donnait toujours elle lensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine.
Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie. Monsieur travaillait en bas dans le magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tâchait denfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de la province. Il parlait du tournage et du tournassage, du truité et du glacé ; les autres, ne voulant pas avoir lair de ny rien comprendre, faisaient des signes dapprobation et achetaient.
Quand les chalands furent dehors, il conta quil avait eu, le matin, avec sa femme une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale nétait plus sa maîtresse.
« Je lui ai même dit que cétait la vôtre. »
Frédéric fut indigné, mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
« Ah ! vous avez eu tort, grand tort ! »
« Quest-ce que ça fait ? » dit Arnoux. « Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de lêtre ? »
Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
« Non ! pas du tout ! au contraire ! »
« Eh bien, alors ? »
« Oui, cest vrai ! cela ny fait rien. »
Arnoux reprit :
« Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ? »
Frédéric promit dy retourner. « Ah ! joubliais ! vous devriez
en causant de Rosanette
lâcher à ma femme quelque chose
je ne sais quoi, mais vous trouverez
quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ? »
Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambigu. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que lallégation dArnoux était fausse.
« Bien vrai ? »
Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :
« Au reste, personne na de droit sur vous ! »
Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisquelle ne pensait pas quil pût assez laimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses tentatives près de lautre, trouvait la permission outrageante.
Ensuite, elle le pria daller quelquefois « chez cette femme », pour voir un peu ce qui en était.
Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut lentraîner chez Rosanette.
La situation devenait intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.
Lavocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue dun papier grisâtre, avait pour principale décoration une médaille en or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre débène contre la glace. Une bibliothèque dacajou enfermait sous vitres cent volumes, à peu près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu de lappartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un fagot prêt à allumer au coup de sonnette. Cétait lheure de ses consultations ; lavocat portait une cravate blanche.
Lannonce des quinze mille francs (il ny comptait plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.
« Cest bien, mon brave, cest bien, cest très bien ! »
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser dHussonnet.
« Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, cest de nen avoir aucune. »
Frédéric parut étonné.
« Mais sans doute ! Il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du xviiie siècle commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie, et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques ; alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous à la Révélation. Mais, si vous chantez des messes pour la Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous navez pas de lAbsolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie percera sous vos formes républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais quune calotte sacerdotale ! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, loutrage à la Religion le sacrilège, le concert européen la Sainte-Alliance ; et, dans ce bel ordre quon admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le pouvoir, ladministration tout le monde ! Mais les bonnes âmes sextasient sur le Code civil, uvre fabriquée, quoi quon dise, dans un esprit mesquin, tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Lycurgue ! Pour quoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ! Et il y en a dautres ! le les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de lidée de justice, qui sera drôle ! Mais jai une soif abominable ! et toi ? »
Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier daller chercher des grogs au cabaret.
« En résumé, je vois trois partis
, non ! trois groupes, et dont aucun ne mintéresse : ceux qui ont, ceux qui nont plus, et ceux qui tâchent davoir. Mais tous saccordent dans lidolâtrie imbécile de lAutorité ! Exemples : Mably recommande quon empêche les philosophes de publier leurs doctrines ; M. Wronslci géomètre, appelle en son langage la censure « répression critique de la spontanéité spéculative » ; le père Enfantin bénit les Habsbourg « davoir passé par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer lItalie » ; Pierre Leroux veut quon vous force à entendre un orateur et Louis Blanc incline à une religion dÉtat, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant nest légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement nen convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? Lun et lautre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas nest besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société ! Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, ta société. »
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein dindulgence. Il se contenta dobjecter quun pareil système les ferait haïr généralement.
« Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gage de haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas ty mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante ! »
Il fallait attaquer les idées reçues, lAcadémie, lÉcole normale, le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à une institution. Cest par là quils donneraient un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors, ils sen prendraient aux personnes.
« Et on nous respectera, sois-en sûr ! »
Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef, cest-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, den commander, den refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il sexaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement.
« Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. Cest indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant lopinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris. »
Frédéric, en lécoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
« Oui, jai été un paresseux, un imbécile, tu as raison ! »
« À la bonne heure ! » sécria Deslauriers ; « je retrouve mon Frédéric ! »
Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
« Ah ! tu mas fait souffrir. Nimporte ! je taime tout de même. »
Ils étaient debout et se regardaient, attendris lun et lautre, et près de sembrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de lantichambre.
« Qui tamène ? » dit Deslauriers.
Cétait Mlle Clémence, sa maîtresse.
Elle répondit que, passant devant sa maison par hasard, elle navait pu résister au désir de le voir ; et, pour faire une petite collation ensemble, elle lui apportait des gâteaux, quelle déposa sur la table.
« Prends garde à mes papiers ! » reprit aigrement lavocat. « Dailleurs, cest la troisième fois que je te défends de venir pendant mes consultations. »
Elle voulut lembrasser.
« Bien ! va-ten ! file ton nud ! »
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
« Ah ! tu mennuies, à la fin ! »
« Cest que je taime ! »
« Je ne demande pas quon maime, mais quon moblige ! »
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau.
Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
« Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, nest-ce pas ! »
Elle se retourna en sursaut.
« Tu me renvoies ! »
« Parfaitement ! »
Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernière prière sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une minute encore et sen alla.
« Tu devrais la rappeler », dit Frédéric.
« Allons donc ! »
Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa cuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle, près dune paire de bottes, les débris dun maigre déjeuner, et un matelas avec une couverture était roulé par terre dans un coin.
« Ceci te démontre », dit-il, « que je reçois peu de marquises ! On sen passe aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; cest de largent sous une autre forme ; or, je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? »
Ils se séparèrent à langle du pont Neuf.
« Ainsi, cest convenu ! tu mapporteras la chose demain, dès que tu lauras. »
« Convenu ! » dit Frédéric.
Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs dargent ; et il se dit quavec une somme pareille, il pourrait : dabord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou sacheter deux ,belles armures damasquinées quil avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant dargent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric sabandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel sassit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
« Quy a-t-il donc ? »
« Je suis perdu ! »
Il avait à verser, le jour même, en létude de M. Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.
« Cest un désastre inexplicable ! Je lui ai donné une hypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace dun commandement, sil nest pas payé cette après-midi, tantôt ! »
« Et alors ? »
« Alors, cest bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilà tout ! Ah ! si je trouvais quelquun pour mavancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne lauriez pas, par hasard ? »
Le mandat était resté sur la table de nuit, près dun livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
« Mon Dieu, non, cher ami ! »
Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
« Comment, vous ne trouvez personne qui veuille
? »
« Personne ! et songer que, dici à huit jours, jaurai des rentrées ! On me doit peut-être
cinquante mille francs pour la fin du mois ! »
« Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent davancer
? »
« Ah bien, oui ! »
« Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ? »
« Rien ! »
« Que faire ? » dit Frédéric.
« Cest ce que je me demande. » reprit Arnoux.
Il se tut. et il marchait dans la chambre de long en large.
« Ce nest pas pour moi. mon Dieu ! mais pour mes enfants. pour ma pauvre femme ! »
Puis, en détachant chaque mot :
« Enfin
je serai fort
. jemballerai tout cela
et jirai chercher fortune
je ne sais où ! »
« Impossible ! » sécria Frédéric.
Arnoux répliqua dun air calme :
« Comment voulez-vous que je vive à Paris. maintenant ? »
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
« Quand le rendriez-vous. cet argent ? »
Non pas quil l eût : au contraire ! Mais rien ne lempêchait de voir des amis. de faire des démarches. Et il sonna son domestique pour shabiller. Arnoux le remerciait.
« Cest dix-huit mille francs quil vous faut. nest-ce pas ? »
« Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car jen ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, maccorde jusquà demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, largent sera remboursé. Dailleurs, lhypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? »
Frédéric assura quil comprenait et quil allait sortir immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.
« Si je madressais à M. Dambreuse ? Mais sous quel prétexte demander de largent ? Cest à moi, au contraire, den porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! quil aille se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! »
Et Frédéric sapplaudissait de son indépendance, comme sil eût refusé un, service à M. Dambreuse.
« Eh bien », se dit-il ensuite, « puisque je fais une perte de ce côté-là car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille ! À la Bourse, ça se voit quelquefois
Donc, puisque je manque à lun, ne suis-je libre ?
Dailleurs, quand Deslauriers attendrait ! Non, non, cest mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
« Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme quà cinq heures. »
Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché son argent :
« Cest inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; jirai ce soir ! » se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes quon y a versés ; elle en garde larrière-goût, comme dune liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme sil les eût volés. Il naurait pas été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
« Quoi de neuf ?
Ma femme se joint à moi, cher ami, dans lespérance, etc.
A vous »,
Et un parafe.
« Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir sil avait trouvé la somme urgente.
« Tenez, la voilà ! » dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Des lauriers :
« Je nai rien reçu. »
LAvocat revint trois jours de suite. Il le pressait décrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
« Non ! cest inutile ! je vais y aller ! »
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant dêtre surpris par Deslauriers.
Un soir, quelquun le heurta au coin de la Madeleine. Cétait lui.
« le vais les chercher », dit-il.
Et Deslauriers laccompagna jusquà la porte dune maison, dans le faubourg Poissonnière.
« Attends-moi ! »
Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.
La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnoux marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce : une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande envie dentrer ; et il sarrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il nosait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte quelle ne fût inutile. Lautre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, dun ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements nayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
« Vous nen avez pas besoin, jimagine ? »
À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à lécart :
« Sois franc, les as-tu, oui ou non ? »
« Eh bien, non ! » dit Frédéric, « je les ai perdus ! »
« Ah ! et à quoi ? »
« Au jeu ! »
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de loccasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
« Rien ! un ami ! »
Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :
« Montez donc », dit Arnoux, « elle sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant ! »
Un réverbère, en face, léclairait ; et avec son cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose dintolérable.
« Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription dhypothèque Cest ma femme qui me la rappelé. »
« Une femme de tête ! » reprit machinalement Frédéric.
« Je crois bien ! »
Et Arnoux recommença son éloge. Elle navait pas sa pareille pour lesprit, le cur, léconomie ; il ajouta dune voix basse, en roulant des yeux :
« Et comme corps de femme ! »
« Adieu ! » dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
« Tiens ! pourquoi ? »
Et, la main à demi tendue vers lui, il lexaminait, tout décontenancé par la colère de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
« Adieu ! »
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture quil attendait, voilà que lautre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusquau fond de lâme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification dune rupture sajoutait à la rage de son impuissance. Dailleurs, lhonnêteté dArnoux offrant des garanties pour son argent lhumiliait ; il aurait voulu létrangler ; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes létouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut dindignation ; car son projet, tel quun obélisque abattu, lui paraissait maintenant dune hauteur extraordinaire. Il sestimait volé, comme sil avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et il en éprouvait de la joie ; cétait une compensation ! Une haine lenvahit contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de les servir.
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux.
Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de composer une Histoire de la Renaissance. Il entassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les philosophes et les poètes ; il allait au cabinet des estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; Il tâchait dentendre Machiavel. Peu à peu, la sérénité du travail lapaisa. En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de nen pas souffrir.
Un jour quil prenait des notes, tranquillement, la porte souvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
Cétait bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle sassit ; et, quand elle eut toussé :
« Il y a longtemps que vous nêtes venu à la maison. »
Frédéric ne trouvant pas dexcuse, elle ajouta :
« Cest une délicatesse de votre part ! »
Il reprit :
« Quelle délicatesse ? »
« Ce que vous avez fait pour Arnoux ! » dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant : « Je men moque bien ! cétait pour vous ! »
Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis lentretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la couleur dun vin dEspagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
« Il fait un peu chaud, ici ! »
Frédéric devina lintention prudente de son regard.
« Pardon ! les deux battants ne sont que poussés. »
« Ah ! cest vrai ! »
Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien. » Il lui demanda immédiatement ce qui lamenait.
« Mon mari », reprit-elle avec effort, « ma engagée à venir chez vous, nosant faire cette démarche lui même. »
« Et pourquoi ? »
« Vous connaissez M. Dambreuse, nest-ce pas ? »
« Oui, un peu ! »
« Ah ! un peu. »
Elle se taisait.
« Nimporte ! achevez. »
Alors, elle conta que lavant-veille, Arnoux navait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à lordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait davoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison quelle avait.
« Pauvre femme ! » murmura Frédéric. « Jirai ! comptez sur moi. »
« Merci ! »
Et elle se leva pour partir.
« Oh ! rien ne vous presse encore ! »
Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous les ustensiles pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui contenait les plumes ; ses talons se posèrent à des places différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux.
Ils se trouvaient seuls, maintenant seuls, dans sa propre maison ; cétait un événement extraordinaire presque une bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés darbustes dans les angles et dune plate-bande au milieu.
On était aux premiers jours davril. Les feuilles des lilas verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans lair et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge dun carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis quils se promenaient côte à côte, lenfant élevait des tas de sable dans lallée.
Mme Arnoux ne croyait pas quil eût plus tard une grande imagination, mais il était dhumeur caressante. Sa sur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
« Cela changera », dit Frédéric. « Il ne faut jamais désespérer. »
Elle répliqua :
« Il ne faut jamais désespérer ! »
Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte dencouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.
« Vous rappelez-vous
un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ? »
Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
« Ah ! jétais bien jeune ! »
« Et celle-là », reprit à voix basse Frédéric, « en sera-t-il de même ? »
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil dun fuseau :
« Non ! je la garderai ! »
Elle appela dun geste la bonne, qui prit lenfant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux quun baiser.
Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle sétait assise et tous les objets quelle avait touchés. Quelque chose delle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait encore.
« Elle est donc venue là ! » se disait-il.
Et les flots dune tendresse infinie le submergeaient.
Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse. On le reçut dans la salle à manger. Le banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce était près delle, et de lautre côté linstitutrice, une Anglaise, fortement marquée de petite vérole.
M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieu deux, et, sur son refus :
« À quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute. » Frédéric avoua, en affectant de lindifférence, quil venait faire une requête pour un certain Arnoux.
« Ah ! ah ! lancien marchand de tableaux », dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives. « Oudry le garantissait, autrefois ; on sest fâché. »
Et il se mit à parcourir les lettres et les journaux posés près de son couvert.
Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet ; et la hauteur de la salle, qui avait trois portières en tapisserie et deux fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds, la disposition des hors-duvre, et jusquaux plis raides des serviettes, tout ce bien-être luxueux établissait dans la pensée de Frédéric un contraste avec un autre déjeuner chez Arnoux. Il nosait interrompre M. Dambreuse.
Madame remarqua son embarras.
« Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ? »
« Il viendra ce soir », dit vivement la jeune fille.
« Ah ! tu le sais ? » répliqua sa tante, en arrêtant sur elle un regard froid.
Puis, un des valets sétant penché à son oreille :
« Ta couturière, mon enfant !
miss John ! »
Et linstitutrice, obéissante, disparut avec son élève.
M. Dambreuse, troublé par le dérangement des chai ses, demanda ce quil y avait.
« Cest Mme Regimbart. »
« Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là. Jai rencontré sa signature. »
Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de lintérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme.
« Elle passe pour très jolie », dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta dun air bonhomme :
« Êtes-vous leur ami
intime ? »
Frédéric, sans répondre nettement, dit quil lui serait fort obligé de prendre en considération
« Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! Jai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ? »
Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse sinclina légèrement, tout en souriant dun rire singulier, plein à la fois de politesse et dironie. Frédéric neut pas le temps dy réfléchir ; car M. Dambreuse, dès quils furent seuls :
« Vous nêtes pas venu chercher vos actions. »
Et, sans lui permettre de sexcuser :
« Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez laffaire un peu mieux. »
Il lui offrit une cigarette et commença.
LUnion générale des Houilles françaises était constituée ; on nattendait plus que lordonnance. Le fait seul de la fusion diminuait les frais de surveillance et de main duvre, augmentait les bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose nouvelle, qui était dintéresser les ouvriers à son entreprise. Elle leur bâtirait des maisons, des logements salubres ; enfin elle se constituait le fournisseur de ses employés, leur livrait tout à prix de revient.
« Et ils gagneront, monsieur ; voilà du véritable progrès ; cest répondre victorieusement à certaines criailleries républicaines ! Nous avons dans notre conseil », il exhiba le prospectus, « un pair de France, un savant de llnstitut, un officier supérieur du génie en retraite, des noms connus ! De pareils éléments rassurent les capitaux craintifs et appellent les capitaux intelligents ! » La Compagnie aurait pour elle les commandes de lÉtat, puis les chemins de fer, la marine à vapeur, les établissements métallurgiques, le gaz, les cuisines bourgeoises. « Ainsi, nous chauffons, nous éclairons, nous pénétrons jusquau foyer des plus humbles ménages. Mais comment, me direz-vous, pourrons-nous assurer la vente ? Grâce à des droits protecteurs, cher monsieur, et nous les obtiendrons ; cela nous regarde ! Moi. du reste. je suis franchement prohibitionniste ! le Pays avant tout ! » On lavait nommé directeur ; mais le temps lui manquait pour soccuper de certains détails, de la rédaction entre autres. « Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, jai oublié mon grec ! Jaurais besoin de quelquun
qui pût traduire mes idées. » Et tout à coup : « Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétaire général ? »
Frédéric ne sut que répondre.
« Eh bien, qui vous empêche ? »
Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il sen ferait adorer, naturellement. ce qui lui permettrait, plus tard, de se pousser au Conseil général. à la députation.
Les oreilles de Frédéric tintaient. Doù provenait cette bienveillance ? Il se confondit en remerciements.
Mais il ne fallait point, dit le banquier, quil fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, cétait de prendre des actions, « placement superbe dailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital. »
« À combien, environ, doit-il se monter ? » dit Frédéric.
« Mon Dieu ! ce qui vous plaira ; de quarante à soixante mille francs. je suppose. »
Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité si grande, que le jeune homme se décida immédiatement à vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez-vous pour terminer leurs arrangements.
« Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux
? »
« Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez ! »
Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit :
« Très bien ! »
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il sattendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre narriva.
Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui lempêchait de revenir ? Lespèce de sous-entendu, daveu quelle lui avait fait, nétait donc quune manuvre exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? » Une sorte de pudeur, malgré son envie, lempêchait de retourner chez eux.
Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit quil lattendait le jour même, dans une heure.
En route, lidée des Arnoux lassaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour sen débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
Arnoux était en voyage.
« Et Madame ? »
« À la campagne, à la fabrique ! »
« Quand revient Monsieur ? »
« Demain, sans doute ! »
Il la trouverait seule ; cétait le moment. Quelque chose dimpérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »
Mais M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai que jétais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans le wagon : « Jai eu tort, peut-être ? Ah bah ! quimporte ! »
À droite et à gauche, des plaines vertes sétendaient ; le convoi roulait ; les maisonnettes des stations glissaient comme des décors, et la fumée de la locomotive versait toujours du même côté ses gros flocons qui dansaient sur lherbe quelque temps, puis se dispersaient.
Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu dans cette langueur que donne lexcès même de limpatience. Mais des grues, des magasins, parurent. Cétait Creil.
La ville, construite au versant de deux collines basses (dont la première est nue et la seconde couronnée par un bois), avec la tour de son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait avoir quelque chose de gai, de discret et de bon. Un grand bateau plat descendait au fil de leau, qui clapotait fouettée par le vent ; des poules, au pied du calvaire, picoraient dans la paille ; une femme passa, portant du linge mouillé sur la tête.
Après le pont, il se trouva dans une île, où lon voit sur la droite les ruines dune abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de lOise, que surplombe la manufacture. Limportance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :
« Avez-vous une permission ? »
« Pourquoi ? »
« Pour visiter létablissement ! »
Frédéric, dun ton brutal, dit quil venait voir M. Arnoux.
« Quest-ce que cest que M. Arnoux ? »
« Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin ! »
« Non, monsieur, cest ici la fabrique de MM. Lebuf et Milliet ! »
La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même.
Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ; et il avait lair tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda sil cherchait quelque chose. Celui-là connaissait la manufacture dArnoux. Elle était située à Montataire.
Frédéric senquit dune voiture, on nen trouvait quà la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée dun vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau des bagages, solitairement.
Un gamin soffrit à découvrir « le père Pilon ». Il revint au bout de dix minutes ; le père Pilon déjeunait. Frédéric, ny tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que deux convois eussent défilé. Enfin il se précipita dans la campagne.
La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées dusine fumaient les unes près des autres. En face de lui se dressait sur une colline ronde, un petit château à tourelles, avec le clocher quadrangulaire dune église. De longs murs, en dessous, formaient des lignes irrégulières parmi les arbres ; et, tout en bas, les maisons du village sétendaient.
Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de trois marches, faites de blocs sans ciment. On entendait, par intervalles, la sonnette dun épicier. Des pas lourds senfonçaient dans la boue noire, et une pluie fine tombait, coupant de mille hachures le ciel pâle.
Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il rencontra sur sa gauche, à lentrée dun chemin, un grand arc de bois qui portait écrit en lettres dor : faïences.
Ce nétait pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa manufacture le plus près possible de lautre (accréditée depuis longtemps), il provoquait dans le public une confusion favorable à ses intérêts.
Le principal corps de bâtiment sappuyait sur le bord même dune rivière qui traverse la prairie. La maison de maître, entourée dun jardin, se distinguait par son perron, orné de quatre vases où se hérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous des hangars ; il y en avait dautres à lair libre ; et au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.
Lancien répétiteur tendit sa main froide.
« Vous venez pour le patron ? Il nest pas là. »
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :
« Je le savais. » Mais, se reprenant aussitôt : « Cest pour une affaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ? »
« Ah ! je ne lai pas vue depuis trois jours ». dit Sénécal.
Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et non senfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux. Nimporte ! il avait passé par là dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle attention à son mérite. Il était borné dailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements artistiques, mieux aurait valu introduire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeois senfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin quon augmentât ses émoluments.
« Soyez tranquille ! » dit lautre.
Il ne rencontra personne dans lescalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ; cétait le salon. Il appela très haut. On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entrouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur lépaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant dune main son chignon, tandis que lautre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout lenchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.
« Je vous demande pardon », dit-elle, « mais je ne pouvais
»
Il eut la hardiesse de linterrompre :
« Cependant
, vous étiez très bien
tout à lheure. »
Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il craignait de lavoir offensée. Elle reprit :
« Par quel bon hasard êtes-vous venu ? »
Il ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
« Si je vous le disais, me croiriez-vous ? »
« Pourquoi pas ? »
Frédéric conta quil avait eu, lautre nuit un songe affreux :
« Jai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir. »
« Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades ! »
« Je nai rêvé que de vous », dit-il.
Elle le regarda dun air calme.
« Les rêves ne se réalisent pas toujours. »
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur laffinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce quelles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle lécoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il lobservait du coin de lil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité dun lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta.
Pour le distraire dabord par quelque chose damusant. elle lui fit voir lespèce de musée qui décorait lescalier. Les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les engouements successifs dArnoux. Après avoir cherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait voulu faire des majoliques, des faënza, de létrusque, de loriental, tenté enfin quelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard. Aussi remarquait-on, dans la série, de gros vases cou verts de mandarins, des écuelles dun mordoré chatoyant, des pots rehaussés décritures arabes, des buires dans le goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux personnages, qui étaient comme dessinés à la sanguine, dune façon mignarde et vaporeuse. Il fabriquait maintenant des lettres denseigne, des étiquettes à vin ; mais son intelligence nétait pas assez haute pour atteindre jusquà lArt, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. Tous deux considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
« Tu ne le reconnais donc pas ? » lui dit sa mère.
« Si fait ! » reprit-elle en le saluant, tandis que son regard limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : « Que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur lépaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua dun ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamise.
« Limportant, cest la préparation des pâtes. »
Et elle lintroduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. Frédéric sen voulait de navoir pas refusé nettement sa proposition, tout à lheure.
« Ce sont les patouillards », dit-elle.
Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sa bouche.
De larges courroies filaient dun bout à lautre du plafond, pour senrouler sur des tambours, et tout sagitait dune façon continue, mathématique, agaçante.
Ils sortirent de là, et passèrent près dune cabane en ruines, qui avait autrefois servi à mettre des instruments de jardinage.
« Elle nest plus utile », dit Mme Arnoux.
Il répliqua dune voix tremblante :
« Le bonheur peut y tenir ! »
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles, et ils entrèrent dans latelier des ébauchages.
Des hommes, assis à une table étroite, posaient devant eux, sur un disque tournant, une masse de pâte ; leur main gauche en raclait lintérieur, leur droite en caressait la surface, et lon voyait sélever des vases, comme des fleurs qui sépanouissent.
Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plus difficiles. Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes saillantes. À létage supérieur, on enlevait les coutures, et lon bouchait avec du plâtre les petits trous que les opérations précédentes avaient laissés.
Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors, partout salignaient des poteries.
Frédéric commençait à sennuyer.
« Cela vous fatigue peut-être ? » dit-elle.
Craignant quil ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup denthousiasme. Il regrettait même de ne sêtre pas voué à cette industrie.
Elle parut surprise.
« Certainement ! jaurais pu vivre près de vous ! »
Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de léviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
« Puis-je emporter cela ? » dit Frédéric.
« Êtes-vous assez enfant, mon Dieu ! »
Il allait répondre, Sénécal entra.
M. le sous-directeur, dès le seuil, saperçut dune infraction au règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines ; on était au samedi, et, comme les ouvriers nen avaient rien fait, Sénécal leur déclara quils auraient à rester une heure de plus. « Tant pis pour vous ! »
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, dailleurs, peu faciles à conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le républicain les gouvernait durement. Homme de théories, il ne considérait que les masses et se montrait impitoyable pour les individus.
Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux sil ny avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train dexpliquer lusage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, sinterposa entre eux.
Il continua de lui-même la démonstration, sétendit sur les différentes sortes de combustibles, lenfournement les pyroscopes, les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric ny comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.
« Vous nécoutez pas », dit-elle. « M. Sénécal pour tant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi. »
Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea dun regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
« Non ! merci bien ! lescalier est trop étroit ! »
Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte dun appartement rempli de femmes.
Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, des plaques de verre. Le long de la corniche, contre le mur, salignaient des planches gravées ; des bribes de papier fin voltigeaient ; et un poêle de fonte exhalait une température écurante, où se mêlait lodeur de la térébenthine.
Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides. On en remarquait une, cependant, qui portait un madras et de longues boucles doreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle avait de gros yeux noirs et les lèvres charnues dune négresse. Sa poitrine abondante saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taille par le cordon de sa jupe ; et, un coude sur létabli, tandis que lautre bras pendait, elle regardait vaguement, au loin dans la campagne. À côté delle traînaient une bouteille de vin et de la charcuterie.
Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne et dhygiène pour les travailleurs.
Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de despotisme, sécria de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :
« Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut larticle 9. »
« Eh bien, après ? »
« Après, mademoiselle ? Cest trois francs damende que vous payerez ! »
Elle le regarda en face, impudemment.
« Quest-ce que ça me fait ? Le patron à son retour, la lèvera votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme ! »
Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle détudes se contenta de sourire.
« Article 13, insubordination, dix francs ! »
La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
« Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur ! » Lautre répondit magistralement :
« La Démocratie nest pas le dévergondage de lindividualisme. Cest le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, lordre ! »
« Vous oubliez lhumanité ! » dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, sen alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait loccasion de se déclarer ; elle était venue. Dailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près delle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
« Rien de plus sot », dit-il, « que cette punition ! »
Mme Arnoux reprit :
« Il y a des sévérités indispensables. »
« Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir ! »
« Je ne comprends pas les énigmes, mon ami. »
Et son regard austère, plus encore que le mot, larrêta. Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de lamour, de ses désespoirs et de ses emportements.
Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation ; et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides quon voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Des Grieux. Il senferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes dun sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de lombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il nosa.
Il était empêché, dailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.
« Si je lui déplais », pensait-il, « quelle me chasse ! Si elle veut de moi, quelle mencourage ! »
Il dit en soupirant :
« Donc, vous nadmettez pas quon puisse aimer
une femme ? »
Mme Arnoux répliqua :
« Quant elle est à marier, on lépouse ; lorsquelle appartient à un autre, on séloigne. »
« Ainsi le bonheur est impossible ? »
« Non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords. »
« Quimporte ! sil est payé par des joies sublimes. »
« Lexpérience est trop coûteuse ! »
Il voulut lattaquer par lironie.
« La vertu ne serait donc que de la lâcheté ? »
« Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. Légoïsme fait une base solide à la sagesse. »
« Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez ! »
« Mais je ne me vante pas dêtre une grande dame ! »
À ce moment-là, le petit garçon accourut.
« Maman, viens-tu dîner ? »
« Oui, tout à lheure ! »
Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
Il ne pouvait se résoudre à sen aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
« Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ? »
« Non ! mais sourdes quand il le faut. »
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il sinclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.
Ce quil éprouva dabord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre linanité de son espoir lécrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond dun abîme, qui sait quon ne le secourra pas et quil doit mourir.
Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin. Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; cétaient les ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il se reconnut.
À lhorizon les lanternes du chemin de fer traçaient une ligne de feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser dans un wagon, et sendormit.
Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :
« Cest une imbécile, une dinde, une brute, ny pensons plus ! »
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et initiales R. À.
Cela commençait par des reproches amicaux :
« Que devenez-vous, mon cher ? je mennuie. »
Mais lécriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum :
« Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric distingua : « Malentendu
avoir fait fausse route
désillusions
Pauvres enfants que nous sommes !
Pareils à deux fleuves qui se rejoignent ! etc. »
Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient liris ; et il y avait, dans la forme des caractères et lespacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla.
« Pourquoi nirais-je pas ? » se dit-il enfin. « Mais si Mme Arnoux le savait ? Ah ! quelle le sache ! Tant mieux ! et quelle en soit jalouse ! ça me vengera ! »
IV
La Maréchale était prête et lattendait.
« Cest gentil, cela ! » dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.
Quand elle eut fait le nud de sa capote, elle sassit sur le divan et resta silencieuse.
« Partons-nous ? » dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
« Oh ! non ! pas avant une heure et demie », comme si elle eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.
Enfin lheure ayant sonné :
« Eh bien, andiamo, caro mio ! »
Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.
« Madame revient dîner ? »
« Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque part, au café Anglais, où vous voudrez ! »
« Soit ! »
Ses petits chiens jappaient autour delle.
« On peut les emmener, nest-ce pas ? »
Frédéric les porta, lui-même, jusquà la voiture. Cétait une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès quelle fut assise, lui demanda sil avait été chez Arnoux, dernièrement.
« Pas depuis un mois », dit Frédéric.
« Moi, je lai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourdhui. Mais il a toutes sortes dembarras encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle dhomme ! »
« Oui ! très drôle ! »
Frédéric ajouta dun air indifférent :
« À propos, voyez-vous toujours
comment donc lappelez-vous ?
cet ancien chanteur
, Delmar ? »
Elle répliqua sèchement :
« Non ! cest fini. »
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de lespoir.
Ils descendirent au pas le quartier Breda ; les rues, à cause du dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient derrière des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ; le bruit des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se cambrait la taille, et les deux havanais lun près de lautre semblaient deux manchons dhermine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle sabritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.
« Quels amours de petits doigts ! » dit Frédéric, en lui prenant doucement lautre main, la gauche ornée dun bracelet dor, en forme de gourmette. « Tiens, cest mignon ; doù cela vient-il ? »
« Oh ! il y a longtemps que je lai », dit la Maréchale.
Le jeune homme nobjecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
« Finissez, on va nous voir ! »
« Bah ! quest-ce que cela fait ! »
Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où lon remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont dIéna, et sarrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans lHippodrome .
Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de lÉcole Militaire ; et les deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies dune foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins vulgaire ; cétait lépoque des sous pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers détat-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.
Les plus enthousiastes sétaient placés, en bas, contre la piste, défendue par deux lignes de bâtons supportant des cordes ; dans lovale immense que décrivait cette allée, des marchands de coco agitaient leur crécelle, dautres vendaient le programme des courses, dautres criaient des cigares, un vaste bourdonnement sélevait ; les gardes municipaux passaient et repassaient ; une cloche, suspendue à un poteau couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans les tribunes.
Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.
« Jai des riflards », dit Frédéric, « et tout ce quil faut pour se distraire », ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.
« Bravo ! nous nous comprenons ! »
« Et on se comprendra encore mieux, nest-ce pas ? »
« Cela se pourrait ! » fit-elle en rougissant.
Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient daligner leurs chevaux et les retenaient à deux mains. Quelquun abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent dabord serrés en une seule masse ; bientôt elle sallongea, se coupa ; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber ; longtemps il y eut de lincertitude entre Filly et Tibi ; puis Tom Pouce parut en tête ; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva premier, battant Sir-Charles de deux longueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.
« Nous nous amusons ! » dit la Maréchale. « Je taime, mon chéri ! »
Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.
À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que cétait Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
« Vous nêtes guère galant ! » dit Rosanette.
Il nécouta rien et savança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.
Frédéric, au même moment ; fut happé par Cisy.
« Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc ? »
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner près delle. Cisy laperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.
Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini, il réalisait son idéal, parvenait à avoir du cachet. Gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur lescarpin et carte dentrée dans la ganse du chapeau, rien ne manquait effectivement à ce quil appelait lui-même son « chic », un chic anglomane et mousquetaire. Il commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces quon y faisait, jura quil pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de minuit, proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons ; et de l autre coude sappuyant sur la portière, il continuait à débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cherchant à découvrir ce que le milord était devenu.
La cloche ayant tinté, Cisy sen alla, au grand plaisir de Rosanette, quil ennuyait beaucoup, disait-elle.
La seconde épreuve neut rien de particulier, la troisième non plus, sauf un homme quon emporta sur un brancard. La quatrième, où huit chevaux disputèrent le prix de la ville, fut plus intéressante.
Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main lévolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de lHippodrome. De loin, leur vitesse navait pas lair excessive : à Lautre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais. revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; lair sengouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, cétait le but. On enlevait les chiffres. un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusquau pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, lencolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.
Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui sennuyait se répandit. Des groupes dhommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.
Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ; et ce nétait pas les plus belles qui recevaient le plus dhommages. La vieille Georgine Aubert, celle quun vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode par son procès, trônait sur le siège dun break en compagnie dAméricains ; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas lintérieur dun escargot qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour quon la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. Cétaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.
Cisy navait pas lair moins heureux dans le cercle dhommes mûrs qui lentourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et savança vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, limitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
Le milord reparut, cétait Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
« Donne-moi du champagne ! » dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle sécria :
« Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, lépouse de mon protecteur, ohé ! »
Des rires éclatèrent autour delle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait semporter. Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à lheure ; et, avec un surcroît daplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.
« Impossible ! » répondit-elle. « Nous allons ensemble au café Anglais. »
Frédéric, comme sil neût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale dun air désappointé.
Tandis quil lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de café Anglais :
« Cest un joli établissement ! si lon y cassait une croûte, hein ? »
« Comme vous voudrez », dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à lhorizon le milord disparaître, sentant quune chose irréparable venait de se faire et quil avait perdu son grand amour. Et lautre était là, près de lui, lamour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce quil voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.
Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes ; on sen allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. Lembarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.
« Eh bien, tant mieux ! » dit Frédéric.
« On préfère être seul ? » reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et dacier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines dor. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur lautre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées.
« Ils mont reconnu ! » se dit Frédéric.
Rosanette voulut quon arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :
« Va donc ! va donc ! en avant ! »
Et la berline se lança vers les Champs-Élysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme lhabit noir dun dandy. Laverse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin : « Bonjour ! Ça va bien ? Oui ! Non ! À tantôt ! » et les figures se succédaient avec une vitesse dombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte dhébétude à voir auprès deux continuellement, toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées, sarrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et lon sexaminait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins denvie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière dun bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de lécume autour deux ; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur deau que le soleil couchant traversait. Passant sous lArc de triomphe, il allongeait à hauteur dhomme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes ; et, sur les deux côtés de la grande avenue, pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait linexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté dune de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et nen était pas plus joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, sen allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant lhôtel des Affaires Étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.
À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, sétala dans son dos. Lhomme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant quil payait le postillon.
Il la retrouva dans lescalier, causant avec un mon sieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur larrêta.
« Va toujours ! » dit-elle, « je suis à toi ! »
Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur lasphalte qui séchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumait lappartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent ses nerfs ; il saffaissa sur le divan rouge, au-dessous de la glace.
La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
« On a des chagrins, pauvre mimi ? »
« Peut-être ! » répliqua-t-il.
« Tu nes pas le seul, va ! » ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, dune grâce et presque dune mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
« Pourquoi me fais-tu de la peine ? » dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
« Moi, de la peine ? »
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
Il reprit :
« Puisque tu ne veux pas maimer ! » en lattirant sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie lenflammait.
« Où sont-ils ? » dit la voix dHussonnet dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à lautre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.
Elle demanda des huîtres ; et ils sattablèrent.
Hussonnet ne fut pas drôle. À force décrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, dentendre beaucoup de discussions et démettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, saveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras dune vie légère autrefois, mais à présent difficile, lentretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, quil ne voulait pas savouer, le rendait hargneux, sarcastique. À propos dOzaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre lOpéra ; puis, à propos de lOpéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe dacteurs espagnols, « comme si lon nétait pas rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de lEspagne ; et, afin de rompre la conversation, il sinforma du Collège de France, doù lon venait dexclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara pour lAutorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait lhistoire, et contestait les choses les plus positives, jusquà sécrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé dimitations dacteurs. Sainville était particulièrement son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement dimpatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer dune façon odieuse.
« Vous devriez les faire reconduire ! » dit-il brusquement.
Rosanette navait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
« Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! »
« Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable ! »
Hussonnet sen alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric ny pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsquun garçon entra.
« Madame, quelquun vous demande ! »
« Comment ! encore ? »
« Il faut pourtant que je voie ! » dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? nétait-ce pas assez davoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs létouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
« Jai invité monsieur. Jai bien fait, nest-ce pas ? »
« Comment donc ! certainement ! » Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de sasseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en sarrêtant aux noms bizarres.
« Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la dOrléans ? »
« Oh ! pas dOrléans ! » sécria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.
« Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ? » reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric. La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade dananas, des sorbets à la vanille.
« Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! joubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas à lail ! »
Et elle appelait le garçon « jeune homme », frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
« On nen prend pas dès le commencement », dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
« Eh non ! Jamais ! »
« Si fait, je vous assure ! »
« Ah ! tu vois ! »
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « Cest un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
Cependant, la porte souvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelquun tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler déquitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte dAure, quand Rosanette haussa les épaules.
« Assez, mon Dieu ! il sy connaît mieux que toi, va ! »
Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose dinsolent, divre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cur des désirs fous.
Puis elle demanda, dune voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
« À la comtesse Dambreuse », répliqua Cisy.
« Ils sont très riches, nest-ce pas ? »
« Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille dun préfet, ait une fortune médiocre. »
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, sentêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse sappelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
« Nimporte ! je voudrais bien avoir son équipage ! » dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.
Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.
Frédéric laperçut.
« Tiens ! mais. .. »
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.
La porte sentrebâilla discrètement, le bord dun chapeau parut, puis le profil dHussonnet.
« Excusez, si je vous dérange, les amoureux ! »
Mais il sarrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa place.
On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grand faim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans un plat, un fruit dans une corbeille buvait dune main, se servait de lautre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de leffet.
La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :
« Une voiture ! »
« Jai la mienne », dit le Vicomte.
« Mais, monsieur ! »
« Cependant, monsieur ! »
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
« Soignez-le donc ! il sétouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir ! »
La porte retomba.
« Eh bien ? » dit Hussonnet.
« Eh bien, quoi ? »
« Je croyais
»
« Quest-ce que vous croyiez ? »
« Est-ce que vous ne
? »
Il compléta sa phrase par un geste.
« Eh non ! jamais de la vie ! »
Hussonnet ninsista pas davantage.
Il avait eu un but en sinvitant à dîner. Son journal, qui ne sappelait plus lArt, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de lancien projet, et exposa son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et disparut.
Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :
« Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre. »
« Quel fiacre ? »
« Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens. »
Et la figure du garçon sallongea, comme sil eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs quon lui rendait.
« Merci, Monseigneur ! » dit lhomme à la serviette, avec un grand salut.
Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de navoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; dautres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisquil fallait de largent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il sétonna de navoir pas songé à Mme Arnoux.
« Tant mieux ! à quoi bon ? »
Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. Il commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement :
« Vous étiez aux courses, dimanche ? »
« Oui, hélas ! »
Alors, le peintre déclama contre lanatomie des chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. « Rosanette était avec vous ? » Et il entama son éloge, adroitement.
La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.
Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son modèle lavait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée dabord ; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de séblouir. Puis, ladmiration sapaisant, il sétait demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute ; et il sétait mis à repasser ses contours simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elle sétait même permis des objections ; lartiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il sétait dit quelle pouvait avoir raison. Alors avait commencé lère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent les crampes destomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi même ; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cur et sentant que sa besogne était mauvaise.
Il se plaignit seulement davoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
« Je me moque bien de la Maréchale ! »
Une déclaration pareille lenhardit.
« Croiriez-vous que cette bête-là nen veut plus, maintenant ? »
Ce quil ne disait point, cest quil avait réclamé delle mille écus. Or, la Maréchale sétait peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer dArnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
« Eh bien, et Arnoux ? » dit Frédéric.
Elle lavait relancé vers lui. Lancien marchand de tableaux navait que faire du portrait.
« Il soutient que ça appartient à Rosanette. »
« En effet, cest à elle. »
« Comment ! cest elle qui menvoie vers vous ! » répliqua Pellerin.
Sil eût cru à lexcellence de son uvre, il neût pas songé, peut-être, à lexploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de sen délivrer, senquit de ses conditions, courtoisement.
Lextravagance du chiffre le révolta, il répondit :
« Non, ah ! non ! »
« Vous êtes pourtant son amant, cest vous qui mavez fait la commande ! »
« Jai été lintermédiaire, permettez ! »
« Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras ! »
Lartiste semportait.
« Ah ! je ne vous croyais pas si cupide. »
« Ni vous si avare ! Serviteur ! »
Il venait de partir que Sénécal se présenta.
Frédéric, troublé, eut un mouvement dinquiétude.
« Quy a-t-il ? »
Sénécal conta son histoire.
« Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui lappelait à Paris ; comme personne, par hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de my faire aller moi-même. Jai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise sest plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il ma donné mon compte, et me voilà ! »
Puis, détachant ses paroles :
« Au reste, je ne me repens pas, jai fait mon devoir. Nimporte, cest à cause de vous. »
« Comment ? » sécria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne leût deviné.
Sénécal navait rien deviné, car il reprit :
« Cest-à-dire que, sans vous, jaurais peut-être trouvé mieux. »
Frédéric fut saisi dune espèce de remords.
« En quoi puis-je vous servir, maintenant ? »
Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.
« Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que ma dit Deslauriers. »
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.
« Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelquun. »
Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence :
« Tout cela, jen suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux. »
Ce votre ôta du cur de Frédéric le peu de bon vouloir quil gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.
Sénécal le prévint.
« Merci ! »
Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix dhonneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Brouillard et Bénier, scandales de lépoque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.
Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.
« Allons, adieu ! Il faut que jaille à Notre-Dame de Lorette.
« Tiens ! pourquoi ? »
« Cest aujourdhui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à luvre, celui-là ! Mais tout nest pas fini !
Qui sait ? »
Et Sénécal tendit sa main, bravement.
« Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu ! »
Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt ny pensa plus.
Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur lÉtat, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.
Le hasard voulut quil rencontrât Cisy, trois jours après. Le gentilhomme fit bonne contenance, et linvita même à dîner pour le mercredi suivant.
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification dhuissier, où M. Charles-lean-Baptiste Oudry lui apprenait quaux termes dun jugement du tribunal, il sétait rendu acquéreur dune propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et quil était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont limmeuble était grevé dépassant le prix de lacquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.
Tout le mal venait de navoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux sétait chargé de cette démarche, et lavait ensuite oubliée. Frédéric semporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :
« Eh bien après
, quoi ? si cela peut le sauver, tant mieux ! je nen mourrai pas ! ny pensons plus ! »
Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre dHussonnet, et aperçut le post scriptum, quil navait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre laffaire du journal en train.
« Ah ! celui-là membête ! »
Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il shabilla pour se rendre à la Maison dor.
Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur à cheveux blancs :
« Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux », dit-il ensuite (cétait un jeune homme blond et fluet, déjà chauve) ; puis, désignant un quadragénaire dallures simples : « Joseph Boffreu, mon cousin ; et voici mon ancien professeur M. Vezou », personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine.
Cisy attendait encore quelquun, le baron de Comaing, « qui peut-être viendra, ce nest pas sûr ». Il sortait à chaque minute, paraissait inquiet ; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy lavait choisie par pompe, tout exprès.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le milieu de la table, couverte de plats dargent, suivant la vieille mode française ; des raviers, pleins de salaisons et dépices, formaient bordure tout autour ; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance ; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas lusage, mille ustensiles de bouche ingénieux ; et il y avait, rien que pour le premier service : une hure desturgeon mouillée de champagne, un jambon dYork au tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient lappartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. À ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout.
« Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies ! Cest trop beau ! »
« Ça ? » dit le vicomte de Cisy, « allons donc ! »
Et, dès la première cuillerée :
« Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir père et Portier ? »
« Tu sais bien que je nai pas le temps ! » répliqua le marquis.
Ses matinées étaient prises par un cours darboriculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fabriques dinstruments aratoires. Habitant la Saintonge les trois quarts de lannée, il profitait de ses voyages dans la Capitale pour sinstruire ; et son chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.
Mais Cisy, sapercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin :
« Buvez donc, saprelotte ! Vous nêtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon ! »
À ce mot, tous sinclinèrent, on le congratulait. Et la jeune personne », dit le Précepteur, « est charmante, jen suis sûr ? »
« Parbleu ! » sécria Cisy. « Nimporte, il a tort ; cest si bête, le mariage ! »
« Tu parles légèrement, mon ami ! » répliqua M. des Aulnays, tandis quune larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.
Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :
« Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez ! »
Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, « être régence ». Il voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris, tira de sa poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les truffes, et le Précepteur, qui sen délectait, dit par bassesse :
« Cela ne vaut pas les ufs à la neige de madame votre grand-mère ! »
Puis il se remit à causer avec son voisin lagronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup davantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le Précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de linfluence sur son élève, dont il désirait secrètement être lhomme daffaires.
Frédéric était venu plein dhumeur contre Cisy ; sa sottise lavait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du café Anglais, lagaçait de plus en plus ; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier. Cisy, par manière de rire, lappela « voleur » plusieurs fois ; puis, tout à coup :
« Ah ! le baron ! »
Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur loreille, et une fleur à la boutonnière. Cétait lidéal du Vicomte. Il fut ravi de le posséder ; et, sa présence lexcitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère :
« Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère ! »
Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues à la société ; puis, comme saisi dune idée :
« Dites donc ! avez-vous pensé à moi ? »
Lautre haussa les épaules.
« Vous navez pas lâge, mon petiot ! Impossible ! »
Cisy lavait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
« Ah ! joubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher ! »
« Quel pari ? »
« Celui que vous avez fait, aux courses, daller le soir même chez cette dame. »
Frédéric éprouva comme la sensation dun coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, sétait présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au Vicomte quil « gênait », et on lavait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.
Il eut lair de ne pas entendre. Le Baron ajouta :
« Que devient-elle, cette brave Rose ?
a-t-elle toujours daussi jolies jambes ? » prouvant par ce mot quil la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
« Il ny a pas de quoi rougir », reprit le Baron ; « cest une bonne affaire ! »
Cisy claqua de la langue.
« Peuh ! pas si bonne ! »
« Ah ! »
« Mon Dieu, oui ! Dabord, moi, je ne lui trouve rien dextraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant quon veut, car enfin
elle est à vendre ! »
« Pas pour tout le monde ! » reprit aigrement Frédéric.
« Il se croit différent des autres ! » répliqua Cisy, « quelle farce ! »
Et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait les battements de son cur létouffer. Il avala deux verres deau, coup sur coup.
Mais le Baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
« Est-ce quelle est toujours avec un certain Arnoux ? »
« Je nen sais rien », dit Cisy. « Je ne connais pas ce monsieur ! »
Il avança, néanmoins, que cétait une manière descroc.
« Un moment ! » sécria Frédéric.
« Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès. »
« Ce nest pas vrai ! »
Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le Vicomte, plein de rancune, et qui était gris dailleurs, sentêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :
« Est-ce pour moffenser, monsieur ? »
Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.
« Oh ! pas du tout ! je vous accorde même quil a quelque chose de très bien : sa femme. »
« Vous la connaissez ? »
« Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça ! »
« Vous dites ? »
Cisy, qui sétait levé, répéta en balbutiant :
« Tout le monde connaît ça ! »
« Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez ! »
« Je men flatte ! »
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris dune sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :
« Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! »
« Mais cest épouvantable ! » vociférait le Précepteur.
Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait ; Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris ; et le Baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu sentendre du boulevard.
Comme tout le monde, au moment où lassiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si cétait à cause dArnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou dun autre. Ce quil y avait de certain, cétait la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.
M. des Aulnays tâcha de ladoucir, le cousin Joseph, le Précepteur, Forchambeaux lui-même. Le Baron pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, sirritait de plus en plus ; et lon serait resté là jusquau jour si le Baron navait dit pour en finir :
« Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses témoins. »
« Votre heure ? »
« À midi, sil vous plaît. »
« Parfaitement, Monsieur. »
Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cur. Il venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui lenivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ; et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle souvrit, et il entra, en se courbant très bas sous lauvent.
Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en lair, étaient posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans langle près de la cuisine ; et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée de se tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre ; il roulait des yeux, avait lair de réfléchir, fit plusieurs tours dans la salle, et dit enfin :
« Oui, volontiers ! »
Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que ladversaire était un noble.
« Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! Dabord
, avec lépée
»
« Mais peut-être ». objecta Frédéric, « que je nai pas le droit
»
« Je vous dis quil faut prendre lépée ! » répliqua brutalement le Citoyen. « Savez-vous tirer ? »
« Un peu ! »
« Ah ! un peu ! voilà comme ils sont tous ! Et ils ont la rage de faire assaut ! Quest-ce que ça prouve, la salle darmes ! Écoutez-moi : tenez-vous bien à distance en vous enfermant toujours dans des cercles. et rompez ! rompez ! Cest permis. Fatiguez-le ! Puis fendez-vous dessus, franchement ! Et surtout pas de malice, pas de coups à la La Fougère ! non ! de simples une-deux, des dégagements. Tenez, voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure. Père Vauthier. donnez-moi votre canne ! Ah ! cela suffit. »
Il empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit, et se mit à pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du pied, sanimait, feignait même de rencontrer des difficultés, tout en criant : « Y es-tu, là ? y es-tu ? » et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille, avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps : « Bravo ! très bien ! » Son épouse également ladmirait, quoique émue ; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué débahissement, étant. du reste, fanatique de M. Regimbart.
Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies détoffes garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis, que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il laperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.
Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.
Le Baron et M. Joseph déclarèrent quils se contente raient des excuses les plus simples. Mais Regimbart. ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre lhonneur dArnoux (Frédéric ne lui avait point parlé dautre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses. M. de Comaing fut révolté de loutrecuidance. Le Citoyen nen voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible, on se battrait.
Dautres difficultés surgirent ; car le choix des armes légalement, appartenait à Cisy, loffensé. Mais Regimbart soutint que, par lenvoi du cartel, il se constituait loffenseur. Ses témoins se récrièrent quun soufflet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup nétant pas un soufflet. Enfin, on décida quon sen rapporterait à des militaires ; et les quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque.
Ils sarrêtèrent à celle du quai dOrsay. M. de Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.
Les capitaines ny comprirent goutte, embrouillée quelle fut par les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs décrire un procès verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un café ; et même, pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par H et Frédéric par un K.
Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent quévidemment le choix des armes appartenait à M. H. Tous sen revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier restèrent sur le trottoir.
Le Vicomte, en apprenant la solution, fut pris dun si grand trouble, quil se la fit répéter plusieurs fois ; et, quand M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura « cependant », nétant pas loin, en lui même, dy obtempérer. Puis il se laissa choir dans un fauteuil, et déclara quil ne se battrait pas.
« Hein ? comment ? » dit le Baron.
Alors, Cisy sabandonna à un flux labial désordonné. Il voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.
« Ou bien on mettra de larsenic dans un verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois ; je lai lu ! »
Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.
« Ces messieurs attendent votre réponse. Cest indécent, à la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce lépée ? »
Le Vicomte répliqua « oui ,3, par un signe de tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures juste.
Dussardier étant contraint de sen retourner à ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.
On lavait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.
« Tant mieux ! » sécria-t-il.
Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
« On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce nétait rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, nest-ce pas ? »
« Sans doute », dit Frédéric tout en songeant quil eût mieux fait de choisir un autre témoin.
Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :
« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! Cest drôle ! »
Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il saperçut quil était pâle.
« Est-ce que jaurais peur ? »
Une angoisse abominable le saisit à lidée davoir peur sur le terrain.
« Si jétais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »
Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté lexaspéra. Il fut pris dun paroxysme de bravoure, dune soif carnassière. Un bataillon ne leût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à lOpéra, où lon donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant lentracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.
Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. Lidée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, lennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.
Il nen fut pas de même de Cisy. Après le départ du Baron, Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le Vicomte demeurait froid :
« Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, jirai le dire. »
Cisy nosa répondre « certainement », mais il en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.
Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût dune attaque dapoplexie, ou quune émeute survenant, il y eût le lendemain assez de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, ou quun événement empêchât un des témoins de sy rendre ; car le duel faute de témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un train express nimporte où. Il regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il arriva jusquà désirer être malade, gravement.
Afin davoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des Aulnays. Lexcellent homme était retourné en Saintonge, sur une dépêche lui apprenant lindisposition dune de ses filles. Cela parut de mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors il sépancha.
« Comment faire, mon Dieu ! comment faire ? »
« Moi, à votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort de la halle pour lui flanquer une raclée. »
« Il saurait toujours de qui ça vient !, reprit Cisy.
Et, de temps à autre, il poussait un gémissement ; puis :
« Mais est-ce quon a le droit de se battre en duel ? »
« Cest un reste de barbarie ! Que voulez-vous ! »
Par complaisance, le pédagogue sinvita lui-même à dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faire un tour.
Il dit en passant devant une église :
« Si nous entrions un peu
pour voir ? »
M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de leau bénite.
Cétait le mois de Marie, des fleurs couvraient lautel, des voix chantaient, lorgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la religion lui inspirant des idées de funérailles ; il entendait comme des bourdonnements de De profundis.
« Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien ! »
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le Vicomte sefforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui nen pouvait plus, saffaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes désagréables.
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa faiblesse, le Vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre quune reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal lénervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où lon était.
Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du « cadavre » et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux jugeant laffaire ridicule, étaient persuadés quelle sarrangerait.
Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer quon navait pas pris de médecin.
« Cest inutile », dit le Baron.
« Il ny a pas de danger, alors ? »
Joseph répliqua dun ton grave :
« Espérons-le ! »
Et personne dans la voiture ne parla plus.
À sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses témoins sy trouvaient. habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier ; et il portait une espèce de longue boîte à violon, spéciale pour ce genre daventures. On échangea froidement un salut. Puis tous sen foncèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin dy trouver une place convenable.
Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :
« Eh bien, et cette venette, quen fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte est naturelle à lhomme. »
Puis, à voix basse :
« Ne fumez plus, ça amollit ! »
Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua dun pied ferme. Le Vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.
De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour dun sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans lil, il chevauchait à la portière des calèches ; ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait quil était en train de marcher depuis un temps infini.
Les témoins, sans sarrêter, fouillaient de lil les deux bords de la route. On délibéra si lon irait à la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite et on sarrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.
Lendroit fut choisi de manière à répartir également le niveau du terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses au milieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme des vipères dargent sur une mare de sang.
Le Citoyen fit voir quelles étaient de longueur pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants, en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose deffaré ou de cruel.
Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou une médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.
Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha délever des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir lépée de son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne sy refusa pas. Enfin le Baron, sadressant à Frédéric :
« Tout dépend de vous, Monsieur ! Il ny a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes. »
Dussardier lapprouvait du geste. Le Citoyen sindigna. « Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?
En garde ! »
Les adversaires étaient lun devant lautre, leurs témoins de chaque côté. Il cria le signal :
« Allons ! »
Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras sécartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il lattendait, lil fixe, la main haute.
« Arrêtez, arrêtez ! » cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit dun cheval au galop ; et la capote dun cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : « Arrêtez, arrêtez ! »
M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.
« Finissez donc ! le Vicomte saigne ! »
« Moi ? » dit Cisy.
En effet, il sétait, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.
« Mais cest en tombant », ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre.
Arnoux avait sauté du cabriolet.
« Jarrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué ! »
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
« Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil ami ! Cest bien, cela, cest bien ! Jamais je ne loublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant ! »
Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le Baron se tourna vers Joseph.
« Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. Cest fini, nest-ce pas, Messieurs ? Vicomte mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard. » Puis, avec un geste impérieux : « Allons ! pas de rancune ! Cela se doit ! »
Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le Vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent dun coté, et Frédéric sen alla de lautre avec ses amis.
Comme le restaurant de Madrid nétait pas loin, Arnoux proposa de sy rendre pour boire un verre de bière.
« On pourrait même déjeuner », dit Regimbart.
Mais, Dussardier nen ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché quon eût interrompu le duel au bon moment.
Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cur, il était accouru pour lempêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule daugmenter son illusion :
« De grâce, nen parlons plus ! »
Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :
« Quoi de neuf, Citoyen ? »
Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin dêtre plus commodément, ils allèrent même chuchoter à lécart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me souscrire. Oui ! mais, vous, bien entendu
Je lai négocié enfin pour trois cents ! Jolie commission, ma foi ! » Bref, il était clair quArnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. Dailleurs, il se sentait fatigué. Lendroit nétait pas convenable. Il remit cela à un autre jour.
Arnoux, assis à lombre dun troène, fumait dun air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit quil était venu là, autrefois, bien souvent.
« Pas seul, sans doute ? » répliqua le Citoyen.
« Parbleu ! »
« Quel polisson vous faites ! un homme marié ! »
« Eh bien, et vous donc ! » reprit Arnoux ; et, avec un sourire indulgent : « Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part, une chambre, où il reçoit des petites filles ! »
Le Citoyen confessa que cétait vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart détestait « les mijaurées » et tenait avant tout au positif. La conclusion, fournie par le marchand de faïence fut quon ne devait pas traiter les femmes sérieusement.
« Cependant, il aime la sienne ! » songeait Frédéric, en sen retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si ceût été pour lui quil avait, tout à lheure, risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.
Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon lécoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles dun maître.
Il arriva un soir tout effaré.
Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine sétait heurté contre lui ; et, layant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit :
« On vient de le prendre, je me sauve ! »
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu dattentat politique.
Fils dun contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il sétait fait recevoir de la Société des Familles ; ses habitudes étaient connues ; la police le surveillait. Il sétait battu dans laffaire de mai 1839, et, depuis lors se tenait à lombre, mais sexaltant de plus en plus, fanatique dAlibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et séveillant chaque matin avec lespoir dune révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards quon opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on lavait surpris portant de la poudre quil allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la République.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, à quinze ans, dans la rue Transnonain, devant la boutique dun épicier il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là, le Gouvernement lexaspérait comme lincarnation même de lInjustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait à ses yeux un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il lattribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait dune haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal lavaient ébloui. Quil fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment quil était la victime de lAutorité, on devait le servir.
« Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on lenfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! Steuben sest tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on la tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de lescalier. Quelle abomination ! les Misérables ! »
Des sanglots de colère létouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris dune grande angoisse.
« Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant quon le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur lescorte dans le couloir ! Une douzaine dhommes déterminés, ça passe partout. »
Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
Sénécal lui apparut plus grand quil ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui lenthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration quinspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, sil leût secouru, Sénécal nen serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.
Il leur fut impossible de parvenir jusquà lui.
Frédéric senquérait de son sort dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. Larticle de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait lOdéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition dun paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme danecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses douvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où lon sacharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de lArt étaient invoqués à propos des décors des Funambules ou dune amoureuse des Délassements.
Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. Cétait lhistoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. » On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au Vicomte, il avait le beau rôle, dabord dans le souper, où il sintroduisait de force, ensuite dans le pari, puisquil emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentil homme. La bravoure de Frédéric nétait pas niée, précisément, mais on faisait comprendre quun intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :
« Doù vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Bazile, qui diable est-ce quon trompe ici ? »
Cétait, sans le moindre doute, une vengeance dHussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
Que faire ? Sil lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il ny gagnerait rien. Le mieux était davaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique dun marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent. »
Cétait bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.
Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé quil était célèbre et que tout Paris, sanimant en sa faveur, allait soccuper de cette misère.
Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
Son duel navait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.
Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille lautre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit quil navait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.
Au milieu de lantichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.
« Comment, tu viens ici, toi ? » avec lair surpris et même contrarié de le voir.
« Pourquoi pas ? »
Et, tout en cherchant la cause dun tel abord, Frédéric savança dans le salon.
La lumière était faible, malgré les lampes posées dans les coins ; car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés dombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occupaient jusquà hauteur dhomme les intervalles de la muraille ; et une théière dargent avec un samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes sélevait. On entendait des escarpins craquer sur le tapis.
Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes dété, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, doù séchappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de létoffe se mariant à la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, tranquille comme une uvre dart pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.
M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques uns sentretenaient au bord des petits divans, çà et là ; les autres, debout, formaient un cercle au milieu. Ils causaient de votes, damendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, cest quon ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.
Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près delles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable, quil ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des Deux Mondes traînant sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit quil allait aux conférences de Saint-François, se plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une boule de gomme ; et cependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait, en dessous, avec ses prunelles dun bleu pâle ; et miss John, linstitutrice à nez camus, en avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient sécrier intérieurement :
« Quil est beau ! »
Mme Dambreuse se tourna vers lui :
« Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console, là-bas. Vous vous trompez ! lautre ! »
Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se rencontrèrent au milieu du salon, face à face ; elle lui adressa quelques mots, vivement, des reproches sans doute. à en juger par lexpression altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ; puis il alla se mêler au conciliabule des hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :
« Jai vu quelquun, avant-hier, qui ma parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, nest-ce pas ? »
« Oui
un peu. »
Tout à coup Mme Dambreuse sécria :
« Duchesse, ah ! quel bonheur ! »
Et elle savança jusquà la porte, au-devant dune vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille dun compagnon dexil du comte dArtois et veuve dun maréchal de lEmpire créé pair de France en 1830, elle tenait à lancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout sécartèrent, puis reprirent leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes les peintures, daprès ces messieurs, étaient fort exagérées.
« Cependant », objecta Martinon, « la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. Cest une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles saffranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! »
Suivant M. Dambreuse, on narriverait à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier, « comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique ». Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, sadressant à Frédéric, lui dit tout bas :
« Vous nêtes pas venu pour notre affaire. »
Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que lexcuse était trop bête :
« Dailleurs, jai eu besoin de mes fonds. » « Pour acheter une voiture ? » reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main ; et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.
Elle le croyait lamant de Rosanette ; lallusion était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour mieux voir ce quelles pensaient, il se rapprocha delles, encore une fois.
De lautre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile, feuilletait un album. Cétaient des lithographies représentant des costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : « Femme de Séville, Jardinier de Valence, Picador andalou » ; et, descendant une fois jusquau bas de la page, il continua dune haleine :
« Jacques Arnoux, éditeur. Un de tes amis, hein ? »
« Cest vrai », dit Frédéric, blessé par son air. Mme Dambreuse reprit :
« En effet, vous êtes venu, un matin
pour
une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme. » (Cela signifiait : « Cest votre maîtresse. »)
Il rougit jusquaux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
« Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux. »
Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que lon voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, dun ton grave :
« Vous ne faites pas daffaires ensemble, je suppose ? »
Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre lintention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur de sembler lâche le retint. Un domestique enlevait les tasses de thé ; Mme Dambreuse causait avec un diplomate en habit bleu ; deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes ; personne enfin ne soccupait de lui. Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près dune console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
Qui lavait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Quimportait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à larticle. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse lenveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon séleva :
« À propos dArnoux, jai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom dun de ses employés, Sénécal. Est-ce le nôtre ?
« Lui-même », dit Frédéric.
Martinon répéta, en criant très haut :
« Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal ! »
Alors, on le questionna sur le complot ; sa place dattaché au parquet devait lui fournir des renseignements.
Il confessa nen pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, layant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, sécria :
« Pas du tout ! cest un très honnête garçon ! »
« Cependant, monsieur », dit un propriétaire, « on nest pas honnête quand on conspire ! »
La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, sépargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant léternel exemple du père de famille, volant léternel morceau de pain chez léternel boulanger.
