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Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
N° Bibliothèque :
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THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS I
Discipline : Géographie
présentée et soutenue publiquement par
Olivier ORAIN
le 5 décembre 2003
Le plain-pied du monde
Postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au xxe siècle
Sous la direction de :
Mme Marie-Claire ROBIC
directeur de recherches au CNRS, Paris, UMR 8504 Géographie-Cités
JURY
M. Jean-Michel BERTHELOT, professeur, université de Paris IV
M. Bernard DEBARBIEUX, professeur, université de Genève
M. Robert MARCONIS, professeur, université de Toulouse II
Mme Paule PETITIER, professeur, université de Paris VII
M. Jean-Louis TISSIER, professeur, université de Paris I
Remerciements
Trois personnes ont joué un rôle décisif dans la mise à bien de ce travail : Marie-Claire Robic, qui durant onze ans n’a jamais ménagé son temps, ses encouragements, ses conseils ; Marie-Pierre Sol, qui depuis quatre ans est une interlocutrice de tous les instants et m’a énormément soutenu dans le galop final ; Claire Orain, qui m’a fait profiter de ses jugements avertis sur mes spéculations poéticiennes, outre qu’elle a été mon soutien tout au long de ces années. Il me faudrait aussi mentionner ceux qui ont prêté une oreille attentive aux tâtons successifs qui ont jalonné l’hypo-thèse : Nicole et Michel Roux, Emmanuel Meillan, Mélanie Foulon.
Je voudrais aussi remercier tous mes camarades de l’équipe Épistémologie et histoire de la géographie (E.H.GO), pour leur écoute et leurs conseils avisés lors de mes interventions en séminaire. Ce soutien a été précieux durant ces dernières années, avec une adresse particulière à Micheline Roumegous. À l’occasion de ces voyages parisiens, j’ai usé et abusé de l’hospitalité de Renaud Orain et Nathalie Joubert, Laure et Michel Cellié, Helmi Borel et Michel Lurat, Carole et Philippe Petit, Guillaume et Céline Morel.
J’aurais mauvaise grâce d’oublier mes collègues de l’université de Toulouse-Le Mirail, qui m’ont accueilli en 1996 et m’ont procuré une liberté pédagogique formidable, grâce à laquelle j’ai pu étoffer mes curiosités géographiques tout en enseignant sur un poste de PRAG. Dans ce contexte, des promotions d’étudiants ont été les premières « victimes » de mes interprétations de la littérature disciplinaire, public dont les attentes de clarté ont été un précieux modérateur.
La section 39 du CNRS, en m’accueillant en détachement, m’a permis d’achever cette thèse dans des conditions idéales. Léna Sanders a beaucoup bataillé pour que j’obtienne une troisième année, ce dont je lui suis grandement redevable.
Cette thèse n’aurait jamais vu le jour sans l’intervention de quelques anges gardiens qu’il me faut citer pour rendre hommage à leurs soins : les équipes du centre des Peupliers (Paris) et de l’institut Claudius-Regaud (Toulouse), Nicole Le Leyour-Carlier, Jacques Bataille, Nicolas Colbert, Hélène Chiavassa, Henri Roché, Corinne Sarda, Jean-Pierre Suspène, Joseph Makdessi, Pascale Rivieira, Corinne Ourliac, Martine Delannes, Loïc Mourey, François Olivier, Laurent Brouchet, sans oublier tous ceux avec lesquels je n’ai pas eu de contact direct, mais qui ont contribué à rendre les combats efficaces. Merci aussi tout particulièrement à Martine Dupuy et Yves Ellul.
C’est insolite peut-être, mais je voudrais remercier quelques-uns des commensaux qui m’ont rendu les touches de clavier plus douces : Stephen Duffy, Caetano Veloso, Beth Gibbons, Polly Jean Harvey, Patti Smith, Henk Hofstede, Neil Hannon, Elliott Smith, Rufus Wainwright, Abdullah Ibrahim, Margareth Price et, last but not least, le regretté Iacha Horenstein.
Mes beaux-parents, Christian et Martine Fouanon, ont été un soutien précieux durant toutes ces années. En particulier, disposer à demeure de l’intégrale de la Géographie universelle des années 30 fut d’un grand confort.
Ella et Dominique Orain savent et ne savent pas tout ce dont je leur suis redevable, à commencer par le plus précieux : une certaine façon d’aborder le monde. Il y aurait tout le reste, mais ce sont là affaires privées.

- Dans votre roman Feu pâle, un des personnages dit que la réalité n'est ni le sujet ni l'objet de l'art authentique qui crée sa propre réalité. Quelle est cette réalité ?
- La réalité est une chose très subjective. Je ne peux la définir que comme une accumulation graduelle de l'information, comme une spécialisation. Si nous prenons un lys, ou tout autre objet naturel, un lys a plus de réalité pour un naturaliste que pour un profane, mais il a encore plus de réalité pour un botaniste. Et le botaniste spécialisé dans les lys parvient à un stade plus élevé encore de la réalité. Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, pour ainsi dire, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent elle est inextinguible, inaccessible. Vous pouvez connaître une chose de mieux en mieux, mais jamais vous ne saurez tout sur cette chose : c'est sans espoir.
Vladimir Nabokov, entretien avec Peter Duvall-Smith et Christopher Burstall, publié dans Strong Opinions, trad. fr. : Parti-pris, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 17.
Mais l’abondance des significations encloses dans chaque phénomène de l’esprit exige de celui qui les reçoit, pour se dévoiler, cette spontanéité de l’imagination subjective pourchassée au nom de la discipline objective. L’interprétation ne peut pas faire ressortir ce qu’elle n’aurait pas en même temps introduit. Ses critères, c’est la compatibilité de l’interprétation avec le texte et avec elle-même, et sa capacité de faire parler tous ensemble les éléments de l’objet.
Theodor Wiesengrund Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature [trad. S. Muller], Paris, Flammarion, 1984, p. 7.
L’art forme l’œil et l’oreille avec lesquels nous percevons cette réalité crue d’où nous disons pourtant l’art détaché. Un homme sans culture visuelle ne voit rien.
Tony Duvert, Abécédaire malveillant, Paris, Minuit, 1989, p. 16.
Introduction
Régulièrement, depuis une trentaine d’années au moins, il est de bon ton de déplorer la faiblesse épistémologique de la géographie. « Discipline qui ne se définit pas », lit-on encore parfois, en une formule d’une ambiguïté remarquable, puisqu’elle peut se comprendre aussi bien comme une critique que comme une fuite en avant. Pourtant, il n’est pas de décennie depuis le début du xxe siècle qui n’ait vu la publication de textes réflexifs de natures diverses : manifestes, essais, Principes, traités, recelant, à la marge parfois, notations et ébauches sur les pratiques légitimes ou légitimantes de la discipline. Et depuis que le thème des carences est devenu une antienne, c’est une véritable floraison. Certes, le style de ces interventions peut sembler éloigné d’une épistémologie canonique, directement inspirée d’un art d’écrire que l’on pourrait qualifier cavalièrement de philosophique. On pourrait aussi leur reprocher une certaine instrumentalisation de l’épistémologie, au motif qu’elles véhiculent la plupart du temps une certaine idée de la discipline, une orientation, voire une idéologie. Mais en va-t-il autrement lorsqu’un Raymond Boudon écrit un Traité de sociologie ou que d’autres tentent de circonscrire Le métier de sociologue ? Se pose alors le problème des différences entre une perspective « opératoire », et une autre qui serait davantage « historique », pour reprendre une distinction qui avait cours dans les années 1960. Et partout, pas seulement en géographie, la première domine, quand bien même l’autre s’essaie, depuis quelques décennies, à exister. Signal de l’essor tardif de celle-ci, la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) n’existe que depuis les années 1980. Et les géographes en sont depuis les débuts.
Une autre hypothèque, plus sérieuse, pèse sur la géo-graphie, pendant de l’historiographie : comme le reste de la production disciplinaire, faute d’un marché plus vaste que le public des géographes (et des étudiants en histoire), elle a été largement confinée dans l’univers des manuels, cédant parfois aux facilités du didactisme au détriment de spéculations plus aventurées ou plus techniques. Pourtant, le premier Guide de l’étudiant en géographie d’André Cholley, publié en 1942, est l’un des textes les plus âpres et les plus innovants de la géographie que l’on dit « classique », et il n’est pas certain que la pensée réflexive d’un Pierre George, déployée dans les années 1960 notamment au travers d’ouvrages figurant au catalogue des Presses universitaires de France (collections « Que Sais-je ? », « "Sup" Le géographe »), ait revêtu une lisibilité autre que superficielle pour le public étudiant. L’effort intense, encore que diffus, déployé par des dizaines d’auteurs depuis quelques décennies, n’a pas débouché quant à lui sur la publication de manuels épistémologiques au sens strict, alors même que ceux existant peuvent susciter la controverse : le Qu’est-ce que la géographie ? (Hachette, 1994) de Jacques Scheibling a été vertement critiqué par Henri Reymond dans un numéro de l’Espace géographique, tandis que Robert Marconis se voyait reprocher dans les Annales de géographie d’avoir trop parlé de « géographie marxiste » dans son Introduction à la géographie (Armand Colin, 1996). Quoi que l’on puisse penser de ces arraisonnements, ils témoignent du caractère relatif des frontières entre l’essai et le manuel, dans une discipline où le premier ressemble parfois fortement au second, et inversement… Quand Claude Bataillon publie Pour la géographie aux éditions Flammarion (1999), il l’agrémente de nombreux documents à visée illustrative, pour ne pas dire pédagogique : textes, cartes, schémas, légendés à la manière d’un ouvrage d’initiation. Pareillement, dans Espace, temps, complexité. Vers une métagéographie (2001), publié dans « Géographiques », une collection dédiée à l’essai, Charles-Pierre Péguy se mue bien souvent en médiateur patient et attentif au chevet d’un lecteur supposé de bonne volonté mais quelque peu novice. À l’inverse, le grand œuvre de Philippe et Geneviève Pinchemel, La Face de la terre, a été publié dans la collection « U », chez Armand Colin, en 1988, alors qu’il s’agit de bien plus qu’un livre de vulgarisation, d’une véritable théorie de la géographie, reprenant et amplifiant vingt ans de réflexion.
Par delà les genres supposés, on en revient finalement toujours à une question d’écriture. La production réflexive des géographes, à quelques exceptions récentes, est marquée par le souci de ne pas rebuter un lectorat que l’on suppose d’emblée réticent aux jargons et peu au fait des développements théoriques. Le pédagogue perce toujours sous l’armure du théoricien. « Faut-il s’en plaindre ? », pourra-t-on objecter ?
Pendant de nombreuses décennies, et au moins jusque dans les années 1980, une des convictions les mieux partagées a voulu que l’introspection disciplinaire fût un privilège exclusif de l’expérience, sinon de l’âge. Au terme d’une riche carrière, au soir de sa vie, le géographe avait tout loisir de méditer sur l’essence de sa science et sur sa sagesse profonde, afin de communiquer aux nouvelles générations le fruit de son expérience. Les exemples donnés par Maximilien Sorre, Henri Baulig ou André Meynier ont largement accrédité cette image d’Épinal. Cette position, largement explicite mais rarement discutée, avait un sous-jacent inductif et légitimiste : une telle expérience rétrospective ne pouvait pas, ne voulait pas, sauf cas exceptionnel, déboucher sur une remise en cause de la science « normale » ; et elle reposait sur une sédimentation de pratiques et de réflexions dont la généralisation en « principes » ne pouvait être opérée qu’à posteriori. Par ailleurs, il s’agissait d’une entreprise à tout le moins endogène et pointilliste : endogène, ou « internaliste », parce que insoucieuse de se situer par rapport aux discours dominants sur la science — quand bien même elle s’y référait implicitement, voire même explicitement ; pointilliste de par une énonciation en touches successives ou esquisses, sans intention de produire un système théorique de la géographie. Enfin, il ne pouvait être question d’y ressourcer une langue stratifiée par des décennies de pratique et vouant à l’interdit les néologismes et autres méfaits de la langue jargonnante.
Tout ceci a commencé à changer dans les années 1960, lorsque des économistes (François Perroux, Jacques-René Boudeville) ont prétendu dire le droit sur ce qu’était « l’espace des géographes », et, surtout à la fin de la décennie, lorsque se sont multipliées les critiques extérieures (de sociologues, de philosophes, d’historiens…). Un peu avant avait été publié le volume Logique et connaissance scientifique de la prestigieuse encyclopédie de la Pléiade (1967) sous la direction de Jean Piaget, dont la géographie est cruellement absente. Digérer ce qui était ressenti comme un ostracisme a pris longtemps, a beaucoup servi, a suscité d’innombrables commentaires. Nombreux sont ceux qui en ont tiré les leçons ou y ont trouvé une justification pour injecter dans la discipline des références épistémologiques : Gaston Bachelard, Louis Althusser et J. Piaget dans les années 1970, Karl Popper ou Thomas Kuhn dans les années 1980 (rarement avant), Paul Ricœur, Bruno Latour ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot plus récemment. Grâce à cela, depuis une trentaine d’années, l’épistémologie des géographes, entendue au sens large de discours sur les garanties scientifiques de la discipline, n’est plus une réflexion en vase clos. Pour autant, on ne saurait dire que la plupart de ceux qui s’adonnent à cet exercice l’ont fait dans la perspective d’acquérir là une spécialité : ils mobilisent un certain nombre de références dans une perspective de (re)construction du champ dans lequel ils interviennent, avec un souci de rigueur, mais sans curiosité obligatoirement systématique pour les différents domaines connexes des science studies. En général, ce style épistémologique finalise les références mobilisées en fonction d’une recherche inscrite dans un champ empirique. Cela n’a rien d’infamant ou de condamnable, bien au contraire, et il en va de même ailleurs, majoritairement.
Simplement, bon nombre d’auteurs qui mentionnent tel ou tel discours allogène procèdent davantage par greffe que par hybridation, laissant un certain jeu s’installer entre les principes normatifs auxquels ils se réfèrent et la géographie (ou le sous-champ), récipiendaire d’un happening théorique dont les attendus sont plus escomptés qu’effectués. Sur un plan global, il y avait déjà de cela dans La géographie, méthodes et perspectives de Jacqueline Beaujeu-Garnier (1971) ou dans l’article d’Hubert Béguin, « La théorie dans la démarche géographique » (1985), résumé à visée doctrinale d’une vulgate poppérienne, sans parler des prétentions assertives de la chorématique à la « falsifiabilité ». Et l’on retrouve une configuration similaire dans le très récent Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault (2003), ouvert à tous les grands débats contemporains des sciences sociales, mais qui s’abstient trop souvent de penser leur incidence en géographie. L’extériorité se manifeste aussi souvent dans une certaine écriture de la greffe, pédagogique, voire didactique, soucieuse d’une certaine ligne claire dans la formulation (afin de ménager un lectorat hostile au jargon ?), mais réalisant ainsi la perpétuation objective des valeurs classiques de la géographie en matière d’écriture, quand bien même ce choix renforcerait le particularisme de la littérature réflexive, connotant un aspect inabouti par un pur effet de forme. L’un des rares contre-exemples parmi tous les épistémologues « opératoires » serait Claude Raffestin, qui s’est efforcé depuis trente ans de mettre en résonance réflexion interne et références externes, même si c’est sur un plan presque exclusivement « méta-théorique », comme il pourrait le dire lui-même, et au prix d’une réputation d’auteur « difficile ».
Statut d’extériorité des discours épistémologiques, présentation pédagogique, disjonction entre l’intention exprimée et le résultat escompté : voilà peut-être quelques uns des ingrédients qui fondent ce sentiment si récurrent d’une discipline étrangère aux pratiques épistémologiques, alors même qu’elle produit son lot quotidien de méta-discours. L’essentiel est sans doute affaire formelle, mais ne s’y réduit pas. Il en va de l’épistémologie « générale » (si ce n’est pas une chimère) comme de tout idiome : ne pas s’immerger dedans ou tenir sa langue revient à traduire inlassablement, non pas pour « déplacer » (comme dirait Michel Callon) mais pour relier deux « mondes », en une éreintante navette qui ne tisse qu’en lisière. À l’inverse, face à ces difficultés très honorables et parfois heuristiques, la tentation du name dropping (et ses avatars conceptuels) apparaît comme une dérive passablement dangereuse des systèmes actuels de distinction — sinon d’évaluation — universitaire, qui ont érigé le mot (« territoire », « acteur », « corps », etc., pour ce qui concerne la géographie) ou la référence (de préférence à la mode, Heidegger plutôt que Sartre, Guy Di Méo ou Augustin Berque plutôt qu’Henri Reymond…) en fétiche, au détriment d’instances d’énonciation/justification plus longues et laborieuses : le paragraphe, le texte, la preuve… L’épistémologie historique peut-elle prétendre échapper à tous ces écueils ? Il importe de préciser que la distinction entre deux épistémologies, commode jusqu’à un certain point, ne constitue pas une dichotomie que l’on pourrait absolutiser, dans la mesure où chacun peut, à tout moment, pencher vers l’approfondissement d’une démarche de compréhension ou au contraire tendre vers une lecture actualisante, filtrante et/ou normative.
Encore faut-il préciser davantage ce que l’on définit par le label d’« épistémologie historique ». D’une manière générale, nous entendons par là un projet d’interprétation rétrospective qui ne pose pas la question de la valeur de vérité intrinsèque d’un discours, d’une école, d’un programme de recherche, partant réactualisable, mais s’intéresse plutôt aux diverses opérations, sociales, cognitives, rationalisantes, formalisantes, qui les constituent : ce que certains ont joliment appelé « la fabrique de la science ». Une hypothèque sérieuse a longtemps pesé sur ses positions heuristiques : comme elle se refusait à porter un regard normatif sur la valeur de vérité de ses objets, certains philosophes des sciences lui ont accolé l’adjectif infamant de « relativiste », considérant implicitement qu’une posture épistémologique avait forcément une signification métaphysique profonde. Une telle mésaventure a lourdement frappé Thomas Kuhn après la publication de La structure des révolutions scientifiques ou David Bloor et Barry Barnes, dont le projet de traitement symétrique des théories scientifiques reçues ou rejetées a été lu comme un déni de toute vérité scientifique. Dans le domaine de la géographie, il est encore des plumes brillantes pour reproduire rituellement le parricide de « Vidal », géniteur d’un « paradigme mort-né » et s’offusquer de ce que certains puissent continuer à consacrer du temps et de l’ingéniosité au « marais théorique » de « l’école française », dès lors rangés dans le même sac que les « thuriféraires » effectivement nostalgiques du « bon vieux temps ». Rien de plus difficile que de rendre légitime auprès d’acteurs positionnés dans le présent un effort de neutralité axiologique facilement assimilé à la vieille objectivité, et partant suspect d’irénisme, voire de conservatisme rampant.
Ce point nous semble capital et justiciable d’explications. Contre cette sorte de critique, nous mettrions volontiers en avant ce que Hilary Putnam appelle le « principe de charité », qui nous semble consubstantiel au type d’entreprise dont nous parlons (pour nous en revendiquer) : il consiste à présupposer du sens plein, de la cohérence et des systèmes de justification et de preuve dans une archive quelconque, que l’on se propose de comprendre. Ce mot très opaque en appelle à une double interrogation : sémantique et architectonique. La première engage une approche des significations qui ne suppose aucune invariance du sens d’un mot mais au contraire s’acharne à faire des conjectures in situ sur un sens réfléchi par l’environnement constitué par la phrase, le texte, le corpus, l’époque, au risque parfois de ne pas en trouver ou d’en trouver trop. Les stratégies générées sont de traduction (proposer des équivalents qui actualisent et précisent la signification) et de démarquage (reprise mimétique des termes pour les faire résonner ensemble). Mais il ne peut être question de s’arrêter à la sémantique, même si celle-ci constitue parfois un préalable nécessaire. Bien plus, il s’agit au-delà d’examiner des systèmes de figuration beaucoup plus sophistiqués, rendant intelligibles des objets divers et essayant d’accréditer plus ou moins vigoureusement leur stabilité (pour ne pas parler de vérité ou de réalité).
Ceci suppose une immersion suffisamment durable dans un (ou plusieurs) corpus pour permettre de s’y mouvoir sans entraves, en s’efforçant autant que faire se peut d’en respecter les fluidités et les obstacles, les chutes, les culs de sac et les bassins de convergence. L’expression « rentrer dans la pensée de x » nous conviendrait assez, si elle n’était pas entachée par tous les doutes que l’« ère du soupçon » a fait porter sur la communicabilité des expériences. Nous en prendrons acte en exprimant notre adhésion à l’idée d’un caractère conjectural de l’interprétation, que l’on essaye d’étayer par un arsenal d’indices : citations, travail sur des occurrences (de mots, de formules), comparaisons, mise à jour de motifs qui circulent de texte en texte, se transformant et se redéployant, etc. Administrer la preuve n’a rien à voir ici avec l’« expérience décisive » des épistémologies naturalistes, en ce sens qu’aucune autorité ne saurait forclore les significations d’un texte. La lecture est une interaction qui mobilise l’ensemble des référents et capacités interprétatives d’un individu, lesquels s’épaississent (en général) et muent avec les années, « accrochant » parfois, « glissant » plus tard ou au demeurant. Pour autant, nous ne nous retrouvons en rien dans un quelconque « tout est bon » en la matière : on peut comprendre de travers un texte, on peut le mutiler ou l’abandonner en larguant les amarres de l’imagination créatrice, ce qui n’est pas un défaut dans l’absolu mais une autre discipline. La question des critères et des preuves permettant de juger de la validité d’une interprétation est on ne peut plus délicate, mais il nous semble dangereux d’y renoncer. Si n’importe quelle lecture est recevable, à quoi bon continuer à lire ou à communiquer, dès lors que l’exercice souverain d’un récit « nunégocentré » serait la seule issue, prenant prétexte de la parole de l’autre plutôt que de lui rendre justice ? En cela, nous rejoindrions volontiers les réflexions d’Hilary Putnam sur le « relativisme » en matière d’interprétation :
L’idée qu’il puisse exister une incommensurabilité si grande qu’il soit logiquement absurde de penser que la moindre communication puisse passer au travers fut immédiatement nuancée [lors d’un colloque de poétique] : il fut en effet admis avec enthousiasme que « bien entendu », il y a des interprétations plus ou moins bonnes de ce qu’un « autre » peut dire ou penser. L’interprétation n’est donc pas en définitive totalement subjective. Il y a quelque chose de très voisin d’une notion transparadigmatique de rationalité que le critique littéraire a, lui aussi, à sa disposition.
La tendance contemporaine à considérer l’interprétation comme une chose de seconde zone reflète, à mon sens, non une passion pour l’objectivité mais une soif d’absolus — une soif d’absolus et une tendance qui en est inséparable, la tendance à penser que si l’absolu est inatteignable, alors « tout est bon ». Mais « assez est assez, assez n’est pas tout ».
L’expression « immersion dans un corpus » pourrait laisser entendre une sorte de redoublement dans le champ interprétatif d’une vieille attitude de géographe, convaincu qu’il n’y a pas de meilleur service rendu à un objet que d’en épouser les contours et d’écrire sous la dictée un message déjà contenu dans le « référent » (et c’est encore plus parlant lorsqu’il est question d’archives…). S’agissant de textes, prendre la formule au premier degré suggère une sorte de paraphrase, ce qui n’est pas plus désirable qu’un « parti-pris des choses » profondément trompeur. Nous ferions plutôt l’hypothèse que chacun dispose d’un appareil critique dont la mise en éveil repose sur au moins trois critères : une profondeur d’expérience préalable dont nous avons déjà dit le caractère déterminant ; une faculté de mobilisation étroitement tributaire de la perception de congruence à l’archive qu’un rapport initial, sous forme de prime lecture et d’évaluations diverses, renseigne ; la volonté heuristique de pousser le « texte » dans ses derniers retranchements (même si c’est une chimère). À partir de ces prémisses, la question des schèmes préalables appert rapidement : aucune lecture n’est vierge de références et de partis-pris, de confrontations et de spéculations. Trop souvent, cette question est rabattue sur l’idée de « théorie » ou de « modèle » que l’on éprouve, suivant en cela une prescription de l’épistémologie normative qui appauvrit notablement l’idée de schème conceptuel : nous ferions volontiers l’hypothèse que l’heuristique (qu’elle soit recherche empirique de pointe ou travail interprétatif) repose sur un bric-à-brac hétéroclite, fait de présupposés vagues, de tessons de théorie, d’obsessions lexicales, de valeurs rémanentes, etc., qui ne trouvent cristallisation ou ordonnancement qu’au terme d’un processus de mise en forme/mise à l’épreuve. Parfois, des segments plus longs d’une thèse ou d’une « théorie » sont sous-jacents ab initio, mais l’entreprise de traduction ou de rapprochement ne revêt de valeur qu’à l’issue d’un travail probatoire. Le caractère organique ou dialectique d’un écrit est le résultat d’une formalisation et d’une homogénéisation, intrinsèquement liées à ce que nous appellerions en suivant René Lourau le « texte institutionnel (TI) ». La plupart des représentations épistémologiques occultent le processus (parfois fort lent) d’agrégation pour ne se concentrer que sur le résultat, l’archive écrite, ou publiée, en vertu de quoi sont sacralisés des canons antinomiques (l’induction versus la falsification, le théorique versus l’empirique, etc.). Il n’est pas certain que cette manière de faire n’ait pas quelque responsabilité à l’origine de polémiques irréductibles concernant les caractères distinctifs de la science ; à ce titre aussi, la classique dichotomie de Hans Reichenbach entre contexte de découverte et contexte de justification pose problème, car la question de la formalisation peut aussi bien être considérée comme une scorie historique que comme une dimension fondamentale de la mise à l’épreuve (qu’on la conçoive comme vérification, falsification ou démonstration…).
Comme texte institutionnel, le présent travail d’écriture s’est efforcé d’introduire une régulation particulière entre le travail d’amont et le résultat « final », que l’on pourrait qualifier de contre-expérimentale : alors qu’il est fréquent de transférer dans la thèse-livre le mouvement (ou la dynamique) de l’hypo-thèse, nous nous sommes efforcé d’opérer à contre-courant. Ce qui appelle quelques précisions liminaires avant de pouvoir être explicité.
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À l’origine de ces lignes se trouve la volonté, exprimée en 1992, de travailler sur le corpus de la géographie française du xxe siècle avec les outils de la critique littéraire structuraliste (ce que l’on appelle aussi parfois « poétique »), découverte huit ans auparavant au travers d’un livre de Maurice Couturier et référence constante depuis. Mais il n’a jamais été question d’opérer une expérimentation en l’espèce d’une « analyse textuelle purement formelle »  passant au crible quelques auteurs du répertoire géographique, ce qui serait revenu à sélectionner une forme d’analyse de discours (constituant un système interprétatif) que l’on aurait en quelque sorte testée (en visant par exemple « une grammaire de l’inscription du sujet dans son énoncé » ou en faisant le décompte des figures de rhétoriques — ou tropes — qu’utilisent certains auteurs). Il n’était pas de notre propos non plus de traiter d’un « genre » particulier de géographie et des formes de satisfaction esthétique qu’il procure, ni de proposer une sorte de « théorie des genres » géographiques. Par ailleurs, nous avions le souci de déployer nos investigations sur un corpus étalé sur une durée relativement longue : des débuts de « l’école française de géographie » à la période contemporaine, sans qu’un découpage précis ait été d’emblée adopté. Il s’est agi dès le début de trouver une problématique non pas rhétorique mais historiographique, au travers de laquelle un certain usage de la poétique pouvait, peut-être, apporter du sens, sans constituer une fin mais essentiellement un moyen. Ceci posé, il n’empêche qu’un intérêt tout particulier pour l’écriture de la géographie (ou plus précisément : pour les pratiques scripturaires) traverse l’ensemble de ce travail.
Il importe ici de souligner à quel point la réflexion sur l’écriture des sciences est devenu depuis plus d’une décennie un thème porteur, encore que le mot « écriture » soit utilisé le plus souvent de façon métonymique (puisqu’on interroge presque toujours le résultat plus que l’acte lui-même) et allégorique (l’acte personnifiant l’ensemble du processus d’ordonnancement de la pensée). On pourrait penser que cette émergence a quelque rapport avec la montée en puissance des discours post-modernes, mettant en avant la contingence formelle des « récits » et autres « mythes » produits par les sciences, notamment par celles qui ont un statut incertain, entre littérature et sciences de la nature. Mais il arrive aussi que l’écriture soit considérée comme une inscription transitive de la pensée : substitut de la trop datée « historiographie », la question de l’« écriture de l’histoire » a pris une place centrale dans ce champ de réflexion ; aucune autre discipline n’a suscité un tel mouvement de commentaire tant épistémologique que poétique. Faut-il voir dans cette attraction singulière la conséquence du prestige intellectuel de l’école des Annales et la consécration du savoir-écrire d’un Fernand Braudel ou d’un Lucien Febvre ? Ou faut-il mettre en avant l’ambivalence même d’une science qui, dans sa production ordinaire, se veut tout à la fois travail savant et discours en contiguïté avec l’énonciation « naturelle » du monde, autorisant par là (ou semblant autoriser) une réappropriation tant extra-disciplinaire que vernaculaire ? Depuis les travaux éponymes de Paul Veyne et Michel de Certeau, la thématique fascine, mobilisant tant les historiens eux-mêmes que des intervenants extérieurs, essentiellement des philosophes. Au-delà de la seule histoire-discipline, la question de L’Écrit de la science apparaît de plus en plus comme un passage obligé de la réflexion sur la construction de la connaissance, dans une perspective non exclusivement post-moderne, puisque les procédés d’administration de la preuve peuvent être partie intégrante, voire dominante, de l’investigation. Dans l’introduction du très récent Figures du texte scientifique, Jean-Michel Berthelot oppose une problématique « de l’écriture » mettant l’accent sur l’« objet physique inscrit dans des matériaux, des supports, dans un contexte socioculturel de production et de réception » et une problématique « textualiste » interrogeant un « travail d'écriture, sémantique et sémiotique de construction textuelle ». C’est plus particulièrement cette seconde perspective qui inspire cette thèse, même si on ne saurait totalement négliger l’autre.
Ainsi, l’écriture intéressera ici au travers de son résultat textuel, mode d’énonciation relativement clos et cristallisé, à la différence des formes d’oralité. L’acte scripturaire institue une forme de discours en théorie définitif (même si des réécritures peuvent en proposer un remaniement), qui contraint fortement ce qui est énoncé, du fait des dispositifs propres à l’agencement d’un texte et par le truchement des possibles formels que se donne l’énonciateur. Réciproquement, le message peut s’appuyer stratégiquement sur la forme, en escomptant une transitivité des effets de celle-ci. L’acte de lecture sanctionne l’ensemble de ces procédures et fait surgir un autre faisceau de contraintes, qui peuvent être anticipées par l’écrivant, mais qui sont susceptibles de fluctuer énormément en fonction de l’éloignement temporel et culturel entre destinateur et destinataire. Ce faisant s’esquisse l’idée, banale, d’une standardisation socialement située des pratiques d’écriture, tributaire de plusieurs niveaux de socialisation et engagée dans un devenir évolutif qui rend légitime une histoire des graphies entrecroisant production, réception et interprétation. Dès lors, l’hypothèse que nous aimerions développer serait qu’une communauté (scientifique) constituée produit entre autres choses des formes idiosyncrasiques de « mise en texte », qui n’épuisent pas les pratiques scripturaires individuelles mais attestent d’un effet de convergence complexe, résultant de formations communes, de valeurs partagées, de lectures croisées, etc. À ce titre et par effet de réciprocité, s’attacher à la mise à jour de ces pratiques scripturaires communes pourrait avoir du sens pour éclairer les paradigmes scientifiques et leur devenir. Ainsi, faire l’exégèse des géo-graphies collectives serait un moyen de contribuer à une histoire sociale et cognitive de la géographie.
Cette recherche a eu un résultat cardinal, essentiellement empirico-inductif à la base et sujet à une lente gestation. Il engage ce que nous avons appelé à partir de 1997 le réalisme de la géographie classique française, arraisonné initialement avec des outils de poéticien. Mais comme il s’agissait bien plus d’un rapport au monde que d’un « simple » style, nous nous sommes senti dans l’obligation de confronter ce qu’une lecture du corpus nous amenait à reconstruire avec les « modèles » de réalisme extra-littéraire disponibles, non pas tant anciens (Aristote, les thomistes) que contemporains. Il nous est vite apparu que les distinctions en usage étaient extrêmement instables, qu’entre notre définition inductive et certaines expressions récentes (chez H. Putnam en particulier), il y avait plus qu’un abîme. Lors d’un colloque, il nous a été objecté que ce dont nous parlions était du « positivisme », mot pour lequel la sémantique est encore plus instable que pour « réalisme », tant et si bien que nous en sommes resté au label initial, qui n’est pas une spéculation ex-ante mais une dénomination ex-post, forcément insatisfaisante pour qui rechercherait une définition absolue du mot, mais qui ne trouve sens que dans une certaine « niche écologique », comme dirait Ian Hacking.
Cette interprétation largement inductive (et en tout cas non escomptée initialement) a fait l’objet d’un croisement avec un schème qui lui, au contraire, était de nature hypothétique, car le fruit d’un apprentissage préalable et non d’une « découverte » progressive. Nous faisons référence ici à une lecture kuhnienne de l’histoire de la géographie française dont les cadres ont été posés depuis assez longtemps par Marie-Claire Robic. Il revient à considérer qu’un paradigme particulier s’est cristallisé en France avec l’avènement de ce qu’on appelle souvent « l’École française de géographie » à la charnière des xixe et xxe siècles, lequel aurait maintenu son emprise jusqu’au début des années 1970, époque à laquelle il aurait subi une remise en cause vigoureuse, lisible en termes de « révolution scientifique ». Peu à peu, le projet de travailler le modèle et de l’éprouver est devenu central, soulevant la question de sa pertinence (historiographique, épistémologique, sociologique) dans un projet d’interprétation du devenir de la discipline. Il soulève un enjeu assez fort de découpage historique : si la plupart des auteurs s’accordent sur l’aspect décisif de l’intervention vidalienne dans la cristallisation de la géographie « classique » (parfois pour en regretter la nocivité, à la manière d’un J. Lévy, cf. supra), en revanche, la question des ruptures ultérieures est beaucoup moins consensuelle : P. Claval ou R. Marconis auraient tendance à suggérer une coupure (ou une flexure) relativement ancienne, remontant aux années 1950-1960, période à laquelle une « remise en cause d’ensemble » (P. Claval) d’origine anglo-saxonne ou des tentatives de renouvellement fort variées (R. Marconis) auraient servi de préliminaires au « grand débat » (idem) des années 1970. S’agissant de cette décennie soixante-dix, il n’y a guère plus de consensus : certains en signifient l’importance (J. Lévy, A. Reynaud, R. Marconis), d’autres gomment autant que faire se peut le caractère décisif de la période (P. Claval, J.-F. Staszack) ou tendent à regretter les « événements » qui se sont alors déroulés (M. Chevalier, Numa Broc). Il y va sans doute de la persistance d’un contentieux complexe, à fronts multiples, politique et épistémologique, dont « l’analyse » est un « exercice périlleux et nécessairement subjectif s’il est tenté par un géographe qui en a été un spectateur souvent engagé ». Sans prétendre le moins du monde à un désengagement, le présent travail s’est employé (entre autres finalités) à nourrir le débat et à abonder une position qui nous semble plus satisfaisante que les autres. S’appuyant sur le modèle kuhnien, elle considère les élèves directs de Paul Vidal de la Blache comme les principaux inspirateurs d’une normalisation des intuitions vidaliennes (plus ouvertes ou plus lâches ?) en un paradigme dominant, qualifié de « postvidalien », qui dominerait la période 1910-1970, même si les années 1960 sont annonciatrices d’un « malaise » croissant, analogue à l’idée d’« anomalie » chez T. Kuhn. Dans les années 1970, l’anomalie se transformerait en « crise ouverte », ou « révolution », débouchant sur la fin du monopole de fait du paradigme « classique », sans que l’on puisse pour autant affirmer qu’un nouveau venu s’est substitué à l’ancien : la situation qui prévaut depuis les années 1980 serait plutôt une juxtaposition de courants plus ou moins antagoniques et aux contours épistémologiques flous — à l’exception peut-être de ce qu’on appelle l’« analyse spatiale » ou « géographie théorique et quantitative », assez minoritaire aujourd’hui.
L’essentiel de l’argumentaire de cette thèse (et ce qui fait sans doute son unité méthodologique) repose sur un examen de textes, au principal théoriques, soumis à diverses formes d’interrogation : sur leur signification, leur finalité, leur cohérence interne... Dans ce contexte, la poétique a essentiellement servi à « fracturer » (comme dirait C. Raffestin) ce qui demeurait latent, sous-jacent, plus généralement « en creux » dans la littérature disciplinaire. Reprenant une intuition des auteurs des années 1970, pour lesquels l’épistémologie des géographes est souvent « implicite », nous nous sommes efforcé de faire saillir ou de « faire parler » divers éléments relevant de la connotation davantage que de la dénotation, de la métaphore plus que du discours, de la forme autant que du fond. Néanmoins, il s’agit d’un usage instrumental, ad hoc, d’outils de la critique littéraire, justiciables d’un emploi ponctuel, à vocation argumentaire. Certains pourront regretter, peut-être, cette instrumentalisation, que nous revendiquons en fait pleinement : ainsi que nous l’avons déjà énoncé, il y a, de notre point de vue, en matière d’épistémologie de la géographie trop de greffes et pas assez d’hybridations. À cette aune, le recours à T. Kuhn posait un problème d’écriture important : s’agissant d’une position de départ, une mimétique spontanée aurait voulu que nous énoncions d’emblée l’ensemble des tenants et aboutissants de la thèse historiographique dont nous nous inspirions (avec le risque de la greffe, justement), tandis que le réalisme géographique aurait été infusé et progressivement reconstruit. C’est ici que nous pouvons clarifier notre parti-pris d’écriture contre-expérimentale : afin de « dénaturaliser » la thèse-texte pour l’affranchir des contraintes de mimèsis « narrant » l’hypo-thèse, nous avons, dans le développement, énoncé le réalisme géographique sous une forme préliminaire, comme un à priori, et au contraire fait émerger progressivement le schème kuhnien, ne l’explicitant et ne le justifiant complètement qu’au chapitre IV. Il ne s’agit pas d’un simple artifice ou d’une figure de style : trop souvent, la rédaction est considérée comme un résultat intégralement transitif de spéculations antérieures, en oubliant que la seule chose qui se communique est un « message », un texte en l’occurrence, acte qui ne doit sa performativité qu’à lui-même, et que la nostalgie d’un en deçà tellement moins contingent, tellement moins forclos, est largement chimérique. Vouloir à tout prix s’inspirer de l’hypo-thèse est aussi une sorte de réflexe spontané, dont l’affranchissement permet, du moins nous l’espérons, une première prise de recul. Dans le cas d’espèce que représente ce travail, il nous semblait important de clarifier d’emblée la posture dite « réaliste », car nous avons fait l’hypothèse qu’elle est structurante pour l’ensemble de la géographie « classique », bien que n’épuisant pas, loin s’en faut, l’ensemble des dimensions épistémologiques de celle-ci. À l’inverse, l’hypothèse d’un paradigme pouvait demeurer latente jusqu’à un certain point : tant qu’il n’était pas question de mettre l’accent sur sa globalité mais plutôt sur une dimension parmi d’autres, fût-elle « ontologique » à nos yeux. En revanche, la question d’une remise en cause du dit paradigme impliquait d’avoir étayé le bien-fondé, et de la qualification, et du contenu. D’où la présence d’un chapitre un peu particulier (le IV) mettant l’accent sur les modalités d’une traduction du modèle kuhnien en géographie.
Il faut faire intervenir ici un autre aspect structurant de la thèse-texte, dont le cheminement épouse, grosso modo, une perspective diachronique. Le plan retenu implique au principal l’idée d’une évolution historique : la première partie, intitulée « Du réalisme de la géographie classique », s’appuie dans le chapitre I sur les premières formulations ou manifestations de cette posture dans les années 1910-1930, tandis que le chapitre III (le chapitre II est une étude focalisée sur Emmanuel de Martonne), « Pérennité et reformulations », met l’accent sur des expressions plus tardives, datant des années 1940-1950. La deuxième partie, « La géographie classique dans le prisme kuhnien : pertinences et anomalies », à partir d’une discussion générale quant à la congruence du modèle en question (le chapitre IV), étudie les années 1960 comme période de manifestation d’une anomalie paradigmatique, ressentie intuitivement par les uns (chapitre V), rejetée par les autres (chapitre VI). La troisième partie, « « Crise » de la géographie, critiques du réalisme géographique et refondation disciplinaire » relit les années 1970-1980 en essayant de donner de l’épaisseur au schème de la « révolution scientifique » et en montrant que celle-ci est indissociable d’une remise en question du réalisme géographique. Le chapitre VII, « La révolution dans les textes », qui ouvre cette dernière partie, est lui-même un essai de périodisation des années 1972-1986. Le suivant et dernier, « Soyez irréalistes, demandez le constructible », met l’accent sur la dénonciation par les « nouveaux géographes » du réalisme classique et l’impatronisation d’une nouvelle posture, que nous pensons pouvoir qualifier de « constructiviste ».
Tout l’arrière-plan d’historicisation soulève évidemment la question des limites chronologiques et de l’homogénéité des chapitres. Nous avons peu évoqué Paul Vidal de la Blache lui-même dans ce travail : il existe à son propos une littérature abondante et parfois excellente. Même si la question du réalisme pourrait se poser, et de diverses manières, à son propos, il eût été difficile de traiter la question à la va-vite, sauf à mettre l’accent sur son invisibilité dans les textes théoriques de cet auteur. Dès lors, un important travail poétique s’imposait, qui nous aurait entraîné très loin. Par ailleurs, pour avoir fréquenté ses textes, « empiriques » ou de réflexion, et pour avoir lu abondamment à son propos, nous avons l’intime conviction (qui ne peut malheureusement être objet de démonstration dans ce travail) qu’une certaine discontinuité existe entre P. Vidal de la Blache et ses élèves, thème dont Jules Sion fut le précurseur peu entendu. Si l’on accepte provisoirement cette prémisse (à charge pour nous de la justifier dans des publications ultérieures), il peut y avoir du sens à considérer ses principaux lieutenants (Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne, Albert Demangeon) comme les véritables « patrons » et inspirateurs d’une période de « science normale », qui par leurs discours doctrinaux et leur « exemple » auraient circonscrit le champ de l’investigation légitime en géographie. En vertu de tout ceci, nous avons renoncé à « traiter » du « père » de « l’école française de géographie » autrement que de manière incidente. D’une certaine façon, sa retraite (1909) et sa disparition (1918) dessinent la lisière antérieure de nos interprétations.
À l’autre extrémité du siècle il était nécessaire de « mettre un terme » au travail du corpus. Nous avons adopté ici une logique floue. Considérant qu’il fallait un certain recul pour opérer des distinctions pertinentes, nous avons souhaité ne pas trop nous aventurer au-delà des années qui ont vu l’apaisement des conflits nés dans les années 1970, c’est-à-dire la période 1984-1988. Il se trouve que cela correspond approximativement au moment où nous avons découvert la géographie universitaire, ce qui est fortuit mais commode et symbolique. Néanmoins, nous ne nous sommes pas complètement interdit d’examiner des textes plus récents, quand ils étaient susceptibles d’éclairer des positions antérieures (notamment à propos de C. Raffestin). On pourra déplorer l’absence d’éclairages sur la scène contemporaine — ce qui intéresse au premier chef les géographes impliqués dans les débats et combats (?) d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas certain qu’un individu isolé puisse dire grand chose à ce propos qui dépasse le discours partisan, ou alors on pourrait produire un Tableau de la géographie en France d’autant plus mou qu’il serait exhaustif. Ceux qui s’y sont essayé dernièrement ne nous ont pas convaincu. La conclusion de l’Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours de Paul Claval nous semble dangereuse à cette aune, car sous le couvert d’un panorama des recherches avancées, elle propose un « tableau d’honneur » dont les partis-pris sont implicites, évacuant de surcroît des pans entiers de la recherche actuelle en faisant « comme si » le résultat pouvait faire office de gentleman agreement, alors qu’il n’en est rien.
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Demeure le problème de l’historicité du présent texte : si le mouvement général et certains chapitres mettent l’accent sur une évolution de la discipline dans le temps, ce n’est à bien des égards qu’une perspective parmi d’autres. Certains chapitres prennent leurs aises avec les temporalités, au profit d’une lecture fonctionnant par reconstruction de postures (individuelles et/ou collectives), sur la base d’indices réorganisés à partir d’une enquête conjecturale (sur le réalisme, le rejet du « quantitatif » ou l’idée de « construits scientifiques »). D’autres ont une trame plus monographique, s’attachant au principal à l’expression singulière de (dis-)positions difficilement généralisables, même si l’objectif global est une mise en série à effet convergent qui voudrait suggérer une attitude commune. Un autre souci nous semble en revanche assez historien : ne pas commettre d’anachronisme et ne pas tomber dans les travers du « présentisme », qui consiste à plaquer des problématiques contemporaines sur des textes plus ou moins anciens en ignorant les diverses sortes d’incommensurabilité qui pourraient être objectées.
La tension entre monographies et globalisation est le principal point de délicatesse de toute cette entreprise. Le travail d’interprétation s’appuie forcément sur des textes singuliers et, par un processus remontant, prétend engager des auteurs et, en dernière limite, des collectifs, processus dont le terme ultime serait le corpus dépouillé. Toute la difficulté de l’exercice réside dans la possibilité pour l’exégète de donner des garanties quant au bien-fondé de ses analyses et de ses généralisations. Le premier degré (le texte singulier) est soumis à la vérification des lecteurs par le travail de la citation commentée et quelques opérations de comptage (relatives à la fréquence de mots ou de pratiques marginales, comme la citation ou l’annotation). C’est stratégiquement le niveau privilégié de la garantie, car celui où il est le plus aisé de justifier une lecture. Il en va différemment lorsqu’on aborde des groupes de textes plus ou moins hétérogènes. Plusieurs stratégies probatoires ont été développées, dont le point commun est la sériation : de brèves citations mises en « batterie » et comparées, des analyses de textes délimités (articles, chapitres, ouvrages) enchaînées dans une perspective unitaire, des études d’occurrence lexicale visant à montrer des tendances générales dans un ensemble supposé convergent. Dans cette perspective, nous avons numérisé un nombre important de textes de notre corpus, ce qui a facilité grandement la systématisation de certaines opérations (de repérage, de comptage, etc.), même si cela a pris beaucoup de temps en amont. D’un autre côté, les études approfondies de corpus auctoriaux (E. de Martonne, A. Cholley, P. George, C. Raffestin, Franck Auriac) font le pari d’une compréhension de certaines postures par des archétypes, bien que nous soyons dans l’incapacité d’asserter autrement qu’intuitivement cette valeur archétypique. Nous ne nous prévaudrons que d’une chose en la matière : l’écho que nos analyses des textes d’E. de Martonne ont rencontré auprès de géographes ayant subi une « inculcation » parfaitement classique dans les années 1950-1960, et qui nous ont dit trouver dans ces lignes une rémanence de leur univers de formation.
Par ailleurs, le parti-pris méthodologique adopté s’est souvent heurté aux difficultés d’une étude interne de corpus. Là où une histoire des idées traditionnelle peut se satisfaire éventuellement d’un cabotage de texte en texte, il nous apparaissait impossible de limiter le « questionnaire » de la sorte, certaines évolutions nous semblant justiciables de mutations qui excèdent le seul cadre de la géographie comme connaissance. La question des évolutions historiques générales (propres à la France ou au monde) et des transformations « morphologiques » de la communauté des géographes — en tant qu’elles expliqueraient certaines transformations cognitives ou épistémologiques — n’a cessé de nous hanter, quand bien même les textes étaient peu diserts pour nous éclairer, faute de recul ou faute d’intérêt. Par chance, les géographes sont fréquemment des « externalistes », enclins à rechercher spontanément des explications historiques ou économiques pour « expliquer » une situation, ce qui permet rétrospectivement de poser la question des externalités jugées légitimes ou explicatives à un moment donné. Par ailleurs, nous nous sommes livré épisodiquement à de brèves considérations sociologiques, sous influence parfois, de manière plus intuitive ailleurs, sans prétendre livrer pour autant une quelconque sociologie de la géographie française. Nous avons conscience du caractère ténu, « bricolé » ou hétéroclite de ces ex-cursus, dont la principale justification est d’insuffler dans un travail majoritairement « épistémologique » au sens classique une clause d’externalité à laquelle nous tenons énormément, faute de pouvoir prétendre réaliser plus dans le cadre que nous nous étions fixé.
Au reste, cette préoccupation soulève le problème des limites explicatives du schème kuhnien, compte tenu de sa perspective exclusivement internaliste. Cela renvoie également à une autre difficulté, consécutive aux restrictions que T. Kuhn a émises quant au recours à son « modèle » :
Considérons, par exemple, la façon dont j'ai insisté à plusieurs reprises, dans les chapitres précédents, sur l'absence ou tout au moins la rareté relative des écoles concurrentes dans les sciences développées. N'oublions pas que j'ai fait remarquer que, pour une grande part, les membres d'un groupe scientifique donné constituent les seuls spectateurs et les seuls juges du travail de ce groupe. Pensons encore à la nature spéciale de la formation scientifique, au but que constitue la résolution des énigmes, au système de valeurs auquel le groupe scientifique fait appel en période de crise et de décision. Ce livre isole d'autres caractéristiques semblables, dont aucune n'est nécessairement limitée à la science, mais qui dans leur ensemble mettent cette activité à part.
Cet extrait, comme d’autres textes du même auteur, restreint le domaine d’application aux seules « sciences de la nature ». Pourtant, c’est probablement dans les sciences sociales que La structure des révolutions scientifiques a rencontré l’écho le plus grand, alors même que, sans les exclure, il ne les inclut pas vraiment non plus. On en arrive à une situation paradoxale où la généralisation du terme « paradigme » et de la référence à T. Kuhn s’applique à des champs et à des situations à priori exclus par ce dernier… Le problème se pose d’évidence pour la géographie, discipline qu’au demeurant nul n’aurait qualifiée de « sociale » en France avant les années 1970 (la représentation dominante essayant d’accréditer l’idée d’une discipline « charnière » entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme). Par ailleurs, l’architecture générale d’une discipline dont l’une des principales finalités sociales (l’inculcation scolaire) est a-problématique et encyclopédique posait problème au regard de l’idée que la science « résout des énigmes » : malgré les efforts de certains enseignants et pédagogues, la géographie ne s’apprend que rarement (et tardivement) sous forme de problématiques…
La dernière difficulté qu’il importe de mentionner donnera lieu à un regret explicite : à part dans la première partie, et un peu dans la dernière, nous avons finalement peu travaillé sur des textes de recherche empirique, mettant l’accent au principal sur la production réflexive ou « théorique » au sens large, alors que telle n’était pas notre intention initiale. D’ailleurs, le matériau étudié dans les premiers temps de cette recherche était presque exclusivement constitué de textes consacrés à des « objets » géographiques standards : monographies régionales, travaux systémiques sur des « objets » (le vignoble languedocien, l’Ardenne française, etc.). Le virage pris ensuite tient à l’émergence du schème « réalisme », combiné au questionnaire kuhnien, qui nous a amené à consulter prioritairement des textes réflexifs. Il y va plutôt d’une contrainte de temps que d’un parti-pris délibéré : si nous pouvions continuer indéfiniment à sillonner les étendues de la littérature disciplinaire, il va de soi que nous complèterions ce travail par des études systématiques sur les textes de recherche empirique produits depuis les années 1960. L’avantage de l’hypo-thèse étant de pouvoir se perpétuer en pro-thèses postérieures, nous envisageons de poursuivre dans cette voie ultérieurement.
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Dans ce travail, nous nous proposons donc d’étudier les enjeux, dialectiquement épistémologiques et scripturaires, de la posture réaliste de la géographie classique, et, dans la même perspective, les formes et répercussions de sa remise en cause. Ce faisant, nous n’avons pas la prétention de proposer une histoire globale de la géographie au xxe siècle, ni d’épuiser les perspectives théoriques générales contenues dans l’ensemble formé par les discours et reformulations des géographes ; notre propos ne saurait être exhaustif ni définitif sur une période aussi longue. En revanche, il se donne pour but la relecture d’un corpus, au demeurant assez hétérogène, polyphonique, sinon traversé par des contradictions, avec un schème d’intelligibilité (la question du rapport connaissance/réalité) dont nous nous proposons de montrer qu’il est susceptible de faire sens ; un sens non exclusif, non totalisant, éclairage adjacent plutôt qu’ubiquiste. Ce parti-pris restrictif implique que de nombreux pans de la géographie la plus contemporaine ne seront pas abordés, au risque de décevoir ; sur ce point non plus il n’était pas question de sacrifier à l’utopie de la totalisation.
Bien entendu, nous n’avons pas non plus la prétention d’avoir parcouru tout ce qui aurait pu abonder le corpus au regard de notre problématique : il est vraisemblable qu’un certain nombre de références nous ont échappé, qui seraient susceptibles d’enrichir les spéculations auxquelles nous nous sommes livré. Il faut toutefois relativiser la portée de ce potentiel : les postures en présence sont relativement typées, sinon tranchées, de sorte que dans la plupart des textes étudiés elles revêtent un caractère assez répétitif et frugal dans leur formulation. Il y a exception pour une poignée d’auteurs, spécialement intéressants parce que plus prolixes dans ce registre (tels Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne, Claude Raffestin et Franck Auriac) ou intéressants de par leur ambiguïté (tels Gilles Sautter ou Roger Brunet). Par ailleurs, même si la configuration dialectique réalisme vs constructivisme est plus facile à penser avec le modèle du gradient qu’avec celui du clivage (avec tiers exclu), elle n’offre pas une infinité de positions possibles, de sorte que finalement nous envisageons avec scepticisme la possibilité d’avoir négligé l’une d’elles, quand bien même nous aurions oublié quelques publications.
Demeure un soupçon fondamental : mettre en scène une topique de nature dichotomique est un acte (nous aurons l’occasion d’y revenir) éminemment performatif ; n’encourt-on pas le risque de fabriquer de toutes pièces, ou pour le moins d’outrer, un clivage qui n’aurait de pertinence que ponctuelle, et qui aurait eu un sens mineur aux yeux des acteurs de l’époque ? À ce soupçon incontournable on peut fournir plusieurs embryons de réponse (celle qui se veut la plus décisive étant le travail qui fait suite) : le caractère conscient et objectivé d’une proposition (ou d’une opposition) n’est pas la condition sine qua non de sa pertinence épistémologique, ni de son importance per se ; à la suite de Kuhn (sinon de Freud), on se sent en droit de mettre en avant d’une manière générale l’absence de contradiction entre le caractère productif (ou opératoire) d’un schème ou d’une posture et son « invisibilité relative » du point de vue de celui (ceux) qui l’énonce(nt). Dans le cas qui nous importe, nous serions même tenté d’aller plus loin : dans le cas de la géographie classique, le réalisme était d’autant plus agissant qu’il était peu conscient ; quand il a commencé à être ressassé ad nauseam, dans les années 1960 et 1970, sa remise en question n’était déjà plus impensable ; et les débats des années 1970 sur la scientificité de la géographie, aussi cruciaux fussent-ils, ont peut-être paradoxalement minoré la question du statut d’intelligibilité de la réalité, l’effleurant constamment tout en la confinant dans une position adventice (tant cela paraissait évident à certains). Peut-être est-ce son caractère métaphysique (or il n’y a qu’un pas de la métaphysique à l’« idéologie », telle qu’on la pensait à l’époque...) qui explique ce statut trouble, tout à la fois essentiel et contingent, récurrent mais rarement objectivé. Néanmoins, il existe des consciences fortement marquées par son enjeu et des moments exceptionnels, tel le colloque Géopoint 78, où « la question se pose » de façon souveraine, non plus sous-jacente mais centrale.
« En dernière instance », comme on aurait dit à cette époque, la grande affaire de ce travail est donc la question de la façon dont un groupe de chercheurs (en l’occurrence les géographes) envisage ce que nous appellerons la « clause de réalité » de leur objet d’étude, c’est-à-dire le statut ontologique de ce dont ils parlent (comment cela peut-il exister ?) et les modalités (épistémologiques) d’accès à cet objet (comment y accéder ?). Si l’on adoptait une attitude spéculative, nul doute que l’on pourrait proposer pour en rendre raison un feuilleté d’attitudes virtuelles tout à fait conséquent, et ce à partir de topiques simples comme sujet/objet, même/autre, etc. Pourtant, ce n’est pas ainsi que nous avons procédé, ayant reconstruit notre analyse par rapport à une dichotomie réalisme versus constructivisme qui nous semblait particulièrement parlante et féconde, à condition de ne pas tout rabattre dessus et de ne pas l’absolutiser. Chacune des postures englobe à notre avis quelques variantes, et on pourrait envisager certains discours comme des quasi moyens termes ou des positionnements ambivalents. Mais il existe également des « points de blocage », comme dirait Ian Hacking, épistémologue particulièrement soucieux de tirer au clair ce que ces termes recouvrent et/ou occultent. Il importe en première intention de préciser comment nous les utiliserons tout en précisant notre positionnement à leur endroit, ce pour quoi les clarifications délibérément prosaïques de I. Hacking apparaissent un préalable éclairant :
Plutôt que de répéter quelque épisode de l'histoire de la philosophie, je vais tenter de proposer une version contemporaine des vieux enjeux du nominalisme, en les ajustant aux problèmes posés dans les sciences naturelles. Permettez-moi d'user de deux formules qui pourront paraître un peu romantiques pour exprimer l'esprit de cette opposition.
L'un des camps espère que le monde peut, par sa propre nature, être structuré de la manière dont nous le décrivons. Même si nous n'avons pas tout à fait raison sur la nature des choses, il est au moins possible de considérer que le monde est structuré de cette manière. L'enjeu principal de la recherche est de découvrir le monde. Les faits sont là, ordonnés à leur manière, indépendamment de celle dont nous les décrivons. Penser autrement c'est manquer de respect à l'univers et souffrir d'hubris, pour exalter ce couinement de foutriquet : l'esprit humain.
L'autre camp dit qu'il a un respect encore plus profond pour le monde. Le monde est si autonome, si à lui-même, qu'il n'a même pas ce qu'on appelle une structure en lui-même. Nous fabriquons nos représentations dérisoires de ce monde mais toutes les structures que nous pouvons concevoir se situent dans nos représentations. Celles-ci sont sujettes à des contraintes sévères, naturellement. Nous avons des attentes en ce qui concerne nos interactions avec le monde matériel, et, quand elles ne sont pas satisfaites, nous ne nous mentons pas à nous-mêmes à leur propos, ni à personne d'autre. Dans le domaine assez public de la science, les ruses de l'appareillage et le génie de la théorie sont utiles au maintien de cette honnêteté.
Les deux « camps » ainsi décrits sont appelés « réalisme » et « nominalisme » par I. Hacking. Cet auteur répugne à utiliser le terme « constructivisme », qui pour lui renvoie spécifiquement à une école mathématique. Néanmoins, dans le contexte français, depuis J. Piaget au moins, c’est ce dernier vocable qui a été le plus fréquemment utilisé, de préférence à « nominalisme » (mot qui en revanche a eu les faveurs de philosophes analytiques anglo-saxons, tels Nelson Goodman, Willard van Osman Quine et I. Hacking, justement). Il y va peut-être d’une différence de perspective : là où le terme scholastique renvoie essentiellement à un problème de relation langue/monde, le vocable piagétien élargit la question de la connaissance à de l’extra-linguistique, même si le langage joue un rôle fondamental dans la structuration de la relation cognitive. Il y va aussi peut-être d’une conception précocement anthropologique, assimilant l’activité scientifique à une culture justiciable de pratiques conventionnalisées et de métrologies sans lesquelles le « monde » n’est pas partageable. À ce titre, il est fréquent de faire remonter le constructivisme à Protagoras, auquel Platon prête, dans le Théétète, la maxime « l’homme est la mesure de toutes choses », que le personnage Socrate réfute en la tournant en ridicule. Ceci a amené certains militants, tel Jean-Louis Le Moigne, à dresser une généalogie du « constructivisme » dans une perspective de justification rétrospective. Effectivement, avant même J. Piaget, toute une tradition intellectuelle française avait revivifié le « vieux » nominalisme, pour partie au travers d’une critique souvent radicale des « illusions » réalistes : Paul Valéry, Gaston Bachelard, Pierre Duhem, ont chacun à leur manière critiqué l’idée selon laquelle l’activité scientifique viserait à rendre compte d’un réel déjà (or)donné et connaissable indépendamment d’une perspective théorique « anthropo-logique ». Il importe toutefois de se méfier de ces généalogies un peu cavalières, dans lesquelles la recherche d’ancêtres prestigieux tend à oblitérer le nécessaire effort de distinction épistémologique qui devrait sous-tendre toute entreprise rétro-historique.
L’allure de ces explicitations suggère assez clairement notre positionnement général par rapport à ce dualisme. Notre adhésion à des thèses à tout le moins nominalistes est demeurée longtemps intuitive (au moins entre 1984 et 1996) et innomée (d’où l’importance de la frapper finalement d’un label). Tel que nous le comprenons historiquement et conceptuellement, le « constructivisme » n’est pas tant un rejet de toute espèce de croyance dans l’« autonomie » du réel qu’une façon de manifester que la question de l’accès au réel a été mal pensée dans l’épistémè réaliste. Plutôt que de nier l’existence d’une réalité, il consisterait à penser que celle-ci est inconnaissable en soi, qu’elle n’offre pas de formes préalables à l’apprentissage cognitif et que notre relation à l’extériorité se déroule toujours dans l’interaction et à l’aide de cadres expérimentaux ou de « grilles » diverses, dont les langues seraient la manifestation la plus élaborée (sans être forcément toujours la plus efficace pour agir). Dès lors, on pourrait dire que notre rapport au « réel » repose sur un ensemble d’opérations (discrétisation d’objets, constitution de catégories, dénominations, opérations diverses de mises en relations, etc.) donnant des contours à notre monde et soumises à divers ordres d’apprentissage qui se régulent par les feedbacks de l’altérité (c’est-à-dire des objets). Ainsi ébauché, le constructivisme est incontestablement une forme de nominalisme. Sous cette forme, il n’y a pas énormément de différences avec les « internalistes », réalistes se revendiquant d’H. Putnam (qu’un I. Hacking a d’ailleurs taxé de « nominaliste » dans Concevoir et expérimenter) :
Le premier de ces points de vue est le réalisme métaphysique. Selon celui-ci, le monde est constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit. Il n'existe qu'une seule description vraie de « comment est fait le monde ». La vérité est une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures. J'appellerai ce point de vue externalisme, parce qu'il adopte de préférence une perspective qui est celle du point de vue de Dieu.
Le point de vue que je vais défendre n'a pas d'appellation bien définie. C'est un nouveau venu dans l'histoire de la philosophie, et aujourd'hui encore on le confond avec d'autres points de vue assez différents. Je l'appellerai internalisme, parce que ce qui en est caractéristique, c'est de soutenir que la question « De quels objets le monde est-il fait » n'a de sens que dans une théorie ou une description. Beaucoup de philosophes « internalistes », mais pas tous, soutiennent aussi qu'il y a plus d'une théorie ou description « vraie » du monde. La « vérité » est pour l'internalisme une sorte d'acceptabilité rationnelle (idéalisée) — une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu'elles sont représentées dans notre système de croyances — et non une correspondance avec des « états de choses » indépendants de l'esprit ou du discours. Il n'y a pas de point du vue de Dieu qui soit connaissable ou utilement imaginable; il n'y a que différents points de vue de différentes personnes, qui reflètent les intérêts et les objectifs de leurs descriptions et leurs théories. (« Théorie de la vérité-cohérence », « Non-réalisme », « Pragmatisme », sont quelques-uns des noms que l'on donne au point de vue internaliste. Mais ils ont tous des connotations inacceptables du fait de leurs autres applications historiques).
À notre sens, le principal « point de blocage » entre « constructivisme » et « réalisme interne » réside dans la question de l’incommensurabilité : s’inspirant de T. Kuhn, la plupart des constructivistes ont tendance à considérer que le résultat de la confrontation de deux « systèmes de croyances » (pour parler comme H. Putnam) est un dialogue de sourds, chacun n’assignant pas la même signification et/ou les mêmes valeurs à un certain nombre d’expériences et de concepts. Ce faisant, il est tentant d’user d’une analogie mondaine : en vertu de nos théories, de notre idéologie, etc., nous vivons dans des « univers » différents, dont nous ne pouvons nous départir qu’à l’issue d’une « conversion », ce que T. Kuhn appelait aussi « renversement gestaltique ». C’est précisément sur ce point qu’un H. Putnam a toujours fait preuve des réticences les plus fondamentales : il a souligné les dangers d’une telle position lorsqu’on la systématise et l’absolutise ; en effet, on débouche alors sur un « relativisme » ou un scepticisme absolu, dont les conséquences en termes de morale sont essentielles. Face à cela, « il est juste et important de souligner qu’il existe une notion de justification qui est transculturelle et, comme le dit Kuhn, « non paradigmatique » — qui n’est pas simplement une création de l’épistémologie locale et des modèles de l’époque ». Peut-être arriverait-on à faire l’économie d’une polémique interminable en restreignant l’« extension » (au sens commun et putnamien) de ces termes. Il faudrait se demander notamment ce qui est incommunicable : une terminologie ? des théories ? leur système de justification ? une expérience de la science ? Le « paradigme » kuhnien est entre autres choses caractérisé par son « caractère invisible » dans la pratique « normale », ordinaire, empirique, de la science. Ce n’est qu’à l’occasion des « crises » que se trouve mobilisé un méta-discours épistémologique visant à expliciter ses tenants et ses aboutissants. Dans ces situations, rien n’oblige à considérer l’incommunicabilité épistémologique comme une fatalité. On pourrait faire l’hypothèse (non kuhnienne ?) que c’est de la situation polémique que naît l’absence d’un investissement interprétatif suffisant de la partie adverse. En d’autres termes, ce serait un « dommage collatéral » de la confrontation sociale qui rendrait l’autre impensable. D’ailleurs, combien de controverses passées ont été relues ultérieurement comme de « faux débats », faute d’un effort des parties en présence pour se comprendre réciproquement ? En somme, cela reviendrait à restreindre l’incommensurabilité à une relation à l’empirique, champ (de) pratique(s) constitué en « univers », tandis qu’un effort de traduction épistémologique animé par le « principe de charité » putnamien, certes laborieux, long et nécessairement scrupuleux, serait envisageable dans l’espace du méta-discours. Si l’on accepte cet aménagement, les conditions d’application (l’extension) du terme « monde » devrai(en)t en restreindre l’usage à la relation empirique, dans laquelle le scientifique engage un paradigme donné sans avoir besoin de le formaliser per se. Suggérant cela, nous n’avons pas l’impression de trahir Kuhn.
En élargissant le champ, on pourrait faire observer que chaque individu doit en général manifester une certaine labilité linguistico-cognitive afin de passer d’un compartiment de son existence (professionnel, familial, associatif, etc.) à un autre. Il lui faut pouvoir éventuellement rendre compte de tel ou tel aspect de son activité dans une autre situation d’expérience, même si c’est de manière nécessairement schématique et simplifiée : cette sorte d’énoncé visant la communication d’une altérité recèle forcément une dimension de « vulgarisation » et d’abstraction (entendue comme épure et comme choix). On peut concevoir les réajustements lexicaux (changer pour partie de vocabulaire) et les transversalités sémantiques (parfois trompeuses ?) comme des opérateurs complémentaires de cette labilité « trans-mondaine » ordinaire. On pourrait par contiguïté faire l’hypothèse que le méta-discours épistémologique, en tant qu’il cherche à organiser une confrontation de théories ressortissant à des paradigmes distincts, a recours aux mêmes procédés langagiers : changements de répertoire, traduction, déclinaison sémantique. En revanche, immergé dans une praxis particulière, le scientifique a besoin de disposer d’un système de significations opérationnel et stable, point aveugle de l’expérience. Il n’est pas du tout certain qu’un état d’esprit dubitatif sur le sens de ce que l’on pense et de ce que l’on fait soit propice à l’action... Dès lors on ne saurait banaliser le « renversement gestaltique » qui suppose une bascule profonde des significations de l’expérience et une faille dans la labilité communicationnelle : on en revient à l’idée kuhnienne d’un processus « extraordinaire », « révolutionnaire », forcément rare, dont la signification concrète mérite d’être posée. L’instance concernée est la relation empirique et non le méta-discours de la justification, même si celui-ci se trouve alors fortement mobilisé, ne serait-ce justement que pour indurer des significations nouvelles, mais dans une perspective performative et pragmatique.
S’agissant des sciences de l’homme, la question se complique encore, dans la mesure où une large part des objets interrogés sont de toutes façons des productions socialisées ayant donné lieu à divers ordres de représentation non savante, à visée symbolique ou réaliste, utilitaire ou purement cognitive, etc. Par ailleurs, il n’est pas de discours sur « l’homme », même affranchi d’une problématique de l’intention (des individus ou des collectifs), qui puisse se dire désengagé de tout effet sur ce dont il parle, fût-ce symboliquement. I. Hacking à ce propos parle d’un « effet de feed-back » des catégorisations sur les personnes catégorisées, retrouvant par là la théorie de l’étiquetage des « interactionnistes symboliques » américains. Dans les sciences humaines, un « paradigme » génère forcément des virtualités symboliques qui vont faire l’objet de réinterprétations diverses : de la communauté savante, des groupes concernés, des acteurs mandatés, etc. Dès lors, compte tenu de l’intrication des enjeux sociaux, politiques et cognitifs, de leur lisibilité relative, manifeste ou virtuelle, la question de l’incommensurabilité entre deux « systèmes de croyances » est passablement délicate, multidimensionnelle, et ne peut se juger que sur pièces. En outre, nombreuses sont les sciences humaines qui, à la différence des sciences de la nature, préconisent un aller-retour permanent entre des interrogations sur la référence, un ou plusieurs ensembles théorique(s) et des réflexions épistémologiques, tandis que l’expérimentation — conçue comme « intervention » ou « invention » débouchant sur « la création des phénomènes » — est difficile à concevoir, sinon comme effet second. Dans ces conditions, on ne peut guère envisager une invisibilité durable des schèmes (ou des paradigmes), même si la sémantique peut (dans certaines pratiques « normales ») demeurer pour partie un point aveugle de la réflexion. Tout ceci implique tout à la fois une plus grande évidence du constructivisme comme posture épistémologique pour les sciences humaines et un risque certain de confusion, entre l’idée d’une connaissance nécessairement construite (fût-ce dans l’interaction) et la problématique de la socialisation de la production d’entités, de genres, de normes, etc., qui excède de loin le schème nominalo-constructiviste. Les deux perspectives sont certes très dépendantes l’une par rapport à l’autre, mais il n’est pas inutile de les distinguer. Le constructivisme nous semble reposer avant tout sur une interrogation cognitive, tandis que la problématique de la « construction sociale » cherche principalement à décrypter des procédures d’accord/désaccord entre acteurs (ou actants) engageant des positions dans un réseau. Selon I. Hacking, le « constructionnisme social » est en opposition avec le « réalisme » non seulement par nominalisme, mais aussi parce qu’il tend à expliquer la stabilité des théories scientifiques par un consensus social et non par l’imposition d’une validation expérimentale, et qu’il considère l’aboutissement des recherches scientifiques comme contingent : d’autres voies auraient pu être explorées, qui ne l’ont pas été pour des raisons non exclusivement cognitives. Le projet du « constructionnisme social » aboutirait, grosso modo, à une substitution explicative qui minorerait les schèmes épistémologiques traditionnels (appuyés sur le couple faits/théories) pour donner la part belle à des interprétations sociologiques de la « construction de la vérité ». Ce rabattement sur le social exaspère les réalistes en tous genres, surtout quand il concerne des « objets » naturels, ou supposés tels. Pourtant, nous avons le sentiment que les formes centralement cognitives de « constructivisme » sont surtout concernées par le « point de blocage » nominaliste, et beaucoup moins par les autres.
Sur la question de la « contingence », il nous semble que le constructivisme « restreint » n’est pas inspiré par un scepticisme foncier quant au caractère nécessaire de certaines procédures de découverte ; simplement, la nécessité n’est pas forcément inhérente à la chose en soi mais peut dériver de la somme des « façons de penser » accumulées, préalables à la « découverte », dont la combinatoire peut suivre des paradigmes acquis ou susciter les arrangements nouveaux et les hybridations de la « science extraordinaire ». Plus généralement, l’antinomie contingence/nécessité nous semble assez métaphysique : il est toujours très difficile de prouver qu’il n’y a qu’une seule voie — ou au contraire plusieurs — permettant de résoudre un problème. Quant aux « explications de la stabilité », l’on pourrait se demander si une raison en dernière instance est forcément nécessaire (consensus communautaire ou expérience « cruciale » — au demeurant parfois un peu mise en scène) : s’agit-il vraiment d’un problème méritant (ou nécessitant) une attitude systématique et absolutiste ?
Demeure le problème de la socialisation de la connaissance et des idées, qui peut-être conçue alternativement (ou non) comme une production, comme un contrôle ou comme une ratification. À tout le moins, nous sommes d’accord avec I. Hacking pour ne pas conférer à ce qu’il appelle « constructionnisme » une quelconque hégémonie ou évidence préalable : si l’hypothèse de la « construction sociale de x » est intéressante, ce n’est pas comme postulat mais comme investigation. Ce syntagme est au demeurant à la mode chez les géographes. Du « territoire » à la « qualité », ils sont nombreux à s’être emparés de cette accroche. Paradoxalement, il n’est pas certain que la perspective sociologique souvent adoptée corresponde forcément à une posture nominaliste, dans la mesure où nombre de travaux considèrent un consensus socio-politique apparent comme la validation d’une identité (locale, de terroir, etc.) qui n’est pas interrogée spécifiquement en tant qu’élaboration intellectuelle.
Il n’en demeure pas moins que l’emploi de ce genre d’expression aurait été impensable en géographie il y a encore quarante ans (au reste, cela constituerait un gigantesque anachronisme de l’employer rétrospectivement). Pour que l’on puisse parler de « construction », il a fallu lever nombre d’hypothèques, notamment celle qui postulait le caractère « donné » des « faits » étudiés par la géographie, qui se nourrissait souvent d’un réalisme d’autant plus fort qu’il n’était pas réfléchi. Dans une discipline longtemps rétive à tout ce qui semblait relever de l’artifice et célébrant les explications naturalistes, parce que les seules « vérifiables » ou « rationnelles », il ne pouvait être question de considérer les identités régionales comme de purs artefacts sociaux. Si les développements récents du « constructionnisme » trouvent un écho dans la discipline, il a fallu auparavant qu’advienne une réflexion sur les « blocages scientifiques » du paradigme classique, susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons à la recherche géographique.
L’hypothèse-clé de ce travail est que le « réalisme géographique » est susceptible d’éclairer — à condition d’être explicité — bon nombre de partis-pris épistémologiques du paradigme (post-)vidalien, mais aussi de mettre en perspective le vaste mouvement de rejet survenu dans les années 1970, nourri par une critique de la géographie traditionnelle d’inspiration constructiviste. Pour autant l’histoire disciplinaire ne s’apparente guère à une « marche irrésistible » vers des conceptions « meilleures », qui auraient provoqué une « coupure épistémologique » définitive avec un « avant » englué dans ses « erreurs ». Il s’est produit nombre de tâtonnements, d’intuitions précoces quant à la fragilité de la posture classique (Camille Vallaux, Jean Gottmann), mais aussi diverses entreprises de consolidations ingénieuses (Pierre George), tant et si bien que la crise est venue tardivement, dans le sillage d’une conflagration de plus vaste portée (Mai-68), qui a beaucoup fait pour désinhiber la critique interne. Il n’est pas certain pourtant que celle-ci ait accompli un travail de liquidation définitive de l’ancienne posture. Il n’en demeure pas moins que durant à peu près soixante-dix ans un paradigme s’est imposé aux géographes français, selon des modalités qui restent à préciser, en s’appuyant sur une épistémè réaliste très largement intuitive pour congédier « ce qui n’était pas de la géographie ». Lorsque ce modèle est devenu intenable, l’« école » qui en avait fait une discipline a pour partie sombré.
Conventions typographiques
Dans les pages qui suivent comme dans l’introduction, nous nous sommes efforcé de tenir le cap de quelques règles typographiques qui, à défaut d’être universelles, permettent d’opérer des distinctions utiles.
Les citations ont été composées en alinéa indépendant dès qu’elles excédaient la phrase unique, mis à part quelques rares exceptions liées à un nombre de mots exceptionnellement réduit. Les citations n’utilisant qu’une partie de proposition ont été composées en italiques ; en revanche, dès qu’on dépassait cette limite, elles ont été composées en caractères romains. De ce fait, les mots ou syntagmes entre guillemets et en italiques se veulent citationnels, tandis que leurs homologues composés en romain ne le sont pas : on y recherche un effet d’atténuation (usage fort paradoxal des guillemets pudibondes…) ou un isolement lexical (on met l’accent sur un mot comme occurrence dans un texte, non sur ce qu’il signifie). Dans certains cas ambigus, l’usage de l’italique signale une démarcation de l’analyse par rapport à une terminologie qu’elle pastiche plutôt qu’elle ne se l’approprie. Les notes associées à certains textes cités n’ont pas toutes été conservées. Certaines ont été annexées dans le corps de la citation, d’autres, passablement longues mais intéressantes, ont été maintenues comme notes, auquel cas elles sont mises entre guillemets.
Utilisée sans guillemets, l’italique signale des effets purement auctoriaux. Elle a alors deux finalités principales : soit elle opère un soulignement (usage standard) soit elle manifeste l’aspect conscient et délibéré d’une ambiguïté sémantique, lorsqu’un jeu est escompté entre les différentes significations d’un mot (ce qu’on appelle techniquement une syllepse de sens).
Quelques investigations lexicologiques ont été entreprises en divers points du texte que l’on va lire. Par souci de simplification, nous avons préféré l’usage du mot « lexème » à celui de « racine », afin d’éviter toute équivoque philologique : le premier terme désigne une forme raccourcie commune à plusieurs mots, chaque coupe étant remplacée par une astérisque. Ainsi le lexème extrême *c*up* serait commun à « coupes », « décupler » et « coupable », quand bien même il ne constitue en aucun cas une racine ! Il va de soi, malgré tout, que nombre d’usages lexématiques renvoient à des racines et à du sens. Mais le lexème est en prise directe avec un traitement informatique du lexique.
Sommaire
Introduction p. 7
Conventions typographiques p. 26
Ière partie : Du réalisme de la géographie classique p. 29
I : Archéologie du réalisme géographique p. 37
Le plain-pied du monde p. 38
Conséquences scripturaires et modus operandi du réalisme géographiquep. 46
Camille Vallaux, figure d’exception ? p. 61
II : Emmanuel de Martonne ou l’acmé du réalisme classique ? p. 69
Un avatar suggestif du bonheur géographique p. 71
Composantes de la posture martonnienne p. 74
Contraintes et stratagèmes d’un réalisme absolu p. 78
III : Pérennité et reformulations p. 89
Remettre la scientificité sur le métier ? p. 91
Le réalisme, encore et toujours p. 98
Une dissolution précoce du réalisme : Jean Gottmann p. 107
IIème partie : La géographie classique dans le prisme kuhnien : pertinences et anomalies p. 111
IV : D’une géographie à l’autre : un détour par Thomas Kuhn p. 117
Éléments de traduction du modèle «  paradigme » p. 119
Difficultés et limites interprétatives du schème kuhnien p. 128
Vers une reconsidération du contexte pré-révolutionnaire p. 137
Prolepse : récit p. 143
V : Énonciations du malaise et émergence d’une anomalie... p. 147
Auteurs en malaise ou malaise général ? p. 151
Une première énonciation du malaise p. 158
Comment formuler l’indicible ? p. 161
Affronter la « menace » p. 165
Du malaise à l’hétéronomie p. 170
Éléments pour un bilan p. 180
VI : Défense de la doxa et incommensurabilité paradigmatique... p. 183
Les termes d’une exclusion p. 185
La scène aménagiste, lieu d’acculturation p. 192
Conclusion : une anomalie figurée dans la sémantique p. 217
IIIème partie : « Crise » de la géographie... p. 231
VII : La révolution dans les textes p. 237
Un temps pour « deux géographies » (1971-1975) p. 239
Le temps du réquisitoire (1975-1982) p. 260
Vers des refondations (1982-1986) p. 284
Conclusion : une révolution finalement pluraliste p. 293
VIII : Soyez irréalistes, demandez le constructible ! p. 295
Avers et revers d’un discours épistémologique p. 298
Deux figures du constructivisme géographique p. 314
Conclusion : pérennités de la nouvelle posture p. 339
Conclusion p. 349
Bibliographie p. 357
Annexes p. 375
Index p. 395
Ière partie :
Du réalisme de la géographie classique
Pour parler de la géographie pratiquée par P. Vidal de la Blache et ses successeurs, nous disposons d’un stock confortable d’épithètes (« classique », « vidalien », « traditionnel », entre autres), sans parler des labels plus spécifiques tombés dans le domaine courant (« École française de géographie » est le plus fréquent). Ce qui peut paraître frappant est le consensus qui entoure cette induration, déjà sensible du vivant de P. Vidal de la Blache. Même un contempteur féroce comme François Simiand adopte, dans sa fameuse recension de 1909 , le terme d’« école », lors même qu’il dénonce le caractère extrêmement hétérogène de ce que l’on trouve dans les thèses des « élèves » de Vidal : « On le voit à ces quelques exemples, chez des géographes d'une même école, la notion de ce qui est fait géographique, de ce qui est et doit être l'objet d'une étude géographique, apparaît ou bien fort diverse, — si chacun de ces auteurs a mis dans son livre ce qu'il considérait et tout ce qu'il considérait comme proprement géographique, — ou bien fort indéterminée, si nous devons intégrer en elle jusqu'aux catégories de faits les plus distantes que nous trouverons visées dans l'une ou dans l'autre de ces études. » L’intention polémique de F. Simiand, qui met en difficulté la stabilité de l’appellation tout en la conservant, s’est largement perdue par la suite. En effet, dans la littérature historiographique post-vidalienne, et jusqu’aux premiers travaux d’histoire de la géographie que l’on pourrait qualifier de « spécialisés », tels La formation de l'école française de géographie de Vincent Berdoulay (1981) et le remarquable article de Catherine Rhein, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 » (1982), l’idée de « groupe » ou d’« école » est un motif récurrent. Dans le cas d’espèce que représentent les « vidaliens », la tentation est d’autant plus forte que domine une figure tutélaire, qui a assuré effectivement la formation et l’accompagnement d’un groupe de personnes. Lesquelles ont ensuite essaimé et dominé la géographie universitaire : Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne, Albert Demangeon, Raoul Blanchard, Jules Sion, Maximilien Sorre, entre autres, pour ne citer que ceux qui ont exercé à l’épicentre de l’université française. Mais il y a sans doute plus, quelque chose dans toute la production des « vidaliens » qui confère à celle-ci une sorte de signe distinctif, d’ordre épistémologique, par delà le simple fait socio-institutionnel que constitue la mise en place d’un réseau universitaire impulsée par un « patron ».
Précocement, après la parution de La Terre et l’évolution humaine de L. Febvre (1922), cette école a été associée à un credo souvent qualifié de « possibiliste » — terme qui ne figure pas chez P. Vidal de la Blache, et seulement de façon très incidente chez L. Febvre, mais qui s’est néanmoins peu à peu imposé pour labelliser la posture des « vidaliens » : la marque de cette « école » serait un refus du « déterminisme » des conditions naturelles, résumé dans la maxime « la nature propose, l’homme dispose ». Et l’on aurait affaire à un « programme de recherche » visant à interpréter l’impact des « conditions physiques » (comme on aurait dit dans la langue classique) sur — et leur réaménagement par — les « groupements humains » (syntagme longtemps préféré à « sociétés »). Dès l’entre-deux-guerres, il s’agissait d’une vulgate, dont il aurait été facile de montrer l’inanité : si ce que pratiquaient les « vidaliens » manifestait constamment une affiliation à cette problématique, il n’est qu’un M. Sorre (et un peu J. Sion dans ses œuvres posthumes) pour en avoir fait un authentique programme de recherche, c’est-à-dire une spéculation cardinale opérant une mobilisation des instruments de « preuve ». Chez leurs collègues et contemporains, le traitement analytique des différentes « entrées » que requiert un « tableau géographique » a rendu caduque la mise en tension de la relation homme/nature au profit d’une déclinaison de thèmes de géographie physique et humaine, exercice dans lequel E. de Martonne et R. Blanchard se sont tout particulièrement illustrés.
Par les conclusions du chapitre « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? » de Du Milieu à l’environnement, Marie-Claire Robic n’a pas peu contribué à mettre en cause cette identification de l’« école française » à un programme d’écologie humaine — qui était certes une visée légitimante du discours vidalien, mais n’a guère été suivi sur le plan de la recherche empirique. Ailleurs, elle précise : « la référence à l’écologie naturaliste joue plus le rôle d’une doctrine ad hoc, légitimante dans un certain champ intellectuel, que celui du paradigme effectif de ce qui devient une discipline », même si elle « offr[e] le triple intérêt d’unifier la géographie, de lui conférer un label scientifique, d’accorder enfin statut scientifique à la géographie de l’homme ». S’il ne s’agit que d’une « doctrine ad hoc », n’y a-t-il pas quelque abus à rabattre le « style épistémologique » de l’« école française de géographie » sur une non-question, une injonction molle et floue ? Peut-être faut-il renoncer au problème de l’identité épistémologique quand on s’intéresse à un réseau érigé en école ? Après tout, à la même époque s’est constituée en Russie une « école Anoutchine » rigoureusement vide de tout « style » unitaire, tant les curiosités de son fondateur étaient encyclopédiques et la relation aux disciples (L. S. Berg, V. V. Bogdanov, etc.) davantage patriarcale que doctrinale, ainsi qu’en témoigne la révérence religieuse des « élèves » pour « Dmitriï Nikolaïévitch » . Dans le cas français, l’agnosticisme d’une lecture strictement sociale nous semble moins fondé.
Des travaux récents ont mis l’accent sur d’autres aspects de l’épistémologie « vidalienne ». Ils ont notamment souligné que cette dernière engage de façon forte une interrogation sur l’« individualité géographique », déjà prégnante dans le Tableau de la géographie de la France de P. Vidal de la Blache, mais qui ne l’est pas moins dans les travaux de ses épigones, tels La Picardie d’Albert Demangeon ou Régions naturelles et noms de pays de L. Gallois. La difficulté principale de la mise en avant d’une telle problématique est d’ordre institutionnel et procédural : en une époque (le début du xxe siècle) où les institutions universitaires étaient encore largement dominées par l’épistémologie positiviste comtienne, il était difficile de rendre raison d’une explication causale qui aurait justifié l’assertion d’un « être géographique » (expression vidalienne) et de l’ériger en programme de recherche scientifiquement légitime, quand bien même c’était là un défi essentiel pour les « vidaliens » (mis à part, peut-être J. Brunhes). Au reste, ceux-ci ont fait preuve d’une grande imagination pour rationaliser les opérations permettant une intelligence de l’individualité des régions géographiques. Le « dossier » vidalien (notamment sous sa forme cartographique) constitue de ce point de vue une sorte de « paradigme » (au sens restreint d’exemple), dont P. Vidal de la Blache a donné le « mode d’emploi » dans la préface de son Atlas général de 1894 :
J'ai cherché dans ce recueil à réunir sur chaque contrée l'ensemble des indications nécessaires pour en obtenir une vue raisonnée. La carte politique du pays à étudier est accompagnée d'une carte physique ; elles s'éclairent l'une par l'autre, et trouvent un complément dans des cartes ou des figures schématiques dont la géologie, la climatologie, la statistique ont fourni le sujet. Cette espèce de dossier — que l'on me passe l'expression —, constitué, suivant les cas, d'une façon plus ou moins complète a pour but de placer sous les yeux l'ensemble des traits qui caractérisent une contrée, afin de permettre à l'esprit d'établir entre eux une liaison.
Parallèlement, le « maître » comme ses « élèves » ont multiplié les spéculations opérant une articulation entre la doctrine « écologique » et un « programme de recherche » qui aurait mis les individualités géographiques au centre de son questionnement. Le « principe de connexité », énoncé de façon impressionniste par P. Vidal de la Blache et érigé en système par J. Brunhes dans l’introduction de sa Géographie humaine (1910), constitue sans doute le meilleur pivot entre les deux schèmes :
Rien ne manifeste mieux […] la connexion générale des phénomènes, et rien ne révèle mieux l'importance en géographie de l'idée de connexité : cette idée féconde doit dominer toute étude complète des faits géographiques ; on ne peut se contenter de l'observation d'un fait en lui-même ou d'une série isolée de faits ; après cette observation initiale, il importe de replacer la série dans l'ensemble naturel, dans l'ensemble complexe des faits, au milieu desquels elle s'est produite et développée ; il faut chercher comment elle se rattache aux séries de faits qui l'avoisinent, dans quelle mesure elle les a déterminées, dans quelle mesure au contraire elle en a subi l'influence.
À condition de considérer les « régions géographiques » comme des modulations particulières et significatives du « complexus des agents naturels et humains qui impriment leur action à la surface de la terre », comme aurait dit Camille Vallaux, appert la passerelle qui permet de nouer ensemble la doctrine scientifique et l’objet privilégié. Elle implique de considérer les « êtres géographiques » comme des réalisations particulières d’une « combinaison des phénomènes » — syntagme emblématique pour faire le lien entre « milieu » écologique et « région » idiosyncrasique. L’ennui est qu’une ligne de partage sépare ceux des élèves de Vidal qui ont essayé, en général précocement, de théoriser le « principe de connexité », avec au principal l’idée de fonder, plutôt, une géographie (humaine) générale (J. Brunhes, C. Vallaux), et ceux, majoritaires, qui se sont consacrés principalement à la géographie régionale, du moins dans les premières décennies de leur carrière, et qui ont plutôt illustré par des cas d’espèce (ou donné épaisseur à) la foi commune dans la « combinaison des phénomènes ». Et si J. Brunhes et C. Vallaux ont subi un certain ostracisme, c’est peut-être notamment pour des raisons épistémologiques, pour avoir semblé trop systématiques à leurs contemporains. Il est vrai que par comparaison la production réflexive de certains autres « vidaliens » est fort mince (R. Blanchard, J. Sion) ou tardive (M. Sorre), sinon posthume (A. Demangeon)…
Au total, ce sont plutôt deux « programmes de recherche » qu’il faudrait évoquer, dont l’articulation, pour « évidente » qu’elle puisse sembler en apparence sur le plan des principes, ne s’est pas réalisée, sinon exceptionnellement, comme dans cette remarquable Asie des Moussons « livrée » par Jules Sion en 1928-1929, qui part effectivement de la modulation d’un phénomène naturel (la mousson) avant de « replacer la série [ici climatique] dans l'ensemble naturel, dans l'ensemble complexe des faits, au milieu desquels elle s'est produite et développée », comme aurait dit J. Brunhes, la spécificité météorologique donnant son « individualité géographique » à « l’ensemble naturel ». Pourtant, à côté de cet exemple réussi de « combinaison », combien de textes à tiroirs, de déclinaisons strictement régionales ou thématiques qui ne rendent compte d’aucune « connexité » spécifique, sans parler d’une problématique « écologique ».
Peut-être l’idée même de « programme de recherche » est-elle trop précise pour rendre compte de ce qui donne une unité au style épistémologique de l’« école française de géographie ». Non pas que celle-ci n’en ait pas eu, à l’état doctrinal ou heuristique, ainsi que nous venons de le suggérer, mais nous doutons qu’il s’agisse là de la contrainte qui imprime le pli le plus accusé à la production textuelle classique. Au reste, les travaux récents de M.-C. Robic nous inclineraient à penser que d’autres programmes auraient pu être également développés à partir de la matrice vidalienne : une problématique de la « position relative des lieux » notamment. Pourtant, à l’« ambiguïté foncière de Vidal de la Blache », à « l’ouverture que son œuvre a laissée à l’interprétation », s’opposent aussi l’entreprise de délimitation et de normalisation de ses élèves : les discussions de Lucien Gallois dans la conclusion de Régions naturelles et noms de pays et l’introduction de la Géographie universelle, les multiples interventions d’Emmanuel de Martonne, mais aussi les œuvres plus controversées de J. Brunhes et C. Vallaux, peuvent se lire comme autant de tentatives pour donner des contours plus nets à l’épistémologie disciplinaire. À défaut d’avoir pour propos de le démontrer, nous avancerions volontiers l’idée d’un effort de rationalisation ou de systématisation obéissant au désir de renforcer l’univocité et la crédibilité de la géographie comme science. Les travaux empiriques des élèves de Vidal font également leur deuil — à des fins de normalisation du regard géographique — du pouvoir de suggestivité que l’écriture ou l’illustration iconographique vidalienne possédaient, ce dont témoignerait notamment la thèse prototypale d’A. Demangeon sur La Picardie.
Tous ces éléments nous amènent à redessiner l’ordre des priorités d’une lecture malgré tout unitaire et épistémologique de l’ « école française de géographie », pour laquelle la citation de J. Brunhes nous fournira accessoirement l’indice déclencheur, en l’espèce de l’« étude complète des faits géographiques » : qu’est-ce donc que cette régulation en dernière instance par la complétude ? qu’est-ce donc que ce point aveugle et néanmoins déterminant ? Précisément une exigence de réalisme d’un genre un peu particulier dont nous faisons le pari qu’il est au moins aussi contraignant et décisif pour le style épistémologique classique que toute espèce de programme de recherche, qu’il soit explicatif (la doctrine écologique) ou interprétatif (le problème de l’individualité régionale). Pour autant, pour des raisons que nous expliciterons ultérieurement, le syntagme « programme de recherche » ne nous semble pas adéquat, et nous lui préférerons le terme de « posture », même s’il s’agit d’un terme un peu flou.
L’hypothèse que nous souhaitons étayer dans cette première partie est qu’un réalisme, particulièrement « métaphysique » au sens putnamien, constitue une contrainte décisive du paradigme cristallisé par les élèves de P. Vidal de la Blache dans leurs écrits théoriques et empiriques, susceptible de rendre raison du style épistémologique de l’« école française de géographie » tout autant que les schèmes qui ont déjà été associés. Dans le chapitre premier, intitulé « Archéologie du réalisme géographique », nous nous sommes efforcé de déconstruire la posture dans une perspective relativement anhistorique, en nous appuyant pour l’essentiel sur des formulations de la « grande époque » de l’école, c’est-à-dire le premier xxe siècle — celui qui précède la deuxième guerre mondiale —, période où elle connaît son apogée en terme de rayonnement international. Comme nous ne l’avons pas travaillé en tant que tel, ce contexte favorable constitue simplement une trame, suggérant un contraste avec l’époque antérieure (1892-1903) durant laquelle P. Vidal de la Blache et ses premiers lieutenants avaient dû fournir la preuve de la viabilité scientifique de leur « école ». C’est dans un contexte moins précaire mais plus exigeant que la science se fait « normale » (au sens kuhnien). L’entreprise de codification donne un cadre strict à ce qui était jusque là « science extraordinaire », engagée sur plusieurs voies, visant davantage la séduction, la synesthésie, la mimèsis de la « vie », que la netteté des catégories. Au reste, la lecture des très nombreux articles à visée théorique du « père fondateur » frappe par la souplesse du lexique, la richesse et la profusion des exemples, l’enracinement dans l’expérience vernaculaire, les raccourcis littéraires :
Grâce à cette souplesse et à une vitalité qui s’adapte à tous les climats, il n’y a guère de parties de la surface terrestre auxquelles la physionomie de l’homme ne s’incorpore. Son image s’associe aux formes les plus diverses de configuration et de relief. Pour peu que nous échappions un moment aux scènes de nature humanisée qui nous sont familières, le vide nous frappe. Le premier hameau qu’on aperçoit, après quelques heures passées en montagne, au tournant de quelque étroit couloir : humble trace de l’homme, mais signe visible que là recommence son action directe et continue sur les choses, répond à un sentiment instinctif d’attente ; il nous rend cette impression de vie personnelle qui est inséparable pour nous de l’image des contrées.
Pour signifier l’omniprésence de la « physionomie de l’homme » à la « surface terrestre », le discours en généralité, « panoptique » et universel, se trouve, dès la troisième phrase de l’alinéa pris pour exemple, subjectivé par la focale individuelle d’un observateur (ou « dresseur d’images » selon la belle formule de Didier Mendibil) qui épouse l’expérience familière du marcheur et multiplie les notations « expressives » (au sens de Roman Jakobson), « étroit couloir », « humble trace », « sentiment instinctif d’attente », « nous rend cette impression de vie personnelle », tant et si bien que la dimension justificative de l’exemple finit par être recouverte sous une visée emphatique à plusieurs niveaux (communion avec la scène et avec le lectorat). Par ailleurs, l’écriture vidalienne opère une mise en équivalence éminemment figurée et littéraire entre deux références à priori difficilement commensurables : la « surface terrestre » et la « physionomie de l’homme », redoublée immédiatement par l’idée d’association entre les « formes les plus diverses de configuration et de relief » et l’« image » de l’homme. Tout se passe comme si l’auteur articulait par analogie morphologique un comparant (phore) et un comparé (thème), en conférant à son analogie vertigineuse les propriétés rhétoriques de la comparaison littéraire (même si ce n’en est pas une). On pourrait aussi parler à plusieurs niveaux d’attelage, procédé pour le moins baroque dans un texte « théorique ». Cette propriété de glissement et d’esquive, usant du raccourci par les figures littéraires (ou tropes), passant d’un registre à un autre sans crier gare, contribue certainement plus que tout autre chose à l’ambiguïté vidalienne. Par ce biais, le « père fondateur » échappe aux distinctions pesantes, au figé des catégories qu’une intelligence plus diacritique essaierait d’imposer. Il s’en affranchit au bénéfice d’une poursuite inlassable de la dynamie ou « vitalité » des « rapports entre la terre et l’homme », en une mimétique qui tient à la fois de la métaphysique et de l’acte littéraire. C’est sans doute pour cela qu’il y a une telle indifférence à l’idée de réalisme chez P. Vidal de la Blache, mais en revanche une régulation constante du décrit par un ancrage dans les « réalités ». Réaliste, le « père » de l’« école française » l’était certainement, évidemment, mais plutôt à la manière des écrivains réalistes ou naturalistes du second xixe siècle, c’est-à-dire avec une conscience de l’effectuation scripturaire, plutôt qu’en vertu d’une clause épistémologique qui viendrait peser sur la liberté du dire.
Pour toutes ces raisons, brièvement étayées, nous faisons l’hypothèse d’une césure entre P. Vidal de la Blache et ses « élèves », que nous avons tendance à considérer surtout comme des « post-vidaliens » : ils sont certes dépositaires de questionnements esquissés par leur « maître » et d’un ensemble de « manières de faire », mais ils ont eu la lourde tâche d’ériger en système et en normes ce qui était intuitions, notations, esquisses ; il leur a « fallu » pour partie dé-littérariser le discours disciplinaire, afin de le codifier, de le rendre transmissible autrement que par une expérience singulière, pour partie ineffable. C’est surtout au niveau du discours théorique que se sent l’abstraction, car même si celui-ci se raréfie relativement, il perd surtout le caractère coloré et profus conféré par les exemples vidaliens, dans lesquels l’instance explicative s’estompe derrière les fonctions expressive, conative et, last but not least, poétique. Par contraste, nous voudrions montrer que la « clause de réalité » est devenue une contrainte forte, pesant sur le style épistémologique des postvidaliens, la plupart du temps de façon implicite, à l’exception de quelques apparitions « au grand jour », en des formulations souvent surprenantes, étranges pour qui a le recul de quasiment un siècle.
Dans le deuxième chapitre, « Emmanuel de Martonne ou l’acmé du réalisme classique ? », nous mettons l’accent sur celui des postvidaliens qui nous semble avoir exercé un magistère au moins aussi décisif que celui de P. Vidal de la Blache et être en même temps le plus spectaculairement réaliste des patrons de l’« école française ». Dans le troisième et dernier chapitre de cette première partie, nous évoquons brièvement les efforts d’aménagement du paradigme classique qui se sont fait jour à partir du milieu des années 1940 et qui n’ont pas été sans conséquences sur la posture réaliste.
Chapitre premier
Archéologie du réalisme géographique
De J. Brunhes (1910)  à André Fel (1972), les géographes français sont un certain nombre à avoir mis l’accent sur le caractère « réaliste » de l’« école » nationale, même si les contextes d’énonciation n’éclairent que rarement la redoutable incertitude sémantique de cet adjectif. Il n’en demeure pas moins que c’est là une épithète valorisante : « Il y a un « sens géographique » qui exige comme une perception plus réaliste de toutes les manifestations de l'activité humaine », écrivait déjà J. Brunhes, comme si la géographie était une discipline de réalisme, c’est-à-dire de dissipation des chimères qui séparent l’homme des choses « telles qu’elles sont » et non telles qu’il les imagine.
Plus encore que l’abstraite épithète, les géographes classiques ont affectionné le mot « réalité » (surtout au pluriel d’ailleurs) : une occurrences toutes les 17 pages dans l’ensemble des Principes de géographie humaine de P. Vidal de la Blache, une toutes les trois pages dans la conclusion de Régions naturelles et nom de pays de L. Gallois, une toutes les six pages dans les seules introduction et conclusion de La Géographie humaine de J. Brunhes, une toutes les cinq pages dans Les Sciences géographiques de C. Vallaux, etc. Dans des textes d’après-guerre, la fréquence reste stable autour d’une occurrence toutes les quatre à six pages, caractéristique commune au Guide de l’étudiant en géographie d’A. Cholley (1942), à La Géographie humaine de M. Le Lannou (1949) et aux Rencontres de la géographie et de la sociologie de Maximilien Sorre (1957). Il ne s’agit pas de dire que le « réalisme » est d’autant plus fort que la fréquence est intense (car de ce point de vue C. Vallaux poserait problème), mais de souligner la montée en puissance du terme et son importance comme valeur repère de la géographie, vidalienne et surtout postvidalienne.
Par delà la manifestation lexicale d’un attachement aux « réalités » et aux « faits », il importe de se demander comment les géographes envisageaient l’expérience « géographique » du réel, ou plus précisément son statut d’intelligibilité. Au travers des rares considérations épistémologiques qui connotent, comme incidemment, quelque chose à ce propos, nous nous sommes efforcé de reconstruire une posture « métaphysique » qui nous semble à peu près cohérente et commune. Elle suppose un réel im-médiat, directement saisissable et réinscriptible. Ceci avancé, on se rend compte des perspectives étonnantes qu’ouvre une telle lecture pour comprendre un certain nombre de caractéristiques de l’écriture de la géographie classique. C’est ce que nous avons essayé de montrer dans la deuxième partie de ce chapitre. Enfin, dans la dernière partie, nous avons fait retour sur Camille Vallaux, qui dans Les Sciences géographiques se distingue à bien des égards du « réalisme géographique » dominant, par une profondeur de réflexion sur l’idée de représentation qui n’a pas d’équivalent dans sa génération.
I Le plain-pied du monde
Il s’agit donc dans un premier temps de reconstruire la posture épistémologique que les postvidaliens ont mise en scène dans leurs écrits réflexifs, de façon incidente, et presque involontairement. Elle engage des pratiques multiples et se saisirait aussi bien ailleurs que dans des textes, dans l’ensemble des topoï attachés à la discipline : relation à la carte, à l’image, au terrain, etc. Nous l’avons qualifiée de réaliste. Cette terminologie n’entre en concordance que de façon très imparfaite avec les propositions de « réalistes » contemporains revendiquant cette étiquette, comme K. Popper, J. Searle ou, a fortiori, H. Putnam ; et la posture pourrait apparaître conceptuellement positiviste dans certains de ses modus operandi. Cependant, ce qu’elle a de plus essentiel, de plus fondateur, la rattache à ce que G. Almeras appelle le « réalisme naïf », qui considère que l’on pourrait « acquérir une connaissance directe et fiable » de la réalité. Décrypter et formaliser cette conception pose un problème, tant les praticiens de la discipline se sont montrés peu diserts dans leurs analyses spéculaires et leur métadiscours. De sorte que le réalisme est tout à la fois omniprésent, diffus et non exprimé. Il opère mais ne se dit pas, invisible à la manière du paradigme kuhnien. Le formaliser ressortit à une forme de traque...
1°) Surgissements
Partir de la nature et y retourner
Dans la Géographie universelle que les élèves de P. Vidal de la Blache ont fait paraître dans l’entre-deux-guerres, on trouve, dès l’avant-propos de la collection, l’un des développements les plus frappants pour comprendre cette posture de la géographie française.
La géographie a largement bénéficié depuis un siècle, depuis un demi-siècle surtout, du progrès général des connaissances humaines. Et tout d’abord s’est achevée, par la conquête des pôles, la découverte du globe. Comme conséquence, les sciences de la nature ont pris toute leur ampleur : météorologie, océanographie, géologie, botanique, zoologie. Les résultats de toutes leurs observations sont venus s’inscrire sur des cartes de plus en plus exactes. Ainsi est apparue avec évidence l’action réciproque des phénomènes les uns sur les autres. Toutes ces analyses ont abouti à des synthèses, à la grande synthèse qu’est la nature prise dans son ensemble.
Dans cet extrait, L. Gallois — dont la contribution à l’élaboration d’une doxa de l’École française de géographie fut essentielle — esquisse une sorte de récit des progrès de la « connaissance » géographique, selon un processus essentiellement cumulatif. Elle présuppose un arpentage exhaustif du monde et repose sur un cumul de « résultats » issus de celui-ci. La géographie sédimente ces derniers en cartes qui révèlent, dans le happening de la juxtaposition, des interactions explicatives. La seule co-présence des faits fait apparaître l’explication. En ce sens, cette dernière est, en quelque sorte, naturalisée par L. Gallois : elle est consubstantielle aux données du monde et ne demande qu’à être révélée. Ainsi, déjà, il n’y a pas à proprement parler de champ pour une traduction (et donc a fortiori pour une médiation - reconstruction) du monde qui serait interprétation (dans la saisie des données ou leur combinaison) par un sujet connaissant. La conception ainsi détectée va plus loin que et, pour ainsi dire, pousse à l’extrême la perspective du réalisme habituel : non seulement (et bien évidemment) elle postule une réalité objective indépendante des sujets connaissants, mais, de surcroît, ce réel se donne sans la moindre solution de continuité à ces derniers.
La phrase essentielle pour corroborer cette interprétation est la dernière de l’extrait : L. Gallois y clôt le mouvement de la connaissance par un fort étonnant retour de celle-ci à la « nature » (synonyme de « monde » en tant que totalité close), comme si le cumul (L. Gallois parle de « synthèse ») des savoirs pouvait restituer l’objet du savoir, la « nature prise dans son ensemble ». Ce retour du savoir à son objet accrédite très nettement la proposition formulée précédemment : l’épistémologie des postvidaliens présuppose une absence de discontinuité entre la connaissance (ou le sujet connaissant) et son objet. Dès lors, la vocation du géographe est de recueillir les données du monde, de les inscrire, notamment sur des cartes (mais la transcription ne présuppose pas une interprétation) et éventuellement — c’est l’étape explicative — de révéler leurs correspondances. En l’absence de toute coupure entre l’objet et le sujet connaissant, cette position impatronise un idéal de plain-pied de la « science » géographique dans le réel.
Quelques années auparavant, L. Gallois avait placé son maître-ouvrage Régions naturelles et nom de pays sous les auspices d’une « tentative pour trouver des divisions [régionales] plus conformes à la réalité ». Dans la conclusion, il précisait la nature de cette « réalité » à laquelle il fallait « se conformer » : « Je crois en effet que c'est dans la nature même qu'il faut chercher le principe de toute division géographique. » Il y avait déjà là la prémisse de la métaphysique postvidalienne, cette idée que tout, y compris « le principe de toute division », est déjà présent « dans les choses ». Au demeurant, la suite de la discussion sur la valeur « rationnelle » des divisions naturelles est extrêmement troublante :
Mais en réalité c'est pour des raisons plus hautes, touchant à la conception même de la géographie, qu'il faut s'en tenir aux divisions physiques. Rechercher dans la variété, dans la complexité des faits où intervient l'activité de l'homme ceux où se marque l'influence du milieu, c'est la propre tâche de toute cette partie de la géographie qui n'étudie pas simplement les phénomènes naturels et qu'on s'accorde aujourd'hui à appeler la géographie humaine. C'est par là vraiment qu'elle se distingue d'autres sciences qui se préoccupent des mêmes faits. Ou si l'on veut laisser de côté ces distinctions qui sont dans nos esprits et non dans les choses, je dirai plus simplement qu'il faut, lorsqu'on veut se rendre compte des faits humains, penser toujours à l'influence possible du milieu. Or, comment reconnaître cette influence, sans une étude préalable, indépendante, du milieu physique ? Comment discerner ce qui est le fait de l'homme de ce qui est le fait de la nature, si l'on commence par confondre dans les mêmes cadres l’œuvre des hommes et les conditions naturelles ? La clarté n'a rien à gagner à ces sortes de compromis. En réalité une région naturelle est tout autre chose que ce qu'il faut bien appeler, faute de terme plus approprié, une région économique. C'est tout autre chose aussi qu'une unité politique.
Les « raisons plus hautes » invoquées sont distinctives : c’est en les respectant que la géographie se « distingue d'autres sciences » et acquiert sa spécificité. Pourtant, ce genre de considération tactique résonne étrangement par rapport au thème initial de la conformation aux principes inscrits dans la nature. De surcroît, tout ce que décrit l’auteur à ce moment précis de son argumentaire est un ensemble d’opérations à proprement parler intellectuelles : une « conception […] de la géographie », une recherche discriminante « dans la variété, dans la complexité des faits » qui en sélectionne certains. En d’autres termes, ce que L. Gallois invite à faire à ce moment précis relève d’une démarche assez dissonante par rapport à l’idée d’une intelligibilité du réel dictée par la « nature ». Au reste, dans la foulée immédiate de ces assertions « artefactuelles », notre auteur se reprend de façon on ne peut plus significative : « Ou si l'on veut laisser de côté ces distinctions qui sont dans nos esprits et non dans les choses… », comme s’il voulait se débarrasser des scories anti-réalistes que pourraient laisser les « raisons plus hautes » qu’il vient d’énoncer ! Pourtant, la reformulation qui suit est très en retrait par rapport aux considérations qui précèdent : elle renvoie davantage à une sorte de prescription méthodologique molle qu’à l’énoncé d’un principe « élevé ». Comme gêné aux entournures, l’auteur change alors de sujet pour se faire l’apologiste d’« une étude préalable, indépendante, du milieu physique » au nom de la « clarté », alors même qu’il est en train de poser les fondements de la « géographie humaine ». Il y a, dans cette succession de glissements et de reprises, quelque chose comme un tâtonnement, plus proche d’une forme de discours oral improvisé que de la conclusion d’un ouvrage censé dire le droit sur les divisions « rationnellement » légitimes. Et pourtant, l’alinéa est bien présent, publié, avec ses reniements successifs, comme si l’auteur en assumait les contradictions ou n’avait pas perçu leur caractère ambigu.
Réalisme ou positivisme ?
Au travers de ces deux fragments pris dans l’œuvre de L. Gallois, il nous semble que l’on se fait une idée assez précise du statut d’intelligibilité des « principes » contenus « dans les choses », et des problèmes épistémologiques que soulève ce réalisme, de façon presque immédiate, puisque L. Gallois lui-même en était, d’une certaine manière, conscient. Pourtant, les textes de L. Gallois en disent plus sur les opérations que sur les « phénomènes » à proprement parler ou « indices ». Chez E. de Martonne, autre « patron » de l’École française de géographie, une conception complémentaire s’esquisse, notamment dans le premier chapitre du Traité de géographie physique. Explicitement y est affirmé le « caractère descriptif et réaliste » de la discipline, « caractère » qui la spécifie par rapport aux autres sciences. Ce réalisme prend tout son sens au détour d’une formulation emblématique : « Ce qu'il y a de fécond et d’original à la fois dans la méthode géographique, c'est qu'elle met en présence des réalités terrestres. » Prise dans une acception littérale, cette phrase figure nettement le plain-pied des géographes dans les « réalités terrestres » en mettant en scène l’implication performative (au sens de John Austin) dans le réel qu’opère leur démarche. Elle rend par ailleurs inconcevable toute possibilité d’une discontinuité réflexive entre les idées et les choses.
L. Gallois et E. de Martonne ne sont pas les seuls à avoir donné forme explicite au réalisme classique. Néanmoins, chez J. Brunhes, l’appréhension des « réalités » est peut-être légèrement différente sur le plan des prémisses, même si la posture est grosso modo la même.
Qui est géographe sait ouvrir les yeux et voir. Ne voit pas qui veut. En matière de géographie physique comme en matière de géographie humaine, l'apprentissage à la vision positive des réalités de la surface terrestre sera le premier stade et non le plus aisé.
Par voie de conséquence, la méthode géographique, en tous les domaines où elle peut être suivie, est une méthode qui donne la première place et le principal intérêt à l'étude exacte, précise, de ce qui est aujourd'hui. Avant d'interpréter sur la foi de témoignages plus ou moins discutables les faits du passé, on s'efforce d'observer, de grouper, et enfin, si possible, de classer les faits du présent. C'est là une méthode qui a un vrai caractère positif et scientifique.
Il est légitime de prendre connaissance de ce qui est, de l'état géographique présent, sans être contraint d'étudier l'origine et les transformations historiques des phénomènes.
Là où un L. Gallois semble se méfier des « distinctions » de l’« esprit », J. Brunhes souligne la nécessité d’un « apprentissage », qui est d’abord éducation du regard, même s’il s’agit finalement de regarder « ce qui est aujourd'hui » : les « réalités » sont toujours « données », mais elles impliquent une « méthode » d’appréhension qui relève nettement du positivisme. La frontière entre les uns et les autres, à ce niveau, est faible, car bien évidemment L. Gallois ou E. de Martonne n’auraient en rien contesté l’idée d’une éducation du regard, mais il y va d’une sorte de clause de style : tous partagent la priorité donnée à « l'étude exacte, précise, de ce qui est aujourd'hui », mais en modulant différemment la visibilité des taxinomies servant à « observer, […] grouper, […] classer », que J. Brunhes revendique, tandis que les deux autres les occultent. Au reste, c’est chez celui-là que s’opère une liaison quasi tautologique ou synonymique entre « sens géographique » et « perception […] réaliste » :
Qu'y a t-il de nouveau dans cette manière de traiter l'histoire, sinon de regarder et de voir sur la surface de la terre la réalité et les variations de tout ce que nous avons appelé les faits essentiels de la géographie humaine ? Il est bien permis d'évoquer ici ce « sens géographique » que Ratzel déclare de plus en plus indispensable aux « observateurs des phénomènes politico-géographiques ». Il y a un « sens géographique » qui exige comme une perception plus réaliste de toutes les manifestations de l'activité humaine, — économique, historique et politique.
Voir les formes précises de la réalité terrestre, les voir dans toute leur extension matérielle et jusqu'à leurs zones-limites, en discerner les représentations variées en différents points de l'espace, voilà bien ce que commande l'esprit géographique.
Outre cet effet quasi tautologique, le « positiviste » Brunhes s’aventure dans quelque chose de plus drastiquement réaliste lorsqu’il assigne à la géographie le projet de « voir les formes précises de la réalité terrestre », qui ici s’imposent plus franchement dans leur autonomie, ou leur « auto-significativité », même si immédiatement après ce schème est corrigé par la mention de « représentations variées », au demeurant assez mystérieuses quant à leur contenu circonstanciel. Ce motif a une autre occurrence, qui achève de mettre en équivalence géographie et vision des « réalités » en tant qu’elles sont localisées : « Cette accoutumance à voir les réalités où elles sont et telles qu'elles sont, produit sur l'esprit cet effet de lui inculquer une juste défiance des simples étiquettes et de lui procurer un sens critique de la valeur variable des réalités géographiques. »
En définitive, il nous semble qu’en tant que posture « métaphysique », le « réalisme géographique » présente une certaine homogénéité chez ses trois principaux énonciateurs : comme tout réalisme, il suppose que les choses sont affectées d’un pli que la science reproduit plutôt qu’elle ne le défait. La particularité de ce réalisme-ci tient au caractère immédiat des « faits », saisissables de manière passablement transitive (mis à part peut-être chez J. Brunhes), en l’espèce d’une consignation (visuelle, cartographique, textuelle à la rigueur).
Vidal aussi…
Bien qu’il ne soit pas dans notre propos de faire des développements importants sur P. Vidal de la Blache, nous tenions à signaler que nous avions trouvé dans ses textes une et une seule occurrence de discours explicitement réaliste, dans un texte assez tardif, « Les caractères distinctifs de la géographie », publié alors que le « patron » de l’école française de géographie avait soixante-huit ans et l’essentiel de son œuvre derrière lui, et alors que ses principaux lieutenants avaient déjà publié la plupart des textes que nous venons d’étudier :
La terre […] fournit pour cela [à la géographie] un champ presque inépuisable d'observations et d'expériences. Elle a pour charge spéciale d'étudier les expressions changeantes que revêt suivant les lieux la physionomie de la terre. Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette combinaison est la forme même sous laquelle les phénomènes s'offrent partout dans la nature. La géographie est sollicitée vers les réalités.
Cette « remarque » constitue une parenthèse incidente dans le corps du discours, sur laquelle l’auteur ne s’appesantit pas plus que cela. On pourrait la lire aisément comme une sorte de préalable ou de clause de style. Elle ne souffre en revanche d’aucune ambiguïté : « les phénomènes s'offrent partout dans la nature » sous « forme » de « combinaison », ce qui revient bien à dire que « les réalités » — aussi bien que leur assemblage — sont un « donné » de nature, qui opère comme une attraction sur la « géographie ». Le géographe apparaît un peu comme celui qui est aspiré par le monde, amené à se départir de lui-même pour s’absorber dans la « scènerie » qui s’offre à lui. Il y a là comme une extraversion fondamentale tout à fait congruente avec la personnalité scientifique du « père » de l’école française de géographie.
Il est important de noter que les postvidaliens qui ont fait la promotion d’une géographie humaine pour partie autonome vis-à-vis des « conditions naturelles » sont aussi ceux qui sont demeurés quasiment muets sur ce sujet ontologique : nous pensons notamment à A. Demangeon et J. Sion. Il faut dire qu’ils ont peu écrit dans une perspective épistémologique. Mais aussi bien dans « L'art de la description chez Vidal de la Blache » et « Géographie et ethnologie » du second que dans « Une définition de la géographie humaine » du premier, on ne trouve rien de très net qui permettrait au minimum d’inférer ou d’interpréter. D’un certain point de vue, cette absence d’une posture tranchée est liée à leur inclination pour les « explications » culturelles, ethnologiques ou sociologiques : l’un comme l’autre ont beaucoup insisté sur le rôle des usages coutumiers, des « faits de civilisation », etc., qui nuancent nettement, voire relativisent, l’idée d’une « adaptation » aux « conditions du milieu ». Ce faisant, ils ont souvent mis l’accent sur la relativité des interprétations quant à la valeur d’un milieu et la détermination sociale des artefacts humains, qu’ils soient matériels (outillage, habitat) ou territoriaux (cadastrage, parcellaire, etc.). Tout ceci ne suffit pas pour les dire non-réalistes, loin de là, mais donne quelque éclairage sur leur indifférence apparente pour la question des « réalités » (terme qui n’a pas ou extrêmement peu d’occurrences dans leurs textes réflexifs). Dans le cas d’A. Demangeon, une incidente de son texte posthume « Une définition de la géographie humaine » anticipe tout de même une direction importante qu’allait prendre le réalisme géographique de l’après-guerre :
Ces habitats où les hommes se groupent, où ils travaillent, sont de dimensions fort inégales qui peuvent aller de la localité élémentaire au grand territoire. Ils forment les cadres à l'intérieur desquels se répartissent les faits géographiques et, par leurs caractères propres, ils impriment une originalité à l'humanité qui s'y rassemble. Comprendre et décrire ces unités régionales est l'une des fonctions primordiales de la géographie, car chacune d'elles forme souvent une sorte de personnalité qu'il faut faire revivre.
Dans ce fragment, on voit la « clause de réalité » se déplacer et se préciser par rapport aux considérations très larges de J. Brunhes ou L. Gallois. Il y a toujours un « donné », mais il a un caractère spécifique : il ne fédère pas toutes les « réalités » mais s’offre en l’espèce d’un « cadre » d’« habitat » ou « territoire ». La reprise du thème vidalien de la « personnalité » géographique ouvre sur un réalisme davantage compréhensif, cette fois pas du tout positiviste, qui part du postulat que le géographe a affaire à des individualités (ou « unités ») régionales manifestes qui ont « leurs caractères propres ». Ce faisant, il appert qu’un approfondissement du « programme de recherche » sur les individualités géographiques peut déboucher sur une forme de réalisme débarrassé des naïvetés frisant le paradoxe qui étaient latentes chez les postvidaliens les plus « naturalistes », c’est-à-dire les plus enclins à systématiser une explication naturaliste des « phénomènes humains ».
Bien entendu, à l’aune de nos pratiques contemporaines, la posture réaliste des géographes post-vidaliens pose des problèmes insolubles, sous sa forme « absolue » comme sous sa forme « restreinte ». En revanche, sa réfutation systématique n’aurait de sens que pour un travail militant. Le propos des lignes qui suivent serait plutôt de proposer quelques pistes pour en comprendre les ressorts.
2°) Les ressorts du réalisme géographique
Il n’existe vraisemblablement pas une « explication » du réalisme géographique, mais un faisceau de facteurs, qu’il est difficile de hiérarchiser. Du point de vue le plus général possible, et indépendamment de toute considération historique, le fait de considérer notre environnement comme une altérité non soumise à priori à notre self est indissolublement constitutif de nos capacités heuristique et pragmatique : pour agir et pour penser, il est sans doute nécessaire d’ériger ce qui est visé en altérité stable. Concevoir l’indépendance des choses pour pouvoir faire des conjectures, avec un maximum de souplesse et d’agnosticisme quant à la diversité de trajectoires supposables dans le monde : le réalisme est une posture atrophiante mais souvent nécessaire, ne serait-ce que pour une praxis quotidienne ou vernaculaire. Supposer sans cesse l’instabilité du monde à notre agir et à nos catégories, c’est s’interdire d’y entrer, c’est demeurer en retrait, de peur de le voir s’écrouler. Dans l’agir et la supputation ordinaires, l’invisibilité relative des opérateurs utilisés est une garantie de leur bon fonctionnement, car mettre sans cesse à distance les critères dont on se sert, c’est retomber dans l’indécidabilité et l’inscrutabilité. D’un certain point de vue, on pourrait dire que le réalisme repose sur une sorte de « dé-conscientisation » du jugement propice à l’extraversion de soi en idée ou en acte. Il est « spontané », c’est-à-dire qu’il constitue l’attitude la plus nécessaire au plus grand nombre dans la plupart des situations. Il est emblématique de l’entendement enfantin et du primo-apprentissage, à tel pont qu’il est souvent recommandé d’éviter de déconstruire trop précocement les connaissances, de crainte d’« égarer » ces « êtres en construction ». Plutôt qu’avec la fort mal nommée « pensée primitive », le réalisme est une modalité de la « pensée première ». Ce qui n’oblige pas à le considérer comme épistémologiquement incontournable. Toutefois, ce genre d’analyse philosophique a l’inconvénient d’être d’autant plus commode qu’elle est déréférencée. Ce serait un ressort « idéel » de toute forme de réalisme, mais cela ne nous avance pas trop si nous voulons interpréter le réalisme géographique dans son historicité. Faute de mieux, on pourrait évoquer divers ressorts explicatifs en fonction de leur épaisseur temporelle.
Il faudrait d’abord évoquer l’une des constantes des pratiques fédérées sous le terme de « géographie », cette mission de devisement du monde, qui depuis l’Antiquité est associée à la facette « chorographique » de la discipline qui s’assigne pour projet « la description, à visée exhaustive, des lieux ou des régions dans leur variété ». Le double horizon de l’exhaustivité et de la saisie des objets dans leur singularité, encore inscrit dans le paradigme vidalien, est sans doute pour partie un héritage de la tradition chorographique. Le réalisme aristotélicien fonde et légitime la norme de rationalité qu’elle se donne. Mais cette explication « première » de la posture des postvidaliens ne saurait nous suffire, sauf à gommer la dynamique de rupture qui a présidé à la fondation de l’École française de géographie et à nier son enracinement dans le mouvement des idées de son temps. À ce titre, notre hypothèse serait que le réalisme géographique s’inscrit dans une double filiation, étroitement tributaire de ses années de formation : le naturalisme littéraire d’une part et l’épistémologie des sciences historiques d’autre part, telle qu’elle s’incarne notamment dans l’Introduction aux méthodes de recherche historique (1897) de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos.
P. Vidal de la Blache et ses élèves s’inscrivent pleinement dans le projet naturaliste tel qu’il s’est élaboré dans le dernier tiers du xixe siècle. Animé par un idéal de « science positive », celui-ci impliquait en théorie une écriture fidèle aux « faits » qu’il entendait retranscrire. Il y a sans doute là les bases d’une épistémè convergente, fille du positivisme. Jean-Louis Tissier a pu montrer l’affinité très forte des poétiques à l’œuvre chez Émile Zola et dans le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Il convient toutefois de souligner que chez l’un et l’autre l’usage de très nombreuses figures de style (hypotyposes, métaphores, métonymies, etc.) maintient un jeu (aux deux sens du terme) entre le réel (que l’on présuppose donné) et sa représentation. Ce jeu, véritable fêlure entre l’écriture et son référent, met à l’abri du « réalisme naïf » tant les grands naturalistes (Maupassant, Zola) que P. Vidal de la Blache. En pratique, l’écriture littéraire évacue la possibilité d’une consignation du réel, considéré comme un donné objectif et objectivable. Après l’effacement du fondateur de l’école française de géographie, la relation entre le discours et le référent qu’il entend refléter est toutefois devenue beaucoup plus univoque.
Si les géographes groupés autour de Paul Vidal de la Blache n’ont pas produit de réflexions méthodologiques systématiques, s’il n’existe pas d’équivalent à l’Introduction aux méthodes de recherche historique de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, nul doute qu’ils aient été en revanche imprégnés par une norme savante proche de celle qu’exprime cet ouvrage. En effet, on sait que Vidal a constitué son cercle de disciples dans le vivier des élèves historiens des écoles normales supérieures (Ulm essentiellement). Et l’on connaît depuis les travaux de Victor Karady, de C. Rhein et de M.-C. Robic, la déteinte des valeurs épistémologiques de l’histoire positiviste sur la géographie annaliste, « d’où une stratégie qui suppose un dépassement de l’opinion, et non point une coupure, comme le veut l’épistémologie rationaliste durkheimienne. » L’idée d’une « stratégie épistémologique du mixte » est congruente à celle de réalisme, dans la mesure où celui-ci ressortit par excellence à la pensée « naturelle » de l’expérience, qui conçoit les « réalités » comme un donné pouvant délivrer une sanction immédiate à l’endroit des énoncés censés en rendre compte.
Une autre hypothèse explicative mérite d’être avancée : elle tient à l’importance prise par l’expérience du terrain dans la géographie vidalienne. Dans un article de 1997, M.-C. Robic la formulait ainsi :
Pour l'École française de géographie qui commence à s'exprimer dans les années 1890 l'une des marques de distinction du géographe parmi ses pairs universitaires est son dédain du texte et son engouement pour l'observation in situ. La « géographie de plein vent », ainsi que l'a nommée Lucien Febvre, n'est pas propre à l'Université [...]. Mais, en cette fin de siècle, l'accès à une chaire de professeur supposait une rencontre concrète avec le monde, d'un style particulier. Savante, visant l'intelligibilité, cette expérience des lieux devait se démarquer de trois autres épreuves du terrain : la perception commune, la consommation touristique et la contemplation esthétique.
La relation entre expérience du terrain et réalisme est complexe, dans la mesure où il est difficile de décider de ce qui est préalable. Il nous semble que les sciences naturelles, dont s’est inspirée la géographie vidalienne pour se démarquer de l’histoire, offraient une représentation de la scientificité érigeant le terrain en préalable, voire en substitut/complément de l’expérimentation. Mais, par ailleurs, l’idée de « rencontre concrète avec le monde » pourrait aussi laisser supposer un réalisme préexistant, propre aux sciences naturelles. Dans tous les cas, la géographie hérite de l’un avec l’autre, se débarrassant par la même occasion de son image de « science de cabinet ». Le dédain corrélatif pour l’archive, et plus généralement pour la connaissance tirée des livres, est particulièrement fort chez un E. de Martonne, à propos duquel Jean Dresch a pu écrire :
Car, pour utile que puisse être, pour un géographe, l'enseignement des maîtres de diverses disciplines, Emmanuel de Martonne se persuada que la meilleure formation du géographe s'acquiert sur le terrain. Et l'état de nos connaissances, au début du siècle, était tel qu'il eût souhaité porter ses pas dans toutes les régions du globe.
Tandis que certains de ses contemporains croyaient encore que la lecture attentive des publications suppléait avantageusement la connaissance directe des pays et que J. Sion, par exemple, a pu écrire les deux volumes sur l'Asie des Moussons de la Géographie universelle, pourtant considérés à l'époque comme très réussis, sans y avoir mis les pieds, E. de Martonne s'efforça, au cours de sa carrière, de saisir toutes les occasions de visiter des pays variés. Persuadé que la connaissance géographique du monde était fort incomplète, il avait en outre plus confiance dans ses propres qualités d'observateur que dans les écrits d'auteurs moins bien formés.
Mais l’opposition entre E. de Martonne et J. Sion, pertinente à bien des égards, ne tient pas sur cette question du terrain : pour écrire les pages consacrées à la Grèce et à l’Italie dans la Géographie universelle, ce dernier a largement sacrifié au rituel consacré, dérogeant à l’image de « géographe de cabinet » que J. Dresch et d’autres lui ont accolé. Sur ce point au moins, il y eut unanimité parmi les disciples de P. Vidal de la Blache, même si tous n’ont pas accordé le même prix à l’expérience du terrain. De Martonne constitue sans doute un extrême, sur lequel nous reviendrons dans le chapitre suivant.
Le terrain est plus qu’un topos distinctif du géographe, il opère et valide le plain-pied de ce dernier au réel. Sans doute est-ce lui qui construit l’illusion primordiale d’un monde directement saisissable, que l’on foule et que l’on arpente, qui se laisse consigner par le geste de la levée, qui se dessine, se cartographie et se photographie, opérations de saisie plus ou moins exhaustive, coextensive, du réel. Ce faisant, il a sans doute été la scène capitale de la géographie classique. Toutefois, comme tout savant, le géographe était tenu d’abandonner parfois ses chausses pour rédiger des articles ou des ouvrages, et donc de « mettre en texte » un réel supposé accessible sans médiation.
II Conséquences scripturaires et modus operandi du réalisme géographique
La nécessaire transparence et le déni du texte
Pour un réaliste convaincu, le texte est une contingence désagréable, voire un défi : à la différence de l’expérience du terrain, il crée une interférence entre le géographe et le monde, et la nécessité d’utiliser un langage conventionnel fait encourir le péril de plaquer sur le réel des sophismes artificieux. À ce titre, les géographes classiques étaient soucieux de ratifier leur lexique par les « choses ». L’introduction des deux volumes qu’Emmanuel de Martonne a consacrés à l’Europe centrale dans la Géographie universelle est intitulée « La notion d’Europe centrale ». En une centaine de lignes, l’auteur tente en quelque sorte de justifier par une multitude de biais cette appellation de la « langue politique ». Il essaie en fait d’accréditer l’idée d’un entre-deux, d’une région de transition entre Europe orientale et occidentale. À l’issue de son argumentaire, il se pense en droit d’affirmer, satisfait : « Ainsi, l'Europe centrale n'est pas un mot. » Cette paradoxale négation trouve tout son sens dans un souci d’adéquation entre les mots et les choses. Le mot en soi est initialement un artifice. C’est en répondant à une réalité indépendante des élaborations sociales et en se niant lui-même qu’il peut accéder à un statut de quasi naturalité ratifiant l’intérêt géographique.
Mais ces problèmes lexicaux ne suffisent pas à rendre compte de l’embarras que constitue la parole sur le monde. Les enjeux principaux portent sur des niveaux plus globaux d’énonciation : comment dire un objet géographique saisissable sans médiation (ou presque) au travers d’un medium aussi interventionniste que le discours, surtout écrit ? Comme faire en sorte que celui-ci n’obscurcisse pas le rapport immédiat à l’objet, conçu idéalement sur le mode de la levée de terrain ? Notre hypothèse essentielle est que le texte géographique classique se devait d’être écrit de façon à instituer, autant que faire se peut, un sentiment d’immersion dans les « réalités géographiques ». Ceci implique de recourir à des dispositifs d’écriture (non nécessairement explicités, voire inexplicitables...) susceptibles d’engendrer, par effet de convergence, la sensation requise. L’artefact ainsi créé a plus que des analogies avec le dispositif de l’écriture naturaliste. Il produit aussi un contrat de lecture proche de celui que génère la littérature d’évasion, qui sollicite l’arrachement du destinataire à lui-même et sa fusion dans la virtualité du référent.
L’illusion réaliste du plain-pied, de l’immédiateté de l’objet, repose sur l’évacuation de ce qui est susceptible de faire émerger dans le texte les conditions de son énonciation, sa rugosité de médiateur d’un acte de communication. À un niveau élémentaire, c’est ce que manifeste l’énoncé suivant : « Du fait de la guerre, l’empire britannique a gagné de nouveaux territoires : ces acquisitions, qui s’élèvent à environ 2 570 000 km2, représentent une étendue huit fois plus grande que celle du Royaume-Uni. ». Dans cette phrase, nulle trace de son énonciateur (caricaturalement : « je vous annonce que »), des origines contextuelles de l’énoncé (quel en a été le premier émetteur ? Quand ? Qui a fait le calcul ? Selon quelles modalités ?). Le message se veut pure information, pure description (au sens de R. Jakobson), restitution de la vérité d’un fait. En gommant, autant que faire se peut, l’existence d’un auteur, la présence d’un corpus intertextuel, la contingence matérielle du texte lui-même, l’écrit géographique tendra à donner l’illusion de la restitution, voire du plain-pied. Il ne s’agit pas cependant d’une évacuation complète et généralisée des aspérités de la textualité, mais plutôt d’un idéal, visant dans les écrits ad hoc (ceux qui livrent les résultats de la science) à la transparence du texte. Les parti-pris d’écriture qui réalisent cet idéal sont légion et il n’est pas de notre propos d’en réaliser un inventaire. On mettra plutôt l’accent sur quelques exemples, en quelques points clefs de la topographie textuelle.
Le texte réaliste se doit donc d’être transparent, afin de ne pas voiler l’objet qu’il est censé restituer. Tout ce qui pourrait mettre en relief sa dimension de texte doit être restreint au minimum : les références intertextuelles, qui rattachent l’écrit à un univers de signes autonome vis-à-vis du référent ; les seuils éditoriaux, ou paratexte, « qui [...] entourent et prolongent [le texte], précisément pour le présenter, au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa « réception » et sa consommation ». Les rares renvois ne débouchent qu’exceptionnellement sur une citation sous forme de texte : on réemploie du matériau en se dispensant de la lettre qui le construisait, on évoque fugacement plutôt que d’invoquer, ainsi dans cet extrait d’Albert Demangeon :
Le nom de Birmingham apparaît tard dans l'histoire. À l'époque normande, c'était un village dans une clairière de la forêt d'Arden ; la première mention d'une église date de 1285. Avec ses landes, ses bois, ses collines rocheuses, le pays s’élevait au milieu des Midlands comme une contrée sauvage d'où les routes s’écartaient. La fortune lui sourit à partir du xvie siècle, lorsque l'industrie du fer y naquit de l’abondance du minerai et du bois. John Leland parle déjà des forgerons de Birmingham en 1538. Camden décrit la ville en 1607 comme une fourmilière d’habitants et un enfer retentissant du bruit des enclumes.
Les pages qui suivent présentent un certain nombre de recherches de détail sur les pratiques intertextuelles, paratextuelles et descriptives dans le « grand œuvre » des postvidaliens, la Géographie universelle publiée dans les années 1930, mais aussi, de manière plus diffuse et moins systématique, dans les thèses des élèves directs de P. Vidal de la Blache et dans les Annales de géographie. Ces recherches étant très fastidieuses à mener, il s’agit davantage de coups de sonde que d’une mise en examen systématique de la production empirique des postvidaliens. Certains auteurs que nous aurions aimé « travailler » davantage, comme Henri Baulig et Max. Sorre, ont été circonstanciellement négligés, alors que des auteurs « secondaires » à nos yeux (Pierre Camena d’Almeida, Fernand Grenard) ont eu droit à un traitement à part entière. Mais l’essentiel n’est pas affaire de personnes : nous avons surtout essayé de démonter un certain nombre de mécanismes, démontage que l’on pourrait appliquer ultérieurement à d’autres auteurs. C’est au reste un peu ce que nous avons fait en particulier pour E. de Martonne dans le chapitre suivant.
1°) Minima scripturia
Intertexte
L’intertextualité est l’un des domaines clefs de la question de la transparence. Qu’elle passe par l’introduction d’un texte allogène (épigraphe, citation incorporée au texte ou annexée en note), par le résumé ou par la seule mention, elle renvoie le texte à un univers de signes autant qu’elle enrichit le propos. De surcroît, elle met en valeur le capital culturel de l’auteur. Ces indications sommaires suffisent à suggérer l’opacification qui résulte du développement de pratiques citationnelles. Ces dernières sont donc une nuisance pour qui cultive un idéal de transparence. De ce fait, on ne s’étonnera pas de leur extrême discrétion dans les volumes de la Géographie universelle des années 1930 que nous avons examinés. Dans notre échantillon, E. de Martonne, Raoul Blanchard et A. Demangeon ont porté l’abstinence à un niveau proche du degré zéro intertextuel. Dans le premier volume de l’Europe centrale de De Martonne, on ne trouve pas la moindre citation et seulement une référence intertextuelle ! La seule figuration intertextuelle dans le volume concerne les « géologues [qui] reconnaîtront certainement ici un jour les nappes internes des Carpates. » Ou encore : « Les géologues ont tracé la limite de la dernière invasion glaciaire [suivent cinq lignes]. (...) au Sud, c’est presque une topographie et une hydrographie normales qui apparaissent, et seul le géologue retrouve, sous la terre arable, la structure des moraines, etc. ». La mise en scène, en quelques occurrences, du travail scientifique parallèle des « géologues », tend à signifier tout à la fois leur ascendant sur le terrain et la bifurcation des préoccupations des deux disciplines, entre profondeurs et surface. Dans Les îles Britanniques d’A. Demangeon, nous n’avons relevé qu’une quinzaine d’occurrences, des citations pour l’essentiel, révérence à l’autorité des maîtres (Vidal en introduction, Reclus en description), deux références en latin (Tacite à propos de Londres, Camden), quelques commentateurs (Ferri, Geike) et, occupant un bon tiers de ce peu, boutades, anecdotes populaires, témoignages d’expéditions, qui n’ont de textuel que leur consignation. On retrouve les mêmes proportions chez R. Blanchard (une vingtaine d’occurrences), mais avec quelques nuances : un seul littérateur un peu contemporain (Gobineau), de rares évocations d’explorateurs et de savants et les inévitables références latines (Tacite, Tite-Live, Dion Cassius).
Chez ces trois figures majeures de la géographie classique française, les auteurs cités, hormis de notables exceptions, ne donnent pas lieu à une référence bibliographique annexée en note, ni à une mention dans les bibliographies. Dans une citation de R. Blanchard, l’auteur est même anonymé : « La chaleur est telle à Mascate, dit un écrivain arabe, qu’elle “brûle le rubis dans la mine et la moelle dans les os ; l’épée dans son fourreau y fond comme cire.” » Il est donc impossible de faire retour sur les textes d’origine. Incidente, la citation n’offre quasiment pas d’ouverture intertextuelle, elle est un matériau intimement incorporé au texte, au point d’en perdre fréquemment ses guillemets : « Aussi la présence des ruines fait-elle partie nécessaire, dit Gobineau, de la physionomie d’une cité persane, même prospère ». De ce fait, elle est partiellement neutralisée, peu susceptible de voiler la transparence de l’objet.
Dans les textes de F. Grenard, P. Camena d’Almeida et J. Sion, le tissage intertextuel prend un peu plus d’ampleur. Le premier pratique essentiellement la référence indirecte aux auteurs de son corpus (Prjévalskiï, Kozlov, Kropotkine, Richthofen, Suess, Merzbacher, etc.), rappelant leurs hypothèses et calculs. Ce faisant, il introduit dans le texte une ébauche de spécularité en mettant en scène les acteurs de la science géographique. Avec une cinquantaine d’occurrences, le volume de P. Camena d’Almeida est l’un des plus citationnels, dans une optique cependant moins spéculaire que chez F. Grenard. L’usage de la référence aux « grands écrivains », étonnamment refoulée chez les rédacteurs précédemment évoqués, reprend ses droits dans l’évocation et le réemploi, non dénué de naïvetés, de « Pouchkin » et « Gogol’ ». Les autorités de la géographie russe (savants et explorateurs) sont presque toutes évoquées ou citées : entre autres les Sémionov (père et fils), Woeikoff, Kropotkine, Mouchketov, Krasnov, Obroutchev, Berg. Mais la principale rupture avec les pratiques dominantes intervient dans le dernier chapitre, « La situation économique et sociale de la Russie », qui est une sorte d’appendice au volume, dont le titre occulte la nature profonde d’interrogation éminemment politique sur l’U.R.S.S. La rupture avec la doxa de la Géographie universelle postvidalienne se manifeste notamment par un tissage citationnel exceptionnellement dense et en apparence dialogique, faisant alterner le discours officiel (Lénine, Staline, slogans officiels, brochures bureaucratiques) et celui de ses détracteurs des années 1930 (A. de Monzie, N. Pravdin, G. Grinko, etc.).
Le moins orthodoxe de tous les auteurs étudiés est incontestablement J. Sion. À des degrés divers selon les rédactions mais toujours très nettement, il a enraciné son écriture dans un champ intertextuel (mais aussi, en quelque sorte, « interpictural ») visibilisé. Outre d’assez nombreuses références littéraires, picturales, il pratique, plus largement que F. Grenard et P. Camena d’Almeida, la référence aux auteurs de ses corpus régionaux. Malgré cette abondance, les références enchâssées sans guillemets prédominent, qui limitent la distorsion texte/intertexte :
D’autre part le chinois n’a su ni vivre en harmonie avec les anciens habitants, ni se préserver de leurs représailles. Il se confine au fond des vallées, dans une insécurité perpétuelle qui arrête tout développement économique. Sans cesse il est prostré sous la crainte des Lolo. Le Dr Legendre nous décrit ceux-ci comme une race vigoureuse de montagnards. Énergiques, agiles et bien découplés, ils poursuivent les sangliers et les ours, font paître leurs troupeaux de moutons. [Etc.]
Il arrive même, fait exceptionnel dans les textes de la Géographie universelle, que Jules Sion mette en scène des dissensus entre auteurs ou prenne position lui-même pour un réexamen de théories qu’il expose par ailleurs. Généralement, afin d’atténuer la dysharmonie ainsi créée, l’effet de controverse repose sur un renvoi texte (thèse dominante) / note (thèse contestataire, qui peut éventuellement aussi être repoussée). Nous avons pu repérer plusieurs occurrences de ce type dans le premier tome de l’Asie des moussons. Comme il était prévisible, les débats géomorphologiques occupent l’essentiel de cette figuration de controverse.
Au terme de ce parcours des usages de l’intertexte dans la Géographie universelle, on mesure assez clairement l’importance de la doxa réaliste pour cette entreprise canonique du classicisme postvidalien. À ce titre, d’autres lieux éditoriaux comme Les Annales de géographie, où se reflétaient non seulement la science accomplie mais aussi la recherche de matériaux (à travers les mises au point bibliographiques) et, parfois, le travail en train de se faire, montrent des pratiques intertextuelles beaucoup plus développées. Dans les volumes étudiés, le travail citationnel est notable dans les études de géomorphologie et, forcément, dans les catalogues bibliographiques et/ou cartographiques commentés, ainsi que dans les comptes-rendus d’ouvrages. Malgré cela, un objectivisme assez généralisé règne à la fois sur ces derniers et sur l’ensemble des « notes », section éditoriale regroupant des textes de quelques pages, trop courts pour être classés parmi les articles, trop longs pour entrer dans les chroniques. La norme réaliste semble y régner, au moins implicitement, dans la présentation ultra factuelle de livres, de comptes-rendus d’excursion, de résultats d’enquêtes statistiques, voire d’événements politiques, évoqués sur un mode journalistique. Un examen plus minutieux nous permettrait sans doute de retrouver ici des opérateurs de la fiction de transparence. Les études régionales non exclusivement physiciennes publiées dans les Annales indiquent des pratiques citationnelles proches de celles de la Géographie universelle. L’homologie ne s’arrête pas là : la petite monographie régionale propose de larges similitudes avec le grand genre. Elle se différencie principalement par la taille et par une modulation différente des choix éditoriaux ; par exemple, comme il n’y a pas de bibliographie annexée, on trouve davantage de renvois en notes de bas de page.
Dans les thèses des élèves de P. Vidal de la Blache, l’intertextualité est plus fournie. Une forme spécifique domine, qui consiste à préciser en notes les sources qui ont servi pour avancer tel ou tel élément descriptif ou explicatif. Les jugements sur ces références sont rares et les citations directes relativement peu nombreuses : l’appareil critique, essentiel pour impatroniser la valeur savante de l’exercice, figure comme caution et non comme répondant de la réflexion. Ici encore, la critique des sources a été gommée avant leur appareillage... Il y va de la construction d’un savoir régional positif, qui se donne pour cumulatif. Par ailleurs, les références lettrées sont plus fréquentes que dans la future Géographie universelle : sans doute attendait-on des impétrants au doctorat ès Lettres la manifestation d’une culture humaniste qui faisait partie de la distinction universitaire. De là les relativement nombreuses évocations de César, Dion Cassius, etc. Autre spécificité, certaines thèses (notamment celles d’A. Demangeon et R. Blanchard) mobilisent abondamment la presse régionale : outre les « précieuses » informations qu’elle fournit, il y va d’une fonction d’actualisation du référentiel, qui creuse le contraste avec les thèses d’histoire. Pourtant, il s’agit essentiellement de collecter de l’information donnée comme du fait brut. L’intertexte, pour l’essentiel, fait de la figuration en note, à la marge du texte, plutôt qu’au sein de celui-ci. On atteint par là un deuxième aspect fondamental de la construction de la transparence, saisissable dans l’articulation du texte et du paratexte.
Paratexte
Par ce terme, après Gérard Genette, nous entendons « un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout cas l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa « réception » et sa consommation, sous la forme, aujourd’hui du moins, d’un livre. ». Cette définition contient très clairement ce qui peut faire sens pour une écriture de la transparence : le paratexte a un fort potentiel d’autonomisation, de singularisation du texte, indépendamment de sa fonction référentielle. On a donc affaire, une fois encore, à une instance potentiellement opacifiante. Il ne s’agit pas toutefois d’une action univoque : dans le champ des sciences humaines, un titre, un prière d’insérer, une préface, une note, n’a pas forcément de forte implication spéculaire. D’où la nécessité de dépasser le seul inventaire et de s’interroger sur les usages des différents « seuils » éditoriaux présents dans notre corpus. Dans le cadre d’une étude réduite, il était impossible de présenter des analyses approfondies sur l’ensemble des composantes du paratexte. Parce que cela s’avérait particulièrement heuristique, nous avons resserré l’étude sur l’appareil annotatif (en relation incidente avec la bibliographie) et « l’instance préfacielle » (cf. supra). Mais des travaux sur l’intitulation, les prières d’insérer, l’épitexte s’avéreraient sans doute féconds.
La note, particulièrement sous sa forme infrapaginale, est un puissant outil d’institution du texte (comme texte) et partant, d’opacification du référent. Quand elle ne se réduit pas à une maigre fonction de complément (notamment statistique) du discours principal, elle introduit une sorte de contrat de lecture second avec le lecteur, à portée réflexive, qui peut se construire sous la forme de digressions ou de métadiscours (ex : « lorsque je vous dis ceci, j’ai à l’esprit que... »), etc. Elle a donc un fort potentiel dialogique et critique, et peut militer contre le caractère irrévocable et non construit du référent. On ne s’étonnera donc pas de la faiblesse des pratiques d’annotation, à l’exception des thèses des postvidaliens (cf. supra), dans l’essentiel des volumes de la Géographie universelle des années 1930 et même, ce qui est plus surprenant, dans les Annales de géographie. Non pas que les notes soient absentes ou prohibées : elles existent, mais elles sont rares et visent uniquement à communiquer des informations factuelles considérées comme secondaires par l’auteur ou (essentiellement dans les Annales de géographie) des références bibliographiques soutenant ce qui est affirmé. Car dans la revue phare de l’École française de géographie, l’administration de la preuve ne pouvait pas ne pas être un enjeu... En bannissant les notes, ou en les cantonnant dans un rôle extrêmement restrictif, la géographie classique (J. Sion excepté) se donnait un artifice supplémentaire pour suggérer la présence immédiate du référent.
Les pratiques d’annotation de la géographie postvidalienne ne sont pas homogènes, pour des raisons clairement éditoriales. L’absence de bibliographie en fin d’article dans les Annales justifie de nombreux renvois en note. À défaut d’une comptabilité plus précise, on peut estimer que ces renvois représentent, tous articles confondus, une petite moitié du total de l’annotation. Ils permettent d’éviter la « non-référenciation », gênante dans la Géographie universelle. Dans les « notes » et « rubriques » (cf. supra), cette fonction est prédominante. Les autres usages présents sont tout à fait standard : renvois, éclaircissements ponctuels, précisions statistiques, voire jugements et discussions. L’usage qui consiste à repousser le débat (restrictions, critiques, mise en saillie d’une controverse, etc.) en note est épiphénoménal. Sans pouvoir encore le prouver de manière catégorique, il nous semble que l’on retrouve à peu près les mêmes distributions en matière de notes non bibliographiques que pour l’intertextualité.
Dans les volumes de la Géographie universelle, la pratique est complètement différente. La présence de bibliographies en fin de chapitre (A. Demangeon, E. de Martonne, J. Sion, Y. Châtaigneau, R. Blanchard, H. Baulig), de partie (P. Camena d’Almeida) ou de texte (F. Grenard) s’est accompagnée d’une absence presque complète de références bibliographiques en note. Une étude un peu systématique de ces notes s’est avérée fort révélatrice. Le relevé exhaustif de ces dernières, de leur taille et de leur type nous a permis de réaliser le tableau ci-dessous, qui indique, pour chaque rédacteur, l’occurrence des notes (une toutes les deux pages en moyenne pour l’Italie de Jules Sion), leur nombre de lignes en moyenne (« longueur ») et les fonctions dévolues à l’annotation (en élargissant un peu la typologie sommaire des notes auctoriales de G. Genette).
Tableau  SEQ Tableau \* ARABIC 1 : fréquence et fonctions de l'annotation
RédacteurFréquenceLongueur TypeDemangeon511Complément (chiffres)De Martonne1853Complément (chiffres)Camena d’Almeida121,6Complément (traductions, chiffres, etc.)Sion (Italie)22,3Mixte (complément, digressions, etc.)Châtaigneau72,2Complément (traductions, précisions)Sion (Grèce)31,8MixteBlanchard477*Mixte (digressions, complément)Grenard481Complément Baulig (Amérique N)163Mixte (complément, commentaire)Sion (Asie)43,1Mixte (débat, digressions, complément)Sion (moyenne)32,4Mixte* Compte tenu du faible nombre de notes chez Blanchard, le résultat est faussé par une énorme digression de 26 lignes. En l’excluant, on « retombe » à 2,5.
Un examen rapide de ce tableau montre l’extrême disparité des pratiques d’annotation, des moins diserts (E. De Martonne, puis A. Demangeon, R. Blanchard et F. Grenard) au plus prolixe, Jules Sion. D’une manière générale, il semble bien que la doxa de la collection ait penché vers une proscription de la note infra-paginale. De surcroît, la fonction de complément prédomine complètement, hormis chez J. Sion et, dans une moindre mesure, chez R. Blanchard. Cette fonction est de loin celle qui fait le moins saillie, la moins susceptible de faire émerger « un second niveau de discours qui contribue parfois à son relief. » En somme, si l’usage des notes est si faible et si restrictif, c’est notamment parce qu’une pratique différente contribuerait à autonomiser ce qui dans le discours ne ressortit pas à la fonction référentielle et, plus spécifiquement au sein de celle-ci, aux instances descriptives. L’exemple des notes de J. Sion donne à voir autre chose : des considérations diverses, digressives ou non, des jugements, usages qui mettent en saillie l’auteur (fonction expressive) et la dimension de discussion coextensive à la mise en débat d’hypothèses, qu’on pourrait rattacher par analogie à la fonction métalinguistique. Tout ceci nous ramène bien évidemment à la problématique de la transparence, d’autant plus que les contrastes entre les auteurs du corpus sont sensiblement les mêmes que lors de l’étude précédente. Si l’hypothèse d’une doxa scripturale reflétant une épistémologie réaliste a un sens, alors Emmanuel de Martonne y apparaîtrait comme le gardien du temple et Jules Sion comme un original, à la limite parfois de l’hérésie.
Le paratexte bibliographique introduit une contre-preuve dans cette reconstitution d’une norme implicite. Si les choix éditoriaux, déjà évoqués, sont plutôt homogènes, on assiste à un étonnant renversement dans l’ordre de la spécularité. Tout se passe comme si les textes les plus transparents donnaient lieu aux bibliographies les plus personnelles, les plus auctoriales. Ainsi R. Blanchard, qui transforme ses énumérations en distribution de satisfecits : « Plus récemment ont paru de bons travaux à consulter... », « Le grand travail de... », « Article très neuf de... », etc. De Martonne réserve ses louanges à la seule géographie physique : « Le prodigieux effort des géologues... », « Le grand ouvrage de... », avec une inclination toute particulière pour la beauté des cartes : « courbes et teintes : quelques feuilles très belles », etc. On retrouve des dispositions similaires chez H. Baulig. Inversement, les bibliographies de Jules Sion ne sont quasiment pas commentées, à l’exception d’incidences lapidaires. Mais ce renversement n’est pas systématique. A. Demangeon, Y. Châtaigneau et F. Grenard ne commentent pas. Quant à P. Camena d’Almeida, ses bibliographies sont déjà considérablement allongées par la traduction, juxtaposée aux originaux, des titres russes en français... En définitive, ces bibliographies n’apportent guère d’informations scripturales, si ce n’est un léger paradoxe, qui n’a pas valeur de réfutation.
Avec l’examen des pratiques de la citation et de la note, nous nous sommes volontairement confiné à la périphérie des textes. L’examen de ce que Genette appelle l’instance préfacielle, bien que rattachée par lui, pour les œuvres littéraires, au paratexte, nous rapproche, dans le champ des sciences humaines, du cœur des pratiques discursives. L’effet de seuil, de coupure franche, qui intervient en littérature — à l’éventuelle exception des essais — est beaucoup moins marqué pour des disciplines essentiellement discursives. Pour le récit, autosuffisant et autoréférencé, la présence d’une instance préfacielle obéit à une logique analogue à celle de la note : elle ouvre un lieu supplémentaire à la topologie narrative, permettant toutes sortes de jeux fictionnels. En dernière instance, cependant, elle a quelque chose d’initialement immotivé. Ceci est inenvisageable en sciences humaines, où cette instance est quasiment obligatoire. Incipit lorsqu’elle est auctoriale, elle assume des fonctions déterminantes, presque impératives. Lui échoit presque toujours de légitimer, tout à la fois ou par exclusive, l’objet, l’approche de l’objet, les méthodes, ce qui est inclus ou exclu, l’innovation ou la filiation, etc. La justification est aussi, de façon concomitante, une justification d’existence du texte. Enfin, représentative de ce dernier, elle se doit idéalement d’attirer le lecteur par le faisceau de qualités qu’elle manifeste inauguralement. Vitrine du texte, lieu de sa justification, éventuellement annonce de son déroulement suivant un modèle dissertatif, l’instance préfacielle auctoriale fait plus que jouxter le texte dans le champ des sciences humaines. Aussi est-elle plus péri- que para-textuelle. Demeure sa valeur en regard d’un idéal de transparence.
La Géographie universelle des postvidaliens comporte un « Avant-propos » général, qui fut rédigé par Lucien Gallois, et plusieurs instances introductives, la plus formelle et la seule incontournable étant l’introduction de chaque tome. Pour l’échantillon étudié, on peut décrire brièvement les caractéristiques quantifiables de ce type préfaciel.
Tableau  SEQ Tableau \* ARABIC 2 : Les introductions des tomes de la G.U.
Tome (rédacteur)Taille(pages et lignes)DésignationI (Demangeon)5 p. (197 l.)Intitulée (12 mots) IV (De Martonne)3p. (111 l.)Intitulée (5 mots) V (Camena d’Almeida)3 p. (131 l.)« Introduction »VIII (Blanchard)3 p. (107 l.)Intitulée (5 mots)IX (Sion)1 p. ½ (39 l.)« Introduction »XIII (Baulig)4 p. (181 l.)Intitulée (4 mots)
La brièveté de ces introductions de tome est un aspect immédiatement saisissable. À ceci s’ajoute une absence totale d’annonce du contenu et du plan et, ce faisant, une absence de justification directe de l’économie du discours. Sur le chapitre en apparence délicat des découpages et sous-découpages, le seul élément de justification se trouve dans l’avant-propos, pour expliciter la tomaison. Ailleurs, on n’en trouvera plus. Ceci dit bien l’immédiateté des « contrées » étudiées. Leur évidence réclame une mise en situation, qui soit à la fois localisation et actualisation, mais certainement pas un dévoilement prématuré de ce qui va faire la matière de l’ouvrage. Seule problématique justificative, celle qui articule unité (qui ne doit pas apparaître comme un choix éditorial non fondé sur la « réalité » ou « les faits ») et diversité : tel est ainsi l’enjeu pour E. De Martonne, P. Camena d’Almeida, R. Blanchard, H. Baulig et, dans une moindre mesure, J. Sion. Il est important de noter qu’il n’y a jamais de réflexion métadiscursive sur cette dichotomie, en ce sens qu’à aucun moment la contingence de l’acte discursif n’apparaît. Ce n’est pas au niveau de l’auteur et de son travail de rédaction que se pose l’alternative unité/diversité mais à celui de la contrée étudiée. Réflexe inconscient de travestissement factualiste des problèmes méthodologiques ? Réalisme naïf ? Le parti-pris de l’objet prend ici des dimensions dépaysantes pour un lecteur héritier de l’ère du soupçon. Particulièrement troublant est l’usage que fait Emmanuel de Martonne du terme « notion », éminemment conceptuel et constructiviste pour un lecteur contemporain, mais qui s’inscrit sous sa plume dans une configuration réaliste : le mot a pour synonyme « expression » dès la première phrase. L’entreprise préfacielle va consister à faire un parallèle allusif sur la valeur notionnelle de l’adjectif « central » en matière de continent, puis à abandonner complètement toute démarche généralisatrice en se focalisant sur l’individu « Europe centrale » comme « région de transition ». S’agissant de cerner au plus près une individualité singulière, peut-il y avoir encore « notion » ? Caractéristiquement, cette impropriété est clarifiée par la conclusion de l’examen introductif. De Martonne annonce triomphalement : « Ainsi, l’Europe centrale n’est pas un mot. » On échappe à l’artifice, aux illusions du nominalisme sophiste. L’épaisseur de la réalité géographique vient justifier l’usage de la « langue politique ».
Par contraste, on pourrait supposer que ces modèles supposés de la scientificité disciplinaire que sont les thèses disposeraient d’introductions conséquentes. Or il n’en est rien : si la thèse de J. Brunhes, L’irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la péninsule Ibérique et dans l’Afrique du Nord (1902), comportait une introduction de 18 pages, les thèses d’A. Demangeon (1905), de C. Vallaux (1905), de R. Blanchard (1906) et d’A. Vacher (1908) s’ouvrent par des textes très brefs (respectivement trois, deux, sept et deux pages), de statuts divers : deux « introductions » (Demangeon et Vacher), une « préface » (Vallaux) et un « avant-propos » (Blanchard). Quant à la thèse de J. Sion, elle est proprement dénuée de texte d’ouverture. Les textes les plus importants sont des primo-descriptions de l’objet d’étude, comme s’il fallait accréditer la réalité de celui-ci en en proposant un arpentage initial qui « embrasse » le terrain pour justifier de sa stabilité. Les textes plus brefs de R. Blanchard et C. Vallaux n’ont pas cet objectif : effort de « modestie », assorti de remerciements plus ou moins étendus, ils disent peu ou rien de l’objet régional, même si la Préface de C. Vallaux est pour l’essentiel occupée par un portrait moral du « Bas-Breton », type humain « réaliste » et peu porté au « mysticisme ». Dans tous les cas, force est de constater que l’idée de l’introduction comme texte épistémologique justifiant un certain nombre de choix diacritiques est totalement absente des thèses publiées à partir de 1905. On entre immédiatement dans la référence sans indiquer comment elle a été travaillée. Là encore, on retrouve un choix énonciatif du réalisme géographique dans ce qu’il a de plus caractéristique.
On refermera cette étude de l’idéal de transparence par la mise en série des incipit, solution partielle pour cerner un effet de plain-pied particulièrement diffus. Afin d’élargir l’échantillon, d’autres instances préfacielles ont été ajoutées ; ce qui permet d’interroger les pratiques de F. Grenard et Y. Châtaigneau.
« Sur une carte de l’hémisphère boréal, les îles Britanniques apparaissent toutes petites et comme reléguées à l’extrémité occidentale de l’Europe, ce petit cap du continent asiatique. Avec leurs 313 153 kilomètres carrés, elles ne représentent que la trentième partie de l’Europe. » (DEMANGEON)
« L’expression d’« Europe centrale » a pénétré dans la langue politique elle-même. Au milieu du formidable conflit qui a ensanglanté l’Europe de 1914 à 1918, on a parlé de Puissances centrales et d’un Mitteleuropa dont l’unité se serait réalisée au profit de l’Allemagne. » (DE MARTONNE)
« De la mer égée à l’Indus, des plaines du Touran à la mer Rouge et au golfe d’Aden, l’Asie occidentale étend sur 45 degrés de latitude et 30 degrés de longitude ses plates-formes désertiques, ses dépressions alluviales, ses grandes chaînes en guirlandes, ses hauts plateaux steppiques : chaînes et arcs du Caucase, du Taurus, de l’Elbourz, de l’Hindou-Kouch, du Zagros ; plateaux d’Anatolie, d’Arménie, d’Iran ; vallées de la Koura et du Rion, plaines de Mésopotamie ; plates-formes syriennes et arabiques. Dans cette désignation commune d’Asie Occidentale ou Antérieure, rien qui paraisse tout d’abord plus varié que cet ensemble ... ». (blanchard)
« L’ensemble des territoires étudiés dans ce volume était compris, jusqu’en 1918, dans l’Empire russe, qui s’étendait en outre sur une partie de la Pologne et de la Bessarabie.
Cette extension de l’Empire russe vers l’Ouest s’expliquait par l’absence, entre l’Europe centrale et l’Europe orientale, de toute frontière naturelle. » (CAMENA D’ALMEIDA)
« Le centre du continent asiatique s’oppose à la périphérie méridionale et orientale. D’un côté c’est le pays des hauts plateaux steppiques où errent des pasteurs barbares ; de l’autre, les contrées riches des dons de la nature, du travail des sédentaires, parées du prestige des vieilles civilisations. » (SION)
« La situation de l’Italie au centre de la Méditerranée lui vaut une multiplicité de relations que ne connaissent ni l’Espagne ni la majeure partie des Balkans. » (SION)
« Des trois péninsules méditerranéennes, celle des Balkans est la plus continentale et la moins isolée. Tandis que l’Espagne et l’Italie s’adossent au Nord aux Pyrénées et aux Alpes, la péninsule balkanique, engagée dans le continent sur 1 200 kilomètres, y adhère largement par la basse vallée du Danube et par celle de son affluent la Drave. » (CHâTAIGNEAU)
« Le continent asiatique tout entier, de la mer égée à la mer d’Okhotsk, est traversé par une levée large et continue de hautes terres, qui, dans sa partie centrale, prend des dimensions colossales en altitude et en surface. Du lac Baïkal à l’Himalaya, entre Krasnoïarsk, le Pamir, le Yun-Nan et l’extrémité septentrionale du Grand Khingan, elle forme, dressé sur de vastes terrasses de hauteurs diverses et couvrant plus de 8 millions de kilomètres carrés, un édifice composite de plis montagneux, le plus puissant du Globe. C’est la Haute Asie ... ».(GRENARD)
« Le nom même d’Amérique du Nord assigne à ce continent sa place à la fois parmi les terres qui s’allongent du Nord au Sud entre les deux grands Océans et parmi celles qui se groupent en couronne autour du Bassin Polaire. » (BAULIG)
De manière emblématique, on entre dans le discours, dans huit cas sur neuf, par une mise en situation géographique (position relative et extension) de l’objet, c’est à dire que l’on relie celui-ci à d’autres objets en faisant jouer leur contiguïté sur un même plan référentiel. La doxa académique (« on commencera toujours par situer ») n’épuise pas la portée de cette idiosyncrasie discursive. La présence d’un horizon linguistique n’apparaît qu’en quatre occurrences (De Martonne, Blanchard, Camena d’Almeida et Baulig), et de manière quelque peu superficielle : considérations lexicales pour le premier, rappel incident de la nature textuelle du discours pour les deux suivants, étrange tautologie pour le dernier, qui sert de prétexte à une mise en situation. Malgré ces écarts mineurs, on peut dire que d’emblée ces neuf incipit sont de plain-pied dans leur objet et évitent une circulation verticale entre énonciation et référent, dont l’exemple caricatural serait : « nombreux sont les ouvrages à avoir traité de... ». Aspect moins consensuel mais encore plus significatif, la tentation d’épuiser primitivement l’objet en balayant ses parties, que l’on trouve chez R. Blanchard et F. Grenard.
La transparence apparaît donc comme une métaphore interprétative des techniques d’écriture des successeurs de P. Vidal de la Blache. Est-elle pour autant suffisante comme descripteur de ces dernières ? En rester aux lisières du texte occulterait son déploiement, pour n’en garder que la position. Il est donc indispensable d’en passer désormais par un examen de ce qui fait progresser le discours, afin de comprendre ce que le réalisme géographique propose comme « parole sur le monde ».
2°) Énonciation et devisement de l’objet
Arrivé à ce stade de notre archéologie, une deuxième conséquence essentielle du réalisme de la géographie classique doit être évoquée. Elle engage le projet heuristique de la discipline via la question de la finalité de ses pratiques. Que vise le discours des postvidaliens ? À l’aune du corpus étudié, il est clair que c’est la restitution de l’objet plutôt que son « explication ». Déjà, dans la citation de Lucien Gallois examinée au début de cette étude, on lit clairement le projet synthétique : « Toutes ces analyses ont abouti à des synthèses, à la grande synthèse qu’est la nature prise dans son ensemble ». Ailleurs, chez d’autres auteurs, des notations fugaces permettent de reconstituer les valeurs qui accompagnent l’entreprise. Souvenons-nous de l’idée chez J. Brunhes d’« étude complète des faits géographiques ». On retrouve une idée similaire lorsqu’E. de Martonne écrit : « Une description exacte de l'Europe centrale entre les années 1920-1930 aurait déjà son prix, comme enregistrement d'un état de choses transitoire sans doute, mais qui intéressera passionnément les historiens futurs », quel équivalent assigner à son objectif d’exactitude sinon celui de l’exhaustivité ? Dans d’autres textes, il indique épisodiquement la valeur d’accomplissement que revêt pour lui l’« exhaustivité » ou le « caractère complet » d’une description. Ainsi dans le passage suivant, au détour de l’une des très rares mentions intertextuelles de son « Europe centrale » :
L'engouement a gagné les milieux scientifiques, et, sous la direction de L. Lóczy, une pléiade de géographes, naturalistes et historiens a étudié sous tous les aspects le [lac] Balaton et ses abords, accumulant des mémoires qui forment la plus exhaustive des monographies régionales.
À y regarder de près, restituer dans sa totalité un objet régional pose d’insolubles problèmes, sauf à admettre implicitement le subterfuge d’une convention : comment et quand, en effet, arrêter la description ? Peut-on « épuiser » un lieu ? Ou faut-il se satisfaire de l’accomplissement d’un « questionnaire » ou d’un « cahier des charges » consensuel ? Ce type d’interrogation est absent de la géographie classique. En revanche, celle-ci a fourni un ensemble de « réponses » qui apparaissent comme autant de dispositifs pour évacuer le problème de l’impossible exhaustivité de la description. Ses entreprises livresques opèrent selon un double modus operandi, d’une part en divisant et redivisant les objets régionaux en sous-ensembles, sous-sous-ensembles, etc., ou en déclinant des entrées thématiques consacrées (relief, climat, végétation, agriculture, etc.) ; d’autre part en reproduisant sous une forme purement abstraite le principe d’itinérance du récit de voyage. Ce faisant, elle a également « traité » une autre contradiction du projet de restitution : celle qui consiste à rendre compte par un médium linéaire, le discours, d’un référent régional au moins bidimensionnel...
La lecture de six volumes de la Géographie universelle et de quelques numéros des Annales a fait émerger une intuition qui mérite une vérification approfondie. Quand il est dévolu à un objet régional, même traité dans une optique un peu « thématique » (étude physique, étude rurale, etc.) ou à travers un objet - filtre (le vignoble en est un exemple emblématique), le texte géographique classique est travaillé par un projet d’exhaustivité, de clôture de son objet. Tout se passe comme si le discours devait réitérer la contrée, ou — c’est l’alternative de la géomorphologie régionale —, en dévoiler les invisibles fondements. Reproduction ou révélation, il faut de toute manière restituer la totalité de la région concernée, la possibilité d’un échantillonnage ou d’une vue partielle ne pouvant être que le fruit d’un stock d’informations « incomplet », et donc déplorable. Il n’est qu’à lire les regrets d’un R. Blanchard ou d’un J. Sion concernant les « lacunes » de la documentation concernant telle ou telle partie de l’Asie pour s’en convaincre : la surface du globe est un texte déjà écrit auquel manquent seulement, en ses parties les plus reculées, des lecteurs diligentés, car alphabétisés. D’une certaine manière, on retrouve ici un projet de devisement du monde fort ancien, reposant sur un inventaire d’autant plus valable qu’il serait complet. Et si la géographie sous cadre régional a pour objectif de restituer l’objet, alors son opération fondamentale, sa motivation privilégiée, ne peut être que la description, opération éminemment multiple, qui va en se complexifiant du simple inventaire (non ordonné) aux formes les plus sophistiquées, description orientée, herméneutique, poétique, etc. Cependant, ayant à réitérer de manière linéaire un objet qui a souvent trois dimensions, la motivation descriptive se trouve confrontée en géographie à un problème initial de rendu. Elle le résout par des procédés variés, les plus caractéristiques étant le fractionnement et l’itinérance.
Le fractionnement renvoie à une opération intellectuelle fondamentale pour la géographie, qui pourrait s’énoncer de la manière suivante : face à un objet donné, le discours procède par divisions successives de celui-ci, en procédant à certains niveaux à des affectations partielles de contenus (hétérogènes ?). Il s’agit là d’une posture plus que paradigmatique, à notre sens consubstantielle à la discipline. L’exemple canonique serait le texte de R. Blanchard sur l’Asie occidentale. Passé le niveau unitaire du volume (son « chapeau » : introduction et premier chapitre), on entre dans un premier découpage, régionalisant (7 sous-ensembles, non justifiés). Chaque sous-ensemble est à son tour divisé, éventuellement après un nouveau « chapeau », suivant des motifs variables (la montagne/la plaine, l’intérieur/l’extérieur, etc., ou nouvelle subdivision régionalisante). Ces sub-subdivisions sont alors l’objet d’une déclinaison thématique hétérogène (ex. : le climat/la végétation/la montagne/l’activité industrielle/la côte). Mais on peut encore trouver à ce niveau une nouvelle division régionalisante. Il est essentiel de souligner l’absence presque complète de justification des modalités de division. Le découpage ad infinitum de l’objet est un point aveugle de la pratique discursive du géographe. On est au cœur d’une évidence cognitive, d’un consensus tacite, ce qui en fait toute la difficulté : face à un tel artefact en creux et rarement justifié, il est une fois de plus difficile de construire des descripteurs efficaces. L’extrait ci-après permettra de faire passer quelques points décisifs par le biais d’un exemple. Dans le chapitre consacré au Caucase, Raoul Blanchard oppose la chaîne et la Transcaucasie. La première est d’abord introduite par un « chapeau ». Arrive l’annonce d’une nouvelle subdivision.
[L’]influence du climat est décisive (?) pour déterminer le classement des grandes variétés de formes, d’aptitudes et d’aspects entre lesquelles se partage la chaîne ; c’est dans le sens de la longueur qu’il faut (?) les distinguer. D’abord le Caucase occidental, chaîne régulière et symétrique, humide et verdoyante ; nous l’étendrons (?) jusqu’aux pentes de l’Elbrouz, c’est à dire au point à partir duquel la barrière des glaces va être continue le long de la crête et où toutes les montagnes dépassent 4 000 mètres, tous les cols 3 000. Au delà vient le Caucase central, de l’Elbrouz au Kazbek : c’est la région des grands sommets et des grands glaciers, précédée au Nord par les rangées de crêtes parallèles, au Sud par les vallées longitudinales et leurs chaînes bordières. À partir du Kazbek, c’est l’immense Caucase oriental, haute et épaisse masse de montagnes grises et noires, pays âpre, d’accès difficile, refuge de guerriers vaillants, protégé au Nord par l’amoncellement des plis parallèles, au Sud par la raideur de l’escarpement tombant sur la plaine, le sec et chauve Daghestan, qui évoque déjà les aspects du Tian-chan et du Kouen-lun. C’est entre ces trois parties, rappelant de nouveau les traits de celles entre lesquelles on divise l’étude des Pyrénées, que nous répartirons la description détaillée du Caucase.
Cet extrait nous donne l’occasion d’examiner un cas de motivation descriptive/taxinomique particulièrement riche. De manière inhabituelle, Blanchard énonce un principe de subdivision : « l’influence du climat ». En fait, dans la déclinaison qui suit, le caractérisateur « climat » a peu d’occurrences : « humide et verdoyante », « le sec et chauve Daghestan » et éventuellement « pays âpre ». Il ne sert donc pas systématiquement à motiver la description. Bien au contraire, cette dernière agrège des caractérisateurs physiques (pente/sommet, glaciers/pas de glacier, reliefs attenants), voire folklorique : « refuge de guerriers vaillants ». La matière de ce paragraphe est donc en pratique hétérogène et il n’y a pas à proprement parler de thème descriptif organisateur. Parallèlement, le système d’annonce de la description à venir apparaît donc déjà lui-même comme une description sommaire, une sorte de modèle réduit précurseur, réitération minimaliste réalisant un effet de focale. Une batterie de procédés annexes concourent à asseoir l’acte de subdivision. La plus efficace est sans doute la manifestation dans l’écrit de la position magistrale du professeur Blanchard, à la limite de l’oralité : l’usage ambigu du « nous » penche clairement dans ce sens (celui de l’autorité), posture impatronisée par un « il faut », les assertions (?) et le point d’orgue de la phrase finale : « C’est (déïctique) entre ces trois parties, rappelant de nouveau les traits de celles entre lesquelles on divise l’étude des Pyrénées (assertion du savant — ou du pédagogue ? — confirmé), que nous répartirons (acte d’autorité) la description détaillée du Caucase. » Entre la position d’autorité et le coup de force, la limite est ténue : faute d’une justification scientifique, elle permet la réaffirmation du découpage par un acte de discours éminemment performatif. L’usage généralisé d’une rythmique à balancement binaire (« chaîne régulière et symétrique, humide et verdoyante », « haute et épaisse masse de montagnes grises et noires », etc.), et, à la fin du paragraphe, d’un vocabulaire largement hyperbolique associé à une période du plus pur style hypotaxique (avant-dernière phrase) contribue un peu plus à donner de l’évidence à ce qui n’en a pas tant que ça.
Ce fragment fait également émerger, sur un mode mineur, le deuxième procédé fondamental d’organisation de la description, l’itinérance. Fractionnement et itinérance ne sont pas forcément toujours dissociables ou opposables, car enchâssés, intriqués la plupart du temps. Dans l’extrait cité, ce sont les organisateurs de la distribution : « D’abord ... jusqu’au ... », « Au delà vient ... », « à partir du... », qui suggèrent un mouvement, un trajet. Mais il s’agit d’un motif secondaire. Ailleurs, et à toutes les échelles textuelles, l’itinérance joue un rôle souvent bien plus accusé. Concernant l’ensemble du texte de R. Blanchard, on peut déjà identifier une trajectoire dans l’enchaînement des chapitres. Ceux-ci décrivent en effet une sorte de spirale : Asie mineure, Arménie, Iran, Arabie, Syrie, Mésopotamie (en excluant le chapitre sur le Caucase). L’itinérance permet ailleurs de consigner commodément des espaces que l’on ne peut plus diviser : le chapitre sur l’Arabie comprend ainsi des itinéraires côtiers successifs, sur les « façade(s) » « occidentale », « méridionale » et « orientale », avant de pénétrer dans « l’Arabie intérieure » :
Du golfe d’Akaba jusque vers le vingtième parallèle, le rebord montagneux qui porte le nom de Hedjaz est une triste contrée de pentes raides et croulantes, sans pluie, sans végétation. Au Nord, dominant la plaine côtière, des roches cristallines, granit et porphyre, qu’on croit riche en métaux, forment le socle montagneux : c’est le Madjan, sur lequel s’appuient vers l’Est les tables de grès et de calcaire de l’Arabie Pétrée. Bientôt des basaltes apparaissent, témoignage des dislocations ; le rebord se décompose en plusieurs gradins, crêtes superposées dont la plus haute atteint 2 750 mètres. La sécheresse est grande dans toutes ces montagnes : les pluies sont aussi rares qu’irrégulières, et peuvent faire défaut plusieurs années de suite. Le Madian, pays maudit, mérite par son aridité, comme par les hypothétiques trésors de ses minerais inexploités, d’être comparé aux tristes montagnes du désert d’Atacama.
On retrouve le même caractère composite de la description, empilant ici considérations esthétiques, indications géologiques, climatiques, croyances rapportées, plus ou moins légendaires. De facto, la faiblesse de la documentation doit nourrir le caractère hétéroclite du discours. Artifice banal de la rhétorique itinérante, c’est l’enchaînement des horizons géologiques qui motive la progression du texte. Si l’on revient à l’ensemble de ces itinéraires, il est nécessaire de souligner que la progression n’est pas nécessairement linéaire et peut intégrer des incursions « vers l’intérieur », des développements thématiques (la pêche à la perle, par exemple, p. 177) ou des pauses, durant lesquelles la description « fait étape » dans un lieu remarquable (Bahrein, p. 178) ou pour souligner un fait historique émergent (la monarchie wahabite, p. 183-184).
Fractionnement et itinérance apparaissent donc comme des procédés fondamentaux de la description géographique classique. Dans le chapitre suivant, nous reprenons ce type d’analyse à propos d’un autre auteur que R. Blanchard. Il faut insister sur le fait que les deux procédés à l’œuvre se retrouvent chez la plupart des postvidaliens, et non pas uniquement chez ces deux auteurs. Il serait cependant important d’indiquer en quoi le descriptif ne suffit pas à rendre compte des opérations classificatoires utilisées pour décrire, et inversement de mettre en évidence d’autres ressources du devisement régional. Dans les thèses, le récit historique joue un rôle beaucoup plus important que dans les ouvrages de vulgarisation. Mais, faute de pouvoir tout dire, nous n’entrerons pas davantage dans le détail de l’écriture empirique des géographes postvidaliens. Qu’on précise toutefois qu’il s’agit là d’un monde en soi pour l’herméneutique textualiste. Il faudrait par ailleurs examiner l’articulation du descriptif avec d’autres types de motivation (explication, récit, actualisation, etc.) et mesurer leur place dans l’économie du discours (si c’est faisable).
En définitive, rien de plus construit, rien de plus artificieux que les procédés qui permettent à un auteur de donner l’illusion qu’il restitue une réalité que son lecteur pourrait presque « toucher ». Les écrivains « réalistes » dotés d’un minimum de talent, de Maupassant à Tony Duvert et de Tolstoï à Patrick White, n’ont jamais fait preuve d’angélisme à l’égard de ce « réel » que seul un « effet » impatronise, niant par avance la possibilité d’écrire sous la dictée des « faits ». Les écrivants géographes de la génération postvidalienne, en revanche, ne se sont jamais départis d’un idéal de plain-pied au monde qu’ils étaient amenés à subvertir par leurs pratiques d’écriture. Le contrat de lecture ne pouvait fonctionner qu’en niant les principes réalistes qui le fondaient. Encore eût-il fallu que ceux-ci fussent cohérents et explicitables.
Demeure, enfin, la question du caractère littéraire (ou littérarité) de cette production descriptive, comme dépassement des contradictions du réalisme. Pour une bonne part, il s’agit de la caractéristique la plus universellement décriée par les géographes en révolution des années 1970. À plus d’un titre, si les figures de rhétorique abondent chez les postvidaliens, on peut douter de la nature véritablement littéraire du corpus qu’ils ont engendré. Celui-ci est trop littéral, trop marqué par le fétichisme de l’objet, trop naïvement réaliste, pour développer des scintillements spéculaires. Il y va peut-être d’un manque de réflexion des postvidaliens dans leur ensemble sur la question de la « représentation », qui leur apparaissait certainement contingente. Or, justement, le seul qui y a réfléchi de manière approfondie est le plus marginal des « postvidaliens », mais aussi celui qui aurait pu fournir un correctif important par rapport à la doxa réaliste en cours d’imposition : Camille Vallaux.
III Camille Vallaux, figure d’exception ?
Depuis trois décennies, C. Vallaux a été progressivement « redécouvert » par divers historiens de la géographie. Le fait de n’avoir jamais exercé en université a certainement nui à la diffusion de ses conceptions, exprimées notamment dans un ouvrage fort stimulant, Les Sciences géographiques, dont on peut facilement imaginer qu’il ait pu dérouter les lecteurs habituels de la géographie classique. Animé par une foi dans la science et un rationalisme qui ont peu d’équivalent parmi ses collègues et contemporains, il s’est livré dans cet ouvrage à une analyse de ce qu’était, ou aurait dû être, la discipline, analyse nettement plus abstraite, spéculative et principielle que toutes les autres productions réflexives de l’école française de géographie. On peut à bon droit se demander si l’inclination de cet auteur peu commun à l’abstraction n’explique pas au moins pour partie son relatif isolement dans la géographie savante de son temps. En outre, il s’est impliqué ouvertement dans un certain nombre de débats publics, rompant avec la posture du savant replié dans sa tour d’ivoire. Son hétérodoxie était à tout le moins double, même si elle ne fut pas complète, n’en déplaise à ceux qui, tels G. Nicolas-Obadia, voudraient l’ériger en « père de substitution » de la géographie scientifique. Même si nous nous défions de ce genre de lecture présentiste, la lecture des Sciences géographiques est, il faut l’avouer, troublante et rafraîchissante, suggérant des anticipations qui n’ont parfois jamais été reformulées, à notre connaissance, avant les années 1970.
1°) Un réaliste, tout de même
Au cœur de la réflexion de C. Vallaux se situe le problème de l’identité scientifique de la géographie. Ainsi que son titre le suggère, Les Sciences géographiques suppose une pluralité du « géographique », en ce sens que la géographie n’est pas la seule à pouvoir se prévaloir d’un « abord* » ou « conception » qu’elle est en revanche la seule à mettre au centre de son projet épistémologique. L’auteur utilise plusieurs formalisations lexicales, « synthèse », « complexus », « combinaison », pour désigner les objets que la discipline a tendance à formaliser d’emblée, là où la plupart des autres sciences commencent par décomposer ou analyser : « Il faut avouer que la Géographie a déjà fait beaucoup de synthèse, tout en ne disposant que d'analyses peu nombreuses, insuffisantes ou erronées. » Loin de regretter cet état de fait, C. Vallaux l’érige en critère de distinction. Usant d’une métaphore chimique, à visée apologétique, il distingue les « sciences moléculaires » et les « sciences molaires » : alors que « toutes les autres sciences d'observation, qu'elles appartiennent au groupe des sciences naturelles ou à celui des sciences sociales [...] commencent par découper la réalité en fragments de plus en plus menus, tant par l'observation directe que par l'observation instrumentale, avant de la recomposer par des synthèses qui visent de suite à l'explication rationnelle », « la Géographie se présente comme une science de masses, une science molaire, ou mieux comme une science de groupement » dont « la première synthèse » « ne vise qu'à la description pure ».
Si malgré tout le « géographique » conserve quelque légitimité, c’est en vertu du constat de « l'inéluctable connexion spatiale de tous les faits étudiés » séparément par les sciences « moléculaires », qui implique que certaines d’entre elles se préoccupent de « localisation » de façon non fortuite ou rencontrent, lors de leurs efforts de synthèse, le problème de la variabilité « spatiale » des groupements qu’elles examinent à posteriori. Généralisant cette idée de la pertinence du « spatial » (en tant que différenciation) dès lors que l’on s’intéresse à des « faits de masse », C. Vallaux retourne l’argument pour fonder rationnellement la géographie : si les « faits de masse » (ou d’agrégation/combinaison) sont une constante de la « réalité » terrestre, pourquoi ne pas envisager une science qui s’intéresserait spécialement à ceux-là ? « C'est l'idée générale du groupement, complétée par la conception d'ensemble du dynamisme, qui nous donne les premières bases rationnelles, en dehors de la localisation tout empirique, pour entrevoir l'unité profonde de la Géographie à travers les dualismes que nous avons d'abord reconnus ». Cet abord particulier des « réalités » n’est pas confortable, et pas seulement parce qu’il place la géographie en porte-à-faux par rapport aux méthodologies scientifiques standard. Il y va aussi de « méthodes » « qui ne sont pas et ne sauraient être immuablement fixées » (p. 160) et ont un caractère précaire : « il n'est peut-être pas un des grands faits de la Géographie [...] qui ne puisse être vu et étudié d'un autre côté et au moyen d'une autre méthode que le côté géographique et la méthode des géographes ». Celle-ci a un caractère à la fois inductif et rationalisant : « anthropocentrique au début de ses démarches », elle procède initialement par des « tours d’horizon circonscrits par un terminateur réel ou idéal » mettant à jour les « connexions spatiales » (c’est-à-dire locales, ici) entre les « faits géographiques » (p. 146). Mais il faut « aller plus loin, et faire entrer dans nos tentatives de groupement des phénomènes qui échappent plus ou moins à la vision réelle ou télescopique » : « il faut joindre aux connexions spatiales une multitude d'autres données qui ne tombent pas sous le sens de la vision globale et qui concernent les hommes et les choses », précisément ce que C. Vallaux qualifie de « faits de masse ». (p. 147-148). Le caractère inductif procède du préalable observationnel de la procédure, qui groupe en quelque sorte « de proche en proche » et dégage une « hiérarchie toute empirique entre les agents naturels et aussi entre les agents humains », tandis que le caractère rationnel procède d’une mise en cause de l’anthropocentrisme initial « grâce à l’appui de sciences multiples » qui permettent de relier le visible local à des explications extérieures ou, en quelque sorte, de décentrer le point de vue, conférant à l’entreprise son caractère « objectif ». Mais, quelle que soit sa tension vers des ordres successifs d’abstraction, la discipline subit une sorte de sujétion qui découle de son ancrage primitif dans du circonscrit, du localisé :
Tandis que la Géographie, dès sa naissance, ne peut concevoir que l'espace différencié et pourvu d'attributs, les autres sciences du monde minéral et du monde vivant naissent et progressent pendant longtemps sans que la notion de l'espace concret soit autre chose pour elles qu'une image, superflue ou nuisible dont elles ne tiennent aucun compte. Cela se comprend. L'espace concret, c'est un ensemble d'images et une totalisation d'accidents en apparence irréductibles.
À travers ces éléments de présentation, s’esquisse la dimension réaliste du propos : parce qu’elle s’assigne de partir du « contingent localisé » et de lui donner progressivement une intelligibilité, la science géographique que conçoit C. Vallaux est enracinée dans le « concret », c’est-à-dire dans l’indistinction des choses « vues » ou données. En témoigne cette expression spectaculairement métaphorique : « partout nous voyons les choses s'agripper les unes aux autres à la façon des atomes crochus et se mouvoir comme une chaîne sans fin, sans que nous percevions sur aucun point, dans ce mécanisme, des hiatus ou des interruptions logiques ». Face à la « scénerie » des « atomes crochus », le géographe est, à n’en pas douter, de plain-pied, même s’il opère immédiatement des connexions tant spatiales que causales qui le soustraient à son « anthropocentrisme » initial. Au reste, cette situation relève davantage d’un « vouloir voir » (comme dira plus tard C. Raffestin) que d’une dictée des choses. Elle révèle une « réalité » terrestre assez différente des représentations réalistes naïves, dans la mesure ou l’absence de « hiatus » et d’« interruptions logiques » suppose une sorte de continuum flou, foncièrement indistinct en soi. Au reste, quand le géographe, après avoir groupé « les choses telles qu'elles sont » au sein d’un « espace concret » (ce qui est relativement arbitraire), entreprend de les classer, il se livre à un procédé nécessaire mais « dangereux » :
Le procédé de groupement de la Géographie paraît d’autant plus malaisé à employer avec fruit, que le groupement lui-même nous fait l'effet d'une opération de l'esprit assez vaine et en tout cas inutile au point de vue scientifique, s'il n'est pas accompagné au moins d'une ébauche de classement. Or un classement, même à l'état d'ébauche, et un groupement sont deux procédés logiques qui tendent à s'infirmer naturellement, à se contrarier, et même à se contredire. Quand on groupe les choses telles qu'elles sont, on ne classe pas. Quand on classe, on démolit les groupes tels que la nature les a faits, pour remplacer par d'autres groupes artificiels où disparaissent plus ou moins les connexions vraies qui existent sur la surface terrestre. Ces classements sont sans doute nécessaires pour l'intelligence des choses. Ils n'en sont pas moins dangereux, car nous nous en servons pour desceller, en quelque sorte, les blocs de réalité de l'endroit où ils se trouvent, pour les porter ailleurs par la pensée, et pour les cimenter idéalement avec d'autres qui dans le fait ne les avoisinent point.
Nulle part ailleurs on ne perçoit aussi clairement la tension extrême que suscite le réalisme épistémologique de l’auteur : tout l’effort pour préserver « les choses telles qu'elles sont » est mis en péril en permanence par les aspirations à la scientificité. Ce faisant, le chemin suivi par la géographie a les traits d’une expérience limite, sans cesse tiraillée entre deux exigences que C. Vallaux construit lui-même comme contradictoires. Point de fuite de son discours, la métaphore surgit fréquemment non pas pour résorber la difficulté, mais en quelque sorte pour l’ajourner : il en va ainsi de celle que l’on trouve à la fin de l’extrait ci-dessus. Elle ne résoud rien mais elle opère une sorte d’apaisement. Dans la plupart des cas, et tout particulièrement ici, les métaphores offrent un sursis au réalisme géographique. À ce titre parmi d’autres, C. Vallaux manifeste une fidélité toute particulière à la dynamique du discours vidalien, tendu sous l’« effort pour y loger la vie et la réalité » . Ce n’est pas un hasard si les pages les plus intimistes, les plus empreintes de subjectivisme, des Sciences géographiques sont aussi celles où l’auteur est le plus proche de son « maître » tout en exprimant de la manière la plus nette l’expérience immédiate de la réalité qui reste pour lui si précieuse, ainsi dans l’incipit du chapitre IV :
Non loin des rives de l'Elorn et de la rade de Brest, à Kerhuon, en face des rochers de Plougastel, se trouve la petite maison de campagne où j'écris ces lignes. La vue s'étend assez loin sur le pays avoisinant pour que je sois tenté d'y chercher le paysage géographique familier, celui dont les connexions, même les plus délicates et les moins perceptibles au premier coup d'œil me sont le mieux connues. En fait, depuis de nombreuses années, j'ai le sentiment de me retremper dans la réalité, sans impressions de seconde main, sans souvenirs livresques et sans hâte superficielle, lorsque j'examine ce minuscule compartiment de la surface terrestre.
Quoi que certains aient pu dire, au détour de cette parenthèse ressourçante C. Vallaux s’inscrit dans une intimité extrême avec l’écriture vidalienne : même focalisation interne attachée au regard subjectif d’un observateur, même jubilation devant les « connexions [...] les plus délicates et les moins perceptibles au premier coup d'œil ». Il ne s’agit pas d’en rester là bien entendu et l’évocation très personnelle (filée sur trois pages) a une vocation didactique, car l’auteur cherche à montrer que les « tours d’horizon » de la géographie ne peuvent s’enraciner dans l’expérience sensible qu’en première intention et que cette scène capitale n’est bien souvent qu’allégorique. Il n’en demeure pas moins un attachement indéfectible de l’auteur à la préservation de la « dynamique » de la « vie », disposition des « esprits dressés par le contact des réalités » et baignant littéralement « au milieu des choses » (p. 236-237). On pourrait presque indéfiniment retricoter l’écheveau des formulations réalistes, conformes à la posture classique, qui égrènent le texte, n’eût été cette fêlure qu’induisent les références scientifiques et l’aspiration rationaliste. On pourrait presque dire que cette façon qu’a Vallaux de rationaliser à toutes forces une expérience diffuse contient les germes d’une mise en question radicale de la métaphysique postvidalienne.
2°) Hétérodoxies
C. Vallaux est tout sauf un réaliste « naïf », dans la mesure où, à aucun moment, il n’affirme que les « choses » dictent à notre « entendement » les modalités de leur appréhension : « les procédés [descriptifs] ne varient pas en fonction de l'infinie complexité des choses, mais en raison des besoins particuliers et de la structure de notre entendement, d'après des règles pour lesquelles, sans doute, il n'y a guère d'autre critérium que celui de la commodité, franchement reconnu par Henri Poincaré pour des sciences beaucoup mieux outillées et plus sûres de leur objet que la nôtre. » On ne peut faire assertion plus hétérodoxe dans le concert du réalisme postvidalien. Supposer une pré-catégorisation, au surcroît commandée par « la commodité » n’apparaît nulle part ailleurs, si ce n’est, de manière beaucoup plus intuitive, chez J. Brunhes. Au reste, notre auteur ne se contente pas d’une posture de principe en la matière, il échafaude toute une théorie de l’entendement, qui mérité d’être citée, même si l’extrait est un peu long :
Il y a dans l'esprit et dans l'œil humain une géométrie et une structure particulières, qui ne nous permettent de rien percevoir qu'avec des lignes et avec des contours définis ; lorsque ces lignes et ces contours n'existent pas, nous les supposons. Nos cartes sont toutes fondées sur la géométrie des lignes ; les taches colorées au moyen desquelles nous perfectionnons nos représentations sont toujours exactement délimitées et deviennent des figures ; plus nos procédés de représentation visent à l'exactitude, plus ils se rapprochent de la géométrie appliquée aux aspects divers, multiformes et fuyants de la surface du globe ; ainsi la représentation du relief, depuis qu'elle se fait par courbes de niveau, remplace la réalité par un nombre plus ou moins grand de plans parallèles et par leurs lignes hypothétiques d'intersection avec la surface terrestre. Pour l'air et pour les eaux, nous remplaçons la réalité, indiscernable pour nous, par une géométrie de lignes conventionnelles, isothermes, isobares, isohyètes, isobathes, isopycnes, qui supplée à notre vision défaillante par tout un monde arbitraire de lignes et de figures. Ce faisant, nous croyons approcher des choses et les saisir ; mais, en fait, nous ne sommes plus face à face avec le groupement des choses, nous le contemplons comme réfracté dans un miroir à angles variés, et par suite déformé dans une proportion plus ou moins grande. Nous nous représentons toutes choses comme constituées par un ensemble de lignes et de figures, alors que dans la nature les lignes précises n'existent guère, et que les figures d'ensemble, celles dont la Géographie voudrait saisir le dessin et la couleur, ont des contours trop indistincts et des nuances trop dégradées pour que nos procédés de représentation puissent les fixer, sans compter que la fixation elle-même serait une erreur, puisque beaucoup de grands groupements des faits de surface sont aussi changeants qu'ils sont complexes...
Quant à la description géographique des groupements, qui devrait n'être au fond qu'un commentaire de la figuration, elle est encore inférieure à celle-ci en force représentative. Penser ensemble, comme disait Ratzel, les accidents de la surface terrestre, pour une région plus ou moins étendue, c'est fort bien en théorie ; mais en réalité, rien n'est plus malaisé. Dans nos descriptions, les faits viennent les uns après les autres et paraissent se tenir par le pan de l'habit, mais ils sont bien séparés ; quel que soit le procédé logique dont nous nous servons, ce n'est que par des artifices littéraires, fragiles et aisément réduits en fumée, que nous parvenons à donner des tableaux d'ensemble des phénomènes avec leurs connexions spatiales ; si étendues que soient ces connexions, nous les délimitons par des contours toujours plus ou moins arbitraires, car il n'y a rien dans la nature qui nous autorise à les établir. Si le groupement des faits parait répondre à la réalité au milieu du tableau considéré, il s'en éloigne de plus en plus à mesure qu'on s'éloigne du centre, et il est tout à fait inexact aux limites que nous fixons...
Un terme essentiel vient faire voler en éclat toute possibilité de s’en tenir à un réalisme de « face à face » : « représentation ». Non pas que le sujet connaissant ne puisse accéder à la « réalité » faciale ou à la « nature telle qu’elle est », mais dès qu’il se livre, justement, à une activité rationnelle, il donne « des contours toujours plus ou moins arbitraires » que « rien dans la nature [ne] nous autorise à [...] établir ». L’activité scientifique en général apparaît mutilante et artefactuelle par ses procédures. De sorte que là où ses contemporains évacuent la rugosité de la médiation, C. Vallaux la situe et lui rend toute sa place, voire sa complexité. En effet, il ne se contente pas de décrire les procédés d’abstraction et de géométrisation des sciences de l’« espace », il s’interroge également sur les divers ordres de représentation géographique — cartographie (« figuration » dé-naturante), discours — suggérant que les contraintes représentationnelles impliquent forcément un « arbitraire » au regard de la réalité, ou plus exactement une logique non contenue dans les choses mais propre à l’esprit humain. On pourrait faire à propos de ce correctif rationaliste l’hypothèse d’une influence (néo-)kantienne implicite, qui n’a à notre avis de pertinence qu’à propos de cet auteur particulier et non de la « géographie vidalienne » dans son ensemble.
Sa conception de la carte est complètement hétérodoxe par rapport au statut de celle-ci dans le reste de la géographie postvidalienne : pour lui, elle « n'est en réalité qu'un moyen de représentation jusqu'ici jugé indispensable, mais parfois gênant — tunique de Nessus dont les géographes cherchent plus ou moins consciemment à se délivrer. » Si l’on peut douter franchement que ses contemporains aient, comme il le prétend, cherché à « s’affranchir de la sujétion de la carte » (p. 24), sa réflexion sur « l'écran des représentations symboliques et schématisées » qu’elle offre a quelque chose de tout à fait original pour l’époque. Ce faisant, il inverse complètement l’ordre habituel des valeurs dans la géographie de son temps, puisqu’il affirme : « Presque toujours le texte, qui sait faire les réserves et les corrections nécessaires, vous satisfera plus que les illustrations cartographiques, si démonstratives qu'elles soient en apparence. » Il est également le seul à réfléchir de manière corrélative aux problèmes pratiques de la mise en texte de l’interconnexion des « faits », dont il affirme qu’ils n’ont de solidarité dans la description que par « des artifices littéraires » suggérant qu’ils se tiennent « par le pan de l'habit » alors qu’il n’y a là que « fumée ». Loin de refuser « l’imagination poétique ou métaphysique » (p. 61), il l’assume en quelque sorte, s’inscrivant par là une fois encore dans les traces de P. Vidal de la Blache, et faisant contraste avec tout l’impensé ou le déni de ses anciens condisciples (J. Sion excepté ?).
Dès lors, il signe comme un aveu d’échec du réalisme, incapable de trouver un médium approprié : « Bon gré mal gré, les géographes qui croyaient, au moyen de la photographie, saisir directement la réalité, seront obligés de se rabattre derrière l'écran des représentations symboliques et schématisées, bien que cet écran les gêne. » (p. 25). Encore faut-il préciser que cette concession et cet ensemble de correctifs apparaissent dans les premiers développements du livre et ne sont guère repris par la suite, comme si la pente idéologique de l’auteur inclinait davantage vers le « un contact immédiat avec le monde extérieur » visant à « percevoir directement son objet » (p. 24) : même s’il prête ce penchant à l’ensemble de la corporation, il en est lui aussi l’héritier.
Si nous avions une optique monographique, nous pourrions décliner d’autres manifestations d’hétérodoxie tant dans les idées que dans la forme : C. Vallaux a une manière assez délectable de mettre en pièces un certain nombre d’idées reçues de son temps (la métaphore organiciste, si prégnante au sein de l’école française de géographie, la théorie de « l’économie destructive », etc.). Son propos s’organise de façon peu commune, plus spiralaire que linéaire. Il est émaillé de néologismes, de métaphores, dont certaines sont spectaculaires. Il s’attaque même à l’idée cartésienne de clarté dans son avant-propos : « Ce que l'on conçoit bien ne s'énonce pas toujours clairement. » À tous égards, il détonne dans le paradigme. Pourtant, d’un autre point de vue, il n’arrive pas à sortir des contradictions sur lesquelles il met le doigt : entre souci de coller aux choses et désir d’explicativité, subjectivité et objectivité, culte du « concret » et constat de l’artefactualité de la pensée, métaphores et démonstration, etc. Il fait tout tenir ensemble dans un livre qu’il porte à bout de bras (ou de plume), sans fournir de critère autre que rhétorique quant à la possible objectivation de ce qu’il avance. Plus encore, il faudrait comparer la virtuosité scripturaire et la sophistication diacritique avec les exemples qu’il utilise pour appuyer son propos, souvent décevants tant ils sont généralistes, imprécis et conditionnés par l’exemplarité classique. À l’instar de celui de J. Brunhes, le travail théorique de C. Vallaux manifeste un hiatus entre l’ambition générale et le caractère extrêmement vulgarisé de l’exemplification. Davantage même, tant la richesse et la minutie des descriptions de La géographie humaine en imposent, alors que ce n’est guère le cas pour Les Sciences géographiques. Au regard du paradigme classique, c’était sans doute une marque de faiblesse. C’est en tout cas ce genre d’argument qu’a utilisé L. Febvre pour attaquer les travaux de J. Brunhes dans La terre et l’évolution humaine : ce côté « grand public » qui passe à côté de la technicité, supposée incontournable pour le travail savant. Dans le cas de C. Vallaux, il y va sans doute plutôt d’aspirations contradictoires et d’un œcuménisme tellement large qu’il est difficile à penser précisément.
Conclusion
Nous voici arrivé au terme de cette archéologie du « réalisme géographique » tel qu’il nous semble se manifester dans la génération première des élèves de P. Vidal de la Blache. Comme souvent dans ce genre d’entreprise, les « résultats » apparents suscitent davantage d’interrogations que de fières certitudes. La première de ces questions non réglées concerne la coupure supposée, en même temps forcément relative, entre le « maître » et ses élèves. Plusieurs points du chapitre amènent des éléments d’éclairage. Paradoxalement, c’est peut-être le travail de C. Vallaux qui fournirait l’approximation la plus suggestive d’un « abord » vidalien systématisé. Du moins est-ce l’hypothèse que nous serions tenté d’avancer. Si Maximilien Sorre a été le plus fidèle continuateur d’un programme de recherche portant sur l’écologie humaine dont il a approfondi les horizons cognitifs, Camille Vallaux est peut-être celui qui a le mieux prolongé le style herméneutique (et les apories ?) propre(s) aux écrits vidaliens. En revanche, le rationalisme avec lequel C. Vallaux tente d’encadrer la démarche vidalienne a un caractère largement irréductible et finalement inadapté. Il n’en reste pas moins qu’un examen systématique des formes de continuité et de discontinuité entre les uns et les autres reste à mener, qui n’engagerait pas seulement l’écriture mais pourrait utiliser celle-ci comme révélateur parmi d’autres
Un autre problème en suspens concerne l’articulation entre le cadre réaliste général de la posture et certains aspects plus spécifiquement positivistes. Là aussi nous avons fait quelques suggestions, mais qui sont loin d’être systématiques. La distinction est de toutes façons un problème. Il nous semble qu’il faudrait élargir le propos au-delà de la seule géographie pour l’éclairer réellement d’un point de vue historique. La géographie des élèves de P. Vidal de la Blache a hérité de l’épistémè dominante un goût assez prononcé pour la déclinaison thématique de ses objets, déjà manifeste dans l’idée de « dossier » chez Vidal — que celui-ci réservait plutôt au genre « atlas »—, mais que certains de ses disciples ont systématisée jusqu’à engendrer la caricaturale « géographie à tiroirs ». Il importe de préciser que celle-ci ne prend toute son expansion que dans une hybridation entre fractionnements géographiques et thématiques, redoublés, multipliés et emboîtés. Elle n’interdit pas forcément tout questionnement problématique sur « l’individualité géographique » ou les « conditions du milieu », même si elle contribue performativement à produire une « géographie en miettes », tant la diversité du questionnaire dilue l’intention première dans la richesse du matériau.
Resterait également à multiplier les cas d’espèce. Des auteurs comme M. Sorre et J. Sion ont été assez peu étudiés par l’histoire de la géographie, alors qu’il s’agit de figures intellectuelles riches. Nous avons dit quelques mots sur le second, pas assez sur le premier. Cela laisse au moins du champ pour d’autres explorations. De même, un examen systématique des thèses mériterait d’être poursuivi, que nous n’avons fait qu’esquisser. Faute de pouvoir multiplier les exemples à l’infini, nous nous sommes concentré sur une figure, à nos yeux capitale, du réalisme géographique, Emmanuel de Martonne, auquel est consacré le chapitre suivant.
Chapitre II
Emmanuel de Martonne ou l’acmé du réalisme classique ?
« Emmanuel de Martonne a [...] joué en France, et aussi dans la géographie mondiale, un rôle très important. En France il fut le « patron » à une époque où, dans les facultés des lettres, on comptait rarement plus d'un professeur de géographie et, plus rarement encore, un assistant, et où les universités ne s'étaient pas multipliées. »
Jean Dresch (1975)
Il est coutumier dans la tradition française d’opérer une équivalence absolue entre géographie « classique » et « vidalienne », suivant une mythologie que les « élèves » du « maître » ont été les premiers à échafauder. D’une certaine manière, l’institution de cette figure fondatrice a trouvé son efficacité maximale dans les entreprises iconoclastes des nouveaux géographes, qui ont achevé l’assimilation entre personnage et paradigme. Si l’on met de côté la suspicion historiographique essentielle que suscite tout récit des origines auto-produit par une communauté donnée, de nombreux soupçons pèsent aujourd’hui spécifiquement sur le monopole de paternité ainsi concédé à P. Vidal de la Blache par ses thuriféraires et détracteurs. Jules Sion fut peut-être le premier à envisager un hiatus entre le « maître » et l’école française de géographie lorsqu’il écrivit en 1934, en conclusion d’un article sur le « style » de Vidal : « [...] n'avons-nous pas laissé perdre une partie de l'héritage légué par le maître, et peut-être la meilleure ? ». Des travaux approfondis sur les textes de celui-ci tendent à confirmer cette intuition fugace, sinon d’une « perte », du moins d’une inadéquation entre les représentations habituelles de la doxa supposée vidalienne (notamment comme écologie humaine) et le spectre effectif des questionnements présents dans ses travaux. Tout se passe comme si le champ des possibles offert par la pratique vidalienne de la géographie avait été restreint, simplifié, et pour ainsi dire ossifié, par ses successeurs immédiats. En termes kuhniens, la période de science normale du paradigme de la géographie classique commencerait après P. Vidal de la Blache.
Tant institutionnellement qu’en termes de valeurs, de pratiques, de contenus et d’exercices-types, la géographie n’avait certainement pas pleinement cristallisé ses positions en 1918, lorsque s’efface définitivement le fondateur de l’École française de géographie. Déjà, l’extrême disparité de contenu des thèses soutenues par les disciples de Vidal suffirait à souligner le caractère ouvert des perspectives offertes par le magistère vidalien, et a contrario, le manque de netteté du paradigme en train de se constituer. Il a donc fallu d’autres interventions, certainement décisives, certainement plurielles, pour constituer cette constellation de pratiques structurées (tels le commentaire de carte, l’excursion collective, etc.), de valeurs partagées (ainsi le mouvement qui va des « conditions naturelles » à l’« homme », à l’exclusion d’autres perspectives...), de lieux de légitimation (de la parole d’excursionniste à l’agrégation de géographie), qui ont fait et font encore le paradigme de la géographie classique.
« Patron » de la géographie française jusqu’en 1944 selon J. Dresch, Emmanuel de Martonne figure sans doute parmi les principaux « normalisateurs » de la discipline, et ce dès avant la disparition de P. Vidal de la Blache. Son rôle corporatif est bien connu : entre autres actions, « il eut l'idée, en 1906, d'organiser pour la première fois une excursion interuniversitaire où étaient conviés les collègues de toutes les universités ainsi que les étudiants avancés » ; il a fondé l’Institut de géographie de Paris (1923), avant de promouvoir, avec André Cholley, le dossier de l’agrégation de géographie auprès des hiérarques de Vichy (1940-1942). Ce faisant, plus que nul autre, il a sans doute contribué à instituer et à faire exister une communauté géographique nationale. On sait également le rôle clef qu’il a joué dans les congrès internationaux. Ces différentes actions suffisent à indiquer l’importance du rôle social d’E. de Martonne, agent holonique de la communauté géographique française et internationale.
Il est en revanche beaucoup plus délicat de mesurer son rôle dans la constitution de la doxa de l’école française de géographie. Certains, tel Jean Dresch, ont eu tendance à minorer la pérennité de son influence intellectuelle, de la même façon qu’était souligné son peu d’appétence pour les constructions théoriques. À lire la notice du recueil Les géographes français (1975, cf. supra), le thème de l’oubli des travaux d’E. de Martonne revient comme une antienne, sinon comme une déploraison. Mais peut-être faut-il chercher ailleurs que dans les index bibliographiques la pérennité de la pensée de ce « patron », transmise dans une posture complexe à valeur paradigmatique, impatronisée insensiblement dans un faire plutôt que trace écrite destinée aux anthologies...
Telle sera notre hypothèse : considérer la posture épistémologique d’E. de Martonne comme un « patron » pour la géographie postvidalienne, d’autant plus opérant qu’il découlait d’une pratique normée mais implicite. C’est en professant — en chaire et en excursion autant que par écrit — que cet homme d’action a pu construire et transmettre une posture disciplinaire, qui va bien au-delà de la lettre d’un discours. Ce faisant, il est doublement paradoxal d’aller exciper du texte martonnien des principes très rarement explicités (ou alors « en creux ») et qui, dans leur regret de l’expérience du terrain, ont tendance à dévaloriser la portée cognitive de la chose écrite. On assumera le décalage en invoquant la rareté des témoignages, et leur insuffisance pour reconstituer une conception cohérente (si tant est qu’une telle entreprise ait du sens...). Par ailleurs, il n’est pas de notre propos de considérer E. de Martonne comme le seul fondateur de la doxa de la géographie classique française : indéniablement P. Vidal de la Blache y a contribué ; et l’on ne saurait négliger le rôle proprement doctrinaire de Lucien Gallois. Faute de pouvoir ou de vouloir distribuer les paternités, on a mis l’accent sur une figure unique, quitte à souligner épisodiquement des convergences essentielles.
Dans un premier temps, il s’agit de se demander si la position épistémologique d’E. de Martonne possède une cohérence interne susceptible d’être déduite ou reconstruite à partir d’un corpus de textes épars. Émerge alors une posture que l’on serait tenté de qualifier de réaliste, voire d’ultra réaliste. Elle nous semble susceptible d’éclairer nombre d’aspects de l’écriture d’E. de Martonne. En reconstruisant ce patron, il s’agit aussi de suggérer (plus que de montrer) sa pertinence comme modèle de la posture géographique classique et d’en indiquer les paradoxes.
I Un avatar suggestif du bonheur géographique
1°) L’impossible cohérence ?
Prétendre reconstruire une posture épistémologique martonienne pose un ensemble de difficultés non négligeables. La première tient à la réticence notoire du dit géographe pour les constructions théoriques et, a fortiori, pour les introspections épistémologiques et les questions de légitimation disciplinaire. Jean Dresch n’a pas peu contribué à cette représentation d’un De Martonne hostile à la théorisation :
Ayant obtenu de l’Administration et des historiens une relative indépendance de la géographie, longtemps recherchée, il n'a pas cru devoir poser la question de savoir si la géographie est une discipline « scientifique » ou « littéraire ». Il est probable que, pour lui, la question était oiseuse[...]. Orienté vers la recherche plutôt de résultats pratiques que de doctrine, il a même pu craindre que de pareilles distinctions fussent dangereuses. [...]
S'il ne fut pas un théoricien et si, par suite, son ambitieux Traité peut paraître, souvent à tort, comme vieilli [...], si les conceptions de géographie régionale auxquelles il s'est efforcé de rester fidèle sont aujourd'hui dépassées, il a du moins marqué de sa forte personnalité une époque de la géographie française.
Une réévaluation de cette image nous semble nécessaire. L’examen du premier chapitre du Traité de géographie physique , dévolu à une entreprise de définition de la géographie, y contribuera. C’est que les ambiguïtés de la posture d’E. de Martonne s’y nouent dès l’incipit :
Vouloir définir une science par des principes posés a priori, vouloir assigner des limites exactes à son champ d'investigation, est une entreprise toujours téméraire. Il semble que plus le savoir humain progresse, plus apparaissent les liens qui rattachent entre elles les diverses sciences, comme des branches issues d'un tronc commun. Les circonstances qui déterminent l'attribution de tel ordre de recherches aux adeptes d'une certaine science sont souvent presque fortuites. L'histoire de la géographie en offre plus d'un exemple. Toute définition a priori, qui ne tient pas compte de l'évolution naturelle des choses, risque de rester sans influence, ou d'en exercer une mauvaise.
Au nom de la spontanéité des pratiques scientifiques (il n’est pas anodin que l’auteur les naturalise métaphoriquement), toute définition principielle de la géographie est écartée au bénéfice d’une archéologie historique des pratiques. E. de Martonne fait preuve d’un relativisme presque « cynique » qui ne doit pas nous abuser sur sa posture : si la division disciplinaire est contingente, la logique de progrès des sciences ici invoquée implique un mouvement général de coalescence des disciplines, tendant vers un « tronc commun ». On peut faire l’hypothèse qu’une telle conception repose sur l’idée d’une unité sous-jacente des réalités du monde, dont découlerait l’indifférenciation progressive des « savoirs » au fur et à mesure de leurs progrès. De ce fait, toute entreprise épistémologique visant à dégager une essence disciplinaire semble condamnée, du fait de la contingence historique des segmentations du savoir.
Pourtant, que fait E. de Martonne dans la suite du chapitre « Évolution de la géographie » du Traité... ? Il construit en une quinzaine de pages une histoire rétrospective de la discipline, finalisée par un certain nombre de progrès (des savoirs, des méthodes, ...) et par la mise en exergue de principes récurrents. L’ultime partie, intitulée « Définition de la géographie », reformule ceux-ci en les instituant dans l’intangibilité d’une « science formée » : « L'essentiel est de dégager les principes de la méthode qui semblent maintenant acquis ». Niée dans son autonomie, énoncée malgré tout comme résultat induit d’une histoire disciplinaire, l’entreprise de spécification de la discipline est finalement omniprésente dans ce chapitre, qu’elle fonde en quelque sorte par rétroduction. Incidemment, on peut faire remarquer qu’un tel dispositif révèle une contradiction entre le mouvement du texte (inductif) et sa logique sous-jacente (déductive), comme si notre auteur voulait sacrifier à tout prix à une conception démentie par sa pratique, mais virtuellement impatronisée par les dispositifs d’écriture qu’il mobilise.
Toute la difficulté d’une définition de la posture épistémologique d’E. de Martonne se révèle dans ces ambiguïtés. Nous venons d’établir que les réticences à l’encontre de la « doctrine » relevaient plus d’une position affichée que d’un état de fait. Mais c’est l’ensemble du premier chapitre du Traité qui est émaillé de mouvements contradictoires. Ainsi, examinant la question de la nécessité d’une démarcation entre ce qui relève des investigations géographiques et ce qui n’en relève pas, l’auteur commence par soutenir cette sorte d’entreprise :
[...] la géographie a pris l'allure d'une science envahissante à tendances encyclopédiques. De pareils faits ne sont pas rares dans l'histoire des connaissances humaines : la philologie a passé par cette période, la sociologie s'y trouve encore. La géographie commence à en sortir ; la préoccupation de limiter le champ des études géographiques se fait jour chez plus d'un auteur.
Pourtant, à l’issue d’une comparaison à visée illustrative entre géographie et géologie dont la finalité est pour le moins ambiguë, le propos bascule dans la dénégation :
En réalité, la limitation exacte du champ des investigations géographiques est une entreprise chimérique. Cette science touche à trop de sciences, et elle a, — son histoire le prouve, — trop d'intérêt à rester en contact avec elles pour qu’on puisse même désirer cette limitation.
Il ne s’agit là que d’un exemple supplémentaire ; et l’on pourrait étendre aisément la liste des tensions qui traversent la posture d’E. de Martonne lorsqu’il s’agit d’énoncer ce qui fonde la géographie. Cela rend-il pour autant caduc tout effort de reconstruction ?
2°) Une géographie réconciliée, ou qui s’efforce de l’être
Les multiples ambiguïtés de la posture d’E. de Martonne nous apparaissent en fait indissociables de l’accomplissement disciplinaire qu’il ne cesse d’invoquer. Qu’on en juge par quelques affirmations relevées dans le Traité :
[...] il est nécessaire de rechercher comment s'est formée cette science, devenue par une lente évolution une des plus complexes qu'ait forgées l'esprit humain. (p. 3)
On peut considérer la géographie comme une science formée. (p. 20, 1re phrase de la « définition »)
Mais le géographe est le seul savant qui s’astreigne à la fois à connaître la répartition des phénomènes superficiels, physiques, biologiques ou économiques, à démêler les causes de cette répartition, en la rattachant à des lois générales, et à en rechercher les effets. Il est amené ainsi à envisager des combinaisons locales d'influences, dont la complexité dépasse tout ce qu'imaginent physiciens, botanistes, statisticiens. La surface de la Terre est son laboratoire, merveilleux champ d'expériences... (p.23)
Enfin, quand les sciences physiques et naturelles ont permis une intelligence plus complète des relations locales, la géographie s'est révélée comme une science descriptive et explicative d'une complexité très grande, d'un intérêt philosophique et pratique à la fois. (p. 25)
D’autres remarques incidentes, éparpillées dans les volumes de la Géographie universelle ou dans la Géographie aérienne notamment, attestent de la confiance affichée, de la sérénité épistémologique de notre auteur, même si l’on ne retrouve nulle part ailleurs des formulations manifestant un tel irénisme. Dès lors, tout se passe comme si l’accomplissement proclamé suffisait à légitimer les pratiques et valeurs de la discipline. En somme, le passage obligé par une « définition de la discipline » dans le Traité de géographie physique débouche sur une axiologie disciplinaire destinée à être communiquée à un public très large. E. de Martonne professe les valeurs d’une science établie, « normale », qui n’a plus besoin de se légitimer. La première phrase de la préface affirme cela à sa manière : « Cet ouvrage n'est pas de ceux dont le dessein a besoin d'être longuement exposé. » Une « science formée » se doit de produire des résultats plutôt que de s’interroger sur elle-même. Ce qui ne dispense pas E. de Martonne de réaffirmer les valeurs disciplinaires, soit de manière ramassée dans le premier chapitre du Traité, soit par d’innombrables notules éparpillées dans l’ensemble de sa volumineuse production. À partir de là, reconstruire un discours cohérent est possible, même si le chemin qui y mène est émaillé de nombreuses chausse-trappes.
La reconstruction de l’histoire disciplinaire met en scène l’argument initial du sentiment d’achèvement de la discipline, à savoir la résorption par Humboldt du dualisme géographie générale / géographie régionale :
Qu'il fixe son attention sur un problème géologique, biologique ou humain, ce grand esprit ne reste pas absorbé dans la contemplation du fait local ; il reporte ses yeux vers les autres régions où s'observent des faits analogues, et c'est toujours une loi générale, valable pour toutes les circonstances semblables, qu'il cherche à dégager. L'étude d'aucun point ne lui semble indépendante de la connaissance de l'ensemble du globe. L'application de ce principe est le renversement définitif de la barrière qui séparait la géographie régionale de la géographie générale, le rapprochement de ces deux branches d'une même science et leur fécondation réciproque. Du jour où on en a compris la signification, la géographie moderne est née.
L’articulation des deux « faces » ou « points de vue essentiels » qui font la géographie n’en demeure pas moins marquée par une asymétrie : la géographie générale est tout à la fois « principe » vertical garant de scientificité (avatar martonnien de l’induction), corpus de « lois » qui informe toute recherche particulière et champ spécifique d’investigations géographiques. La géographie régionale n’est en revanche qu’investigation ; elle est en quelque sorte de statut unidimensionnel. En est-elle pour autant moins valorisable ? Dans un passage à notre sens crucial du Traité, De Martonne écrit :
La préoccupation des lois générales est un principe scientifique ; la recherche des causes est une préoccupation philosophique. Mais le géographe est le seul savant qui s’astreigne à la fois à connaître la répartition des phénomènes superficiels, physiques, biologiques ou économiques, à démêler les causes de cette répartition, en la rattachant à des lois générales, et à en rechercher les effets. Il est amené ainsi à envisager des combinaisons locales d'influences, dont la complexité dépasse tout ce qu'imaginent physiciens, botanistes, statisticiens. La surface de la Terre est son laboratoire, merveilleux champ d'expériences, où se trouve réalisée une étonnante variété de types régionaux, dont il s'agit pour lui de reconnaître et d'expliquer l'originalité.
Ce qu'il y a de fécond et d’original à la fois dans la méthode géographique, c'est qu'elle met en présence des réalités terrestres. Le genre Quercus est une abstraction ; la nature nous montre des forêts de chênes, avec tout un cortège de plantes associées. L'extension et la physionomie de ces forêts sont, en chaque lieu, le résultat d'un certain équilibre entre des influences diverses spéciales à cet endroit : climat, sol, relief, exposition, déboisements et cultures. La grande industrie est une abstraction ; la réalité, ce sont des groupements industriels déterminés par des combinaisons locales de circonstances favorables : présence de la houille, facilités de transport, population dense et active.
En résumé, la géographie moderne envisage la répartition à la surface du globe des phénomènes physiques, biologiques et humains, les causes de cette répartition et les rapports locaux de ces phénomènes. Elle a un caractère essentiellement scientifique et philosophique, mais aussi un caractère descriptif et réaliste. C'est ce qui fait son originalité.
Ce qui fonde identitairement la géographie, « ce qui fait son originalité », n’est pas la géographie générale mais la géographie régionale, qui à travers le motif du « local » examine des « combinaisons » qui démarquent sa pratique (De Martonne parle de « caractère ») des autres sciences. La complexité inouïe et la variété que célèbre l’auteur ne procèdent pas de sa « face » scientifique mais de sa face « descripti[ve] et réaliste », celle qui fonde l’« originalité » de la discipline. Ainsi, tout en ne cessant de rappeler la complémentarité des deux « points de vue essentiels » de la géographie, l’ultime partie de ce chapitre ne surmonte pas leur dualité, voire maintient le caractère « allogène » du principe de causalité, dont l’auteur nous dit qu’il « n'est peut-être pas sans danger dans les études de géographie régionale » (p. 23). On pourrait même aller un peu plus loin ; car, lorsqu’il nous affirme que « ce qu’il y a de fécond et d’original à la fois dans la méthode géographique », ce n’est pas l’étude des abstractions Quercus ou « grande industrie », mais la réalité des « combinaisons locales », comment ne pas y voir un déni, in fine, de la géographie générale comme accomplissement de la discipline ? Peut-elle être plus qu’une caution scientifique ?
Dès lors, quand notre auteur affirme le « caractère [...] réaliste » de la géographie, la formule n’est pas à prendre à la légère. Nous allons essayer de montrer que le terme de « réalisme » est sans doute une clef herméneutique pour comprendre la posture épistémologique d’E. de Martonne.
II Composantes de la posture martonnienne
1°) Une posture nettement réaliste
« Ce qu'il y a de fécond et d’original à la fois dans la méthode géographique, c'est qu'elle met en présence des réalités terrestres. » Rien de plus singulier qu’une telle assertion. La « méthode » invoquée est un appel à effacer les barrières entre l’idéel et le matériel, traversée ou bris du miroir, qui projette la pensée du géographe dans la contiguïté des choses. Prise au pied de la lettre, la formule suggère une performativité immédiate de la « méthode », qui opère non sur des abstractions mais sur des choses, à même le vaste terrain du monde. La pensée géographique est ce faisant conçue dans le plain-pied du réel, sans discontinuité avec (et sans construction de) l’objet qu’elle vise. Il s’agit bien d’une posture philosophiquement réaliste, mais dans une acception qui n’est pas celle qu’ont échafaudée plus tard les philosophes rationalistes anglo-saxons. Le réel est certes un donné indépendant du chercheur, qui doit imposer son pli à la recherche. Mais il est plus que cela : il est directement saisissable, non médié, en continuité pleine et entière avec la science. Dès lors, celle-ci est essentiellement saisie (ou inscription) qui explique dans la mesure où elle « met en présence » (par le discours ou sur la carte) des phénomènes et dévoile par là leur co-occurrence, laquelle est systématiquement réglée par un déterminisme chez De Martonne.
Ainsi que nous l’avons précisé dans le chapitre précédent, cette conception n’est pas le seul fait de notre auteur : on la retrouve très forte chez L. Gallois, mais aussi dans les écrits de Max. Sorre, chez Albert Demangeon, Raoul Blanchard et la quasi totalité des « Postvidaliens ». Même J. Sion, disciple le plus « humaniste » de P. Vidal de la Blache, s’inscrit grosso modo dans une posture réaliste, même si c’est d’une façon moins naïve et obstinée. Dans tous les cas, celle-ci oppose une résistance majeure à son exhumation, du fait même du culte qu’elle voue aux « faits » et aux « réalités » et d’une méfiance corrélative à l’endroit des abstractions. Cela en fait l’ennemie des métadiscours et de l’auto-explicitation. Néanmoins, E. de Martonne est l’un des seuls postvidaliens à avoir formulé explicitement cette posture, comme s’il avait éprouvé le souci de cristalliser une orthodoxie dont il se serait voulu le garant. Son principal disciple, André Cholley, est aussi celui qui, quelques années plus tard, a donné à la doctrine du réalisme géographique sa forme la plus didactique.
E. de Martonne a porté à son maximum l’expression de cette posture dans un ouvrage tardif intitulé Géographie aérienne, publié en 1948, mais dont la conception est née — nous dit l’auteur — d’une commande exprimée par les milieux de l’industrie aéronautique lors d’un congrès de « géographie aérienne », en 1938. À première vue, cet ouvrage relève d’une sorte d’exercice de style : décliner tout ce que la navigation aérienne et la géographie de l’époque peuvent avoir en commun. Sous la plume d’E. de Martonne, cela suggère une interprétation alternative... L’ouvrage est composé de quatre parties : une « géographie de l’atmosphère » (d’inspiration essentiellement climatologique), une « cartographie aérienne » (qui décline toutes les relations carte / avion), une « physiographie aérienne » (qui examine les différents types de connaissance qu’apporte la photographie aérienne à la géographie) et enfin une histoire-géographie des lignes aériennes, intitulée « La circulation aérienne », qui examine l’évolution des flux de passagers et de marchandises par avion dans le monde. Si le fil d’Ariane du livre est un déterminisme technologique généralisé (les progrès des modes de circulation déterminent directement notre connaissance de la terre), on ne peut qu’être frappé par la cohabitation de sujets dont la juxtaposition a quelque chose de complètement « fabriqué ». On ne peut échapper à ce sentiment d’artifice qu’en acceptant l’idée d’une contiguïté généralisée unissant tous les ordres de savoir au monde matériel et aux avancées technologiques de l’humanité. Les progrès des transports décloisonnent la connaissance en rendant le monde continu et continûment arpentable. Réciproquement, le savoir favorise l’amélioration du transport... Le déterminisme initial débouche alors sur une causalité plus complexe. L’intrication profonde que celle-ci suggère renforce le sentiment que le réalisme martonnien repose sur un principe d’immanence généralisée, dans lequel « choses » et pensées relèvent d’un ordre unique, mécaniste, qui pose la vérité comme adéquation (c’est-à-dire identité) entre faits et concepts et dispose de la causalité comme principe d’énonciation des co-occurrences entre les choses.
2°) Réitérer le monde ?
Ceci énoncé, nous n’avons pas réglé la question de ce que peut être l’objectif d’une géographie « descripti[ve] et réaliste ». Si la visée explicative, ponctuelle ou systématique, du « principe de géographie générale » ne pose guère de problèmes, il est moins évident de clarifier ce vers quoi tend l’avers régional. Le Traité ouvre plusieurs perspectives, la plus étonnante apparaissant très tôt dans le chapitre axiologique, à propos des civilisations « primitives » : « [La géographie] répond à l'un des besoins les plus essentiels de la nature humaine, dès qu'on s'élève au-dessus de la vie sauvage : celui de fixer le souvenir des lieux qui nous entourent, dans un rayon dont l'étendue varie avec nos besoins et nos moyens de locomotion ». Faut-il ne voir que dimension mémorielle dans cette fixation du « souvenir des lieux » ? N’y a-t-il pas aussi comme l’esquisse d’une idée de précipitation des réalités géographiques, que l’on saisit et que l’on fige ? La subjectivité attachée au terme de souvenir n’en demeure pas moins étonnante chez notre auteur.
Lorsqu’il s’agit de préciser le mot « description » par un qualificatif axiologique qui en indique l’accomplissement, E. de Martonne use prioritairement du terme « exact ». Rien que dans le chapitre introductif du Traité, on trouve trois occurrences de cette association, tandis qu’à lui seul, le lexème exact* représente onze occurrences, sous forme adverbiale (« localiser exactement » par exemple) ou adjectivale (ainsi « aperçu exact ») principalement. Le champ de référence est alors différent, mais de toute évidence l’exactitude est une valeur maîtresse de l’auteur. La connotation très floue de ce mot s’éclaire à la lumière de substituts éventuels. Ainsi dans l’un des très rares passages de la Géographie universelle où E. de Martonne fait allusion à la fabrique de la géographie (extrait déjà cité au chapitre précédent) :
L'engouement a gagné les milieux scientifiques, et, sous la direction de L. Lóczy, une pléiade de géographes, naturalistes et historiens a étudié sous tous les aspects le [lac] Balaton et ses abords, accumulant des mémoires qui forment la plus exhaustive des monographies régionales.
Ailleurs, il est aussi question, entre autres, de description « complète », « exhaustive », tous termes qui permettent de donner une interprétation de ce qu’est l’exactitude pour notre auteur : l’exactitude est adéquation au référent ; tout se passe comme si, d’une manière ou d’une autre, la description géographique devait tendre à l’adéquation avec le réel par une évocation co-extensive (toutes proportions gardées). Être « exact », c’est charger la consignation de tous les « caractères » donnés du réel, ou pour le moins de ceux qui sont jugés significatifs. Le meilleur protocole consisterait à « faire le tour de la question » (ou de l’objet), ce qui dans l’ordre du discours est un avatar de l’arpentage inlassable du terrain ou du regard panoptique. C’est ainsi que le premier chapitre des Régions géographiques de la France (1921), consacré à Paris, s’ouvre sur une sorte de regret :
Du haut des tours de Notre-Dame, Saint-Louis pouvait contempler et détailler toute sa bonne ville de Paris. On cherche le point de vue qui permettrait d'embrasser d'un coup d’œil le Paris du xxe siècle et de comprendre sa topographie.
Une position complémentaire est modulée dans la Géographie aérienne :
L’usage de l'observatoire aérien pour fixer sur la carte tous détails de la physionomie géographique...
L’observatoire aérien nous permet de survoler les espaces les plus difficilement accessibles : déserts et glaces polaires. Il sert de point d'appui pour une figuration détaillée et précise, sur des cartes d'échelle de plus en plus grande, de tous les traits de la face de la terre.
Si les différences d’altitude sont assez fortes, il devient impossible à l’observateur lié au sol d’embrasser d'un coup d’œil l’ensemble du relief, partout on rencontre des versants cachés. Suspendu dans les airs, le Géographe peut au contraire tout voir.
Un troisième topos apparaît ici, à mi-chemin entre l’expérience directe et le texte : la consignation cartographique. En soi la conception de la cartographie d’E. de Martonne (« une figuration détaillée et précise [...] de tous les traits de la face de la terre ») est réaliste, car elle exclut toute incidence de la sémiologie graphique. Il y a pure consignation du réel, donné sans nécessité d’une médiation, et que l’on réitère en somme. Ce qui distingue le savant géographe (opérant ici une levée cartographique) est proprement sa hauteur de vue qui lui permet un regard panoptique sur la co-présence des réalités du monde, là où l’observateur ordinaire ne cherche pas à s’élever au-dessus de son angle de vue tronqué. Si le vocabulaire mobilisé dans les lignes qui précèdent emploie avec insistance le registre sémantique de l’expérience visuelle, c’est que celle-ci est l’outil tyrannique de la saisie du monde. Le mot « vue » mériterait un travail lexicographique, afin de mettre en exergue non seulement le caractère surdimensionné de son usage dans l’œuvre de De Martonne, mais aussi ses nombreux emplois métonymiques : ainsi, il n’utilise quasiment jamais les termes « cliché » ou « photographie », préférant « vue », qui fait de l’action photographique un simple prolongement de l’œil, une avantageuse prothèse. Là encore, la médiation est niée, ramenée à la portion congrue de simple véhicule, ce qui est encore trace d’une posture réaliste.
Le déni des opérations de médiation du réel, dans ce qu’elles comportent de mise en forme voire de construction des objets du savoir, procède sans doute de la mystique de l’expérience du terrain, si puissante chez notre auteur. Faute d’avoir le temps nécessaire à la démultiplication des preuves, on s’en persuadera au travers d’une citation extraite de la Géographie aérienne, qui en présente un exemple particulier, pour ne pas dire extrême :
[...] Au géographe qui n'a pas volé on peut dire qu'il manque quelque chose, même s'il est alpiniste et a pu jouir ainsi de panoramas rappelant ceux qu'offre l'avion par leur étendue et l'angle sous lequel ils sont vus.
Celui qui reçoit « le baptême de l'air » peut, pendant les premières minutes de l'envol, où les collines montent l'une derrière l'autre à l'horizon, avoir l'illusion de voir s'animer un plan en relief où chaque détail prend sa place exacte. L'avantage essentiel de la vision aérienne est de permettre à la fois la perception des détails et celle des ensembles, l'analyse et la synthèse. La carte, si parfaite soit-elle, ne se prête qu'à la première opération si elle est établie à grande échelle, ou à la seconde si elle est établie à échelle assez réduite pour couvrir de grandes surfaces. [...]
[...]Le survol d'un pays peu connu, sans bonne carte topographique d'échelle moyenne et offrant des aspects variés est, pour le morphologue, un véritable enchantement ; l’attention est à chaque minute attirée par quelque trait nouveau, quelque problème capital. Après 10 ou 12 heures d'une tension qui ne veut pas faiblir, l'œil fouillant le terrain qui fuit sous l'avion, sans cependant perdre de vue les horizons lointains, les idées tourbillonnant dans le cerveau à l’apparition d'un détail décisif, on pose le pied sur le sol, écrasé, avec l'impression d'avoir vécu en un jour plus d'une année d'études...
L’expérience du « terrain » par avion a beau être un peu particulière (il n’y a pas contact direct, corporel), il n’est qu’à lire ces quelques lignes pour se persuader de sa valeur cognitive et phatique pour notre auteur. La prégnance absolue de la vision, l’absence (à contrario de Vidal de la Blache) d’une investigation synesthésique, met en équivalence cette forme de « terrain » et les autres. E. de Martonne nous décrit une expérience fusionnelle, quasiment hypnotique, aux conséquences physiologiques importantes, et en définitive infiniment plus riche que l’expérience livresque. Son caractère panoptique est évidemment décisif, mais il faut également souligner ce qu’elle dit de la contiguïté existant entre les « détail(s) décisif(s) », l’œil qui fouille et « les idées [qui] tourbillonn(e)nt ». Et que penser de ces « trait(s) nouveau(x) » qui attirent l’attention et sont d’emblée « problème » ? Implicitement De Martonne nous fait participer à l’expérience capitale qui fonde son (hyper) réalisme, expérience paradoxale qui infère de l’immédiateté de sa relation visuelle à l’objet le caractère im-médiat (ou donné) de celui-ci. Pourtant, il n’est pas nécessaire d’être un constructiviste convaincu pour subodorer le caractère spéculatif des opérations décrites et le jeu intellectuel qui opère par la convocation d’un répertoire de formes à tester...
Entre les différents topoï de l’activité géographique s’établit une hiérarchie qui privilégie nettement l’expérience visuelle immédiate et les situations panoptiques. Le terrain (soumis à la « vue » directe) est bien entendu l’expérience cognitive fondamentale. La lecture de cartes ou de photographies est un palliatif honorable, dans la mesure où le matériau permet une « vue » aussi « exacte » que possible (toutes les cartes et tous les clichés n’ont pas la même valeur...). Le discours, quant à lui, est relégué au bas de l’échelle, nécessairement complété par toutes sortes de documents iconiques, destinés à pallier ses handicaps fondamentaux. C’est tout le projet de la collection d’albums photographiques Les grandes régions de la France, précédés d’un « Avertissement » à l’incipit éloquent : « Les mots ne suffisent pas à décrire les aspects si variés de la Terre française, à en exprimer toute la beauté, toute l'harmonie, toute la valeur d'enseignement. » Le paradoxe fatal de cette hiérarchie cognitive est qu’elle s’inscrit en raison inverse de sa pérennisation : le rapport au terrain transite et se perpétue éventuellement au travers de cérémonies comme les excursions interuniversitaires, mais il se pluralise, se dilue et se perd dans le palimpseste des générations d’orateurs ; photographies et cartes ont la durée de vie de leur pertinence cognitive, historiquement et culturellement relative ; seul le texte, support du discours, permet de transmettre intact cet artefact qui s’énonce comme rapport immédiat aux « réalités » géographiques — il en est la seule archive, une archive niée mais irremplaçable...
La reconstruction partielle de la posture épistémologique d’E. de Martonne à laquelle nous nous sommes essayé nous amène à souligner la contradiction essentielle que fait jaillir l’axiologie (hyper) réaliste de cet auteur au sein même de ses écrits. Comment dénier la valeur du médium textuel tout en l’utilisant pour célébrer la fusion du géographe et de ses terrains ? Ceci revient à examiner les contraintes que le réalisme fait peser sur les pratiques d’écriture de notre auteur...
III Contraintes et stratagèmes d’un réalisme absolu
N’en déplaise aux réalistes, toute écriture est ordonnancement, production d’un ordre du discours, dont la logique première est l’intelligibilité. Parmi les nombreux contrats de lecture qui peuvent régler cette intelligibilité, on peut privilégier celui qui se réclame d’une fidélité au référent invoqué. Roman Jakobson l’a dénommé « fonction descriptive » dans ses Essais de linguistique générale. Il n’en demeure pas moins guidé par des procédures d’énonciation plus ou moins abouties qui vont accréditer le sentiment de prévalence du référent. Mais celui-ci est toujours déjà construit par l’écriture. L’illusion réaliste du plain-pied, de l’immédiateté de l’objet nécessite donc des stratagèmes plus ou moins sophistiqués (mais pas forcément délibérés) susceptibles de faire oublier le texte per se, de le rendre en quelque sorte transparent. Cela étant, il faut aussi disposer de modus operandi pour construire la description, faute de quoi celle-ci ne serait que magma...
1°) La nostalgie de l’expérience concrète
Nombreux sont les dispositifs scripturaires qui permettent de susciter l’illusion réaliste du plain-pied, de l’immédiateté du référent. Faute de pouvoir évoquer tous ceux qu’utilise E. de Martonne, on mettra l’accent sur les plus saillants ou les plus efficaces.
De tous les géographes classiques, il est celui qui a le plus strictement limité l’enveloppe paratextuelle de ses écrits. Ainsi, de toute évidence, contingenter le paratexte, c’est réduire autant que faire ce peut l’assomption du texte. Dans le chapitre précédent, on a pu montrer qu’à quelques exceptions près, les écrits martonniens sont extrêmement pauvres en notes. Lorsque l’auteur y a recours, c’est presque toujours pour avancer un complément chiffré, un taux de change monétaire ou la source de tableaux statistiques, et en aucun cas pour commenter le texte en regard. Mal venues également les justifications méthodologiques (y compris dans les maigres préfaces) et les références intertextuelles ; de sorte que tout ce qui pourrait mettre en exergue l’autonomie du texte, voire constituer un métadiscours parasite, est éludé. La polémique auctoriale est quasiment bannie de l’écrit, qui se doit d’être aussi factualiste que possible. Il y a bien entendu des variations : entre les ouvrages régionaux (tels Les régions géographiques de la France, Les Alpes ou les deux volumes de la Géographie universelle consacrés à l’Europe centrale) et les articles « exploratoires » de géomorphologie publiés dans les Annales de géographie, il y a de notables différences. Dans le second cas, l’intertextualité a souvent droit de cité, dans la mesure où elle sert à accréditer des résultats obtenus par d’autres. Néanmoins, elle se manifeste essentiellement par des notes infra-paginales qui ont une fonction de complément bibliographique ; les jugements sont très rares, presque toujours positifs (sur le mode de l’approbation), même si l’on trouve parfois des polémiques feutrées, voire des critiques sans appel. Nous serions tenté de dire qu’il y a possibilité d’évoquer la fabrique du savoir tant que celui-ci n’est pas considéré comme définitivement constitué. À cette aune, le Traité de géographie physique, somme qui fait la clôture des connaissances de l’époque, n’est pas plus ouverte au métadiscours que les textes de géographie régionale, ce que Jean Dresch avait d’ailleurs déjà nettement souligné :
Le Traité fut, en son temps, une admirable mise au point des connaissances acquises. E. de Martonne s'est refusé à s'étendre en longs développements sur les questions controversées, la théorie du cycle d'érosion normale par exemple, et l'interprétation des surfaces d'aplanissement. Il donne son opinion, l'appuie sur des arguments. Il n'insiste pas, ne polémique pas.
À notre sens, E. de Martonne ne fait pas que « donne[r] son opinion », il énonce des « faits » qu’il juge « établis ». Pour ce faire, l’énonciation est celle du « nous » professoral, ou du « on », quand une formulation strictement impersonnelle, prenant l’objet pour sujet, n’est pas de rigueur. Il est symptomatique que le « je » soit beaucoup plus fréquent dans les articles exploratoires, en prise immédiate sur des expériences de terrain, notamment à la fin de la carrière de chercheur de De Martonne, moment où celui-ci semble avoir eu moins de difficultés à figurer son rôle dans la constitution des « faits » qu’il énonçait.
Pour autant, pour le gros des ouvrages, on ne saurait parler de dépersonnalisation du discours : il y a bien une instance auctoriale, donnée dans l’exercice de son magistère, parfois même assez proche de l’oralité de la leçon. Dans une transcription de cours comme Les régions géographiques de la France abondent les interpellations du public :
Faites le léger effort de retenir la succession régulière des assises du sous-sol parisien [...] et la moindre promenade aux environs de Paris vous offrira l'occasion d’une leçon de géographie vivante. Vous avez la clef de presque tous les accidents du relief[...] ; vous devinez la source qui ne manque jamais sur le versant où l'argile affleure au-dessous des sables alimentant la fontaine et le lavoir du village.
Bientôt, vous vous intéresserez aux carrières [...]. Quand vous aurez, par suite, appris que le calcaire de Brie est lui-même toujours à l’état de meulière, empâtée dans l'argile qui représente le résidu du calcaire dissous, vous comprendrez que [...]
Il est significatif qu’E. de Martonne n’ait pas jugé bon d’éliminer du texte édité ces apostrophes répétées, dont on peut essayer d’interpréter le statut. Nous constatons que notre auteur invite ses lecteurs/auditeurs à un apprentissage sur le terrain dont le discours n’est que la répétition programmatique. En somme, il les met en situation et guide leurs gestes futurs. Ce faisant, il minore forcément l’autonomie cognitive de ce qu’il est en train d’énoncer, expérience tronquée, incomplète, qui ne peut être que le prélude à l’expérience vraie, celle du terrain. L’enjeu de l’écrit est ici plus une invite à l’expérience concrète que la clôture de l’objet « bassin parisien » par le texte. E. de Martonne propose une sorte de littérature d’évasion, par laquelle le lecteur est invité à s’arracher au texte et à se projeter dans le référent invoqué ; de surcroît, maintenir l’oralité sied bien à une écriture qui se nie elle-même, car contingente et en aucun cas sacralisable. Dès lors, si la mise en scène d’une relation didactique n’ajoute rien à la transparence textuelle, on ne saurait dire qu’elle voile le référent.
Par delà cet exemple limite, nous serions tentés de généraliser l’idée que la description martonienne recourt à un contrat de lecture homologue à celui de la littérature d’évasion. Celle-ci suppose un oubli du présent matériel de la lecture et la fusion du lecteur avec le référent évoqué. N’est-ce pas un biais pour surmonter la nostalgie de l’expérience du terrain ? Comment, dès lors, ne pas être tenté d’identifier ce qui fait plonger fictivement le lecteur dans les « réalités géographiques » ? Le moyen le plus « simple » consiste à inscrire dans la « scénerie » (comme aurait dit P. Vidal de la Blache) un témoin oculaire qui incarnera le sentiment de plain-pied du lecteur : « alpiniste », « géologue », « voyageur », innombrables et rituels spectateurs des descriptions d’E. de Martonne :
Les plus grands glaciers des Alpes s’étalent encore sur le massif entièrement cristallin dont la Jungfrau (4 166 m.) est la cime la plus connue. Du haut de la pyramide, où l'alpiniste accède par une arête de glace, ou des sommets voisins, presque tous tangents à 4 100 [...], on contemple un panorama d'immenses névés
Afin de ne pas multiplier des figures qui deviendraient par trop artificielles, notre auteur les désincarne souvent par la métonymie du « regard » ou de « l’œil », ou les remplace par une interpellation directe du lecteur :
En quelques heures d'express, vous voyez aux grands horizons découverts des plaines picarde ou champenoise succéder le paysage coupé, aux vues étroitement bornées, du Bocage normand, ou celui plus singulier peut-être des pays miniers. Avec leurs hautes cheminées, leurs terrils et leurs files monotones de corons. Une étrange topographie de buttes volcaniques domine Clermont-Ferrand ; parti de là au matin, le train vous emporte au travers de hautes surfaces pastorales toutes verdoyantes, vous fait longer l’âpre corniche calcaire des Causses, et soudain, après une rapide descente par les ravins sauvages des Cévennes, plonger dans la mer de vignes qui s'étend à perte de vue de Béziers à Nîmes, Narbonne et Perpignan.
On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de figuration, procédé tellement ubiquiste qu’il ne peut être compris comme une simple convention descriptive. Il ne s’agit pas tant, comme dans la perspective classique, de ramener la « scénerie » à l’aune de l’homme qui la regarde que de projeter le lecteur dans le paysage par un relais qui transforme le caractère a-topique et intellectualisé de la description (focalisation zéro) en focalisation interne, conventionnellement dévolue à un « personnage qui regarde ». L’effet réaliste du procédé est évident.
Utilisés avec modération, certains tropes (ou figures de style) peuvent participer au processus fusionnel, notamment l’hypotypose, qui « peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau ou même une scène vivante ». On n’en donnera qu’un exemple, saisi dans la description du delta du Danube, qui appuie l’effet de saisissement par une métrique extrêmement harmonieuse, procurant à la phrase un effet de vers blanc :
Une mer de roseaux infinie voile la nappe liquide, laissant apparaître çà et là le miroir d'eaux plus profondes.
Chez E. de Martonne, le réalisme n’implique en aucun cas une écriture dépersonnalisée et achromatique, purement factualiste, comme c’est parfois le cas chez A. Demangeon ou L. Gallois. Les ressources proprement littéraires de l’écriture sont occasionnellement mobilisées, parfois avec une certaine maestria. Elles sont admissibles pour la face « descriptive et réaliste » de la géographie dans la mesure où elles permettent des effets de réel susceptibles d’engendrer un processus de fusion avec le référent chez le lecteur. En revanche, notre auteur s’est bien gardé de cultiver systématiquement la littérarité de son propos, à la manière des écrits de P. Vidal de la Blache. On pourrait à ce titre faire l’hypothèse d’une retenue dictée par le réalisme martonnien : multiplier tropes et effets stylistiques, ç’eût été le plus sûr moyen de rendre au texte son autonomie vis-à-vis du référent, voire d’induire un jeu dissolvant, susceptible de réfléchir le caractère toujours reconstruit de l’apparente consignation. Comme dans les romans d’évasion, un usage raisonné de la littérarité nourrit le contrat de lecture, sa prévalence le subvertit, voire le ruine...
D’une certaine manière, E. de Martonne a anticipé les réticences des « nouveaux géographes » à l’encontre de l’écriture « littéraire », pour des raisons un peu différentes, mais avec une certaine idée de la scientificité à l’esprit. Plusieurs indices attestent chez lui d’une méfiance envers les effets indésirables du langage et de sa capacité à produire du « non-sens », ce qui fait de lui un incongru contemporain des positivistes viennois. On en voudra pour preuve la très curieuse introduction des deux volumes de la Géographie universelle consacrés à l’Europe centrale. Intitulée « La notion d’Europe centrale », elle s’ouvre sur des considérations linguistiques : « L'expression d'« Europe centrale » a pénétré dans la langue politique elle-même. » Cette assertion est fort peu liminaire, du fait notamment qu’elle s’achève par un pronom suggérant un hypertexte préalable (« elle-même »), mais qui n’est pas sous nos yeux : avant de pénétrer la « langue politique », à quel usage et à quel groupe cette expression servait-elle ? Notre auteur présuppose-t-il un emploi dans la langue ordinaire ? On ne le saura pas... En revanche, l’essentiel de l’introduction est mobilisé pour affirmer la géographicité de cette expression, ce qui équivaut à accréditer l’idée que l’Europe centrale n’est pas identique à l’Europe orientale ou occidentale, mais qu’elle constitue en quelque sorte un état intermédiaire entre l’une et l’autre. Il s’agit en définitive de dévoiler son être géographique (comme dirait un géographe réaliste contemporain...). Après avoir décliné plusieurs illustrations thématiques, E. de Martonne entame la clausule de son introduction par un triomphal : « Ainsi, l'Europe centrale n'est pas un mot. » Entendons par là que l’expression n’est pas un non-sens forgé par la langue mondaine, mais qu’elle s’ancre dans les « réalités » géographiques. C’est dans la symbiose avec le réel, par négation de son origine linguistique, que la langue acquiert de la pertinence. Mais celle-ci demeurera toujours tronquée, si l’on se rappelle que « [l]es mots ne suffisent pas [...] » à l’entreprise géographique. De là aussi la puissance de l’appareil iconique mobilisé par E. de Martonne dans tous ses écrits, palliatif de l’indicibilité relative des réalités géographiques.
Malgré tout, il faut bien les consigner. Mais comment ?
2°) Une méthode structurale ?
Prétendre que l’on va dire ou décrire le réel pose le problème insurmontable de la restitution in extenso de l’objet. Celui-ci étant forcément inépuisable, le réaliste est condamné à « faire comme si », soit en développant un « dossier » dont la pluralité ferait office de clôture de l’objet, soit en recherchant une incarnation dicible et discrète, essence, structure ou métaphore de celui-ci. L’une et l’autre sont aporétiques : la première voie, d’inspiration positiviste, nie en actes la vocation de l’objet à imprimer son pli à la quête, lui imposant une convention forcément artificieuse ; la deuxième débouche forcément sur une perte de co-extensivité, sur une mutilation, qui interdit dès lors toute possibilité de restitution. Les écrits « descriptifs et réalistes » d’E. de Martonne offrent une combinaison des deux procédures : pour épuiser une région, on peut soit la fragmenter en sous-ensembles (thématiques ou géographiques), soit mettre à jour sa « structure » par une méthode anatomique.
La première voie n’a rien pour nous surprendre : elle a fait la célébrité de la géographie classique française, sous la forme du « plan à tiroirs », aussi honni qu’incontournable, mais qui n’est qu’une modalité de l’effeuillage réaliste. Celui-ci consiste plus largement en une fragmentation de l’objet, soit en sous-régions, soit par des entrées thématiques, soit par un mixte des deux. À l’échelle d’un livre, l’opération peut se répéter plusieurs fois, de sorte que le devisement de l’objet consiste à le morceler inlassablement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cellules de sens assez restreintes, chacune faisant l’objet d’une composition spécifique, auxquelles s’ajoutent des généralités de niveaux divers, visant à caractériser un ensemble (de diverses manières) ou, parfois, à expliciter les divisions (mais cela n’a rien de systématique...). À la page suivante (document 1), nous avons fait figurer les deux premiers niveaux de division des deux volumes de l’Europe centrale. On voit que le découpage initial se calque sur les États-nations (après quelques généralités thématiques). La seconde division est également plutôt régionalisante, mais elle s’adjoint des entrées « conventionnelles » : « L’État [ou le territoire] et le peuple », « La vie économique », qui elles-mêmes sont structurées par des sous-entrées récurrentes (ainsi par exemple « l’agriculture », « l’industrie » et « le commerce », catégories incontournables de l’économie pour notre auteur). Les ensembles régionaux réfèrent presque toujours à de grandes catégories géomorphologiques (montagnes, récentes ou anciennes, plateaux, collines, piémonts, plaines, etc.) qui président à leur différenciation. Le processus de fragmentation de l’objet apparaît fondamentalement hybride chez E. de Martonne, moins soucieux d’adopter le pli de l’objet que R. Blanchard ou J. Sion, sans être pour autant contraint par un feuilletage thématique ultra rigide. La souplesse et le pragmatisme l’emportent.
Document 1 : Plan des deux volumes de l’Europe centrale d’E. de Martonne
La notion d’Europe centrale
Généralités Le climat
Le relief de l’Europe centrale. Les Alpes
Les Carpates
Le monde hercynien
Les plaines
Les eaux
La vie végétale et animale
Le peuplement de l’Europe centrale
Nationalités, États et groupements économiques
L’Allemagne L’État et le peuple
Les pays rhénans du Sud
Les pays rhénans du Nord
La Ruhr
Le bassin de Souabe et Franconie
Les Alpes et le plateau subalpin
Les confins du massif bohémien
Thuringe et pays de la Weser
La grande plaine du Nord
Ports et grandes villes de la plaine du Nord
Les conditions générales de la vie économique
Le commerce allemand
La Suisse L’État et le peuple suisses
La Suisse alpine
Les collines suisses
Le Jura suisse
La vie économique. Le commerce
L’Autriche L’État et le peuple autrichiens
L’Autriche alpine
L’Autriche subalpine. Vienne
La vie économique
La Hongrie Introduction
Les collines
La grande plaine ou Alfoeld
Budapest et la vie économique du pays
La Tchécoslovaquie Le territoire et les peuples
La Bohème
Moravie et Silésie
Slovaquie et Russie Subcarpatique
La vie économique
La Pologne Le territoire et les peuples
Les Carpates
Plates-formes subcarpatiques
La grande plaine du Nord
La vie économique
La Roumanie L’État et les populations
La Roumanie carpatique : Massif transylvain-Banatique, Massif de Bucovine ...
La Roumanie carpatique : Transylvanie et Bihor
Collines et plaines danubiennes de la Valachie
La plate forme danubienne et la Dobrogea
La vie économique
Conclusion

Toutefois, ces opérations récurrentes ne dynamisent guère la description géographique. Faute d’un principe explicatif susceptible de donner un motif à l’ensemble, elles la morcellent et la tronçonnent. Sur un mode mineur, l’itinérance descriptive, qui mime les déplacements des voyageurs, peut apporter une certaine unité au propos, mais elle n’a guère de valeur scientifique. À la différence de R. Blanchard, qui en use et en abuse, E. de Martonne y recourt rarement, en général dans le paratexte (notamment dans les introductions), ou pour lier de courtes unités descriptives. Il privilégie nettement une autre technique, qui consiste à assortir la description d’un principe d’intelligibilité à portée heuristique. On retrouve ici en fait l’autre procédure — celle qui consiste à faire émerger l’essence ou la caractéristique saillante de l’objet. Plus précisément, nous serions tenté de dire que la méthode de l’auteur est anatomique et structurale : elle cherche d’abord à mettre à jour une structure (généralement physique) qu’elle habille ensuite de détails.
Le choix de cette technique nous semble tout à fait limpide chez un géomorphologue, rompu à l’exégèse des structures géologiques et des surfaces d’aplanissement. De surcroît, le déterminisme géomorphologique impitoyable de De Martonne ne reconnaît aucune césure entre ce qui est de l’ordre du naturel et ce qui est de l’ordre de l’humain. Il y a donc avantage à tout inférer des structures du relief, puisque dans le même mouvement on débouchera sur une explication des « établissements humains ». Dès lors, on ne s’étonnera pas du rôle organisateur des unités géomorphologiques : massifs, vallées, plaines, etc., qui forment la trame structurale de la description. Toutefois, la technique prend une autre dimension quand elle est appliquée à un objet purement anthropologique comme Paris, dans Les régions géographiques de la France :
Les cercles concentriques des boulevards attirent aussi le regard de l'aviateur ou l'attention de l’observateur penché sur le plan de la ville. On pressent un trait de l’histoire fixé sur le sol. L'animation est extrême le long du cercle intérieur de la rive droite, de la Madeleine à la Bastille, en passant par l'Opéra. Mais les grands axes de circulation paraissent orientés du sud au nord et de l'est à l'ouest, suivant des directions rectilignes qui se croisent. La rue de Rivoli, doublant la rue Saint-Honoré, en est un, prolongé par la perspective grandiose des Champs-Élysées. Les boulevards Saint-Michel et de Strasbourg, doublant les anciennes rues Saint-Jacques et Saint-Denis, représentent le second.
Ces deux axes ont chacun leur rôle. Le long de l’axe est-ouest, tangent à la courbe de la Seine, plus d'espaces libres, de grands édifices et d'élégance, particulièrement à l'ouest, où les Champs-Élysées voient couler l’après-midi le torrent des voitures attirées par le Bois de Boulogne. Le long de l'axe nord-sud, la vie commerciale atteint une intensité extraordinaire. Les voitures de livraison de tout genre encombrent les rues Montmartre et Saint-Denis ; les enseignes des maisons de commerce y apparaissent à tous les étages ; l’animation y cesse vers 6 heures du soir et le boulevard de Strasbourg lui-même, malgré les lumières des boutiques de rez-de-chaussée allumées très tard, est relativement vide. C'est au voisinage du croisement des deux grandes artères que la vie commerciale paraît la plus intense. Là se multiplient les grands magasins (Louvre, Samaritaine, Pygmalion, etc.), les Halles centrales maintiennent l’animation pendant la nuit et font refluer les charrettes chargées de légumes jusque sur le boulevard de Strasbourg.
Les deux axes de la circulation parisienne ne peuvent être indépendants de l'histoire de la ville et de ses rapports avec la géographie physique. [...]
Cet extrait montre comment E. de Martonne construit sa description de Paris en mettant en saillie des lignes générales, au premier plan desquelles les deux axes qui sont donnés comme l’ossature de la ville. Le « squelette » ainsi exhumé est ensuite recouvert d’une « chair » composite. Les développements ultérieurs du texte ne font que compléter l’exploration morpho-fonctionnelle de la ville, en mettant l’accent sur les étapes historique de sa croissance. Une intelligence des formes et dimensions géométriques, capitale pour comprendre le relief, est appliquée à la géographie urbaine, augurant d’un transfert de méthode fort différent de celui qu’a pu critiquer Jean Gottmann dans son fameux article « De la méthode d'analyse en géographie humaine ». Même si De Martonne ne dépasse pas le stade descriptif, ne peut-on voir là l’ébauche d’une schématisation modélisante inspirée de la géomorphologie ? Dans son résultat, l’entreprise n’a rien de très révolutionnaire. Elle permet toutefois de suggérer des affinités peu ordinaires...
Pour l’essentiel, la méthode anatomique s’applique à des « faits » naturels et ne trouve qu’à se prolonger dans les faits humains, son mouvement continu s’inscrivant pleinement dans le monisme généralisé que nous avons essayé de suggérer dans la deuxième partie. Pourtant, chez E. de Martonne, la contiguïté nature/homme, réglée par un géomorphologisme systématique, ne fait jamais véritablement l’objet d’une démonstration : elle est postulée, affirmée, ressassée, sur un mode fort peu principiel. C’est l’écriture descriptive elle-même qui, par ses propriétés de mise en forme (et en mots), opère le tissage unificateur que le principe de géographie générale lui a abandonné...
L’examen de deux niveaux différents de textualité — l’agencement des paragraphes et les registres lexicaux — permettra de mesurer comment l’écriture de notre auteur réalise l’unification que réclame son idéologie.
3°) Naturalisation de l’homme et anthropomorphisation de la nature
À l’échelle des paragraphes ou des alinéas, la méthode anatomique, après isolement des ensembles structuraux, réemploie le cadre naturel pour y inscrire les « établissements humains » — quand elle ne les y a pas installés d’emblée. Dans une même phrase parfois, la description va enchâsser l’un et l’autre. Mais la mise en contiguïté du physique et de l’anthropique passe aussi et surtout par une substitution lexicale. La terminologie morphologique remplace les termes descriptifs de la langue naturelle : ici les villages ne sont pas perchés sur une « côte », mais sur « un escarpement de ligne de faille », là, un « golfe néogène » va être utilisé par une route, dans la description de la « dorsale du Bakony » en Hongrie :
Tandis que les forêts persistent sur les hauteurs calcaires qui dépassent 400 mètres, voilant un relief karstique, les dépressions ont accueilli le peuplement et offert au commerce des routes naturelles entre la plaine de la Raba et le Bassin Pannonique. L'express de Vienne se glisse par un de ces couloirs suivant la vieille route de Gyór à Bude. Veszprém marque le débouché d'une autre route, qui utilise un golfe néogène échancrant le bord de la montagne. Les villages s'y sont multipliés [...]
Cet exemple est tout à fait emblématique du processus de traduction qui chez notre auteur démarque la description géographique d’une description ordinaire, par mobilisation privilégiée du répertoire de la géomorphologie (mais toutes les formes du répertoire naturaliste sont acceptables...) Dès lors, il n’y a pas à proprement parler explicitation de l’occupation humaine, mais mise en convergence par la traduction, laquelle a un pouvoir explicatif tout en étant dénuée de justification, car elle opère en amont, au cœur de l’énonciation descriptive. Un second exemple va nous permettre d’affiner l’analyse.
Massifs et bassins du maramures. - Le puissant massif de Rodna, dont les crêtes se tiennent pendant 20 kilomètres au-dessus de 2 000 mètres, semble une réduction des monts de Fagaras. Mais les cirques glaciaires y sont surtout développés sur le versant Nord, où les hautes surfaces tombent par un abrupt tectonique sur le riant bassin de Borsa.
Pendant de longs siècles, cette arête a fixé la frontière de la Transylvanie propre. Actuellement encore, le pâtre du versant Sud ignore tout du versant Nord ; le paysan du pays de Nasaud ne dit rien de bon de celui de Borsa, Au Nord, c'est le Maramures, pays de passage où les Roumains sont mêlés aux Ruthènes et où l'infiltration des Juifs polonais gagne de jour en jour. Au Sud, ce sont les vieux pays de Nasaud et Bistrita, occupant les têtes de sources du Somes, où la race et la vie roumaines se sont conservées dans un état de pureté étonnant.
Le couloir du Viseu, continué par celui de la Tisa, de Siget à Hust, répond à un golfe néogène, isolé par le massif éruptif de Lapos et Baia mare. Le climat y est rendu plus dur en hiver par l'enneigement, et l'inversion de température est sensible jusqu'à 900 mètres, la moyenne de janvier étant de 6° à Siget, alors que, sur les pentes à 150 mètres plus haut, elle n'est que de -3°8. On porte de lourds cojocs, richement brodés, dans tout le Maramures. Les maisons en bois, l'extension des herbages sur les croupes déboisées où pâturent de grands troupeaux de bétail à cornes, tout indique la montagne autour de Borsa. A Siget seulement, la chaleur des étés permet aux blés et à l'avoine de s'étaler sur les terrasses. La petite ville de 27 600 âmes, où les Juifs et les Ruthènes sont nombreux, est un marché de bétail et de bois, qui souffre du voisinage de la frontière bloquant ses relations avec la plaine.
Au Sud de la Rodna, les vallées supérieures du Somes et de la Bistrita sont un pays plus ouvert. L'aspect rappelle les hautes collines tertiaires bordant le Bihor vers Cluj. Seuls de petits pitons volcaniques, dominant les crêtes arrondies et boisées, y apportent une note nouvelle. Les versants tournés au Sud sont souvent déboisés, cultivés ou mis en pâture ; des vergers, des vignes même s'y montrent. Une forte race, de belle stature, de caractère hardi, habite les gros villages roumains, jadis constitués en postes de gardes-frontière par les Autrichiens, possédant de vastes forêts et de grands pâturages. Sous les Hongrois, Nasaud abritait un des seuls lycées roumains tolérés. [...]
Cet extrait un peu plus long montre les innombrables tissages grâce auxquels la description martonienne efface toute discontinuité thématique de son propos. C’est une fois de plus le relief (mais dissocié de son explication morphologique) qui fournit l’architecture de la description : le motif principal de cet extrait est donné par la ligne de « crêtes » du Rodna, séparant le « golfe néogène » du Viseu des « collines » du versant sud. Chaque sous-ensemble a droit à un traitement spécifique. Les considérations sur le climat du Viseu débouchent sur la mise en exergue d’une civilisation montagnarde, saisie à travers quelques traces matérielles. La description du pays de Nasaud est plus impressionniste. Comme bien souvent dans les deux volumes de l’Europe centrale, le schème ethnique (pour ne pas dire racial) prédomine dans les considérations de géographie humaine : « la race et la vie roumaines se sont conservées dans un état de pureté étonnant », « [...] les Roumains sont mêlés aux Ruthènes et [...] l'infiltration des Juifs polonais gagne de jour en jour », « [u]ne forte race, de belle stature, de caractère hardi... ». Ces considérations raciologiques s’inscrivent parfaitement dans une entreprise de naturalisation des populations humaines, et à ce titre elles s’inscrivent parfaitement dans la conception naturaliste de notre auteur.
Cette naturalisation est également construite par l’écriture, à l’aide de synecdoques : « Montagne et plaine, qui pourraient se compléter, vivent à part, sans savoir tirer parti de leurs ressources... » ou de métaphores filées : « Les vagues des invasions asiatiques se sont étalées largement dans les immenses plaines russes ; leurs remous incessants sont encore sensibles aujourd'hui dans le bariolage des types humains. Canalisées dans les couloirs qui s'ouvrent entre les montagnes de l'Europe centrale, ces invasions y ont parfois été arrêtées, sans parvenir jusqu'à l'Europe occidentale. » À la naturalisation des groupes humains répond une fréquente anthropomorphisation de la nature, ainsi dans le passage suivant, qui donne lieu à un festival métaphorique, dominé sans exclusive par un thème militaire :
Il s'en est fallu de peu que les sillons transversaux de l'Aar et de la Reuss, poussant vigoureusement leur pointe vers le Sud, n'aient détourné vers le Nord toutes les eaux circulant dans le sillon longitudinal. La Reuss a réussi à conquérir les bassins d’Andermatt, mais la sortie est restée étranglée par le verrou rocheux que le torrent scie dans cette terrible gorge des Schöllenen, obstacle longtemps insurmontable de la route du Gothard. L’Aar a été arrêtée à temps, mais le col de Grimsel a été approfondi à 2 176 mètres, entre le massif de l’Aar et le Dammastock ; ses roches polies et moutonnées disent le passage d'une branche du glacier du Rhône. De là jusqu'à Meiringen presque, le torrent semble perdu au fond des gorges sciant les verrous qui séparent les bassins étagés.
Bien entendu, naturalisation et anthropomorphisation n’ont de valeur que métaphorique, mais dans l’ordre du texte, c’est en partie par elles qu’est impatronisé l’environnementalisme de l’auteur. Ultime paradoxe, c’est dans l’ordre du discours, le plus méprisé des topoï de l’activité géographique, que se réalise la métaphysique de l’auteur, grâce aux ressources propres à la langue...
Conclusion et alternatives
Au travers de ces quelques pages, nous avons tenté de fixer une posture martonnienne, entrelaçant épistémologie, valeurs disciplinaires et pratiques d’écriture, en faisant l’hypothèse que le tout était cohérent. À chacun d’en juger... Une question a en revanche été laissée en suspens : le patron ainsi dessiné, compte tenu du rayonnement de notre géographe en son temps, a-t-il eu valeur de référence ou de modèle comme on pourrait s’y attendre ?
L’éclairage monographique que nous avons privilégié nous a incité à limiter les parallèles avec les contemporains d’E. de Martonne. Pourtant, des auteurs comme L. Gallois, A. Demangeon, R. Blanchard, M. Sorre, et même C. Vallaux, auraient alimenté une reconstruction assez similaire. Le seul anti-modèle éventuellement évoquable serait J. Sion, figure pour partie hétérodoxe si l’on accepte l’idée que L. Gallois et E. de Martonne ont énoncé la doxa du classicisme géographique français. L’essentiel de l’originalité de J. Sion réside dans son rapport humaniste à l’écrit (et à la bibliographie), son manque d’appétence pour la géographie physique pure (ce qui explique peut-être le caractère a minima de la nécrologie que De Martonne lui a consacrée en 1940) et la délicatesse de ses analyses de géographie humaine. Cependant, dans le champ des possibles de la géographie postvidalienne, J. Sion apparaît plus comme un disciple fidèle et lettré de P. Vidal de la Blache que comme un dissident qui aurait infléchi significativement les voies de la géographie classique. La très grande orthodoxie de ses élèves, tel Paul Marres, milite aussi dans ce sens.
En somme, aux générations ultérieures a été offert un modèle globalement homogène, dont les écrits d’E. de Martonne sont un reflet maximaliste et la pratique effrénée de l’excursion le creuset cérémoniel. Quand on sait l’impact d’un livre comme le Traité de géographie physique, à une époque où de surcroît les ouvrages destinés aux étudiants étaient rares, on ne peut qu’être tenté d’associer le réalisme martonnien aux idiosyncrasies qui depuis lors accompagnent une certaine géographie qualifiée hâtivement de « vidalienne » : culte des « faits objectifs », souci de « faire le tour de la question », amour des « fiches » véhiculant une sorte d’encyclopédisme techniciste, pratiques qui font largement écho à ce qui a été énoncé dans les pages qui précèdent. En 1942, E. de Martonne et André Cholley ont obtenu du gouvernement de Vichy l’institutionnalisation d’une filière de géographie scolaire-académique, qui a longtemps et pieusement conservé (nonobstant d’épisodiques efforts de réforme) la posture imprimée par le « patron ». Le pourquoi et le comment de son succès si grand restent un mystère, sauf à supposer une imprégnation du paradigme par le discours martonnien. Même si ce n’est pas leur finalité principale, les chapitres suivants permettent de mesurer la profondeur de l’influence (lexicale, métaphorique) du patron sur plusieurs générations d’héritiers. Il en va ainsi pour A. Cholley, figure centrale de notre prochain chapitre.
Chapitre III
Pérennité et reformulations
En avril 1941, alors que nombre de postvidaliens avaient déjà disparu (J. Brunhes, L. Gallois, J. Sion, A. Demangeon), et que d’autres goûtaient une retraite amère sous l’Occupation, E. de Martonne et André Cholley obtinrent du gouvernement de Vichy la création d’un cursus de géographie à part entière, comprenant une licence et une agrégation, décision finalement ratifiée par un décret paru en septembre 1943. Cette autonomisation tardive a été vécue comme une « victoire », anticipée par la publication du premier Guide de l’étudiant en géographie, en 1942, dû aux efforts du seul Cholley. Victoire ?
Le but de l'Enseignement Supérieur doit être avant tout la formation technique des travailleurs qui se consacrent à la recherche scientifique, et leur groupement en vue d'assurer la coordination des efforts.
Dans nos Facultés des Lettres, en particulier, cette fonction essentielle a été entravée et même faussée par une préoccupation d'ordre pratique : assurer à l'Enseignement Secondaire, notamment, le recrutement de ses cadres. Sans méconnaître les avantages que nous procure cette préoccupation qui nous oblige à une mise au point constante de nos connaissances générales, il faut bien avouer qu'elle nuit grandement au progrès de la recherche. Nous traînons comme une lourde charge la préparation de nos élèves à l'agrégation et le temps que nous lui consacrons réduit singulièrement notre activité sur le plan de la recherche. Nos efforts sont maintenus obligatoirement, ou peut s'en faut, dans les voies traditionnelles imposées par les programmes de l'Enseignement Secondaire ; les chemins nouveaux, ceux qui conduisent à la découverte, nous sont sinon à peu près interdits, du moins rendus très difficiles à suivre.
Mais il y a un autre inconvénient plus grave encore : l'obligation où nous nous trouvons d'exercer les élèves à généraliser et à vulgariser avant qu'ils ne soient suffisamment rompus aux méthodes de notre discipline contribue à la formation d'esprits qui attachent plus de prix à la façon de présenter les choses qu'à pénétrer leur véritable substance, qui sont plus attirés par l'exposé théorique que par la patiente analyse des faits, et qui se contentent trop facilement de connaissances approximatives.
Comment comprendre le ton très amer de ces lignes ? Faut-il y voir le reflet de l’âpreté de négociations qui n’avaient pas encore abouti ? Sont-ce jérémiades ou reprise d’une antienne universitaire plus large ? Ou manifestation précoce d’un clivage naissant entre deux assignations de finalité disciplinaire divergentes ? Il est en tout cas vraisemblable que l’artisan d’une séparation plus nette entre l’histoire et la géographie ne pouvait avoir bataillé durant des années pour un résultat décrit comme aliénant. Sans mésestimer la part de coquetterie que contient cette vitupération, il nous semble qu’il y aurait avantage à la prendre au sérieux, même et surtout en considérant le public auquel elle était destinée. Or, elle élabore au premier chef une topique distinguant le chercheur du pédagogue, le « patient analys[t]e des faits » du théoricien, la « substance » de la rhétorique, l’innovation de la reproduction. L’effet en est pour le moins troublant, au moment précis de tourner une nouvelle page dans la formation des géographes... La pédagogie est pensée comme une entrave à la science et à l’innovation, alors même que la discipline avait jusqu’alors appuyé pour partie sa légitimité sur sa mission en direction de l’institution scolaire, et que la création d’un cursus spécifique tourné vers la formation d’agrégés de géographie risquait fort d’accroître la dépendance. Ou alors faut-il faire une autre lecture et considérer qu’il y a là prétexte pour une remise en cause détournée des orientations de la recherche géographique ?
On sait depuis les travaux de Marie-Claire Robic le statut très particulier de cette première version du Guide de l’étudiant en géographie, dans lequel apparaît pour la première fois en français l’expression « organisation de l’espace » et, dans son sillage, comme subrepticement, des considérations diverses qui dérogent sans en avoir l’air aux schémas établis du paradigme classique. Elle a également souligné qu’une série de textes de cette époque des années 1940 formulaient une remise en cause explicite (Jean Gottmann, Maurice-François Rouge) ou implicite (Louis Poirier) du style épistémologique dominant depuis déjà trois décennies. Par delà le caractère sporadique de ces tentatives, c’est plus largement le souci de remettre sur le métier la question de la scientificité de la discipline qui a pu animer un certain nombre de géographes dans l’après-guerre, comme si la « profession » méritait réexamen. Certains élèves directs de P. Vidal de la Blache ont contribué à cette nouvelle recherche de « fondements » : M. Sorre a commencé à publier Les fondements de la géographie humaine en 1943, livrant en dix ans une « somme » considérable — qui tient néanmoins davantage de la contribution positive que du traité épistémologique — et H. Baulig a fait paraître en 1948 son article resté notoire « La géographie est-elle une science ? ». M. Sorre a livré un ouvrage plus largement introspectif au milieu des années 1950, avec ses Rencontres de la géographie et de la sociologie
On ne saurait dire pour autant que c’est un « malaise » à l’endroit de la tradition de l’ école française de géographie » qui déjà s’installe : la plupart de ces travaux « épistémologiques » n’expriment guère de doutes quant à l’identité et à la scientificité de la discipline. En revanche, face au flou et au caractère discuté des précédents disponibles (dont nombre de livres posthumes), les géographes de l’après-guerre ont éprouvé le besoin d’« ajuster le paradigme », comme aurait pu dire T. Kuhn. Il s’agissait également de prendre acte des bouleversements survenus depuis 1939. Après tout, le spectre de la deuxième guerre mondiale, tout diffus qu’il fût, ne pouvait pas ne pas être présent dans les consciences. Et s’il est une transformation qui infuse directement et brutalement dans les esprits et amène certains à en rendre acte précocement, c’est bien l’essor nouveau, industriel, démographique, technologique, consumériste, etc. Il n’a vraiment marqué la France qu’à partir de 1947 et surtout de 1949, mais les États-Unis et l’URSS victorieux en présentaient un « tableau » duel.
Dans ce chapitre, nous avons essayé de dégager brièvement quelques caractéristiques de cette période susceptibles de montrer la pérennisation globale de la posture réaliste, à la notable exception de J. Gottmann. Il s’agit davantage d’une ébauche à valeur propositionnelle que d’un travail d’une ampleur équivalente à ce que nous avons fourni par ailleurs. À l’avenir, nous avons l’intention de reprendre ces analyses afin de leur donner des proportions plus conséquentes.
I Remettre la scientificité sur le métier ?
Jusqu’en 1942, il n’existait pas beaucoup d’ouvrages pour étudiants, et notamment la littérature non régionale se limitait pour l’essentiel à l’Abrégé du Traité de géographie physique d’E. de Martonne et à quelques ouvrages d’exercices pratiques. Les textes réflexifs existants n’avaient pas été écrits pour un public particulier. Aussi la création d’un cursus spécifique et l’augmentation régulière des effectifs dans les années d’après-guerre ont-elles rendu rien moins qu’anodin l’effort pour inculquer à ce public une représentation qui se voulait systématique de la discipline. Cette préoccupation didactique relativement nouvelle a rencontré quelque chose de plus profond, que nous avons essayé de décrire précédemment. Il en est résulté la cristallisation d’un genre particulier, destiné à une certaine fortune (notamment au-delà des années 1950) : le traité identitaire, non pas exactement épistémologique mais plutôt doctrinal, dont les étudiants seront toujours, peu ou prou, le « cœur de cible », même si ce caractère de destination est surtout sensible dans les deux Guide de l’étudiant d’A. Cholley. À la notable exception des Fondements de la géographie humaine de Max. Sorre, ce ne sont pas des sommes à visée exhaustive mais des essais qui ne disent pas clairement leur nom, dont le didactisme n’a rien d’appuyé, n’eût été l’exception que constitue La géographie. Guide de l’étudiant (1951). Aux ouvrages, il faudrait adjoindre quelques articles contemporains, qui participent d’une interrogation identitaire équivalente. Notre hypothèse est que la réponse à la question épistémologique (« La géographie est-elle une science » ?) trouve une réponse décalée, consistant grosso modo à affirmer la spécificité de la discipline, laquelle a un rapport étroit avec sa relation aux « réalités ». Nous en traiterons ici, à titre provisoire, au travers d’un nombre de textes restreint : les deux versions du Guide l’étudiant en géographie d’A. Cholley, le texte fameux d’H. Baulig « La géographie est-elle une science ? », le « De la méthode d'analyse en géographie humaine » de J. Gottmann, outre des éléments plus diffus puisés chez M. Le Lannou et M. Sorre.
1°) Indécisions
On trouve dans la littérature des années 1942-1949 un certain nombre de formulations expectatives concernant la qualité de « science » de la géographie et/ou l’unité de la discipline. Elles ne sont pas très nombreuses et elles n’ont pas vraiment un tour dramatique. La première occurrence se trouve précisément chez A. Cholley, dans la première édition de son Guide de l’étudiant en géographie.
La Géographie générale répond à la préoccupation d'élaborer la connaissance rationnelle des milieux terrestres, physiques, humains et biologiques. Elle emprunte aux sciences systématiques — sciences de la nature et sciences de l'homme — les lois qui régissent les éléments constitutifs de ces milieux et elle cherche à dégager les règles qui président à leurs diverses combinaisons.
La Géographie n'est donc pas une vraie science, comme les sciences physiques ou naturelles. Les éléments constitutifs des milieux terrestres ne lui appartiennent pas ; ils sont du domaine des sciences systématiques: météorologie, hydrologie, géologie, ethnologie, etc.
Ce développement est assez étrange à bien des égards. D’abord parce qu’il survient au début d’un chapitre qui a pour objectif de fournir une représentation didactique de la géographie générale, dans un manuel destiné à priori à un public de néophytes — auquel il affirme que « la Géographie n'est [...] pas une vraie science ». L’assertion n’est au reste guère étayée, si ce n’est par l’idée qu’aucun « élément constitutif » des « milieux » ne lui appartient. Elle est amenée par un « donc » pour le moins énigmatique, sauf peut-être à l’aune d’une interprétation « topologique » : dans l’alinéa précédent, l’auteur a développé le thème éculé d’une discipline qui « emprunte » abondamment, surtout sous sa forme « générale ». Or, par ailleurs, l’ouvrage insiste bien sur le fait que la dignité « rationnelle » de la géographie procède de son avers « général » précisément. Si l’on rapproche ces deux schèmes, alors effectivement d’un certain point de vue, on n’a pas affaire à une « vraie science », au sens où d’autres le sont. Pour autant, A. Cholley n’éprouve pas vraiment le besoin de revenir sur cette assertion ultérieurement. Il l’a de surcroît fait disparaître de la version suivante de l’ouvrage. Sur cette base, il nous semblerait excessif de conférer une portée trop grande à cette formule incidente. Nous avons déjà souligné que ce livre était né sous les auspices de l’exaspération et d’une sorte de désarroi individuel. Cette petite phrase s’inscrit peut-être dans la même humeur, qui n’est qu’une des nombreuses modulations hétérogènes qui traversent cette esquisse première.
Au demeurant, A. Cholley a effacé toutes ces réflexions négatives de la deuxième version de son Guide, même si une certaine hésitation sur la scientificité persiste. Il a notamment adjoint pour l’édition de 1951 un chapitre intitulé « L’unité de la géographie » et sous-titré « La géographie est-elle une science ? ». La superposition des deux thèmes n’est pas fortuite, même si leur traitement est séparé. Autant l’auteur est à l’aise pour affirmer la première, autant il se montre précautionneux dans sa réponse à l’interrogation seconde.
L'unité n'en est pas moins réelle. Unité de structure d'abord. Les faits de géographie humaine, comme ceux de géographie physique, nous apparaissent essentiellement comme des complexes ; ils expriment tous des combinaisons de facteurs. Et cette structure tient essentiellement à leur nature planétaire. Unité de méthode, nous pensons l'avoir suffisamment montré.
Nous voyons donc bien le but [i. e. la dignité scientifique], nous avons les moyens de l'atteindre ; mais il faut avoir le courage d'avouer que nous en sommes encore bien éloignés et qu'il y a encore bien des obstacles à surmonter. Sauf en morphologie, les matériaux que nous avons rassemblés sont loin d'être suffisants. Une science jeune, ou une science d'avenir, telle nous parait être la position de la géographie.
Par delà la valse-hésitation qui traverse le livre et la prudence des formules, c’est tout de même un affermissement par rapport à ce qui était énoncé dans la version précédente. Sans pouvoir affirmer une disparition de la question de la scientificité, nous serions tenté d’avancer que l’auteur l’ajourne. Le motif de la « science d'avenir » a ceci d’efficace qu’il permet tout à la fois de disculper la discipline et de lui promettre une réalisation. Discours d’autant plus lourd de sens que l’auteur s’adresse à un lectorat supposé lui aussi « jeune » et plein « d'avenir »...
En 1948, H. Baulig a énoncé une proposition assez voisine des premières formulations d’A. Cholley, dans son article « La géographie est-elle une science ? », auquel fait incontestablement écho l’interrogation de la seconde édition du Guide de l’étudiant :
Et, maintenant, nous revenons à la question initiale : la géographie est-elle une science ? Non certes, au sens ordinaire du mot ; tout au plus un faisceau de sciences bien différentes, pourvues chacune de ses méthodes propres et par conséquent de son autonomie.
Il faut tout de suite préciser que par « géographie », H. Baulig englobe ici les « sciences géographiques » telles que léguées par un certain usage (du mot), c’est-à-dire entre autres la géophysique, la géodésie, etc., soit finalement toutes les sciences de la terre. Au reste, son exposé commence par les rituelles considérations sur l’histoire de la géographie (avec un attrait particulier pour les spéculations cosmographiques) et restreint stratégiquement la place de la seule « description régionale ». Néanmoins, cet aspect très englobant est corrigé par une définition plus précise de ce qui caractérise la discipline, à savoir « une manière de considérer les choses, les êtres, les phénomènes dans leurs rapports avec la Terre : localisation, extension, variations locales et régionales de fréquence ou d'intensité ». « [F]aisceau de sciences bien différentes », mais animée par une problématique de la localisation et de la différenciation, la géographie n’est pas une science « au sens ordinaire du mot », d’où la nécessité de la rendre extraordinaire, ce à quoi s’emploie H. Baulig immédiatement après les phrases citées, qu’il importe de reprendre dans la mesure où le mouvement du texte montre une sorte d’échappatoire :
Et, maintenant, nous revenons à la question initiale : la géographie est-elle une science ? Non certes, au sens ordinaire du mot ; tout au plus un faisceau de sciences bien différentes, pourvues chacune de ses méthodes propres et par conséquent de son autonomie. Mais alors, à mesure que ces sciences dites géographiques se détachent du tronc commun, que restera-t-il de la géographie ? Il faut répondre : une certaine manière d'envisager les choses, un mode de pensée, peut-être une catégorie nouvelle de l'intelligence, à laquelle l'esprit occidental, et lui seul, vient d'accéder.
La suite, comme on le voit, repose sur un bref effet de suspense : « mais alors », la discipline serait-elle en train d’être dépecée ? La réponse, célèbre, est d’autant plus facilement interprétable dans le sens du panégyrique qu’on la segmente en petits morceaux : « peut-être une catégorie nouvelle de l'intelligence, à laquelle l'esprit occidental, et lui seul, vient d'accéder ». Combien de géographes des années 1950 à 1970 ont-ils cité ce fragment ? Presque toujours, le début de l’alinéa a été « oublié », ce qui permet d’occulter le fait que la formule finale est un expédient. De surcroît, H. Baulig caractérise immédiatement après ce que recouvre cette « manière d'envisager les choses » : « la géographie s'applique à penser les choses et les événements terrestres en fonction de la Terre, conçue non comme un support inerte, mais comme un être doué d'une activité propre qui commande quelquefois, qui conditionne toujours celle des êtres qui la peuplent. » Compte tenu de ce qu’étaient les objets géographiques de son temps, cette préoccupation pour un « monde solidarisé » ne peut-être considérée comme le résultat d’un jugement sur la production disciplinaire. Il s’agit plutôt d’une hypothèse heuristique, qui engage certainement le « faisceau de sciences » bien plus que la seule « géographie » académique.
Tous ces développements indiquent qu’à tout le moins le problème de la scientificité est posé et... esquivé. Les lignes de fuite ne sont pas toujours les mêmes. Le seul auteur à avoir transformé la question en un réel « problème de l’échec » du programme de recherche écologique est J. Gottmann, qui entame son clairvoyant article « De la méthode d'analyse en géographie humaine » par un incipit sobre mais définitif : « Les géographes, s'efforçant d'ériger en système la description raisonnée de notre planète, ont mieux réussi dans leurs méthodes de recherche en géographie physique qu’en géographie humaine. » Même s’il n’est question que de géographie humaine, c’est bien le problème de sa scientificité qui est posé : « Certains téméraires ont cru faire de la science en simplifiant les choses. » Dans le même alinéa, il est question d’« échec » et d’« erreur profonde ». Sans le dire de manière aussi explicite qu’A. Cholley et H. Baulig, J. Gottmann émet des doutes sur la nature scientifique d’une partie de la discipline. Et comme son interrogation est plus circonscrite, elle porte davantage et n’est pas esquivée :
Prétendre que le comportement des hommes est déterminé par les influences et les variations du milieu physique n'est qu'un effort d'expliquer « en gros », par des méthodes plus intuitives que déductives, et reposant essentiellement sur le principe du moindre effort. L'échec avéré sur cette voie nous fait ressentir tout de suite le besoin d'une méthode d'analyse indépendante de notre art, déjà assez avancé, d'analyse du milieu physique.
L'une des faiblesses de la géographie humaine a certainement été, pour des raisons de facilité évidentes, la tendance à puiser aux mêmes sources que la géographie physique, c'est-à-dire dans l'histoire naturelle. Or, on ne saurait attendre de collectivités humaines un comportement semblable à celui d'êtres vivants bien plus simples. Le déterminisme simpliste de la botanique ne peut permettre que de gratter un peu la surface des problèmes des sociétés humaines.
Ce que réclame la critique gottmannienne est une rupture drastique entre les méthodes d’« arts » posés comme fondamentalement divergents — ce qui revient à consommer la disjonction entre les deux « branches » disciplinaires. Indirectement, J. Gottmann retrouve la position d’un C. Vallaux, à contre-courant de toute la doxa classique, mais avec une radicalité supplémentaire, dans la mesure où rien ne subsiste ici d’une quelconque homologie fondée sur les « combinaisons » — qui permettait à son prédécesseur de ne pas désespérer de l’« unité » de la géographie. Sans ce que cela soit affirmé directement, c’est bien un dogme essentiel du paradigme classique qui se trouve atteint. De ce point de vue, la position de J. Gottmann fut alors solitaire. En revanche, certains de ses contemporains ont également soulevé le problème de l’unité, sans aller jusqu’à des propositions critiques aussi affirmées. Ainsi Maurice Le Lannou :
Les géographes sont devenus des érudits universels — les malveillants disent des touche-à-tout — et le même homme peut livrer au public une étude de chronologie quaternaire, une autre sur les structures agraires, une troisième sur les coopératives de consommation. Où est l'unité fondamentale de tout cela ? Comment, le public, l'apercevra-t-il si on le laisse conclure, de la diversité des titres, à l'étonnante et inconcevable hétérogénéité des objets ?
Dès l'origine de la géographie scientifique, un concept simple a prévalu, celui des rapports entre l'homme et la nature. La géographie humaine fut chargée de les préciser.
On conçoit qu'une telle schématisation ait conduit à de dangereux errements. Née à l'époque d'un grand développement des sciences naturelles, la géographie humaine a commencé par croire en la possibilité de découvrir des systèmes et des lois.
Il est important de préciser qu’à la différence de J. Gottmann, M. Le Lannou ne remet pas en question (bien au contraire) l’intérêt des explications naturalistes. C’est que sa perplexité est moins épistémologique qu’identitaire : elle récuse la multi-compétence et plus précisément les spécialisations extravagantes qu’induit la géographie générale, ainsi que le montre l’énumération du premier extrait : « étude de chronologie quaternaire », « les structures agraires », « les coopératives de consommation ». En somme, la question de l’unité met en tension un autre dualisme, tout aussi « topique », qui débouche sur la minoration des objectifs de la géographie générale, dessein suffisamment important pour que l’auteur en fasse le thème de son alinéa conclusif :
Renonçant à l'aventure philosophique d'une géographie générale érigée en connaissance suprême du comportement des groupes humains, le géographe tirerait plus de fruits d'une étude de ces objets parfaitement définis que sont les organisations régionales élaborées par l'homme sur la planète. Tâche difficile, puisque nous devons réduire en termes personnels des apports venus de tous les horizons des sciences naturelles et des sciences humaines. Tâche scientifique, et qui sort des strictes constatations de la vieille géographie-inventaire, puisque nous avons à reconstituer des mécanismes singulièrement compliqués et que, d'autre part, nous gardons l'espérance que nos régions géographiques pourraient bien, en définitive, se grouper en quelques types caractérisés et permettre des confrontations suggestives.
Sur ce point, bien rares étaient les géographes de l’après-guerre disposés à suivre jusqu’au bout l’auteur de La Géographie humaine. La plupart ont manifesté un attachement à la fonction de légitimation proprement « scientifique » ou « rationnelle » de la géographie générale. La question de l’articulation entre géographie générale et géographie régionale est même l’une des clés pour comprendre les constructions épistémologiques parfois étranges qu’ont livrées les auteurs de l’époque. Néanmoins, celles-ci débouchent souvent sur un renoncement à la visée nomothétique de la géographie générale, peut-être à l’exception de Max. Sorre.
2°) Resituer la généralité de la géographie
Dans « La géographie est-elle une science ? », H. Baulig s’étend assez peu explicitement sur l’articulation géographie générale / géographie régionale, même si implicitement tous les développements historiques qui occupent les cinq premières pages visent précisément à montrer comment ont émergé les diverses branches de la géographie générale et de quelle manière les grands auteurs allemands du xixe siècle (Karl Ritter et Alexander von Humboldt) ont donné un style scientifique particulier à celle-ci. Dans la même optique, la carte apparaît comme le topos par excellence où s’exprime l’intelligence géographique des phénomènes :
La carte : moyen de représentation précis, fidèle, objectif ; mais aussi instrument d'investigation : l'allure des courbes, leurs anomalies surtout, décèlent une perturbation, un facteur secondaire. Plus profondément, les sciences de la Terre sont géographiques parce qu'inévitablement elles se trouvent en face d'éléments, de forces, de phénomènes qu'il ne leur appartient pas d'isoler, mais qui se présentent sous forme de complexes dont les éléments se conditionnent et se limitent mutuellement, en un mot d'équilibres mobiles.
La carte apparaît comme le « moyen de représentation » synthétique par excellence, qui signifie les « complexes » et les « équilibres mobiles ». Comme bon nombre de ses collègues, H. Baulig n’éprouve pas le besoin de différencier des types de cartes, car l’objet a un intérêt plus symbolique que méthodologique. Il incarne globalement une certaine idée de l’accomplissement du projet épistémologique de la géographie, et à ce titre prend tout son sens comme topos. En revanche, cette indistinction est le point de départ d’un glissement insensible du discours, car à examiner des « complexes » on peut facilement dériver vers l’idiosyncrasique, ce qui effectivement survient deux paragraphes plus loin :
On remarquera que toutes les sciences dont il vient d'être question présentent un double aspect : analytique, abstrait, général, et par là elles se rapprochent des sciences telles que la physique ou la biologie ; synthétique, concret, particulier, et c'est en cela qu'elles sont géographiques.
Ce passage de l’article est particulièrement décisif, car il constitue un point de basculement entre un « avant » qui met précisément l’accent sur ce que les « sciences géographiques » ont d’« analytique », d’« abstrait, de « général » et un « après » qui va s’attacher à préciser la portée de la « géographie » tout court. Or, précisément, l’essence de cette dernière est d’être vouée au « synthétique », au « concret », au « particulier »… Peu avant ces lignes, H. Baulig avait déjà largement minoré la portée d’une recherche nomothétique par l’affirmation : « Mais que sont pour nous les lois de la nature, sinon ce que nous révèle notre expérience d'êtres éphémères ? » Hubris de la géographie générale… Ce qui s’opère dès lors ressemble peu ou prou à un abandon des vastes perspectives d’une géographie « scientifique » au profit d’une entreprise privilégiant les cas d’espèces, même si cette réorientation vers le « géographique » (i. e. le régionalisé) n’est absolument pas soulignée de manière explicite. Les exemples de « géographie botanique » féconde permettent à l’auteur d’insister sur le fait que les « formations [forêts, prairies, steppe, etc.] méritent d'être décrites et étudiées comme telles, d'abord parce qu'elles existent, et ensuite parce que cette étude peut conduire à des résultats entièrement neufs. » (p. 7). Il faut bien s’entendre sur le « comme telles » : plus que les cas particuliers, il s’agit de viser des « types » (de forêts, de prairies, etc.). Au passage, le réalisme ontologique fait son apparition dans ce curieux argument d’existence que mobilise H. Baulig : les formations végétales « méritent d'être décrites et étudiées comme telles » « parce qu'elles existent », c’est-à-dire parce qu’elles s’offrent à nous, toujours déjà présentes, réalité faciale qui s’impose à l’appréhension immédiate. Quelques pages plus loin, notre auteur approfondit sa conception en une brève théorie qui synthétise les articulations du procès cognitif de la géographie :
Cela conduit à pousser les recherches dans des directions multiples, sur le plan local, régional ou planétaire, dans l'espoir de restituer de proche en proche les maillons de la chaîne.