Un administrateur sécria même :
« Moi, monsieur, si japprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais ! »
Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et larticle 2 de la Constitution de 91. Cétait même en vertu de ce droit-là quon avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.
« Dailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut quon le renverse. »
« Mais cest abominable ! » exclama la femme dun préfet.
Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et lécoutait parler en souriant.
Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les dOrléans étaient une belle famille : sans doute, il y avait des abus
« Eh bien, alors ? »
« Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de lOpposition nuisent aux affaires ! »
« Je me moque des affaires ! » reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux lexaspérait ; et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns lencourageaient ironiquement : « Allez donc ! continuez ! » tandis que dautres murmuraient : « Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et, comme il sen allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion a la place de secrétaire :
« Rien nest terminé encore ! Mais dépêchez-vous ! »
Et Mme Dambreuse :
« À bientôt, nest-ce pas ? »
Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds dindifférence le monde possède ! Ces femmes surtout lindignaient. Pas une qui leût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.
Dussardier, venu ce soir-là comme dhabitude, lattendait. Frédéric avait le cur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.
Frédéric, au nom de lavocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit darranger les choses comme il voudrait.
Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine à des avances cordiales.
Tous deux sembrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. Lavocat nen douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune ; et il ne parla point de lancienne promesse .
Frédéric, trompé par son silence, crut quil lavait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda sil nexistait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des pour suites au domicile contre la femme.
« Non ! non ! pas contre elle ! » sécria Frédéric ; et, cédant aux questions de lancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu quil ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.
Ils étaient, cependant, aussi liés quautrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous ils arrivèrent à sen débarrasser peu à peu. Il y a des hommes nayant pour mission parmi les autres que de servir dintermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et lon va plus loin.
Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit laffaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse. Lavocat devint rêveur.
« Cest drôle ! il faudrait pour cette place quelquun dassez fort en droit ! »
« Mais tu pourras maider », reprit Frédéric.
« Oui
, tiens
, parbleu ! certainement. »
Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.
Mme Moreau saccusait davoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, dun mariage avec Louise.
« Ce ne serait peut-être pas bête ! » dit Deslauriers.
Frédéric sen rejeta loin ; le père Roque, dailleurs, était un vieux filou. Cela ny faisait rien, selon lavocat.
À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric navait pas vendu les siennes ; il perdit dun seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne lempêchait daller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
Laspect des rues de Nogent, quil monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait une sorte dangoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués dautrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, « ces demoiselles Auger » ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise. Cétait une femme, à présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous sagitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux dargent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont lorgueil était malade ; il se dit : « Tu maimeras, toi ! » et, prenant sa revanche des déboires quil avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.
Le lendemain, Mme Moreau sétendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes quelle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.
Il lavait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait rien. Dailleurs, le père Roque nhésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il navait rien à lui refuser. Cétait sur ses instances quil avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas dautre jeune homme que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille dun comte de Fouvens, apparentée, dailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les dÉtrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de Villeneuve-lArchevêque, parlait dun Jacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.
Tant dhonorabilité fascinait M. Roque, fils dun ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il sen consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors laider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il sétait féru de cette idée, qui ne faisait que saccroître.
Maintenant, il fréquentait léglise ; et il avait séduit Mme Moreau par lespoir du titre, surtout. Elle sétait gardée cependant de faire une réponse décisive.
Donc, huit jours après, sans quaucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour « le futur » de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.
V
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de lacte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et quil fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré lécura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ; dautres se trouvaient à côté ; cétaient les prospectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.
Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse, et de demander la place de secrétaire. Cette place, bien sûr, nallait pas sans lachat dun certain nombre dactions. Il reconnut la folie de son projet et se dit :
« Oh non ! ce serait mal. »
Alors, il chercha comment sy prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme nétait rien pour Frédéric ! Mais, sil lavait eue, lui, quel levier ! Et lancien clerc sindigna que la fortune de lautre fût grande.
« Il en fait un usage pitoyable. Cest un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! »
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers nen doutait pas. « Voilà une chose de plus à quoi sert largent ! » Des pensées haineuses lenvahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à ladmirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant, est-ce que la volonté nétait pas lélément capital des entreprises ? et, puisque avec elle on triomphe de tout
« Ah ! ce serait drôle ! »
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :
« Bah ! est-ce que jai peur ? »
Mme Arnoux (à force den entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour lirritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale lennuyait maintenant. Dailleurs, la femme du monde (ou ce quil jugeait telle) éblouissait lavocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.
« Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il sest trop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne massure quelle est sa maîtresse ! Il me la nié. Donc, je suis libre ! »
Le désir de cette démarche ne le quitta plus. Cétait une épreuve de ses forces quil voulait faire ; si bien quun jour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et simaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle, où il y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de limitation et de laudace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, nayant réclamé aucun médecin.
« Ah ! mille excuses ! cest docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau. »
Ce nom parut la troubler.
« Tant mieux ! » pensa Lancien clerc ; « puisquelle a bien voulu de lui, elle voudra de moi ! » sencourageant par lidée reçue quil est plus facile de supplanter un amant quun mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit dun ton doucereux :
« Vous aviez déjà
quelques embarras
dans vos affaires ! »
Elle ne répondit rien ; donc, cétait vrai.
Il se mit à causer de choses et dautres, de son logement, de la fabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :
« Ah ! des portraits de famille, sans doute ? »
Il remarqua celui dune vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
« Elle a lair dune excellente personne, un type méridional. »
Et, sur lobjection quelle était de Chartres :
« Chartres ! jolie ville. »
Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant au portrait, y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries indirectement. Elle nen fut pas choquée. Il prit confiance et dit quil connaissait Arnoux depuis longtemps.
« Cest un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on nimagine pas une étourderie
»
« Oui ! je sais », dit-elle, en haussant les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.
« Son histoire de kaolin, vous lignorez peut-être, a failli tourner très mal, et même sa réputation
»
Un froncement de sourcils larrêta.
Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune
« Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je nai rien ! »
Nimporte ! On ne savait pas
Une personne dexpérience pouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites ; et il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroitaient.
Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :
« Voyons laffaire, je vous prie ! »
Il exhiba le dossier.
« Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains dun huissier qui fera un commandement, rien nest plus simple : dans les vingt-quatre heures
» (Elle restait impassible, il changea de manuvre.) « Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il nen a aucun besoin ! »
« Comment ! M. Moreau sest montré assez bon
»
« Oh ! daccord ! »
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.
« Je le croyais votre ami, monsieur ? »
« Cela ne mempêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien peu
comment dirais-je ? la sympathie
»
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle linterrompit, pour avoir lexplication dun mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près delle, quil effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.
« Que faites-vous, monsieur ! »
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
« Écoutez-moi ! Je vous aime ! »
Elle partit dun éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à létrangler. Il se contint ; et, avec la mine dun vaincu, demandant grâce :
« Ah ! vous avez tort ! Moi, je nirais pas comme lui
»
« De qui donc parlez-vous ? »
« De Frédéric ! »
« Eh ! M. Moreau minquiète peu, je vous lai dit ! »
« Oh ! pardon !
pardon ! »
Puis, dune voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
« Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne, pour apprendre avec plaisir
»
Elle devint toute pâle. Lancien clerc ajouta :
« Il va se marier. »
« Lui ! »
« Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela. »
Elle porta la main sur son cur, comme au choc dun grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers nattendit pas quon le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle sapprocha de la fenêtre pour respirer.
De lautre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans lappartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour delle. Cétait comme une désertion immense.
« Il va se marier ! est-ce possible ! »
Et un tremblement nerveux la saisit.
« Pourquoi cela ? est-ce que je laime ? »
Puis, tout à coup :
« Mais oui, je laime !
je laime ! »
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui nen finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.
La même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de lîle. La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaient côte à côte, et Frédéric disait :
« Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne ? »
« Comme vous étiez bon pour moi ! » répondit-elle. « Vous maidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur lescarpolette ! »
« Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ? »
« Ma foi, je nen sais rien ! »
« Et votre roquet Moricaud ! »
« Il sest noyé, le pauvre chéri ! »
« Et le Don Quichotte, dont nous coloriions ensemble les gravures ? »
« Je lai encore ! »
Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant quelles défilaient toutes autour du chur, et que la cloche tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; et, une minute après :
« Méchant ! qui ne ma pas donné une seule fois de ses nouvelles ! »
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
« Quest-ce donc que vous faites ? »
Il fut embarrassé de la question, puis dit quil étudiait la politique.
« Ah ! »
Et, sans en demander davantage :
« Cela vous occupe, mais moi !
»
Alors, elle lui conta laridité de son existence, nayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait monter à cheval.
« Le Vicaire prétend que cest inconvenant pour une jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je voulais ; à présent, rien ! »
« Votre père vous aime, pourtant ! »
« Oui ; mais
»
Et elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela ne suffit pas à mon bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils nentendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute deau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ; et, lorsquon vient des ponts, on aperçoit, à droite sur lautre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. À gauche, dans la prairie, des peupliers sétendent, et lhorizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur leau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes sortes de plantes venues là sépanouissaient en boutons dor, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas sétalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de lîle, toute la défense du jardin.
En deçà, dans lintérieur, quatre murs à chaperon dardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusquà un plant dasperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce quon appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les char milles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris douvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade sallongeait une treille à litalienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait lombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon. une aiguille terminée par une boule de verre imitant lémeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.
Il sen aperçut, et len complimenta ironiquement.
« Ne vous moquez pas de moi ! » reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusquà ses chaussettes de soie :
« Comme vous êtes coquet ! »
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit :
« Oh ! comme vous êtes savant ! »
Toute petite, elle sétait prise dun de ces amours denfant qui ont à la fois la pureté dune religion et la violence dun besoin. Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit, fait battre son cur et versé involontairement jusquau fond delle même une ivresse latente et continue. Puis il lavait quittée en pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se confondant. Labsence lavait idéalisé dans son souvenir ; il revenait avec une sorte dauréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.
Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui nexcédait pas lordre des sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien quil écarta les deux bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
« Il va du côté de Paris », dit Louise ; « vous voudriez le suivre, nest-ce pas ? »
« Moi ! pourquoi ? »
« Qui sait ? »
Et, le fouillant dun regard aigu :
« Peut-être que vous avez là-bas
(elle chercha le mot), quelque affection. »
« Eh ! je nai pas daffection ! »
« Bien sûr ? »
« Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! »
En moins dun an, il sétait fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric. Après une minute de silence, il ajouta :
« Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ? »
« Non. »
« Pourquoi ? »
« Parce que ! »
Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :
« Je nose pas ! »
Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de sasseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute deau :
« Cest comme le Niagara ! »
Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages. Lidée den faire la charmait. Elle naurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des lions.
Assis, lun près de lautre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant ; et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron séchappant dune barque, derrière lécluse. Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur où leau coulait apparaissaient comme sous une gaze dargent se déroulant toujours. Une longue barre décume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura quelle enviait lexistence des poissons.
« Ça doit être si doux de se rouler là-dedans, à son aise, de se sentir caressé partout. »
Et elle frémissait avec des mouvements dune câline rie sensuelle.
Mais une voix cria :
« Où es-tu ? »
« Votre bonne vous appelle », dit Frédéric.
« Bien ! bien ! »
Louise ne se dérangeait pas.
« Elle va se fâcher », reprit-il.
« Cela mest égal ! et dailleurs
», Mlle Roque faisant comprendre, par un geste, quelle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :
« Si nous nous mettions dessous, à légaud ? »
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la taquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses lèvres ; elle sécarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura quil navait pas voulu lui faire de mal et quil laimait beaucoup.
« Est-ce vrai ? » sécria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
« Pourquoi te mentirais-je ?
tu en doutes
hein ? » en lui passant le bras gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui soffrait, une peur lavait saisi. Il laida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, dun ton amer :
« Tu naurais pas le courage de memmener ! »
Il resta immobile avec un grand air débahissement. Elle éclata en sanglots, et senfonçant la tête dans sa poitrine :
« Est-ce que je peux vivre sans toi ! »
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, dune humidité presque féroce :
« Veux-tu être mon mari ? »
« Mais
», répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. « Sans doute
Je ne demande pas mieux. »
À ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.
Il emmena son « jeune ami » pendant deux jours faire un petit voyage aux environs, dans ses propriétés ; et Frédéric, lorsquil revint, trouva chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse linvitant à dîner pour le mardi précédent. À propos de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné son incartade ?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait davoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas dabord ce quelle voulait dire ; enfin, après beaucoup dambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation, et était longue, obscure. Lavocat navait pris encore aucun parti. Il lengageait à ne pas se déranger : « Cest inutile que tu reviennes ! » appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de sen retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.
Dailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise laimait si fort, quil ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dans léloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui même quil reviendrait bientôt.
VI
Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir ; cétait le soir, à la fin du mois daoût, le boulevard semblait vide, les passants se succédaient avec des mines refrognées, çà et là une chaudière dasphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes entièrement closes ; il arriva chez lui ; de la poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment dabandon ; alors il songea à Mlle Roque.
Lidée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient ! Et il lapercevait debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à son bras dans une galerie florentine, sarrêtant devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être sépanouir aux splendeurs de lArt et de la Nature ! Sortie de son milieu, en peu de temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le tentait, dailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi quil dût faire à changer dexistence, cest-à-dire à ne plus perdre son cur dans des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise lavait chargé. Cétait dacheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux qui étaient à la préfecture de Troyes. Elle connais sait le chiffre du fabricant, nen voulait pas dun autre. Frédéric avait peur, sil retournait chez eux, de tomber encore une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions loccupèrent toute la soirée ; et il allait se coucher quand une femme entra.
« Cest moi », dit en riant Mlle Vatnaz. « Je viens de la part de Rosanette. »
Elles sétaient donc réconciliées ?
« Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille
Ce serait trop long à vous conter. »
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre sétant promenée de Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce quelle contenait. Alors, Frédéric sinforma de la Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui lavait vue aux courses du Champ de Mars, lété dernier.
« On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher. »
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de fortune, paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir à meilleur compte ; et elle le félicitait de son bon goût :
« Ah ! cest mignon, extrêmement bien ! Il ny a que vous pour ces idées. »
Puis, apercevant au chevet de lalcôve une porte :
« Cest par là quon fait sortir les petites femmes, hein ? »
Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et sur le corsage de sa robe verte des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli séchappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en léclairant den bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire ; et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit dune voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois carrés de papier :
« Vous allez me prendre ça ! »
Cétait trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.
« Comment ! lui ? »
« Certainement ! »
Mlle Vatnaz, sans sexpliquer davantage, ajouta quelle ladorait plus que jamais. Le comédien, à len croire, se classait définitivement parmi « les sommités de lépoque ». Et ce nétait pas tel ou tel personnage quil représentait, mais le génie même de la France, le Peuple ! Il avait « lâme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de lArt » ! Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna largent des trois places.
« Inutile que vous en parliez là-bas ! Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! joubliais ladresse : cest rue Grange-Batelière, 14. »
Et, sur le seuil :
« Adieu, homme aimé ! »
« Aimé de qui ? » se demanda Frédéric. « Quelle singulière personne ! »
Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos delle : « Oh ! ce nest pas grand-chose ! », comme faisant allusion à des histoires peu honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile ; et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur de lescalier délassait.
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans lantichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de ministre. À gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au dos des chaises ; et parallèlement sétendait une galerie, où des bâtons couleur dor soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque là, avec le bruit intermittent dune étrille que lon heurtait contre une pierre.
Le domestique revint. « Madame allait recevoir mon sieur » ; et il lui fit traverser une deuxième antichambre, puis un grand salon, tendu de brocatelle jaune, avec des torsades dans les coins qui se rejoignaient sur le plafond et semblaient continuées par les rinceaux du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans doute festoyé la nuit dernière. De la cendre de cigare était restée sur les consoles.
Enfin, il entra dans une espèce de boudoir quéclairaient confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le dessus des portes ; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre formaient divan, et le tuyau dun narghilé de platine traînait dessus. La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres dargent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui alourdissaient latmosphère.
Rosanette parut, habillée dune veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée dune branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit quil apportait « la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
« Prenez-le donc ! »
Elle le saisit ; puis, layant jeté sur le divan :
« Vous êtes bien aimable. »
Cétait pour solder un terrain à Bellevue, quelle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé.
« Asseyez-vous ! » dit-elle, « là, plus près. » Et, dun ton grave : « Dabord, jai à vous remercier, mon cher davoir risqué votre vie. »
« Oh ! ce nest rien ! »
« Comment, mais cest très beau ! »
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser quil sétait battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se limaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
« Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.
Il navait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
« Eh non ! Restez ! »
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
Elle répondit, avec un air daccablement :
« Cest le Prince qui maime comme ça ! Et il faut fumer des machines pareilles », ajouta Rosanette, en montrant le narghilé. « Si nous en goûtions ? voulez vous ? »
On apporta du feu ; le tombac sallumant difficilement, elle se mit à trépigner dimpatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan un coussin sous laisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, lautre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, senroulait à son bras. Elle en appuyait le bec dambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux à travers la fumée dont les volutes lenveloppaient. Laspiration de sa poitrine faisait gargouiller leau, et elle murmurait de temps à autre :
« Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri ! »
Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable ; lidée de la Vatnaz lui revint.
Il dit quelle lui avait semblé fort élégante.
« Parbleu ! » reprit la Maréchale. « Elle est bienheureuse de mavoir, celle-là ! » sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle sétait fort étonnée quil naccourût pas se prévaloir de son action ; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de tendresse ! Cétait un raffinement qui lémerveillait, et, dans un élan de cur, elle lui dit :
« Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ? »
« Qui cela, nous ? »
« Moi et mon oiseau ; je vous ferais passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies. »
« Mille grâces ! »
« Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre. »
Lidée de se cacher dun homme riche lhumiliait.
« Non ! cela est impossible. »
« À votre aise ! »
Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric laperçut ; et, pour lui marquer de lintérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente position.
Elle fit un haussement dépaules. Qui donc laffligeait ? Était-ce, par hasard, quon ne laimait pas ?
« Oh ! moi, on maime toujours ! »
Elle ajouta :
« Reste à savoir de quelle manière. »
Se plaignant « détouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air desclave plein de provocations.
Un homme dun égoïsme moins réfléchi neût pas songé que le Vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à sinformer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de largent, sil en avait besoin. Frédéric, ny tenant plus, prit son chapeau.
« Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir ! »
Elle écarquilla les yeux ; puis, dun ton sec :
« Au revoir ! »
Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret dargent ciselé. Cétait celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale dune profanation. Il avait envie dy porter les mains, de louvrir. Il eut peur dêtre aperçu, et sen alla.
Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.
Il envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant fait toutes les recommandations indispensables ; et la caisse partit, le soir même, pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils sabordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.
Le soleil lentourait ; et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa capote, tout lui parut dune splendeur extraordinaire. Une suavité infinie sépanchait de ses beaux yeux ; et, balbutiant, au hasard, les premières paroles venues :
« Comment se porte Arnoux ? » dit Frédéric.
« Je vous remercie ! »
« Et vos enfants ? »
« Ils vont très bien ! »
« Ah !
ah ! Quel beau temps nous avons, nest ce pas ? »
« Magnifique, cest vrai ! »
« Vous faites des courses ? »
« Oui. »
Et avec une lente inclination de tête :
« Adieu ! »
Elle ne lui avait pas tendu la main, navait pas dit un seul mot affectueux, ne lavait même pas invité à venir chez elle, nimporte ! il neût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures ; et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manuvres.
Il dit cependant quil sétait présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme ; « et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage ».
« Tiens ! quelle invention ! »
« Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente naurait pas eu lespèce de syncope qui la prise. »
« Vraiment ? » sécria Frédéric.
« Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons ! »
Une lâcheté immense envahit lamoureux de Mme Arnoux.
« Mais non !
je tassure !
ma parole dhonneur ! »
Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric nen donna pas, et même résista à lenvie den inventer.
Quant à lhypothèque, il lui dit de ne rien faire, dattendre. Deslauriers trouva quil avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
Il était dailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il sembarquerait pour lAmérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et dun radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put sempêcher de lui dire :
« Te voilà comme Sénécal. »
Deslauriers, à ce propos, lui apprit quil était sorti de Sainte-Pélagie, linstruction nayant point fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en jugement.
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch », et pria Frédéric « den être », en lavertissant toutefois quil se trouverait avec Hussonnet, lequel sétait montré excellent pour Sénécal.
En effet, le Flambard venait de sadjoindre un cabinet daffaires, portant sur ses prospectus : « Comptoir des vignobles. Office de publicité. Bureau de recouvrements et renseignements, etc. » Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son invitation.
Dussardier, trois jours davance, avait ciré lui-même les pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où lon voyait sous un globe une pendule dalbâtre entre une stalactite et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir nétaient pas suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face, contre la muraille tendue dun papier jaune, une petite bibliothèque en acajou contenait les Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon, de Norvins, et, au milieu de lalcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger !
Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui navait pas les fonds nécessaires pour sétablir ; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart navait pu venir. On le regretta.
Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, dun air digne.
Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres assis et la pipe aux lèvres, lécoutaient discourir sur le suffrage universel, doù devait résulter le triomphe de la Démocratie, lapplication des principes de lÉvangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces ; le Piémont, Naples, la Toscane
« Cest vrai », dit Deslauriers, lui coupant net la parole, « ça ne peut pas durer plus longtemps ! »
Et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de lAngleterre la reconnaissance de Louis-Philippe ; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, M. Guizot, à la remorque de lAutrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question dOrient restait pendante.
« Ce nest pas une raison parce que le grand-duc Constantin envoie des présents à M. dAumale pour se fier à la Russie. Quant à lintérieur, jamais on na vu tant daveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne se tient plus ! Partout, enfin, cest, selon le mot connu, rien ! rien ! rien ! Et, devant tant de hontes », poursuivit lavocat en mettant ses poings sur ses hanches, « ils se déclarent satisfaits ! »
Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha une bouteille de bière ; la mousse éclaboussa les rideaux, il ny prit garde ; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait venir ; et on ne tarda pas à sexalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de linjustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur létat pitoyable de notre flotte. Le courtier dassurances ne tolérait pas les deux flotte. Le courtier dassurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de sinstaller à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin, car léclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait légoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut quil oubliait bien des infamies :
« Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ? »
« Oui, qui le payera ? » reprit lemployé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.
Il sensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout dabord, les princes, qui ressuscitaient les murs de la Régence.
« Navez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint Antoine ? »
« On a même crié : À bas les voleurs ! » dit le pharmacien. « Jy étais, jai crié ! »
« Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-Cubières. »
« Moi, ce procès-là ma fait de la peine », dit Dussardier, « parce que ça déshonore un vieux soldat ! »
« Savez-vous », continua Sénécal. « quon a découvert chez la duchesse de Praslin
? »
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
« Salut, messeigneurs ! » dit-il en sasseyant sur le lit. Aucune allusion ne fut faite à son article, quil regrettait, du reste, la Maréchale len ayant tancé vertement.
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge, et « trouvait ça embêtant ».
Un jugement pareil étonna les démocrates, ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.
« Oui
, peut-être ; mais cest dun style.. . »
« Eh bien, elle est bonne, alors ; quest-ce que le style ? cest lidée ! »
Et, sans permettre à Frédéric de parler :
« Javançais donc que, dans laffaire Praslin
» Hussonnet linterrompit.
« Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là ! Membête-t-elle ! »
« Et dautres que vous ! » répliqua Deslauriers. « Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Écoutez-moi cette note. »
Et, ayant tiré son calepin, il lut :
« Nous avons subi, depuis létablissement de la meilleure des républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, doù il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs damende. Cest coquet, hein ? »
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :
« La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes. »
« Allons ! bon ! » dit Hussonnet. « Si on nous défend notre part des femmes ! »
« Mais quest-ce qui nest pas défendu ? » sécria Deslauriers. « Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter lhymne à Pie IX ! »
« Et on interdit le banquet des typographes ! » articula une voix sourde.
Cétait celle de larchitecte, caché par lombre de lalcôve, et silencieux jusquà présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
« Rouget est frit ! » dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Séné cal, quil lui reprocha de défendre « le jongleur de lhôtel de ville, lami du traître Dumouriez. »
« Moi ? au contraire ! »
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce quil y avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant la main sur son coeur, le bohème débita les phrases sacramentelles : « Cest toujours avec un nouveau plaisir
La nationalité polonaise ne périra pas
Nos grands travaux seront poursuivis
Donne-moi de largent pour ma petite famille
» Tous riaient beaucoup, le proclamant un gaillard délicieux, plein desprit ; la joie redoubla à la vue du bol de punch quun limonadier apportait.
Les flammes de lalcool et celles des bougies échauffèrent vite lappartement ; et la lumière de la mansarde, traversant la cour, éclairait en face le bord dun toit, avec le tuyau dune cheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes, ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.
Hussonnet sécria :
« Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesle, couleur locale, et rembranesque, palsambleu ! »
Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna à pleine poitrine :
Jai deux grands boeufs dans mon étable,
Deux grands bufs blancs
Sénécal lui mit la main sur la bouche, il naimait pas le désordre ; et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.
Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurs petites séances dautrefois, au quai Napoléon ; plusieurs manquaient cependant, « ainsi Pellerin
»
« On peut sen passer », reprit Frédéric.
Et Deslauriers sinforma de Martinon.
« Que devient-il, cet intéressant Monsieur ? »
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir quil lui portait, attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, lhomme tout entier. Cétait bien un spécimen de paysan parvenu ! Laristocratie nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas lancienne, la noblesse. Il soutenait cela ; et les démocrates approuvaient, comme sil avait fait partie de lune et quils eussent fréquenté lautre. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même à M. dAlton-Shée, qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.
Lheure de sen aller était venue. Tous se séparèrent avec de grandes poignées de main ; Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et Deslauriers. Dès quils furent dans la rue, lavocat eut lair de réfléchir, et, après un moment de silence :
« Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ? »
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! À quoi bon se faire un ennemi ?
« Il a cédé à un mouvement dhumeur, excusable dans un homme qui na pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi ! »
Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il lengagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de lintimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de lartiste étaient raisonnables.
« Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs
»
« Ah ! donne-les ! tiens, les voici », dit Frédéric.
Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres sétaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans lensemble.
Frédéric se vengea de lavoir payé, en le dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef ; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur sont désagréables.
Cependant, Frédéric nétait pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à nen plus finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien nétait sûr, maintenant, laffaire des houilles pas plus quune autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de lentreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui.
La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Son père lécrivit, en fournissant les explications les plus précises, et terminait sa lettre par cette badinerie : « Au risque de vous donner un mal de nègre. »
Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient lincurie de leur patron.
Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait dun bout à lautre le milieu de lappartement ; puis, arrivé au fond, devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
« Comment, vous ici ! vous ! »
« Oui », balbutia-t-elle, un peu troublée. « Je cherchais
»
Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina quelle était descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une inquiétude.
« Mais
vous avez peut-être besoin de quelque chose ? » dit-elle.
« Un rien, madame. »
« Ces commis sont intolérables ! ils sabsentent toujours. »
On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance.
Elle le regarda ironiquement.
« Eh bien, et ce mariage ? »
« Quel mariage ? »
« Le vôtre ! »
« Moi ? Jamais de la vie ! »
Elle fit un geste de dénégation.
« Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau quon a rêvé ! »
« Tous vos rêves, pourtant, nétaient pas si
candides ! »
« Que voulez-vous dire ? »
« Quand vous vous promenez aux courses avec
des personnes ! »
Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
« Mais cest vous-même, autrefois, qui mavez prié de la voir, dans lintérêt dArnoux ! »
Elle répliqua en hochant la tête :
« Et vous en profitez pour vous distraire. »
« Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises ! »
« Cest juste, puisque vous allez vous marier ! »
Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
Alors, il sécria :
« Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins dintelligence, mes habitudes, jaille menfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté quelle était riche, nest ce pas ? Ah ! je me moque bien de largent ! Est-ce quaprès avoir désiré tout ce quil y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je lai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres
»
Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
« Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais ! »
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.
La porte du magasin sur lescalier retomba. Elle fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelquun dit au-dehors :
« Madame est-elle là ? »
« Entrez ! »
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
« Madame, jai bien lhonneur de vous saluer. Le service, nest-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ? »
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de ladultère.
Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul lavait fait se trouver avec cette femme. En admettant quelle fût jolie (ce qui nétait pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisquil en aimait une autre !
« Vous le savez bien, je vous lai dit. »
Mme Arnoux baissa la tête.
« Je suis fâchée que vous me layez dit. »
« Pourquoi ? »
« Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus ! »
Il protesta de linnocence de son amour. Le passé devait lui répondre de lavenir ; il sétait promis à lui même de ne pas troubler son existence, de ne pas létourdir de ses plaintes.
« Mais, hier, mon cur débordait. »
« Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami ! »
Cependant, où serait le mal quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
« Car vous nêtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous navez personne qui réponde à vos besoins daffection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !
je vous le jure. »
Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, saffaissant sous un poids intérieur trop lourd.
« Levez-vous ! » dit-elle, « je le veux ! »
Et elle lui déclara impérieusement que. sil nobéissait pas. il ne la reverrait jamais.
« Ah ! je vous en défie bien ! » reprit Frédéric. « Quest-ce que j ai à faire dans le monde ? Les autres sévertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je nai pas détat, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans lair du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l aspiration de mon âme monter vers la vôtre. et quelles doivent se confondre. et que jen meurs ? »
Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
« Oh ! allez-vous-en ? je vous en prie ! »
Lexpression bouleversée de sa figure larrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait. en joignant les deux mains.
« Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce ! »
Et Frédéric laimait tellement, quil sortit.
Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.
Madame ny était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et dindignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie sinstaller dans une petite maison de campagne quils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
« Cest encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça larrange ! et moi aussi du reste ; tant mieux ! Dînons nous ensemble ce soir ? »
Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune sévanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance. il exagéra même sa réserve ; et, lorsquil demanda sil pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute ». en offrant sa main, quelle retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au cocher de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du cheval limpatientant, il descendait ; puis, hors dhaleine, grimpait dans un omnibus ; et comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui nallaient pas chez elle !
Il reconnaissait de loin sa maison, à un chèvrefeuille énorme couvrant, dun seul côté, les planches du toit ; cétait une manière de chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. Il y avait dans le jardin trois vieux marronniers, et au milieu, sur un tertre, un parasol en chaume que soutenait un tronc darbre. Sous lardoise des murs, une grosse vigne mal attachée pendait de place en place, comme un câble pourri. La sonnette de la grille, un peu rude à tirer, prolongeait son carillon, et on était toujours longtemps avant de venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.
Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette.
Lhumeur de sa fille lavait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait laprès-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et lami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
Il était bien entendu quils ne devaient pas sappartenir. Cette convention qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.
Elle lui dit son existence dautrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ; puis sa fureur de musique, lorsquelle chantait jusquà la nuit, dans sa petite chambre, doù lon découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien quen la voyant pour la première fois, il lavait reconnue.
Ces discours nembrassaient, dhabitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait dinsignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce quelle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :
« Oui, je me rappelle ! »
Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait lautre sécriait :
« Moi aussi ! »
Et lautre à son tour reprenait :
« Moi aussi ! »
Puis cétaient dinterminables plaintes sur la Providence :
« Pourquoi le ciel ne la-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !
»
« Ah ! si javais été plus jeune ! » soupirait-elle.
« Non ! moi, un peu plus vieux. »
Et ils simaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement deux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et délevé comme la palpitation des étoiles.
Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de lescalier ; des cimes darbres jaunies par lautomne se mamelonnaient devant eux, inégalement jusquau bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de lavenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ; et ils restaient là, causant deux-mêmes, des autres, de nimporte quoi, avec ravissement. Quelquefois, les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes dune lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle samusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait lentrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus quune chose, presque une personne.
Elle lui donna ses gants, la semaine daprès son mouchoir. Elle lappelait « Frédéric », il lappelait « Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans lextase, et qui semblait contenir des nuages dencens, des jonchées de roses.
Ils arrivèrent à fixer davance le jour de ses visites ; et sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.
Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de velours pareil, vêtement large convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. Dailleurs, elle touchait au mois daoût des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence colore le regard dune flamme plus profonde, quand la force du cur se mêle à lexpérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, lêtre complet déborde de richesses dans lharmonie de sa beauté. Jamais elle navait eu plus de douceur, dindulgence. Sûre de ne pas faillir, elle sabandonnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté dArnoux et les adorations de Frédéric !