Mais le géographe ne se contente pas de décomposer les complexes naturels, de les démonter, de les déplier (explicare) ; il se propose encore de les saisir, de les comprendre dans leur complexité et de les décrire comme tels. Ces complexes se présentent à lui sous la forme d'aspects, de paysages, au sens le plus large du terme…
La géographie générale est une opération de maillage assez peu nomothétique, puisque celui-ci fonctionne « de proche en proche » et sur des cas d’espèces (même si c’est à l’échelle de la planète). La géographie régionale survient après (du moins dans le texte, mais cela nous semble significatif) et mobilise une épistémologie distincte de celle des sciences traditionnelles, puisqu’elle a pour objectifs une « saisie » (d’où le réalisme) et une « compréhension » des « paysages ». Quelques alinéas plus loin, significativement, surviennent les considérations sur la non-scientificité de la géographie et un parallélisme avec l’histoire, qui s’éclairent rétrospectivement par la dichotomie expliquer/comprendre. Il est vraisemblable qu’Henri Baulig, germanophone, professeur à l’université de Strasbourg, connaissait les distinctions de la philosophie de l’histoire allemande de la fin du xixe siècle, même si le texte ne recèle aucune référence explicite. Dans ces conditions, le dualisme entre les deux versants de la discipline est à la fois plus marqué (il y a une différence épistémologique en principe fondamentale) et moins dramatique, car la « géographie générale » proposée n’est jamais qu’une opération idiographique : elle explique des combinaisons particulières ou par grands types, sans véritablement viser des lois générales. Grâce à cela, l’unité globale de la discipline est préservée, qui consiste à se tenir à l’écart de l’universel, tel que produit par les « sciences » standard. La conception bauligienne a sa cohérence. On peut déjà affirmer qu’elle a eu une grande influence, notamment dans les années 1950-1960 : on la retrouvera, très présente, dans les réflexions des auteurs de la décennie 1961-1971, tout particulièrement chez P. George qui, sans partager l’ensemble des réflexions d’H. Baulig, a repris intuitivement l’idée d’une discipline compréhensive. Les contemporains immédiats quant à eux, à partir de prémisses différentes, ont débouché sur une restriction équivalente de la géographie générale. Nous l’avons souligné à propos de M. Le Lannou. Mais c’était déjà latent dans la première version du Guide de l’étudiant en géographie.
3°) Paradoxes de la rationalité
La première version du Guide de l’étudiant en géographie (1942) a souvent été distinguée pour son originalité de vues, les notions nouvelles qui y affleurent, la théorie des « combinaisons » qu’y s’y esquisse. C’est une lecture séduisante et possible, mais ce n’est pas la seule. Car à ce qui fait vaciller les certitudes — l’exaspération du chercheur brimé, les considérations sur le caractère non-scientifique de la discipline, l’invention de notions — répondent d’autres affirmations passablement orthodoxes, parfois à la limite du lénifiant. Ainsi, à la fin d’une discussion sur « l’unité de la géographie » extrêmement curieuse car elle ne fournit aucun argument, sinon que la géographie humaine s’éclaire par la géographie physique et que celle-ci ne peut « satisfaire » à elle seule « l’esprit », l’auteur se sent en droit d’affirmer :
C'est pourquoi, en fin de compte, les études géographiques sont susceptibles de nous faire pénétrer aussi bien que n'importe quelle autre discipline dans la connaissance profonde de l'homme. Nous ne séparons pas l'homme du milieu où il vit et nous le saisissons ainsi en pleine action, puisque celle-ci ne se déroule pas seulement dans le domaine purement spirituel, étant aux prises avec la réalité du milieu environnant. La conception géographique s'avère en définitive comme une sorte de philosophie de l'homme considéré comme l’habitant principal de la planète.
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première, intitulée « Qu’est-ce que la géographie ? », pose le problème de la « méthode géographique », sachant que l’objet est défini d’emblée : « L'objet de la Géographie est donc la connaissance de la Terre. » (p. 14). Pour répondre au problème méthodologique, l’auteur fait jouer une conception assez complexe de l’universalité. Ayant posé la géographie comme « description rationnelle de la terre », et ce quasiment depuis toujours (c’est-à-dire « les Grecs »), il est amené à préciser ce qu’elle a de rationnel. : « Tous les faits de notre connaissance doivent donc être envisagés, définis, du point de vue de l'univers tout entier, mesurés en quelque sorte à l'échelle même du globe. » En quelque sorte, il y va d’une espèce de focalisation absolue, littéralement « du point de vue de l'univers » (p. 14), en ce sens que peu après il imagine que « nous puissions envelopper d'un seul regard ou saisir par l'objectif toute l'étendue du globe terrestre » (p. 15). Or il précise bien par ailleurs que là est la condition d’une « construction rationnelle du monde, laissant de côté les phénomènes purement accidentels ou locaux », et de renchérir immédiatement : « Ce qui est bien la manifestation d'une préoccupation scientifique. » Dès lors, sans équivoque, le « point de vue de l’universel » définit la scientificité de la géographie. À cela correspond le primat accordé à la géographie générale :
La Géographie régionale est une partie essentielle de la Géographie. Elle rassemble les matériaux qui serviront à élaborer. les règles de la Géographie générale. Mais elle ne prend tout son sens que si elle est subordonnée aux principes de la Géographie générale qui cherche à fixer les types de régions que l'on peut reconnaître à la surface du globe et s'efforce de préciser les combinaisons de facteurs qui les déterminent.
Pourtant, un peu comme chez E. de Martonne, cette affirmation de principe bute sur plusieurs aspérités. La plus évidente, mais non la moins décisive, tient à l’ordre de présentation, qui met en premier la partie qui est « subordonnée », tandis que l’introduction à la seconde est l’occasion d’affirmer que « la Géographie n'est donc pas une vraie science, comme les sciences physiques ou naturelles » ; après quoi il affirme que « la géographie générale ne considère les faits humains ni dans leur origine psychologique ni d'après leur caractère politique, économique ou social, [...] mais avant tout dans les combinaisons qu'ils réalisent : sociétés, groupements, milieux humains dont ils expriment la structure, l'organisation spatiale et le dynamisme. » En somme, il s’avère qu’elle ne se réalise que dans une « théorie des principaux types » (i. e. des déclinaisons typologiques). Au reste, la suite du chapitre est une liste des différentes parties de la géographie générale reposant avant tout sur des exemples.
Ceci énoncé, nous sommes amené à reconsidérer le « point de vue de l’universel » que refléterait la géographie générale : en pratique, ce que l’auteur en montre ressemble davantage à une fragmentation ou à un effeuillage qu’à ce que l’on imaginerait à priori. C’est donc que « l’universel » n’est peut-être pas équivalent au « point de vue de l’univers », finalement. Si l’on examine le reste de la phrase d’où était extraite l’idée d’une vue d’ensemble, on s’engage sur un chemin différent : « Supposons que nous puissions envelopper d'un seul regard ou saisir par l'objectif toute l'étendue du globe terrestre, c'est une variété étonnante d'aspects que la pellicule nous révélerait : océans, continents, et plaquée sur ceux-ci toute la diversité des paysages végétaux, des systèmes de culture, des modalités de l'habitat et de l'organisation de l'espace par les groupements humains. » En somme, si on englobe tout du regard, que voit-on ? la « variété étonnante ». Le panoptique ouvre sur la « diversité ». L’effort brutal (et paradoxal ?) de l’esprit pour tout voir d’un coup débouche sur l’infinie richesse du monde. Ainsi le mouvement « rationnel » découvre ce que la géographie a mis à son « programme » : l’infinie richesse de la « réalité ». Peut-être encore plus que chez C. Vallaux, on se trouve confronté ici à cette difficulté des géographes classiques à accorder leur idéal rationaliste avec une posture disciplinaire qui n’en peut plus mais. Au reste, A. Cholley « réinvente » les solutions de son prédécesseur lorsqu’il s’essaie, quelques pages plus loin, à donner de l’épaisseur à « la notion de l’universel » (ce qu’une note corrige en « notion planétaire »). Il commence ce paragraphe par l’exemple de la « montagne des Vosges », qui n’a rien de « planétaire » pour le coup, sauf que sa description construit l’exemple avec des catégories « abstraites » (« massif ancien », « pénéplaine », « dislocations tertiaires », etc.) qui servent également à déterminer les caractères idiosyncrasiques de l’objet. En somme, l’« universel » consiste en une grammaire explicative intégrée à la description, qui met « en connexion » (comme aurait dit C. Vallaux) le décrit et un ensemble de « généralisations symboliques » (au sens kuhnien) normatives. En revanche, si A. Cholley peut sur cette base édicter un certain nombre de recommandations méthodologiques (préférer les cas typiques aux cas exceptionnels, ne pas faire de « Géographie locale »), ses propositions ne disent rien sur la régulation du mouvement entre le « cas » et la « généralité ». À plusieurs occasions, il fait surgir entre les deux la notion de « type », qui n’est jamais clairement explicitée, mais qui joue en quelque sorte un rôle de modérateur, ou d’entre-deux, où la géographie, justement, se réalise. Le « milieu géographique » en est la principale illustration, dont « il existe des formes très diverses » (justiciables, virtuellement, d’une typologie). Dans un autre développement, correspondant globalement au chapitre sur « La description régionale », il assigne à la région un statut assez équivalent d’entité médiatrice de la théorisation typologisante.
En définitive, les conceptions d’A. Cholley, fidèles en cela à l’optique mésologique qui traverse le paradigme classique, récusent aussi bien le ponctuel-individuel que l’universel stricto sensu. Dans les agrégats « molaires » (comme aurait dit Vallaux) et les « combinaisons » s’opère une dialectique du général et du particulier qui permet aussi bien de les considérer comme des individualités que comme des cas d’espèce. En même temps, « combinaisons », « milieux » et autres objets géographiques sont « saisissables » comme des « faits », idée à partir de laquelle le réalisme prend sa pleine mesure :
Un fait géographique offre donc une structure complexe dans laquelle on reconnaît deux sortes d'éléments : ceux qui se retrouvent dans tous les faits de la même origine, faits météorologiques, faits architecturaux, etc., — c'est là le fait brut en quelque sorte — et ceux qu'il a acquis par le contact avec les autres facteurs du milieu ou de la combinaison dont il fait partie.
Cette attitude d'esprit nous permet de saisir une réalité infiniment complexe, mais c'est la réalité même dans laquelle vit, agit l'humanité.
II Le réalisme, encore et toujours
La principale différence entre la production géographique de l’après-guerre et celle qui la précède, du point de vue de l’énonciation du réalisme, est la multiplication des formules explicites, à tel point que cela en devient assez pesant. Alors que dans les écrits des années 1910-1930 l’énoncé de la posture se résumait à quelques formules difficiles à exhumer, il suffit de prendre n’importe quel texte réflexif des années 1940-1960 (ou presque…) pour trouver des expressions toute faites, « science du concret », « étude des réalités terrestres », etc., qui frisent la rengaine. Nous n’avons pas idée du statut de ces incantations. Elles n’ont pas qu’une valeur pédagogique, car elles se retrouvent partout, et pas seulement dans les manuels. De surcroît, nous ne sommes pas convaincu qu’il y ait de la part de tous ces auteurs l’intention d’inculquer à toutes forces. En revanche, il y a sans doute une volonté manifeste, étroitement liée au besoin, à la nécessité de dire où se situe l’unité un peu problématique de la discipline. Alors que les topiques standard (régionale/générale, humaine/physique) font l’objet de turbulences et qu’il n’est pas évident de mettre de l’ordre dans les contradictions criantes de la rationalité « géographique », grâce au « terrain », au « concret », aux « réalités », la communauté reprend pied, s’assure et se rassure.
1°) Déclinaisons ad nauseam ?
Peu d’ouvrages de géographie sont autant saturés par l’évocation de la « réalité » que le premier Guide de l’étudiant, notamment par l’entremise des actions qui viseraient à la « saisir » et à la « reproduire ». Sur ce point précis, l’influence de De Martonne nous semble primordiale, à cette nuance que la « clause de réalité » passe des choses brutes aux entités géographiques :
La Géographie régionale nous fait saisir la réalité même : les milieux géographiques. (p. 26)
À la veille d'entrer dans la vie, si nous ne voulons pas exposer nos jeunes gens aux pires mécomptes, aux pertes de temps stériles, nous devons les habituer à se tremper dans cette réalité, à exercer leur esprit sur des cas réels et mouvants. (p. 146)
Décrire, ce n'est pas seulement reproduire la réalité telle que nous pouvons la saisir par un regard, c'est-à-dire dans les éléments apparents qui la composent, c'est aussi donner une idée de sa structure, de sa genèse, c'est-à-dire de la combinaison qu'elle réalise. (p. 170)
La description n'est pas seulement un acte intellectuel qui traduit l'opinion que nous avons des choses, c'est aussi un acte de volonté qui vise à persuader ceux qui nous écoutent, ou qui nous lisent, que notre point de vue est bien celui qui rend le mieux compte de la réalité. (p. 171)
Car la réalité que nous saisissons, nous géographes, se laisse rarement réduire à une formule mathématique. (p. 225)
Comme son « maître » et plus encore, A. Cholley manifeste une répugnance constante envers le « verbalisme », les exercices littéraires, etc., auxquels s’opposent les topoï propres au géographe, le rapport à la carte (sous toutes ses formes), le « terrain » :
La carte est, en effet, notre meilleur document puisqu'elle reproduit fidèlement la réalité, montrant les choses à leur place et faisant ressortir leur valeur relative dans la composition du paysage.(p. 4)
C'est ce qui fait aussi de la carte un excellent moyen de contrôle. Elle nous permet de vérifier le récit et certifie l'exactitude du raisonnement de l'auteur ; elle réduit la part d'interprétation personnelle, ramène les excès de l'imagination au niveau de la réalité. (p. 89)
Au cours de l'excursion, au contact de la réalité, l'élève voit la traduction en images des termes de son vocabulaire géographique : vallées, crêtes, plaines, habitat concentré, régimes agraires, etc. (p. 147)
Ce faisant, c’est toute une réorientation des finalités et pratiques de l’enseignement que l’auteur est amené à préconiser, dont l’idéal est proprement de mettre les apprenants en face des « réalités géographiques », pédagogie qui était déjà pratiquée, mais qui devient véritablement impérative :
Notre enseignement géographique, malgré les énormes progrès accomplis est encore resté trop littéraire et trop livresque. Le cours (j'entends le cours ex cathedra) n'est pas pour nous, géographes, le meilleur mode d'enseignement. Et nous sommes, à cet égard, dans une situation assez différente de celle des historiens. La seule parole est pour nous souvent un moyen insuffisant pour rendre avec la précision nécessaire le paysage et les faits que nous voulons faire comprendre. Notre réalité ne ressemble pas à celle de l'histoire qui se meuble surtout de concepts psychologiques (décisions individuelles ou collectives) qu'une expérience, si courte soit-elle, comme celle du jeune homme, suffit à rendre familière. Notre réalité rassemble des paysages, des combinaisons d'activités d'une étonnante variété, et dont certaines ne sont jamais tombées sous nos sens, qui peuvent même ne ressembler en rien à celles que nous livre notre expérience d'Européens. Les mots que nous devons employer pour les décrire ne sont pas toujours suffisamment évocateurs. La construction du monde qui en résulte se fait mal, à grand renfort d'abstractions, d'où le danger de ce verbalisme qui est un des plus graves de l'enseignement géographique. C'est pour l'éviter que nous avons recours dans nos leçons à tout un arsenal de croquis et d'images (projections, vues, cartes) destiné à faire mieux comprendre notre traduction de la réalité.
Combien préférable est l'enseignement direct, c'est-à-dire l'enseignement par l'excursion et par les Travaux Pratiques.
Ici, notre étudiant se trouve placé au contact même du réel : une réalité complexe, sans doute, s'il s'agit de l'excursion, et qu'il faut débroussailler, simplifier ; une réalité déjà schématisée s'il s'agit de la carte.
Nous ne méconnaissons certes pas, l’utilité du cours, ni celle du livre. Ils s'imposent comme mode d'enseignement, au moins dans les premiers cycles de la scolarité. Car ils donnent de cette réalité psychologique, intellectuelle et matérielle, des exemples choisis, des analyses et des synthèses toutes faites qui constituent sans doute pour l'enfant l'expérience la mieux ordonnée. Mais à partir de 16 ou 17 ans ils devraient perdre leur préséance tyrannique. Ils ne devraient plus constituer la clef de voûte de l'enseignement. À la veille d'entrer dans la vie, si nous ne voulons pas exposer nos jeunes gens aux pires mécomptes, aux pertes de temps stériles, nous devons les habituer à se tremper dans cette réalité, à exercer leur esprit sur des cas réels et mouvants. Les exercices de plein air devraient être multipliés. Naturellement l'enseignement de la Géographie, plus que tout autre, devrait être utilisé à cet effet, à cause de la richesse de ses points de vue.
Dans ce passage très riche, on retrouve aussi bien le déni du discours (« trop littéraire et trop livresque », « la seule parole est [...] un moyen insuffisant », etc.), le schème martonnien de l’immersion (« se tremper dans cette réalité ») et l’idée paradoxale de « construction du monde » propre à l’avant-propos de la Géographie universelle de L. Gallois, comme si A. Cholley opérait une synthèse de l’ensemble de la doxa réaliste destinée à fixer une fois pour toutes les exercices conformes au paradigme. Sa façon d’en parler a ceci de paradoxal qu’elle met à distance le lectorat supposé, pour s’adresser en fait à ses pairs (ou à un public plus large d’éducateurs) : « notre étudiant », « nos jeunes gens », et d’autres marqueurs plus discrets en témoignent. Peut-être s’agit-il en fait de convaincre les « autorités compétentes » d’un effort particulier à fournir pour adapter les exigences académiques à une discipline originale ? En tout état de cause, cela confirme à nos yeux l’idée que le ressassement de la posture ne vise pas au principal son inculcation ciblée mais davantage l’affirmation d’une identité exacerbée.
Dans l’édition de 1951, la plupart des formules relevées dans l’édition de 1942 se retrouvent à l’identique. Le terme revient un peu moins souvent : tous les 1300 mots à peu près. On pourrait dire que certaines expressions courtes, « reproduire la réalité d'une manière aussi exacte que possible », « saisir la réalité dans toute sa complexité », à force d’être répétées, finissent par revêtir le caractère d’adages disciplinaires. Et que dire d’aphorismes tel que « [être géographe, c’est] avoir le sens du concret, vivre dans le concret » ou son complément « Ne pas avoir l'esprit géographique c'est être abstrait » (p. 89) ? On peut légitimement s’interroger sur l’impact que ce genre d’antienne a pu avoir sur des générations d’étudiants : les livres d’A. Cholley sont demeurés le guide propédeutique jusqu’à l’arrivée d’un remplaçant éponyme en 1971, rédigé par André Meynier, au demeurant assez semblable à ses prédécesseurs. Impact plus large : il est notoire que dans l’après-guerre et jusque dans les années 1970, la principale forme d’exclusion d’un impétrant était le jugement redoutable et redouté : « Ce n’est pas de la géographie ! ». Or il nous semble que le genre de considérations relevées ci-dessus a dû très largement contribuer à forger le cadre juridique à partir duquel des contrevenants pouvaient être désignés et exclus.
Sur ces bases, nous pensons pouvoir affirmer que les deux Guides de l’étudiant en géographie d’A. Cholley (surtout la deuxième version) constituent une sorte de bréviaire du réalisme postvidalien. Cette caractéristique est loin d’épuiser l’intérêt de ces ouvrages. En revanche, elle nous intéresse tout particulièrement en tant qu’elle est révélatrice d’un certain état d’esprit de l’époque dont elle « potentialise » les virtualités sous la forme d’une vulgate systématique. On peut se demander si cette cristallisation était absolument nécessaire, dans la mesure où la posture était largement partagée. À tout le moins, les adages d’A. Cholley ont ceci de redoutable qu’ils peuvent passer inaperçus, tant leur forme est évidente et leur énonciation disséminée. Il a fallu plus de trente ans (de 1942 à 1976, date du premier Géopoint) avant que n’affleure une mise en cause directe de ces formules confortables. Preuve de leur efficacité ?
Il serait toutefois excessif de désigner un auteur comme le maître d’œuvre d’une entreprise de « bétonnage » délibéré. A. Cholley n’a fait que condenser et rendre didactique une attitude qui avait valeur d’épistémè pour ses collègues et contemporains. Il n’est qu’à se souvenir des analyses contemporaines d’un H. Baulig (cf. supra, p. 95-96). Quant à la Géographie humaine de M. Le Lannou, elle est complètement saturée par le terme « réalité » (un tous les mille mots à peu près, autant que dans la première version du Guide) et elle livre un lot incroyable de « bonnes paroles » réalistes, parmi lesquelles nous n’avons sélectionné que les plus frappantes :
Il y a lieu de montrer avec insistance au public cultivé que, malgré les apparences, la géographie, science de l'homme, travaille sur des réalités personnelles et vivantes, et qu'elle n'est pas un ramassage inorganique sur les arrières des vrais savants. (p. 6)
Il faut rendre justice au groupe de savants qui, à la suite de Vidal de la Blache, ont donné son orientation et son essor à l'école française de géographie. Ils ont témoigné d'une saine prudence et d'un sens très fin des réalités humaines en se refusant aux classements trop systématiques et aux conclusions déterministes. […] Leurs études, loin de repérer le fondement simple recherché, révélèrent l'extraordinaire complexité des faits humains, la vanité de la notion de milieu naturel, l'abondance des apports purement contingents dont l'intelligence et le caprice de l'homme enrichirent ce milieu jusqu'à en faire une réalité mouvante et malaisément saisissable. (p. 17 et 18-19)
Les géographes, particulièrement, se sont acquis une solide réputation, pas toujours fausse, de touche-à-tout, tant est restée grande l'incertitude, sinon de leur domaine — la réalité est le domaine commun de toutes les sciences — du moins de leurs méthodes et de leurs préoccupations. (p. 21)
[…] la géographie régionale est le plus souvent exposée à nos élèves dans les limites d'un cadre naturel qui tronque la réalité vivante et altère dans leur substance même les résultats que l’on devrait attendre… (p. 35)
Une étude plus minutieuse montre que la localisation de la vigne ne devient intelligible qu'à travers la connaissance d'une réalité infiniment plus concrète et plus complexe : le milieu géographique. (p. 102).
Si nous ne voulons pas être dépassés par d'autres disciplines préoccupées de mieux coller à la réalité vivante, nous ne devons pas perdre de vue ces inégalités, lesquelles sont bien une caractéristique essentielle de l'organisation actuelle de la planète. (p. 198)
Nous saisissons, dans les régions humaines, des réalités substantielles. C'est leurrés par l'illusion de comprendre tout d'un coup l'ensemble du monde et de rejoindre les philosophies que nous les négligeons trop souvent. (p. 238)
À nous le concret, présent et diversifié, qu'est la bigarrure des unités régionales. (p. 244)
Cet exercice pourrait être répété pour d’autres textes, notamment les Rencontres de la géographie et de la sociologie de M. Sorre. En l’état, il nous semble suffisamment éloquent pour ne pas être davantage poursuivi. Plutôt que de continuer dans un registre descriptif, il nous paraît plus intéressant de montrer que durant les années 1940-1950 ont été explicitement dégagées des implications méthodologiques du réalisme. Le long extrait d’A. Cholley précédemment cité (p. 99-100) constitue une excellente introduction à cette exigence nouvelle. Nous nous focaliserons dans le point suivant sur la question épineuse de l’écriture et du style.
2°) Les problèmes de l’écriture savante
Nous avons déjà été amené à plusieurs reprises à souligner le statut profondément ambigu du style ou de la littérarité dans la posture classique. Nous avons déjà souligné qu’elle était mise en exergue par un J. Sion, qui se voulait le gardien du temple vidalien malgré (ou du fait de) sa position périphérique dans l’institution de l’époque. Nous avons essayé de suggérer que la prose d’un E. de Martonne ou d’un R. Blanchard, loin d’être « neutre », ne dédaignait pas les effets poétiques, même si ces auteurs apparaissaient peu soucieux d’ériger la littérarité en vertu explicite. À l’inverse, l’écriture d’un A. Demangeon ou d’un L. Gallois peut paraître comme la quintessence d’une écriture « blanche », dégraissée de tout effet de style, au nom d’un idéal de transparence et d’objectivité. Cette ambivalence est certainement la traduction du problème latent, proprement moral, que suscitait nécessairement le recours à des effets stylistiques, du fait des risques d’autonomisation du discours par rapport à la référence. Un réalisme décidé à se faire vraiment méthodique ne pouvait qu’achopper sur les artifices du style et la manipulation du réel qui en résulte. Sur un plan plus large, la dissolution du lien entre art et science dans l’épistémè moderne et la mise en exergue d’une contradiction structurelle entre les deux « cultures » ne pouvait à terme que propager celle-ci au sein même de la mixité géographique. Les ultimes conciliations « heureuses » en la matière ont été énoncées dans l’immédiat après-guerre, et significativement dans un cadre assez didactique. Emblématique à ce propos nous paraît « La géographie est-elle une science ? » d’Henri Baulig. Celui-ci n’évoque que de façon incidente la « beauté de la forme », et immédiatement avant la conclusion de son discours :
On remarquera qu'à la différence des géographies générales, la description régionale n'a pas de vocabulaire technique. Elle parle le langage de tout le monde, un peu parce qu'elle s'adresse à tout le monde, mais aussi parce qu'elle invite le lecteur à une participation active en éveillant sa mémoire et son imagination : elle évoque plus encore qu'elle ne décrit. À son degré de perfection, la beauté de la forme ne fait qu'exprimer la plénitude, la richesse secrète de la pensée. Perfection rarement atteinte, sauf dans les plus belles pages du Tableau de la géographie de la France. À ce degré, la distinction art ou science, science ou art, s'évanouit, de même que dans certains écrits philosophiques pensée et forme sont indissolublement unies, de même que dans tel chef-d'œuvre pictural la pureté de la ligne rappelle les harmonies mathématiques.
L’argumentaire de H. Baulig a beau être très classique (il emprunte implicitement à une tradition héritée des Grecs : l’idée du kalos kagathos, le lien indissociable entre le beau et le bon), il est porteur d’un schisme entre les « deux cultures », dans la mesure où l’agathos procède de la « pensée » et tend vers l’« harmonie » (ce que légitime la référence philosophique). En outre, la fusion entre le juste et le beau n’est vraiment possible que dans une œuvre exceptionnelle, un hapax (déjà éloigné dans le temps), le Tableau de la géographie de la France. Plus encore, la rupture passe au sein même de la conception implicite du « style », ou du « beau », ainsi que le confirme un jugement de Jules Sion sur H. Baulig lui-même : « S’il dédaigne les agréments du style et le pittoresque facile, il invite parfois d’un mot le lecteur à imaginer tout un paysage. Dépouillée, sobre et dense sans excès, l’expression est toujours si juste, si pure de vocabulaire et de tour, que ce style tout scientifique atteint à la beauté. » Dès lors, il y a comme un renoncement latent au « style » littéraire (au reste jamais précisément caractérisé).
Les prises de position d’A. Cholley, déjà évoquées, vont clairement dans le même sens. Ce qu’elles apportent de nouveau est une codification de la « description géographique » ou « description raisonnée », visant l’épure de tout « verbalisme » et des fioritures qui en entacheraient l’« exactitude ». Dans l’édition de 1942 du Guide de l’étudiant en géographie, il consacre rien moins que 23 pages à l’exercice, dont seulement quatre concernent la « description verbale » proprement dite, celle-ci étant sévèrement encadrée par des procédures de représentation complémentaires, supposées moins travestir la réalité : « diagrammes », « photos », « croquis ». Ces derniers se taillent la part du lion : 10 pages ! Dans la deuxième version, il oppose différemment la « description verbale » (incluse dans un paragraphe de 3 pages intitulé « Le raisonnement ») à la « description par l’image » (12 pages). Ce déséquilibre n’a rien de fortuit. Outre que la « description par l’image » réclame une certaine technicité qu’il faut bien maîtriser, il s’agit d’insister sur le fait que le discours, trompeur, ne prend sens que par rapport à des élaborations plus fidèles à la « réalité », parce que plus « synthétiques ».
La réflexion sur la « description » semble s’être développée de manière assez importante dans le courant des années 1950, ainsi qu’en témoignent des textes comme « La méthode descriptive en géographie » de Philippe Pinchemel (1953) et « Description et géographie régionale » (1954) de M. Sorre. Ce dernier entre dans le vif de son sujet à la fin de la deuxième page de son article par un développement qui se passe de commentaire... :
Le donné géographique s’impose à nous comme il s’impose à tous les hommes, non pas comme une juxtaposition de traits indépendants les uns des autres, mais comme un tout. Un complexe, le mot dans sa généralité est excellent et irremplaçable. Nous le saisissons d’abord d’une manière concrète, avec tous nos sens — Nisi in intelectu quod non fuerit in sensu, l’adage semble avoir été fait pour les géographes. Il s’exprime dans le paysage assorti de tous ses attributs, formes, couleurs, sons, odeurs.
S’en suit une description de la « garrigue » montpelliéraine qui se veut synesthésique et multiplie les épithètes. Après s’être défendu de promouvoir une quelconque « littérature », M. Sorre s’efforce de montrer que la description du « géographe » est explicative, en ce sens qu’elle « s’efforce de dégager la signification de tous les traits qui composent le paysage » en mettant à jour le « concours de forces » sous-jacentes ; elle n’est cependant réussie que lorsqu’elle se concentre sur le « lien organique » et évite la « fragmentation des analyses ». De façon singulière, il oppose la « description abstraite, décolorée » « des grands écrivains classiques » à la « description précise, et colorée, et vivante » de la bonne géographie, qui se garde de tout mépris pour l’« expression esthétique ». Pourtant, et là est la significativité de ce texte à nos yeux, énonçant cela, M. Sorre se pose délibérément en marginal, presque en has been :
C’est dire, en dernière analyse que, si grande que soit sa science, un géographe n’est pas complet s’il n’a des soucis d’art et une certaine richesse de personnalité. De telles affirmations surprennent aujourd’hui. Mais l’étonnant est qu’elles surprennent, et cela marque bien les déviations de la géographie sous l’influence d’on ne sait quelles scholastiques — je mets à dessein le mot au pluriel. Comme si cette intellectualisation de la sensation à laquelle tend toute étude géographique digne de ce nom était quelque chose de méprisable.
Cette intervention de M. Sorre est intéressante à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle nous renseigne sur une certaine conception de la description géographique « neutralisée », qui était en train de s’imposer comme la norme ; ensuite, parce qu’elle montre la tension décisive qui peut jaillir entre description « littéraire » (au sens large) et description positiviste, opposant deux réalismes différents dans leur finalité : l’un pense atteindre le réel en « faisant mouche », par un « effet », tandis que l’autre s’efforce de balayer son « terrain », de l’épuiser, tout en le normant. Au reste, M. Sorre a cette réflexion singulière : « à aucun moment de cette élaboration, le géographe ne doit perdre de vue le rôle du trait particulier dans l’ensemble du tableau. » Observation qu’il nuance immédiatement, mais qui préfigure de façon étonnante les réflexions de la critique littéraire structuraliste sur « l’effet de réel » : à la suite de R. Barthes, cette dernière considère souvent « la notation insignifiante » (c’est-à-dire « soustraite à la structure sémiotique du récit », ou non motivée) comme le procédé « scandaleux » qui précisément impatronise la véridicité du décrit. En somme, elle fait partie, pour R. Barthes, des « impératifs réalistes » en littérature.
Il va de soi qu’une telle conception risquait d’apparaître encore plus « scandaleuse » aux yeux de la majorité des géographes de l’après-guerre, qui précisément essayaient de chasser l’arbitraire et le « verbalisme » de la description géographique. Il faut dire néanmoins que tous nos auteurs s’accordent à décrier la « fragmentation des analyses » en l’espèce du « plan à tiroirs », quêtant l’exactitude, c’est-à-dire ce « lien organique » entre la réalité et le décrit que M. Sorre appelait de ses vœux. Durant une trentaine d’années au moins, le « plan à tiroirs » a été décrié par tous, mais il est demeuré là, malgré tout, sa critique revêtant la figure de l’arlésienne.
L’intervention de P. Pinchemel, par contraste, nous semble emblématique d’une ligne fidèle à A. Cholley d’encadrement et de dé-littérarisation de la description. Sans véritablement définir ce qu’est une « description littéraire », il fait la critique de son imprécision :
Cette insuffisance de la description tient peut-être à la nature littéraire, subjective, qu’elle présente dans la plupart des œuvres géographiques, nature qui apparaît inévitable et qui lui donne son aspect superficiel. En effet, si brillantes que soient les capacités d’évocation, de suggestion, auxquelles puisse prétendre une description du paysage, elle n’en reste pas moins littéraire et rencontre nécessairement des limites, limites qui sont celles des mots eux-mêmes. Il est très facile de décrire un paysage de bocage et de l’opposer à celui d’une campagne, il est aisé d’opposer les croupes d’une topographie granitique aux tables d’une surface structurale calcaire, mais les mots parviennent difficilement à faire saisir les nuances rencontrées au sein d’une même famille de formes, dans une même région, dans un même milieu géographique ; on est vite réduit à définir des éléments un peu plus importants ici, un peu moins importants là. Bien des expressions littéraires demeurent d’ailleurs assez vagues — vallonnement, chevelu hydrographique, habitat dispersé, parcelles…
À lire ces lignes, le caractère « littéraire » semble négatif en soi, subissant de surcroît une contingence qui est celle des « mots » : « les nuances rencontrées » dans la réalité n’ont pas d’équivalents dans la langue. En définitive, P. Pinchemel opère un rabattement du « littéraire » sur le « langagier », destiné à connaître une fortune durable dans la géographie de la deuxième décennie du xxe siècle, mais qui était déjà présent intuitivement chez E. de Martonne, comme nous avons essayé de le montrer au chapitre précédent. Simplement, avec A. Cholley et P. Pinchemel, un pas supplémentaire est franchi dans le deuil du legs vidalien, qu’un M. Sorre est l’un des derniers à défendre. Dans son article, P. Pinchemel apporte une solution nouvelle afin d’amender la description pour lui donner un « caractère scientifique » :
Pour y parvenir, il apparaît donc indispensable d’insérer dans la description géographique, à côté d’un vocabulaire précis, des valeurs numériques, des données statistiques aussi bien pour les faits physiques que pour les faits humains de toute combinaison régionale. Il faut pour cela trouver un certain nombre de valeurs simples, aisément calculables à partir de documents d’usage courant et qui, réunies, aident à caractériser un milieu géographique.
Cette combinaison de « vocabulaire précis » et de « données statistiques », susceptible de conférer à la description l’objectivité scientifique qui lui manquait, n’est pas une création ex nihilo de P. Pinchemel, quand bien même elle ne correspond pas forcément aux canons strictement académiques de l’époque. Ce qu’il décrit systématise un procédé qui caractérise fortement un certain nombre d’ouvrages de géographie humaine et régionale de l’après-guerre, dont l’auteur emblématique est à n’en pas douter Pierre George. La description georgienne cristallise une forme aménagée de réalisme, déjà sensible chez A. Demangeon, qui s’appuie sur la manipulation d’une grande quantité de descripteurs numériques. Dans le domaine de la géographie empirique, il s’agit d’une forme non pas tant nouvelle qu’accusée. Par bien des aspects, elle semble particulièrement congruente à l’esprit du temps : elle propose un réalisme « de l’âge industriel » qu’il nous faut maintenant succinctement évoquer.
3°) Un réalisme « de l’âge industriel »
À partir de 1946 P. George s’est engagé dans l’entreprise qui allait faire de lui le premier grand polygraphe de la « géographie moderne ». Cette année-là, inaugurant une série vertigineuse de manuels, abrégés, traités, essais, etc., il a fait paraître pas moins de six ouvrages : une Géographie sociale du Monde, une Géographie agricole du Monde, une Géographie industrielle du Monde, L’Économie des États-Unis, une Géographie de l’URSS et enfin l’insolite Les Régions polaires chez Armand Colin. La productivité « empirique » georgienne ne s’est pas démentie jusqu’au début des années 1970, sans compter les innombrables rééditions de ses ouvrages antérieurs. Ce faisant, son œuvre a accompagné les Trente-Glorieuses du boom démographique de la géographie. La croissance continue du marché de l’édition universitaire pour étudiants a trouvé en lui son principal répondant.
Il ne faudrait pas inférer de ce qui précède l’idée d’une quelconque recette : la facture des ouvrages georgiens est fort variée, s’adaptant au sujet traité. Entre les Géographies-Monde et Les Régions polaires, il y a plus qu’un abîme. En revanche, il importe de préciser que P. George a quasiment inventé un genre, qui existait plus ou moins avant lui, mais qu’il a déployé sous une forme bien spécifique : la « géographie économique des États ». Il y avait bien sûr le préalable des ouvrages d’A. Demangeon et les chapitres ad hoc des livres de géographie régionale. Pourtant, la pratique georgienne introduit un certain nombre de changements. Elle a le souci de décrire abondamment les « moyens de production » et les « infrastructures », notamment de transport, et elle manifeste un intérêt tout particulier pour les techniques, agricoles, industrielles, sociales... Elle affectionne les croquis de ports, elle multiplie les cartes économiques, utilisant une large gamme de représentations, loin des naïvetés sémiologiques de la géographie économique des années 1900-1920. Surtout, la part consacrée aux descripteurs numériques augmente considérablement, consécutivement à un développement exponentiel de l’offre statistique internationale. Mais là où le chiffre classique est souvent brut, occupe une place considérable dans le corps du texte et donne lieu principalement à des considérations volumétriques, le chiffre georgien s’ordonne beaucoup plus souvent en tableaux et sert d’appui à une grande diversité d’analyses. De surcroît, le nombre est fréquemment travaillé sous formes de ratios et de pourcentages, même si on trouve encore quantité de « données » brutes. Dans le tome second de L’Europe centrale, « Les États », publié avec Jean Tricart en 1954, il y a à peu près un tableau statistique toutes les deux pages, de proportions et de contenus fort variés. Mais c’est sans doute dans ses très nombreux ouvrages sur l’URSS, notamment ceux à forte consonance économique, que P. George a le plus usé de ce nouveau topos.
Faute de pouvoir nous livrer dès à présent à une analyse plus poussée de cette « géographie économique », nous aimerions indiquer en quoi elle constitue une nouvelle modulation du réalisme géographique. Le nombre, donné sous des formes peu sophistiquées, c’est-à-dire en l’absence de toute nécessité d’une formalisation mathématique explicative, est un puissant déictique de factualité. Le défilement des séries numériques génère une homologie avec les documents comptables, voire avec les bordereaux d’expédition. Le tableau est une métonymie, voire une allégorie qui ordonne les quantités et leur assigne une place, une pondération, dans un monde industrialisé. Par ailleurs, le tableau de données est beaucoup plus efficace et moins fastidieux que les énumérations que l’on trouve encore dans la Géographie universelle des années 1930. En une époque qui connaît une expansion économique sans précédent, nourrie par les récits héroïques des grands bonds en avant et des odyssées des capitaines d’industrie, il est un formulaire d’inscription, une sorte de registre où se consigne le spectacle de la croissance.
Dans l’économie de la description géographique — que l’on cherche à rendre scientifique —, le tableau de données possède plusieurs avantages qui sont en phase avec le rejet du « verbalisme ». Une séquence enchaînant l’« objet », sa présentation et son commentaire est largement codifiée, elle échappe à toute dérive « littéraire » et se prête assez peu au « subjectivisme ». Plus encore que face à une carte ou à une photographie, le « monteur » travaille à découvert ; il n’a pas la latitude de celui qui puise dans un référentiel hors-champ, puisque le sien est co-présent, simple et nu. Plus que tout autre topos, celui-ci donne à « saisir les réalités » immédiatement. C’est peut-être ici que le vocable « hyper-réalisme » prendrait tout son sens, notamment parce que le tableau de données est témoignage et symbole de l’expansion sans précédent des décennies d’après-guerre.
En guise de suspens, on pourrait anticiper ce dont nous allons traiter dans le chapitre VI en évoquant la réflexion critique de P. George lui-même. À partir des années 1960, l’« inventeur » du réalisme géographique industriel a cessé de croire au nombre, devenu pour lui un « mythe » : il a publié en 1962 un article splendide sur l’aliénation du jugement que peuvent provoquer les considérations quantitatives, intitulé « Quelques aspects des mythes du nombre ». Son ire s’exerce davantage contre la civilisation américaine que contre une URSS dont il était pourtant en train de faire lentement son deuil.
L'instrument de la mystification est la sensibilisation des individus et des groupes à la promulgation de records de toutes espèces, sans qu'importe aucune discrimination entre ce qui est du domaine du rationnel et ce qui lui est étranger. L'Amérique a donné le ton dès la fin du xixe siècle, surtout au début du xxe siècle, en prenant l'habitude de chiffrer toutes ses réalisations et de formuler toutes ses initiatives, ses perspectives et ses actes par des énoncés de nombres. La numération s'applique indifféremment à d'authentiques records techniques comme la longueur du pont de San Francisco, la hauteur de l'Empire Slale Building et le tour de poitrine d'une star en vogue, et à de simples manifestations de gaspillage comme le record de dépenses engagées pour la réalisation d'une quelconque superproduction.
Dans un processus de croissance, le nombre exprime un ordre de grandeur toujours supérieur à celui qu'exprimait le nombre précédent. La croissance s'identifie avec la course aux records : le nombre est un cri de victoire. Il ne reste plus qu'à donner l'illusion aux individus et aux groupes qu'ils participent volontairement et profitablement à cette course pour engager leurs forces dans le processus de croissance. Dès lors, le dépassement du nombre correspondant au plafond précédemment acquis est pour eux un objectif. Ils feront les sacrifices nécessaires pour l'atteindre.
Aussi spectaculaire que soit ce retournement sur le plan des principes, il n’a guère eu de lisibilité avant la « révolution » des années 1970. Et les manuels empiriques de P. George ont continué de paraître. Bien plus, ils ont eu de nombreuse imitations, dans lesquelles le tableau de données devient bien plus encombrant qu’il ne l’était dans les ouvrages de leur inspirateur — lequel ne sacrifiait jamais la réflexion à l’énumération. Les nombreux épigones ont notamment écrit à destination de l’enseignement secondaire, tant et si bien que si « nous » (géographes, anciens élèves de cours de géographie) sommes tous « des enfants du paradigme », comme a pu le dire Henri Chamussy, nous sommes tous, au premier chef, des « enfants » de la formule inventée par P. George dans les années 1940-1950. La compréhension des tenants et aboutissants qui ont fait son succès mériterait plus ample examen.
III Une dissolution précoce du réalisme : Jean Gottmann
Nous ne pouvions achever cette brève évocation de la géographie de l’après-guerre sans reprendre l’évocation d’un texte qui fait contrepoint à toutes les formes de ressassement, de raidissement ou de renouvellement de la doxa, ce « De la méthode d'analyse en géographie humaine » de J. Gottmann, publié en 1947, qui augure de transformations que la géographie française ne connaîtra pourtant pas avant la décennie 1970.
Peut-être faudrait-il préciser le décalage de son auteur par rapport à la géographie française d’après-guerre : élève d’A. Demangeon à la fin des années trente, tôt remarqué et apprécié par les principaux patrons de l’« école française de géographie », il s’est s’exilé in extremis aux États-Unis en 1941 pour échapper à la déportation. Là-bas, il a participé à diverses entreprises de planning et rencontré les grands géographes américains (Isaiah Bowman, Edward L. Ullman, Chauncey Harris). C’est un postvidalien profondément acculturé qui est revenu en France dans l’après-guerre, spectateur de la mue des États-Unis en société de consommation, lecteur assidu des ethnologues et sociologues anglo-saxons, conscient des bouleversements scientifiques, techniques, sociaux survenus durant la guerre. Dès lors, pouvait-il continuer à être le dépositaire d’un classicisme soucieux de « genres de vie » et de l’« adaptation minutieuse » des sociétés rurales aux « conditions de milieu » ?
Le seul schème que J. Gottmann conserve de la littérature vidalienne est celui de la « dynamie », que les postvidaliens n’ont cessé de mettre en avant, parfois plus par dévotion que par nécessité profonde. Notre auteur, en revanche, en fait le postulat premier de la géographie humaine : « Cette circulation des hommes et de leurs produits, c'est la grande dynamique humaine qui rend si passionnantes les études de peuplement et qui renouvelle constamment la géographie humaine et économique. » Ayant suggéré que les sciences naturelles ne sont pas vraiment outillées pour étudier cette modalité des phénomènes, il propose un véritable programme de recherches, d’orientation nomothétique : « En nous attaquant aux lois qui peuvent diriger les phénomènes de géographie humaine, recherchons les caractères originaux propres à la distribution des hommes, de leurs modes d'établissement et de leurs genres de vie. » Or, précisément, nous avons eu l’occasion de montrer que ses compatriotes avaient à la même époque renoncé complètement à cette ambition, voire même auraient eu tendance à la considérer comme anti-géographique. De surcroît, J. Gottmann propose un changement radical de « modèle » :
Le déterminisme simpliste de la botanique ne peut permettre que de gratter un peu la surface des problèmes des sociétés humaines. Les principes de thermodynamique, s'ils étaient appliqués au peuplement, ne montreraient sans doute encore que les aspects les plus superficiels. Mais, dans l’état actuel de la science, il est encore plus logique d’appliquer à l’activité humaine les lois de l’énergie, dont le principe profond apparaît de plus en plus, malgré l'infinie variété de ses formes, que d’appliquer les méthodes de la biologie, science très en retard sur la physique et les mathématiques.
J. Gottmann ne fait qu’esquisser l’idée d’une « thermodynamique sociale » justiciable de traitements mathématiques, mais la transgression n’en est pas moins considérable par rapport au paradigme classique. D’autant que la plupart des postvidaliens avaient manifesté de façon incidente ou allaient exprimer une certaine allergie pour les traitements mathématiques, considérés comme une « dénaturation » ou un « nouveau déterminisme ». Plus encore que le changement de « modèle » ou la reprise à frais nouveaux d’une exigence nomothétique qui s’était perdue (surtout en géographie humaine), ce que le texte de J. Gottmann a de plus dissident est une façon toute particulière de mettre en avant d’emblée des « notions », sans en passer par le moindre préalable inductif. Même si l’article fait mine de rechercher des précédents de « principes véritablement généraux dont use la géographie humaine » dans le patrimoine des « grands auteurs » (P. Vidal de la Blache, A. Demangeon, I. Bowman, F. Ratzel), il s’agit plus d’un subterfuge, d’une « méthode des autorités », que d’un véritable travail d’inférence. La plupart des « notions » que J. Gottmann met en avant, sans lui appartenir en propre, prennent un sens et une résonance tous particuliers sous sa plume : à partir de la fin de la page 4, il avance démasqué, et file un ensemble de thèmes, susceptibles selon lui de donner une armature conceptuelle originale à la géographie humaine. De la « dynamique » procède le « carrefour » :
Ainsi, de la croisée des chemins ruraux où se décide le chemin que prend une récolte et dont dépend le mode de vie de la ferme voisine, jusqu'à la combinaison des éléments qui créent de grands États et des civilisations nouvelles, court un fil ténu, mais continu, qui est une chaîne de carrefours. Le mélange qui se produit au carrefour est bien complexe, et nous n'avons pas encore de méthode pour l'analyser. Mais le carrefour, bien fixé dans l'espace, mécanisme concret auquel on peut donner un nom, des coordonnées et l'étendue que l'on veut, le carrefour est aisé à manier pour le géographe. C'est sans doute un organisme vivant qui déplace ses contacts, varie l'étendue et la portée de ses tentacules, modifie sa structure interne, naît ou meurt enfin. Mais il demeure cartographiable, et nous savons fort bien par quels artifices on peut suivre ses mutations et sa vie intérieure. Centre de réactions, le carrefour peut être qualifié de cellule ou d’atome, selon les préférences, comme une région géographique peut toujours se définir par son réseau, ou tissu de carrefours. Peut-être arriverons-nous un jour à mettre en formule, à représenter une région, dans son fonctionnement économique et social, par un « être mathématique » aux contours étranges. Mais, sans aller encore aussi loin, nous pouvons déjà parler d’analyse par carrefours, de chaînes de carrefours et même de réactions en chaîne se propageant par leur réseau.
Dans sa façon de conceptualiser (ou plus exactement de « notionnaliser »), J. Gottmann est d’une grande habileté. D’un certain point de vue, ses développements se veulent rassurants, qui mobilisent des images sécurisantes (« la croisée des chemins ruraux », « organisme vivant ») et des valeurs épistémologiques traditionnelles (« le carrefour, bien fixé dans l'espace, mécanisme concret auquel on peut donner un nom », « le carrefour est aisé à manier pour le géographe », « il demeure cartographiable »). Mais c’est pour mieux légitimer l’inconnu, le bizarre : le fait de parler de « chaîne de carrefours », et surtout cette fin d’alinéa qui propose une avalanche de métaphores inusitées reprenant, entre autres, le motif de la « thermodynamique sociale ». Par ailleurs, et ce n’est pas la moindre des étrangetés, J. Gottmann a cette formule un peu elliptique : « nous savons fort bien par quels artifices on peut suivre ses mutations et sa vie intérieure ». « Artifices » ? En assignant à la pensée géographique une procédure dé-naturalisée, détachée de son objet, arrachée à la mimèsis, il en arrive, par glissement imperceptible, à dissoudre ce qui fonde le réalisme classique : son désir fusionnel.
S’il n’y avait que cette remarque isolée, notre lecture pourrait sembler tirée par les cheveux. Or, dans la foulée, l’auteur développe des considérations extrêmement hétérodoxes sur les relations entre les mots et les choses, qui nous semblent confirmer le caractère plus qu’insolite de la réflexion gottmanienne :
Mais, dira-t-on, « carrefour » est encore une notion bien vague : tantôt un bâtiment déterminé (gare, bourse, entrepôt), tantôt tout un mécanisme complexe (comme un port), tantôt une vaste étendue ; parfois même tout un pays. Cette malléabilité de la notion, due au fait que « carrefour » possède une valeur abstraite, ne fait que la rendre plus maniable. Une grande cité comme Paris est un carrefour qui consiste en l'amalgame d'un très grand nombre d'éléments dont chacun est un carrefour spécialisé : les gares, le port fluvial, le nœud routier, les aéroports, les marchés, le Parlement, les Ministères, les croisements des courants de population, d'idées, de marchandises, tout cela se superpose et s'entre-pénètre, mais tout cela vit aussi d'une vie commune, est entraîné dans une orbite commune. Selon nos objectifs, nous pouvons adapter la notion du carrefour parisien à nos besoins, qui diffèrent selon que nous cherchons à établir le rôle de la cité dans la géographie de la musique moderne ou dans la géographie des industries chimiques. Le carrefour, notion abstraite, mais réalité vivante, sera donc ce que nous voudrons pour notre usage, et il sera dans chaque cas ou pour chaque catégorie très définissable.
Il est très peu de géographes, y compris contemporains, pour réclamer des « notions bien vagues » et « maniables ». Sans parler des postvidaliens, qui n’aimaient jamais autant un terme que quand il n’était « pas un mot », même les plus grands contempteurs du paradigme classique n’ont eu de cesse, tel Claude Raffestin, de réclamer une « relation bi-univoque » entre les concepts et leur signification. L’univocité sémantique, cette chimère — qui oublie que le sens n’advient pas dans des mots mais dans des énoncés —, a trouvé en J. Gottmann son premier apostat. Sans être anti-réaliste dans l’absolu, la conception gottmanienne n’en constitue pas moins, de façon fracassante, un déni (ou plutôt : une dissolution) de la posture réaliste classique. On y retrouve l’écho des conceptions des philosophes pragmatiques (William James, John Dewey, George Herbert Mead) dont étaient nourris les collègues américains de J. Gottmann, tout particulièrement lorsqu’il affirme : « [s]elon nos objectifs, nous pouvons adapter la notion du carrefour parisien à nos besoins » ou « [l]e carrefour, notion abstraite, mais réalité vivante, sera donc ce que nous voudrons pour notre usage ». On pourra regretter qu’il n’ait pas pris le temps de déployer toutes les conséquences épistémologiques de cet ensemble d’assertions. Il n’en demeure pas moins que tout ceci était profondément et radicalement hétérodoxe dans le contexte de la géographie française d’après-guerre.
Le reste de l’article développe d’autres notions, dont le caractère de géographicité pose problème dans les analyses de J. Gottmann : le « milieu intérieur », la « consommation » et le « facteur psychologique » ou « spirituel ». Elles n’étaient pas forcément surprenantes pour l’époque, même si relativement peu mises en avant. Au reste, elles ont été appropriées par certains de ses contemporains, tels P. George, Pierre Deffontaines ou, dans un autre registre, Éric Dardel. Demeurent l’hétérodoxie magistrale de toutes ces perspectives, la richesse de l’argumentaire gottmannien, sa verdeur, dans un contexte qui s’est révélé assez peu favorable à l’innovation théorique, qui n’était décidément pas à l’ordre du jour en géographie humaine. Il ne faut dès lors pas s’étonner du silence qui a suivi la publication de cet article : à l’exception d’une lettre d’E. de Martonne nourrie de commentaires abondants, on ignore jusqu’aux réactions des contemporains. Peut-être n’ont-ils pas perçu de manière significative le caractère subversif du texte, étant immergés dans un paradigme qui était complètement étranger aux préoccupations de J. Gottmann ? Peut-être aussi l’ont-ils trop bien ressenti intuitivement et ont-ils esquivé le débat qui leur était offert ? En tout état de cause, il est difficile de se prononcer.
Éléments de conclusion
On aurait pu penser que les circonstances historiques de l’après-guerre se prêtaient à un aggiornamento de la géographie, que J. Gottmann fut finalement le seul à porter. Au lieu de quoi, du point de vue de la réflexion épistémologique, les décennies 1940 et 1950 nous apparaissent plutôt comme des années de consolidation « scholastique » (comme a pu dire M. Sorre) du paradigme postvidalien. C’est aussi durant ces années paradoxales que la distance au « père fondateur » apparaît la plus grande, quand bien même sa béatification en Saint Patron s’est poursuivie. La codification et la dé-littérarisation de la description, la précipitation de valeurs pédagogiques, l’accent mis sur des « complexes » que l’on affirme « dynamiques » pour mieux les fixer : dans son effort pour gagner ses galons de « science », la géographie de ce temps s’est sans doute éloignée de la pratique, sinon de l’esprit, de celui que l’on n’a jamais cessé de présenter, jusqu’à une date récente, comme le « chef de file » de l’école française de géographie, alors qu’il en a été, au mieux, l’inspirateur.
Tout ceci peut sembler bien négatif. On aurait avantage à corriger cette impression en mettant l’accent sur l’effort d’explicitation réalisé par un A. Cholley, un H. Baulig ou un M. Le Lannou. Il n’est pas certain qu’un examen plus sourcilleux que celui auquel nous nous sommes livré ne révélerait pas davantage de flou, d’apories, de lignes de fuite. Il n’est pas certain non plus qu’incantation soit synonyme de clarification.
Les années d’après-guerre sont peut-être surtout le moment de pleine expansion du paradigme classique, celui où la « science normale » se corrige et s’affine, afin d’ajuster au mieux l’ensemble des particularités heuristiques qui la rendent opérante. On n’est plus guère dans l’invention ou la consolidation, mais dans un effort de cohérence (et de doctrine aussi). D’un certain point de vue, on aurait pu parler d’apogée. Pourtant, c’est dès cette époque que la géographie française a commencé à perdre de son aura. Adonnés à leur effort de consolidation paradigmatique, les praticiens français n’ont peut-être pas été assez sensibles aux mutations qui se faisaient jour dans les disciplines ou les pays voisins. Ils sont restés insensibles aux propositions d’un J. Gottmann. Peut-être ont-ils scellé, par là, le destin du paradigme postvidalien.
Arrivé à ce point dans notre analyse, afin de ne pas rester dans l’implicite, il est temps de revenir sur cette idée de paradigme postvidalien et de la travailler en tant que telle. Grâce à quoi, nous espérons pouvoir expliquer selon quelles modalités une anomalie grandissante a pu l’affecter dans les années 1960, qui a débouché sur la « révolution » des années 1970.
IIème partie :
La géographie classique dans le prisme kuhnien : pertinences et anomalies
Dans la première partie de ce travail de thèse, nous avons abondamment eu recours à la terminologie employée par Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques, même si nous n’avons pas longuement justifié cet emprunt lexical. Manifester le bien-fondé d’un transfert conceptuel par sa seule compatibilité sémantique avec le reste du discours tenu ne saurait toutefois nous suffire. Il est nécessaire, à un moment donné, de formaliser ce qui était demeuré jusqu’ici intuitif — pour des raisons scripturaires internes — afin de produire une forme de légitimation rationnellement plus satisfaisante. Il faut par ailleurs rappeler qu’à la différence du problème du « réalisme », notre réflexion sur les paradigmes et les révolutions scientifiques n’est pas un résultat inductif inféré de recherches non formalisées mais fut, dès l’origine, un cadre de travail pour interpréter l’histoire de la géographie universitaire française.
Paradoxalement, nombreux sont les géographes (en particulier français) à avoir manifesté une réticence à l’encontre du modèle kuhnien. Certains lui reprochent de survaloriser une approche homogénéisante de la science qui maintient dans l’ombre les fluctuations épistémologiques (dont rendrait compte une approche en termes d’écoles, de « traditions » ou de courants). D’autres lui reprochent une certaine forme de conservatisme, dès lors qu’est assigné un statut d’exception à la révolution et que l’idée de progrès est rapporté au modus operandi de la science normale. D’autres encore peuvent critiquer l’orientation exclusivement internaliste que supposerait la notion de paradigme, aux dépens d’une réflexion saisissant la géographie dans ses interactions avec son environnement interdisciplinaire (F. Durand-Dastès, J. Lévy & M. Lussault). Par ailleurs, on peut supposer que certaines affinités doctrinales peuvent s’assortir d’une réticence de fond à l’encontre d’une conception de la science jugée inacceptable par les rationalistes anglo-saxons — il y a eu nombre de poppériens parmi les théoriciens-quantitativistes — et dépassée par la sociologie latourienne des réseaux (référence plus attrayante pour les promoteurs d’un social turn de la géographie)…
Au-delà de la discipline qui nous intéresse présentement, il s’agit toutefois du modèle historico-épistémologique le plus universellement cité par les praticiens des sciences humaines et sociales, en Europe occidentale au moins. C’est peu de dire que cette sorte d’incontournabilité pose question, tant il y a contraste entre l’abondance des références à T. Kuhn ou la massivité du recours notionnel aux termes « paradigme », « révolution scientifique », etc., et le nombre très restreint des entreprises d’examen du système interprétatif kuhnien débouchant sur une mise à l’épreuve dans un champ disciplinaire précis. De surcroît, Thomas Kuhn a pu manifester pour le moins une ambivalence, voire des réticences quant à la pertinence d’une application de ses analyses aux sciences sociales.
Ce n’est pas la seule ambiguïté qu’il importe de souligner. Les historiens et sociologues des sciences « constructionnistes » ont tendance à considérer The Structure of scientific revolution comme un ouvrage libérateur, à l’origine de l’effondrement des tabous « rationalistes » qui auraient jusque là interdit que soient prises en compte les contraintes sociales pesant sur la production des connaissances scientifiques. Or, force est de constater que la problématique de l’« explication » sociologique de la science n’est pas ce qui animait T. Kuhn, malgré son usage fréquent des syntagmes « communauté scientifique » et « adhésion à un paradigme » et son absence d’hostilité à l’endroit de la sociologie de la science comme programme de recherche, y compris pour penser les changements cognitifs. La canonisation de l’œuvre a contribué à occulter cette difficulté, puisqu’elle a pour effet collatéral de rendre obsolète la nécessité d’une lecture critique. Pour les science studies, prises dans l’acception la plus large possible, la référence kuhnienne a une fonction qui demeure en-deçà du modèle : signe de ralliement ou repoussoir, pierre angulaire ou point d’achoppement, révérence finalement évasive, dont le matériau spéculatif a été évidé, simplifié, réduit à quelques symboles.
À rebours de cette réduction symbolique, le travail du corpus nous a conduit à persister dans une attitude différente. Parmi les différentes théories du progrès scientifique « disponibles », susceptibles d’être mobilisées pour interpréter le fonds empirique (textes, institutions, événements auto-désignés, etc.) qu’offre la géographie française du xxe siècle (du moins jusqu’aux années 1980), le modèle historico-épistémologique formalisé par Thomas Kuhn nous semble le plus suggestif, par la richesse des échos qu’il sollicite. Le long règne solitaire de la géographie dite « classique » fait penser par maints aspects à l’état de consensus d’une « science normale ». Le « malaise » des années 1960 invite à repenser l’idée d’« anomalie » paradigmatique, et les événements des années 1971-1984 ont été érigés précocement en « révolution scientifique ». Mais cette étonnante congruence ne tient pas seulement au référentiel « géographie ». Sur un plan plus théorique, le concept de « matrice disciplinaire » intriquant divers éléments structuraux et offrant une sorte d’horizon cognitif sous-jacent nous a toujours semblé crucial pour étayer une théorie nominaliste de la connaissance. Et cette idée de matrice implicite, pour peu qu’on reprenne à frais nouveaux la question de sa dimension socio-linguistique, nous semble capitale si l’on veut comprendre quelque chose à la pérennité programmatique de l’école vidalienne.
Par ailleurs, la grille kuhnienne ne restreint pas à priori l’explication du changement scientifique à sa seule dimension cognitive : elle ne rejette pas l’intrication d’enjeux sociaux et scientifiques, sans exclusive et sans nécessité d’une cause première. Il faut toutefois se doter de références hybrides si l’on veut sortir du cognitif et avancer des explications sociologiques. D’autres schèmes interprétatifs, notamment ceux formulés par Bruno Latour et Michel Callon, ont plus nettement pour ambition d’instaurer (ou de rétablir ?) une tension dialectique entre dynamique de la connaissance et déterminants sociaux. Mais leur vocation explicative nous semble à bien des égards trouver son sens ultime dans la construction de « cas », que l’on ne saurait reverser au dossier d’une théorie sociale de la science. Corrélativement, le refus du préalable d’une théorie du social au nom du principe de symétrie généralisée présente à nos yeux le risque de déboucher sur des « descriptions épaisses » non généralisables, et peu propices à la comparaison. Par ailleurs, la théorie de la traduction telle que l’a formulée Michel Callon nous semble donner lieu paradoxalement à des procédures d’application ultra contraignantes, difficilement compatibles avec des hypothèses « collatérales », telles que les nôtres. Le paradigme kuhnien, à la fois plus ferme dans ses conjectures et plus ouvert dans sa procédure, nous est apparu comme une grille de lecture mieux adaptée à nos préoccupations.
Si l’ensemble de la deuxième partie de cette thèse est placé sous le signe d’une discussion de l’applicabilité du descriptif kuhnien à la géographie classique française, l’essentiel du travail théorique et sémantique est opéré dans le premier chapitre, intitulé « D’une géographie à l’autre : un détour par Thomas Kuhn » (chapitre IV). Il s’agit d’étayer et d’approfondir nos affirmations liminaires sur la congruence du modèle kuhnien, en « traduisant » à l’aide de son répertoire les postures et travaux de la géographie classique, conçue comme une « période de science normale », et en posant la question de la « révolution scientifique », qui aurait eu lieu dans les années 1970. À l’occasion de cet examen, nous serons amené à mettre l’accent sur l’insuffisance des explications kuhniennes, dans la mesure où le « cognitif » ne permet guère d’épuiser la compréhension de la rupture des années 1970.
Les deux chapitres (V et VI) qui suivent cet essai de traduction, recentrés sur le corpus, contribuent d’une façon plus empirique et inductive à la réflexion. Ils mettent l’accent sur les origines de la crise du paradigme classique en faisant retour sur ses signes avant-coureurs — ce que Thomas Kuhn appelle « anomalie ». Le premier, intitulé « Énonciations du « malaise » et émergence d’une anomalie dans le paradigme classique », examine un ensemble de textes des années 1964-1971 qui expriment diversement un « problème de la géographie française », tel que perçu sur le vif par des auteurs de sensibilités différentes. Le second, intitulé « Défense de la doxa et incommensurabilité paradigmatique : un rejet précoce du « quantitatif » », opère une espèce de contrepoint par rapport au précédent, en suggérant que d’autres géographes de cette époque, hermétiques au malaise et à toute idée de réforme épistémologique, étaient a contrario plus lucides quant à la mutation drastique qu’impliquait l’adoption de formes de raisonnement ou de types de problèmes jusque là extra-disciplinaires et inédits. Ces mêmes auteurs permettent par ailleurs un décryptage assez suggestif des enjeux non cognitifs qui pouvaient sous-tendre le débat sur le « malaise » de la géographie et la nécessité d’une éventuelle « réforme ».
Chapitre IV
D’une géographie à l’autre : un détour par Thomas Kuhn
Dans la Postface (1969) qu’il a donnée à son maître-ouvrage, Thomas Kuhn a essayé de détailler par une typologie (non close) ce que pouvaient être les « éléments constituants » d’un paradigme scientifique, pris dans le sens de « matrice disciplinaire ». Il en a distingué quatre : les « généralisations symboliques », la « métaphysique », les « valeurs » et les « exercices types » ou « exemples ». L’ordre de présentation n’est pas totalement neutre, dans la mesure où l’auteur considère implicitement ces derniers comme le marqueur d’une communauté scientifique : « Bien plus que les autres éléments composant la matrice disciplinaire, les différences entre divers groupes d’exemples permettent de connaître la structure fine des groupes scientifiques. » Ces divers termes méritent sans doute une plus ample explicitation avant d’être réappropriés à l’aune de notre objet d’étude.
Les « généralisations symboliques », correspondent pour T. S. Kuhn à des « expressions employées sans questions ou dissensions par les membres du groupe, et qui peuvent facilement revêtir une forme logique comme (x)(y)(z) Ø (x, y, z). Ce sont les éléments formels, ou facilement formalisables, de la matrice disciplinaire. ».
La « métaphysique » regroupe l’ensemble des « croyances » auxquelles adhère un groupe, croyances qui permettent de normer la pratique scientifique en délimitant l’horizon des possibles de la recherche :
Bien que la force de l’adhésion du groupe varie — avec des conséquences non dépourvues d'importance — en parcourant la série qui va des modèles heuristiques aux modèles ontologiques, tous ont la même fonction : entre autres choses, ils fournissent au groupe des métaphores et des analogies préférées ou permises. Ils contribuent ainsi à déterminer ce qui sera accepté comme une explication et comme une solution d'énigme ; et, réciproquement, à déterminer l’ensemble des énigmes non résolues et l'importance de chacune. Notons, cependant, que les membres du groupe ne sont pas forcément obligés d’accepter aussi les modèles heuristiques, bien qu'ils le fassent généralement.
Pour illustrer ce que peut-être « la partie métaphysique des paradigmes », l’auteur a recours à des exemples d’énoncés analytiques, du type « la chaleur est l'énergie cinétique des parties constituantes des corps », sans pour autant accorder d’importance à la forme de ces énoncés : ce n’est pas celle-ci qui importe mais le processus cardinal d’articulation explicative. Quant au terme « modèle », il convient de préciser qu’il désigne ici des représentations analogiques telles que : « les molécules de gaz se comportent comme de petites boules de billard élastiques, se mouvant au hasard », dont la finalité essentielle est en quelque sorte de proposer des approximations familières, qui construisent le virtuellement connaissable en articulant du déjà pensé. Les « modèles ontologiques » sont des analogies non vérifiables, vouées à demeurer telles mais supposées en affinité certaine avec la réalité, tandis que les « modèles heuristiques », destinés essentiellement à faciliter la compréhension ou la prospection, n’impliquent pas forcément la « croyance », dans la mesure où la « clause de réalité » est mise en cause par le fonctionnement métaphorique (comparer un circuit électrique à une chute d’eau ne peut être qu’une approximation utile).
L’insistance sur le crédit variable ou la fluctuation (interindividuelle ou inter-groupes) des modèles heuristiques et des généralisations symboliques permet à l’auteur de les opposer aux « valeurs » : « [Celles-ci] sont en général plus largement partagées par les différents groupes que les généralisations symboliques ou les modèles, et elles contribuent beaucoup à donner aux spécialistes des sciences de la nature, comme ensemble, le sentiment d'appartenir à un groupe. » Plutôt que de les définir, il en décline un certain nombre d’exemples :
Les valeurs auxquelles on tient le plus sont probablement celles qui concernent les prédictions : elles doivent être exactes ; les prédictions quantitatives sont préférables aux prédictions qualitatives ; quelle que soit la marge d'erreur tolérable, on doit la respecter avec régularité dans un domaine donné ; et ainsi de suite. Il y a aussi, cependant, des valeurs que l'on fait intervenir pour juger des théories complètes : elles doivent, avant toute chose, permettre de formuler des énigmes et d'en trouver la solution; dans la mesure du possible, elles doivent être simples, cohérentes et plausibles, c'est-à-dire compatibles avec les autres théories ayant cours.
Toutefois, notre auteur prend soin de montrer qu’entre l’adhésion de principe du chercheur à des valeurs figées dans un répertoire axiologique apparemment immuable et les réappropriations propres à son itinéraire singulier, il existe un hiatus important : « bien que l’adhésion à certaines valeurs soit largement partagée par les scientifiques, bien que cette adhésion soit à la fois profonde et constitutive de la science, l’application des valeurs est souvent considérablement influencée par les caractères individuels personnels et biographiques qui différencient les membres du groupe. » On pourrait peut-être souligner la dimension langagière qui règle la contradiction énoncée par T. S. Kuhn : les valeurs, à la différence des modèles, sont d’abord et avant tout des énoncés, soumis à une relative indétermination, propre à toute langue « naturelle ». L’enracinement des valeurs dans le langage leur interdit de devenir irrévocables, car elles sont forcément soumises aux « jeux de parole » qui infléchissent le contenu sémantique sensément donné et permettent toutes sortes de réappropriations qui sont autant de déplacements de sens à visée pragmatique. Ce faisant, le caractère explicite des valeurs n’interdit pas un certain flottement, qui trouve sa résolution dans les déterminants de l’action. En quelque sorte, la pragmatique de la découverte scientifique s’accompagne systématiquement d’une sous-détermination sémantique des énoncés qui sortent de l’expérimentation en tant que telle (les « valeurs » notamment), sous-détermination qui va de pair avec le caractère non-réflexif de la recherche en tant que pratique.
On atteint ici le point essentiel de la conception de Kuhn : l’idée que les « généralisations symboliques », la « métaphysique » (et les « valeurs » dans une moindre mesure) ne s’énoncent ni ne se transmettent, la plupart du temps, par un discours explicite et autonomisé, mais en quelque sorte in situ et en actes, par la pratique d’« exercices types » ou l’imitation d’« exemples », au travers desquels un étudiant est progressivement amené à partager le paradigme de sa communauté scientifique.
Ce processus d'apprentissage qui passe par l'exercice et par l'action se poursuit tout au long de l'initiation professionnelle. À mesure que l'étudiant progresse, depuis son cours de première année jusqu'à la rédaction de sa thèse, les problèmes qui lui sont posés deviennent plus complexes et moins riches de précédents. Mais ils continuent à se modeler de très près sur des réussites antérieures, au même titre que les problèmes qui l'occuperont normalement par la suite durant sa carrière scientifique indépendante. Chacun est évidemment libre de supposer qu'à un certain moment, au cours de ce processus, l'homme de science a intuitivement abstrait pour son propre compte les règles du jeu, mais il n'y a guère de raisons de le croire. Bien que de nombreux hommes de science parlent facilement et à bon escient des diverses hypothèses particulières qui sont à la base d'un problème concret de recherche courante, ils ne se débrouillent guère mieux que les non-initiés quand il s'agit de caractériser les bases établies de leur domaine de recherche, ses problèmes et ses méthodes légitimes. S'ils se sont le moins du monde familiarisés avec ces abstractions, ils le montrent surtout par leur compétence à mener des recherches fructueuses. Il est cependant possible d'expliquer cette compétence sans avoir recours à des règles du jeu hypothétiques.
Eu égard au souci de traduction qui est le nôtre, on voit bien l’intérêt de l’hypothèse kuhnienne : ce qu’il appelle ailleurs « invisibilité relative du paradigme » entre en résonance exemplaire avec ce que l’on a pu dire du caractère implicite de l’épistémologie postvidalienne. En d’autres termes, la géographie classique n’avait aucun besoin d’exprimer avec force ses schèmes cognitifs (i. e. son épistémologie) dans des manuels ad hoc ou d’expliciter sa métaphysique, dans la mesure où les exercices-types qu’elle proposait aux étudiants réalisaient en actes l’assimilation du paradigme par ces derniers. Malgré tout, l’amorce de transfert que nous venons d’opérer met à jour une difficulté récurrente que nous aurons à régler : le modèle kuhnien a été construit pour penser des sciences fort éloignées de la géographie (et des sciences humaines en général). Tant par leur fonctionnement matériel (vie de laboratoire, etc.) que par leurs valeurs, les sciences dites « dures » offrent une « base empirique » radicalement différente de celle que nous fournit la géographie classique. On ne peut donc transférer de manière simpliste le modèle « paradigme » (avec toutes ses implications), mais l’adapter, en ajustant un certain nombre d’attendus et en reconsidérant la liste de ses éléments. C’est ce à quoi nous allons maintenant nous employer, même s’il faut souligner le caractère non clos des propositions qui suivent : nous n’avons pas souhaité « faire le tour » de l’ensemble des valeurs, positions métaphysiques, généralisations symboliques et exemples de la géographie classique, de même que nous n’avons pas la prétention de clore la liste des éléments constitutifs d’une matrice disciplinaire. Nous avons plutôt cherché à repenser les éléments et hypothèses que nous avions déjà énoncés (ou que d’autres avaient formulés ailleurs) pour proposer un bilan et chercher de nouvelles cohérences.
I Éléments de traduction du modèle « paradigme »
1°) Exercices-types et exemples
À l’aune de la géographie classique, l’idée que les « exercices-types » ou « exemples » « permettent de connaître la structure fine des groupes scientifiques » et de délimiter les contours de communautés disciplinaires fortement structurées, paraît particulièrement congruente. Nous avons déjà souligné la place cardinale du « terrain » (comme expérience et comme lieu d’énonciation) ; il faudrait rappeler l’importance d’autres exercices : la « leçon » (forcément orale), le commentaire de carte, la production de documents iconographiques réitérateurs (et explicatifs) du « réel » (le bloc-diagramme, la « coupe » sous toutes ses formes, le croquis, etc.). Cet inventaire rapide (et incomplet) a l’inconvénient d’homogénéiser sous une catégorie unique des pratiques ressortissant au principal soit à l’activité scientifique considérée comme légitime, soit au rituel initiatique ; chacun engage la reproduction, tout à la fois sociale et cognitive, de la communauté disciplinaire. Mais il est évident que recherche « noble » et rituel social, création et reproduction, forcément mêlés, n’interviennent pas dans des proportions équivalentes selon le type d’exercice et selon le rôle qu’y joue (jouait) l’apprenti géographe. Dès lors, l’idée d’« exercice-type » invite à un approfondissement lexical : il faudrait notamment distinguer ce que nous avons désigné jusqu’à présent par le terme de topoï, c’est à dire les situations fondamentales d’expérience « géographique » (auxquelles étaient initiés les apprentis), et les exercices académiques, qui permett(ai)ent de sanctionner l’aptitude de l’étudiant (ou du chercheur) à reproduire dans un contexte dénaturé (l’analogie théâtrale fonctionnerait sans doute à plein) les expériences pleines et entières du géographe. Ces exercices seconds requièrent la manipulation d’accessoires, qui sont autant de succédanés de réalité (la carte, le cliché photographique), ils appellent l’élaboration d’autres représentations secondes (la coupe, le schéma, etc., qui ont une valeur explicative) et regimbent (un peu) face à la source écrite (ou à la bibliographie) — ce qui fut particulièrement le cas du commentaire de cartes jusqu’à une époque récente. Ce faisant, ces exercices redoubl(ai)ent — en faisant « comme si » — les principales caractéristiques de la posture classique.
Si la nuance principale que nous avons cherché à apporter consiste à mettre l’accent sur le « théâtre » académique, à priori éloigné par nature des « valeurs » de la géographie classique, il ne faudrait pas non plus oublier les contraintes spécifiques de l’examen universitaire : événement sporadique par comparaison avec l’arpentage minutieux du terrain ; exercice nécessairement rhétorique et par force ouvertement artificieux, menaçant dès lors l’adéquation aux « réalités géographiques »... On retrouve là toutes les apories, tous les simulacres maintes fois soulignés, mais portés à leur paroxysme sur la scène académique, où le novice devait jouer fort, forcément faux, mais toujours à la gloire d’un regret naturaliste. En définitive, ce qui justifie peut-être le plus notre distinction est la présence dans les exercices académiques de valeurs autonomes, non spécifiques au paradigme postvidalien car ressortissant à une autre sphère axiologique (l’institution académique, ses dissertations, ses leçons, sa relation au professorat) ; en revanche, les topoï — ne serait-ce qu’au travers de leur hiérarchisation — apparaissent comme une composante indissociable de l’axiologie disciplinaire. « Lieux » où se réalise l’expérience vraie (et donc légitime), ils ressortiraient tout à la fois aux « exercices-types » et aux « valeurs ». Peut-être serait-il fécond d’introduire une distinction supplémentaire en séparant nettement « exercices-types » et « exemples », ces derniers ne pouvant pas être soumis directement à la reproduction par les apprentis (sauf par référence dans une dissertation ?) mais constituant en quelque sorte des modèles érigés comme tels par la communauté savante. En suivant cette idée, plusieurs types d’exemples peuvent être avancés.
Certains ouvrages ont pu endosser ce statut et être donnés comme modèles dont il s’agissait de s’inspirer, tels le Tableau de la géographie de la France de P. Vidal de la Blache, la thèse d’A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis ou encore les volumes d’E. de Martonne sur L’Europe centrale. Très précocement, ces ouvrages ont été considérés comme des « prototypes »  qu’il convenait d’imiter pour réussir une bonne monographie régionale, soit l’aboutissement par excellence du travail géographique. Il va de soi que cette exhortation à « suivre l’exemple » est plutôt le fait des disciplines humanistes, qui ont érigé la lecture de « textes fondateurs » en passage obligé de l’apprentissage. Encore faudrait-il faire le départ entre ce phénomène typiquement communautaire que constitue la célébration d’ouvrages érigés en chefs d’œuvre de la discipline, et l’intérêt heuristique d’une expérience individuelle de lecture de textes particuliers au travers de laquelle des géographes postérieurs ont pu venir puiser diverses manières de faire. Dans cet ordre de doute, nous ne sommes pas convaincus que le Tableau ou les premières thèses des élèves de Vidal aient eu une influence paradigmatique directe. Lors d’une discussion avec des « anciens » du département de géographie de Rennes, en novembre 1999, il nous a été clairement affirmé que les étudiants en géographie de l’entre-deux-guerres et des années 1940 ne lisaient pas les thèses ou le Tableau de la géographie de la France et qu’ils préféraient la lecture des quelques manuels existants, à commencer par l’abrégé du Traité de géographie physique d’Emmanuel de Martonne. Le « retour aux sources » et à la littérature scientifique par excellence (thèses et articles des Annales de géographie) semble être demeuré l’apanage d’individus isolés, et bien sûr de doctorants en quête de modèles, sans parler des enseignants déjà reconnus — comme si les exemples canoniques n’étaient revisités (quand ils l’étaient) qu’à la fin du cycle d’apprentissage, ou au-delà. Par contraste, nous avons pu vérifier depuis que la prédilection précoce, massive et exclusive des étudiants de géographie pour les manuels était sans doute un phénomène significatif — et qui contribue à rapprocher la géographie de ce que T. Kuhn décrit. La question est de savoir si cette isomorphie avec les sciences de la nature a un ressort exclusivement cognitif (ce qui fonctionnerait bien pour la géographie physique, notamment pour la géomorphologie), ou s’il faut faire rentrer en ligne de compte une question de recrutement socialement marqué, qui différencie la géographie au sein des humanités dès le début du xxe siècle, et surtout après 1942.
Plus spécifique à la géographie classique serait le développement d’une seconde classe d’exemples, la plupart du temps régionaux — que l’on pourrait considérer comme épurés de leur énonciation auctoriale initiale et versés dans un fonds idiosyncrasique (phénomène moins concevable dans d’autres sciences sociales, qui objectivent beaucoup moins les résultats de travaux empiriques...). Ce type pourrait se voir accorder une étude entière, tant la matière est riche et suggestive. Prenons trois exemples omniprésents dans toute la littérature classique : la région lyonnaise, la Bourgogne et les Alpes du Nord. Depuis un chapitre fameux du Tableau de la géographie de la France et des travaux contemporains de Lucien Gallois, la « région lyonnaise » est devenue l’archétype de la région sans assise naturelle homogène consacrant l’influence décisive d’une métropole sur des « milieux » diversifiés et mis en complémentarité. Dans un très grand nombre d’ouvrages et d’articles, du début du siècle aux années 1970, ce cas revient comme une antienne quand il est question de discuter la notion de région homogène, et rarement en référence à des travaux précis. L’exemple s’est en somme abstrait de sa matrice de production pour devenir une évidence partagée, mobilisable par tout un chacun et passablement appréciée pour ses vertus propédeutiques. Il en va de même avec la Bourgogne, ressaisie inlassablement comme métonymie du carrefour (ou prototype de région-carrefour). Les Alpes du Nord quant à elle ont été érigées en modèle d’organisation géomorphologique en bandes (pré-Alpes, Sillon alpin, grandes Alpes, zone Intra-alpine), parangon de la « subdivision géographiquement significative » pour de nombreux auteurs. On trouverait également dans la géographie générale de nombreux « exemples » régionaux (c’est-à-dire localisés) régulièrement réemployés pour signifier concrètement telle ou telle situation archétypale. Dans tous les cas, l’intérêt principal de l’exemple ne réside pas dans son caractère particulier (ou illustratif) mais dans sa portée emblématique : on lui assigne en pratique un pouvoir d’incarnation de la généralité, ce qui permet de se passer de modèles abstraits réclamant une conception à priori — procédure largement étrangère à la géographie classique.
L’exemple canonique s’inscrit insensiblement dans une rationalité idéale-typique, mais en quelque sorte aménagée par les contraintes réalistes de la doxa classique. Il permet paradoxalement de réhabiliter l’idée d’un fonds de textes exemplaires, dans la mesure où un ouvrage comme le Tableau de la géographie de la France suggère déjà un certain nombre de types idéaux (à commencer par la Région lyonnaise), et que c’est la littérature scientifique, bien que peu lue, qui a « fourni » la matière des exemples canoniques. C’est pourquoi, si nous avons douté de l’influence paradigmatique directe de ce fonds, nous lui reconnaîtrions plus volontiers une influence évidemment intertextuelle, mais surtout, par contraste, indirecte, désauctorialisée, profondément diffractée et recomposée dans le prisme professoral, qu’il soit oral (la leçon) ou écrit (le manuel). La question de la communautarisation des exemples pose de passionnants problèmes d’archéologie du savoir, qui sont rendus particulièrement épineux par la faiblesse des pratiques intertextuelles de la géographie classique.
2°) Valeurs
L’« élément » le plus significatif et le plus explicite du paradigme classique nous semble être ses « valeurs », productrices d’un discours axiologique particulièrement constant et convergent. Nous les avons déjà abondamment examinées, dans la mesure où elles permettaient de reconstituer la posture épistémologique classique. Il n’est pas question de les énoncer une nouvelle fois, mais plutôt de réfléchir aux modalités particulières (performatives ?) de leur énonciation. Ceci nous amène à réfléchir à la forme de l’énoncé axiologique : dans une communauté disciplinaire répugnant au métadiscours, valorisant la pédagogie par l’exemple, mais tout de même soucieuse de proscrire « dérives » et « aventures », le propos axiologique idéal ne pouvait être que court, incantatoire et frappant ; d’où le recours à la formule toute faite, voire à l’adage ou à l’aphorisme (non forcément auctorial) : « il faut partir des réalités concrètes », « la géographie est une discipline-carrefour », « l’espace du géographe existe », « il faut faire le tour de la question », « grande est la diversité et la complexité des problèmes », etc. La littérature géographique d’obédience classique abonde de ces affirmations sporadiques, rarement citationnelles (« tout le monde » peut les énoncer) et qui semblent former un répertoire de « sagesses » disciplinaires. Nous avons le soupçon qu’elles ont revêtu des formes orales innombrables et que la leçon professorale sous toutes ses formes en a peut-être été le médium privilégié. À la différence du dicton, ces stipulations étaient rarement figées en un énoncé définitif, mais plutôt déclinables en une vaste gamme d’assertions à peu près interchangeables sur le fond. Toutefois, il arrive que la formule incantatoire (modulable et partagée), pour peu qu’elle endosse des énoncés d’origine vernaculaire, débouche sur de véritables aphorismes figés. On donnera l’exemple d’une formule extrêmement prisée parmi les géographes réalistes, car elle peut servir à récuser la nécessité d’une réflexion épistémologique préalable :
On peut dire qu’on prouve le mouvement en marchant, et la réalité de la géographie en en faisant, ...
...la géographie française n'a jamais beaucoup goûté les interrogations épistémologiques. Elle avance, selon l'idée que le mouvement se prouve en marchant, et qu'une science se définit par sa pratique
L'homme ne se sauve que par la vitesse de la course. Le géographe qui tente de faire son métier, d'observer et d'expliquer un monde en plein bouleversements, ne se sauve-t-il pas par sa course devant un réel qui fuit et se transforme ; ne doit-il pas laisser à d'autres spécialistes l'épistémologie externe, à condition de la provoquer, voire de l’exiger ? ».
Dans les trois citations proposées, on retrouve littéralement ou de façon déformée l’adage « le mouvement se prouve en marchant ». Qu’il soit endossé ou réfuté, il agit comme un énoncé identificateur ou « déictique » d’un système de valeurs réaliste. Il n’en est qu’une manifestation parcellaire, mais il présente l’avantage, comme toute « sagesse » partagée, de faire l’économie d’un discours de justification, forcément plus lourd, forcément réflexif.
On pourra objecter à ces considérations sur le rôle axiologique de l’adage en géographie que les formules toutes faites et autres dictons n’ont rien de spécifique à la communauté des géographes classiques. On pourrait certainement retrouver des usages analogues dans de nombreuses sciences dures, voire dans certains groupes ou sous-groupes des sciences humaines. En fait, notre propos n’est nullement d’indiquer une quelconque spécificité de la géographie en la matière, mais de mettre à jour l’importance interne de cette pratique et sa congruence avec la posture épistémologique de la discipline. À la différence des discours rationalistes inspirés de la philosophie occidentale, préconisant un refus des illusions ordinaires et des conceptions « spontanées », la géographie classique leur a toujours prêté foi et valeur. Dès lors, le passage de l’axiologie par l’adage rejoint tout à fait l’idée énoncée par Marie-Claire Robic d’une science vidalienne qui vise « un dépassement de l’opinion et non point une coupure ». De la même façon que « [l]es mots locaux émaillent le texte géographique comme la preuve innombrable de la véracité d'un concept que le spécialiste évoquerait dans un tableau expressif plutôt que dans une démarche démonstrative », la référence à ou l’imitation de la « sagesse » vernaculaire, telle qu’elle s’incarne dans les dictons et autres aphorismes ordinaires, ancrerait et renforcerait les valeurs communes dans un socle de « vérités éprouvées ».
Au-delà des fondateurs du paradigme classique, cette affinité pour une forme axiologique dérivée du vernaculaire peut aussi recevoir une interprétation de nature sociologique. En effet, l’examen des origines sociales des géographes, tant dans les écoles normales supérieures qu’à l’université, montre un recrutement dans des couches plus modestes que pour la plupart des autres disciplines littéraires. On peut sans doute faire l’hypothèse d’un processus de choix qui favorise une ascension sociale sans rupture avec le milieu d’origine. En quelque sorte, la « carrière » géographique ouvre des perspectives de promotion qui n’impliquent pas de renoncement vis-à-vis des origines sociales, y compris (surtout ?) en termes de langue, de cognition, de « monde », de sorte que le coût symbolique en apparaît moindre que pour la plupart des « humanités » (notamment la philosophie). Hypothèse circulaire ? Certes..., mais peut-être fonctionnelle pour des générations de « successeurs », si l’on garde à l’esprit que le paradigme classique a « régné » pleinement durant soixante-dix ans. La difficulté de ce type d’explication apparaît surtout quant on la confronte aux origines de deux fondateurs essentiels de la doxa classique, à savoir Paul Vidal de la Blache et Emmanuel de Martonne ; dès lors, on ne peut accorder un statut génétique à cette interprétation mais éventuellement un intérêt en termes de reproduction du paradigme.
Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins patent que la prescription courte, plus ou moins stéréotypée, plus ou moins adaptée ou inspirée d’aphorismes vernaculaires, apparaît comme la forme la plus congruente et la plus fréquente d’expression des « valeurs » de la géographie classique. Elle n’est pas exclusive pourtant : il n’est qu’à rappeler les (finalement assez) nombreux textes (plus ou moins longs) de type « principes et méthodes » qu’ont rédigés les principales figures de la discipline. Emmanuel De Martonne, Albert Demangeon et leurs héritiers ont éprouvé le besoin de précipiter les valeurs disciplinaires en une doxa semi-explicite qui s’incarnât dans des développements plus étayés que l’aphorisme. Point d’orgue de ce souci, les deux versions du Guide de l’étudiant en géographie d’André Cholley (1942 et 1951), mais aussi le Guide éponyme d’André Meynier (1971).
Nous ne re-développerons pas ici les caractéristiques de « fond » des valeurs du paradigme classique, puisque nous les avons déjà examinées de façon récurrente dans la première partie de cette thèse. Nous nous bornerons à souligner leur caractère hybride, associant des prescriptions plus ou moins spécifiquement « géographiques » et des éléments importés de divers champs dans lesquels la discipline s’inscrivait : valeurs « humanistes » (clarté, beau style), « positivistes » (précision, nécessité de l’exemple, voire de l’administration de la preuve), etc. Ce fonds général offrait un répertoire relativement large, par certains aspects légèrement discordant, et permettant une certaine pluralité d’interprétation d’un auteur à l’autre, d’un praticien à l’autre (puisqu’il y a toujours du jeu dans la mécanique des valeurs). Les plus constantes et les plus intangibles étaient celles qui avaient le plus de congruence avec le « noyau dur » de la posture réaliste : l’exigence de « clarté », la méfiance à l’égard des jargons envahissants, le refus du « verbalisme », toutes prescriptions non spécifiques, mais particulièrement prégnantes jusqu’à la fin des années 1960 au moins. Il en va en revanche différemment de valeurs plus ambiguës et apparemment moins centrales comme le « bien écrire » ou les modalités d’administration de la preuve (il y a un certain écart entre H. Baulig et les « martonniens » par exemple).
3°) Métaphysique
L’une des difficultés que pose la traduction du répertoire kuhnien pour repenser l’histoire de la géographie française tient au flou notionnel régnant chez notre auteur, notamment s’agissant de la distinction entre les termes « métaphysique » et « valeurs ». Le premier terme semble quasiment s’incarner dans l’idée de « modèle » analogique (cf. supra), ce qui n’est pas sans poser problème si l’on conçoit la métaphysique comme ce qui ne se prête justement pas à des procédures d’objectivation (fût-ce par métaphore) ou de réitération. Une clé importante pour la compréhension de cet élément de la matrice disciplinaire réside dans l’idée de normativité : la « métaphysique » permet de forclore l’univers des possibles de la pratique scientifique. Or, à quoi servent les valeurs, sinon à normer ? Une ligne de partage serait peut-être à trouver dans la différence potentielle entre ce qui relève du projet global, des perspectives larges de la recherche, notamment théoriques (ressortissant à la métaphysique ?) et ce qui relève de la pratique ordinaire, quotidienne, empirique (ressortissant aux valeurs ?). Dans ce cas, on pourrait effectivement imaginer deux formes de normativité assez différentes. Mais ce partage est loin d’être satisfaisant. On pourrait rappeler également le distinguo entre énoncés (représentations ?) analytiques de forme contingente (modèles ontologiques) et aphorismes régulateurs de l’action (valeurs). Cela ne réduit pas totalement l’indétermination (insécurité ?) relative de ce qu’est la « métaphysique » pour Kuhn. Demeure le fait que la plupart des commentateurs que nous avons pu lire ou entendre traduisaient ce terme par « ontologie disciplinaire » en restituant à cette expression son acception traditionnelle — ce qui nous conviendrait assez, car cela élargit le contenu de « métaphysique » au-delà de l’idée de représentations légitimes. L’absence du terme « idéologie » dans la Postface, et notamment à propos des « valeurs » et de la « métaphysique » est assez déroutante. Tout ceci ne rend pas la frontière entre les deux « éléments » forcément moins poreuse, mais permet d’opérer une légère clarification...
Ce qui sépare les « valeurs » de la « métaphysique » est peut-être en géographie affaire d’explicitation : si l’on ressasse un peu les premières, la seconde est très nettement implicite voire « invisible » ; elle est tout à la fois évidente, omniprésente et terriblement épineuse à expliciter. Son socle comprend notamment cette posture réaliste que nous avons cherché à déployer jusqu’à présent, posture très largement ontologique (dans les deux sens du mot) tant elle a partie liée avec l’histoire de la discipline, sa genèse, ses procédures cognitives, etc., tout en demeurant fondamentalement un axiome originaire. On perçoit nettement en quoi le réalisme géographique a pu (ou peut encore) borner l’horizon des « énigmes » légitimes (notamment au domaine du « visible » ou du « matériel »). Ce faisant, il nous semble raisonnable de considérer le réalisme (tel que nous l’avons « travaillé ») comme un « modèle ontologique » du paradigme de la géographie classique.
Un autre « modèle ontologique » décisif serait sans doute l’organicisme : dès le Tableau de la géographie de la France et Régions naturelles et noms de pays, la géographie classique considère la région comme un « être géographique », parfois explicitement, le plus souvent implicitement. De Max. Sorre à André Cholley, de Pierre George à Jacqueline Beaujeu-Garnier, les géographes classiques n’ont cessé de manifester implicitement et diversement leur attachement à l’idée d’une existence — en dernière instance — phénoménale des êtres régionaux (puisque cette existence n’était pas réductible à un quelconque déterminisme), ladite idée ne pouvant s’énoncer que sur un mode intuitif et affirmatif. Dès lors, toute entreprise de « réduction » (explicative, statistique, modélisante) d’une « personnalité géographique » ne pouvait être qu’un expédient, un raccourci, une caricature ou une mutilation — au mieux admissible provisoirement, au pire rédhibitoire. Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister longtemps sur la dimension tout à la fois métaphysique et analogique de l’assimilation région (milieu) / organisme et sur son rôle de schème originaire venant configurer l’horizon des investigations possibles... Tout comme la posture réaliste, l’organicisme fait office de régulateur universel de ce qui était (est) pensable géographiquement, sans jamais déboucher sur des opérations directes de justification, ni faire office de problème à résoudre. En revanche, c’est plus qu’un « modèle heuristique » au sens kuhnien, dans la mesure où les géographes classiques ont, pour la plupart d’entre eux, affiché une attitude très littérale à l’endroit de métaphores telles que « personnalité régionale », « être géographique » ou « organisme urbain ».
À un niveau second et par contraste, nous serions tenté de traduire les « principes » (explicités entre autres par E. de Martonne dans son Traité de géographie physique) comme des « modèles », non pas « ontologiques », mais plutôt épistémologiques compte tenu de leur fonction explicative récurrente pour la géographie classique. L’inductivisme, incarné dans le « principe de géographie générale » et l’intérêt souverain pour les « particularités » et le non reproductible (idiographie), forment sans doute le couple épistémologique fondamental de la géographie classique. Il est redoublé par un autre couple, « géographique » celui-là, global-local, qui justifie (pour une ontologie réaliste) le couple induction-idiographie. Ces couples induction-idiographie, global-local, mais aussi général-particulier, ont la caractéristique d’être à priori dialectiques (voire antinomiques ou antonymiques) du point de vue de la logique formelle ; or le paradigme classique les conçoit comme complémentaires, sans véritable contradiction ou articulation problématique. Ce faisant, on retrouve l’ontologie et ce que nous avons pu appeler le « monisme » d’un De Martonne... De surcroît, ces couples épistémologiques conçus sans réelle dichotomie ont un avantage paradigmatique évident : ils permettent une interprétation assez souple des finalités de la recherche géographique.
Le « principe de causalité (linéaire) » est un autre « modèle épistémologique » essentiel de la géographie classique. Il a réglé un certain nombre d’avatars déterministes de l’explication géographique : déterminisme environnemental ou « naturel » (chez E. de Martonne ou M. Sorre par exemple), déterminisme historico-patrimonial (chez J. Sion ou A. Cholley), déterminisme technologique (notamment chez P. George, et la quasi totalité des géographes des années 1950-1960, emportés par le messianisme des trente glorieuses...). Il convient toutefois de noter que, dès P. Vidal de la Blache, la plupart des géographes ont pris soin de se démarquer de tout systématisme en matière de déterminisme : à des degrés divers, chacun fait valoir des diversités causales, voire du hasard ou de la « contingence ». De sorte que le « principe de causalité » est souvent contrebalancé par un principe de complexité, directement inspiré du « modèle organiciste ». Il faudrait également faire un sort à ce que l’on pourrait appeler (sur le mode du pastiche) le principe d’exhaustivité, qui n’apparaît pas comme tel, au même titre que ceux précédemment évoqués, mais plutôt sous des formes diffuses. Il n’en demeure pas moins essentiel, ainsi que nous avons essayé de l’établir au premier chapitre. Il ressortit à une ontologie réaliste et, dans la mesure où il s’agit tout autant de condenser et d’incarner un territoire que de mettre à jour sa structure, on pourrait le rapporter à une heuristique de la compréhension autant que de l’explication. Nous rejoignons par là ce que Marie-Claire Robic énonçait déjà en 1991 à propos de Paul Vidal de la Blache :
Il y a [...] une représentation du « métier de géographe » qui relève autant de la compréhension que de l'explication. Ce que fait le géographe, c'est condenser des expériences, cette culture pratique qui dénomme les lieux, qui porte en soi les traces du milieu, qui s'identifie à son pays. Il incorpore et déplace ces expériences en les généralisant : en en faisant des témoignages d'une vie générale sur terre. Aussi son métier de scientifique, qui vise à dire le vrai par le recours à une démonstration polyvalente, est-il aussi celui d'un révélateur.
En définitive, « modèles ontologiques », modèles épistémologiques et « valeurs » géographiques forment une constellation de schèmes profondément solidaires et imbriqués, qui se distinguent surtout par un gradient des possibilités d’explicitation et de justification, du « noyau dur » paradigmatique, centre et horizon omniprésent de l’univers légitime, jusqu’aux règles de la pratique banale et menue, redéfinies et reformulées régulièrement, ajustables aux conditions et à la « langue » du moment.
4°) Généralisations symboliques
Notre traduction du répertoire kuhnien a jusqu’à présent omis les « généralisations symboliques », « expressions employées sans questions ou dissensions par le groupe », qui en géographie ne pouvaient guère revêtir une forme logique, compte tenu de l’absence d’un méta-langage de la justification de type logico-mathématique avant les années 1960 au moins. En revanche, nous serions tenté de concevoir les termes objectaux de la discipline (région, paysage, milieu, nature, groupement humain, campagne, ville, etc.) comme l’avatar discursif et géographique de la généralisation symbolique. De fait, ces notions ont incarné formellement la discipline, en ont été les objets emblématiques ; nier leur évidence, voire les abjurer, ne pouvait être qu’un préparatif ou un symptôme de rupture. Elles n’avaient pas le degré d’univocité qu’auraient eu des formes logico-mathématiques, mais elles avaient sans doute la même efficacité sociale, dans la mesure où elles permettaient de cristalliser, de figer le « savoir » en l’incarnant dans une constellation d’objets-symboles. Nous serions même tentés d’approfondir ce sociologisme en posant la question de la stabilité du sens de la terminologie conceptuelle de la géographie classique : n’était-elle pas d’abord et avant tout un mythe fondateur susceptible de garantir l’acceptabilité sociale (tout à la fois interne et externe) d’une communauté parlant « d’une même voix » ? N’était-elle pas la « preuve » formelle de l’univocité de la langue géographique ? Ce sont là des interrogations susceptibles de s’appliquer à maints paradigmes disciplinaires, mais qui, compte tenu du monolithisme de la communauté géographique universitaire jusqu’à la fin des années 1960, sont dans ce cas précis particulièrement lancinantes. De surcroît, les « généralisations symboliques » ont pris une forme particulièrement « indiscutable » dans ce champ disciplinaire durant les années 1910-1970.
Peut-être faudrait-il également faire appel à d’autres niveaux d’objets-symboles, apparemment moins abstraits, mais jouant un rôle plus précis en termes de validation heuristique ; cela reviendrait à identifier un méta-langage de la justification susceptible de faire l’objet d’une inculcation massive dans les générations que l’on forme. Nous nous permettrons une hypothèse, qui relève d’un autre champ que le texte mais qui nous semble susceptible d’être approfondie en d’autres lieux : est-ce que l’élaboration graphique d’un répertoire de généralisations géomorphologiques (la cuesta, le crêt, le val perché, la surface d’aplanissement, etc.), ne pourrait pas s’interpréter justement comme la matérialisation, spécifique à la géographie classique française, d’un méta-langage de la justification ? Sachant le rôle-clef de l’interprétation du relief dans « l’explication géographique » au moins à partir d’Emmanuel de Martonne, sachant la place de la géomorphologie dans la promotion de la scientificité de la discipline, il serait tentant de voir dans ce répertoire de formes relativement univoques un autre niveau d’objets-symboles, sans exclusive toutefois. Ceci pourrait éclairer analogiquement l’aspect et les procédures qu’a pu revêtir ultérieurement une tentative comme la chorématique, qui justement a élaboré (pour partie in abstracto) un répertoire de « généralisations symboliques ».
À ce stade, une difficulté de traduction se pose : faut-il appliquer à la carte en général la catégorie de « généralisation symbolique » ? En termes d’économie de la preuve et d’autorité, il est évident que la production de documents cartographiques joue un rôle essentiel en géographie (pas seulement classique au demeurant...). On pourrait déplacer la définition liminaire et écrire que la carte est « [un moyen d’]expression employé sans questions ou dissensions par le groupe ». Mais cela trahirait la pensée de T. Kuhn au moins sur deux plans. D’abord parce qu’il s’agit d’une astuce citationnelle et qu’elle opère un changement de registre évident. Mais surtout parce que l’on pourrait faire valoir que les « généralisations symboliques » données en exemple dans La structure des révolutions scientifiques sont des énoncés symboliques clos, nous pourrions dire cristallisés, et dotés d’un statut d’explicativité considéré comme acquis. La carte, en revanche, demande une opération de réalisation ad hoc. Elle est génériquement explicative, mais l’explicativité de chaque carte ne saurait transcender la situation référentielle particulière qu’elle est supposée expliquer, a contrario des généralisations symboliques de Kuhn.
5°) Appareillage
Pour clore notre « traduction », il faudrait ne pas négliger l’instrumentation propre à tout paradigme, qui entretient une relation dialectique complexe avec l’évolution scientifique, et surtout technologique, de l’époque dans laquelle s’inscrit la communauté disciplinaire. C’est sans doute là l’aspect le plus matériel et le plus notoire, celui sur lequel nous insisterons le moins. Il incorpore dans le cas qui nous intéresse des supports « donnés », considérés comme des « sources » (cartes diverses, topographiques, géologiques, etc., photographies prises sous des angles différents, etc.) et des supports « produits » (dessins, croquis divers, blocs-diagrammes, photographies encore, etc.). Il agrège quelques « instruments » que s’est appropriés la géographie physique (du pluviomètre aux techniques de laboratoire empruntées à la géologie ou à la botanique) et dès les origines collationne (avec enthousiasme ?) des statistiques diverses. L’instrumentation est largement contrôlée par les « valeurs » de la matrice disciplinaire : ainsi, on ne peut guère invoquer l’inexistence d’une mathématique appliquée pour comprendre le faible niveau des techniques statistiques utilisées par les géographes vidaliens ; en revanche, les « techniques disponibles » sont systématiquement mises en avant comme la cause des limites imposées à la recherche. Ce faisant, elle sont une efficace justification (notamment à posteriori) des postures prises, avec toutes leurs carences. De surcroît, le déterminisme technologique, ce révélateur très sûr du réalisme géographique (notamment dans ses avatars d’après-guerre), ne peut qu’abonder dans ce sens...
II Difficultés et limites interprétatives du modèle kuhnien
1°) Un concept sur-identifié ?
Décliner un ensemble de croyances, de représentations et de pratiques suffit-il à valider l’idée d’une totalité englobante, signifiante en soi, désignée en l’espèce sous le vocable « paradigme » ? Nous avons fait jusqu’à présent comme si. Cela n’a pourtant rien d’incontournable. Après tout, on pourrait très bien ratifier distinctement certains des « éléments » analysés dans les pages qui précèdent tout en refusant l’idée qu’ils sont non seulement solidaires mais de plus fédérables dans une « matrice ». Cette difficulté vis-à-vis du tout rencontre une autre critique, assez ancienne, que les philosophes des sciences anglo-saxons ont formulée à l’encontre de la théorie kuhnienne et dont Donald Shapere a été le principal énonciateur :
Sa doctrine est d’autant plus convaincante qu’il gonfle sa définition d’un « paradigme », jusqu’à ce que le terme devienne si vague et si ambigu qu’il vous échappe, si général qu’il devient inapplicable, si mystérieux qu’il n’explique plus rien et si déroutant qu’il devient un véritable obstacle à la compréhension de certains des aspects centraux de la science
Au-delà de cette appréciation conclusive, ce qui est en jeu est le rapport de quasi-synonymie entre « paradigme » et « activité scientifique », qui menace l’intérêt heuristique (comme discriminant) du vocable kuhnien. Celui-ci désigne en effet tant de choses qu’il finit par voir sa sémantique saturée. Margaret Masterman avait ainsi pu relever 22 sens différents pour ce seul mot dans la seule édition de 1962 !. Dès lors, on ne peut s’empêcher de poser la question de ce pour quoi ce terme (et ce qu’il recouvre) prend sens.
Par ailleurs, la question préjudicielle de l’identification des paradigmes pose problème : Thomas Kuhn a pu affirmer, dès 1962, mais surtout dans la Postface de 1969, qu’il faut partir des communautés scientifiques auto-désignées (de la « structure de communauté ») pour étudier la formation et le contenu de ceux-là.
Au premier chef, un paradigme régit, non un domaine scientifique, mais un groupe de savants. Toute étude d'une recherche dirigée par un paradigme, ou aboutissant à l'écroulement d'un paradigme, doit commencer par localiser le ou les groupes responsables.
Pourtant, nombre de ses exemples (et il le confesse lui-même comme une défaillance dans la Postface) construisent des communautés absolument fictives d’un point de vue social. Par ailleurs, si l’on s’appuie sur la « structure de communauté », il faut trancher un problème d’échelle assez gênant : les scientifiques ont généralement une pluri-appartenance, depuis la définition institutionnelle lâche (physicien, chimiste, sociologue) jusqu’à des labels extrêmement pointus, sans parler de leur participation individuelle à des communautés diverses. En 1969, T. Kuhn reconnaît ces difficultés et propose une définition assez restrictive, qui s’appuie sur l’exemple du groupe des spécialistes du bactériophage :
Pour prendre un exemple contemporain, comment, avant sa reconnaissance publique, aurait-on isolé le groupe des spécialistes du bactériophage ? Pour répondre à une question de ce genre, il faut se fonder sur la présence aux conférences spécialisées, sur la circulation des manuscrits ou des épreuves d'articles avant leur publication, et surtout sur les réseaux de communication officiels et officieux, y compris ceux que l'on découvre dans la correspondance et dans les liens révélés par les citations. Je suis certain que ce travail peut être fait et le sera, tout au moins pour le monde contemporain et les périodes historiques les plus rapprochées. En moyenne, ces procédés permettent de délimiter des groupes d'une centaine de membres, parfois beaucoup moins.
Pourtant, l’exemple donné l’indique nettement : le collectif est construit sur la base d’un objet scientifique constitué, à partir duquel, par une procédure remontante, on désigne une communauté. La procédure d’identification est beaucoup plus ambiguë qu’elle n’en a l’air, et elle risque de raccrocher une sociologie ad hoc au service du vocable « paradigme ». Suffit-il en effet qu’il y ait des colloques, des articles échangés, voire même une revue sur des sujets comme « le bactériophage », « la délinquance des jeunes mineurs » ou « le tabagisme », pour identifier une « structure de communauté » et, partant, un paradigme ? Et surtout, ce dernier terme a-t-il encore du sens s’il est utilisé avec une telle extensivité ? Pourtant, le réexamen de 1969 va clairement dans le sens d’une restriction de l’usage de « paradigme » à des communautés restreintes ultra-spécialisées, ainsi qu’en témoigne cet autre passage, qui concerne plus restrictivement les révolutions affectant un paradigme :
En partie à cause des exemples que j'avais choisis et en partie parce que je n'avais pas assez précisé la nature et la taille des groupes en question, quelques lecteurs ont conclu que je m'intéressais avant tout ou exclusivement aux révolutions les plus importantes, par exemple celles qui sont associées aux noms de Copernic, Newton, Darwin et Einstein. En délimitant plus clairement la structure du groupe, il devrait être possible de faire valoir l'impression assez différente que j'ai essayé de créer. Pour moi, une révolution est un changement particulier, impliquant une certaine réorganisation des choix effectués par le groupe. Mais ce n'est pas forcément un changement majeur et il n’est pas nécessaire qu'il paraisse révolutionnaire à des chercheurs extérieurs à cette communauté, se composant peut-être de moins de vingt-cinq personnes.
Au final, la question de l’identification et du déterminant liminaire d’un paradigme ne nous semble pas réglée. T. Kuhn « s’en sort » toujours par l’étude de cas et la dynamique de la connaissance, ce qui ne permet pas de se forger un critère général. Celui-ci est-il nécessaire, d’ailleurs ? Rien ne nous oblige après tout à adopter une attitude réaliste vis-à-vis du concept de paradigme. Pourtant, la gêne éprouvée n’est pas réductible à la clause de réalité : d’un point de vue nominaliste, un concept est intéressant s’il modifie notre sémantique et contribue, ce faisant, à agrandir notre « monde » cognitif (dans un sens que T. Kuhn accepterait certainement). Il faudrait donc que « paradigme » apporte un « plus » et que son statut d’intelligibilité soit précisé.
Il nous semble que la réponse principale à ces diverses difficultés se trouve formulée dès le premier chapitre de la Structure des révolutions scientifiques lorsqu’est justifié le recours au terme en question par analogie avec les modèles grammaticaux : un paradigme, en définitive, est intéressant en tant qu’il désigne une sorte d’algorithme implicite qui est incorporé par l’entremise d’une pratique langagière. Ce faisant, on est certainement obligé de mettre en avant une idée de structure, sans pour autant mobiliser un structuralisme absolu — de cette sorte, anti-individualiste, déterministe, fataliste, qui fait l’objet d’une abhorration quasi-générale aujourd’hui. Et peut-être faut-il prendre très au sérieux la question de la langue en affirmant qu’un paradigme ne prend sens que comme structure (non close) de pratiques langagières. Au demeurant, un abord de cette sorte permet de contourner deux objections cardinales qui sont en général énoncées contre le structuralisme en général et contre le modèle kuhnien en particulier : la première porte sur le caractère métaphysique de l’idée de structure sous-jacente, qui est partout, dans tout, et explique tout ; affirmer que la structure est un effet linguistique permet de précipiter celle-ci, d’exorciser sa dimension chimérique et d’indiquer où elle fonctionne. La deuxième concerne le totalitarisme supposé des structures : nul n’a jamais sérieusement accusé une langue d’être totalitaire (au sens de H. Arendt), et pourtant, elle imprime son pli à ceux qui l’utilisent — tout en autorisant d’importantes variations, ce qui suppose une grande liberté d’usages.
2°) Conjectures socio-linguistiques
Peut-on rabattre l’idée de paradigme dans une dimension langagière sans trahir la pensée de Thomas Kuhn ? Ses travaux ultérieurs, la référence récurrente à l’œuvre de Ludwig Wittgenstein, certains commentaires récents, etc., nous conduisent à penser que la question de la langue (plutôt que du langage) est sans doute un point crucial de la théorie des paradigmes. D’ailleurs, le chapitre XI de l’édition de 1962, « Résorption des révolutions », et les réflexions sur la traduction contenues dans la Postface de 1969, manifestent clairement un rapport analogique, voire d’intrication entre « paradigme » et « langue » : T. Kuhn rejette comme une absurdité théorique l’idée d’un « langage d’observation neutre » qui permettrait de comparer en quelque sorte terme à terme deux paradigmes différents, de la même façon qu’il considère l’acquisition d’un « langage scientifique » comme quelque chose d’homologue à l’acquisition d’une langue naturelle :
Traduire une théorie ou une conception du monde dans son propre langage, ce n’est pas la faire sienne. Pour cela, il faudrait utiliser cette langue comme langue maternelle, découvrir qu'on pense et qu'on travaille dans cette langue qui était auparavant étrangère, et ne pas seulement la traduire. Cette progression n'est cependant pas de celles que l'on puisse faire ou ne pas faire suite à une délibération et à un choix, quelles que soient les bonnes raisons que l'on ait. Au contraire, à un certain point du processus d’apprentissage de la traduction, on s'aperçoit que la transition s'est effectuée, que l’on s'est laissé aller à utiliser le nouveau langage sans l'avoir décidé. Ou bien, comme nombre de ceux qui ont pour la première fois rencontré la relativité, par exemple, ou la théorie des quanta, au milieu de leur vie, on s'aperçoit que l’on est pleinement persuadé de la justesse de la nouvelle théorie, mais néanmoins incapable de l'intérioriser et de se sentir à l'aise dans le monde qui en découle.
À plusieurs reprises, dans l’ensemble de l’ouvrage, toutes éditions confondues, Thomas Kuhn est ainsi amené à considérer que l’inscription d’un individu dans un paradigme implique l’intériorisation d’un « langage » spécifique, qui fonctionne à la manière d’une « langue maternelle ». À vrai dire, le terme anglais language génère une ambiguïté qui a dû poser nombre de problèmes à la traductrice et peut occulter certains problèmes de clarté terminologique. Pour parler d’un paradigme, en français, « langage » nous semble trop théorique et trop formel, tandis que « langue » paraîtrait idéal, si l’on écartait le problème de la plasticité sémantique d’une langue naturelle et le fait que les « langages scientifiques » au sens kuhnien se distinguent de celle-là par le fait de n’être compréhensibles que par et pour un groupe restreint. Précisément, l’idée de paradigme suppose une induration sémantique par rapport à la langue naturelle : une communauté scientifique partage une certaine réappropriation de la langue commune, sur laquelle se greffe un lexique « ésotérique », rendu nécessaire par des nécessités de performance (voire de performativité) dans la communication interne. Il s’agit là d’un phénomène socio-linguistique bien connu, non réductible d’ailleurs aux « langages scientifiques », subsumable sous l’idée de langue communautaire ou idiome, incluse globalement dans une langue, n’était la dérogation lexicale particulière qui rend chaque idiome passablement abstrus dès lors que l’on ne fait pas partie de la communauté qui l’utilise. Malgré cela, demeure l’inclusion dans une langue naturelle, dont on ne s’abstrait, et de façon bien sporadique, que dans le cas où un énoncé peut incorporer des formes de représentation allochtones : langages logico-mathématiques, iconologie, etc. À ce titre, on pourrait faire l’hypothèse qu’un idiome scientifique accueille particulièrement bien diverses gammes de représentations extra-linguistiques, et que la dialectique spécifique langue/autres représentations pourrait être passablement éclairante pour comprendre un paradigme.
Ces considérations générales n’ont d’intérêt ici que par rapport à l’hypothèse d’un idiome géographique, lequel serait indissociable de la « matrice disciplinaire » classique. Ce « langage des géographes » (pour pasticher F. de Dainville) ne peut en aucun cas être restreint à l’expression cartographique (qui n’a au demeurant jamais été une exclusivité disciplinaire), mais pourrait recouvrir différents états de langue. Il y a d’abord la question du lexique, assez peu démarqué du français ordinaire, comme l’ont fait remarquer de très nombreux commentateurs. C’est d’ailleurs une propriété spécifique de l’idiome scientifique (post-)vidalien que de sembler se fondre dans la langue vernaculaire. En revanche, la sémantique vient clairement subvertir ce naturalisme apparent : des noms propres (champagne, piémont, etc.) et des mots étrangers (horst, karst, etc.), foncièrement particuliers, sont transformés en catégories générales, tandis qu’inversement des mots fort vagues sont rigidifiés par un travail inlassable de redéfinition (milieu, pays, bocage, arrière-pays, etc.). Même si elle n’a rien d’irrévocable et de monolithique, la sémantique du paradigme classique est tout de même assez précise et homogène. Par ailleurs, on ne peut se contenter d’interroger la signification de chaque terme spécifique pour la circonscrire ; tout aussi essentiel est le travail sur les constellations lexicales, les interactions de sens, notamment entre les notions centrales que sont « milieu », « homme », « nature », « paysage » et « région ». Bien entendu, on peut supposer des réarrangements, des déplacements, des polarités divergentes, d’un individu à l’autre, d’une « sensibilité » à l’autre. En revanche, on peut supposer que le réseau sémantique a une assiette pour ainsi dire topologique qui, elle, est relativement fixe. Il nous semble qu’une proposition de cette sorte a une congruence importante avec ce qui a été dit précédemment des « généralisations symboliques » et de leur valeur relationnelle.
Un idiome, sous-ensemble isomorphe d’une langue, ne se réduit pas à des mots. Il englobe un ensemble d’idiosyncrasies langagières, d’expressions toutes faites (on retrouve les « valeurs »), ainsi qu’un florilège de bien-disances érigées en littérature. Par ces entremises se transmettent, d’individu à individu, et plus largement grâce à l’exemple, diverses manières légitimes de phraser. L’une des particularités des idiomes scientifiques tient au caractère restreint et auto-restrictif des énoncés possibles, qui ne sont pas régulés par la seule grammaire standard, mais incluent une sorte de grammaire du pensable, inculquée par des « exemples », normée par des « modèles » et munie d’une sémantique indurée.
Ce que nous venons de proposer ici à titre spéculatif est un essai de « surtraduction » ou de « retraduction » de l’idée de « matrice disciplinaire » dans une perspective socio-linguistique. Il s’agit d’une conjecture, difficilement éprouvable en l’état. Certaines conclusions des chapitres ultérieurs visent à l’étoffer, justifiant cette formulation initiale et préalable. Notre propos sur ce point peut aussi se concevoir comme une invite à la comparaison et à la confrontation inter-disciplinaires : dans quelle mesure cette réinterprétation de l’idée de « matrice disciplinaire » pourrait-elle être généralisée ? S’agit-il seulement d’une proposition ad hoc ne pouvant s’appliquer au mieux qu’à des sciences molles, i. e. pour lesquelles il ne saurait y avoir dans l’expérimentation d’altérité irréductible (parce que extra-langagière) ? Cette reconsidération est-elle sans dommages pour une problématique de la démarcation de l’activité scientifique ?
Il s’agit là de questions qui dépassent l’ambition de notre présent propos. Demeurent les avantages généraux de cette hypothèse : en enracinant l’idée de paradigme dans un fait de langue, elle permet d’éviter l’accusation de « métaphysique » portée par un D. Shapere ou un H. Putnam à l’encontre de la théorie kuhnienne. Par ailleurs, elle fournit un argument contre les objections anti-holistiques formulées au début de cette discussion : le « tout » qui intègre les « éléments » en une « matrice disciplinaire », c’est simplement la « langue commune », dotée de dimensions. Et nous serons amené à suggérer plus loin qu’un « changement de monde » aurait peut-être beaucoup à voir avec un changement de sémantique, d’autant plus invisible qu’il ne coïncide pas avec un changement de lexique, mais lui est en fait nettement postérieur. Partant, on dispose aussi d’un critère de démarcation d’une communauté savante par l’idiome. Celui-ci peut-il constituer pour autant un marqueur liminaire ou identifiant ? Cela paraît quand même improbable, surtout si l’on vise une identification de l’extérieur, dans la mesure où la reconnaissance d’une langue commune présuppose de la maîtriser de l’intérieur. Enfin, il y a peut-être là matière à faire un instant, à l’instigation de T. Kuhn lui-même, l’économie des antinomies harassantes de type structure/interaction ou tout/partie : si une structure paradigmatique s’acquiert comme une langue, alors l’interaction sociale (sous toutes ses modalités) contribue performativement à l’incorporation de dispositions cognitives partagées et à la constitution en collectivité idiolectique. Demeure quand même la question des origines, si tant est qu’on se la pose : origines d’une tradition de « science normale », origines de la rupture qui la renverse. En définitive, si l’on adhère à cette interprétation idiomatique, l’événement — naissance ou changement — pose question, a contrario de ce que suggère la théorie kuhnienne, dont l’un des intérêts reconnus est d’offrir un schème diégétique (c’est-à-dire un « récit » ou une « mise en intrigue » à valeur universelle) explicatif des ruptures et discontinuités dans la science.
3°) Un soupçon sur l’événement
De même que la construction d’un château de cartes est gratifiée, à terme, par son effondrement, proposer une relecture de l’histoire disciplinaire avec un modèle structural comme celui que nous venons d’utiliser pourrait trouver son intérêt ultime dans la notification d’une rupture, c’est-à-dire la fin d’un avatar spécifique de la structure. Cela pourrait être en tout cas, avouons-le, une conséquence de l’usage que nous en avons fait.
Énoncer cela ainsi, ici, répond à un malaise éthico-épistémologique que nous voudrions brièvement expliciter. En matière d’histoire des sciences, mettre en scène l’événement est tout sauf un geste insignifiant : le registre gradué qui va du « tournant » à la « rupture », de la « coupure épistémologique » à la « révolution scientifique », quel que soit son niveau de validation argumentaire, a une très grande force performative. En effet, il réalise l’opposition entre un « avant » et un « après » sans lequel il ne saurait y avoir de diégèse, et par conséquent de récit historique. L’ordonnancement ainsi opéré offre un cadre de sens et une légitimité ex-ante à toute entreprise historiographique, quelle que soit ses motivations. Ainsi, les professionnels de la refondation disciplinaire, notamment lorsqu’ils sont férus de littérature anglo-saxonne et qu’ils ont intégré une temporalité émaillée de turns ou de shifts (depuis que la révolution est out), peuvent-ils « refonder » à plusieurs reprises le champ auquel ils se rattachent, en vertu d’un schème qui utilise l’efficace de la mise en intrigue sans avoir à se légitimer plus avant. La visée politico-institutionnelle tend à se dissimuler derrière l’affirmation épistémologique, fût-elle infalsifiable si on l’examine plus avant.
Mais comment déterminer de façon moins rhétorique la pertinence d’une rupture ? Comment contribuer à un infléchissement de la balance argumentaire — qui déboucherait sur un alourdissement de la « preuve » même si l’on ne saurait prétendre trancher en dernière instance ? Il est évident que la traduction que nous avons proposée s’inscrit dans un tel dessein : nous partageons la conviction des historiographes estimant que les « événements » qu’a connus la géographie dans les années 1970 sont significatifs. Il ne s’agit pas d’une adhésion biographique — celle d’un acteur cherchant à valider sa participation à un processus qu’il juge rétrospectivement important. Il y a peut-être quelque chose de filial et de légitimiste, vis-à-vis de la génération qui a été actrice du processus. Il en va peut-être aussi de la perpétuation d’une partie des contradictions sociales qui font du géographe la cible idéale de la « dévaluation structurale » dont parle Pierre Bourdieu dans Homo academicus. À partir de ces « niches » préservées de la géographie classique que sont les ENS et les filières de formation du professorat secondaire, percevoir la position socialement, culturellement et scolairement dévaluée de la géographie à la charnière des années 1980-1990, était sans doute une condition idéale pour adhérer à (et reproduire) un discours critique à l’encontre du classicisme. De surcroît, une position d’emblée nominaliste ne pouvait que renforcer le malaise. Une telle explicitation n’est pas agréable à livrer, en ce sens qu’elle démystifie la pureté des arguments « scientifiques » et la virginité sociale des convictions, mise à nu que le modèle rationaliste dominant tendrait à faire passer pour illégitime, voire obscène. Elle est pourtant nécessaire si l’on ne souhaite pas reproduire l’aporie du propos de Pierre Bourdieu dans Homo academicus  : il s’y donne pour projet de réaliser une anthropologie du discours critique de la sociologie à partir d’un point de vue distancié qui fonderait la scientificité de sa posture, alors même qu’il énonce un discours de sociologie critique, ressortissant dès lors à lui-même, ce qui rend pour le moins suspecte la possibilité d’une mise à distance... Précisons toutefois qu’une mise au point de la sorte se veut avant tout « clause de style » et ne dévalue pas à nos yeux la nécessité et la légitimité de la rationalité.
Dans cette optique, notre propos demeure donc de contribuer à étayer quelques schèmes interprétatifs de l’histoire et de l’épistémologie de la géographie, et notamment celui qui conçoit les années 1971-1984 comme le moment d’une « révolution scientifique » (au sens kuhnien) affectant la communauté des géographes français. La question qui se pose est de savoir si la théorie de Kuhn est suffisante pour penser les moments de révolution, dans les sciences humaines au moins. En effet, si l’approche de cet auteur repose sur le concept-clef de « communauté scientifique » — qui « décide » en dernière instance du maintien ou de la disparition d’un paradigme, légitimant par là l’effacement des frontières entre épistémologie et sociologie des sciences — il est clair que ce sont des déterminations d’ordre cognitif et prédictif (portant sur l’articulation entre faits et théories) qui pour lui sont à l’origine des bouleversements que va connaître la communauté concernée :
Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. [...] Les révolutions scientifiques, [...] ne paraissent obligatoirement révolutionnaires qu'aux yeux de ceux dont les paradigmes subissent le contrecoup de la révolution. [...] Les astronomes, par exemple, pouvaient accepter les rayons X comme une simple addition aux connaissances existantes, car leurs paradigmes n'étaient pas affectés par l'intrusion de la nouvelle radiation. Mais pour des hommes comme Kelvin, Crookes et Roentgen, dont les recherches portaient sur la théorie des radiations ou les tubes de rayons cathodiques, l'apparition des rayons X a obligatoirement violé un paradigme tout en en créant un autre. C'est pourquoi ces rayons n'ont pu être découverts qu'à l'occasion d'une difficulté rencontrée dans la progression de la science normale.
Ce sont les « difficultés », les rugosités de la procédure scientifique, qui jettent le trouble sur les théories de la « science normale », lorsqu’une « énigme » ne trouve pas de solution, devenant « anomalie » : « La mise à l’épreuve du paradigme se produit donc seulement après que des échecs répétés, pour résoudre une énigme importante, ont donné naissance à une crise. » En somme, les raisons qui président à la révolution sont forcément des raisons d’ordre expérimental (ou théorique). De même, Thomas Kuhn concède qu’il « est probable que l'argument le plus lourd, pour les adeptes du nouveau paradigme, est de prétendre qu'ils sont en mesure de résoudre les problèmes qui ont conduit l'ancien paradigme à la crise. » Même si ultérieurement il établit que les cas de démonstration sont plutôt des exceptions et qu’en général le « sens esthétique » ou la « foi » pure et simple sont les leviers de « conversion » au nouveau paradigme les plus fréquents (faute d’éléments suffisants pour trancher), il n’en demeure pas moins patent qu’il n’envisage jamais en détail la possibilité de facteurs non cognitifs. Cette position nous pose deux problèmes, l’un en prise sur la théorie de Kuhn, l’autre soulevé par le transfert que nous essayons d’opérer ; tous les deux latents dans l’exposé que nous venons d’effectuer.
4°) Une explication insuffisante ?
Le premier ressortit à l’évacuation de la dimension intrinsèquement sociale d’une communauté scientifique. Si celle-ci n’est pas exclusivement conçue comme l’association d’une collection d’individus rassemblés par leur adhésion à un paradigme, voire à un « puzzle », il y a forcément pour le moins surimposition d’un système relationnel au système informationnel. Or il n’y a pas de raisons de penser, sauf à faire preuve d’irénisme, que les interactions sociales entre scientifiques diffèrent fondamentalement par leur nature des relations sociales « ordinaires ». Cela fait d’ailleurs longtemps que le mythe mertonien d’une communauté scientifique fondée sur la discutabilité de toute théorie et la concurrence généralisée entre chercheurs a été battue en brèche. Le rôle de l’autorité des scientifiques dans leur capacité à influer sur leurs supposés « pairs » est décisive. Mais l’autorité, si elle peut capitaliser une expérience scientifique reconnue, convertit nécessairement celle-ci en un pouvoir social, ne serait-ce que par la dissymétrie informationnelle qu’elle implique. Or T. Kuhn a pu préciser lui-même que : « Persuader quelqu’un, [...] c’est le convaincre que l’on a un point de vue supérieur, qui devrait donc remplacer le sien », d’où il infère que la conversion par persuasion ne peut vraiment toucher que « des hommes qui entrent juste dans la profession ». Ce faisant, il est amené à suggérer (ce qui se « devine » intuitivement) que dans une révolution scientifique, la subversion de l’ancien paradigme passe par les générations nouvelles, amenées à rompre avec celles qui les précèdent pour construire une nouvelle matrice disciplinaire. L’explication est assez robuste, mais elle fait fi des allégeances diverses déjà contractées par les dits « néo-entrants » envers le paradigme ancien : l’expression « des hommes qui entrent juste dans la profession » fait peu de cas du nécessaire préalable, tant social que cognitif, que suppose justement « l’entrée dans la profession ». Renoncer aux certitudes acquises a nécessairement des conséquences sociales, ce que Kuhn a énoncé lui-même par l’analogie politique, qui fonde le chapitre « Nature et nécessité des révolutions scientifiques » :
Les révolutions politiques visent à changer les institutions par des procédés que ces institutions elles-mêmes interdisent. Leur succès exige donc l'abandon partiel d'un ensemble d'institutions politiques en faveur d'un autre, et, dans l'intervalle, la société n'est vraiment gouvernée par aucun système d'institutions. À l'origine, c'est la crise seule qui affaiblit le rôle des institutions politiques, comme elle affaiblit le rôle des paradigmes. Un nombre croissant d'individus deviennent chaque jour plus étrangers à la vie politique et, quand ils y participent, leur comportement devient chaque jour plus imprévu. Puis, à mesure que la crise s'aggrave, bon nombre de ces individus s'engagent dans un projet concret de reconstruction de la société, au sein d'un nouveau cadre institutionnel. À ce stade, la société se trouve divisée en camps ou partis concurrents, l'un s'efforçant de défendre l'ancien ensemble institutionnel, les autres, d'en instituer un nouveau. Et une fois cette polarisation effectuée, tout recours politique échoue. Parce qu'ils sont en désaccord sur les fondements institutionnels dans le cadre desquels ce changement politique doit s'effectuer et être évalué, parce qu'ils ne reconnaissent aucun cadre supérieur aux institutions à qui reviendrait de juger les différends révolutionnaires, les partis face à face dans un conflit révolutionnaire doivent finalement recourir à des techniques de persuasion de masse et souvent même à la force. Bien que les révolutions aient eu un rôle vital dans l'évolution des institutions politiques, ce rôle dépend du fait que ce sont en partie des événements extra-politiques ou extra-institutionnels.
Si l’on suit l’analogie, et même si on la minore, demeure la conviction que la (re)conversion a forcément des conséquences sociales lourdes pour les néo-entrants, d’emblée inscrits dans des configurations relationnelles. Sauf à supposer l’innocence (pour ne pas dire la candeur) d’un jeune chercheur, à un certain moment il lui sera nécessaire d’arbitrer entre les gains et les coûts de sa stratégie de rupture, même s’il n’est pas du tout certain que cet arbitrage soit rationnel ni forcément pleinement conscient. Dès lors, peut-on exclure raisonnablement que des paramètres sociaux extérieurs au seul plan cognitif puissent intervenir dans les stratégies décidées ? De surcroît, on a pu exciper de la théorie kuhnienne l’explication du fait que les chercheurs butant sur des « anomalies » étaient fréquemment marginalisés ab initio par leur communauté d’origine (du fait de leur échec ou de l’hétérodoxie des théories qu’ils étaient alors amenés à produire), et qu’ils tiraient de cette marginalité une partie du ressort qui leur permettait de rompre avec le paradigme qui avait initialement normé leurs recherches. Or une telle mise en congruence soulève une difficulté essentielle : comment un marginal pourrait-il séduire les néo-entrants si des prédispositions extérieures (liées éventuellement à la conjoncture) n’amènent pas ceux-ci à s’intéresser spécialement au discours de celui-ci ? Et comment le (re)connaître spontanément, si une certaine invisibilité sociale l’entoure ?
Tout ceci nous amène à douter de la neutralité des interactions sociales préalables lors des changements de paradigme. Les arguments précédents nous semblent encore plus s’appliquer au champ des sciences humaines (à priori évacuées par Thomas Kuhn). En effet, celles-ci ont des projets interprétatifs qui engagent de manière centrale ou marginale des discours sur la société, de sorte qu’il y a porosité (voire interaction) entre les visées cognitives de la discipline et les interprétations qui sont données par les individus de la conjoncture, voire de leur situation dans le champ social. Cette disposition recouvre ce que Ian Hacking appelle les « effets de boucle » des sciences sociales, qui rétroagissent sur les objets qu’elles construisent. Partant, la question de l’obsolescence ou de l’inadéquation d’un paradigme humaniste appelle nécessairement une interprétation socio-historique, même si elle n’est pas forcément suffisante.
Ces rectifications introduisent en outre la deuxième difficulté énoncée, qui a trait aux problèmes d’importation du modèle paradigmatique, compte tenu des différences structurelles entre sciences de la nature et sciences sociales. Les arguments cognitifs ne sont pas neufs : alors que le couple expérimentation/prédiction fonde en théorie la légitimation des sciences naturelles, il n’y a que très peu de champs des sciences sociales (et « humaines » en général, fussent-elles quantitativistes) qui se prêtent complètement à ce type de protocoles, ne serait-ce qu’en raison de leur impossibilité structurelle (notamment lorsqu’on raisonne sur le passé). Dès lors, la « conversion » ne peut que rarement passer par la vérification ou des formes instrumentales de reproduction. Elle engage des mécanismes d’adhésion plus ouvertement rhétoriques et/ou dialectiques. Elle reconnaît surtout plus fréquemment (quand ce n’est pas son projet cognitif) les déterminations (ou interactions) sociales qui peuvent influer sur elle.
III Vers une reconsidération socio-historique du contexte pré-révolutionnaire
En définitive, en dépit du fait que notre problématique se focalise sur des questions de cognition et d’énonciation, il nous est apparu nécessaire de souligner son caractère non suffisant pour expliquer la possibilité d’une révolution scientifique en géographie, compte tenu notamment des lacunes du modèle kuhnien dès lors que l’on veut comprendre l’incidence (pas forcément externe) du social dans ce type de mutation. De fait, ossifié par trois (sinon quatre générations) de géographes, le paradigme classique a résisté aux remises en cause, mutations thématiques, inflexions et tentatives de réforme, et cela au moins jusqu’à la fin des années 1960. Il a été le témoin peu bavard (sinon ignorant) des mutations de la géographie anglo-saxonne pendant plus d’une décennie. Comment comprendre cette immuabilité épistémologique, alors même que les faiblesses et contradictions de la géographie annaliste avaient été soulignées à de nombreuses reprises, tant de façon externe qu’interne ? La réponse n’est certainement pas simple, mais elle nécessite à n’en pas douter un détour par des hypothèses sociologiques.
Énoncé, ressassé, corrigé, infléchi, contesté, pluralisé, le projet cognitif de la géographie classique, avec toutes ses contradictions et son flou, ne pouvait entrer en crise sévère qu’à partir du moment où le monolithisme caractérisant la discipline se trouverait contrebalancé par un renchérissement des contradictions tant internes qu’externes à la communauté géographique. Pour que la contestation déstabilisât le registre « noble » de la scientificité, il fallait tout à la fois que la critique épistémologique fût possible (non pas in abstracto mais dans les conditions épistémiques d’alors) et que le contrat social garantissant la pérennité du paradigme établi fût largement entamé. On pourrait considérer l’absence d’écho rencontré par les propositions refondatrices de Jean Gottmann comme une preuve a contrario du caractère durablement prégnant de la géographie classique : à la fin des années 1940, la critique gottmannienne se heurta à une discipline institutionnellement renforcée par les acquis vichystes, peut-être également légitimée par l’essaimage, immédiatement après la guerre, de quelques géographes dans les nouvelles institutions de planification — toutes réussites sociales qui devaient obérer l’éventuelle attractivité de thèses pourtant novatrices et percutantes.
Même si la thématique du « malaise de la géographie » a émergé durant les années 1960, même si la réflexion épistémologique a connu un développement lent mais certain à la même époque, les travaux qui en ont résulté ne contestaient guère (ou de façon passablement « réformiste ») les acquis du paradigme classique. L’Essai sur l'évolution de la géographie humaine de P. Claval est ainsi exemplaire de ces tentatives de conciliation entre un fonds classique et des ouvertures anglo-saxonnes — à l’époque encore passablement exotiques — que l’auteur « dédramatise » en les présentant de façon à la fois didactique et arbitrale. Ainsi, dans le même mouvement, les positions à priori intolérables (en regard du paradigme classique) d’un Frederick Schaefer ou d’un William Bunge sont mises en fiches, contextualisées et, éventuellement, tempérées (sinon critiquées) par P. Claval, travail ambigu d’énonciation et d’initiation, qui vise implicitement une sorte de transcription dans les normes françaises des « apports » de la theoretical geography. Emblématique en serait ce passage de la conclusion :
Et William Bunge, dans une déclaration prophétique, prévoit le jour où la géographie sera divisée non plus en géographie humaine ou en géographie physique, mais en géographie des points, des lignes et des surfaces.
Cette profession de foi extrême n’emporte pourtant pas la conviction. [...]on voit mal quelles pourraient être les analogies et les explications dans le domaine physique des autres aspects de la réflexion moderne en géographie économique.
Il y a dans la vue de Bunge une part de vérité : il se développera un corps de doctrine sur les représentations de l’espace, et les moyens de l’étudier, qui mérite de porter le nom de géographie théorique. Mais il ne peut s’agir que de principes très généraux, qui ne se confondent ni avec la géographie physique ni avec la géographie humaine. [...]
Le point de vue ici développé est plus qu’une « discussion » : présentant un auteur encore quasiment inconnu en France, P. Claval effectue une étonnante valse-hésitation, qui à deux reprises évalue puis dévalue la posture de l’auteur, considérée comme menaçante à certains égards (car « extrême » dans son propos réducteur — au regard de la géographie d’alors), et en même temps « prophétique ». Les atermoiements de la présentation n’ont rien d’un phénomène d’oralité : ils opèrent une accomodation entre modernisme et tradition, celle-ci servant en quelque sorte à évaluer celui-là, à en définir les aspects acceptables, opérant une sorte de traduction inter-paradigmatique. Mais le propos final demeure bien de préserver l’irréductible « point de vue » géographique, le « principe fondamental », la « manière d’aborder le monde, de le regarder, de l’analyser » qui fait l’« unité » de la géographie. Faute d’être explicité, ce « point de vue » demeure un point aveugle — encore que l’on puisse inférer du mouvement de la phrase une procédure inductive ou compréhensive (aborder/regarder/analyser) qui réitère schématiquement la posture classique.
Cette position est doublement emblématique : d’un auteur qui a toujours mis en exergue les continuités plutôt que les ruptures, et d’une époque qui s’ouvre marginalement à des discours susceptibles de mettre en cause les fondements épistémologiques du paradigme classique. Pourtant, l’ouverture est toute relative : elle indique la possibilité d’une remise en question, tout en ne l’effectuant pas, en la maintenant à distance. Cela suffirait à indiquer l’incomplétude, dans le cas qui nous occupe, d’une explication purement internaliste du changement scientifique et la nécessité de faire référence à une « sociologie de la recherche géographique française » telle que l’a esquissée M.-C. Robic dans sa contribution au Comité national d’évaluation (1989). S’appuyant principalement sur une grille bourdieusienne, elle y analyse les « transformations morphologiques » qu’a connues la communauté géographique dans les années 1960, y discernant le ferment de la « crise des années 1970 » :
Au cours de cette même période d'après-guerre, et notamment dans les années soixante, la morphologie du corps des géographes a énormément changé pour faire face à l'afflux d'étudiants issus de la vague démographique et de la démocratisation de l'enseignement. Ces transformations se marquent tant par l'effectif des universitaires que par la localisation des centres d'enseignement et de recherche, la composition statutaire, les perspectives de carrière des géographes. Rappelons que le corps des assistants de lettres, des non-titulaires de l'enseignement supérieur, a été créé en 1942, celui des maîtres-assistants en 1960 (facultés des lettres et des sciences) pour faire face à la montée des effectifs étudiants. Les transformations considérables de l'avenir prévisible des nouveaux « entrants » par rapport aux situations anciennes de concurrence dans la carrière universitaire ont contribué au malaise dans la discipline, perceptible depuis la fin des années soixante, comme dans les autres secteurs universitaires, sans que le sentiment de « crise épistémologique » développé au cours de la décennie soixante-dix puisse s'y réduire.
Les chiffres mobilisés par M.-C. Robic attestent d’un « boom géographique » : doublement des effectifs d’enseignants du supérieur entre 1963 et 1967 (qui triplent même sur la période 1963-1972), alors que dans le même temps le rapport entre effectifs des collèges B et A passe de 1,2 à 2,3. Dès lors, la géographie tombait sous le coup des analyses de Pierre Bourdieu dans Homo academicus :
Si la crise des hiérarchies universitaires s'est cristallisée autour de l'opposition entre professeurs et maîtres-assistants, c'est que ces derniers, et surtout les plus âgés d'entre eux, en tant que produits typiques du nouveau mode de recrutement, étaient condamnés, [...] à ressentir dans toute son intensité la contradiction entre les promesses inscrites dans leur recrutement et l'avenir réellement assuré par des procédures inchangées de carrière. Les assistants qui, dans l'état ancien de l'institution, n'étaient pas plus nombreux que les professeurs titulaires, [...], n'étaient séparés que par l'âge, c'est-à-dire par de la durée, de professeurs dont ils étaient aussi peu différents que possible sous tous les autres rapports. Différence à la fois nulle et absolue, comme celle qui sépare les générations dans tout ordre social fondé sur la reproduction simple.
S’il y a convergence pour dire que les recrutements massifs opérés durant les années 1960, par le relâchement du lien entre carrière universitaire et consécration sociale via le statut de professeur, ont contribué à un « déclassement structural » des assistants nouvellement recrutés, on peut discerner une certaine discordance quant à l’interprétation des variantes sectorielles de celui-ci. À l’occasion d’une comparaison entre géographes et sociologues, P. Bourdieu interprétait les aspirations des premiers à une « transformation méthodologique » de leur discipline comme une « revendication corporatiste » explicable par la relative homogénéité sociale du groupe des géographes :
Mais, pour pousser aussi loin que possible la démonstration, on peut appliquer l'analyse au cas des enseignants de géographie et de sociologie, qui, bien qu'ils appartiennent à des disciplines toutes deux dominées, présentent des différences propres à expliquer qu'ils aient joué des rôles très différents et dans le mouvement et dans les conflits ultérieurs à propos de l'avenir du système d'enseignement. Alors que les géographes, qui sont situés au niveau le plus bas des hiérarchies tant sociales que scolaires, présentent un ensemble de caractéristiques sociales et scolaires fortement cristallisées à tous les grades, les sociologues se caractérisent par une discordance très marquée entre ces caractéristiques, surtout aux niveaux inférieurs de la hiérarchie : la part des normaliens, également faible dans les collèges A et B (4,5 % et 3 %) chez les géographes, est relativement forte (25 %) chez les sociologues du sommet de la hiérarchie (très proches des historiens, 24 %, et des psychologues, 27 %) qui, en outre, sont souvent issus de la philosophie, alors qu'elle est parmi les plus faibles (5,5 % contre 10 % en psychologie et 13 % en histoire) chez les sociologues du niveau inférieur (collège B), bien que la part des enseignants issus de la classe dominante soit à peu près aussi élevée dans ces catégories qu'au niveau supérieur (collège A). Cette double discordance [...] entre le sommet et la base de la hiérarchie est sans doute l'expression la plus visible d'une dualité des modes de recrutement qui résulte de l’ambiguïté structurale de la discipline en même temps qu'elle la renforce : la sociologie, discipline prétentieuse, comme disait quelque part Georges Canguilhem, qui se situe en aspiration au sommet de la hiérarchie des sciences, rivalisant alors avec la philosophie dont elle prétend remplir les ambitions mais avec la rigueur de la science, est aussi un refuge, mais un refuge de luxe offrant à tous ceux qui veulent affirmer les grandes ambitions de la théorie, de la politique et de la théorie politique, le profit symbolique maximum pour le droit d'entrée scolaire minimum [...]. On comprend que sociologues et géographes se soient si clairement distingués, au sein du mouvement de contestation de l'Université, au point de symboliser, notamment dans le mouvement syndical, l'opposition entre la tendance « gauchiste » et la tendance « réformiste », entre la contestation globale et « radicale » de l'institution universitaire et du monde social et la revendication « corporatiste » mettant l'accent sur les carrières des enseignants ou la transformation des méthodes et des contenus de l'enseignement.
L’analyse de Marie-Claire Robic, si elle s’inspire des conclusions bourdieusiennes, se clôt de façon sensiblement différente :
L'institutionnalisation ancienne de la géographie, par le biais d'une liaison séculaire avec l'enseignement, la distingue aussi de l'anthropologie ou de la sociologie, dont la croissance s'est opérée pour l'essentiel après 1945 avec le développement de la recherche en sciences sociales : implantation plus provinciale, plus grande dépendance à l'égard des normes universitaires, moindre ouverture aux commandes de recherche publique, privée ou para-publique, relatif monolithisme d'une formation modelée par la préparation à un débouché longtemps dominant, l'enseignement ; origine sociale nettement moins favorisée, moindre aura intellectuelle et médiatique, proximité des fonctions électives locales et régionales ; peut-être aussi habitude d'organisation, pour le corps dans son ensemble et pour ses groupes et sous-groupes, réunis en associations officielles et en « lobbies » internes repérables, eux-mêmes confortés pendant un siècle par la relation presque exclusive entre enseignement secondaire, concours d'enseignement et enseignement universitaire ; émiettement de l'ensemble des géographes dans les universités et les unités de recherche, corrigé par une formation relativement homogène et par un héritage institutionnel commun. Du même coup, par rapport à la situation parfois décrite pour les sociologues dont les formations, les emplois et les itinéraires sont extrêmement hétérogènes et qui travaillent dès lors dans un « marché » opaque et peu unifié, les géographes seraient dans un système à la fois plus simple et plus transparent. Serait-ce l'une des raisons de l'acuité de ce qui a été la « crise » de la géographie, signe de conflits ouverts, relativement simples, et de l'éclatement conscient de ce qui a été une « école » de géographie ?
Là où Pierre Bourdieu ne voyait que corporatisme, Marie-Claire Robic préfère mettre en avant la « transparence » et la « simplicité » du « marché » de la géographie de l’époque. D’une certaine manière, cela revient à considérer le caractère préalablement indépassable du paradigme classique et à envisager sa mainmise totale sur les filières de formation comme un avantage miné : à partir du moment où la géographie a subi de plein fouet les conflits sociaux liés à la crise de croissance de l’université française, ceux-ci ont pu trouver dans le champ de la construction du savoir un gisement massif et uniforme susceptible de faire les frais d’une entreprise de sape de grande envergure. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il y a eu instrumentalisation circonstancielle (cynique ou non) des idiosyncrasies épistémologiques de la géographie classique, mais il est certain que son monolithisme, soumis à une très forte contestation sur une base à priori sociale, s’est avéré être un levier spécifique (et passablement opératoire) de la remise en cause collective.
Les éléments que nous venons d’emprunter permettent de préciser une interprétation sociologique des « événements » que la géographie a vécus à la fin des années 1960 ; en revanche, ils ne suffisent pas encore à clarifier l’articulation temporelle entre contestation générale, d’ordre socio-politique, et contestation disciplinaire. On pourrait prendre comme référent d’appoint le témoignage, de statut historiographique un peu différent (beaucoup plus réticent et beaucoup moins distancié), de P. Claval dans sa récente Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours. Le bilan qu’il dresse, quant à l’intensité de la crise, pourrait sembler assez proche ab initio :
La géographie sort pulvérisée de l’épreuve [de Mai-68]. La plupart des géographes de l’ancienne génération avaient toujours fait leur travail avec honnêteté et dévouement. Voilà qu’on les traîne dans la boue, en les accusant de tous les vices que l’on prête généreusement au mandarinat. Les relations entre collègues se détériorent, au point que d’anciens camarades cessent souvent de s’adresser la parole au sein du même département.
Du début du siècle au milieu des années 1960, la géographie française s'était montrée remarquablement unie. Malgré les tensions que l'on sentait monter, la situation s'était maintenue jusqu'en 1968. Les événements de mai entraînent la division des esprits. Plus aucune figure ne s'impose à l'ensemble des collègues. Aucun des patrons qui dominaient la discipline avant 1968 n'a une assez forte personnalité pour garder une autorité respectée par tous : la situation de la géographie diffère de celle de l'histoire et de la sociologie. Aucun des géographes de la génération montante n'a encore une notoriété suffisante pour se substituer aux aînés.
Le sentiment de malaise qui caractérisait la géographie en France depuis la fin des années 1940 s'aggrave en 1968. La mode est à l'autoflagellation : la discipline n’a pas d'objet propre, puisque tout le monde peut s’interroger sur l'espace ou sur les paysages ; l’outil sur lequel elle repose, la cartographie, est impressionniste ; la démarche régionale est multiforme. La liste des griefs qu'adressent à la discipline les jeunes collègues férus d’épistémologie ne cesse de s'allonger.
Les grands historiens de l'école des Annales publient, à partir du milieu des années 1970, leurs souvenirs [E. Le Roy Ladurie], retracent leur itinéraire intellectuel [G. Duby], répondent à des journalistes [G. Duby, J. Le Goff] ou regroupent leurs réflexions épistémologiques [F. Braudel]. À cette occasion, ils font part de leurs sentiments à l'égard de la géographie. Ils gardent un souvenir enchanté de celle qu'ils ont apprise sur les bancs de l'université, mais sont très durs à l'égard d'orientations nouvelles qu'ils ne comprennent pas et condamnent sans nuance. Ces historiens disposent d'une large audience : ils contribuent à la détérioration de l'image de la discipline.
La géographie que la plupart des Français connaissent est celle qu’on leur a enseignée à l'école, au collège ou au lycée. La pédagogie de la discipline n'a guère été renouvelée avant le début des années 1970. Beaucoup gardent le souvenir d'une approche pointilleuse et un peu vieillotte, encombrée de chiffres et sans inspiration.
C'est donc dans un climat particulièrement difficile que la géographie se restructure après la tourmente de 1968.
Se refusant à approfondir la signification sociale de la crise, P. Claval la traite comme une sorte d’état psychique collectif analysable avec les catégories de la psychologie spontanée : après la montée du « malaise », les circonstances historiques « entraînent la division des esprits » et « pulvérisent » la discipline, minée par « l'autoflagellation » et l’absence de « forte(s) personnalité(s) ». S’il partage avec les deux auteurs précédents la conviction que les « événements de mai » ont joué un rôle dans la crise qu’a connue la discipline, son interprétation, en quelque sorte, restreint celle-ci à ces seuls « événements », leur conférant un statut d’externalité qui n’engage pas de façon critique le paradigme de la géographie classique. Si celle-ci lui apparaît comme spécifiquement fragile, car en manque de « patrons [...] respecté[s] par tous » et handicapée par ses formes scolaires, le mouvement qui s’engage est caricaturé par le terme péjoratif d’« autoflagellation », de sorte que la remise en question à l’œuvre n’a plus de contenu crédible autre que ses motivations circonstancielles ; c’est un discours vain, sans prémisses et sans autre justification que la vacance du pouvoir. Le parallèle établi avec le regard des historiens permet d’enfoncer le clou : en recourant au procédé de la distanciation ironique, notre historiographe achève de relativiser la pertinence des « orientations nouvelles » — puisqu’elles ont reçu la sanction (si négative) des grandes figures de l’école des Annales...
Pourtant — les exemples développés par P. Claval ultérieurement suffiraient à le montrer — il y a un léger décalage entre le temps de la contestation socio-politique ouverte et généralisée, qui est celui de Mai-68, et le temps de la remise en cause épistémologique, qui débuterait plutôt en 1971-1972, soit trois-quatre ans plus tard au moins. Ce délai n’est pas en soi considérable, il serait même infime, si on le rapporte au temps presque séculaire du paradigme vidalien. Pourtant, à l’aune des événements insurrectionnels spécifiques à 1968, cela représente un délai significatif, une sorte de temps de latence durant lequel ce sont plutôt les gardiens de l’orthodoxie qui éprouvent le besoin de se positionner : Pierre George écrit son fameux texte sur « L’illusion quantitative en géographie » (publié dans les Mélanges Meynier en 1972), Jacqueline Beaujeu-Garnier fait paraître La géographie : méthodes et perspectives (rédigé entre 1967 et 1971 et comme différé par les circonstances de l’époque), tentative de conciliation entre « la nécessité de changer en partie les méthodes de la géographie » et le souci de ne pas « renier la Géographie traditionnelle ». En 1973, Pierre Gourou publie Pour une géographie humaine, ouvrage qui dès le deuxième alinéa affirme : « La nécessité s’impose d’étudier les corrélations que suggère le paysage ». Faut-il voir dans ces écrits réflexifs de maîtres anciens, comme le fait P. Claval, une sorte de réponse à un « dogmatisme » préalable, ou, plutôt, un processus d’anticipation (et de positionnement inaugural) par rapport à une dynamique à peine frémissante ? En tout état de cause, le lien opéré par ce dernier entre « événements de Mai » et « griefs [...] des jeunes collègues » est trop sommaire et mécanique pour convaincre ; et le style historiographique, à la limite du mémorialisme le plus subjectif, propose un schème interprétatif ténu et peu convaincant, trop suspect de vouloir à dessein priver de sens la « nouvelle géographie ».
L’écart temporel entre le processus général et les « craquements » survenus en géographie dans le domaine proprement épistémologique n’est certainement pas insignifiant. Il faut peut-être, là encore, faire référence au contexte corporatif : à partir de 1971, les effectifs de la géographie en étudiants stagnent, voire régressent légèrement, alors que la grande période de recrutement massif d’assistants se clôt brutalement (on ne retrouvera un mouvement de création de postes comparable qu’à la fin des années 1980). La phase de croissance des années 1963-1971 a pu incarner une exceptionnelle opportunité de promotion pour des enseignants du secondaire, soudain appelés en nombre à une carrière dans le supérieur (même si pour les nouvelles recrues la massification catégorielle a pu entraîner un « déclassement structural » de la position acquise). Dès lors, le caractère soudain de la fin de ce « moment » a pu avoir des répercussions symboliques non négligeables : parenthèse refermée, temps d’un certain désillusionnement envers les possibilités nouvelles offertes par l’institution universitaire... ; mais ce ne sont là qu’hypothèses, car l’histoire sociale de la nouvelle géographie reste largement à écrire. Il n’en demeure pas moins notable que la « préoccupation » épistémologique émerge massivement au moment où l’université se referme, et alors que des réticences plus ou moins profondes se font jour à l’encontre des pistes nouvelles de rénovation de la discipline du côté des « patrons » de la géographie établie.
IV Prolepse : récit
En 1970, lors des Journées géographiques d’Aix-en-Provence, Bernard Marchand, chercheur « de retour d’Amérique », fut l’un des premiers à évoquer l’avènement d’une « nouvelle géographie ». La conférence qu’il donna à cette occasion a été perçue par beaucoup comme un moment de prise de conscience collective, ce que confirme le témoignage de Maryvonne Le Berre dix-sept ans plus tard :
Le déclic se produisit, pour moi comme pour d'autres, aux Journées Géographiques d'Aix-en-Provence lors d'une communication présentée par Bernard Marchand. Il montra qu'il existait dans les pays anglo-saxons, en Scandinavie, en U.R.S.S. une autre géographie, moins pointilliste, moins intuitive que celle qui se faisait en France ; cette géographie se voulait plus efficace dans la recherche de la généralisation. Il dressa une sorte d'inventaire des principales techniques utilisées : de la statistique descriptive et inférentielle à l'analyse multivariée ; des problèmes originaux posés par les phénomènes de répartition et auto-corrélation spatiales aux statistiques bayésiennes. Il décrivit quelques exemples, tenta d'initier, de conseiller. Vaste programme pour un auditoire effrayé par toute dérive mathématique...
L’année suivante, l’ORSTOM organisa un stage de géographie quantitative, auquel participèrent essentiellement des chercheurs de cette institution et quelques jeunes (et moins jeunes) assistants d’université. Une association, le GAG (Groupe d’analyse géographique) y fut créée, qui regroupait essentiellement des Parisiens. Le Groupe Dupont naquit la même année, réunissant des géographes du Sud-Est et de l’Est de la France qui souhaitaient développer leurs compétences en matière de techniques statistiques et d’informatique.
C'est à la suite de cette intervention [de B. Marchand] que naquit la même année, le Groupe Dupont dont je suis membre depuis l'origine. Il se donna pour but de réfléchir aux formes que pourrait prendre une nouvelle géographie qui ferait usage de ces techniques. Il ne s'agit pas d'une naissance fortuite puisque, à la même époque, dans diverses universités françaises, à Paris, à Besançon, à Strasbourg, à Rouen, des individus ou des équipes faisaient l'investissement intellectuel nécessaire pour s'initier aux traitements mathématiques et informatiques. Une piste se présentait enfin qui risquait de faire sortir la géographie de son marasme.
Les Dupont allaient jouer un rôle actif dans l’organisation l’année suivante du premier colloque de géographie quantitative à Besançon. La caractéristique première de ces nouveaux collectifs, GAG, Dupont, est leur style non institutionnel : ils sont apparus en dehors des môles et pôles de la géographie classique, avec éventuellement une forte représentation de la province, court-circuitant les institutions et les revues consacrées, mettant l’accent sur des techniques encore hermétiques à la quasi totalité des géographes installés (mathématiques, informatique, télédétection, ...), valorisant des pratiques collectives largement inédites (sinon mal vues) alors (stages de formation, colloques). Toute cette activité nouvelle peut autant se lire comme un palliatif des carences de la géographie établie que comme un signe de rejet (ou de contournement) de celle-ci.
Plusieurs revues ont vu le jour, plus ou moins en prise sur l’establishment géographique et/ou les milieux éditoriaux, plus ou moins bien dotées de ce fait : L’Espace géographique (1972), EspacesTemps (1975), Hérodote (1976), les Brouillons Dupont (1977), Espaces et luttes (1978-1980) ; cette efflorescence répond à un besoin nouveau que les revues officielles, les Annales de géographie, le Bulletin de l’Association de géographes français ou les grandes revues de province n’étaient pas en mesure de satisfaire : besoin de forums, de débats collectifs situés au-delà de la controverse inter-individuelle ; toutes manifestent, mais à des degrés divers, l’urgence de la réflexion épistémologique. En 1976, le groupe Dupont, en collaboration avec des universités suisses (signe notable d’une marginalité française non résorbée), a organisé le premier colloque Géopoint à Genève, dont les normes communicationnelles sont dans le droit fil d’une certaine éthique collective : peu d’allocutions en assemblée plénière, primat des ateliers et groupes de discussion à caractère collectif, faible individuation de la parole dans les actes publiés, etc. Dans ces forums nouveaux, à la notable exception de Philippe Pinchemel, les figures autorisées de la géographie traditionnelle étaient absentes — quand bien même la critique du « mandarinat » avait cédé la place à une remise en cause, floue mais obstinée, des canons épistémologiques du paradigme post-vidalien. Les figures d’autorité sont anglo-saxonnes, ou d’une génération « intermédiaire » (née durant les années 1930 ou au tout début des années 1940) qui accède alors au magistère, mais à la périphérie de l’université française : Henri Reymond (Strasbourg), Hubert Béguin (Louvain), Claude Raffestin (Genève), Jean-Bernard Racine (Lausanne) essentiellement. Fait significatif, la rénovation de la discipline a eu largement recours à des figures extérieures, médiatrices d’autres cultures (C. Raffestin) ou d’autres pratiques (les trois autres). Le fait que les universités suisses aient hébergé deux des trois premiers Géopoint (Genève en 1976, Lausanne en 1980) n’est pas seulement emblématique de la différence de moyens entre celles-ci et leurs homologues françaises : elle exprime la disjonction à l’œuvre dans la communauté géographique française et le monopole de moyens dont ont longtemps bénéficié les tenants de l’ancien paradigme. Le premier Géopoint organisé en Avignon (barycentre symbolique du Groupe Dupont) n’a eu lieu qu’en 1982, alors que la « crise » connaissait peut-être son apogée politique, quelque dix ans après le début des « tensions ». Cette installation est certainement liée à l’alternance politique, qui a permis l’accession de « nouveaux géographes » à des postes de responsabilité et a sans doute rendu plus aisée la tenue de colloques en France.
Le moment critique de la géographie française, amorcé lors de la crise généralisée de Mai-68, passablement vif à partir de 1971-1972, s’est donc manifesté dans un premier temps par une forte disjonction à l’intérieur de la communauté disciplinaire, dont les signes principaux ont été une intense création de lieux collectifs nouveaux (revues, groupes, associations), par la mise en exergue de valeurs collectives et par la promotion d’activités (informatique, mathématiques, épistémologie, ...) et de sujets hétérodoxes. L’ensemble de ces pratiques nouvelles a été le fait de plus ou moins « nouveaux entrants » ayant fait leurs études à partir de la fin des années 1950 (pour les plus âgés) et recrutés comme assistants essentiellement entre 1963 et 1971. À partir de 1972 (et de la fondation de L’espace géographique), mais encore plus après 1975, la disjonction a pris une tournure fortement épistémologique, que les rédacteurs du Géopoint 76 ont pu mettre en scène comme un « besoin de recul et de réflexions épistémologiques » découlant de « leur progressive acquisition des connaissances mathématiques et statistiques nécessaires à la pratique de l’analyse quantitative ». Le procès en non-scientificité de la géographie classique et les explorations de voies nouvelles ont dès lors pris de l’ampleur, les années 1975-1976 correspondant pour certains « à l’apogée de polémiques internes et au démarrage d’une réflexion (auto-)critique généralisée ». De façon éclatante, la charnière des années 1970-1980 a vu la soutenance des premières thèses ressortissant au nouveau paradigme : La Croissance de Los Angeles de 1940 à 1970 (1977) de Bernard Marchand, Système économique et espace (1979) de Franck Auriac, Contribution à l'étude de la croissance urbaine dans le système urbain français (1980) de Denise Pumain, L'agrandissement spatial des exploitations agricoles (1980) de Violette Rey et Industrie et système urbain : contribution à l’étude des relations entre processus de diffusion industrielle et les transformations récentes du système urbain français de Thérèse Saint-Julien (1980). Après une recrudescence des crispations intra-communautaires liée à la nouvelle donne politique de 1981, les tensions se sont peu à peu apaisées et la disjonction s’est progressivement résorbée, notamment à partir de 1984. À cette date en effet, a été publié le premier rapport annuel du Comité national français de géographie manifestant un effort de « mise à jour » de la part de l’institution, tentative qui est entrée en convergence avec un rééquilibrage des crédits et responsabilités au bénéfice des géographes incarnant des sensibilités jusque là négligées dans les instances communautaires...
Il n’est pas sûr que l’on puisse pour autant parler d’un « changement de paradigme » dans une acception strictement kuhnienne, c’est-à-dire exclusive. Si le fait de parler de « moment critique » ou de « révolution scientifique » est affaire de répertoire (ou de fluctuation sémantique) — et nous n’aurons pas la naïveté de vouloir assigner à ces termes une signification absolue (ou « réaliste par correspondance » au sens de Putnam) —, il est en revanche impossible de poursuivre le transfert de modèle au-delà de la « révolution » que nous venons brièvement d’évoquer, compte tenu de la multiplication ultérieure des paradigmes disponibles. Nous aurons plus loin l’occasion de réfléchir à la pérennisation du paradigme classique dans des niches quasi inexpugnables ou d’examiner la diffusion de la « nouvelle géographie » à travers des topoï spécifiques ; on ne saurait pourtant ignorer les irruptions postérieures de la « géographie sociale » ou de la « géographie humaniste », qui sont très rapidement venues concurrencer (ou supplanter) les premières élaborations de la « nouvelle géographie » (sous sa forme initiale, « théorique et quantitative »). D’une certaine manière, le legs premier de la révolution des années 1970 est d’avoir mis fin au monopole de fait de la géographie classique, au profit d’une pluralité paradigmatique qui a rapproché la géographie de la situation des autres sciences sociales... Dès lors, quoi que l’on pense des « solutions » proposées par les Nouveaux géographes et de l’hétérogénéité qu’a pu masquer ce label, on ne peut faire l’impasse sur les questionnements qui ont été alors suscités ni évacuer le sens de la rupture épistémologique qui a été réalisée. À ce titre, la troisième partie de cette thèse entend explorer l’une des facettes de celle-ci — celle qui correspond précisément à l’évacuation, partielle, précaire et contrastée, du réalisme classique, et à son remplacement, tout aussi fragile, par une posture nouvelle.
Au préalable, il est apparu nécessaire de montrer que la « révolution scientifique » (si tant est qu’une telle désignation soit satisfaisante) avait été précédée par un certain nombre de signaux avant-coureurs, dont on trouve la trace dans divers écrits de la décennie précédente. Thomas Kuhn a proposé le terme d’« anomalie » pour désigner les « phénomènes nouveaux et insoupçonnés » — de l’ordre des « faits » ou de la « théorie » — susceptibles de plonger un champ scientifique dans la crise. À condition de repenser les tenants et les aboutissants de la déstabilisation, l’idée a sans doute du sens pour la géographie. C’est ce que nous avons essayé d’accréditer dans le chapitre qui suit, intitulé « Émergences du malaise » (V). Y est analysée la sorte de rumeur qui a précédé la période contestataire, au travers de textes qui expriment selon des modalités diverses les « doutes » ambiants, suggérant parfois un réexamen du legs classique. Le chapitre VI, quant à lui, met l’accent sur le fossé séparant paradigme classique et paradigme « théoricien-quantitativiste » (dans une version anglo-saxonne), tel que précocement pressenti par d’autres géographes des années 1960, nullement en proie au « malaise », mais soucieux de cohérence interne dans la promotion d’un savoir-faire distinctif (nettement classique) du géographe.
Chapitre V
Énonciations du « malaise » et émergence d’une anomalie dans le paradigme classique
Les quelques témoignages autobiographiques dont nous disposons ne laissent guère de doute sur le fait que le « moment critique » de la géographie française n’est pas survenu brutalement, et en quelque sorte ex nihilo, dans les années 1971-1976. Certains membres du groupe Dupont ont fait état des « errances » (M. Le Berre) au gré desquelles ils s’étaient peu à peu éloignés de la géographie classique, jusqu’à « la rupture lentement mûrie ou brusquement décidée » (H. Chamussy). Le processus semble s’être amorcé durant les années 1960. Les « doutes », « difficultés » et « problèmes » s’amoncelant — à l’occasion du travail de thèse ou de situations de confrontation interdisciplinaire — auraient fait naître le malaise, puis l’aspiration au changement. Pourtant, une difficulté essentielle surgit : on ne saurait écarter totalement le soupçon de reconstruction instrumentale qui pèse sur ces témoignages à posteriori. Il est certain que l’on ne peut pas aborder ces récits — dont la sincérité n’est pas en doute — sans peser le risque d’une survalorisation rétrospective de ce qui « faisait problème », excipé et sursignifié pour justifier fortement la nécessité d’une rupture avec la géographie annaliste...
Aussi semble-t-il nécessaire d’aller rechercher au préalable dans la production des années 1960-1971 des formes d’expression, proprement immédiates, d’un « malaise » dans la communauté géographique, qui suggéreraient quelque chose d’équivalent à l’idée d’anomalie dans un paradigme. Ainsi seraient au moins partiellement validées ces formulations. Il est également souhaitable de définir plus précisément le statut d’intelligibilité de l’expression « anomalie », au-delà de sa dénotation sémantique immédiate. Dans La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn fait un usage très intuitif et diffus du terme. Il recouvre en fait deux niveaux ou deux « stades ». Le premier procède des effets banals de l’innovation :
La science normale, cette activité consistant comme nous venons de le voir à résoudre des énigmes, est une entreprise fortement cumulative qui réussit éminemment à remplir son but : étendre régulièrement, en portée et en précision, la connaissance scientifique. [...] [En revanche, elle] ne se propose pas de découvrir des nouveautés, ni en matière de théorie, ni en ce qui concerne les faits, et, quand elle réussit dans sa recherche, elle n'en découvre pas. Pourtant la recherche scientifique découvre très souvent des phénomènes nouveaux et insoupçonnés et les savants inventent continuellement des théories radicalement nouvelles. L'étude historique permet même de supposer que l'entreprise scientifique a mis au point une technique d'une puissance unique pour produire des surprises de ce genre. [...]
Il nous faut maintenant nous demander comment des changements de ce genre peuvent se produire [...] La découverte commence avec la conscience d'une anomalie, c'est-à-dire l'impression que la nature, d'une manière ou d'une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l'anomalie. Et l'épisode n'est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne phénomène attendu.
Dans cette première occurrence, il apparaît clairement que « l’anomalie » est pensée par l’auteur comme une extériorité (« phénomène ») qui impose en quelque sorte son potentiel contradictoire à des praticiens conscients. Elle peut toutefois être surmontée ou dépassée (T. Kuhn parle de réajustement de la « théorie du paradigme »). Le problème se complique lorsqu’émergent des « anomalies graves et durables » (p. 114), car alors on passe à un niveau supérieur, synonyme de « crise » : « Dans tous ces cas [...] la conscience de l'anomalie durait depuis si longtemps et avait pénétré si profondément que l'on peut, sans exagération, parler d'un état de crise croissante. » (p. 102). L’auteur détaille dans le chapitre VII (« Réponse à la crise ») les différentes configurations dans lesquelles une « anomalie » suscite une « crise » :
[...] si une anomalie doit faire naître une crise, il faut généralement qu'elle soit plus qu'une simple anomalie. Il y a toujours des difficultés quelque part dans la cohérence paradigme-nature ; la plupart se résolvent tôt ou tard, souvent par des processus imprévisibles. L'homme de science qui s'arrêterait à considérer toutes les anomalies qu'il remarque arriverait rarement à rédiger une œuvre de valeur. Nous nous demanderons donc pour quelles raisons telle anomalie semble mériter des recherches approfondies. À cette question il n'y a probablement pas de réponse vraiment générale. [...] Parfois une anomalie [...] met clairement en question les généralisations explicites et fondamentales du paradigme. Ou bien, comme dans le cas de la révolution copernicienne, une anomalie sans importance fondamentale apparente peut causer une crise si les applications qu'elle empêche [...] ont une importance pratique. Ou bien, comme pour la chimie au xviiie siècle, c'est le développement même de la science normale qui peut transformer une anomalie, jusque-là simple cause d'agacement, en une source de crise [...] On peut supposer que d’autres circonstances encore peuvent donner à une anomalie une valeur particulière et plusieurs d’entre elles se combinent d'ordinaire. [...]
Quand, pour ces raisons ou d'autres du même ordre, une anomalie semble être plus qu'une énigme de la science normale, la transition vers la crise, le passage à la science extraordinaire ont commencé. L'anomalie elle-même commence à être plus généralement reconnue comme telle par les divers spécialistes.
L’expression « difficultés [...] dans la cohérence paradigme-nature » met évidemment l’accent sur des problèmes d’ordre cognitif ; toutefois, la mention de l’« importance pratique » invite à considérer les applications de la science, et par extension l’efficacité (ou l’impuissance) pragmatique d’un paradigme, comme un puissant moteur conjectural lorsque la science achoppe — ce que T. Kuhn avait affirmé dès la préface : « Il suffit cependant de penser à Copernic et au calendrier pour voir que les conditions extérieures peuvent aider à faire d'une simple anomalie une cause de crise aiguë. Le même exemple illustrerait de quelle façon les conditions extérieures à la science peuvent influer sur l’éventail des possibilités offertes à celui qui cherche à mettre fin à une crise en proposant telle ou telle réforme révolutionnaire » (p. 12). Cette sorte d’accent mis sur les « conditions extérieures » mérite d’être replacé dans son champ de possibilités : il ne conduit pas à une remise en question de la détermination cognitive des changements de paradigme, mais à un élargissement des catalyseurs — notre auteur parle d’« éventail des possibilités » — qui permettent de « mettre fin à une crise ». En substance, T. Kuhn semble affirmer qu’une crise a des origines forcément cognitives — qu’un paradigme initial ne fait que manifester par inadéquation — mais peut se purger par le recours à une argumentation non spécifiquement cognitive, qui contribuera en fait à l’abandon du paradigme de départ.
Que pourrait recouvrir le terme « anomalie » dans une science humaine comme la géographie ? Elle a certainement un lien essentiel avec l’irruption de la nouveauté sous des formes diverses et plus ou moins convergentes : transformations du « monde »-référent (immédiatement saisissables ou « diagnostiquées » par un discours savant), transformations des marchés (ouverts ou potentiels) auxquels a accès la discipline, bouleversements dans les possibles théoriques et/ou instrumentaux des champs scientifiques contigus (traditions géographiques étrangères, disciplines proches). Toutefois, il ne suffit pas qu’il y ait convergence de nouveautés : celles-ci ne font sens que dans la mesure où elles sont perçues ou, plus précisément, constituées comme telles. On pourrait après tout imaginer une discipline suffisamment féconde et sûre de sa valeur heuristique pour assimiler sans atermoiements certaines externalités ; à l’inverse, on pourrait faire l’hypothèse d’un ensemble disciplinaire « autiste » ou « schizoïde », à la manière des « petites communautés » de Robert Redfield, renfermé sur ses interrogations routinières, et refusant de s’intéresser aux nouvelletés. Pourrait également être envisagée l’hypothèse limite d’un enregistrement du « changement » dénué d’heuristique, se bornant à rendre acte des mutations en cours par l’entremise de constructions empruntées : statistiques, descriptions vernaculaires, imageries diverses...
Ces diverses configurations, extrêmes et pour partie fictionnelles, ont surtout pour fonction de suggérer par l’absurde qu’il n’y a pas d’émergence du neuf sans qu’il y ait conjointement identification ou « étiquetage » de la nouveauté — ce qui bien souvent, surtout dans les sciences humaines, implique une discussion (voire une négociation) complexe. D’un certain point de vue, on pourrait affirmer que la géographie d’après-guerre a épousé en même temps et successivement toutes les configurations et attitudes précédemment évoquées sans jamais en endosser une par exclusive...
* De nombreux textes de l’après-guerre montrent clairement que les géographes français ont été très précocement sensibles aux mutations du monde de l’après-guerre, ainsi que l’ont récemment rappelé Marie-Claire Robic et Nicole Mathieu :
[..] les géographes ont pris conscience, entre 1950 et 1970, qu'un changement du monde les contraignait à construire la discipline sur de nouvelles bases. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, bien avant l'actuelle « mondialisation », un changement qualitatif s'imposait déjà à eux au vu de l'échelle à laquelle s'opéraient alors les grands phénomènes économiques, sociaux, voire environnementaux ; en parallèle, chez les plus visionnaires, s'imposait l'idée qu'il existait des ruptures historiques, c'est-à-dire de totales discontinuités dans le développement de l'humanité, manifestées par les crises économiques ou les changements des centres de gravité de la puissance mondiale.
* La transformation des marchés a été légèrement plus tardive mais non moins décisive ; l’émergence de la « géographie appliquée » anticipe ou répond à l’affermissement progressif des préoccupations institutionnelles d’aménagement du territoire. Elle ouvre clairement de nouveaux débouchés à la corporation — ce que certains ont perçu fort précocement, ainsi qu’en témoignait (déjà) rétrospectivement A. Meynier dans son Histoire de la pensée géographique (1969) :
[J. Tricart et M. Phlipponneau] voient, dans [l]e développement [de la géographie appliquée], la possibilité de placer de jeunes géographes dans le circuit de la vie courante. Ils s'inquiètent de voir que nos facultés semblent travailler uniquement — ou principalement — pour former des professeurs du second degré. Ils voient là — peut-être à tort — un frein pour les progrès de la recherche. En outre, avec l'arrivée des classes d'âge plus prolifiques, ils craignent un manque de débouchés pour les jeunes licenciés. Trouver le moyen d'en caser en dehors de l'enseignement paraît une tâche bénéfique à plusieurs points de vue. [...] Cependant, quelques géographes ont trouvé à s'employer dans la recherche d'outre-mer ou même au service d'entreprises privées [...] Même des services publics, très compétents dans leur technique propre, mais désarmés devant les méthodes à emprunter à d'autres disciplines, font appel aux géographes pour leur fournir des éléments de liaison qui leur manquent. [...]
* Le marché de l’aménagement ne peut être simplement considéré comme une aubaine : la corporation géographique s’y est trouvée en concurrence avec (voire en dépendance vis-à-vis) d’autres disciplines, à commencer par l’économie et la sociologie — souvent qualifiées de « disciplines annexes » dans la littérature lénifiante de la « science de synthèse », mais plutôt « rivales » ou « concurrentes » pour les plus lucides, tel André Meynier. Si de nombreux auteurs critiques des années 1970 ont pu avouer un complexe d’infériorité rétrospectif envers des sciences humaines voisines, et faute de pouvoir vérifier le caractère plus ou moins anecdotique de ce type de disposition dans les années 1950 et 1960, on peut à tout le moins souligner que c’est durant cette période que s’est opérée l’acculturation (dans son sens premier de mise en contact généralisée) de la géographie aux sciences sociales. L’histoire de ce processus reste à écrire. En ressort néanmoins la constante d’un défi à relever : sur les contenus, les compétences cognitives et instrumentales, l’expertise, etc.
* Une autre acculturation — virtuelle pour cette période — ne s’est en revanche pas réalisée tout de suite. Alors que la géographie anglo-saxonne connaissait des bouleversements théoriques et instrumentaux d’une ampleur considérable et que Ian Burton pouvait annoncer en 1963 que la « quantitative revolution » était accomplie, celle-ci est demeurée largement méconnue en France jusqu’à l’orée des années 1970, et ce malgré la popularité des opuscules de vulgarisation qui y faisaient référence, tel l’Essai sur l’évolution de la géographie humaine de Paul Claval (1964). L’innovation est demeurée potentielle, en suspens, faute d’avoir trouvé ses adoptants. Malgré cela, la référence était disponible. Elle a pu paraître suffisamment menaçante à certains pour susciter des rejets par anticipation, par exemple de la part de Pierre George ou Jean Labasse.
L’attitude de la communauté géographique française des années 1950-1960 envers la nouvelleté anglo-saxonne peut certainement trouver diverses interprétations : incommunicabilité des paradigmes, méconnaissance de l’anglais, vieux réflexes d’arrogance hérités des années 1930, rejet d’un courant tout désigné pour incarner l’impérialisme américain, etc. Il n’en demeure pas moins que le caractère très restreint des références géographiques étrangères (voire des références allochtones en général) atteste d’une position de repli relatif, dont A. Meynier a fait — encore que dans une perspective un peu différente — l’amer constat en 1969. Schizoïdie ? Le terme est certainement beaucoup trop fort... Il vaut seulement pour faire image (métonymique) de l’autarcie intellectuelle dans laquelle a pour partie vécu la discipline (les « nouveaux géographes » de la décennie suivante parleront plus sobrement d’« isolement scientifique »).
* À un autre niveau, on peut supposer que la littérature disciplinaire a consigné force éléments ressortissant (ou pouvant ressortir) aux différents ordres de nouveauté que nous venons d’évoquer. Il n’est pas sûr que les géographes aient « vu » dans ces matériaux épars autre chose que des faits anodins. Le chapitre V de la Structure des révolutions scientifiques met précisément en relief l’importance de la reconnaissance du caractère de nouveauté d’un fait : faute de cet « étiquetage » préalable, celui-ci ne saurait être constitué en « énigme », voire en « anomalie ». Sauf que l’une des principales ambiguïtés de toute lecture rétrospective recherchant des indices annonciateurs d’une transformation importante est d’exposer son instigateur aux dangers de la réinterprétation forcée.
Afin d’éviter autant que faire se peut un écueil de ce genre, ce chapitre commence par examiner les formulations explicites d’un malaise des géographes dans les années 1960. Plutôt que d’en rechercher les causes objectives, on s’est attaché à un examen attentif des raisons et des justifications circonstanciellement mobilisées, quitte éventuellement à les confronter à des rationalisations à posteriori (au risque de l’anachronisme ?). Ce n’est qu’après avoir établi fermement la tangibilité du malaise et son impact sur le « noyau dur » du paradigme classique que l’on se sent en mesure d’aborder des formes non dénotatives d’« anomalie ».
I Auteurs en malaise ou malaise général ?
1°) Étapes
En 1964, Paul Claval publie son Essai sur l’évolution de la géographie humaine dont l’avant-propos s’ouvre par une sentence lapidaire : « Il existe un malaise de la géographie actuelle ». Cinq ans plus tard, l’Histoire de la pensée géographique en France d’André Meynier offre dans sa troisième et dernière partie un panorama de la géographie d’après-guerre intitulé « Le temps des craquements ». En 1971 paraissent deux manuels « méthodologiques », La Géographie, méthodes et perspectives de Jacqueline Beaujeu-Garnier et L’analyse géographique d’Olivier Dollfus, qui essaient obstinément de marier tradition française et modernité anglo-saxonne au nom de « la nécessité de changer en partie les méthodes de la géographie ». Dans le sillage de ces contributions, Jacqueline Bonnamour publie en 1973 un ouvrage plus spécialisé dont le chapitre premier s’intitule « Le malaise de la géographie rurale ».
Aucun de ces ouvrages n’a pour projet de jeter bas l’héritage de l’école française de géographie, bien au contraire. P. Claval affirme : « Nous ne pensons pas faire œuvre de révolutionnaire, mais bien de conservateur... » en présentant les nouvelles tendances de la géographie anglo-saxonne parallèlement aux travaux nationaux. Dans le même esprit, sept ans plus tard, J. Beaujeu-Garnier précise : « Il ne s'agit du reste pas de renier mais de continuer, de bouleverser mais d'améliorer, de détruire mais d'enrichir. Loin de moi l'idée de renier la Géographie traditionnelle, telle que l'ont illustrée tant de grands savants français et étrangers... ». L’ouvrage de J. Bonnamour, paru dans la même collection, reprend très exactement ce schème : « [Ce livre] se propose simplement de montrer que, loin de trahir ce que les maîtres nous ont transmis, les changements souhaitables de problématiques et de méthodes restent le seul moyen de le sauvegarder et de le prolonger ».
La posture d’A. Meynier est moins explicite, mais à sa manière encore plus « conservatrice », dans son refus obstiné de considérer sérieusement et de manière approfondie des positions qui dépassent la mesure définie par l’orthodoxie classique. À l’inverse, les opuscules d’O. Dollfus manifestent une adhésion sans véritables réserves aux idées nouvelles, tout en reprenant de larges pans de la doxa classique et en affirmant de façon presque pathétique (cf. infra) l’unité imprescriptible de la géographie :
Il n'y a, pour la compréhension des espaces organisés et la connaissance des répartitions à la surface de la Terre, qu'une seule et même recherche qui peut être affinée par des analyses qui ne sont pas nécessairement quantifiables mais dont certains résultats peuvent parfois être obtenus plus rapidement et exposés d'une façon plus claire grâce à un raisonnement logique et une formulation mathématique. »
À travers l’étude sériée des ouvrages qui viennent d’être successivement évoqués, nous voudrions donc indiquer comment une frange des géographes classiques a su percevoir et/ou exprimer une anomalie qui mettait en jeu des points capitaux de la posture classique, sans toutefois pouvoir (et surtout vouloir) mener un réel examen critique de celle-ci. L’invocation d’un « malaise » (P. Claval, J. Bonnamour), de « craquements » (A. Meynier), ou encore d’une « mise en question » (J. Beaujeu-Garnier) a d’abord été le fait — scripturaire — d’auteurs dont le propos n’était nullement de remettre en cause le paradigme de la « géographie traditionnelle », mais plutôt d’opérer une accommodation entre tradition et modernité. Pour qu’il y ait clivage, il aurait fallu assortir le constat dysfonctionnel d’un discours de rupture, faute de quoi il ne pouvait être question que d’amender le paradigme classique : l’enrichir afin d’assurer sa pérennisation ; instiller de la « modernité » dans un édifice perçu comme fragilisé et contesté (essentiellement de l’extérieur), sans toucher aux murs et fondations. L’entreprise, réformiste par excellence, est traversée dans la plupart des cas par de fortes ambivalences, et tissée de contradictions irrésolues. Au final, malgré les préoccupations affichées, elle s’est avérée incapable d’endiguer les bouleversements redoutés.
2°) Convergences et divergences de corpus
Une caractéristique à priori étonnante de ces géographies en malaise (pour parler court) est leur lectorat par destination : même s’ils peuvent viser un public plus large, il s’agit de manuels universitaires. Pour quatre d’entre eux, cette finalité est constitutive des collections auxquelles ils se rattachent : le tableau d’A. Meynier paraît dans la collection « Le Géographe » (dirigée par P. George), qui regroupe les manuels propédeutiques des PUF ; l’ouvrage de J. Beaujeu-Garnier inaugure et sert d’introduction à une « collection de géographie appliquée » chez Masson ; il précède de deux ans la Géographie rurale. Méthodes et perspectives de J. Bonnamour, paru dans la même collection, avec des intentions et une démarche similaires. Les deux textes d’O. Dollfus sont des « Que Sais-je ? ». Seule la destination de l’Essai de P. Claval ne fait pas l’objet d’un affichage précis de la part de l’auteur ou de l’éditeur. Le titre du livre est doublement hétérodoxe pour la géographie, par le genre dont il se revendique et par le fait de se poser tel dès l'intitulé. Toutefois, si l’avant-propos semble s’adresser nominativement à « tous », il met également en scène les « étudiants » face auxquels l’auteur a été amené à enseigner « l'histoire de la pensée géographique », situation matricielle dont découle la rédaction du livre. Ce faisant, ce lectorat spécifique, quoique non exclusif, se trouve sollicité.
La question tout à la fois rétrospective et préjudicielle que suscite le marché de ces ouvrages tient au conflit d’intérêt entre la vocation à priori didactique et normative d’un manuel et l’expression dans ces six ouvrages particuliers d’un trouble, ou de difficultés, voire d’une inquiétude quant au statut de la discipline. Des genres moins doxiques que le manuel sembleraient plus appropriés à l’expression de ce genre d’incertitudes. On pourra bien sûr invoquer l’effet de quasi monopole de l’édition péri-scolaire en géographie, faute d’un lectorat lettré extérieur à la discipline, intimant à toute production réflexive un passage obligé par la forme « manuel ». On pourra y voir une idiosyncrasie de la corporation géographique, qui écrit des textes longs dans un contexte principalement didactique. On pourra y voir un résultat second de l’impossibilité, longtemps perpétuée, de déployer dans les œuvres d’excellence de la géographie savante — i.e. les thèses de doctorat — des préoccupations épistémologiques, a fortiori pour manifester des inquiétudes disciplinaires. Mais ces diverses raisons ne sont pas suffisantes : faire état d’un malaise auprès du public étudiant pouvait également avoir du sens pour des classiques (ou des réformateurs du classicisme) dans la mesure où le « constat », en s’énonçant, pouvait contribuer, par des moyens divers, à désamorcer par avance les facteurs de trouble. Rechercher d’emblée, « à un moment où les géographes eux-mêmes s'interrogent, sans ménagement et parfois avec injustice, sur l'unité, la nature, et la finalité de leur discipline » des réponses, fussent-elles liminaires, aux interrogations brutales des contemporains, pouvait contribuer à conjurer « l’état qui mena[çait] la géographie française ».
Le profil des auteurs au moment de la publication de leurs ouvrages n’a en revanche rien de spécifique : fidèle à une coutume géographique, André Meynier est en fin de carrière lorsqu’il rédige son Histoire de la pensée géographique. À la même époque, Jacqueline Beaujeu-Garnier et Jacqueline Bonnamour sont des professeurs largement installés, alors qu’Olivier Dollfus dispose depuis peu de positions académiques (il est néo-professeur en Sorbonne). Une demi-décennie auparavant, Paul Claval était encore un quasi-apprenti au moment de la publication de l’Essai : assistant à l’université de Besançon, il n’avait « que » trente-deux ans et publiait dans une collection de « mémoires et documents » entretenue par un recteur. Cette pluralité de statut pourrait suggérer, si ces géographes ont quoi que ce soit de représentatif, un caractère non (ou peu) générationnel du « malaise ». Il est à noter par ailleurs que les quatre derniers auteurs évoqués interviennent ès qualités au nom d’une ouverture revendiquée (et abondamment exposée) sur la géographie internationale (avant tout anglo-saxonne, ou polonaise), et accessoirement vers d’autres champs disciplinaires (l’économie, l’anthropologie). Alors que la doxa voulait que le géographe se penchât au soir de sa carrière sur les problèmes de méthode et d’identité disciplinaires, ces questions sont ressaisies par des praticiens en pleine activité (voire néophytes, à l’instar d’un Paul Claval). Ce n’est pas la moindre des modifications initiées par ces géographies en malaise. Pour la première fois, l’épistémologie (ou ce qui en tient lieu) n’est pas une sédimentation qui cumule les bénéfices de l’expérience, mais une compétence qui s’acquiert par une acculturation active.
Pour autant, et avant de l’explorer plus avant, il ne faudrait pas surestimer ce qui dans ces ouvrages véhicule explicitement — ou structurellement, dans le cas des manuels d’O. Dollfus — le « malaise » : notules éparses, développements limités, contradictions non dépassées, ... ; de fait, la doxa dans ce qu’elle a de plus orthodoxe prédomine. Le ton est largement didactique, voire autoritaire. Qu’on en juge par les premières lignes de L’analyse géographique d’Olivier Dollfus :
Le géographe étudie les modes d'organisation de l'espace terrestre ainsi que la répartition des formes et des populations (au sens de collections d'individus) sur l'épiderme de la Terre. Sa démarche procède d'une dialectique entre la description et l'explication ; elle pose en permanence des questions qui s'enchaînent, et commencent par où, comment, pourquoi. Au départ le géographe localise et situe ce qui constitue l'objet de sa recherche, il décrit et définit les formes, ce qui le conduit à analyser leur agencement, leur répétition, leur similitude et leur singularité. Il s'efforce de les classer, de les ordonner d'une façon qui soit logique, compréhensive et cohérente. Comme l'indique Darby, la géographie est une science dans la mesure où les données que nous percevons sont examinées et mesurées avec soin ; elle est un art dans la présentation des données qui sont choisies, sélectionnées, ordonnées et jugées. Les classements se font en interprétant les faits localisés, selon une échelle, et en les replaçant dans des perspectives différentes en relation avec des niveaux de perception distincts qui, chacun, apportent à l'objet de l'étude un éclairage qui lui est propre. Des traits s'effacent ou au contraire sont mis en valeur en fonction de l'échelle de l'observation. On sait qu'un même élément apparaît fort différent selon qu'il est vu à l'œil nu, à la loupe ou au microscope.
Ces lignes ne sont pas un programme qui se trouverait justifié ou étayé dans la suite de l’ouvrage, mais la première occurrence d’une « formule » de caractérisation de la pratique géographique répétée à plusieurs reprises par la suite, à propos de divers sujets et dans différents contextes. Dès l’incipit, l’emblème de ce petit ouvrage de 126 pages est « le géographe » — figure qui apparaît 50 fois dans le texte pour normer les pratiques disciplinaires légitimes. Le ton est d’emblée assertif. La norme est donnée à travers des catégories qui sont posées et non discutées (« art », « science », « données », etc., et, à un autre niveau, « forme », « description », « explication », etc.). Des formules du type « on sait que » construisent l’évidence légitime, selon un mode propre à l’exercice doxique qui consiste à présupposer évident et légitime ce qui est en fait donné performativement comme tel par le discours. Des analyses du même type révéleraient des formulations analogues dans L’Espace géographique, bien que moins fréquentes et enserrées dans un matériau plus descriptif (car il est question d’un objet plutôt que de pratiques).
Quoi qu’il en soit, et même si la mise en exergue des dispositifs dogmatiques à l’œuvre pourrait être développée bien plus abondamment encore, y compris à propos du seul fragment cité ci-dessus, le didactisme apparaît comme une caractéristique éminemment partagée, et non pas comme le seul fait des opuscules d’O. Dollfus. Le livre de Jacqueline Beaujeu-Garnier, à bien des égards plus indécis, est néanmoins traversé par une abondante succession de formules normatives :
Pourtant, il faut bien répéter et souligner que le travail par excellence du géographe, c'est-à-dire la synthèse, celui « où il est pleinement lui-même » comme l'écrivait Vidal de la Blache, exige de connaître beaucoup mais de dominer encore plus. (p. 10)
Cette approche distinctive, on en a déjà défini l'orientation fondamentale : c'est une approche de rapports, d'inter-relations sous l'angle géographique ; on n'étudie pas l'homme en lui et pour lui, mais par rapport à son milieu et en relation avec ses formes de groupements et ses manifestations d'activités. La quasi-unanimité des vrais géographes ont bien cette optique, mais ce que bien peu possèdent, c'est une idée précise de la méthode propre qui leur permettra cette approche originale. (p. 11)
[...] le géographe doit rester lui-même : les flux, le fonctionnement des mécanismes industriels [...] ne doivent pas lui faire négliger le terre-à-terre, les données de base : la localisation, l'emprise spatiale, les répercussions éventuelles dans le domaine naturel. Il est, répétons-le, le champion de l'espace concret. (p. 14)
Pour parvenir à l'établissement de ces monographies ou à l'élaboration de synthèses ou de traités plus compliqués, le géographe, à partir de l'observation initiale, suit toujours le même processus : il examine, décrit, puis tente de répondre à toutes les questions qui peuvent se poser et que mentionnait déjà sous une forme lapidaire un auteur anglais du début du siècle : « Où ? Quoi ? Comment ? Quand ? ». C'est alors qu'il lui faut faire appel à d'autres faits, à d'autres sciences, en extraire uniquement ce qui est nécessaire à son propos, esquisser des rapprochements inédits et qui peuvent surprendre certains. Il aboutit ainsi à cette « étude unique », reflet de la réalité, infiniment variée, toujours mouvante, dont la grande ambition est la synthèse exhaustive. (p. 25)
On pourrait encore multiplier les extraits et développer le florilège. Les marqueurs indiquant les valeurs essentielles et identifiantes de la discipline (marqueurs axio-ontologiques) sont omniprésents : « le travail par excellence du géographe », « approche distinctive », les « vrais géographes », « le géographe doit rester lui-même », « le géographe [...] suit toujours le même processus » pour les seuls fragments cités... Dans l’ouvrage, « le géographe » apparaît 83 fois en personne sous cette seule forme syntagmatique. Les formules impératives sont légion. De nombreux passages (ainsi le dernier cité) rappellent par leur ton sans ambages tout à la gloire de la géographie (ce qui est le propre du panégyrique) les fières affirmations d’un de Martonne dans le chapitre liminaire du Traité.
L’inculcation identitaire est un enjeu moins manifeste et moins impérieux dans l’Essai sur l'évolution de la géographie humaine et l’Histoire de la pensée géographique en France, peut-être par le seul fait de leur visée historique. Mais surtout ces deux livres sont des radiographies précoces, en ce sens qu’ils ont été rédigées avant que la crise disciplinaire ne soit arrivée à maturité, alors que l’univers des néo-géographes (étudiants, jeunes assistants) n’était pas encore intensément travaillé par des doutes épistémologiques, ou ne les avait pas encore manifestés. C’est d’autant plus vrai pour l’Essai... de P. Claval, publié cinq ans avant les Événements. De là peut-être l’absence d’un sentiment d’urgence doctrinale, si prégnant dans les textes publiés au début des années 1970 — sans préjuger des différences de sensibilité entre les différents auteurs. Au demeurant, cette urgence est partagée par des contemporains qui ont un positionnement différent, tel P. George : ce dernier fait paraître en 1970 un « Que sais-je ? » « archidoxique », Les méthodes de la géographie, qui a bon nombre d’affinités stylistiques et axiologiques avec les ouvrages de J. Beaujeu-Garnier et O. Dollfus.
Dans le cas des textes de P. Claval et A. Meynier, un propos plus détaché, non obnubilé par la précipitation d’un ethos géographique, n’exclut pas forcément les affirmations identitaires et les positions doctrinales. Celles-ci sont simplement moins fréquentes. Elles apparaissent chez A. Meynier lorsqu’il s’agit de faire le bilan d’une tendance (généralement nouvelle) qu’il vient d’évoquer. La posture adoptée est presque toujours empreinte de modérantisme, s’inscrivant dans un entre-deux pragmatique entre tradition et modernité. Ainsi, l’évocation des débats suscités par l’irruption des techniques quantitatives (p. 120-122) se clôt-elle par une prise de position éminemment centriste :
Pour notre part, nous conclurions volontiers comme J. Tricart : « Ne pas avoir une mystique de la précision, ni des grands nombres... La statistique ne doit être l’objet ni d’une sévérité aveugle, ni d’une confiance excessive ».
Dans l’opuscule de Paul Claval, la question de la doctrine et des affirmations identitaires est assez complexe. Ouvrage « historiographique » d’un genre un peu inédit, se donnant pour projet de présenter à un public mal informé les principaux linéaments de l’introspection disciplinaire en Allemagne, en France et aux États-Unis, l’Essai sur l'évolution de la géographie humaine pourrait à plus d’un titre apparaître comme un traité relativement neutre mêlant descriptions de « pensées » et récits de « découverte » théorique (généralement brefs). Cependant, la part belle dévolue à la fonction descriptive (ou narrative), renforcée par une grande prodigalité du matériau citationnel, ne débouche jamais sur l’effacement de l’inscription auctoriale. Cette dernière transparaît au travers de la procédure d’exposition des contributions théoriques, qui obéit au schème commode « problème soulevé / réponse(s) envisagée(s) / portée des propositions et limites ». Dans le dernier mouvement de l’exposé, il est fréquent que l’auteur donne libre cours à un certain criticisme :
L'usage du terme « général » [pour désigner « ce que l'on trouve esquissé dans les traités classiques des grands maîtres »] est pourtant abusif : il est à peine tolérable si l’on veut montrer par là qu'il s'agit de géographies qui ont pour but de montrer la répartition des phénomènes à l'échelle du globe — mais — il vaudrait mieux parler de géographie généralisée de tel ou tel phénomène...
Ainsi présentée [par M. Le Lannou], la géographie classique retrouve toute sa cohérence. Mais certains points continuent à troubler le lecteur. L'unité de la géographie est certes affirmée, mais cette unité affirmée exclut du champ de la recherche « tout ce qui dans l'étude morphologique ou climatique ne contribue pas à établir et à justifier une hiérarchie d'aptitudes [...] : la géographie retrouve sa cohérence au prix d'une véritable amputation !
Malgré les correctifs et les restrictions qu'[A. Cholley] apporte à sa définition première de l'objet de la géographie, malgré l'intérêt que présente pour le géographe de métier ces définitions, on sent que tout n'est pas résolu pour autant. La notion de combinaison est bien vague, nous l'avons dit, et elle n'a rien de spécifiquement géographique. Comment faire le départ, dans une science générale des complexes, entre ce qui intéresse la géographie, et ce qui est sans support spatial ?
Les attendus de la discussion clavalienne sont de deux sortes : ils peuvent référer à la quête explicite du livre (trouver dans le patrimoine réflexif de la géographie mondiale les fondements partagés de la discipline) — et la critique manifeste le cas échéant une déception (relative) vis-à-vis des solutions rapportées — ou relever de valeurs diffuses, mobilisées de façon ad hoc pour relativiser une contribution : c’est le cas notamment dans la discussion de la position de Maurice Le Lannou. Cependant, les bilans incessants qu’occasionnent les exposés de l’auteur ne servent qu’incidemment à montrer les limites de tout contributeur ; le commentaire à posteriori est avant tout ce qui permet d’incorporer les positions et d’homogénéiser le propos, avant de rebondir sur une nouvelle contribution, un nouveau point de vue. Et c’est à l’occasion de ces reprises récurrentes que surgit la doctrine identitaire. Ainsi le chapitre V, intitulé « Les difficultés de la géographie humaine classique : II. - Solutions germano-américaines », tend à ériger Richard Hartshorne, notamment au travers de The Nature of Geography (1939), en rationalisateur de la géographie classique. P. Claval en fait celui qui a « réglé » le problème de la justification disciplinaire en reformulant une tradition allemande (de Kant à Hettner) qui faisait de la géographie une discipline orientée par une « démarche » et non dévolue à un « objet ». Une fois ce « point de vue » énoncé et mis en situation (en trois pages), survient la reprise auctoriale :
Pour tous les géographes qui acceptent cette façon de définir la géographie [celle de Hartshorne], la position de leur discipline est symétrique de celle de l'histoire : aux sciences systématiques, on peut opposer les sciences-point-de-vue, les sciences-méthodes que sont l'histoire et la géographie.[...]
Du même coup se trouve résolu le problème majeur auquel se heurtaient la plupart des définitions de la géographie : si celle-ci est d'abord un point de vue, la diversité des matières dont elle traite ne nuit pas à son unité. La géographie n'a pas de domaine propre, elle n'a qu'une méthode et une préoccupation originale, et c'est dans cette mesure que sa complication croissante, qui entraîne la spécialisation de beaucoup, n'entraîne pas son éclatement. Le géographe doit s'habituer à partager toujours ce qu'il étudie avec les spécialistes du domaine qu'il envisage sous l'angle spatial. Il ne peut jamais être seul. La place du géographe se trouve mieux définie : qu'il ne s'étonne pas de pénétrer sur le domaine d'autres spécialistes, qu'il ne se perde pas en vaines querelles de délimitations ou de frontières ! Il n'y a pas d'objets spécifiquement géographiques, il n'y a qu'une façon géographique de les aborder. Le géographe doit donc à la fois se montrer modeste — puisqu'il a besoin de toutes les connaissances spécialisées des divers domaines qu'il utilise — et sans complexe. Il ne doit pas rougir de sa spécialisation souvent moins exclusive, de son allure hésitante de touche-à-tout. Son rôle est précisément de rapprocher et lier des problèmes que d'autres traitent isolément. Peut-être néanmoins sera-t-il de plus en plus nécessaire d'initier les géographes à telle ou telle technique scientifique particulière, ne serait-ce que pour leur donner cette nécessaire confiance en eux ? On comprend qu'il soit inconfortable d'être géographe, géographe pratiquant s'entend, de ceux qui se livrent à la recherche et ont à entrer en contact avec des collègues de formation différente. Il est clair qu'on ne peut s'imposer que si l’on possède une intelligence solide. On ne peut se retrancher derrière une érudition ou une technicité élevée : condamné à parler la langue des autres, ne possédant pas de langue propre on ne peut masquer sa médiocrité par une érudition ou une spécialisation étroite. On ne peut être géographe et médiocre.
Insensiblement, le propos perd de son relativisme initial (« Pour tous les géographes qui acceptent cette façon de définir la géographie ») pour adhérer de plus en plus nettement à la solution proposée. Au deuxième paragraphe de l’extrait, le référent « Hartshorne » disparaît au profit d’une formulation identitaire qui n’a plus rien d’épistémologique mais vise au contraire une certaine normativité : le propos se fait affirmatif, en sentences plutôt brèves. La figure du « géographe » est omniprésente, les formules impératives sont légion (« le géographe doit », « son rôle est », « qu'il ne s'étonne pas ..., qu'il ne se perde pas ... », etc.). La concession d’un certain malaise, « On comprend qu'il soit inconfortable d'être géographe », débouche sur une affirmation passablement bravache, qui clôt et le paragraphe, et la sous-partie consacrée à la « géographie comme point de vue » : « On ne peut être géographe et médiocre. » Incantation ? Argument d’autorité ? En tout état de cause, au-delà de l’exposé réflexif, la conclusion de l’auteur prend un tour nettement plus doctrinal, teinté de corporatisme, qui n’est pas sans préfigurer les formulations ultérieurement adoptées par J. Beaujeu-Garnier ou O. Dollfus. Le lectorat néo-géographe semble tout particulièrement interpellé par cette « chute » qui tourne au panégyrique, même s’il n’existe pas d’indicateur clair de cette destination. Il convient de préciser que si ce passage est particulièrement éloquent, d’autres séquences de ressaisissement auctorial auraient fourni un matériau identitaire équivalent, ainsi lorsque l’auteur fait la louange de la « sagesse » géographique (p. 96-97), ou dans des formules plus restreintes.
En définitive, on pourrait faire l’hypothèse que ces manuels développent un panégyrique de la géographie classique qui vient en quelque sorte à rebours d’un malaise identitaire croissant — dont ils témoignent par ailleurs plus ou moins explicitement. Faire la balance entre la glorification ritualisée et le penchant critique ne peut se résoudre à une mesure quantitative (largement en faveur du panégyrique), dans la mesure où la discordance, même diffuse, même étouffée, est sur-signifiée par son caractère inédit au sein d’une géographie jusqu’ici peu coutumière des controverses ouvertes.
II Une première énonciation du malaise
Il existe un malaise de la géographie actuelle ; je l'ai éprouvé comme tout autre ; j'en ai tant parlé avec mes collègues que j'ai fini par avoir l'impression de me trouver enfermé dans un cercle vicieux de propositions et de déductions. J'en serais resté là si je n'avais pas essayé d'enseigner à des étudiants l'histoire de la pensée géographique. Mes notions dans ce domaine étaient vagues. Je me reportai donc aux ouvrages qui consacrent quelques pages à ces problèmes, au Traité de géographie physique de De Martonne, au Précis de géographie humaine de M. Max. Derruau. J'utilisai surtout la précieuse histoire de la géographie de M. R. Clozier. Je m'aperçus que certains des problèmes qui me tourmentaient depuis longtemps s'éclairaient lorsqu'on les replaçait dans une perspective historique. Je résolus donc de faire un examen général de l'histoire de la géographie et dépouillai la plupart des études françaises et anglo-saxonnes consacrées à la méthodologie et à l'histoire de la géographie.
P. Claval (1964)
Publier un Essai sur l'évolution de la géographie humaine à une époque où la littérature réflexive était quasiment inexistante en France, et affirmer en incipit qu’« Il existe un malaise de la géographie actuelle », c’était aller au-delà de la cristallisation d’un sentiment diffus. Alors que rien (ou très peu) dans la production d’alors ne semble en attester et que précisément cet Essai est le premier à énoncer en généralité (« comme tout autre ») cette sorte de sentiment, les phrases liminaires de l’ouvrage frappent rétrospectivement par leur dimension autant performative que diagnostique. L’annonce est forte, elle inaugure le livre et donne son motif à l’ensemble de l’avant-propos. Elle se manifeste sous une forme peu commune en géographie : un récit personnel, presque intime, qui met en scène un « je » inquiet — cantonné dans ce paratexte toutefois, avant de céder la place à un panorama professoral impersonnel. De facto, au-delà de l’avant-propos, l’auteur renonce au schème du malaise comme grille interprétative majeure de son tableau historié de la pensée géographique. Si certaines notations éparses en réactivent le thème, c’est uniquement à l’issue de reprises auctoriales, lorsque P. Claval développe des analyses qui lui sont propres. De surcroît, si de nombreuses incompatibilités théoriques sont mises en exergue, c’est presque toujours par l’effet d’un rapprochement dû à l’auteur, et non par la mention de controverses ouvertes — or il y en a eu dans les années 1945-1960, y compris en France. Le seul véritable exemple de dissensus sur l’identité de la discipline est puisé dans la géographie anglo-saxonne des années 1950 : il s’agit de la controverse Schaeffer / Hartshorne, évoquée au début de la conclusion. En définitive, le thème du malaise est développé essentiellement à la marge, dans les paratextes auctoriaux, comme si l’auteur du diagnostic n’avait pas voulu engager son propos sur ce sujet au-delà de considérations intuitives, liminaires ou conclusives. Faire l’archéologie du malaise s’avère dès lors malaisé...
L’avant-propos avance tout de même une hypothèse explicative :
Petit à petit, j'en arrivai à l'idée que nos doutes proviennent du conflit entre deux conceptions de la géographie : une manière de voir traditionnelle que j'ai appelée classique, tournée plutôt vers le passé et la reconstruction régionale, et une interprétation prospective qui n'est pas encore sûre de ses voies, mais qui joue un rôle grandissant dans les recherches actuelles. Cette distinction rejoint celle qui a été proposée par M. Étienne Juillard [... en] 1963. Cette géographie qui se fait, qui s'efforce d'accéder à la prévision et de participer ainsi plus activement aux projets des hommes d'action, il nous a semblé qu'il était intéressant de suivre son développement depuis la fin du siècle dernier et de montrer ses méthodes et ses buts.
Ce paragraphe explicatif suggère une rationalisation du sentiment initial : « nos doutes proviennent du conflit entre deux conceptions de la géographie » ; le registre du diffus, de l’émotionnel, est traduit par des « conceptions », répertoire de la rationalité, qui se substitue progressivement à l’intuition, résolvant le problème-ludion qui échappait à l’auteur. Ainsi se trouve légitimés le retour aux sources de la pensée géographique, et le projet du livre, offert à la « méditation » de « tous », selon un processus réitérateur. À ce titre, invoquer un malaise n’est pas seulement faire un diagnostic ou faire sensation, c’est également offrir ce livre et la quête qui le sous-tend comme un remède...
Opposer géographie « passéiste » (ailleurs qualifiée de « contemplative ») et géographie « prospective » était de l’ordre du sujet « brûlant » en 1964 — année de publication de La géographie active, réponse de l’école de Pierre George aux propositions de La géographie appliquée de Michel Phlipponneau. C’est la dichotomie la plus « forte » du moment qui est utilisée pour expliciter un « malaise » préalablement décrit comme difficile à cerner. Solution d’évidence ? En fait, on pourrait également avancer que cette explication, donnée comme inspiratrice du plan du livre (I La géographie humaine classique / II Vers une géographie prospective), bénéficie de l’incipit spectaculaire plutôt qu’elle ne le justifie. Dans quelle mesure ce plan permet-il d’éclairer l’anomalie initiale, par l’opposition qu’il tendrait à expliciter ? La reprise du thème du « conflit entre deux conceptions de la géographie » pourrait être l’occasion de développer et d’exemplifier ce qui fait problème. Or, le plan adopté débouche justement sur une séparation et non sur une mise en tension des « deux conceptions ». De surcroît, la prolifération descriptive, plus ou moins réglée par la mise en scène de clivages épistémologiques fort divers (déterminisme / possibilisme, géographie-objet / géographie-démarche, etc.) fait que la contradiction liminaire ne joue pas un rôle important dans l’économie du texte. Les deux chapitres (IV et V) consacrés aux « difficultés de la géographie classique » posent surtout le problème de l’identité de la discipline, et de façon seulement incidente le problème de l’action. La deuxième partie survalorise les effets panoramiques, et ce n’est que dans le dernier chapitre (IX : Géographie et méthode économique) que resurgit le « conflit » censé éclairer le « malaise ». Encore est-ce à l’issue d’un très long récit entrecoupé de descriptions (8 pages), qui a pour ambition de retracer la lente émergence d’une « géographie économique » « déductive » et « théorique », que sont esquissés les « problèmes » et les « craintes » générés par la nouvelle « conception ». Au demeurant, le thème de la « prévision » (ressortissant à une géographie prospective) est le parent pauvre de la description du champ, alors que, de toute évidence, P. Claval accorde un soin tout particulier aux problèmes de la « méthode déductive » et de la place de la « réalité » dans la « nouvelle démarche ». La remotivation du clivage fonctionne à plein dans la conclusion, dont l’objet principal est justement de ressaisir le « débat » entre « géographie classique » et « nouvelle école ». La dimension de « science utile et utilisable » n’est pourtant qu’un aspect parmi d’autres de la « géographie de l’espace » ou « science spatiale » qu’évoque l’auteur. Dès lors, on peut affirmer qu’un déplacement s’est opéré par rapport à l’avant-propos, qui corrige et enrichit nettement la dichotomie initiale. Le dualisme reformulé s’accompagne d’un renoncement discret à l’intangibilité du dogme de l’unité de la géographie, contrebalancé par une attitude résolument pluraliste : « Aussi pensons-nous qu'il est vain de condamner au nom d'une tradition géographique en réalité multiple l'une ou l'autre des conceptions de la géographie humaine. » (p. 149). Demeure une difficulté essentielle : le clivage que P. Claval met en scène n’engage guère la géographie française de son temps, si ce n’est par l’évocation lacunaire de « craintes » dont on ne sait qui les a formulées...
S’il reste quelque chose du « malaise » liminaire, ce n’est que dans une relation adventice à la thématique du clivage. Nous nous sommes essayés à relever aussi exhaustivement que possible les quelques phrases du texte qui renvoient, directement ou non, à ce sentiment auctorial — que celui-ci soit conçu comme une disposition individuelle ou comme l’interprétation d’une tendance collective.
Un malaise est apparu qui montre que beaucoup de géographes sont conscients du problème [des limites de la géographie classique] sans toujours en analyser correctement l'origine et les conséquences. Il se traduit dans les doutes insistants que beaucoup émettent sur l'unité et l'originalité d'une science qui leur paraît contestée — et [sic] même s'ils ne l'avouent pas franchement — contestable. [p. 21]
Peut-être néanmoins sera-t-il de plus en plus nécessaire d'initier les géographes à telle ou telle technique scientifique particulière, ne serait-ce que pour leur donner cette nécessaire confiance en eux ? On comprend qu'il soit inconfortable d'être géographe... [p. 82]
On sait les déboires qu'ont connus les techniciens anglais en ce domaine, faute d'avoir écouté les conseils de ces non-techniciens que sont les géographes. [p. 96]
On s'explique par suite l'amertume qui se développe depuis quelques années chez beaucoup de géographes contemporains. Ils ont fait de la géographie parce qu'ils éprouvaient le besoin d'agir parce qu'ils croyaient aux nécessités d'un aménagement rationnel de l'espace, et ils découvrent soudain que la formation qu'ils ont acquise ne leur ouvre aucune porte. Ils n'ont d'autre perspective que de travailler, d'attendre pour se voir un jour consultés par des gens qui les écouteront à peine, d'un air poli, distant ou distrait. [p. 97]
Les responsables de l'aménagement de l'espace ont très souvent ignoré la géographie. [p. 117]
Cette mise en série fait ressortir une certaine hétérogénéité causale, encore que l’on puisse reconstruire un complexe en creux sur la base de ces indications diffuses : il ressort de tout cela que pour P. Claval le géographe souffre, en 1964, d’un déficit de crédibilité et de reconnaissance institutionnelle, éventuellement lié à des carences dans les « techniques scientifiques ». Non reconnu, désireux d’agir, il manque de « confiance » en lui, voire fait preuve d’« amertume » et met en cause « l’unité et l’originalité » de sa « science ». Ainsi renseigné, le « malaise » apparaît plus substantiel, même s’il s’agit finalement d’un motif extrêmement diffus et ténu (l’ensemble se trouve rassemblé ci-dessus !). Par contraste avec la vigueur de l’affirmation initiale, le traitement qui lui est réservé est passablement impressionniste et ne bénéficie jamais de l’arsenal intertextuel déployé pour étayer d’autres thèmes diagnostiques. Faut-il y voir le reflet d’une expérience générationnelle, que notre auteur serait le premier à exprimer par écrit ? Il est frappant de constater la présence, encore embryonnaire, mais presque complète des linéaments principaux du discours contestataire développé une décennie plus tard... Bien entendu, il n’est pas ici question de « détruire » (loin s’en faut), bien au contraire. Et les éléments de panégyrique de la géographie sont bien plus importants quantitativement, qui confinent parfois à l’arrogance... Malgré tout, et en dépit du credo conservateur, le paradigme classique est soumis à des jugements de carence plutôt audacieux pour l’époque, que ne contrebalance pas vraiment l’obséquiosité manifestée à l’égard des « maîtres »  :
Malgré l'intérêt des résultats apportés par la géographie classique, on devait assez vite s'apercevoir qu'elle ne répondait pas à certaines des espérances que l'on avait placées en elle. [p. 67]
La géographie classique, même élargie et purifiée sous sa forme de géographie culturelle, ne répond peut-être pas à tous les espoirs que l'on pouvait mettre en elle. [p. 97]
La géographie classique était si peu préparée à [...] satisfaire [les besoins nouveaux provoqué[s] par de substantielles modifications dans l'économie interne de notre science] que les géographes ne les ont compris et découverts que depuis fort peu de temps. [p. 105]
Il semble que la tradition de la géographie classique française, et dans une large mesure étrangère, demeure inconsciemment prisonnière de prises de position déterministes. [...] Ainsi s’explique, nous semble-t-il, le caractère incomplet de la géographie classique : elle a été imaginée par des naturalistes à l'époque du positivisme, et appliquée à l'analyse des faits humains. [p. 148]
On ne peut s’empêcher pourtant de constater les difficultés qu’elle éprouve à expliquer et à décrire certains des aspects essentiels de la géographie humaine du monde moderne. [p. 149]
Au final, nous serions tentés de dire que l’Essai sur l'évolution de la géographie humaine tendait à la géographie de son temps un miroir à facettes multiples, permettant des lectures diverses du patrimoine disciplinaire : à ceux qui recherchait une confirmation de la grandeur de la tradition, comme aux contempteurs amers, il pouvait fournir provende. Le déséquilibre quantitatif entre les deux grilles et la faiblesse des analyses sociales (largement redevable du genre classique « histoire des idées ») posent un problème de pertinence analytique, mais ne désamorcent en rien l’acuité du processus critique que l’on voit s’esquisser ici...
III Comment formuler l’indicible ?
Cinq ans plus tard, l’Histoire de la pensée géographique en France d’André Meynier prolonge l’examen du malaise, mais avec un rendu diamétralement opposé : l’analytique est bien plus étayée, mais dénuée de toute dimension critique.
Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, la troisième (et dernière partie) du livre s’intitule « Le temps des craquements (1939-1969) ». Mais à aucun moment la métaphore ne se trouve motivée directement, que ce soit à l’occasion d’une annonce du plan (il n’y en a pas) ou à l’incipit du chapitre (d’emblée narratif, sans explicitation du titre). Tout se passe comme si A. Meynier ne voulait se résoudre à faire plus que suggérer les « craquements » : ne pas expliciter l’image préserve son élégance et fait prévaloir une sorte de tact diagnostique. Cette approche de biais se retrouve dans le niveau inférieur d’intitulation : les sous-chapitres répètent de façon anaphorique (à six reprises !) le thème du « souci » sans que l’auteur éprouve le besoin d’expliciter directement ce choix... En revanche, cela crée un climat spécifique, très largement déterminé par l’ambiguïté du terme répété : un « souci », c’est à la fois une inquiétude modérée et diffuse, et une orientation de la volonté vers un objectif relativement déterminé... L’effet textuel est loin d’être négligeable, qui permet au mémorialiste de suggérer sans s’appesantir, de peindre sans s’engager. Pour autant, on ne saurait dire qu’A. Meynier s’en tient à ce climat diffus : il essaie réellement d’induire l’idée qu’il y a des tensions dans la géographie française, mais sans jamais se départir de sa technique impressionniste. Si l’on veut faire ressortir une convergence analytique bien réelle, il convient, ici encore, d’opérer des rapprochements entre des notations dispersées.
Le Temps des craquements s’ouvre sur une analyse des transformations sociales de la communauté géographique française, qui rétrospectivement nous paraît d’une grande acuité : A. Meynier met l’accent sur la croissance de la corporation (il parle de « fin de l’oliganthropie »), qui résulte de la massification des effectifs étudiants, et par ricochet, du corps enseignant. Il articule par enchaînement ce phénomène à des processus de spécialisation et de dé-littérarisation des géographes :
Les très nombreux géographes, qui parviennent à l'âge de la création, n'ont pas la culture à prépondérance littéraire de leurs prédécesseurs. Ils ont été instruits au lycée suivant la formule de l'égalité scientifique. Ils ont donc acquis une habitude du raisonnement mathématique et expérimental que n'ont pas eu les devanciers. En outre, depuis 1943, la connaissance du latin ne fut plus exigée d'eux. Il en résulta immédiatement un afflux de jeunes issus de l'enseignement moderne, moins sensibles à la beauté du langage, plus à sa précision et à la rigueur. Ils se défient des formules vagues et encore plus de l'intuition, ou du moins ne la considèrent plus que comme un point de départ : les mathématiques sont là pour servir de garde-fou, ruiner les intuitions hasardeuses, appuyer et préciser les démonstrations. Ils se posent, plus qu'auparavant, des questions sur l'objet et les méthodes de la géographie, et ont davantage le désir de l'utilité que celui de la culture désintéressée. La recherche passionnée de l'efficacité pratique donne un sens nouveau à leurs études.
Ces développements montrent une conscience aiguë du clivage en train de s’opérer sur les valeurs, directement inférée des transformations dans le recrutement de la corporation (même si A. Meynier ne va pas complètement au bout de l’analyse, faute d’invoquer les origines sociales des nouvelles générations autrement que par l’allusion contenue dans l’« afflux de jeunes issus de l'enseignement moderne »). À plus d’un titre, la description des « jeunes » préfigure la posture « révolutionnaire » (positivisme, interrogations épistémologiques, « désir de l’utilité »), sans insister plus que cela sur le potentiel dissolvant de la transformation morphologique. Le spectre du schisme a été invoqué au préalable, sur un mode mineur, à propos de la spécialisation : « La difficulté de concilier cette spécialisation avec l'unité souhaitable de la géographie pose un cas de conscience à beaucoup d'entre nous. » Il appartient au lecteur (et à lui seul) d’approfondir les concomitances pour motiver la formule-titre — ce que l’auteur répugne à faire (pour des raisons esthétiques et/ou idéologiques ?). Il faudra attendre la fin de l’ouvrage pour qu’il se risque à évoquer le « parfum d’intolérance » (p. 216) généré par les transformations d’une corporation devenue beaucoup plus hétérogène.
Les huit (sous-)chapitres qui constituent le Temps des craquements ne sont guère plus explicites quant à leur lien au titre. A. Meynier évoque un certain nombre de mutations de l’outillage cognitif de la géographie (mathématisation, laboratoire, cartographie, économicisation...) et montre avec habileté comment ces mutations ont généré des débats, voire des clivages. La figuration de controverses prend régulièrement le pas sur les panoramas descriptifs (ainsi dans « le souci du nombre », « le souci des processus » ou « le souci de l’efficacité »). L’auteur arbore un libéralisme mâtiné d’ironie dans l’examen des postures en présence, qui l’amène presque toujours à conclure en faveur d’une position intermédiaire, censée incarner le pragmatisme. Il n’en demeure pas moins qu’un effet second de ces présentations est l’accréditation d’une image de la discipline menacée dans son unité par d’innombrables clivages, lesquels sont renforcés par de multiples tentations centrifuges, à tel point que le chapitre III « le souci des processus » peut se clore par une mini-conclusion intitulée « la géographie écartelée ? » (p. 147) — ce qu’André Meynier récuse au final. Le problème de l’éclatement de la discipline revient comme une antienne au chapitre VII et dans la conclusion, motivé par le thème de la « spécialisation » nécessaire et incarné dans la « scission » géographie physique / géographie humaine. La position de l’auteur relève apparemment du déni principiel : « Admettre que tout géographe doive être soit physicien, soit humaniste, c’est supprimer la notion même de géographie. » (p. 200-201), sauf que la position axiologique liminaire est démentie par une discussion qui laisse le problème en suspens (p. 204). Ce n’est pas le seul exemple de développement dialogique qui infirme les positions manifestes de l’auteur, faute de démontrer ou faute de clore les débats. Cette propension à ne pas surmonter les contradictions peut s’interpréter diversement. Du point de vue du lecteur, cela accrédite un sentiment d’indécision, voire, justement, de malaise — ce qui n’est pas forcément un objectif de l’ouvrage.
Deux autres périls semblent menacer l’unité de la géographie française : le « faux conflit entre la culture désintéressée et l’utilité pratique » (p. 159 et chapitre VI) et les « concurrences » des disciplines « annexes » ou « connexes » (géologie, sociologie, économie), qui font « souci » (c’est l’objet du chapitre VII...). Dans un cas comme dans l’autre, le malaise apparaît en creux, « souci » auquel sont apportées des réponses tangentielles. Sur la question de l’aménagement, André Meynier souligne l’ancienneté des contributions actives de géographes, et s’il n’escamote pas les controverses des années 1950, c’est pour finalement suggérer que les contradictions suscitées par l’action traversent les individus eux-mêmes (ce pour quoi Pierre George lui sert d’exemple vivant). Plus épineuse est la question des limites (et concurrences) disciplinaires :
Comment donc distinguer ce qui revient au géologue, au sociologue, à l'économiste d'une part, au géographe d'autre part ? À première vue, le géographe s'occupe un peu de toutes les disciplines qu'il essaie de lier entre elles. Va-t-il être ce chercheur quelque peu ridiculisé « qui s'occupe de tout avec une égale incompétence » ? P. George définit la géographie comme l'étude « globale et différentielle de tout ce qui conditionne et de tout ce qui intéresse la vie des diverses collectivités humaines constituant la population du globe », la recherche « de toutes les corrélations et de toutes causalités ». Magnifique programme, mais immense ! Il est vrai que le même auteur corrige aussitôt cette universalité en précisant que dans un tableau général des disciplines intellectuelles, où chaque science serait représentée par une colonne verticale, le géographe n'a pas à se lancer dans les études de ces colonnes, mais seulement dans les liaisons horizontales entre les divers éléments verticaux.
L'idéal du géographe serait donc d'utiliser les données rassemblées par divers autres savants. Il emprunte au géologue la pétrographie et la paléontologie, au sociologue l'étude de la famille, de la commune, de la tribu ; à l'économiste les résultats des comptabilités régionales. Il étudie ensuite personnellement leurs rapports.
Cette définition idéale se heurte à bien des objections. Il faut d'abord que les autres savants répondent à la demande du géographe, qu'ils lui fournissent les éléments dont il a besoin. Or, leurs propres travaux les ont souvent dirigés vers une optique différente, vers des buts qui leur sont propres. Le géographe se voit donc obligé de se mettre à leur place, d'effectuer leur travail, de se muer temporairement en géologue, en historien, en économiste, au risque de le faire sans avoir la compétence suffisante.
Cet extrait, qui reprend les premiers paragraphes du chapitre VII, ébauche quelques unes des caractéristiques de la « réponse » d’André Meynier : on retrouve ce dialogisme caractéristique, qui ne cesse de rebondir entre des positions antagoniques, doublé par un détachement ironique diffus, comme moiré, qui par moments s’accuse ouvertement. Faute de vouloir répondre in abstracto, l’auteur examine (p. 190-198) plusieurs « conflits » : avec la géologie, puis avec la sociologie et l’économie, ces « concurrents » désignés, enfin avec l’histoire. Une certaine irrésolution en ressort, sauf sur des « points mineurs ». Il en va ainsi des différences entre géographes et praticiens des sciences sociales, qui sont affaire d’« exacte localisation spatiale » — et Meynier de se gausser de l’imprécision des localisations chez les « concurrents » — et de « style » :
L'autre différence est celle du style. Si, en faisant de la géographie physique, le morphologiste a été obligé de créer des néologismes ou d'emprunter des mots idiomatiques (pour éviter des périphrases), au moins se garde-t-il de modifier le sens habituel des mots courants. Sociologues et économistes emploient parfois, au contraire, un langage « ésotérique », donnant un sens particulier à ses expressions, ce qui rebute ou trouble le lecteur. Ce langage a cependant parfois déteint chez des géographes, qui, alors, abusent de mots mis à la mode par les sciences voisines. Si nous nous permettions un petit « À la manière de », nous dirions que, pour eux, « la prise de conscience des nouvelles structures permet l'approche, par des procédés dialectiques, de la remise en question des réalités globales ».
Il est difficile de lire ces lignes sans éprouver un sentiment rétrospectif de gêne et de déjà vu : la position d’A. Meynier est emblématique des valeurs lexicales de la géographie classique, attachée à la langue « naturelle ». La présence d’une parodie (au demeurant nébuleuse) a quelque chose de saugrenu, dans une histoire de la géographie. Ce type de saillie, plus courant dans l’oralité, vise sans doute à susciter la connivence des lecteurs au nom d’un esprit de corps qui renvoie les « sciences voisines » (et leurs imitateurs autochtones) à leurs travers ridicules. Le procédé en dit long sur le fossé qui sépare l’habitus géographique (du moins celui des années 1960) de certaines pratiques lexicales des sciences sociales contemporaines. La posture matoise de l’auteur suggère pourtant un rapport socio-cognitif malaisé... En creux, quelque chose échappe au « géographe », qui converge avec d’autres signes de dévaluations symbolique — ce qu’André Meynier appelle « déclin ».
Rien n’est plus emblématique à ce titre que le dernier chapitre, intitulé « Une géographie mondiale », et qui décline antithétiquement un « déclin mondial » (p. 209) de la géographie française, essoufflée dans les congrès internationaux, en butte aux « idées péjoratives » du « public », aux « reculs administratifs » de « pouvoirs publics [qui] ne reconnaissent pas son importance et ses besoins ». Et même si cet amer constat est ensuite corrigé, c’est pour conclure finalement que « La résultante de ces déclins et de ces succès reste, malgré tout, encore aléatoire et décevante » (p. 210).
La « conclusion générale » du livre, qui vient immédiatement après, n’impose pas vraiment de règlement aux différents contentieux que la IIIe partie a soulevés. Elle s’offre plutôt comme une récapitulation globale, qui oppose à « la fougue » et aux divisions des « jeunes » la sagesse de l’historiographe, qui entend se garder de l’« intolérance » et du manichéisme. L’apaisement passe par le maintien, irrésolu, de nombreux paradoxes. A. Meynier développe ainsi abondamment l’idée que « le drame de la géographie est celui d'une discipline en expansion ». Provocante formule à vrai dire, qui ébauche un bilan négatif (« drame ») à partir d’une prémisse optimiste ; quasi oxymore ? Suit un long développement montrant comment la géographie se voit peu à peu dépecée par des disciplines émergentes ou remise en question dans ses missions scolaires, pour finalement conclure que « malgré ces difficultés, malgré ces réflexions débilitantes, la géographie fait preuve d'une belle santé, si l'on mesure celle-ci par le nombre de ses adeptes et par leur enthousiasme. » Toute l’irrésolution de la dernière partie se retrouve, les procédés dialogiques gardent toute leur prégnance, à cette nuance près que l’auteur fait davantage pencher la balance du côté de l’optimisme — passage obligé pour une conclusion ? — notamment par son recours ultime au panégyrique :
C'est que, en définitive, à travers ses vicissitudes et ses hésitations, la géographie, tout au long de ce siècle, n'a jamais perdu son double caractère. D'une part, c'est une œuvre littéraire, puisqu'il s'agit de comprendre et de faire comprendre l'agencement des divers aspects de la Terre. Qui dit œuvre littéraire dit en même temps personnalité. Ce n'est pas une « photographie » de la surface de la Terre que le géographe cherche à réaliser, mais il voudrait examiner la façon dont il sent cette réalité. Ceci est surtout vrai de la géographie régionale : « Si les géographies générales, physiques et humaines sont des sciences naturelles, la géographie régionale est un art qui s'attache à évoquer de véritables individualités. Cela ne va pas sans le sentiment de sympathie du biographe pour son héros, d'amour pour ce que l'on ne verra pas deux fois » (P. Birot). Mais c'est en même temps une façon de comprendre le monde, de connecter ses divers aspects. Et cela, c'est surtout vrai de la géographie générale, celle justement à propos de laquelle les positions se révèlent les plus fermes.
Tour au long de ce siècle de pensée, les géographes, consciemment ou non, ont donc fait de la géographie, suivant la formule de Mac Kinder « un art et une philosophie ».
Le dualisme, ressaisi tout au long du « temps des craquements » en une multitude d’oppositions non dissolubles, s’affirme encore à la clausule du livre. L’invocation du « double caractère » de la discipline en appelle à la remotivation de plusieurs couples dialectiques à la limite du cliché : « œuvre littéraire » / « façon de comprendre le monde », géographie régionale / géographie générale, enfin « art » / « philosophie » sous l’autorité de Mackinder. Il est à noter que les catégories employées manifestent un important flottement : la « compréhension » est tantôt rabattue du côté de l’« œuvre littéraire », tantôt dissociée de l’« art » et de l’empathie. L’absence du mot « science » comme corrélat de la « géographie générale » est assez étonnante ; compte tenu des catégories généralement mobilisées dans ce genre d’oppositions topiques, nous serions tenté de parler d’ellipse ou d’évincement. L’ultime citation, à défaut d’explicitation, renforce encore le flou du dualisme suggéré, dont la motivation est reléguée au second plan sous la visée épidictique : hisser in fine la géographie au rang d’art et de philosophie.
En définitive, l’Histoire de la pensée géographique est un livre d’un étrange classicisme, tout à la fois libéral et orthodoxe, sensible aux mutations et inquiet pour l’avenir, dialogique et catégorique... un livre emblème du malaise, indicible et néanmoins signifié par tous les moyens de l’écrit, sauf l’expression brutale, frontale, explicite. Tâtonnements, discussions non closes, quasi oxymores attestent d’une forte incertitude ou indétermination à l’endroit des procédures cognitives. Faut-il y voir un reflet du tempérament sceptique d’André Meynier (que nous avons déjà suggéré) ? ou un effet direct du climat intellectuel de l’époque ? En tout état de cause, l’ouvrage fait écho à et prolonge les interrogations exprimées par Paul Claval cinq ans plus tôt, avec une sensibilité différente mais un sentiment partagé que le legs classique dans toute son épaisseur (cognitive, sociale, etc.) « craque » et achoppe à l’abord de temps nouveaux. Ceci se retrouve, à un niveau d’intensité et de contradiction inégalables, dans La géographie : méthodes et perspectives de Jacqueline Beaujeu-Garnier. Dans ce livre-là, le malaise est partout : sous forme de doutes explicites et multiformes ; par les tâtonnements du propos, mis en scène ou induits (involontairement ?) par son déroulement ; quant au parti-pris subjectiviste d’une énonciation à la première personne, peu commun dans la géographie classique, il justifie le malaise en sur-motivant son ancrage psychologique. Cette prime évocation réclame néanmoins des preuves approfondies, que nous allons maintenant nous employer à fournir.
IV Affronter la « menace »
De la même façon que l’Essai sur l'évolution de la géographie humaine, La géographie : méthodes et perspectives s’ouvre par un Avant-propos dans lequel l’auteur raconte la gestation du livre sur un mode relativement personnalisé — ce qui n’aurait rien de bien original dans une autre discipline mais qui demeurait incongru et assez inédit dans la géographie française de la charnière des années 1960-1970. On retrouve au demeurant le même genre de détails sur les prémices de l’ouvrage : « conversations et [..] discussions [...] aussi bien en France qu'à l'étranger, tant avec des collègues qu'avec des jeunes », « préoccupations », lourdeur du travail préparatoire, etc. Également, on constate dans l’ensemble de La géographie... un recours direct et assumé (bien qu’épisodique) au répertoire émotionnel pour signifier que « quelque chose » fait problème : il est question de « tourment* » (« ceux que tourmentent les mêmes préoccupations » p. 2), de « malaise » (« Il est temps d'affronter ce malaise. », p. 7), de « préoccupations » (id., p. 2, ou « De telles préoccupations peuvent sembler ne s'appliquer qu'à une partie de la géographie... », p. 32, etc.). Même si ce motif ne dispose pas d’une surface textuelle considérable, sa seule présence est intrinsèquement porteuse de sens ; il constitue un signal de trouble, dont il importe d’examiner les ramifications et les corrélats.
La géographie : méthodes et perspectives est d’emblée placée sous le signe du travail nécessaire mais laborieux :
Au terme de ces réflexions essentiellement méthodologiques, je me sens prise de scrupule et d'effroi devant tout ce qu'il aurait fallu dire et que ce petit volume ne renferme que par allusions. Engager un exposé sur la nécessité de changer en partie les méthodes de la géographie et en fournir à peine des rudiments d'exemples, proposer une approche de l'espace géographique à la fois plus systématique, plus rigoureuse et plus totale, en en marquant bien les caractéristiques fondamentales trop souvent oubliées ou abusivement mêlées, et se borner à indiquer des orientations de recherche ou des thèmes de publications futures, est-ce bien satisfaisant ? Cependant, d'après toutes les conversations et les discussions de ces dernières années, aussi bien en France qu'à l'étranger, tant avec des collègues qu'avec des jeunes, il me semble que c'était en tout cas utile, et même indispensable.
Écrire un « traité » volumineux sur ces sujets en plein devenir aurait été prétentieux et inefficace. Mais en relisant ces courtes pages, j'ai l'impression d'être restée très superficielle. Pourtant, jamais un livre ne m'aura demandé autant de temps ; jamais je n'aurai réuni pour le faire autant de documentation et de lectures ! Je n'ai d'autre ambition que de susciter la réflexion, la critique et — je l'espère — l'adhésion de certains de ceux que tourmentent les mêmes préoccupations relatives à notre discipline.
En tous cas, déjà, des équipes de jeunes travaillent sur ces sujets. En collaboration avec des spécialistes d'autres sciences, avec des représentants de l'administration ou des grands services extérieurs à l'Université, ils préparent une série de courts volumes, qui seront l'illustration des différents points de cet exposé général qui ne se veut que le résumé des recherches en marche, sur de nouveaux thèmes, avec de nouvelles méthodes. Il ne s'agit du reste pas de renier mais de continuer, de bouleverser mais d'améliorer, de détruire mais d'enrichir. Loin de moi l'idée de renier la Géographie traditionnelle, telle que l'ont illustrée tant de grands savants français et étrangers, mais de nouveaux courants existent, qu'il serait vain d'ignorer, et encore plus vain de laisser tout submerger. Il faut donc essayer de faire une synthèse entre la tradition et la nouveauté et je suis, quant à moi, persuadée que cela est possible et que la Géographie ne peut qu'y gagner.
Paris 1967, Zermatt 1971.
Un examen schématique de ce texte inaugural en souligne la visée apologétique (« c'était en tout cas utile, et même indispensable », « sujets en plein devenir »), couplée (selon l’usage !) avec des considérations vaguement dépréciatives qui expriment l’insuffisance de la tentative (« petit volume », « courtes pages », « en fournir à peine des rudiments d'exemples », « j'ai l'impression d'être restée très superficielle »). Cette sorte de tension dans la disproportion est corroborée par les précisions temporelles apportées sur les conditions d’écriture du livre. L’auteure avoue : « Pourtant, jamais un livre ne m'aura demandé autant de temps... » ; et la page s’achève par la mention des lieux et dates de rédaction (seuil inusité, plus fréquent dans les genres littéraires) : « Paris 1967, Zermatt 1971 ». Cette épaisseur de quatre années vient en somme consolider l’aveu de pénibilité. D’un autre côté, cette ultime mention contribue à inscrire l’avant-propos tout entier dans le genre éditorial de l’envoi, auquel ressortissent par ailleurs clairement certaines précisions liminaires : « Au terme de ces réflexions [...], je me sens prise de scrupule et d'effroi ». Associer envoi et inachèvement accentue la disproportion entre l’épaisseur temporelle, laborieuse, du travail préparatoire, et le format final du « petit volume » (141 pages), qui est justifié par une visée affichée d’efficacité et un contexte marqué par l’urgence.
Ces mannes de long labeur et d’urgence mêlés n’ont rien d’anodin, car elles placent d’emblée l’entreprise dans une perspective contradictoire — contradiction soluble, rationnellement acceptable certes, mais porteuse néanmoins d’ambiguïté. Or précisément, il nous semble que ce « petit volume » est tissé d’une foison d’ambiguïtés et de contradictions qui, plus encore que les formules explicites (ou strictement dénotatives) de tourment, contribuent à donner de la profondeur au sentiment de malaise ou d’anomalie qui émane de ces pages. Encore faut-il préalablement rendre justice au diagnostic propre à J. Beaujeu-Garnier.
Outre ce qui a déjà été avancé sur l’emploi d’un registre psychologique dénotant le malaise, l’une des manifestations les plus évidentes de celui-ci se trouve dans l’aveu répété de la « mise en question » contemporaine de la géographie : par « les géographes eux-mêmes » (p. 3) et par « des spécialistes des sciences voisines » (p. 4). Tous ces « détracteurs » (p. 4) ont, de toute évidence, une certaine responsabilité dans la décision de J. Beaujeu-Garnier d’écrire cet ouvrage. Le premier chapitre, intitulé « Qu’est-ce que la géographie ? », commence précisément par l’affirmation de « l’urgence fondamentale d’une [...] mise au point » sur la question de l’identité disciplinaire, motivée par les interrogations « sans ménagement » de la corporation. De fait, la première partie du chapitre s’intitule « La géographie mise en question », et consiste en un panorama des menaces qui pèsent sur la discipline : critiques internes, externes, tendances dissolvantes (où revient le bon vieux spectre de l’éclatement de la géographie), polémiques à l’étranger. L’ensemble de ce tableau clinique n’est pas très fortement organisé ni systématisé, mais fonctionne plutôt sur le mode de l’accumulation. Il ne s’agit pas de mettre en perspective un mouvement critique mais plutôt d’accréditer son importance, et l’urgence qu’il y a à formuler une réponse. Celle-ci prend une vingtaine de pages, pour « prouver » au principal que les relations homme / nature continuent de fournir une spécificité à la géographie. Faisant contraste avec l’abondance des développements dialectiques et exemplaires sur cette question, d’autres propositions sont avancées par J. Beaujeu-Garnier sur un mode nettement plus doxique : affirmations récurrentes, brèves et évidentes qui fondent « L’unité de la géographie » (titre de l’une des parties) sur sa vocation à être « science de synthèse » centrée sur les « rapports » ou « inter-relations sous l’angle géographique », et en tant que science du « concret », du « terre-à-terre » qui « part des faits ». Plus encore, l’ultime partie du chapitre, intitulée « La spécificité géographique », ramène la dissertation des 15 pages précédentes à une métaphore intrigante (la nature est comparée à une œuvre d’art), tandis que le dogme paradigmatique est une nouvelle fois repris sous la forme d’un hyper-texte composé délibérément en italiques : la géographie est « l’observation de faits concrets à la surface de la terre », elle a pour spécialité « l’ensemble, [le] complexe » plus particulièrement les relations entre « le cadre naturel et les sociétés établies », de là sa vocation de « discipline-carrefour » ; elle part de la « monographie régionale » qui inclut « la recherche des inter-relations » et peut déboucher sur une « synthèse exhaustive » qui n’est pas sans rappeler le De Martonne du Traité (d’ailleurs évoqué quelques lignes auparavant) :
Pour parvenir à l'établissement de ces monographies ou à l'élaboration de synthèses ou de traités plus compliqués, le géographe, à partir de l'observation initiale, suit toujours le même processus : il examine, décrit, puis tente de répondre à toutes les questions qui peuvent se poser et que mentionnait déjà sous une forme lapidaire un auteur anglais du début du siècle : « Où ? Quoi ? Comment ? Quand ? » C'est alors qu'il lui faut faire appel à d'autres faits, à d'autres sciences, en extraire uniquement ce qui est nécessaire à son propos, esquisser des rapprochements inédits et qui peuvent surprendre certains. Il aboutit ainsi à cette « étude unique », reflet de la réalité, infiniment variée, toujours mouvante, dont la grande ambition est la synthèse exhaustive.
En définitive, le dispositif argumentaire pourrait accréditer l’idée qu’il y a dénégation des critiques, et donc levée du malaise, dans ce retour progressif à l’orthodoxie. Il y a de cela, mais pas seulement, car J. Beaujeu-Garnier introduit à plusieurs reprises de nouvelles évocations de remise en cause de la géographie et n’essaie pas véritablement de discuter frontalement les critiques diverses dont elle fait mention. Ce faisant, elle laisse s’installer une certaine indétermination quant au statut de la critique en regard de son propos : repoussoir ? référent ? alibi ? Mais quelle critique ?
Il est frappant de constater qu’aucun géographe français n’est nommé précisément par l’auteure lorsqu’il s’agit d’évoquer « les débats » qui « surgissent ». Faut-il seulement imputer cela à l’absence de textes polémiques jusqu’au moment de la parution de ce livre ? Il est en tout cas évident que J. Beaujeu-Garnier semble contrainte de recourir à des cas anglo-saxons ou soviétiques lorsqu’elle veut faire exemple dans ce domaine. Fort caractéristiques en seraient les développements des pages 4-5 : pour illustrer les risques encourus du fait de la spécialisation « extrême », elle prend appui sur la situation américaine, déplore la quasi disparition de la « géographie globale » et décrit la « fragmentation du domaine géographique » et les « oppositions de méthodes et de conceptions », débouchant sur une situation de balkanisation de la discipline dans laquelle « Les tenants de [...] positions adverses se regardent avec dureté et désaccord ». Or, immédiatement après cela, elle en tire l’inférence suivante :
Qui ne croirait lire un texte concernant aussi bien l'état qui menace la géographie française que décrivant celui auquel sont parvenus nos voisins d’outre-Atlantique ?
La description se termine donc par un parallèle qu’aucun élément tangible (citation, description référencée, etc.) n’étaye, et ce même si l’on considère l’ensemble du livre. En outre, cette assertion pseudo-interrogative fonctionne à la manière d’une saillie : elle clôt un paragraphe, tandis que le suivant reprend l’évocation de la géographie américaine et de ses divisions. Faut-il la considérer comme un simple à-coup d’une analogie tentante ? On peut en douter au vu du ton employé. Faut-il n’y voir qu’une parenthèse, qui lèverait fugitivement le voile sur un malaise croissant dont l’auteure serait très consciente ? Ou plus encore comme une prémunition visant à désamorcer si possible la réalisation de la prophétie dans le temps même de son annonce ? De fait, J. Beaujeu-Garnier n’a pas de preuve à faire valoir : elle use d’un parallélisme en présupposant ce qui semble une évidence partagée avec son lectorat (ou une partie de celui-ci). Si l’on fait une telle lecture, tout ce qui précède pourrait n’apparaître que comme un dispositif visant à dramatiser les enjeux de l’avenir de la géographie française par analogie. C’est une lecture à tout le moins réductrice, mais qui se trouve pour partie corroborée par l’invisibilité ou le flou de la « menace » invoquée.
À ce titre, bien plus tangible est la « menace » représentée par « bon nombre de « sciences sociales et économiques » [... qui] prennent conscience de leur jeune force, du nouveau pouvoir d'action que leur donne le développement de leurs recherches, et se trouvent concurrentes pour embrasser un domaine, certes immense et d'approches multiples, mais où l'étude des sociétés humaines sous divers aspects tient une place essentielle[...] ». Ce thème de la concurrence revient comme une antienne dans l’ouvrage, assorti d’un corollaire autrement plus embarrassant : le peu d’estime qu’ont les praticiens concurrents à l’endroit de la géographie.
Bien des spécialistes de branches voisines ont manifesté leur opinion [au sujet de la géographie], ne lui assignant, parfois, qu'une part fort réduite, en la considérant comme une pure nomenclature, un simple moyen de localisation ou d'évaluation des distances, ou encore un banal recensement descriptif, cadre de plus hautes spéculations. [p. 3]
Aussi n'est-il pas étonnant que Piaget, dans ses volumes sur l'épistémologie génétique (1950) ou la connaissance scientifique ne mentionne même pas le mot géographie. Ayant méprisé ou méconnu le mouvement contemporain de la philosophie scientifique, il est normal que ses représentants nous ignorent. [p. 10]
[...] cette forme d'approche, si elle est maladroite, ne peut manquer de susciter les critiques de représentants d’autres disciplines : superficiel, incompétent, dira-t-on — et parfois avec raison... [p. 24]
Pour certains économistes, tel serait uniquement le rôle du géographe : l'économie découvrirait des lois et demanderait aux observations géographiques dans quelle mesure elles les infirment ou les confirment (F. Perroux, 1954). [p. 33]
Enfin, bon nombre d'économistes vont jusqu'à en vouloir aux géographes de la faiblesse de leur pensée conceptuelle... [p. 65]
Ce thème d’une géographie méprisée — destiné à connaître une grande fortune dans les décennies suivantes (et surtout les années 1970) — sert d’argument pour revendiquer des changements nécessaires : développement de la réflexion épistémologique, promotion des méthodes « exactes » (i. e. quantitatives), etc. Il n’en demeure pas moins que cela accrédite le bien-fondé du « malaise ». Lequel atteint précocement son acmé en conclusion de la partie consacrée à « l’identité de la géographie » du chapitre I, lorsque sont convoqués tous les « détracteurs » de la géographie dans ce qui constitue la « menace » ultime :
Il en résulte une menace du fait d'éclatement ou de subdivisions infinies et c'est indéniablement une des raisons majeures qui font que, parmi les représentants des autres sciences et même — fait plus grave encore — parmi les géographes, beaucoup se demandent en toute conscience ce qu'est la géographie, et même si elle existe. [p. 12]
Pour autant, J. Beaujeu-Garnier ne cherche pas à déplorer ou à discuter les éléments dépréciatifs en ce qui pourrait ressembler à une apologie de la géographie. Ce « profil bas » se comprend aisément au regard du statut argumentaire de la critique externe (étrangère ou extra-géographique) : celle-ci est rapportée parce qu’elle met à jour des carences (épistémologiques, théoriques, méthodologiques) qui enjoignent que l’on réagisse. Et peu importe de savoir si notre auteure ab initio ne fait que prendre acte de remises en cause préalables ou si elle ne les convoque que pour les instrumentaliser : dans un cas comme dans l’autre, l’interpellation de la géographie fonctionne comme une mise en demeure face à laquelle la communauté ne saurait se dérober.
La rédactrice abonde elle-même dans le sens de la critique à l’occasion de jugements sévères sur les enjeux épistémo-méthodologiques :
La lecture d'innombrables travaux écrits par de nombreux auteurs en de multiples langues ne permet guère de découvrir une méthode [géographique] bien assurée. [p. 29]
Ou bien le géographe a la vocation d’expliquer, ce qui est son domaine, [...] et alors, il lui faut entrer résolument dans la voie scientifique des analyses et des synthèses comparatives rigoureuses — ou bien il se résoud à n’être que celui qui décrit ce qu'il observe, qui le commente souvent avec talent, mais qui n'est plus que le peintre figuratif de l'espace et non l'exégète qu'il prétend être. En poursuivant [...] cette élaboration de recherche suivant les mécanismes traditionnels, cette absence de préoccupation épistémologique, les géographes — surtout en France où cette forme de réflexion n’a guère été représentée jusqu'ici — se coupent de plus en plus du mouvement scientifique contemporain et courent le risque « d’exposer sans fondements raisonnables des vues qui ont généralement été discréditées dans toutes les autres disciplines, y compris la philosophie des sciences » (Harvey, 1969, 651). [p. 32]
Beaucoup de spécialistes emploient des modèles longuement et strictement élaborés, et parmi eux un certain nombre de géographes étrangers ; d’autres s'y refusent énergiquement, surtout en France, et s'ils en font parfois, c'est sans le vouloir. [p. 42]
[...] le danger est particulièrement grave pour les géographes qui empruntent beaucoup de leur vocabulaire à des sciences voisines, souvent sans connaître la signification exacte de ces termes... [p. 36]
Ainsi la méthode géographique apparaît en pleine mutation, déjà largement amorcée dans de nombreux pays, souhaitable en France... [p. 53]
Dans le grand mouvement scientifique qui caractérise notre époque, il serait dommage que les géographes se singularisent par leurs refus, leur dédain, ou leur abstention, et ceci particulièrement en France. Peut-être est-il nécessaire de garder en mémoire la formule de Piaget : « Une science qui ne se formule pas, qui ne se définit pas, n'existe pas »... [p. 53]
Dans toutes ces recherches très théoriques, les Français paraissent peu. [p. 68]
À l’occasion de ces stigmatisations, J. Beaujeu-Garnier dresse un portrait en creux de la géographie française qui n’en est pas moins éloquent : repliée sur elle-même, dénuée de réflexivité, incapable de clarifier les concepts et conceptions qu’elle utilise, à la traîne par rapport aux autres « écoles nationales ». La récurrence des précisions un peu douloureuses, telles que « surtout en France », « souhaitable en France », « particulièrement en France », formulées en incise, accrédite, à défaut de l’exprimer explicitement, le motif du retard de la géographie française par contraste avec la maturité anglo-saxonne, dont David Harvey serait un peu la figure emblématique pour l’auteure.
V Du malaise à l’hétéronomie
L’ensemble de ces éléments nous semble suffisant pour faire de La géographie : méthodes et perspectives l’ouvrage le plus explicitement révélateur d’un malaise du paradigme classique et celui qui pousse le plus loin le diagnostic alarmiste. On ne saurait pourtant le considérer comme un livre de rupture, et ce pour des raisons qui vont au-delà du credo conservateur-réformateur de l’avant-propos. Pour penser quelque chose de l’ordre du schisme, il aurait fallu à tout le moins une mise en scène de positions antagonistes. Or Jacqueline Beaujeu-Garnier fonctionne davantage par superposition : elle revendique pour la géographie « l’induction », le réalisme, les « monographies », la « synthèse » mais aussi « les modèles », les « schémas préalables », la « géographie des généralisations », « l’analyse de l’espace »... Les problèmes que pourrait poser cette juxtaposition ne sont pas (ou très peu) formulés, alors même qu’il n’y a pas à proprement parler de confrontation entre les positions classiques et les positions réformistes que l’auteure endosse en alternance. De surcroît, une dissymétrie essentielle oppose l’exposé de la supratraditionnelle, pleinement auctorial, répétitif, en quelque sorte standardisé, et la présentation des vues nouvelles, largement citationnelle, moins didactique et davantage pédagogique. Ce qui devrait concourir à la réforme (éclaircissement méthodologique, épistémologie, effort de « précision » et de quantification, etc.) a un statut largement exogène (hétéronome) au regard de la vulgate, à laquelle il vient s’apposer.
Il nous reste à essayer de faire exemple sur un certain nombre de contradictions générées par ce dualisme, en gardant à l’esprit deux difficultés majeures soulevées par une entreprise de la sorte : l’une tient au hiatus éventuel qui pourrait exister entre la grammaire des catégories adoptées dans ce travail et celle de l’ouvrage, à bien des égards implicite, voire parfois nébuleuse ; l’autre ressortit à la recherche de moyens d’énonciation facilitant le passage de l’appréciation synthétique que suscite une lecture à des procédures analytiques pour la justifier.
Toutes les ambiguïtés du livre n’ont pas le même statut. Certaines sont assez communes dans la littérature des années 1960 : il en va ainsi de la réflexion sur la spécialisation (déjà présente chez P. George, A. Meynier et bien d’autres), amorcée dès les premières lignes. À la page 4, J. Beaujeu-Garnier acquiesce à l’idée que l’esprit de clocher des diverses spécialités « aboutirai[t] fatalement à la disparition même de la géographie ». Un peu plus loin, le clou est enfoncé : « La division, la fragmentation, nous seraient mortelles » (p. 7) Pourtant, à la fin de la page 9, l’auteure fait machine arrière, dans un paragraphe qui justifie des « analyses poussées jusqu'à leurs extrêmes limites de phénomènes très détaillés », et finit par conclure : « Il ne faut donc pas rejeter a priori toute forme de recherche, même très spécialisée, poussée jusqu'à ses extrêmes limites. ». Mais c’est pour insister dans la foulée sur l’« enrichissement certain, mais également et toujours risque de dispersion, de confusion avec les disciplines voisines » (p. 10). Les quatre alinéas suivants visent manifestement à résorber une fois pour toutes l’antinomie unité / spécialité par une position hostile au « séparatisme méthodologique » couplée à ce qui se veut un dépassement du dilemme :
Pourtant, il faut bien répéter et souligner que le travail par excellence du géographe, c'est-à-dire la synthèse, celui « où il est pleinement lui-même » comme l'écrivait Vidal de la Blache, exige de connaître beaucoup mais de dominer encore plus. Il serait regrettable de s'arrêter en route et de courir le risque de ne plus avoir que des morphologues qui pourraient aussi bien sinon mieux faire, en ayant une formation de géologue, des climatologues échappés des rangs des météorologues, des soi-disant « géographes humains » qui ne feraient que démarquer la démographie, la sociologie, l'économie... avec moins de rigueur et de compétence. C'est bien pour cela que l’on doit se défier d'une spécialisation trop poussée. (p. 10)
La mise en avant de la « synthèse » et la critique de la « spécialisation » semblent trancher le débat ; mais l’ambiguïté n’est pas complètement levée. En effet, que penser des formules « connaître beaucoup mais [..] dominer encore plus » et « Il serait regrettable de s’arrêter en route » ? Ces expressions, à la limite du dicton ou de l’adage vernaculaire, obscurcissent le débat autant qu’ils le « réconfortent » par recours à une « sagesse » extérieure. L’encyclopédisme maîtrisé peut-il pallier les cloisonnements de la spécialisation pour unifier la géographie ? À tout le moins, il ne s’agit pas clairement d’une invite à restreindre le champ de compétences du géographe... L’auteure elle-même hésite et reformule peu après son jugement quant aux effets ambivalents, « dangereu[x] ou fécond[s] », de la spécialisation, dès lors qu’une « solide formation générale » garantit l’« esprit géographique » des praticiens. Pourtant, quelques pages auparavant, elle avait fait état des critiques concernant le « touche-à-touisme » et « l’expansionnisme » de la discipline...
Au final, pour se sortir de ces difficultés, J. Beaujeu-Garnier, en appelle à « une méthode rigoureusement pensée » (p. 11) tant il lui semble clair qu’il faut au géographe « sa propre approche » qu’elle esquisse peu après : « une approche de rapports, d'inter-relations sous l'angle géographique ; on n'étudie pas l'homme en lui et pour lui, mais par rapport à son milieu et en relation avec ses formes de groupements et ses manifestations d'activités » (p. 11). Mais c’est pour affirmer immédiatement après le caractère massivement intuitif (implicite ?) de la « méthode propre » des « vrais géographes », la rareté des exposés méthodologiques dans la littérature mondiale et le « peu d’intérêt que les géographes portent à ces questions » (p. 12). En somme, lorsqu’une solution semble enfin régler la contradiction, une autre contradiction émerge, qui fait réémerger le thème de l’éclatement sous sa forme la plus critique : le livre atteint juste après l’acmé de malaise précédemment signalée.
Au demeurant, le thème de la « méthode propre » est l’une des principales sources de contradiction de l’ouvrage. J. Beaujeu-Garnier adhère au credo hettnero-hartschornien selon lequel « ce n’est pas forcément l’objet qui assure l’unité [de la géographie], mais [...] la nature de l’approche de cet objet ». Partant, la définition de la « méthode propre » est cruciale justement pour démarquer la discipline et lui donner une identité substantielle. Le chapitre II (p. 29-53) s’intitule d’ailleurs « La méthode géographique : critiques et perspectives », mais on peut l’inscrire dans un développement encore plus large, puisque dès la page 13 et pendant quarante pages, elle s’emploie à donner de l’épaisseur à ladite « méthode ». Pourtant, la procédure souffre de plusieurs ambiguïtés. Il est à noter que le répertoire épistémologique n’est ni explicité ni articulé ; il en va ainsi de « méthode », « démarche », « objet », « domaine », « théorie », « généralisation », « réalité » et de bien d’autres mots-clés, utilisés abondamment, et de façon purement notionnelle, par l’auteure. Cette opacité sémantique a des conséquences importantes. À la page 13, immédiatement après avoir affirmé que c’est une « méthode » qui peut définir la géographie, elle énonce : « Contrairement à l'espace théorique des économistes, celui des géographes est un espace concret, indéfiniment varié et variable, qui n'est jamais deux fois absolument identique à lui-même » — définition qui se retrouve peu après quand le géographe est érigé en « champion de l’espace concret » (p. 14). Pourtant, on peut s’interroger sur le caractère méthodologique d’une caractérisation de la sorte. N’est-ce pas tout autant la définition d’un objet, au sens générique ? Dans le même ordre d’idées, il peut s’avérer difficile d’arrêter le statut épistémologique des relations entre « le cadre naturel et les sociétés établies », si importantes dans l’économie du premier chapitre : méthode ou objet d’étude ? ou les deux à la fois ? Face au texte, cette interrogation est insoluble. Le dualisme « méthode » / « objet » est à la fois un absolu et un impensé de l’ouvrage : cadre de rédaction, moteur de la réflexion, auquel J. Beaujeu-Garnier fait retour régulièrement, sans que l’on puisse définitivement se prononcer sur ce qu’il signifie. Même si la démarche/méthode semble primer, l’auteur consacre son plus gros chapitre à l’esquisse d’une théorie de l’« espace géographique » et réaffirme plusieurs fois qu’il y a un « domaine » (souvent synonyme d’objet) propre à la discipline.
Mais la difficulté la plus tenace se situe au niveau de la procédure de caractérisation de la fameuse « méthode ». La reconstituer permet d’approcher au plus près le caractère hybride, tâtonnant et contradictoire de l’entreprise — au travers de ce que nous serions tentés de désigner comme une hétéronomie épistémologique. Celle-ci peut se concevoir à un double niveau : comme emprunt de normes extérieures et comme coexistence de celles-ci avec d’autres normes, sans que soit posé nettement le problème de la compatibilité entre les unes et les autres. On aura ultérieurement l’occasion d’indiquer son importance dans la production du début des années 1970. Elle se manifeste chez des géographes en cours d’acculturation qui n’ont toutefois pas renoncé à un idéal de cumulativité des savoirs et pratiques.
Ainsi qu’on l’a déjà souligné, le chapitre I du livre de J. Beaujeu-Garnier affirme pendant 16 pages une « méthode » géographique, idiosyncrasique, qui part du « concret » et vise la « synthèse exhaustive ». À ce stade, il y a effectivement une et une seule norme méthodologique, qui concourt à spécifier la démarche géographique et s’inscrit nettement dans la doxa post-vidalienne. Pourtant, le chapitre II s’ouvre par un exposé consacré à la distinction inductif/déductif, qui structurellement remet en cause la spécificité même de la « méthode ». En effet, durant trois pages, il n’est plus du tout question de « synthèse exhaustive », ni de fidélité aux faits géographiques, mais de procédures visant à établir des ordres de généralité. De surcroît, ce point de méthode a un rôle structurant pour l’ensemble du chapitre car le couple induction / déduction génère un autre distinguo, entre « observation » et « modèles », laquelle opposition est une clé d’organisation du chapitre : le propos est d’abord centré sur les conditions d’une observation « scientifique » (c’est à dire pré-orientée, régulée, communicable), avant que ne soient abordées les formes de l’explication géographique (historiques, déterministes, interactionnistes) — ce qui suggère une procédure inductive — après quoi (p. 42) le chapitre se poursuit par une présentation des démarches reposant sur la modélisation et la quantification — de là l’évocation épisodique de « procédés déductifs ». En somme, dans sa structure générale, le chapitre II oppose un déni aux affirmations unitaires du chapitre précédent. À l’insu de l’auteure ? Le détail du discours montre, comme chez A. Meynier, une conscience des difficultés et une sorte de dialogisme qui tente d’accorder des propositions putativement contradictoires, sans véritablement offrir un dépassement de la contradiction, ni même pour le coup une formulation explicite de celle-ci. Ainsi en va-t-il de la discussion de la « méthode déductive » :
[..] la grande difficulté majeure, celle qui fait se rebeller un grand nombre de géographes, c'est la « conceptualisation » du modèle. Comment peut se faire une proposition de théorie générale servant de départ à la méthode déductive ? Il semble qu'on puisse retenir le processus suivant : observation de faits concrets, mise en éveil de l'attention, de la « curiosité scientifique », provoquant une réflexion systématique se traduisant par l'élaboration d'une explication théorique, c'est-à-dire l'établissement d'un « modèle ». L'originalité du géographe partant de l'examen de faits concrets ne doit pas, en effet, être remise en question. Mais ce qu'il est nécessaire d'affirmer également avec autant de netteté, c'est l'impossibilité pour une discipline qui se veut — et qui se doit d'être — scientifique de continuer à errer dans le détail des inspirations et des formulations anarchiques. En outre, la théorie scientifique n'est pas seulement « la clé du puzzle de la réalité », elle donne aussi la capacité de prévoir (W. Bunge, 1962).
Ce passage est emblématique des efforts opérés par l’auteure pour régler l’hétéronomie : après avoir donné voix aux réticences du classicisme envers les « modèles », elle propose une solution basée sur l’antériorité de l’observation, à l’origine d’une procédure inductive, « servant de départ à la méthode déductive ». En somme, elle rétablit une sorte d’induction en amont de la déduction, ce qui d’un certain point de vue ruine la possibilité de théories préalables, notamment telles qu’exposées dans des développements antérieurs. Mais cela a l’avantage d’articuler la « démarche propre » du chapitre I avec la « théorie scientifique », même si cela fausse pour partie les préconisations épistémologiques de l’une et l’autre « démarches » (respect de la variété du réel dans un cas, pré-régulation de l’observation par la théorie dans l’autre). À ce stade intervient un retour stratégique à la lettre de la doxa : « L'originalité du géographe partant de l'examen de faits concrets ne doit pas, en effet, être remise en question », qui introduit de la fermeté, de la « netteté » par contraste avec le bricolage conceptuel qui précède, immédiatement suivi d’un « mais », préludant à la réaffirmation du nouveau régime de valeurs « scientifiques », implicitement conçues comme non pleinement acquises... La dimension spéculative du propos n’est ni évidente ni prédominante, dissimulée derrière l’assurance de valeurs reçues.
À l’issue de ce paragraphe, l’auteure, semble vouloir enfoncer le clou d’un nécessaire aggiornamento des pratiques de la géographie, et se livre à l’un de ces réquisitoires sévères dont son ouvrage est parsemé, appelant de ses vœux un tournant « explicatif » de la discipline, fustigeant au passage un certain modèle du géographe « peintre figuratif de l’espace » et l’« absence de préoccupation épistémologique de la corporation », pour finir par dénoncer, en substance, le provincialisme et la naïveté de la discipline. Or, dans la foulée immédiate de ce paragraphe intervient une rectification qui restaure l’hétéronomie :
De telles préoccupations peuvent sembler ne s'appliquer qu'à une partie de la géographie, c'est-à-dire à celle des « généralisations » (c'est à dessein que je n'emploie pas le terme de géographie générale, qui pourrait prêter à confusion [...]). Il y aurait, en somme, deux méthodes géographiques : une méthode descriptive, aboutissant à la rédaction d'une monographie (la population de l'Alsace, les industries de la Nouvelle-Angleterre, les calottes glaciaires du Groenland, le Lancashire, la région de Moscou...) et réputée libre, puisque soucieuse d'un fait en apparence « unique » — et une méthode comparative, élaborant une classification de phénomènes de même ordre, disséminés dans l'espace (les reliefs des cuestas, les industries textiles, les régions urbaines, les réseaux de chemin de fer transcontinentaux...) et prétendant à une systématisation explicative.
L’antinomie initiale inductif/déductif caractérisant « en général la recherche de la connaissance » (p. 29) a subi une dérivation considérable au final puisqu’elle a cédé le pas à une autre distinction, entre « géographie des généralisations », recouvrant induction et déduction, et une « méthode descriptive » qui ne s’y résoud pas. Aussi peu original soit-il, le couple description / comparaison ramène en terrain plus familier au géographe. Cette familiarité a peut-être un effet paradoxal : l’auteure semble alors réaliser les dangers de ces distinctions en cascade pour son argument identitaire, puisqu’elle se sent immédiatement obligée de nier la dualité méthodologique dont, à ce stade, le caractère auto-réfutant est énoncé. Pourtant, la « confusion » n’est pas aisément soluble, faute d’une grammaire des catégories plus assurée, ainsi qu’en témoigne la suite immédiate de l’argumentaire :
Pourtant, il me semble qu'il n'y a là qu'une confusion. Il ne peut pas y avoir deux méthodes, si la géographie veut être une science et affirmer son unité. Qu’est-ce que l'unicité du fait géographique, sinon tout d'abord une apparence due à la superficialité de notre connaissance et, en second lieu, une vue simpliste, nous privant des possibilités explicatives fondamentales, car, comment peut-on « expliquer » au sens plein du terme, ce qu'on ne peut pas comparer ? W Bunge (1962, 9) a justement montré la confusion qui existe entre « unique » et « individuel ». « Un fait individuel implique une possibilité de généralisation, mais non pas un fait unique. Par exemple, supposons qu'il y ait une théorie qui explique l'existence des îles. Il y a une seule île de Manhattan. Cependant, si l'île de Manhattan se conforme à la théorie de l'existence des îles, elle est différente de toutes les autres îles, seulement parce que ses caractéristiques ont une combinaison quantitative particulière. L'île de Manhattan est un cas individuel, comme sont toutes les autres îles, et la théorie subsiste. » [...] Si l'on en reste à la notion de l'unicité, on décrira des enchaînements de faits, des corrélations apparentes plus ou moins subjectives, plus ou moins rigoureuses ; on s'attachera à l'originalité, aux aspects de détail — et, bien sûr, il faut les faire ressortir, mais comme la marque d'une personnalité propre et non pas comme une nature essentielle. Supposons que l'on jette pêle-mêle à l'eau un grand nombre d'objets hétéroclites : chacun flottera ou coulera plus ou moins, avec son propre caractère, n'empêche que tous ces phénomènes, en apparence purement individuels, obéissent à une loi fondamentale uniforme. Et l'on retrouve les deux procédés déjà signalés pour décrire l'expérience : suivre chaque objet immergé, et examiner son comportement, mais en fonction de quoi ? De son aspect externe, de son poids global, de sa forme, de sa taille, de sa couleur, de son origine, de sa densité ? L’observateur risque de perdre beaucoup de temps et d'énergie à trouver le fil directeur et, tâtonnant ainsi, il peut même ne pas le trouver du tout. — Ou bien, à partir de la loi connue, avec sûreté et efficacité, on effectue les mesures qui permettent immédiatement d’expliquer le comportement des divers éléments ou même, on peut prévoir ce comportement, si c'est nécessaire, sans même avoir à tenter l’expérience.
Évidemment, la géographie n'en est pas là. [...]
L’objectif implicite de cette longue argumentation semble être de souligner le caractère non suffisant et contingent de la description d’entités géographiques localisées, par contraste avec une démarche comparative/explicative. Pourtant, cette lecture, si elle a de la pertinence, génère une contradiction frontale avec les affirmations ailleurs catégoriques sur la « synthèse exhaustive ». Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’absence du raisonnement qui justifierait le rabattement de « l’unité de la géographie » sur « l’unicité du fait géographique ». J. Beaujeu-Garnier semble dire que les objets monographiques du géographe (classique), en apparence uniques, et justifiant une méthode idiographique, ne sont uniques qu’en vertu de la procédure que l’on décide d’adopter pour en rendre compte, de sorte que la dualité unicité/individualité est affaire de « procédé », pas de « nature essentielle ». En définitive, le référent sous-jacent (le réel, donc) peut supporter plusieurs procédures de connaissance. Vibrant plaidoyer pour un pluralisme méthodologique, puisque l’objet, lui, n’est pas perdu ! En somme, l’unitarisme méthodologique se convertit insensiblement en unitarisme par l’objet : qu’on adopte l’une ou l’autre « méthode », on ne saurait perdre celui-ci. Une telle lecture génère une deuxième contradiction, sur le front de l’identité méthodologique de la géographie. Au demeurant, le découplage entre la récusation initiale du dualisme méthodologique et la réapparition de celui-ci au sein d’un paragraphe supposé démontrer le contraire contribue également à opacifier l’argumentaire. Dans le même temps, la métaphore filée des objets flottants sur l’eau réintroduit la déduction, auparavant évacuée, de sorte que l’on en revient aux catégories initiales, et non à celles qui avaient motivé tout ce développement.
Arrivé au bout de ce long paragraphe, il y a de quoi être perplexe : la démonstration fonctionne à couvert, des valeurs apparemment essentielles de la doxa sont déstabilisées, et la démarche théorico-déductive, auparavant mise à mal, revient en force comme une voie royale qui permet explication et prédiction. Une grande variété de procédés argumentatifs a été déployée, raisonnement abstrait, distinction lexicale, exemple, précisions méthodologiques, et enfin métaphore. Mais ce luxe signe-t-il une conviction claire ? Cela n’a rien d’évident. On en voudra pour symptôme le recours ultime à l’analogie pour surmonter l’abstraction. Cela n’a rien d’exceptionnel : l’ouvrage est émaillé de métaphores filées à la fois matérielles et à forte charge visuelle. Au-delà du procédé pédagogique, il y a là une alternative (voire un palliatif) à des exemples ou à une démonstration quand l’argumentaire auctorial achoppe sur de réelles difficultés conceptuelles ou tâtonne. Dans le passage qui nous occupe, le recours à l’image est particulièrement décisif. Au risque de subvertir le propos ? En tout état de cause, l’analogie dédramatise (occulte ?) l’innovation (l’hétéronomie ?) épistémologique qu’il peut y avoir à renoncer (fût-ce provisoirement, fût-ce ponctuellement) au dogme du réalisme exhaustif.
La reprise du paragraphe suivant, « Évidemment, la géographie n'en est pas là », fait subir une péripétie supplémentaire à la valse-hésitation du propos, reculade sur le front de la géographie théorique, prolongée par des considérations sur l’éventualité d’un partage des rôles entre disciplines conceptuelles (économie, sociologie) et géographie, qui elle « se targue de prendre avant tout en considération le concret et l’existant ». Mais c’est pour revenir, au final de cette partie consacrée aux « processus généraux », sur la légitimité (la nécessité ?) d’une théorie proprement géographique.
Nous arrêterons cet examen à ce point du texte de J. Beaujeu-Garnier, non pas parce que l’on ne saurait être plus exhaustif, mais parce qu’il serait possible de prolonger presque indéfiniment cette sorte d’analyse, en rebondissant sur d’autres signes d’hétéronomie épistémologique. Au demeurant, certaines difficultés récurrentes (le statut d’intelligibilité des objets géographiques, l’observation, etc.) auraient également pu faire l’objet d’une étude en lieu et place de ce que nous avons entrepris. Mais cela apporterait-il autre chose ou davantage à la réflexion générale ? Nous nous permettons d’en douter, estimant plus fructueux de reprendre sur une base plus large la question de l’hétéronomie comme anticipation prérévolutionnaire.
La géographie : méthodes et perspectives se veut un livre d’ouvertures, et en présente d’indéniables caractéristiques, ne serait-ce que par ses références positives à la « nouvelle géographie » anglo-saxonne. Pourtant, mis à part quelques timides esquisses (cf. supra), en lieu et place d’une hybridation on aurait plutôt une tératogénèse, comme si l’incommensurabilité potentielle du legs classique et de la new geography finissait par devenir irréductible, faute d’être envisagée, sinon aménagée. Il convient toutefois de noter que les dimensions contradictoires et hétéronomiques que nous avons formalisées n’ont pas été perçues au moment de la parution, ainsi qu’en témoignent les recensions de l’ouvrage auxquelles nous avons eu accès. On peut supposer qu’à l’orée des années 1970, le dogme de l’unité infrangible de la géographie constituait encore un tabou (ou un verrou ?) imposant, et ce malgré le précédent américain. Il fallait peut-être que s’accomplisse une mutation intellectuelle à la fois radicale et « à portée de main », travail de disjonction, voire de dissolution, que le livre de J. Beaujeu-Garnier ne pouvait accomplir — pour des raisons qui ne sont pas que disciplinaires.
C’est que, dans l’épaisseur de temps qui va de 1967 (point origine du livre) à 1971 (date de publication), il y a eu Mai-68, qui offre un modèle révolutionnaire général dont la richesse utopique n’a pas échappé aux géographes de l’époque, même si ce fut sur un mode à priori extra épistémologique. « Événements » qui ont beaucoup marqué Jacqueline Beaujeu-Garnier, dépeinte trente ans plus tard par Michel Rochefort en « chef de file de la droite » (ou des universitaires conservateurs), soucieuse de comprendre la situation autant que de la retourner : « Il y a eu deux réunions chez Jacqueline Beaujeu [pendant les événements de mai]. Elle se présentait comme quelqu’un qui essayait d’écouter et de comprendre les gens de gauche... ». A contrario, rien de tout cela ne transparaît dans La géographie : méthodes et perspectives. Rien ? Si ce n’est, peut-être, une sorte de gage. Faire preuve de réformisme épistémologique avait potentiellement, aussi, une signification politique, alors même que s’ébauchait une « nouvelle société » post-gaullienne destinée à désamorcer la revendication révolutionnaire. Et n’y avait-il pas encore un gage politique à se revendiquer à maintes reprises de géographes américains considérés comme scientifiquement « révolutionnaires », David Harvey et William Bunge, fût-ce au seul nom de leur autorité épistémologique ? Une telle lecture est forcément destinée à demeurer conjecturelle, même si elle peut éclairer sous un angle différent les réticences de certains auteurs à passer outre certaines convictions établies. Encore faut-il ne pas absolutiser cette interprétation politique sous-jacente.
Formulés à partir d’une sensibilité différente, les deux ouvrages strictement contemporains d’O. Dollfus, L’espace géographique (1970) et L’analyse géographique (1971) sont marqués par une hétéronomie épistémologique homologue, bien que se manifestant différemment. Ainsi, dans le premier de ces deux ouvrages, trouve-t-on, au chapitre III, consacré aux très incontournables relations homme-milieu, le paragraphe suivant :
Le géographe, analysant un espace, doit intégrer l’ensemble des données, rechercher des corrélations aux différents niveaux, mesurer les interactions. L'utilisation des mathématiques peut alors se révéler indispensable pour manier un nombre très important de données, calculer de multiples corrélations, faire jouer les interactions. Mais les mathématiques ne sont qu'un instrument, neutre comme tout instrument ; les résultats obtenus dépendent d'une part de la qualité des données traitées et de l’autre des méthodes employées. Les mathématiques peuvent aussi servir de langage pour raccourcir la démonstration et abréger le discours. À ce titre, la connaissance des mathématiques rend les plus grands services dans l'analyse de l'espace géographique, mais leur usage est bien plus délicat que dans le traitement des espaces économiques où la plupart des relations peuvent être chiffrées. Ceci explique un certain retard dans l’emploi des mathématiques de la plupart des géographes, surtout français, par rapport à leurs collègues économistes. Bien des données jouant dans l'espace géographique ne sont que difficilement quantifiables, d'où une approche plus qualitative des questions, une interprétation plus historique des phénomènes.
Si l’on perçoit clairement à partir de quelle prémisse (l’étude des corrélations) émerge le thème de l’usage des mathématiques, il est important de souligner que ce paragraphe constitue un hapax pour le moins surprenant au sein et du chapitre et de l’ouvrage. En effet, rien dans ce qui précède et ce qui suit ce modeste alinéa n’a de rapport nécessaire avec lui : il est totalement contingent, à tel point que sa suppression n’entraînerait aucune modification de la compréhension du texte. C’est une pure parenthèse digressive, du moins en apparence. La position de l’auteur est très nettement favorable, au niveau des principes en tout cas. Le mouvement argumentaire mérite toutefois que l’on s’y attarde un peu : dans un premier temps est affirmé le caractère « indispensable » des mathématiques pour l’étude des corrélations complexes, après quoi l’auteur semble vouloir désacraliser (dédramatiser ?) ce qui n’est « qu’un instrument, neutre... » — ce qui revient à suggérer que l’outil n’est ni bon ni mauvais en soi. Dans la proposition suivante, l’« instrument » devient « langage », dont le mérite éminent est de permettre une sorte de condensation du discours. Mérite ? La fin de l’alinéa met en avant la délicatesse du « chiffrage » (on est en deçà du langage) en géographie, d’où le « retard », surtout « français », avant de conclure au caractère non quantifiable de « bien des données » du géographe. Le mouvement du texte est assez peu éloigné d’un authentique retournement argumentatif : la mathématisation est nécessaire, mais il y a plusieurs aspects (on dissocie), et certains sont « délicats » (i. e. difficiles), et nous avons du retard, et dans certains cas c’est impossible. Après quoi le thème disparaît complètement, pour le restant du livre.
Tout ceci traduit à notre avis une certaine ambivalence à l’endroit des préoccupations quantitativistes alors émergentes : l’auteur entend leur accorder une place et dire leur nécessité, mais c’est à l’occasion d’un alinéa isolé, sans aucune portée, qui fonctionne un peu comme une clause de style. Et ce qui en est dit est pour partie renié par l’évocation des pratiques effectives dans la discipline, à une époque où de surcroît il se lisait très peu de littérature étrangère... Pour autant, l’exercice est-il vain ? En termes d’accroche d’un lectorat étudiant toujours volatil, certainement. Mais comme indice d’une attitude un peu trouble, esquissant une ouverture sans en tirer de conséquences immédiates, nous avons là un mode d’expression assez original, différent de ce qui est à l’œuvre chez les autres géographes « en malaise ». L’hétéronomie, quant à elle, se situe dans l’externalité remarquable de cette digression au regard de l’ouvrage qui la contient.
Mais bien plus encore que L’espace géographique, très classique à bien des égards, c’est L’analyse géographique (1971) du même O. Dollfus qui manifeste les plus forts signes de superpositions paradigmatiques non réductibles. Il s’agit d’un livre fort insolite, en dépit ou du fait même de son ton catégorique (cf. supra) : strict contemporain de La Géographie : méthodes et perspectives (cité en bibliographie), extrêmement court (6 chapitres, 125 courtes pages, 176 000 caractères), écrit de toute évidence à la hâte, et en même temps d’une ambition extrême. Son objectif théorique consiste ni plus ni moins qu’à unifier le legs classique (la description explicative des conditions de site et du fait régional) avec des schèmes structuralo-systémiques (inférés pour l’essentiel de J. Piaget, Cl. Lévi-Strauss, ou par référence à G. Bertrand et R. Brunet) et des emprunts (avant tout lexicaux) au spatialisme anglo-saxon (P. Haggett, W. Bunge). Les titres des chapitres annoncent la couleur de la modernité : « Les structures géographiques » (chapitre II), « Systèmes, réseaux et fonctions » (chapitre III), « La différenciation spatiale » (chapitre IV), « Le temps » (chapitre V), « Les modèles et la géographie » (chapitre VI, le dernier). À chaque fois, il s’agit dans un premier temps de donner des définitions de ces termes conceptuels — encore largement exotiques en 1971 — puis de les décliner, au travers de typologies, d’exemples et de discussions sémantiques générales. Pourtant, si l’on exclut les références aux travaux de G. Bertrand et de R. Brunet, les matériaux utilisés pour imager le propos sont strictement classiques. Ainsi, par exemple, pour justifier l’emploi de structure en géographie, O. Dollfus donne l’exemple de la structure géomorphologique des Alpes (p. 31-32), avant d’opposer la structure des « données naturelles » et les « structures régionales » du Languedoc (p. 32-33). D’une manière générale, l’abondance des innovations lexicales abstraites, très originale pour un manuel de l’époque, fait contraste avec un matériau « empirique » qui porte la marque indélébile de l’École française de géographie ; nombre de « cas d’école » ou d’exemples paradigmatiques y figurent : le Limousin, la région lyonnaise, la Champagne crayeuse... L’abondance d’exemples et de « cas » tropicaux pourrait sembler plus spécifique. Le traitement de ces derniers est néanmoins d’inspiration classique et fait d’ailleurs abondamment référence aux travaux de Pierre Gourou, Henri Monbeig, etc. Par ailleurs, l’ouvrage atteste d’un effort manifeste pour traiter symétriquement géographies physique et humaine, auxquelles les catégories théoriques générales sont appliquées suivant un strict régime d’équivalence. Cette indistinction résolument unitaire permet de mobiliser des précédents hérités de la géographie physique daviso-martonnienne (notamment à propos de « structure », de « forme » et de « temps »), mais fait apparaître par contraste de fortes difficultés à donner sens à cet appareillage conceptuel en géographie humaine. Au final, on pourrait presque parler d’un découplage entre le répertoire théorique — qui puise son inspiration dans un vaste ensemble de références, souvent extra-géographiques, et ancre ce livre dans un effort de modernisme — et les possibilités de résonance empirique, qui rabattent le propos sur une tradition riche en exemplars particulièrement prégnants...
L’hétéronomie fonctionne également à un autre niveau dans le dernier chapitre, « Les modèles et la géographie », fort curieux à bien des égards : très court (9 pages de « Que sais-je »... soit un peu plus de 12 000 caractères), conclusif (faute de conclusion), complètement neuf, en ce sens qu’il s’agissait d’une tentative inédite en français que de consacrer un chapitre de manuel à la modélisation (et à elle seule), sous les auspices du Models in Geography de R. Chorley et P. Haggett. Or, que trouve-t-on dans ce chapitre ? S’il n’y a rien qui ressemble à un travail de pédagogie par l’exemple, on trouve quelques définitions de ce qu’est un modèle, la démonstration du caractère ancien des pratiques de modélisation, une critique typiquement (et citationnellement) « georgienne » des sources statistiques (qui « rendent mal compte de la diversité des situations géographiques »), des réflexions confuses sur la réduction mathématique comme illusion de « langage commun », une réfutation en sourdine de l’utilité des modèles et, au final, ces paragraphes conclusifs (puisqu’ils terminent l’ouvrage) :
Deux écueils menacent le géographe. L'un consiste à nier la valeur théorique, épistémologique et surtout didactique des modèles dont les difficultés de construction ne font que refléter l'absence de données de base ou, ce qui est plus grave, la déficience de la réflexion conceptuelle. L'autre repose sur l'établissement de modèles sans que soit creusée la question des concepts et des sources. On débouche alors non plus sur des recherches originales mais sur l’application de techniques et d'instrumentations devenues banales (emplois de programmes déjà éprouvés et d'ordinateurs). Parfois aussi, une observation un peu attentive permet de parvenir à des résultats aussi satisfaisants que ceux obtenus à la suite de longs calculs mobilisant un outillage coûteux. Dans la recherche comme dans la vie économique, on reste soumis à des contraintes de rentabilité et notamment à la rentabilité du temps de travail qui est incompressible.
Il paraît vain d’opposer les tenants d'une « nouvelle géographie » recourant systématiquement à l'emploi de modèles, mais qui se fonderaient sur la croyance que les mathématiques donnent rigueur et exactitude à tout ce qu'elles touchent, aux tenants d'une géographie qui, par opposition, serait « ancienne » ou « traditionnelle », et dont la démarche reste empirique, l'analyse plus qualitative que quantitative et dont la réflexion serait fondée sur une vaste culture aux contours un peu flous. Poser ainsi le problème ce n’est pas opposer les « modernes » aux « anciens », c'est amorcer une querelle de cuistres et de sacristains ; ce serait pour les uns risquer de se dévoyer sur un chemin sans issue jalonné par les échecs du scientisme du siècle passé, pour les autres se priver de la confrontation de la théorie et de la réalité, confrontation indispensable aux progrès de toute discipline.
Le géographe doit savoir jouer sur plusieurs claviers auxquels correspondent les clefs qui commandent les partitions. Il sait que chaque note a sa place dans le concert, qu’elle intervient dans les accords instantanés et que la succession des notes jouées sur plusieurs claviers ou par plusieurs instruments permet le déroulement de la ligne mélodique. Il n'y a pas une géographie qualitative qui s'oppose à une géographie qui serait quantitative ; les mathématiques ne sont d'ailleurs pas la science de la quantité. L'expression « géographie logique » m'apparaît préférable à celle de « géographie quantitative ». Il n'y a, pour la compréhension des espaces organisés et la connaissance des répartitions à la surface de la Terre, qu'une seule et même recherche qui peut être affinée par des analyses qui ne sont pas nécessairement quantifiables mais dont certains résultats peuvent parfois être obtenus plus rapidement et exposés d'une façon plus claire grâce à un raisonnement logique et une formulation mathématique. Le géographe suit le conseil que le peintre Klee donnait à un élève « en apprenant à regarder plus loin que les apparences pour atteindre la racine des choses » et il fait sienne la remarque de Paul Valéry à propos de l'Histoire : « Il faut se tirer de l'infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure relative. »
Jusqu’au bout, l’attitude d’O. Dollfus vis-à-vis des « modèles » et de la « géographie logique », comme il l’appelle, est ambiguë : au nom d’un certain pragmatisme méthodologique, il convient de ne pas la rejeter, mais à tout le moins de la surplomber : la renommer, connaître ses limites, éviter les gaspillages (de temps en particulier) qu’elle occasionne tout en appréciant les gains de temps [sic] et de clarté qu’elle permet. À certains égards, le paragraphe antépénultième pourrait se lire comme une charge féroce contre la modélisation : isolé et sorti de son contexte, il s’insérerait admirablement dans un florilège antiquantitativiste. Mais il n’est pas isolable ; et en définitive, c’est à une tâche ancillaire que semble un peu dévolue cette « géographie logique », pourvoyeuse d’un nouveau registre davantage que d’une nouvelle façon de jouer (pour filer la métaphore de l’auteur).
Ce final éminemment métaphorique et lettré figure à son avant-dernier paragraphe une opposition entre « tenants d'une « nouvelle géographie » » et « tenants [...] d’une géographie [...] « traditionnelle » » totalement absente du livre et soudain récusée, puisque « vain(e) », à la clausule. Ce surgissement ultime d’un spectre schismatique, récusé (exorcisé ?) plutôt que réfuté, sur le mode du refus têtu, a quelque chose d’étrange : en 1964, Paul Claval évoquait dans son avant-propos une possible division des géographes, pour quasiment l’oublier après. Ici, au dernier trimestre 1971, alors que se préparait le premier numéro de L’espace géographique et qu’avaient eu lieu les Journées géographiques d’Aix-en-Provence, se produit le mouvement textuel inverse : c’est à l’issue d’un vaste effort d’innovation théorique et anhistorique, largement hétéronome, que survient le malaise, dans le déni non argumentable (à moins de considérer l’analogie métaphorique comme un argument). Sorte de prétérition dédaigneuse qui tourne à l’échec ? Symptôme d’une impossibilité patente à tenir ensemble deux (trois ?) cités incommensurables, sinon incompatibles ?
Éléments pour un bilan
Au terme d’une longue immersion dans cette littérature de la fin des années 1960, il importe de faire retour sur les hypothèses introductives au chapitre et d’esquisser une réponse générale sur la question des ressorts de l’anomalie dans le champ qui nous occupe. En effet, tous les éléments assemblés permettent de deviner pourquoi ces auteurs sont « en malaise » : ce qui les unit fortement est une certaine façon d’accueillir l’acculturation, qui essaie de concilier acceptation du caractère inéluctable de la nouveauté, réappropriation « contrôlée » (?) et sauvegarde d’un patrimoine perçu comme menacé. En ce sens, le réformisme affiché apparaît bien comme éminemment « conservateur », visant à contenir une marée menaçante par endiguement préalable des flots redoutés et sans véritable allégresse à l’idée de changement (auquel s’opposerait un espoir de synthèse).
Mais quelle acculturation ? La plus évidente est l’acculturation interdisciplinaire et internationale (à l’exception notable d’A. Meynier, mais la nature même de son sujet peut expliquer cela). Ce n’est plus le partenaire historique, un peu négligé, mais les sciences sociales — et les références épistémologiques qu’elles mobilisent — qui donnent le ton. Dans ce contexte, les économistes constituent une référence à la fois incontournable et agaçante, avec leur théorie de l’« espace » qui appelle un contre-positionnement des géographes, suscitant le long chapitre III de Jacqueline Beaujeu-Garnier et l’opuscule d’Olivier Dollfus, L’Espace géographique. En même temps, l’enjeu n’est jamais signifié comme tel. Il en va un peu différemment à l’endroit des géographes anglo-saxons dont la réflexion épistémologique est considérée en bloc comme un modèle à adapter à l’idiosyncrasie nationale, en ce sens qu’il s’agit de s’inspirer du précédent tout en se gardant de ses « excès » : son énorme potentiel polémique, schismatique, sa dérive vers l’hyper-spécialisation et la balkanisation des compétences, etc.
Toutefois, cette acculturation demeure préliminaire : contact livresque, œuvre de reconnaissance intertextuelle. Entre la puissance des automatismes et les urgences du moment, l’ancien et le nouveau, il y a toute la différence qui sépare l’immersion empirique de la recherche bibliographique. Ce faisant, la tentative de greffe de normes nouvelles apparaît dans toute sa difficulté car elle omet le préalable de l’examen en compatibilité. Elle fait jaillir l’hétéronomie dans l’effort même de traduction, qui essaye de rapprocher deux idiomes pour les fusionner en faisant l’économie d’une interrogation sémantique, sans parler de la possibilité concrète (c’est-à-dire empirique) d’un tel amalgame. Malgré tout, même si l’on en reste à des déclarations d’intention et à une curiosité assez extérieure, quelque chose d’essentiel a été accompli : les géographes strictement classiques, même doués d’une immense érudition livresque, même en position réflexive, ont toujours écrit de sorte que leur lectorat ait le sentiment d’être directement en prise avec des objets, des référents, fût-ce au prix d’un déni de la vaste littérature qui les avait construits. Or, chez les géographes en malaise, à la différence de certains contemporains (P. George entre autres), l’intertextualité devient omniprésente : la pudeur envers le texte des autres a cessé et le discours, devenu opaque, se voit tendu le miroir de ses références. À un certain niveau, c’est là un résidu essentiel de la double acculturation aux sciences sociales et à la géographie anglo-saxonne, dont les pratiques en la matière ont peut-être déteint sur l’écriture des géographes. À moins qu’il ne s’agisse d’un phénomène plus vaste (un changement d’épistémè ?), au regard duquel les géographes seraient simplement en retard ?
Si la prise en compte de contacts interdisciplinaires croissants est évidente, qu’en est-il d’ordres de nouveauté non réductibles au cognitif et à une problématique des contenus disciplinaires ? À la différence d’un J. Gottmann ou d’un L. Poirier, critiques précoces du paradigme classique, ces auteurs des années 1960 s’attardent assez peu sur les mutations du monde de l’après-guerre, et surtout n’éprouvent pas le besoin de mettre en corrélation celles-ci avec l’idée d’une réforme de la géographie française. Pour autant que ce projet-ci soit explicite, il est plutôt figuré comme une nécessité intérieure, quasi psychologique, et comme le résultat d’un achoppement répété sur des « difficultés ». Des causes préalables, extérieures, sont bien entendu avancées, mais elles sont instillées sous forme de notations dispersées, comme si leur mise en ordre était trop dangereuse, car trop proche d’un réquisitoire, et donc taboue. Faute de quoi, rétrospectivement, la nature exacte de la menace et les réponses suggérées paraissent vagues et difficiles à clarifier. D’où le sentiment d’affronter des inquiétudes quasi eschatologiques, fourmillant de spectres : celui de l’éclatement, si puissant ; celui de la dissension, qui en procède ; celui de la dévaluation, qui réduit au silence ; celui, ultime, de la disparition. Mais aucun de nos auteurs — mis à part un peu André Meynier — ne semble désireux de donner substance à ces peurs, c’est-à-dire de fournir un début d’étai (citations critiques de « jeunes », analyses de la communauté géographique française), faute aussi d’articuler rationnellement les « craintes » aux « difficultés », et faute de vouloir trancher les contradictions soulevées. D’un certain point de vue, cette littérature du malaise est assez timorée, par delà ses (rares) critiques acerbes et ses tendances au panégyrique.
Les mutations sociologiques de la corporation ne sont invoquées que par André Meynier, tant il est vrai que les autres géographes en malaise ont évacué de leur propos toute réflexion non théorico-cognitive : le corps social demeure impensable quand on s’intéresse à l’« esprit géographique ». De même l’histoire (tout particulièrement récente) n’a pas droit de cité, notamment ces Événements pourtant traumatisants, qui ont précédé la publication de presque tous ces ouvrages, et qui auraient pu pourtant donner partiellement du sens aux « soucis » du moment. Mai-68 semble un arrière-plan, immense non-dit que J. Beaujeu-Garnier ou A. Meynier mettent un point d’honneur à ne pas évoquer directement.
Curieusement, les enjeux du marché de l’aménagement demeurent eux aussi largement sous-jacents ou hors champ. Plus exactement, au-delà de l’Avant-propos de l’Essai sur l’évolution de la géographie humaine, rien n’est fait pour construire la nouvelle donne institutionnelle en scène capitale des « difficultés » du legs classique : s’il est amèrement question de la surdité des « ingénieurs » et autres « politiques » face à la « sagesse » géographique, si le problème des attributs respectifs du géographe et de l’économiste nécessite tant de mises au point, c’est à l’occasion de développements ponctuels. Il n’y a pas d’effort spécifique pour tirer au clair et articuler les dispositions diverses qu’a générées la confrontation inter-disciplinaire suscitée par ce nouveau marché. Et s’il y avait un problème de la corporation face à l’action pour P. Claval en 1964, il n’y a pas explicitement de problème de l’expertise géographique (et de sa démarcation vis-à-vis des autres discours savants). Ce n’est qu’en creux qu’apparaissent des indices montrant qu’il s’agit d’un enjeu : quand il est question de disciplines « rivales » (mais rivales en quoi ?), quand il est fait mention de la condescendance des autorités comme des voisins à l’endroit des compétences spécifiques du géographe, etc. S’agit-il pour autant d’une occultation ? Ou d’un impensable ? Et de quelle sorte ? Ou faut-il y voir un refus de systématiser et de dramatiser ?
Si la question du bien-fondé de l’expertise, voire de l’action, géographique n’est pas posée en tant que telle, c’est peut-être parce qu’elle nous revient diffractée par le problème, en apparence plus épistémologique, de l’identité disciplinaire — qui se trouve pour sa part constitué par sa soumission supposée à un déferlement critique (extra-disciplinaire, extra-national, inter-générationnel). Tout se passe une fois de plus comme si les raisons pratiques (ou non exclusivement cognitives) des « difficultés » de la géographie étaient occultées, purifiées par la mise en avant d’un questionnement épistémologique ayant sa logique interne, voire endogène. D’où la promotion d’un positionnement réformiste hybride, mêlant autocritique, efforts d’ouverture et protestations d’orgueil, supposé à même de résoudre le problème à sa racine. Pourtant, cette façon de constituer l’anomalie et de la « traiter » n’était pas la seule envisageable, et pour cause : durant la même décennie, deux auteurs extrêmement dissemblables à bien des égards, Pierre George et Jean Labasse, ont développé une attitude radicalement différente de celle des auteurs « en malaise ». À contrario de ceux-ci, plutôt que d’assimiler l’air du temps et les réformes épistémologiques suggérées par l’environnement institutionnel et transdisciplinaire, ils développent une problématique de la démarcation de l’expertise géographique qui s’enracine fermement dans le paradigme classique — au moins dans sa version restreinte, synthético-idiographique. Ce faisant, dans leur refus de toute conversion au raisonnement « abstrait » et/ou « hypothético-déductif », ils mettent le doigt sur ce qui ressemble le plus à une « incommensurabilité » ou à une « incommunicabilité » entre le legs classique et les nouveaux modèles de scientificité, tels que précocement mis en avant par les praticiens du marché de l’aménagement. L’examen de leur posture est l’objet du chapitre suivant.