Il tremblait de perdre par un mot tout ce quil croyait avoir gagné, se disant quon peut ressaisir une occasion et quon ne rattrape jamais une sottise. Il voulait quelle se donnât, et non la prendre. Lassurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cur plus que les sens. Cétait une béatitude indéfinie, un tel enivrement, quil en oubliait jusquà la possibilité dun bonheur absolu. Loin delle, des convoitises furieuses le dévoraient.
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir lun devant lautre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par lexercice dun tel mensonge, leur sensibilité sexaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent dest, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement dune boiserie leur causaient des épouvantes comme sils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle saccusait elle même.
« Oui ! je fais mal ! jai lair dune coquette ! Ne venez donc plus ! »
Alors, il répétait les mêmes serments, quelle écoutait chaque fois avec plaisir.
Son retour à Paris et les embarras du jour de lan suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors, à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, linsurrection de Palerme et le banquet du xiie arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle quon appelait la Bordelaise. Mme Arnoux lapprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisquon la trahissait ».
« Oh ! je ne men trouble guère ! » dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux sen méfiait-il ?
« Non ! pas maintenant ! »
Elle lui conta quun soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :
« Avec raison, nest-ce pas ? » dit amèrement Frédéric.
« Oui, sans doute ! »
Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.
Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à lheure où il avait coutume dy venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.
Il se fâcha ensuite de voir les fleurs quil apportait toujours plantées dans un verre deau.
« Où voulez-vous donc quelles soient ? »
« Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre cur. »
Quelque temps après, il lui reprocha davoir été la veille aux Italiens, sans le prévenir. Dautres lavaient vue, admirée, aimée peut-être ; Frédéric sattachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter ; car il commençait à la haïr, et cétait bien le moins quelle eût une part de ses souffrances !
Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce nétait rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par lair ivre de lenfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient davoir des affections semblables et sétaient vite guéris.
« Vraiment ? »
« Mais oui, bien sûr ! »
« Oh ! comme vous êtes bon ! »
Et elle lui prit la main. Il létreignit dans la sienne.
« Oh ! laissez-la. »
« Quest-ce que cela fait, puisque cest au consolateur que vous loffrez !
Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi
quand je vous parle de mon amour ! »
« Je nen doute pas, mon pauvre ami ! »
« Pourquoi cette défiance, comme si jétais un misérable capable dabuser !
»
« Oh ! non !
»
« Si javais seulement une preuve !
»
« Quelle preuve ? »
« Celle quon donnerait au premier venu, celle que vous mavez accordée à moi-même. »
Et il lui rappela quune fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule dhiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, maintenant ! Qui donc lempêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, nayant personne autour deux pour les importuner ?
« Soit ! » dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia dabord Frédéric.
Mais il reprit vivement :
« Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ? »
« Mon Dieu ! mon ami
», balbutiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
« Mardi prochain, je suppose ? »
« Mardi ? »
« Oui, entre deux et trois heures ! »
« Jy serai ! »
Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.
« Oh ! ce nest pas bien », dit-elle. « Vous me feriez repentir. »
Il sécarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :
« À mardi ! »
Elle baissa ses beaux yeux dune façon discrète et résignée.
Frédéric avait un plan.
Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire sarrêter sous une porte, et quune fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était den découvrir une convenable.
Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements meublés.
Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de suite, à lentresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric la retint pour un mois et paya davance.
Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plus rare ; il se procura un morceau de fausse guipure pour remplacer laffreux couvre-pieds de coton rouge, il choisit une paire de pantoufles en satin bleu ; la crainte seule de paraître grossier le modéra dans ses emplettes ; il revint avec elles ; et plus dévotement que ceux qui font des reposoirs, il changea les meubles de place, drapa lui-même les rideaux, mit des bruyères sur la cheminée, des violettes sur la commode ; il aurait voulu paver la chambre tout en or. « Cest demain », se disait-il, « oui demain ! je ne rêve pas. » Et il sentait battre son cur à grands coups sous le délire de son espérance ; puis, quand tout fut prêt, il emporta la clef dans sa poche, comme si le bonheur, qui dormait là, avait pu sen envoler.
Une lettre de sa mère lattendait chez lui.
« Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite commence à paraître ridicule. Je comprends que, dans une certaine mesure, tu aies dabord hésité devant cette union ; cependant, réfléchis ! »
Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres de rente. Du reste, « on en causait » ; et M. Roque attendait une réponse définitive. Quant à la jeune personne, sa position véritablement était embarrassante. « Elle taime beaucoup. »
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
« Mon vieux
« La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
« Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! jai un rendez-vous plus agréable. »
Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup dil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande clameur ; il savança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois.
En effet, un manifeste publié dans les journaux avait convoqué à cet endroit tous les souscripteurs du banquet réformiste. Le Ministère, presque immédiatement, avait affiché une proclamation linterdisant. La veille au soir, lopposition parlementaire y avait renoncé ; mais les patriotes, qui ignoraient cette résolution des chefs, étaient venus au rendez-vous, suivis par un grand nombre de curieux. Une députation des écoles sétait portée tout à lheure chez Odilon Barrot. Elle était maintenant aux Affaires-Étrangères ; et on ne savait pas si le banquet aurait lieu, si le Gouvernement exécuterait sa menace, si les gardes nationaux se présenteraient. On en voulait aux Députés comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus en plus, quand tout à coup vibra dans les airs le refrain de la Marseillaise.
Cétait la colonne des étudiants qui arrivait. Ils marchaient au pas, sur deux files, en bon ordre, laspect irrité, les mains nues, et tous criant par intervalles :
« Vive la Réforme ! à bas Guizot ! »
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient lapercevoir et lentraîner. Il se réfugia vivement dans la rue de lArcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champ dépis noirs qui oscillaient.
Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de léglise.
Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et il aurait manqué Mme Arnoux.
Peu de temps après, parurent les casques des municipaux. Ils frappaient autour deux, à coups de plat de sabre. Un cheval sabattit ; on courut lui porter secours : et, dès que le cavalier fut en selle, tous senfuirent.
Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine, qui avait mouillé lasphalte, ne tombait plus. Des nuages sen allaient, balayés mollement par le vent douest.
Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui.
Deux heures enfin sonnèrent.
« Ah ! cest maintenant ! » se dit-il, « elle sort de sa maison, elle approcha; et, une minute après : « Elle aurait eu le temps de venir. » Jusquà trois heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle nest pas en retard un peu de patience ! »
Et, par désuvrement, il examinait les rares boutiques : un libraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il connut tous les noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Les marchands, à force de le voir passer et repasser continuellement, furent étonnés dabord, puis effrayés, et ils fermèrent leur devanture.
Sans doute, elle avait un empêchement, et elle en souffrait aussi. Mais quelle joie tout à lheure ! Car elle allait venir, cela était certain ! « Elle me la bien promis ! » Cependant, une angoisse intolérable le gagnait.
Par un mouvement absurde, il rentra dans lhôtel, comme si elle avait pu sy trouver. À linstant même, elle arrivait peut-être dans la rue. Il sy jeta. Personne ? Et il se remit à battre le trottoir.
Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières, les candélabres, les numéros au-dessus des portes. Les objets les plus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs ironiques ; et les façades régulières des maisons lui semblaient impitoyables. Il souffrait du froid aux pieds. Il se sentait dissoudre daccablement. La répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.
Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme un vertige, une épouvante. Il tâcha de se répéter des vers, de calculer nimporte quoi, dinventer une histoire. Impossible ! limage de Mme Arnoux lobsédait. Il avait envie de courir à sa rencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas se croiser ?
Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs, et le chargea daller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour senquérir près du portier « si Madame était chez elle ». Puis il se planta au coin de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient. Il distinguait parfois laigrette dun dragon, un chapeau de femme ; et il tendait ses prunelles pour la reconnaître. Un enfant déguenillé qui montrait une marmotte, dans une boîte, lui demanda laumône, en souriant.
Lhomme à la veste de velours reparut. « Le portier ne lavait pas vue sortir. » Qui la retenait ? Si elle était malade, on laurait dit ! Était-ce une visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir. Il se frappa le front.
« Ah ! je suis bête ! Cest lémeute ! » Cette explication naturelle le soulagea. Puis, tout à coup : « Mais son quartier est tranquille. » Et un doute abominable lassaillit. « Si elle allait ne pas venir ? si sa promesse nétait quune parole pour mévincer ? Non ! non ! » Ce qui lempêchait sans doute, cétait un hasard extraordinaire, un de ces événements qui déjouent toute prévoyance. Dans ce cas-là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon dhôtel à son domicile, rue Rumford, pour savoir sil ny avait point de lettre ?
On navait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le rassura.
Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main, de la physionomie des passants, de la couleur des chevaux, il tirait des présages ; et, quand laugure était contraire, il sefforçait de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre Mme Arnoux, il linjuriait à demi-voix. Puis cétaient des faiblesses à sévanouir, et tout à coup des rebondissements despérance. Elle allait paraître. Elle était là, derrière son dos. Il se retournait : rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas environ, une femme de même taille, avec la même robe. Il la rejoignit ; ce nétait pas elle ! Cinq heures arrivèrent ! cinq heures et demie ! six heures ! Le gaz sallumait. Mme Arnoux nétait pas venue.
Elle avait rêvé, la nuit précédente, quelle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose dindéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur dêtre aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. Laboiement du chien continuait. Elle tendit loreille. Cela partait de la chambre de son fils. Elle sy précipita pieds nus. Cétait lenfant lui-même qui toussait. Il avait les mains brûlantes, la face rouge et la voix singulièrement rauque. Lembarras de sa respiration augmentait de minute en minute. Elle resta jusquau jour, penchée sur sa couverture, à lobserver.
À huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M. Arnoux que ses camarades lattendaient. Il shabilla vivement et sen alla, en promettant de passer tout de suite chez leur médecin, M. Colot. À dix heures, M. Colot nétant pas venu, Mme Arnoux expédia sa femme de chambre. Le docteur était en voyage, à la campagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait des courses.
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçant toujours ses sourcils, en dilatant ses narines ; sa pauvre petite figure devenait plus blême que ses draps ; et il séchappait de son larynx un sifflement produit par chaque inspiration, de plus en plus courte, sèche, et comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui font japper les chiens de carton.
Mme Arnoux fut saisie dépouvante. Elle se jeta sur les sonnettes, en appelant au secours, en criant :
« Un médecin ! un médecin ! »
Dix minutes après, arriva un vieux monsieur en cravate blanche et à favoris gris, bien taillés. Il fit beaucoup de questions sur les habitudes, lâge et le tempérament du jeune malade, puis examina sa gorge, sappliqua la tête dans son dos et écrivit une ordonnance. Lair tranquille de ce bonhomme était odieux. Il sentait lembaumement. Elle aurait voulu le battre. Il dit quil reviendrait dans la soirée.
Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelque fois, lenfant se dressait tout à coup. Des mouvements convulsifs lui secouaient les muscles de la poitrine, et, dans ses aspirations, son ventre se creusait comme sil eût suffoqué davoir couru. Puis il retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avec des précautions infinies, Mme Arnoux tâchait de lui faire avaler le contenu des fioles, du sirop dipécacuana, une potion kermétisée. Mais il repoussait la cuiller, en gémissant dune voix faible. On aurait dit quil soufflait ses paroles.
De temps à autre, elle relisait lordonnance. Les observations du formulaire leffrayaient ; peut-être que le pharmacien sétait trompé ! Son impuissance la désespérait. Lélève de M. Colot arriva.
Cétait un jeune homme dallures modestes, neuf dans le métier, et qui ne cacha point son impression. Il resta dabord indécis, par peur de se compromettre, et enfin prescrivit lapplication de morceaux de glace. On fut longtemps à trouver de la glace. La vessie qui contenait les morceaux creva. Il fallut changer la chemise. Tout ce dérangement provoqua un nouvel accès plus terrible.
Lenfant se mit à arracher les linges de son cou, comme sil avait voulu retirer lobstacle qui létouffait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa couchette, cherchant un point dappui pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé dune sueur froide, paraissait maigrir. Ses yeux hagards sattachaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetait les bras autour du cou, sy suspendait dune façon désespérée ; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiait des paroles tendres.
« Oui, mon amour, mon ange, mon trésor ! »
Puis, des moments de calme survenaient.
Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection dimages, et les étala sur son lit, pour le distraire. Elle essaya même de chanter.
Elle commença une chanson quelle lui disait autrefois, quand elle le berçait en lemmaillottant sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de son corps, comme une onde sous un coup de vent ; les globes de ses yeux saillissaient : elle crut quil allait mourir, et se détourna pour ne pas le voir.
Un instant après, elle eut la force de le regarder. Il vivait encore. Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables, désespérantes ; et elle nen comptait plus les minutes quà la progression de cette agonie. Les secousses de sa poitrine le jetaient en avant comme pour le briser ; à la fin, il vomit quelque chose détrange, qui ressemblait à un tube de parchemin. Quétait-ce ? Elle simagina quil avait rendu un bout de ses entrailles. Mais il respirait largement, régulièrement. Cette apparence de bien-être leffraya plus que tout le reste ; elle se tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. Lenfant, selon lui, était sauvé.
Elle ne comprit pas dabord, et se fit répéter la phrase. Nétait-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur sen alla dun air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes qui serraient son cur se fussent dénouées.
« Sauvé ! Est-ce possible ! »
Tout à coup lidée de Frédéric lui apparut dune façon nette et inexorable. Cétait un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, navait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à cause delle ; et Mme Arnoux laperçut jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. Dun bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse.
Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna ; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours quil était là-bas, sur le trottoir.
Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou quelle eût trop de choses à dire pour sexpliquer dun mot, la même réponse fut rapportée. Linsolence était trop forte ! Une colère dorgueil le saisit. Il se jura de navoir plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. Il en ressentit un soulagement, une joie stoïque, puis un besoin dactions violentes ; et il sen alla au hasard, par les rues.
Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des bonnets rouges, et tous chantant la Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde national se hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin, résonnaient. On se battait à la porte Saint-Martin. Il y avait dans lair quelque chose de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchait toujours. Lagitation de la grande ville le rendait gai.
À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le boulevard.
On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme de chambre, en train décrire dessus avec un charbon : « Armes données », lui dit vivement :
« Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui linsultait. Elle croit quon va piller partout ! Elle crève de peur ! dautant plus que Monsieur est parti ! »
« Quel monsieur ? »
« Le Prince ! »
Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
« Ah ! merci ! tu viens me sauver ! cest la seconde fois ! tu nen demandes jamais le prix, toi ! »
« Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
« Comment ? que fais-tu ? » balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
« Je suis la mode, je me réforme. »
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent laprès-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il lemmena dîner aux Trois Frères Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils sen revinrent à pied, faute de voiture.
À la nouvelle dun changement de ministère, Paris avait changé. Tout le monde était en joie ; des promeneurs circulaient, et des lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats regagnaient lentement leurs casernes, harassés, lair triste. On les saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges denthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus sagitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha sélevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement dune immense pièce de soie que lon déchire. Cétait la fusillade du boulevard des Capucines.
« Ah ! on casse quelques bourgeois », dit Frédéric tranquillement, car il y a des situations où lhomme le moins cruel est si détaché des autres, quil verrait périr le genre humain sans un battement de cur.
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il lemmena jusquà lhôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé pour lautre.
Les fleurs nétaient pas flétries. La guipure sétalait sur le lit. Il tira de larmoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans loreiller.
« Quas-tu donc, cher amour ? »
« Cest excès de bonheur », dit Frédéric. « Il y avait trop longtemps que je te désirais ! »
Troisième PARTIE
I
Le bruit dune fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descendait vers les Champs-Élysées, doù les coups de feu étaient partis. À langle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
« Non ! pas par là ! au Palais-Royal ! »
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de lAssomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement dune barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ; quand tout à coup sélança dune ruelle un grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et courait sur la pointe de ses pantoufles, avec lair dun somnambule et leste comme un tigre. On entendait, par intervalles, une détonation.
La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant quaux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait den composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour lempêcher de sen servir, linsurrection, comme dirigée par un seul bras, sorganisait formidablement. Des hommes dune éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; dautres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades. La résistance ne dura pas ; partout la garde nationale sinterposait ; si bien quà huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. Delle même, sans secousses la monarchie se fondait dans une dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le poste du Château-dEau, pour délivrer cinquante prisonniers, qui ny étaient pas.
Frédéric sarrêta forcément à lentrée de la place. Des groupes en armes lemplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête sentrouvrit, des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ils disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y répondait, sans quon vît personne à lintérieur ; ses fenêtres, défendues par des volets de chêne. étaient percées de meurtrières ; et le monument avec ses deux étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au milieu, commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt des balles. Son perron de trois marches restait vide.
À coté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme coiffée dun madras. Elle lui disait :
« Mais reviens donc ! reviens donc ! »
« Laisse-moi tranquille ! » répondait le mari. « Tu peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le demande, est-ce juste ? Jai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 ! Aujourdhui, on se bat ! Il faut que je me batte ! Va-ten ! »
Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles dun garde national près deux, quadragénaire dont la figure bonasse était ornée dun collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi tranquille au milieu de lémeute quun horticulteur dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pour obtenir des capsules, afin dutiliser son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait donnée « un monsieur ».
« Empoigne dans mon dos », dit le bourgeois « et efface-toi ! tu vas te faire tuer ! »
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe sélevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné dailleurs et samusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus navaient pas lair de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle.
Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. Dune main, il tenait un rameau vert, de lautre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaient seuls à défendre le poste. Un flot dintrépides se rua sur le perron ; ils sabattirent, dautres survinrent ; et la porte, ébranlée sous des coups de barre de fer, retentissait ; les municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et qui brûlait comme une torche géante, fut traînée contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un baril desprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres ; lédifice se mit à fumer partout comme un solfatare ; et de larges flammes, au sommet, entre les balustres de la terrasse, séchappaient avec un bruit strident. Le premier étage du Palais-Royal sétait peuplé de gardes nationaux. De toutes les fenêtres de la place, on tirait ; les balles sifflaient ; leau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait des flaques par terre ; on glissait dans la boue sur des vêtements, des shakos, des armes ; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de mou ; cétait la main dun sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arrivaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc dun homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national larrêta.
« Cest inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir ! »
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel avait un aspect tranquille. Lhôtel de Nantes sy dressait toujours solitairement ; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain qui ondulait jusquaux baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la couleur grise de lair, où de lointains murmures semblaient se confondre avec la brume, tandis quà lautre bout de la place un jour cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade des Tuileries, découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de lArc de triomphe un cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six personnes causaient. Les portes du château étaient ouvertes ; les domestiques sur le seuil laissaient entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols de café au lait étaient servis. Quelques-uns des curieux sattablèrent en plaisantant ; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis se mit a manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le reconnut par derrière.
« Tiens, Hussonnet ! »
« Mais oui », répondit le bohème. Je mintroduis à la Cour. Voilà une bonne farce, hein ? »
« Si nous montions ? »
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. Cétait le peuple. Il se précipita dans lescalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée déquinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On nentendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à létroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait dune console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
« Les héros ne sentent pas bon ! »
« Ah ! vous êtes agaçant », reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où sétendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrouverte, lair hilare et stupide comme un magot. Dautres gravissaient lestrade pour sasseoir à sa place.
« Quel mythe ! » dit Hussonnet. « Voilà le peuple souverain ! »
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
« Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de lÉtat est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! »
On lavait approché dune fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
« Pauvre vieux ! » dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusquà la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabou rets, tous les meubles, jusquà des albums de dessins, jusquà des corbeilles de tapisserie. Puisquon était victorieux, ne fallait ;l pas samuser ! La canaille saffubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépines dor senroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes dautruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion dhonneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, dautres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait au tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames dharmonica.
Puis la fureur sassombrit. Une curiosité obscène fit fouiller tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et se roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer. Dautres, à figures plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes, on napercevait dans lenfilade des appartements que la sombre masse du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ; la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant dêtre étouffés, sortirent.
Dans lantichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes savança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas, non plus, sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils sen retournèrent au Palais Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir quils faisaient bonne contenance.
Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de leau jusquaux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à sinterposer. Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, dail leurs. Tout autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
« Sortons de là », dit Hussonnet, « ce peuple me dégoûte. »
Tout le long de la galerie dOrléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
« Nimporte ! » dit Frédéric, « moi, je trouve le peuple sublime. »
Le grand vestibule était rempli par un tourbillon de gens furieux, des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des gardes nationaux sur les marches sefforçaient de les retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus à laise. Ils sassirent sur un banc ; et ils restèrent pendant quelques minutes les paupières closes, tellement étourdis, quils navaient pas la force de parler. Les passants autour deux, sabordaient. La duchesse dOrléans était nommée régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides, quand à chacune des mansardes du château parurent des domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le jardin, en signe dabjuration. Le peuple les hua. Ils se retirèrent.
Lattention de Frédéric et dHussonnet fut distraite par un grand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil sur lépaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir senroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la tête. Cétait Dussardier ; et, se jetant dans leurs bras :
« Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! » sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé aux barricades du quartier Latin, sétait battu rue Rambuteau, avait sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer sétait porté ensuite à la Chambre, puis à lhôtel de ville.
« Jen arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois sembrassent ! ah ! si vous saviez ce que jai vu ! quels braves gens ! comme cest beau ! »
Et, sans sapercevoir quils navaient pas darmes :
« Jétais bien sûr de vous trouver là ! Ça été rude un moment, nimporte ! »
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux autres :
« Oh ! rien ! léraflure dune baïonnette ! »
« Il faudrait vous soigner, pourtant. »
« Bah ! je suis solide ! quest-ce que ça fait ? La République est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes qui causaient tout à lheure devant moi, disaient quon va affranchir la Pologne et lItalie ! Plus de rois ! comprenez-vous ! Toute la terre libre ! toute la terre libre ! » Et, embrassant lhorizon dun seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une longue file dhommes couraient sur la terrasse, au bord de leau.
« Ah ! saprelotte ! joubliais ! Les forts sont occupés. Il faut que jy aille ! adieu ! »
Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil :
« Vive la République ! »
Des cheminées du château, il séchappait dénormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien quil ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes lavait pris. Il humait voluptueusement lair orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves dun immense amour, dun attendrissement suprême et universel, comme si le cur de lhumanité tout entière avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
« Il serait temps, peut-être, daller instruire les populations ! »
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance, place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, quil signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif ; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
Après le café, quand ils se rendirent à lhôtel de ville, pour savoir du nouveau, son naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme un chamois, et répondait aux sentinelles des gaudrioles patriotiques.
Ils entendirent à la lueur des torches, proclamer le Gouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna sa maison.
« Eh bien », dit-il à son domestique en train de le déshabiller, « es-tu content ? »
« Oui, sans doute, monsieur ! Mais ce que je naime pas, cest ce peuple en cadence ! »
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il courut chez lui. Lavocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusquà Ledru-Rollin, et, lobsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission. Du reste, disait le portier. il devait écrire la semaine prochaine, pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric sen alla voir la Maréchale. Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa rancune sévanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout était tranquille, maintenant, aucune raison davoir peur ; il lembrassait ; et elle se déclara pour la République, comme avait déjà fait Monseigneur lArchevêque de Paris, et comme devaient faire avec une prestesse de zèle merveilleuse : la Magistrature, le Conseil dÉtat, lInstitut, les Maréchaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous les bonapartistes, tous les légitimistes, et un nombre considérable dorléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si prompte, que, la première stupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme un étonnement de vivre encore. Lexécution sommaire de quelques voleurs, fusillés sans jugements, parut une chose très juste. On se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, « qui navait fait que le tour du Champ de Mars, tandis que le drapeau tricolore », etc. ; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne et se promettant bien, dès quil serait le plus fort, darracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues, linquiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances sétalaient, la foule était pleine de douceur. Lorgueil dun droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac ; rien ne fut amusant comme laspect de Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble dans les rues. Elle se divertissait des rosettes décorant toutes les boutonnières, des étendards suspendus à toutes les fenêtres, des affiches de toute couleur placardées contre les murailles, et jetait çà et là quelque monnaie dans le tronc pour les blessés, établi sur une chaise, au milieu de la voie. Puis elle sarrêtait devant des caricatures qui représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de Caussidière, avec leur sabre et leur écharpe, leffrayaient un peu. Dautres fois, cétait un arbre de la Liberté quon plantait. MM. les ecclésiastiques concouraient à la cérémonie, bénissant la République, escortés par des serviteurs à galons dor ; et la multitude trouvait cela très bien. Le spectacle le plus fréquent était celui des députations de nimporte quoi, allant réclamer quelque chose à lhôtel de ville, car chaque métier, chaque industrie attendait du Gouvernement la fin radicale de sa misère. Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout simplement pour lui faire une petite visite, et voir fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour quil traversait pont dArcole, ayant à faire une commission pour Rosanette dans le quartier Latin, Frédéric vit savancer une colonne dindividus à chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle datelier, et lhomme qui portait la bannière sur laquelle flottait au vent cette inscription : « Artistes peintres », nétait autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de lattendre, puis reparut cinq minutes après, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer la création dun Forum de lArt, une espèce de Bourse où lon débattrait les intérêts de lEsthétique ; des uvres sublimes se produiraient puisque les travailleurs mettraient en commun leur génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments gigantesques ; il les décorerait ; il avait même commencé une figure de la République. Un de ses camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la députation du commerce de la volaille.
« Quelle bêtise ! » grommela une voix dans la foule. « Toujours des blagues ! Rien de fort ! »
Cétait Regimbart. Il ne salua pas Frédéric. mais profita de loccasion pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant des nouvelles lugubres ; et il navait que deux phrases : « Prenez garde, nous allons être débordés ! » ou bien : « Mais, sacrebleu ! on escamote la République ! » Il était mécontent de tout, et particulièrement de ce que nous navions pas repris nos frontières naturelles. Le nom seul de Lamartine lui faisait hausser les épaules. Il ne trouvait pas Ledru-Rollin « suffisant pour le problème », traita Dupont (de lEure) de vieille ganache ; Albert, didiot ; Louis Blanc, dutopiste, Blanqui, dhomme extrêmement dangereux ; et, quand Frédéric lui demanda ce quil aurait fallu faire, il répondit en lui serrant le bras à le broyer :
« Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin ! fichtre ! »
Puis il accusa la réaction.
Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresne, lincendie des Batignolles, les troubles de Lyon, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru-Rollin, le cours forcé des billets de Banque, la rente tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême comme dernier coup, comme surcroît dhorreur, limpôt des quarante-cinq centimes ! Et, par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves que le jeu doie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle daérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque lavènement de toute idée parce que cest une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous delle, si médiocre quelle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques quon lui portait parurent du sacrilège, presque de lanthropophagie. Malgré la législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot République ; ce qui nempêchait pas quon la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier deffarement, comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M. Dambreuse. Létat nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage ! était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès le lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses chevaux, sacheta, pour sortir dans les rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe ; et il restait chez lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur la pipe de Flocon navaient pas même la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand lélucubration de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il simagina que son jeune ami était un personnage très influent et quil pourrait sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte quun matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de Martinon.
Cette visite navait pour but, dit-il, que de le voir un peu et de causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et il adoptait de grand cur « notre sublime devise : Liberté, Égalité, Fraternité, ayant toujours été républicain, au fond ». Sil votait, sous lautre régime, avec le ministère, cétait simplement pour accélérer une chute inévitable. Il semporta même contre M. Guizot, « qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! » En revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel sétait montré « magnifique, ma parole dhonneur, quand, à propos du drapeau rouge
»
« Oui ! je sais », dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers.
« Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers ! » Et il poussait limpartialité jusquà reconnaître que Proudhon avait de la logique. « Oh ! beaucoup de logique ! diable ! » Puis, avec le détachement dune intelligence supérieure, il causa de lexposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives ; lui aussi pensait quil fallait « se rallier franchement à la République », et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, lhomme du peuple. On arriva bientôt aux élections pour lAssemblée nationale, et aux candidats dans larrondissement de la Fortelle. Celui de lopposition navait pas de chances.
« Vous devriez prendre sa place ! » dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
« Eh ! pourquoi donc ? » car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille. « Et peut-être aussi », ajouta le banquier en souriant, « grâce un peu à mon influence. »
Frédéric objecta quil ne saurait comment sy prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de lAube par un club de la capitale. Il sagissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
« Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même. »
Par des temps pareils, on devait sentraider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis
« Oh ! mille grâces, cher monsieur ! »
« À charge de revanche, bien entendu ! »
Le banquier était un brave homme, décidément. Frédéric ne put sempêcher de réfléchir à son conseil ; et bientôt, une sorte de vertige léblouit. Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla quune aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute lEurope sagitait. Cétait lheure de se précipiter dans le mouvement, de laccélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, quil sen ouvrit à Dussardier.
Lenthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
« Certainement, bien sûr ! Présentez-vous ! »
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. Lopposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin dêtre approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur dune lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup dautres, avait-elle salué dans la Révolution lavènement de la vengeance ; et elle se livrait à une propagande socialiste, effrénée.
Laffranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, nétait possible que par laffranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, labolition, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française serait tenue dépouser un Français ou dadopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par lÉtat ; quil y eût un jury pour examiner les uvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler lhôtel de ville !
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle lencouragea, en lui montrant la gloire à lhorizon. Rosanette se réjouit davoir un homme qui parlerait à la Chambre.
« Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place. »
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau sentrouvrit derrière une croisée ; une femme y parut. Il neut pas le temps de la reconnaître ; mais, dans lantichambre, un tableau larrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, sécria
« Quelle turpitude ! »
« Nest-ce pas, hein ? » dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et simaginant quelle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau. Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula dun air ingénu :
« Ma tante est-elle ici ? »
« Tu sais bien que non », répliqua le banquier. « Nimporte ! faites comme chez vous, mademoiselle. »
« Oh ! merci ! je men vais. »
À peine sortie, Martinon eut lair de chercher son mouchoir.
« Je lai oublié dans mon paletot, excusez-moi ! »
« Bien ! » dit M. Dambreuse.
Évidemment, il nétait pas dupe de cette manuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
« Comment
? mais permettez ! »
Lautre nentendait pas, et continua. Il réclamait limpôt sur la rente, limpôt progressif, une fédération européenne, et linstruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
« Népargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il sarrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
« Cest parfait, votre discours ! » Et il en vanta beaucoup la forme, pour navoir pas à sexprimer sur le fond.
Cette virulence de la part dun jeune homme inoffensif leffrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, dici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires du gouvernement provisoire : les élections nétaient fixées quau 23 avril, on avait du temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans lAube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et lentoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que « définitivement » il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au Peuple » et où il le tutoyait, lacteur se vantait de le comprendre, « lui », et de sêtre fait, pour son salut, « crucifier par lArt », si bien quil était son incarnation, son idéal ; croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusquà proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens quil emploierait, il fit cette réponse :
« Nayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête ! »
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux où lon décrétait la mort des Rois, ceux où lon dénonçait les fraudes de lÉpicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse sen prenait à lhabit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, dautres imploraient de largent pour mettre en jeu des inventions, ou bien cétaient des plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité publique ; puis, çà et là, un éclair desprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs déloquence aux lèvres dun goujat, portant à cru le baudrier dun sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelque fois aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble dallures, disant des choses plébéiennes, et qui ne sétait pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient ; et il sortait la rage dans lâme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions : « apporter sa pierre à lédifice, problème social, atelier. »
Delmar ne ratait pas les occasions dempoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, lautre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, nosait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça quil existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de lIntelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. Dailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux quil avait invités à son punch : le teneur de livres, le placeur de vins, larchitecte, Pellerin même était venu, peut-être quHussonnet allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ; et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement chevelu, et quil connaissait seulement pour être « un patriote de Barcelone ».
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. Lauditoire qui garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, dhommes de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet dune femme ou le bourgeron dun ouvrier. Le fond de la salle était même plein douvriers, venus là sans doute par désuvrement, ou quavaient introduits des orateurs pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis quà lautre extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait lassemblée.
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.
La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu lorganisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado, il sétait prononcé pour quon attaquât lHôtel de ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, lun copiant Saint-Just, lautre Danton, lautre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.
Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de lhomme et du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple de Béranger. Dautres voix sélevèrent.
« Non ! non ! pas ça ! »
«La Casquette ! » se mirent à hurler, au fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant louvrier !
Sur un mot du président, lauditoire se tut. Un des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.
« Des jeunes gens annoncent quils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de lAssemblée nationale, et ils engagent tous les patriotes à suivre leur exemple. »
« Bravo ! adopté ! » répondit la foule.
« Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine, voudrait quon élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor. »
« Michel-Évariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le vu que la démocratie européenne adopte lunité de langage. On pourrait se servir dune langue morte, comme par exemple du latin perfectionné. »
« Non ! pas de latin ! » sécria larchitecte.
« Pourquoi ? » reprit un maître détudes.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où dautres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement fastidieuse, que beaucoup sen allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication urgente.
Cétait un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres découlaient, cela nen finissait plus ! Limpatience éclata dabord en murmures, en conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le public ; lorateur continuait comme une machine. Il fallut, pour larrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eut lair de sortir dun songe, et, levant tranquillement ses lunettes :
« Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire ! mille excuses ! »
Linsuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.
Enfin, le président annonça quils allaient passer à laffaire importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes listes républicaines. Cependant, le Club de lIntelligence avait bien le droit, comme un autre, den former une, « nen déplaise à MM. les pachas de lhôtel de ville », et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.
« Allez-y donc ! » dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, sappeler Ducretot, prêtre et agronome, auteur dun ouvrage intitulé Des engrais. On le renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large dépaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut lassemblée dun regard presque voluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :
« Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce nest pas par irréligion, car nous sommes tous religieux. »
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.
« Ce nest pas, non plus, parce quil est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! Louvrier est prêtre, comme létait le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ ! »
Le moment était venu dinaugurer le règne de Dieu ! LÉvangile conduisait tout droit à 89 ! Après labolition de lesclavage, labolition du prolétariat. On avait eu lâge de haine, allait commencer lâge damour.
« Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de lédifice nouveau
»
« Vous fichez-vous de nous ? » sécria le placeur dalcools. « Quest-ce qui ma donné un calotin pareil ! »
Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : « Athée ! aristocrate ! canaille ! » pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris « À lordre ! à lordre ! » redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu dailleurs par « trois cafés » pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.
« Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc ! » Admis enfin à sexpliquer, il déclara quon ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puisquon avait parlé tout à lheure déconomies, cen serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelquun lui objecta quil allait loin.
« Oui ! je vais loin ! Mais, quand un vaisseau est surpris par la tempête
»
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit :
« Daccord ! mais cest démolir dun seul coup, comme un maçon sans discernement
»
« Vous insultez les maçons ! » hurla un citoyen couvert de plâtre ; et, sobstinant à croire quon lavait provoqué, il vomit des injures, voulait se battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de trop pour le mettre dehors.
Cependant, louvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux secrétaires lavertirent den descendre. Il protesta contre le passe-droit quon lui faisait.
« Vous ne mempêcherez pas de crier : amour éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à la République ! »
« Citoyens ! » dit alors Compain, « citoyens ! » Et, à force de répéter : « Citoyens », ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :
« Je crois quil faudrait donner une plus large extension à la tête de veau. »
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
« Oui ! la tête de veau ! »
Trois cents rires éclatèrent dun seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il reprit dun ton furieux :
« Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ! »
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain ny tenant plus, se réfugia près de Regimbart et il voulait lentraîner.
« Non ! je reste jusquau bout ! » dit le Citoyen. Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. Lartiste le prit de haut avec la foule.
« Je voudrais savoir un peu où est le candidat de lArt dans tout cela ? Moi, jai fait un tableau
»
« Nous navons que faire des tableaux ! » dit brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.
Pellerin se récria quon linterrompait.
Mais lautre, dun ton tragique :
« Est-ce que le Gouvernement naurait pas dû déjà abolir, par un décret, la prostitution et la misère ? »
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il tonna contre la corruption des grandes villes.
« Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois au sortir de la Maison dor et leur cracher à la figure ! Au moins, si le Gouvernement ne favorisait pas la débauche r Mais les employés de loctroi sont envers nos filles et nos surs dune indécence
»
Une voix proféra de loin :
« Cest rigolo ! »
« À la porte ! »
« On tire de nous des contributions pour solder le libertinage ! Ainsi, les forts appointements dacteur
»
« À moi ! » sécria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose ; et, déclarant quil méprisait daussi plates accusations, sétendit sur la mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer de linstruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre ; et, dabord. plus de directions, plus de privilèges !
« Oui ! daucune sorte ! »
Le jeu de lacteur échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.
« Plus dacadémies ! plus dInstitut ! »
« Plus de missions ! »
« Plus de baccalauréat ! »
« À bas les grades universitaires ! »
« Conservons-les », dit Sénécal, « mais quils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge ! »
Le plus utile, dailleurs, nétait pas cela. Il fallait dabord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts, quil sinterrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête renversée et comme se berçant sur cette colère quil soulevait.
Puis, il se remit à parler dune façon dogmatique, en phrases impérieuses comme des lois. LÉtat devait semparer de la Banque et des Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les travailleurs. Bien dautres mesures étaient bonnes dans Lavenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :
« Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelquun se présente-t-il ? »
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement dapprobation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à linterroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et murs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelquun voyait un empêchement à cette candidature.
« Non ! non ! »
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant navait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
« Je jure quil était aux Tuileries ! » sécria Dussardier.
« Pouvez-vous jurer lavoir vu au Panthéon ? »
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
« Au moins », reprit Sénécal, « connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ? »
« Moi ! » dit Dussardier.
« Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! »
Frédéric se tourna vers Pellerin. Lartiste lui répondit par une abondance de gestes qui signifiait :
« Ah ! mon cher, ils mont repoussé ! Diable ! que voulez-vous ! »
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
« Oui ! cest vrai ! il est temps ! jy vais ! »
Et Regimbart enjamba lestrade ; puis, montrant lEspagnol qui lavait suivi :
« Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone ! »
Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux dargent, et, la main sur le cur :
« Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me dispensáis, y si grande es vuestra bondad mayor es vuestro atención. »
« Je réclame la parole ! » cria Frédéric.
« Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fundamental de las libertades españolas, hasta la ultima revolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires. »
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
« Mais citoyens !
»
LEspagnol continuait :
« El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre. »
« Cest absurde à la fin ! personne ne comprend ! » Cette observation exaspéra la foule.
« À la porte ! à la porte ! »
« Qui ? moi ? » demanda Frédéric.
« Vous-même ! » dit majestueusement Sénécal. « Sortez ! »
Il se leva pour sortir ; et la voix de lIbérien le poursuivait :
« Y todos los españoles desearían ver allí reunidas las diputaciones de los clubs y de la milicia nacional. Una oración fúnebre en honor de la libertad española y del mundo entero, será pronunciada por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra nación ! »
« Aristo ! » glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui sélançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et demphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait quil avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsquil entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure dune robe. Un pareil ouvrage le surprit.
« Tiens ? quest-ce que tu fais ? »
« Tu le vois », dit-elle sèchement. « Je raccommode mes hardes ! Cest ta République. »
« Pourquoi ma République ? »
« Cest la mienne, peut-être ? »
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, laccusant davoir fait la révolution, dêtre cause quon était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et quelle mourrait plus tard à lhôpital.
« Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes. »
« Cela se peut », dit Frédéric, « les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si lon navait pour soi sa conscience, les brutes avec qui lon se compromet vous dégoûteraient de labnégation ! » Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
« Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur na pas réussi, à ce quil paraît ? Tant mieux ! ça tapprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme ! »
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde.
Il sétait retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
« Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser lanse du panier. Dabord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu quun poète sentende à la poli tique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus desprit que les autres, cest pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà par exemple Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, lemballeur den face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant dabsinthe, quon va le mettre dans une maison de santé. Cest comme ça quils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi ! »
Frédéric sen alla. Lineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que saccroître. Mlle Vatnaz lirritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, laccablait darguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même quelle prendrait des habits dhomme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ». Frédéric entrait au même moment.
« Tu maccompagneras, nest-ce pas ? »
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, lune faisant la bourgeoise, lautre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour lamour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
Daprès Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans lÉtat. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. Luvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à légoïsme la fraternité, à lindividualisme lassociation, au morcellement la grande culture.
« Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent ! »
« Pourquoi pas ? Dailleurs, il sagit de lhumanité, de son avenir ! »
« Mêle-toi du tien ! »
« Ça me regarde ! »
Elles se fâchaient. Frédéric sinterposa. La Vatnaz séchauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.
« Quelle bêtise ! » dit Rosanette. « Est-ce que jamais ça pourra se faire ? »
Lautre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton dor suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
« Ne te donne pas tant de mal », dit Rosanette ; « maintenant, je connais tes opinions politiques. »
« Quoi ? » reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
« Oh ! oh ! tu me comprends ! »
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.
« Et quand cela serait », répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement. « Cest un emprunt, ma chère, dette pour dette ! »
« Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire ! Jemprunte au moins ; je ne vole personne ! »
Mlle Vatnaz sefforça de rire.
« Oh ! jen mettrais ma main au feu. »
« Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler. »
La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face delle :
« Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance ! »
« Des Andalous, alors ? comme castagnettes ! »
« Gueuse ! »
La Maréchale fit un grand salut.
« On nest pas plus ravissante ! »
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis. Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
« Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles ! »
« À lavantage ! » dit Rosanette.
Sa contrainte lavait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tour mentait ? Eh non ! elle sen moquait bien ! À tout compter, lautre lui devait de largent, peut-être ? Cétait le mouton dor, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi ma-t-elle pris ? » se demanda Frédéric. « Doù vient quil est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ? »
Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, quil se rapprocha delle, et, baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment
, gênée. « Tu las vu toi-même lautre jour, quand jutilisais mes vieilles doublures. » Plus déquipages à présent ! Et ce nétait pas tout ; le tapissier menaçait de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne tinquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. Lexpérience lavait instruit. Il se borna simplement à des consolations.
Les craintes de Rosanette nétaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie dun nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs.
Un matin. comme il sortait de lantichambre, il aperçut au troisième étage, dans lescalier, le shako dun garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. Lhomme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. Cétait le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen den sortir.
« Elle va mieux. nest-il pas vrai ? » comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
« Oui, certainement ! Sa bonne me la dit, du moins », voulant faire entendre quon ne lavait pas reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus lun et lautre, et sobservant. Cétait à qui des deux ne sen irait pas. Arnoux. encore une fois, trancha la question.
« Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne ! »
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que dhabitude. Sans doute, il navait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.
Dailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittait plus luniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse. Quand on envahit la Chambre il se signala par son courage, et il fut du banquet offert à la garde nationale dAmiens.
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, F dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusquau char de lAgriculture, traîné par des chevaux à la place de boeufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant les affaires prenaient une tournure mauvaise. Il sen inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne lavaient point attristé ; car cette découverte lautorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension quil lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua lembarras des circonstances, gémit beaucoup. et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme lamant de cur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il simaginait « faire une bonne farce », arriva même à sen cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance dun retour vers lautre, et puis cétait le seul moyen den entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura quil avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il sextasiait devant elle sur labsence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper se corroboraient.
La douceur du jeune homme et la joie de lavoir pour dupe faisaient quArnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusquaux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit quune affaire urgente lattirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric nosa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait dune manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. Lentretien capital fut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon. Dautres semportaient contre les ateliers nationaux. On disait : « Où allons-nous ? » Celui qui avait reçu lapostrophe répondait en ouvrant les yeux, comme au bord dun abîme : « Où allons-nous ? » Alors un plus hardi sécriait : « Ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! » Et, les mêmes discours se répétant jusquau soir, Frédéric sennuya mortellement.
Sa surprise fut grande, quand, à onze heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit quil accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
Il navait pas eu daffaire. Cétait une invention pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords lavait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
« Mille grâces ! je nai pas faim ! je ne demande que mon lit ! »
« Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux ! »
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, quon ne sattendait pas à voir, fut choyé de ses frères darmes, principalement de lépurateur. Tous laimaient ; et il était si bon garçon, quil regretta la présence dHussonnet. Mais il avait besoin de fermer lil une minute, pas davantage.
« Mettez-vous près de moi », dit-il à Frédéric, tout en sallongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries. Par peur dune alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! » et ne tarda pas à sendormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se fit dans le poste un grand silence. Frédéric, tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa hauteur une longue planche où les sacs formaient une suite de petites bosses, tandis quau-dessous, les fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près des autres ; et il sélevait des ronflements, produits par les gardes nationaux, dont les ventres se dessinaient dune manière confuse, dans lombre. Une bouteille vide et des assiettes couvraient le poêle Trois chaises de paille entouraient la table, où sétalait un jeu de cartes. Un tambour, au milieu du banc, laissait pendre sa bricole. Le vent chaud arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet. Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous laisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
« Mais non ! jai tort ! il ny a rien à craindre ! Sil mourait cependant
»
Et, tout de suite, des tableaux à nen plus finir se déroulèrent. Il saperçut avec Elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord dun fleuve par un soir dété, et sous le reflet dune lampe, chez eux, dans leur maison. Il sarrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On pouvait le pousser du bout de lorteil ; le coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !
Frédéric sétendit sur cette idée, comme un dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla quelle nétait pas loin de se résoudre en action, et quil allait y contribuer, quil en avait envie ; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir, et sy enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde seffaçait ; et il navait conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.
« Prenons-nous le vin blanc ? » dit lépurateur qui séveillait.
Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant pris, voulut monter la faction de Frédéric.
Puis il lemmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly ; et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé dun sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si lautre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien dorganiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de lépoque » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de trois francs, en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. Il était moral, cependant, blâmait les excès, linconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous les soirs, disait-il, faisait son examen de conscience, avant doffrir son âme à Dieu.
« Un peu de curaçao, hein ? »
« Comme vous voudrez. »
Quant à la République, les choses sarrangeraient ; enfin, il se trouvait lhomme le plus heureux de la terre ; et, soubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. Cétait bien autre chose ! On nimaginait pas daussi belles cuisses.
« À votre santé ! »
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu ; dailleurs, le grand soleil léblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.
Rentré chez lui, Frédéric dormit jusquà sept heures. Ensuite, il sen alla chez la Maréchale. Elle était sortie avec quelquun. Avec Arnoux, peut-être ? Ne sachant que faire, il continua sa promenade sur le boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin, tant il y avait de monde.
La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable douvriers ; et ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un signal. Malgré la loi contre les attroupements, ces clubs du désespoir augmentaient dune manière effrayante ; et beaucoup de bourgeois sy rendaient quotidiennement, par bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la tête, car M. Dambreuse sétant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capitaliste larrêta.
« Un mot, cher monsieur ! Jai des explications à vous fournir. »
« Je nen demande pas. »
« De grâce ! écoutez-moi. »
Ce nétait nullement sa faute. On lavait prié, contraint en quelque sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en députation sétaient présentés chez lui.
« Dailleurs, jai cru être libre, du moment
»
Une poussée de monde sur le trottoir força M. Dambreuse à sécarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :
« Cest un vrai service, cela ! Vous naurez pas à vous repentir
»
Tous les trois sadossèrent contre une boutique, afin de causer plus à laise.
On criait de temps en temps : « Vive Napoléon ! vive Barbès ! à bas Marie ! » La foule innombrable parlait très haut ; et toutes ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. À de certains moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise sélevait. Sous les portes cochères, des hommes dallures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant lun devant lautre, clignaient de lil, et séloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte sagitait sur le pavé. Des bandes entières dagents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis sen retournaient. Cétait un mouvement, un spectacle des plus drôles.
« Comme tout cela », dit Martinon, « aurait amusé Mlle Cécile ! »
« Ma femme, vous savez bien, naime pas que ma nièce vienne avec nous », reprit en souriant M. Dambreuse.
On ne Laurait pas reconnu. Depuis trois mois il criait : « Vive la République ! » et même il avait voté le bannissement des dOrléans. Mais les concessions devaient finir. Il se montrait furieux jusquà porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature nétant plus inamovible, il sétait retiré du Parquet, si bien quil dépassait en violences M. Dambreuse.
Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais, tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes.
« Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé loctroi sur la viande et la contrainte par corps ; maintenant, on étudie le projet dune banque hypothécaire ; lautre jour, cétait une banque nationale ! et voilà cinq millions au budget pour les ouvriers ! Mais heureusement cest fini, grâce à M. de Falloux ! Bon voyage ! quils sen aillent ! »
En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des ateliers nationaux, le ministre des travaux publics avait, ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien à partir vers les provinces, pour y remuer la terre.
Cette alternative les indigna, persuadés quon voulait détruire la République. Lexistence loin de la Capitale les affligeait comme un exil ; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, dailleurs, accoutumés à des travaux délicats, lagriculture semblait un avilissement ; cétait un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. Sils résistaient. on emploierait la force ; ils nen doutaient pas et se disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela ne faisait plus quun grouillement énorme, une seule masse dun bleu sombre, presque noir. Les hommes que lon entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, des figures amaigries par la faim, exaltées par linjustice. Cependant, des nuages samoncelaient ; le ciel orageux chauffant lélectricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et lon sentait dans ses profondeurs une force incalculable, et comme lénergie dun élément. Puis tous se mirent à chanter : « Des lampions ! des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne séclairaient pas ; des cailloux furent lancés dans leurs carreaux. M. Dambreuse jugea prudent de sen aller. Les deux jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois, pouvait envahir la Chambre ; et, à ce propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai, sans le dévouement dun garde national.
« Mais cest votre ami, joubliais ! votre ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux ! » Les gens de lémeute létouffaient ; ce brave citoyen lavait pris dans ses bras et déposé à lécart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison sétait faite. « Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et, puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je laime beaucoup. Cest un excellent homme, calomnié, selon moi ; et il a de lesprit, le mâtin ! Mes compliments encore une fois ! bien le bonsoir !
»
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, dun air très sombre, dit quelle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur quelle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », naimait pas Arnoux, ny tenait aucunement. Frédéric avait soif dabandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain.
Lhôtel où ils logèrent se distinguait des autres par un jet deau clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambres souvraient sur un corridor, comme dans les monastères. Celle quon leur donna était grande, fournie de bons meubles, tendue dindienne, et silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des maisons, des bourgeois inoccupés passaient ; puis, sous leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent une partie de barres ; et cette tranquillité, succédant pour eux au tumulte de Paris, leur causait une surprise, un apaisement.
Le matin de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en fer à cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton fauve des briques ; et lensemble du palais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. Il leur montra dabord les appartements des reines, loratoire du Pape, la galerie de François Ier, la petite table dacajou sur laquelle lEmpereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient lancienne galerie des Cerfs, lendroit où Christine fit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric :
« Cétait par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi ! »
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentant les dieux de lOlympe, Psyché ou les batailles dAlexandre.
Quand elle passait devant les glaces, Rosanette sarrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones, rehaussé dor et dargent, plus ciselé quun bijou, et par labondance des peintures qui couvrent les murailles depuis la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusquà la tribune pour les musiciens, construite à lautre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment loutremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient lhorizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes divoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, époque de science ingénue, de passions violentes et dart somptueux, quand lidéal était demporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses sétait fait peindre, à droite sous la figure de Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose delle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle naurait pas voulu être cette femme.
« Quelle femme ? »
« Diane de Poitiers ! »
Il répéta :
« Diane de Poitiers, la maîtresse dHenri II. »
Elle fit un petit : « Ah ! » Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement quelle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
« Tu tennuies peut-être ? »
« Non, non, au contraire ! »
Et, le menton levé, tout en promenant à lentour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot :
« Ça rappelle des souvenirs ! »
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric lexcusa.
Létang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart dheure, elle jeta des morceaux de pain dans leau, pour voir les poissons bondir.
Frédéric sétait assis près delle, sous les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand. Jean-Jacques Rousseau et « les belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ; une telle confusion dimages létourdissait, bien quil y trouvât du charme pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
Cest un vaste rectangle, laissant voir dun seul coup dil ses larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses verdures basses et ses étroites plates-bandes, où des fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans toute son étendue par un long canal.
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence quon est surpris dy trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, léternelle misère de tout ; et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils sen retournèrent à lhôtel.
Après leur déjeuner, on leur amena une voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par un large rond point, puis montèrent au pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres devinrent plus grands ; et le cocher, de temps à autre, disait : « Voici les Frères Siamois, le Pharamond, le Bouquet-du-Roi
», noubliant aucun des sites célèbres, parfois même sarrêtant pour les faire admirer.
Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait comme un traîneau sur le gazon ; des pigeons quon ne voyait pas roucoulaient ; tout à coup, un garçon de café parut ; et ils descendirent devant la barrière dun jardin où il y avait des tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles dune abbaye en ruines, ils marchèrent sur de grosses roches, et atteignirent bientôt le fond de la gorge.
Elle est couverte, dun côté, par un entremêlement de grès et de genévriers, tandis que, de lautre, le terrain presque nu sincline vers le creux du vallon où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône aplati, avec la tour dun télégraphe par derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre encore une fois pour gravir les hauteurs dAspremont.
Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de la forêt a quelque chose détouffé, dun peu sauvage et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons des grands cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires les bons rois de France, agenouillés devant leur grotte. Une odeur résineuse emplissait lair chaud, des racines à ras du sol sentrecroisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de branchages une manière de cabaret, où lon vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade, sacheta un bâton de houx ; et, sans donner un coup dil au paysage que lon découvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée dun gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied dun chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer.
Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant tout à coup, leur fit rabattre la capote. Presque aussitôt la pluie sarrêta ; et les pavés des rues brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent quune bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant nen furent pas surpris. Puis tout le monde sen alla, lhôtel redevint paisible, le gaz séteignit, et ils sendormirent au murmure du jet deau dans la cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils étaient, et souvent même négligeant les sites fameux.
Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa et couvert dune toile à raies déteintes ! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes fougères quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait devant eux, en ligne droite ; et des herbes sy dressaient çà et là, mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières profondes. Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup passait un garde-chasse avec son fusil, ou une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos de longues bourrées.
Quand la voiture sarrêtait, il se faisait un silence universel ; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri doiseau très faible, répété.
La lumière, à de certaines places éclairant la lisière du bois, laissait les fonds dans lombre ; ou bien, atténuée sur les premiers plans par une sorte de crépuscule, elle étalait dans les lointains des vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu du jour, le soleil, tombant daplomb sur les larges verdures, les éclaboussait, suspendait des gouttes argentines à la pointe des branches, rayait le gazon de traînées démeraudes, jetait des taches dor sur les couches de feuilles mortes ; en se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres. Quelques-uns, dune altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et dempereurs, ou se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; dautres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber.
Cette foule de grosses lignes verticales sentrouvrait. Alors, dénormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusquà la surface des vallées où savançait la croupe dautres collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur indécise.
Debout, lun près de lautre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans lâme comme lorgueil dune vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres à lécorce blanche et lisse entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux dorgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, sétiraient du sol, sétreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons dépines ; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantées dun baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient : cétait, au flanc dune colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, sétayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric disait quils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusquà la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait folle », et sen allait cueillir des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des plaques inégales, et la terre qui sécroulait de dessous mettait comme des franges noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur dune colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ; çà et là, telles que des promontoires sur le lit desséché dun océan, se levaient des roches ayant de vagues formes danimaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils sen retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il lécoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup dil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils samusaient de tout ; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous pleins deau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas deux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, dun air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour lembrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans une botte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; il fut heureux de ce quelle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, savançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote danguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, lillusion. Ils se croyaient presque au milieu dun voyage, en Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel dun bleu tendre, arrondi comme un dôme, sappuyait à lhorizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit dune maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et leau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets ; une masse dosier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là. Près de lauberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux dun puits ; chaque fois quils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas quil ne fût heureux pour jusquà la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur lépaule des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui nétait peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne leussent fait sépanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne. il sétendait la tête sur ses genoux, à labri de son ombrelle ; ou bien couchés sur le ventre au milieu de lherbe, ils restaient lun en face de lautre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés deux-mêmes, sen assouvissant toujours, puis les paupières entrefermées, ne parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. Cétait la générale que lon battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
« Ah ! tiens ! lémeute ! » disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle.
Et ils causaient de nimporte quoi, de choses quils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle lentretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle soublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un jour quils étaient assis sous un platane, au revers dun pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès quelle les aperçut, elle vint leur demander aumône ; et, tenant dune main son jupon en lambeaux, elle grattait de lautre ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.
« Elle sera bien jolie plus tard », dit Frédéric.
« Quelle chance pour elle si elle na pas de mère ! » reprit Rosanette.
« Hein ? comment ? »
« Mais oui ; moi, sans la mienne
»
Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau sexténuer, sa femme linvectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente obscure où elle avait couché jusquà quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après
Rosanette sarrêta, et, avec un regard plein dimpudeur et damertume :
« Cétait fait ! »
Puis, répondant au geste de Frédéric :
« Comme il était marié (il aurait craint de se compromettre dans sa maison), on memmena dans un cabinet de restaurateur, et on mavait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
« Dès la porte, la première chose qui ma frappée, cétait un candélabre de vermeil, sur une table ou il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles en soie bleue faisaient ressembler tout lappartement à une alcôve. Une surprise ma saisie. Tu comprends, un pauvre être qui na jamais rien vu ! Malgré mon éblouissement, javais peur. Je désirais men aller. Je suis restée pourtant.
« Le seul siège quil y eût était un divan contre la table. Il a cédé sous moi avec mollesse ; la bouche du calorifère dans le tapis menvoyait une haleine chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon qui se tenait debout ma engagée à manger. Il ma versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, jai voulu ouvrir la fenêtre, il ma dit : « Non, mademoiselle, cest défendu. » Et il ma quittée. La table était couverte dun tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne ma semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et jattendais toujours. Je ne sais quoi lempêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je nen pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux métendre je rencontre sous ma main une sorte dalbum, un cahier ; cétaient des images obscènes
Je dormais dessus, quand il est entré. »
Elle baissa la tête, et demeura pensive.
Les feuilles autour deux susurraient, dans un fouillis dherbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon ; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache quon ne voyait plus.
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas delle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
« Comme tu as souffert, pauvre chérie ! »
« Oui », dit-elle « plus que tu ne crois !
Jusquà vouloir en finir ; on ma repêchée. »
« Comment ? »
« Ah ! ny pensons plus !
Je taime, je suis heureuse ! embrasse-moi. » Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce quelle navait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que sétait-il passé dans sa vie jusquau jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance dArnoux.
« Par la Vatnaz. »
« Nétait-ce pas toi que jai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ? »
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
« Oui, cest vrai !
Je nétais pas gaie dans ce temps-là ! »
Mais Arnoux sétait montré excellent. Frédéric nen doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle dhomme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
« Nimporte !
On laime tout de même, ce chameau-là ! »
« Encore, maintenant ? » dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
« Eh ! non ! Cest de lhistoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, cest différent ! Dailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime. »
« Ma victime ? »
Rosanette lui prit le menton.
« Sans doute ! » Et, zézayant à la manière des nourrices :
« Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme ! »
« Moi ! jamais de la vie ! » Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuve dindifférence, crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui implorent le mensonge :
« Bien sûr ? »
« Certainement ! »
Frédéric jura sa parole dhonneur quil navait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux dune autre.
« De qui donc ? »
« Mais de vous, ma toute belle ! »
« Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu magaces ! » Il jugea prudent dinventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne du reste, lavait rendu fort malheureux.
« Décidément, tu nas pas de chance ! » dit Rosanette.
« Oh ! oh ! peut-être ! » voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette navouait pas tous ses amants pour quil lestimât davantage ; car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez lautre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre ; on sent, dailleurs, que lon ne serait pas compris ; il est difficile dexprimer exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares.
La pauvre Maréchale nen avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers lhorizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua quelle souhaitait faire dire une messe, « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
Doù venait donc quelle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle nen savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
« Cest que javais peur de taimer trop, mon chéri ! »
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri, et, montrant le papier à Rosanette, déclara quil allait partir immédiatement.
« Pourquoi faire ? »
« Mais pour le voir, le soigner ! »
« Tu ne vas pas me laisser seule, jimagine ? »
« Viens avec moi. »
« Ah ! que jaille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien ! »
« Cependant, je ne peux pas
»
« Ta ta ta ! Comme si on manquait dinfirmiers dans les hôpitaux ! Et puis, quest-ce que ça le regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi ! »
Il fut indigné de cet égoïsme ; et il se reprocha de nêtre pas là-bas avec les autres. Tant dindifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia dattendre, de ne pas sexposer.
« Si par hasard on te tue ! »
« Eh ! je naurai fait que mon devoir ! » Rosanette bondit. Dabord, son devoir était de laimer. Cest quil ne voulait plus delle, sans doute ! Ça navait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu !
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il nétait pas facile de sen retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence du Bourbonnais ne passe rait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine ; on nen savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces informations, lidée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric nayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant lhôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux darmes. Le préfet avait défendu aux gardes nationaux de se porter sur Paris. Ceux qui nétaient pas de son département voulaient continuer leur route. On criait. Lauberge était pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara quelle nirait pas plus loin, et le supplia encore de rester. Laubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait sen mêla, affirmant que la bataille serait terminée dici à peu ; dailleurs, il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, lembrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin ; ses chevaux, disait-il, étaient « rendus ».
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusquà la barrière dItalie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et sen retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes lempoignèrent en vociférant :
« Cen est un ! Prenez garde ! Fouillez-le ! Brigand ! Canaille ! »
Et sa stupéfaction fut si profonde, quil se laissa entraîner au poste de la barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards des Gobelins et de lHôpital et les rues Godefroy et Mouffetard.
Quatre barricades formaient, au bout des quatre voies, dénormes talus de pavés ; des torches çà et là grésil laient ; malgré la poussière qui sélevait, il distingua des fantassins de la ligne et des gardes nationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards. Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé plusieurs hommes ; leur colère durait encore. Frédéric dit quil arrivait de Fontainebleau au secours dun camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne dabord ne voulut le croire ; on examina ses mains, on flaira même son oreille pour sassurer quil ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le conduire au poste du Jardin des Plantes.
Ils descendirent le boulevard de lHôpital. Une forte brise soufflait. Elle le ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire ; tandis quà gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombres passaient rapidement sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric sen allèrent. Un autre laccompagna jusquà lÉcole polytechnique.
La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, on entendait :
« Sentinelles ! prenez garde à vous ! » Et ce cri jeté au milieu du silence, se prolongeait comme la répercussion dune pierre tombant dans un abîme.
Quelquefois, un battement de pas lourds sapprochait. Cétait une patrouille de cent hommes au moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer séchappaient de cette masse confuse ; et, séloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dans lobscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile. De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un roulement sourd et formidable le cur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond, absolu, un silence noir. Des hommes en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot, et sévanouissaient comme des fantômes.
Le poste de lÉcole polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on nécoutait pas Frédéric. Il sobstina, jurant que son ami Dussardier lattendait, allait mourir. On lui donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la mairie du xiie arrondissement.
La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux de bivac séteignaient.
Linsurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces formidables. Le sol des rues se trouvait, dun bout à lautre, inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant croulé, des portes souvraient sur le vide. On apercevait lintérieur des chambres avec leurs papiers en lambeaux ; des choses délicates sy étaient conservées, quelquefois. Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet, des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa et de Négrier, du représentant Charbonnel et de larchevêque de Paris. On disait que le duc dAumale était débarqué à Boulogne, Barbès enfui de Vincennes, que lartillerie arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois heures, quelquun apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de lémeute étaient chez le président de lAssemblée.
Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade. Les libations sarrêtèrent ; on regarda linconnu avec des yeux méfiants ; ce pouvait être Henri V.
Pour navoir aucune responsabilité, ils le transportèrent à la mairie du xie arrondissement, doù on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du matin.
Il alla en courant jusquau quai Voltaire. À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les armes, et lofficier dit en mettant la main à son shako : « Honneur au courage malheureux ! » Cette parole était devenue presque obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la civière, en criant :
« Nous vous vengerons ! nous vous vengerons ! »
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant les portes faisaient de la charpie. Cependant, lémeute était vaincue, ou à peu près ; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à lheure, lannonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des cris denthousiasme ; ils levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir à boire, et des fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure.
Le samedi, au haut dune barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé dun drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils savançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, dun coup de savate, abattu linsurgé en lui arrachant le drapeau. On lavait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée dun lingot de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce quil fallait pour les pansements, laidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait et venait plus légère quune mouche, et le contemplait avec des yeux tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les matins ; un jour quil parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
« Eh non ! cest par intérêt ! »
« Tu crois ? »
Il reprit : « Jen suis sur ! » sans vouloir sexpliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusquà lui apporter les journaux où lon exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient limportuner. Il avoua même à Frédéric lembarras de sa conscience.