Chapitre VI
Défense de la doxa et incommensurabilité paradigmatique : un rejet précoce du « quantitatif »
Le mélange d’ouverture et de scepticisme vis-à-vis de la « géographie moderne », c’est-à-dire anglo-saxonne et théorico-quantitative, est un marqueur essentiel de cette sorte d’anticipation réformiste que l’on trouve dans les ouvrages du « malaise ». Il importe de souligner que cette attitude n’a été ni la norme ni la seule posture possible envers la new geography à la fin des années 1960 et au tout début des années 1970. C’est pourquoi nous allons consacrer le présent chapitre à une autre forme de réaction inaugurée durant ces années de malaise et qui pourrait être désignée par le néologisme « prémunition » : elle consiste à anticiper le rejet d’une innovation — en l’occurrence la « quantification », érigée par ses détracteurs en abcès de fixation des « dérives » de la géographie américaine — dont l’adoption encore virtuelle est stigmatisée comme un « grave danger » pour la géographie mondiale, et notamment française. Mais cette situation polémique particulière est également intéressante dans une perspective kuhnienne : la prémunition peut se comprendre comme une forme de défense du paradigme classique, dont les normes épistémologiques sont reformulées en opposition frontale avec l’innovation — à la différence de l’attitude des « réformistes » préalablement étudiés. Ce faisant, la question du quantitatif est érigée en point de blocage rédhibitoire, qui « fait le départ » entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être une activité de géographe, dans une perspective de préservation de ce qui ferait l’essence de la discipline et son ethos. S’esquisse donc quelque chose comme la mise en scène délibérée d’une incompatibilité paradigmatique. Néanmoins, on ne peut réduire cette attitude de rejet du « quantitatif » à une perspective strictement interne : cette posture — quoi que l’on puisse penser, par ailleurs, de la doxa réaffirmée ici — s’inscrit dans une réflexion générale non dénuée de pertinence et d’acuité sur la position (instable) de la géographie dans le champ de l’action qui tranche avec le discours sous influence(s) des auteurs précédemment étudiés.
Deux plumes prennent position précocement par écrit contre le développement d’une géographie à support quantitativiste : Pierre George et Jean Labasse. Chez l’un comme chez l’autre, ce positionnement était prévisible au regard de jugements antérieurs sur les « traitements mathématiques ». En revanche, il y a une certaine disparité de statut entre les interventions de l’un et de l’autre. Les années 1960 et le début des années 1970 sont marquées par une multitude d’interventions « épistémologiques » georgiennes sur la question des fondements, des possibles et du souhaitable en géographie : « Existe-t-il une géographie appliquée ? » (1961), La Géographie active (1964), « Géographie et urbanisme » (1965), Sociologie et géographie (1968), etc. Au deuxième trimestre 1970 paraissent Les méthodes de la géographie dans la collection « Que sais-je ? », ouvrage abondamment cité et vite érigé en vulgate des « problèmes légitimes » (pour parler à la manière de T. Kuhn) de la discipline. Dans le sillage de cette production décennale, Pierre George arraisonne spécifiquement « l’illusion quantitative » au travers de deux articles publiés en 1971-1972 — c’est assez singulier — dans des livres d’hommage : « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? » et « L’illusion quantitative en géographie » (publié dans les fort cruciaux Mélanges Meynier). Cet ensemble de textes des années 1961-1972 peut assez nettement être conçu comme une série cohérente, qui entend rappeler l’identité humaniste de la géographie et procéder à diverses exclusions, largement prophylactiques. Par contraste, l’article de J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », tout aussi hostile, apparaît plus épiphénoménal dans la production de cet auteur — au demeurant nettement moins épistémologisante que celle de P. George. À vrai dire, mis à part une occurrence, nous n’avons jamais vu mentionner ce texte dans la littérature française de ces années-là, comme si rares avaient été ceux qui en avaient eu connaissance ; sa parution dans les Norsk Geografisk Tidsskrift peut être considérée comme cause ou conséquence de cette confidentialité, comme si J. Labasse avait souhaité inscrire ce positionnement dans un contexte international sans éprouver le besoin d’une redite hexagonale.
Sur la base de ces précisions, on ne peut assigner la même portée à ces deux interventions convergentes : l’une énonce une sorte de tabou qui a pu avoir un impact sur une partie de la communauté géographique, l’autre témoigne simplement d’une attitude, intéressante en soi, représentative peut-être (notamment sous un angle générationnel), mais en aucun cas agissante (ce qui supposerait un lectorat abondant) sur la scène nationale. Cependant, de nombreuses similarités apparaissent, qui impliquent de traiter ces deux interventions sur un mode équanime, indépendamment de leur écho public, en considérant les convergences argumentatives comme un idéal-type définissant une certaine posture.
Dans un premier temps, nous allons nous intéresser au réquisitoire anti-géographie quantitative pris en lui-même, en essayant de mettre à jour les « points de blocage » essentiels que soulèvent nos deux auteurs et de dégager ce qui relève d’une communauté de jugement. À cette occasion, on reconnaîtra divers aspects (déjà connus) de l’ontologie du paradigme classique qui sont précisément mis en avant pour récuser l’idée même d’une géographie quantitative. Mais le fait qu’il y ait explicitation d’une incompatibilité ne saurait nous satisfaire, dans la mesure où la position d’un P. George ou d’un J. Labasse ne saurait être réduite à une lecture en termes d’incommensurablité paradigmatique : le rejet du bouleversement des pratiques légitimes vise à signifier non seulement un « grave danger » pour l’intégrité de la culture disciplinaire (suggérant ici une sorte de misonéisme géographique), mais elle met aussi et surtout l’accent sur la signification qu’aurait une acculturation mathématique sur la scène aménagiste, en termes de rôle du géographe et de morale globale de l’expertise. Grâce à quoi se trouve confortée l’idée que l’expérience de la scène émergente (ou du marché) de l’aménagement est sans doute cruciale pour comprendre ce qu’a pu être l’anomalie paradigmatique ressentie dans les années 1960, annonciatrice de la « crise » et de la « révolution » de la décennie suivante. Enfin, nous avons essayé d’indiquer une sorte de trouble sémantique qui s’empare de ces auteurs face au danger du « nombre » et du « quantitatif », qui les amène à user de plusieurs significations concomitantes dans un même usage de ces mots (ils sont coutumiers de la syllepse de sens), ou à dériver d’une signification à une autre sans crier gare (et dans ce cas il y a diaphore). Chez des auteurs en apparence aussi affirmatifs et sûrs de leur position, l’usage de ces figures (peu importe qu’il soit conscient ou non) pourrait s’envisager comme une manifestation de trouble diffus.
I Les termes d’une exclusion
Dans les années 1969-1972, ces deux géographes, de sensibilités politiques fort différentes mais proches par certaines représentations de l’idiosyncrasie disciplinaire, convergent donc dans un rejet précoce du courant modélisateur anglo-saxon et dans l’affirmation qu’il ne saurait y avoir de géographie « quantitative ». Même si l’un et l’autre en reconnaissent dès l’incipit l’actualité irrécusable :
L'écho va s'amplifiant, depuis quelques années, d'une controverse qui embrasse l'ensemble des sciences humaines, et donc la géographie : quel rôle et quelle place reviennent aux méthodes quantitatives...
La géographie quantitative, qui a trouvé audience particulière en Angleterre et dans les pays anglo-saxons, est le fruit d'une convergence entre une idéologie scientiste et la mise à la disposition de la recherche, dans tous les domaines, d'une technique et d'un appareil de traitement mathématique nouveau, l'informatique et l'ordinateur.
Il peut paraître logique de confondre la conception de la géographie comme science des rapports concernant l'homme dans son milieu à deux dimensions, espace et temps, avec la recherche de schémas structurels érigés en systèmes et susceptibles de se prêter à l'application des méthodes de simulation et de modélisation. Le modèle ne serait que l'aboutissement de la recherche de mise en place des divers éléments des rapports de forces définissant les équilibres conjoncturels dans un cadre spatial préalablement convenu, ville, aire métropolitaine, région, subcontinent, etc. Cette démarche de pensée caractérise particulièrement l'évolution contemporaine de la recherche géographique dans les pays anglo-saxons, Grande-Bretagne et États-Unis. Elle répond au désir légitime du géographe d'utiliser pleinement les instruments d'approfondissement et d'élargissement du traitement des connaissances offerts par l'informatique.
Les dangers d'une telle systématisation sautent aux yeux. [...]
À chaque fois le propos liminaire, dans un jeu d’écho avec le titre, suggère une prise de position dans un contexte particulièrement impérieux, même si le dispositif georgien, résolument théorique au départ et partant anti-journalistique, semble vouloir neutraliser d’emblée son sujet par le fait même de l’inscrire dans un dispositif de pensée préétabli. À un autre niveau, la verdeur des titres georgiens, « géographie quantitative, nouveau déterminisme... », « l’illusion quantitative... », conjuguée avec l’effet de concession dédaigneuse des incipits, « une idéologie scientiste », « Il peut paraître logique de confondre... », fait contraste avec l’apparente neutralité de posture de J. Labasse, dont l’introduction dans son ensemble (deux pages) évite toute anticipation polémique. Le dispositif critique n’apparaît que dans le développement, sous la forme d’un réquisitoire qui va en s’accentuant et débouche sur une exclusion finale d’autant plus absolue qu’elle est « masquée » par un dispositif rhétorique chantourné :
Qualitatif - quantitatif, l'antinomie n'est pas vaine à condition de n'être point absolue. Si aucun des deux termes n'est en effet apte à être saisi et manipulé indépendamment de son opposé, toute recherche finit par donner la prédominance à l'un ou à l'autre, selon que son objet ressortit de plus ou moins près à l'ordre de la biologie ou à celui de la mécanique. Le géographe, qui opère sur le tissu vivant, n'a pas le choix de son appartenance.
À l’inverse, au final, P. George n’exclut pas le « quantitatif » purement et simplement, mais le ramène à un statut strictement « auxiliaire ». Par delà ces différences formelles, qui sont affaire de procédure dialectique, les postures sont voisines sur plusieurs arguments cruciaux.
1°) Des données trompeuses
Le plus simple concerne la faillibilité des « données », ce que P. George résume en affirmant que « En termes radicaux, une géographie quantitative repose sur des données incomplètes et fausses », faisant écho à l’« insécurité » des « trompeuses certitudes chiffrées » qu’évoque pour sa part J. Labasse. Tout se passe comme si la ressource statistique était d’emblée entachée par le soupçon, contrainte par « l’idéologie et la disponibilité de la documentation » (P. George, 1972, p. 126), voire soumise à « la « fantaisie » des enquêteurs » (idem, p. 127) chez l’un, menacée par la « trituration préalable des grandeurs enregistrées » (p. 188) chez l’autre, même si l’examen des causes de « fausseté » n’a pas la même profondeur ni le même répertoire d’un auteur à l’autre. J. Labasse n’a de cesse d’en appeler à un retour à « des données empiriques et non élaborées », sorte de nostalgie des comptages et inventaires « bruts » et coextensifs, supposés avoir par contraste une « valeur indicative [in]contestable ». Chez P. George, on trouve une nostalgie équivalente pour les « comptages exhaustifs », tant il est vrai que « l’on ne peut faire foi qu’aux résultats concernant les grands nombres » (p. 123) :
L'idéal apparaît l'accession à l'exhaustif, la possibilité de mobiliser totalement toutes les données susceptibles d'être exprimées en termes de mesure, en langage numérique, et d'être mises en formules de corrélation, en langage mathématique.
Mais cet idéal, énoncé dans les premières pages, est démenti par les développements ultérieurs, entre autres parce que « la documentation théoriquement disponible est fragmentée et orientée » (p. 127). L’utopie amère du comptage exhaustif et coextensif s’assortit d’une méfiance rédhibitoire à l’encontre des traitements, qualifiés de « triturations », des techniciens des nombres. Dans Les méthodes de la géographie, texte légèrement antérieur, il est ainsi énoncé que « le géographe sait bien que les généralisations mathématiques sont souvent contre nature et aboutissent à des images inexactes. » Il est partant préférable de s’en tenir modestement à des opérations élémentaires, ainsi « la méthode des quotients qui permet d’exprimer numériquement les rapports entre les données... », ce que J. Labasse appelle pour sa part des « ratios simples » (p. 188), et dont l’exemple paradigmatique serait sans doute le calcul de densité, étendu et généralisé... En somme, le géographe a tout intérêt à se cantonner dans la plus grande simplicité arithmétique, corollaire de sa frugalité empirico-statistique. Cette incitation à la sobriété se comprend mieux quand on la replace dans un second ordre d’objections portant sur la représentativité des « données quantitatives » à l’égard du réel, qui excède largement la question de leur fiabilité per se. Chez nos deux auteurs il s’agit d’une hypothèque décisive, même si l’expression en est sensiblement différente de l’un à l’autre.
2°) Déni du réel
Pour P. George, la problème essentiel se situe en amont de la manipulation des données par l’« analyse quantitative », ainsi qu’il n’a de cesse de le rappeler et ce dès l’introduction :
Les systèmes construits à l'aide de l'ordinateur, les inconnues révélées par le croisement de données complexes procèdent d'un certain nombre de postulats a priori, qui font qu'avec l'illusion de la découverte à l'aide de l'instrument suprême et de l'application de grilles mathématiques, on « découvre » ce que l'on a consciemment ou inconsciemment avancé au départ. (1972, p. 121)
[...] l'instrument est un analyseur à l'état pur, le programme qu'on lui propose est le résultat d'un certain nombre de postulats, qui procèdent de jugements et de choix a priori. (p. 123)
Seulement, il reste à savoir — et la réponse à la question est malheureusement négative — si le choix des données est libre, et si les données que l'on peut choisir sont valables. Deux limites s'imposent au choix des données : l'idéologie et la disponibilité de la documentation. L'élaboration d'un programme d'analyse quantitative procède d'un finalisme de la recherche. Il s'agit en fait beaucoup plus de la justification d'une position a priori que d'une recherche intuitive et inductive. À vrai dire, le processus de pensée est proprement déductif, à partir d'un certain nombre de « certitudes » acquises ou admises. On mesure ce que l'on veut mesurer parce que l'on a fait un choix théorique préalable. Et l'on écarte explicitement ou implicitement ce qui n'entre pas dans le schéma conceptuel initial. (p. 125-126)
[...] il reste que la documentation théoriquement disponible est fragmentée et orientée. Orientée par la nature même des besoins des organismes de collecte... (p. 127)
L’argument utilisé ici a au moins deux aspects : il opère un rabattement des techniques quantitatives vers les seules procédures hypothético-déductives (alors méconnues par les géographes français) et leur dénie une quelconque valeur heuristique, dans la mesure où « l’instrument » ne permettrait qu’une vérification de « postulats » assimilable à une « illusion de la découverte ». Du fait qu’ils constituent une procédure quasi tautologique, les « procédés mécaniques » ne permettent pas de « prospecter un inconnu » et, à proprement parler, ne révèlent rien, par contraste avec la « recherche intuitive et inductive ». Et le « préalable théorique » qui, sous la plume d’un poppérien ou d’un nominaliste, pourrait avoir une charge positive est ici donné comme l’origine d’une réticence dont l’acuité se mesure à la « démystification » incantatoire de l’« a priori ». Créatures « subjectives » du producteur de « nombres », rendant par là impossible une quelconque heuristique, les « données statistiques » suscitent dès lors une objection cardinale :
Mais — ce qui est plus important dans la démarche de pensée et de recherche des géographes — il n'est nullement démontré a priori que ces données statistiques représentent l'essentiel de l'information nécessaire à une connaissance de la réalité géographique d'une région ou d'une ville, d'un État ou d'un groupe d'États, d'un problème de géographie économique ou sociale sur le plan des études sectorielles de géographie générale. (1972, p. 127)
Le problème de l’« exhaustivité » est dès lors soulevé : les « données statistiques » ne permettent pas une représentation suffisamment « complète » de la « réalité géographique ». Et P. George de mettre en avant les « variables incommensurables dont l'influence, sinon décisive, est toujours très importante » (1972, p. 128). Dès lors, le réalisme de correspondance cesse d’être un postulat implicite de la critique pour apparaître au grand jour.
Si l'on part de la considération qu'il y a des faits géographiques et une image géographique, qui est en même temps une présentation et une explication globale des faits, il est facile de définir [la] place [de la géographie]. L'objet de la recherche géographique est de donner des images synthétiques comportant une description exhaustive faisant entrer en ligne de compte tous les facteurs susceptibles d'intervenir dans la globalité de l'image, y compris naturellement l'image cartographique et tous les éléments d'explication donnant à cette image sa place dans un ensemble horizontal (aspect comparatif de la géographie et base des typologies) et sur un profil évolutif (dimension historique et indication des tendances).
Il est superflu de répéter que certains de ces faits et de ces éléments ne sont pas saisissables par le calcul, ou que leur dimension échappe à la formulation mathématique...
L’artificialité et l’incomplétude originelles des données « statistiques » interdisent à celles-ci le statut de représentant « fiable » et coextensif du réel — ce qui pour P. George semble intrinsèquement lié aux procédures « mécanographiques », de telle sorte que la critique des unes concerne solidairement les autres. Ce faisant, il est superflu d’attaquer frontalement les entreprises anglo-saxonnes de modélisation, puisqu’elles tombent sous le coup de la critique de l’« apriorisme ». Grâce à quoi l’article de 1972, ô combien polémique, réussit le tour de force d’éviter toute attaque ad hominem tout en inscrivant son propos à un niveau de généralité qui dépasse largement le cadre encore mal connu de la quantitative geography.
Il en va sur ce point différemment pour J. Labasse, dont le réquisitoire passe par des « arraisonnements » bibliographiques et des critiques pugnaces, dans un style de controverse qui semble davantage inspiré des pratiques anglo-saxonnes que des précédents feutrés du sérail post-vidalien. Mais si la forme de la critique diverge, les présupposés réalistes convergent. À condition de préciser la similarité entre l’« à priori » georgien et l’« à posteriori » façon J. Labasse : là où le premier critique une prédétermination des statistiques par des postulats, le second suppose plutôt une opération seconde de subversion des « données brutes » par des interprétations — ce qu’il appelle ailleurs des « triturations » ou des « agencements » — qui contribuent à appauvrir les « réalités complexes » qui intéressent le géographe.
Qu'il faille faire passer le plus possible de données qualitatives dans le quantifiable indirect, nul géographe ne le contestera. Mais l'expérience montre aussi que plus on s'éloigne de l'enregistrement des faits pour être en quête de « significations », plus grandit un double danger : celui de vider de leur contenu des réalités complexes, d'une part ; celui d'amoindrir les qualités intellectuelles et le bagage culturel de l'observateur, d'autre part.
Ce qui change en fait d’un auteur à l’autre, c’est la conception de la procédure à l’œuvre dans les « techniques quantitatives », selon que l’accent sera mis sur une procédure hypothético-déductive (P. George) ou que sera présupposée une démarche plutôt inductive, dénoncée dans sa « prétention à la systématique » (p. 189). L’analyse menée par J. Labasse a également ceci de particulier qu’elle introduit en amont du travail de généralisation statistico-mathématique une dimension interprétative, à travers l’expression « quête de "significations" ». Par là, semblent essentiellement visées les pré-catégories qu’utilisent économètres, statisticiens et démographes, par exemple les divisions de l’activité économique en secteurs ou en fonctions, etc. Au final, pourtant, le résultat est le même : les « réalités » sont appauvries pour les besoins d’opérations « numériques » d’un intérêt aléatoire. Pour l’un et l’autre, les mises en ordre liminaires que suppose l’usage des « données quantitatives » entrent en contradiction avec l’ethos du géographe tel qu’ils l’entendent, attentif à la singularité inaliénable de chaque « situation géographique » — « complexe » ou « système » de « rapports » — à l’aune de laquelle chaque retranchement ou simplification à visée méthodologique encourt le risque d’escamoter une partie vitale de l’organisme étudié.
Respect du principe d’exhaustivité (ou de co-extensivité au réel), primat de la situation particulière saisie dans son inaliénabilité, organicisme : les principaux dogmes ontologiques du paradigme classique sont mis en avant, par opposition avec ce qui est conçu comme le (le ?) modus operandi d’une démarche « quantitativiste ». En somme, même s’il n’y a pas une représentation homogène de ce que sont les procédures quantitatives, il y a convergence dans la figuration de l’incompatibilité (ou de la non-réductibilité) fondamentale du projet (ou de l’objet) géographique avec (à) celles-là. Le jugement d’inadéquation — emblématique d’une incommensurabilité — se double d’un déni heuristique, fort peu bienveillant :
Par ailleurs, la conjonction de données mesurables peut déterminer un changement d'ordre de valeur qui inaugure un nouveau système de rapports : c'est l'événement, une révolution, une simple mutation dans les rapports économiques et sociaux. La « modélisation » escamote toute approche des tendances et des approches de ces mutations. Elle fige par définition ce qui est mouvement, au sens des sciences humaines et non au sens des sciences physiques. Les plus précieuses des données servant à la qualification et à l'interprétation d'une situation sont les virtualités, les tensions, les contraintes chargées de possibilités multiples entre lesquelles le « hasard » historique tranche. Se condamner à les ignorer est faire une géographie stérile sans valeur prévisionnelle ou prospective.
La faille principale de la « modélisation », telle que comprise par Pierre George, c’est le regain d’une géographie des « équilibres immuables », « une conception abandonnée il y a plus de vingt ans » (id., p. 128), incapable de saisir l’évolutivité et/ou la dynamique des « situations géographiques ». C’est, somme toute, un retour en arrière et, en creux, une régression. Dans « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? », une autre forme de faillibilité heuristique est invoquée : elle consiste à revenir à plusieurs reprises sur l’échec systématique (et précoce) des tentatives de planification qui s’appuyaient sur des techniques de modélisation mobilisant des données quantitatives.
La perspective d’une amputation intellectuelle est encore plus forte et plus explicite chez J. Labasse, qui n’hésite pas (cf. citation page précédente) à parler d’amoindrissement « des qualités intellectuelles » et du « bagage culturel de l’observateur ». De nombreux passages de l’article de 1969 montrent une dubitativité fondamentale envers les « spéculations abstraites » auxquelles donnent lieu « les concepts quantitatifs abusivement simplificateurs » (p. 189). Ou encore :
L'usage de l'épithète « systématique », adjointe aux termes de « description » ou de « comparaison », révèle chez beaucoup d'adeptes de la géographie quantitative la volonté d'atteindre la « vérité » (?) des faits sans autre recours que des agencements numériques. Isolés, manipulés avec une imprudente ferveur, ceux-ci risquent de n'être que des exercices d'école d'un médiocre intérêt pour l'étude scientifique.
3°) Le spectre de l’ordinateur totalitaire
Par contraste avec ces convergences complexes, la principale source de dissimilarité entre ces deux réquisitoires apparaît un peu annexe. Elle concerne le statut des présupposés dans la recherche scientifique. P. George refuse que le géographe aliène « son indépendance au bénéfice d'une idéologie », en l’espèce celle véhiculée par « l'hypothèse à modéliser ». En effet, « La géographie est une science d'observation. Elle se doit de garder son indépendance à l'égard de tout a priorisme » (1972, p. 130). On retrouve là un plaidoyer récurrent chez cet auteur tout au long des années 1960, qui explique son refus d’une géographie appliquée et renvoie à un modèle objectiviste du savant, qui doit se tenir à l’écart de la houle des opinions et engagements politiques. À l’inverse, J. Labasse ne croit pas à la neutralité scientifique et dénonce à plusieurs reprises, justement, la soi-disant « objectivité » des tenants de la « quantification » :
L'erreur qui menace l'expert en quantification à son entrée dans les sciences humaines est en définitive l'erreur « scientiste ». Nous visons par là la croyance en des solutions ou conclusions indépendantes de toute référence à un ensemble de valeurs. Or il n'y a pas de recherche appliquée qui ne soit engagée, pas de théorie de l'action qui ne fasse appel à une éthique. Nous l'avons écrit voici quatre ans (Labasse 1966, p. 594) ; nous le croyons plus que jamais.
La divergence serait considérable si J. Labasse ne restreignait pas la question des valeurs au domaine de l’« action » et s’il s’interrogeait sur les conditions de possibilité d’une connaissance géographique « objective » — alors même qu’il rejette toute spéculation épistémologique dans son introduction au nom d’une « tolérance » et d’un pragmatisme ostensibles. Sans doute la posture georgienne pourrait-elle pour partie tomber sous le coup du jugement de J. Labasse, mais dans un autre contexte, concernant le degré d’implication du savant dans la décision politique. Voire... Par delà leurs différences, l’un comme l’autre rapportent clairement le débat sur la désirabilité d’une géographie « quantitative » à un enjeu d’aménagement du territoire. En effet, la question des « conséquences humaines » de l’action inspirée par une expertise géographique est l’horizon capital de ces prises de position. Et là, ces deux auteurs se rejoignent dans une répulsion sans appel :
[La] société fait l'objet de description et même de descriptions complexes que le géographe traite dans ses rapports avec l'occupation de l'espace ; elle n'a pas, en elle-même, de dimension. [...] Il apparaîtrait alors peut-être que tout ce qui n'est pas mesurable appartient à des formes héritées d'organisation, et que le propre de l'ordinateur et des méthodes quantitatives est de conditionner toutes les réalités humaines au gabarit de modèles : n'est-ce pas le sort des villes modernes et le rêve de certains urbanistes technocrates ? Mais les réactions de l'espèce sont imprévisibles à l'égard d'une mise en carte perforée totale de toute la condition et de toute la quotidienneté humaine.
Le dégoût de P. George pour « une mise en carte perforée totale de toute la condition et de toute la quotidienneté humaine » exprime la crainte d’un totalitarisme (dans le passage ci-dessus, l’insistance du « tout » est pour le moins martelée...) rendu possible par l’ordinateur suprême dont le préambule serait une aliénation du savant à l’« instrument ». Chez J. Labasse, on reste en deçà d’une telle crainte avec le motif du carcan : « Mais le fait d'appréhender objectivement un certain nombre d'éléments subjectifs [par des équivalents quantitatifs] ne permet pas d'enfermer le diagnostic des groupes humains et des milieux géographiques dans des cadres conceptuels uniformes. » Bien évidemment, il n’est pas question d’enfermer « les groupes humains », mais le « diagnostic », et J. Labasse n’opère pas le saut de registre que P. George s’autorisera trois ans plus tard ; toutefois, l’idée d’enfermer dans des cadres suggère quelque chose d’éminemment contagieux... Au reste, dans L’Organisation de l’espace, publié trois ans auparavant, était abondamment stigmatisé l’impact « dangereux » de l’ingénierie quantitative sur l’« existence » des populations. Dès lors, on peut affirmer que chez l’un et l’autre s’impose plus ou moins l’idée d’une inhumanité foncière du « quantitatif » et des techniques « mécanographiques », alors même qu’ils convergent pour proclamer l’humanisme consubstantiel à la géographie. On se trouve donc en présence d’un autre point de blocage, sur les valeurs cette fois, qui n’a rien à envier au précédent en termes d’intensité du rejet.
Faillibilité des sources, mutilation des « réalités », stérilité intellectuelle, « scientisme », spectre d’une dérive totalitaire : le réquisitoire est accablant, nourri par une répugnance cardinale à l’encontre du « nombre », « mythe » aliénant ou « magie » trompeuse. Il n’est pas inutile de noter que se trouve là, déjà, condensé, l’essentiel des préventions anti-quantitativistes (et anti-spatialistes) qui resurgissent régulièrement en divers lieux de la cité géographique depuis le glissement de terrain des années 1970. Cette dimension inaugurale n’a pourtant aucune valeur explicative, en ce sens que, sortie de son contexte, elle ne nous dit rien sur la précocité du rejet, ni sur l’étrangeté de la polémique dans le contexte français. au demeurant, ni Jean Labasse ni Pierre George n’évoquent clairement une menace pour ou une contamination de la tradition nationale qu’ils représentent. À la différence de leurs contemporains marqués par le malaise et l’hétéronomie, ils échafaudent nombre de points de blocage à l’endroit de la quantitative geography anglo-saxonne, de sorte que s’il y a incompatibilité radicale, c’est en apparence à l’encontre d’une tradition étrangère, contestée d’ailleurs dans des ouvrages publiés à l’étranger (mis à part les « tardifs » Mélanges Meynier). Pourtant, évoquer une prémunition ou une attitude misonéiste à l’horizon du paradigme géographique français ne suffit pas, et demeure incertain. En effet, indépendamment de ce que certains pourraient interpréter comme de l’incompréhension et un refus d’ouverture, la posture de ces deux auteurs peut recevoir une interprétation différente, qui subordonne les enjeux théorico-cognitifs au contexte socio-institutionnel. C’est d’ailleurs ce que font Jean Labasse et Pierre George eux-mêmes : leur discours comporte une dimension critique tout à fait substantielle visant à situer ce que l’on pourrait appeler l’injonction théorico-quantitative dans un autre contexte que la seule géographie modélisante anglo-saxonne : la « scène » ou l’« arène » aménagiste française. Si l’on prend le temps de suivre leur réflexion sur ce plan et de faire retour sur des textes antérieurs qui manifestaient déjà un rejet du « quantitatif », on comprend alors que l’enjeu cardinal pour eux n’est pas vraiment (ou pas seulement) interne, mais qu’il s’agit davantage de promouvoir la spécificité et l’intégrité du rôle de la géographie face aux divers protagonistes de l’aménagement, tout à la fois collègues et concurrents, et de définir un certain ethos disciplinaire face à l’action. Dans cette perspective, l’usage du « quantitatif » leur a servi de ligne de démarcation essentielle entre la géographie et ses partenaires et rivaux durant les années 1960. Aussi, lorsque la « modernité » géographique anglo-saxonne, à l’orée des années 1970, commence à être connue, ce partage commode est fortement chahuté, menaçant l’identité disciplinaire : l’imitation du modèle de la new geography fait courir à la tradition française le risque d’une internalisation du clivage sur « le nombre » et concourt à banaliser le personnage du géographe sur la scène aménagiste, voire à le subordonner.
Partant, le positionnement de P. George et J. Labasse n’est pas seulement intéressant comme exemple d’énonciation d’une incompatibilité paradigmatique, car il nous propose en outre une sorte d’analyse de l’aménagement comme scène capitale de difficultés pour la géographie, ce qui permet peut-être d’avancer dans l’idée d’« anomalie » paradigmatique pour le cas qui nous occupe : la « crise » des années 1970 pourrait se penser alors comme la réponse de la communauté géographique à une exhortation au transfert de normes subie sur la scène aménagiste durant les années 1960 et appropriée dans la décennie suivante par une génération jusque là spectatrice, ou dévolue à des rôles de figuration, et qui met en résonance à partir de 1972 ses frustrations sociales, les normes épistémologiques associées au « quantitativisme » (qu’il soit français ou anglo-saxon), une culture politique construite autour de Mai-68, et le rejet de l’institution géographique française, de ses pesanteurs et de son autoritarisme.
Les lignes qui suivent, à défaut de renseigner globalement cette hypothèse catalytique, visent à montrer, au travers de nos deux auteurs anti-quantitativistes, que des consciences aiguës, confrontées justement à l’expérience spéciale de l’aménagement, avaient immédiatement perçu les enjeux de la distribution de rôles qui se négociait là et avaient essayé de peser sur les représentations assignées à chacun à l’aune d’une préoccupation pour la géographie. Partant, leur rejet du quantitatif trouve également une explication à valeur externe.
II La scène aménagiste, lieu d’acculturation
Une question préjudicielle de lexique mérite d’être posée : pourquoi avoir privilégié la métaphore de la « scène » pour parler des milieux de l’aménagement, au détriment d’autres analogies (comme « marché » ou « réseau ») ou de modèles analytiques, « épistémè », « paradigme », etc. Il s’agit d’un problème de point de vue plutôt que de pertinence sémantique. La question de l’émergence d’un monde de l’aménagement est un sujet éminemment complexe et justiciable d’interprétations fort diverses, qui dépassent de très loin nos objectifs présents. Ce qui nous importe ici est d’invoquer un contexte français des années 1960 tout à la fois influencé par des précédents étrangers d’interventionnisme étatique (influence dont procéderait la systématisation des appels d’offre en direction des experts, essentiellement universitaires, génératrice d’une mise en concurrence assez inédite) et spécifique par un style politique (« gaullien », pour aller vite), et une certaine forme de mobilisation des élites (qui recourt aux « grands corps », tout particulièrement aux ingénieurs et aux hauts fonctionnaires). Il faudrait également prendre acte de la faveur nouvelle de la commande institutionnelle pour les travaux collectifs, reçus et appréciés en tant que tels.
Du monde de l’aménagement, ce que nous retenons ici est la mobilisation des experts dans une configuration à laquelle ne rendent totalement justice ni le « réseau » interactionniste (qui peut dévaluer les contradictions) ni le « marché » économiciste (qui sous-estime les complémentarités non rentables et les associations à but non lucratif...). Par ailleurs, même si un historien de l’aménagement pourrait faire l’hypothèse de paradigmes successifs dans la pratique aménagiste, et notamment en l’occurrence d’un paradigme « dirigiste », il nous semble que ce serait trahir au moins deux axiomes kuhniens :
- celui qui restreint l’application du modèle à des domaines scientifiques, c’est-à-dire régis par le primat accordé à l’accroissement de la connaissance et par un fonctionnement auto-référencé de la communauté visée — conditions non satisfaites dans le cas qui nous occupe ;
- celui qui suppose une homogénéité de formation du groupe — alors que nous avons affaire ici précisément à des agrégats circonstanciels d’experts formés sous des horizons disciplinaires hétérogènes, agrégats qui sont susceptibles de recombinaisons et de renégociations permanentes, au gré de l’évolution de la commande institutionnelle.
À ce titre, le modèle foucaldien de l’épistémè semblerait déjà plus congruent, en tant qu’il peut se concevoir comme un espace de cristallisation d’énoncés, antagoniques ou convergents, constituant une « formation discursive » historiquement discrétisable. Il est même vraisemblable qu’une analyse des « sols » successifs de l’aménagement serait féconde à bien des égards. Mais ceci dépasse notre ambition et surtout impliquerait de renoncer à une focalisation sur ce « monde » filtrée par la dialectique qui se noue entre la commande politico-institutionnelle et la mise en réseau (tendue et couturée) des experts. Par contraste, parler de « scène aménagiste » pourrait sembler trop métaphorique et faire la part belle à un répertoire théâtral davantage occultant qu’éclairant. Sans ignorer ce risque, il convient de rappeler que ce nous cherchons ici n’est absolument pas le dévoilement d’une architecture globale de l’aménagement, mais justement un éclairage particulier qui, en isolant certains aspects, met en valeur l’un des acteurs de cette expérience nouvelle dans ses interactions complexes avec les autres, tout en tenant compte du dramaturge à l’origine du projet global (l’État gaullien) et de la distribution des rôles. Reste à préciser que les analyses qui suivent ne rendent pas compte d’un spectacle du point de vue de la salle, mais à partir des « souvenirs à chaud » d’un acteur ayant joué un rôle notable (J. Labasse) et d’un agent défendant la position catégorielle du collectif « géographie », tout en gardant un regard distancié sur son implication (P. George).
1°) Modalités d’expression d’une « anomalie » liée à la scène nouvelle
Avec la publication, en 1960, de Géographie et action ; introduction à la géographie appliquée de Michel Phlipponneau, et la réaction très hostile de Pierre George, esquissée dans l’article de 1961 « Existe-t-il une géographie appliquée ? », s’est ouvert un débat dans la géographie française sur ce que pouvait être une contribution géographique à la scène émergente de l’aménagement du territoire. De fait, l’opposition entre partisans d’une implication forte et spécifique dans les milieux de l’aménagement (M. Phlipponneau, É. Juillard, J. Tricart, bientôt J. Labasse, J. Beaujeu-Garnier, etc.) et l’attitude georgienne, attachée à l’intégrité disciplinaire et à l’indépendance du savant, révèle surtout un paradoxe apparent : alors que la corporation géographique avait un long passé d’expertise au service de l’État, elle n’a enfin entamé un processus de réflexion sur les termes de sa participation et achevé de rendre visible son appétence pour l’action qu’au moment où, de l’avis même des plus chauds partisans d’une « géographie appliquée », le marché naissant était capturé par des groupes d’intérêt peu disposés à laisser de la place aux universitaires traditionnels. Ce que Marie-Claire Robic a pu synthétiser de la manière suivante :
Quand l'aménagement du territoire se met en place [au début des années 1960], comme après la Grande Guerre, les géographes se font évincer par d'autres professionnels plus directement branchés sur l'action publique. Un phénomène spécifique au système français intervient, décisif dans cette période de renforcement de l'État aménageur : le poids des Grandes Écoles face à l'Université, l'efficacité de leurs réseaux d'anciens élèves et des monopoles qu'ils établissent dans certains lieux de la fonction publique, qui exclut d'emblée des « outsiders » lors de l'ouverture de nouveaux marchés du travail. M. Phlipponneau le soulignait déjà en 1960, en désignant les filières liant Polytechnique à l'Institut national des études économiques (INSEE) et l'École des Ponts et Chaussées à l'aménagement urbain. Cette mainmise serait encore accrue par le rapatriement des ingénieurs militaires ou civils qui avaient fait leurs premières armes en matière d'aménagement national dans les colonies. Ces pionniers se replient dans l’aménagement de ce qui devient l’Hexagone. Voilà qui expliquerait aisément la retraite forcée des universitaires dans leur tour d’ivoire.
Plutôt que de mettre l’accent sur la « retraite forcée des universitaires dans leur tour d’ivoire », nous serions tenté de lire l’attitude d’un Pierre George, mais aussi d’un Jean Labasse, quelques années plus tard, comme un effort de clarification et d’induration de la posture du géographe : redéfinition et publicité de l’« offre » si l’on se situe dans une lecture économiciste, réécriture plus fouillée du « personnage » quand on en revient à la métaphore de la scène. Et quel repli ? Durant une décennie, Pierre George multiplie les textes épistémologico-programmatiques, des manifestes « Existe-t-il une géographie appliquée ? » (1961) et La Géographie active (1964) jusqu’aux textes anti-quantitativistes du début des années 1971-1972 ; et force est de constater que la scène aménagiste, ses acteurs principaux, ses risques, est l’horizon omniprésent de la réflexion georgienne. Bien entendu, il n’a de cesse de situer le rôle du géographe « en amont » de l’action proprement dite, mais c’est toujours dans une relation étroite avec cette horizon taraudant.
En revanche, il y a bien quelque chose qui ressemble à une « anomalie » primordiale dans cette confrontation à une nouvelle donne. Il n’est qu’à reprendre l’introduction de La Géographie active pour s’en persuader :
L'administration des biens et des hommes, en cette seconde moitié du xxe siècle, laisse de moins en moins de place à l'imprévu, au hasard et à l'improvisation réparatrice d'inconséquences préalables. Avant de prendre des décisions d'autant plus lourdes de conséquences qu'elles concernent désormais des masses de plus en plus importantes de matières, de crédits et d'hommes, chefs d'entreprises et administrateurs cherchent les informations objectives et perspectives qui peuvent leur permettre de situer leur décision et d'en assurer l'efficacité. On constate alors certaines carences ou insuffisances des disciplines de recherche et de connaissance à l'égard des besoins de l'action. Chacune d'elles se trouve remise en question du fait qu'elle se trouve tirée de son isolement théorique par la nécessité de répondre à des besoins précis.
Tout est à reconsidérer, les limites, les méthodes, les objectifs, la compétence, les relations avec d'autres disciplines qui jouent les unes par rapport aux autres le rôle de sciences auxiliaires, la place et la sécurité de la prévision. Une légitime ambition de servir porte à devancer la remise en question. Il en résulte confusion, désordre, conflits d'attribution...
Il est impossible aujourd'hui de faire de la bonne administration, à l'échelon public ou à l'échelon privé, sans une solide culture géographique ou sans le concours d'un géographe. Mais la plupart des hommes appelés à prendre des responsabilités n'ont connu de la géographie que la forme élémentaire d'une géographie descriptive et énumérative scolaire, et ignorent ce qu'à la mesure de leurs besoins présents la géographie peut leur fournir. C'est à eux, autant qu'aux géographes ou aux étudiants en géographie, que s'adresse ce livre. À eux, il apprendra ce qu'ils peuvent attendre du géographe et ce qu'ils peuvent et doivent lui demander pour échapper au danger le plus grave : construire sur des fondements abstraits. Aux géographes, il rappellera leurs responsabilités de l'heure tout en les invitant à une modestie qui est condition de leur efficacité et de leur intégration dans les groupes de techniciens de la construction du proche avenir.
Après la première phrase de mise en contexte surgit immédiatement un aveu : « On constate alors certaines carences ou insuffisances des disciplines de recherche et de connaissance à l'égard des besoins de l'action. » P. George met en exergue une sorte d’inadéquation généralisée entre la demande opérationnelle et les connaissances disponibles, qui débouche sur une « remise en question » (nécessitant un suspens réflexif) et une situation de fait d’injonction à l’extraversion. Le second paragraphe enfonce le clou en suggérant une sorte de « désordre » généralisé : la nouvelle donne apparaît vraiment comme un « événement » majeur, une sorte de catastrophe (dans un sens systémiste) qui affecte un vaste spectre de sciences, et en particulier la géographie. La polémique avec M. Phlipponneau et tous ceux qui souhaiteraient « devancer la remise en question » est certes présente en sourdine, mais c’est pour mieux réaffirmer la légitimité de la géographie malgré tout, une géographie qui aurait fait son examen de conscience, responsable, modeste, mais riche aussi, et indispensable. L’ultime alinéa a une fonction d’accroche, qui passe, une fois de plus, par un plaidoyer pro domo, surprenant par son mélange de panégyrique et de complexe de l’« incompris-méconnu ». En même temps, dès ce texte programmatique, il est clair que notre auteur livre le fruit de sa réflexion sous la forme d’un arbitrage (destiné aussi bien aux « géographes » et « étudiants » qu’aux « hommes de responsabilités »).
Le surplomb théorique georgien, entreprise de situation de la géographie, est rémanent dans la série de textes des années 1960 auxquels nous avons déjà fait référence. Il se manifeste par diverses caractéristiques formelles : la dimension extrêmement abstraite du propos, qui semble viser systématiquement le plan des principes et de leur logique interne, l’absence presque totale de dialogisme dans l’exposé doctrinal, l’éviction de tous les signes pouvant rappeler une focalisation auctoriale du discours au bénéfice d’un point de vue en extériorité, le refus de l’invective ad hominem (et son corollaire, l’insignifiance extrême de l’intertextualité), l’appui sporadique de métaphores ad hoc au détriment de rares exemples puisés dans le fonds disciplinaire. L’ensemble de ces caractéristiques, que l’on peut certainement relier à la personnalité intellectuelle de l’auteur, introduit une difficulté eu égard au lectorat par destination : à l’exception des articles, nous avons affaire à des ouvrages largement destinés aux apprentis de l’époque. Or on peut se demander ce que les étudiants des années 1960 ont pu retenir à la lecture d’ouvrages aussi arides que Sociologie et géographie (1965) et Les méthodes de la géographie (1970), sans parler de la première partie de La géographie active (1964) ou de certains passages de L’action humaine (1968). L’auteur ne fait aucune concession au pédagogisme ou à l’idiosyncrasie exemplificatrice de ses pairs, resserrant et condensant son propos à l’extrême, hiérarchisant, articulant, excluant des domaines, des valeurs, des catégories, sans se soucier de mettre à plat ses chaînes argumentaires — ce qui semble requérir un lectorat susceptible de partager la profondeur de l’expérience intellectuelle qui s’offre là. Nous pourrions faire l’hypothèse d’une visée élitiste, mais elle nous semble trop réductrice. Une autre interprétation, plus satisfaisante à nos yeux, considère l’écriture à l’œuvre comme destinée à une pluralité de types de lecteurs — signifiée par des niveaux de formulation distincts. En témoigne un abondant recours au soulignement (composé en italique le plus souvent, parfois en gras) qui se répand sur des phrases entières parfois, et permet de suggérer au moins deux modalités de réception. La première, banale, co-extensive, implique de rentrer pleinement dans les arguments georgiens et de les comprendre de l’intérieur, si nécessaire en les ruminant. La seconde, supposant une lecture cursive, recherche la fixation épisodique de syntagmes phares (« situation géographique », « carte », « continuité de l’espace géographique »,etc.) et d’énoncés doxiques, notamment délivrés par les phrases soulignées et le plus bas niveau d’intitulation. À titre d’exemple, il n’est qu’à reprendre les sous-titres de la deuxième partie, intitulée « L’objet et les méthodes de la géographie », du chapitre introductif de La géographie active. On constate que ces titres « de base » constituent en fait un abstract propositionnel et doctrinal :
1° La géographie est une science humaine.
2° La géographie est une science de l'espace, mais ses méthodes sont différentes de celles des sciences naturelles de l'espace.
3° La géographie est l'aboutissement et le prolongement de l'histoire.
4° Historien de l'actuel, le géographe doit poursuivre les études de l'historien en appliquant des méthodes qui lui sont propres.
5° L'objet de l'application des méthodes géographiques est la connaissance de situations.
6° L'étude d'une situation peut procéder d'une conception contemplative ou d'une conception active.
Au demeurant, l’usage d’un hypertexte souligné pour condenser l’énoncé doctrinal ne concerne pas que les livres pour étudiants : on le retrouve dans certains articles de la période, notamment « Existe-t-il une géographie appliquée ? ». Il nous semble pouvoir affirmer que cette pratique a une fonction non seulement didactique mais aussi discriminante (ou pluralisante) : si elle peut rebuter (révolter ?) un lecteur livré à des interrogations disciplinaires taraudantes, elle inculque des valeurs au potache venu se forger rapidement une doctrine et elle constitue, déployée, méditée, une entreprise spectaculaire de précipitation, de spéciation et de hiérarchisation de la doxa classique — au risque d’être un ultime rempart identitaire, soumis à l’alternative d’être statufié ou anéanti...
Face à l’anomalie de la scène aménagiste, la réponse géorgienne apparaît alors comme une expérience-limite, et ceci sous divers points de vue : mouvement de délimitation inlassable de la juridiction géographique et de son territoire, constat lucide d’une « remise en question » qui entend y remédier par la réaffirmation du self géographique, tentative intellectuelle et argumentaire d’une vaste ampleur, par ailleurs réductible à un ensemble restreint de propositions doctrinales qui sous cette forme occultent la richesse et la complexité de l’entreprise. Suivant un chemin radicalement différent de celui pris par les géographes en malaise, P. George donne en outre une interprétation socio-institutionnelle et cognitive de l’anomalie, au-delà des stigmates et des atermoiements de collègues moins misonéistes, mais beaucoup moins critiques face aux transformations des décennies d’après-guerre.
La lecture de la situation et les éléments de définition identitaire que notre auteur développe durant les années 1960 se retrouvent à peu de choses près dans L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire (1966) de Jean Labasse, à cette différence notable que ce dernier refuse l’examen doctrinal systématique, « en amont », préférant évoquer d’emblée la position du géographe-aménageur, mis en confrontation permanente avec d’autres praticiens, économistes, urbanistes, ingénieurs. En revanche, s’il est fait état dans l’« avant-propos » du livre sus-mentionné, de « difficultés » à imposer « la rationalité géographique » dans la discussion de « l’aménagement optimum », l’ouvrage est dans son ensemble marqué par une sorte d’esprit de conquête et une absence d’inhibitions qui font fortement contraste avec la mise à distance georgienne. Au reste, la différence de style déjà soulignée à propos de la « géographie des modèles » vaut pour comparer les deux contributions dans leur ensemble : J. Labasse est un polémiste virulent, manieur de citations, n’hésitant pas à désigner des adversaires et à mettre en avant sa posture idéologique — attitude générale qui va à l’encontre de l’ethos scientifique georgien.
Malgré tout, leur convergence diagnostique est étonnante, et ne saurait se résoudre à un effet d’influence. Il s’agit d’ériger la disposition « synthétique » du géographe (« ensemblier » naturel de connaissances) en vertu cardinale de la profession, par opposition avec les savoirs cloisonnés et la « raison abstraite » des autres « spécialistes » ou « techniciens », ceci permettant de justifier un « rôle du géographe » sur la rude scène aménagiste. Pourtant, la solution laisse entrevoir toutes les difficultés rencontrées, donnant de l’épaisseur à l’anomalie.
2°) La répartition des rôles
La vocation du géographe
Confronté à la nouvelle donne aménagiste, et à ses effets immédiats, « confusion, désordre, conflits d'attribution », le travail réflexif développé par Pierre George vise globalement à séparer rigoureusement les attributions cognitives des uns et des autres en général, et par rapport à la géographie en particulier. À ce titre la distinction principale, inlassable, qu’il opère consiste à opposer les « sciences d’analyse », qu’elles soient naturelles ou sociales, à la géographie, « science de rapports », forcément « synthétique », qui vise à saisir la complétude et la singularité de « situations dynamiques » spécifiées par une combinatoire particulière de « facteurs » en interaction. Ce faisant, la géographie georgienne apparaît forcément idiographique et fait plus ou moins son deuil d’un projet scientifique de géographie générale autonome, ainsi qu’en témoignent deux passages de La Géographie active :
Le travail du géographe apparaît ainsi comme un cycle fermé partant d'une observation spatiale, recourant aux diverses disciplines d'études générales, portant chacune sur un ou plusieurs facteurs et sur certains types de rapports, pour aboutir à la synthèse de l'explication régionale. Cette orientation de recherche a pour but unique et exclusif la connaissance rationnelle d'une situation dans tout ce que ses rapports peuvent avoir de plus compliqué par examen successif de tous ses antécédents.
Le départ paraît désormais assez facile à faire entre l'application des disciplines d'analyse géographique ou des sciences auxiliaires de la géographie, et celle de la géographie synthétique active, la seule géographie.
Eu égard à l’ensemble des schèmes contenus dans la matrice disciplinaire classique, il y a certainement mutilation partielle, dans la mesure où le projet d’une explication en généralité des relations entre l’homme et son « milieu » — argument fondamental de la scientificité géographique chez un Paul Vidal de la Blache ou un Max. Sorre — est passé sous silence et évacué de fait. Cet abandon est dicté par un objectif de cohérence identitaire : il y va de l’enracinement de la géographie comme « science humaine » (et non « science charnière ») pour laquelle un primat est donné à « une représentation totale du milieu perçu globalement par les collectivités qui l’occupent », ce qui amène entre autres à considérer les « facteurs naturels » non dans leur exhaustivité mais en tant qu’ils sont pris en compte, et cela toujours dans une situation locale.
Cette position synthético-exhaustiviste génère des difficultés non négligeables, constitutives de l’idée même de science synthétique des individualités : parler de « science de synthèse » est quasiment un oxymore (dans une acception classique de la science) et semble à tout le moins aporétique ; par ailleurs, à considérer chaque situation sans théorie (ou problématique) de l’individuation, il est difficile d’envisager une régulation rationnellement fondée de la combinatoire de facteurs ; ensuite, la question de la discrétisation d’entités géographiques excipées d’un « espace géographique » conçu comme « continu » en soi pose le problème de la norme (règle ou loi) en vertu de laquelle cette opération est effectuée ; enfin, l’antécédence des diverses « analytiques » mobilisées suggère un ensemble de difficultés relatives à la congruence et au champ d’interaction (limites, chevauchements, régressions, substitutions) du couple analyses / synthèse. On en trouve un écho dans le dilemme de P. George à l’égard du problème de la spécialisation de plus en plus poussée des nouvelles générations, ce dont il fera lui-même l’analyse dans Les Méthodes de la géographie :
La collecte des données attire le géographe sur le terrain  et dans les cadres méthodologiques des sciences d'analyse concernant le milieu naturel et les faits humains. Il est incité à se substituer au géologue, au pétrographe, au pédologue, au botaniste, au climatologue, à l'hydrologue, aussi bien qu'au démographe, à l'ethnologue, au sociologue, à l'agronome, à l'économiste, à l'urbaniste... à l'occasion de chacune de ses approches du tout géographique. Il est dépourvu de tout recul dans le temps dans le domaine des faits humains s'il n'est pas aussi historien. S'il n'y a pas à proprement parler substitution de fonction, et il est sage que cette substitution ne se fasse pas, il y a cependant nécessité d'une initiation au vocabulaire et aux méthodes des sciences d'analyse, afin d'assurer dialogue, collaboration, bonne interprétation et vérification des résultats fournis par les spécialistes [...]. Devant l'impossibilité d'un encyclopédisme que le développement de chaque rameau de recherche rend inaccessible, la géographie est menacée de fractionnement. À vrai dire, la spécialisation est devenue inévitable : le problème majeur est de l'accorder avec une unité de pensée. Il est vain, aujourd'hui, de s'obstiner à attendre du même homme des chefs-d'œuvre en géomorphologie, en climatologie, en démographie géographique, en économie, en urbanisme, mais il est indispensable que les chercheurs géographes, qui ont choisi l'un ou l'autre de ces domaines, gardent la conscience de faire œuvre de géographe, en s'intégrant continuellement à une équipe et à un esprit, de telle sorte qu'il soit toujours possible à chacun d'eux de passer d'un domaine de recherche à un autre, ce qui ne signifie pas pour autant de tout embrasser au niveau de la recherche fondamentale.
Néanmoins, malgré l’aveu de cette difficulté, on en revient toujours à l’idée que la « seule vraie géographie » est celle qui saisit des situations combinatoires dynamiques dans leur singularité, la « géographie synthétique active », « régionale » bien évidemment. Pourtant, de l’aveu même de P. George, « la justification de la finalité synthétique de la géographie est ambiguë » — ce qui nous ramène constamment au problème délicat de la forme de rationalité à l’œuvre dans l’activité géographique telle que considérée ici. Et sur ce point précis, invoquer une sorte d’explication ultime de chaque « situation » régionale ne tiendrait pas la route et ne réglerait pas le problème de la clôture du « tout », tant il y a un risque d’« encyclopédisme » stérile, de même qu’il est « fréquent de confondre la globalité synthétique de la géographie avec une invasion par les géographes du domaine que les spécialistes d'autres disciplines considèrent comme le leur propre. » On ne peut commencer à comprendre la posture georgienne qu’au travers de bizarreries apparentes (et récurrentes) de sa réflexion : le fait qu’il emploie régulièrement les expressions « images d’ensemble », « espaces qualifiés », « représentation totale du milieu perçu », « interprétation des rapports », « qualification des situations », registre qui peut sembler un peu troublant au regard du réalisme de correspondance très puissant qui sous-tend son ontologie disciplinaire ; et que penser d’assertions telles que :
Le travail du géographe à partir de la carte [topographique] est déjà un « travail de seconde main ». C'est une explication de texte à partir d'une traduction. [...] La carte est le document d'étude par excellence. Elle précède et conduit la recherche de terrain. Sa lecture et son « explication » posent les problèmes que doit éclairer la reconnaissance du terrain.
La métaphore de l’« explication de texte » et de la « traduction » nous met sur la voie d’une conception épistémologique au moins pour partie herméneutique, se distinguant nettement des rationalités naturalistes. Et il n’est pas indispensable de se référer à un texte « tardif » comme Les Méthodes de la géographie pour trouver confirmation de l’importance capitale du terme « interprétation » dans l’épistémologie georgienne. Le chapitre introductif de La Géographie active met l’accent sur « le déchiffrement et l'interprétation de tous les rapports contribuant à la constitution d'un complexe ou d'un équilibre entre la dynamique et l'inertie d'un milieu, la dynamique ou l'inertie des collectivités humaines résidant dans ce milieu ou y appliquant leurs initiatives », étant bien entendu que « [c]omme science de l'espace, elle est appelée à dresser des bilans de ce que représente globalement cet espace pour les hommes qui y vivent. » Interprétative, la géographie tend davantage vers une anthropologie du « milieu » que vers une restitution strictement « analytique » ou « naturaliste » de celui-ci : pour s’en convaincre, il n’est qu’à reprendre ces développements récurrents (au demeurant assez « banals » pour le coup) au travers desquels notre auteur récuse une géographie physique « pure » : « L'étude d'un élément du cadre naturel régional ou local et de ses transformations éventuelles n'est pas d'essence géographique si elle est considérée comme une fin en soi. » (idem, p. 11).
À ce titre, on perçoit avec davantage d’acuité et sous un nouvel angle l’insistance de l’auteur à affirmer l’inscription de la géographie dans les « sciences humaines » et sa gémellité avec l’« histoire » : il n’est pas un texte doctrinal de la décennie où cette affiliation ne se trouve rappelée par P. George, à tel point qu’il en arrive, face à la menace des « spécialistes », à battre le rappel de « ceux qui sont restés fidèles à la tradition de l'école géographique française, c'est-à-dire à une géographie humaine et humaniste ». Un ouvrage comme Sociologie et géographie peut d’un certain point de vue être considéré comme un manifeste pour une « triple entente », avec l’alliée historique bien entendu, mais aussi avec ces « sociologues », pris dans une acception large, qui sont les destinataires premiers du livre, et qu’il s’agit de convaincre de l’intérêt de la géographie. Il est au demeurant capital de souligner que c’est notamment au travers d’une anthropologie de « l’espace vécu » assez prémonitoire que sont envisagées les « rencontres avec la sociologie » qui avaient été annoncées par Max. Sorre et se trouvent repensées par Pierre George.
Cette réflexion sur l’identité disciplinaire qui recourt inlassablement aux termes de « qualification », « interprétation », « traduction », mais également « compréhension », l’intérêt revendiqué pour les représentations collectives, l’affiliation à l’histoire, l’affirmation d’une géographie science « seconde » qui « classe, pondère et qualifie » les résultats des « disciplines analytiques », tout ce faisceau de considérations nous amène à faire l’hypothèse que nous avons affaire en définitive à une épistémologie foncièrement compréhensive en ce qui concerne l’activité propre du géographe. Ce qui pose immédiatement deux types de problèmes. Le premier tient au quasi mutisme intertextuel de notre auteur : même dans un livre comme Sociologie et géographie, on ne trouve que très peu de références auctoriales, toute la réflexion préalable étant filtrée et recomposée dans le prisme georgien. Déjà, les géographes et « sociologues » sont rares, mis à part Georges Gurvitch, Jean Fourastié et Alfred Sauvy ; alors que dire de références proprement épistémologiques ! Les grands théoriciens d’une herméneutique du social, Wilhelm Dilthey, Max Weber, ne sont absolument jamais cités, de même que les sociologues contemporains qui ont pu se réclamer de ce dernier (Raymond Aron, Lucien Goldmann). Mais la pudeur référentielle de P. George fait contraste avec ce que l’on peut savoir (par divers témoignages) de sa culture « humaniste » très vaste. De sorte qu’il n’est pas interdit de penser qu’il reprend à son compte, en connaissance de cause et au moins pour partie, la tradition de distinction entre sciences de la nature et sciences historiques (ou « de l’homme ») développée par les auteurs sus-mentionnés.
Toutefois, justement, c’est à ce niveau que surgit une deuxième difficulté. Car P. George a beau mettre en avant une dimension fondamentalement interprétative et anthropocentrée de la « synthèse géographique », il ne se débarrasse nullement d’une exigence d’« explication », bien au contraire. Encore faut-il s’entendre sur la signification du mot chez lui, et sur son degré d’isolabilité sémantique :
[Dans une conception contemplative], la recherche de l'explication [passe] par deux processus conjoints, un processus d'analyse de tous les facteurs de la situation, et un processus de description et de mesure des mécanismes dans lesquels sont engagés respectivement chacun de ces facteurs pour construire et animer cette situation. Le point d'aboutissement est la qualification de la situation que l'on a commencé par constater, inventorier et décrire, et à laquelle on revient par les voies de l'explication. Cette qualification procède d'une hiérarchisation des facteurs faisant apparaître une ou plusieurs dominantes qui, dans le moment présent, permettent d'affecter une dénomination et une place dans une systématique à l'échantillon étudié. L'insertion dans une systématique requiert le recours à une méthode qui fait partie intégrante de l'arsenal méthodologique de la géographie, la méthode comparative.
Affirmer que le « point d'aboutissement est la qualification de la situation » peut très bien se lire aussi comme l’affirmation d’une démarche interprétative, ratifiée par un acte de « dénomination », tandis que la « méthode comparative » suggère un enracinement dans le legs vidalien et, au-delà, dans les pratiques de l’historien. Au reste, il est clairement affirmé qu’il y a en l’espèce réunion de deux procédures, l’une étant sérielle et analytique, l’autre étant articulatoire et comparative au travers de « qualifications ». Cependant, la question des moyens de validation des dites « qualifications » et celle des conditions de possibilité d’une « synthèse de l’explication régionale » (idem, p. 21) posent problème : dans une acception classique de l’explication, il y aurait là quelque chose comme une aporie, ou une contradiction létale. En revanche, à condition de penser l’explication comme un mixte d’analytique et d’interprétation comparative fusionnant dans une démarche de spéciation réglée par une compréhension, on évite l’incompatibilité théorique, du moins du point de vue de la rationalité georgienne. Toute la difficulté réside dans l’acception implicite du mot « explication » et sa non-opposabilité avec une perspective herméneutique. Voire... Six ans plus tard, dans Les méthodes de la géographie, le problème rejaillit sous une forme nouvelle, lorsque P. George évoque l’éventualité pour les géographes de s’inspirer de travaux des autres sciences humaines :
L'entreprise est rendue très difficile dans la mesure où la démarche d'esprit du géographe, dans le domaine même des sciences humaines est celle du « naturaliste », qui établit une systématique et recherche des corrélations, sinon des lois, et par là même s'affirme en désaccord épistémologique avec celles des sciences humaines qui, explicitement ou non, se recommandent d'une idéologie.
Le seuil difficilement franchissable est celui qui sépare l'objet géographique de méthodes qui sont celles de sciences autres que la géographie et qui ont non seulement leur objet propre, mais leur idéologie ou leurs idéologies. La solution peut être recherchée dans l'insertion de la recherche géographique dans les familles idéologiques des sciences humaines. Des essais ont été tentés dans ce sens. Ils ne paraissent pas avoir rallié la majorité, et il est fâcheux que la géographie, en entrant dans un système de pensée et d'explication, se prive de sa fonction de test de vérification expérimentale qu'elle ne peut exercer qu'en se tenant hors des systèmes, au niveau des diagnostics de réalité.
Sans remettre en question directement une épistémologie de l’interprétation, cet extrait peut apparaître comme une sérieuse rectification par rapport à des prises de position antérieures : en construisant le géographe en « naturaliste » des sciences humaines, adonné à des procédures inductives, par opposition à « celles des sciences humaines qui, explicitement ou non, se recommandent d'une idéologie », notre auteur semble renouer avec un mode de légitimation scientifique qui paraissait insuffisant pour comprendre sa doctrine épistémologique. Faut-il y voir pour autant un revirement ? Ce n’est pas sûr. Il n’est déjà pas certain que l’histoire tombe sous le coup de cette mise à distance des disciplines « idéologiques ». Ensuite, il faut garder à l’esprit la répugnance cardinale de P. George à l’encontre des « conceptions a priori », qui semble s’être accusée à la fin des années 1960, peut-être par réaction contre la critique de l’idéologie opérée par le structuralisme althussérien et sa traduction sociale massive dans le mouvement de 1968. L’idéal objectiviste georgien se heurte complètement à l’idée d’une parole toujours déjà socialement située (le « D’où tu parles ? » soixante-huitard) et au nominalo-constructivisme ambiant. Pour autant, le schème de l’« explication de texte » ne se trouve pas forcément remis en cause, à condition de conserver aux « qualifications » un caractère second, requérant au préalable analyses et inductions sur un matériau « exhaustif » et « continu ».
Dans un autre contexte, il serait peut-être important d’approfondir davantage cette hypothèse d’une épistémologie herméneutique, éventuellement d’en creuser les difficultés, notamment en regard du réalisme « exhaustiviste » et « continuiste » auquel notre auteur reste fidèle. On pourrait également considérer cette posture comme un bricolage circonstanciel ou ad hoc, développé uniquement pour faire pièce à la rationalité dominante. Le caractère éminemment diffus et peu développé de cet aspect doctrinal trouverait en tout cas une explication commode. Il serait peut-être également important de se livrer à une critique externe sur l’idée même de « synthèse », telle que développée par les géographes des années 1960. Pourtant, on risquerait par là de voir s’échapper la possibilité de comprendre l’anomalie paradigmatique en convertissant la réflexion georgienne dans une perspective étrangère à ses cadres propres et à sa grammaire théorique. En revanche, il paraît important de noter la présence, au sein même de cette doctrine si âpre, de concessions, qui indiquent sinon un « malaise » du moins un sens aigu d’apories inhérentes à la posture géographique :
Le but jamais atteint par la recherche géographique est d'enfermer les phénomènes qu'elle saisit dans un espace fini : la région [...]. La difficulté [...] procède du fait qu'il n'y a jamais d'espace fini à l'égard de tous les phénomènes en dehors des cas spéciaux d'insularité [...]. Il faut se résigner à en prendre acte et à représenter des superpositions d'espaces finis différents, correspondant chacun à un phénomène ou à un groupe de phénomènes, à un rapport ou à une forme de corrélation ou de relation.
La « résignation » devant la dimension d’activité à la limite qu’est la synthèse géographique trouve quelques pages plus loin une répercussion interdisciplinaire plutôt dévalorisante :
[...] la synthèse géographique peut apporter sa contribution en faisant apparaître des coïncidences, des corrélations et éventuellement des causalités, à l'explication de la constatation sociologique. Mais, généralement, le sociologue laisse au géographe le risque des généralisations et leur dénie de son point de vue un caractère proprement scientifique. Il en résulte qu'il se désintéresse des interprétations auxquelles les extrapolations géographiques peuvent donner naissance. Il n'est même pas certain qu'il leur reconnaisse un intérêt scientifique quelconque.
Cette analyse d’un éventuel discrédit de la géographie en tant que science est élargie et systématisée dans Les méthodes de la géographie :
Le géographe est tenté de reprocher aux « spécialistes » leur tendance à l'abstraction, et ceux-ci répliquent en accusant les géographes de se contenter d'approximations élémentaires.
En conclusion, il paraît difficile de définir des méthodes qui soient propres à la géographie dans la mobilisation des documents. La géographie est beaucoup plus une manière de classer, de pondérer et de qualifier les résultats bruts obtenus par l'application des méthodes élaborées par des sciences à caractère plus analytique. Par suite, son titre de science sera toujours contesté par ceux qui se recommandent des disciplines qui la pourvoient en documents, puisque sa mission méthodologique se borne à un traitement secondaire d'une documentation primaire. Il n'y a lieu ni de le nier ni de le déplorer, puisque c'est dans la nature même des choses.
En revanche, sa démarche permet de montrer qu'aucune action reposant sur une analyse fragmentaire des faits ne peut déboucher sur des effets concrets.
Ce passage permet de mesurer tout ce qui sépare P. George des géographes « en malaise » : il a tout aussi conscience qu’eux d’un discrédit potentiel de la géographie, mais il lui oppose une sorte de fin de non-recevoir (« Il n'y a lieu ni de le nier ni de le déplorer ») mâtinée de fatalisme (« c'est dans la nature même des choses »). Et surtout, en refusant à l’« analyse fragmentaire des faits » opérée par les « disciplines primaires » toute valeur pratique, il renverse l’équilibre des forces en se redéployant, justement, sur la scène aménagiste. Dans ce cadre-là, l’anomalie — constituée par le regard dénégateur des autres — est tout à la fois posée et, en quelque sorte, évacuée, puisqu’au final la légitimité géographique se réinstaure.
Jean Labasse partage complètement cette attitude d’immunisation avec P. George, ainsi qu’en témoigne le dernier paragraphe (au sens classique) de l’introduction de L’Organisation de l’espace, intitulé « Un esprit terre à terre » :
L'apport en définitive le plus précieux du géographe au malaxage des territoires ne réside ni dans ses méthodes de travail, ni dans ses façons de raisonner, mais dans ce qu'il y a de vraiment inné dans son attitude : ce sens de la contingence qui l'amène à insérer chaque chose dans son contexte et à rompre constamment l'unité artificielle des présentations vastes et séduisantes. Là se trouve sans doute l'explication de l'indifférence lointaine que lui témoignent, assez couramment, les planificateurs et les politiques dont il brise les envolées lyriques. Comme s'il éprouvait quelque malin plaisir à rabaisser les problèmes par son esprit terre à terre ! Pourtant les plus graves confusions ne découlent-elles pas de généralisations abstraites et de l'ignorance du milieu, du refus de pénétrer au sein du paysage humanisé ?
J. Labasse va aussi loin qu’il se puisse faire dans le retournement positif d’une propriété décriée. Face à l’idéalisme et aux généralisations de la rationalité « scientiste », le géographe oppose son ancrage têtu dans le « contingent », le vernaculaire, la compréhension de l’intérieur. Par delà la réaffirmation identitaire, ce passage permet de saisir, bien plus nettement que dans le reste de l’introduction de l’ouvrage, une conception de la géographie pleinement idiographique, dont la disposition emblématique, non analysable, préalable, puisque « innée », serait le « sens de la contingence ». D’une certaine manière, cet habitus géographique, « crible » de tous les discours sur « la vie » humaine, est un remède contre les errements de la rationalité dominante, partagée par les dirigeants, les « planificateurs », ingénieurs et autres « économètres ». Il y revient d’ailleurs dans la conclusion, sous une forme assez curieuse :
Ainsi l'esprit faustien, fasciné par l'ordre logique au détriment de l'ordre humain, conduit-il à l'échec les expériences d'organisation de l'espace qui s'en inspirent. Le pouvoir illimité des mots ne se célèbre qu'au prix de l'abandon du réel et il appartient à l'aménageur de rendre à la planification le sens de l'unité de l'existence.
Face à la rationalité mathématico-ingénériale, J. Labasse érige un humanisme géographique qui articule réalisme épistémologique et enracinement dans le « phénoménologique », formulant à sa manière un attachement au point de vue vernaculaire rémanent depuis les débuts de l’école vidalienne, et sans doute moins distancié que chez P. George. Du reste, si le texte labassien ne permet pas de dessiner une posture épistémologique précise, tant le pragmatisme affiché disqualifie tout effort de systématisation en la matière, on devine chez lui une intuition herméneutique notamment quand il est question de paysages, justiciables d’une sémiologie comparative (p. 24-25). Il faudrait également faire état d’un regret conclusif : « il eût fallu écrire une anthropologie », qui indique bien quelle dimension capitale du texte est demeurée dans l’implicite. Malgré tout, confronté à son objet intrinsèque, l’« espace », le géographe demeure un copiste, tout autant qu’un lecteur :
Si le géographe, confronté avec les problèmes d'aménagement, se fait une conception particulière de la durée, nul ne saurait lui reprocher de céder à un quelconque arbitraire lorsqu'il traite de l'espace. Les économistes intéressés par ce sujet ont cru devoir en donner des définitions à plusieurs faces, soumises aux besoins de l'analyse. [...] Mais en géographie volontaire, il n'est qu'un type d'espace, l'espace concret celui qui nous est révélé par la carte et dont le trait dominant est d'être différencié.
En définitive, à quelques nuances près, nos deux auteurs partagent quelque chose de tout à fait essentiel : l’idée que c’est en restant « lui-même », fidèle en somme à sa tradition paradigmatique (au moins telle qu’ils se la représentent) que le géographe peut trouver sa place sur cette scène nouvelle, turbulente, critique, où il lui faut sans cesse s’affronter aux autres pour tenir son rôle. À ce titre, ils sont engagés dans un effort harassant de confrontation et de délimitation, dans lequel il n’y a pas que le « soi » qui importe, mais aussi une vaste gamme d’opérations quasiment territoriales.
Confrontations, contradictions, alliances
De nos deux auteurs, J. Labasse est certainement celui qui travaille de la façon la plus directe la question de la confrontation : toute l’introduction de L’Organisation de l’espace est marquée par la volonté de « faire le départ » entre la compétence géographique et les attributions des autres acteurs de l’aménagement. Après avoir situé la « géographie volontaire » dans la filiation directe de « l’analyse géographique classique » (p. 15-19), il est amené rapidement à échafauder une dichotomie entre deux modalités de l’aménagement, l’une « sectorielle », globale, productiviste, justiciable d’une rationalité économique, l’autre « spatiale », qu’il entend réserver aux géographes contre les annexions justifiées par le « regional planning », et en se plaçant sous l’autorité arbitrale des décideurs politiques :
[...] les objectifs spatiaux exigent d'être envisagés en propre et en pleine clarté si l'on veut qu'ils aient quelque chance de s'imposer. D'où la nécessité d'une formulation géographique globale, connexe — et non pas étrangère — à la formulation économique, le pouvoir politique ayant seul qualité pour effectuer les regroupements et arbitrages indispensables.
Ce « départ » effectué, en surgit immédiatement un autre, organisé autour de la distinction qualitatif /quantitatif (p. 23-24) : après avoir d’emblée attribué « le premier rang au point de vue qualitatif » associé à l’idée de « bien-être », il se livre à une entreprise de disqualification des entreprises économétriques, incapables de résoudre des « problèmes concrets » et se livrant à des « contorsions agiles » qui le cèdent trop à la « magie du chiffre ». C’est alors que sont exposées (p. 24-26), par contraste, les vertus délicates de la géographie : sensibilité aux signes paysagers, compréhension de « la notion subtile et riche » d’équilibre dynamique, fidélité au réel. Et si « l’usage des procédés mathématiques » n’est pas entièrement récusé (p. 26), c’est hors de la géographie qu’il s’agit de les prescrire : « Toutefois, l'exemple est là pour nous éviter de confondre la partie avec le tout, une technique auxiliaire — en l'espèce le génie civil — avec l'aménagement considéré dans son ensemble. » Ce faisant, c’est un nouveau protagoniste qui se voit assigner une place sur la scène aménagiste. Dans la foulée arrive la conclusion sur l’« esprit terre à terre », qui poursuit la présentation du plateau et achève de préciser le rôle (la vocation ?) du géographe en son sein.
Mais la confrontation la plus spectaculaire survient dans la IIe partie, « La politique de l’espace », plus particulièrement dans le chapitre VIII, intitulé « Le choix des cadres territoriaux : la régionalisation » (p. 397-438). Ce sujet, particulièrement crucial, est l’occasion de déployer une machine de guerre contre la « science économique régionale » et ses « schémas impraticables ». Il y a là clairement une concurrente directe pour la géographie, sur le domaine réservé (ou supposé tel) de la région. J. Labasse commence par opérer une brève archéologie du champ, dominé par la figure de François Perroux, inventé par le précurseur August Lösch, repensé par Walter Isard et défendu en France par Jacques Boudeville. Après quoi intervient un paragraphe intitulé « Inutilité pratique de la région-plan », qui est une démolition en règle de la taxinomie régionale de l’économie spatiale, assortie d’un appariement de celle-ci à l’économétrie, qui permet le retour de la critique pragmatique déjà maintes fois utilisée : « Une telle conception de la région, si elle est susceptible de fournir un excellent cadre abstrait pour des analyses théoriques, est radicalement inutilisable dans la pratique. » À cette occasion, notre polémiste regrette « l'attitude de nombre d'hommes politiques ou de hauts fonctionnaires soucieux d'aménagement qui, influencés par les spéculations en vogue, s'égarent dans la recherche de « critères d'homogénéité » : l’air du temps joue en faveur des économistes spatiaux. Face à ces adversaires et à leur soutien, J. Labasse n’hésite pas à enrôler des alliés, tel l’« éminent statisticien, mathématicien authentique et géographe à ses heures, Paul Carrère », convaincu de l’irréductibilité de l’« espace réel, peuplé et parcouru » (idem, p. 402), d’autres économistes, « les Piatier, les Piettre et beaucoup d'autres, [qui se sont] refusés à adopter ces approximations abstraites » (p. 405) ainsi que « le géographe polonais A. Wrobel », qui « a clairement montré que la « science économique régionale » était « le produit du sol américain » et reflétait en large part les habitudes américaines de la pratique et de la théorie » (p. 405). Le rabattement de la « science économique régionale » sur les déterminants historico-géographiques de son projet cognitif est d’ailleurs un autre argument de la charge :
À la vérité, si tant de distinguos subtils et souvent vains sont suggérés depuis plusieurs années, c'est que la réflexion scientifique a été en quelque sorte égarée par la croyance, venue d'outre-Atlantique, que la région est un moyen et non un objet d'étude, « un concept intellectuel, une entité, créés dans des buts de pensée ». Croyance parfaitement compréhensible par référence au contexte dans lequel elle est née : l'espace américain n'a été que sommairement découpé par la géographie physique et par l'histoire. [...] Son inadaptation aux problèmes concrets de l'espace hors des États-Unis, c'est-à-dire de cet espace où le registre urbain et le registre rural se sont mélangés au lieu de se superposer, où l'« environnement » de la ville ressortit à un processus évolutif d'ordre plus biologique que mécanique, n'a donc rien de surprenant.
L’ensemble de l’attaque vise à repousser dans les cordes un projet concurrent, mais l’estocade finale surprend par une stratégie différente qui consiste à souligner la redondance de la tentative ennemie, et partant son caractère superflu : « En définitive, l'espace étudié par les économistes n'est pas distinct de celui qui a été inventorié initialement, et imparfaitement, par les géographes. » (p. 405). Après quoi, J. Labasse met entre parenthèses les propositions de l’économie régionale et esquisse en 25 pages une sorte de théorie syncrétique de la régionalisation propre à la réflexion géographique hexagonale, sous le patronage de P. George et d’Étienne Juillard, ne revenant sur les « adversaires » qu’à l’occasion de piques ponctuelles.
Dans la phase de réfutation comme dans celle de réplique, la présence d’un important appareil critique infra-paginal, nourri par une avalanche référentielle, donne une épaisseur peu commune aux interactions entre praticiens du champ de la régionalisation. À ce titre, J. Labasse opère un transfert de normes scripturaires qui atteste d’une évidente acculturation aux pratiques rhétoriques des autres protagonistes de la scène aménagiste. Cette adoption formelle est diamétralement opposée à l’adoption épistémologique des géographes en malaise : l’acteur maîtrise la nouveauté des règles formelles de la scène, mais il n’aliène pas une certaine idée du personnage qu’il représente. En revanche, la pugilistique, avec ses adversaires et ses alliés, signifie puissamment une bifurcation dans le monde de l’expertise, qui n’a plus rien d’une docte nébuleuse savante mais apparaît en creux comme un plateau trop chargé, traversé par divers réseaux d’affiliation et arbitré par des dirigeants eux-mêmes engagés et de sensibilités divergentes.
Il n’y a bien entendu rien de tout cela dans les textes georgiens de la même époque : ni afflux de citations, ni attaques directes, ni mise en avant d’une disposition « innée ». L’ébullition est non grata, la mise à distance théorique refroidit considérablement l’abord de la scène. Pourtant, si l’attitude émotionnelle et les modalités du dire changent, sur le fond s’opère la même entreprise de confrontation, avec un caractère certainement plus systématique. Car l’engagement, au final, est le même. Ceci étant, il y a une exhortation récurrente à la « modestie » chez P. George, qui n’est jamais aussi puissante que dans l’article de 1961, « Existe-t-il une géographie appliquée ? », où se trouve dénoncée l’hubris de « certains », convaincus de la « supériorité de la géographie par rapport à d'autres disciplines dans certains secteurs d'action locale ou régionale » et leur « postulat de compétence et d'omniscience qui vise à écarter de la compétition légitime pour l'aménagement régional ou la planification nationale les hommes formés à d'autres disciplines que la géographie ».
Dès cet article inaugural, la question de la distribution des rôles sur la scène aménagiste est posée de manière extrêmement aiguë. Au reste, il s’agit peut-être du seul texte georgien où le problème est envisagé de façon à la fois globale et systématique, alors que significativement les seuls destinataires évidents sont ici les pairs, et notamment ceux qui seraient tentés d’adhérer au projet d’une « géographie appliquée » ; rien de moins corporatiste que ce texte destiné à la corporation... La controverse nécessite un distinguo sémantique entre deux acceptions du terme « appliqué » : celle qui consiste à envisager la transformation précoce d’apprentis en techniciens spécialisés et celle qui implique un engagement du savant dans les processus de décision. Cette distinction fonde une double démarcation du géographe : par rapport aux différentes spécialités contribuant à l’aménagement ; par rapport aux décideurs politiques et administratifs.
La critique de la spécialisation repose sur l’idée que celle-ci implique forcément l’acquisition de compétences extra-disciplinaires qui ont leur logique propre, créant une antinomie entre la pratique considérée et l’activité géographique, qui est fondamentalement trans-disciplinaire dans sa recherche des rapports significatifs dans une « situation » donnée. À ce titre, le rejet se manifeste spécialement à l’encontre de spécialistes de divers domaines de la géographie physique, hostilité qui s’accuse au fil des ans : « Devenu pédologue, géomorphologue, ou hydrologue, l'ancien géographe ne conserve plus de son ancienne formation qu'un vernis qui s'écaille vite. La référence à la géographie n'est plus qu'une illusion ou un abus de confiance involontaire. ». L’exclusion atteint son apogée dans les premières pages de Sociologie et géographie (1965), dirigées contre une certaine géographie physique de « laboratoire », jusqu’à sommer ces praticiens de « changer d’étiquette » :
Il est sans doute tentant de se concentrer sur des recherches de laboratoire, d'échanger l'habit de marche du géographe contre la blouse de l'expérimentateur. C'est en même temps souscrire à une mode dans l'esprit de quelques-uns, acquérir une promotion, si tant est que les sciences exactes soient placées plus haut que les sciences humaines dans la hiérarchie moderne. Mais que l'on ait le courage de changer d'étiquette et de ne plus usurper devant la cribleuse ou le réfrigérateur le titre de géographe, qui doit être réservé aux hommes de terrain, aux hommes de contact et à ceux qui placent l'étude des sociétés humaines au centre de leurs préoccupations. Serait-il vrai qu'ils tiennent à garder leur titre de géographe parce qu'ils n'en auraient aucun autre à mettre à la place, tant qu'ils ne sont pas authentiquement reconnus comme géologues, pétrographes, pédologues, glaciologues ou météorologistes ? Leur désarroi n'excuse pas l'abus de confiance dont ils se rendent involontairement coupables.
La critique de la spécialisation amène la question capitale du rapport entre géographes et « spécialistes » :
Constater que la formation géographique prépare correctement à une carrière de pédologue, de climatologue ou d'hydrologue, ne saurait impliquer qu'il suffit d'être géographe pour remplacer avantageusement le pédologue, le climatologue ou l'hydrologue de métier. À quelles cruelles désillusions et à quelles railleries ne s'exposerait-on pas ? Et si, d'aventure, un géographe ayant appris la pédologie devient un excellent pédologue, il fera une carrière de pédologue et non une carrière de géographe appliqué. Les nécessités de la spécialisation sont telles qu'il ne pourra pas être cet excellent pédologue sans renoncer à suivre la bibliographie concernant la géographie urbaine ou la géographie des relations et des productions, et en perdant contact avec ce qui représente la difficile et constante qualification du géographe : une culture.
P. George indique une difficulté positionnelle de la géographie qui doit trouver sa crédibilité face aux spécialistes en refusant précisément d’entrer dans leur logique de distinction et en faisant la promotion alternative d’une « culture » — qui d’un certain point de vue est la ligne de mire harassante de toute sa réflexion doctrinale. Toutefois, le rapport à l’autre semble nettement moins problématique lorsque celui-ci ressortit aux sciences sociales ou plus spécifiquement dans le cas des « partenaires habituels des géographes dans la prospection régionale que sont l'économiste, le sociologue, le démographe et aussi l'hygiéniste, le médecin, l'agronome, l'ingénieur des Ponts et Chaussées ou du Génie Rural ». Il n’empêche que là encore il est nécessaire de déterminer précisément les attributions de chacun :
[...] le métier de géographe, à cet égard comparable à celui du sociologue, encore que très différent de celui-ci, est de définir des structures et de montrer comment elles sont susceptibles d'évoluer, de se transformer, à quelles conditions et dans quel sens. Il doit donc être capable de percevoir toutes les données pour en saisir l'agencement, les solidarités ou les incompatibilités. Par là, sa tâche est plus vaste que celle du sociologue ou de l'économiste. Elle est en même temps moins technique. L'économiste a besoin de connaître les chances de succès d'une initiative, les conséquences d'un détournement de « flux », la composition et l'aboutissement de la chaîne dans laquelle il tient un certain nombre de maillons. Le géographe est son indispensable collaborateur, car la complexité de l'une et de l'autre discipline sont telles qu'on ne saurait attendre de l'économiste qu'il fasse correctement son métier et qu'il s'improvise en même temps empiriquement géographe. Il serait désobligeant d'illustrer la formule par quelques exemples. De même, le sociologue, le psychologue social ne peuvent correctement interpréter les résultats de leurs enquêtes, les mettre en place, mesurer la possibilité de généralisation d'un sondage sans référence solide à la connaissance de la diversité et des groupes de diversité que possède le géographe. Mais il est non moins évident que le géographe ne peut pas, sous prétexte qu'on a besoin de son concours, se substituer à l'économiste ou au sociologue. Il n'y a pas trop d'une vie pour acquérir la maîtrise de la connaissance des systèmes et des conjonctures économiques, surtout au niveau des prises de responsabilités et des décisions.
En 1961, le « départ » semblait encore facile à faire entre disciplines, les différences et les complémentarités aisées à articuler : la construction des phrases montre un inlassable travail de navette entre assignations de « tâches » et nécessaires « collaboration[s] », avec cette idée récurrente que seul « l’esprit de coopération » permet « un travail fructueux » dans un cadre aménagiste (p. 343). La profusion des exemples donne à la confrontation des savoir-faire un caractère de simplicité, sinon d’évidence. Par delà les polémiques internes, cet article est un acte de foi quant à la possibilité d’accorder harmonieusement les « bâtisseurs », tant et si bien que notre auteur se sent autorisé à ériger le géographe en « dispatcher » puis en « chef d’orchestre » de la scène aménagiste, avant de battre prudemment en retraite devant sa propre audace : « Et si cette assimilation au chef d'orchestre devait choquer les partenaires habituels des géographes dans la prospection régionale [...], il n'y aurait aucun esprit d'abandon dans l'acceptation d'un siège parmi les autres autour de la table ronde. » Dans les dernière pages, il n’a de cesse d’en appeler au « dialogue », à la connaissance mutuelle et à une « communauté de langage » entre « spécialistes » (p. 345).
En somme, à l’orée de la décennie aménagiste, excepté le refus de la « responsabilité de l’action », dévolue pleinement « au politique », il n’y rien dans la position de P. George qui ressemble à un retrait ou à un refus d’investissement ( à la condition expresse d’une synergie des compétences assignant au géographe un rôle de modérateur, voire d’« ensemblier » (comme dira J. Labasse en 1969). Pourtant, nous avons déjà indiqué qu’au cours des années suivantes, la perception par P. George du regard des autres (et notamment des sociologues) s’était progressivement assombrie : La géographie active insiste sur des phénomènes de « remise en question […] confusion, désordre, conflits d'attribution... », et les textes des années 1966-1970 font explicitement état d’une réticence épistémologique des partenaires à l’égard de la « science horizontale ». Au moins cinq stratégies différentes sont développées pour surmonter cette difficulté positionnelle croissante : l’induration continuelle de la doctrine disciplinaire, le déni fataliste (que nous avons déjà examinés), la comparaison avantageuse, l’offre de services (entendue comme alliance), et enfin ce que l’on pourrait appeler l’ancilliarisation des divers « techniciens ».
La comparaison avantageuse fonctionne surtout par rapport aux « sciences de la terre » et à l’économie. Face aux premières, le « modeste » P. George n’a de cesse de répéter la « supériorité » de sa discipline :
La technique d'étude globale du « Landschaft » donne au géographe une supériorité de conception et d'initiative dans l'action, par rapport à chacun des spécialistes rompus à la connaissance d'une catégorie de phénomènes.
Les géographes ont apporté à l'interprétation de certaines données du milieu une contribution décisive parce qu'ils étaient formés à une conception globale, synthétique, des problèmes. C'est ce qui a pu, dans plusieurs cas, leur assurer une supériorité méthodologique et un avantage d'efficacité sur les spécialistes de disciplines de compétence beaucoup plus étroite.
Vis-à-vis de l’économie, compte tenu de l’ascendant pris par cette discipline sur la scène nouvelle, la condescendance ne peut être de mise. Et l’enracinement profond du P. George des décennies d’après-guerre dans une lecture du fait régional qui privilégie le « fait productif » et les structures économiques rend cette attitude inenvisageable. En revanche, si l’économicisme est rémanent dans l’analyse des « complexes de rapports » et des « situations dynamiques », c’est presque en dépit des travaux économiques, occultés au profit d’une « économie spontanée » teintée de marxisme. Deux textes font exception : l’article de 1961, fort consensuel, et La Géographie active, qui développe à la fin de la première partie une critique feutrée des carences de l’économie-discipline confrontée à l’intervention sur le « fait économique régional ». Il serait tentant d’affirmer que les pages 31 à 38 de ce livre opèrent par petites touches un travail décisif de démarcation entre les deux disciplines. Cela commence quand P. George affirme : « Les rapports [entre production et consommation] étant définis, les systèmes de relations doivent être mis en place, et c'est ici que le travail du géographe se sépare radicalement de celui de l'économiste qui se contente de la qualification des mécanismes. ». Ceci posé, il est amené à affirmer la solidarité et l’hétérogénéité des différentes échelles et ensembles géographiques qui voient se manifester les « mécanismes de production ou de commercialisation ». Mais la différenciation l’intéresse davantage que l’intégration, ce qui débouche sur une deuxième distinction un peu plus disqualifiante :
Et c'est en ce sens qu'il n'y a pas de lois économiques universelles, mais une infinité de formes d'application des schémas théoriques. Le géographe est le spécialiste de cette étude différentielle, tandis que, par définition, le spécialiste travaille aux grandes échelles et aux grandes échelles seulement. Il est seul préparé à faire apparaître et à représenter cartographiquement, dans leur extension vraie, toutes les variantes d'un système ou d'un mécanisme par ailleurs rapporté à un type étalon. Cette diversité apparaît en premier lieu dans la discordance entre les images recueillies au niveau inférieur (échelle de la petite région) et les images des niveaux supérieurs (petite échelle). Mais, dans la mesure où des cadres supérieurs sont supportés par des éléments de base très différents de ceux qui les soutiennent ailleurs, ces cadres supérieurs sont eux-mêmes modifiés. Par voie de conséquence, certains processus d'action sont très inégalement efficaces suivant les milieux de base auxquels on entend les appliquer.
Ce qui s’opère en sourdine est ni plus ni moins qu’une appropriation territoriale, qui recourt à tout un arsenal rhétorique pour débarrasser le terrain du concurrent : une sentence métaphysique disqualifiante (« il n'y a pas de lois économiques universelles ») ; un jeu de chiasme sur « spécialiste » qui renverse la hiérarchie de la spécialisation et, en quelque sorte, marginalise paradoxalement « le spécialiste » ; une profession de foi réaliste qui réconcilie exhaustivisme et comparabilité (« type étalon ») ; une « démonstration » ultime visant à suggérer qu’il ne peut y avoir d’action sans connaissance préalable de la différenciation interne à l’espace visé, ce qui est la spécialité du géographe. Sous couvert d’un raisonnement en apparence technique et épistémologique (bien que profondément ambigu), l’enjeu réel est un repositionnement disciplinaire avantageux. Le coup de force se prolonge deux alinéas plus loin, lorsque l’atlas régional, parangon et exemplar de la géographie française des années 1960, est proposé comme « guide d’action » de l’aménagement (p. 32-33).
Les pages suivantes (34-35) opèrent un certain rééquilibrage, par la critique de certaines entreprises « dérisoires » de régionalisation géographique et un regain de considération pour la participation des économistes. Mais la dimension apologétique n’est jamais vraiment mise de côté, tant elle constitue l’enjeu véritable du discours, si bien que les masques finissent par tomber, dès lors qu’il est question de « responsabilité » :
[...] Toutes les échelles sont utilisées, depuis celles qui conviennent à l'aménagement d'une cité résidentielle de 10 000 habitants et de ses services, jusqu'à celles qui intéressent l'ensemble du Mezzogiorno, le Brésil ou une partie de l'Afrique tropicale. La démographie pose les problèmes ; la géographie, avec le concours des sciences économiques et sociales, situe et jauge les solutions. Elle en fixe les conditions et les limites. Elle en a tous les moyens et elle en a seule tous les moyens, et c'est ce qui fait de sa responsabilité une responsabilité très lourde. [...]
Commenter ce genre de panégyrique du « chef d’orchestre » naturel de l’aménagement est de l’ordre du superflu, même s’il est difficile de l’évaluer en regard de la « modestie » de 1961 et de l’immunisation têtue de la fin de décennie. Au demeurant, dans l’alinéa qui l’englobe, l’extrait cité ne ressort pas nettement : il est en quelque sorte fondu dans un ensemble de réflexions sur les responsabilités en matière d’aménagement, ce qui tend à atténuer la vigueur des prétentions affichées. Dans l’ensemble de ces quelques pages, la stratégie de positionnement joue avec l’économie du texte en s’inscrivant dans le diffus, l’indistinct, le fondu-enchaîné d’un argumentaire différent qu’elle utilise selon un principe analogue à celui des images subliminales. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que son rejaillissement est aléatoire ou sournois dans la mesure où elle s’affiche de façon privilégiée en des points stratégiques de la topologie textuelle ; ainsi à la clausule du point 7 de la première partie, qui est une sorte de conclusion anticipée du propos georgien :
[L’abandon de « l’illusion d’universalisation »] exclut toute idée de transfert pur et simple de solutions ayant fait leurs preuves dans des circonstances et dans un cadre différent. C'est là une vue spécifiquement géographique des réalités, qui s'oppose à diverses erreurs universalistes, auxquelles peut conduire une excessive rigueur de certaines logiques économiques. Elle suppose de plus en plus une prise de connaissance par le dedans de situations que l'on a trop longtemps envisagées du dehors, sous une forme schématique, stylisée et folklorisée. Ce qui importe, pour définir les possibilités d'une évolution, ce n'est pas ce qu'en pensent ceux qui l'observent de leur bureau, mais ce que veulent et ce que peuvent faire ceux qui en sont les artisans.
Dans ces phrases conclusives, on constate effectivement le retour prudent du discrédit des « logiques économiques » et la mobilisation d’un habitus qui capitalise et infléchit le legs classique au nom d’une morale de l’action. C’est à ce prix en tout cas que la géographie peut, pour P. George, maintenir l’originalité de sa contribution à la scène aménagiste. Mais le principal tour de force consiste à avoir démarqué deux disciplines sans confrontation nette, sans la dramaturgie des polémiques et sans artillerie intertextuelle, de manière impressionniste, sous couvert d’une réflexion morale et doctrinale bien plus large. À notre connaissance, hormis quelques critiques occasionnelles, ces quelques pages de Géographie et action constituent le lieu unique d’une disqualification (relative) du protagoniste « économie », alors que le reste de la production de P. George insiste plutôt sur les complémentarités et le partage des tâches.
Il serait possible de mener un examen similaire concernant la démographie, qui ferait apparaître, là encore, un double mouvement d’articulation scientifique et de comparaison avantageuse, notamment au travers du chapitre « Le nombre » de Sociologie et géographie et dans certains passages de Population et peuplement (1969). La disqualification est plus franche qu’à l’égard des économistes et prend appui sur l’agacement croissant de notre auteur à l’endroit du « mythe du nombre », dont les démographes, avec les économètres et les « politiques », auraient été les principaux promoteurs. Face à quoi, historiens et géographes apparaissent comme les dépositaires d’un humanisme et d’une sagesse qui leur permettent de prétendre à davantage d’objectivité.
Ceci nous conduit à distinguer nettement les disciplines que P. George a été amené, à un moment ou à un autre, à malmener (pour mieux faire ressortir le caractère irremplaçable d’une « géographie synthétique active »), de celles dont il n’a cessé d’affirmer la sororité : l’histoire, en toute évidence, et la sociologie, avec un effort particulier. Au reste, il ne fait pas que constater des préoccupations communes et des affinités : ces appariements dessinent et tentent de contribuer à la configuration du champ des aménités géographiques. À l’endroit des sociologues, cela débouche clairement sur une offre d’alliance, qui a pour horizon l’exercice d’un magistère commun (incluant aussi l’économie) sur les champs émergents de l’« action », urbanisme et aménagement.
Cette offre d’alliance s’incarne dans un livre, Sociologie et géographie, publié dans la collection « Le sociologue » des PUF, qui a la particularité de s’adresser à un public de non géographes, sans autre finalité affichée que juridictionnelle : « L'objet d'une étude épistémologique portant comme titre Sociologie et géographie est de définir le domaine, les méthodes et les concepts de l'une et de l'autre, les uns par rapport aux autres. » Pourtant, les enjeux réels du livre dépassent largement le cognitif, dans la mesure où la régulation de l’aménagement (ce que P. George appelle l’« action humaine ») est la problématique sous-jacente du livre et se trouve revendiquée au nom des deux disciplines. Au-delà de la délimitation des domaines scientifiques, c’est bien l’enjeu socio-institutionnel de l’expertise qui donne son ressort au livre : face à la rationalité ingénériale, peu soucieuse de la « vie » concernée par l’application de la planification, elles apparaissent comme les seules aptes à rendre justice au « vécu » et aux réactions des sociétés visées, constituant par là un garde-fou pour la décision politique.
Néanmoins, les questions d’ordre cognitif permettent de « faire le départ », là où l’expertise tendrait à mélanger les cartes. C’est que l’alliance avec les sociologues, pour présenter un intérêt stratégique et être recevable par chacun des contractants, ne doit pas déboucher sur la moindre confusion : P. George décline avec une ardeur dialectique inlassable le jeu des « complémentarités » et « oppositions » par quoi « la sociologie va au-devant de la géographie sans renoncer à ses méthodes propres » (p. 13) et réciproquement. L’évocation du rapport à certaines méthodologies (statistiques, échantillonnage, cartes) et de la question des échelles d’investigation va plutôt dans le sens de la dissociation, encore que dans cet ouvrage notre auteur fasse un effort particulier pour suggérer des passerelles jetées au-dessus des abîmes interdisciplinaires et pour exhorter les sociologues à davantage d’intérêt pour la manière et l’information géographiques. Ce jeu des associations et dissemblances ne fonctionne pas seulement au niveau d’un argumentaire dénotatif, il recourt également à des homologies fondées sur un lexique commun. L’intérêt porté par les deux disciplines à l’« espace », aux « structures », aux « groupes », aux « contradictions », aux « mouvements », etc., même si la charge de sens varie, suggère le partage d’un monde, réel autant que notionnel. Les dividendes de la convergence bien tempérée rejaillissent alors dans l’« action » : disciplines rugueuses, épistémologiquement critiques, en même temps que soucieuses du « vécu » des « populations » dans ce qu’elles ont de plus « basal », elles sont les seules à pouvoir fournir cette « image globale » et « pondérée » susceptible de fédérer « autorités » et « société » autour d’un projet.
En guise de correctif, il est à noter qu’un an auparavant, dans l’article « Géographie et urbanisme », le schème de cette configuration privilégiée n’avait pas encore trouvé sa raison d’être, la sociologie figurant comme l’un des nombreux champs à prendre en considération, sans plus. Stratégiquement, elle apparaissait même à son désavantage en une occurrence :
Les études de contenu sont un guide indispensable pour l'urbaniste. Sans doute pourrait-il les attendre des sociologues. Mais il a besoin de localiser les contenus différentiels et, à cet égard, les méthodes géographiques répondent avec beaucoup plus de précision à ses besoins que les divers systèmes d'enquêtes et d'échantillonnages sociologiques. Il appartient au géographe de faire collecte des résultats obtenus par les sociologues, de les insérer avec toutes les garanties indispensables dans une représentation spatiale de la ville ou de la région.
À bien des titres l’alliance cathédrale entre les deux disciplines n’a rien de spontané et justifie un effort tout particulier : il a déjà été fait mention des réticences des sociologues que P. George se sent le devoir de rapporter dans l’introduction de Sociologie et géographie ; par ailleurs, faute de disposer de riches précédents de collaboration et d’une littérature interdisciplinaire significative, notre auteur déploie un dispositif d’hybridation spécifique qui met la géographie, ses concepts et ses normes, au centre du propos, la « rencontre » se faisant au fil de déclinaisons thématiques successives, qui insufflent l’« esprit sociologique » sur les linéaments d’une trame « géo-orientée ». Après une introduction assez équilibrée, les chapitres « L’espace » (I), « Le temps » (II) et les chapitres thématiques, « Le travail » (IV) et « L’existence » (V) déclinent divers abords de ces questions, en s’appuyant sur un va-et-vient incessant entre des considérations méthodologiques et de plus ou moins vastes développements référentiels. Mais c’est toujours la géographie dans sa version georgienne qui est placée en amont du discours, tandis qu’en aval des catégories sociologiques, « classes sociales », représentations, « culture », etc., sont mobilisées pour opérer l’interaction disciplinaire et réaliser un enrichissement des perspectives. L’effort de croisement avec l’« analyse sociologique » est incessant, inférentiel (dans la plupart des cas), segmentaire et presque exclusivement auctorial, maintenant d’un bout à l’autre l’ouvrage sur le métier.
Il en va différemment dans l’introduction, le chapitre « Le nombre » (III) et la dernière partie, « L’action » (chapitres VI et VII), qui visent davantage la dialectique que l’agrégation. Symptomatiquement, les trente pages de « L’action » font office de conclusion et sont précisément consacrées à la formulation de programmes de recherche en urbanisme et en aménagement qui articulent (plus qu’ils ne fusionnent) les deux disciplines fondamentales. Ainsi le chapitre consacré à l’aménagement du territoire propose trois directions de travail ou « registres » supposant « une convergence et [...] une confrontation d'études pluridisciplinaires où les trois protagonistes principaux sont le géographe — doté d'une solide culture historique —, l'économiste et le sociologue. » Concrètement, ces « registres » sont largement des phases de recherche. La première vise « le bilan de tout ce qui existe dans le cadre considéré » (p. 193) : « on superpose les données analytiques des divers ordres pour élaborer par totalisation l'image synthétique d'un espace vécu » (p. 194), relatif aux « paysages et sociétés » (première partie). P. George y développe un véritable questionnaire thématique qui intercale des études socio-démographiques entre un inventaire géographique on ne peut plus classique et un « bilan de l’action et de l’empreinte des sociétés du passé et de la société actuelle ». La seconde, « Les forces » (deuxième partie), entend articuler des structures spatiales (« centres nerveux », « zones irradiées », « relais principaux » et « franges ») — mises à jour à travers l’étude des « flux » — et les « structures sociales régionales ou nationales », l’idée étant à terme de vérifier s’il y a convergence entre les unes et les autres : « Une typologie des structures sociales peut-elle être mise en parallèle avec celle des réseaux et des formes d'organisation régionale ? » (p. 201). La troisième partie, « Les modèles et les options », est clairement « perspective » : il s’agit d’esquisser un idéal-type simulé à partir des potentialités positives du milieu régional (c’est le « modèle de référence » georgien) et de le confronter à « la réalité », afin de faire ressortir les secteurs, les groupes et les « fractions de territoire » qui nécessitent des actions, ce que l’auteur appelle « la formulation des options ». Il y a alors réemploi de « modèles », ici au sens de « scénarios », qui doivent être confrontés aux impératifs économiques (« coûts », « rentabilité ») et surtout aux « chances qu’ont [les options] d’être assimilées par la société », ce qui fait du sociologue l’arbitre en dernière instance du programme d’aménagement.
Dans ce livre vitrine de la géographie, P. George s’abstient de toute prétention à donner à la « science de synthèse » un quelconque leadership. Bien au contraire, il fait un préalable du travail en équipe :
Le temps de la recherche individuelle est largement dépassé. Le sociologue apprend en sociologue son métier de sociologue, le géographe en géographe son métier de géographe. Dès que commence la recherche, l'équipe est indispensable — qui rassemble des sociologues, des géographes, des économistes, des historiens, des démographes —, qui comporte des techniciens de la mobilisation des ressources du terrain, agronomes, ou ingénieurs, des maîtres d'oeuvre dans l'art de l'ordonnancement de l'espace et des volumes, urbanistes, bâtisseurs de travaux publics ou d'habitations, tous disposant des services des techniciens de la mesure et de la représentation figurative, calculateurs, cartographes. Tous doivent être initiés à un langage commun qui s'élabore avec d'autant plus d'aisance que l'on a conscience du but à atteindre en commun. Ceci suppose, sans prétention et sans mépris, une initiation aux problèmes et aux méthodes de chaque discipline indispensable à une saine répartition des tâches et à une profitable mise en œuvre des résultats des travaux respectifs. Deux obstacles doivent être surmontés : celui de l'individualisme et celui de l'esprit d'économie. Il faut que chaque chercheur soit armé à la fois d'orgueil et de modestie, d'orgueil pour fournir tous les apports dont sa formation le rend capable, de modestie pour prendre conscience de ses limites et de la valeur essentielle des sommes et des synthèses. Il faut aussi que les organismes responsables renoncent à réduire le coût de la recherche en recrutant de préférence aux ressortissants de chaque discipline essentielle, des « polyvalents » qui ne sont en fait que des empiristes dont l'efficacité est plus facteur personnel que résultat d'une formation multiple.
En définitive, dans cette distribution fort large, l’offre faite aux sociologues vise à la constitution d’un noyau médian humaniste (intégrant bien entendu les historiens), distinct tout à la fois des « maîtres d’œuvre » situés « en aval » et de tous ceux qui incarnent peu ou prou « en amont » une raison « abstraite » peu soucieuse du « contenu vivant », ceux-là mêmes qui détiennent cette technicité (ou spécialisation) opposable à la « culture » des humanistes. Face aux « spécialistes », P. George et J. Labasse sont soumis à la tentation permanente d’auxiliariser toute technique au nom d’une « supériorité de conception » du généraliste, qui n’est pas aliéné par ses compétences et qui reste sensible à la pluralité irréfragable du réel, même si cette sensibilité « plurale » menace sans cesse son identité et sa crédibilité. Dans ce contexte, le rapport aux « techniciens du nombre » a valeur de modèle pour comprendre l’échelle de valeurs qui devrait régir la scène aménagiste.
3°) L’« ensemblier » humaniste face à la raison quantitativiste
L’essentiel a déjà été dit sur la tentation ambiguë d’ériger le géographe en « chef d’orchestre » (P. George) ou « ensemblier » (J. Labasse) de l’aménagement du territoire. Elle repose sur un sentiment d’isomorphie entre le caractère interdisciplinaire de l’expertise et la « vocation » synthético-exhaustiviste de la géographie :
[...] le géographe doit s'établir au carrefour des disciplines qui forment conjointement la science de l'intervention publique. Ne conduisant aucune recherche véritablement originale, il fait alors figure d'un assembleur hésitant.
Expliquer le milieu géographique et en discerner les conditions d'évolution, voilà ce qu'on est en droit d'attendre du géographe. Cette réflexion sur le milieu étant souvent à l'origine et au terme de la recherche intégrée, il se trouve de la sorte appelé à jouer éventuellement le rôle d'un ensemblier, présidant à l'assortiment de pièces dont les techniques d'élaboration, considérées individuellement, lui échappent.
[...] sa démarche permet de montrer qu'aucune action reposant sur une analyse fragmentaire des faits ne peut déboucher sur des effets concrets. On ne règle pas des problèmes économiques sans intervention dans le social, ou sans provoquer des effets sociaux, sans influer sur les rythmes démographiques, sans provoquer des mutations de mentalités. Il suffit d'omettre un élément pour que le calcul, même électronique, débouche sur des conclusions fausses et engendre, à plus ou moins longue échéance, des catastrophes. [...] La justification de la recherche menée par le géographe n'est-elle pas de permettre de s'affirmer ici la seule à pouvoir tenir tous les fils d'une situation depuis les facteurs physiographiques, les endémies, les structures sociales et mentales, jusqu'aux ambiguïtés de la décolonisation à travers l'économie, la démographie, la technologie ?...
Si, au final, le géographe s’immunise contre les attaques épistémologiques des « sciences d’analyse », c’est parce que sa légitimité n’est pas isolable dans le champ clos du cognitif mais à l’issue d’une validation pragmatique : « La géographie a donc pour objet de définir des situations complexes qui sont des rapports de forces comportant des tendances évolutives entre lesquelles, à chaque moment, il y a possibilité d'option, de décision préférentielle, qui donnent l'avantage à l'une ou l'autre tendance, ce qui confère à la géographie le caractère d'une recherche d'information pour l'action politique [...] » Interprétative et anthropocentrée, la discipline revêt en définitive les habits d’une science morale et politique dont le maître-mot est la « responsabilité » :
Aux géographes, il rappellera leurs responsabilités de l'heure tout en les invitant à une modestie qui est condition de leur efficacité et de leur intégration dans les groupes de techniciens de la construction du proche avenir.
Peu importe au surplus, car il est permis de constater que dans un grand nombre de pays la géographie est en situation de responsabilité, chargée qu'elle est non seulement d'interpréter ce qui est, mais aussi de s'interroger sur ce qui pourrait être.
Le passage d'une conception statique à une conception dynamique de la géographie a modifié complètement la notion de temps géographique et a introduit la considération du rôle normatif de l'étude géographique, ce qui n'est pas sans poser un très délicat problème de responsabilité.
Aussi le sociologue et le géographe, dont la collaboration est aisée, peuvent-ils être conduits à assumer de grandes responsabilités dans la conception même de l'oeuvre à entreprendre.
Pour autant, il n’est pas question, pour l’un comme pour l’autre, de confier un quelconque pouvoir de décision ultime à l’expert, qui demeure toujours un conseiller de l’autorité publique : « En proposant des options, en formulant éventuellement des jugements et des appréciations solidement motivés, en renonçant donc à la quiétude contemplative qui lui a été souvent reprochée, [le géographe] doit conserver l'attitude objective de l'expert et s'effacer devant le délégué de la puissance publique, exclusivement responsable du choix de la décision et capable d'en assumer les risques. » Dans le cas de P. George, cette position est une antienne bien connue, à propos de laquelle on pourrait aisément multiplier les citations. On se contentera des plus tardives, qui montrent nettement l’affirmation d’une conception politiste et critique de la discipline, qui vient donner une épaisseur nouvelle à la réticence traditionnelle du savant dans sa tour d’ivoire :
C'est pourquoi on a voulu attribuer dans le présent une vocation à la géographie régionale, celle d'éclairer l'action sans se confondre avec elle, à condition d'échapper au danger de la griserie de l'action et du pouvoir. [...] La géographie régionale permet de faire, par avance, le bilan de chaque forme d'action. Par là, elle peut être justificatrice des choix. Mais l'objectivité s'arrête au niveau de la qualification des options et de la prospective de leurs conséquences.
Mais la géographie ne peut être utile que si elle n'est pas « appliquée ». Appliquée, elle s'intègre à une politique. Elle perd ses possibilités de critique, elle est en aval de la décision. Active, elle fait le bilan des désastres comme des succès et des potentiels ; elle se tient à l'écart des positions doctrinales et fournit les éléments de juger à l'œuvre les doctrines.
Le second est celui de la part de responsabilité du géographe dans les opérations. On a souvent exprimé le souhait de voir confier à des géographes les choix et les décisions en matière d'aménagement, à quelque échelle que ce soit. Ici commence l'utopie, là où se situe une nouvelle limite entre science et technique, plus encore science et politique au sens de prise de responsabilité de l'action.
Cette posture d’expert-conseiller multi-cartes achoppe cependant sur une difficulté conjoncturelle d’importance, dont nos auteurs ne font pas mystère : le « mythe du nombre » (ou « magie des chiffres ») imprègne profondément la culture des élites chargées de la décision politique, enjoignant aux géographes de se plier à une rationalité qui leur est étrangère. Et P. George d’analyser avec une grande lucidité le phénomène :
Or, l'action normative, qui est œuvre d'ingénieurs au sens le plus large du terme, est par elle-même particulièrement réceptive à toutes les systématisations mathématiques. Elle recherche, en deçà de ses interventions propres, des assises conformes à ses propres schémas.
La géographie active ou, à plus forte raison, la géographie appliquée, s'inscrivent parmi les sciences politiques. À ce moment, les utilisateurs lui demandent de définir son « image de marque », autant que possible selon leur propre technique d'approche des thèmes sur lesquels ils sont appelés à travailler. Il est tentant de répondre dans le langage des interrogateurs, et ce langage, c'est le nouveau langage de l'informatique.
Jean Labasse ne dit pas autre chose dans l’avant-propos de L’organisation de l’espace : « [ces pages ont été écrites] aussi à l'intention de ces ingénieurs, fonctionnaires, planificateurs, des jeunes États surtout, qui, dévoués au progrès d'une région ou d'une nation mais nourris de « modèles » et de tableaux, risqueraient parfois d'oublier qu'ils travaillent pour l'homme si on ne les invitait constamment à transposer dans l'ordre de l'espace ce qu'ils ont d'abord conçu dans celui des chiffres. » Ce qui est davantage explicité dans le réquisitoire de 1969 :
Si le géographe, rebelle à un certain style de quantification, brise parfois l'élan de ses voisins vers la généralisation et la systématisation, conserve-t-il sa place dans la recherche intégrée, c'est-à-dire dans une recherche qui souvent précède de peu la phase opérationnelle ? Quelques-uns le réduisent ou le somment de devenir ce qu'il n'est pas et ne doit pas être : un homme des sciences exactes et, sinon un mathématicien, du moins un praticien du calcul mécanisé (Libault 1967, pp. 523-531).
Face à l’exhortation quantitativiste (et son corollaire : l’abstraction), nos deux auteurs répondent invariablement par un argument d’immunisation : par nature, la géographie se situe dans le « qualitatif », le « concret », « le contingent », et c’est précisément ce qui fait sa force et son intérêt particulier pour les décideurs. En somme, ce qui vaut pour le statut épistémologique vaut aussi pour la crédibilité pratique : c’est en restant profondément lui-même, en refusant d’écouter les sirènes de l’air du temps, que le géographe trouve sa légitimité. P. George va même plus loin : dans le chapitre Sociologie et géographie consacré au « nombre », la dernière partie vise à convaincre les sociologues (les apprentis du moins) que l’édification d’une « sociologie quantitative » constitue un « danger majeur » pour leur discipline (p. 89-90), face à quoi l’« expérience géographique » est présentée comme un « correctif » sinon un « remède » « contre le danger majeur de systématisation quantitative à partir de données partielles ». Ailleurs, quand se pose le question d’un apprentissage des mathématiques par les géographes, celui-ci est largement récusé :
Il serait dangereux autant qu'inutile d'en prendre prétexte pour exiger du géographe qu'il devienne un mathématicien, et même pour prétendre qu'il doit recevoir une formation mathématique d'ordre général, indifférenciée et en grande partie parfaitement étrangère à ses besoins scientifiques. Il a déjà assez de choses à apprendre par ailleurs pour assurer le caractère essentiel de sa formation, qui doit être celle d'un humaniste.
On voit poindre ici la seconde ligne de défense, qui consiste à réduire le « quantitatif » au rang de « technique » qui ne peut avoir de statut qu’ancillaire. Cela tient déjà au fait que « [la mesure] est coûteuse et met en œuvre un matériel de collecte, de collationnement, de vérification, de confrontation et d'interprétation de plus en plus compliqué et qui ne peut être rassemblé que dans un centre de calcul. » Ainsi circonscrit et externalisé, le traitement du « nombre » est mis à distance, tombant sous le coup de la critique de la spécialisation. À ce titre, la « sociologie quantitative » est épinglée car « elle devient une technique » tandis que « Le géographe est sans doute appelé à être un des principaux utilisateurs des moyens de calcul », étant entendu qu’être « utilisateur » s’entend ici comme une opération de sous-traitance — ce que confirme l’article de 1972 :
En d'autres termes, les méthodes quantitatives appliquées à des faits d'intérêt géographique — à ne pas confondre avec une géographie quantitative qui ne saurait exister — sont un instrument de documentation. Leur traitement d'ailleurs est du ressort de techniciens de la documentation et d'opérateurs de calcul (il n'est pas sans utilité que les premiers, dans la mesure où ils sont appelés à traiter des données d'intérêt géographique, aient une culture géographique). Le travail proprement géographique se situe à l'aval de celui du documentaliste.
Cette dévaluation globale achève de rendre sensible la disposition actantielle idéale de la scène aménagiste, partagée d’« amont » en « aval » entre « spécialistes », « techniciens », « maîtres d’œuvre » et ressortissants des sciences morales et politiques, ceux-ci ayant vocation à superviser et arbitrer les étapes de toute opération aménagiste et à servir d’interface avec les « délégués de la puissance publique ». Dépositaires de surcroît d’une « culture » et d’un « humanisme » qui les rendent sensibles aux desiderata des populations « d’en bas », ces experts d’un genre particulier sont fondamentalement des médiateurs universels du particulier.
Face à cet idéal éminemment virtuel, la perspective d’une diffusion non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de la géographie française des valeurs et principes de la quantitative geography anglo-saxonne ne pouvait apparaître que comme un scénario catastrophe, menaçant non seulement la raison d’être de la discipline, mais aussi la stabilité et le bien-être des sociétés européennes, tant elle était suspectée de véhiculer des représentations historiquement ancrées dans le « modèle » américain, partant inapplicables sans « catastrophe » aux villes et régions « pétries d’histoire » du « vieux continent ». À ce titre, si la prémunition est la réponse principale fournie par nos auteurs à la charnière des années 1960 et 1970, celle-ci se teinte — au moins chez Pierre George — d’une sorte de trouble infime, que l’on voit surgir dans les dernières pages des Méthodes de la géographie (1970) : alors que le dernier chapitre, intitulé « Les problèmes et l’évolution de la géographie régionale », n’a pas pour objectif une quelconque critique interne et se termine sur une note optimiste, la brève conclusion générale fait état, quant à elle, sur un mode complètement allusif, d’un « procès de la géographie régionale dite classique » (p. 121) qui déboucherait sur une « crise » de la « géographie triomphante » (p. 122), sans qu’il soit possible d’en dire plus sur les tenants et les aboutissants de ce qu’évoque l’auteur. Crise de l’objet « région géographique » classique ? Crise passée ? contemporaine ? globale ? L’indécidable étant la règle, il n’est pas question d’interpréter nettement ce que vise ici l’auteur. En revanche, achever quasiment un ouvrage de doctrine sur l’évocation, fût-elle fugace, d’une « crise [de la géographie] », à l’orée d’une décennie qui va être rapidement perçue comme un moment de cette sorte, prend forcément sens à la lumière des discours ultérieurs.
Mais, plus globalement, quelle sorte de trouble ou d’anomalie invoquer, au regard des convictions d’un P. George et d’un J. Labasse ? Sans doute pas un malaise de fond quant à la bonne géographie, mais au moins un porte-à-faux face aux valeurs de l’époque, à la « société de consommation » importée d’Amérique qui voue un culte au progrès quantitatif, au point de s’en remettre au « nombre » y compris pour ce qui est de la faculté de juger, au risque de verser dans le « mythe » ou la « magie ». En somme, ce sont les transformations socio-culturelles des décennies d’après-guerre qui globalement portent atteinte à l’entendement géographique, ce qu’un P. George atteste au demeurant en témoignant de « l’instabilité » de l’époque, largement responsable de cette « crise » qu’évoque au final Les méthodes de la géographie.
Or, quoi de plus sensible qu’un idiome pour enregistrer les turbulences de la relation au monde ? Dans les pages qui achèvent ce chapitre nous allons nous employer à suggérer une manifestation sémantique de l’« anomalie » du paradigme classique, les changements lexicaux tendant un reflet troublé aux spéculations des géographes, qu’il s’agisse des deux auteurs étudiés dans ce chapitre ou de leurs contemporains évoqués dans le précédent.
Conclusion de la IIème partie
Une anomalie figurée dans la sémantique
Qu’ils se fassent les gardiens d’une orthodoxie repensée ou qu’ils manifestent un « malaise » à l’endroit du carcan de la tradition, les géographes des années 1960 que nous avons étudiés dans cette partie de thèse partagent au moins deux choses : une préoccupation identitaire forte qui les amène à ressaisir inlassablement la juridiction géographique, et un lexique en pleine mutation, marqué par des déclins et des avènements, lexique au travers duquel se renégocie précisément une identité scientifique. La mutation lexicale des années 1961-1972 a un caractère fondamentalement réactif : tout se passe comme si nos géographes s’étaient sentis enjoints de répondre sur le mot aux innovations des économistes et sociologues. Mais ce n’est pas le seul caractère frappant de cette acculturation langagière : il est difficile d’affirmer que l’idiome gagne en précision ou en clarté, bien au contraire, car les changements lexicaux ne s’accompagnent pas d’une quelconque induration sémantique. C’est au contraire autant de flou ajouté, à tel point que certains termes, tels « espace », « structure », « modèle » sont comme saturés de sens, leur usage obéissant davantage à une logique de distinction identitaire qu’à un effort proprement conceptuel. Chez les plus orthodoxes, la réaction à l’encontre de certains mots nouveaux, étroitement liés à la rationalité ingénériale et/ou à la new geography, « nombre », « quantitatif », « modèle », prend un caractère extrêmement ambigu : ces termes voient leur acception varier dans un même alinéa voire dans une même phrase (le terme linguistique pour ces variations rapides du sens est diaphore), quand la polysémie ne s’empare pas ouvertement d’un mot isolé (on parle alors de syllepse de sens). Il en résulte une forte ambiguïté sémantique (dont l’éventuel caractère intentionnel n’est pas démontrable) qu’il est tentant de lire justement comme une manifestation de trouble, sinon d’anomalie...
Répliques sur le mot
Le développement d’une littérature identitaire dans les années 1960 et au début des années 1970, ainsi que nous avons été fréquemment amené à le souligner, ne peut se comprendre indépendamment des élaborations théoriques des sciences voisines destinées peu ou prou à la scène aménagiste : les travaux d’un François Perroux, d’un Jacques-René Boudeville, ont profondément marqué la corporation, ainsi qu’en témoigne leur omniprésence dans les index bibliographiques et les références intertextuelles. À un moindre degré, le phénomène concerne également Paul-Henri Chombart de Lauwe. Or une caractéristique de ces auteurs est de s’être réapproprié des termes comme « région », « paysage », etc., qui semblaient être l’apanage de la géographie, et surtout d’avoir mis en avant le terme « espace », peu pratiqué par les géographes jusque dans les années 1950. Cette irruption d’un discours allochtone sur ce qui semblait être la chasse gardée de la discipline, et alors qu’émergeait la scène de la planification et de l’aménagement, a largement marqué les esprits et suscité une réplique, d’autant que cette intrusion conceptuelle pouvait s’accompagner d’attaques contre la géographie. Tout particulièrement, la publication en 1961 du livre de J.-R. Boudeville Les espaces économiques a suscité un fort retentissement (et ressentiment), provoquant des réactions acides ou au contraire des discours d’assentiment érigeant le contempteur en référence d’une doctrine de l’espace (non exclusivement économique).
L’essentiel n’est pas là pourtant : au principal, la réactivité des géographes se focalise non sur des auteurs mais sur les termes de l’économie régionale (et d’autres disciplines) qui semblent objets de litige territorial (« région », « espace ») ou qui dérangent l’ethos disciplinaire (« modèle », « problématique »), réactivité dont le signe distinctif est un intense travail de réappropriation lexicale. De là procède la majeure partie de la littérature que nous avons commentée : faisceau de discours sur l’espace géographique, la région, les modèles, la science, les structures, les systèmes, le concret et l’abstrait, le quantitatif et le qualitatif, etc., qui sont autant de répliques sur le mot plutôt que sur l’idée, dans la mesure où il s’agit davantage de faire sens en géographie que de discuter les élaborations conceptuelles d’autrui. À l’extrême de cette posture, on trouverait le chapitre « L’espace » de Sociologie et géographie, dénué de toute confrontation explicite avec les théories économiques, pure déclinaison d’un « objet » en une vingtaine de pages. Toute cette littérature, quelle que soit son attitude à l’encontre des précédents extradisciplinaires, se ressent de cette matrice lexicale inlassablement croisée avec les ressources paradigmatiques de la géographie classique, qui subit une certaine subversion, mais à la marge et comme insensiblement.
Le cas le plus intéressant de ressourcement concerne le vocable « espace » et son cortège lexical (l’adjectif « spatial », les syntagmes « espace géographique », « organisation de l’espace », etc.). L’étude de ce terme et de son histoire bénéficie des résultats de nombreuses recherches lexicologiques et sémantiques, entreprises pour l’essentiel dans les années 1980 par divers membres de l’équipe Épistémologie et histoire de la géographie. Les travaux de Marie-Claire Robic ont établi que ce terme était d’usage rarissime dans la géographie classique jusque dans les années 1950, et que les syntagmes « organisation de l’espace » et « espace géographique », bien qu’utilisés dès les années 1940-1950 par des pionniers tels André Cholley, Maurice-François Rouge, Jean Gottmann et Éric Dardel, sont demeurés confidentiels jusqu’à l’orée des années 1960. Ce n’est qu’alors que s’opère une réelle « infiltr[ation] » lexicale, la « naturalis[ation] » ne s’opérant quant à elle que dans les années 1970. On pourrait trouver surprenant qu’un terme jusque là peu apprécié (notamment en raison de sa correspondance avec le Raum des géopoliticiens pangermaniques) ait suscité un tel mouvement de (ré)appropriation. À ce propos, les ressorts explicatifs que l’on pourrait proposer sont multiples.
Même si la géographie postvidalienne n’a guère usé d’« espace », il en est allé différemment dans d’autres traditions nationales justement, de sorte que le terme, à défaut d’être utilisé, avait un « air de famille », fût-ce sous les traits du fils indigne... Dès lors, on peut faire l’hypothèse d’un effet sémantique : lorsqu’un locuteur essaie d’exprimer un changement dans son univers de pratiques, il est fréquemment amené à utiliser des synonymes peu courants (mais connus) de mots ordinaires contenus dans son idiolecte, transfert qui permet de ratifier un déplacement du couple significations/pratiques. Or, justement, les précédents des années 1940 indiquent tout particulièrement la disponibilité du terme dans un contexte d’innovation conceptuelle : le phénomène est évident dans la première édition du Guide d’A. Cholley et les écrits de M.-F. Rouge, textes dans lesquels s’opère un mouvement d’affranchissement par rapport à la focalisation paradigmatique sur l’idée de « milieu » et la problématique des relations causales homme/nature. Plus précisément, « espace » surgit pour penser autre chose : les effets de distance, l’interaction solidaire, les structures géonomiques (semis, réseaux, territoires), mais aussi pour prendre en compte l’action collective, « l’organisation de l’espace » dans son acception des années 1940-1960.
On ne peut s’arrêter à ces exemples, dans la mesure où les tentatives d’un Rouge, d’un Dardel, d’un Gottmann, n’ont pas eu d’écho à l’intérieur de la communauté géographique et qu’A. Cholley n’a pas été « reçu » comme un novateur mais bien au contraire comme un codificateur perfectionnant les formulations de la science normale. Ainsi que le suggère Marie-Claire Robic, si « espace » et « espace géographique » ont percé dans les années 1960, c’est davantage après un détour par les sciences sociales : elle donne l’exemple des Rencontres de la géographie et de la sociologie de Max. Sorre dont le chapitre troisième est consacré à « l’espace du géographe et du sociologue », faisant une large place aux travaux de P. Chombart de Lauwe et de F. Perroux, auquel est emprunté le syntagme « espace géographique », que ce dernier avait trouvé chez J. Gottmann... Ce phénomène d’importation lexicale par ricochet peut largement se concevoir à l’échelle de cette fraction de la communauté géographique qui s’est sentie concernée par la scène aménagiste et les négociations juridictionnelles qu’elle suscitait. Dans ce cadre, « espace » était tout à la fois un mot allochtone et un synonyme doté d’un air de famille, de sorte que les géographes, confrontés à son emploi par d’autres, interpellés par l’opposition supposée entre un « espace économique », un « espace social » et un « espace géographique », ont relevé le défi et se sont efforcés de reprendre à leur compte ce dernier, par quoi ils étaient initialement étiquetés à leur quasi insu.
Il est également un argument sur le (non-)pouvoir de connotation d’« espace » énoncé il y a déjà une vingtaine d’années par Philippe Pinchemel :
Il y a d'abord la simplicité du terme [espace] et ses facilités de traduction, sans susciter de problèmes épistémologiques graves, à la différence de région, de paysage. Espace est beaucoup plus neutre, moins signifiant, que le concept de milieu [...]
Encore faudrait-il préciser en quoi « espace » est un vocable simple et neutre : peut-être en vertu de son usage fort commun ? En revanche, il n’est pas certain que la facilité de traduction et le caractère vernaculaire d’un mot soient des gages de simplicité du sens. La propriété caractéristique d’un mot intraduisible est justement son univocité sémantique et/ou sa force de connotation culturelle, tandis qu’un mot « universel » a toutes les chances d’être redoutablement polysémique, voire de faire partie de ces notions qui requièrent une unanimité inversement proportionnelle à leur précision. Dans le cas d’« espace », il faudrait mettre l’accent sur l’intense appropriation savante dont ce mot a fait l’objet, lui conférant un caractère assez abstrait qui explique sans doute pour partie le manque d’appétence des géographes classiques à son endroit. De là peut-être son infiltration dans les années 1960, lorsque l’injonction épistémologique extérieure et un contexte fortement concurrentiel conduisent les géographes français à définir une signalétique identitaire et à théoriser les « méthodes » et l’« objet » de leur discipline. Dans ces conditions nouvelles, la connotation théorisante d’« espace » cesse d’être un handicap pour devenir un atout, compte tenu de l’air de famille déjà signalé.
Afin de donner du poids à ce faisceau d’hypothèses, nous avons opéré un certain nombre de comptages sur les textes étudiés dans les chapitres V et VI de cette thèse : occurrence moyenne du mot « espace » (associé ou non à l’adjectif spatial) tous les n mots (baptisé f(e) pour « fréquence de e ») ; rapport entre l’occurrence d’« espace » et celle de « région » ("e"/"r") ; rapport entre l’occurrence d’« espace » et celle de « milieu » ("e"/"m"). Ces calculs ont débouché sur l’établissement du tableau ci-dessous (page suivante). Il ressort de cet examen, ô combien lacunaire, que pour le corpus étudié la fréquence de l’utilisation d’« espace » s’est élevée rapidement durant les années 1960, d’une certaine façon au détriment de « milieu » et, dans une moindre mesure, de « région », ce qui concorde assez nettement avec les déclarations plutôt agnostiques de la fin de la période quant à la « relativité du concept de région » (J. Beaujeu-Garnier), tandis que les usages de « milieu » évoluent dans un sens sociologique (« milieu social ») et qu’« environnement » appert, à l’orée des années 1970. En revanche, le terme « paysage », également étudié, ne montre pas d’évolution significative sur la période, si ce n’est un léger regain dans les ouvrages du début des années 1970, très lié à l’impact contemporain des réflexions de Georges Bertrand. Il est à noter, chez P. George et J. Labasse, qu’existe une coïncidence surprenante entre la polémique à l’encontre de la « géographie quantitativiste » et un net reflux de l’usage d’« espace »... Par ailleurs, en fin de période, on reste très en deçà du lexème géograph*, dix fois plus fréquent qu’espace/spatial, même quand la fréquence de ceux-ci dépasse les deux occurrences par page
Tableau 3 : Émergence d'« espace » dans la littérature réflexive des années 1961-1972
AuteurAnnéef(e)"e"/"r""e"/"m"P. George« Existe-t-il une géographie appliquée ? »196167400,25 / 2* 0,4 / 0,8** P. ClavalEssai sur l'évolution de la géographie humaine196415850,8 / 2,21,2 / 1,55P. GeorgeLa Géographie active (*)196433000,6 / 2,20,75 / 1,1P. George« Géographie et urbanisme »196510284,9 / 1,34,9 / 5,1J. LabasseL’organisation de l’espace (*)19668880,6 / 0,94,2 / 5,6P. GeorgeSociologie et géographie (*)19666722,6 / 11,24,7 / 5,2J. Labasse« Quantitatif et qualitatif... »196920441,6 / 2,50,6 / 1,6P. GeorgeLes Méthodes de la géographie197014520,6 / 1,467,9 / 10,3O. DollfusL’Espace géographique19705372,2 / 2,73,3 / 3,4J. BeaujeuLa Géographie, méthodes et perspectives19718991,5 / 1,72,1 / 2,5P. George« Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? »197126602,5 / ...1,5 / 1,7O. DollfusL’Analyse géographique197110272,7 / 3,76,25 / 7,1P. George« L’illusion quantitative... »197239101,75 / 20,8 / 1,4P. ClavalLa Nouvelle géographie19779233,9 / 6,73 / 4Cet examen quantitatif donne de l’assise à un sentiment de lecture très général : durant cette décennie, une équivalence est instaurée entre « espace (géographique) » et « objet légitime de la géographie » — sans que jamais celle-ci ne soit explicitée clairement. De même, on ne trouve pas la moindre définition normative du vocable, sur le mode des définitions lexicologiques. Au lieu de quoi, l’« espace » est décliné, affecté de propriétés diverses. Des théories typologiques de l’« espace géographique » s’esquissent (P. George, 1965, 1966 ; O. Dollfus, 1970 ; J. Beaujeu-Garnier, 1971), l’« espace concret » du géographe (ce quasi oxymore) est opposé aux « abstractions » des économistes (J. Labasse, 1966 ; P. George, 1970 ; J. Beaujeu-Garnier, 1970) ; quant au livre L’Espace géographique d’O. Dollfus, il embrasse sous cette bannière tous les objets anciens de la discipline, paysages, milieux, régions, investissant le syntagme titulaire d’une valeur proprement générique et identitaire. La difficulté cardinale de cet usage d’« espace » comme « objet identitaire » tient à son caractère implicite, omniprésent et difficilement précipitable. La mise en série opérée ci-dessous essaie toutefois de souligner un effet de convergence qui ne saurait remplacer l’épaisseur de conviction que fournit une lecture exhaustive des textes du corpus :
Toute collectivité humaine se projette sur une portion de l'espace terrestre, qui, sous des formes différentes, sert de support à ses activités. Cette portion d'espace comporte en fait une stratification d'espaces, qualifiés selon la nature de leurs rapports avec les activités et les formes d'existence des groupes considérés. [...]. L'espace apparaît ainsi comme une donnée relative, qui se définit en fonction de divers critères.
Mais en géographie volontaire, il n'est qu'un type d'espace, l'espace concret celui qui nous est révélé par la carte et dont le trait dominant est d'être différencié.
La nature même de la géographie implique celle de ses documents. Hétérogène et universelle dans ses curiosités, elle s'intéresse à tous les éléments d'un état de fait concernant un espace plus ou moins étendu, et à tous les facteurs susceptibles de promouvoir des mutations actuellement perceptibles ou prévisibles dans le court terme de cet état de fait.
L'espace géographique est un espace localisable, concret, « banal » pour reprendre une expression de l'économiste François Perroux. [...] L'espace géographique est un espace changeant et différencié dont l'apparence visible est le paysage. C'est un espace découpé, divisé, mais en fonction des éclairages que l'on porte sur lui. Espace morcelé dont les éléments sont inégalement solidaires les uns des autres. [...] L’espace géographique apparaît donc comme le support de systèmes de relations...
[La géographie] n'est pas seulement, en effet, cet insuffisant « inventaire d'unités économiques contenues dans un contenant », et l’espace géographique n’est pas purement cet espace physique dont le rôle serait plus ou moins déterministe (Perroux, 1954, 364). Elle n'est pas non plus l'analyse plus ou moins riche et directe de morceaux limités de la surface terrestre. Même matériellement, l'espace géographique n'est localisé qu'en apparence, car il s'agit d'une localisation fragmentaire, encore une fois d'une « coupe », cette fois-ci dans le milieu concret. En effet, ce que l'on observe n'est qu'un point d'incidence, de faits généralement étalés dans l'espace ou dans le temps. [...] Quoi qu'il en soit, en effet, l’espace du géographe existe. Il n'est pas une abstraction commode, comme l'espace de l'économiste, ni une réalité matérielle limitée, comme celui du géomètre ; il est à la fois fait de réel et d'invisible, de fixe et de mouvant ; il dépasse sa localisation pure.
L’ensemble de ces textes instaure de façon quasiment axiomatique l’« espace géographique » dans une double nature d’« état de fait » (cf. le très réaliste « l’espace du géographe existe ») et d’objet construit « en fonction des éclairages que l'on porte sur lui », « donnée relative, qui se définit en fonction de divers critères », « coupe ». Même l’esquisse que propose J. Labasse contient une précatégorisation au travers du postulat de différenciation, qui préfigure l’« axiome originel » cher à Georges Nicolas. En même temps, cet espace est insaisissable comme norme de discrétisation d’objets dans la mesure où il est toujours déjà donné comme objet constitué. Dès lors surgit une aporie irritante, consubstantielle à la double nature précédemment évoquée : cet espace est en deçà de toute analyse tout en apparaissant généré par elle, sans que l’on puisse savoir comment. Peut-on faire plus énigmatique ? Un autre aspect des usages d’« espace » renforce encore cela : la fréquence du syntagme « portion d’espace » implique le passage à un autre registre, dans lequel il y a synonymie avec « étendue terrestre », ce qui suppose de l’indifférencié, de l’indéfini, avant toute opération de discrétisation, ainsi qu’en témoigne le début du premier extrait de P. George. Cette dualité d’usage, héritée de la langue naturelle, implique un paradoxe sémantique, ou bien l’idée d’une substance qui serait en même temps une forme.
Quand on examine dans le détail les acceptions du terme inférables des usages qui en sont faits, on peut aussi bien rabattre « espace » sur les grandes notions classiques, « paysage » (qui est aussi donné comme la manifestation visible du spatial), « milieu » (« assiette » d’une certaine relation homme/nature ou globalité régie par un ensemble d’interactions), « région » (notamment conçue comme une unité organique observable), que déceler divers sens émergents plus ou moins en rupture avec la doxa : l’idée d’une entité phénoménologique commune à une collectivité (c’est l’« espace vécu » georgien), des linéaments de spatialisme (l’espace est toujours déjà différencié et localisé ; il peut se décomposer en structures géonomiques : « points forts », réseaux, « formes d’occupation [surfaces] » ; il manifeste une forte résilience). L’espace inclut le fluide et le fixe (J. Beaujeu-Garnier), accueille la structure et le système (O. Dollfus), noue la forme et la fonction (P. George), concilie l’immuable et le changeant (tous). Partant, il est tout et dans tout, « assiette » définie par son contenu et sol de tout « fait géographique », saturé de propriétés, sinon de sens. Peut-on dès lors proprement lui assigner une sémantique ? Sauf à considérer qu’il désigne et figure en généralité l’objet légitime de la géographie — il apparaît alors comme un déictique de l’identité disciplinaire dont la fonction n’est pas tant épistémologique que symbolique —, nous serions tenté de répondre par la négative. « Espace » vient se surajouter au lexique idiomatique, qu’il modifie en termes quantitatifs (occurrences à la hausse ou à la baisse) et non sémantiques : le choix des mots change, le sens guère, si ce n’est par l’introduction de significations nouvelles qui sont en quelque sorte diluées dans la masse des propriétés et acceptions. De surcroît, les auteurs qui innovent (et P. George au premier chef) ne donnent aucun relief particulier à ces dimensions novatrices : il n’y a pas de mise en scène spécifique, métadiscours, signalétique, etc., qui mettrait en exergue une discontinuité de conception. Poussée à l’extrême, cette posture génère de l’hétéronomie, ainsi que nous l’avons souligné à propos de J. Beaujeu-Garnier et O. Dollfus.
Si l’on dépasse l’espèce « espace » pour considérer l’ensemble du vocabulaire conceptuel de la géographie des années 1960, on constate tout à la fois un enrichissement constitutif de l’acculturation « aménagiste » et un phénomène généralisé de brouillage sémantique : ancien et nouveau lexique cohabitent, sans travail juridictionnel sur les synonymes ni efforts d’induration du sens. Les définitions sont rares, l’implicite et le « notionnel descriptif » prolifèrent. Des mots comme « structure », « modèle », « théorie », « action », « problématique », etc., davantage d’ailleurs que « milieu », « paysage », « région », voient leur acception fluctuer à l’échelle du paragraphe, voire de la phrase, sans que cette polysémie soit régulée par un travail spécifique sur les significations. Quand Pierre George évoque les « modèles », c’est tantôt pour récuser « la géographie des modèles » honnie des anglo-saxons, bâtie sur des « schémas a priori », ou des programmes informatiques (« modèles numériques »), tantôt pour formuler une méthodologie positive de l’action géographique, basée sur une confrontation entre un idéal-type (« modèle de référence ») et la « réalité », débouchant sur des scénarios (« modèles » particuliers), qui sont donnés comme l’exact opposé d’une norme technocratique, génératrice de « traumatismes apportés à la société et [du] refus d'une partie des intéressés de se plier aux sollicitations du modèle »... Le flou est encore plus important dans l’usage de J. Beaujeu-Garnier : le terme « modèle » apparaît successivement pour désigner un outil global de « déduction logique », un « exemple » remarquable, un équivalent de « théorie générale » ou un palliatif de celle-ci, des programmes informatiques (« modèles de simulation »), un « schéma de référence », etc. À l’issue de nombreuses pages de déclinaison, agrémentées de nombreuses citations, elle propose une typologie (p. 43-44) distinguant « modèle de référence » (syntagme qu’elle explique par un exemple), « modèles exploratoires » supposant une démarche inductive et « modèle conclusif » ou « theoroncula », consistant en un « résumé des démarches » et des « résultats acquis ». Après quoi, elle réemploie le terme dans diverses acceptions, notamment pour évoquer à nouveau les « modèles déductifs » peu conciliables avec son distinguo censément normatif — qu’elle oublie complètement après l’avoir énoncé... À l’issue des deux premiers chapitres de ce livre de « méthode », il est bien difficile de forclore l’extension (au sens putnamien) du terme et le « noyau dur » de son sens.
On pourrait objecter au moins deux considérations d’importance à l’égard de cette hypothèse d’un brouillage sémantique : d’une part que la polysémie proliférante soulignée ici est le reflet de la polysémie de la « langue naturelle » et n’a donc rien de surprenant ; d’autre part que l’ensemble de la géographie classique est sujette à un certain flou conceptuel. Mais ce serait sous-estimer l’ambition « épistémologique » nouvelle de tous ces auteurs et leur volonté de « précision », qui passe à n’en pas douter par une forte ouverture terminologique dont le corollaire devrait être une certaine démarcation vis-à-vis de la langue naturelle et ses « approximations ». Or, sur cette question cardinale de la « précision », le résultat est contraire aux annonces programmatiques, sauf chez P. George pour certains points de doctrine. Et l’on pourrait faire valoir par contraste la netteté et la solidité de certaines entreprises théoriques plus anciennes (d’un De Martonne à l’A. Cholley de 1951), beaucoup moins ambiguës sur les significations que ces ouvrages tardifs au vocabulaire mutant.
En définitive, cette période troublée est marquée par d’importants remaniements lexicaux de l’idiome géographique sans que cette évolution s’accompagne d’une bascule exclusive des significations. Le sens est ouvert, y compris à la contradiction sémantique. La fonction de symbolisation de certains vocables (leur label, en quelque sorte) est recherchée, parfois au détriment de leur dénotation. Et l’ambiguïté sémantique atteint son apogée lorsque le même mot signifie plusieurs choses à la fois, soit en une brève succession d’occurrences (diaphore), soit en une seule (syllepse de sens).
Diaphore et syllepse comme symptômes d’anomalie
Toute langue « naturelle » recèle une infinité de mots fortement dissociatifs du point de vue de la sémantique. Jouer avec la pluralité du sens est un exercice distinctif de la littérarité, qu’il s’agisse de condenser les significations en une syllepse ou de les décliner en diaphore. Les effets stylistiques de ces tropes sont variables : ils peuvent conforter un énoncé par un effet d’ornement ou au contraire suggérer une certaine forme de distanciation, voire d’ironie. On peut toutefois envisager des diaphores et syllepses non délibérées ou simplement non tropiques, en ce sens que l’effet de flou sémantique n’aurait pas été recherché mais serait une scorie de l’acte d’écriture. Dans un texte non littéraire, la question de l’intentionnalité d’une forte ambiguïté de sens d’un mot est importante, mais y répondre est passablement difficile, sauf dans le cas où l’auteur respecte la convention qui consiste à mettre les syllepses en italique. Dans le cas d’un texte conceptuel ou scientifique, ces tropes ont un statut assez problématique. Qu’advient-il de la clarté du propos ? L’univocité idéalisée du discours scientifique peut-elle s’accommoder de ce genre de passe-droit ? La tentation première serait de répondre immédiatement par la négative, mais ce serait peut-être accorder trop d’importance à l’incidence du mot isolé sur la valeur d’une proposition, du moins d’un point de vue pragmatique. Dans un argumentaire portant sur des questions d’interprétation, un répertoire à double fond peut être particulièrement intéressant, ainsi qu’en témoigne cet extrait de P. George :
On a essayé à plusieurs reprises, et vainement, d'établir des modèles de processus de décision dans des domaines variés, occupation de l'espace, choix d'une implantation d'établissement industriel ou commercial. Les causes apparaissent a posteriori, mais l'acte a souvent été « sauvage », en ce sens qu'il n'a obéi à aucune loi ni même à aucun raisonnement justiciable du calcul et de la généralisation.
Il y a ici une syllepse majeure sur « obéir à une loi ». Dans le contexte général du discours, ce syntagme ressortit à une problématique épistémologique : quelles sont les conditions de possibilité d’une modélisation théorico-mathématique du « processus de décision » ? Or, la réponse négative qui se trouve immédiatement suscitée s’adosse au sens premier, juridique voire judiciaire, de l’expression. Ce thème second est amorcé dans la première des deux phrases, avec l’évocation du « choix d'une implantation d'établissement industriel ou commercial », auquel fait écho « l’acte sauvage » de la seconde, qui au premier degré « n'a obéi à aucune loi ». Le carambolage entre la « loi » originelle (juridique) et la « loi » métaphorique (scientifique) contribue au discrédit de la seconde : elle est incapable de rendre compte de l’illégalité, de la « sauvagerie », de l’irrationalité humaines, que seule la première peut venir régler (peut-être avec l’aide de la géographie). Cette syllepse de sens n’est pas que procédé, dans la mesure où elle met le doigt sur une tension cruciale propre aux « sciences » de l’action, entre normes et rationalités, loi et jurisprudence, morale et raisons. Le trope complique la signification en entrelaçant les acceptions, ce qui dans le cas présent est plutôt un gain, sauf à considérer qu’il eût été plus loyal de séparer les deux perspectives dans une discussion épistémologique.
Pourtant, le caractère fréquent des tropes de ce type nous semble trouver sa place (son explication ?) dans une perspective étrangère à la question morale et épistémologique de la loyauté argumentaire. Le tremblé du sens cèle une dimension que nous serions tenté de qualifier d’émotionnelle. Diaphore et syllepse manifestent un dégoût, une incompréhension radicale, d’ordre moral, à laquelle ne sauraient rendre raison ni l’argumentaire froid georgien ni la polémologie d’un J. Labasse. Ce n’est pas un hasard si le sens bégaie sur des termes comme « loi », « nombre », « quantitatif », « modèle », « problématique », si la confusion s’empare d’auteurs par ailleurs clairvoyants quant à la signification socio-politique de certaines impatronisations de standards épistémologiques. Dans le cas de P. George, analyste souvent hautain, le refoulé émotionnel s’insinue dans les lézardes du sens. Quant à J. Labasse, il semble s’arc-bouter à des antinomies dont la signification finit par être plus qu’ambiguë :
La quasi-totalité des définitions de l'aménagement qui sont périodiquement suggérées, attribuent le premier rang au point de vue qualitatif. La « charte » française déjà citée réclame des recherches menées non seulement à des fins économiques, mais davantage encore pour le bien-être et l'épanouissement de la population ; et Étienne Juillard d'ajouter : « Avant la stricte rentabilité, il [l'aménagement] place l'amélioration des niveaux et des conditions de vie du groupe humain tout entier ». Ainsi, la qualité de la vie sociale et économique serait-elle distincte de la simple prise en considération de la quantité des richesses produites. Il n'y a guère à discuter sur cette affirmation courante chez les gens avertis, alors que la pratique des affaires dans les pays développés va elle-même dans un sens identique. Ne constatons-nous pas, en matière de construction, que la procédure des appels d'offre débouche de moins en moins, malgré son caractère rigide, sur une sélection automatique et arithmétique des soumissions ? Car, à mesure que le besoin de logements cesse d'être aussi tyrannique qu'il le fut dans l'immédiat après-guerre, les maîtres d'œuvre sont conduits à prêter grande attention au site, aux commodités diverses, à l'aspect architectural, tous facteurs qui altèrent progressivement des échelles de valeur d'abord fondées exclusivement sur les prix de revient...
Le relief conféré aux données qualitatives n'est pas pour surprendre les géographes. Loin d'y voir, comme certains fervents de la « science régionaliste », une tendance « folklorique », ils ont découvert de longue date la vanité qui s'attache à vouloir enfermer l'existence complexe d'une communauté dans un jeu abstrait de statistiques et de graphiques.