Peut-être quil aurait dû se mettre de lautre bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait promis un tas de choses quon navait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis, on sétait montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée quil pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de leau, navait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans lordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain dune détonation, ils croyaient quon allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, quil leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue à la voûte avait lair dune tache de sang ; et de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient, produites par les émanations du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par lodeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers sapprochaient dun soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction pour les empêcher débranler les grilles, fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne sétaient pas battus voulaient se signaler. Cétait un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en dépit de la victoire, légalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes ; car le fanatisme des intérêts équilibra les délires du besoin, laristocratie eut les fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des gens desprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de sen retourner en même temps queux, il avait été
sadjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries ; et il fut très content dêtre placé en sentinelle devant la terrasse du bord de leau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver.
Un deux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait dune voix lamentable :
« Du pain ! »
« Est-ce que jen ai, moi ! »
Dautres prisonniers apparurent dans le soupirail avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
« Du pain ! »
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusquà la voûte par le flot qui létouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois :
« Du pain ! »
« Tiens ! en voilà ! » dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement. puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque sen retourna chez lui ; car il possédait, rue Saint-Martin. une maison où il sétait réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par lémeute à la devanture de son immeuble navaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, quil sétait exagéré le mal. Son action de tout à lheure lapaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop longue lavait inquiétée ; elle avait craint un malheur, une blessure.
Cette preuve damour filial attendrit le père Roque. Il sétonna quelle se fût mise en route sans Catherine.
« Je lai envoyée faire une commission », répondit Louise.
Et elle sinforma de sa santé, de choses et dautres ; puis, dun air indifférent, lui demanda si par hasard il navait pas rencontré Frédéric.
« Non ! pas le moins du monde ! »
Cétait pour lui seul quelle avait fait le voyage.
Quelquun marcha dans le corridor.
« Ah ! pardon
»
Et elle disparut.
Catherine navait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler. Elle sappuyait contre les meubles.
« Quas-tu ? quas-tu donc ? » sécria son père.
Elle fit signe que ce nétait rien, et par un grand effort de volonté se remit.
Le traiteur den face apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas passer », et il eut au dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire suer. Il soupirait, il geignait.
« Merci, ma bonne Catherine ! Baise ton pauvre père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions ! »
Et, comme sa fille le grondait de sêtre rendu malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :
« Oui ! tu as raison ! Mais cest plus fort que moi ! Je suis trop sensible ! »
II
Mme Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
« Oh ! ce nest rien ! ça se passera ! »
Et, dun air gracieux :
« Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau. »
Louise tressaillit.
« Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre autres. »
Et elle vanta ses manières, sa figure, et principalement ses moeurs.
Mme Dambreuse mentait moins quelle ne croyait ; le Vicomte rêvait le mariage. Il lavait dit à Martinon, ajoutant quil était sûr de plaire à Mlle Cécile et que ses parents laccepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des renseignements avantageux. Or, Martinon soupçonnait Cécile dêtre la fille naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été, probablement, très fort de demander sa main à tout hasard. Cette audace offrait des dangers ; aussi Martinon, jusquà présent, sétait conduit de manière à ne pas se compromettre ; dailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa requête au banquier, lequel, ny voyant pas dobstacle, venait den prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva, dit :
« Vous nous oubliez
Cécile, shake hands ! »
Au même moment, Frédéric entrait.
« Ah ! enfin ! on vous retrouve ! » sécria le père Roque. « Jai été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine ! »
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua quil passait tous ses jours près dun camarade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas de choses lavaient pris ; et il cherchait des histoires. Heureusement, les convives arrivèrent : dabord M. Paul de Grémonville le diplomate entrevu au bal ; puis Fumichon, cet industriel dont le dévouement conservateur lavait un soir scandalisé ; la vieille duchesse de Montreuil-Nantua les suivait.
Mais deux voix sélevèrent dans lantichambre.
« Jen suis certaine », disait lune.
« Chère belle dame ! chère belle dame ! » répondait lautre, « de grâce, calmez-vous ! »
Cétait M. de Nonancourt, un vieux beau, lair momifié dans du cold-cream, et Mme de Larsillois, lépouse dun préfet de Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à lheure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint-Germain ; des rumeurs séchappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses suspectes.
Tout le monde sévertua cependant à tranquilliser Mme de Larsillois. Lordre était rétabli. Plus rien à craindre. « Cavaignac nous a sauvés ! » Comme si les horreurs de linsurrection neussent pas été suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats du côté des socialistes, pas moins ! On ne doutait nullement des vivres empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage, lincendie.
« Et quelque chose de plus ! » ajouta lex-préfète.
« Ah ! chère ! » dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant dun coup dil les trois jeunes filles.
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna la tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui savançait. Lartiste considérait les murailles, dune façon inquiète. Le banquier le prit à part, et lui fit comprendre quil avait dû, pour le moment, cacher sa toile révolutionnaire.
« Sans doute ! » dit Pellerin, son échec au club de lIntelligence ayant modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment quil lui commanderait dautres travaux.
« Mais pardon !
Ah ! cher ami ! quel bonheur ! »
Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les soldats, lavait agacé toute laprès-midi ; et le vieil amour se réveilla.
Le maître dhôtel vint annoncer que Madame était servie. Dun regard, elle ordonna au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à Martinon : « Misérable ! » et on passa dans la salle à manger.
Sous les feuilles vertes dun ananas, au milieu de la nappe, une dorade sallongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson décrevisses. Des figues, des cerises énormes, des poires et des raisins (primeurs de la culture parisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles de vieux saxe ; une touffe de fleurs, par intervalles, se mêlait aux claires argenteries ; les stores de soie blanche abaissés devant les fenêtres emplissaient lappartement dune lumière douce ; il était rafraîchi par deux fontaines où il y avait des morceaux de glace ; et de grands domestiques en culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur après lémotion des jours passés. On rentrait dans la jouissance des choses que lon avait eu peur de perdre ; et Nonancourt exprima le sentiment général en disant :
« Ah ! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner ! »
« Malgré leur fraternité ! » ajouta spirituellement le père Roque.
Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse ayant devant elle son mari, entre Mme de Larsillois flanquée du diplomate et la vieille duchesse, que Fumichon coudoyait. Puis venaient le peintre, le marchand de faïences, Mlle Louise ; et grâce à Martinon qui lui avait enlevé sa place pour se mettre auprès de Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle dor au poignet. et comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son chignon. Il ne put sempêcher de lui dire :
« Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus ! »
« Ah ! » répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait limpertinence de sa question :
« Avez-vous quelquefois pensé à moi ? »
« Pourquoi y penserais-je ? »
Frédéric fut blessé par ce mot.
« Vous avez peut-être raison, après tout. »
Mais, se repentant vite, il jura quil navait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
« Je nen crois absolument rien, monsieur. »
« Cependant, vous savez que je vous aime ! »
Mme Arnoux ne répondit pas.
« Vous savez que je vous aime. »
Elle se taisait toujours.
« Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à lautre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de shabiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute, sa collerette lengonçait ; ce peu délégance avait contribué sans doute au froid abord de Frédéric. Elle lobservait de loin, curieusement ; et Arnoux, près delle, avait beau prodiguer les galanteries, il nen pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur les purées dananas du Luxembourg.
Louis Blanc, daprès Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
« Moi, ce que je trouve drôle », dit Nonancourt, « cest Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! »
« Il doit vingt mille francs à un orfèvre ! » ajouta Cisy ; « et même on prétend
»
Mme Dambreuse larrêta. »
« Ah ! que cest vilain de séchauffer pour la poli tique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous -plutôt de votre voisine ! »
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric sen mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que cétait une vengeance contre elle.
Cependant, le Vicomte se torturait lintellect afin de conquérir Mlle Cécile. Dabord, il étala des goûts dartiste, en blâmant la forme des carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie, de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il aborda le chapitre de la religion et trouva moyen de faire entendre quil accomplissait tous ses devoirs.
Martinon sy prenait mieux. Dun train monotone, et en la regardant continuellement, il vantait son profil doiseau, sa fade chevelure blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous cette averse de douceurs.
On nen pouvait rien entendre, tous parlant très haut. M. Roque voulait pour gouverner la France « un bras de fer ». Nonancourt regretta même que léchafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse tous ces gredins-là !
« Ce sont même des lâches », dit Fumichon. « Je ne vois pas de bravoure à se mettre derrière les barricades ! »
« À propos, parlez-nous donc de Dussardier ! » dit M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita lhistoire de son ami ; il lui en revint une espèce dauréole.
On arriva, tout naturellement, à relater différents traits de courage. Suivant le diplomate, il nétait pas difficile daffronter la mort, témoin ceux qui se battent en duel.
« On peut sen rapporter au Vicomte », dit Martinon.
Le Vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus étonnée que les autres, murmura :
« Quest-ce donc ? »
« Il a calé devant Frédéric », reprit tout bas Arnoux.
« Vous savez quelque chose, mademoiselle ? » demanda aussitôt Nonancourt ; et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon nattendit pas les questions de Cécile. Il lui apprit que cette affaire concernait une personne inqualifiable. La jeune fille se recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir le contact de ce libertin.
La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeaux circulaient, on sanimait ; Pellerin en voulait à la révolution à cause du musée espagnol, définitivement perdu. Cétait ce qui laffligeait le plus, comme peintre. À ce mot, M. Roque linterpella.
« Ne seriez-vous pas lauteur dun tableau très remarquable ? »
« Peut-être ! Lequel ? »
« Cela représente une dame dans un costume
ma foi !
un peu léger, avec une bourse et un paon derrière. »
Frédéric à son tour sempourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas entendre.
« Cependant cest bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que cest la propriété de M. Moreau. »
Un jour que le père Roque et sa fille lattendaient chez lui, ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bon homme lavait même pris pour « un tableau gothique ».
« Non ! » dit Pellerin brutalement ; « cest un portrait de femme. »
Martinon ajouta :
« Dune femme très vivante ! Nest-ce pas, Cisy ? »
« Eh ! je nen sais rien. »
« Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vous fait de la peine, mille excuses ! »
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras quil avait dû jouer un rôle pitoyable à loccasion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de lassemblée la manifestaient clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
« Cest donc pour cela quil ma quittée ! » pensa Louise.
Frédéric simaginait que ces deux histoires pouvaient le compromettre ; et, quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à Martinon.
Lamoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
« Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de lavant ! »
Que voulait-il dire ? Dailleurs, pourquoi cette bienveillance si contraire à ses habitudes ? Sans rien expliquer, il sen alla vers le fond, où les dames étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et Pellerin, au milieu deux. émettait des idées. Ce quil y avait de plus favorable pour les arts, cétait une monarchie bien entendue. Les temps modernes le dégoûtaient, « quand ce ne serait quà cause de la garde nationale », il regrettait le Moyen Âge, Louis XIV ; M. Roque le félicita de ses opinions, avouant même quelles renversaient tous ses préjugés sur les artistes. Mais il séloigna presque aussitôt, attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait détablir quil y a deux socialismes, un bon et un mauvais. Lindustriel ny voyait pas de différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.
« Cest un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même, sil pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! Ainsi, moi, messieurs, jai commencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du matin ! lai eu un mal des cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra me soutenir que je nen suis pas le maître, que mon argent nest pas mon argent, enfin, que la propriété, cest le vol ! »
« Mais Proudhon
»
« Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon ! Sil était là, je crois que je létranglerais ! »
Il laurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne se connaissait plus ; et son visage apoplectique était près déclater comme un obus.
« Bonjour, Arnoux », dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première feuille dune brochure intitulée lHydre, le bohème défendant les intérêts dun cercle réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant dabord que les marchands de suif payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque soir : « Des lampions ! » puis en blaguant les principes de 89, laffranchissement des nègres, les orateurs de la gauche ; il se lança même jusquà faire Prudhomme sur une barricade, peut-être par leffet dune jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs figures sallongèrent.
Ce nétait pas le moment de plaisanter, du reste ; Nonancourt le dit, en rappelant la mort de Monseigneur Affre et celle du général Bréa. Elles étaient toujours rappelées ; on en faisait des arguments. M. Roque déclara le trépas de lArchevêque : « tout ce quil y avait de plus sublime » ; Fumichon donnait la palme au militaire ; et, au lieu de déplorer simplement ces deux meurtres, on discuta pour savoir lequel devait exciter la plus forte indignation. Un second parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, navait pu les voir à luvre. Tous nen formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric sétait récusé, confessant quil navait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoir combattu lémeute, cétait avoir défendu la République. Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; et, maintenant quon était débarrassé des vaincus, on souhaitait lêtre des vainqueurs.
À peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, lavait gourmandé de sa maladresse ; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis voulut savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le Vicomte.
« Il ny en a pas. »
« Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau ! Dans quel but ? »
« Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je laime beaucoup. »
« Et moi aussi ! Quil vienne ! Allez le chercher ! »
Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécier légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus deux. Il ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habile de lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en temps, cétait soir de réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la disposition toute fortuite des sièges leur permettait de nêtre pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les préoccupations du jour lintéressaient médiocrement ; il y avait tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le nom dune étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois lanternes chinoises ; le vent les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se tenait, comme dhabitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret devant elle ; on apercevait la pointe dun soulier de satin noir ; et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute, quelquefois même un rire.
Ces coquetteries natteignaient pas Martinon, occupé de Cécile ; mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme Arnoux. Cétait la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue sasseoir à côté delle ; puis, cédant à un besoin dépanchement :
« Nest-ce pas quil parle bien, Frédéric Moreau ? »
« Vous le connaissez ? »
« Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il ma fait jouer toute petite. »
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait : « Vous ne laimez pas, jimagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble : « Si ! »
« Vous le voyez souvent, alors ? »
« Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois quil nest venu ! Il avait promis cependant dêtre plus exact. »
« Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant. »
« Mais il ne ma pas trompée, moi ! »
« Comme dautres ! »
Louise frissonna : « Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi promis quelque chose, à elle ? » et sa figure était crispée de défiance et de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le considéraient, lune avec décence, du coin des paupières, lautre franchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit :
« Tournez-vous donc, pour quelle vous voie ! »
« Qui cela ? »
« Mais la fille de M. Roque ! »
Et elle le plaisanta sur lamour de cette jeune provinciale. Il sen défendait, en tâchant de rire.
« Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille ! »
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. se rappelait lautre soirée, celle dont il était sorti, le cur plein dhumiliations ; et il respirait largement ; il se sentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela. y compris lhôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les dames formaient un demi-cercle en lécoutant ; et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissement du divorce, qui devait être facile jusquà pouvoir se quitter et se reprendre indéfiniment, tant quon voudrait. Elles se récrièrent ; dautres chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voix dans lombre, au pied du mur couvert daristoloches. Cétait comme un caquetage de poules en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure. Un domestique apporta dans la tonnelle un plateau chargé de glaces. Les messieurs sen rapprochèrent. Ils causaient des arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du Vicomte en lui faisant accroire quon allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. Lautre objectait quil navait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes samusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant quil nemployât pas ses facultés à la défense de lordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. Enfin, comme tout le monde sen allait, le Vicomte sinclina très bas devant Cécile :
« Mademoiselle, jai bien lhonneur de vous souhaiter le bonsoir. »
Elle répondit dun ton sec :
« Bonsoir ! » Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de le reconduire « ainsi que madame », leur route étant la même. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :
« Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur ! »
Il voulut les défendre.
« Dabord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu nes venu ! »
« Il ny a pas un an », dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
« Soit ! Le temps ma paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner, cétait à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je nai pas ce quil faut pour plaire, comme elles. »
« Tu te trompes », dit Frédéric.
« Vraiment ! Jure-moi que tu nen aimes aucune ? »
Il jura.
« Et cest moi seule que tu aimes ? »
« Parbleu ! »
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans les rues, pour se promener ensemble toute la nuit.
« Jai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait que de barricades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert de sang ! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait me taire ! Je ny tenais plus ! Alors, jai pris Catherine. »
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait à son père.
« Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage. »
Jamais Frédéric navait été plus loin du mariage. Dailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourdhui ; aussi nétait-ce pas le moment de sengager, par un coup de cur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise lembarrassait. Il répliqua :
« As-tu bien réfléchi à cette démarche ? »
« Comment ! » sécria-t-elle, glacée de surprise et dindignation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
« Ainsi tu ne veux pas de moi ? »
« Mais tu ne me comprends pas ! »
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre quil était retenu par des considérations majeures, quil avait des affaires à nen plus finir, que même sa fortune était compromise (Louise tranchait tout, dun mot net), enfin que les circonstances politiques sy opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses sarrangeraient, sans doute ; du moins, il lespérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement quil aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres, il senfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette.
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à lentrée de la rue Saint-Denis. Ils sen retournèrent sans rien dire ; lui, nen pouvant plus davoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle sappuyait même sur son épaule. Cétait le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine dindulgence. Cependant. il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
« As-tu vu sa mine, lorsquil a été question du portrait ? Quand je te disais quil est son amant ? Tu ne voulais pas me croire ! »
« Oh ! oui, javais tort ! »
Arnoux, content de son triomphe, insista.
« Je parie même quil nous a lâchés, tout à lheure pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il y passe la nuit. »
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
« Mais tu trembles ! »
« Cest que jai froid », reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de Catherine, et, la secouant par lépaule :
« Lève-toi !
vite ! plus vite ! et va me chercher un fiacre. »
Catherine lui répondit quil ny en avait plus à cette heure.
« Tu vas my conduire toi-même, alors ? »
« Où donc ? »
« Chez Frédéric ! »
« Pas possible ! À cause ? »
Cétait pour lui parler. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le voir tout de suite.
« Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans une maison au milieu de la nuit ! Dailleurs, à présent, il dort ! »
« Je le réveillerai ! »
« Mais ce nest pas convenable pour une demoiselle ! »
« Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa femme ! le laime ! Allons, mets ton châle. »
Catherine, debout au bord de son lit, réfléchissait. Elle finit par dire :
« Non ! je ne veux pas ! »
« Eh bien reste ! Moi, jy vais ! »
Louise glissa comme une couleuvre dans lescalier. Catherine sélança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Ses représentations furent inutiles ; et elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole. Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses vieilles jambes.
« Après ça, moi, je nai pas ce qui vous pousse, dame ! »
Puis elle sattendrissait.
« Pauvre cur ! Il ny a encore que ta Catau, vois tu ! »
Des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.
« Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli ! Si votre père se réveillait ! Seigneur Dieu ! Pourvu quun malheur narrive pas ! »
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardes nationaux les arrêta. Louise dit tout de suite quelle allait avec sa bonne dans la rue Rumford chercher un médecin. On les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille ; et, Louise ayant donné la même explication, un des citoyens reprit :
« Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte ? »
« Gougibaud ! » sécria le capitaine, « pas de polis sonneries dans les rangs ! Mesdames, circulez ! »
Malgré linjonction, les traits desprit continuèrent :
« Bien du plaisir ! »
« Mes respects au docteur ! »
« Prenez garde au loup ! »
« Ils aiment à rire », remarqua tout haut Catherine « Cest jeune ! »
Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette avec vigueur, plusieurs fois. La porte sentre bâilla ; et le concierge répondit à sa demande :
« Non ! »
« Mais il doit être couché ? »
« Je vous dit que non ! Voilà près de trois mois quil ne couche pas chez lui ! »
Et le petit carreau de la loge retomba nettement, comme une guillotine. Elles restaient dans lobscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur cria :
« Sortez donc ! »
La porte se rouvrit ; elles sortirent.
Louise fut obligée de sasseoir sur une borne ; et elle pleura, la tête dans ses mains, abondamment, de tout son cur. Le jour se levait, des charrettes passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait, elle en trouverait dautres !
III
Quand lenthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit lhabitude insensiblement de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, cétait le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de leau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de terre, doù sélevait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il sabsentait pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou galantes. Dautres fois, ils prenaient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils se promenaient tard, jusquau milieu de la nuit. Enfin, ils sen revenaient par lArc de triomphe et la grande avenue, en humant lair, avec les étoiles sur leur tête, et, jusquau fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses.
Frédéric lattendait toujours quand ils devaient sortir ; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près delle :
« Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah pauvre amour, je te mangerais ! »
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps quelle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa fabrique ; il y venait tous les soirs, « dépensait beaucoup, pas plus tard que lautre semaine, lui avait même donné un ameublement de palissandre ». « Comment le sais-tu ? » dit Frédéric.
« Oh ! jen suis sûre ! »
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations. Elle aimait donc bien Arnoux, pour sen occuper si fortement ! Il se contenta de lui répondre :
« Quest-ce que cela te fait ? »
Rosanette eut lair surprise de cette demande.
« Mais la canaille me doit de largent ! Nest-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ! »
Puis, avec une expression de haine triomphante :
« Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux ! et quelle le mange jusquau dernier liard, jen serai contente ! »
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec lindulgence des amours séniles.
Sa fabrique ne marchait plus ; lensemble de ses affaires était pitoyable ; si bien que, pour les remettre à flot, il pensa dabord à établir un café chantant, où lon naurait chanté rien que des uvres patriotiques ; le ministre lui accordant une subvention, cet établissement serait devenu tout à la fois un foyer de propagande et une source de bénéfices. La direction du Pouvoir ayant changé, cétait une chose impossible. Maintenant, il rêvait une grande chapellerie militaire. Les fonds lui manquaient pour commencer.
Il nétait pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour sétourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en sabandonnant à ses réflexions.
Labsence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtint la promesse.
Frédéric nosait retourner chez Mme Arnoux. Il lui semblait lavoir trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses manquaient. Il faudrait en finir par là ! et, un soir, il se mit en marche.
Comme la pluie tombait, il venait dentrer dans le passage Jouffroy quand, sous la lumière des devantures, un gros petit homme en casquette laborda. Frédéric neut pas de peine à reconnaître Compain, cet orateur dont la motion avait causé tant de rires au club. Il sappuyait sur le bras dun individu affublé dun bonnet rouge de zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme une orange, la mâchoire couverte dune barbiche, et qui le contemplait avec de gros yeux, lubrifiés dadmiration.
Compain, sans doute, en était fier, car il dit :
« Je vous présente ce gaillard-là ! Cest un bottier de mes amis, un patriote ! Prenons-nous quelque chose ? »
Frédéric layant remercié, il tonna immédiatement contre la proposition Rateau, une manuvre des aristocrates. Pour en finir, il fallait recommencer 93 ! Puis, il sinforma de Regimbart et de quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans laffaire des carabines interceptées dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain nen avait pas davantage. Il le quitta, en disant :
« À bientôt, nest-ce pas, car vous en êtes ? »
« De quoi ? »
« De la tête de veau ! »
« Quelle tête de veau ? » !
« Ah ! farceur ! » reprit Compain, en lui donnant une tape sur le ventre.
Et les deux terroristes senfoncèrent dans un café.
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il était sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison ; et il regardait au second étage, derrière des rideaux, la lueur dune lampe. .
Enfin, il monta lescalier.
« Arnoux y est-il ? »
La femme de chambre répondit :
« Non ! mais entrez tout de même. »
Et, ouvrant brusquement une porte :
« Madame, cest M. Moreau ! »
Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.
« Qui me vaut lhonneur
dune visite
aussi imprévue ? »
« Rien ! Le plaisir de revoir danciens amis ! »
Et, tout en sasseyant :
« Comment va ce bon Arnoux ? »
« Parfaitement ! Il est sorti. »
« Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction ! »
« Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer ! »
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
« Quest-ce que vous faites là ? »
« Une veste que jarrange pour ma fille. »
« À propos, je ne laperçois pas, où est-elle donc ? »
« Dans une pension », reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en poussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de lillustration, sur la table, près delle.
« Ces caricatures de Cham sont très drôles, nest-ce pas ? »
« Oui. »
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Une rafale ébranla tout à coup les carreaux. « Quel temps ! » dit Frédéric.
« En effet ; cest bien aimable dêtre venu par cette horrible pluie ! »
« Oh ! moi, je men moque ! Je ne suis pas comme ceux quelle empêche, sans doute, daller à leurs rendez vous ! »
« Quels rendez-vous ? » demanda-t-elle naïvement.
« Vous ne vous rappelez pas ? »
Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main sur le bras.
« Je vous assure que vous mavez fait bien souffrir ! »
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
« Mais javais peur pour mon enfant ! »
Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.
« Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme toujours ! »
« Eh non ! ce nest pas vrai ! »
« Pourquoi ? »
Elle le regarda froidement.
« Vous oubliez lautre ! Celle que vous promenez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse ! »
« Eh bien, oui ! » sécria Frédéric, « Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi ! » Sil lavait eue, cétait par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il lavait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte. « Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ? »
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à face, lun près de lautre.
« Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ? »
Elle répondit dune voix basse, pleine de caresses :
« Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cur que cela était impossible et quun jour lobstacle entre nous deux sévanouirait ! »
« Moi aussi ! et javais des besoins de vous revoir, à en mourir ! »
« Une fois », reprit-elle, « dans le Palais-Royal, jai passé à côté de vous ! »
« Vraiment ? »
Et il lui dit le bonheur quil avait eu en la retrouvant chez les Dambreuse.
« Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là ! »
« Pauvre garçon ! »
« Ma vie est si triste ! »
« Et la mienne !
Sil ny avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que jendure comme épouse et comme mère, puisquon doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce quil y a daffreux, cest ma solitude, sans personne. .. »
« Mais je suis là, moi ! »
« Oh ! oui ! »
Un sanglot de tendresse lavait soulevée. Ses bras sécartèrent ; et ils sétreignirent debout, dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près deux, Rosanette. Mme Arnoux lavait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, lexaminaient, tout pleins de surprise et dindignation. Enfin, Rosanette lui dit :
« Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. »
« Il ny est pas, vous le voyez. »
« Ah ! cest vrai ! » reprit la Maréchale, « votre bonne avait raison ! Mille excuses ! »
Et, se tournant vers Frédéric :
« Te voilà ici, toi ? »
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
« Il ny est pas, je vous le répète ! »
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
« Rentrons-nous ? Jai un fiacre, en bas. »
Il faisait semblant de ne pas entendre.
« Allons, viens ! »
« Ah ! oui ! cest une occasion ! Partez ! partez ! » dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de lescalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face delle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot.
Linfamie dont le rejaillissement loutrageait, cétait lui-même qui en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte dune humiliation écrasante et le regret de sa félicité, quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impossible ! et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu létrangler ; il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.
« Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue-le ! »
Elle se campa fièrement devant lui.
« Eh bien, après ? Où est le mal ? »
« Comment ! Tu mespionnes ? »
« Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes honnêtes ? »
« Nimporte ! Je ne veux pas que tu les insultes. »
« En quoi lai-je insultée ? »
Il neut rien à répondre ; et, dun accent plus haineux :
« Mais, lautre fois, au Champ-de-Mars
»
« Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes ! »
« Misérable ! »
Il leva le poing.
« Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! »
Frédéric se recula.
« Tu mens ! »
« Mais regarde-moi ! »
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
« Ty connais-tu ? »
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas lévidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques pas de long en large. puis saffaissa dans un fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui dabord ajournait leur rupture, et puis bouleversait tous ses projets. Lidée dêtre père, dailleurs, lui paraissait grotesque. inadmissible. Mais pourquoi ? Si. au lieu de la Maréchale
? Et sa rêverie devint tellement profonde, quil eut une sorte dhallucination. Il voyait là, sur le tapis, devant la cheminée, une petite fille. Elle ressemblait à Mme Arnoux et à lui-même, un peu ; brune et blanche, avec des yeux noirs, de très grands sourcils, un ruban rose dans ses cheveux bouclants ! Oh ! comme il laurait aimée !) Et il lui semblait entendre sa voix : « Papa ! papa ! »
Rosanette, qui venait de se déshabiller, sapprocha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement. Il se leva, en disant :
« Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot ! »
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr ! On lappellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau ; et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il ne ressentait, maintenant, aucune colère. il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à lheure.
Cest que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de largent.
« Je ten aurais donné ! » dit Frédéric.
« Cétait plus simple de prendre là-bas ce qui mappartient, et de rendre à lautre ses mille francs. »
« Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ? »
Elle répondit :
« Certainement ! »
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans lantichambre contre les meubles entassés. Mais un bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte et tomba au milieu dun raout. Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution ; et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs étaient çà et là, sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un ancien fabuliste, une ruine ; et lodeur âcre de deux lampes se mêlait à larôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dussardier était à lautre bout, en face ; il avait lair un peu embarrassé de sa position. Dailleurs, ce milieu artistique lintimidait. La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non peut être. Cependant, elle semblait jalouse du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé delle un mot dentretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
« Ça nen vaut pas la peine ! » dit Dussardier.
« Tais-toi donc ! »
Cette lâcheté dun homme si courageux fut agréable à Frédéric comme une justification de la sienne. Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de lesclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une incompréhensible paresse, une ignorance de sauvage, jusquà considérer comme très célèbre le docteur Desrogis ; et elle était fière de le recevoir, lui et son épouse, parce que cétaient « des gens mariés ». Elle régentait dun air pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pauvre petite créature douée dune petite voix, ayant pour protecteur un monsieur « très bien », ex-employé dans les douanes, et fort aux tours de cartes ; Rosanette lappelait « mon gros loulou ». Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, la répétition de ses mots bêtes tels que « Du flan ! À Chaillot ! On na jamais pu savoir, etc. » ; et elle sobstinait à épousseter le matin ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs ! Il était révolté surtout par ses façons envers sa bonne, dont les gages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de largent. Les jours quelles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme deux poissardes, puis on se réconciliait en sembrassant. Le tête-à-tête devenait triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées de Mme Dambreuse recommencèrent.
Celle-là, au moins, lamusait ! Elle savait les intrigues du monde, les mutations dambassadeurs, le personnel des couturières ; et, sil lui échappait des lieux communs, cétait dans une formule tellement convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour une ironie. Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient, nen oubliant aucune, amenant les réponses quelle voulait, évitant les périlleuses ! Des choses très simples, racontées par elle, semblaient des confidences ; le moindre de ses sourires faisait rêver ; son charme enfin, comme lexquise odeur quelle portait ordinairement, était complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie. éprouvait chaque fois le plaisir dune découverte ; et cependant, il la retrouvait toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles tant de froideur ? Elle lui lançait même, par moments, de singuliers coups dil.
Dès quil fut question de mariage, elle avait objecté à M. Dambreuse la santé de « la chère enfant », et lavait emmenée tout de suite aux bains de Balaruc. À son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi : le jeune homme manquait de position, ce grand amour ne parais sait pas sérieux, on ne risquait rien dattendre. Martinon avait répondu quil attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de plaire à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir quil connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante.
Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait dégards son jeune ami, le consultait sur différentes choses, sinquiétait même de son avenir, si bien quun jour, comme on parlait du père Roque, il lui dit à loreille, dun air finot :
« Vous avez bien fait. »
Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne fût charmant pour lui, dans cette maison. Il y venait tous les soirs, abandonnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plus sérieuse, même un peu triste, comme si des inquiétudes leussent tourmentée. À toutes les questions, elle répondait :
« Tu te trompes ! Je me porte bien ! »
Cétaient cinq billets quelle avait souscrits autrefois ; et, nosant le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices dans léclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise merveilleuse !), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant lassemblée des actionnaires ; lassemblée était remise de semaine en semaine.
Cependant, la Maréchale avait besoin dargent. Elle serait morte plutôt que den demander à Frédéric. Elle nen voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture louée au mois, et dautres sacrifices indispensables depuis quil fréquentait les Dambreuse, lempêchaient den faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric nessaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. Il rêvait une autre vie, qui serait plus amusante et plus noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour lhôtel Dambreuse.
Cétait une succursale intime de la rue de Poitiers. Il y rencontra le grand M. À., lillustre B., le profond C., léloquent Z., limmense Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la droite, les burgraves du juste-milieu, les éternels bonshommes de la comédie. Il fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, tous ces gens qui avaient voté la Constitution sévertuant à la démolir ; et ils sagitaient beaucoup, lançaient des manifestes, des pamphlets, des biographies ; celle de Fumichon par Hussonnet fut un chef-duvre. Nonancourt soccupait de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses moyens, semploya, jusquà Cisy lui même. Pensant maintenant aux choses sérieuses, tout le long de la journée il faisait des courses en cabriolet, pour le parti.
M. Dambreuse, tel quun baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans quil citât ce mot dun homme du peuple : « Assez de lyre ! » Cavaignac nétait plus, à ses yeux, quun traître. Le Président, quil avait admiré pendant trois mois, commençait à déchoir dans son estime (ne lui trouvant pas « lénergie nécessaire ») ; et, comme il lui fallait toujours un sauveur, sa reconnaissance, depuis laffaire du Conservatoire, appartenait à Changarnier : « Dieu merci, Changarnier
Espérons que Changarnier
Oh ! rien à craindre tant que Changarnier
»
On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre le Socialisme, où il sétait montré aussi penseur quécrivain. On riait énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre des passages des philosophes. On faisait des plaisanteries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux Idées ; et on comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les connaître et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise. Une maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.
Il se mit à faire tout ce quil faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pas daller la saluer dans sa loge au théâtre ; et, sachant les heures où elle se rendait à léglise, il se campait derrière un pilier dans une pose mélancolique. Pour des indications de curiosités, des renseignements sur un concert, des emprunts de livres ou de revues, cétait un échange continuel de petits billets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait quelquefois une autre vers la fin du jour ; et il avait une gradation de joies à passer successivement par la grande porte, par la cour, par lantichambre, par les deux salons ; enfin, il arrivait dans son boudoir, discret comme un tombeau, tiède comme une alcôve, où lon se heurtait aux capitons des meubles parmi toutes sortes dobjets çà et là : chiffonnières, écrans, coupes et plateaux en laque, en écaille, en ivoire, en malachite, bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées. Il y en avait de simples : trois galets dÉtretat pour servir de presse-papier, un bonnet de Frisonne suspendu à un paravent chinois ; toutes ces choses sharmoniaient cependant ; on était même saisi par la noblesse de lensemble, ce qui tenait peut-être à la hauteur du plafond, à lopulence des portières et aux longues crépines de soie, flottant sur les bâtons dorés des tabourets.
Elle était presque toujours sur une petite causeuse, près de la jardinière garnissant lembrasure de la fenêtre. Assis au bord dun gros pouf à roulettes, il lui adressait les compliments les plus justes possible ; et elle le regardait la tête un peu de côté, la bouche souriante.
Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme, afin de lémouvoir, et pour se faire admirer. Elle larrêtait par une remarque dénigrante ou une observation pratique ; et leur causerie retombait sans cesse dans léternelle question de lAmour ! Ils se demandaient ce qui loccasionnait, si les femmes le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait démettre son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait une espèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en dautres.
Il néprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui lemportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où lavait mis dabord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce quelle était noble, parce quelle était riche, parce quelle était dévote, se figurant quelle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme inspiré par elle, tout ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appréhensions, ses rêves. Elle recevait cela comme une personne accoutumée à ces choses, sans le repousser formellement ne cédait rien ; et il narrivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier. Pour en finir avec lamoureux de sa nièce, elle laccusa de viser à largent, et pria même son mari den faire lépreuve. M. Dambreuse déclara donc au jeune homme que Cécile, étant lorpheline de parents pauvres, navait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou trop avancé pour se dédire, ou par un de ces entêtements didiot qui sont des actes de génie, répondit que son patrimoine, quinze mille livres de rente, leur suffirait. Ce désintéressement imprévu toucha le banquier. Il lui promit un cautionnement de receveur, en sengageant à obtenir la place ; et, au mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il ny eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour lItalie. Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que dhabitude. Elle le contredit avec aigreur sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes étaient des égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui.
« Ah bah ! comme les autres ! »
Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait. Puis, en sefforçant de sourire :
« Excusez-moi ! Jai tort ! Cest une idée triste qui mest venue ! »
Il ny comprenait rien.
« Nimporte ! elle est moins forte que je ne croyais », pensa-t-il.
Elle sonna pour avoir un verre deau, en but une gorgée, le renvoya, puis se plaignit de ce quon la servait horriblement. Afin de lamuser, il soffrit comme domestique, se prétendant capable de donner des assiettes, dépousseter les meubles, dannoncer le monde, dêtre enfin un valet de chambre ou plutôt un chasseur, bien que la mode en fût passée. Il aurait voulu se tenir derrière sa voiture avec un chapeau de plumes de coq.
« Et comme je vous suivrais à pied majestueusement, en portant sur le bras un petit chien ! »
« Vous êtes gai », dit Mme Dambreuse.
Nétait-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout sérieusement ? Il y avait bien assez de misères sans sen forger. Rien ne méritait la peine dune douleur. Mme Dambreuse leva les sourcils, dune manière de vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse. Ses mécomptes dautrefois lui faisaient, main tenant, une clairvoyance. Il poursuivit :
« Nos grands-pères vivaient mieux. Pourquoi ne pas obéir à limpulsion qui nous pousse ? » Lamour, après tout, nétait pas en soi une chose si importante.
« Mais cest immoral, ce que vous dites là ! »
Elle sétait remise sur la causeuse. Il sassit au bord, contre ses pieds.
« Ne voyez-pas que je mens ! Car, pour plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit quon les aime, simplement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elles samusent une profanation de lamour vrai ; si bien quon ne sait plus comment lexprimer, surtout devant celles
qui ont
beaucoup desprit. »
Elle le considérait les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant vers son visage.
« Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut être ?
Pardon !
Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce nest pas ma faute ! Vous êtes si belle ! »
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement sarrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. Puis, comme il partait, elle le rappela dun signe et lui dit tout bas :
« Revenez dîner ! Nous serons seuls ! »
Il semblait à Frédéric, en descendant l escalier, quil était devenu un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes lentourait, quil entrait définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour y tenir la première place, il suffisait dune femme comme celle-là. Avide, sans doute, de pouvoir et daction, et mariée à un homme médiocre quelle avait prodigieusement servi, elle désirait quelquun de fort pour le conduire ? Rien dimpossible maintenant ! Il se sentait capable de faire deux cents lieues à cheval, de travailler pendant plusieurs nuits de suite, sans fatigue ; son cur débordait dorgueil.
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert dun vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel air daccablement, que Frédéric se retourna, pour le voir. Lautre releva sa figure. Cétait Deslauriers. Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
« Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! cest toi ! »
Et il lentraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup de questions à la fois.
Lex-commissaire de Ledru-Rollin conta, dabord, les tourments quil avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après juin, on lavait destitué brutalement. Il sétait jeté dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On lavait relâché, faute de preuves. Puis le comité daction lavait envoyé à Londres, où il sétait flanqué des gifles avec ses frères, au milieu dun banquet. De retour à Paris
« Pourquoi nes-tu pas venu chez moi ? »
« Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu. »
Il avait frappé aux portes de la Démocratie, soffrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on lavait repoussé ; on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.
« Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle Isle, avec Sénécal ! »
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, neut pas lair très ému par cette nouvelle.
« Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ? »
Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles dun air envieux :
« Tout le monde na pas ta chance ! »
« Excuse-moi », dit Frédéric, sans remarquer lallusion, « mais je dîne en ville. On va te faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit. »
Devant une cordialité si complète, lamertume de Deslauriers disparut.
« Ton lit ? Mais
ça te gênerait ! »
« Eh non ! Jen ai dautres ! »
« Ah ! très bien », reprit lavocat, en riant. « Où dînes-tu donc ? »
« Chez Mme Dambreuse. »
« Est-ce que
par hasard.. . ce serait
? »
« Tu es trop curieux », dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.
Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.
« Cest comme ça ! et il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple ! »
« Miséricorde ! que dautres sen mêlent ! »
Lavocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits dextraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.
« Dailleurs, leur conduite a été charmante partout : à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à lexemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de létranger, ces messieurs réclament pour quon bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers nont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels nauraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne sinquiètent que de la betterave ! Ah ! jen ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant léchafaud de Robespierre, les bottes de lEmpereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire den bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de lEurope !
Frédéric lui répondit :
« Létincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs dentre vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si lon excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous navez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste linférieur de son maître, puisque sa parole nest pas crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut être, nest réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? Linitiative vient toujours den haut ! Le peuple est mineur, quoi quon prétende ! »
« Cest peut-être vrai », dit Deslauriers.
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens naspirait quau repos (il avait profité à lhôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait dhommes neufs.
« Si tu te présentais, je suis sûr
»
Il nacheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
« Mais toi ? Rien ne tempêche ? Pourquoi ne serais tu pas député ? » Par suite dune double élection, il y avait, dans lAube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement. « Veux-tu que je men occupe ? » Il connaissait beaucoup de cabaretiers, dinstituteurs, de médecins, de clercs détude et leurs patrons. « Dailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce quon veut ! »
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta : Tu devrais bien me trouver une place à Paris. »
« Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse. »
« Puisque nous parlions de houilles », reprit lavocat, « que devient sa grande société ? Cest une occupation de ce genre quil me faudrait ! et je leur serais utile, tout en gardant mon indépendance. »
Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant trois jours.
Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de lautre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant deux-mêmes, sans doute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils senvoyaient un baiser. du bout des lèvres. Il dit son idée de candidature. Elle lapprouva, sengageant même à y faire travailler M. Dambreuse.
Le soir, quelques amis se présentèrent pour la féliciter et pour la plaindre ; elle devait être si chagrine de navoir plus sa nièce ! Cétait fort bien, dailleurs, aux jeunes mariés de sêtre mis en voyage ; plus tard, les embarras, les enfants surviennent ! Mais lItalie ne répondait pas à lidée quon sen faisait. Après cela, ils étaient dans lâge des illusions ! et puis la lune de miel embellissait tout ! Les deux derniers qui restèrent furent M. de Grémonville et Frédéric. Le diplomate ne voulait pas sen aller. Enfin, à minuit, il se leva. Mme Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette obéissance par une pression de main, plus suave que tout le reste.
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle lattendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans lintérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.
« Cest peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne tai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau ! »
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à dautres, quoiquil advînt, quand elle devrait crever de misère !
Ses jolis yeux humides pétillaient dune passion tellement puissante, que Frédéric lattira sur ses genoux ; et il se dit : « Quelle canaille je fais ! » en sapplaudissant de sa perversité.
IV
Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait au monopole, comme sil ne fallait pas, pour de telles exploitations, dimmenses capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès louvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissait au profit du concessionnaire un droit impermutable. Dailleurs, on pouvait donner à lentreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions houillères était un attentat contre le principe même dassociation.
M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire. Quant à la manière dont il payerait son travail, il fit des promesses dautant meilleures quelles nétaient pas précises.
Deslauriers sen revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de lescalier, comme il sortait.
« Je ten fais mes compliments, saprelotte ! »
Puis ils causèrent de lélection. Il y avait quelque chose
à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille décriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait il une pareille élucubration ? Lavocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, sétait chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il lapprouva cependant ; puis, comme Deslauriers saboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
« Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre ! »
Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très fort. Il éprouvait, dailleurs, un assouvissement, une satisfaction profonde. Sa joie de posséder une femme riche nétait gâtée par aucun contraste ; le sentiment sharmonisait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à dautres attitudes ; pendant quelle causait dun ton froid, il se rappelait ses mots damour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de sécrier : « Mais je la connais mieux que vous ! Elle est a moi ! »
Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout lhiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus, léventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle sarrêtait sur le seuil (le linteau de la porte lentourait comme un cadre), et elle avait un léger mouvement dindécision, en clignant les paupières, pour découvrir sil était là. Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les passants, tels que des ombres, sagitaient dans la boue ; et, serrés lun contre lautre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre.
Cétait par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé. Mais cette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait un grand amour, et elle se mit à le combler dadulations et de caresses.
Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un porte-cigares, une écritoire, mille petites choses dun usage quotidien, pour quil neût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent dabord, et bientôt lui parurent toutes simples.
Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à lentrée dun passage, sortait par lautre bout ; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à lentour ; rien à craindre ! et elle poussait comme un soupir dexilé qui revoit sa patrie. La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.
Il reconnut alors ce quil sétait caché, la désillusion de ses sens. Il nen feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer limage de Rosanette ou de Mme Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde. Puisquil avait un marchepied pareil, cétait bien le moins quil sen servît.
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation détonnement, répondit quil était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit quil se mettrait en route le surlendemain.
Sénécal nexprima pas dopinion sur cette candidature. Il parla de sa personne, et des affaires du pays.
Si lamentables quelles fussent, elles le réjouissaient ; car on marchait au communisme. Dabord, lAdministration y menait delle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne lavait pas ménagée ; au nom de lutilité publique, lÉtat pouvait prendre désormais ce quil jugeait lui convenir. Sénécal se déclara pour lAutorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours lexagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre linsuffisance des masses.
« Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! »
Leur discussion dura longtemps, et, comme il sen allait, Sénécal avoua (cétait le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers simpatientait beaucoup du silence de M. Dambreuse.
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait tous les jours, sa qualité dintime !e faisait admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement le capitaliste. Le soir même, il fut pris dune grande chaleur dans la poitrine, avec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des sangsues amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche disparut, la respiration devint plus calme ; et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :
« Ah ! ça va mieux ! Mais jai manqué faire le grand voyage ! »
« Pas sans moi ! » sécria Mme Dambreuse, notifiant par ce mot quelle naurait pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de lindulgence, de lironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai.
Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse sy opposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la maladie.
Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment. « Les princes de la science », consultés, navisèrent à rien de nouveau. Ses jambes enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait témoigné plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à lautre bout de la France, avec son mari, nommé receveur depuis un mois. Il ordonna expressément quon la fît venir. Mme Dambreuse écrivit trois lettres, et les lui montra.
Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas dune seconde, ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge sinformaient delle avec admiration ; et les passants étaient saisis de respect devant la quantité de paille quil y avait dans la rue, sous les fenêtres.
Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara. Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez un prêtre.
Pendant la confession de M. Dambreuse, Madame le regardait de loin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa un vésicatoire, et attendit.
La lumière des lampes, masquée Far des meubles, éclairait la chambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au pied de la couche, observaient le moribond. Dans lembrasure dune croisée, le prêtre et le médecin causaient à demi-voix ; la bonne sur à genoux, marmot tait des prières.
Enfin, un râle séleva. Les mains se refroidissaient, la face commençait à pâlir. Quelquefois, il tirait tout à coup une aspiration énorme ; elles devinrent de plus en plus rares ; deux ou trois paroles confuses lui échappèrent ; il exhala un petit souffle en même temps quil tournait ses yeux, et le tête retomba de côté sur loreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.
Mme Dambreuse sapprocha ; et, sans effort, avec la simplicité du devoir, elle lui ferma les paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme dans le spasme dun désespoir contenu, et sortit de lappartement, appuyée sur le médecin et la religieuse. Un quart dheure après, Frédéric monta dans sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses délicates qui lemplissaient. Au milieu du lit, une robe noire sétalait, tranchant sur le couvre-pied rose.
Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la croyait un peu triste ; et, dune voix dolente :
« Tu souffres ? »
« Moi ? Non, pas du tout. »
Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, lexamina ; puis elle lui dit de ne pas se gêner.
« Fume si tu veux ! Tu es chez moi ! »
Et, avec un grand soupir :
« Ah ! sainte Vierge ! quel débarras ! »
Frédéric fut étonné de lexclamation. Il reprit en lui baisant la main :
« On était libre, pourtant ! »
Cette allusion à laisance de leurs amours parut blesser Mme Dambreuse.
« Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans quelles angoisses jai vécu ! »
« Comment ? »
« Mais oui ! Était-ce une sécurité que davoir toujours près de soi cette bâtarde, une enfant introduite dans la maison au bout de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien sûr, laurait amené à quelque sottise ? »
Alors, elle expliqua ses affaires. Ils sétaient mariés sous le régime de la séparation. Son patrimoine était de trois cent mille francs. M. Dambreuse, par leur contrat, lui avait assuré, en cas de survivance, quinze mille livres de rente avec la propriété de lhôtel. Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait toute sa fortune ; et elle lévaluait, autant quil était possible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
« Ça en valait la peine, nest-ce pas ? Jy ai contribué, du reste ! Cétait mon bien que je défendais ; Cécile maurait dépouillée, injustement. »
« Pourquoi nest-elle pas venue voir son père ? » dit Frédéric.
À cette question, Mme Dambreuse le considéra ; puis, dun ton sec :
« Je nen sais rien ! Faute de cur, sans doute ! Oh ! je la connais ! Aussi elle naura pas de moi une obole ! »
Elle nétait guère gênante, du moins depuis son mariage.
« Ah ! son mariage ! » fit en ricanant Mme Dambreuse.
Et elle sen voulait davoir trop bien traité cette pécore là, qui était jalouse, intéressée, hypocrite. « Tous les défauts de son père ! » Elle le dénigrait de plus en plus. Personne dune fausseté aussi profonde, impitoyable dailleurs, dur comme un caillou, « un mauvais homme, un mauvais homme ! »
Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venait den faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face delle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
« Toi seul es bon ! Il ny a que toi que jaime ! »
En le regardant, son cur samollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
« Veux-tu mépouser ? »
Il crut dabord navoir pas compris. Cette richesse létourdissait. Elle répéta plus haut :
« Veux-tu mépouser ! »
Enfin, il dit, en souriant :
« Tu en doutes ? »
Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de réparation, il soffrit à le veiller lui-même. Mais comme il avait honte de ce pieux sentiment, il ajouta dun ton dégagé :
« Ce serait peut-être plus convenable. »
« Oui, peut-être bien », dit-elle, « à cause des domestiques ! »
On avait tiré le lit complètement hors de lalcôve. La religieuse était au pied ; et au chevet se tenait un prêtre, un autre, un grand homme maigre, lair espagnol et fanatique. Sur la table de nuit, couverte dune serviette blanche, trois flambeaux brûlaient.
Frédéric prit une chaise, et regarda le mort.
Son visage était jaune comme de la paille ; un peu décume sanguinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulard autour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix dargent sur la poitrine, entre ses bras croisés.
Elle était finie, cette existence pleine dagitations ! Combien navait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté daffaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir dun tel amour, quil aurait payé pour se vendre.
Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans lYonne, une ferme près dOrléans, des valeurs mobilières considérables.
Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea dabord à « ce quon dirait », à un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien nempêchait, en abattant trois murs, davoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, dorganiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ?
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne sur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses paupières sétaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui ; et il sentait presque un remords, car il navait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au contraire
« Allons donc ! un vieux misérable ! » et il le considérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement :
« Eh bien, quoi ? Est-ce que je tai tué ? »
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ; la religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des trois flambeaux sallongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent. un fiacre passa, puis une compagnie dânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette ; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris qui séveille.
Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour sentendre avec le bureau des pompes funèbres.
Lemployé exhiba un dessin et un programme, lun indiquant les diverses classes denterrement, lautre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager.
Puis, il se rendit à léglise.
Le vicaire des convois commença par blâmer lexploitation des pompes funèbres ; ainsi lofficier pour les pièces dhonneur était vraiment inutile ; beaucoup de cierges valait mieux ! On convint dune messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à lHôtel de Ville pour lachat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur, coûtait cinq cents francs. Était-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?
« Oh ! perpétuelle ! » dit Frédéric.
Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de lhôtel, un marbrier lattendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; mais larchitecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à divers procédés dembaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et cétaient des gants de filoselle qui convenaient.
Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon semplissait de monde, et presque tous, en sabordant dun air mélancolique, disaient :
« Moi qui lai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu ! cest notre sort à tous ! »
« Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard possible ! »
Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même on engageait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance. Enfin, le maître des cérémonies, en habit noir à la française et culotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras, articula, en saluant, les mots dusage :
« Messieurs, quand il vous fera plaisir. » On partit.
Cétait jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et la brise, qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, limmense drap noir accroché sur le portail. Lécusson de M. Dambreuse, occupant un carré de velours, sy répétait trois fois. Il était de sable au senestrochère d or, à poing fermé, ganté dargent , avec la couronne de comte, et cette devise : Par toutes voies.
Les porteurs montèrent jusquau haut de lescalier le lourd cercueil, et lon entra.
Les six chapelles, lhémicycle et les chaises étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du chur formait, avec ses grands cierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres, des flammes desprit de vin brûlaient.
Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, les autres dans la nef ; et loffice commença.
À part quelques-uns, lignorance religieuse de tous était si profonde, que le maître des cérémonies, de temps à autre, leur faisait signe de se lever, de sagenouiller, de se rasseoir. Lorgue et deux contrebasses alternaient avec les voix ; dans les intervalles de silence, on entendait le marmottement du prêtre à lautel ; puis la musique et les chants reprenaient.
Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans lair, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.
Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irae ; il considérait les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentent la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de lui, et commença tout de suite, à propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. On sortit de léglise.
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, sachemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et quenveloppaient jusquaux sabots de larges caparaçons brodés dargent. Leur cocher, en bottes à lécuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du conseil général de lAube, un délégué des houilles, et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard.
Pour voir tout cela, les passants sarrêtaient ; des femmes, leur marmot entre les bras, montaient sur des chaises ; et des gens qui prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres, une queue de billard à la main.
La route était longue ; et, comme dans les repas de cérémonie où lon est réservé dabord, puis expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que du refus dallocation fait par la Chambre au Président. M. Piscatory sétait montré trop acerbe, Montalembert « magnifique, comme dhabitude », et MM. Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait dû suivre, peut-être, lavis de MM. Quentin-Bauchard et Dufour.
Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette. bordée par des boutiques, où lon ne voit que des chaînes en verre de couleur et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettres dor, ce qui les fait ressembler à des grottes pleines de stalactites et à des magasins de faïence. Mais, devant la grille du cimetière, tout le monde, instantanément, se tut.
Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles daraignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets à rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes dimmortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres dor, des statuettes de plâtre : petits garçons et petites demoiselles ou petits anges tenus en lair par un fil de laiton ; plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. Dénormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusquau pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir ; et le corbillard savançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues dune ville. De temps à autre, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dans lherbe, parlaient doucement aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de la verdure des ifs. Cétaient des offrandes abandonnées, des débris que lon brûlait.
La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets darbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant quon prononçait les discours.
Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième au nom du conseil général de lAube, le troisième au nom de la Société houillère de Saône-et-Loire, le quatrième au nom de la Société dagriculture de lYonne ; et il y en eut un autre, au nom dune Société philanthropique. Enfin, on sen allait, lorsquun inconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires dAmiens.
Et tous profitèrent de loccasion pour tonner contre le Socialisme, dont M. Dambreuse était mort victime. Cétait le spectacle de lanarchie et son dévouement à lordre qui avait abrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa probité, sa générosité et même son mutisme comme représentant du peuple, car, sil nétait pas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, mille fois préférables, etc
. avec tous les mots quil faut dire : « Fin prématurée, regrets éternels ; lautre patrie, adieu, ou plutôt non, au revoir ! »
La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plus en être question dans le monde.
On en parla encore un peu en descendant le cimetière ; et on ne se gênait pas pour lapprécier. Hussonnet, qui devait rendre compte de lenterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous les discours ; car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des potdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires. La cérémonie navait pas duré trop longtemps ; on sen félicitait.
Frédéric, fatigué, rentra chez lui.
Quand il se présenta le lendemain à lhôtel Dambreuse, on lavertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, s livres de comptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau de paperasses ayant pour titre : « Recouvrements désespérés », traînait par terre ; il manqua tomber dessus et le ramassa. Mme Dambreuse disparaissait ensevelie dans le grand fauteuil.
« Eh bien ? Où êtes-vous donc ? quy a-t-il ? »
Elle se leva dun bond.
« Ce quil y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ? »
M. Adolphe Langlois, le notaire, lavait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament, écrit par son mari, avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et lautre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
« Mais regarde donc ! » dit Mme Dambreuse, en lui montrant lappartement.
Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés à coups de merlin ; et elle avait retourné le pupitre, fouillé les placards, secoué les paillassons, quand tout à coup, poussant un cri aigu, elle se précipita dans un angle où elle venait dapercevoir une petite boîte à serrure de cuivre ; elle louvrit, rien !
« Ah ! le misérable ! Moi qui lai soigné avec tant de dévouement ! »
Puis elle éclata en sanglots.
« Il est peut-être ailleurs ? » dit Frédéric.
« Eh non ! Il était là ! dans ce coffre-fort. Je lai vu dernièrement. Il est brûlé ! jen suis certaine ! »
Un jour, au commencement de sa maladie, M. Dambreuse était descendu pour donner des signatures.
« Cest alors quil aura fait le coup ! »
Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil nest pas plus lamentable près dun berceau vide que ne létait Mme Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin sa douleur malgré la bassesse du motif semblait tellement profonde, quil tâcha de la consoler en lui disant quaprès tout, elle nétait pas réduite à la misère.
« Cest la misère, puisque je ne peux pas toffrir une grande fortune ! »
Elle navait plus que trente mille livres de rente, sans compter lhôtel, qui en valait de dix-huit à vingt, peut être.
Bien que ce fût de lopulence pour Frédéric, il nen ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie quil aurait menée ! Lhonneur le
forçait à épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, dun air tendre :
« Jaurai toujours ta personne ! »
Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine, avec un attendrissement où il y avait un peu dadmiration pour lui-même. Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :
« Ah ! je nai jamais douté de toi ! Jy comptais ! »
Cette certitude anticipée de ce quil regardait comme une belle action déplut au jeune homme.
Puis elle lemmena dans sa chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature dadmirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases déconomie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras, par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question dintérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. M. Dambreuse sétait montré là dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois à la campagne, il avait fait arrêter son char à bancs, plein damis, devant léchoppe dun savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de chaussures, et pour lui des bottes épouvantables quil eut même lhéroïsme de porter durant quinze jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta dautres, et avec un revif de grâce, de jeunesse et desprit.
Elle approuva son idée dun voyage immédiat à Nogent. Leurs adieux furent tendres ; puis, sur le seuil, elle murmura encore une fois :
« Tu maimes, nest-ce pas ? »
« Éternellement ! » répondit-il.
Un commissionnaire lattendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant doccupation depuis quelques jours, quil ny pensait plus. Elle sétait mise dans un établissement spécial, à Chaillot.
Frédéric prit un fiacre et partit.
Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres :
« Maison de santé et daccouchement tenue par Mme Alessandri, sage-femme de première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc. » Puis, au milieu de la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, lenseigne répétait (sans le mot accouchement) : a Maison de santé de Mme Alessandri », avec tous ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau.
Une femme de chambre, à tournure de soubrette, lintroduisit dans le salon, orné dune table en acajou, de fauteuils en velours grenat, et dune pendule sous globe.
Presque aussitôt, Madame parut. Cétait une grande brune de quarante ans, la taille mince, de beaux yeux, lusage du monde. Elle apprit à Frédéric lheureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots damour qui létouffaient, elle dit dune voix basse :
« Un garçon, là, là ! » en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose dun rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
« Embrasse-le ! »
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
« Mais jai peur de lui faire mal ? »
« Non ! non ! »
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
« Comme il te ressemble ! »
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment quil navait jamais vue.
Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusquau soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète ; les volets de la façade restaient même constamment fermés ; sa chambre tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri, dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres, lentourait dattentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la province, sennuyaient beaucoup, nayant personne qui vînt les voir ; Rosanette saperçut quon lenviait, et le dit à Frédéric avec fierté. Il fallait parler bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit continuel des pianos.
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, lun conservateur, lautre rouge ; un troisième, quel quil fût, navait pas de chances. Cétait la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne ta même pas vu aux comices agricoles ! » Lavocat le blâmait de navoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, labandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. Nayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
« Tu nas donc pas été à Nogent ? » dit-elle.
« Pourquoi ? »
« Cest que jai vu Deslauriers il y a trois jours. »
Sachant la mort de son mari, lavocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme daffaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Mme Dambreuse voulut savoir lemploi de son temps depuis leur séparation.
« Jai été malade », répondit-il.
« Tu aurais dû me prévenir, au moins. »
« Oh ! cela nen valait pas la peine » ; dailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites.
Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant laprès-midi chez Mme Dambreuse, si bien quil lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté.
Lenfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines.
La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond dune petite cour, sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise dune sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait lodeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : « Hue, bourriquet ! » aux ânes traînant une carriole, sarrêtait à contempler, par la grille, lintérieur des beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait lenfant, on le posait à lombre sous un noyer ; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, dassommantes niaiseries.
Frédéric, près delles, contemplait les carrés de vignes sur les pentes du terrain, avec la touffe dun arbre de place en place, les sentiers poudreux pareils à des rubans grisâtres, les maisons étalant dans la verdure des taches blanches et rouges ; et, quelquefois, la fumée dune locomotive allongeait horizontalement, au pied des collines couvertes de feuillages, comme une gigantesque plume dautruche dont le bout léger senvolait.
Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait son compagnon ; mais ce serait peut-être un sot, un malheureux à coup sûr. Lillégalité de sa naissance lopprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pas naître, et Frédéric murmurait : « Pauvre enfant ! » le coeur gonflé dune incompréhensible tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il ny était jamais ! Un jour, comme il sy trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à lune le serment quil venait de faire à lautre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. Limpossibilité de lavoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de lalternance ; et plus il avait trompé nimporte laquelle des deux, plus elle laimait. comme si leurs amours se fussent échauffés réciproquement et que, dans une sorte démulation, chacune eût voulu lui faire oublier lautre.
« Admire ma confiance ! » lui dit un jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier, où on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron. « Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ? »
« Quelle absurdité ! » reprit-il. « Laisse-moi voir. »
La lettre, écrite en caractères romains, nétait pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe dun stylet sous de la mousseline :
« Eh bien, et lautre ? »
« Quelle autre ? »
« La femme du faïencier ! »
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle ninsista pas.
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient dhonneur et de loyauté, et quil vantait la sienne (dune manière incidente, par précaution), elle lui dit :
« Cest vrai, tu es honnête, tu ny retournes plus. »
Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
« Où donc ? »
« Chez Mme Arnoux. »
Il la supplia de lui avouer doù elle tenait ce renseignement. Cétait par sa couturière en second, Mme Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne sienne !
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature dun monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il nexistait aucun moyen den savoir davantage ! À quoi bon, du reste ? Les curs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière ou le vide ! Et puis il craignait peut-être den trop apprendre.
Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre ; et, malgré cette union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se découvraient entre eux, à propos de choses insignifiantes, lappréciation dune personne, dune uvre dart.
Elle avait une façon de jouer du piano, correcte et dure. Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes dans les étoiles) ne lempêchait pas de tenir sa caisse admirablement. Elle était hautaine avec ses gens ; ses yeux restaient secs devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions ordinaires : « Quest-ce que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce que jai besoin ! » et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir à son confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric laccompagnât le dimanche à léglise. Il obéit, et porta le livre.
La perte de son héritage lavait considérablement changée. Ces marques dun chagrin quon attribuait à la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante ; et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis linsuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la
première chose à faire était de se soumettre aux idées régnantes.
Les uns désiraient lEmpire, dautres les Orléans, dautres le comte de Chambord ; mais tous saccordaient sur lurgence de la décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin dy établir des villages, transférer à Versailles le siège du gouvernement, mettre à Bourges les écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de division ; et on exaltait les campagnes, lhomme illettré ayant naturellement plus de sens que les autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin, contre les classes de philosophie, contre les cours dhistoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il fallait « relever le principe dautorité », quelle sexerçât au nom de nimporte qui, quelle vînt de nimporte où, pourvu que ce fût la Force, lAutorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (cest de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de lOrdre), inspira lenvie à Rosanette davoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena dabord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus que jamais chrétien.
Il venait, en outre, danciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle était contente davoir « un jour » ; disait : « Ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait être « une dame du monde », sen croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte dun cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. Dailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance.
Il nen cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie lenvahit. Il sirrita des cadeaux quelle avait reçus, quelle recevait ; et, à mesure que le fond même de sa personne lagaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial lentraînait vers elle, illusions dune minute qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet il de femme éternellement limpide et inepte. Il sen trouvait tellement excédé quelquefois, quil laurait vue mourir sans émotion Mais comment se fâcher ? Elle était dune douceur désespérante.
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant quil y marchandait une étude davoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; cétait quelquun ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
Lavocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il sélevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien quune fois Frédéric lui dit :
« Eh ! couche avec elle si ça tamuse ! » tant il souhaitait un hasard qui len débarrassât.
Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, quil viendrait le lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits un seul était payé ; largent quelle avait pu avoir depuis lors ayant passé à dautres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage.
Le lendemain matin, M. Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, lun blême, à figure chafouine, lair dévoré denvie, lautre portant un faux col et des sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à lindex ; et tous deux, ignoblement sales, avaient des cols gras. des manches de redingote trop courtes.
Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par sexcuser de sa mission pénible, tout en regardant lappartement, « plein de jolies choses, ma parole dhonneur ! » Il ajouta « outre celles quon ne peut saisir ». Sur un geste, les deux recors disparurent.
Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire quune personne aussi
charmante neût pas dami sérieux ! Une vente par autorité de justice était un véritable malheur ! On ne sen relève jamais. Il tâcha de leffrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs. Cétaient danciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette nen savait pas le prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :
« Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce convenu ? »
À ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans lantichambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra le chapeau sur la tête, dun air brutal. Maître Gautherot reprit sa dignité ; et, comme la porte était restée ouverte :
« Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets
»
Frédéric larrêta, demandant sil ny avait pas quelque moyen dempêcher la saisie ?
« Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ? »
« Moi. »
« Eh bien, formulez une revendication ; cest toujours du temps que vous aurez devant vous. »
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le même procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à lui-même :
« Il va falloir chercher de largent ! »
« Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! » dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et sen alla vivement à la Société déclairage du Languedoc, afin dobtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux : « Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela. » Bref, il lavait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à linstant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, quil venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été lamant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme, il alla prendre à lhôtel Dambreuse ladresse de Mme Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen.
Cétait un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait toute la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus que sil avait fait partie de limmeuble.
Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog, le bischof, le vin chaud et même leau rougie, il était revenu à la bière ; et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : « Bock ! » ayant réduit son langage à lindispensable. Frédéric lui demanda sil voyait quelquefois Arnoux.
« Non ! »
« Tiens, pourquoi ? »
« Un imbécile ! »
La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de sinformer de Compain.
« Quelle brute ! » dit Regimbart.
« Comment cela ? »
« Sa tête de veau ! »
« Ah ! apprenez-moi ce que cest que la tête de veau ! »
Regimbart eut un sourire de pitié.
« Des bêtises ! »
Frédéric, après un long silence, reprit :
« Il a donc changé de logement ? »
« Qui ? »
« Arnoux ! »
« Oui : rue de Fleurus ! »
« Quel numéro ? »
« Est-ce que je fréquente les jésuites ! »
« Comment, jésuites ! »
Le Citoyen répondit, furieux :
« Avec largent dun patriote que je lui ai fait connaître, ce cochon-là sest établi marchand de chapelets ! »
« Pas possible ! »
« Allez-y voir ! »
Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné à la religion ; dailleurs, « il avait toujours eu un fond de religion », et (avec lalliage de mercantilisme et dingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il sétait mis dans le commerce des objets religieux.
Frédéric neut pas de mal à découvrir son établissement, dont lenseigne portait : « Aux arts gothiques. Restauration du culte. Ornements déglise. Sculpture polychrome. Encens des rois mages, etc. »
Aux deux coins de la vitrine sélevaient deux statues en bois, bariolées dor, de cinabre et dazur ; un saint Jean-Baptiste avec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son tablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes en plâtre ; une bonne sur instruisant une petite fille, une mère à genoux près dune couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était une manière de chalet figurant lintérieur de la crèche avec lâne, le buf et lenfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles à la douzaine, des chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de coquille, et les portraits des gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Mgr Affre et notre Saint-Père, tous deux souriant.
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix dor frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il savançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
« Je ne lai pas trouvé », dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre quil allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de largent, Rosanette semporta. On navait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant quelle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il sétait mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :
« Ah ! au nom du ciel, tais-toi ! »
« Vas-tu les défendre, par hasard ? »
« Eh bien, oui ! » sécria-t-il, « car doù vient cet acharnement ? »
« Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas quils payent ? Cest dans la peur daffliger ton ancienne, avoue-le ! »
Il eut envie de lassommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :
« Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je nai pas besoin de toi ! » et, pinçant les lèvres : « Je consulterai. »
Trois jours après, Delphine entra brusquement.
« Madame, madame, il y a là un homme avec un pot de colle qui me fait peur. »
Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée de petite vérole, paralytique dun bras, aux trois quarts ivre et bredouillant.
Cétait lafficheur de maître Gautherot. Lopposition à la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, sensuivait.
Pour sa peine davoir monté lescalier, il réclama dabord un petit verre ; puis il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des clignements dyeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de laffiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette sy trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz.
Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de cur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle sétait aigrie sous les bourrasques de lexistence, ayant, tour à tour, donné des leçons de piano, présidé une table dhôte, collaboré à des journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde des femmes légères, où ses relations lui permirent dobliger beaucoup de personnes, Arnoux entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison de commerce.
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune delles deux livres, dont lun restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui dune nommée Hortense Baslin, se présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1.682 francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier nen avait inscrit que 1.082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta quil lavait perdu. Louvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le cur net, dun air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de répondre : « Je lai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta la maison peu de temps après, sans croire à lanéantissement du livre, et simaginant que Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans lintention de le reprendre. Puis, nayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt damour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit dogresse ; et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, « les doctrines consolantes et les utopies généreuses », le cours quelle professait sur la Désubalternisation de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin, elle offrit à Dussardier de sunir par un mariage.
Bien quelle fût sa maîtresse, il nen était nullement amoureux. Dailleurs, il navait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa. Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves quelle avait faits : cétait davoir à eux deux un magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui saugmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour lécraser plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.
« Jai des excuses à vous faire. »
« De quoi donc ? »
« Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est
» Il balbutiait. « Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice ! » Et, lautre le regardant tout surpris : « Est-ce quon ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse ? »
« Qui vous a dit cela ? »
« Elle-même, la Vatnaz ! Mais jai peur de vous offenser
»
« Impossible, cher ami ! »
« Ah ! cest vrai, vous êtes si bon ! »
Et il lui tendit, dune main discrète, un petit porte feuille de basane.
Cétait quatre mille francs, toutes ses économies.
« Comment ! Ah ! non ! non !
»
« Je savais bien que je vous blesserais », répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon reprit dune voix dolente :
« Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout nest pas fini, dailleurs ? Javais cru, quand la révolution est arrivée, quon serait heureux. Vous rappelez-vous comme cétait beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés pire que jamais. »
Et, fixant ses yeux à terre :
« Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué lautre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! Dabord, on a abattu les arbres de la liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré lenseignement aux prêtres, en attendant lInquisition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départements sont en état de siège ; et lamnistie qui est encore une fois repoussée ! »
Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse :
« Si on tâchait, cependant. Si on était de bonne foi, on pourrait sentendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! À Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès daristocrate ! Pour quon se moque du peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il ny a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! Moi, je nai jamais fait de mal ; et, pourtant, cest comme un poids qui me pèse sur lestomac. Jen deviendrai fou, si ça continue. Jai envie de me faire tuer. Je vous dis que je nai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête. »
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils navaient plus dinquiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers sexténuait à lui faire comprendre que la promesse dArnoux ne constituait ni une donation, ni une cession régulière ; elle nécoutait même pas, trouvant la loi injuste ; cest parce quelle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À la fin, cependant, elle suivit ses conseils.
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de largent, le faisait même habiller par son tailleur ; et lavocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens dexistence étaient inconnus.
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour quelle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
« Mais cest véreux ! cest superbe ! »
Elle avait le droit de lassigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait dabord quil était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis quil avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin quil avait diverti plusieurs effets à la Société.
« Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous lemballerons, soyez-en sûre, ma mignonne. »
Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain à son ancien patron, ne pouvant soccuper lui même du procès, car il avait besoin à Nogent ; Sénécal lui écrirait, en cas durgence.
Ses négociations pour lachat dune étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire léloge de leur ami, mais par limiter dallures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis quil gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, cest quil fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit quil aimait quelquun, quil avait un enfant, quil entretenait une créature.
Le désespoir de Louise fut immense, lindignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond dun gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physionomie changea. Aux questions quon lui faisait sur Frédéric, elle répondait dun air narquois :
« Il va bien, très bien. »
Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
Lépoque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de lautomne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric lapprit en rencontrant à sa porte Sénécal, qui sortait de laudience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et lex-répétiteur avait un tel air de sen réjouir, que Frédéric lempêcha daller plus loin, en assurant quil se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
« Eh bien, te voilà contente ! »
Mais, sans remarquer ces paroles :
« Regarde donc ! »
Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle lavait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, quelle lavait ramené à Paris.
Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans lintérieur de sa bouche comme des caillots de lait.
« Qua dit le médecin ? »
« Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son
je ne sais plus, un nom en ite
enfin quil a le muguet. Connais-tu cela ? »
Frédéric nhésita pas à répondre : « Certainement », ajoutant que ce nétait rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par laspect débile de lenfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, neût laissé quune matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides, il ne pouvait plus boire, maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :
« Il me paraît bien bas, bien bas ! »
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle alla trouver Frédéric.
« Viens donc voir. Il ne remue plus. »
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, létreignait en lappelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, sarrachait les cheveux, poussait des cris ; et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte. avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans lappartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse séteignit.
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cur se serrait dangoisse. Il lui semblait que cette mort nétait quun commencement, et quil y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.
Tout à coup Rosanette dit dune voix tendre :
« Nous le conserverons, nest-ce pas ? »
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons sy opposaient. La meilleure, selon Frédéric, cest que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit dabord :
« Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur ! »
Mais, peu à peu (lartiste en lui lemportant), il déclara quon ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide, que cétait une véritable nature morte, quil faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :
« Oh ! pas commode, pas commode ! »
« Pourvu que ce soit ressemblant », objecta Rosanette.
« Eh ! je me moque de la ressemblance ! À bas le Réalisme ! Cest lesprit quon peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être. »
Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :
« Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement. »
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que sil eût travaillé daprès la bosse. Il vantait les petits saint Jean de Corrège, linfante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout lenfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.
« Dailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël la prouvé par ses madones), cest peut-être une mère avec son enfant ? »
Rosanette, qui suffoquait, sortit ; et Pellerin dit aussitôt :
« Eh bien, Arnoux !
vous savez ce qui arrive ? »
« Non ! Quoi ? »
« Ça devait finir comme ça, du reste ! »
« Quest-ce donc ? »
« Il est peut-être maintenant
Pardon ! »
Lartiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.
« Vous disiez
» reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :
« Je disais que notre ami Arnoux est peut-être maintenant, coffré ! »
Puis, dun ton satisfait :
« Regardez un peu ! Est-ce ça ? »
« Oui, très bien ! Mais Arnoux ? »
Pellerin déposa son crayon.
« Daprès ce que jai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! figurez-vous quun jour. .. »
« Eh ! il ne sagit pas de Regimbart ! »
« Cest vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu. »
« Oh ! cest peut-être exagéré », dit Frédéric.
« Pas le moins du monde ! Ça mavait lair grave, très grave ! »
Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous les paupières, ardentes comme des plaques de fard. Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin fit signe quil se taisait à cause delle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :
« Cependant, je ne peux pas croire
»
« Je vous répète que je lai rencontré hier », dit lartiste, « à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de sembarquer au Havre, lui et toute sa smala. »
« Comment ! Avec sa femme ? »
« Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul. »
« Et vous en êtes sûr !
»
« Parbleu ! Où voulez-vous quil ait trouvé douze mille francs ? »
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.
« Où vas-tu donc ? » dit Rosanette.
Il ne répondit pas, et disparut.
V
Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusquà présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce quelle ne faisait pas comme la substance de son cur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant dangoisses, heureux néanmoins de nêtre plus chez lautre.
Où avoir de largent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile den obtenir tout de suite, à nimporte quel prix. Une seule personne pouvait laider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, dun ton hardi :
« As-tu douze mille francs à me prêter ? »
« Pourquoi ? »
Cétait le secret dun autre. Elle voulait le connaître. Il ne céda pas. Tous deux sobstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourdhui même.
« Tu lappelles ? Son nom ? Voyons, son nom ? »
« Dussardier ! »
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de nen rien dire.
« Quelle idée as-tu de moi ? » reprit Mme Dambreuse. « On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse ! »
Il courut chez Arnoux. Le marchand nétait pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il nosait rien dire ; et Frédéric, ayant monté lescalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même sen allait.
Tout à coup un craquement de porte se fit entendre.
« Mais il y a quelquun ? »
« Oh ! non, monsieur ! Cest le vent. »
Alors, il se retira. Nimporte, une disparition si prompte avait quelque chose dinexplicable.
Regimbart, étant lintime de Mignot, pouvait peut-être léclairer ? Et Frédéric se fit conduire chez lui, à Mont martre, rue de lEmpereur.
Sa maison était flanquée dun jardinet, clos par une grille que bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait la façade blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux pièces du rez-de-chaussée, dont la première était un salon avec des robes partout sur les meubles, et la seconde latelier où se tenaient les ouvrières de Mme Regimbart.
Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes occupations, de grandes relations, que cétait un homme complètement hors ligne. Quand il traversait le couloir. avec son chapeau à bords retroussés, sa longue figure sérieuse et sa redingote verte, elles en interrompaient leur besogne. Dailleurs, il ne manquait pas de leur adresser toujours quelque mot dencouragement, une politesse sous forme de sentence ; et, plus tard, dans leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parce quelles lavaient gardé pour idéal.
Aucune cependant ne laimait comme Mme Regimbart, petite personne intelligente qui le faisait vivre avec son métier.
Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le recevoir, sachant par les domestiques ce quil était à Mme Dambreuse. Son mari « rentrait à linstant même » ; et Frédéric tout en la suivant, admira la tenue du logis et la profusion de toile cirée quil y avait. Puis il attendit quelques minutes dans une manière de bureau, où le Citoyen se retirait pour penser.
Son accueil fut moins rébarbatif que dhabitude.
Il conta lhistoire dArnoux. Lex-fabricant de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle, en lui démontrant quil fallait, au point de vue démocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions, en disant quil les repasserait à des amis sûrs, lesquels appuieraient son vote ; Mignot naurait aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans ladministration une. bonne place, de cinq à six mille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec largent, sétait associé à un marchand dobjets religieux. Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements dArnoux ; enfin, le patriote lavait menacé dune plainte en escroquerie, sil ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut lair désespéré.
« Ce nest pas tout », dit le Citoyen. « Mignot, qui est un brave homme, sest rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de lautre. nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot la sommé davoir à lui rendre dans les vingt-quatre heures sans préjudice du reste, douze mille francs. »
« Mais je les ai ! » dit Frédéric.
Le Citoyen se retourna lentement :
« Blagueur ! »
« Pardon ! Ils sont dans ma poche. Je les apportais. »
« Comme vous y allez, vous ! Nom dun petit bonhomme ! Du reste, il nest plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti. »
« Seul ? »
« Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre. »
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut quil allait sévanouir. Il se contint, et même il eut la force dadresser deux ou trois questions sur laventure. Regimbart sen attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
« Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon la perdu ! Ce nest pas lui que je plains, mais sa pauvre femme ! » car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux. « Elle a dû joliment souffrir ! »
Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme sil en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.
« As-tu fait toutes les courses nécessaires ? » dit Rosanette en le revoyant.
Il nen avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour sétourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux lun devant lautre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de leau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, nayant plus conscience de rien que dune extrême fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et lindigo sy heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.
Dailleurs, le petit mort était méconnaissable, maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau ; les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves ; et sa tête reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias, des roses dautomne et des violettes ; cétait une idée de la femme de chambre ; elles lavaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La cheminée, couverte dune housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeil espacés par des bouquets de buis bénit, aux coins, dans les deux vases, des pastilles du sérail brûlaient ; tout cela formait avec le berceau une manière de reposoir ; et Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.
Tous les quarts dheure, à peu près, Rosanette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle lapercevait, dans quelques mois dici, commençant à marcher, puis au collège au milieu de la cour, jouant aux barres ; puis à vingt ans, jeune homme ; et toutes ces images, quelle se créait, lui faisaient comme autant de fils quelle aurait perdus, lexcès de la douleur multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans lautre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau dun wagon, et regardant la campagne senfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur le pont dun bateau à vapeur, comme la première fois quil lavait rencontrée ; mais celui-là sen allait indéfiniment vers des pays doù elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre dauberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée à tous les hasards de la misère. Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû sopposer à sa fuite ou partir derrière elle. Nétait-il pas son véritable époux ? Et, en songeant quil ne la retrouverait jamais, que cétait bien fini, quelle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette sen aperçut.
« Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ? »
« Oui ! oui ! jen ai !
»
Il la serra contre son cur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés.
Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à plat ventre, la tête dans ses mains.
Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même quil tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.
Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de lautre, pour se conserver une maîtresse ?
Elle eut dabord un accès de rage, et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout renfermer, ne rien dire.
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle linterrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc lavait poussé à un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, cest que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la vérité.
Elle y mit de lentêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle sinforma encore de son petit camarade, puis dun autre, de Deslauriers.
« Est-ce un homme sûr et intelligent ? »
Frédéric le vanta.
« Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais le consulter pour une affaire. »
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets dArnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature. Cétait pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste neût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation dArnoux, mais celle de sa femme, qui lignorait, son mari nayant pas jugé convenable de len avertir.
Cétait une arme, cela ! Mme Dambreuse nen doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être labstention ; elle eût préféré quelquun dobscur ; et elle sétait rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
Lavocat fut enchanté dêtre mis en rapport avec une si grande dame.
Il accourut.
Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances quelle rembourserait, tenant à accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit quil y avait là-dessous un mystère ; il y rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et loutrage quil en avait reçu. Puisque la vengeance soffrait, pourquoi ne pas la saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là.
Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
« Vente dun riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de lInde, piano dErard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. »
« Cest leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.
Quant à la personne qui faisait vendre, il lignorait. Mais le commissaire-priseur. Me Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.
Lofficier ministériel ne voulut point, tout dabord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. Cétait un sieur Sénécal, agent daffaires ; et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusquà prêter son journal des Petites Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.
« Lis donc ! »
« Eh bien, quoi ? » dit-elle, avec une figure tellement placide, quil en fut révolté.
« Ah ! garde ton innocence ! »
« Je ne comprends pas. »
« Cest toi qui fais vendre Mme Arnoux ? »
Elle relut lannonce.
« Où est son nom ? »
« Eh ! cest son mobilier ! Tu le sais mieux que moi ! »
« Quest-ce que ça me fait ? » dit Rosanette en haussant les épaules.
« Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! Cest la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne las pas outragée jusquà venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi tacharnes-tu à la ruiner ? »
« Tu te trompes, je tassure ! »
« Allons donc ! Comme si tu navais pas mis Sénécal en avant ! »
« Quelle bêtise ! »
Alors, une fureur lemporta.
« Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse delle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal sest déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines sentendent. Jai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ? »
« Je te donne ma parole
»
« Oh ! je la connais, ta parole ! »
Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
« Cela tétonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. Jen ai assez, aujourdhui ! On ne meurt pas pour les trahisons dune femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on sen écarte ; ce serait se dégrader que de les punir ! »
Elle se tordait les bras.
« Mon Dieu, quest-ce donc qui la changé ? »
« Pas dautres que toi-même ! »
« Et tout cela pour Mme Arnoux !
» sécria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
« Je nai jamais aimé quelle ! »
À cette insulte, ses larmes sarrêtèrent.
« Ça prouve ton bon goût ! Une personne dun âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre ! »
« Cest ce que jattendais ! Merci ! »
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, dun bond, elle le rattrapa dans lantichambre, et, lentourant de ses bras :
« Mais tu es fou ! tu es fou ! cest absurde ! je taime ! » Elle le suppliait : « Mon Dieu, au nom de notre petit enfant ! »
« Avoue que cest toi qui as fait le coup ! » dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
« Tu ne veux pas avouer ? »
« Non ! »
« Eh bien, adieu ! et pour toujours ! »
« Écoute-moi ! »
Frédéric se retourna.
« Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable ! »
« Oh ! oh ! tu me reviendras ! »
« Jamais de la vie ! »
Et il fit claquer la porte violemment.
Rosanette écrivit à Deslauriers quelle avait besoin de lui tout de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :
« Ce nest que ça ! Beau malheur ! »
Elle avait cru dabord quil pourrait lui ramener Frédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle avait appris, par son portier, son prochain mariage avec Mme Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant quil ne savait pas quand ils se reverraient ; dici à peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie.
Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, ny tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise senferma. Le bruit courut même quelle était folle.
Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour len distraire sans doute, redoublait dattentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture et, une fois quils passaient sur la place de la Bourse, elle eut lidée dentrer dans lhôtel des commissaires-priseurs, par amusement.
Cétait le ler décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup dil seulement. Le coupé sarrêta. Il fallait bien la suivre.
On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou en sale redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs de toile sur lépaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient tumultueusement.
Frédéric objecta les inconvénients daller plus loin.
« Ah bah ! »
Et ils montèrent lescalier.
Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection darmes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusquà lextrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de lArt industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusquaux fenêtres ; et, sur les autres côtés de lappartement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux bonshommes qui sommeillaient. À gauche, sélevait une espèce de comptoir, où le commissaire-priseur en cravate blanche brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui, écrivait ; et, plus bas. debout, un robuste gaillard, tenant du commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait les meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs et jusquaux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient lair tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme sil avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. Latmosphère de la salle, toute chargée dhaleines, lécurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
M. Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort ; et les trois commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient lobjet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où il sasseyait toujours en face delle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont livoire était rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore hérissée dépingles. Cétait comme des parties de son cur qui sen allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes lengourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, lidée den tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée lair vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui laccompagnait.
Mme Dambreuse lavait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, lune enviant peut-être la jeunesse de lautre, et celle-ci dépitée par lextrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire dune insolence inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano, son piano ! Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça linstrument pour douze cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents.
Mme Dambreuse, dun ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs dargent, le même quil avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait dattendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
« Tiens ! je vais lacheter. »
« Mais ce nest pas curieux », reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la délicatesse :
« Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs, Messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc dEspagne, ça brillera ! »
Et, comme elle se poussait dans la foule :
« Quelle singulière idée ! » dit Frédéric.
« Cela vous fâche ? »
« Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ? »
« Qui sait ? y mettre des lettres damour, peut être ! »
Elle eut un regard qui rendait lallusion fort claire.
« Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets. »
« Je ne la croyais pas si morte. » Elle ajouta distinctement : « Huit cent quatre-vingts francs ! »
« Ce que vous faites nest pas bien », murmura Frédéric.
Elle riait.
« Mais, chère amie, cest la première grâce que je vous demande. »
« Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez vous ? »
Quelquun venait de lancer une surenchère ; elle leva la main :
« Neuf cents francs ! »
« Neuf cents francs ! » répéta M. Berthelmot.
« Neuf cent dix
quinze
vingt
trente ! » glapis sait le crieur, tout en parcourant du regard lassistance, avec des hochements de tête saccadés.
« Prouvez-moi que ma femme est raisonnable », dit Frédéric.
Il lentraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
« Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand à neuf cent trente ? »
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, sarrêta ; et, dune voix haute :
« Mille francs ! »
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
« Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! Adjugé ! »
Le marteau divoire sabattit.
Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret. Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cur.
Mme Dambreuse navait pas quitté son bras ; et elle nosa le regarder en face jusque dans la rue, où lattendait sa voiture.
Elle sy jeta comme un voleur qui séchappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
« Vous ne montez pas ? »
« Non, madame ! »
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva dabord un sentiment de joie et dindépendance reconquise. Il était fier davoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie laccabla.
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. Létat de siège était décrété, lAssemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparais sait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce quil avait manqué, à cause delle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne sinquiétait même pas de Mme Arnoux, ne songeant quà lui, à lui seul, perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de lherbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à lombre du toit natal avec des curs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
« Comment ! est-ce quon ne va pas se battre ? » dit Frédéric à un ouvrier.
Lhomme en blouse lui répondit :
« Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Quils sarrangent ! »
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :
« Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ! »
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi.
Les maisons bientôt disparurent, la campagne sélargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.
« Elle maimait, celle-là ! Jai eu tort de ne pas saisir ce bonheur
Bah ! ny pensons plus ! »
Puis, cinq minutes après :
« Qui sait, cependant ?
plus tard, pourquoi pas ? »
Sa rêverie, comme ses yeux, senfonçait dans de vagues horizons.
« Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! »
À mesure quil avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il laperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques deau ; on arrivait ; il descendit.
Puis il saccouda sur le pont, pour revoir lîle et le jardin où ils sétaient promenés un jour de soleil ; et létourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse quil gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte dexaltation, il se dit :
« Elle est peut-être sortie ; si jallais la rencontrer ! »
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant léglise, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! Cétait bien elle, Louise ! couverte dun voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et cétait bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé dargent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans langle dune maison, pour laisser passer le cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et sen revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-dEau jusquau Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de lOpéra. Les maisons den face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu, et les crinières de leurs casques et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger quune cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
Lautre alors, savançant dun pas, se mit à crier :
« Vive la République ! »
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement dhorreur séleva de la foule. Lagent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
VI
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, létourdissement des paysages et des ruines, lamertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut dautres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions desprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désuvrement de son intelligence et linertie de son cur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet. une femme entra.
« Madame Arnoux ! »
« Frédéric ! »
Elle le saisit par les mains, lattira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
« Cest lui ! Cest donc lui ! »
Dans la pénombre du crépuscule, il napercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle sassit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant lun à lautre.
Enfin il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
« Mais je vous revois ! le suis heureuse ! »
Il ne manqua pas de lui dire quà la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
« Je le savais ! »
« Comment ? »
Elle lavait aperçu dans la cour, et sétait cachée.
« Pourquoi ? »
Alors, dune voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
« Javais peur ! Oui
peur de vous
de moi ! »
Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cur battait à grands coups. Elle reprit :
« Excusez-moi de nêtre pas venue plus tôt. » Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes dor :
« Je lai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre. »
Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de sêtre dérangée.
« Non ! Ce nest pas pour cela que je suis venue ! Je tenais à cette visite, puis je men retournerai
là bas. »
Et elle lui parla de lendroit quelle habitait.
Cétait une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusquau haut de la colline, doù lon découvre la mer.
« Je vais masseoir là, sur un banc, que jai appelé : le banc Frédéric. »
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres. avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, lattirèrent.
« Je connais cette femme, il me semble ? »
« Impossible ! » dit Frédéric. « Cest une vieille peinture italienne. »
Elle avoua quelle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis lombre lenveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire deux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de lArt industriel, les manies dArnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux-col, décraser du cosmétique sur ses moustaches, dautres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en lentendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin dAuteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, danciens domestiques, sa négresse.
Elle sétonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
« Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son dune cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages damour dans les livres. »
« Tout ce quon y blâme dexagéré, vous me lavez fait ressentir », dit Frédéric. « Je comprends Werther, que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte. »
« Pauvre cher ami ! »
Elle soupira ; et, après un long silence :
« Nimporte, nous nous serons bien aimés. »
« Sans nous appartenir, pourtant ! »
« Cela vaut peut-être mieux », reprit-elle.
« Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu ! »
« Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre ! »
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle lavait découvert.
« Cest un soir que vous mavez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il maime
il maime. » Javais peur de men assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que jen jouissais comme dun hommage involontaire et continu. »
Il ne regretta rien. Ses souffrances dautrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.
« Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importante extra humaine. Mon cur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez leffet dun clair de lune par une nuit dété, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de lâme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je nimaginais rien au-delà. Cétait Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que jy pensais, seulement ! puisque javais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! »
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme quelle nétait plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce quil disait. Madame Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine savançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
« La vue de votre pied me trouble. »
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec lintonation singulière des somnambules :
« À mon âge ! lui ! Frédéric !
Aucune na jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert dêtre jeune ? Je men moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici ! »
« Oh ! il nen vient guère ! » reprit-il complaisamment.
Son visage sépanouit, et elle voulut savoir sil se marierait.
Il jura que non.
« Bien sûr ? pourquoi ? »
« À cause de vous », dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête
« Jaurais voulu vous rendre heureux. »
Frédéric soupçonna Mme Arnoux dêtre venue pour soffrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose dinexprimable, une répulsion, et comme leffroi dun inceste. Une autre crainte larrêta, celle den avoir dégoût plus tard. Dailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
« Comme vous êtes délicat ! Il ny a que vous ! Il ny a que vous ! »
Onze heures sonnèrent.
« Déjà ! » dit-elle ; « au quart, je men irai. »
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée nest déjà plus avec nous.
Enfin, laiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
« Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! Cétait ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! »
Et elle le baisa au front, comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle sen coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
« Gardez-les ! Adieu ! »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe davancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.
VII
Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers Causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et saimer.
Lun expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle sétait remariée à un Anglais.
Lautre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, sétait enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il sétait compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On lavait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire dun pacha, gérant dun journal, courtier dannonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.
Puis, ils sinformèrent mutuellement de leurs amis.
Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la presse.
Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.
Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, lhoméopathie, les tables tournantes, lart gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête.
« Et ton intime Sénécal ? » demanda Frédéric.
« Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ? »
« Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs. »
« Et son mari ? »
« Mort lannée dernière. »
« Tiens ! » dit lavocat.
Puis se frappant le front :
« À propos, lautre jour, dans une boutique, jai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon quelle a adopté. Elle est veuve dun certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince. »
Deslauriers ne cacha pas quil avait profité de son désespoir pour sen assurer par lui-même.
« Comme tu me lavais permis, du reste. »
Cet aveu était une compensation au silence quil gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric leût pardonnée, puisquelle navait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant den rire ; et lidée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
Deslauriers ne lavait jamais vue, non plus que bien dautres qui venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.
« Vit-il encore ? »
« À peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de Grammont jusquà la rue Montmartre, il se traîne devant les cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre ! »
« Eh bien, et Compain ? »
Frédéric poussa un cri de joie, et pria lex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête de veau.
« Cest une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendants fondèrent un banquet annuel, où lon mangeait des têtes de veau, et on buvait du vin rouge dans des crânes de veau, en portant des toasts à lextermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde. »
« Tu me parais bien calmé sur la politique ? »
« Effet de lâge », dit lavocat.
Et ils résumèrent leur vie.
Ils lavaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé lamour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
« Cest peut-être le défaut de ligne droite », dit Frédéric.
« Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, jai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. Javais trop de logique, et toi de sentiment. »
Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, lépoque où ils étaient nés.
Frédéric reprit :
« Ce nest pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont javais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et lévêque de Troyes assaillirent messire Eustache dAmbrecicourt. Te rappelles-tu ? »
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
« Te rappelles-tu ? »
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle darmes au bas de lescalier, des figures de pions et délèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire, puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.
Cétait pendant celles de 1837 quils avaient été chez la Turque.
On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane, une Turque, ce qui ajoutait à poésie de son établissement, situé au bord de leau, derrière le rempart ; même en plein été, il y avait de lombre autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons rouges près dun pot de réséda sur une fenêtre. Des demoiselles en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles doreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement dune voix rauque.
Ce lieu de perdition projetait dans tout larrondissement un éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : « Lendroit que vous savez, une certaine rue, au bas des Ponts. » Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le sous-préfet y avait été surprise ; et cétait, bien entendu, lobsession secrète de tous les adolescents.
Or, un dimanche, pendant quon était aux Vêpres, Frédéric et Deslauriers, sétant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur quil faisait, lappréhension de linconnu, une espèce de remords, et jusquau plaisir de voir, dun seul coup dil, tant de femmes à sa disposition, lémurent tellement, quil devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant quon sen moquait, il senfuit ; et, comme Frédéric avait largent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire, qui nétait pas oubliée trois ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de lautre ; et, quand ils eurent fini :
« Cest là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Frédéric.
« Oui, peut-être bien ? Cest là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Deslauriers.
Table
TOC \o "1-3" PREMIÈRE PARTIE PAGEREF _Toc390067561 \h 2
I PAGEREF _Toc390067562 \h 2
II PAGEREF _Toc390067563 \h 14
III PAGEREF _Toc390067564 \h 21
IV PAGEREF _Toc390067565 \h 30
V PAGEREF _Toc390067566 \h 56
VI PAGEREF _Toc390067567 \h 100
Deuxième partie PAGEREF _Toc390067568 \h 111
I PAGEREF _Toc390067569 \h 111
II PAGEREF _Toc390067570 \h 141
III PAGEREF _Toc390067571 \h 186
IV PAGEREF _Toc390067572 \h 221
V PAGEREF _Toc390067573 \h 267
VI PAGEREF _Toc390067574 \h 278
Troisième PARTIE PAGEREF _Toc390067575 \h 311
I PAGEREF _Toc390067576 \h 311
II PAGEREF _Toc390067577 \h 370
III PAGEREF _Toc390067578 \h 385
IV PAGEREF _Toc390067579 \h 405
V PAGEREF _Toc390067580 \h 440
VI PAGEREF _Toc390067581 \h 456
VII PAGEREF _Toc390067582 \h 462
PAGE 467