Il y a dans cet extrait une diaphore sur le lexème qualit* (englobant « qualité » et « qualitatif ») : dans les premières phrases, une équivalence est établie entre « point de vue qualitatif » et souci du « bien-être » ; le syntagme essentiel est « qualité de la vie ». La bascule de sens s’opère autour du pôle antinomique de la « quantité », qui articule considération « arithmétique » et « prix » (coût) économique. Afin de rendre l’estocade particulièrement massive, J. Labasse convoque un collège composite d’autorités de l’aménagement, « la quasi-totalié des définitions de l’aménagement », la « charte française », Étienne Juillard, « les gens avertis », les praticiens « des affaires », les « maîtres d’œuvre » du logement social, tous vont dans le sens du « bien-être ». Or, dans le second paragraphe, « données qualitatives » n’a plus de dénotation axiologique immédiate mais signifie non-quantitatif, soit l’opposé d’un « jeu abstrait de statistiques et de graphiques ». Le sens de qualit* a complètement changé, sans que rien n’indique qu’il y a eu changement sémantique. La diaphore, en assimilant la qualité-valeur à la qualité-non quantité, rend possible une critique morale du quantitatif-méthode de l’économétrie et de « l’abstraction arithmétique » en général, dévalués par effet de symétrie. La métaphore carcérale « enfermer l'existence complexe d'une communauté dans un jeu abstrait de statistiques et de graphiques » va aussi dans le sens d’une porosité des répertoires, qui trouve sa justification dans la « responsabilité » concrète de l’aménageur. Au reste, la critique se poursuit durant une page entière (p. 23-24), au titre de l’incapacité des « calculs théoriques » à rendre justice à la « notion du bien-être ». Pourtant, il y a bel et bien ambiguïté. À aucun moment l’auteur ne souligne ou n’assume le mélange des registres. Il va de soi. Il y a pourtant une inconnue de taille dans ce jeu à trois (voire à quatre), à savoir les « données qualitatives », dont la définition exacte et l’extension, les procédures de collecte et les modes de régulation, demeurent largement dans l’opacité. La question de la représentativité du quantitatif-méthode est posée, rejetée, pas celle de son supposé opposé. En définitive, on pourrait dire que J. Labasse se laisse largement porter par les stéréotypes de la langue « naturelle », au risque de confusions qui n’ont d’autre mérite que leur évidence apparente. La diaphore naturalise une antinomie qui était purement langagière et sémantique au risque d’une « mystification » (au sens de Cl. Raffestin) qui n’a rien à envier à la « magie du chiffre » honnie par l’auteur. Cela amène également à reposer la question de la commensurabilité entre les catégories des classiques et les objectifs des nouveaux programmes de recherche, encore largement extra-géographiques aux yeux de J. Labasse en 1966.
Si incommensurabiblité il y a, il faut décidément s’interroger sur son degré de réductibilité au cognitif : par delà toute figuration d’un irréductible fossé épistémologique séparant tendances nouvelles et tradition française, quelle que soit la profondeur du décryptage des implications interdisciplinaires de l’injonction « technicienne », la répugnance à l’encontre du « nombre » et du « chiffre » ne ressortit pas qu’à des enjeux de connaissance et d’action. Le surgissement du « numérique » cristallise du moral, du social, du politique et du cognitif. C’est un topos intrus dont la déclinaison, pleine de « dangers », fait vaciller le sens au final, également chez P. George. Chez lui, le « nombre » est une méga-diaphore qui traverse plus d’une décennie de réflexion, une poche de résistance, un « mythe » multiscalaire qu’il s’agit de pourchasser dans toutes ses dimensions.
L’une des bizarreries de cette situation est que le P. George des années 1960-1970 apparaît ce faisant en porte-à-faux avec l’auteur d’après-guerre, passé maître dans la généralisation du tableau de données, passeur inlassable du chiffre soviétique. Le « retour d’URSS » du « maître » coïncide significativement avec une désillusion croissante à l’endroit du « maître nombre » introuvable des « sciences humaines ». À mesure que s’approfondit l’ethos herméneutique et l’affirmation d’une « culture » distinctive du géographe, la dénonciation du « mythe du nombre » se fait plus forte, l’externalisation des « procédés mécanographiques » davantage nécessaire. L’article éponyme, publié en 1962, marque à ce titre une rupture essentielle entre les « deux » George, encore que le repoussoir principal de ce texte singulier soit la civilisation américaine (plus que la soviétique), nettement désignée comme responsable de la « mystification » à l’œuvre. Cet article, original à divers titres, mériterait une étude approfondie un peu hors de propos ici. L’argument essentiel de notre auteur consiste à dénoncer la « symbolisation » du « nombre » : parce qu’inaccessible à un entendement coextensif (« le milliard, le milliardaire sont objets ou individus mythiques »), ce dernier est chargé de « significations » détachées des « fondements objectifs » de la « réalité statique ou dynamique » dont il est censé rendre compte. Dans un contexte de surenchère lié à la révolution industrielle, le « nombre » est devenu un instrument d’aliénation, par lequel les individus sont incités à un « toujours plus » dont les tenants et les aboutissants leur échappent mais que l’inflation statistique leur donne le sentiment de maîtriser. Ce faisant, le « nombre » est un nouvel opium du peuple comme le suggère cette analyse étonnante :
Le mythe du nombre se sacralise dans la mesure où il s'identifie avec celui de la puissance de la masse. Il implique la sublimation de l'unité par son intégration à la somme, ce qui a le sens d'une manière de mystère sacré : l'insertion dans l'unité constitutive du grand nombre d'un facteur multiplicateur, l'efficacité du nombre global étant supposée supérieure à la totalisation des efficacités individuelles isolées.
Cet article est aussi l’occasion d’une charge plus précise contre divers mythes particuliers qui instrumentalisent les symbolisations changeantes que l’on peut conférer au poids du « nombre » : « mythe de la surproduction », suscité à l’époque de la crise de l’entre-deux-guerres, « mythe du surpeuplement », antérieur à Malthus mais réactivé à propos des pays sous-développés et ressuscitant « la tradition de la crainte du « péril jaune » » chez les dirigeants et la « xénophobie de certains ouvriers français ». P. George développe par ailleurs toute une réflexion sur les effets de rémanence de ces « mythes », qui ont pu recouvrir du « rationnel » dans certaines « conditions objectives » (le chômage des années 30 par exemple), mais peuvent devenir pure fantasmagorie, ainsi le « mythe du surpeuplement » dans le contexte de « crise de main d’œuvre » du début des années 1960. Au final, « démystifié » pour son caractère proprement « conservateur », le mythe « abrit[é] derrière un symbolisme numérique » apparaît avoir « pour principal facteur de motivation le désir de conserver l'intégralité des avantages et des privilèges d'une société globale qui est la société nord-américaine ». Notre auteur n’a jamais éprouvé le besoin de revenir sur cet argumentaire, pourtant extrêmement fort : le syntagme « mythe du nombre » est devenu une antienne, chargée d’une épaisseur intertextuelle que ratifie un fréquent renvoi à cet article en note de bas de page.
Le chapitre III de Sociologie et géographie (intitulé « Le nombre ») constitue un deuxième jalon dans cette sorte de quête qui est une prise de distances à l’endroit des « problèmes du nombre » (p. 69). Ce dernier syntagme est le thème explicite du chapitre et une syllepse de sens, puisqu’il s’agit de traiter à la fois des « problèmes » du nombre-fait (masse de population, de produits, etc.) et du nombre-outil de compte, afin de mettre à jour la non proportionnalité malheureuse régnant entre ces deux ordres du monde. Dans cette quinzaine de pages, les ambiguïtés du cortège lexical de « nombre » sont légion, alternant les syllepses (premier extrait), les diaphores (deuxième extrait) et les métonymies (troisième extrait) :
Les réalités numériques, tant du fait de l'inégalité des rythmes de croissance de population que par suite de la diversité des rapports production-consommation ou production-besoins sont régionales au sens le plus large du mot région. Les rapports numériques varient d'une fraction de continent à une autre, l'intensité des processus et les tensions qui en résultent sont inégales. La première approche du nombre en science humaine est donc une approche géographique. Elle comporte une étude différentielle et comparative des variations numériques essentielles, population, ressources.
Mais les quotients moyens sont des abstractions — si l'on ne veut pas y voir les indicateurs de types de sociétés. Ici encore, l'étude du nombre, qui est devenu un nombre pondéré, débouche simultanément sur le domaine de la recherche géographique et sur celui de la sociologie.
L'inégal développement économique, les structures de l'emploi, suscitent des courants plus ou moins continus et plus ou moins forts entre des types différents d'économie et de sociétés. Le nombre en mouvement est encore thème d'étude sociologique et géographique.
Dans le premier extrait, il y a une certaine indécidabilité quant au sens à attribuer aux deux premières occurrences de « numérique » (surtout la deuxième), à tel point que l’on peut supposer que les deux acceptions sont (délibérément ?) confondues, bien que les deux syntagmes « réalités numériques » et « rapports numériques » puissent se concevoir dans une relation proprement diaphorique (on passerait du « réel » au comptage). L’assertion « la première approche du nombre en science humaine est donc une approche géographique » ne contribue pas vraiment à défaire l’ambiguïté, car là encore les deux dimensions sont incluses et l’intention panégyrique brouille le raisonnement. Pourtant, par ailleurs, il est difficile d’envisager (sauf par une facilité de langage) que des « rapports numériques » (dans un sens littéral : en tant que nombres-outils) engendrent des « processus » et des « tensions » (sauf peut-être dans nos sociétés post-modernes). Dans le deuxième extrait, l’« étude du nombre » porte nécessairement sur le nombre-masse, alors que le « nombre pondéré » est un nombre-outil. Pourtant, la répétition du terme dans une même phrase joue sur un effet de parallélisme avec la dualité envisagée dans le proposition précédente quotients-« abstractions » / quotients-reflets du social, qui est justement une dualité outil / référent. En quelque sorte, l’ambiguïté semble procéder d’une volonté d’accolement (ou d’indistinction) dans un « maître nombre » des « réalités » et de leur « poids » qui seraient une seule et même chose objective, dégagée de la contingence de l’instrument. L’usage métonymique qui est fait de « nombre » dans le troisième extrait semble corroborer cette intuition troublante : notre auteur passe du référent (première phrase) à une abstraction méthodologique qui personnifie et incarne ce référent (deuxième phrase).
En somme, il y a un idéal georgien du nombre univoque, qui n’aurait pas de dualité sémantique puisqu’il « collerait au réel », et cela de façon parfaite. Le grand drame, c’est l’impossibilité du « comptage exhaustif », l’inadéquation entre « l’information statistique » (p. 88) et les besoins des chercheurs, et toutes ces lacunes qui font qu’il y a jeu entre le nombre et le réel, autorisant toutes les « symbolisations », toutes les « subjectivations », qui confinent au « mythe » et à l’aliénation, dérives dénoncées depuis 1962. Jusqu’à la fin de la deuxième partie du chapitre, l’auteur s’en tient à ce « nombre » idéal, dans lequel font corps masses et mesures (jusque dans le lexique), et que la géographie a le pouvoir de « pondérer » (p. 87). Mais lorsqu’il est question de « Nombre et sociologie » (3ème partie) et de l’avènement d’une « sociologie quantitative », la neutralité du propos s’efface et resurgit la dénonciation du « mythe du nombre », sachant « le danger que court la sociologie » lorsqu’elle s’adonne à une « systématisation quantitative à partir de données partielles » (p. 90). Les diverses pièces du réquisitoire, désormais bien connu, sont présentes. L’ambiguïté sémantique également :
[La sociologie devenue quantitative] court un risque, celui de l'élimination de tout ce qui est significatif sans être représentatif, celui de la confusion entre le modèle mathématique bâti sur un nombre de données conventionnel, toujours inférieur au nombre réel des données, écartant par définition tout ce qui n'est pas quantifiable — même quand ce qui n'est pas quantifiable est essentiel (certains facteurs psychologiques, des « mentalités », des traditions par exemple). On s'expose ainsi non seulement à donner une idée fausse des sociétés ou des structures, mais à prendre la responsabilité de façonner des sociétés futures selon la fausse image que le « modèle » a donnée de la société présente.
Si l’argumentaire mobilisé ici est tranchant d’un point de vue rhétorique, avec une dimension d’évidence qui rappelle l’opposition qualité / quantité chère à J. Labasse, un examen attentif révèle des discordances diverses, tant formelles que dialectiques. La plus frappante est syntaxique : la première de ces deux phrases est incorrecte, en ce sens que l’on ne saura jamais avec quoi le « modèle mathématique » est confondu — même si l’on peut supposer qu’il s’agit de la « réalité » des sociétés. Ensuite, l’usage qui est fait de « modèle » pose question : la première occurrence semble claire et simple, jusqu’à ce que l’on se soit interrogé sur sa fonction. Or on passe d’un discours général sur les « techniques quantitatives » à l’une d’entre elles, dont la fonction est de les incarner toutes. La partie symbolise le tout : « modèle » est une synecdoque des « techniques mécanographiques ». Ce faisant, sont confondus dans une même proposition et en un seul terme sylleptique le modèle-technique particulière et le modèle-norme épistémologique. Ce n’est pas anodin par rapport à la phrase suivante : dans celle-ci, le terme est ouvertement utilisé dans un double sens, puisqu’il est mis entre guillemets (de façon tout à fait inhabituelle). Intervient effectivement, à côté du modèle-technique, l’idée implicite du modèle-norme d’action que l’on dériverait globalement pour agir sur la société. L’effet de synecdoque prend alors tout son sens : autant un modèle-technique est difficilement concevable comme carcan social, autant l’idée générale d’une extension universelle du modèle-norme épistémologique en modèle-norme d’action peut fonctionner comme un repoussoir. Mais c’est au prix d’un jeu sur au moins trois significations possibles d’un même mot, en seulement deux phrases, dont l’une boite, traînant dans son pas hésitant une théorie d’arguments qui étendent en généralité un outil particulier. Et ceci génère un troisième ordre de confusion, épistémologique cette fois : en utilisant « modèle » dans une acception synecdochique, P. George est amené à mettre sur un plan d’équivalence (sensible surtout dans la deuxième phrase) le modèle-technique particulière et un projet global de discours sur les sociétés, dans la mesure où le « modèle » est considéré en tant qu’il pourrait donner une « image […] de la société présente ». Or il y a là une fort étrange et délicate conception du modèle-technique, sauf à prendre le symbole pour la pratique, l’« idéologie scientiste » en lieu et place des pratiques scientifiques…, ce qui amène dans tous les cas à faire fi de l’acception originellement prise pour cible.
Il y aurait de la mauvaise foi à ne pas reconnaître le caractère exceptionnel d’un tel précipité de troubles du discours, surtout chez un auteur généralement maître en son propos. Et pourtant, il y a dans cet accroc comme dans tous les autres, même maîtrisés, une dimension tropique qu’il est difficile de ne pas interpréter — non pas ironie ou effet d’ornement à usage littéraire — comme l’expression d’une anomalie sur les significations manifestant la désuétude d’un certain rapport au monde et la difficulté de passer à autre chose. À ce titre, comment ne pas constater que ce qui achoppe est presque toujours relié à une idéologie de l’exhaustivité et de la co-extensivité de plus en plus en porte-à-faux avec la réflexion méthodologique de nos géographes, qu’elle tende vers la « compréhension » ou vers les « modèles » ? La source principale de confusion, voire d’hétéronomie, procède sans doute de la difficulté des géographes des années 1960 à mettre à distance le réalisme de correspondance hérité des vidaliens, à le sortir de l’impensé pour en faire le deuil ou le reformuler.
En guise de clôture
Nombreux sont les géographes d’aujourd’hui à situer dans les années 1960 la « mutation » essentielle de la géographie française. Cette périodisation est complètement démentie par ce qui s’est fait durant cette période, tant au niveau des méthodes que du fond épistémologique ou que des contenus de thèse. De même, on ne peut pas considérer la littérature identitaire « en malaise » ou les entreprises conservatoires d’un P. George comme des tentatives significatives de renouvellement de la géographie, à moins de considérer les évocations confuses de la géographie anglo-saxonne ou la mise en avant d’une « science des bilans » comme une rénovation en actes. Faute de quoi, il est difficile de maintenir longtemps ce type de représentations.
Néanmoins, il en va de cette « décennie » comme des dernières décades de l’Ancien Régime : on peut les considérer alternativement comme une phase essentielle où se nouent diverses contradictions ou comme un temps mort précédant l’événement proprement révolutionnaire durant lequel de nécessaires ruptures ont été opérées. C’est la force de proposition contre la négation, l’impossible réforme face à la radicale mutation. Chaque interprétation a son intérêt, mais il y a rarement congruence. Dans le cas qui nous intéresse, le risque de sur-signification et de fétichisation des « événements » des années 1970 nous a amené à relire la période antérieure dans le sens d’un correctif apporté à l’idée d’une révolution sans précédents ou signes avant-coureurs. Au passage, il nous est apparu clairement qu’un effort réflexif avait été entrepris pour penser sur le vif le « malaise » de ces années d’interpellation du « géographe ». Pourtant ce ne sont pas les auteurs sensibles à la critique qui ont fourni les analyses les plus approfondies, mais ceux, plus expérimentés, plus conservateurs ou plus systématiques, qui ont raisonné sur les difficultés engendrées par l’injonction théorico-quantitativiste, commune aux décideurs, à des pans entiers des sciences sociales et à la géographie anglo-saxonne montante.
Par ailleurs, on ne saurait dire que les géographes des années soixante n’ont pas innové épistémologiquement. Simplement, il n’est pas certain que leurs entreprises méthodologico-dogmatiques aient réalisé ce qu’elles se proposaient de construire, à savoir un modèle rénové de doctrine classique, par induration et/ou par hybridation. Il leur a manqué la crédibilité, si l’on prend pour contre-preuve les réactions critiques qu’elles ont suscitées durant la décennie suivante et les entreprises de déconstruction radicale qui ont alors été promues. Se pose aussi le problème de la transmission des « solutions » préconisées : les auteurs des années 1960 sont des autorités, qui ont résolu au moins pour eux-mêmes le problème du magistère. Ce qu’ils avancent est une synthèse éminemment individuelle, un bric-à-brac intime plus ou moins mis en ordre, mais sans un quelconque début d’explicitation méta-discursive. Quand le principe général d’ordonnancement n’est pas emprunté à l’histoire, c’est la performance du traité de géographie qui tient lieu de principe unificateur, et non un algorithme plus ou moins sophistiqué, plus ou moins logique. Et le feuilletage thématique « à tiroirs » si commun dans les géographies régionales semble avoir déteint sur les modes de composition de ces « petits volumes » de doctrine. La « compréhension », l’imitation, la reproduction intuitive demeurent la seule voie possible pour reprendre sérieusement à son compte ce type de discours. Pierre George est peut-être un cas extrême de cette intimation par l’exemple. Sa réflexion est nourrie par une profondeur d’expérience indéniable, mais qui se donne en un ensemble parcellisé, cohérent dans son épaisseur, mais peu accessible autrement. L’idée qu’il se fait du « vrai géographe » est au fond sans doute une idée de lui-même, dépersonnalisée, quintessenciée, mais partant difficilement partageable.
Cette idée de legs fondé sur l’imitation et la reproduction intuitive ne pouvait s’envisager indéfiniment dans un système universitaire amorçant sa massification et sa « démocratisation ». Il y a en effet dans cette façon de concevoir la transmission de la réflexion doctrinale quelque chose qui confine au « mandarinat », entendu comme un système de cooptation élitaire fondé sur l’acquisition d’un habitus nécessairement implicite. Aussi peut-on suggérer que les recettes proposées dans cette littérature identitaire n’étaient pas recevables pour les générations de la massification et ne pouvaient que connoter une obédience traditionaliste, justement. L’irritation ultérieure des géographes en révolution à l’égard de l’implicite et de la non-science entrelacera précisément la critique sociale d’un « système » élitaire (dès Mai-68) et la remise en cause épistémologique, renvoyant rapidement dans un non-lieu gris des bibliothèques cet ensemble de textes.
Car force est de constater que les textes étudiés dans ces deux chapitres, exception faite de l’Histoire de la pensée géographique d’A. Meynier et de L’Organisation de l’espace de Jean Labasse, ne sont plus lus, voire connus. C’est particulièrement net pour les ouvrages de la fin de la période, ça l’est moins pour ceux qui ressortissent à la controverse sur l’application de la géographie, du moins en termes de notoriété. Faut-il y voir seulement un dommage collatéral aux remises en question de la décennie suivante ? Ou y a-t-il un problème de péremption de ce style doctrinal ? Les relire aujourd’hui aurait pu parfois passer pour du temps perdu, n’eût été leur intérêt comme documents historiques et pour la réflexion kuhnienne.
IIIème partie :
« Crise » de la géographie, critiques du réalisme géographique & refondation disciplinaire
Pour un analyste rétrospectif, la communauté géographique française du tout début des années 1970 apparaît soumise à une somme impressionnante de tensions, qui engagent tout à la fois le statut symbolique de la discipline, la cohésion sociale interne, les marchés auxquels ses membres ont accès et l’horizon cognitif qu’elle s’imagine. Pourtant, n’eût été le syntagme « crise de la géographie », qui ne cesse de croître et proliférer dans la littérature disciplinaire, la production textuelle tarde à prendre acte de cette situation, alors même que de nombreux témoignages rétrospectifs ont abondamment confirmé la conscience aiguë que de nombreux acteurs avaient de ces « craquements » passablement sourds et inquiétants. Au-delà d’un attelage inédit entre la vénérable « science de synthèse » et un mot passablement crissant et désagréable, il n’y a pas ou peu de réflexions organisées qui permettraient à proprement parler de distinguer ce qui pose problème, comme si l’examen diacritique de la crise était mis en suspens, ou repoussé, ou dénié.
La géographie a pourtant de sérieux soucis d’image. En 1974, Alain Reynaud n’a guère de mal pour recueillir un florilège de jugements très négatifs sur la discipline, qui ouvrent presque son pamphlet La géographie entre le mythe et la science. Pour ce faire, il mobilise des autorités, et non des auteurs confidentiels en contact étroit avec la « science de synthèse » : G. Bachelard, F. Braudel, F. Perroux, P. Bourdieu, F. Châtelet, H. Lefebvre... Mais le silence fait encore plus mal que la critique. L’absence de la géographie dans le volume de la Pléiade dirigé par Jean Piaget en 1967, Logique et connaissance scientifique, va susciter pléthore d’« autoflagellations » durant la décennie suivante. Il est difficile de savoir avec quel délai ces divers auteurs ont été lus par les géographes, mais il est certain qu’au-delà des jugements sévères de glorieuses figures, c’est un problème plus vaste que les géographes ont ressenti, concernant globalement leur crédibilité publique. Encore fallait-il que l’on dépassât le sentiment pour aller vers l’analyse. Les auteurs en « malaise » avaient défriché ces terres ingrates sans envisager de faire violence à la « nature » ou à l’« identité » du travail entrepris. Quant à la posture georgienne d’immunisation, qui peut sembler beaucoup plus radicale (ou têtue), elle ne pouvait tenir que dans un contexte de succès symboliques et d’ascendant sur la scène aménagiste.
L’histoire des positions institutionnelles et de la surface sociale de la « géographie appliquée » est loin d’être écrite, du moins sous la forme d’un récit continu, aussi est-il difficile d’aller à ce propos au-delà des intuitions. Il a déjà été fait mention des difficultés importantes rencontrées par les géographes à l’orée des années 1960, face aux corps constitués mieux organisés et solidement implantés dans l’appareil d’État, mais aussi face aux sciences sociales émergentes. Le fait qu’il y ait eu des réussites individuelles ultérieures — des géographes commis experts près l’État ou pilotant des comités d’aménagement (É. Juillard, M. Rochefort, J. Beaujeu-Garnier, J. Labasse et quelques autres) — ne doit pas occulter d’autres dimensions beaucoup moins favorables de l’évolution du rapport de force sur ce marché en pleine extension. Si de nombreux patrons (M. Phlipponneau, É. Juillard, A. Meynier, J. Tricart, etc.) ont effectivement réussi à « placer des étudiants » (pour citer A. Meynier), ce fut en général dans des positions subalternes par rapport aux emplois occupés par les ingénieurs, économistes, urbanistes..., ressortissants de disciplines avec lesquels les ténors de la géographie entendaient se mettre sur un pied d’égalité. De sorte qu’un déphasage est allé s’approfondissant entre la réussite ponctuelle de quelques figures installées et la dévaluation statutaire ou le sous-emploi des « géographes professionnels », sans parler des difficultés d’accession à l’expertise des jeunes générations universitaires, tout ceci venant renforcer le sentiment d’un fossé grandissant entre une « institution » repliée sur ses intérêts particuliers et « la base ».
On atteint là la composante proprement sociale des tensions communautaires. Davantage peut-être que dans d’autres disciplines, Mai-68 a été le révélateur de profonds clivages internes : au premier chef entre les « mandarins » et la masse croissante des jeunes enseignants et des étudiants, mais aussi entre un Comité national de géographie contrôlé par une poignée d’universitaires « conservateurs » — et même marqués à droite à la fin des années 1970 — et une communauté globalement acquise à des idéaux plus réformistes, voire franchement révolutionnaires. Passée la houle des événements et les grandes réformes universitaires de 1969, l’attitude d’« écoute » revendiquée par certains leaders de l’institution (tels J. Beaujeu-Garnier) a cédé la place à une stratégie beaucoup plus offensive de marginalisation des « agitateurs » qui fut féroce dans les années 1971-1974 et vigilante dans les années 1974-1981 : misère des crédits alloués aux équipes étiquetées « de gauche », carrières entravées, accès aux responsabilités réservé aux figures neutres ou conservatrices (tant d’un point de vue scientifique que politique, les deux aspects apparaissant étroitement liés durant toute la période 1971-1981). Ces « années de plomb » n’étaient certes pas anticipables par les générations nombreuses recrutées à partir du milieu des années 1960, mais elles ont été le contexte oppressant dans lequel se sont effectuées leur prise de conscience et leur construction de la « crise de la géographie », sous les prémices d’une vaste et globale révolution étouffée à la fin des années 1960.
Nourris par cette ambiance révolutionnaire, confrontés à un horizon socio-institutionnel fermé et étriqué, en butte à la dévaluation de leur identité disciplinaire, ne disposant pas des leviers politiques susceptibles de faire évoluer leur position dans le champ, les tard venus et néophytes ont investi ce que l’institution négligeait ou feignait de prendre en compte : la formation continue, les travaux collectifs, les techniques nouvelles, la publication extra-universitaire (ou extra-institutionnelle, avec ses aléas financiers), et, last but not least, la critique épistémologique. Le rabattement sur la science de la critique politique, ou l’entrelacement indescriptible des visées épistémologiques et réformatrices (entendues dans un sens socio-politique), qui rétrospectivement pourraient paraître relever de l’amalgame, avaient un sens plein et délibéré alors. Il en allait notamment de la quête d’un jeu dans le « système », susceptible de le dérégler et d’en favoriser l’implosion.
Cette idée d’une révolution qui aurait trouvé (pour certains au moins) sur le terrain épistémologique son lieu essentiel d’intervention nécessite un effort particulier d’accréditation. Faute d’un traitement global ou exhaustif du problème, nous sommes resté fidèle à la ligne de cette thèse, qui consiste à partir des textes pour étayer (et éclairer ?) certaines directions historiographiques. Ce faisant, bien des dimensions historiques vont demeurer dans les limbes ou à l’état conjectural. Néanmoins, le corpus, extrêmement riche et profus, permet de nombreuses inférences. Les « nouveaux géographes » ont de plus ce mérite d’avoir, bien plus que leurs prédécesseurs, croisé les différents ordres de questionnement qui peuvent nourrir la réflexion épistémologique, en sortant du seul « débat d’idées » auquel se cantonnaient trop souvent les géographes des décennies précédentes. Grâce à quoi la critique de la « non science » ouvre sur le politique, le sociologique, l’action, l’institution, etc. L’analyse externe, faute d’être sujet de cette thèse, transparaît comme objet de discours (comme c’était déjà le cas dans les deux précédents chapitres).
L’identification de la « critique » soulève une difficulté cognitive et terminologique qui est loin d’être secondaire. L’idée de révolution tendrait à suggérer qu’il y a les « pour » (ceux que nous avons déjà abondamment appelés les « nouveaux géographes ») et les « contre » (parmi lesquels en première analyse se trouveraient la totalité des « classiques »), sans rendre justice tout à la fois à ceux qui se sont voulus des médiateurs (tels P. Pinchemel, P. Claval, Roger Brunet, Gilles Sautter, etc.), ni à l’ensemble de ceux qui ont progressivement pris leur distance à l’égard de la « nouvelle géographie » entendue dans une acception strictement « spatialiste » ou « théoricienne-quantitativiste » sans pour autant renoncer à la détestation de la « vieille géographie ». Dans ce travail historiographique, l’étiquette « nouvelle géographie » a été finalement réservée à l’ensemble des contempteurs déclarés de la géographie classique, indépendamment des divergences paradigmatiques essentielles qui allaient voir le jour dans les années 1980. C’est évidemment un choix discutable dans une logique strictement kuhnienne, dans la mesure où il ne permet pas de maintenir une discrétisation en paradigmes nettement opposables. Ce faisant, nous anticipons une conclusion de cette troisième partie de thèse, qui consiste à remettre en cause l’applicabilité d’un schéma kuhnien strictement orthodoxe dès lors que l’on veut rendre compte de la situation de la géographie française post-révolutionnaire. Quant au terme « critique », il a été utilisé dans un acception essentiellement diacritique : pour désigner des entreprises de distinction, qui opèrent une séparation entre l’ancien et le nouveau, l’idéologie et la science, l’exhaustif et le problématique, etc. Ce faisant, la critique est aussi essentiellement discours sur la crise, qui en prend acte et essaie de lui donner des dimensions. L’aspect plus spécifiquement polémique, voire révolutionnaire, se trouvait ainsi inclus dans une acception plus vaste où coexistent « nouveaux géographes » et « médiateurs », d’autant que les frontières sont souvent brouillées. Dans le flou des appartenances se situent pleinement des auteurs dont l’ambition principale n’était pas tant la destruction du paradigme classique que la refondation d’une géographie plus ambitieuse, à fort contenu théorique, tels R. Brunet, P. Pinchemel, ou P. Claval dans une certaine mesure. La périodisation adoptée montrera les aléas de leurs rencontres successives avec la « nouvelle géographie », tout en exprimant leur manque d’appétence pour la négation et le dissensus, et l’unitarisme foncier de leur démarche.
Le premier chapitre de cette troisième partie s’efforce de poser les bases d’une histoire par les textes de la « révolution » des années 1970, en essayant par là-même de justifier cette qualification. L’effort principal porte sur une périodisation, aux contours relativement nets, des événements « discursifs », adossée aux phénomènes d’innovation sociale et éditoriale. De là son titre « La révolution dans les textes » (chapitre VII), qui essaie de rendre justice à l’entreprise tout en circonscrivant nettement l’étendue du propos.
La dimension « globale » et historique du traitement de la révolution scientifique des années 1970 dans le chapitre VII ne permet pas d’aller à fond dans l’exploration du contenu des contre-propositions formulées durant cette période. Aussi avons-nous consacré le chapitre VIII à un approfondissement strictement épistémologique (c’est-à-dire par contrecoup relativement peu historicisé) de cette dernière. Il s’agit en fait de mettre l’accent sur et d’approfondir les tenants et les aboutissants de la posture « constructiviste » des « nouveaux géographes », en lui restituant une certaine épaisseur conceptuelle et en mettant en relief l’univers référentiel auquel elle s’adosse. C’est une optique parmi d’autres, un filtre qui permet une certaine organisation de la formation discursive étudiée. D’autres auraient pu privilégier la critique politique ou les aspects relevant strictement d’une théorie de la science. Mais l’idée que nous voulions précisément avancer — parce que située dans la problématique générale de cette thèse — était que le rejet du paradigme classique passait par la formulation d’une métaphysique inconciliable avec le réalisme des géographes traditionnels. Ce faisant, on se heurte rapidement à une certaine dualité d’expression, entre le consensus flou qui semble être la règle et l’approfondissement spécifique, qui est le fait de quelques noms : auteurs de référence et auteurs-géographes configurant la référence. Trois figures émergent, qui nous semblent être allées particulièrement loin dans l’explicitation de la posture nouvelle : Jean-Bernard Racine, comme pionnier, puis Claude Raffestin et Franck Auriac. C. Raffestin a de toute évidence joué un rôle de passeur et de « doxeur » du constructivisme géographique. F. Auriac a donné, avec son travail de thèse, un exemple de fécondité empirique attachée à la nouvelle posture. L’examen de Système économique et espace (de F. Auriac) permet également d’amorcer une réflexion sur les normes scripturaires de la « nouvelle géographie », et de poser plus largement la question des modèles qui ont pu se développer alors pour impatroniser dans l’écriture de nouvelles formes de légitimation, scientifiques ou intellectuelles.
Chapitre VII
La révolution dans les textes
Dans le chapitre IV, nous avons évoqué le décalage de quelques années qui dissocie l’émergence (à partir de 1971) d’une contestation spécifique au champ « géographie » — précipitée dans des manifestes et textes divers et marquée par le rôle cardinal des enjeux épistémologiques — de l’expression généralisée du malaise social dans le champ universitaire (soit les « événements » de Mai-68). Plusieurs témoignages que nous avons recueillis mettaient l’accent, à rebours des jugements portés par P. Bourdieu dans Homo Academicus, sur la tonalité avant tout socio-politique des revendications de géographes en 1968 (contre le mandarinat, les hiérarchies instituées, le conservatisme, l’idéologie bourgeoise, etc.) et, a contrario, sur l’insignifiance des discussions disciplinaires. En revanche, trois à cinq ans plus tard, si la contestation politique demeure et prend forme écrite, c’est assortie d’un réquisitoire épistémologique pro domo largement inédit et de plus en plus insistant, adossé aux « nouvelles recherches » inspirées de la « new geography anglo-scandinave » .
Quelle que soit l’interprétation donnée à ce léger déphasage — ainsi celles qui ont déjà été invoquées — il importe de souligner que les critiques disciplinaires apparaissent à l’occasion d’un processus d’autonomisation sociale des générations montantes, nombreuses et mal assurées dans le champ, via les stages d’auto-formation et les nouveaux collectifs, Dupont, GAG, AFDG, etc. L’affranchissement de groupes de jeunes universitaires débouche, avec un léger délai, sur des prises de position écrites individuelles ou collectives. Jusqu’en 1971-72, la littérature disciplinaire est avare en autocritiques. Après cela apparaît sur ses marges une production contestataire de plus en plus volumineuse, qui matérialise et scelle la remise en question du paradigme classique. Même si le rejet de la « vieille » géographie était « dans l’air » depuis quelques années, le passage à l’acte a demandé quelque temps.
C’est qu’entre la parole — privée, publique, ou restreinte à un cercle d’affinités — et l’écrit, il n’y a que rarement l’anodin du simple passage d’un énoncé à sa consignation. À supposer (ce qui est largement mythique, ou généalogique) une formulation première dans l’oralité, on peut charger de significations diverses le cheminement qui va de celle-ci à la forme écrite : en fixant, celle-ci dramatise ce qui demeurait largement ouvert et flottant ; une hypothétique universalité de réception est instaurée, offerte au cercle forcément plus large (et plus compromettant) des lecteurs ; l’énonciateur (singulier ou collectif) est soumis à une contrainte (théorique) d’optimisation de la cohérence (puisque le discours ne s’estompera plus) ; le propos dissident, jusque là réservé aux seuls sectateurs, accepte de se risquer au grand jour ; etc. Toutes ces irréversibilités, inhérentes à la précipitation textuelle, font bien plus que figer la parole : elles la contraignent, lui intiment de devenir complètement responsable, adulte en somme. La force de la nostalgie à l’endroit d’une oralité insouciante est parfaitement proportionnelle au gain de cohérence et de complexité que procure son deuil.
Sans préjuger de résultats différents portant sur d’autres matériaux, nous pensons pouvoir affirmer que si schisme il y a eu dans la géographie française, ce n’est qu’à partir de 1971-1972 qu’il a dépassé le stade oral et pris une forme « textuelle », scellant l’irréversibilité du processus. L’invocation d’un « malaise » (P. Claval), de « craquements » (A. Meynier), ou encore d’une « mise en question » (J. Beaujeu-Garnier) a d’abord été le fait — scripturaire — de géographes autorisés, dont le propos n’était nullement de remettre en cause le paradigme de la « géographie traditionnelle », mais plutôt d’opérer une accommodation entre tradition et modernité. Pour qu’il y ait clivage, il fallait assortir le constat dysfonctionnel d’un discours de rupture, faute de quoi il ne pouvait être question que d’amender le paradigme classique : l’enrichir en le réformant, afin d’assurer sa pérennisation. Les premières années de la décennie soixante-dix sont marquées par l’irruption du discours critique dans le texte géographique (discours jusque là confiné dans l’oralité, peut-on supposer). Plus exactement : la nécessité de rendre écrite (et donc publique) la remise en question est indissociable de l’émergence de nouveaux espaces éditoriaux, qui autorisent l’expression du dissensus, quand les supports traditionnels sont inenvisageables, et ce à plus d’un titre : parce que jugés infréquentables à l’époque et parce que plus ou moins fermés à l’expression d’une remise en cause.
Finalement, s’affronter à l’idée de « révolution » comme événement ou performance nécessite la levée d’une question, préjudicielle et particularisante : quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes que l’on doit se donner pour que le substantif devienne substantiel ? À quel moment, la critique cesse-t-elle d’être anodine pour générer des irréversibilités ? Il va de soi qu’une entreprise d’archéologie textuelle comme la nôtre ne saurait prétendre épuiser une interrogation ressortissant si nettement à un problème d’histoire sociale. Nous faisons néanmoins l’hypothèse que la « littérature » disciplinaire constitue un indicateur valable, dès lors qu’elle manifeste :
une disjonction sur les contenus épistémologiques (opposition de paradigmes),
une polarisation sociale (entre groupes, ténors, revues, etc.) dégénérant en conflits ouverts,
et un intense travail d’invention de « lieux », formes et symboles (instituant une topique alternative à celle qui préexistait).
Du « malaise » aux discours de rupture : un processus graduel et situé
Un examen attentif des publications nouvelles ou alternatives montre en fait un processus de rupture en deux temps. Entre 1971 et 1975, des géographes reconnus sont amenés à briser le tabou de l’unité de la géographie, sans forcément rejeter l’héritage classique. Néanmoins, le fait même d’évoquer « deux géographies » (André Fel) sans chercher une improbable synthèse est un acte en partie révolutionnaire, car cela revient à faire sauter le verrou essentiel qui pesait sur la production de la décennie précédente. Le spectre d’un éclatement de la géographie cesse d’opérer un effet de censure, ce qui ouvre la voie à une critique frontale du paradigme (post)vidalien. Celle-ci émerge en 1973-1974 et se radicalise au travers de diverses polémiques, inaugurées en 1975-1976. Commence le temps du réquisitoire, dont la clôture est incertaine, puisque les critiques dirigées contre la « géographie traditionnelle » se sont, d’une certaine manière, poursuivies jusqu’à la fin du xxe siècle... Néanmoins, à partir des années 1979-1986, plus particulièrement au-delà de l’alternance politique de 1981, les entreprises non plus seulement critiques mais également refondatrices se multiplient, qui suggèrent quelque chose comme la mise en place d’un (ou plutôt plusieurs) nouveau(x) paradigme(s).
Le propos de ce chapitre est donc d’opérer un certain nombre de distinctions dans la masse des matériaux considérés comme « révolutionnaires ». La périodisation qui lui donne sa structure d’ensemble n’est qu’une composante diacritique parmi d’autres. Il s’est agi également de dissocier (pour les réarticuler) les trois composantes principales du réquisitoire : la fustigation de la « non science », le rejet de l’apolitisme, le refus de l’« implicite ». Dans l’esprit des « nouveaux géographes », tout « se tenait ». Le recul de trente années oblige à davantage d’explicitation et de déconstruction, tant les évidences d’hier sont devenues objet d’histoire. En outre, il nous est apparu essentiel d’interroger inlassablement les lieux où ont été formulés le constat de schisme, puis les discours de rupture et enfin les entreprises de refondation : ce ne sont pas exactement les mêmes, et les caractéristiques éditoriales de chacun rétroagissent sur les modalités de la critique.
I Un temps pour « deux géographies » (1971-1975)
Il n’est pas surprenant que la critique ait émergé dans des revues nouvelles ou des ouvrages innovants, destinés précisément à élargir et/ou à réformer le champ disciplinaire. Instaurer une parole enfreignant la doxa dans ses aspects les plus essentiels supposait que l’on pût s’autoriser la levée d’une hypothèque extrêmement coûteuse. Compte tenu du monolithisme de fait des institutions de la géographie d’alors, la remise en question ne pouvait s’exprimer dans les revues ou collections existant, puisque celles-ci étaient dirigées par des « orthodoxes », voire par des adversaires déclarés des « dérives » atlantiques. Mais la création de nouveaux supports impliquait de disposer de moyens ou, à tout le moins, d’assises. Or, justement, les instances dirigeantes de la corporation contrôlaient institutions et financements. Face à cette quasi quadrature du cercle, la critique a d’abord jailli dans des lieux d’innovation néanmoins bien dotés car reposant sur des patrons, i. e. des géographes déjà reconnus par l’institution. Il en résulte un style épistémologique un peu particulier, qui suscite la métaphore arbitrale : les « juges de paix » et médiateurs des années 1971-1975 désignent certes deux camps, écrivent pour leur donner substance, mais leur propos cherche moins à donner l’avantage aux uns ou aux autres qu’à organiser la confrontation, avec, à l’horizon, un improbable compromis.
1°) L’Espace géographique, creuset de la révolution ?
L’Espace géographique a commencé à paraître en 1972, après qu’eut circulé, courant 1971, une ébauche faisant fonction de numéro zéro. Son directeur et fondateur fut Roger Brunet, professeur à Reims depuis 1966, auteur d’une thèse sur Les campagnes toulousaines très remarquée et d’une thèse secondaire sur Les phénomènes de discontinuité en géographie qui le fut encore plus, compte tenu du caractère inédit (pour un travail de thèse) de son abord théorique. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer, R. Brunet était déjà considéré comme un « maître » installé à l’orée des années 1970. Il apparaissait alors comme une figure de proue de la modernité, promoteur de conceptions « structuralistes », appliquées à l’étude du « quartier rural », apologiste d’une géographie théoricienne dont il était l’un des rares représentants en France (avec G. Bertrand). Il était en même temps reconnu par l’institution, ses principaux ténors, qui lui avaient confié le développement du petit institut de géographie de Reims. Il avait déjà à son actif une première création éditoriale, les Travaux de l’Institut de géographie de Reims (TIGR), fondés en 1969 avec le soutien du vivier rémois.
La fondation de l’Espace géographique en 1971-1972 a donné à terme aux « nouveaux géographes » une tribune et un lieu de référence, même si dans un premier temps ce sont surtout des géographes disposant d’une position institutionnelle bien établie (R. Brunet, G. Bertrand) ou des « quantitativistes de la première heure » bénéficiant déjà d’une certaine notoriété (Bernard Marchand, Sylvie Rimbert, Jean-Bernard Racine), voire des « jeunes » de l’entourage de R. Brunet (Alain Reynaud) qui y ont exprimé une sensibilité en affinités avec la « nouvelle géographie » en cours de cristallisation. Si l’on examine le premier comité directeur de la revue, y figurent uniquement onze « professeurs » affichés comme tels. À côté des figures de la « modernité géographique » de la fin des années 1960 (les auteurs mentionnés au début de cet alinéa), on y trouve nos « réformistes » les plus convaincus (P. Claval, O. Dollfus), divers jeunes professeurs de province (Étienne Dalmasso, Armand Frémont, P. Barrère, A. Fel), un élève de P. George (Yves Babonaux) et deux « maîtres » parisiens plus âgés, mais notoirement favorables à un aggiornamento de la géographie (Philippe Pinchemel et Gilles Sautter). Les non professeurs ne sont que « correspondants », à l’image de Jean-Paul Ferrier, Bernard Marchand, J.-B. Racine, H. Reymond et S. Rimbert. Le « conseil de patronage », quant à lui, réunit au sommet de l’« ours » les grandes figures de la communauté géographique (P. George, É. Juillard, A. Meynier, J. Beaujeu-Garnier, J. Labasse, François Taillefer, Jean Tricart), le gratin de la locational analysis anglophone (B. Berry, P. Gould, T. Hägerstrand, P. Haggett), un écologue (V. Labeyrie), deux « économistes spatiaux » (J.-R. Boudeville, Claude Ponsard) et quelques institutionnels de l’aménagement. Cette affiche concilie un certain conformisme institutionnel dans la hiérarchie des statuts (gage de légitimité ?) et divers signes de modernisme (les nouvelles tendances sont représentées à chaque niveau). La dualité pourrait se décliner à divers niveaux : l’« ours » manifeste un souci de représentativité globale de la discipline et en même temps une vocation de revue à la pointe du progrès, se proposant de fédérer l’institution et ses marges, l’international et la France décentralisée, les célébrités et les nouvelles générations... L’éditorial du premier numéro est placé sous des auspices similaires d’« unanimisme pointu » — tout en donnant libre cours à la critique dès l’incipit.
La situation de la géographie française peut être interprétée, à bien des égards, comme une situation de crise. C'est, dans un sens, une crise de croissance et, par conséquent, un indice de développement. Mais c'est aussi une crise de la pensée, des méthodes et des techniques. Toute une série de faits y concourent en un processus cumulatif.
[...]
C'est sans doute un euphémisme de dire qu'on évalue mal la spécificité et la place de la géographie. L'affinement de la recherche en certains de ses aspects, la spécialisation accusée de certains de ses praticiens, la sophistication même de certaines de ses techniques, la diversification de ses centres d'intérêt, les rencontres — et les chevauchements — incessants avec d'autres disciplines, son intrusion désordonnée dans les questions d'aménagement, sont aussi des preuves de développement : mais, non moins, des ferments de perplexité. La réflexion sur le projet est devenue cruciale.
Or la géographie française n'a jamais beaucoup goûté les interrogations épistémologiques. Elle avance, selon l'idée que le mouvement se prouve en marchant, et qu'une science se définit par sa pratique, ce qui, dans notre cas, compliquerait singulièrement la tâche d'un philosophe des sciences. Aussi bien, la géographie est-elle à peu près rigoureusement absente de tous les travaux de philosophie des sciences, tant des sciences humaines que des sciences naturelles. La rareté de nos publications en ce domaine, la confusion de nos actions, une insuffisance du travail en équipe, l'accumulation monographique y sont évidemment pour beaucoup.
Et une longue tradition, consciente ou non, d'isolement — à la fois cause et conséquence de cette indifférence aux questions de fond. Si chaque géographe pris individuellement peut se targuer de rapports plus ou moins étroits avec d'autres chercheurs, la géographie française en tant que corps n'est pas une science des plus ouvertes, malgré d'incontestables efforts, sans doute accrus récemment. On ignore trop volontiers les mouvements et même les crises de pensée qui secouent les autres sciences, et il serait donc bien difficile d'en tirer profit. D'ailleurs celles-ci nous le rendent bien, quand elles parlent de la géographie sous une forme caricaturale, comme un art mineur qui trouve sa fin en la description, et se garde de toute explication. Non moins dangereux est le fait que, malgré une nette évolution récente, la géographie française répugne encore trop à connaître les transformations fondamentales qui ont changé, depuis longtemps déjà, le visage de la géographie dans de nombreux pays anglo-saxons, scandinaves et même soviétiques : le narcissisme n'est pas une attitude scientifique.
Il est, à cet égard, une contradiction majeure. D'un côté, se prolonge une géographie encyclopédique, surchargée par les faits et obstinément fidèle à la collecte de faits pour elle-même, qui s’engonce dans une accumulation d'informations peu triées et y trouve sa finalité [...] De l'autre émerge, et çà et là triomphe, une nouvelle géographie avide de calculs, de formules et de logique rationnelle, qui cherche l'épure au lieu du compendium. Ce qui l'amène, certes, à des expressions, voire à des conclusions, naïves, ou à des sacrifices dangereux ; mais n'en retenir que les échecs serait une attitude trop commode. Entre les deux, la géographie française a souvent fourni des études de facture classique, mais à grand pouvoir d'explication. Et pourtant elle semble avoir pris du retard. Développant ce qu'elle a de meilleur, ne peut-elle songer à dépasser cette nouvelle querelle des anciens et des modernes en essayant de saisir et d’approfondir ce que des démarches différentes apportent réellement, en retenant ce qu’elles offrent de plus fécond ? C'est là un débat de méthode essentiel.
[...]
Or, en dépit de toutes ces difficultés ou de ces ambiguïtés, la géographie française travaille plus que jamais, et a fait d'impressionnants investissements en moyens intellectuels, sinon matériels. Ses œuvres, ses tendances, ses inquiétudes et ses ambitions sont amples et variés ; mais elles sont peu connues, et chez les géographes étrangers, et chez nos voisins des autres sciences. [...]
C'est pourquoi une équipe de géographes, ayant pleine conscience de ces problèmes, mais bien évidemment hors d'état de leur apporter une solution immédiate, a fondé la revue qu'elle présente ici non seulement au public des géographes, mais encore à celui des autres chercheurs et aux professionnels de l’aménagement et de la vie des régions. Elle se fonde sur l'hypothèse selon laquelle la géographie est une science au champ bien défini, et pas seulement un art de la description ou une manière de voir. Elle veut contribuer à affirmer la place et l'originalité de la géographie, à l'approfondir sinon à la renouveler, à étendre son utilité.
[...]
« L'espace géographique », comme les sommaires de la première année le montrent, compte mettre un accent particulier sur les questions de technique, de méthode, et même d'épistémologie, appuyées sur des études de cas. Plutôt que des monographies qui apportent seulement des informations, elle souhaite livrer des articles qui, nourris de faits, abordent clairement des questions de cet ordre; non qu'elle juge superflues les premières : mais sa vocation n'est nullement de concurrencer les revues existantes. Elle publiera des débats, et accueillera avec faveur les idées nouvelles, même en forme de brève esquisse, de prise de position. Elle suivra l'état de la littérature, même hors des livres ; et plus généralement, l'avancement des recherches fondamentales et appliquées, y compris hors des imprimés. Elle est prête à toutes les suggestions de nature à améliorer son efficacité.
L’Espace géographique
Il n’est pas anodin d’ouvrir une revue nouvelle sur un constat de crise ; et même si dès cette époque il s’agit d’un propos standardisé, cela inscrit la revue sous les auspices d’un projet au moins implicitement thérapeutique. En effet, « crise » est infiniment plus fort que « malaise » ou « craquement » : c’est un terme qui dramatise et qui départage, qui nécessite l’implication de celui qui l’énonce. Pourtant, est-ce franchement le cas ici ? Ce texte peut sembler ambigu, sinon consensuel, voire surplombant dans sa volonté de « dépasser [la] nouvelle querelle des anciens et des modernes » — intention adossée à des formulations résolument valorisantes quant au « travail » d’ensemble de la discipline, exprimées sur le mode de l’énumération. Le refus, tout au long de ce court manifeste, d’insister sur le clivage communautaire, et le traitement corollaire de la discipline comme un bloc, vise à hausser le propos hors des querelles partisanes et à lui donner un statut arbitral. Pourtant, la critique, sur un mode concessif, de la « naïveté » et des « dangers », d’« une nouvelle géographie avide de calculs, de formules et de logique rationnelle » n’a pas la même force que les reproches adressés à la géographie dominante, qui fait les frais d’un réquisitoire à portée cumulative : elle « n'a jamais beaucoup goûté les interrogations épistémologiques » (alors que justement la nouvelle revue annonce vouloir faire une place de choix à l’épistémologie) ; elle fonctionne de façon autarcique (voire autistique) et a un statut dévalué, tant au regard des autres disciplines que de la « philosophie des sciences » ; elle cultive un certain nombre de vices (factualisme, individualisme, primat du singulier, confusion conceptuelle, etc.) L’antépénultième alinéa, où est exposé le programme de L’espace géographique, donne lieu à un positionnement très net, au détour d’une phrase en apparence peu polémique : « Elle [L’équipe rédactionnelle] se fonde sur l'hypothèse selon laquelle la géographie est une science au champ bien défini, et pas seulement un art de la description ou une manière de voir. » Cette assertion est non seulement une façon de débouter les critiques extérieures (qui ont été auparavant évoquées), mais aussi de dénoncer l’idée reçue, propre à nombre de tenants du paradigme classique, de la géographie comme point de vue sans objet épistémique spécifique. La dichotomie science/art renvoie la tradition disciplinaire à un en deçà de la science, prime formulation scripturaire de ce qui allait être le leitmotiv de la « nouvelle géographie » : la stigmatisation du caractère non- ou pré-scientifique de la géographie d’obédience vidalienne.
Superficiellement, cet éditorial pourrait être lu comme un énième avatar de la littérature du malaise, n’eût été son absence de complaisance pour les « solutions » imaginées durant la décennie précédente et sa façon de lire la « crise » comme l’affrontement de « deux démarches différentes ». Plus encore, la fondation d’une nouvelle revue sous de tels auspices laisse à penser qu’elle vient pallier une lacune : ne renvoie-t-elle pas les publications existantes aux « monographies » et à l’« indifférence aux questions de fond » de la « géographie française » ? Au-delà d’un geste de paix assez formel, affirmer que « [la] vocation de [l’Espace géographique] n’est pas de concurrencer les revues existantes » est une façon d’investir un terrain dont on vient de manifester le caractère essentiel tout en en retranchant ces dernières. Au demeurant, le Comité de direction des Annales de géographie ne s’y est pas trompé, qui a publié à titre exceptionnel dans le dernier numéro de 1971 un éditorial qui est de toute évidence une réplique au numéro zéro de l’Espace géographique (et donc avant même la parution du premier numéro).
Intitulé « Perspectives », celui-là s’ouvre par une apologie à peine voilée d’une revue octogénaire, qui n’a « cessé de refléter, pendant plus de trois quarts de siècle, l'évolution de la pensée géographique et l’orientation des curiosités de la recherche géographique française » et se revendique comme le « panorama des études géographiques », dont « [l’]objet constant [...] a été de publier des articles de réflexion et les meilleurs travaux d'observation et d’analyse », même si les contenus éditoriaux se ressentent des orientations de la « démarche géographique française », au détriment d’une vaine « encyclopédie systématique des problèmes et des pays ». Cette légitimité étant posée, la réponse terme à terme (ou thème à thème ?) survient :
Pourtant il est apparu nécessaire de faire le point sur l'utilité et l'opportunité de la publication de certains travaux, au moment où la revue aborde la perspective de son centenaire... d'autant plus que l'accélération rapide des transformations du monde, comme la succession des mutations dans le domaine méthodologique, imposent la recherche de cadres nouveaux, de choix et de présentation des sujets, susceptibles de retenir l'attention et de servir les besoins de lecteurs plus nombreux et plus exigeants, mais parfois aussi moins préparés à aborder des sujets mouvants et difficiles. [...]
L'intention du Comité de direction est de donner, en premier lieu, une place plus grande — et d'assurer une certaine constance de publication — à des études épistémologiques et méthodologiques, afin d'assumer, sur le plan de la publication, la responsabilité de la science géographique française, à un moment où, plus que jamais, se posent les problèmes de compétence, d'instrumentation et d'utilisation.
L’enjeu n’est pas des plus minces : « assumer, sur le plan de la publication, la responsabilité de la science géographique française » ! Ce qui implique de reprendre la main s’agissant des « études épistémologiques et méthodologiques » et de « dresser une liste, combien partielle, des thèmes sur lesquels les uns et les autres s'interrogent », notamment « les possibilités et les limites de la géographie quantitative ». Reprenant une préoccupation cardinale de J. Beaujeu-Garnier, le texte met l’accent sur le public des « étudiants », « moins préparés à aborder des sujets mouvants et difficiles » et « qui ont choisi cette discipline sans toujours en cerner complètement le profil » (idem, p. 242). Entre les lignes se dessine un effort d’enrôlement des jeunes générations qui s’inscrirait facilement dans le descriptif révolutionnaire kuhnien. Après l’apologétique et le constat des « mutations » du temps surviennent les résolutions : la seconde moitié du texte concède une inflexion de la ligne éditoriale, afin de « rééquilibrer mieux que par le passé la part des différents thèmes et des différents secteurs géographiques », « tâche [...] sans doute difficile ». Divers « articles de fond » sont envisagés sur les thèmes d’actualité (quantitativisme, écologie, aménagement), ainsi qu’une ouverture interdisciplinaire et la constitution des Annales — désignée comme la « revue nationale » — en « tribune » des « expériences de tous ordres » des « géographes français » (et notamment de leurs « inquiétudes »).
On ne peut faire signal plus clair : il s’agit de réaffirmer la prééminence et l’universalité d’une publication érigée en voix de la communauté géographique française, quand bien même devraient surgir des concurrents intempestifs mettant en cause quatre-vingts ans de monopole. Aucune mention n’est faite (bien entendu) de la création d’une revue alternative, même si les points développés répondent exactement aux lignes directrices de l’éditorial de l’Espace géographique, jusque à annoncer les titres des « articles à paraître dans [les] prochains numéros » à la manière du numéro zéro du concurrent. Et que penser de l’« outrecuidance » évoquée dans l’alinéa antépénultième : « Les géographes français n'ont d'ailleurs pas l'outrecuidance de penser qu'ils sont les seuls à se poser ces problèmes [épistémologiques] et à rassembler tous les éléments d'explication. » ? Nous serions tentés d’y lire une réaction voilée aux ambitions éditoriales de la revue de R. Brunet.
L’échange de fleurets mouchetés s’est d’ailleurs poursuivi à l’occasion de la parution du deuxième numéro de l’Espace géographique : l’éditorial de R. Brunet contient une référence à ce billet réactif des Annales de géographie, assorti d’une note malicieuse, qui considère celui-ci comme « le premier succès de la publication de L'Espace géographique » (preuve s’il en fût de la possibilité conjecturale de notre lecture...), avant d’attaquer un article des Annales paru en 1971, emblématique d’un superficiel ravalement de façade :
À cet égard, on jugera dangereuses les modes sémantiques, telle celle qui abuse d'une expression comme l’« organisation de l’espace » : ce n’est souvent qu'un badigeon sur un vieux mur. En quoi une histoire événementielle de la fondation d'Abéokouta, dont on ne nie pas l'intérêt, est-elle changée si on la baptise « l’organisation de l’espace par les villes Yoruba ? ». L'abus de termes dans le seul but de paraître moderne ne fait nullement avancer ; mieux vaut encore le snobisme de nouvelles recherches, qui du moins permet de concentrer les efforts.
La querelle de leadership — ô combien feutrée ! — qui s’est jouée à la charnière des années 1971-1972 nous semble avoir eu pour effet configurant d’accentuer les dévolutions de rôle entre les Annales et L’Espace, le directeur de cette dernière revue étant amené à se positionner beaucoup plus nettement que ne l’aurait suggéré le texte programmatique précédemment examiné. Ce faisant, la bipolarisation du paysage éditorial a pris de l’épaisseur et donné un cadre à la scission de la communauté géographique. Par ailleurs, un examen rapide des publications des deux revues dans le sillage immédiat de leur mise en confrontation montre une disproportion évidente quant à l’abord de la réflexivité en géographie, à la diffusion de la « quantitative » ou au développement de tribunes collectives : les Annales de géographie demeurent largement une revue classique, dominée par les études monographiques, alors que l’Espace géographique sera longtemps la seule vitrine de l’analyse spatiale et des problématiques théorico-quantitativistes en France, et publiera nombre de numéros « thématiques » à vocation épistémologique — incluant dès 1974 des débats collectifs. D’une certaine manière on pourrait dire que le contrat d’ouverture sur lequel se sont confrontées programmatiquement les deux revues a fait l’objet d’une rigoureuse et précoce observance de la part de la nouvelle venue, tandis que l’ancienne opérait des transformations plus lentes, conditionnées dans leur rythme par un certain héritage éditorial. De fait, dans les Annales, la réflexivité et la théorie sont restées longtemps l’apanage de plumes classiques isolées (P. George, H. Isnard, P. Claval) et il a fallu attendre les années 1980 (et plus particulièrement 1983) pour voir émerger des numéros à tonalité « quantitativiste ». Aussi n’est-il guère étonnant que le discours sur la « crise » ne se soit pas développé dans cette revue, alors que l’Espace géographique lui a en quelque sorte dévolu son deuxième numéro, même si ultérieurement cette dimension est passée en arrière-plan dans le traitement des questions épistémologiques disciplinaires.
En effet, après un premier numéro (« ouvert » par l’éditorial du comité de rédaction et un long article unitaire de Paul Claval) dominé par des discours fédérateurs, le suivant manifeste un virage, sinon un contrepoint critique très net, et ce sous diverses acceptions : constat de « crise » dans l’article introductif de Roger Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », critique des « méthodes traditionnelles » dans l’article de Sylvie Rimbert, « Aperçu sur la géographie théorique : une philosophie, des méthodes, des techniques » ou de l’attitude des géographes français à l’égard de « L’usage des statistiques » dans l’article éponyme de Bernard Marchand ; enfin construction diacritique de « Deux géographies humaines ? » par André Fel dans un texte qui est à notre connaissance le premier essai de systématisation d’une lecture dualiste de la géographie en France. À ce titre, ce deuxième numéro de 1972 est exemplaire comme manifeste et manifestation scripturaire d’un processus de scission intra-disciplinaire : nous le considérerons un peu plus loin comme un dispositif critique.
2°) Crise, dualité, rupture, révolution : diagnostics et répertoire de la scission
Autant le vocable de « crise » s’impose à tous (ou presque) dans l’évidence depuis au moins Les Méthodes de la géographie de P. George, autant il est rare que cette évidence dépasse le stade de la désignation pour être argumenté. Même un auteur attaché à la dénonciation de l’implicite comme Georges Nicolas-Obadia fait preuve en la matière d’une certaine légèreté ; son commentaire pour Études rurales (1973) du livre de J. Beaujeu-Garnier (1971), intitulé « De l’autosatisfaction à l’interrogation ou la crise de la géographie de langue française vue par Jacqueline Beaujeu-Garnier », s’ouvre par deux assertions tout à fait singulières :
L'essai de Jacqueline Beaujeu-Garnier est un ouvrage de salubrité géographique. Pour la première fois, une géographe de langue française dont l'audience est internationale, ose dire et démontrer que la géographie est en crise.
Indépendamment de la perplexité que suscite cette lecture de La géographie, méthodes et perspectives, il convient de noter que le dit point de vue n’est ni développé ni argumenté, trouvant seulement un début d’explication à la cinquième page lorsque l’auteur estime que « [la] crise [de la géographie] vient incontestablement de son indigence théorique face à l'énorme développement de ses recherches empiriques. » Pour le reste le terme semble surtout avoir une double fonction, déictique et performative, qui se satisfait de l’évidence : il s’agit de « mettre le doigt là où ça fait mal » en libérant « les promesses de la crise » (Jacques Lévy), c’est-à-dire en privilégiant la mise en tension de l’identité disciplinaire plutôt que la production d’un discours réflexif à son propos. Au demeurant, par un curieux effet d’inversion, les réflexions les plus consistantes sur la situation de la géographie n’emploient pas forcément le mot (R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique.. », op. cit.) ou alors avec discrétion (A. Fel, op. cit. ; R. Brunet, « Pour une théorie de la géographie régionale »), quand le terme n’est pas carrément récusé, notamment par Gilles Sautter, sans doute l’analyste le plus aigu des clivages épistémologiques naissants.
Un an après Les Méthodes de la géographie de P. George, Claude Raffestin est le premier auteur qui tout à la fois explicite le vocable et lui donne un sens positif, à l’issue d’un commentaire des prises de position de Jean Labasse sur les « méthodes quantitatives » :
En réalité, ce ne sont pas des combats sur les méthodes qui se déroulent, il faudrait, pour s'y livrer, maîtriser les unes et les autres, mais des luttes idéologiques. À travers elles, pourtant, on peut reconnaître une inquiétude épistémologique qui transparaît le mieux et le plus sereinement dans les recherches poursuivies, ces dernières années, sur l'histoire de la géographie. Lorsqu'une telle réflexion historique s'épanouit en recherche épistémologique on peut penser qu'il y a « crise ». Crise au niveau des méthodes dont les lacunes deviennent évidentes. C'est ce que Meynier a appelé « le temps des craquements », propice sans nul doute aux essais et aux tentatives de renouvellement. L'hostilité aux méthodes quantitatives est une attitude qui nous intéresse moins que sa signification tout à la fois dangereuse et contradictoire.
La richesse de la définition mérite d’attirer l’attention : le vocable recouvre à la fois une disposition structurelle du champ (il y a des carences), un effort de remédiation qui suppose la perception (ou la construction à priori ?) du problème et un effet « critique » de polarisation, fortement teinté d’« hostilité » et de « luttes ». La positivité de la situation réside dans son caractère « propice sans nul doute aux essais et aux tentatives de renouvellement », par quoi l’auteur du texte manifeste également son adhésion au processus qu’il décrit. Et il n’est pas anodin que ce discours s’adosse à des précédents textuels (ici A. Meynier et J. Labasse — J. Beaujeu-Garnier dans le cas de G. Nicolas) qui sont lus et réinterprétés comme des témoignages objectifs sur la situation réalisée. Au reste, C. Raffestin refusait à cette date de donner une signification épistémologique décisive au diagnostic de crise :
La mathématique fournit des méthodes et des cadres conceptuels dont la géographie aurait tort de se priver, puisqu'il s'agit en fin de compte de formaliser des procédés que la géographie classique a utilisés intuitivement, partiellement et non systématiquement. C'est l'aboutissement naturel de la méthode déductive. [...] Nous ne répéterons jamais assez qu'il n'y a pas de rupture entre la géographie classique et la nouvelle géographie mais seulement enrichissement de la première par des processus analytiques nouveaux. Disons que les intuitions brillantes de la géographie classique ont trouvé des moyens de s'exprimer pleinement à l'aide de l'appareil conceptuel de la nouvelle géographie.
Pour comprendre cette dernière assertion, il est important de souligner que ce texte précoce partage avec celui de G. Nicolas-Obadia une conception du géographique que l’on pourrait qualifier de « transcendantale », dans sa façon de postuler le caractère essentiel (métaphysique ou axiomatique) de la géographicité, indépendamment des formulations d’école et de leurs aléas historiques, le tout étant réglé par un mouvement général de rationalisation progressive (mais non forcément cumulative). Une telle conception n’est pas en rupture totale avec le classicisme — dont le réalisme s’accorderait bien avec l’idée que la géographie est « dans l’ordre des choses » —, mais elle en propose une sorte de sublimation qui a l’incongruité de se dédouaner de l’effort de clarification épistémologique revendiqué.
Par contraste, à l’exception notable (mais compréhensible) de P. Claval, les premiers contributeurs de L’Espace géographique ont justement essayé de donner raison à l’idée de « rupture épistémologique » dans une référence implicitement bachelardienne.
On a déjà brocardé les « grands prêtres » de la « new geography » anglo-scandinave. À notre sens, il ne saurait s’agir ni de nouvelle école, ni de tout ramener à un même type d’attitude : nous avons toujours prôné une géographie « ouverte ». [...] Il nous a seulement semblé que ce mouvement fort mal dénommé, puissant à l’étranger et qui commence à pénétrer en France, est tout autre chose qu'une simple addition de procédés statistiques à des démarches bien éprouvées [...] Mais qu'il correspond, même si cela n'apparaît pas toujours avec clarté, à une rupture épistémologique.
Mais il suffit de considérer la production géographique aux États-Unis, en Angleterre, en Hollande ou en Suède pour constater une véritable rupture entre deux orientations opposées.
La terminologie descriptive ne se contente pas de « crise » et « rupture », elle comprend bien d’autres termes : « divorce », « incompréhension », « fossé », « querelle » (R. Brunet), « hostilité » (B. Marchand), « sentiment d’impasse » (S. Rimbert), « querelle des faits et des formules », « incompréhension », « pierre d’achoppement » (A. Fel). On pourrait avancer l’idée d’une division des tâches entre les quatre articles du deuxième numéro de la revue : en position intermédiaire dans la série, les contributions de B. Marchand et S. Rimbert ouvrent surtout des aperçus positifs sur les méthodologies (au sens large) de la géographie « théorique et quantitative », tandis que l’introduction de R. Brunet et l’essai d’A. Fel (placé en quatrième position) s’emploient à une construction exploratoire de la « rupture » entre les « deux géographies ». Les textes « centraux » considèrent comme un fait acquis la nécessité d’un dépassement du paradigme classique, laissant aux deux autres le travail de démarcation et de comparaison. Par ailleurs, la publication du texte de B. Marchand est tout un symbole : il s’agit de la transcription de la fameuse conférence donnée aux Journées géographiques d’Aix-en-Provence en 1970, dont nous avons déjà évoqué le rôle « systémogénétique » ou cathartique pour toute une génération (au sens large). Sa présence dans ce second numéro a valeur de manifeste et inscrit la nouvelle revue dans le sillage de cette expérience décisive. Son alinéa introductif constitue au demeurant une brève charge contre les préventions et idées préconçues des « géographes français » à l’encontre des « mathématiques » :
Présenter la méthode statistique à des géographes français apparaît comme une gageure lorsque l'on feuillette les publications récentes. Trop d'auteurs manifestent à l'égard de toute expression mathématique une telle hostilité que l'on ne sait quelle approche adopter. On sent une inquiétude qu'explique en partie le manque de familiarité avec les mathématiques : tel auteur définit une fonction comme « parabolique ou exponentielle », comme si c'était la même chose et tel autre parle d'une courbe qui coupe son asymptote. En jouant sur la connotation des termes, on appelle « concret » ce qui n'est pas mathématique et « abstrait » ce qui l'est et que l'on suppose du même coup détaché de la réalité et dépourvu de toute valeur, comme si les mathématiques qu'utilisent les économistes, les psychologues ou les sociologues n'avaient aucune signification pratique. Nous demandons au lecteur de ne pas opposer a priori une géographie qualitative et humaine à une autre qui serait quantitative et technocrate, de ne pas croire que la paraphrase d'un recensement est concrète mais qu'une moyenne est abstraite et de ne voir, dans les rares formules de ce texte, qu'une manière plus commode de présenter une relation.
Le texte de S. Rimbert a un ton moins cinglant, mais se construit sur le « sentiment d’impasse » qui émane de la « monographie régionale française », fondée sur des méthodes « subjectives », « arbitraires », sans pouvoir prédictif et « ignorantes des autres sciences » (p. 101-102). Face à cela, « les tentatives des novateurs » sont présentées comme « un essai de renouvellement » (titre de la première partie) auquel le texte se propose de rendre justice par une série de distinctions épistémologiques qui font pièce aux amalgames et confusions si fréquentes dans la littérature méthodologique des années 1966-1971. L’objectif de clarification diacritique se manifeste à divers niveaux : au principal est recherchée une séparation réglée entre réflexion théorique (ou épistémologique, c’est tout un) posée en amont, « méthodes » (c’est-à-dire induction ou déduction), et « techniques » statistico-informatiques, soigneusement contingentées en fin d’article. Les « théories » font l’objet de nombreuses distinctions secondaires, entre axiomes, postulats et théorèmes, entre énoncés théoriques et « démarches » probatoires. L’accent est mis également sur la distinction entre théories proprement géographiques (comme la « théorie des places centrales ») et métathéories à valeur utilitaire (« théorie des probabilités et théorie des systèmes »), dont l’intérêt et les échos géographiques sont patiemment expliqués. Outre sa visée pédagogique, cet effort diacritique a bien entendu un caractère militant : il contribue à rendre clair ce qu’il était facile de rejeter dans un geste de confusion.
R. Brunet et A. Fel opèrent une distinction d’un autre niveau lorsqu’ils opposent « deux » voire « trois » géographies sur le thème de la « rupture » — ici pleinement synonyme de « crise ». Par une affirmation qui rompt avec dix ans de discours unitaire, il s’agit d’opérer une démarcation sans ambiguïté entre la tradition française et les « nouvelles recherches », fût-ce au prix d’une certaine dramatisation, sensible dès l’incipit de ces textes.
Comment douter que la géographie française soit en train de vivre de nouvelles transformations ? Coup sur coup, les thèmes de réflexion mis au programme des journées géographiques annuelles depuis Aix (1970), la parution de l'Espace géographique, le récent éditorial des Annales de Géographie, l’effet progressif des nombreuses publications de P. Claval, la parution intelligemment opportune des livres d'O. Dollfus et J Beaujeu-Garnier, la communication de l’équipe de Strasbourg à l'Association de Géographes Français (11 novembre 1971) en sont d'amples témoignages. Tous ont fait naître au moins autant d'interrogations, voire d'inquiétudes, que de sujets de satisfaction. Le mouvement paraît encore bien confus ; mais du moins n’est-il plus tout à fait possible aux chercheurs étrangers de regretter le refus massif, la force d'inertie ou l'indifférence opposés jusqu'alors par la géographie française aux profondes transformations qui ont cours depuis plus de quinze ans dans leurs pays.
Pour entamer son texte de présentation du deuxième numéro de L’Espace géographique, Roger Brunet choisit de brosser un bref panorama des « transformations », à support essentiellement éditorial, que manifeste le champ de la géographie hexagonale à l’orée des années 1970. Mais s’il y a motif à satisfaction — l’auteur y voit le signe d’une ouverture longtemps différée — le résultat, « interrogations, voire […] inquiétudes » et confusion, accrédite l’idée ambiante de crise, même si le mot n’apparaît pas. C’est à A. Fel qu’il revient de l’énoncer, au deuxième alinéa de sa contribution.
La géographie humaine n'a jamais défini strictement le domaine de ses analyses : les phénomènes étudiés sont des objets concrets [...] Au moins la géographie humaine classique a-t-elle pris une place originale dans le concert des sciences humaines en se donnant une conception et des méthodes d'études de cette vaste combinaison : c’est la base territoriale concrète (région) qui permet de fonder des règles d'assemblage dans ce mélange hétérogène.
Qu’advient-il lorsque cette conception régionale et cette méthode inductive sont radicalement contestées et qu'une « nouvelle géographie » se construit sur une base complètement différente (l’espace abstrait) ? En France, où la tradition classique est solidement établie, nous sentons confusément l'importance du débat et le sens de l'enjeu. On évoque les « craquements », on parle de « crise ». Mais il suffit de considérer la production géographique aux États-Unis, en Angleterre, en Hollande ou en Suède pour constater une véritable rupture entre deux orientations opposées.
Bien plus que le texte introductif, cette contribution développe sous une forme articulée le motif critique et une certaine forme de réquisition mesurée à l’endroit de la « géographie humaine classique », dont les carences sont l’objet de la phrase d’incipit (ce qui n’est pas rien). Le deuxième alinéa est celui où s’opère la dramatisation « de l’enjeu », par l’entremise d’un lexique sans équivoque : il est fait état d’une contestation radicale, de l’« importance du débat », de « crise », de « rupture » ; tous les ingrédients d’une montée en puissance du clivage sont suggérées par la gradation des termes, même si le diagnostic semble encore s’appliquer à la géographie étrangère. Dans un autre texte publié la même année, destiné à un public moins acquis, R. Brunet surenchérira encore dans la déclinaison de la « double et dramatique rupture » qui ne fait que s’annoncer :
Il est difficile d'imaginer un plus grand divorce et une plus grande incompréhension que ceux qui séparent la géographie française contemporaine des travaux qui viennent des États-Unis, de Grande-Bretagne, de Suède ou d’U.R.S.S.. Ou, plutôt, ils n'ont d'égal que le fossé qui sépare, dans ces mêmes pays, les ouvrages de géographie régionale et les ouvrages de ce que l'on y appelle parfois la « nouvelle géographie ». Pour employer une image des mathématiciens, ces trois ensembles n'ont à peu près aucune intersection.
Cette double et dramatique rupture révèle une crise fondamentale, directement sensible à la lecture de ces trois types de travaux : une crise excitante pour l'esprit sans doute, mais aussi profondément inquiétante. Elle pose, à long terme, le problème de l'avenir de la géographie française dans la géographie mondiale, et le problème de la nature de la géographie régionale.
Ce dernier incipit est celui qui joue le plus explicitement la carte de la dramatisation. Dans quel but ? On peut observer que se trouve rejetée en note une liste d’« ouvrages français de réflexion » de l’époque, liste dont le rapport avec le propos principal est ténu : elle épingle le peu d’ouverture de la « réflexion » française et son incapacité à mettre à jour une « rupture épistémologique » — occultée et au mieux « voilée » alors qu’essentielle aux yeux de notre auteur. De surcroît, la relégation infra-paginale donne une épaisseur physique à la séparation entre les géographies divorcées. Par ailleurs, les auteurs cités des « récents ouvrages français » sont aussi, précisément, des contributeurs du volume dans lequel figure ce texte : La pensée géographique française, Mélanges A. Meynier, ouvrage somme de la « science normale » du début des années 1970, en même temps que timide ouverture sur les vents de la nouveauté. Face au chœur imposant des autres patrons de la géographie française, R. Brunet semble vouloir produire un solo dysharmonique dont le grincement provocateur se fait entendre dès la première phrase. Cet effet positionnel de distinction est loin d’épuiser l’intérêt du texte et n’enlève rien à son message de fond, même s’il contribue peut-être à en éclairer la tonalité introductive. On pourrait aussi supputer que la signification d’une rupture cruciale nécessite des arguments expressionnistes face à un parterre hostile.
La rupture du tabou cardinal de l’unité de la géographie nécessite de mettre en avant et de renseigner des points de blocage (comme pourrait dire I. Hacking) équivalents à des incompatibilités paradigmatiques et, éventuellement, de se prononcer sur la possibilité de les réduire. La tentative que mène André Fel dans L’Espace géographique est à ce titre exemplaire : son article laisse filtrer un certain attachement à la « géographie humaine classique » tout en construisant avec une probité et un souci d’étai constants une opposition épistémologique entre la « géographie classique » et l’« analyse moderne ». La confrontation part d’un exemple, « l’émigration rurale », en suggérant d’abord ce que peut en faire la première : construction de typologies feuilletées insistant sur divers liens de causalité, travail sur les nuances et les « vérités de fait », recherche d’explications historiques et retour final aux cas régionaux, présentés comme autant de types ou d’individualités ; par contraste, « la véritable coupure méthodique apparaît avec la formule imaginée » (p. 108), c’est-à-dire une interaction causale unique, mise en avant comme explicative et donnant lieu à « un résultat notable » : « un système général de transformation actuelle des densités par le mouvement migratoire (ou l'inverse : les variables sont liées) » (p. 109). Après discussion de ce « système », « formule vide de sens » pour les classiques, l’auteur généralise l’opposition dans une seconde partie, intitulée « la querelle des faits et des formules » : « La querelle des faits et des formules, des réalistes et des théoriciens est aussi vieille que la géographie humaine. » Il montre l’ancienneté de ce type de débats à travers deux exemples : la critique des isolignes de H. Hassinger par Lucien Gallois (1912) et « l’incompréhension des classiques » face au modèle de Christaller. Très finement, il souligne le caractère inacceptable du réductionnisme modélisateur pour le « réalisme » classique et l’importance pour celui-ci de la problématique historisée de la personnalité géographique, incompatible avec ce qu’il appelle « l’actualisme » généralisateur de la « nouvelle géographie ». Dans la conclusion, intitulée « Vers la rupture ? », après avoir affirmé qu’il « serait sans doute sage de conclure qu'une géographie humaine progressive devrait intégrer les deux démarches intellectuelles » (p. 111) et montré la difficulté concrète des approches mixtes, il affirme en deux temps qu’« on peut penser plutôt que la rupture va s’accentuer entre deux géographies humaines » et « qu'on le veuille ou non ce sont des modèles qu'on trouvera de plus en plus nombreux, dans la planification « régionale », l’aménagement « régional », à Stockholm, à Chicago ou à Paris », même s’il n’y a peut-être là que « débris d’une science future » selon la formule conclusive inspirée d’E. Granger.
La tentative d’A. Fel, par delà son caractère ténu, a le mérite d’opérer plusieurs confrontations directes entre deux styles épistémologiques dont les visées cognitives et les modus operandi apparaissent clairement dans leur incompatibilité : c’est une lecture clivante et discontinuiste (bachelardienne ?) de la discipline, peut-être un peu fataliste et secrètement nostalgique. Les essais de cette sorte sont rares : peu d’auteurs ont entrepris de confronter terme à terme, symétriquement surtout, ce qui apparaîtrait ultérieurement à certains comme deux paradigmes — la critique de la « vieille géographie » ou celle du « spatialisme » donnant rarement lieu à un traitement visant l’impartialité... Question de génération ou de culture, cet auteur, tout comme R. Brunet (du moins en 1972), n’est pas dans une posture de rejet ni même de dévaluation du paradigme classique : la phase de liquidation symbolique de celui-ci était encore à venir.
Les deux textes que R. Brunet consacre à la « crise » en cette année 1972 montrent le même souci de ne pas renier « l'acquis de la géographie française, peut-être supérieur à celui d'autres écoles à l'époque où elles se sont lancées dans les démarches dites quantitatives ». Ceci posé — un peu sous la forme d’une clause de style —, un double mouvement de plaidoyer en faveur des « nouvelles recherches » et d’insistance sur leur inassimilabilité épistémologique permet de donner épaisseur à l’interprétation des « transformations » en cours. La mise en interrogation de la « rupture » est au suspense intellectuel ce que le secret de polichinelle est à la dramaturgie : un procédé, une politesse, sinon un faux débat. R. Brunet donne davantage le sentiment de livrer des conclusions formées (issues d’un long travail de maturation) que de vouloir confronter deux hypothèses contradictoires. Ce caractère abouti est au demeurant explicité :
[La préoccupation de rigueur mathématique] est peut être moins le fait de débutants que de chercheurs qui ont assez longuement éprouvé les limites de leurs propres méthodes. Cette inquiétude naît de la pratique d'une géographie qui, même lorsqu’elle manipule beaucoup de nombres, beaucoup d’enquêtes et beaucoup de cartes, reste fondamentalement le produit d'une démarche « littéraire », intuitive, on dit quelquefois qualitative. Il faut des années de travail sur un même sujet pour se sentir médiocrement assuré dans ses conclusions, pour peu qu'on souhaite garder quelque rigueur de l'esprit ; et cette expérience n’est pas aisément communicable, parce qu’elle n’est pas aisément démontrable. On éprouve le besoin de recourir à des démarches plus assurées, guidées par une méthode plus scientifique.
Suivant un procédé qui lui est cher, après une mise en perspective relativement longue (3 pages), notre auteur déploie son argumentaire sous la forme d’une liste de points (ou de pièces à conviction), avec un effet de gradation positive (ou culminante). À l’issue de quoi sont abattues les deux cartes maîtresses de la géographie « anglo-scandinave » : sa scientificité et son recours à la « théorie générale des systèmes » :
C’est que l'application de ces techniques et de ces méthodes [mathématisées] correspond en fait, consciemment ou non, à une toute autre attitude à l’égard des faits, et de la recherche. Le vrai apport du mouvement en question n’est peut-être pas dans la précision, la sécurité ou la rapidité des résultats. […] Il est, en fait, dans le passage à un comportement scientifique. C’est tout le problème posé par l’emploi d'une logique mathématique rigoureuse, de modèles et d'hypothèses de travail, d'une dialectique démarche déductive — démarche inductive consciente et contrôlée. Chaque procédé a son fondement mathématique et par conséquent sa signification théorique. Son utilisation suppose d'abord une interrogation d'ordre théorique ; sa validité implique que les faits analysés se conforment à telle loi — le cas des ajustements à des lois de probabilités est particulièrement démonstratif. C’est en fait l’attitude même des chercheurs qui est changée, et qui se rapproche enfin d'une méthode scientifique.
Paradoxe apparent, la rupture est davantage assertée que démontrée : le texte accumule les caractéristiques positives, descriptives des procédures nouvelles, plus qu’il ne met à jour explicitement des discontinuités déterminantes. Ce faisant, l’affirmation du « passage à un comportement scientifique », en l’absence d’un modèle explicite de scientificité, relève davantage d’une affirmation performative que d’une interprétation à valeur épistémologique : l’auteur proclame la valeur supérieure du « mouvement » théorico-quantitativiste. Dès lors, quelles que soient les corrections, ajustements et nuances (notamment lexicales) apportés ultérieurement, cet article prend un statut de manifeste pour la « mal dénommé[e] » nouvelle géographie… Cette dernière précision permet de compléter la description et l’identification du dispositif à l’œuvre dans le deuxième numéro de L’Espace géographique : après une première mouture qui visait le consensus dans la critique, la publication se positionne beaucoup plus nettement par un apologue favorable à la « nouvelle géographie », tour à tour manifeste, défense et illustration, puis démonstration de la disjonction. Ce qui demeurait sous-jacent, relativement indécidable, dans l’éditorial liminaire devient nettement plus clair. La modernité est endossée, revendiquée, et rendue possible dans la signification performative de la rupture épistémologique.
Le tiers négligé, la « tradition » « pré-scientifique » dont on se déprend, n’est pas totalement passé(e) sous silence par R. Brunet : l’article des Mélanges Meynier complète le positionnement critique en développant divers angles d’attaque contre « cet art mineur que reste trop souvent la géographie régionale ». Outre des attaques directes à l’encontre de J. Beaujeu-Garnier dont les « discussions de fond restent académiques, jusqu'à provoquer l'impatience » et de P. George, contredit pour avoir énoncé le dogme de la continuité de l’espace géographique, notre auteur entreprend une mise en pièce brève mais vive de quelques axiomes classiques sous le titre « l’étude géographique n’est pas exhaustive » (deuxième point de l’article, p. 652). Il commence par dénoncer « une prétention à l’encyclopédisme », « contraire à une attitude scientifique ». Ensuite, il brocarde l’illusion qui consiste à concevoir le travail empirique comme une pure induction sans « directions de recherche », avant de dénoncer le « leurre », entretenu par la cartographie, d’une adéquation isomorphe entre la réalité concrète exhaustive et les représentations géographiques, trop soucieuses du « visible » et ignorantes de leurs procédures d’élimination « de nombreux éléments du concret ». Au final, c’est l’un des principaux lieux communs de l’époque qui est écorné :
Contrairement à ce que l'on écrit encore trop volontiers, non sans quelque outrecuidance, la géographie n'est pas plus une science de synthèse que bien d'autres, et ce n'est pas non plus la seule qui soit au carrefour des sciences naturelles et des sciences humaines. Elle « oublie » certaines catégories de faits. Et c'est inévitable. Mais leur exclusion, l'inclusion d'autres séries qui n'ont parfois qu'un intérêt fort minime pour la connaissance de l'espace terrestre, sont le résultat d'habitudes, d'une pratique empirique, et n'ont pas été interprétées en termes d'épistémologie. Aussi bien, changent-elles selon les époques et selon les chercheurs.
Quand on veut bien se représenter la coexistence, au sein d’un même gros ouvrage, d’un tel texte et de « L’illusion quantitative en géographie » de P. George, on ne peut envisager plus bel exemple d’incompatibilité paradigmatique ! Et ce d’autant plus que le centre de la doxa classique — le réalisme géographique — est bel et bien la pierre d’achoppement à partir de laquelle l’un et l’autre prennent des positions diamétralement opposées sur des sujets divers. Sans vouloir forcer le contraste et lui donner un caractère absolu (qu’il n’a pas), on pourrait dire que se trouve inaugurée à cette date (1972), en ce lieu (les Mélanges Meynier) et en d’autres (telle l’opposition Espace géographique / Annales de géographie), une confrontation qui fait largement écho à la description par Thomas Kuhn d’une situation révolutionnaire. Ainsi lorsqu’il affirme :
Quand les paradigmes entrent — ce qui arrive forcément — dans une discussion sur le choix du paradigme, leur rôle est nécessairement circulaire. Chaque groupe se sert de son propre paradigme pour y puiser ses arguments de défense.
Le raisonnement circulaire qui en résulte ne diminue évidemment pas la valeur ou même la force des arguments. Poser comme prémisse un paradigme dans une discussion destinée à le défendre n’empêche pas de présenter une vision claire de ce que sera le travail scientifique pour ceux qui adopteront cette nouvelle manière de considérer la nature. Et cette image peut avoir un grand pouvoir de persuasion, au point même d'être contraignante. Pourtant, quelle que soit sa force, le raisonnement circulaire, par sa nature même, ne peut être que persuasif. Pour ceux qui refusent d'entrer dans le cercle, il ne saurait être rendu contraignant sur le plan de la logique ou même des probabilités. Dans une discussion concernant les paradigmes, les prémisses et les valeurs communes aux deux partis ne sont pas suffisantes pour permettre une conclusion sur ce plan. Comme cela se produit dans les révolutions politiques, le choix du paradigme ne peut être imposé par aucune autorité supérieure à l'assentiment du groupe intéressé. Pour comprendre comment se font les révolutions scientifiques, il nous faudra donc étudier non seulement la force des arguments tirés de la nature ou de la logique, mais aussi les techniques de persuasion par discussion qui jouent un rôle au sein de ces groupes assez particuliers qui constituent le monde des sciences.
L’usage que R. Brunet fait d’arguments en faveur des « nouvelles démarches » et à l’encontre des valeurs classiques s’inscrit dans une représentation de la science qui induit typiquement un « raisonnement circulaire » dans la mesure où justement il pose « comme prémisse un paradigme dans une discussion destinée à le défendre » (ce qui est aussi le cas de P. George au demeurant). Quant aux « techniques de persuasion par discussion », elles sont nombreuses et diverses dans les deux textes. L’une des plus décisives est un argument de charité qui ressemble à une preuve par l’absurde : « Tout d'abord, il est difficile de penser que si, depuis longtemps, des écoles étrangères fort étoffées se sont lancées à fond dans ces recherches et font chaque jour plus d'adeptes, il n'y a là qu'une aberration collective. » L’argument est relayé (lesté ?) par diverses accumulations de preuves matérielles qui contribuent à en accentuer le poids : bibliographies, rappels de l’histoire de la diffusion géographique et des succès heuristiques de la « new geography », etc. À l’inverse, le discrédit du réalisme classique passe par un recours fréquent à l’ironie, à la modestie (cf. page précédente) et à une sorte de posture pragmatique et instruite quant à la « science telle qu’elle se fait (vraiment) » qui suscite le sentiment d’une démystification de l’orthodoxie. Bien d’autres procédés pourraient être mis à jour si notre propos consistait à décliner exhaustivement les « techniques de persuasion ». Pourtant, faute d’une enquête sociale, il est difficile de savoir si l’apologue brunétien, et le deuxième numéro de L’Espace géographique en général, a effectivement été ressenti comme persuasif par les générations nouvelles — ce qui est mieux établi pour un ouvrage légèrement postérieur, L'analyse quantitative en géographie de Jean-Bernard Racine et Henri Reymond.
En effet, de l’aveu de protagonistes de l’époque, ce livre est longtemps demeuré une bible de la « géographie moderne », notamment parce que pendant de nombreuses années il est resté seul en son genre. Les « nouveaux géographes » y ont trouvé une introduction très complète et applicable de l’analyse multivariée, adossée à des prises de position résolument systémistes. Ils y ont également trouvé un manifeste en faveur d’une « géographie dite « nouvelle », quantitative et théorique », dont le livre pouvait apparaître comme une défense et illustration. C’est aussi que l’introduction et le début de la première partie, intitulée « Le problème », placés sous les auspices d’une « transformation extrêmement rapide » de la « recherche géographique » (incipit, p. 5), débouchaient rapidement sur un constat de « révolution » inédit — lexicalement et scripturairement s’entend — dans la géographie française. Bien entendu, il ne s’agit que d’un mot, mais dont la présence ici fait contraste avec son absence auparavant, quand bien même la France avait connu durant ces années-là une ambiance propice à son usage… Les deux auteurs ayant passé la fin des années 1960 et le début des années 1970 au Canada, dans une ambiance anglo-saxonne, on peut supposer qu’ils s’inscrivaient dans une perspective décalée par rapport aux problématiques hexagonales, et qu’ils devaient davantage leur inspiration au célèbre article de Ian Burton, « The Quantitative Revolution and Theoretical Geography » qu’aux slogans de Mai-68. Peut-être faudrait-il faire l’hypothèse complémentaire d’un recours lexical difficile pour les géographes français — un verrou à faire sauter ? —, compte tenu du contexte politique, tout particulièrement dans sa réinterprétation universitaire. Il n’en demeure pas moins que, à partir de cette position excentrée et acculturée, J.-B. Racine et H. Reymond ont contribué à élargir le lexique de la critique en y acclimatant un mot dont on sait la puissance performative (y compris sur un mode répulsif).
Il devient évident, pour quiconque se penche sur l'évolution récente de la recherche géographique mondiale, que ces vingt dernières années ont vu notre discipline passer par une transformation extrêmement rapide, au niveau de ses méthodes, mais peut-être aussi, d'un même mouvement, au niveau de son objet. Cette transformation a été si profondément ressentie qu'on en est venu à opposer aujourd'hui une géographie dite « nouvelle », quantitative et théorique, à une géographie dite « traditionnelle », qualitative et empirique. De plus en plus nombreux sont les jeunes géographes qui laissent carrément de côté cette géographie développée tout au long des quatre-vingts ou cent dernières années, et qui ne veulent même plus en entendre parler. C'est du moins l'impression qui ressort des études réalisées par toute une nouvelle génération de géographes, qui s'intitulent eux-mêmes les « jeunes hommes sur la nouvelle frontière ».
Dans le débat entre quantitatifs et qualitatifs, les seconds perdent de plus en plus de terrain, et d’Amérique la révolution a gagné l’Angleterre tandis qu’elle se développait parallèlement en Suède et en URSS. Si la dichotomie entre quantitatifs et qualitatifs demeure encore vivante à l'intérieur de ces pays, c'est sans doute plus par fidélité à un esprit, voire en vertu des positions acquises par les anciens dans les différentes institutions, qu'en vertu du dynamisme de la géographie traditionnelle, du moins si par « dynamisme » on entend une aptitude à évoluer. Bien au contraire, la rapidité avec laquelle les écoles de géographie de ces pays ont transformé leurs programmes de formation et de recherche montre que la révolution est terminée, c'est-à-dire que les idées et les méthodes révolutionnaires sont maintenant tombées dans le domaine commun.
Si la résistance s'effrite en Amérique du Nord, en Angleterre et en Scandinavie, elle demeure très forte cependant dans les autres pays d'Europe, en France particulièrement.
L’incipit du livre ne montre pas de différences notables sur le fond de l’argumentaire et les « techniques de persuasion » par rapport au propos de R. Brunet : la même pesée historico-géographique, la même impatronisation d’une rupture, mais qualifiée de « révolution », une certaine dévaluation de la « géographie traditionnelle ». Ce qui change légèrement est affaire de point de vue (au sens de G. Genette) : les auteurs parlent de l’intérieur de la « new geography » jusqu’à inclure symboliquement l’un d’eux dans leur panorama (par l’entremise de la première note), de sorte qu’à la différence du deuxième numéro de l’Espace géographique ce sont des « narrateurs » (ou plutôt « discoureurs ») intradiégétiques qui présentent, suivant une focalisation globalement objectivante mais néanmoins située, la configuration disciplinaire internationale. Cette lecture de l’intérieur s’autorise des effets spectaculaires, comme de témoigner (sous l’autorité de Ian Burton) que « la révolution est terminée » dans le monde anglo-scandinave — alors même qu’elle ne fait que balbutier en France… Diverses mobilisations (de références bibliographiques personnelles, d’extraits de correspondance privée) et un ton extrêmement personnalisé contribuent à instaurer une dimension de témoignage — absente des textes précédemment évoqués (à l’exception notable de l’article de B. Marchand) — donnant une orientation nouvelle à la dynamique d’assentiment. Sur un mode analogue à ce que Peter Haggett avait pu faire dès la première édition de Locational Analysis in Human Geography (1965), les auteurs mobilisent un arrière-plan dont le schème est le voyage initiatique et la réalisation livresque une médiatisation de l’expérience accumulée. On peut supposer que l’effet d’autorité s’en trouve renforcé ; au demeurant, les « Canadiens » de la géographie française ont longtemps bénéficié d’un prestige spécifique lié à leur expérience de l’acculturation et à leur rôle de médiateurs privilégiés de la « new geography ».
Au-delà des échos très personnels de l’introduction, « Le problème » d’une refondation « vraiment scientifique » de la géographie est reposé dans les premières pages de la première partie (au titre éponyme) en des termes cette fois épistémologiques et non plus par déclinaison du « contexte de découverte », même si une certaine dimension narrative perdure : la « révolution » de la « géographie moderne » s’explique par les carences d’une discipline demeurée au stade pré-scientifique du fait de son incapacité à se doter d’un référentiel théorique unifié.
« Excessivement indisciplinée », ne disposant pour base théorique que d'un certain nombre d'idées, de concepts et d’opinions, largement partagés il est vrai par les uns et par les autres, notre discipline [...] semblait dégénérer dans une sorte de collection académique de timbres-poste, additionnant les unes aux autres les descriptions locales, régionales ou territoriales, sans se préoccuper de faire progresser d'une manière vraiment scientifique la connaissance des processus à l'origine de tel ou tel paysage géographique. « Faire écho à la réalité profonde de l'espace observé » ne semblait plus suffisant. L’effort du géographe devait permettre d'approcher d'assez près et avec le maximum de rigueur scientifique, c'est-à-dire en s'appuyant sur l'expérience et la mesure, le nombre, la nature, la force et le sens des liaisons existant entre les divers éléments qui convergent pour constituer cet état de fait géographique que Pierre George appelle fort justement une « situation » [...].
Deux problèmes étaient donc au centre de leurs préoccupations : formaliser ces principes en un tout cohérent et structuré qui puisse enfin servir de référentiel à tous les chercheurs, permettre ainsi à la géographie d'orienter son approche sur la généralisation, en termes d'hypothèses et de théories dont il conviendrait de tester la validité, plutôt que sur la particularisation, en termes d'accumulation répétitive d'une information descriptive de laquelle on chercherait à induire une explication. Ils ont découvert alors deux choses. La première était que le meilleur moyen d’atteindre de tels objectifs consistait à utiliser, non comme une fin bien sûr, mais comme un instrument privilégié entre tous, les nombres et leurs propriétés. Les mathématiques offrent en effet le support logique sur lequel ceux qui cherchent des explications générales ont la possibilité de bâtir une théorie de façon telle qu'ils puissent en tester la validité. La quantification et les méthodes statistiques devinrent donc le moyen et l'instrument méthodologique assurant le passage de l'utilisation des données factuelles ou conceptuelles aux données numériques, le moyen de confronter la théorie à la réalité : elles sont donc au cœur de la démarche dite déductive.
Il s’est révélé ensuite, alors que les chercheurs à la suite de B. J. L. Berry commençaient à s'appuyer sur les ressources de l'analyse statistique multivariée, que l'utilisation du langage mathématique et de ses modèles d'analyse était tout aussi féconde au niveau de la recherche inductive et qu'en circonscrivant et analysant des phénomènes dont les liaisons sans cela ne seraient pas clairement discernables, l'analyse quantitative excitait l'imagination créatrice du savant, provoquait la recherche qualitative et facilitait surtout l’élaboration d'un système conceptuel explicatif des faits observés.
À la différence d’un A. Fel, lorsque J.-B. Racine et H. Reymond comparent les deux « épistémées », ils ne supposent pas une altérité radicale entre l’une et l’autre, puisqu’en théorie il s’agit toujours « d’induire une explication » permettant d’accéder à « la connaissance des processus à l'origine de tel ou tel paysage géographique ». S’il y a malgré tout une « révolution », c’est sur le plan proprement épistémologique, puisque l’exigence de recherche de « la généralisation » (l’adjectif « nomothétique » n’est plus très loin) devient prioritaire et absolue, au détriment de la « particularisation » (le terme « idiographique » apparaîtra conjointement), qui signe la faillite de la manière classique. À ce titre, et à ce titre seulement, « les mathématiques » apparaissent comme un moyen (« le meilleur »), sinon un garde-fou, pour ne pas perdre le cap de la scientificité — à condition de « les dominer par une vision philosophique de la géographie. » Contrairement aux assertions des anti-quantitativistes, ce ne sont donc ni l’outil, ni les procédures (ce que S. Rimbert appelait « les méthodes ») qui distinguent la « géographie moderne » : cette antienne des « nouveaux géographes » fait pièce aux accusations de réductionnisme technicien (cousin du technocratique) que l’on trouve chez leurs contempteurs (précoces ou non).
La critique de l’incomplétude de la géographie classique est reprise à un autre niveau dans le chapitre premier, intitulé « L’objet : paysages géographiques et systèmes spatiaux », qui vise à établir que le dit « objet » premier est un invariant recevable en tant que base ontologique de la discipline, dont il faut néanmoins se déprendre dès lors que l’on entreprend « une analyse explicative qui se voudrait scientifique » (p. 15), car « la description qualitative, n'est pas en soi un outil d'analyse capable de servir de support à une recherche ayant pour but de répondre à des questions. » (p. 15-16). Pour atteindre une explicativité, il faut substituer les « systèmes » (et leur appareillage « logique ») aux « paysages ».
La notion de paysage ne doit donc pas être considérée comme une fin en soi, même si elle est appropriée. Elle illustre et traduit la réalité de l’objet de la réflexion géographique, mais elle est beaucoup moins utile lorsqu'elle doit servir de support logique à l'analyse de cette réalité.
Cette opposition de termes a quelque chose d’étrange de par la force des partis-pris implicites qu’elle requiert : assimiler « paysage » et « objet de la géographie classique » ; réduire des pratiques à des choix de déictiques, fussent-ils élevés à la dignité de « notions » ; supposer le caractère indépassable du visible dans l’approche traditionnelle... autant d’opérations dont la portée est, en l’absence de justifications, surtout symbolique. Peu importe que la représentation en creux du paradigme classique soit réductrice et laisse à désirer. Car il s’agit d’abord et avant tout de plaider pour un dépassement de l’« épistémée » pré-scientifique des « qualitatifs », par l’entremise de trois strates d’arguments homologues et complémentaires, à effet incantatoire, qui sont autant de « bonnes raisons » emblématiques du nouveau paradigme et ressortissent une fois de plus à un « raisonnement circulaire » tel que conçu par T. Kuhn. Ce qui n’ôte rien à la validité interne de l’argumentaire.
Au demeurant, alors même qu’ils insistent sur la « révolution », accomplie ou à accomplir, les deux auteurs ne cessent de donner des gages à diverses autorités de l’école française, P. George surtout, H. Isnard et quelques autres également, dans une optique qui dépasse le geste de révérence. Nous serions tenté de lire cette attitude comme un souci du consensus non pas tant épistémologique que social, manifestant des assentiments et des convergences insoupçonnés dans le but d’aplanir les contentieux que pourrait suggérer leur position. Pareillement, l’inscription de préoccupations systémistes dans le sillage de l’objet « paysage » peut aussi se comprendre comme un effort pour relier les deux « épistémées » en montrant une divergence de finalité qui n’épuiserait pas le patrimoine commun en une intransigeante séparation de corps. À ce titre, on pourrait avancer que L’analyse quantitative en géographie n’est pas un texte contestataire (ou « révolutionnaire » dans une acception classique) dans la mesure où il n’en appelle jamais au rabattement de la confrontation épistémologique sur le champ social.
En définitive, la critique — entendue comme « discours sur la crise » — des années 1971-1975 apparaît dans son ensemble comme une entreprise de promotion d’une façon supposée radicalement nouvelle de faire de la géographie, associée à la conviction du caractère dépassé des perspectives de l’école française et au souci d’organiser une confrontation raisonnable des positions en présence. Elle a un indiscutable pouvoir libérateur, dans la mesure où elle brise le tabou de l’unité épistémologique de la géographie et autorise toutes sortes d’innovations dans la pratique géographique (qui jusque là auraient été rejetées comme n’étant « pas de la géographie »). En revanche, elle est le fait d’auteurs auxquels répugne l’idée de briser une certaine idée de la civilité communautaire : pas ou peu d’attaques ad hominem, pas de violence verbale, pas de réquisitoire systématique contre les contemporains ou leurs inspirateurs, aucune coloration politique ; et le médium demeure la classique publication à titre auctorial (le plus souvent individuelle), sous forme d’article ou de livre, avec ce que cela suppose en termes de concertation et d’élaboration.
Parler de « crise » n’est pas l’apanage des seuls auteurs étudiés, mais il faut constater que les autres usagers du mots font preuve d’un déconcertant mutisme quand il s’agit d’en justifier et d’en expliciter l’usage… Ainsi le numéro spécial de la revue communiste La Pensée, datant de 1977, pourtant intitulé « La géographie et sa crise », contient deux textes très décevants par rapport à cet affichage global : « Crise de la géographie ? » de J. Dresch et « Réflexions sur la géographie en France » de Georges Viers, qui l’un et l’autre se dérobent à leur sujet, à tel point qu’il est difficile de décrypter les intentions qui ont présidé à leur rédaction. Seul le texte de J. Scheibling, « Débats et combats : sur la « crise » de la géographie », s’essaie réellement à un examen de la situation disciplinaire en France.
Dans une perspective différente, P. George perpétue son diagnostic de « crise » dans un article de 1976, intitulé « Difficultés et incertitudes de la géographie ». Mais c’est pour camper sur des positions inchangées par rapport à ses publications antérieures et dénoncer le « scientisme », le « schématisme » et le « perfectionnisme » de « la modélisation ». Tout se passe comme si l’éditeur de L’analyse quantitative en géographie, tout en accompagnant à son corps défendant le « mouvement » en marche, ne pouvait s’empêcher d’en réfuter l’intérêt et de multiplier les formules assassines contre l’« ordinateur » et le « nombre », alors même qu’il passe sous silence l’ensemble de la production hétérodoxe. Il relaie même une représentation du géographe détenteur d’un « art » qui jusque là lui semblait absolument étrangère. Signe d’une crispation paradigmatique qui nivelle les divergences entre tenants de l’orthodoxie ?
Dans ce concert de diagnostics plus ou moins étayés, un seul se distingue par son déni du terme de crise. Il est le fait de Gilles Sautter, géographe tropicaliste bénéficiant à l’époque d’une aura importante dans la communauté, au point d’avoir été choisi pour faire le point sur « la géographie en 1975 » à l’occasion des journées géographiques de Nice (hiver 1975). De cette position de rapporteur-expert, il a tiré deux textes jumeaux, intitulés « Crise ou renouveau de la géographie » et « Quelques réflexions sur la géographie en 1975 », qui se distinguent l’un de l’autre uniquement par la longueur et la plus ou moins grande oralité des formules, tandis que les articulations générales et certains développements se retrouvent in extenso d’un article à l’autre.
Le texte du rapport proprement dit s’ouvre sur une assertion qui annonce clairement la couleur :
La vraie crise se situe à la fin des années 1940 - début des années 1950. La géographie tournait en rond, finissant d'épuiser des idées générales, des thèmes et des catégories sur lesquelles elle s'était édifiée.
Immédiatement après cette assertion fracassante, G. Sautter fait état des « formes du renouveau » (titre de la première partie) grâce auxquelles « on est sorti » de la « vraie crise » et du « ghetto géographique ». Néanmoins, ce bilan positif est contrebalancé par les « menaces et ombres » (2ème partie) qu’une certaine pratique irréfléchie du « traitement mathématique » fait peser sur la discipline, avant que ne soient pointées les « nombreuses contradictions » (3ème partie) générées par le renouveau en cours : « grand divorce » « entre la géographie-institution, conservatrice du passé par la force d'inertie non des hommes mais des choses, et la géographie-qui-se-fait », entre théoriciens jargonnants et hommes de terrain, entre « la « vieille » géographie (pas morte) » et les tenants de la « modélisation », etc. Foncièrement attaché à l’unité de la discipline, G. Sautter est amené à déplorer les clivages internes, à commencer par celui qui oppose classiques et nouveaux géographes : « Bien qu'aucun argument théorique ne s'y oppose, les deux points de vue et les démarches correspondantes ont grand mal à se joindre. ».
La partie la plus convaincante et la plus originale de la réflexion de G. Sautter concerne les virtualités clivantes de « la question de l’espace » et les finalités de l’usage des modèles : dépassant toutes les antinomies légitimes de son époque, il décortique magistralement les confusions que recouvre l’usage du terme « espace » avant de revivifier l’opposition entre « géographie générale et géographie régionale », qui renvoie selon lui à deux « familles d’esprit » :
Une famille d'esprits s'attache [aux situations géographiques] comme à des objets méritant en soi l’étude. Des objets définis par la contiguïté des phénomènes observés, considérée comme hautement significative, par le détour de l’histoire et de la communication. Cette sorte de géographie insiste sur le caractère particulier, improbable de chaque situation, et en cherche l’explication du côté des concours de circonstances (dans le temps) et des rencontres (dans l’espace). La mise en regard des situations apparentées, l’examen des problèmes liés à chaque famille typologique ne joue pas un moindre rôle, mais s'inscrit dans une démarche essentiellement inductive et comparative. Au sommet, les schémas, les modèles, les théories et les hypothèses ont un rôle essentiel, mais leur utilisation reste souple. C'est moins la raison dernière des choses qui leur est demandée — sinon sous une forme très générale et par là même peu contraignante — qu'un principe d'organisation de la pensée, le canevas structuré de la recherche à faire, et un système de référence pour en apprécier les résultats. L'autre façon de concevoir la géographie assigne aux situations géographiques moins une valeur en soi au regard de la connaissance à atteindre qu'un rôle d'objets expérimentaux utilisés pour tester, vérifier, perfectionner ou remanier des lois de structure ou d'évolution. Par le détour des situations dites concrètes, on part de la généralisation pour y revenir, et si possible à un degré supérieur de précision et de généralité. Ce qui dans chaque cas pris en considération apparaît comme réductible au général, fût-ce par le biais de l’exception signifiante, tend à être dévalué, comme résidu inorganique et anecdotique. Dans le cas où les régularités recherchées le sont par la voie d’un traitement mathématique, le résidu l’est également au sens technique. Ce débat capital, dans la géographie de 1975, donne l’impression tantôt d'être occulté (et d'autant plus facilement que beaucoup de géographes sont eux-mêmes partagés entre les deux attitudes d'esprit), tantôt d'alimenter sournoisement la querelle et les anathèmes, en émergeant sur un tout autre terrain : géographie moderne ou géographie de papa ; géographie quantitative (au sens large) ou géographie qualitative. Il serait temps de considérer les choses en face.
Ce passage étonnant amène à repenser complètement une rationalité que l’on pourrait qualifier d’« idiographique » faute de mieux, par opposition à une rationalité « nomothétique », avec ceci d’original que chacune a recours à la généralisation et à la mathématisation, mais avec des visées différentes et une palette d’opérations intellectuelles d’une certaine richesse. Dès lors, le clivage entre « quantitatif » et « qualitatif » cesse d’être opératoire. La dimension la plus admirable de l’analyse faite par G. Sautter ressortit à sa capacité d’opérer des distinctions démarquées de la vulgate, manifestant une capacité diacritique en décalage par rapport aux schèmes et stéréotypes en vigueur et anticipant des débats encore virtuels (tel celui sur l’autonomie de l’espace). Par un étrange paradoxe, ce que son analyse a de plus aigu engage un examen non pas diagnostique mais pronostique, par déploiement et mise en cohérence de réseaux de significations et d’opérations intellectuelles. Il reconnaît d’ailleurs l’invisibilité relative de ces distinctions lorsqu’il déplore l’occultation du « débat capital » que devrait générer la coexistence des « deux familles d’esprit » dont il fait état. Dès lors, si crise il y a, c’est par instauration clandestine d’une géographie à deux vitesses, qui semble nocive à bien des égards :
Entre une géographie par la base et une géographie par le sommet, il existe donc en 1975 un débat capital. Ce débat correspond, dans une certaine mesure, à une fâcheuse spécialisation du travail qui est en train de s'instaurer parmi les géographes comme dans le reste des sciences économiques et sociales : d'un côté, ceux qui s'affrontent aux faits, aux hommes, au « terrain », aux dossiers contenant l'information à l'état brut ; de l'autre, ceux qui réfléchissent et généralisent sur la base du matériel récolté par les premiers et livré à l’état semi-élaboré, ou, encore, à partir du matériel statistique courant. Il y a là une pente dangereuse et qui mène à une double géographie : l'une engluée dans le « réel » au-dessus duquel elle n'arrive pas à s'élever, l’autre décollant du concret pour s'épanouir au libre royaume des abstractions.
Les dangers de ce clivage sont d’ordre social (il génère une hiérarchie académique susceptible de dégénérer en structure par castes), épistémologique (il sépare dramatiquement la théorie de l’empirie), et « médiatique » (la géographie devient « ésotérique » et n’attire plus les lecteurs), avec d’évidentes répercussions politiques « quand [la géographie] se propose de participer à l'effort de transformation du monde » (id., p. 261) que l’on devine négatives. En somme, par delà le « renouveau » affiché, les « facteurs de crise », fussent-ils encore virtuels, préoccupent fortement notre rapporteur, au point de lui inspirer des conclusions assez pessimistes :
[Le danger] est aussi de produire une littérature épouvantablement ennuyeuse, où rien ne vient aiguillonner la curiosité intellectuelle. Si la géographie présente offre, derrière toutes ses qualités et son indiscutable renouveau, un facteur de crise, il est sans doute là : trop de ses productions découragent le lecteur, forcé de se rabattre vers les écrits plus stimulants, par exemple ceux des botanistes ou des sociologues.
Même s'il peut en résulter une certaine irritation chez les tenants d'une science moins engagée, mieux vaut sans doute, à tout prendre, accepter quelques risques. Le pire n’est-il pas de se laisser oublier dans un compartiment-refuge d'une discipline qui va de l'avant ? Il est juste de dire [...] que le traitement par trop ésotérique des faits géographiques peut lui aussi, à la limite, représenter un désengagement.
Parmi tous les exégètes précoces d’une « crise de la géographie », Gilles Sautter apparaît finalement comme le plus agnostique, laissant filtrer un scepticisme à l’égard des diverses « solutions » en présence, s’inquiétant par avance des confusions opérées par ses contemporains et des effets secondaires d’une neuve exigence théoricienne. Contestant l’idée d’une crise intellectuelle qui sanctionnerait l’impasse où serait rendue la discipline, il redoute davantage les effets d’une crise sociale virtuellement contenue dans les mutations des années 1970. Sous une forme qu’il ne pouvait certainement pas subodorer, celle-ci s’est manifestée l’année même de son intervention aux Journées géographiques de Nice, avec l’émergence des revues EspacesTemps et Hérodote et l’efflorescence d’un discours contestataire résolument radical, voire révolutionnaire.
II Le temps du réquisitoire (1975-1982)
Jusqu’en 1975, à de très notables exceptions, diagnostics de crise et critiques de la tradition sont demeurés dans les limites d’une courtoisie de bon aloi. Les remises en question étaient feutrées, débarrassées de toute charge personnelle, et les admonestations directes habilement dissimulées derrière une allusion ou tassées dans l’humus des notes infra-paginales. À partir de 1974-1975, le ton change, se durcit, dans une gamme qui va du caustique à l’invective « révolutionnaire ». Les attaques ad hominem accompagnent les polémiques ouvertes. Une certaine disposition à l’agressivité, non spécifique aux « nouveaux géographes », se répand dans la littérature « de réflexion », difficile à objectiver mais particulièrement sensible quand on s’immerge dans les écrits de l’époque. Si la « coupure épistémologique » est déjà abondamment relevée et approuvée (ou évacuée), la rupture sociale prend alors tournure, exprimée par le changement de ton, mais aussi par divers efforts d’inflexion de la topique du discours géographique : à la formule solitaire des maîtres anciens doit se substituer une parole plurielle, voire collective, tributaire d’un double régime d’oralité (savante et révolutionnaire) qui se précipite, à la diable, dans les revues nouvelles et les libelles de littérature grise, la formule semblant hypostasier la culture de forum pratiquée en Mai-68.
1°) Les raisons de la colère
C’est pourtant un exercice éminemment individuel qui inaugure ce temps du réquisitoire : celui auquel se livre Alain Reynaud dans La géographie entre le mythe et la science. De l’aveu même de son auteur, « cet ouvrage s’est efforcé de montrer que les idées sur lesquelles repose la géographie sont discutables ». Ce dernier adjectif a une charge sylleptique : non seulement on peut discuter-soumettre à la discussion les postulats de « la géographie » (bloc granitique, mais néanmoins fissuré), mais de plus il s’agit dans la mesure du possible de les discuter-réfuter. S’il est malaisé de lire ce texte comme un pamphlet franc et brutal contre une certaine géographie, sa façon ironique, et pour tout dire un peu sournoise, de discréditer les émanations de celle-ci (valeurs, pratiques, sentences) a quelque chose de profondément pamphlétaire. Au demeurant, les contemporains ne s’y sont pas trompés, à l’image d’un P. George, prolongeant son article de 1976, « Difficultés et incertitudes de la géographie », par une note de lecture crispée consacrée à cet opuscule, comme si celui-ci rendait nécessaire l’énième reformulation de la doxa à laquelle il s’est auparavant livré. Et les « nouveaux géographes » de toutes obédiences n’ont pas tardé à l’utiliser comme un témoignage à charge contre la « vieille » géographie.
À la manière de la littérature critique de l’époque, le texte s’ouvre en prenant l’air du temps : « On a parlé fréquemment en France, au cours de ces dernières années, d'une crise de la géographie. » Laquelle est essentiellement lue en terme de « désintérêt » (ce sera une antienne). Survient une autre certitude partagée : « C'est que les géographes eux-mêmes ont toujours eu un certain mal à définir leur propre discipline et ce ne sont pas les philosophes et les épistémologues de métier qui leur seront d’un grand secours car cette discipline leur est inconnue. » Néanmoins, et malgré tout, A. Reynaud esquisse une sorte de consensus trivial de l’identité disciplinaire, qui ne donne pas lieu à discussion ou étai :
[Les géographes] sont en revanche à peu près d'accord sur un petit nombre d'idées qui peuvent se regrouper autour de trois thèmes :
a) la géographie est une étude des rapports entre l’homme et le milieu naturel. Certes, quelques géographes rejettent cette idée, à leurs yeux simpliste, mais eux-mêmes considèrent que l’étude du milieu naturel est absolument indispensable ou tout au moins hautement souhaitable et que la vraie géographie ne pourrait en aucune manière s’en passer. On peut donc considérer, en première analyse, qu'ils se rattachent à la même conception.
b) la géographie est formée de très nombreuses branches dont les rapports ne tombent pas sous le sens commun (géomorphologie et circulation, hydrologie et étude des villes, etc.), mais son unité ne doit pas être mise en doute. Discipline de synthèse par excellence — et même la plus synthétique de toutes puisqu'elle associe à la fois l’étude des phénomènes naturels et humains —, la géographie ne saurait exister si elle n’est globale.
c) la géographie a un cadre d'étude privilégié, qui lui appartient en propre : la région, d'où la prééminence généralement affirmée de la géographie régionale sur la géographie générale.
Or, précisément, ces trois « thèmes » (axiomes ?) font l’objet de déconstructions séparées correspondant aux trois premières parties de l’ouvrage : « L’irritant problème du déterminisme géographique » (p. 14-50), « Le mythe de l’unité de la géographie » (p. 51-86) et « Les ambiguïtés de la notion de région » (p. 87-125). En somme, le mouvement du texte consiste à mettre à bas ce qui a été désigné dans un premier temps comme les conceptions les mieux partagées de la discipline. Quant à la quatrième et ultime partie (p. 126-171), intitulée « Les fondements idéologiques de la géographie », elle vise à dévoiler la supercherie d’un idéal de neutralité objective dissimulant difficilement des positions réactionnaires. Il convient de noter que le dessein disqualifiant n’est pas explicité dans l’introduction : ce n’est que dans la conclusion, qu’il sera avoué. En revanche, dès cet énoncé initial, ce qui apparaîtrait comme du premier degré chez P. George ou J. Beaujeu-Garnier est déjà entaché d’ironie. Le paragraphe qui suit le détail des trois thèmes achève de mettre celle-ci au premier plan comme dispositif pamphlétaire privilégié :
Si on laisse de côté les développements fréquents sur les difficultés de tout travail géographique, qui fait appel à des qualités d'analyse et de synthèse, associe l’intuition à la culture et oblige le géographe à allier la rigueur froide du savant et le souffle puissant du poète, on se rend tout de suite compte que la « problématique » de la géographie coïncide avec les préoccupations du monde contemporain : aux thèmes favoris des géographes se rattachent sans difficulté les thèmes de l’environnement et de la pollution, de la pluridisciplinarité et de la régionalisation. Les géographes devraient donc, en bonne logique, occuper une place de premier plan dans tous les organismes officiels et la géographie jouer le rôle d'une science-pilote dans la pensée contemporaine, creuset des nouveaux concepts, au même titre que la linguistique par exemple. Il peut donc être intéressant de recueillir des opinions et des jugements sur la géographie, de provenance aussi variée que possible. [Suit un florilège de 2 pages et demi de citations féroces de grandes figures du temps : G. Bachelard, F. Braudel, F. Perroux, P. Bourdieu, F. Châtelet, H. Lefebvre, O. Guichard]
Dès lors qu’il est question d’« allier la rigueur froide du savant et le souffle puissant du poète », l’ironie devient évidente, confinant à la fois à la parodie et à l’antiphrase, même si A. Reynaud mélange les genres en affirmant aussitôt après la pertinence de la géographie devant les « préoccupations du monde contemporain ». Mais c’est pour mieux instaurer un vaste dispositif sarcastique mettant en contraste l’intérêt virtuel de la géographie et les considérations extrêmement négatives des quelques autorités convoquées sur la géographie enseignée ou pratiquée. Au reste, il n’a de cesse de montrer ultérieurement que ces critiques ne sont pas « souvenirs de lycée » — anticipant une objection qui pourrait être faite — mais qu’elles émanent de connaisseurs avisés des « travaux les plus récents et les plus importants » (p. 7).
Ces quelques exemples de procédés ironiques sont loin d’être un phénomène isolé, à valeur liminaire. Le livre est dans son entier marqué par un travail de sape visant inlassablement à mettre en exergue les inconséquences programmatiques, les contradictions et les apories de « la géographie » (c’est-à-dire du paradigme classique). Le procédé favori de l’auteur consiste à décliner des citations et points de vue d’auteurs variés, créant un effet de convergence, pour montrer finalement l’inanité des catégories utilisées et des raisonnements, ou leur valeur strictement endogène, qui ne résiste pas au regard de l’autre (ainsi dans l’extrait précédent). À l’issue de tel ou tel panorama, il est fréquent que l’auteur donne libre cours à son penchant pour le persiflage cinglant, ainsi sur la question de la « science de synthèse » :
Pour nombre de géographes, la géographie n'est donc pas une science comme les autres. Elle a ce petit quelque chose qui en fait une connaissance à part. Une connaissance, non point, car la géographie est la connaissance suprême, « peut-être une catégorie nouvelle de l’intelligence, à laquelle l’esprit occidental et lui seul vient d'accéder », à la limite une sorte de révélation. Le géographe devient ainsi un être fabuleux, en qui s'incarne le savoir total et à qui échoit, par vocation naturelle et raciale le droit de coordonner ou de diriger les autres chercheurs qui ne voient de la réalité qu'une part infime. […] Les hymnes à la géographie ne sont pas rares : malheureusement, ils n'arrivent à convaincre que les convaincus, c'est-à-dire les géographes eux-mêmes. Curieux destin que celui d'une science qui prétend à l’universalité mais qui éprouve le plus grand mal à sortir de son « ghetto ». Mais peut-être ceci explique-t-il cela ?
Il serait à la fois facile et fastidieux de multiplier les exemples de cette sorte. Par delà l’ironie perce nettement une lassitude à l’endroit des prétentions de la géographie des Trente Glorieuses, agacement qui résonne à la façon d’un espoir déçu. En creux, le texte d’A. Reynaud manifeste l’incrédulité d’une génération confrontée, dans son ouverture aux sciences sociales, à la représentation en miroir d’une discipline dans le meilleur des cas ignorée et sans cesse renvoyée à son ingrat reflet scolaire, alors qu’elle multiplie les textes réflexifs à teneur panégyrique. Par ailleurs, la mise à jour récurrente, presque obsessionnelle, des « paradoxes » non réglés de la géographie peut aussi déboucher sur une expression d’impuissance rageuse qui donne un tour aigu (et plus franc) à la dimension pamphlétaire de l’ouvrage :
Ainsi se développe un double paradoxe : d'un côté la géographie, dans sa conception la plus classique, est de moins en moins en prise sur le monde contemporain ; ceux qui en sont conscients et qui raisonnent dans d'autres systèmes conceptuels, ont une piètre opinion de cette discipline, à leurs yeux vieillotte, sclérosée et désuète[…] D’un autre côté, la géographie constitue pour un grand nombre de gens — et sans qu’ils s’en rendent toujours compte — un point d'ancrage rassurant, de par ses défauts mêmes […] C'est au travers de ce double paradoxe que se pose le problème de l’avenir de la géographie. (p. 184)
Mais utiliser des connaissances provenant d'autres disciplines n'est pas spécifique à la géographie […] Mais cela suppose un objet déterminé, en un mot une dominante, sous peine de grappiller des connaissances sans ordre, de les amasser sans but, en un mot de verser dans l’encyclopédisme et dans le parasitisme les plus vains. La géographie, en se réfugiant derrière son unité et en insistant sur ses caractères soi-disant originaux de science de synthèse, ne cherche-t-elle pas un bon prétexte pour éviter de forger ses propres outils conceptuels ? (p. 84)
« Discipline […] vieillotte, sclérosée et désuète », « passéiste », coupable de « parasitisme » (même si c’est aux yeux des autres) la géographie du temps subit des outrages langagiers qui vont au-delà d’un sage diagnostic de « rupture épistémologique », dès lors élargie en critique sociale. Après tout, ce vocabulaire anthropomorphe s’applique davantage à des personnes qu’à une institution — à laquelle il donne un corps (âgé, « se réfugiant » dans ses certitudes), objet de lazzis. Demeure néanmoins un trouble essentiel face à la manière d’Alain Reynaud : son épistémologie critique traite la géographie française comme un continuum, voire comme un bloc, dont ne se démarquent que de trop rares esprits lucides (J. Gottmann, R. Brunet, G. Bertrand, Milton Santos), de telle sorte que l’on peine à envisager quelle alternative pourrait s’offrir à d’éventuels rénovateurs. C’est tout juste s’il esquisse quelques typologies purement logiciennes (qui ne mangent pas de pain) dans sa conclusion. Dès lors, faute de souci diacritique, un certain flou épistémologique persiste et l’ouvrage apparaît essentiellement comme une charge qui ne ménage guère d’ouverture pour la « Nouvelle Géographie » pourtant réclamée (p. 176). Ironique, La géographie entre le mythe et la science est aussi un livre amer et cultivant un certain scepticisme à l’égard de tous les « possibles géographiques » (p. 181). Posture générationnelle ? A. Reynaud est le premier baby boomer à donner de la voix sur la scène française. Il est tentant de reprendre l’analyse inspirée de P. Bourdieu et M.-C. Robic développée au chapitre IV et de mettre en relation la colère épistémologique avec un phénomène générationnel, dérivé de l’expérience de Mai-68 et avivé par la reprise en main des universités (et tout particulièrement de la géographie) dans les années 1972-1974. Au reste, la dureté des attaques contre J. Beaujeu-Garnier, symbole de la droite et de l’intolérance (p. 180), pourrait corroborer cette interprétation.
Force est de constater que le durcissement du ton est étroitement lié à l’émergence d’une dimension de critique politique, totalement absente jusque là, visant entre autres l’establishment géographique comme synecdoque et émanation du Pouvoir. Mais ce qui demeure modeste en proportions dans l’ouvrage d’A. Reynaud prend une dimension capitale avec l’émergence des revues EspacesTemps (1975), Hérodote (1976), Espaces et luttes (1978), qui toutes, d’une manière ou d’une autre, se revendiquent du marxisme, entendu comme discours sur la société et comme instrument de combat politique. L’entrelacement des deux critiques — la politique et l’épistémologique — est surtout présent dans la première des trois publications, convergeant peu ou prou avec les positions de nombreux membres du Groupe Dupont dont les Brouillons éponymes commencent à paraître en 1977, sur une ligne davantage « moderniste » (comme diront les « radicaux »), c’est-à-dire au principal théorico-quantitativiste, bien que nourrie également de marxisme. Au-delà du seul matérialisme dialectique, à de notables exceptions (André Dauphiné), la quasi-totalité des théoriciens-quantitativistes français ne faisaient pas mystère de leurs convictions de gauche. Cette coloration politique est souvent passée sous silence quand il est question de la « Nouvelle Géographie » (dont on retient essentiellement les positions théoricistes et « spatialistes »). Il semble que les objections « radicales » d’Hérodote ou du groupe de Raymond Guglielmo, reprochant aux « modernistes » leur manque d’engagement dans les luttes sur le terrain, aient joué leur rôle dans cette absence d’étiquetage. Pourtant, la sensibilité générale des nouveaux géographes était des mieux partagées, ce dont témoigne le compte rendu final du Géopoint 76 réalisé par H. Reymond ou encore le récit « drolatique » d’Henri Chamussy, « D’amour et d’impuissance », qui s’offre comme chronique des tâtonnements et convictions d’une génération :
... peu à peu, une tendance majoritaire s’est dégagée qui explique pourquoi elle pense qu’il faut lier la géographie au marxisme. Les rapporteurs savent bien qu’elle ne représente pas tous les participants, mais ils constatent qu’elle propose seule un ensemble cohérent de propositions.
Il ne faut donc plus véhiculer une idéologie implicite. Je m’accuse d'avoir longtemps pratiqué le péché d’implicite, et je prends la ferme résolution de ne plus recommencer ( pour votre pénitence mon fils, vous lirez dix fois la Contribution à la critique de l'économie politique...). Il va donc falloir trouver une idéologie, et l'expliciter, car il n’y a pas de science sans idéologie. Mais il n'est pas question de choisir l'idéologie dominante ; elle est chargée d’un tel potentiel répulsif qu’elle entraînerait aux pires turpitudes. L’idéologie dominante, pour nous autres géographes français, c’est, bien sûr, celle des Princes qui nous gouvernent, le libéralisme capitaliste de la bourgeoisie au pouvoir (c’est-à-dire la même que l'idéologie implicite).
Être « de gauche » et « nouveau géographe », au milieu des années 1970, impliquait de mettre à distance le Système (du Pouvoir ou de la géographie traditionnelle), émanation « répulsi[ve] » du « libéralisme capitaliste de la bourgeoisie au pouvoir » (H. Chamussy), qu’il ne pouvait être question de réformer de l’intérieur. Dans ce contexte, tourner la page de la « géographie de papa » (idem), qui n’avait montré que trop de connivence avec l’État gaullien dans les années 1960 (par les exemples de J. Beaujeu-Garnier, J. Labasse et de quelques autres), supposait une attitude de non-compromission. Ce qui rendait infréquentable les revues officielles (Annales de géographie, BAGF, Information géographique, Acta Geographica, etc.), les associations de géographes existantes (sociétés de géographie, Association de géographes français) ; tandis que le Comité national de géographie apparaissait comme l’émanation haïssable d’un système mandarinal par trop hiérarchique, marginalisant (d’abord et avant tout financièrement) les équipes « progressistes » et arc-bouté sur les positions les plus conservatrices (tant d’un point de vue épistémologique que politique). On peut comprendre ainsi que la Commission de géographie théorique et quantitative du CNG, créée seulement en 1975, pourtant marginale au sein de l’institution, ait tardé à devenir le « lieu des échanges d’informations » que certains auraient voulu qu’elle soit d’emblée.
Cette situation de sécession tout à la fois subie et voulue jette un éclairage particulier sur les créations « topiques » des nouveaux géographes (au sens le plus large) : périphériques (le Groupe Dupont est une création de géographes du Sud-Est, les colloques — de géographie quantitative ou les Géopoint — ont lieu loin de Paris), précaires (Espaces et luttes, Attila et bien d’autres revues n’auront qu’une existence éphémère ; d’autres, EspacesTemps, les Brouillons Dupont, demeureront longtemps des samizdats ronéotypés) ; de maturation lente : il s’est passé cinq ans entre la fondation du Groupe Dupont (1971) et l’organisation du premier colloque Géopoint, six ans avant la publication du premier numéro des Brouillons (1977). Plus encore, la création d’une association faisant contrepoids au Comité national et à l’AGF a tardé à se concrétiser : l’Association française pour le développement de la géographie (AFDG) n’a vu le jour qu’en 1982, dans un contexte extrêmement crispé. Quant à une revue comme Hérodote, parisienne, mieux dotée et publiée « grâce à l'amitié et à la clairvoyance politique de François Maspero », c’est-à-dire un éditeur privé, elle a tout de même débuté avec des moyens techniques — qui étaient ceux d’un petit éditeur, fort célèbre mais marginal — et un tirage limités.
Par un effet de rétroaction qui n’est pas indifférent, cette marginalité topique, voulue et subie, a certainement conforté les différents groupes contestataires dans leur rejet de l’establishment géographique et libéré de façon plus souveraine une parole de rejet, maniant l’invective et la harangue contestataire (EspacesTemps, Hérodote) ou mettant en accusation fermement la « géographie traditionnelle » en une multitude de prises de parole à effet convergent (dans les deux premiers Géopoint, beaucoup plus sporadiquement dans les Brouillons Dupont). Le caractère axiomatiquement collectif de plusieurs de ces entreprises a toutefois contribué à brouiller ou aplanir l’âpreté des contestations : anonyme ou multiauctoriale, visant une généralité abstraite — la « géographie classique » — plutôt que des individus en particulier, exprimée en manifestes à vocation consensuelle, la critique révolutionnaire perd de son tranchant. En revanche, elle n’est jamais aussi vive que dans les articles d’éditorialistes écrivant en leur nom propre, tel Jacques Lévy dans son notoire « Pour une géographie scientifique » ou C. Raffestin dans ses deux premières interventions aux Géopoint (1976 et 1978) : « Problématique et explication en géographie humaine » et « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », discours incisifs et polémiques.
Mais la coloration politique n’est pas simple ressac de Mai-68 ou contrecoup d’une rigidité politico-institutionnelle étouffante. Ainsi qu’en témoignent nombre de textes de l’époque, le climat d’« intolérance » ressenti par les générations nouvelles avait plusieurs sources : la « reprise en main » des universités en 1971-1972 et la victoire de Valéry Giscard d’Estaing aux élections présidentielles de 1974, après l’échec de la gauche aux législatives de 1973, semble avoir conforté le verrouillage des institutions universitaires et généré un certain découragement dans l’intelligentsia « progressiste », entre autres parmi les Nouveaux géographes. L’arrêt brutal des recrutements d’assistants en 1972-1973 a également joué son rôle dans la montée du sentiment collectif de fermeture et de « retour de bâton ». À un autre niveau, la réforme dite « Haby », mise sur le métier en 1976, qui entendait réduire les horaires d’enseignement de l’« histoire-géographie » dans le secondaire, a été vécue comme une grave menace et comme un signe du « mépris » de la classe dirigeante à l’encontre de la discipline. Après 1974-75 également, les premiers signes de crise économique ont donné argument pour une reprise en main budgétaire servant avant tout de levier politique. Point d’orgue de la mise au pas, la réforme des universités pilotée par Alice Saunié-Séïté est restée dans les esprits comme la tentative la plus délibérée de contrôle politique et de soumission hiérarchique du monde universitaire. La période 1976-1980, si riche en polémiques, règlements de compte et révisions épistémologiques, apparaît aussi comme les « années de plomb » de la géographie française, du point de vue en tout cas des rapports de force et de la répartition des dotations budgétaires. Dès lors, la « crise », mondialisée, hexagonale, universitaire, etc., était une évidence pour tout un chacun, mais aussi un jeu : sur les mots, l’idée, l’échelle… et qui néanmoins faisait sens, comme raison globale sans doute.
Pourtant (ou : de ce fait ?), c’est à cette époque que la littérature contestataire foisonne et se multiplie. Réussite éditoriale pour Hérodote et EspacesTemps, qui ont chacune à leur échelle une diffusion encourageante et se font connaître d’un public assez varié (y compris, cf. infra, par le scandale). Succès de fréquentation pour les deux premiers colloques Géopoint, au point de surprendre les organisateurs, non préparés à une telle affluence. À défaut de pouvoir l’étayer par des descripteurs précis, on pourrait affirmer à titre d’intuition globale que les idées nouvelles dans leur diversité se sont alors diffusées dans un assez large partie de la communauté disciplinaire et que les initiatives contestataires ont fait recette auprès du public susceptible de les entendre : auditoire estudiantin et universitaire, géographique pour l’essentiel, tant il est vrai que le mouvement est demeuré largement invisible à l’extérieur (nonobstant l’aura vincennoise d’Y. Lacoste).

Document 2 : illustration parue dans le numéro 5 d'EspacesTemps
2°) Un temps polémique
La parution du premier numéro d’EspacesTemps à l’automne 1975 donne le La du changement de ton : présentée sous les dehors rudimentaires d’un bulletin (ou « revue ») de l’« association des élèves, anciens élèves et amis de la section d’histoire-géographie de l’ENSET » la publication recèle deux articles — « Pour une géographie scientifique » de Jacques Lévy et « La géographie aux champs » de Christian Grataloup — qui vont secouer le Landerneau géographique, bénéficiant de l’effet de publicité d’une recension ironique et exaspérée de Maurice Le Lannou, dans Le Monde du 8/9 février 1976 :
Que voici un déconcertant manifeste lancé par de futurs maîtres ! À l'École normale supérieure de l'enseignement technique, d'où me vient cette brochure, on ne veut même plus entendre parler de géographie, et l’on prétend substituer à la vieille discipline une toute nouvelle « science des espaces ». Cela dans un style précaire, mais péremptoire, qui enfonce l'obstacle : on stigmatise « le ridicule épistémologique » des enseignants de Sorbonne (et d'ailleurs), et l'on se demande, parlant des plus connus, « comment discuter avec cette géographie-là ». Ces jeunes gens doivent être bien sûrs de leur affaire, et nous sommes crûment avertis de leur résolution. « Il ne s'agit pas de créer un climat de violence, même verbale, contre les tenants de la géographie actuelle... » Ce même verbale est admirable ; dans sa provisoire indulgence, il en dit long sur les origines et sur le sens de l'inspiration.
La réponse des auteurs incriminés (Le Monde du 14-15 mars 1976) achève de donner un tour public et polémique à cette affaire, et apporte une notoriété inespérée à EspacesTemps, dont se réjouiront les auteurs dans le « Manifeste » publié dans le numéro quatre de la revue : « L’article de Maurice Le Lannou dans Le Monde qui attaquait les géographes d’E. T. ainsi que la réponse parue dans le même journal nous ont valu une certaine publicité et une auréole de contestataires. » Il ne s’agit là que d’une première salve d’échanges combatifs. Bien d’autres joutes viendront troubler les eaux de la géographie française. Dans un article humoristique Marie-Claire Robic s’est essayée il y a peu à recenser (très sérieusement) l’ensemble des « flèches » et « piques virtuelles » échangées en 1976-1977.
Notre propos n’étant pas de décortiquer les dites polémiques mais de souligner l’ambiance proche du pugilat qui était celle de la géographie française à cette époque, nous considérerons ce document (reproduit à la page suivante) comme une pièce probatoire de la conflictualité de style « révolutionnaire » régnant alors. Nous nous contenterons pour notre part d’examiner trois exemples de « libelles » de rupture : les numéros inauguraux d’EspacesTemps et d’Hérodote et les actes du colloque Géopoint 76 (au début du point suivant), en ayant bien à l’esprit la différence de statut et de vocation de ces trois volumes. Quant au fond des discussions de l’époque, il sera abordé de façon plus précise (à partir d’un large panel de textes) dans le dernier point de cette deuxième partie de chapitre. D’aucuns pourront regretter l’absence d’un examen systématique des répliques de l’establishment géographique, mais outre qu’elles ne sont pas nombreuses sous forme écrite, il serait aisé de montrer que rien de substantiellement nouveau n’est ajouté aux critiques depuis longtemps formulées par P. George, J. Labasse, J. Beaujeu-Garnier (à propos de la situation américaine) ou A. Meynier (évoquant le « climat d’intolérance » régnant dans les jeunes générations).
Dotées de faibles moyens, disposant de possibilités de reprographie limitées, mises en page à la diable (à l’exception d’Hérodote), confinées dans les limbes de la littérature grise, les publications nouvelles ont retourné ces contraintes en signe de fabrique : les dessins de potache et caricatures se substituent aux cartes et photographies des revues mieux dotées, la spontanéité des échanges et les documents de dernière minute rompent avec les rigidités des périodiques universitaires, l’artisanat règne en maître jusqu’à se mettre en scène lui-même. Les contraintes de convenabilité formelle volent en éclat : le lectorat est interpellé directement, appelé à contribuer sur divers modes à l’effort collectif ; la bienséance scripturaire est malmenée par l’emploi d’un registre lexical peu châtié, d’une langue globalement proche de l’oralité ; la vigilance typographique est relâchée, les rajouts manuscrits sont monnaie courante (surtout dans les Brouillons et EspacesTemps, un peu dans les actes du Géopoint 76). On pourra objecter qu’il n’y a là rien de bien original qui différerait des autres formes de publications désargentées (fanzines, revues d’étudiants, littératures grises), cependant l’essentiel n’est pas affaire d’originalité mais de message. La littérature contestataire incarne formellement, en actes si l’on peut dire, l’habitus de la marginalité extra-institutionnelle, fait de précarité, d’esprit tout à la fois potache et sérieux, de survalorisation des fonctions de contact et d’influence de la communication, et se représentant volontiers sous des formes collectives (voire quasi tribales). Le tout au service d’un message alternatif, extra- ou néo-paradigmatique.

Document 3 : Polémiques des années 1976-1977 dans la géographie française (par M.-C. Robic)
Capitalisant l’air du temps, J. Lévy dans « Pour une géographie scientifique » et Y. Lacoste dans « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », partent encore une fois du sentiment le mieux partagé à l’époque, jouent abondamment sur les résonances extra-disciplinaires du terme (la crise mondiale), encore que les interprétations qu’ils donnent du terme en ce qui concerne la géographie soient radicalement différentes l’une de l’autre. En revanche, pour l’un comme pour l’autre, significativement, la« crise » n’est plus un diagnostic urgent et pressant, de premier degré, mais un « cliché » supposant une certaine mise à distance, même s’il est toujours nécessaire de se prévaloir des « promesses de la crise » :
Aujourd'hui tout le monde parle de la géographie. Dans la géographie française, chez des auteurs aussi divers qu’André Meynier, Jacqueline Beaujeu-Garnier, Pierre George et Yves Lacoste, ce qui ressort c'est l’idée de crise, liée au décalage entre la définition de l’objet qu'on se donne et les résultats obtenus. D'où la nécessité de prendre du recul pour faire l'analyse critique de la géographie actuelle et avancer des propositions.
Il faut noter que l’explicitation proposée par J. Lévy est largement une réinterprétation des propos des auteurs mentionnés, tout en restant assez floue (qu’est-ce après tout que ce « décalage entre la définition de l’objet qu'on se donne et les résultats obtenus », qui n’est au reste pas explicité ultérieurement ?). L’essentiel semble être ailleurs, dans le basculement spontané de la « crise » à la « critique », qui joue sur la parenté lexicale pour rendre nécessaire, et comme naturel, le passage du sentiment général rapporté à ce qui va être l’épine dorsale du texte, « faire l'analyse critique » (aux allures de réquisitoire) « de la géographie actuelle ». Il est à noter que l’introduction du texte demeure dans les cadres d’une certaine orthodoxie scripturaire, respectant les canons de l’écriture universitaire distinguée, comme si la visée révolutionnaire était mise en suspens. Au demeurant, la dimension pamphlétaire apparaîtra progressivement, opérant un effet de crescendo dans le polémos. En revanche, le texte d’Y. Lacoste est précédé par un manifeste intitulé « Attention : géographie ! » qui fonctionne comme les placards révolutionnaires, avec des effets d’apostrophes, des alinéas en archipel, des conglobations et une rhétorique du dévoilement. De sorte que le texte « réflexif » qui fait suite est de plain-pied dans ce style « révolutionnaire-négligé » :
Hérodote, c'est un drôle de titre, un titre qui sent ses « humanités », comme on disait chez les gens bien, au xixe siècle.
[…]
Car, enfin, n'y a-t-il actuellement rien de plus urgent que de prétendre poser les problèmes de la géographie ? Elle est en crise, dans les lycées la plupart des élèves en ont vraiment ras-le-bol... et alors, qu'est-ce que ça peut nous faire, diront tous ceux pour qui la géographie, ce sont les bribes hétéroclites des leçons qu'il a fallu apprendre...
En crise, la géographie ? Allons donc... N'est-ce pas galvauder encore un peu plus le terme de crise devenu cliché à la mode que de parler de crise pour désigner les difficultés pédagogiques que rencontrent les professeurs qui ont à enseigner cette discipline embêtante, mais somme toute bonasse ? […] Alors, « la géographie, on n'en a rien à foutre... », diront dans un style plus ou moins châtié tous ceux qui ne sont pas géographes.
Présenté par son auteur comme le fruit de plusieurs années de discussions vincennoises (même s’il en assume la responsabilité auctoriale), d’emblée dialogique, mélangeant les registres de langue avec un goût certain pour la grossièreté, le texte a une verdeur de propos qui contribue largement à son inscription politique (bien plus qu’épistémologique au demeurant). Est également mobilisé en filigrane une antinomie sociale tout à fait de circonstances : il y a d’un côté « les gens bien », la culture bourgeoise et de l’autre l’entendement vernaculaire de « tous ceux pour qui la géographie, ce sont les bribes hétéroclites des leçons qu'il a fallu apprendre » et qui « n'en [ont] rien à foutre », qui semblent être les destinataires principaux du message. La lecture de la « crise » que propose Y. Lacoste a de quoi surprendre quand on garde en mémoire les analyses des contemporains, mais son positionnement « basal » (comme dirait P. George !) n’est pas pour étonner : mettre l’accent sur « l’assommant discours des professeurs de géographie » (p. 14) et « le ras-le-bol dans les lycées et collèges » causé par l’« ennui » « de la géo » (p. 44), c’est adhérer au point de vue des « masses », contre le système de mystification dont « une petite minorité » (p. 12, 15, 19, 21, 41) tire les ficelles, se servant des « professeurs » comme courroie de transmission.
Au vulgaire chic, J. Lévy préfère les attaques choc. Passé les préliminaires courtois de l’introduction, son texte est émaillé de formules assassines :
Cette croyance magique dans l'intuitif et l'empirique paraît sur le plan philosophique ridiculement désuète. (p. 54).
Là encore on sombre dans le ridicule épistémologique : la synthèse est un moment de la démarche et non objet de science. L’esprit « géographique » est d’abord anti-scientifique. (p. 55).
On va jusqu'à parler (Birot) du « sentiment du biographe pour son héros, d'amour pour ce que l'on ne verra pas deux fois ». Comment discuter avec cette géographie-là ? (idem).
À partir de l'exemple de la physique et en utilisant l'apport de Bachelard, Louis Althusser et d'autres philosophes ont élaboré le concept de coupure épistémologique, « point de ‘non-retour’ à partir duquel la science commence ». Cela signifie que tout ce qui précède cette coupure, et donc l'ensemble du discours géographique actuel, est entaché de nullité du point de vue de la science. (p. 57).
L’extrême pugnacité de ton se déploie à plusieurs niveaux : dans le lexique, bien entendu, mais pas uniquement. Le dispositif même du texte, en trois parties (critiquer / proposer / agir), suggère des similitudes importantes avec un manifeste révolutionnaire. Les alinéas sont courts, l’article est extrêmement découpé, avec trois niveaux d’intitulation (ce qui est beaucoup pour un texte de 4 500 mots), de sorte que certains paragraphes ne recouvrent qu’un alinéa, voire une seule phrase. Ces partis pris, peu fréquents dans la littérature géographique de l’époque, confèrent au texte une lisibilité spécifique, proche des pétitions et des affiches programmatiques. Les titres ont une dimension fréquemment péjorative qui annonce la couleur : « un lourd héritage », « des thèmes idéologiques », « des innovations limitées », « quantité sans qualité »… Le caractère sibyllin, extrêmement resserré, des formules analytiques décriant la vieille géographie a quelque chose de cassant et de didactique à la fois, encore renforcé par la brièveté des phrases :
Récits de voyages, la géographie décrit, en cherchant à différencier les lieux et non à les expliquer. Elle crée donc des objets uniques : c'est l'exceptionnalisme. Elle enregistre et dénomme toutes les parties du monde, et la « recherche » ne consiste qu’à classer ces descriptions localisées. D'autre part la géographie, comme suite à l'exploration, s'est d'abord intéressée à des sociétés peu développées ; cela a entraîné un goût pour le primitivisme, prolongé (en métropole) par un penchant pour les problèmes ruraux.
De nombreuses autorités sont convoquées de manière assez cavalière (« Taillefer », « Meynier », « Labasse », « Gourou », « George », « Le Lannou », « Hartshorne », « Birot »), et en général pour subir un sarcasme différé : J. Lévy les cite ou les évoque brièvement, avant de stigmatiser les positions qu’ils défendent. Au reste, la « new geography » et les « new geographers » ne sont pas épargnés. Seuls les rénovateurs de « la géographie classique » ont droit à leur prénom, ce qui n’empêche pas de les renvoyer à l’inanité de leur tentative :
Le mouvement de réflexion atteint aussi ceux qui en France représentent la géographie classique, Jacqueline Beaujeu-Garnier accepte de « changer en partie les méthodes de la géographie ». Mais jette l’anathème sur ceux qui refusent la notion de « science de synthèse ». Quand Paul Claval développe la géographie économique, c’est pour y importer l’idéologie économique bourgeoise à la mode. Pierre George réaffirme la qualité d’« homme de terrain » du géographe et s'en prend à ceux qui ont des « thèses à défendre » assimilant toute théorie à une « idéologie ». Yves Lacoste lui-même, bien que très critique, dénonce les effets plus que les causes de la crise de la géographie et ne propose pas de solution de fond, sinon la disparition de la discipline. Critiquables mais significatives, ces velléités réformatrices soulignent la nécessité de repenser le problème de bout en bout.
La recension des différentes positions disponibles (incluant « l’apport [décevant] des pays socialistes ») débouche sur un effet d’amalgame absolument général : « il s'agit ici de considérer le discours géographique — et plus spécialement sur la géographie — disponible en France comme un ensemble cohérent », lequel est « entaché de nullité » si l’on suit « Bachelard » et « Louis Althusser » (p. 57). Il y a bien là à proprement parler une liquidation symbolique car le texte est trop bref pour développer un argumentaire de fond. Au reste, ce n’est sans doute pas le propos, qui est plutôt de « rompre avec le passé et [d’]essayer de repartir sur des fondations philosophiques saines » (p. 58). Lesquelles fondations font l’objet de la deuxième partie, « Proposer », très largement inspirée par les conceptions épistémologiques de L. Althusser et définissant programmatiquement la discipline comme « science unique de l’espace humain » ou « science de l’espace social ». La fin de la deuxième partie et la troisième mettent l’accent sur les luttes politiques nécessaires pour « réaliser la coupure épistémologique de la géographie » (p. 54). C’est à cette étape du manifeste que la tonalité révolutionnaire sort des limites de l’épistémologique :
Malgré l’apport décisif du matérialisme historique et le développement d’une histoire et d'une économie politique scientifique, la géographie reste largement dominée par les idéologies réactionnaires. Il faut donc les combattre. (p. 63).
Il faut attaquer de front la vieille géographie. Il ne s'agit pas de créer un climat de violence, même verbale, contre les tenants de la géographie actuelle. Mais il est important de se démarquer, parce qu'on ne peut être à la fois du côté de la science et de la non-science (même si, au niveau de chaque individu, des situations contradictoires peuvent se développer). Pour que finalement la géographie scientifique l’emporte, il est nécessaire qu’elle s’affirme de façon organisée et active. Il faut non seulement parler de la nouvelle géographie : il faut aussi la faire. Il faut donner la preuve par la pratique de la vérité des propositions avancées en lançant un travail collectif de recherche largement ouvert aux thèmes et aux participants…
Ce sont ces quelques lignes qui ont particulièrement hérissé M. Le Lannou, et certainement bien d’autres géographes de sensibilité classique. Cette exhortation à passer du dire au faire, accompagnée d’une rhétorique belliciste (avec ses reculades et ses ambiguïtés), donne à saisir le pas supplémentaire vers l’acte révolutionnaire (même strictement restreint à la science) qui est opéré par certains à partir de 1975. On pourra bien sûr arguer du caractère épiphénoménal de cet article, qui à plusieurs égards constitue un hapax : aucun autre texte n’a atteint cette brutalité dans la négation. Mais la publicité qui lui a été donné, la notoriété qu’il a rapidement acquise, les interventions réitérées de J. Lévy dans la presse communiste et « progressiste », les lettres et messages de soutien publiés dans EspacesTemps, les nombreux commentaires dans la littérature disciplinaire « progressiste », la participation importante des géographes à l’enquête de C. Grataloup et J. Lévy « La Géographie en question » (EspacesTemps n° 3-6), etc., laissent à penser que la position exprimée par cet auteur a eu de l’audience, voire reflétait et/ou précipitait une posture assez largement partagée au sein de la nouvelle génération. La singularité de « Pour une géographie scientifique » est de consommer la rupture et de lui conférer un style qui rompt avec les us policés du débat d’idées, injectant dans celui-ci une forme d’interventionnisme métaphorique qui s’appuie sur un recours systématique au registre de l’action et de l’affrontement (« attaquer », « se démarquer », « l’emporter », « s’affirmer de façon organisée et active », « faire [la nouvelle géographie] »). Cette incitation à la performance révolutionnaire, fût-elle strictement de l’ordre de l’intellectualité, capitalise et en quelque sorte met à profit le schème hérité de Mai-68.
Le manifeste d’Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », bien que partageant nombre de caractéristiques formelles (et de fond) avec « Pour une géographie scientifique », ne va pas aussi loin dans la radicalité. Entendant lui aussi représenter « les géographes « de gauche » », il n’en appelle pas à une « liquidation » active de la « géographie des professeurs », considérant implicitement qu’il y a là un procès sans sujet (comme on disait joliment dans la littérature structuraliste) dans la mesure où la « crise » était déjà en train d’œuvrer toute seule :
En fait, cette crise peut avoir des effets extrêmement positifs, et pas seulement pour les géographes. En effet, elle annonce la liquidation non pas de la géographie, mais d'une géographie, d'une des formes particulièrement mystificatrices de discours à propos de l'espace, au point d'apparaître comme un savoir inutile où il n'y a rien à comprendre. Ce n'est pas tellement parce que ce discours est surtout celui des professeurs (mais pas seulement) qu'il est mystifiant, aussi bien pour eux-mêmes que pour ceux qui l'écoutent, mais pour des raisons qui les dépassent de beaucoup et qui sont le fait de la société tout entière, où la réflexion sur l'espace a longtemps été bloquée. La crise de la géographie des professeurs indique que les choses sont en train de changer, pour eux et pour tout le monde.
En revanche, Hérodote a une mission à remplir, tout à la fois critique et constructive : démystifier ce qu’une « minorité » cache à tous ; réenchanter non le monde mais la géographie, en conjurant la « concurrence déloyale » de la « géographie spectacle » des journalistes ; décloisonner la science universitaire « [p]our que le « savoir » quant à l'espace passe au groupe qui est objet de recherche, afin qu'il puisse mieux s'organiser et se défendre… » (p. 42). En définitive, « [i]l s'agit de briser cette indifférence générale à l'égard de la géographie, considérée comme discours pédagogique fastidieux et inutile, de dénoncer sa fonction idéologique mystifiante, d'appeler à la vigilance contre ses affirmations d'évidence, de démontrer par mille exemples l'importance du raisonnement géographique en tant que savoir stratégique. » Par un curieux détour, la critique débouche sur un renversement de perspective qui porte au pinacle une « géographie » idéale, qui se serait réapproprié « la politique » pour traiter divers thèmes d’actualité (écologie, développement, surpeuplement, métropolisation, mondialisation, bipolarisation), brisant la « conspiration du silence [qui] avait été faite autour de la géographie pour que l'on puisse [l’]utiliser, sans avoir à se poser de problème... » (p. 25). Et dans son avant-dernier paragraphe, Y. Lacoste esquisse sur les thèmes porteurs ci-dessus évoqués une problématique géographique aux échos incontestablement georgiens :
Mais cette conception du développement historique global de cette crise mondiale laisse de côté une de ses caractéristiques essentielles, qui est fondamentalement géographique. En effet, cette crise globale ne se manifeste pas uniformément à la surface du globe, mais, bien au contraire, elle y prend des formes de plus en plus différenciées — bien que de plus en plus étroitement liées. (p. 53-54).
L'étude de la propagation dans l'espace du développement (dans le temps) des contradictions apparaît d'abord indispensable en raison de ce que l'on appelle l’« accélération de l'histoire ». (p. 55).
En somme, quelles que soient les critiques de l’auteur quant au caractère insuffisamment « problématique » ou « théorique » (p. 22) de la « science géographique » et au-delà de ses regrets quant à la faiblesse des « polémiques de fond » (p. 24) et de « l’analyse marxiste » (p. 27-33) en géographie, sa réflexion finit par retrouver (rejoindre) la problématique de P. George, son ex « patron » : le souci des « différenciations », des « contradictions », des situations de « crise » ; le refus de toute instrumentalisation par le Pouvoir (faisant du géographe un « espion », p. 39-40) ; la mise en avant des « responsabilités des géographes » (p. 43) ; l’importance de la géographie comme diagnostic en dernière instance — l’ensemble de ces caractéristiques rappelle pleinement la posture georgienne, dont Y. Lacoste ne se distingue que par son refus de séparer la « science » de la « pratique politique » :
L'analyse du processus de différenciation qui détermine à la surface du globe l'évolution rapide des nuances et des contrastes entre les diverses situations économiques, sociales et politiques est enfin une tâche d'une importance extrême pour la pratique politique au sein des masses.[...] les militants tiennent [...] pour eux-mêmes et à l'égard des masses des discours qui se situent à un trop haut niveau d'abstraction et de généralité. Ils n'arrivent pas à prendre suffisamment en considération les formes concrètes que prend localement, régionalement, nationalement, le développement différentiel des contradictions majeures et leur enchevêtrement. (p. 55-56).
En définitive, ce que la critique révolutionnaire « gagne » sur le plan de la réflexion socio-politique (à laquelle Y. Lacoste consacre ses pages les plus étayées) est « perdu » sur le plan épistémologique, réduit à la portion congrue (l’essentiel est concentré à la page 22).
L’auteur exprime par là l’attitude d’un courant contestataire, distinct des « nouveaux géographes », qui a certes pu exprimer un souci de réforme des pratiques scientifiques mais dont l’objectif cardinal était de participer aux luttes sociales et de redonner du lustre à la géographie en la rendant « utile » (et « intéressante »). Cette sensibilité, forte parmi les élèves de P. George, les réseaux d’anciens élèves de l’ENS de Saint-Cloud, répandue au sein du SNESup de l’époque (encore intimement lié au PCF), s’était déjà amplement manifestée à l’occasion de Mai-68 par une forte mobilisation et l’organisation de commissions de réflexion (sur l’enseignement et la rénovation de la discipline). Dans ce quasi réseau, mis à part certaines figures isolées (tels Franck Auriac et François Durand-Dastès), l’hostilité à l’égard des « modèles » était fréquente, notamment du fait de l’origine anglo-saxonne de la « new geography », perçue par beaucoup comme une nouvelle forme d’impérialisme idéologique venu des États-Unis. On pourrait même dire qu’un certain conservatisme épistémologique n’était pas rare. Mais on trouvait également nombre de géographes « gauchistes » imprégnés d’un agnosticisme croissant à l’endroit de leur discipline et manifestant un intérêt souverain pour les sciences sociales. Quelqu’un comme B. Kayser a très tôt marqué son indifférence pour les réflexions identitaires et un scepticisme global à l’encontre de la géographie.
Tous ces géographes, dans leur diversité, n’en incarnaient pas moins une volonté de bouleverser la géographie dominante. Distinguer strictement des géographes en révolution « basistes» (à la façon de R. Guglielmo), « politiques » (au sens d’Y. Lacoste), « althussériens » (à la manière de J. Lévy), « sociologisants » ou « modernistes » serait commode si les frontières étaient nettes et les séparations hermétiques. Or nous avons déjà eu l’occasion de souligner la force des convictions politiques des nouveaux géographes « quantitativistes ». On pourrait évoquer leur adhésion à divers thèmes emblématiques de l’après-Mai : le refus de l’instrumentalisation opérée par « le Pouvoir » et les « classes dominantes », la peur de la « récupération », le souci d’être « utile », etc. À l’inverse, des fondateurs et membres d’EspacesTemps (on pense notamment à C. Grataloup, J. Lévy d’un certain point de vue, Bernard Elissalde, et quelques autres) et certains « progressistes » ont opéré un rapprochement précoce avec le mouvement « spatialiste » ou « théorico-quantitativiste ». Plutôt que de penser la situation en termes de factions ou de « paradigmes » strictement opposables, nous serions tenté d’affirmer qu’un certain nombre de schèmes révolutionnaires étaient alors « disponibles » (déjà esquissés et que nous présenterons plus en détail dans le dernier point de cette partie). Plus ou moins convergents, plus ou moins combinables, plus ou moins flous, ils ont servi à justifier rapprochements, polémiques et synthèses divers ; mais en aucun cas on ne saurait les objectiver ou les absolutiser en systèmes de pensée (contestataire) autonomes, si ce n’est (et encore) à l’échelle de certains individus particuliers.
Bien entendu, un tel feuilleté d’acceptions pour une injonction « révolutionnaire » unique, par ailleurs on ne peut plus consciente et explicite, nous éloigne de la pensée kuhnienne, qui insiste sur le « caractère invisible des révolutions » scientifiques. De surcroît sont entremêlés ici des éléments épistémologiques et une forte dimension de combat politique. Cette imbrication hétérodoxe est-elle seulement le fruit d’une coïncidence chronologique génératrice de confusion ou est-ce une interaction cruciale, certes d’esprit peu kuhnien, mais qu’il faudrait concevoir comme nécessaire ? L’ensemble des analyses développées dans le chapitre IV et dans celui-ci ne laisse pas d’ambiguïté quant à notre interprétation. Il y va peut-être de la particularité de position des sciences sociales, qui peuvent difficilement prétendre abstraire leurs mutations du contexte socio-politique. Dans cet ordre d’idées, le précédent de Mai-68 et l’ambiance « althussérienne » (pour aller vite) ont contribué à faire émerger une critique de la géographie installée entremêlant épistémologie et politique, dont la tonalité pouvait suggérer l’« irrespect », et la « subversion ». De surcroît, le « D’où tu parles ? » soixante-huitard enjoignait à chacun de mettre en question les présupposés de son discours, mot d’ordre qui abondait dans le sens d’une figuration spéculaire de la situation, critique voire révolutionnaire. Pour toutes ces raisons, l’usage de « révolution scientifique » qui est fait ici déborde (transgresse) nécessairement le schème kuhnien...
Reste que les plus violentes polémiques, les plus franches aussi, ont opposé des contestataires qui pouvaient sembler proches par bien des aspects, phénomène au demeurant peu original... L’interminable contentieux opposant Hérodote et J. Lévy, riche en invectives et en reproches, reposait certes sur des points de blocage significatifs (pragmatisme épistémologique vs exigence de refondation théorique, perspective tribunitienne ou « basale » vs mise à distance des objets de la science sociale), mais il recouvrait également un conflit d’intérêt dont le terme ultime était la séduction du public étudiant.
Il serait néanmoins réducteur de ramener la performance révolutionnaire à sa seule dimension de négation agressive, polémique et clivante. Les expériences de lancement de revues, le développement associatif, les stages d’autoformation, etc., sont là pour nous rappeler la dimension créatrice de ce mouvement refondateur éminemment hétérogène. Les querelles de personnes ne doivent pas occulter les moments de convergence, fussent-ils complexes, qui ont tout autant (sinon plus) contribué à la renégociation des possibles de la géographie française. À côté de l’expérience capitale des numéros thématiques de l’Espace géographique (donnant lieu à des « discussions » collectives à partir de 1974), il convient ici de faire toute sa part à l’expérience des Géopoint, que l’on considérera pour diverses raisons comme le « lieu central » de la topologie révolutionnaire.
3°) Avatars du forum révolutionnaire
Le premier colloque Géopoint intitulé Théorie et géographie a eu lieu à Genève en 1976, inaugurant une formule bisannuelle qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours : un nombre restreint d’interventions en séance plénière sur le sujet titulaire (quatre la plupart du temps), confiées à des auteurs en vue ; des ateliers thématiques consacrés à la discussion des communications et, à partir de 1978, à des débats autour de textes courts en général pré-diffusés — les séances élargissant fréquemment le propos suivant des modalités caractéristiques de l’oralité : interactions, rebonds, digressions, etc. ; et enfin des séances de synthèse des travaux menés dans les ateliers. En soi, cette formule n’était pas originale, puisque déjà fort répandue dans les colloques scientifiques spécialisés. En revanche, elle tranchait largement avec les pratiques des colloques de géographie de l’époque, au demeurant peu nombreux et à support exclusivement auctorial. Deux modèles nous semblent inspirer (sans exclusive) la formule des Géopoint : la communication scientifique de pointe anglo-saxonne, pour les principes d’organisation, et le forum révolutionnaire soixante-huitard, pour le contenu et l’ambiance des ateliers telle qu’elle nous est donnée à ressentir au travers des actes des premiers colloques.
Une analyse formelle des Géopoint montre la prévalence du temps de la discussion sur celui de la conférence, le primat d’une formule d’interaction collégiale dans les ateliers (lieu de la fabrique de la science ?) — ensuite transcrite en comptes rendus et en synthèses successives —, l’importance enfin des moments décisionnels, durant lesquels les collectifs essaient de s’accorder sur divers points. Ce que visent les Géopoint n’est pas la diffusion d’une connaissance déjà formée, à décliner, mais l’élaboration interactive, chorale presque, d’une réflexion et de contenus disciplinaires neufs. Une dimension essentielle de conférence de consensus émerge dès lors nettement, qui ancre par le fond et la forme ces colloques dans les pratiques d’oralité savante propres aux sciences « formées » (pour dire vite) :
Touchant les rapports des sciences humaines et des mathématiques, la question de base à laquelle les groupes de discussion ont répondu dans deux directions assez différentes peut se formuler ainsi : est-ce que l'espace géométrique du mathématicien qui appartient à l'univers de la « raison », peut atteindre, traduire, l'espace des localisations humaines du géographe qui appartient à l'univers « concret » (sens, supposé par les rapporteurs, de « concretum » : réunion intuitive d'un certain nombre de qualités données simultanément à la connaissance sensible) sans le déformer ou sans l'appauvrir ?
Un premier ensemble de participants souligne l'importance de ce danger de déformation d'appauvrissement, de distorsion qui leur paraît découler inévitablement de l'utilisation des mathématiques. L'espace, soulignent-ils, est perçu de façon différente par des classes sociales différentes ; pour rester fidèle à cette réalité sociale il serait donc nécessaire de changer d'unité de mesure. Ce passage d'une unité de mesure à une autre unité de mesure peut aussi se révéler obligatoire lorsque pour un phénomène donné on change de niveau ou d'échelle. On aboutit ainsi à un univers incommensurable puisque la pertinence de l'intervention quantitative est liée à la genèse même de sa condition d'existence : la possibilité de créer un barème général de comparaisons « mesurables ». L'emploi d'un tel instrument réduit la complexité de la réalité jusqu'à déformer cette dernière : « il faut donc scientifiquement » le rejeter.
C'est ce point que semble contester un autre ensemble de participants. Les rapporteurs s'en tiennent à « semble contester » car les raisons pour lesquelles l'emploi des méthodes quantitatives paraissent intéressantes ne répondent pas exactement à la critique qui en est faite ci-dessus.
Mais on ne peut réduire les discussions à leur dimension savante, puisque certaines de leurs caractéristiques ressortissent en même temps à une toute autre pratique, celle du forum révolutionnaire hérité de Mai-68. Même si certaines chevilles ouvrières du Géopoint 76 semblent avoir œuvré dans une perspective essentiellement unifiante, nourrie d’une authentique ambition cognitive et « positive » (il en va ainsi du travail de coordination effectué par H. Reymond), cette « rencontre » et ses occurrences ultérieures manifestent des affinités sensibles avec les pratiques généralisées huit ans plus tôt. La dimension collective peut également s’interpréter sous ces auspices, ainsi qu’en témoignent les controverses multiples et les phénomènes de clivage qui s’emparent régulièrement du (des) groupe(s) et que reflètent les comptes rendus… Après tout, H. Reymond en est réduit en 1976 à conclure qu’il y a eu « rencontre plutôt que débat », dans la mesure ou les positions « marxistes » et « systémistes » (ainsi qu’il les nomme) n’ont pas réussi à dépasser le dialogue de sourds, campant sur des positions qualifiées d’ « incommensurables » à plusieurs reprises. Par ailleurs, l’intensité des critiques (contre la « géographie classique », « les mathématiques », « le fétichisme de l’espace », etc.) s’inscrit complètement dans le polémos de l’époque. À un autre niveau, on pourrait avancer que le traitement de la prise de parole ressortit également au style du forum révolutionnaire : mis à part les quatre interventions auctoriales, la parole n’est pas individualisée, signée, hiérarchisée. Un régime égalitaire traite en équivalence toutes les opinions émises, d’où qu’elles viennent, et c’est à peine si parfois des labels sont attribués à posteriori par les rapporteurs : « marxiste », « quantitativiste », « physicien », etc. Enfin, les ateliers font penser, toutes proportions gardées, aux commissions spécialisées qui se sont développées à l’occasion du mouvement de Mai dans les universités. L’impression est particulièrement nette pour les Géopoint 78 et 80, qui opèrent une division des tâches sur des sujets théoriques particulièrement sensibles : « combinaison », « distance et réseau », « production de l’espace », « paysage » (pour le premier), « axiomes ou principes dans l’école française de géographie », « formalisation et logique dialectique », « axiomes ou principes de l’analyse spatiale », etc. (pour le second). Bien entendu, on peut tout autant sinon plus lire ces ateliers thématiques avec une grille strictement cognitive, mais ce serait faire fi des débats parfois très âpres qui répondent aux contributions et dont l’ambiance générale (difficile à objectiver ici) rappelle justement les forums de Mai.
Une particularité éditoriale déterminante de la littérature tirée de ces forums contestataires est qu’il n’y a pas eu censure ou épure des débats mais au contraire une volonté de leur donner un prolongement écrit, aussi fidèle que possible, visant à restituer la vivacité et la liberté des propos tenus. En effet, et ce n’est pas le moindre intérêt des Géopoint pour l’historien, nous disposons dans les actes publiés de comptes rendus des ateliers qui sont un reflet suggestif de l’atmosphère de l’époque. On peut bien entendu supposer qu’a été retranché « ce qui ne s’écrit pas », comme dirait Françoise Waquet. Demeure une grande multiplicité d’opinions, sur des sujets variés, éclairante pour qui souhaite appréhender globalement les positions, sinon la posture, des « nouveaux géographes » (dans leur majorité quantitativistes, mais avec une forte participation d’EspacesTemps lors des trois premières éditions et une large ouverture à la « géographie sociale » pour la quatrième).
La version imprimée des premières éditions a quelques inconvénients toutefois : la parole restituée est anonyme (ce qui semble délibéré), livrée sans qu’aucune règle de transcription ne soit précisée, subissant de fortes fluctuations formelles d’un rapporteur à l’autre, toutes caractéristiques qui s’ajoutent aux redondances, coqs à l’âne et contradictions d’une conversation à bâtons rompus assez scrupuleusement consignée. Interfère également la part de jugement des rapporteurs sur la qualité ou la structure des débats, qui parfois jette le discrédit sur ou introduit une grande distance à l’endroit de ceux-ci. Le discours indirect libre semble parfois un peu contraint, voire corseté, ou à l’inverse par trop débridé... Se pose aussi le problème de l’appréciation synthétique des opinions émises. Tout ceci fait qu’il est parfois difficile de démêler l’écheveau des propositions rapportées et souvent impossible de faire des hypothèses sur la position des locuteurs juxtaposés. Dès lors, les comptes rendus renseignent davantage sur le poids des diverses problématiques que sur leur articulation ou leur énonciation. Qu’on en juge par l’extrait suivant qui, pour partie du fait de son étrange dialogisme rapporté, apparaît assez déconcertant et suggère avant tout incertitude et tâtonnements :
[...] Pour certains, un premier danger de la géographie quantitative est-il de ne pas formuler d’hypothèses. Ce n’est pas l’avis des adeptes de la géographie quantitative qui font observer que les introductions et les premiers chapitres des thèses de géographie quantitative font une large part aux hypothèses. Ceci n’est pas le cas de la géographie classique qui, elle, part, dit-on du réel. Les thèses de géographie quantitative en français étant rares, il serait nécessaire de dépouiller aussi les articles pour formuler un jugement.
Une seconde intervention souligne le danger de la prétendue objectivité de l’analyse quantitative. Tout le monde reconnaît la difficulté d’être objectif et s’accorde à distinguer :
- l’objectivité interne à l’outil, qui est admise
- l’objectivité de l’adéquation entre modèle et réel ; c’est là que se pose le problème puisque le réel est pour la majorité des intervenants insaisissable en soi.
Ce passage à l’écrit d’une pratique foncièrement orale et chorale, fonctionnant dans la performance et l’interaction, procède d’un acte militant, diffusant la « bonne parole » par des voix multiples, non soumises à un discours d’autorité et suggérant la valeur souveraine du travail collégial. Les rapporteurs n’ont manifestement pas considéré l’hétérogénéité des positions et les incohérences éventuelles comme un élément rédhibitoire, même si certains se sont plu à souligner les défauts des débats. En revanche si unanimité il y a parfois, c’est (lors des deux premiers Géopoint) à l’encontre de « la géographie traditionnelle », transformant certains comptes rendus d’atelier en cahiers de doléances qu’il faudrait soumettre à inventaire :
La géographie traditionnelle, qui n’a pas formulé de problématique, qui n’avait pas de langage précis, ne pouvait être claire pour établir une problématique critique.
Pour certains, le projet social du géographe serait la coupure fondamentale entre une géographie traditionnelle, faute de concepts (cf. la géographie appliquée) et une géographie nouvelle, capable de le transformer, car elle en a les outils, au-delà de la simple description.
Issue, d’une certaine façon, de la recherche historiques et des travaux de Vidal de la Blache, la géographie ne s’est pas encore dotée de méthodes et des théories spécifiques. [etc.]
L’effet de réquisitoire est pour partie provoqué par les conférenciers, à commencer par C. Raffestin, qui en 1976 théorise « la cassure ou si l'on préfère la rupture aisément discernable entre une géographie classique et une géographie nouvelle », avant de s’en prendre aux « modèles implicites véhiculés dans le langage » et à l’« idéologie mystifiante » de la géographie classique (p. 87-88). Le même phénomène de sollicitation fonctionne lors du Géopoint 78 à partir des communications d’André Dauphiné et de Claude Raffestin, ce dernier reprenant son analyse critique du « programme géographique », essentiellement pour suggérer les importantes fluctuations de signification du lexique disciplinaire, à l’origine de « difficultés » multiples qui auraient créé « la tension finalement insoutenable à la longue » et les « impasses » constatées dans le champ. En revanche, l’intervention fleuve de Jean-Bernard Racine lors du Géopoint 76, « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques » — qui ouvre une dimension nouvelle dans la « crise » en délaissant le motif de l’opposition entre paradigmes classique et théorico-quantitativiste pour poser la question d’« une conception fétichiste de l'espace » qui serait le fait des « positivistes » héritiers de Brian Berry et de la locational analysis anglo-saxonne — ne donne pas lieu à débats, critiques ou empoignades.
Très nettement les questions précises posées par le professeur Racine n'ont pas reçu de réponses directes ; deux des groupes l'ont souligné : pas de fortes réactions rapporte l'un, pas de réponses du tout ajoute l'autre. L'analyse des comptes-rendus fait apparaître un seul commentaire explicite un peu étoffé. Ce commentaire insiste sur l'état de crise qui se manifeste à travers l'exposé : celui-ci serait à l'image de la géographie actuelle et poserait des questions à partir d'une épistémologie implicite, en prenant « son bien un peu partout où il est », mélangeant théorie formelle et théorie sociale (Marxisme et graphe par exemple), ne soulignant pas assez que cette géographie actuelle ne peut avoir, selon Piaget, d'épistémologie, puisqu'elle se présente comme une « discipline carrefour », en gros, où l'on résume cette impression, un exposé-crise qui assume une crise : celle de la géographie. Encore convient-il de bien comprendre que cet exposé a parfaitement atteint son but : exprimant le cœur de la crise en s'installant en son centre il a déclenché des résonances indirectes, probablement plus révélatrices des antagonismes en présence, que des réponses ordonnées au canevas de discussion distribué ne l'auraient fait.
Bien plus que J.-B. Racine, H. Reymond, ou A. Dauphiné, C. Raffestin apparaît donc dans les deux premiers Géopoint comme le principal instigateur d’une critique sévère de la géographie classique. Mais à la différence des participants aux ateliers, il ne se contente pas de formules lapidaires, préférant esquisser une analyse à vocation systématisante de l’épistémologie classique. En ces temps de rejet où le sentiment bref et la formule expéditive règnent en maître, rares sont les « nouveaux géographes » qui entreprennent une relecture du corpus classique, de sorte que C. Raffestin apparaît un peu comme la figure d’autorité qui fonde en raison et justifie l’humeur collective. Néanmoins, sa posture se démarque assez nettement des objurgations politiques d’Y. Lacoste ou des condamnations en non-scientificité si fréquentes dans la littérature de l’époque ; et les références qu’il utilise offrent un très net enrichissement par rapport à la trinité épistémologique du moment (G. Bachelard, L. Althusser et J. Piaget). Central et à la marge, tutélaire et solitaire, doxique et toxique, C. Raffestin suscite les réflexions et discussions d’atelier les plus fournies, les plus vives, même si sa présence intertextuelle fors le champ clos des Géopoint est paradoxalement rare : ses articles épistémologisants sont assez peu évoqués dans la littérature de l’époque, alors que les très longs essais introspectifs de J.-B. Racine sont abondamment cités, repris, voire érigés en symbole. Il y va peut-être d’une différence de lisibilité, mais aussi d’acuité : les textes de J.-B. Racine sont beaucoup plus cursifs, avec une forte dimension orale, alors que ceux de C. Raffestin sont extrêmement ramassés, concis, cultivant un certain élitisme ombrageux proche d’un art d’écrire en général taxé de philosophique. Mais surtout, la grande affaire de J.-B. Racine à partir de 1976 — concilier marxisme, sciences sociales et géographie — est un dénominateur commun à nombre de « modernistes » et la préoccupation centrale des « radicaux » (qu’ils soient d’Hérodote ou d’EspacesTemps), conférant au coauteur de L’analyse quantitative en géographie une position phare dans le mouvement contestataire alors même qu’il développe de plus en plus des positions unanimistes et post-quantitativistes (si l’on peut dire), annonçant la géographie « humanistique » des années 1980. En revanche, la recherche entreprise par C. Raffestin, parce qu’elle s’aventure sur des terrains peu défrichés par les géographes (le structuralisme littéraire, la philosophie néo-kantienne, y compris dans sa version analytique, etc.), suscite dans l’immédiat des colloques d’amples réflexions, mais elle a peu de prolongements intertextuels, si ce n’est en tant que réquisitoire sérieux contre la « vieille » géographie.
Ceci précisé, il est difficile de décrypter l’articulation complexe entre les conférences et les forums au vu de la seule archive écrite, car toute une partie de la dynamique collective nous est inaccessible à posteriori (sauf à mobiliser systématiquement des témoignages). Il apparaît toutefois que ce ne sont pas forcément les discours les plus évidents qui ont suscité la plus intense activité. On a rapporté l’absence de réactivité aux interrogations de J.-B. Racine en 1976 ; par contraste, l’intervention de C. Raffestin au Géopoint 78 sur « les construits en géographie humaine » a été le point de départ de discussions qui s’étendent sur 25 pages des actes du colloque ! Il faut dire que les participants se réapproprient largement le thème des « construits », laissant parfois pour partie de côté les propositions des intervenants en séance plénière.
Expérience longtemps unique en son genre en géographie, créatrice d’une archive particulière et paradoxale, les Géopoint ne sont pas la seule forme de forum inspirée (au moins pour partie) de l’expérience de Mai-68. Chaque revue nouvelle a multiplié les expériences de transfert des pratiques de l’oralité savante et/ou révolutionnaire sur des supports écrits. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, l’Espace géographique a ouvert la voie dès 1974 (n° 2) avec la « discussion » (p. 150-152) faisant suite au débat sur « Paysages et sémiologie » ; un deuxième forum a été organisé par P. Claval à propos des « phénomènes de domination » dans le n° 3 de 1976. D’autres suivront, à un rythme irrégulier, et selon des modalités variables, laissant de plus en plus la place à des contributions auctoriales plus ou moins longues, au détriment du « forum » transcrit sur papier. En effet, depuis 1976-77 les « débats de l’Espace géographique » prennent corps essentiellement sous la forme de numéros thématiques qui alignent une succession de contributions, dont quelques répons, même si la « discussion » retrouve une seconde jeunesse dans la seconde moitié des années 1980.
EspacesTemps s’est également essayée à l’exercice, et de différentes manières : dans le numéro 3 (3ème trimestre 1976), les géographes de la revue ont publié un questionnaire, envoyé à « tous ceux dont le nom figure dans l’Annuaire des Géographes, soit environ 900 personnes », et ont reçu « au moins 184 réponses complètes ». Avant tout examen des réponses, ils ont publié dans le numéro 4 un ensemble de lettres et de réactions suscitées par leur entreprise, ces extraits choisis étant assemblés et commentés sous la forme d’un panorama citationnel fonctionnant de manière dialogique : la forme reconstruit une sorte de forum, ô combien artificiel, mais ressemblant à s’y méprendre à une discussion collégiale. Plus encore, dans le numéro 5, la revue pré-publie des extraits d’un article de Joël Pailhé à paraître aux TIGR, entrecoupés de commentaires de J. Lévy et C. Grataloup, et de réponses de l’auteur à ceux-ci. Le tout forme un « texte-débat », éminemment interactif dans son inspiration, qui injecte dans l’écrit l’héritage d’une pratique « révolutionnaire » (au service, au demeurant, de positions marxistes et d’un ancrage militant de la géographie dans les sciences sociales).
Hérodote n’échappe pas au phénomène : l’article d’Y. Lacoste que nous avons examiné précédemment est accompagné sur ses marges de commentaires d’un aréopage d’amis et collègues (Jean Dresch, R. Guglielmo, B. Kayser, Georges Chabot, François Châtelet, Claude Bataillon, Rodolphe De Koninck, etc.), et prolongé par diverses lettres de réaction (d’un « groupe de géographes toulousains », de G. Bertrand, de B. Kayser et de C. Bataillon). Ce forum a la particularité d’intégrer des représentants de la géographie la plus classique (J. Dresch, G. Chabot), ce qui ne l’exempte pas pour autant de fortes charges polémiques à l’encontre de la « géographie » (conçue comme un tout). Il est à noter qu’Hérodote a aussi été la première revue de géographie à publier un entretien (en l’occurrence avec Michel Foucault), mettant en valeur une autre forme de dialogue, jusque là peu prisée dans une discipline plus soucieuse de contenus que d’auteurs...
Les Brouillons Dupont sont moins marqués (paradoxalement ?) par ce souci de précipiter par écrit une parole collective. Encore faut-il noter que l’article emblématique « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! » a reçu une signature collective et insiste sur l’effort de « discussion » collégiale qui lui a été préalable : « [l’article] contient des ambiguïtés car, fréquemment, au cours des discussions qui l’ont vu naître, c'est au delà — ou plutôt en deçà — des mots qu'est apparu l'accord sur les concepts ; mais parfois cet accord a été trahi par l'expression verbale. » (p. 16). Nostalgie pour les phénomènes d’accord tacite de la communication orale ? Même ici, la conversation, le dialogue, l’interaction orale apparaissent comme la voie royale de la conceptualisation, alors que la transcription écrite est un pis-aller laborieux.
[Ce texte] n'est pas au point, et nous le livrons néanmoins tel quel. Il a été difficile à écrire, et il ne nous satisfait guère. Il est rempli d'interrogations, auxquelles nous ne pouvons répondre aujourd'hui, et même les phrases qui ne sont pas interrogatives restent pour nous souvent dubitatives. Et pourtant nous tenons à chacune de ces phrases comme exprimant un état — transitoire, fugitif peut-être — d'une réflexion souvent ardue, qui ne coule pas de source, difficile à extraire.
En définitive, toutes ces tentatives pour consigner ou contrefaire par écrit des formes de communication propres à l’oralité opèrent une hypostase scripturaire de la culture de forum — qu’il soit révolutionnaire ou scientifique (mais pour beaucoup c’est tout un). Par là se trouvent déniés en acte de nombreux traits de l’héritage classique : sa conception solitaire de la recherche et de l’innovation, ses hiérarchies instituées, si bien répercutées dans la littérature, sa frilosité à l’égard des polémiques ouvertes, etc. En même temps, ces temps collectifs réécrits sont des laboratoires de formes nouvelles d’expression, même si, en l’état, elles ne sont pas forcément ce qu’il y a de plus cohérent pour reconstruire les schèmes de la pensée révolutionnaire.
4°) Science, politique et « critique » : un réquisitoire triple
Il eut été gênant de clore cet examen général d’une époque qualifiée de « révolutionnaire » sans revenir de façon un peu systématique sur les contenus. Ou alors on encourrait le risque d’accréditer l’idée, défendue par certains, d’une agitation sans fondements, de slogans creux sous couvert d’introspection geignarde. Or il nous semble que toute l’effervescence des années 1970 ne se réduit pas à un certain air du temps (même s’il en emprunte les formes) : un faisceau de discours opère une critique raisonnée et plurielle de la géographie classique, proposant de nouvelles directions pour la conduite de la géographie. Au reste, les tentatives les plus constructives ne sont pas forcément les plus polémiques. Nombre de textes que l’on pourrait considérer comme des manifestes de la Nouvelle Géographie se gardent de verser dans la polémique, tel le très raisonnable « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! » (1977) ou les entreprises épistémologisantes très déférentes du duo J.-B. Racine/A. Bailly dans l’Espace géographique.
Les difficultés d’une entreprise d’inventaire ordonné sont légion : le corpus est considérable et les positions extrêmement fluctuantes, y compris dans l’itinéraire même de certains auteurs ; certaines propositions demeurent dans le flou, reposant sur des convictions peu approfondies ; certains mots à forte charge notionnelle et émotionnelle, tel « espace », « science », « politique », « théorie » ont une signification extrêmement indéterminée. À bien des égards, un processus de maturation progressive devait se produire : les positions largement ouvertes, purement programmatiques, du milieu des années 1970, ont peu à peu laissé la place à des discours plus fermes et approfondis, nourris dans nombre de cas par des travaux empiriques. Entre les discussions des premiers Géopoint et un texte comme « La théorie dans la démarche géographique » d’Hubert Béguin, il y a toute la distance qui sépare la « science extraordinaire » de la « science normale », pour ne pas dire normative... Par ailleurs se pose un problème d’échelle : on pourrait consacrer à cet argumentaire pluriel un chapitre, une partie, voire un livre entier, si là était notre propos. Mais ce serait largement outrepasser notre visée, bien plus modeste, qui est de présenter brièvement les schèmes révolutionnaires dans leur articulation, l’un d’entre eux faisant l’objet du chapitre suivant. Il nous semble que l’on peut mettre en avant trois directions essentielles : la scientificité, l’action et l’intelligibilité du réel, même si une telle topique n’est que l’une des nombreuses « discrétisations » possibles du matériau révolutionnaire. Nous allons nous efforcer d’évoquer l’avers critique et le revers constructif de chacun de ces trois schèmes.
La question de la scientificité est certainement le problème névralgique de la période, même si certaines tendances (Espaces et luttes, divers collectifs de géographes marxisants) la considèrent comme un faux problème. Un consensus a minima s’établit entre la plupart des tendances pour récuser la tradition géographique française qui aurait en quelque sorte « renoncé » à rechercher des théories générales. S’appuyant sur G. Bachelard, L. Althusser et J. Piaget, les nouveaux géographes font de l’exigence nomothétique la condition nécessaire de la scientificité. Dès lors, celle-ci n’étant pas remplie par la géographie classique, décriée pour son idiographie et ses monographies, ils lui accolent l’étiquette « pré-scientifique ». Pour les nouveaux géographes, elle tombe dans bon nombre d’« obstacles » à « l’esprit scientifique » qu’épinglait déjà G. Bachelard : elle n’intègre aucune critique épistémologique de ses résultats, elle fait un usage abusif des « images familières », tardant à se doter d’un vocabulaire non équivoque, elle a un « aspect littéraire », « signe important, souvent un mauvais signe, des livres préscientifiques » et elle adhère aux « intuitions de la philosophie réaliste », « obstacle le plus puissant » à l’épanouissement de la science. Certains vont jusqu’à parler de « non-science », tel le groupe des géographes d’EspacesTemps.
Pour autant, on chercherait en vain un consensus sur une représentation positive de la scientificité : quelques uns refusent de l’associer à une problématique identitaire (« Qu’est-ce que la géographie ? »), certains se focalisent sur l’exigence théorico-épistémologique (ainsi J. Lévy), d’autres mettent en avant une dimension d’utilité sociale, selon une représentation qui se veut « foucaldienne » (en un certain sens) plutôt que « piagéto-bachelardienne » (tel Y. Lacoste) ; la grande majorité met en avant la recherche de « lois » sans privilégier une démarche « inductive » ou « déductive », même si dans la période 1976-1980 triomphe (de façon éphémère) un modèle « euclidien » ou plutôt « bourbakien », mettant en avant la recherche d’une axiomatique de la géographie, de laquelle pourraient être dérivés des « théories » et « modèles » démontrables. G. Nicolas et H. Reymond ont été un peu les figures phares de cette manière d’envisager la recherche, et le Géopoint 80 consacré aux « Axiomes ou principes en géographie »  en constitue le point d’orgue. Il convient de signaler que cette perspective axiomatisante entrait en résonance avec les interrogations des nouveaux géographes sur l’idéologie, pensée comme le préalable indémontrable (mais incontournable) de toute recherche. Seuls quelques « scientistes » (tel A. Dauphiné) récusaient toute positivité à ce terme, faisant de lui l’antonyme de la science, étant ce qui ne saurait être démontré. Dans une perspective très différente, certains radicaux ont pu faire de la « critique de l’idéologie » des géographes, dans la perspective du « matérialisme dialectique », une condition sine qua non de la scientificité (J. Lévy, J. Pailhé, Y. Lacoste). Mais dès le Géopoint 76, un large consensus semble s’établir pour considérer avec scepticisme les prétentions à l’objectivité d’un certain marxisme althussérien et de le considérer comme une idéologie parmi d’autres.
La question de l’idéologie ouvre sur le schème de l’action : la grande majorité des nouveaux géographes met l’accent sur « le caractère implicite » de l’idéologie des géographes traditionnels, persuadés à tort de leur « objectivité » alors qu’ils véhiculent toutes sortes de conceptions, qui vont du « traditionnel » (mot à valeur d’antienne) au « réactionnaire » (Reynaud, 74 ; Lévy, 75). Aveugles face à la « mystification » du Pouvoir (Y. Lacoste), qu’ils servent tout en croyant faire œuvre objective, les géographes à l’ancienne véhiculent toutes sortes d’injonctions « d’en haut » (R. Guglielmo) qu’ils ne remettent pas en doute, faute de réflexion politique et/ou épistémologique (conviction partagée). Ce faisant, la question de leur rôle dans les entreprises d’aménagement est posée sous le double registre de la compromission et de l’incompétence : compromission parce que le regard géographique est dénué de recul critique ; incompétence car le géographe ne maîtrise pas les outils opératoires qui sont ceux de l’ingénieur, de l’économètre ou du planificateur (Chamussy et alii, 1977) et se trouve dans l’incapacité d’expliciter les axiomes qui fonderaient son action. Ce faisant émerge la question de l’utilité de la géographie, taraudante chez Y. Lacoste, titre d’un numéro spécial de la Revue internationale de sciences sociales, et qui trouve une forme emblématique dans les débats du Géopoint 76 sur l’aménagement, du moins tels que rapportés par H. Reymond :
Au niveau appliqué un minimum de points communs semble accepté par les deux tendances [la « marxiste » et la « théoricienne-quantitativiste »]. Aider les populations à contrôler la production de leur espace, comme son utilisation, implique que l'on connaisse les conséquences vécues et à venir des différents types d'espaces produits. Étant bien entendu que l'espace lors de sa formation dépend du mode de production dominant, qu'il existe ensuite, comme espace physique, qu'on devra alors utiliser pertinemment ; […].
Des divergences assez nettes apparaissent quant aux rôles respectifs du géographe, du « savant », du « spécialiste » et des populations, moins instruites, moins spécialisées, dans l'établissement de cette compatibilité.
Pour changer le réel disent les uns il est nécessaire de pouvoir l'atteindre, le comprendre, le connaître, au sens à la fois marxien et claudelien de « naître avec lui » ; il faut pouvoir suivre le processus en le précédant dans son déroulement ; et le savant apprend sans arrêt ce pouvoir.
Il ne s'agit pas tellement de trouver des routes répondent les autres — à ce qu'il semble la tendance « radicale » […] — que d'en créer. À l'idée des premiers que le savant doit choisir un parti, ils préfèrent la possibilité pour les habitants de choisir ce qu'ils veulent en accédant eux-mêmes à la science.
Le débat n'est pas clos. Comment connaître le niveau d'intervention qui autorisera une action valable, scientifique, efficace, qui aille dans le sens du choix souhaité par les usagers d'un territoire ? Comment ? Sinon en apprenant sans arrêt, en consacrant un temps socialement reconnu et nécessaire à l'acquisition et à la pratique de cette action valable. Le risque est grand sans cela de « posséder » une vérité qui soit sans attache avec le réel, et dans sa pratique sans « pouvoir » sur lui, de travailler encore sur une représentation illusoire de la réalité : une idéologie.
On peut souligner à la fin de ce dernier rapport à quel point le débat a perdu son aspect technique et instrumental même quand il s'agit de géographie appliquée. À quel point aussi la discussion a surtout concerné la géographie humaine ; implicitement, il semble bien que la majorité des intervenants ait séparé son sort de celui de la géographie physique.
Cet extrait un peu long a l’immense avantage de condenser les interrogations et débats des nouveaux géographes sur l’interaction de la science et de l’action, tout en exposant avec clarté des propositions constructives sur ce que pouvait être une utilité pratique, aménagiste, de la géographie. Parallèlement, il mobilise toutes sortes de leitmotive de l’époque (« changer le réel », le droit à l’autodétermination, l’idéologie assimilée à une illusion), qui sont représentatives d’un certain cadre idéologique commun. Il occulte toutefois une dimension complémentaire, formalisée par C. Raffestin sous le vocable de « problématique critique », assignant au géographe un rôle de protagoniste dans la ré-humanisation de relations sociales instrumentalisées et réifiées par une société mécanisée érigeant la consommation en procès sans sujet, négateur de l’individu. Dans une telle configuration, il ne s’agit pas tant d’agir que d’éveiller en exerçant une fonction de dénonciateur aux aguets.
La problématique critique émerge actuellement, c'est un fait indiscutable et nous allons le montrer. Mais pourquoi ? Nous pensons que c'est la conséquence de la dichotomie qui a été faite entre individu et société. La problématique traditionnelle implicite ou explicite a purement et simplement évacué l'individu au profit de la société sous le prétexte finalement paradoxal et obscur que la géographie était concernée par les groupes et non par les individus dans l'espace. Mais alors comment justifier l'évacuation de la problématique des classes qui fait que beaucoup d'explications traditionnelles se soient davantage apparentées à l'imaginaire qu'à la vie quotidienne que l’on voulait restituer ?
Il ne fait pas de doute qu'une problématique critique renferme une conception de l'homme. Cette problématique doit « prendre pour sujet un individu bien défini dans ses rapports avec d'autres individus et avec des groupes et dans son insertion médiatisée avec le corps social » (M. Horkheimer). S'occuper de l'individu ne signifie nullement prendre en compte un sujet ponctuel mais observer un homme pris dans la réalité historique de son temps. Il semble bien que Marx, à cet égard, ait été mal interprété.
Démystification des « idéologies », « problématique critique » et nécessaire explicitation des axiomes ou des hypothèses renvoient à un schème tierce, mais primordial, que l’on pourrait qualifier de « critique » ou de « constructiviste ». Il implique dans son avers réquisitorial la dénonciation des impensés et sous-jacents de la « géographie traditionnelle », ce qu’Henri Chamussy appellera « le pêché d’implicite ». Ainsi que nous allons nous efforcer de le montrer dans le prochain chapitre, c’est dans cette perspective que se trouve remis en cause le réalisme classique (notamment par C. Raffestin) et que se formule une posture nouvelle, dont Franck Auriac sera l’un des plus féconds thuriféraires.
Il importe néanmoins, auparavant, de dire quelques mots de la « résorption » de la « révolution », pour le cas qui nous concerne.
III Vers des refondations (1982-1986)
Nous avons déjà évoqué cette question dans notre « récit » qui clôt le chapitre IV. Le problème historique de la sortie de la période de « science extraordinaire », comme dirait T. Kuhn, mériterait un examen long et minutieux. Mais parce qu’il engage un après conçu comme une nouvelle période de science normale, cela nous conduirait à adopter des perspectives d’une très grande ampleur. En effet, la période qui a succédé à l’effervescence des années 1970 n’est pas close, à bien des égards : depuis le début des années 1980 ont émergé divers courants, bien souvent construits en réaction contre la géographie « théorique et quantitative » : géographies « humaniste », « sociale », « culturelle », « post-moderne », etc. Il est encore malaisé aujourd’hui d’arrêter une position sur le caractère convergent ou diffluent de ces tendances nouvelles. De surcroît, l’édition a connu une croissance importante et de nombreuses revues nouvelles ont vu le jour, parfois directement liées à tel ou tel courant, de sorte que le corpus concerné est considérable. Dès lors, décrire la genèse de ces mouvances et entreprendre une archéologie contemporaine du champ serait une tâche énorme, justifiant un travail collectif plutôt qu’un labeur solitaire. Faute de quoi, nous allons nous restreindre à l’esquisse de quelques perspectives sur l’apaisement des années 1980 et sur l’élaboration d’un paradigme que nous qualifierons de « spatialiste », dont il est important de préciser d’emblée qu’il n’a pas remplacé le paradigme classique. Simplement, il s’est développé plus précocement que ses « rivaux », d’émergence plus tardive et ne bénéficiant pas de l’apport préliminaire de vingt ans de locational analysis.
Le problème est compliqué par un brouillage important des positions : on pourrait dire qu’entre 1976 (date de l’intervention autocritique de J.-B. Racine au premier Géopoint) et 1984 (année d’affirmation d’une « géographie sociale » au projet critique), tous ceux qui refusaient la « vieille » géographie ont été amalgamés comme « nouveaux géographes », alors que des divergences de plus en plus importantes se faisaient jour parmi eux, que des passerelles nouvelles se développaient aussi vite que les anciennes alliances se défaisaient… Dans ces conditions, le label « nouvelle géographie » est d’autant plus chargé d’émotion qu’il est illisible d’un point de vue strictement paradigmatique, sauf comme position de refus de la géographie classique. De nombreux auteurs en vue considérés au départ comme des « théoriciens [et/ou] quantitativistes » (J.-B. Racine, A. Bailly, C. Raffestin, Vincent Berdoulay, etc.) sont parmi les premiers à avoir prôné un recentrage sur les représentations, le vécu, l’individu, voire un supposé rapport « géographique » au monde dont il faudrait rechercher l’essence. D’autres « spatialistes » ont noué des contacts étroits avec les réseaux de la géographie sociale, tandis que certains ressortissants de celle-ci (Nicole Mathieu par exemple) ont pu fort bien connaître voire pratiquer la géographie « théorique et quantitative ». Suivant un autre chemin, les fondateurs d’EspacesTemps (J. Lévy, C. Grataloup, B. Elissalde), très critiques à l’encontre de la « quantité sans qualité », ont eu un échange prolongé avec les Dupont (jusqu’en 1982) puis avec R. Brunet, tant et si bien que certains peuvent encore aujourd’hui se dire l’un praticien d’une certaine analyse spatiale (C. Grataloup), l’autre proche de la géographie théorique et quantitative (B. Elissalde).
1°) Apaisements
La situation de « crise », entendue comme conflit ouvert (même si sporadique), a eu d’autant plus de mal à s’apaiser qu’elle embrassait au moins trois composantes (socio-générationnelle, politique et épistémologique) et que les lignes de partage n’étaient pas forcément parfaitement les mêmes. La soutenance de thèses remarquées sur des problématiques spatialistes, le départ à la retraite au début des années 80 de figures de l’establishment (P. George, J. Beaujeu-Garnier, J. Labasse, J. Bastié), l’alternance politique de Mai-81, l’accession à des postes de responsabilité de plusieurs nouveaux géographes, etc. : il a fallu la convergence de changements dans ces ordres divers pour que les conditions d’un apaisement global soient réunies.
On pourrait dire que la reconnaissance épistémologique de la géographie théorique et quantitative est ce qui est venu en premier : par les thèses, par la structuration de la commission éponyme auprès du Comité national de géographie, par une intense activité de stages de formation et par une représentativité croissante dans les colloques européens. En outre, à partir de 1980 et de l’article « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », R. Brunet est sorti d’un semi-silence de quelques années pour proposer à la communauté des géographes une forme particulière d’analyse spatiale, qui avait l’ambition de proposer une théorie englobante pouvant fédérer les innombrables recherches éparpillées et d’impulser une dynamique nouvelle sous le label « chorématique ». Même s’il n’a pas forcément convaincu le noyau dur des théoriciens-quantitativistes français, cet article et tout l’effort de diffusion développé par R. Brunet durant les années 1980, ont contribué à donner une notoriété grandissante à la « géographie des modèles » au point qu’une certaine confusion s’est progressivement établie entre un individu à l’itinéraire tout à fait singulier et la « nouvelle géographie ». Ce phénomène mérite qu’on s’y attarde brièvement afin d’en expliciter quelques tenants et aboutissants : tout en demeurant directeur de l’Espace géographique pendant toute la période, R. Brunet s’est un peu mis en retrait de l’agitation du temps durant quelques années (1976-1979), ce qui a coïncidé avec ses premières années comme directeur de recherches au CNRS à Paris. Une analyse de sa bibliographie montre un creux en 1976-1979 et une fécondité retrouvée à partir de 1979, qui va se maintenir durant toute la décennie 1980. L’article « La composition des modèles dans l’analyse spatiale » a été le premier d’une longue série qui a marqué les esprits, sur des sujets divers. C’est l’époque où il est le préfacier des livres d’avant-garde : Pour une géographie du pouvoir de C. Raffestin (1980), Système économique et espace de F. Auriac (1983). Après Mai-1981, ce sympathisant du CERES a été choisi par Maurice Godelier pour faire le bilan de la géographie française dans le cadre du rapport que ce dernier devait présenter sur les sciences humaines et il a exercé des responsabilités importantes au ministère de la Recherche. Là encore, l’impact fut grand, dans un contexte extrêmement tendu entre géographes « de gauche » et « de droite », et alors qu’était créée l’Association française pour le développement de la géographie (AFDG), pour faire pièce à l’Association des géographes français et contre le Comité national. C’est une époque où R. Brunet intervient sur des terrains variés, mais on retiendra surtout la création du Groupe d’Intérêt Public (GIP) Reclus, en 1984, structure à partir de laquelle il va accompagner trois « gros » projets collectifs, l’Atlas de France, la Géographie universelle et l’Observatoire des localisations, sur la base desquelles il développera des initiatives éditoriales, individuelles ou collectives, qui apparaîtront rapidement comme des œuvres phares de la nouvelle géographie : un manuel manifeste, La Carte, mode d’emploi, une nouvelle Géographie universelle, rédigée avec la collaboration entre autres de nombreux « spatialistes », des atlas (notamment une série d’atlas thématiques sur la France), un dictionnaire, Les Mots de la géographie. Ailleurs, il a co-dirigé avec F. Auriac un livre de réflexion sur la géographie, dans le cadre du projet dirigé par Dominique Lecourt pour une « nouvelle encyclopédie Diderot », Espaces, jeux et enjeux , qui demeure une référence malgré les projets similaires qui ont été depuis édités.
Toutes ces précisions visent essentiellement à étayer une idée : à partir de 1980, la diffusion et la notoriété de l’analyse spatiale française ont largement dû leur expansion à l’action d’un « patron » qui était déjà reconnu depuis la fin des années 1960, qui avait épisodiquement fourni des contributions décisives pour l’avancée de la géographie française mais qui, en dehors de deux interventions en 1972 et de l’inestimable tribune offerte par l’Espace géographique, s’est tenu à l’écart des polémiques les plus vives des années 1970 et n’a pas participé aux trois premiers Géopoint. Sur la base d’un engagement politique ancien et d’une action scientifico-institutionnelle étalée sur la décennie 1980 et le début des années 1990, R. Brunet a été érigé symboliquement en « pape » de la « nouvelle géographie » — ce qui n’est pas sans ironie pour quelqu’un qui a toujours refusé ce label et qui n’a jamais manifesté beaucoup de goût pour la critique, entendue comme entreprise de dénégation. Il ne nous appartient pas de juger du bien-fondé de l’attribution symbolique ni de fournir les pièces du procès en canonisation. En revanche, il apparaissait important de signaler la convergence qui s’est opérée à partir de 1980 entre un entrepreneur de projets géographiques doté d’une grande fécondité et un mouvement révolutionnaire, riche d’une expérience et d’une réflexion accumulées, mais longtemps cantonné à la littérature grise.
Analysant un « succès » épistémologique, nous avons été amené à mobiliser des éléments d’explication qui renvoyaient aux deux autres conditions énoncées précédemment : la générationnelle et la politique. Il est certain que l’entreprise Reclus s’est appuyée sur la partie de la génération née entre 1933 et 1945 qui a été de toutes les expériences révolutionnaires et qui a accédé au professorat dans les années 1980. Il est certain également que les affinités des nouveaux géographes (et pas seulement de R. Brunet) avec le pouvoir socialiste ont progressivement facilité les choses pour des équipes jusque là marginales, des carrières freinées... Néanmoins, dans ce domaine, nous ne nous hasarderons pas à dépasser le stade des intuitions, car c’est toute l’histoire sociale de la géographie française dans les années 1970-1980 qui reste à écrire.
Demeurent les signes dans les textes. Si une agressivité sporadique envers la géographie classique, de plus en plus souvent taxée de « vidalienne », s’est perpétuée jusqu’à nos jours (avec son pendant, la nostalgie hagiographique), dans les lieux spécifiques de la nouvelle géographie les réquisitions systématiques contre la « géographie traditionnelle » se sont estompées dès la fin des années 1970. Ainsi, dès le troisième Géopoint, « Axiomes ou principes en géographie », le discours de combat a cédé la place à de véritables examens épistémologiques, tandis que l’Espace géographique publie un pamphlet anti-épistémologique, accueille des articles d’histoire de la géographie consacrés à des figures peu hétérodoxes de la discipline, ouvre ses colonnes aux tendances nouvelles, plus ou moins anti-quantitativistes : « L’approche culturelle » (1981, 4), « La géographie sociale » (1986,2). Le Géopoint 82, « Les territoires de la vie quotidienne », fait une large place à des sociologues (Michel Marié, Yves Barel) et à des géographes « sociaux » de la première heure (Renée Rochefort, N. Mathieu, Jean Rémy). L’heure est à l’ouverture et au pluralisme du côté des « nouveaux géographes ». C’est aussi, en 1982, le premier Géopoint organisé en Avignon, « grâce aux aides apportées par les autorités universitaires et municipales », signe d’une reconnaissance extérieure jusque là un peu chiche, n’eût été le soutien des universités suisses... De surcroît, dans l’intervalle séparant le colloque de la publication des actes, le Groupe Dupont a obtenu le label « Jeune équipe » du CNRS, lui conférant une reconnaissance institutionnelle et des moyens accrus.
En 1982 également, A. Reynaud publie une suite à La géographie entre le mythe et la science intitulée La géographie, science sociale, dont le ton diffère radicalement, et ce dès l’incipit : « La géographie est une science sociale qui occupe désormais une place grandissante dans la pensée contemporaine… » (p. 6) Ce triomphalisme, très vite tempéré, s’accompagne du sentiment que « la crise est désormais derrière nous et [que] les géographes doivent reprendre confiance en eux-mêmes et dans leur discipline. » (p. 7). Alors que le pamphlet de 1974 cherchait à discréditer les chimères d’un paradigme essoufflé, ce nouvel opus est inspiré par une toute autre perspective : dire le droit — autant que faire se peut et suivant divers formalismes logico-ensemblistes — sur les limites et les « branches » de la discipline.
Un pas supplémentaire est franchi en 1983 lorsque les Annales de géographie publient leur premier numéro dévolu à la géographie théorique et quantitative, sous le titre pudique d’« Informatique et géographie », comprenant notamment trois articles de bilan : « Dix ans de pratique de géographie quantitative à travers le colloque de Besançon » de Christine Condé, Jean-Paul Massonie et Jean-Claude Wieber, « La géographie rurale "théorique et quantitative" : bilan d’une décennie » de V. Rey et M.-C. Robic et « Jouer de l’ordinateur sur un air urbain » de D. Pumain, T. Saint-Julien et M. Vigouroux. Ce dernier article, tout à la fois panorama et manifeste, assume sans complexes son inscription dans « les recherches quantitatives et théoriques » et rejette le « débat [...] partiellement faux » sur les « risques d’autonomisation de l’espace » inhérents pour certains à l’usage de techniques statistico-mathématiques. À bien des égards, il s’agit d’un article triomphal, par la richesse des références qu’il peut mobiliser et par l’ampleur des problèmes qu’il expose, manifestant la fécondité d’un champ — la géographie urbaine théorico-quantitativiste — en pleine expansion. Son lieu de publication et la sérénité épistémologique affichée par les auteurs militent pour en faire un témoignage essentiel de la maturité atteinte alors par les « spatialistes » français.
À l’assurance nouvelle des théoriciens-quantitativistes, reconnus par les institutions de recherche et la corporation, répondent des efforts divers de synthèse et de reconstitution de l’unanimité perdue, qui sont le fait d’auteurs aux sensibilités divergentes. Dans un article co-signé avec Jean-Marc Besse, M.-C. Robic a pu mettre en évidence la position charnière de l’année 1984, année du « consensus retrouvé ».
La revue EspacesTemps publie cette année-là un numéro intitulé « L’Espace en société. Géographes d’aujourd’hui », ouvert à toutes les tendances de l’époque, sollicitant des tenants de l’analyse spatiale (F. Durand-Dastès, D. Pumain & T. Saint-Julien, R. Brunet), un Dupont physicien (Jean-Pierre Marchand), des représentants de la géographie sociale (Françoise Cribier, A. Reynaud, J. Pailhé), mais aussi « trois "mandarins" » (J. Beaujeu-Garnier, Guy Burgel et P. Claval) et des « héritiers » de P. Gourou (Michel Bruneau et Georges Courade). Les contributions ont une tonalité globalement optimiste, à l’image de l’éditorial, affirmant que ce numéro « marque sans doute la fin d’une période dure et nécessaire… » et de la notice du géographe québecois Rodolphe De Koninck évoquant sa « réconciliation ». Parallèlement, la revue communiste La Pensée publie un répons à son numéro de 1977 consacré à « la crise de la géographie », qui renferme deux articles globalement optimistes : « Vingt ans après : la géographie et sa crise ont la vie dure » de Félix Damette et J. Scheibling et « Les lieux et les hommes : un nouveau départ pour la géographie » de J. Lévy. Dans une perspective assez différente, la même année, à l’occasion du Congrès international de géographie de Paris, le Comité national confie à P. Pinchemel et L. Faugères la tâche d’établir des bilans sur ce qui se fait dans la discipline. Le premier estime dans son dernier paragraphe consacré à « la géographie française des années 80 » qu’« au temps de l’opposition et des affrontements succède celui de la réflexion » (p. 18) et qu « un certain consensus existe », associé à des « signes prometteurs » et des « repères de bon augure » (p. 20). Le second essaie en un long exercice solitaire qui a peu d’affinités véritables avec la « nouvelle géographie » d’affirmer l’unité inaltérable et la « scientificité » de la « discipline ».
Tous ces auteurs partagent grosso modo une triple conviction : la géographie a une scientificité indéniable (acquise ou retrouvée) ; ils revendiquent son appartenance aux sciences sociales (et non plus à la charnière des sciences de l’homme et de la nature) ; enfin son objet est l’espace et sa problématique de penser l’organisation spatiale des sociétés, même si les significations assignées au terme « espace » demeurent pour le moins gênantes, compte tenu de leur flou. On peut d’ailleurs se demander si ce sentiment convergent a des fondements épistémologiques, ou s’il ne fait que manifester l’apaisement de tensions sociales internes au petit monde des géographes, jusque là extrêmement vives. En effet, si un nouveau paradigme « théoricien quantitativiste » est certainement en train de s’indurer, force est de constater sa position non monopolistique et plus largement l’extrême hétérogénéité des pratiques et positions de l’époque, qu’occulte le recours standardisé à un lexique déictico-identitaire commun. « Espace », « science », « science sociale », « organisation de l’espace », « utilité » : autant de mots et d’expressions fétichisées dont un examen minutieux montrerait l’extrême indétermination sémantique. Au reste, dès 1982, P. Pinchemel dénonçait ces flottements sémantiques dans un article fondateur : « De la géographie éclatée à une géographie recentrée » :
Mais loin de clarifier la position de la géographie, ce recours à l'espace l'a sans doute rendue plus difficile ; au lieu de restreindre le champ de la géographie, il l'a étendu, si tant est que cela fût possible ! Des géographes n'ont pas hésité à faire de la géographie la science de l'espace ; y ajouter des adjectifs ne change pas grand chose. L'analyse des textes montre d'ailleurs fréquemment l'emploi d'espace pour milieu (espace physique).
[…]
Mais à la commodité extrême de l'emploi du mot n'a pas correspondu l'effort de réflexion qu'on pouvait espérer. Dans la famille « espace», une expression a reçu une attention privilégiée de la part des géographes, celle d'organisation de l'espace […]
Le succès de l'expression a été considérable dans les années 1960-1970. Mais il est advenu à « organisation de l'espace » le même sort qu'aux concepts précédents avec une marge d'ambiguïté encore plus grande. Loin d'amener un recentrage de la géographie, cette notion a, au contraire, favorisé sa dispersion.
Cette citation de P. Pinchemel n’est pas innocente : elle est le fait de l’un de ceux qui ont le plus œuvré au sein de la géographie française, pour construire quelque chose comme un « paradigme spatialiste » relativement stable et défini.
2°) Sur le paradigme « spatialiste »
Proposer une analyse cohérente et suffisante d’un corpus constitué en vingt ans au moins (1972-1992) afin de donner crédit à cette idée de « paradigme spatialiste » n’est pas de l’ordre de ce que nous pouvons réaliser ici, sauf à écrire une autre thèse… Choisir un moyen terme, de l’ordre du chapitre, aurait été tentant mais asymétrique, eu égard aux autres courants qui se sont affirmés depuis les années 1980. Notre objectif de surcroît n’était pas tant de faire la place belle à une tendance parmi d’autres que de suggérer que celle-ci a échafaudé une base théorique, des outils, des valeurs, des exemples-types, des exercices,… bref, tout ce qui sert de base au descriptif d’un « paradigme » au sens kuhnien, et qu’elle s’est dotée d’un idiome relativement stable, correspondant à une certaine induration conceptuelle.
Cette lecture bute néanmoins sur un obstacle essentiel : ce paradigme n’est partagé que par une fraction restreinte de la communauté géographique française, n’a valeur « normale » que dans certaines universités parisiennes et de l’Est et du Sud-Est de la France (sur le territoire des Dupont), et encore est-ce à concurrence d’autres discours, d’autres pratiques, de sorte que des populations estudiantines assez négligeables pourraient être désignées comme ayant subi une « inculcation » spatialiste. Ce paradigme s’est développé fortement, parmi d’autres ; il jouxte divers ordres de discours avec lesquels il entretient des rapports complexes ; il sert d’épouvantail pour bon nombre d’étudiants et d’universitaires que terrorisent son usage des mathématiques et son vocabulaire ésotérique ; il dispose d’un prestige intellectuel indéniable, d’une revue incontestée, d’un capital symbolique riche et complexe. Mais affirmer qu’il a remplacé le paradigme classique serait une absurdité. On peut quand même esquisser quelques traits brefs et qui resteront schématiques.
Contrairement au descriptif kuhnien, mais par fidélité absolue aux us de la géographie française, ce paradigme a disposé très tôt de manuels, certains importés de l’étranger, mais peu lus et très mal diffusés, d’autres destinés à un grand succès d’estime (L’analyse quantitative en géographie, 1972), d’autres fort décriés en leur temps (l’Introduction à l’analyse de l’espace, 1977), tandis que quelques Dupont mettaient en chantier dès 1974 sous le pseudonyme de Groupe Chadule un work in progress intitulé Initiation aux méthodes statistiques en géographie, lequel a connu de très nombreuses rééditions et corrections jusqu’à nos jours. Par un effet assez curieux, la période 1980-1999 a été quasiment stérile en matière de manuels d’analyse spatiale, alors même qu’explosaient les écrits théoriques, manifestes, grandes œuvres collectives. Seule La Face de la Terre de P. et G. Pinchemel (1988) pourrait d’une certaine façon, et pour quelques chapitres, être considérée comme telle. Il a fallu l’introduction du terme au Bulletin Officiel pour les cursus de DEUG (1998) et la modification des contenus des concours pour qu’apparaisse une nouvelle vague de manuels, dont la temporalité n’a rien de paradigmatique…
La décennie capitale pour l’induration d’un paradigme spatialiste a été les années 1980, durant lesquelles au moins trois entreprises de théorisation générale de la géographie se sont développées selon des erres parallèles : la plus médiatique a été celle entreprise par R. Brunet, depuis « La Structure des modèles dans l’analyse spatiale » (1980), jusqu’à Le déchiffrement du Monde, texte introductif à la nouvelle Géographie universelle (1990). Elle a un peu occulté le retentissement des travaux de P. Pinchemel, depuis « À propos de l’espace géographique : l’écologique, le géonomique, le géographique » jusqu’à La Face de la terre (1988). La plus exigeante et la moins connue a été l’œuvre d’H. Reymond, dont les écrits (d’un abord ardu) sur la « contradiction espace/étendue » on été prolongés par l’article essentiel « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », source considérable de réflexion pour quelques spatialistes français parmi les plus brillants (D. Pumain au premier chef). On pourrait également mentionner les travaux, plus anciens et fortement contestés, de G. Nicolas-Obadia sur l’axiomatisation de la géographie.
Ces différents auteurs partagent plusieurs choses : une conception de l’espace considéré comme une production sociale, définie axiomatiquement par son caractère toujours déjà différencié et la présence de « structures géonomiques » (P. Pinchemel), « chorèmes » (R. Brunet) ou « taxochores » (H. Reymond) qui forment la trame de base de l’organisation spatiale des sociétés. Ces structures spatiales sont liées aux dimensions géométriques de l’espace, certaines étant ponctuelles (comme l’habitat et toute autre localisation discrète), d’autres ayant des propriétés linéaires voire réticulaires (il s’agit surtout de réseaux, le « maillage » de P. Pinchemel, correspondant au « treillage » de R. Brunet), d’autres enfin relèvant de la dimension aréolaire (territoires, « pavages », aires d’influence, « quadrillages », etc.). Ces structures spatiales se combinent en systèmes spatiaux dynamiques, de plus ou moins vaste ampleur, affectés par divers types de processus spatiaux (interaction, diffusion, hiérarchisation, etc.) — systèmes qui fournissent au demeurant une réinterprétation de la vieille notion de région. Une propriété fractale de ces systèmes spatiaux fait que l’on peut les retrouver similaires à différentes échelles et emboîtés les uns dans les autres. En tant que systèmes dotés d’une forte inertie (on ne modifie pas facilement les parcellaires ou les axes de communication), on leur prête des propriétés résilientes, qui leur permettent de survivre au système socio-économique qui les a engendrés. D’où le thème de l’« autonomie de l’espace » surtout cher à P. Pinchemel, qui a fait hurler plusieurs générations de géographes « sociaux ». Cette autonomie ne concerne que les structures géométriques, abstraction faite de leur incarnation dans des infrastructures particulières (logements, routes, parcellaires, etc.). Il est important de ne pas se méprendre sur le sens de l’adjectif « social » tel qu’employé ici : ces théories ne présupposent pas systématiquement une conscience de (ou un agir sur) l’espace généré par les sociétés : celui-ci peut être un « produit » « involontaire » de l’action humaine, partant non nécessairement justiciable d’une herméneutique sociale, contrairement aux présupposés de nombreuses critiques anti-spatialistes :
Oeuvre humaine, l'espace géographique est donc produit, s'il n'est pas qu'un produit. Il est fait tous les jours, par de grandes et de petites actions. Il est fruit de la pratique — on dit parfois praxis, ainsi que de quelques amples desseins concertés. Résultat largement involontaire, il n'est pourtant pas de ces sous-produits que l'on oublie et dont on se débarrasse : il est quotidiennement réincorporé à la pratique sociale, qu'il influence, et que parfois il contraint.
On pourrait dire que cet espace relève pour partie d’une conception « naturaliste », en ce sens qu’il n’y a pas forcément de dessein ou de « texte » à interpréter dans cette manière de penser l’espace et la géographie, mais des artefacts qu’il s’agit de penser en leur donnant formes et échos dans l’ordre du social. En revanche, elle ne présente pas d’incompatibilité rédhibitoire avec une posture constructiviste ou nominaliste, à partir du moment où l’on fait l’hypothèse — comme nombre de nouveaux géographes — que le chercheur élabore des « construits » préalables dont il interroge la pertinence, sans prétendre que ses échafaudages théoriques sont le reflet d’un réel qui imprimerait sa forme dans l’entendement du savant. Néanmoins, il est important de noter que les principaux théoriciens dont nous avons parlé — ceux qui ont eu l’ambition d’établir une théorie générale de l’espace — sont des réalistes, d’une manière ou d’une autre (ainsi que nous aurons l’occasion de le préciser dans le dernier chapitre). Comme si l’ambition même de construire une théorie de l’espace géographique n’advenait que chez un certain type de penseurs ?
Tout ceci est bien bref et mériterait de plus amples développements. Il faudrait également évoquer les prolongements du spatialisme chez une représentante d’une autre génération, comme D. Pumain, et les aménagements et améliorations spécifiques qu’elle a apportés au paradigme, au travers notamment de sa théorie des systèmes de villes. Il faudrait également faire une place aux légitimations épistémologiques générales que s’est donné le paradigme (le falsificationnisme pour l’essentiel, mais cela serait à nuancer).
Conclusion : une révolution conduisant au pluralisme
La géographie est en crise parce qu'elle refuse depuis une trentaine d'années la présence simultanée de plusieurs vouloir-voir. Le vouloir-voir des Vidal de la Blache, des Le Lannou, des Gourou, etc., était un vouloir-voir intégrateur, totalitaire même, dans la mesure où il était le seul qui correspondait au savoir-voir patiemment construit et considéré comme la géographie.
Claude Raffestin (1978)
Demeure le rôle primordial des « quantitativistes » et des « théoriciens » dans la révolution des années 1970, eux qui ont été, dans leur diversité, une force d’organisation, un pôle critique et une source de reconstruction de la géographie. Il n’est qu’à comparer ce qui se produisait dans les années 1960 et ce qui s’est produit dans les années 1990 pour comprendre l’importance des changements « extraordinaires » opérés dans les années 1970 essentiellement. La monographie régionale et ses variantes thématiques ont cédé la place à une très grande diversité de possibles, de sorte que faire un panorama de la géographie actuelle (et qui plus est le lire en termes kuhniens) est véritablement un défi. Nul ne pourrait en effet prétendre qu’une manière de faire, qu’une thématique, qu’un paradigme, dominent, ne serait-ce qu’en géographie humaine. Le foisonnement des abords, conceptions et doctrines rapproche la discipline de la situation des autres sciences sociales, ce dont on ne peut que se réjouir si l’on adopte une éthique pluraliste. Sans aller jusqu’au « tout est bon » de P. Feyerabend, nous avons tendance à penser que la libéralité actuelle, consécutive à l’abandon progressif du couperet du « ce n’est pas de la géographie », ne peut être qu’une bonne chose, à condition de ne jamais perdre de vue la tension essentielle entre réflexion théorique et recherche empirique.
On pourra faire au moins deux objections : fallait-il pour autant en passer par une « révolution » ? et celle-ci tient-elle la route comme descriptif de ce qui s’est passé durant cette période ? Après tout, d’autres récits sont possibles, sinon disponibles, et l’on peut déplorer l’extrême animosité (attestée, avérée) qui a régné durant ces années.
Face à l’objection terminologique, l’ensemble du travail engagé dans ce chapitre se voudrait un dossier probatoire, constitué de textes, d’analyses socio-politiques, de témoignages. À chacun de juger s’il estime la charge de la preuve suffisante ou s’il faudrait requérir des compléments d’examen. Nous avons de toutes façons le souci de poursuivre nos investigations sur le terrain de l’histoire sociale, afin de renseigner davantage notre analyse des enjeux socio-institutionnels sous-jacents aux « événements ». Pour le reste, nous avons essayé d’abonder le contraste entre l’avant et l’après, tout en indiquant ce qui pouvait apparaître comme des signes avant-coureurs de « malaise », d’« anomalie », et de mettre en relief la grande violence (verbale) du milieu des années 1970 et tout le processus de contournement des institutions existantes par des groupes « toujours plus nombreux », comme dirait T. Kuhn. Si cela ne ressemble pas à une prise de pouvoir par la force, cela ressemble tout à fait au descriptif kuhnien.
Face à l’objection éthique, la réponse nous semble plus aisée. On ne saurait mesurer aujourd’hui la puissance normative du paradigme classique, sinon en faisant retour sur le corpus, longuement, lentement, pour s’immerger dans ses automatismes cognitifs, sémantiques. Et là, alors, il nous semble que l’on comprend mieux la force coercitive (si longtemps invisible) qu’il pouvait exercer sur l’entendement géographique. Il a fallu des tensions considérables, un discrédit très lourd, une dévaluation symbolique massive, pour que les générations ayant fait l’expérience de Mai trouvent le ressort pour s’affranchir, dans le déni, le contournement et l’invective, de cette grille et en inventer d’autres. Éthiquement, il fallait cette éjection cathartique. Au reste, ceux qui ne l’ont pas vécue sont souvent encore marqués par l’habitus réaliste. Des pans entiers de la géographie d’aujourd’hui sont d’ailleurs d’abord et avant tout des inflexions et modernisations du paradigme post-vidalien, et nombreuses sont les filières qui inculquent grosso modo l’idéal du « concret » et de l’« exhaustif », le sens des « nuances » et des « contrastes », posé comme un préalable et non comme un correctif.
Car en dernière instance, la question de l’accession au réel et des modalités de son intelligibilité nous semble la pierre de touche de ce qui a fait révolution dans les années 1970, avec l’émergence de positions constructivistes. Ce qui fait l’objet du prochain chapitre. Chapitre VIII
« Soyez irréalistes, demandez le constructible ! »
Dans ce dernier chapitre, nous nous proposons de réaliser une archéologie du constructivisme des « nouveaux géographes ». Le choix de cette expression pourrait sembler pédant ou obscur, mais c’est la formule qui nous a semblé la plus congruente avec ce que nous entendions réaliser. D’où la nécessité de donner quelques justifications liminaires.
Alors que le chapitre précédent ne cessait de réinjecter des éléments d’explication non inférables de l’« archive » géographique, celui-ci sera presque entièrement dévolu à celle-ci, considérant un certain corpus comme une « formation discursive » stable, justiciable d’une interprétation en termes de posture, vocable que nous avons déjà utilisé pour parler du réalisme géographique et que nous reprenons ici pour suggérer une équivalence de niveau ou de registre. S’il y a une posture constructiviste qui s’échafaude dans les années 1970, c’est contre la posture réaliste jusque là prégnante. L’une et l’autre procèdent directement d’épistémès génériques qu’il serait assez commode de considérer comme se succédant dans le temps. Certains, tel Jean-Louis Le Moigne, l’ont affirmé assez péremptoirement, opposant « l’épistémologie positiviste » ou « réaliste » qui serait née au xixe siècle dans le sillage de la Révolution industrielle à « l’épistémologie constructiviste », dotée de prestigieux ancêtres, mais quand même assez liée à la « révolution cybernétique » et au développement des « sciences de l’ingénieur ». Ces perspectives historiques vertigineuses sont difficilement étayables, même si quelques intuitions nous font grosso modo partager cette conception discontinuiste (bachelardo-foucaldienne si l’on veut) de l’histoire de la cognition, tout en nous incitant à récuser un certain manichéisme qui voudrait qu’il n’existât que deux positions opposées et incompatibles. Nous avons plutôt le sentiment qu’il existe une multitude de positions allant du réalisme le plus « naïf » à des formes d’« anti-réalisme » (comme dirait I. Hacking) qui récuseraient jusqu’à l’idée même d’une réalité une (attitude au demeurant honnie par tous ceux qui l’évoquent, tant et si bien que l’on peut se demander si les anti-réalistes existent...).
Demeure une hypothèque majeure, correspondant au reste de la formule Archéologie du constructivisme des nouveaux géographes : pas une seule fois dans notre corpus on ne trouvera de désignation/labellisation de la nouvelle posture, car les « nouveaux géographes » dont il est question n’ont jamais éprouvé le besoin de lui donner un nom — à la notable et tardive exception de C. Raffestin, se revendiquant du « réalisme interne » d’Hilary Putnam en 1989, c’est-à-dire treize ans après les premiers textes de lui que nous qualifierions de « constructivistes ». Pour autant, cette absence d’-isme n’est pas décourageante. À défaut de s’adorner d’une étiquette supplémentaire, les « nouveaux géographes » n’ont eu de cesse de traquer les manifestations du réalisme classique et de leur opposer une épistémologie du « construit » dont l’acmè est le Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine. Et le projet de ce chapitre est justement d’accréditer la pertinence de cette désignation pour parler de la posture des géographes en révolution.
Il importe également d’étayer l’usage du terme « archéologie » : nous avons essayé dès les premières lignes de ce chapitre de suggérer la dimension foucaldienne de notre entreprise ; mais il y a syllepse de sens, car nous avons travaillé sur des textes épars, parfois difficiles d’accès, qu’il a fallu exhumer, rassembler, comparer, replacer dans leur contexte… Ayant « découvert » l’importance du réalisme pour le paradigme classique, nous avons fait l’hypothèse que la remise en question de la « géographie traditionnelle » impliquait forcément le rejet de la posture que nous étions en train de mettre à jour peu à peu. Il s’est avéré que cette hypothèse se confirmait au-delà de nos espérances, que ce que nous redécouvrions avait déjà été pressenti par certains, formalisé par quelques uns, que le lexème « réalis* » figurait dans la littérature critique des années 1972-1984 pour analyser la posture classique. Bien entendu, il faut se méfier des notions tombées dans le domaine public, surtout les –ismes, toujours surchargés de significations bigarrées. Une garantie contre les rapprochements évidents consiste à ne pas s’appesantir sur des mots isolés et à travailler sur des énoncés relativement longs, sur des argumentaires, des représentations sophistiquées. À cette condition, il nous semble que l’on peut espérer fournir quelque étai.
Il faut également se prémunir contre certaines confusions terminologiques, inhérentes à la vigueur du label « constructiviste » aujourd’hui. Nombreux sont les chercheurs à se définir tels actuellement, surtout dans les sciences humaines. Pourtant, entre Bruno Latour et le collectif du MAUSS, les lignes de clivage sont considérables. Et il n’est pas certain que l’étiquette en vigueur corresponde pleinement à ce que J. Piaget entendait par là il y a une quarantaine d’années ou aux positions voisines de G. Bachelard, L. Althusser ou M. Foucault. Raison supplémentaire pour douter de la stricte équivalence entre la bannière fort lâche du « constructivisme » contemporain et la posture de nos géographes des années 1970. Pour ce qui concerne notre entreprise historiographique, opposer réalisme et constructivisme est finalement une commodité davantage qu’une topique « en dernière instance » : cela permet de nommer et de confronter. L’important est dans les significations, bien plus que dans les désignations.
Dès lors que l’on veut faire correctement le départ entre ce qui relève d’une posture pour partie transhistorique et ce qui renvoie à des acceptions plurielles (entre autres historiquement différenciées), il faudrait pouvoir disposer d’une mise au point diacritique de quelque envergure. Or, si les manifestes abondent, le travail épistémologique fait cruellement défaut, nonobstant l’ouvrage fort stimulant de I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? auquel nous avons fait abondamment référence dans l’introduction. Les distinctions qu’il opère sont séduisantes et donnent à penser. Elles aident surtout à sortir des slogans et des étiquettes que le « fast thinking » nous enjoint trop souvent d’endosser. En revanche, cet épistémologue analyse un champ (les science studies, au sens large et pour aller vite) avec une grille culturelle qui est celle de la philosophie analytique anglo-saxonne, dont nous ne sommes pas persuadé qu’elle soit totalement commensurable avec le fonds épistémologique français. Autrement dit, les « constructionnistes sociaux » dont parle I. Hacking sont des contemporains, anglo-saxons ou nourris de référence anglo-saxonnes (à la manière d’un B. Latour ?). En revanche, s’affirmer « constructiviste » peut également renvoyer à une autre tradition épistémologique, que I. Hacking n’étudie pas, dont les principales références seraient celles que nous avons déjà avancées, mais aussi Georges Canguilhem et toute la tradition du structuralisme français (si tant est que ce label ait du sens). Nous ne nous lancerons pas dans une généalogie de ce « constructivisme » à la française, pas plus que nous ne le glorifierons au nom d’un quelconque esprit de clocher. La visée qui est la nôtre est en revanche de bien séparer ce dont nous parlons des actuelles « guerres des sciences », certes pour partie congruentes avec ce dont il est question ici, mais pas totalement. Malgré tout, les distinctions opérées par I. Hacking devraient nous aider à y voir un peu plus clair.
Il nous semble que ce que nous appelons « constructivisme » à propos de géographes ne saurait se résoudre à la seule dimension cognitive « nominaliste » (faisant l’hypothèse que le réel n’est connaissable qu’au travers de cadres conceptuels), sans correspondre pour autant à ce que I. Hacking appelle le « constructionnisme social », qu’il oppose au « réalisme » sur la base de trois « points de blocage » : le « nominalisme », donc, « la contingence » et « les explications de la stabilité ». La différence cardinale entre le « constructivisme » des années 1970 et le « constructionnisme social » réside probablement dans l’importance et la visibilité que l’on accorde à l’explication sociologique dans la genèse de la production scientifique. Nous ferions aisément l’hypothèse que le constructivisme « initial » supposait une forme d’empreinte sociale (ou plus précisément : culturelle) inscrite dans les « construits » de la science (pour parler comme les « nouveaux géographes »), mais cela n’impliquait en aucune façon de mettre l’explication sociologique au centre de la réflexion sur les construits. L’apprentissage du « monde » impliquait l’entrelacement des expériences individuelles et des « référentiels » collectifs (« idéologies », « problématiques », etc.) dans une relation qui n’était pas toujours théorisée à l’époque, même si le thème du « conditionnement » opéré par les idéologies pouvait apparaître comme un postulat chez certains (sauf, justement, à propos de la « science », fréquent antonyme d’« idéologie »). Parler de « construction sociale » d’un objet est un déplacement de la visée du problème de la construction des théories scientifiques, qui était d’abord et avant tout considérée dans sa dimension de phénomène subjectif et comme un problème « épistémologique » (ou cognitif). L’extension à un questionnement sur la communication interindividuelle et sa valeur constituante était tout sauf automatique : l’idée d’une recherche du consensus savant (fût-il socialement fondé) allait de soi, à condition de partager une « problématique » commune. En revanche, la pratique du forum de discussion, si puissante et spontanée alors, en dit long sur la foi (perdue ?) dans le caractère progressiste de l’interaction scientifique sous les auspices de l’oralité. Partant, la question des « explications de la stabilité » trouvait une réponse largement « sociale » et unanimiste qui ne pouvait « faire problème » au niveau de la recherche d’une vérité.
Quant au problème de la « contingence » des théories scientifiques, il ne nous semble guère affleurer dans la production de l’époque. La prégnance d’un marxisme « althussérien » laisse à penser que nombre de « constructivistes » auraient aisément convenu de l’influence des structures de production et de l’état des rapports sociaux dans l’émergence des théories scientifiques, instaurant de fait un déterminisme (par principe) fort peu contingent, immédiatement corrigé par ce qu’il faut bien appeler le « scientisme » d’alors, c’est-à-dire une croyance assignant une juridiction d’exception à la « science », seul « discours » susceptible de s’abstraire pour partie des déterminants idéologiques. Il n’y a là rien de très net ni de très affirmé.
En définitive, le « constructivisme (géographique) » des années 1970 est certainement d’inspiration nominaliste. Mais il est davantage « psycho-socio-cognitif » que « sociologisant » et procède d’une époque qui n’avait pas désenchanté la science, bien au contraire. Tout autant que le « constructionnisme » actuel, il manifeste de l’exaspération à l’encontre du « réalisme » (soigneusement distingué du « positivisme », encore doté de connotations favorables), mais sa cible est un esprit « pré-scientifique », « littéraire », « synthétique », et en aucun cas les valeurs de la big science américaine ou le rationalisme poppérien. Il met en résonances divers ordres de discours : l’épistémologie génétique, le structuralisme dans sa version sémiotique, la méthodologie de la locational analysis, les normes de la recherche opérationnelle, l’exigence d’explicitation à priori héritée de Mai-68, etc., sans esprit de système mais avec une sorte de rage ou d’exaspération qui doit beaucoup à la dévaluation symbolique de la discipline.
La structure du chapitre est un peu similaire au duo formé par nos deux premiers chapitres, consacrés au réalisme classique : nous avons d’abord essayé de reconstruire un socle commun en montrant que la critique du réalisme est l’avers d’une posture dont le revers est la formulation positive d’une doctrine des « construits » et « problématiques explicites » (I : L’avers et le revers d’un discours « épistémologique »). Nous avons ensuite réglé la focale sur deux auteurs qui nous paraissaient essentiels : Claude Raffestin et Franck Auriac, le premier en tant que principal théoricien du constructivisme géographique, le second parce que sa thèse peut se lire comme une défense et illustration de ce que peut être une géographie empirique constructiviste (II : Deux figures du constructivisme géographique). Enfin, dans une conclusion un peu développée, nous nous sommes interrogé sur les formes de standardisation du « constructivisme » dans la pratique des géographes (Pérennités de la nouvelle posture).
I Avers et revers d’un discours « épistémologique »
On peut considérer les innombrables mises en scène de la dévaluation de la géographie héritée aussi bien comme une cause que comme une conséquence de la crise « épistémologique » traversée par la discipline durant les années 1972-1984. La sentence de Jean Piaget, « Une science qui ne se formule pas, qui ne se définit pas, n'existe pas », si souvent rapportée, même et y compris par des auteurs orthodoxes ; l’éviction drastique de la géographie lors de l’édition dans la Pléiade du volume consacré à Logique et connaissance scientifique ; l’absence totale de la discipline de la scène médiatique alors même que celle-ci s’intéressait de plus en plus aux sciences sociales ; la réputation de « matière ennuyeuse » ; etc. : le dossier constitué par les géographes (et pas seulement ceux qui se voulaient « nouveaux ») pourrait être facilement instruit et étayé. Le thème n’a jamais été aussi joliment exprimé que par Jean-Paul Ferrier, Jean-Bernard Racine et Claude Raffestin dans un article fort pugnace de 1978 :
Peu importe d'ailleurs que [l]es messages [de la géographie] touchent ou non des destinataires. D'ailleurs ils les touchent de moins en moins. La géographie est devenue un immense « entrepôt » dans lequel on vient déposer la « production » du jour. Les gardiens de ces entrepôts sont les « patrons », souvent directeurs des bibliographies qui peuvent nous dire chacun dans le coin de leur entrepôt : « Mais oui, nous avons cet article en stock, on peut vous le livrer ». Malheureusement, il y a de moins en moins de clients. Non pas que l'article soit cher et décourage le client potentiel, mais c'est le produit qui s'effrite... C'est la production sans consommateurs ! N'est-ce pas un univers kafkaïen, pathétique ? L'image en est particulièrement vraie pour une partie de la géographie « universitaire » qui relève d'une structure anachronique héritée d'un monde clérical, sacré, figé, hiératique : une micro-société dont les comportements de groupe se révèlent finalement plus archaïques que ceux de son environnement, dont l'attitude face à la consommation a tout de même fort évolué ces dix dernières années.
Symptôme ou explication en dernière instance, les « carences épistémologiques » supposées de la géographie sont ce qui a réuni le plus large consensus. Néanmoins, ce qu’il fallait entendre par là était déjà beaucoup moins clair. L’ensemble des géographes en révolution se distingue sur ce point. Leur épistémologie est moins analytique (ou rétrospective) que critique et normative : critique, elle vise la déconstruction de ce qu’on appellera rapidement le « paradigme » classique ; normative, elle impose la « recherche » d’un idéal scientifique, en fait pour partie déjà constitué sous l’influence de la tradition épistémologique française du xxe siècle — dont nous avons déjà maintes fois eu l’occasion de souligner qu’elle imprégnait leurs valeurs. C’est dans cette perspective que le terme « problématique » vient occuper une place déterminante : ce mot profondément étranger au lexique de la géographie classique est typique de l’acculturation des années 1960. Là où les géographes sont en contact avec d’autres discours, le terme percole et fait son apparition dans la littérature : chez le P. George de Sociologie et géographie (1966), livre emblème de la « rencontre », chez les géographes engagés dans la recherche-action (J. Labasse, J. Beaujeu-Garnier), chez les jeunes chercheurs « exilés » en Amérique du Nord, qui dans leur aggiornamento personnel lisent des « spécialistes » manipulant des expressions équivalentes… Pour le reste il demeure inemployé, jusqu’à ce que la montée des préoccupations épistémologiques, au tournant des années 1970, l’érige en incarnation de la nécessaire rupture avec la « géographie traditionnelle » : parce que celle-ci était dénuée de « problématique », ou bien la cachait, ou bien l’ignorait ; parce que la « nouvelle géographie » devra nécessairement expliciter une ou des « problématiques ». Il y a d’autres schèmes inhérents à l’idée et à la nécessité de l’épistémologie qui ont eu leur importance pour les refondateurs, mais celui-ci, de par ses occurrences innombrables, sa banalisation extrême, son association récurrente avec la nouvelle exigence, a valeur sémantique. L’épistémologie est de manière centrale un travail de mise à jour de « problématiques », qu’elles soient « implicites » ou « explicites ». Et s’il existe un dénominateur commun aux usages du mot dans ces années-là, il porte sur sa dimension à priori : la « problématique » est préliminaire, elle donne un cadre pour penser ou pour chercher. Ce faisant se trouve liquidé le parti-pris des choses, puisque l’on ne cherche plus sans une orientation préalable, un « référentiel », bientôt un « paradigme »…
Il nous incombe de montrer que l’exigence problématique est le substrat commun du « constructivisme » des nouveaux géographes. Nous lui consacrerons le premier point de cette première partie. Mais s’il s’agit d’une condition « nécessaire », ou du moins d’un présupposé largement discriminant, la nouvelle posture peut s’approfondir dans une perspective plus directement anti-réaliste (dans un contexte géographique) et nominaliste. Pour ce faire, la géographie francophone a eu recours à des médiateurs privilégiés : ceux qui de par leur expérience de l’étranger (J.-B. Racine, A. Bailly, H. Reymond) avaient été en contact avec le pragmatisme de la géographie américaine ou ceux qui relevaient d’une culture largement allogène (C. Raffestin). Cette question de la médiation et de la diffusion du constructivisme fera l’objet de notre deuxième point. Ces bases établies, il sera dès lors possible de mettre l’accent sur l’entreprise par excellence d’appropriation et de reformulation collective du constructivisme que fut le Géopoint 78, « Concepts et construits dans la géographie contemporaine ».
1°) L’exigence problématique
Bien qu’ayant eu des précédents dans les années 1960, le recours au terme « problématique » est surtout un phénomène lexical des années 1970 : les patrons « réformistes » l’ont adopté à l’aube de la décennie, de même que des rénovateurs plus affirmés. Toutefois, l’usage en reste timide dans la période qui correspond à la phase initiale de la révolution. Il faut le tournant aigre-doux de La géographie entre le mythe et la science d’A. Reynaud (1974) et la multiplication des discours de rupture pour que le terme connaisse une grande fortune. Exiger une explicitation de la « problématique » disciplinaire est un point commun des éditoriaux de toutes les nouvelles revues. En 1976, elle est la guest star du premier Géopoint, figurant dans le titre de deux allocutions plénières sur quatre, omniprésente dans les discussions d’atelier. C’est aussi l’année où P. George écrit son texte le plus manifestement contre-révolutionnaire, « Difficultés et incertitudes de la géographie », sous l’influence d’une lecture réactive de l’ouvrage d’A. Reynaud. Il réemploie pour la première fois à cette occasion le terme, en une occurrence unique qui manifeste à quel point celui-ci est connoté. Dans les années 1974-1980, le terme est partout, y compris dans les titres :
— « Éléments pour une problématique des régions frontalières » de C. Raffestin (1974)
— « Problématique et explication en géographie humaine » de C. Raffestin (1976)
— « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques » de J.-B. Racine (1976)
— « Problématiques contemporaines en géographie théorique et quantitative dans le Nord Ouest européen », table-ronde organisé à Strasbourg, 28-30 septembre 1978
— « Problématique et pratique de la géographie humaine en République fédérale d’Allemagne » de J.-L. Piveteau (1978)
— « Les concepts du paysage : problématique et représentations » d’A. Bailly, C. Raffestin et H. Reymond (1980)
— titre d’une partie essentielle du texte « Sens d'une recherche ou dialectique de l'espace géographique » de R. Brunet (1980)
— « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale » d’H. Reymond (1981)
— Problématiques de la géographie d’H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond (1981)
Bien entendu, ce ne sont pas tous les « nouveaux géographes » qui font un usage aussi ostensible du terme : les « vedettes » du mouvement, qu’ils soient suisses (C. Raffestin, Jean-Luc Piveteau dans une moindre mesure) ou qu’ils aient fait l’expérience initiatique du voyage aux Amériques (A. Bailly, J.-B. Racine et H. Reymond), sont omniprésentes dans cette liste… mais il ne s’agit que de la dimension la plus visible de la banalisation du terme. En revanche, par un effet de substitution assez significatif, le terme est largement absent du Géopoint 78, comme si la mise en avant des « construits » et « concepts » permettait de se passer de « problématique »…
Lorsque le terme n’a pas les honneurs du titre, il peut néanmoins faire office de discriminant entre la géographie et les sciences plus assurées, ainsi chez Y. Lacoste, qui articule à cette occasion l’exigence problématique à un motif clairement anti-réaliste : « Alors que dans d'autres disciplines il est depuis longtemps jugé indispensable de définir une problématique, les géographes ont continué de faire comme s'ils n'avaient qu'à lire sans problème dans « le grand livre ouvert de la Nature ». » On retrouve la même tactique à l’incipit d’un article d’A. S. Bailly et J.-B. Racine qui est un véritable plaidoyer pour le « recours [systématique] à une problématique [explicite] », fût-elle plurielle de facto :
La géographie : une discipline sans épistémologie, sans problématique explicite, sans théorie, sans axiome et peut-être même sans projet... une discipline bientôt sans auditeurs et déjà sans lecteurs. Ce n'est pas encore demain que l'on nous félicitera d'avoir inventé le marketing dans le livre de géographie, à l'image de certains historiens et aujourd'hui des « nouveaux philosophes » ; à quand la géographie dans les kiosques des gares ?
Il importe de bien séparer un usage manifeste du terme, qui associé à quelques autres (théorie, concept, construit, etc.) sert de signature à une poignée d’auteurs dotés d’un indéniable talent de publicistes, d’un mouvement d’irritation beaucoup plus général et profond à l’encontre de la posture classique. Nous en voudrions pour preuve deux exemples relativement précoces. En 1978, les élèves de Jacqueline Bonnamour, excédé(e)s par la pratique ritualisée du terrain et la collecte d’informations non triée, ont rédigé une fable satirique intitulée « la chasse de la famille K », qui ne sera publiée qu’une décennie plus tard dans la revue Strates (1986). Il s’agit d’un texte à clefs, qui transpose dans l’univers des nomades primitifs une « chasse au K. » qui semble aussi absurde que l’initiale fameuse qui lui sert de cas d’espèce. Le « nouveau gibier » que procure la « chasse » est l’occasion de palabres grotesques et désordonnées, chacun s’essayant à rapporter les « K » nouveaux à son expérience personnelle.
Et d’autres témoignages de s’accumuler... Une grande effervescence s’empara de toute la famille K. Certains voulurent toutefois modérer l’ardeur des plus enthousiastes pour ce nouveau gibier omniprésent. Ne fallait-il pas, avant de repartir en chasse, sentir les pistes suivies par les volatiles, forger de nouvelles armes pour piéger ce gibier insaisissable, tels des consceptus pour les traquer, et des catégories pour les enfermer.
Si la fable est ici transparente, la famille K pour sa part n’écoute guère ces avis de modération et s’en retourne chasser.
Chacun rapporterait une prochaine fois, de ces terres lointaines et éparpillées, un exemplaires de ces petits mosécas dénichés dans leur terroir. De vrais petits k. ! On les accumulerait, et tous ces petits k. formalisés et épinglés de préférence sur une ronéo (l’intendant B. s’en charge si bien), et on les trierait et on les appellerait des MO-NO-GRA-PHI ! !
L’inspiration du texte est aisément décryptable : faute de « problématique », la pratique traditionnelle aboutit à une dispersion marquée par l’amateurisme et le prisme d’expériences singulières, enthousiaste peut-être, mais sans aucun résultat tangible. La monographie est le résultat fétichisé de ces pratiques non réglées, analogue à de vaines collections de papillons séchés. Le motif de la répétition inlassable et dénuée d’esprit critique, associé au thème — filé par la fable — du caractère primitif des pratiques, ne laisse guère de doute sur la position des auteur(e)s. L’exaspération trouve une remédiation douce dans la satire, au demeurant assez pessimiste quant à la possibilité d’en finir avec ces mœurs immuables. D’autres témoignages contemporains formulent de manière beaucoup plus polémique le sentiment d’impasse ressenti par les nouveaux géographes face aux us de la tribu géographique. C’est notamment le cas du texte de Christian Grataloup, « La géographie aux champs », qui fait le bilan d’une expérience de « terrain » menée par les élèves de l’ENSET en Midi-Pyrénées.
L’importance magique du « terrain » est une croyance extrêmement répandue chez les géographes ; ils pratiquent une discipline qui « sent le fumier » et leur meilleur instrument est une paire de chaussures, ont-ils pu dire. [..]
Une excursion consiste à sortir du lieu clos de l’enseignement, de l’abstraction. Il s’agit de vivre, c’est-à-dire surtout de voir, le Concret de lieux précis — de voir, le plus souvent un peu de tout. Ainsi l’excursion se trouve être le procédé de la géographie totale en un lieu, la régionale. C’est tout à fait normal, puisque la géographie, « science des lieux » selon Vidal de la Blache, est fondée sur le postulat que tout ce qui se trouve en un même lieu est lié synthétiquement, qu’il s’agisse de faits physiques ou humains.
Cette idée qu’il y a une synthèse locale, « géographique », dominant toutes les divisions de cette discipline, synthèse qui préexiste donc à l’analyse, trouve son aboutissement dans la notion de paysage, avancée dès les années vingt comme paravent pour masquer la faiblesse de ses fondements épistémologiques. Un paysage c’est la somme de tout ce qui se voit en un même lieu. Mais la superposition visuelle ne crée pas la synthèse.
La démystification d’illusions épistémologiques attachées à la pratique de l’excursion est l’occasion de mettre sur la sellette un certain nombre d’actes de foi à forte charge axiologique du réalisme classique quant au « concret », à la « synthèse » et à la valeur épistémique du « paysage ». Au premier chef, la dénonciation du « pointillisme visuel » et de la « pseudo-synthèse » vise à stigmatiser la sorte de déterminisme cognitif qu’une certaine pratique réaliste et impressionniste du « terrain » fait subir à l’« explication » géographique, tout en achevant de jeter le doute sur le caractère « significatif » des échelles que conditionne l’excursion. À cela l’auteur oppose le « dialogue véritable d’un espace vécu et d’un espace conçu, de la forme et de la structure » (p. 28), l’« espace conçu » renvoyant à une « réflexion » posée comme un préalable à « l’incursion ». Ce texte a ceci d’emblématique de la critique « basale » du réalisme classique qu’il intervient sans méta-discours visant à nommer et formaliser les postures protagonistes. Il se passe en quelque sorte de signalétique — qui est la grande affaire des publicistes de la « nouvelle géographie ».
Pour autant, le mot « problématique » n’a pas été laissé de côté par la base des nouveaux géographes. C’était au demeurant un motif d’irritation pour certains patrons de l’époque d’entendre leurs thésards utiliser d’abondance ce terme, qui heurtait leur foi dans l’« objectivité »... Dès le Géopoint 76, on le trouve, omniprésent, dans les débats d’atelier, y compris avant les interventions de Cl. Raffestin et J.-B. Racine. Néanmoins, c’est dans une question posée au premier que s’explicite clairement le lien entre l’affirmation « problématique » et le constructivisme de la nouvelle génération :
La géographie traditionnelle, qui n’a pas formulé de problématique, qui n’avait pas de langage précis, ne pouvait être claire pour établir une problématique critique.
La géographie est conçue comme une construction. Chaque géographe choisit une image parmi les multiples images possibles d’une même réalité. Tout vient de la cohérence de l’image. La problématique impose un sujet très clair, permet de se reconnaître, de poser les points de désaccord ; elle permet donc la communication. Il y aurait donc impossibilité d’avoir une problématique traditionnelle explicite ; le propre du traditionnel est de ne rien définir. Le statut d’intelligibilité impliquerait la formulation de concepts. Une problématique critique de la géographie traditionnelle peut-elle exister, dans la mesure où cette dernière n’est même pas capable de les formuler ?
On ne peut rien dire de la représentativité de cette réflexion. Il n’empêche qu’elle a une forte congruence avec les humeurs des élèves de J. Bonnamour et des géographes d’EspacesTemps, même si elle s’aventure beaucoup plus loin dans le méta-discours. On trouve des échos semblables dans deux textes émanant de membres du Groupe Dupont, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! » (1977) et « D’amour et d’impuissance » (1978), avec une nuance d’importance quant à la figuration du rapport à la problématique dans la géographie classique : jusqu’en 1976 prédomine l’idée que la « géographie traditionnelle [...] n’a pas formulé de problématique » (cf. ci-dessus), alors qu’à l’issue de l’intervention de C. Raffestin au Géopoint, un nouveau consensus s’accordera à reconnaître à cette dernière une « problématique implicite », que celui-là qualifiera ailleurs de « morpho-fonctionnaliste ».
Face à cette alternative entre absence de problématique et présence implicite se pose le problème des variations dans l’acception du terme. Certains participants au Géopoint 76 ont d’ailleurs exprimé un certain malaise à l’endroit de sa « signification exacte », ainsi qu’en fait état H. Reymond : « Ce débat paraît d'autant plus utile aux rapporteurs que certains participants s'interrogent sur la signification exacte des mots utilisés : qu'est-ce qu'une problématique exactement ? » , interrogation qui se colore d’un vieux réflexe d’hostilité (héritage typique de la posture classique) à l’égard des mots nouveaux quand ils ne sont pas « ratifiés » par des usages locaux, loyaux et constants : « Est-ce que l'originalité qu'on veut donner à la géographie en la dotant d'un langage propre, en « créant des mots », est vraiment nécessaire ? »
Par ailleurs, il faut dire que le consensus sur la valeur d’à priori et le statut de grille de lecture de la « problématique » recouvre dans le détail des échelles d’application fort variables. Certains, tels H. Reymond, J.-B. Racine ou J. Lévy, l’emploient dans un sens équivalent à « référentiel » (mot de substitution pour J.-B. Racine) ou « paradigme » : elle sert à désigner une grille générale d’interprétation à valeur généralement transdisciplinaire (le systémisme, le marxisme, le fonctionnalisme). D’autres lui assignent une valeur d’équivalent au plus traditionnel « objet » : il s’agit de rechercher une « problématique fondamentale de la géographie », c’est à dire le noyau dur des opérations cognitives opérées spécifiquement par la discipline. Il en va ainsi pour G. Nicolas-Obadia, mais aussi pour H. Reymond, qui souligne dans ses comptes-rendus le consensus sur la nécessité pour la géographie de « changer de problématique ». Une dimension voisine, pluralisée, sera développée dans Problématiques de la géographie (1981). D’autres en revanche ont tendance à restreindre la portée du terme : chez C. Raffestin, elle est définie comme « une démarche, une procédure qui consiste à déterminer préalablement à toute analyse, le statut d'intelligibilité capable de rendre compte de l'existence d'un système organisé » et à laquelle correspond un pendant explicatif. Cette acception exclut l’usage synecdochique auquel ont recours les auteurs précédemment cités : la « problématique » ne peut fusionner avec le projet géographique, elle n’en constitue que le préalable, une dimension quasi méthodologique en définitive. Les membres du groupe Dupont l’entendent parfois dans une configuration encore plus restrictive, puisque dans cet usage le terme renvoie à une recherche particulière postulant l’élaboration d’une problématique ad hoc :
Il n'y a pas de méthode quantitative. Il existe seulement un ensemble de techniques applicables à des données, que celles-ci soient d'emblée numériques (quantitatives au sens propre) ou codées (ce qui permet de traiter une information « quantitative »). Chacune de ces techniques répond à un objectif (description, ajustement, prise en compte, classification, etc.), fixé par la problématique : on ne pratique pas n'importe quel traitement avec n'importe quelles données, sans chercher à répondre à une question précise.
La « question précise » de la « problématique de recherche » n’était pas la modalité la plus visible de l’usage du terme dans les années 1970, mais elle correspond fondamentalement à ce que voulait poser au premier chef la base des « nouveaux géographes » : un principe préalable de régulation des opérations empiriques. L’urgence de la conversion à une démarche problématisée était largement suscitée par l’expérience de l’analyse factorielle, dont les nouveaux géographes s’étaient rapidement rendu compte qu’elle ne prenait de sens que contrôlée par des hypothèses de travail : c’est une antienne des textes réflexifs de l’époque, même si certains émettent des doutes quant à la rigueur hypothético-déductive des procédures.
De ces brèves analyses sémantiques ressort le sentiment que ce n’est pas tant la signification fondamentale du terme que son champ d’application qui varie d’un auteur à l’autre, voire dans les divers usages d’un même individu. Le terme a en quelque sorte un caractère multi-scalaire, pourvu que soit préservée la dimension de préalable et d’organisation des opérations cognitives. Face à la divagation de l’excursion comme devant les artefacts mystérieux de l’analyse factorielle, la « problématique » apparaît tout autant comme un régulateur nécessaire que comme une exigence à priori, inspirée par une norme de scientificité renouvelée. Cette ambiguïté en recouvre une autre. Sur la foi de cette seule exigence, on ne peut pas dissocier une attitude rationaliste (poppérienne par exemple) d’une posture complètement constructiviste, c’est-à-dire agnostique quant au caractère pré-formé du réel. Nombre de citations fournies franchissent le pas supplémentaire en assertant l’inconnaissabilité en soi du « grand livre de la nature » (Y. Lacoste) ou en concevant « la géographie » « comme une construction » (question à C. Raffestin), mais ce n’est pas le cas de toutes. Une certain indécidabilité règne. Voilà pourquoi « l’exigence problématique » nous semble une dimension nécessaire mais qui est loin d’épuiser la posture élaborée à cette époque. Les ajouts et approfondissements ont été largement le fait des « publicistes », qui ont en commun d’avoir réalisé des apprentissages précoces non conformes à la doxa classique, soit qu’ils aient vécu une expérience d’expatriation (A. S. Bailly, J.-B. Racine, H. Reymond), soit qu’ils aient été formés dans une autre matrice disciplinaire (C. Raffestin).
2°) Médiations et diffusion du « constructivisme »
À notre connaissance, la première formulation francophone d’une position au moins « nominaliste » a été le fait de Jean-Bernard Racine en 1969, alors qu’il se trouvait au Canada :
Comme le remarque L. Curry, on oublie trop souvent que les études géographiques ne sont pas des descriptions du monde réel, mais plutôt des perceptions du réel doublement filtrées par l'auteur et par ses instruments d'argumentation et de représentation. Toutes nos descriptions de relations ou de processus sont des théories qui s'ignorent, des « quasi-models » ; mais une fois formalisées, on peut justement les qualifier de modèles. Tout géographe, du moment où il décrit un lieu, devient nécessairement sélectif, car il n'est pas possible d'avoir tout observé. De plus et surtout, au moment même de faire une sélection, il développe, consciemment ou non, une hypothèse ou une théorie, au sujet de ce qui a une certaine signification, l'homme étant l'inévitable mesure de toute signification. C'est pourquoi il sera toujours préférable, ne serait-ce que par humilité et honnêteté scientifique, de mesurer cette signification dans les faits observés.
L’idée de théories et de modèles qui opèrent comme des filtres sélectionnant dans le réel est un premier point de rupture avec la posture classique. L’aporie que constitue la visée d’une description exhaustive est soulignée. Mais un pas supplémentaire est franchi quand notre auteur affirme, dans une formule qui rappelle Protagoras, que « l’homme [est] l’inévitable mesure de toute signification ». Une telle formulation va au-delà de ce que tout réaliste peut accepter (à l’exclusion peut-être du « réalisme » putnamien) et introduit une anthropologie de la connaissance qui dépasse le seul nominalisme linguistique. Cette prime formulation « constructiviste » est en revanche dénuée de perspective strictement sociologique, en ce sens qu’elle n’évoque pas de phénomènes d’interaction ou de « conditionnement » qui pourraient influer sur les « perceptions […] doublement filtrées ».
L’autre intérêt de ce texte est son tissage intertextuel : l’alinéa s’ouvre sur une référence à Leslie Curry et se termine par une citation de Ian Burton (non reproduite) qui inscrivent cette prise de position au cœur de la géographie théorique et quantitative. Il n’y a là rien de surprenant. Edward L. Ullman, déjà, en 1954, dans « Geography as spatial interaction », théorisait l’étude de l’interaction spatiale comme une élaboration intellectuelle du chercheur en fonction d’un projet. Dans cette perspective, l’enjeu de la fidélité au réel était évacué au profit d’une épistémologie pragmatique, considérant que la pertinence d’une démarche se juge en fonction des résultats qu’elle permet d’obtenir. Nous ferions aisément l’hypothèse d’une influence, directe ou médiée, de la philosophie pragmatique américaine (William James, George Herbert Mead), faute de pouvoir exprimer cela autrement qu’à titre conjectural. Au demeurant, cette dimension théorico-pragmatique avait déjà été relevée (et rejetée) par P. George et J. Labasse durant les années 1960, ce dernier notant que pour les Américains « la région est un moyen et non un objet d'étude, « un concept intellectuel, une entité, créés dans des buts de pensée » ». Mais en 1969, la réappropriation — par un jeune géographe français d’une autre génération — d’une posture de recherche typiquement américaine inaugurait la médiation d’une attitude épistémologique totalement et littéralement étrangère à la tradition géographique française.
La seconde médiation, assez éloignée du pragmatisme américain à l’origine, est celle que C. Raffestin a opérée à partir de « la linguistique », et plus largement du structuralisme. Il a lui-même évoqué son itinéraire dans un entretien avec Bernard Elissalde pour la revue EspacesTemps qui explicite nettement les divers linéaments de son hétérodoxie : des études non géographiques au départ, pluridisciplinaires, complétées par une formation « sur le tard » à la sémiologie et une référence foucaldienne très forte :
Mon choix initial ne s'est pas immédiatement porté sur la géographie. J'étais dans une faculté de sciences économiques et sociales où il y avait aussi de la géographie, mais je me suis d'abord orienté vers l'économie et l'histoire. Puis finalement, n'ayant pas le loisir de prolonger indéfiniment mes études, pour des raisons de famille, je me suis tourné vers la géographie qui m'intéressait simplement comme élément complémentaire de l'histoire, ce qui n'est pas très original par rapport à la démarche française. Le cursus de licence à Genève était à cette époque assez curieux. On pouvait s'initier à de nombreuses disciplines connexes, ce qui m'a, d'emblée, donné une perspective un peu généraliste et un goût pour des choses assez différentes. Mais à l'inverse, je me suis trouvé confronté à la nécessité de rechercher quelques « aimants » pour organiser cette limaille de fer en provenance de toutes ces disciplines. [...]
Puis dans les années soixante-dix, j'ai commencé à m'intéresser à la linguistique, ce qui n'était pas très original à l'époque. Ce qui l'était déjà plus, c'était de se former avec Luis Prieto qui me semble avoir apporté à la linguistique post-saussurienne des éléments tout à fait fondamentaux. Ceci m'a amené à une définition non classique de la géographie. Pour moi, la géographie est l'explicitation de la connaissance de la pratique et de la connaissance que les hommes ont de cette réalité matérielle qui s'appelle la terre. [...]
Parmi mes autres insatisfactions, il y avait aussi la façon dont on parlait du pouvoir. [...] J'ai trouvé dans La volonté de savoir de Michel Foucault le pouvoir défini en termes relationnels, et ce fut pour moi une grande découverte parce que c'était exactement ce que je cherchais confusément. J'ai été très critiqué pour cette utilisation de Foucault et la seule consolation que j'ai, c'est que les Américains et notamment les géographes californiens découvrent ou redécouvrent Foucault aujourd'hui...
Les références structuralistes sont effectivement celles qui accompagnent les premières prises de position de C. Raffestin que nous qualifierions de « constructivistes » : Algirdas-Julien Greimas auquel il emprunte la métaphore du langage considéré comme « un écran sur lequel se dessinent les formes intelligibles du monde » ; Luis Prieto, avançant qu’« une science de la nature ayant pour objet la réalité matérielle (« une chose ») fixe elle-même le point de vue duquel elle la considère et d’où résulte la façon dont elle la connaît... » — ce qui permet à notre auteur de renchérir immédiatement : « Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister « sur le fait qu’aucune discipline ne travaille sur un pur « donné » objectif mais sur des concepts existants » ». Jean Piaget est également convoqué : au Géopoint 78, C. Raffestin utilise son Épistémologie des sciences de l’homme pour à la fois stigmatiser et contextualiser l’illusion de « la géographie humaine classique » de « coller [...] à la réalité ». Au reste, il ne mobilise pas que des structuralistes : des réflexions nettement plus anciennes d’Ernst Cassirer, dans la lignée d’une certaine lecture de Kant, lui servent d’appui pour esquisser une théorie largement nominaliste de la conceptualisation.
Nombreux sont les textes des années 1976-1989 dans lesquels C. Raffestin est revenu, inlassablement, sur ce problème du statut d’intelligibilité du réel. Notre propos présent n’est pas tant d’explorer la position qu’il a défendue dans toute son épaisseur et ses variations que d’indiquer par quels détours et cultures extérieurs un discours explicitement anti-réaliste a pu jaillir dans la géographie francophone. Plus nettement que dans le cas de J.-B. Racine, constructiviste à bien des égards plus intuitif, C. Raffestin développe sa posture par assemblage et mise en convergence d’un faisceau de références qui, mis à part quelques exceptions (L. Althusser, J. Piaget), sont largement étrangères à la culture des géographes. Il arrive parfois que notre auteur se sente obligé de s’excuser de « remarques préliminaires, peut-être un peu longues au goût de certains » ou de se justifier face à « tous ceux qui répugnent à ces emprunts à la linguistique », tant cet apport peut encore faire problème au milieu de la décennie 1970 dans une discipline qui a toujours été sceptique face à la vérité des « mots » et prompte à rejeter le « verbalisme », attitude renforcée par la banalisation des critiques dénonçant le « caractère littéraire » de la « vieille géographie ». Néanmoins, les comptes rendus d’atelier des Géopoint 76 et 78 sont là pour le prouver, le discours raffestinien a reçu un écho spectaculaire, en quelque sorte in situ. Si l’on ne peut pas parler de découverte — dans la mesure où la posture était intuitivement partagée par nombre de nouveaux géographes convaincus de la nécessité de problématiser — on pourrait peut-être en revanche parler de catharsis : C. Raffestin a ordonné et validé sous l’espèce sémantique du « construit » une remise en cause du réalisme classique et une proposition alternative de « problématique critique » en parfaite adéquation avec la sensibilité ambiante. Plus et mieux, il a inscrit la posture dans une chaîne intertextuelle lui conférant une certaine autorité, car, n’en déplaise aux sentiments d’illégitimité de notre auteur, la majorité de ses interlocuteurs d’alors ne demandaient pas mieux que d’adhérer à de nouveaux référentiels extra-disciplinaires, ainsi qu’en témoigne par ailleurs l’extrême diversité des lectures mobilisées par les « nouveaux géographes » durant la période révolutionnaire.
À côté du pragmatisme de la géographie américaine et des structuralismes, un troisième ordre de références est venu apporter sa caution à l’anti-réalisme ambiant. C’est durant les années 1970 qu’a commencé à se développer internationalement ce qui s’est initialement appelé « géographie des représentations » ou « géographie béhaviouriste », dont l’un des modèles initiaux fut The Image of the City de l’anthropologue Kevin Lynch. Sans référence spécifique en matière de critique du réalisme classique, ce courant émergent n’en a pas moins explicitement récusé l’idée que la réalité était un « donné » indépendant des représentations individuelles ou collectives, bien au contraire, puisque le cœur de son projet était justement de travailler les « filtres » et « images » par lesquels les sociétés construisent leur « espace perçu ». Déjà en 1975, le géographe catalan Horacio Capel posait le problème de la « distorsion » du « réel » par le citadin, influencé par des représentations vernaculaires de la ville. Les positions voisines d’Ann Buttimer seront connues des lecteurs francophones quatre ans plus tard, à l’occasion d’un article intitulé « Le temps, l’espace et le monde vécu », dans lequel elle affirme, dans le sillage de Wittgenstein : « Si l’on admet que les limites de notre langage — dans le sens le plus large de ce terme — représentent les limites de notre « monde », il faut reconnaître que l’ouverture à un autre monde de pensée exige aussi un élargissement des horizons linguistiques... », avant d’ajouter qu’« il faut accepter [...] le fait que chaque formulation descriptive est fonction des filtres à travers lesquels on l’a vue ».
La géographie humanistique a été très tôt ralliée par nombre d’anciens « canadiens » de la géographie française : J.-B. Racine, A. S. Bailly, V. Berdoulay, tandis que les itinéraires intellectuels de C. Raffestin ou de H. Reymond les conduisaient également à s’intéresser de manière centrale (selon des perspectives assez différentes il est vrai) aux « relations que les sociétés entretenaient avec [l’]espace ». Il en est résulté une sorte de convergence provisoire entre ces différents auteurs, débouchant sur une série d’articles et d’ouvrages écrits à plusieurs, la plupart du temps (pour les textes courts) publiés dans l’Espace géographique dans un style proche du manifeste. Outre un certain rejet (Henri Reymond excepté) du « positivisme » supposé de la « géographie théorique et quantitative », également suspectée de ne pas vouloir critiquer et transformer les représentations spatiales émanant du Pouvoir, ces textes partagent des positions anti-réalistes non plus tellement référencées mais en quelque sorte épurées, concentrées et constituées en une nouvelle doxa :
En se proposant comme thème de réflexion, le « rôle des concepts et des construits » dans la géographie contemporaine, le prochain colloque Géopoint (1978) posera ces questions de manière explicite. Mais, en attendant, méditons déjà cette remarque de Louis Althusser qui, lors de sa soutenance d'Amiens, commentait ainsi un propos de Lénine sur le marxisme, commentaire que nous nous permettons de généraliser : « la connaissance du concret n'est pas au commencement, elle est au bout de l'analyse et l'analyse n'est possible que sur la base des concepts (ceux de Marx pour Althusser) et non des évidences immédiates du concret, dont on ne peut se passer mais qui ne portent pas leur connaissance sur le visage » (Althusser, 1976).
On peut supposer que les articles publiés après le Géopoint 78 s’appuient sur le consensus établi à cette occasion pour transformer en quasi-axiomes ce qui relevait encore de l’intuition quelques années auparavant. Qu’on en juge par cet extrait de l’article co-signé en 1980 par Antoine Bailly, C. Raffestin et H. Reymond :
Proposition 2 : le réel objectif n'existe pas en dehors de nos construits. Il ne peut exister de définition objective du réel.
La science ne dispose pas d'objets tout faits, elle les construit. « C'est le point de vue lui-même qui fait la chose : il s'agit donc de la connaissance d'une connaissance mais aussi d'une praxis dans la mesure où connaissance et praxis sont inséparables » (C Raffestin, 1978, p 2). La géographie a pour but d'éclairer les points de vue, individuels ou de groupes, et pour objet d'évaluer les relations reconnues qui rendent les groupes d'individus inégaux.
Paysage et milieu physique ne sont ainsi pas à confondre, car le paysage n'existe que par le groupe humain et l'homme, en particulier à travers la relation phénoménologique entre le je et le milieu. Alors que les éléments du milieu physique sont donnés, ceux des paysages, les artefacts, sont construits : ils illustrent une intention préexistante qui leur ont [sic !] donné naissance et leurs formes s'expliquent par les résultats qui étaient attendus.
À cette date, il n’y a plus d’ambiguïtés sur la banalisation du rejet de la posture réaliste et sur la valeur d’alternative des « construits » — le terme appelle spontanément « constructivisme ». Le caractère doctrinal du texte réside surtout dans son assertivité et se trouve renforcé par la pratique de l’auto-citation, substituée à l’invocation d’autorités extérieures. Il convient de signaler l’importante restriction qui concerne indirectement la géographie physique analytique : la nouvelle épistémè est consignée dans les limites de la sphère anthropologique, excluant de fait « les éléments du milieu physique », qui eux « sont donnés ». On peut se demander si cela revient pour les auteurs à exclure ceux-ci de la « problématique de la géographie » ou inversement à borner le champ de compétence de la posture constructiviste. La première hypothèse semble plus vraisemblable au regard de l’extrait cité.
En tout état de cause, les nouveaux développements prônés par les publicistes de la « nouvelle géographie » s’adossent à ce moment capital que représente, pour le constructivisme géographique, le Géopoint 78, « Concepts et construits dans la géographie contemporaine ». Plus encore que médiateurs de la nouvelle posture, ces quelques auteurs suscitent la métaphore du prisme : par leur activisme, leur recherche inlassable d’un nouvel affichage disciplinaire, leur souci de doter la géographie d’un « nouveau paradigme », leur ouverture extradisciplinaire et internationale, ils ont su capter et mêler divers schèmes qui « étaient dans l’air », mais que leur position un peu extérieure par rapport à la géographie française leur permettait d’appréhender précocement et de signifier, dans un lien interactif avec la mise à distance de l’épistémè classique. Ce faisant, ils ont accompagné une maïeutique collective qui était de toutes façons en train de s’accomplir.
3°) L’expérience primordiale du Géopoint 78
Dans son « Introduction aux ateliers » suivant l’intervention de C. Raffestin au Géopoint 78, F. Auriac a jugé bon de préciser de manière liminaire les objectifs des « organisateurs » :
Les organisateurs de Géopoint 78 voulaient reprendre et prolonger les débats de Géopoint 76 sur l'explication en géographie. Ils souhaitaient réunir une nouvelle fois une somme de réflexions et de matériaux sur la nécessité scientifique d'abstraction : géographie « science du concret », « science du réel », cela n’a pas grand sens et ne peut servir qu'à justifier le refus de toute réflexion théorique.
Au demeurant, ni F. Auriac ni les autres rapporteurs ne font mystère de « la perplexité de maints participants » face au terme « construit », des « inquiétudes sur l’unité de la géographie physique et humaine » « qu[e l’]intervention [de C. Raffestin] ravive », de la suspicion « d’idéalisme » pesant sur ses réflexions, méfiance que « l’animateur » tente au demeurant de conjurer rétrospectivement : « Et puis taxer quelqu'un d'idéalisme, ce n'est pas forcément péjoratif parce qu'il y a une fonction critique de l'idéalisme, précisément par rapport au réalisme, et c'est une fonction utile. » Les comptes rendus des ateliers montrent une grande variabilité des réactions. Les participants aux ateliers 2 et 4 « se sont accordés pour souligner les grandes qualités de la communication qui venait de leur être présentée » (atelier 2, p. 83) car « quelle que soit l’école de pensée géographique dont on se réclame les principes qu'énonce C. Raffestin lui sont éminemment applicables, doivent être appliqués et... ne le sont pas toujours... » (atelier 4, p. 96). Si les intervenants de ces deux groupes n’expriment aucune réticence sur le point précis des conditions d’intelligibilité du « réel », il en va différemment dans les deux autres, soucieux « de l’inclusion de la réalité première dans le processus de pensée » et marqués par « l’émergence de points de vue contradictoires » sur cette question en particulier. Les membres de l’atelier 3 retoquent le titre de l’intervention et le compte rendu accrédite le sentiment d’une incessante valse-hésitation quant au statut d’intelligibilité du réel :
Mais, pour les uns le « construit » s’applique à un contenu empirique qui le différencie fondamentalement du « concept », représentation mentale abstraite. [...] Mais ce contenu est loin de rallier tous les avis. [...] Une signification plus englobante est alors présentée par l'un des participants pour qui le « construit », désigne n'importe quelle chose qui est le résultat d'un travail de l'esprit humain à partir du réel posé comme inconnaissable. Cette notion très large est assise sur le fait que si l'on traite de quelque chose avec son cerveau, on traite obligatoirement d'objets mentaux — à l'exception toutefois des sensations.
On en arrive indirectement au problème de la définition de l’objet en géographie, démarche qui l’oppose à la géographie sans objet uniquement définie par un point de vue. En partant du postulat que le réel est inatteignable, inconnaissable immédiatement, on peut au nom du matérialisme rejeter le réalisme. Mais l’objet de la science en général est bien d’essayer d'extraire l'essence de la réalité et d'expérimenter sur une réalité supposée comme existante en sachant que celle-ci est aussi le reflet de nos structures mentales.
Malgré ces difficultés ressenties et contradictions manifestes, se dégage globalement un consensus. Au reste, le groupe le moins acquis (toutes proportions gardées) commence par statuer que « Le vocabulaire de Raffestin est adopté. » (atelier 1, p. 77). L’élément fédérateur est l’affirmation générale du caractère proprement « inatteignable » ou « inconnaissable » du « réel », en vertu de ce qu’« on ne peut épuiser la chose » et peut-être de ce que « dès l'instant où on se l[a] représente, on l[a] transforme parce qu'on prend une distance » . C’est donc par une propriété négative de la relation cognitive que s’ébauche un accord, correspondant précisément à la mise en exergue d’une aporie de l’idéal synthético-exhaustiviste des classiques. Laquelle a fait l’objet, avant même l’intervention de C. Raffestin, d’une réflexion collective qui débouche sur l’idée que « la rupture avec la géographie classique, est d’affirmer que l’espace concret n’existe pas » :
[...] L’essentiel du débat se polarise sur l’existence ou non d’un espace concret. Un espace ne devient pas concret parce qu’il a été observé par le géographe ; or, c’est sur cet axiome que repose l’essentiel de la littérature géographique. [...] La rupture avec la géographie classique, est d’affirmer que l’espace concret n’existe pas ; si la démarche géographique veut être scientifique, cela suppose des niveaux d’abstraction dans l’analyse, le premier niveau est celui de l’observable.
Des remarques complémentaires se superposent à ce débat :
- l’étude du concret n’est pas ce qui caractérise notre discipline, ni sa propriété exclusive. [...]
- Que recouvrent les notions de réel et de terrain pour le géographe ? Le terrain serait, dès le départ, un objet délimité, construit, qui n’est pas le réel. Cf. La synthèse régionale : partie d’un soi-disant réel dont on tire l’exhaustivité par accumulation et non combinaison.
Ainsi que le souligne assez bien cet extrait, la dubitativité des « nouveaux géographes » à l’encontre de la posture classique est acquise avant même que n’intervienne C. Raffestin. Les travaux d’un autre groupe, surtout préoccupé par le problème de la scientificité de la géographie, vont également dans le même sens :
Toute démarche scientifique comporte une réduction, car il ne s’agit pas de décrire le monde mais de l’expliquer et donc de le formaliser. Dans ces conditions, que la géographie soit mathématique ou non, ces problèmes de réduction demeurent car il est nécessaire d’avoir une distance entre le sujet et l’objet pour le représenter et l’expliquer.
Plus difficile est la figuration, sinon la formulation, d’une posture alternative requérant d’élaborer ou de se prévaloir d’une théorie de la connaissance. Grosso modo, les intervenants au colloque avaient déjà « à disposition » les élaborations de Ronald Abler, John Adams et Peter Gould dans leur synthèse Spatial organization. The Geographer’s View of the World  — où l’on retrouve le pragmatisme américain ? —, qu’ils ont confrontées aux propositions de C. Raffestin sur le plan des significations (ateliers 1 et 3). Ils ont également eu abondamment recours à un schème qui traverse toute la littérature de l’époque et qui consiste à penser la science comme une prise de distance par rapport au réel :
En ce qui concerne le réel, à aucun moment, on ne fait autre chose que construire le réel. Dès l'instant où on se le représente, on le transforme parce qu'on prend une distance ; sinon on serait complètement immergé et on ne verrait pas les phénomènes de multinationales, de domination.
Utiliser un « construit » crée une distance par rapport au réel : cette distance pose d'ailleurs le problème du processus de conceptualisation.
La hiérarchie qui est faite entre notion, concept et ensuite modèle et théorie ressemble à un escalier dont on franchit progressivement les marches. Quand il y a rupture épistémologique, il y a passage d'une connaissance mal dégagée de la réalité, et d'ordre empirique, à une connaissance construite qui permet de reconstruire théoriquement et abstraitement la réalité.
Les membres du groupe sont, tout à la fois, ceux qui écrivent et ceux qui lisent [l]e « texte » [offert par le territoire ou « géostructure »]. L'information qu'ils recueillent oriente leur action. Mais cette information est partielle, plus ou moins cohérente, dans la mesure où la distance entre eux et la géostructure est faible. […]
Le géogramme représente la géostructure organisée à partir d'un langage qui facilite, par abstraction, la distanciation nécessaire vis-à-vis de la réalité perçue. Le langage permet à l'observateur de ne pas être immergé dans la multitude des perceptions, d'abord ; de les organiser et de les transmettre, ensuite…
Dans toutes ces occurrences de « prendre de la distance », l’expression a évidemment une signification figurée. Les exemples cités montrent au demeurant tout un cortège de métaphores secondaires, dont certaines sont récurrentes : l’immersion, l’escalier, l’ascension. On a manifestement affaire à un trope complexe, générateur de phores (ou comparants) différents et virtuellement articulables les uns aux autres (sortir de la fosse ?). En outre, le motif principal a une dimension éminemment corporelle (avec des corrélats : « franchir », « dégager », « orienter »), et en même temps visuelle (« voir les phénomènes », « perceptions »). Bien entendu, l’habitus disciplinaire du géographe est à l’aise dans cette idée de prendre du champ par rapport à un objet pour mieux l’embrasser du regard : l’expérience traditionnelle a longtemps prescrit les vues depuis un point haut, un avion, ou les photographies aériennes. Transférer une vieille consigne heuristique sur un plan épistémologique confère à celui-ci, par analogie, la puissance d’un topos sécurisant. En vertu de ces différentes considérations, nous serions tentés de parler d’allégorie. Pour au moins trois raisons : d’abord parce que « c’est par la dimension et le nombre des éléments que l’allégorie diffère des autres images » ; ensuite parce que la corporéité qui lui est associée constitue un palliatif de la personnification souvent présente dans les cas d’espèces de ce trope ; enfin parce que l’effet de reprise et d’extension par divers locuteurs suscite l’analogie (partielle) avec la métaphore filée — approximation par laquelle certains définissent préalablement cette figure. Comme d’autres tropes complexes avec lesquels elle entretient un certain cousinage (la prosopopée, l’hypotypose), l’allégorie a une fonction de dédramatisation : de la mort et du deuil (que la prosopopée fait littéralement ressusciter), de l’abstraction (à laquelle ils donnent chair ou concrétude), de la perte de l’expérience directe des choses (que l’hypotypose simule) : ce sont des images transitionnelles. Et il n’y a rien de plus parlant pour commenter le recours à une « mise à distance » du réel qui joue sur plusieurs tableaux !
L’icono-graphie textuelle n’est pas le seul biais par lequel la nouvelle posture se trouve figurée. Usant d’un préalable schématique, « l’animateur » (?) de l’atelier 1 (après l’allocution du gépgraphe genevois) s’est employé à imager les deux propositions de définition des « construits » (celle d’Abler, Adams & Gould, et celle de C. Raffestin), assez voisines au demeurant, et ce avec l’assentiment du conférencier. Il est difficile de savoir si la version présentée dans les actes reprend scrupuleusement le schéma alors tracé à la craie, mais sa seule présence, formalisée et homogénéisée, dans un ouvrage au demeurant fort chiche en illustrations (4 en 255 pages), en dit long sur l’importance de ce document pour les éditeurs du Géopoint 78. Bien loin d’épuiser les théories de la conceptualisation mobilisées par les uns et les autres, il en propose en revanche une représentation au reste singulièrement représentative d’un certain habitus géographique, plus à l’aise lorsque les discours sont assortis de formalisations iconiques.

Doc. 4: Un essai comparatif de représentation schématique de la connaissance scientifique
Nous aurions tendance à lire ce document comme une pièce (à conviction ?) versée rétrospectivement au dossier du consensus sur les « construits » par les animateurs et rapporteurs du colloque. Tout autant que le texte de C. Raffestin et davantage que les discussions d’atelier, parfois cacophoniques, il contribue à indurer le sens de la nouvelle posture en en figurant la sémantique sous une forme schématique. Il accorde au terme le moins usité une position tout à la fois médiane et centrale dans l’activité scientifique, tout en suggérant une coupure épistémologique avec le « réel », disposé en position asymptotique par rapport à celle-là. Bien entendu, cet essai iconographique ne doit pas être exagérément fétichisé ou survalorisé, compte tenu surtout du peu d’échos qu’il a obtenus : nous ne l’avons jamais retrouvé ailleurs, alors que les géographes affectionnent d’habitude la reproduction de l’archive iconique, surtout lorsqu’elle est simple et « parlante ». Mais l’est-elle seulement ? Il n’est pas certain que de telles figures soient séparables des prises de position qui les ont suscitées...
Pour appréhender moins superficiellement ce qui peut remplacer la posture classique dans l’esprit des « nouveaux géographes », on ne peut pas faire l’économie de leur référence à Jean Piaget et à son « épistémologie génétique », tant elle hante les débats : l’idée qu’il y a des « stades » dans la transformation d’une connaissance en science leur sert de repère à la fois pour situer la géographie classique (limitée aux deux premières opérations inductives : description et classement) et pour situer leurs travaux (« rechercher des lois ») et leurs espérances (développer une véritable science hypothético-déductive qui partirait de véritables « concepts géographiques ») ; la distinction piagétienne (reprise par C. Raffestin) — entre « notions », progressivement épurées et formalisées à partir d’une matrice qui est la « langue naturelle », et « concepts », d’emblée formalisés dans un réseau de significations théoriques, avec une perspective opératoire — est ostensiblement réutilisée par certains participants. Le conférencier, comme les autres congressistes, s’inspire abondamment du modèle piagétien et de ce que l’on pourrait appeler le « parti-pris des relations » (contre les « choses » ?), ébauche de ce qu’il appellera plus tard une « problématique relationnelle ».
Le passage à des techniques objectives, au sens où Piaget entend cette expression, se fait par l'intermédiaire de concepts. Le concept est bien évidemment lui aussi un construit mais d’un type différent. Il ne s'agit plus de jouer sur le nombre des indices qui caractérisent un fait mais il s'agit de générer des relations formelles logiques ou mathématiques indépendantes des contenus particuliers[...] Cela revient à privilégier les relations, dans un premier temps, et les éléments « relatés », dans un second temps. [...]
Il est tout aussi évident que, comme pour la notion, le concept est historique : « L'une des propriétés naturelles de l'objet mental “concept” est d’être essentiellement en état de devenir ». Il n'y a pas de concept définitif, pas de concept éternel puisque s’il est essentiellement de nature relationnelle, les choses peuvent s’enchaîner différemment et par conséquent les relations se modifier et se modifier aussi par conséquent, les instruments pour les appréhender. [...] Cela signifie, et c'est fondamental, que « les concepts scientifiques ne sont pas seulement des objets de contemplation rationnelle, mais aussi des instruments d'effraction du monde où nous sommes ». Effraction de la réalité, n'est-ce pas « prendre », s’emparer, non pas des choses, mais des « relations » qui lient les choses ?
Pour y parvenir, selon Piaget, il faut passer de l'idiographie au nomothétique, c'est-à-dire établir des lois autrement dit se situer dans une perspective expérimentale et logico-mathématique. Toujours selon Piaget, la tendance naturelle de l'esprit est « d'intuitionner le réel et de déduire, mais non pas d’expérimenter » et il est impossible d’atteindre le fait expérimental sans un cadre logico-mathématique.
Les discussions sur l’historicité des concepts et les problèmes d’accord sur les distinctions sémantiques à opérer entre « construit », « concept », « modèle », « théorie », occupent une place importante dans les travaux des ateliers, sans que se dessine une ligne générale. Le pessimisme historiographique de C. Raffestin quant à l’existence de « concepts spécifiques » à la géographie génère également diverses propositions, qui ne visent pas tant à régler la question qu’à signifier son importance, étroitement associée à celle de « l’objet » ou de la « problématique » de la discipline. En revanche, la question des modalités d’intellection du « réel » n’est pas abordée en tant que telle. La métaphore du filtre résumerait assez bien son oblitération : étant toujours déjà filtré, c’est-à-dire « construit », il devient asymptotique, donc insignifiant en soi. La présence du syntagme « filtres sociaux » (p. 89) ouvre au demeurant des perspectives de réflexion (non développées) sur les modalités de formation des « construits ». Implicitement, « l’opérationnalité » des concepts est considérée par C. Raffestin comme la garantie de leur validation, tandis qu’avec les notions « on ne voit pas comment et où s'arrêter de manière à pouvoir dire qu'il y a rapport satisfaisant entre la réalité et la connaissance ». En somme, la question de la vérité, ou plus restrictivement de l’acceptabilité rationnelle, est essentiellement sous-jacente dans les débats.
Que conclure de tout ceci ? Assurément, une posture nouvelle associant un net rejet du réalisme classique et l’assertion d’une médiation nécessaire de la réalité par des « construits » a obtenu un consensus très important lors de ce colloque. Ceci posé, les participants se sont davantage intéressés aux artefacts de la « science », à leur combinatoire, à leur degré d’abstraction, à leur lien à la « mesure » et à l’idéologie, qu’à la problématique de la validation (ou de la falsification) des dits « construits », renonçant peu ou prou à divers ordres de questionnement qui auraient pu mettre en tension ce constructivisme. Peut-être est-ce pour cela que le terme (ou un autre) n’apparaît pas ? Seul C. Raffestin esquisse une réflexion dans cette direction, lui qui plus tard se revendiquera du « réalisme interne » d’Hilary Putnam (contre l’étiquette d’« idéaliste » dont certains l’avaient affublé ?). Sans doute parce que la question de l’accès au réel faisait spécifiquement problème pour lui et qu’il n’a cessé d’y revenir, souvent bien longtemps après ce Géopoint. Ce qui justifie pleinement d’approfondir l’analyse de ses textes. Franck Auriac, quant à lui, asserte le constructivisme au niveau des principes, mais offre avec l’écriture de sa thèse un exemple ostensible de formalisation de matériaux empiriques.
II Deux figures du constructivisme géographique
Était-il obligatoire de mettre en avant des modèles de la nouvelle posture ? Y avait-il le choix ? Il nous a semblé que le parti-pris d’un traitement « choral » dans la première partie posait un problème de généralisation insurpassable à la longue : si l’on veut affiner les tenants et les aboutissants du constructivisme géographique, peut-on indéfiniment indurer du sens à partir d’un matériau anonyme et/ou sibyllin ? Et ne dégage-t-on pas davantage de cohérences à travailler sur des auteurs en particulier, fût-ce au prix d’une perte de la dimension de généralité que l’on voulait accréditer ? Simplement, il fallait d’abord essayer de rassembler les matériaux ressortissant à une élaboration collective, avant de revenir aux individus, malgré les redites et les anticipations inévitables. Grâce à quoi, ce qui suit est déchargé d’une problématique de la représentativité (prouver que ces auteurs sont emblématiques) au profit d’un projet de compréhension singulière. Il n’en demeure pas moins certain à nos yeux que C. Raffestin est dans toute la géographie francophone l’auteur qui s’est le plus inlassablement (et le plus profondément) étendu sur la question de l’intelligibilité (géographique) du réel, et que la version publiée de la thèse de Franck Auriac a eu un retentissement important qui s’explique par divers biais, notamment par ses partis pris d’énonciation constructivistes.
1°) Claude Raffestin, « doxeur » de la nouvelle épistémè ?
De 1976 (au moins) jusqu’à la période contemporaine, C. Raffestin a manifesté une constance spectaculaire dans sa critique d’« une fâcheuse tendance [des géographes] à être ce qu'Hilary Putnam appelle des « externalistes », c'est-à-dire des gens qui choisissent d'accoler un concept sur une chose plutôt que de construire un système conceptuel et ensuite de retourner à la réalité. » En d’autres termes, la posture pour lui toujours dominante consisterait à supposer que « l’objet est toujours davantage « donné » par l'observation que « construit » par la méthode ». Confronté à cette « tendance », à sa permanence supposée, notre auteur a fini par développer une sorte de fatalisme quant à la possibilité de changer l’attitude de ces « externalistes tragiques » que seraient les géographes :
Le projet classique de la géographie [...] s'est développé sur la croyance que « le monde est constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit. [Qu'] il n'existe qu'une seule description vraie de “comment est fait le monde” » (H. Putnam). Ce n'est évidemment pas ma position...
Toute notre géographie fonctionne comme cela parce qu'elle a été marquée par cette idée du « terrain ». C'est pour cela que nous sommes des externalistes tragiques et c'est probablement un des verrous de la géographie.
On peut ne pas partager complètement le caractère très englobant du pessimisme ici manifesté. Mais on ne peut occulter la constance de C. Raffestin dans la dénonciation de ce que nous appelons pour notre part « réalisme géographique » (donnant une acception plus restrictive au premier terme du syntagme), et dans la formulation d’une alternative. En 1986, après avoir lu Raison, vérité et histoire de Hilary Putnam, il a appelé celle-ci « réalisme interne », cristallisation sur laquelle il nous incombe de revenir. Avant cela, nous voudrions montrer que l’anti-« externalisme » de C. Raffestin prend ses racines dans une mise à l’épreuve « linguistique » de la posture classique, assortie d’une reconstruction à tout le moins nominaliste dont la tonalité est plus doctrinale que démonstrative. C’est pourquoi nous avons usé du néologisme de « doxeur », pour suggérer la fabrique d’un discours qui propose une nouvelle doxa en matière de rapport au réel tout en donnant écho à la pugnacité des positions de notre auteur. Nous ne sommes en revanche pas persuadé, tout comme C. Raffestin au demeurant, que ce qui était offert a été « reçu », voire seulement « entendu » par une majorité de géographes français. D’où le mode interrogatif du titre choisi.
Le caractère conjectural de celui-ci tient aussi à la « personnalité » théorique et scripturaire de l’auteur étudié. Travailler sur les écrits de C. Raffestin est une tâche délicate. Plus que bien d’autres, sa production a le caractère d’une mosaïque lentement échafaudée, dans laquelle chaque texte prend place comme pièce, d’un dispositif et d’un processus. Dispositif, car chaque écrit renvoie à d’autres, contemporains, qu’il relaie et qu’il complète, avec des redites partielles qui permettent un empiècement assez aisé. Mais s’agissant d’une recherche en mouvement incessant, se nourrissant de lectures multidisciplinaires, on chercherait en vain un système de pensée clos et figé, qui aurait atteint un certain niveau de formalisation à un moment donné et que l’on pourrait réifier et réemployer pour opérer une lecture synchronique, sans inhibitions à l’endroit de l’itinéraire de l’auteur. Or ceci justement nous semble intenable tant quelques trente ans de publication d’articles et d’ouvrages nous montrent une réflexion faite d’enrichissements, d’inflexions, témoignage sans fard ni effets spectaculaires d’une pensée en procès.
Quand je dis que je n'arriverai probablement pas à faire tout ce que j'ai dans la tête, c'est parce que j'ai une méthode de travail qui s'apparente un peu à la manière dont Seurat faisait ses tableaux par touches successives. Mes touches successives, ce sont mes articles : j'ai, par exemple une quantité d'articles sur la territorialité. Même en les mettant bout à bout, cela ne fait pas un livre. Mon problème est toujours le même : cet aimant que j'ai dans le crâne, il faut que je parvienne à l'expliciter pour que les choses s'organisent autour de lui.
Mon problème est effectivement d'essayer d'élaborer une théorie de la géographie qui permette de discuter les événements en train de se passer Cela signifie que je ne souhaite pas uniquement trouver une « grille de lecture », comme l'on dit aujourd'hui, mais un système dans lequel je puisse replacer ce qui n'est pas immédiatement compréhensible dans « l'écume des jours » des événements. Pour que le géographe puisse véritablement entrer dans le débat contemporain, il lui faut avoir une rigueur de pensée exigeant qu'il ait à sa disposition une théorie générale. [...]
Je cherche effectivement un système, mais je ne crois pas aux systèmes ; en ce sens que je refuse qu'il puisse y avoir un seul schéma de pensée . Mais j'ai besoin d'avoir cette préoccupation du « système » pour m'assurer que ce que je suis en train de dire n'est pas trop incohérent. Je ne dirai jamais : voilà mon système ; je crée uniquement un « système » intérieur de réflexion. Cela me permet d'observer l'évolution de l'architecture de tout ce que je fais et d'avoir une pensée critique.
Très schématiquement, il serait possible de dire qu’il y a « trois » C. Raffestin : le premier fut l’auteur, jusqu’au début des années 1970, de travaux classiques nourris par « une problématique morpho-fonctionnelle », comme il l’analysera lui-même rétrospectivement ; le second émerge durant la décennie 1970, avec sa culture structuralo-linguistique et ses expériences genevoises (notamment ses compagnonnages avec le mathématicien Claude Tricot et le sémioticien Luis Prieto), à quoi s’ajoute après 1976 l’influence marquante du M. Foucault de La volonté de savoir. Le livre emblématique de ce « second Raffestin » serait sans doute Pour une géographie du pouvoir, à la fois reprise de ses réflexions épistémologiques éparpillées et entreprise de reconstruction positive d’une théorie de la géographie politique. Enfin, insensiblement, émerge un « troisième Raffestin » durant les années 1980, avec ce tournant que représentent les textes « Écogénèse territoriale et territorialité » et « Pourquoi n’avons-nous pas lu Dardel ? », qui expriment de façon manifeste l’adhésion à un projet de phénoménologie du géographique labellisée sous l’étiquette d’« écologie humaine ». L’influence de Martin Heidegger tend à devenir prépondérante, notamment dans « Théorie du réel et géographicité ». On ne saurait dire que notre auteur a renié ses travaux des années 1970 ou la tournure épistémologique de son travail, loin s’en faut, mais la dimension nouvelle apportée par cette interrogation sur la « géographicité » nous semble irréductible aux élaborations antérieures. Au demeurant, ce que nous avons pour projet d’analyser ne concernera que marginalement cet aspect spécifique de la troisième « période » de C. Raffestin. Il y va d’une certaine cohérence dans la délimitation chronologique de notre travail mais aussi de perspectives (la phénoménologie de la territorialité) qui nous entraîneraient bien au-delà d’un supposé « constructivisme » — notre visée n’étant pas monographique mais oblique.
Demeure le souci de ne pas faire injure à des écrits tout à la fois fermes (par les partis pris affichés, leurs cohérence et constance) et fuyants (nombre de textes opèrent par ébauches plus que par traits pleins, lançant des idées sans forcément en passer par un lourd mécanisme d’administration de la preuve). La cohérence cardinale réside dans le méta-discours, qu’il concerne un corpus, la construction d’un objet, des éléments strictement théoriques ou le propre travail de l’auteur. À ce niveau est mobilisée une rigueur scrupuleuse, qui dénote une grande sûreté dans la réflexion abstraite. En revanche, et c’est sans doute la source de faiblesse ou d’illisibilité relative de certains textes, l’exemplification est souvent traitée comme une scorie justiciable d’un règlement expéditif. Ce faisant, il est parfois difficile d’asserter complètement certaines analyses, faute d’avoir des garanties nécessaires sur la pertinence de la lecture opérée.
Un « architexte » constructiviste pour un architecte de la « sortie » du réalisme ?
À l’exception de la conférence du Géopoint 78, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », aucun texte de notre auteur n’est exclusivement ni « titulairement » dévolu à l’expression d’une posture nominalo-constructiviste destinée à remplacer l’attitude classique. Pourtant, celle-là est omniprésente dans sa production scripturaire des années 1976-1980, après quoi elle se fait plus diffuse, tout en étant réaffirmée épisodiquement avec une constance irréprochable. Le matériau dont nous disposons pour comprendre les positions de l’auteur est donc constitué de fragments, qui vont de brèves phrases à des paragraphes entiers, le tout possédant une cohérence que nous avons pour projet de « reconstituer ». De nombreux opérateurs discursifs (mots, concepts, métaphores, phrases entières) réalisent des liens intertextuels et servent de support à l’expression d’une épistémologie constructiviste. Mais celle-ci, éclatée, disséminée, est justiciable de ces « touches successives » dont parle C. Raffestin dans son introspection plutôt que d’une unité de discours dont un texte particulier opérerait la clôture. Nous serions donc tenté de parler d’un « discours second », sous-jacent, réalisé dans la mise en convergence de fragments qui forment dans l’interaction une sorte d’hypertexte ou d’architexte ; le premier de ces deux termes étant aujourd’hui trop connoté par ses usages informatiques, nous préférerons l’emploi du second, sans ignorer la torsion que nous faisons subir à la sémantique qu’en avait proposé G. Genette. En effet, celui-ci entendait par là le lien d’un texte à un genre, ou plus précisément « cette relation d’inclusion qui unit chaque texte aux divers types de discours auxquels il ressortit », par l’entremise de « déterminations thématiques, modales, formelles et autres ». Le sens que nous proposons n’a d’échos que lointains avec cette acception, n’eût été le fait que le discours de déconstruction/reconstruction à forts accents « critiques » ou spéculaires de notre auteur ressortit précisément à un « type de discours » tout à fait particulier et passablement allogène au regard de la géographie standard. Dès lors, ce qui suit pourrait se concevoir comme une tentative d’hypostase d’un architexte en texte, avec tous les risques de trahison que cela comporte. Nous nous sentons néanmoins encouragé par la constance de C. Raffestin à défendre sa perspective « critique ».
À notre connaissance, la première occurrence de la posture figure dans un article de 1974 intitulé « Espace, temps et frontière », sous une forme encore implicite. Dans ce texte de rupture avec la « perspective classique », C. Raffestin s’inspire des « travaux [qui] ont renouvelé l’analyse de l’espace » à l’aune du postulat que c’est « l’homme » « qui signifie l’espace et le temps ». Dès ces affirmations liminaires, il apparaît clairement que l’objet « espace » n’a plus (comme chez P. George ou O. Dollfus) un statut de simple « donné », n’étant saisissable qu’au travers de « relations » espace/société, élaborées et perçues dans le prisme de « codes » divers qui forment interface. S’ajoute immédiatement une composante pragmatique : l’espace est « opératoire », c’est-à-dire qu’il n’a de sens qu’au travers de sa mobilisation sociale et des « effets de feed back » qu’il exerce sur le « système de relations ». Une lecture réaliste point lorsque l’auteur affirme la dimension de « support » de cet « espace opératoire » (dimensionné, situé), doté d’« attributs » pour partie « donnés ». Mais cette clause de réalité est strictement « bordurée » par l’affirmation que celui-là n’est pas perçu dans sa globalité par l’homme acteur et qu’il est « absolument nécessaire de mettre en évidence les aspects phénoménologiques de l’espace avec lesquels l’homme est susceptible d’être confronté au moment d’une relation spécifique » (p. 25). Par ailleurs, les sociétés créent des « attributs culturels » de l’espace en fonction de la « réalisation de [leur] projet social », l’ensemble des propriétés spatiales étant en dernière instance « conditionnées par les codes socio-économiques, socio-culturels et socio-politiques qui sont des dépôts, des accumulations de savoir-faire, et finalement des structures [anthropologiques] » (idem). En définitive, quelle que soit la part du « donné », celui-ci ne saurait avoir de sens autonome, indépendamment d’encodages anthropiques : « Sans les signes et les moyens de les lire on ne pourrait échapper au caractère labyrinthique de l’espace. »
En l’espace de deux ans, ce qui était implicite dans la posture épistémologique devient complètement explicite à l’occasion de l’article « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? » et de la conférence prononcée à l’occasion du premier Géopoint.
Je veux dire qu'à partir de nos perceptions du monde réel, inatteignable par définition, nous construisons un monde sur lequel nous travaillons, ici le monde géographique. À l'appui de cette thèse, j'aimerais citer Greimas, qui justifie ma démarche non pas sémiologique, au sens rigoureux du terme, mais de nature sémiologique : « La science, d'autre part, n'est pas non plus une adhésion à la réalité du monde, mais une prospection de cette réalité, un effort d'intelligibilité, au sens étymologique de ce mot. La science n'est langage que dans la mesure où celui-ci est compris comme un lien de médiation, comme un écran sur lequel se dessinent les formes intelligibles du monde. La connaissance, dès lors, cesse d'être subjective, sans résider pour autant dans les objets « réels » [Algirdas J. Greimas, « Sémantique, sémiotiques et sémiologies » dans Signe, langage, culture, Paris, 1970, p 15.]
[…] une objection pertinente […] peut être faite, et qui est d'autant plus intéressante qu'elle permet de mettre en question cette affirmation, souvent reprise par les géographes, à savoir que leur discipline est la science du concret et du réel. Elle n'est rien de cela….
Mais quel rapport y a-t-il entre le langage et la science ? À cette question, Greimas a proposé une réponse : « La science n'est langage que dans la mesure où celui-ci est compris comme un lieu de médiation, comme un écran sur lequel se dessinent les formes intelligibles du monde. La connaissance, dès lors, cesse d'être subjective, sans résider pour autant dans les objets « réels ». Dans ce jugement de Greimas, nous retiendrons les deux idées essentielles du langage comme espace de médiation et de la connaissance qui ne réside pas dans les objets « réels ». Si tout géographe peut adhérer à la première assertion, il n'en va pas de même pour la seconde.
Affirmer que le monde réel est « inatteignable par définition » nous semble suffisant pour asserter la perspective nominaliste de l’épistémologie de C. Raffestin, et la formule « nous construisons un monde », dans son renvoi implicite à J. Piaget, nous semble justifier pleinement le label constructiviste, d’autant plus qu’il affirme dans le second extrait que la « connaissance ne réside pas dans les objets « réels » ». La référence à Algirdas Greimas est essentielle à plus d’un titre : elle apporte une caution légitimante à la posture de notre auteur et éclaire en même temps sa réflexion sur les rapports entre science et langage en mettant l’accent sur l’opération de médiation effectuée par l’entremise de ce dernier, « médiation » qui justifie, précisément, l’idée d’un réel inaccessible en soi pour la science (et la connaissance en général), mais toujours déjà « énoncé », « codé ». Cet appui est tellement précieux que C. Raffestin n’a pas hésité à le reprendre en de nombreuses occurrences, au point que la métaphore du langage comme « écran sur lequel se dessinent les formes intelligibles du monde » est devenue son leitmotiv dans les années 1976-80 : on la retrouve en l’état (« projection de l'objet sur l'écran ») ou sous la forme restreinte de la « projection » dans de nombreux articles et dans Pour une géographie du pouvoir. Ce faisant, notre auteur offre typiquement une « métaphore ontologique » au sens kuhnien, susceptible de servir de base à un paradigme « anthropo-logique » de la géographie humaine.
La dimension linguistique, ou plus exactement « de nature sémiologique », de ce constructivisme l’emporte nettement sur la composante sociologique, qui est davantage postulée que réellement « travaillée ». Autant notre auteur peut spéculer sur le support langagier de la cognition, autant il évacue de fait la question de l’accord collectif sur la signification et la preuve, et le problème des choix individuels à partir d’une matrice linguistique commune. Cette lacune est particulièrement frappante en ce qui concerne son usage du mot « langage », catégorie ubiquiste qui englobe tout à la fois le « langage quotidien », le « langage mathématique » et le « langage » engendré par une « problématique », ramenés à une dimension unique, strictement sémantique, qui en quelque sorte réifie les actes de parole : dans la lignée d’un certain structuralisme sémiotique, C. Raffestin fait l’hypothèse de significations indurées qui en quelque sorte s’imposent aux locuteurs. Ainsi, sa critique de la « problématique traditionnelle » de la géographie classique repose sur l’idée que le « langage quotidien est presque exclusivement le seul écran sur lequel on projette les formes intelligibles du monde sans se rendre compte vraiment que l'on véhicule des modèles implicites souvent de nature anthropomorphique inacceptables au niveau social ». Quel que soit l’intérêt de l’objection, elle suppose que les anthropomorphismes sont déjà contenus dans le « langage », livré d’un bloc, indistinct, sans que la question du caractère éventuellement idiomatique (i. e. : spécifique au paradigme classique) ou individuel de cet abus puisse être posée. Dans le même passage, l’auteur a cette remarque étonnante : « Ou encore c'est l'obligation qui est faite par le langage courant d'accepter un modèle unique de la concentration exprimé à travers la densité... ». En quoi le langage courant (et qu’est-ce, d’ailleurs ?) impose-t-il « un modèle unique de la concentration » ? Est-ce un effet décisif de la sémantique vernaculaire (sachant le très grand flou de celle-ci...) ou faut-il se référer à toute une tradition géographique, sédimentation de pratiques cognitives codifiées ? À tout le moins, le constructivisme raffestinien avait pour sous-jacent, à cette époque, une conception fort déterministe du langage, sans doute représentative des idiosyncrasies du temps, mais un peu gênante chez un auteur soucieux de « critique » et de dénaturalisation de la pensée...
Cette difficulté énoncée, on ne peut qu’être impressionné par la profondeur des analyses de l’auteur sur la géographie classique : dès 1976, il mettait en exergue le caractère routinier des anthropomorphismes et des analogies en vigueur dans la géographie traditionnelle et soulignait le flou des significations possibles pour certains syntagmes courants tel « centre urbain », générateurs de connotations idéologiques « mystifiantes ». À l’occasion du deuxième Géopoint, c’est le modèle ontologique de la posture classique qui se trouve énoncé on ne peut plus clairement :
On touche là un point extrêmement intéressant et tout à fait fondamental qui permet tout à la fois de dégager la cohérence de la géographie humaine classique et les limites de sa démarche. Cohérence car l'objectif, l'obsession même à certains égards, de la géographie humaine classique a toujours été de « coller », d'adhérer, en quelque sorte, à cette réalité. [...]
C'est évidemment la conséquence de la théorie classique de la conceptualisation qui ne « prétend qu'à décalquer et à reproduire tel ou tel des traits effectivement inscrits dans la réalité donnée des choses » (E. Cassirer, Substance et fonction, p. 16). On bute immédiatement sur une énorme difficulté logique puisque dans ce système, qui lie le représenté à la représentation, qui « n'est pas simplement d'abstraction et d'approximation mais de transformation et de déformation », on ne voit pas comment et où s'arrêter de manière à pouvoir dire qu'il y a rapport satisfaisant entre la réalité et la connaissance. Cela provient, entre autres, du fait que dans la géographie humaine classique, il y a un malentendu mais aussi une contradiction. En effet, il ne fait aucun doute pour personne, c'est même devenu un lieu commun, que la science ne trouve pas ses objets « tout faits » mais qu'elle les construit, qu'elle les élabore...
Mais il semble pourtant qu’en géographie humaine, pendant très longtemps, on ne soit pas parvenu à accepter cette idée simple que l’on construisait la réalité mais qu'au contraire on la « donnait ». Pourquoi ?Je n’ai évidemment pas de réponse toute faite mais je vais essayer d'en proposer une qui n'est pour moi qu’une hypothèse à vérifier. La langue naturelle, seule à être utilisée par les géographes avant le recours au langage logico-mathématique, a permis de décalquer les choses de telle manière qu'il y a eu une sorte de fusion « naturelle » entre le mot et l’objet. 
Ce qui intéresse l’auteur au premier chef n’est pas de s’appesantir sur cette « obsession de la géographie humaine classique » mais d’en montrer les apories. Il formule néanmoins une hypothèse explicative dans laquelle ressort son « naturalisme » linguistique un peu paradoxal. À le suivre, les géographes classiques auraient opéré une sorte de fétichisation de la « langue naturelle » les entretenant dans l’illusion d’un rapport immédiat aux choses. Il y aurait sans doute quelque intérêt à explorer les perspectives psychanalytiques qu’ouvre cette hypothèse, mais elle nous semble néanmoins réductrice dans la formulation qu’en propose C. Raffestin, compte tenu de la très grande suspicion des géographes classiques à l’encontre de la relation « mots » / choses et du « verbalisme » : après tout, le discours, surtout écrit, n’était pour nombre d’entre eux qu’un pis-aller en regard de l’expérience directe du terrain, même si effectivement par ailleurs ils faisaient relativement confiance à la « langue naturelle » et refusaient en bloc l’instillation d’un répertoire extra-vernaculaire dans le lexique de la géographie humaine.
La formulation positive la plus théorisée du constructivisme linguistique se trouve dans l’article « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », texte qui complète « Les construits en géographie humaine… ». L’idée de construction est resignifiée en termes de « géogramme », néologisme qui désigne le fruit d’une modélisation d’un objet géographique (ou « géostructure ») « à partir d’un langage », qui « n’est pas donné mais construit à partir d’une problématique implicite ou explicite ». La stabilité du concept de « géogramme » n’est pas assise sur la réalisation d’un texte ou d’une démonstration mais sur une unité de « message » : « par exemple, le livre sur Le Val d'Aoste de Janin est un ensemble de géogrammes, donc de messages, construits à partir d'un système de signes. » L’auteur utilise l’exemple historiographique du langage morpho-fonctionnel, arguant de ce qu’« au cours d'une certaine période la géostructure a été dénotée de manière à rendre intelligibles formes et fonctions et que les modèles élaborés ont été morphologiques, fonctionnels ou morpho-fonctionnels ». « Forme » et « fonction » sont les deux « méga-signes du langage L [morpho-fonctionnel] », à partir desquels trois « géogrammes » sont générés (ceux précédemment cités), ainsi qu’un « sous-ensemble vide » résultant du « refus, intentionnel ou non, de générer des messages à partir du langage « L » », prélude à l’émergence d’un autre langage (« L0 »). Dans cette perspective, le changement de code sémantique permet de révéler les implicites (assimilés à une « idéologie ») du langage antérieur : « Projeter un géogramme Gg élaboré à partir d'un langage L sur un langage L0, c'est faire apparaître l'idéologie implicite par rapport à celui-ci. » Cette idée est illustrée par la trajectoire même de l’auteur, relisant ses travaux « morpho-fonctionnalistes » avec « un langage intégrant le signe « pouvoir » », qui met en lumière la fonction justifiante de ceux-là, « qui ratifient une idéologie et un pouvoir économiques. » (Ibid., p. 95). Ainsi qu’on peut le constater par ailleurs, la construction théorique repose sur une élaboration logicienne, tout à fait significative des tentations formalisantes du « second Raffestin » : les géogrammes procèdent de combinatoires (forme x fonction) ou d’antinomies (« openfield vs pays d'enclos » ou « paysages irrigués vs paysages non irrigués » ou « la dispersion […] opposée au groupement, le village nucléaire au village linéaire », p. 99). Cette relecture, délibérément réductionniste, se double d’une esquisse de sémiologie de la « géographie classique » :
C'est ainsi que le langage de la géographie classique procède d'une mise en relation de formes et de fonctions. Les formes jouant le rôle de signifiants alors que les fonctions jouent celui de signifiés. Deux exemples suffiront à illustrer le processus :
Openfield (signifiant) + céréaliculture (signifié)
Ville de carrefour (signifiant) + fonction commerciale (signifié) (interne ou externe)
L’un des enjeux les plus intenses de la « critique » raffestinienne est de montrer qu’une déconstruction/reconstruction très réductive des « complexes » de la géographie traditionnelle est possible, que celle-ci n’est pas soumise au référentiel mais que bien au contraire elle manifeste un « vouloir-voir » très fort, qu’il n’hésite pas à qualifier de « totalitaire ». À cette aune, les opérations logico-sémantiques procèdent d’une dialectique du dévoilement qui réduit les brumes langagières « mystifiantes » par condensation et permet de s’en abstraire. Par contraste, il se fait l’apôtre d’un pluralisme permettant de rompre avec la « problématique de l’ordre », selon lui commune aux méga-signes « paysage » et « espace », et d’ouvrir de nouveaux horizons heuristiques. On retrouve par là cette dimension de libération tout à la fois politique et cognitive sans laquelle le terme « critique » ne recouvrerait pas toute l’épaisseur qu’il présente chez notre auteur.
Dans ses premiers textes d’inspiration constructiviste, C. Raffestin prend quelques précautions oratoires pour avancer des positions dont il est le premier à dire que les géographes sont (ou ont été jusque là) peu nombreux à les endosser, ou pour se défendre de « ramener la géographie à un problème de langage ou de méta-langage ». Ceci s’exprime surtout au travers d’une mention récurrente de l’« adhésion » des géographes à ce que nous appelons « réalisme », et que l’auteur se gardait alors d’enfermer sous une étiquette quelconque. Confronté à un auditoire ou à un lectorat supposé « hostile » au départ, il appuie sa position sur des chaînes de références auctoriales : A.-J. Greimas, L. Althusser, J. Piaget, L. Prieto, E. Cassirer, déjà mentionnés, mais également d’autres autorités scientifiques (Max Planck, André Régnier, Jean Ullmo) ou philosophiques (Ferdinand Gonseth, Ludwig Wittgenstein). Il est évident que cette abondance référentielle fonctionne dans une perspective d’auto-justification, même si C. Raffestin est à tous égards un écrivant ayant abondamment recours à l’intertextualité sous toutes ses formes.
Après 1978, le besoin de s’appuyer sur d’abondantes références pour affirmer le caractère construit de la connaissance s’estompe. L’affirmation de l’insaisissabilité d’un réel non médié et du détour incontournable par un « langage » et une « problématique » est en quelque sorte pleinement assumée par l’auteur, notamment dans le manifeste co-signé avec A. S. Bailly et H. Reymond, « Les concepts du paysage : problématique et représentations » (cf. supra, p. 308) et dans Pour une géographie du pouvoir. Cette dé-référencialisation, relative et spécifique, a pour corollaire la disparition des formules mettant en scène l’étrang[èr]eté revendiquée du propos, comme si le problème de l’acceptation par les géographes du caractère construit de la connaissance se posait moins. Le discours constructiviste prend une tournure à tout le moins « propositionnelle », voire assertive, faisant l’économie de la preuve par la « méthode des autorités », dans la mesure où l’autorité, précisément, est endossée, exercée par un auteur pratiquant l’autocitation (ce qui lui est peu coutumier) — signe qu’un cycle d’énonciation théorique liminaire s’achève et que le discours en devient second ?
Tout projet est sous-tendu par une connaissance et une pratique, c'est-à-dire par des actions et/ou des comportements qui supposent évidemment la possession de codes, de systèmes sémiques. C’est par ces systèmes sémiques que se réalisent les objectivations de l'espace qui sont des processus sociaux. Il faut donc comprendre que l’espace représenté est un rapport et que ses propriétés sont celles mises à jour au travers des codes et systèmes sémiques. Les limites de l'espace sont celles du système sémique mobilisé pour le représenter. On rejoint ici, d'une manière évidente, la pensée de Wittgenstein (« the limits of my language mean the limits of my world »)
Dans ce bref extrait d’un ouvrage — qui par ailleurs fait fréquemment saillir son caractère marginal, « projet différent » démarqué de la géographie (politique) standard — on pourra être frappé par la récurrence du motif de l’évidence (« évidemment », « d’une manière évidente »), couplé à des formules injonctives (« il faut donc comprendre », « on rejoint ici »), à quoi s’ajoute la tournure à tout le moins axiomatique de la première phrase. L’ensemble est emblématique de cette inflexion plus doctrinale du constructivisme raffestinien. Pour un temps relativement bref, la réflexion de notre auteur s’adosse sur un pré-requis nominaliste (via les « systèmes sémiques ») et « spatialiste » (qui postule le caractère socialement produit de l’espace) qui semble faire consensus. Ce moment d’harmonie n’a manifestement pas duré, puisque dès 1986 C. Raffestin se sent à nouveau dans l’obligation de démarquer sa posture (cf. supra p. 315) d’un supposé « projet classique de la géographie », avant de regretter en 1989 que dans la « révolution quantitativiste » « l’objet [soit] toujours davantage « donné » par l'observation que « construit » par la méthode », de sorte qu’« il n'y a pas de construction spécifique de l’objet mais une simple construction de fait conditionnée par les langages utilisés pour la communication et la mise à disposition. » Au reste, le ton de l’article dont ces formules sont tirées manifeste une amertume assez forte, génératrice de formules assassines :
Ainsi nous avons pénétré dans le « sanctuaire » de la science moderne par effraction. Nous avons volé, voire pillé, comme des barbares éblouis par tout ce qui ressemblait à du quantitatif sans toujours reconnaître la valeur de ce que nous dérobions. Certes, nous n’avons pas été poursuivis sauf peut-être par le ridicule mais on s'est souvent moqué de nous et pas toujours à tort.
Très précocement (1976 au moins), C. Raffestin avait exprimé un certain nombre de critiques à l’encontre de la géographie théorique et quantitative, mais elles étaient toujours assorties de considérations positives sur les « mérites » ou les « apports » du dit courant, notamment en ce qui concerne l’explicitation de problématiques. Ce qui change à compter de 1989, c’est le rabattement de l’analyse spatiale parmi les démarches « externalistes » (au sens putnamien, c’est-à-dire « réalistes » dans notre acception). On ne discutera pas ici de la pertinence de l’assimilation, notre propos n’étant pas de juger de la validité empirique des assertions raffestiniennes. En revanche, il est de signaler une mise à distance progressive de la communauté des géographes dans son ensemble, dont l’entretien de 1997 montre l’achèvement, dans la déploration « nous sommes des externalistes tragiques », dans laquelle le « nous » ne doit pas faire illusion, politesse qui masque mal la « désol[ation] » globale de notre auteur. En somme, après avoir brièvement cru être en harmonie avec ses contemporains à la charnière des années 1970 et 1980 sur la question du caractère construit de la connaissance, C. Raffestin s’est progressivement senti renvoyé à un statut de géographe-épistémologue prêchant dans le désert d’« une des disciplines des sciences humaines la moins critique [sic !] »
Failles et flexures d’un itinéraire
Explorer les tenants et les aboutissants de cette amertume croissante nécessiterait de réaliser un entretien avec l’auteur et dépasserait de loin les objectifs limités de ce paragraphe. Nous avons néanmoins l’intuition que ce discours a sans doute beaucoup à voir avec la réception du « troisième Raffestin » par la communauté des géographes francophones. Sans en avoir de preuves formelles, et malgré la présence éminente de l’auteur dans les grands ouvrages de synthèse collective des années 1980-1990, tels Espace, jeux et enjeux et l’Encyclopédie de géographie, et les références abondantes que l’on peut trouver dans la littérature consacrée aux « territoires », nous ferions volontiers l’hypothèse d’une incompréhension assez générale, assortie de réticences sur les principes et de perplexité devant l’absence complète d’exemplification qui caractérise les textes consacrés à ce « thème ou paradigme ». Par ailleurs, la sensibilité écologiste très forte qui se manifeste sporadiquement dans ses textes est fréquemment posée comme marquant une rupture par rapport aux centres d’intérêt des géographes. Il y va aussi d’un axiome essentiel de la pensée de C. Raffestin, qui érige la géographie en « connaissance de la connaissance » (au moins à partir de 1978) justiciable d’une démarche herméneutique (proche à bien des égards de celle conceptualisée par P. Ricœur, nous semble-t-il). Il est possible que ce préalable anthropologique ait joué contre notre auteur. Il faut dire qu’il évacue un peu rapidement des programmes de recherche qui, non pourvus obligatoirement de sous-jacent réaliste, n’en visent pas moins une intelligibilité modélisante de la spatialité, laquelle ne serait pas forcément considérée comme toujours déposée en première intention par un vouloir-signifier collectif — autrement dit nous envisageons ici un travail de connaissance de « premier ordre » sans prétention quant à sa correspondance avec une réalité « en dernière instance », et ce d’autant plus qu’il est question de science humaine. Plus largement, il nous semble que l’on peut formuler des théories sur l’homme et la société qui prennent pour base des dimensions non collectivement conscientes ou non intentionnelles sans forcément verser dans un quelconque naturalisme, à partir du moment où l’on ne cherche pas, justement, à naturaliser les constructions que l’on échafaude.
Pour en revenir à C. Raffestin, dont la trajectoire intellectuelle a souvent anticipé des changements de sensibilité épistémique très profonds (tels la « réhabilitation » de l’individu et des acteurs, l’accent mis sur une « problématique relationnelle » d’inspiration phénoménologique, etc.), on pourrait faire l’hypothèse d’une double fermeture cognitive, non pas sur les principes mais en actes : des pratiques de recherche standard aux hypothèses du « troisième Raffestin » et de notre auteur à une production disciplinaire passablement profuse, alors que de son aveu même « ni titan ni forçat de la bibliographie, [il] ne prétend pas être capable de juger et d’identifier la production géographique de ces vingt dernières années ». Essayant « avec d’autres » de nouer ensemble des théories d’horizons variés afin de « démêler les rapports entre [un certain nombre de] flux et leurs systèmes de relations » « pour voir comment se fabriquent les éco-systèmes humains » dans le cadre d’une « anthropo-logique », on peut supposer une certaine incommensurabilité de son vaste projet avec divers ordres de recherche beaucoup moins globaux et métathéoriques. Au reste, ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de notre auteur que de viser une « architecture » globale des écosystèmes humains, lors même qu’il affirme ne pouvoir (ni même vouloir) réaliser la clôture de cet « ensemble » ou de cette « théorie générale » : « Je cherche un système, mais je ne crois pas aux systèmes ; en ce sens que je refuse qu’il puisse y avoir un seul schéma de pensée. » En somme, l’idée de la totalité réalisée sert d’horizon heuristique, tout en achoppant sur une éthique pluraliste et un scepticisme que d’aucuns pourraient qualifier de « relativiste »…
Avant d’abandonner provisoirement tout ce qui dans cette recherche singulière donne à penser, nous voudrions illustrer un peu plus concrètement cette aporie créatrice en analysant comment l’effort de production d’une théorie sémiotique des construits géographiques, propre au « deuxième Raffestin », fait émerger divers paradoxes qui permettent peut-être de comprendre le virage pris par l’auteur dans le courant des années 1980.
À diverses reprises, nous avons évoqué l’effort d’« architecture » opéré par C. Raffestin lorsqu’il s’est agi de proposer aux « nouveaux géographes » une théorie des « construits », posant comme préalable la rupture avec le « langage du quotidien » et la production de « concepts », « mégaconcepts » et « théories » à partir d’une « problématique ». Nous avons également souligné combien notre auteur était soucieux du caractère allogène des concepts mobilisés par la géographie théorique et quantitative, appelant de ses vœux la naissance de « construits » implicitement spécifiques :
La géographie a besoin d'être repensée conceptuellement, elle n'a pas besoin d'être habillée conceptuellement. […]
Pour revenir à des choses qui risquent d’être moins mal accueillies, je dirai que nous devons apprendre à penser les notions géographiques de telle sorte que nous puissions leur donner un contenu logico-mathématique c’est-à-dire aller de la réflexion géographique à la réflexion mathématique et non pas découvrir les mathématiques pour voir ce qu'on peut ensuite en faire en géographie. Tant que les économistes sont allés des mathématiques à l'économie ils ont mathématisé leur discipline, quand ils ont fait l’inverse ils ont créé l'économétrie. Je m'abstiendrai d'imaginer ce que nous ferons mais une chose est en tout cas certaine c'est qu'il y a un risque sérieux de perdre le sens géographique si nous ne prenons pas garde à ce processus.
Après avoir amplement affirmé les risques et nuisances de l’abstraction induite par purification sur la base du langage ordinaire (principe opératoire, chez J. Piaget, des « notions », par opposition aux « concepts » hypothético-déductifs) et alors que l’on s’approche du terme du texte, l’auteur fait retour sur les « notions géographiques » après avoir restreint les avantages des concepts à « un gain de cohérence et d’opérationnalité ». Cette volte-face voilée laisse en suspens au moins deux questions fondamentales : à aucun moment il ne précise ce qu’est ce « sens géographique » qui semble si précieux et si fragile, et il n’évoque aucunement les critères qui permettraient d’épurer les « notions géographiques » pour leur donner une dignité théorique. Travail historiographique rétrospectif, à la manière d’un Georges Nicolas-Obadia recherchant les « axiomes géographiques » dans le patrimoine disciplinaire ? Affirmation ou recherche d’un algorithme à priori ? Sollicitation mondaine s’imposant sous l’empire des « événements en train de se passer » ? (mais avec quel régime de médiatisation ?) ? Cette question en amène une autre, qui est celle de l’avènement des hypothèses et des problématiques : chez C. Raffestin, celles-ci sont données comme le terme premier, le point aveugle du procès scientifique. Ce qui n’est pas parfois sans inconvénients :
Ce qui produit un sens nouveau, c’est une hypothèse que vous essayez de mettre en œuvre à travers une problématique et d’élaborer à travers cette problématique une méthodologie ; et à la fin du processus si votre hypothèse était bonne, il y a du sens nouveau. Si l’on prend l’exemple de la géographie urbaine qui a beaucoup emprunté à des modèles venant d’autres sciences, on observe que le modèle d’Allen et Sanglier donne du sens parce que l’hypothèse était bonne au départ et non du fait que l’on a transposé un modèle venant de la physique.
Dans cet exemple en lui-même assez obscur, et pour le moins tardif, notre auteur en arrive paradoxalement (au vu de sa quête antérieure) à liquider le problème de la « transpos[ition] » pour mieux hypostasier le préalable hypothétique, sans que l’on sache au nom de quoi « l’hypothèse était bonne ». Dès lors, on peut concevoir une sorte de circularité des hypothèses, qui s’affranchit de toute perspective génétique ou historique, avec le risque d’asserter un caractère transcendantal, ou inné, ou valable à priori, de l’hypothèse. À l’opposé de tout réalisme, ou y renvoyant absolument, cela suppose une sorte de prédisposition subjective qui dans le champ qui nous concerne pourrait postuler une géographicité de la cognition toujours déjà donnée et constitutive. Or précisément, ainsi que nous allons essayer de le suggérer, c’est sur un sentier de cet ordre que semble s’être engagé peu à peu C. Raffestin.
Dans les années 1978-1979, il n’a eu de cesse de remettre sur le métier son hypothèse de la projection linguistique, afin de lui donner davantage de profondeur : c’est particulièrement net dans des textes comme « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », « La langue comme ressource… » ou « Géographie, métagéographie, idéologie ». Le premier de ces trois textes, extrêmement dense et riche en propositions lexico-sémantiques, nous servira de point d’appui principal. Dénué d’introduction au sens strict, le texte s’ouvre par une séries d’énoncés à visée axiomatique soumettant le présupposé d’un « système réel quelconque » au schème constructif de la « projection » linguistique :
L'analyse géographique tente de rendre intelligibles des systèmes réels et d'en donner un modèle, autrement dit une construction qui résulte de la projection d'éléments d'un système réel quelconque à travers un langage ou un métalangage.
Un système réel, ou référentiel, témoigne d'un ensemble de relations, toujours complexes, qui se nouent entre des hommes et des lieux. Je propose d'appeler ce référentiel une géostructure qui remplit une double fonction : d'une part, elle répond à des fins pratiques et, d'autre part, elle concentre l'expérience de l'activité sociale. La géostructure constitue, en quelque sorte, le « texte» originel matérialisé, produit par les groupes humains. Elle est donc, immédiatement, la réalité vécue par un groupe, c'est-à-dire qu'elle est la portion de l'écorce terrestre que le géographe se propose de décrire et d'expliquer. On remarquera que le terme de géostructure fait l'hypothèse d'une organisation, d'un agencement qu'on se propose de mettre à jour et de rendre intelligible par une analyse appropriée.
Dans cet incipit se fait jour une difficulté sémantique, consécutive à l’indistinction régnant entre « système réel quelconque », « référentiel » et « géostructure ». Rien ne permet en effet d’être certain qu’il y aurait inclusion du dernier terme dans les précédents, « témoignage » particulier sur un « référentiel » plus large. Par ailleurs, l’assignation de « fins pratiques » à la « géostructure » empêche de la considérer autrement qu’en tant que « produit » social. L’auteur va même plus loin, qui parle de « « texte » originel matérialisé ». Le statut ontologique d’une telle entité mérite d’être posé, car c’est le principal problème interprétatif que génèrent ces lignes. Et il appert que la « géostructure » est à l’origine « anthropo-logique », ou idéelle, tout en devenant « réalité vécue » et « portion de l’écorce terrestre », ce qui nous amène à la considérer comme un dessein humain projeté, ordonnateur de la matérialité terrestre mais n’ayant rien à voir avec une quelconque réalité autonome ab initio. Dès lors, « l'hypothèse d'une organisation, d'un agencement » ne renvoie pas à un quelconque ordre naturel mais à l’inscription d’une idéalité sociale à priori, qui se réalise par le truchement de relations matérialisées qu’elle régit. L’hypothèse accessoire qui n’est pas clarifiée est que cette entité est d’emblée géo-graphique, au travers du postulat de « relations […] entre des hommes et des lieux », sans qu’il soit possible d’en dire davantage. La « géostructure » est le tout (« ensemble de relations », « « texte » originel » intégral, elle « renseigne et informe sur toutes les activités du groupe ») et en même temps elle n’est pas tout, ainsi qu’en témoignerait le « val d’Aoste », qui « est une géostructure » tout en étant « aussi bien autre chose ». On ne peut échapper aux conjectures qu’en prenant conscience de ce que la « géostructure » est en fait une façon de prendre acte d’un objet régional on ne peut plus classique, considéré dans sa stabilité et sa matérialité, mais en quelque sorte débarrassé de son caractère de préalable « naturel », sorte de précurseur néologique du « territoire », terme que notre auteur ne s’était pas encore approprié. Grâce à cette entité réelle préalable, un certain nombre de difficultés sont désamorcées : une certaine clause de réalité est respectée, même si la perspective d’une socialisation toujours déjà présente est fidèle à l’idée d’un « monde réel, inatteignable par définition » ; en même temps, ce support matérialisé permet de rendre compte à la fois de projets géographiques traditionnels et d’approches nouvelles : la « géostructure » est la scène où peut s’organiser la confrontation de diverses « problématiques », anciennes ou contemporaines ; enfin, elle asserte une géo-graphie inscrite dans le monde « réel » par les « hommes » qui légitime à priori la géographie, connaissance visant donc l’explicitation et la modélisation des « relations […] entre des hommes et des lieux » — ce qui est suffisamment flou pour permettre diverses interprétations…
En 1978, C. Raffestin en restait là pour ce qui est de l’ontologie géographique, le reste de sa tentative s’appuyant sur cette primo-assertion du « système réel » pour n’y plus revenir. Mais, insensiblement, la balance entre un discours en amont sur la « géostructure » et une théorisation en aval sur les construits linguistiques allait se modifier, le premier prenant un certain ascendant dans les années 1980, dès lors que cet horizon spéculatif était ouvert. Au demeurant, cet article est à notre connaissance le premier où l’auteur s’appuie sur l’ouvrage de Iouri Lotman et Boris Ouspienskiï, Tipologia della cultura, qui revêt pour sa « troisième période » une importance équivalente à celle de l’Épistémologie des sciences humaines de J. Piaget ou de Signe, langage, culture d’A.-J. Greimas.
L’autre référence émergente est bien évidemment Hilary Putnam. Il serait intéressant d’interroger notre auteur pour savoir dans quelles circonstances il a lu un auteur qui, à la différence d’autres épistémologues anglo-saxons (K. Popper, T. Kuhn, et même I. Lakatos ou P. Feyerabend), est absolument étranger aux géographes francophones, puisque C. Raffestin est le seul, à notre connaissance, à le citer. De surcroît, il l’a lu très tôt : il ne s’est pas passé deux ans entre la publication de la traduction de Raison, vérité et histoire et les premières mentions dans la production raffestinienne. En outre, c’est l’une des plus fidèles références de notre auteur. Il en retient essentiellement deux dimensions : implicitement il semble accepter le réalisme putnamien conçu comme une critique de l’incohérence du « relativisme » (puisqu’il se revendique de cet auteur) et explicitement il se fait le relais de sa distinction entre réalismes « externe » et « interne », appuyée sur un passage-clé de l’ouvrage (p. 61-64) qui à partir de 1986 lui sert à reformuler sa dénonciation de ce qu’il appellera plus tard « l’externalisme tragique » des géographes :
[…] ma position […], elle, coïncide avec celle de Hilary Putnam qui défend que « les “objets” n'existent pas indépendamment des cadres conceptuels. C'est nous qui découpons le monde en objets lorsque nous introduisons tel ou tel cadre descriptif. Puisque les objets et les signes sont tous deux internes au cadre descriptif, il est possible de dire ce qui correspond à quoi » (Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 61).
Le géographe est, le plus souvent, dans une situation paradoxale : d'une part il considère le monde comme « constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit » et d'autre part il manipule des théories qui le poussent à penser que ses descriptions n’ont de sens qu'à travers celles-là (Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 61). C'est, à mon sens, la tyrannie du visuel qui l'enferme dans ce paradoxe mais qui aussi l'empêche d'en sortir. Ce n'est ni un hasard ni non plus un effet de mode si la cartographie, surtout thématique, prend une telle place aujourd'hui et tend à se substituer à la géographie. Par l’effort de construction qu’elle requiert et la représentation visualisable qu’elle produit, les géographes ont l’illusion d’échapper au paradoxe d’être tout à la fois des externalistes et des internalistes (Ibid.). Par ailleurs, la carte thématique donne des gages au totalitarisme du regard sans déclencher pour autant aucune mauvaise conscience puisque, par nature, elle est un instrument de visualisation.
Si la cartographie peut donner l'illusion de sortir du paradoxe c'est qu'effectivement elle construit son objet ou ses objets et le cartographe est véritablement, sans doute aucun, un internaliste qu'il le sache ou non, qu'il l’accepte ou non. En effet, les signes ne correspondent pas à des objets car ils n'existent pas indépendamment des cadres conceptuels (Ibid., p. 64) : les signes graphiques ne sont pas les objets mais bien des constructions conventionnelles d’objets.
Ce que C. Raffestin retient de H. Putnam est l’aspect nominaliste de sa critique du positivisme logique, dont nous avons déjà souligné dans l’introduction les affinités avec un certain constructivisme (un peu vieux genre et restrictif, aux yeux de certains), précisément celui que nous pensons pouvoir identifier chez notre auteur. De fait, il ne dit mot de la critique virulente et très « principielle » du « relativisme » à laquelle H. Putnam n’a eu de cesse de se livrer. Peut-être parce qu’il estimait en 1989 que cette espèce n’existait pas en géographie ? Mais comment rendre compte d’une adhésion qui se veut globale (tant il est rare que sa « position » « coïncide » avec tant de constance) ? Et comment comprendre l’attelage, à bien des égards paradoxal, de M. Heidegger avec H. Putnam dans « Théories du réel et géographicité » ? Notre conjecture, appuyée sur un corpus de textes théoriques lacunaire sans doute mais étalé sur vingt-cinq ans (1971-1997), s’appuierait sur au moins trois arguments : tout d’abord, ainsi que nous l’avons déjà souligné, notre auteur a toujours eu besoin d’asserter la réalité de ce que les géographes étudient, fût-ce un réel nécessairement fragmentaire et asymptotique à la connaissance que l’on peut en avoir ; ensuite, il y va d’une réfutation implicite des suspicions d’idéalisme qui ont pu planer sur ses élaborations épistémologiques ; enfin, le virage pris dans les années 1980 correspond à une prise de distance à l’endroit de la plupart des références structuralistes jusque là mobilisés, tandis que son nominalisme perdurait. Dans ces conditions, la position d’H. Putnam représentait une alternative séduisante, à condition de mettre l’accent sur l’avers « internaliste » de sa pensée. On pourrait également conjecturer une rencontre entre des sensibilités (de gauche ?) assez proches par la trajectoire (d’un certain marxisme vers un humanisme critique), le souci persistant d’une libération de l’individu de toutes les aliénations du cogito, etc. Il n’est pas impossible également que la critique du relativisme moral et de la « distinction faits/valeurs », sur la base d’un « internalisme » anthropo-logique, soit séduisante pour C. Raffestin.
En revanche, durant les années 1980, notre auteur manifeste un intérêt croissant pour les historiens du sacré (Mircéa Éliade, René Girard, R. Otto, H. Blumenberg). Parallèlement, la « convocation d'Heidegger n'est pas fortuite » (cf. infra), non pas seulement du fait de l’intérêt de ce dernier pour les lieux, mais pour des raisons plus larges de « style », que l’on aurait du mal à qualifier d’« épistémologique » : dans « Théories du réel et géographicité », C. Raffestin intitule l’un de ses paragraphes « L’ontologie absente » (p. 28-29), assimilant curieusement ce terme à la philosophie (ce qui est peut-être assez heideggerien, mais pour le moins réducteur). À cette date (1989), le virage de la « géographicité » est déjà achevé et la « problématique » a profondément changé. L’ontologie du géographique, présupposé sous-jacent du « second Raffestin » est devenu un questionnement central.
Nous conclurons, une fois n’est pas coutume, sur un texte d’auteur non commenté, réaffirmant par là notre volonté de ne pas développer d’analyses spécifiques sur ce projet d’ontologie, tout en donnant à lire un fragment à nos yeux significatifs de cette nouvelle entreprise.
Ce qui est le plus grave, sans doute, réside dans le fait qu’à ce jeu instrumental, la géographie a perdu le goût de se chercher une ontologie. Ou plus exactement devenue une technique qui applique les outils de disciplines plus formelles, elle a renoncé à reformuler les grandes questions qui l’ont nourrie, questions si bien explicitées dans Traces on the Rhodian Shore de Glacken, (1967). Ma convocation d'Heidegger n'est pas fortuite car il est certainement l'un des philosophes qui a, plus que beaucoup, Bachelard excepté, pensé le rapport de l'homme à des lieux et, par des lieux : « La relation de l'homme et de l'espace n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être » (Heidegger, 1955, cf. Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958). Étant entendu qu'il ne faut pas comprendre l'habitation dans son sens étroit mais la penser comme trait fondamental de la condition humaine sur cette terre et qui se traduit par ce que Heidegger dénomme le « Quadriparti » : « sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels... » (Ibid., p. 189-190).
On notera que le « Quadriparti » est de nature essentiellement relationnelle. Ce sont justement les relations que nous n’avons pas construites. En revanche, ce que nous avons construit c’est l’appropriation des supports par la valeur d'échange, celle-là même que nous ne savons ni comptabiliser, ni escompter lorsqu'il s'agit de la terre ou si l'on préfère de l'environnement.
Les méthodes de la « Regional Analysis » de W. Isard et de ses épigones ont fait voler en éclats la géographie. Certes, cela veut dire qu’elle était fragile mais cela ne veut pas dire que le « Quadriparti » qui lui sert d'assise n'est plus nécessaire aux hommes. En écrivant cela sous cette forme, je tiens surtout à montrer avec insistance que la géographie s’est progressivement vidée de toute préoccupation philosophique. […] Une science de l'homme qui coupe ses amarres avec la philosophie ne contrôle plus sa dérive.
L'espace et le territoire ont été « arraisonnés » par la géographie néopositiviste pour « pro-duire » de la valeur. La géographie radicale a dénoncé le processus mais cela n’a pas suffi. De partition en partition, la géographie a été dépecée et elle a fini par devenir une discipline auxiliaire teintée d'économisme et/ou de sociologisme qui se réfugie dans les « jeux de cartes ».
2°) Franck Auriac, praticien du construit
Si l’« internalisme » raffestinien peut paraître parfois ambigu ou difficile à précipiter, c’est peut-être en raison du caractère ténu et souvent elliptique des exemples de travail empirique qu’il lui arrive de mobiliser à l’appui de réflexions épistémologiques. Et quand appert le thème de la territorialité, cette rareté devient parfois franchement déroutante. Au delà de ce seul cas, autant des positions de principe en matière de constructivisme sont régulièrement exprimées en géographie, autant les dispositifs spéculaires mettant en relief le travail d’un objet (forcément « construit ») contrôlé et explicité, sont rares. Pourtant, la posture n’est jamais aussi probante que comme relation à l’empirie. C’est à ce titre (parmi d’autres) que l’effort de Franck Auriac dans Système économique et espace nous semble particulièrement précieux. Il s’agit à l’origine d’une thèse de doctorat, soutenue en 1979, qui avait pour « référentiel » le vignoble languedocien. À l’époque, le travail a fait date, parce que représentatif de la géographie « théorique et quantitative » et par ailleurs emblématique d’un effort pour concilier marxisme, systémisme et géographie. Face aux critiques marxistes dénonçant les tentatives de la « nouvelle géographie » comme une réification inacceptable de l’espace (Manuel Castells), F. Auriac montrait comment l’examen d’un « système socio-économique », clairement identifié et reconstruit pièce par pièce, n’était pas incompatible avec un travail sur l’« espace produit » par ledit système. Après une décennie d’intuitions diffuses, c’était aussi le premier travail de géographie empirique utilisant de manière constante la théorie du système général, dans sa version « heuristique » réaménagée par les « systémiciens » français (Edgar Morin, Yves Barel, J.-L. Le Moigne).
Nous voudrions montrer que c’est aussi une entreprise éminemment constructiviste. Ce que nous avons appréhendé au travers de la version publiée quatre ans plus tard aux éditions Économica. Mais nous ne nous sommes pas limité au seul livre Système économique et espace pour l’étude présente, dans la mesure où les positions globales de l’auteur sont explicitées différemment ailleurs, quand bien même l’ouvrage fournit l’essentiel des matériaux empiriques examinés. L’enjeu de ces lignes n’étant pas de rendre compte globalement de la thèse mais de faire ressortir le constructivisme auriacien, ce qui suit pourrait éventuellement laisser en suspens nombre d’interrogations que pourrait se poser un lecteur qui ne connaîtrait pas le livre. Afin de remédier à ce problème, nous avons fait figurer parmi les annexes un texte, écrit en 1992 et remanié maintes fois depuis, consacré au « construit systémique » proposé par F. Auriac.
Scepticisme ontologique ?
À l’occasion d’un énième colloque sur la région et le développement régional tenu au début des années 1980, F. Auriac présenta une communication intitulée « Espace et système », dans laquelle il exposait « l’exemple [...] qui a servi au montage didactique de [s]a thèse ». Immédiatement après l’introduction, alors que l’on semble s’installer dans une routine justement « didactique », l’allocution fait une embardée agressive, ravageuse et inattendue :
Essayons de résumer au mieux le construit systémique du vignoble. Il est déterminé par une suite de constats dont l’argumentation sera ici condensée. Les uns, en négatif, posent comme évidente une déstructuration régionale du Bas-Languedoc dans l’économie française contemporaine. Mais qu’on s’entende bien : il s’agit de déstructuration au sens économique et selon une approche systémique. Cette précaution, j’espère, m’évitera les foudres de ceux qui, à partir de définitions et de critères autant antagonistes qu’hétérogènes posent comme innée l’existence de régions, subdivisions « naturelles » de niveau infra-national (c’est tellement confortable, et auto-justifiant pour le métier ou la science géographique...).
Étrangement, la « précaution », pour « éviter[...] les foudres » se retourne immédiatement en une diatribe passablement polémique (comme en terrain ennemi ?), nourrie par une ironie presque amère dans la bouche d’un géographe. C’est que la position adoptée par F. Auriac à l’occasion de ce colloque — qui n’est pas un hapax dans sa production de l’époque — possède une radicalité dont on ne mesure pas forcément la portée à l’occasion d’une lecture cursive. Le scepticisme, quand il prend la forme d’une mise en doute de l’enracinement ontologique des objets justifiant l’existence de la géographie, est une attitude limite qui a rarement été considérée par les théoriciens francophones. En effet, qu’on l’incarne par « milieu », « région », « espace », « système spatial » ou « territoire » et quelle que soit la suspicion jetée sur le reste de la terminologie par certains auteurs, demeure presque toujours la croyance qu’il y a « du géographique » parce qu’il y a des « êtres » éponymes dotés d’une certaine stabilité bien que foncièrement hétérogènes, et susceptibles de se perpétuer par delà les mutations qui les affectent. Par ailleurs, cette croyance ontologique est suffisamment ouverte (ou récipiendaire ?) pour s’emplir de substances fort diverses, depuis les ensembles géomorphologiques martonniens jusqu’aux monades sémiotiques postmodernes et autres « géogrammes » chers à Augustin Berque. Il s’agit dans tous les cas de sauver les fondements du géographique. Or, ici, se trouve formulée une négation partielle du lien essentiel et à priori entre un objet et une discipline. Ce faisant, toutes les croyances en de l’« inné » (ou du « premier », ou du géo-ontologique, c’est tout un) sont globalement démystifiées par la lecture qu’en propose comme incidemment F. Auriac. En outre, les prémisses du « construit » proposé en alternative sont résolument extra-géographiques : elles sont économico-systémiques, renvoyant l’interrogation sur l’« espace » (déictique disciplinaire) à un temps second de la recherche.
D’un certain point de vue, le scepticisme ontologique pourrait surprendre ici, sachant le tropisme pour l’idée de « système » de nombreux théoriciens du géographique (A. Cholley, P. George, P. Pinchemel, R. Brunet, H. Reymond, etc.), qui se justifie par les nombreuses congruences légitimantes qu’offre une certaine vulgate systémique à l’idée de « complexe géographique ». Pourtant, il faut inverser la relation dans le cas de F. Auriac : sa recherche ne procède pas de la volonté d’échafauder une théorie générale de l’espace géographique qui, à un certain niveau d’élaboration, s’emparerait de l’idée de « système ». Au contraire, ses travaux n’ont jamais débouché sur une théorie générale, grand œuvre ou simples prolégomènes. Le systémisme, en revanche, est une composante à priori de ses travaux, sous l’influence principale d’Yves Barel, de même qu’une certaine forme de marxisme, assez hétérodoxe à divers égards, et dont nous ferions volontiers l’hypothèse qu’il s’inscrit dans une tradition de sociologie ruraliste marxisante. Et l’essentiel de la démarche auriacienne consiste à échafauder ou « construire » des interprétations qui réinvestissent divers objets hérités (le vignoble languedocien, les ghettos noirs, les « pays ») à partir de cette grille hybride ou d’autres schèmes, sans jamais prétendre fonder quelque chose de définitif. Cette posture est frappante dans un article comme « Le pays-territoire » (1982), dont la dimension épistémologisante confine au détachement et au « jeu », non sans quelques critiques de fond face à certains automatismes cognitifs de la géographie (la « personnification » des pays, la recherche de types régionaux par comparaison). Il est difficile d’être catégorique à la seule lecture d’un corpus, de surcroît incomplet et centré sur les années 1978-1986, mais il nous semble qu’à cette époque au moins notre auteur, non seulement rejette le « réalisme géographique » avec détermination, mais fait preuve d’un scepticisme foncier à l’encontre d’entreprises assertant un objet générique proprement géographique, tant sont variables les résultats en fonction de la grille de lecture adoptée :
En fait, cette entité géographique [le pays], rarement clairement affirmée, tantôt unité naturelle au agricole, tantôt sous-région, tantôt tombée urbaine, se déforme au gré des changements de perspective géographique. De l’idéologie agrarienne prégnante du début du siècle au constat des déterminants urbains dans l’organisation de l’espace, des modes et perspectives sans cesse redéployées d'une géographie dite générale, censée instruire les principes des découpages spatiaux, il reste de multiples acceptions possibles du mot pays dont les fréquents guillemets qui l’encadrent marquent bien l'hésitation. (p. 21)
Trop souvent a-t-on voulu édifier un objet plutôt qu'analyser un processus. (p. 25)
Le pays comme toute autre forme spatiale du micro-social n'est ni un objet spécifique local, ni une « cadastration » de l’espace géographique. Il est une forme particulière, mais généralisable d'étendue ou d’espace socialisés, un territoire géographique de cohérence locale, matérielle et sociale. (p. 36)
Ces diverses remarques convergent dans le déni d’un « objet » transitif aux diverses formes de « perspective » ou de « problématique » : il n’y a aucune invariance transcendantale du « pays » (ou des « régions », ou des « territoires »), mais des cas d’espèce, produits par une dynamique de socialisation (Franck Auriac parle de « processus ») qui prend « forme particulière [...] d’étendue ou d’espace ». Ce faisant, on ne saurait d’un point de vue méthodologique « partir de l’espace », lequel doit au contraire être « identifié » à partir d’une grille sociale (structuralo-marxiste à propos du vignoble languedocien, ou anthropologique à propos des pays). De manière adventice s’affirme le primat de l’analytique. Il s’agit toujours de décomposer un « exemple » un peu contingent sur la base de prémisses universelles (propositions analytiques) et de faire émerger des « significations », notamment spatiales (par l’analyse factorielle, ou combinatoire, ou marxiste, ou par l’entremise du « construit » systémique), sans pré-juger du caractère inaliénable de l’individualité du « référentiel » et sans attendre de l’analyse combinatoire qu’elle rende raison de celle-ci : « Reste qu'à vouloir cerner la combinaison propre en un lieu n’est pas directement permis. Mais peut-on admettre comme un être en soi, tel ou tel espace géographique ? » Ce faisant, il n’est jamais question d’atteindre (ou de partir d’) une improbable réalité totalisable et essentielle. En revanche, l’effort d’intelligibilité et les résultats des opérations (statistiques, historiographiques) tiennent lieu de validation inductive. Cette dimension-là est assez importante dans l’analytique auriacienne : tant lors du Géopoint 78 que dans sa thèse, il défend la possibilité de « formaliser avant et afin de conceptualiser », c’est-à-dire d’appliquer des traitements statistiques en amont d’une interprétation ou « clarification théorique », même si cela suppose d’accepter (en toute connaissance de cause) que « le nombre et la nature des descripteurs comme des lieux [puissent] être imposés par les sources » — avec ce correctif que constitue « l’intelligence et de la perspicacité du chercheur ». En quelque sorte, l’analyse multivariée permet un happening heuristique en dévoilant les configurations combinatoires propres à un artefact informationnel que le chercheur a converti en matrice :
La formalisation de la combinaison par les méthodes de traitement des données renvoie donc aux hypothèses et à la théorie. Traiter une matrice, c'est admettre un référentiel dont on est prisonnier. Il faut bien en mesurer les conséquences. N'attendons pas de voir jaillir de la boîte magique des êtres générés par d'autres germes que ceux qui y sont contenus. Tout lieu n'a d'existence que par rapport aux autres pris en considération. Il se peut qu'il soit mal défini et alors il conviendra d'en réexaminer les contours. Il n'a d'existence également que par les descripteurs qui le caractérisent. Il se peut que ces descripteurs soient inadéquats et il sera utile de les reconsidérer. Mais chaque fois qu'un changement interviendra aussi bien dans l'univers des lieux que dans celui des descripteurs, c'est l'ensemble de référence qui sera modifié. À chaque expérience nourrie d'observations nouvelles, corrigée des impropriétés précédentes, naît un nouveau recueil de lieux, sans qu'on puisse prétendre cerner la réalité. Car en fait, nos objets géographiques, même s'ils s'inscrivent dans un même découpage spatial, ne sont jamais identiques. Construits, ils sont obligatoirement des images d'une réalité perçue ou comprise d'une certaine manière.
En amont de la formalisation matricielle, il faut admettre théoriquement que tout individu, objet ou lieu géographique est un construit et que par conséquent toute combinaison décelée n'a de signification qu'au regard des hypothèses momentanées, provisoires, qui ont commandé au recueil des données. C'est le changement d'hypothèses et les expériences successives qui, profilant de nouveaux construits au travers de combinaisons nouvelles, permettront diverses approches de la réalité. [...]
[...] la formalisation qu[e] permet l'analyse multivariée fondée sur le calcul matriciel, par la clarification théorique qu'elle exige, est devenue concept. Elle ne peut être dissociée de l'acceptation que nos objets étudiés, nos lieux pris en considération, loin de prétendre à la réalité, sont des construits.
Dans cette citation un peu longue, le constructivisme auriacien se dessine de façon relativement nette : les choix ayant déterminé la constitution de la matrice construisent un « référentiel » provisoire qui tout à la fois est totalement circonstanciel (bien d’autres choix étaient possibles) et en même temps devient hautement contraignant (« on est prisonnier ») quant aux combinaisons qu’il met à jour. D’un autre côté, le happening inductif a ses limites : il n’y a pas de « boîte magique », simplement des intuitions réglées. Dans cette configuration particulière, l’idée que « tout lieu n'a d'existence que par rapport aux autres pris en considération » (soit la définition même de l’interaction spatiale) est à la fois un choix technique et une « sortie » des opérations « expérimentales », qui appelle une évaluation (sur la valeur des définitions retenues, sur l’« adéquation » et les « impropriétés »). Au demeurant, l’évaluation est un peu le point de faiblesse de l’exposé, dans la mesure où F. Auriac ne précise pas quels sont les moyens par lesquels on régule les opérations et à l’aune de quoi l’on peut juger de la valeur des critères et des sorties. Au final, la matrice de corrélation est à la fois un exemplar (au sens kuhnien) et une synecdoque technique (la partie pour le tout) qui permet de tenir ensemble diverses significations : elle opère une réduction drastique de la description classique tout en préservant un certain nombre de propriétés des « référentiels » anciens (l’hétérogénéité, l’unité de « cadre ») ; elle « formalise » et « systématise » ce qui demeurait à l’état « intuitif » dans l’idée classique de « complexe » ; son caractère contingent interdit toute espèce de croyance réaliste en une possible correspondance entre un état des choses et la grille particulière construite par le chercheur. En même temps, elle n’est pas tout et ne saurait tout réduire : elle ne suffit pas dès lors que l’on veut réfléchir à la spatialité des « sorties » qu’induit une analyse combinatoire, ce qui réclame la réintroduction du théorique et d’autres formes de manipulation expérimentale (notamment la cartographie et les enquêtes « monographiques »). Mais comment justement pourrait advenir cette « spatialité » ?
Mais déjà, insensiblement, ce n'est plus la vigne qui définit le vignoble, c'est l'espace. Évidence ? Sans doute, mais l'implication d'une telle remarque dépasse largement la pauvreté descriptive dont elle est la manifestation. Il ne sera pas inutile de montrer comment apparaît l'espace viticole, à quelle échelle et au bénéfice de quels descripteurs.
Le caractère « induit » (encore plus que « construit ») de l’espace apparaît nettement dans l’introduction de la thèse-livre, ainsi qu’en témoigne l’extrait ci-dessus : par la manipulation de « descripteurs » dans une succession d’analyses multivariées « apparaît l'espace viticole », c’est-à-dire un résultat de recherche nécessitant un ensemble d’interprétations et d’« abstractions indispensables ». Malgré l’emploi d’un répertoire en apparence réaliste (cette idée d’« apparition » du vignoble), il s’agit simplement d’une « sortie finale » des matrices de corrélation, retravaillées par généralisation, comme le confirme un autre passage de l’introduction, dans laquelle l’auteur élude la question de la « clause de réalité » de son travail après l’avoir posée :
[...] le vignoble, objet géographique, est un construit. La géographie, comme toute science, doit forcément procéder aux abstractions indispensables. Et même si elle n'était qu'un point de vue, elle n'y échapperait pas. « Science du réel » a-t-on pu dire, mais quelle science ne serait-elle pas du réel ? Si par là on veut signifier que ce serait la spécificité de la géographie, c'est insoutenable. Cela ne veut pas dire que le réel, le concret sont totalement perdus de vue. à sa manière, selon ses méthodes et son axiomatique, la géographie peut et doit participer à l'explication des phénomènes socio-économiques à travers la façon dont ils utilisent l'espace, explication partielle qui n'épuisera jamais le réel. Son objet est dans l'explication, dans l’abstraction. Il n’est pas le réel.
Dans l’article contemporain « Espace et système », Franck Auriac s’est prémuni contre les objections que sa posture pourrait éventuellement susciter, se réaffirmant à l’occasion clairement pour le « construit » :
En préalable à ceux qui jugeraient cette « catégorie » d’espace abstraite et a-géographique (le terrain, n’est-ce pas !...), puis-je renvoyer à un livre étonnamment instructif, celui d’un physicien, Bernard d’Espagnat, qui promène son regard « à la recherche du réel » (B. d’Espagnat, À la recherche du réel, le regard d’un physicien, Gauthier-Villars, 1979), qui pose d’ailleurs bien la différence entre réalisme et positivisme face à l’existence d’une réalité indépendante et nous met en garde : « le plus souvent nous avons tout naturellement tendance à attribuer nos perceptions à une cause et pour cela à concevoir une réalité indépendante qui jouerait ce rôle de cause : la philosophie de l’expérience ne nous affirme pas qu’il y ait là, nécessairement et dans tous les cas, une faute de jugement, mais elle nous rappelle qu’une conception de ce genre n’est pas une exigence de pure logique ». Plutôt que la référence positiviste, je retiendrais celle de la philosophie de l’expérience ; à coup sûr, j’essayerais de ne pas verser dans un réalisme implicite et par conséquent non critique, celui que notre géographie sert, sans le savoir, faute d’ailleurs de pouvoir le professer. Je tiendrais pour un construit l’espace du géographe : c’est la seule position ouverte permettant d’être attentif aux échos et conséquences des discussions théoriques et épistémologiques qui traversent la connaissance scientifique.
Même si notre auteur s’en défend, il y a une sorte de voisinage entre sa posture et un certain positivisme (« logique », pour le coup), mais dans une acception de ce concept qui n’était pas courante alors dans les sciences sociales : l’idée, justement, que l’on ne peut accéder à l’explication que sur la base de théories inductives employant des catégories artificielles, dont l’intérêt est d’épurer les relations causales qui, elles et elles seules, peuvent déboucher sur une validation. Bien entendu, la pensée systémique récuse la théorie de la causalité classique et de ce fait se démarque d’une acception restrictive du positivisme, ce qui est encore renforcé par les connotations extrêmement péjoratives du terme dans la tradition française (sous les coups de l’épistémologie althussérienne ?). Par ailleurs, la présence de schèmes régulateurs non pas expérimentaux mais interprétatifs (systémisme et marxisme) éloigne du positivisme logique. D’étranges échos en demeurent pourtant, qui n’engagent que l’aspect « expérimental » de la posture auriacienne.
Énonciations du « construit »
À des niveaux multiples, la nécessité du « construit » donne du sens à la recherche empirique exposée dans Système économique et espace. Dès l’incipit, le caractère contingent (ou inessentiel) de l’« objet » est affirmé avec force par une succession de dénis :
Cet essai est une étape de recherche conduite dans quelques voies ouvertes par le débat critique qui anime la géographie actuelle. À travers un exemple, l'objectif est de participer à l'effort de conceptualisation que ce débat impose. L'objet géographique servant d'expérimentation est celui du vignoble languedocien conçu comme système économique (plus exactement un sous-système économique) et surtout comme un système spatialisé. Un système spatialisé, cela veut dire quoi ? Que l'espace a une fonction systémique, qu'il est susceptible d'intervenir de manière décisive. On ne peut assigner à celui-ci un rôle premier, car ce sont les relations d'ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoquent son émergence. Mais la spatialisation d'un système peut tendanciellement provoquer un changement radical, déterminant. Alors le système est spatialisé.
Le vignoble, objet d'étude, n'appartient pas aux seuls géographes : objet économique, objet social, objet technique, objet spatial, objet socio-économique, objet socio-économico-spatial... Il est soit l'un soit l'autre, ou bien ni l’un ni l’autre, ou bien encore présente plusieurs faces. Doit-on s’en étonner ?Est-il nécessaire de lui attribuer un statut propre ? L’analyse systémique a l’immense avantage de refuser l’étiquetage. Elle change l’optique d'observation. Elle n'astreint pas à décortiquer des objets spécifiques puisqu'elle présuppose le multiforme. Après avoir posé comme hypothèse que le vignoble est un objet, entre autres, géographique, on peut avancer qu'il est un système. Si le vignoble est un système, son explication relève de la transdisciplinarité. Objet géographique, il implique que le niveau d'interaction économico-spatial soit privilégié dans son étude.
Dès les deux premières phrases, le statut épistémique de l’« objet géographique » est ramené à son caractère transitoire (« étape de recherche ») et strictement expérimental (« exemple »), tandis que ce qui prime est d’ordre épistémologique : participer au « débat critique qui anime la géographie actuelle ». Ce faisant, rupture avec toute la tradition classique, l’objet est clairement mis à distance : il n’y aura pas de fusion avec lui ou avec le « terrain » auquel il pourrait renvoyer. Ce qui importe dans la « recherche » est « l'effort de conceptualisation ». D’ ailleurs, l’« exemple » semble presque se perdre au cours du premier alinéa, tant l’essentiel est ailleurs. Et quand le « vignoble » réapparaît, ce n’est pas pour donner des précisions sur le cas, mais pour opérer une seconde démarcation par rapport à l’idée standard d’« objet géographique », où l’on retrouve cette antienne de l’auteur quant au caractère non nécessaire de « géographique » par rapport à toute classe d’objets (en l’occurrence « vignoble ») : il n’y a pas d’« objets spécifiques », seulement peut-être un point de vue « privilégié » sur « le niveau d'interaction économico-spatial ». Au reste, pas une seule fois dans l’introduction les termes « espace » et « spatial » ne sont définis, ni même contextualisés, alors même que l’auteur apporte un soin particulier à l’explicitation des hypothèses générales de sa thèse : ils demeurent comme des boîtes noires de la réflexion, comme si F. Auriac voulait ménager tout le potentiel d’induction de sens qui va survenir. L’espace n’est pas seulement considéré comme « second » dans l’analyse : sa sémantique elle-même est seconde, inférentielle, tant et si bien que « la catégorie d’espace » ne donne lieu à une déclinaison conceptuelle qu’à la fin du dernier chapitre (p. 184-188) ! À cette aune, on pourrait dire que le mouvement du texte opère une mimèsis illustrative des partis-pris épistémologiques auriaciens : ce qui relève de l’interprétation (le traductible) est énoncé à priori (le vignoble-système est considéré comme une réponse a-capitaliste aux forces déstructurantes du système économique dominant), tandis que l’expérimentable (le vignoble-espace) se chargera progressivement de sens. À terme, il s’agit aussi d’unifier les deux procès en montrant que le produit contingent rétroagit dans les cadres de l’interprétation : « l'espace a une fonction systémique, [...] il est susceptible d'intervenir de manière décisive ». Ce faisant, une intention proprement méta-discursive gouverne l’ordonnancement de la thèse-livre, en rupture avec la mimèsis réaliste (reproduire l’objet), comme avec la mimèsis explicative (suivre les aléas d’une démarche probatoire).
La succession des chapitres répond à cette visée tout en proposant une saisie paradoxale (ou contre-posturale) du « produit » (expérimentable) et du « construit » (interprétable) : le chapitre I, « Espace et vignoble », propose un « repérage morphologique » mettant à jour « un espace bien identifiable », de sorte que l’espace, posé comme « second », est « identifié » (ou plutôt : signifié) en premier. Venant après, les chapitres II à V, dévolus au « construit systémique », s’enchaînent suivant une logique grosso modo diachronique et selon un principe de traduction/spécification des principaux schèmes de la Théorie du Système général (TSG) : le système émerge à un moment très précis (1907, date de « Systémogénèse », chapitre II), à partir de quoi un « étrange » « unanimisme viticole de lutte » se donne pour « Finalité » (chapitre III) la défense des prix ; dans ce cadre, les caves coopératives jouent un rôle intégrateur (chapitre IV, « Fonction holonique »), illustrant la capacité du vignoble-système de mettre à profit les inputs susceptibles de le détruire (coopération, irrigation, AOC) qu’il détourne à des fins d’« Auto-reproduction » (chapitre V). En définitive, l’enchaînement de ces quatre « pièces » rend raison d’un processus de complexification du système dans le temps. Le dernier chapitre (VI) fait retour sur la « Spatialité », que F. Auriac reprend à frais nouveaux (d’un point de vue strictement théorique et non plus « expérimental ») pour abonder la thèse du rôle « radical, déterminant » de l’espace dans la perpétuation du système et proposer une sémantique du spatial, reposant sur les « concepts » de « potentialisation spatiale », « spatialité » et « spatialisation », au travers desquels l’auteur s’efforce avec une rigueur admirable d’éviter toute espèce de substantification de la catégorie générique.
[...] il n'est pas possible de considérer l'espace comme un géosystème, car ce serait lui conférer obligatoirement toute une série de caractères et de propriétés de détermination systémique qu'il ne peut avoir de par lui-même. L'espace n'existe pas en soi ; il est forcément d'abord un produit avant de donner, plus ou moins, par les flux qu'il crée, une tonalité systémique. Il paraît bien y avoir quelque abus à parler de systèmes spatiaux.
En tant qu’entreprise de traduction interactive dans une langue « systémo-marxienne » d’un ensemble de matériaux seconds (travaux historiques, géographiques, économiques) et de « sorties » d’analyses matricielles, la thèse-livre est aussi un « construit » qui fédère différentes analytiques sous un horizon interprétatif unique (encore qu’hybride). D’un certain point de vue, on pourrait dire que F. Auriac a pris au sérieux l’injonction raffestinienne d’une projection d’éléments empiriques « à travers un langage » explicite tentant de les « rendre intelligibles », c’est-à-dire de les nouer par une « problématique relationnelle ». En revanche, il semble se dégager complètement du problème ontologique en s’efforçant de dégager son idiolecte (sa « langue privée ») de toute dénotation géographique à priori, considérant le « spatial » comme une dimension ex-post, conjecturale, modulable. La question est de savoir si cette séduisante liquidation du problème des prémisses par l’induction est totalement convaincante, ou si elle n’escamote pas quelques difficultés cachées. Ceci nécessite de se plonger profondément dans les chapitres consacrés à l’espace.
L’espace légitimé ?
Dans « Espace et vignoble » (chapitre II), l’auteur présente toute une série d’analyses multivariées, utilisant des techniques diverses et s’appliquant à des « référentiels » et des échelles (le département de l’Hérault, les quatre régions méridionales françaises et, in fine, le « vignoble » languedocien) divers. Ce n’est que « tardivement » et progressivement qu’émergent des « résultats » spatiaux : après 13 pages seulement (p. 25), alors même que des combinaisons socio-économiques multiples ont déjà été décortiquées. Toute la profondeur de la démarche (et sa pertinence) apparaît encore plus tardivement, lorsque F. Auriac souligne :
À l'échelle communale se produisent des combinaisons de variables socio-économiques originales où l'espace est doublement concerné : d'abord parce que c'est son introduction dans l'analyse qui en est à l'origine ; ensuite parce que ce sont en réalité deux, à la rigueur trois, combinaisons spatialisées qui prennent corps.
Ceci mérite quelques explications : les premières analyses factorielles développées (dans le cadre du département de l’Hérault) n’intégraient aucune trame géographique, seulement des critères socio-économiques. Et elles permettaient de conclure à la « plasticité » de la vigne, c’est-à-dire que cette activité économique ne s’insérait pas vraiment dans l’un des groupes de descripteurs « mis en facteur » par les analyses et qu’en la croisant aux autres descripteurs, rien de bien significatif n’émergeait. En somme, elle n’apparaissait pas comme un co-facteur de différenciation et de structuration des variables socio-économiques. En revanche, à partir du moment où une trame communale est requise dans une matrice de données, la vigne n’est plus « plastique » et s’associe à des axes factoriels majeurs. En somme, « introduire l’espace », c’est-à-dire de la différenciation spatiale artefactuelle (la trame communale en l’occurrence), génère des combinaisons nouvelles ou originales. D’où l’idée que « l’espace fait le vignoble », c’est-à-dire que l’activité socio-économique « viticulture » n’est discriminante que dans une problématique de la différenciation spatiale, alors qu’elle est indifférente à la structuration socio-économique non spatialisée. L’effet inductif est saisissant : dès que l’on « spatialise » les données, on génère des combinaisons nouvelles ! Il convient de préciser davantage cet effet d’émergence, car il n’est pas transparent. En effet, la « structuration des variables socio-économiques » faisant apparaître de la « spatialité » passe par un processus de « transcription » sous forme de cartes et, surtout, d’interprétation. F. Auriac travaille son matériau avec le schème de la « proximité urbaine » (qui met à jour un effet de « métamorphisme urbain » sur les variables socio-économiques) et celui de la « différenciation spatiale » qui permet de concevoir un type « à très haute intensification viticole, très cohérent spatialement et structurellement », qui correspond aux zones intermédiaires entre la « plaine côtière » et les « Garrigues et montagnes » : secteur de dominance des exploitations moyennes (de 2 à 20 ha), à la population vieillie, ayant recours massivement à la double activité agricole, etc. En somme, il n’y a pas (ce qui n’a rien de bien surprenant) pure inférence expérimentale, mais rétroduction de deux schèmes formalisés par la géographie théorique et quantitative : l’interaction spatiale, qui s’intéresse à la diminution des interactions avec la distance (en l’occurrence, il s’agit de « proxémie urbaine »), et la différenciation spatiale, qui travaille les différentiels de combinatoire dans une trame spatialisée. Un troisième schème est utilisé à l’échelle des Midis, la localisation spatiale, qui permet d’identifier une « forme forte spatiale » : un vignoble languedocien « qui ne résulte pas d'un assemblage local mais d'une différenciation interne à un vaste ensemble » (p. 37). On évite ce faisant de « poser » un vignoble à priori ; en revanche on « l’identifie », c’est-à-dire qu’on l’infère et qu’on le délimite sur la base d’une analyse multivariée qui ne présuppose rien de géographique et produit des agrégats qui, s’ils sont effectivement spatialisables, n’indurent aucun « espace régional » substantiel.
Ce faisant, il convient de bien souligner que cette « méthode d'identification de l'espace viticole languedocien » n’est pas que « expérimentale », ou du moins qu’elle suppose une théorie de l’expérience qui introduit dans l’induction tout un ensemble de schèmes régulateurs qui sont « implicités » au moment de leur mobilisation. Derrière cette grille invisible, on retrouve toutes sortes d’influences et de précédents qui puisent dans une certaine tradition géographique : les travaux de R. Dugrand sur l’influence des villes languedociennes et ce fonds d’habitudes, non exclusivement « spatialistes », de spéculation sur la divisibilité régionale. Quelques pages plus loin, notre auteur interprète la « potentialisation spatiale » du vignoble avec un modèle centre/périphérie suggérant un gradient de « viticolité » depuis un « noyau fondamental » biterro-narbonnais jusqu’à des marges relativement floues (par nécessité épistémologique) :
Cartographier l'espace viticole, c'est trop le définir par des limites. C'est aussi trop l'uniformiser. L'espace viticole, construit à partir des descripteurs choisis conformément aux hypothèses initiales, est, au contraire, complexe et anisotrope. L'expérimentation sur le département de l'Hérault montre trois types spatialisés de combinaisons socio-économiques. L'un est une forme de potentialisation spatiale à très forte cohérence et intensification, et qui produit une induration viticole fondamentale. Il résulte d'une imbrication des forces productives, certes sociale, mais d'abord spatiale, où prévalent petites et moyennes exploitations. Un autre type caractérise une forme de métamorphisme péri-urbain du vignoble capable d'assumer une longue résistance malgré une structure de production apparemment anachronique. L'activité extérieure des exploitants explique l'importance des toutes petites exploitations. Quant au troisième type, les grands domaines lui donnent un caractère capitaliste certain où la vigne donne une assise sûre sans pourtant remplir une fonction spéculative permanente.
Ce qui est un peu gênant dans tout cela est le caractère systématique de la figuration inférentielle, qui tend à faire comme si « l’espace » surgissait, alors que divers préalables théoriques existent bien. Il en résulte que l’effet de suspens provoqué et obtenu quant à la signification du spatial génère un contraste, voire une dysharmonie, avec les efforts de clarification et de cadrage du propos d’ensemble. Méthodologiquement, cela fait des théories de la spatialité un point aveugle de la procédure, qui jaillissent parfois sous une forme un peu brutale :
L'autre [type spatial], celui de la plaine, auquel s'ajoutent 4 secteurs articulés sur des centres et des petites villes, compte un plus grand nombre de petites ou même toutes petites exploitations et l'activité à temps partiel y domine. En fait on voit très bien que c'est un critère d'urbanisation qui différencie les deux. La relation spatiale, ville-campagne est fondamentale. [...] La combinaison entre petites exploitations et travail à temps partiel n'est pas une simple combinaison socio-économique. C'est la relation spatiale de proximité urbaine qui l'explique.
Rien ne prépare au surgissement de ce schème très classique de l’« urbanisation ». Soudain « on voit très bien », sauf que ce répertoire de l’évidence mobilise un référentiel théorique qui n’avait pas été explicité et s’appuie sur une connivence « culturelle » qui demeure pour partie opaque (il faudra attendre le dernier chapitre pour qu’elle soit effectivement clarifiée). Au demeurant, le lexème « éviden* » a une très forte occurrence dans ces pages, qui sur-signifie un niveau de communication implicite pour le moins troublant eu égard à l’axiologie de ce travail. On pourra arguer du caractère toujours précipité de — et des raccourcis inhérents à — la rédaction d’une version publiée de thèse. Il n’en demeure pas moins que ces effets scripturaires d’instillation implicite desservent les efforts de clarification en réintroduisant une sorte d’impressionnisme que l’on pourrait considérer pour partie comme non-constructiviste. Au reste, cette formulation inductiviste peut avoir des effets quasiment pervers, ainsi lorsque pour la première fois F. Auriac met en connexion « spatialité » du vignoble et système :
Dans chaque type, l'espace crée des flux relationnels économiques et sociaux divers : activité extérieure et travail à temps partiel supposent des horizons d'emploi proches ; la proximité urbaine maintient des structures spécifiques ; les relations locales et villageoises conditionnent une « fraternité » sociale et productive indissociable... Ces flux ne sont pas propres à un niveau systémique privilégié, ils créent autant d'éléments nouveaux que les seuls flux socio-économiques ne peuvent expliquer et il arrive un moment où les flux spatiaux investissent à ce point la formation sociale qu'ils deviennent eux-mêmes déterminants pour spécifier cette même formation.
Que penser d’un « espace » qui « crée des flux », sinon qu’il s’agit au mieux d’un raccourci, et au pire d’une « personnification » de l’espace qui tombe dans un travers que l’auteur semblait détester : la substantialisation des « objets géographiques ». Au reste, la suite de l’extrait accroît la confusion. De la « proximité urbaine » on passe aux « relations locales et villageoises », et de là aux « flux » (implicitement spatiaux) qui, en quelque sorte, excèdent l’explicativité du « socio-économique » : cette forme d’énonciation laisse entendre une sorte d’autonomisation du spatial par les « flux », alors que dans le même temps une relation d’équivalence implicite est établie entre la substance (« relations locales et villageoises ») et la forme (les « flux spatiaux »), c’est-à-dire très précisément ce que notre auteur refuse et pourchasse, en temps ordinaire. Pinaillage ? Sans doute pour partie, tant au reste l’effort de cohérence et de rigueur de F. Auriac est difficile à prendre à défaut. Il n’empêche que le parti-pris (esthétique ? idéologique ?) d’une énonciation inférentielle de la spatialité opacifie la réflexion (en tant qu’elle se veut géographique ?) et ne la met pas en valeur. D’ailleurs, ce que nous connaissons de la réception du livre montre une certaine incompréhension vis à vis de la réflexion auriacienne sur l’espace : dans sa Préface, « L’Espace, pour ne plus errer », Roger Brunet met l’accent sur la dimension systémique du livre et personnifie outrageusement le vignoble (avec majuscule), alors qu’il se contente de souligner « son apport à la théorie de la production des espaces » tout en éludant les significations du « spatial » — dont il a fort justement souligné le caractère inductif. Et d’ajouter qu’il « y a encore beaucoup à faire » et qu’il « y aurait, par exemple, sur ce Languedoc, à se demander s’il existe un système régional, qui inclurait le Vignoble mais ne s’y réduirait pas... » ! On ne peut faire lecture plus anti-auriacienne ! Au reste, un glissement du même ordre s’est produit dans la critique un peu rageuse de G. Baudelle et P. Pinchemel déjà évoquée :
C'est ce que montre bien l'une des rares thèses reposant sur la théorie des systèmes, celle que F. Auriac a consacrée au vignoble languedocien. Dans ce travail très séduisant, l'auteur montre la constitution du vignoble en système pour en expliquer la permanence. Il met en valeur le rôle de l'espace dans le système économico-social dont il est à la fois le produit et l'agent de reproduction. Aussi Auriac préfère-t-il parler de « système spatialisé » plutôt que de « système spatial » : en effet, c'est le système économique et social qui produit un espace pour durer. La démonstration est convaincante, mais un tel système demeure sans visage, sans réalité : on chercherait en vain à voir cet espace viticole, sinon dans de fugitives descriptions. Ce silence est d'ailleurs volontaire et assumé par l'auteur : l'objet de la géographie « n'est pas dans le réel », l'objectif de l'étude est de « saisir l'espace dans les processus systémiques plus que dans les formes ».
Cette protestation en dit long sur le fossé séparant des spatialistes « substantialistes » comme R. Brunet ou P. Pinchemel, pour qui l’espace « a une autonomie », et la conception auriacienne ; mais en même temps elle nous semble révélatrice de la difficulté inhérente à la façon dont notre auteur énonce son « espace », qui ne lui rend pas totalement justice, sauf dans le dernier chapitre. Au demeurant, la lecture néo-réaliste que les uns et les autres essaient de restaurer à la marge se nourrit d’une ambiguïté fondamentale de la thèse quant au statut ontologique du « système du vignoble languedocien », dont on ne saurait dire s’il est considéré comme une pure construction spéculative ou si l’auteur ne finirait pas par supposer, à un certain niveau, que le système « existe » en tant qu’individualité... Cette indécidabilité est cohérente avec le scepticisme que nous pensons pouvoir détecter dans ces pages, mais elle est troublante.
Conclusion : pérennités de la nouvelle posture
Tout ceci achève de montrer, si cela était encore nécessaire, le caractère non fermé des possibles du nominalo-constructivisme en géographie, de même que son caractère friable quand se trouve reposé le problème lancinant de la clause de réalité des objets géographiques. C. Raffestin a répondu à ce défi par une quête métaphysique de la géographicité, F. Auriac a déployé des stratégies séduisantes et sophistiquées (mais pas toujours faciles à suivre) pour liquider le problème. D’autres se sont contentés d’affirmer le « caractère construit » des « objets géographiques », sans affronter le défi d’un approfondissement épistémologique de la posture, par delà les principes. Reste le cas de figure de tous ceux qui, à des titres divers, tout en adoptant une attitude en apparence « ouverte » sur cette question, ont opéré un retournement (ou un détournement) rapide du constructivisme en son contraire.
Néo-réalismes
Caricatural à cet égard serait le discours d’une J. Bonnamour qui, dans « Interrogations sur la recherche contemporaine en géographie humaine » (1979), asserte la nécessité d’examiner la discipline à l’aune d’une « théorie générale de la connaissance » tout en excluant la possibilité que les géographes réalisent eux-mêmes une telle entreprise, faute d’une formation « philosophique » ; après quoi elle s’installe sur des positions totalement antagoniques au constructivisme :
À force de s’en référer à des théories ou à des règles, l'intellectuel peut-il continuer à voir ? Le philosophe géographe ne va-t-il pas créer entre lui et la réalité quotidienne un écran ? [...]
L'homme ne se sauve que par la vitesse de la course. Le géographe qui tente de faire son métier, d'observer et d'expliquer un monde en plein bouleversements, ne se sauve-t-il pas par sa course devant un réel qui fuit et se transforme ; ne doit-il pas laisser à d'autres spécialistes l'épistémologie externe, à condition de la provoquer, voire de l’exiger ?
En revanche l'établissement des faits, l'analyse des données, la recherche des interrelations ne sauraient souffrir ni approximation ni manque de rigueur. Il y aurait beaucoup à dire sur l’établissement des faits qui est toujours difficile en géographie ; les données observées ou chiffrées appartiennent au monde du concret quotidien.
En d’autres lieux, nous aimerions montrer que le retournement argumentatif est la figure décisive d’une forme de réactivité à la nouvelle posture que l’on trouve tout à la fois chez certains gardiens de la vieille orthodoxie (P. George, J. Bonnamour) et chez un certain nombre de « nouveaux géographes » que nous qualifierions volontiers de néo-réalistes, et qui prosaïquement pourrait s’énoncer : « oui, oui, c’est vrai, tout est construit, mais le géographe, qui a le sens des nuances, travaille sur des réalités tellement complexes... et il faudrait bien s’entendre au reste sur ce qui est vraiment géographique, n’est-ce pas ? » Cette petite parodie jure peut-être avec le reste de notre propos, mais c’est à dessein : cette sorte de congédiation après clause de principe est un réflexe viscéral que nous avons pu constater maintes et maintes fois, même s’il n’a pas laissé énormément de traces écrites.
À un autre niveau, comment qualifier l’attitude de G. Baudelle et P. Pinchemel, quand ils se plaignent que l’on ne puisse « voir » l’espace auriacien, « abstrait », dénué de matérialité ? Matérialisme épistémologique ? Et que commenter quand R. Brunet, dans le célèbre article « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », postule dans un premier temps qu’une « organisation spatiale » est « construit du chercheur », avant d’affirmer quelques pages plus loin que « la représentation de la réalité par un modèle spécifique n'est nullement arbitraire, et ne saurait être seulement dépendante du talent ou de l'idéologie du chercheur » ou encore : « Ce que révèlent les chorèmes en se révélant eux-mêmes au chercheur appartient forcément au présent par l’existence même de cet arrangement » ? Innombrables sont les textes où cet auteur se sent le devoir de rappeler que toutes ces « structures spatiales », « discontinuités », « systèmes », « chorèmes », « géons », « synapses », « sont dans la nature des choses, et des processus d'évolution — et non seulement dans l'esprit du chercheur ». Simplement, la « clause de réalité » ne concerne plus le sempiternel « concret » de la géographie classique, mais des entités théoriques, fussent-elles, lexicalement et conceptuellement parlant, des inventions « du chercheur »... Il y a là une forme de « réalisme transcendantal », qui a explicitement trouvé chez Karl Popper sa justification philosophique. Enfin, il faudrait, dans ce bref panorama des retournements néo-réalistes, faire mention d’une posture indirectement réaliste, qui met en avant une vocation tribunitienne de la géographie, « science des gens », « science d’en bas », partant dévalorisée académiquement, mais remplissant au premier chef une fonction sociale. Une telle attitude a été subtilement développée par G. Sautter et fédérerait sans doute une partie de la « géographie sociale » actuelle :
La première est le refus fondamental, de la part de la géographie, de laisser nier, minimiser ou détruire la diversité du monde. [...]
Partout, les géographes cherchent à retrouver ce qui les motive, cette irremplaçable expérience des lieux et des autres. De là, l'importance à leurs yeux du « terrain », ce va-et-vient qu'ils maintiennent coûte que coûte entre l'expression immédiate des faits et le maniement des chiffres et des concepts. [...]
[...]Le géographe enfin, par une pente irrésistible, noue son expérience à celle des autres, de tous ceux qui sont en situation de travailler, d'habiter, de vivre sur l'espace assigné à sa recherche. Il se veut le répondant, l'interprète, le traducteur de cet espace à la fois objectif et vécu : celui qui, face à l'État, ses administrations, tous les acteurs intermédiaires ou délégués, « parle au nom de ». Position qu'il n'est certes pas seul à assumer parmi les scientifiques, mais il est le seul à le faire sur le terrain même de l'État.
[...] Mais il reste que toute sa pensée scientifique va dans le sens d'un contrepoids, d'un effort pour rappeler, face à un faisceau de forces de plus en plus articulées en un système, ou ressenties comme telles, les valeurs, les besoins, les aspirations de ce qu'on peut appeler le « bas ». [...]
Même si le débat s'ouvrait, et qu'était publiquement instruit le procès en non-scientificité de la géographie que faudrait-il conclure : que la géographie est impuissante à rendre compte des phénomènes qui se développent dans l'espace ? Ou que, par soumission au réel, elle refuse de fournir aux forces qui s'exercent de haut en bas et prétendent à elles seules organiser le monde, la commodité d'une pensée elle aussi descendante, elle aussi à sens unique ?
Une telle posture n’est pas intrinsèquement « condamnée » au réalisme. D’ailleurs, nous avons cité au chapitre précédent des extraits de textes de Gilles Sautter remontant à la décennie 1970 qui étaient plutôt constructivistes dans leur inspiration. Simplement, ces notations sur la « pente irrésistible » qui amène à une sorte de fusion avec « l’espace assigné », l’« irremplaçable expérience des lieux et des autres » et la « soumission au réel », tous ces motifs nous semblent autoriser une dérive « basale » et anti-épistémologique, si justement on renonce, au nom « des gens », à une forme de régulation théorique — sous prétexte que la théorie serait une « pensée [...] descendante [...] à sens unique » inféodée à l’État. L’analogie entre la « verticale du pouvoir » et une homologue supposée, située dans le domaine de la connaissance, nous semble relever du mirage métaphorique bien plus que de l’activité critique. Au reste, la velléité tribunitienne se heurte à des difficultés considérables si on l’examine de près : qui mandate le géographe pour parler « au nom de » ? par quel processus d’assentiment ? et quelle est la trame « syntagmatique » (pour parler comme F. Auriac) de cette « base » : les individus aliénés ? les collectifs organisés ? les notables ? À l’heure où les féodalités des potentats locaux fournissent des « territoires isoschèmes » presque mondialisés dans leur caractère ubiquiste, la « soumission au réel » peut-elle éviter la « soumission au petit chef » ?
Il n’en demeure pas moins, après trente ans de démystification du « concret » et de la « synthèse », que certains réflexes perdurent, rarement explicités, mais parfois surprenants dans leur reviviscence :
Grâces soient rendues à ceux qui ont toujours défendu la Géographie Régionale, car elle seule est en mesure d'assurer aux activités géographiques une place singulière dans la sphère des activités scientifiques majeures. Elle seule en effet, contrairement aux « spécialités » associées (irremplaçables néanmoins), relève des disciplines-mères, c'est-à-dire celles-là mêmes auxquelles appartiennent en propre un objet d'étude global et finalisé, un champ d'investigation spécifique et un ensemble de modes opératoires originaux. Plus l'aventure humaine se construit, plus elle est porteuse des nécessités d'un aménagement raisonné de l'espace — de la simple « niche » locale à la planète tout entière — y compris et surtout dans ses perspectives environnementales, desquelles dépend l'avenir de ladite humanité. Une telle « construction » de l'aire de vie (écoumène ou non) implique nécessairement une approche synthétique du Réel, des infrastructures morphogéologiques aux superstructures géopolitiques. À cette diversité des connaissances, dimension historique incluse, il faut une discipline pratiquant une authentique analyse de la globalité. Aujourd'hui, pour tendre à ce but, il suffit de réadapter une méthodologie « régionale » qui a fait ses preuves, en l'appuyant sur la logistique moderne d'investigation et de traitement de l'information. Ce texte, qui n'est ni une pétition de principe ni une profession de foi, espère en apporter une démonstration qui devrait convenir aux géothéoriciens, chercheurs et enseignants, comme aux géopraticiens, prévisionnistes et aménageurs.
Comme nous avons pu le vérifier par nous-même, le « réel » fait beaucoup moins question aujourd’hui qu’il y a trente ans, même si l’on s’aperçoit souvent, à l’occasion de débats sur des contenus de cours ou en lisant des travaux empiriques, que certaines habitudes se perpétuent, sans changements significatifs par rapport aux années 1960. D’un certain point de vue, la généralisation de principes constructivistes en une néo-doxa essentiellement formelle pourrait éclairer un découplage parfois considérable entre un affichage « problématique » et des contenus on ne peut plus routiniers. Les éléments de réflexion qui suivent s’appuient, une fois n’est pas coutume, sur notre expérience personnelle plutôt que sur des textes. Des lors, il s’agit plus de formuler un essai que d’arriver à des conclusions formées.
De nouvelles normes scripturaires ?
Depuis les années 1970, de nombreuses choses ont évolué dans les pratiques scripturaires des géographes. L’explicitation a fait des progrès considérables, comme effort méta-discursif visant à situer les travaux exposés et leur logique de progression. Annoncer son plan n’est plus une rareté mais une règle. De même, les énoncés inférentiels, qui échafaudent progressivement une thèse, ont cessé d’être dominants, laissant souvent la place à des énoncés justificatifs, qui fournissent d’emblée la leur, munie d’une dialectique explicite. La déclinaison d’un objet, fractionné en de multiples sous-plans enchâssés, n’est plus la seule façon d’en rendre compte. Diverses formes scripturaires coexistent : le modèle du compte-rendu expérimental est prisé en analyse spatiale ; l’exemple « problématisé » abonde un peu partout ; les essais de synthèse théorique ont perdu leur caractère de rareté... Pour autant, on ne saurait parler d’une substitution mais plutôt d’un élargissement.
L’intertextualité, l’annotation, et toutes les pratiques qui font advenir le texte à lui-même, ne sont plus depuis longtemps considérés comme des pis-aller ; bien au contraire, la diffusion d’un modèle d’écriture « savante », nourrie de nombreuses références, impliquant une certaine technicité lexicale, des constructions syntaxiques complexes et recourant à toute la gamme des paratextes, s’est banalisée depuis les années 1970 (il est vrai qu’elle s’était déjà amplifiée durant les décennies précédentes). Pour autant, la communauté géographique demeure assez réfractaire à l’idée d’un ésotérisme de la littérature savante. Le « jargonneur » est assez mal vu, bien souvent suspecté de dissimuler du vent sous des phrases byzantines. Des auteurs comme C. Raffestin, F. Auriac ou G. Di Méo continuent à avoir la réputation d’être « difficiles », alors que par contraste des auteurs plus « fluides », comme R. Brunet ou A. Berque sont assez appréciés, quand bien même leur apparente clarté masque des ambiguïtés ou des jeux de langage retors. Il n’est pas impossible que l’omniprésence du marché des manuels agisse comme une contrainte forte sur les pratiques légitimes, et ce d’autant plus qu’il y a peu de distance entre la pédagogie et la recherche.
Tout ceci mériterait un plus ample examen, au moins équivalent à celui entrepris à propos de la géographie « classique ». La question de l’articulation entre les formes d’énonciation et les postures épistémologiques devrait également faire l’objet d’une analyse scrupuleuse : rien n’indique que l’évolution des premières soit une ratification directe d’un quelconque constructivisme, du moins pas de façon nécessaire et suffisante. Après tout, certains postvidaliens (J. Brunhes, C. Vallaux, J. Sion) pratiquaient déjà l’écriture lettrée (qui préfigure le style intellectuel généralisé dans les années 1960) sans être pour autant en franche dysharmonie avec leur époque sur la question de l’accès au réel. Et le constructivisme n’a nulle part le monopole de l’écriture savante, quand bien même le réalisme est souvent la prémisse d’une inclination pour « ce qui s’énonce clairement... » Mais qu’est-ce que la clarté ? À trop assimiler celle-ci à la cursivité, on escamote sans doute nombre d’enjeux de l’écriture savante : la franchise (ou clarté intentionnelle), l’univocité (ou clarté thématique), la rigueur (ou clarté épistémologique), etc., autant de directions qui sont loin d’être forcément convergentes et dont la nécessité axiologique est justiciable de contextes d’énonciation fluctuants...
En définitive, les écritures d’aujourd’hui sont sans doute un matériau intéressant, mais il n’est pas certain, compte tenu de la pluralisation des pratiques et du brouillage du canon, qu’elles connotent aussi franchement une posture épistémologique qu’il y a quelques décennies. Il y va aussi d’un effet para-doxal de la généralisation de l’exigence problématique.
« Construire son objet de recherche »
Il est devenu extrêmement commun aujourd’hui, pour ne pas dire obligatoire, de prescrire aux étudiants une démarche grosso modo hypothético-démonstrative. On attend d’eux qu’ils « posent des hypothèses » dans leurs rendus académiques et qu’ils « construisent une problématique ». Parfois, dans les premières années du cursus, cette demande, ponctuelle, entre en contradiction avec des évaluations plus traditionnelles sanctionnant un cours « à savoir », formulées par d’autres enseignants (ou les mêmes). Néanmoins, à partir de la maîtrise, cette exigence « problématique » devient un passage obligé pour tous les impétrants. Il est difficile de savoir quand cette nouvelle doxa a commencé à percoler dans l’enseignement supérieur, et il est vraisemblable que cela s’est fait de manière non homogène, d’un enseignant à l’autre, d’une université à l’autre. On peut faire l’hypothèse que là où les « nouveaux géographes » (dans l’acception la plus large) étaient nombreux ou écoutés, la diffusion s’est opérée plus rapidement. En tout cas, il semble assez net que c’est durant la décennie 1980 qu’a eu lieu la « phase de condensation » qui a vu la généralisation de cette prescription. C’est à cette époque, entre autres, que les exigences académiques ont fait de la démonstration (ou ce qui en tient lieu) une valeur supérieure à l’exhaustivité, ce que l’on observe notamment dans les comptes-rendus des concours de recrutement de l’enseignement. Cela n’empêche que de nombreux enseignants ont continué à prescrire à cette période le très classique « plan géographique » (décrire / expliquer / classer), parfois amendé par une exigence de problématisation en introduction.
Il convient aussi de préciser que cette exigence nouvelle s’est également diffusée dans le secondaire. Les instructions officielles de 1997 précisent que :
L[‘exercice de] composition doit permettre au candidat de faire la preuve de ses connaissances tout en les situant dans un questionnement. Les sujets doivent donc amener les candidats à réfléchir à une problématique.
Le sujet [de l’étude de documents] fait apparaître une problématique claire. Il porte sur l'un des thèmes ou ensembles géographiques définis par le programme.
[...] le candidat doit enfin rédiger, de façon synthétique, une réponse argumentée à la problématique définie par le sujet, en faisant appel, y compris de manière critique, à l'ensemble des informations tirées des documents.
Or à l’époque de notre entrée dans le Supérieur, au milieu des années 1980, la coupure entre les exigences du lycée et celles de l’université tenait surtout à l’émergence d’une contrainte de problématisation, jamais bien explicite auparavant. Les dernières réformes du baccalauréat en histoire et géographie constituent en apparence un progrès de ce point de vue, puisque l’explicitation d’un « questionnement » fait partie des directives insistantes. Néanmoins, « les épreuves de la première partie » (celles qui sollicitent un effort de rédaction) tentent d’éviter au « candidat » un effort de conception trop pesant : « Le sujet [tel que posé] pourra comporter une problématique formulée de manière plus ou moins apparente à laquelle la composition devra répondre. » La contrainte n’est pas obligatoire pour le premier type de sujet (la composition de géographie) ; elle l’est en revanche pour le second (l’étude de documents). On peut se demander ce qui reste d’une « problématique » quand on n’a pas besoin de la formuler... D’un autre point de vue, les exigences de composition, justement, ont été remisées à la baisse au bénéfice d’exercices pratiques (confection de tableaux de synthèse, de cartes), les temps de rédaction restreints étant propices au grand retour de la leçon apprise ou de la paraphrase organisée de documents. Dès lors, malgré l’affichage des textes officiels, le public néo-étudiant « découvre » toujours avec perplexité, et parfois un grand désarroi, les exigences déroutantes qui se font jour après son entrée à l’université. La « problématique » fait partie de ces mystérieuses incantations qui continuent de donner au rite de passage son caractère à la fois familier (le mot est connu) et « inscrutable ».
Mais comment la faire advenir ? Selon quelles instances ? L’exigence formelle, indubitablement, est présente, en l’espèce d’un énoncé attendu. Et l’attente ne cesse de se resserrer et de s’accentuer « à mesure que l'étudiant progresse, depuis son cours de première année jusqu'à la rédaction de sa thèse », pour paraphraser T. Kuhn. C’est également un point cardinal de l’évaluation des chercheurs. Il n’est pas certain, en revanche, qu’il s’agisse toujours davantage que d’une forme. Nous avons pu constater que dans certains cas s’était établie une doctrine de la problématique qui a totalement oublié de justifier d’elle-même : il faut des hypothèses, il faut une problématique, d’abord et avant tout en introduction. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. Mais il s’agit d’un procès sans sujet, d’un adage, d’une antienne soustraite au « D’où tu parles ? » qui avait contribué à la faire naître ; le bien-fondé de l’exercice s’est, en quelque sorte, perdu. Effet doxique ou toxique ? La problématique est devenue un déictique de la distinction académique sans justification ad hoc. Ce faisant, elle est demandée mais rarement enseignée, relevant d’un implicite que certains groupes d’étudiants éveillés (ou soucieux de réussir) tentent de forcer, réclamant plus qu’une pédagogie par l’exemple. Ces dernières années, nous avons vu monter cette demande d’une explicitation de l’explicitation, effet secondaire d’une certaine salubrité, encore qu’inefficace : la majeure partie de la production étudiante obéit encore à une procédure de répartition de « connaissances » (subies ou conquises) dans ces « boîtes » à fond amovible que sont les parties d’une dissertation. Il en va ainsi au moins jusqu’en maîtrise. L’évaluation, confrontée à un savoir égrené, en archipel, fait avec, maudissant ceux qui perpétuent le par-cœur et la connaissance incritique.
Demeure un hiatus ou un effet pervers au cœur du système : à partir du moment où les formes sont respectées (une introduction qui pose des questions de façon relativement claire), l’essentiel est acquis, pour ce qui est de la « problématique », même s’il est évident que l’étudiant qui fait plus, qui organise sa dissertation comme une procédure de discussion est généralement plébiscité. Mais pourquoi cela demeure-t-il si rare ? Et que faut-il en escompter au niveau de la recherche ?
Le schème cognitif qui se trouve inculqué dans de nombreux départements de géographie (pour l’essentiel en maîtrise et en DEA) est à peu près le suivant : au commencement est le sujet de recherche (ou « objet », déroutante synonymie !), choisi, négocié ou subi, qui conditionne des lectures, c’est-à-dire essentiellement des précédents (des exemplars), accompagnés de « références incontournables » plus ou moins nombreuses, plus ou moins éloignées, selon la tournure d’esprit des « tuteurs » divers de l’apprenti-chercheur. De la confrontation entre ces précédents et le sujet/objet « déposé » est censé jaillir le « questionnement », que l’on peut supposer dans le meilleur des cas inspiré par ceux déjà disponibles. Le terrain correspondant au (voire mis en équivalence avec le) sujet/objet est alors soumis à la production d’« hypothèses », débouchant éventuellement sur un « questionnaire » (matériel ou allégorique). À ce stade, l’étudiant a déjà dû fournir une ou des « fiches de lecture » (étape 1), une « problématique » et des « hypothèses » (étape 2, la distinction sémantique n’étant pas toujours évidente, d’où une certaine perplexité) et éventuellement une « grille d’enquête » (étape 3). L’« épreuve des faits » est censée avoir lieu après cela. La confrontation entre les « hypothèses » et le « terrain » débouche, bien entendu, sur un « projet de rendu » dont le « plan » est souvent exigé (étape 4), qui doit rendre intelligible une démarche de validation (ou de rejet) du « questionnement ». Ne reste plus alors qu’à rédiger et à soutenir (étape 5).
Entre cet idéal rationnel — inculqué et qui donne son tempo, parfois asphyxiant, aux investigations estudiantines — et les productions effectives, la dégringolade est vertigineuse. Bien souvent, des contre-valeurs professorales jaillissent avant terme, « il faut faire le tour de la question », « ne pas oublier de parler de ceci et cela », « ne pas prendre parti surtout, rester objectif », etc., dont le caractère hétéronome n’est pas entrevu. De surcroît, la pénibilité scripturaire tend à s’imposer à l’évaluation comme le principal discriminant : face à tant de travaux d’une grande maladresse, la fluidité et la correction langagières deviennent le reposoir du lecteur fatigué. Dans ces conditions, un effort problématique limité aux lignes introductives peut ne pas avoir le caractère rédhibitoire que l’injonction problématique supposerait. De cette démission réitérée naît la clause de style : une fois passé sous les fourches caudines de la « problématique », l’apprenti devine qu’il sera affranchi de la pesanteur épistémologique. Reste qu’il faut auparavant « faire un tour d’horizon » de la « littérature » et inscrire son « questionnement » dans le sillage de quelques autorités. Prises à cœur, ces prescriptions sont estimables, à condition de ne pas se transformer en un pur carcan d’évaluation académique. Traitées avec cynisme ou formalisme, elles se transforment en un leurre. Érigées en exercice, en clause de style, elles apparaissent tel(le) à ceux qui les subissent, pouvant donner lieu parfois à des supercheries. Dès lors, il y va de la problématique comme de toute leçon de morale qui se trouve relativisée par les comportements de ceux qui la prescrivent : elle devient une convention qui ne sert qu’à punir les naïfs. Appert alors le risque de désabuser le plus grand nombre.
Tout ceci explique aussi peut-être que la « question du réel », justement, ne fasse plus question. Puisque tout le monde « construit ses hypothèses de recherche » et postule « la construction sociale » de ceci ou cela, ou du moins s’en convainc — étant donné que c’est « ce qui est demandé » — il est bien possible que la topique réalisme/constructivisme ait perdu de sa lisibilité... L’institutionnalisation d’exigences axiologiques a ceci de paradoxal qu’elle leur fait perdre, par standardisation, la dimension réfléchie qui leur donnait du prix. Les meilleures intentions, transformées en injonction collective, donnent raison à Musil et Adorno, dans leur dénonciation de la « bêtise » foncière d’une « morale collective » instituée par des commanditaires.
Constructivistes et constructionnistes
Si l’on s’extrait un peu de la noirceur des lignes qui précèdent, on peut sans doute faire état de la diffusion honnête, dans de larges pans de la communauté géographique, d’une attitude qui se nourrit des réflexions épistémologiques des sciences sociales, majoritairement acquises au nominalo-constructivisme. À l’heure actuelle, paradoxalement (compte tenu de la vogue que connaissent et le terme et la posture), les prises de position se sont raréfiées par rapport aux années 1970-1980, ou ont été recouvertes par des références davantage circonscrites : à la phénoménologie sociale, à P. Ricœur, à Jurgen Habermas... Il n’est pas dans nos intentions de proposer ici un quelconque tableau des constructivismes contemporains, de leur unité ou de leur diversité, et encore moins de décerner un label quelconque à des auteurs qui n’en pourraient plus mais. En revanche, quelques exemples permettront peut-être de nuancer l’effet pessimiste des alinéas antérieurs. Il convient de préciser d’emblée qu’il s’agit de références on ne peut plus contemporaines, manifestant un certain écart avec le « constructivisme » trentenaire de la « nouvelle géographie ».
La traduction en français d’un article très suggestif de Brian Harley, « Déconstruire la carte », a eu beaucoup d’échos, contribuant à faire connaître aux géographes français la critique « postmoderne » américaine — qui correspond assez largement à ce que I. Hacking appelle le « constructionnisme ». Ainsi que nous avons pu en juger, ce texte est fréquemment mobilisé par ceux qui ont du nominalisme une conception intuitive, mais tiennent néanmoins à l’idée (restreinte ici au seul champ cartographique) que « du point de vue de la géographie humaine, on comprend et on utilise peut-être mieux les cartes en n'y voyant pas tant des images discrètes et « uniques », que des construits au sein d'une théorie plus large de la représentation » et qu’il faudrait « rompre le lien présumé entre la réalité et la représentation ». La recherche d’ « une théorie sociale susceptible de servir de point de départ pour s'interroger sur les intentions cachées de la cartographie » (idem, p. 64) introduit un schème qui excède, justement, le seul nominalisme, car il vise la démystification des intentionnalités sociales cachées conditionnant la « construction » du savoir. À ce titre, s’esquisse une ligne constructiviste fidèle à une certaine tradition d’entrelacement de l’épistémologie et de l’intervention socio-politique, visant une heuristique du dévoilement. Il est vraisemblable que ce « constructivisme de gauche » reçoit l’adhésion de ce qui reste de la « géographie sociale » contestataire, tout en recrutant plus largement.
Dans une optique un peu différente, on doit à Lorenza Mondada, socio-linguiste de formation, l’une des formulations les plus constantes d’une « approche constructiviste », qui « consiste à traiter les objets de savoir comme étant des objets de discours, c’est-à-dire des objets qui sont construits, proposés, négociés, modifiés, refusés ou ratifiés dans et par des processus discursifs », « objets [qui] sont constitutivement instables, naissant de la discussion et étant pris dans les controverses, mais peuvent être stabilisés à travers des procédures spécifiques qui construisent la facticité des « découvertes » scientifiques. » Dans son ouvrage Décrire la ville, publié dans une collection où la géographie urbaine est la dominante, elle étend ce constructivisme à des représentations de l’espace urbain qui ne sont pas forcément savantes. Les travaux de L. Mondada et d’un certain nombre de géographes ont une visée moins « déconstructionniste » qu’interactionniste : il ne s’agit pas tant de dévoiler des logiques de pouvoir que d’examiner comment des « discours » s’affrontent, se confrontent, se reprennent, générant des sémantiques collectives du spatial ou du territorial. À terme, l’horizon semble être d’arraisonner des architectures de convergence discursive, ô combien instables, mais néanmoins agrégatives, plutôt que de dévoiler contraintes et contradictions. Le consensus davantage que le dissensus ?
Dans le récent Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Michel Lussault a rédigé le premier article consacré au « constructivisme » dans un dictionnaire de géographie. Mais le traitement des « recherches géographiques » ne représente qu’un seul paragraphe dans un article qui en comporte treize et demeure très évasif sur la « rencontre » entre ces deux mondes. En tout état de cause, le « constructivisme » est présenté comme « une position scientifique difficilement escamotable ». Au-delà de cette litote, l’auteur opère une distinction entre un « constructivisme réaliste » (répandu dans la géographie française), pour lequel l’idée de « construit » serait, en quelque sorte, un pis-aller épistémologique, et un « constructivisme intégral », qui donnerait « une importance fondamentale aux acteurs, pris au sérieux, et à leurs actes », susceptibles de « mettre en ordre le monde ». Il nous semble que se trouve là en germes une troisième ligne, qui par son affiliation à une certaine idée de l’individualisme méthodologique, débouche sur une anthropologie de l’espace du point de vue du sujet, distincte d’un constructivisme « critique » ou « socio-linguistique ». Ce troisième type pose un problème d’opacité sémantique : la nécessité du vocable « construction » (plutôt que « production » ou « représentation ») n’est pas évidente pour la géographie, au regard de ce qui est avancé. Et l’auteur demeure paradoxalement muet sur les modalités de la socialisation d’« agencements » (représentations spatio-territoriales) qui sont le fait d’acteurs nunégocentrés.
Pour conclure
En suggérant cette diversité de directions que prendrait le « constructivisme géographique » aujourd’hui, nous nous heurtons une nouvelle fois au problème de la substantification des labels, que tout travail diacritique, fût-il sommaire, déstabilise. Sur quelle base commune parler de « (dé)construction » ?
Sans se prévaloir d’une étiquette, les « nouveaux géographes » arrivaient à une convergence relativement claire dans le déni des croyances anciennes dans le « concret » et l’accessibilité directe du « réel », et dans l’affirmation concomitante d’une exigence de production de « construits » et de « problématiques ». Tombées dans le domaine public, transformées en instructions officielles, ces valeurs — marquées par leur origine critique — ont perdu sans doute une bonne part de leur substance, dévoyées par la routine et la banalité injonctive. Face à cela, le « constructionnisme » (c’est-à-dire un discours de déconstruction démystificateur) peut être une position de repli, mais ne gagne rien à épuiser le champ du constructible, sinon à être subverti en de nouvelles vulgates d’autant plus vides qu’elles sont à la mode. Quant au « constructivisme » revendiqué, nous avons le sentiment qu’il recouvre aujourd’hui une variété d’intérêts qui mériteraient d’être examinés avec le plus grand soin. On pourrait avancer l’idée qu’au même titre que le structuralisme dans les années 1960 ou que le positivisme un siècle plus tôt, c’est le vocable d’une époque, un signe de ralliement, qui risque de devenir rapidement aussi péjorant que les deux autres, notamment sous les coups d’une épistémologie réaliste qui a retrouvé beaucoup de vigueur à l’occasion des « science wars », sous l’impulsion du « réalisme spontané » de la communauté scientifique naturaliste (surtout dans les pays anglo-saxons). Il y a aussi certainement du « réalisme spontané » chez nombre de géographes contemporains, et ce d’autant plus qu’ils penchent du côté de la géographie physique : si des constructivismes se sont développés, composites, plus ou moins explicites, c’est surtout en géographie humaine, et en relation étroite avec l’importance accordée à la théorisation.
Demeure un invariant : sur les trois références récentes que nous avons évoquées, deux sont extérieures ab initio à la géographie française, comme si l’expression de ce point de vue « du dehors » était plus aisée qu’à l’intérieur. Et quand une volonté d’articulation est manifestée, le résultat est incertain, préliminaire, essentiellement programmatique. Cela signifie peut-être que le constructivisme géographique reste pour partie à imaginer ?
Conclusion
Arrivé au terme de cet examen, il convient de renouer une dernière fois les fils avec lesquels nous avons essayé de lier et de faire se mouvoir toutes ces œuvres de pensée, archives inégalement vives à l’esprit des géographes d’aujourd’hui. Dans les allées des bibliothèques où elles sont déposées, elles voisinent avec des quantités d’autres, qui sont restées en dehors de l’enquête ou n’ont pas été évoquées. Les critères gouvernant notre étude nous ont fait ignorer ou sous-employer des textes, des auteurs, que nous pouvions parfois goûter tout particulièrement. Il en va ainsi, le lecteur s’en sera aperçu, de quelques « vidaliens », parmi les moins « post ». À mettre l’accent sur la « science normale », on néglige parfois les originaux, les marginaux, alors que ce sont eux qui souvent aiguillonnent l’intérêt. À l’inverse, l’intensité de la difficulté a toujours été une invite à passer outre. Il est des auteurs importants dans cette thèse avec lesquels nous n’imaginions pas, il y a quelques années, pouvoir nouer un commerce intense. Même s’ils paraissent peut-être ici épinglés dans leur condition de spécimen, le fait même d’avoir voulu les comprendre devrait clarifier notre (dis)position à leur égard. Quant aux contemporains, leur présence procède d’une affinité plus immédiate, parfois ancienne déjà, liée au nominalisme partagé ou à une richesse d’interventions dans les débats de la « nouvelle géographie ». Si un regret pourrait apparaître ici, il concerne la prédominance du travail sur des auteurs par rapport au traitement choral. Ceci se justifie toutefois par l’allure « stylistique » de nombre d’analyses, qui sous cet angle ne peuvent déchiffrer autre chose que du texte, dans la singularité de son expression.
Demeureront aussi hors-texte nombre d’études, d’intuitions, qui n’ont pas trouvé leur place, circonstanciellement. Faute de pouvoir tout dire et tout précipiter, il en sera légèrement question au terme de cette conclusion. Avant cela, nous allons nous livrer à une récapitulation des principaux résultats exposés. Le profil global de la thèse-livre étant segmenté, hybride, festonné par des analyses de tous ordres, il nous a semblé que cela pouvait être un défi que de livrer ces conclusions sous la forme préalable d’un « récit épais » (au sens ou les anthropologues anglo-saxons parlent de « thick description »). Ce faisant, il s’agit aussi de policer la dimension histor(iograph)ique qui anime ces pages.
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En 1903, P. Vidal de la Blache a fait paraître deux textes décisifs qui sont sans doute les pièces inaugurales du paradigme de la géographie classique : son Tableau de la géographie de la France, « exemplar » donné en modèle à des générations de géographes empiristes, et l’article « La géographie humaine : ses rapports avec la géographie de la vie », texte théorique fondateur d’une « écologie humaine » longtemps considérée comme la justification scientifique de la discipline. Néanmoins, le style épistémologique vidalien est demeuré, jusqu’à la disparition de l’individu — et au-delà dans les textes qu’il a laissés — un hapax éminemment volatil, mêlant explication et compréhension, profondeur des analyses et jubilation stylistique, objectivité et subjectivisme, démonstrations et métaphores ; un mixte difficilement reproductible, malgré sa valeur précoce de modèle. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une « science normale » se soit édifiée par sélection de certains aspects du « legs vidalien », dont les exécuteurs testamentaires ont fait des éléments de doctrine. Là où l’écrit initial était vagabondages, pistes esquissées, portes entrouvertes, il a fallu quasiment deux générations pour cristalliser, codifier et porter à son degré ultime un paradigme au départ assez flou. Le point de rosée a été atteint avec La Géographie. Guide de l’étudiant, copie corrigée, livrée par A. Cholley en 1951, ouvrage d’inculcation comme il n’en existe guère ailleurs dans les sciences humaines.
Entre 1903 et 1951, l’« école française de géographie » a progressivement précisé la formule de son paradigme, dans un sens souvent hétéronome par rapport aux intuitions de son « fondateur ». Elle a dissocié de facto une géographie physique souvent nomothétique et une géographie humaine à ses aises dans le particulier, le « contingent », le monographique ; elle a renoncé peu ou prou à une géographie générale unifiée qui aurait trouvé dans l’écologie humaine son « programme de recherche » effectif ; elle a érigé l’idée de « combinaison » et ses diverses déclinaisons (« milieu », « région », « paysage ») en objet symbolique de la « méthode » géographique ; elle s’est progressivement convaincue qu’une science des combinaisons surgirait peu à peu des explorations localisées auxquelles elle s’adonnait. Elle a renoncé aux effets de plume, pour la cause de la science et au nom des « réalités », et a entrepris de codifier strictement les exercices de plein air par lesquels elle initiait ses apprentis au plain-pied.
Au nom d’un réalisme de plus en plus corseté et codifié, elle s’est progressivement convaincue que le « concret », le « terrain », le « local », lui appartenaient. Elle a mis une conviction toute positiviste dans l’inventaire « raisonné » des contrées, sous la forme de cet « espèce de dossier » qui se devait de toucher « l’être géographique » tout en étant « exhaustif ». Dans ce grand écart permanent, son « programme de recherche » objectif ne pouvait être qu’idiographique et compréhensif, ce que certains — H. Baulig et P. George — ont intuitivement formulé dans le souvenir des épistémologies de l’interprétation. Toutefois, le naturalisme très profond de ces classiques les a empêchés d’aller jusqu’au bout de cette intuition. À l’exception notable de C. Vallaux, incapables de rompre avec le dogme de l’unité de la géographie et avec la clause de style d’une nature première, ils ne se sont guère intéressés aux « représentations », en tant qu’elles auraient pu fournir un matériau à la géographie.
À de rares exceptions, la géographie est devenue une discipline de dossiers, visant l’enregistrement « objectif » du monde par adjonction de compartiments toujours plus nombreux. Même si la dénonciation du « plan à tiroirs » est devenue le poncif majeur du discours de la méthode, même si la géographie générale est demeurée une composante incontournable de l’institution et de la scholastique, une disjonction croissante s’est fait jour entre l’idéal et la pratique.
Dans ce contexte, le réalisme géographique a pris tournure et — surtout — pris langue, délivré en une gamme souple d’adages, de maximes, de « sagesses », dont il reste d’abondantes traces écrites, mais en trouvant certainement son médium naturel dans la parole du professeur. Pour l’essentiel, il s’agit d’une prescription positive, visant l’arpentage d’un terrain qu’on « laboure » jusqu’à l’épuisement. Mais elle contient aussi de quoi exclure ce qui est « tronqué », « artificiel », « plaqué », « abstrait », « incomplet »... C’est encore dans la langue orale, ou dans les ratures des copies, que se proféraient ces jugements, et leur conclusion-sanction, l’implacable « Ce n’est pas de la géographie ! », qu’A. Cholley a été l’un des rares à vouloir transcrire. À cette notable exception, le paradigme n’avait pas besoin d’être indéfiniment précipité, tant lui suffisait l’imitation, la reproduction, le geste chargé d’une épaisseur de précédents. En cela, la géographie classique est éminemment kuhnéiforme.
L’apogée du paradigme s’est accomplie alors qu’apparaissaient les prémices de son déclin. Dans ces années 1945-1960 marquées par le messianisme technologique et le triomphe de la rationalité ingénériale, à l’instigation d’un État qui se voulait aménageur, un nouvel espace s’est ouvert à l’action et à l’intellection. Le regain d’intérêt pour les régions et la régionalisation a donné à la communauté des géographes français le sentiment d’une aubaine, doublée d’une inquiétude devant les « usurpations ». C’est que dans cette chasse gardée ont tôt afflué toutes sortes de braconniers, munis d’armes illicites mais reconnus par les « autorités compétentes », en dépit du bon sens et de la loi. Les techniques ancestrales de « la chasse au K » étaient supplantées par des procédés statistiques industriels, bientôt traités par la machine « mécanographique ». Face à cette nouvelle donne, si l’ensemble de la corporation a progressivement fait siens les procédures courantes et les signes de légitimation exigés par l’arbitre étatique, la question de l’adoption (ou non) de la rationalité dite « scientifique » est devenue cruciale. Certains ont essayé de s’en tirer à bon compte en superposant le legs et la « nouvelle grille », le « concret » et « les modèles », la justification naturaliste et un renouveau fonctionnaliste, mais il n’en est résulté que superpositions et hétéronomie. D’autres ont au contraire essayé de préserver coûte que coûte une rationalité différente, fût-elle aménagée, au titre qu’elle distinguait la géographie.
Ainsi, alors qu’on assistait à une augmentation régulière des cohortes estudiantines, les professeurs se sont retrouvé confrontés à un hiatus croissant entre les aspirations collectives à la diversification du métier et la dépréciation symbolique du label « géographie ». Or ils n’avaient à offrir que peu de places, ou des positions dévaluées, hors de la filière classique de l’enseignement. Recrutant dans un vivier plus « scientifique » et culturellement moins doté que les autres matières « littéraires », tiraillée entre les appels de la « modernité » et le confort de ses savoir-faire, soumise au contrecoup d’une épistémè structuraliste qui l’ignorait, la géographie française a été la proie de « craquements » qui ont trouvé en Mai-68 l’étincelle « systémogénétique » susceptible de réaliser cet « éclatement » que beaucoup redoutaient et dont le spectre courait depuis le milieu des années 1960.
Pourtant, la « révolution scientifique » a tardé à se dessiner, tant les protagonistes, fidèles à une positivité cognitive typique des géographes (dès lors qu’il s’agit de s’instrumenter), étaient surtout occupés à s’initier aux « techniques nouvelles ». Néanmoins, l’autonomie croissante des générations montantes vis-à-vis des schémas éprouvés, leur « sentiment d’impasse » à l’encontre des recettes et des topoï de la discipline, leur expérience socio-politique des luttes de Mai-68, le contexte oppressif et « fermé » des années 1972-1976, ont transformé l’entreprise d’indépendance et d’auto-formation en un acte proprement révolutionnaire de mise à bas du paradigme classique. Toutes les contradictions tenues à bout de bras par les « patrons » de l’après-guerre ont été exposées sur la place du géo-forum : l’impasse de la monographie, les ambiguïtés de la discipline « objective », l’absence d’une recherche nomothétique et la mystification du « concret ».
Parce qu’il était au cœur de la doxa et parce qu’il était en complet porte-à-faux avec l’esprit du temps, le réalisme géographique a subi certains des plus forts assauts. Il avait l’avantage, il faut dire, d’être un repoussoir commun à trois sensibilités par ailleurs déjà divergentes : le rationalisme théoricien-quantitativiste, la critique marxo-althussérienne de l’idéologie et des aliénations, et la sensibilité émergente aux « représentations ». Certains géographes (C. Raffestin, H. Reymond, J.-B. Racine) ont tenté un moment de tenir ensemble ces trois critiques et de leur donner un avers positif. Ils ont ainsi été les plus ardents propagateurs d’un constructivisme nourri à ses sources mêmes : J. Piaget, L. Althusser et l’école de Francfort. Au-delà de ces figures isolées, c’est l’ensemble des « nouveaux géographes » qui a promu la problématique comme alternative au dossier, et c’est là sans doute que s’est joué l’essentiel de ce qu’il y a de « copernicien » dans cette « révolution »...
Vingt ans après, si l’exigence problématique a été institutionnalisée jusqu’à perdre sens, devenue parfois pure clause de forme, la géographie n’en a pas moins cessé d’incarner cette « science des réalités concrètes » qu’elle croyait être dans les années 1950-1960. Certains de ses praticiens, notamment dans les formes les plus « appliquées » de la discipline, sont sans doute encore tentés par l’ancienne posture. Mais, notamment en géographie humaine, il en va souvent différemment. Le « constructionnisme social », tel que décrit par I. Hacking, semble en passe de s’imposer, peut-être sous une forme moins radicale qu’ailleurs. Car nombre de réflexes réalistes persistent, avec leurs bons et leurs mauvais côtés : le souci de s’immerger dans son « terrain » et de le connaître en multipliant les éclairages, la méfiance envers les « explications » univoques et l’attrait pour les cas particuliers, les exceptions, les nuances... Au reste, si quelques géographes ont une certaine audience aujourd’hui, c’est — excepté le cas très particulier de quelques notoriétés médiatiques — du fait de leurs extrêmes compétence et connaissance sur un sujet particulier : les faibles densités rurales, la Russie, l’écologie urbaine, le Kosovo, la géo-stratégie des échanges agro-alimentaires, l’Iran, etc. Il n’est pas impensable de surcroît d’associer souci problématique et connaissance multi-dimensionnelle d’un objet ; en retour, c’est celui-ci qui fonde la légitimité du chercheur, non l’affiliation disciplinaire... Ceci soulève la question de ce qui reste de la géographie, de ce qu’elle conserve en propre. Divers courants (l’analyse spatiale, la géographie sociale, les courants « humanistiques ») ont leurs idées sur la réponse. Les exposer ou répondre à titre personnel serait l’affaire d’une autre thèse, ou d’un pamphlet. Esquive ? Ce n’est pas à l’épistémologue historien de dire le droit dans le champ qu’il étudie, et encore moins d’en lire l’avenir dans le marc enivrant du passé.
Si anticiper n’est pas de notre ressort, il importe en revanche de faire retour sur les différentes questions historiographiques qui demeurent en suspens. La plus évidente est celle des (dis)continuités entre P. Vidal de la Blache et ses divers « élèves », y compris le Lucien Febvre de La Terre et l’évolution et l’humaine, auquel nous avons peu fait référence ici, dans la mesure où sa « problématique » concerne essentiellement la question du « déterminisme naturel ». Les esquisses proposées tout au long de la première partie méritent réexamen systématique et confrontation avec d’autres matériaux. Par ailleurs, les nuances et différences entre postvidaliens gagneraient à être davantage examinées. Nous aimerions tout particulièrement pouvoir consacrer des études particulières aux travaux de J. Sion et M. Sorre. L’autre chantier portant sur la géographie classique concerne la production empirique des années 1940-1960, presque entièrement négligée dans cette thèse, mis à part les quelques réflexions trop brèves que nous avons émises dans le chapitre III à propos des manuels de P. George. La tâche est cependant considérable, car le nombre d’ouvrages et d’articles n’a cessé de croître durant ces décennies.
S’agissant des « nouveaux géographes », nous avons déjà plusieurs fois exprimé notre souhait de réaliser une histoire sociale de la géographie des années 1968-1984, qui viendrait faire contrepoint à l’histoire « par les textes » que nous avons proposée dans le chapitre VII de ce travail. Basée sur des entretiens et d’autres formes d’archives, ce serait un « programme de recherche » tout à fait stimulant pour les années à venir, car il nous permettrait de diversifier nos techniques d’investigation. Nous entrevoyons dès maintenant quelques pistes : peut-on affirmer que la contestation épistémologique a été l’exutoire d’une contestation politique qui ne pouvait déboucher dans l’institution ? Faut-il par ailleurs voir dans l’affirmation d’une norme de scientificité inspirée des sciences « dures » le reflet de trajectoires scolaires/universitaires différentes du « standard » des autres sciences humaines ? Jusqu’à quel degré ces générations contestataires ont-elles pu se sentir marginalisées au sein de l’université, ainsi qu’il s’est beaucoup écrit à la fin de cette époque ? Ou cette réécriture est-elle une instrumentalisation à posteriori ? Quel a été le rôle des organismes syndicaux dans les mouvements de l’époque ?
Demeure la nécessité d’une autre ouverture historiographique. Cette thèse a la caractéristique de maintenir la focale fixée sur la géographie française, n’évoquant que très brièvement d’autres traditions géographiques nationales et d’autres disciplines. Pourtant, notre expérience passée de recherche et d’enseignement nous a mis en contact avec d’autres champs : la géographie russe pré-soviétique, l’écologie urbaine (et d’une manière plus générale la « tradition sociologique de Chicago »), la sociologie française, la géographie américaine, etc. L’effort de mise en comparaison nous semble un des enjeux collectifs les plus stimulants des années à venir. Certains ont commencé à défricher le terrain, telle C. Rhein. Il y a certainement des domaines qu’il serait passionnant d’explorer, ainsi les relations entre sociologie, géographie et économie dans l’après-guerre, autour de la création du CNRS et de l’émergence de la scène aménagiste. Là encore, il s’agirait forcément de travail en commun. Il nous semble que l’apport d’une réflexion sur la circulation des mots et les modulations sémantiques y aurait sa place. Cette évocation nous amène à quitter le plan spécifique de l’histoire des sciences humaines pour dresser un bilan plus épistémologique.
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Il nous faut donc faire le bilan des principales « hypothèses de marche » employées dans ce travail d’écriture. Sur la plus importante (le modèle kuhnien), l’essentiel a déjà été abstrait à plusieurs reprises, aussi resterons-nous très général, essayant surtout de mettre en avant nos efforts de reformulation. Nous avons la conviction que la thick description kuhnienne « fonctionne » remarquablement bien pour penser les pratiques cognitives et contenus de la géographie française jusqu’au milieu des années 1980, après quoi continuer à parler de « paradigmes » serait hétérodoxe, voire inapproprié. Pourtant, on est en droit de se demander globalement si l’analogie est tentante pour des raisons de stricte homologie, ou s’il ne faudrait pas reprendre les constructions kuhniennes dans une autre perspective que celle des seules sciences expérimentales, dans un projet de théorie nominaliste de la connaissance.
C’est à ce titre que nous avons essayé de repenser le contenu de l’expression « renversement gestalltique » tant décriée par les philosophes américains. Comme nous prenions au sérieux les intuitions « wittgensteiniennes » de T. Kuhn sur les « limites de [notre] monde [qui] sont celles de [notre] langage », il nous est apparu peu à peu que la littérature géographique des années 1960 importait une terminologie nouvelle (« espace », « modèle », « système », etc.), sans que cela débouchât sur un changement évident de préoccupations ou de méthodes ; en somme, l’innovation lexicale n’ouvrait pas nettement la voie à son corollaire supposé, le changement sémantique. C’est ainsi que nous avons montré dans cette thèse qu’« espace » a désigné pendant longtemps la même chose que « milieu » ou « paysage » précédemment (entre autres significations inférables du corpus). Il en résulte un phénomène de sous-détermination sémantique : les mots-emblèmes de la discipline (ou généralisations symboliques dans le descriptif kuhnien) avaient dans la phase de malaise pré-révolutionnaire un statut notionnel tellement vague que leur usage avait d’abord une fonction d’invocation identitaire (ainsi espace connotait un modernisme revendiqué et référait principalement à l’idée d’objet propre — partant légitime — de la géographie). En même temps, s’opérait tout de même une innovation lexicale : les praticiens disposaient d’une constellation de mots neufs, susceptibles de voir leur sens s’indurer et se préciser dans un contexte paradigmatique nouveau. C’est d’ailleurs tout à fait ce qui s’est produit dans les années 1970-1980 pour « espace », « modèle » et quelques autres, qui ont pris un sens relativement circonscrit dans le cadre du paradigme spatialiste ou « théorico-quantitativiste ».
Si l’on essayait de concevoir un modèle diachronique de l’innovation linguistique attachée aux changements de paradigmes, on pourrait dire que dans l’exemple étudié la modification du répertoire a été potentialisée bien avant toute crise, par le recours à des importations terminologiques peu « techniques », qui participaient du brouillage des significations acquises et contribuaient à induire l’espoir d’un gain cognitif. La phase révolutionnaire, quant à elle, a consacré l’abandon d’une partie du lexique antérieur (ici par exemple : « milieu », « agraire », « description » et bien d’autres termes...) et survalorisé le répertoire nouveau déjà introduit. En termes de diffusion, si l’on se réfère au modèle logistique, ce serait la phase d’adoption massive (de « conversion » en langage kuhnien). La saturation est intervenue en coïncidence avec l’imposition (fût-elle partielle) d’un nouveau paradigme, quand a cessé la phase proprement révolutionnaire. Ceci correspond au milieu des années 1980 pour la géographie française, période du démarrage des grands chantiers éditoriaux collectifs, impulsés par des géographes « spatialistes » : Espaces, jeux et enjeux, la nouvelle Géographie universelle, plus tard Les mots de la géographie et l’Encyclopédie de géographie. Elle correspond, dans un cadre paradigmatique à nouveau stable, à la généralisation d’une sémantique particulière, sur les bases du répertoire adopté depuis déjà quelque temps.
On peut supposer qu’un groupe scientifique « change de monde » précisément quand sa sémantique mute. Le décalage temporel entre l’innovation lexicale et le glissement sémantique explique le caractère majoritairement insensible de la rupture, laquelle n’est véritablement effective que lorsqu’il y a bascule sémantique. En même temps, celle-ci n’a rien d’insituable et peut être identifiée. Simplement, la dimension polysémique du langage atténue ce qu’il pourrait y avoir de dramatique dans la rupture, tout en favorisant les situations de type « dialogue de sourds », qui ressortissent à ce que T. Kuhn appelle l’« incommunicabilité » entre paradigmes.
L’intérêt de ce schème socio-linguistique est qu’il ne se limite pas à l’usage que nous en avons fait. Tout d’abord, il invite à des comparaisons, internes à la géographie, mais aussi externes : est-il reproductible ? Ensuite, il suggère des interrogations théoriques fort diverses : jusqu’à quel point est-il admissible de rabattre le changement scientifique sur sa composante proprement linguistique (ou langagière) ? En quoi la spécificité des sciences humaines se trouve-t-elle particulièrement pressentie dans ces enjeux lexico-sémantiques ? Dans quelle mesure l’étude du décalage entre un changement de répertoire lexical et une mutation sémantique permet-elle d’améliorer notre compréhension des phénomènes de déphasage temporel, soit entre écoles (inter)nationales (ou paradigmes) partageant un même champ, soit entre disciplines voisines ? Bien entendu, nous n’avons pas la prétention d’apporter des réponses solitaires à ces questions : nous les soulevons dans la mesure où elles relèvent de débats épistémologiques et historiographiques particulièrement vifs à l’heure actuelle.
Le travail engagé sur le terme « espace » dans la conclusion de la deuxième partie vise à étayer empiriquement ces formulations. Nous avons conscience des limites de ce travail : un mot, cela peut apparaître dérisoire, au regard de la richesse d’une langue. Et les combinaisons lexicales ont plus de sens que les termes isolés. Par ailleurs, il serait grandement nécessaire de prolonger l’enquête pour les décennies 1970-1980, notamment à propos de ces géographes qui se sont lancés dans « l’axiomatisation » (de la géographie ou de l’espace, c’était alors équivalent...). Il faudrait aussi interroger les préoccupations d’univocité terminologique des « nouveaux géographes » au sens large. À défaut de pouvoir déjà le démontrer, nous aurions tendance à penser que l’usage déictique ou tautologique du terme (l’espace est l’objet légitime de la géographie) s’est maintenu durant les années 1970 (sauf travaux isolés, comme ceux de G. Nicolas) et que c’est l’apparition plus tardive de théories de l’espace géographique (P. Pinchemel, H. Reymond, R. Brunet) qui a consacré une induration sémantique d’« espace » dans le cadre du seul paradigme « spatialiste ». En dehors de celui-ci, la sémantique est restée terriblement floue, plus encore lorsque « territoire » est venu faire doublon avec « espace », malgré les critiques prémonitoires de C. Raffestin.
L’extension théorique que nous venons de proposer mériterait que l’on s’y attarde davantage, notamment pour exposer en détail les critiques et les difficultés empiriques réelles qu’elle suscite. Et il faudrait souligner la lourdeur du travail de numérisation préalable à toute étude vraiment systématique des mutations de constellations terminologiques. Il importerait également d’examiner l’usage que l’on pourrait faire de ces conjectures dans le contexte d’une géographie qui ne connaît plus de réel monopole paradigmatique depuis une trentaine d’années : si tant est que l’on puisse identifier des paradigmes rivaux bien constitués durant cette dernière période, que dire de ce que recouvre l’apparente unité de langue de la géographie francophone ? Que dire des réappropriations de signification (ou de non-signification) opérées sur « espace », « territoire », « acteurs », « individu », etc. ? Et la sémantique peut-elle réciproquement servir de marqueur des clivages contemporains ? Ces questions « ultimes » sont destinées à rester sans réponses pour le moment.
Demeure le sentiment que le travail sur la langue et l’expression constitue une clé intéressante pour « fracturer » les postures épistémologiques, qu’elles soient explicites ou implicites. Ce genre d’analyses participe d’un programme portant sur la « construction de la connaissance scientifique » dont nous nous sentons pleinement solidaire. Il y a cependant selon nous une restriction de méthode à poser, selon laquelle linguistique et poétique n’ont pas d’intérêt in abstracto : les textes ne sont pas des cobayes de laboratoire dont il peut s’avérer valorisant d’exhumer la part littéraire ou le fonctionnement argumentatif. C’est au travers d’un projet épistémologique que ces manipulations trouvent sens. Inversement, l’effet de mode qui entoure la question de « l’écriture » n’apporte rien, tant qu’elle n’est pas appuyée sur de véritables investigations sur la langue ou l’expression. Il s’est écrit trop de papiers complaisants qui prenaient prétexte du texte pour vaticiner sur le « récit » et autres catégories. Durant ces vingt dernières années, de nombreux praticiens des sciences humaines ont redécouvert avec une nostalgie délicieuse qu’ils étaient des « littéraires ». Certains y ont trouvé l’occasion de donner libre cours à leur fibre poétique, d’autres, notamment en géographie, ont profité de l’occasion pour régler des comptes avec le « positivisme » des années 1970-1980. Il y a là diverses façons d’instrumentaliser la littérarité qui ne rendent pas service à la nécessaire réévaluation des rapports entre science, écriture et poétique. En effet, l’habitude de penser « science » et « littérature » comme deux cultures antagonistes nous semble porter préjudice aussi bien à l’une qu’à l’autre. Il serait peut-être temps de réévaluer la pertinence de cette topique si caractéristique du xxe siècle, en se demandant si elle est aussi stable et significative qu’on veut bien le penser.
Bibliographie & Sources
I Corpus primaire
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Annexes
Annexe 1 : Tableau synoptique « Vidal et les Postvidaliens » p. 376
Annexe 2 : Avant-propos de l’ Essai sur l'évolution de la géographie humaine (64) p. 377
Annexe 3 : Éditorial du premier numéro de l’Espace géographique p. 379
Annexe 4 : « Perspectives », Annales de Géographie, nov.-déc. 1971 p. 381
Annexe 5 : Comparaison des paradigmes « classique » et « spatialiste » p. 383
Annexe 6 : « La chasse de la famille K » (texte anonyme des années 1970) p. 384
Annexe 7 : Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien p. 385

Annexe 1 : Vidal de la Blache et les « Postvidaliens » / Tableau synoptique
GéographeNaissanceCursusThèseCarrièreDécèsVidal de la Blache (Paul)1845ENS Ulm/Lettres (1864)1872 (Hérode Atticus : étude critique sur sa vie)Nancy (1872), ENS (1877), Sorbonne (1898)1918Auerbach (Bertrand)1856ENS Ulm/Lettres (1876)1887 (La diplomatie française et la cour de Saxe 1648-1680)Nancy (mcf 1885, chaire 1893)1942Gallois (Lucien)1857ENS Ulm/Lettres (1881)1890 (Les Géographes allemands de la Renaissance)Chargé de cours Sorbonne (1893)1941Brunhes (Jean)1869ENS Ulm/Lettres (1889)1902 (L’irrigation, ... dans la Péninsule ibérique et dans l’AfN)Fribourg (1896), Collège de France (1922)1930Vallaux (Camille)1870ENS Ulm/Lettres (1891)1905 (La Basse Bretagne)Lycées divers (dt parisiens)
École navale1945Demangeon (Albert)1872ENS Ulm/Lettres (1892)1905 (La Plaine picarde)Lille (1905-11), Sorbonne (1911)1940De Martonne (Emmanuel)1873ENS Ulm/Lettres (1892)1902 (La Valachie)
1907 (thèse de sciences)Rennes (1899), Lyon (1905), Sorbonne (1909)1955Vacher (Antoine)1873ENS Ulm/Lettres (1895)1908 (Le Berry)Rennes (1905) ; Lille (1911)1921Baulig (Henri)1877Sorbonne, USA (1904-1911, auprès de W. M. Davis)1928 (le Plateau central)Sorbonne (1911), Rennes (1913), Strasbourg (1919)1962Blanchard (Raoul)1877ENS Ulm/Lettres (1897)1906 (La Flandre)Grenoble (1906)1965Sion (Jules)1879ENS Ulm/Lettres (1899)1909 (Les Paysans de Normandie)Montpellier (1910)1940Sorre (Maximilien)1880EN, ENS Saint-Cloud (1901)1913 (Les Pyrénées méditerranéennes)Strasbourg, Bordeaux, Lille, Sorbonne (1940)1962Faucher (Daniel)1882EN, université (élève de R. Blanchard)1926 (Plaines et bassins du Rhône moyen)EN de Valence (1912), Toulouse (1926)1970 Annexe 2
Avant-propos de l’ Essai sur l'évolution de la géographie humaine de P. Claval (1964)
Il existe un malaise de la géographie actuelle ; je l'ai éprouvé comme tout autre ; j'en ai tant parlé avec mes collègues que j'ai fini par avoir l'impression de me trouver enfermé dans un cercle vicieux de propositions et de déductions. J'en serais resté là si je n'avais pas essayé d'enseigner à des étudiants l'histoire de la pensée géographique. Mes notions dans ce domaine étaient vagues. Je me reportai donc aux ouvrages qui consacrent quelques pages à ces problèmes, au Traité de géographie physique de De Martonne, au Précis de géographie humaine de M. Max. Derruau. J'utilisai surtout la précieuse histoire de la géographie de M. R. Clozier. Je m'aperçus que certains des problèmes qui me tourmentaient depuis longtemps s'éclairaient lorsqu'on les replaçait dans une perspective historique. Je résolus donc de faire un examen général de l'histoire de la géographie et dépouillai la plupart des études françaises et anglo-saxonnes consacrées à la méthodologie et à l'histoire de la géographie.
Petit à petit, j'en arrivai à l'idée que nos doutes proviennent du conflit entre deux conceptions de la géographie : une manière de voir traditionnelle que j'ai appelée classique, tournée plutôt vers le passé et la reconstruction régionale, et une interprétation prospective qui n'est pas encore sûre de ses voies, mais qui joue un rôle grandissant dans les recherches actuelles. Cette distinction rejoint celle qui a été proposée par M. Étienne Juillard dans l'allocution qu'il a prononcée, à Rennes, à l'issue du colloque de géographie agraire de 1963. Cette géographie qui se fait, qui s'efforce d'accéder à la prévision et de participer ainsi plus activement aux projets des hommes d'action, il nous a semblé qu'il était intéressant de suivre son développement depuis la fin du siècle dernier et de montrer ses méthodes et ses buts. C'est à l'étude de ce développement qu'est consacrée la seconde partie de cet essai : « Vers une géographie prospective ».
La première partie, consacrée à l'étude de la géographie classique, reprend un grand nombre de faits connus. Nous aurions pu la traiter plus rapidement si nous n'avions pas eu le sentiment que le conflit actuel entre les deux conceptions de la géographie provenait des accidents de l'histoire de la pensée classique : le poids du déterminisme est beaucoup plus lourd qu'on ne le croit généralement, car la critique que Vidal de la Blache et Lucien Febvre ont faite de cette doctrine est restée incomplète à certains égards. C'est de là que provient la rigidité de la géographie classique et son refus d'accepter d'autres interprétations. Les géographes classiques ont le sentiment de posséder toute la géographie. Un examen de leur point de vue montre qu'il correspond à une des deux manières de comprendre la géographie qu'on retrouve tout au long de l'histoire de notre science depuis Ritter et Humboldt : la géographie classique épouse les positions de Ritter. Malgré les apparences, elle doit fort peu à Humboldt : elle lui a emprunté des méthodes pratiques de représentation, un goût de la description scientifique [9] précise, mais pas de conception générale. L'ambition cosmologique de la géographie de Humboldt s'est perdue à l'époque classique : le géographe s'intéresse alors aux petites unités locales et renonce à expliquer les répartition à l'échelle de la planète. Les géographies modernes renouent avec les idées et les préoccupations de Humboldt.
Nous insistons un peu sur ce point, car il aidera sans doute à bien comprendre le sens de cet essai qui n'est en aucun point un manifeste : bien loin de critiquer la géographie classique, nous cherchons à montrer que la géographie est multiple et que la recherche géographique ne prend tout son sens que lorsque se combinent des méthodes différentes. Nous voulons montrer que le problème actuel de la géographie n'est pas de choisir l'une ou l'autre des deux méthodes d'appréhension des problèmes spatiaux, mais de les combiner de manière à éclairer le plus complètement possible les faits de répartition. Nous ne pensons pas faire œuvre de révolutionnaire, mais bien de conservateur, en montrant cette diversité des inspirations. Dire que la géographie est une science de synthèse, n'est-ce pas dire qu'elle doit rester diverse par ses méthodes, ses buts, ses centres d'intérêt ?
Les géographes ne doivent pas se contenter d'une méthode d'approche, ils n'ont pas le droit de rejeter les autres. Ils doivent apprendre à utiliser des voies différentes selon les problèmes qui se posent à eux. Il serait vain d'enseigner la même géographie à de futurs diplomates et à de futurs urbanistes : les premiers doivent puiser dans notre discipline une sagesse, les seconds, une certaine façon de voir comment le présent pourra se projeter dans le futur. Il s'agit de choisir les moyens les plus efficaces pour arriver à tel ou tel résultat : pour cela, il est nécessaire de connaître l'arsenal complet des méthodes de l'analyse géographique. Le problème brûlant à l'heure actuelle, c'est celui de l'adaptation de l'enseignement de notre discipline à la diversification des méthodes de recherche.
Je ne crois pas que la géographie soit menacée : les disciplines de l'espace deviennent de plus en plus nécessaires dans un monde qui se modifie à un rythme sans cesse plus rapide. Ce qui est menacé, c'est l'enseignement de la géographie tel qu'il est actuellement conçu et le corps des géographes qui en est issu. Les enseignants sont hostiles à tout changement dans les méthodes pédagogiques : ils ont raison de ne pas vouloir sacrifier des méthodes éprouvées, mais ils ne voient pas qu'il est urgent de les compléter. Sans cela, les géographes, restés fidèles à la tradition classique, demeureront confinés dans des fonctions obscures, cependant que la géographie sera pratiquée par des économistes, des urbanistes, des ingénieurs qui auront la formation nécessaire pour assimiler la partie moderne de notre discipline.
L'évolution de la géographie humaine nous paraît donc être un sujet d'une actualité brûlante, car il est nécessaire de bien la comprendre pour sortir les contradictions apparentes de notre situation actuelle : c'est là une thèse et nous n'espérons pas la faire admettre de tous. Mais nous pensons que tous pourront trouver dans cet Essai motif à méditation et à lecture. C'est pour cela que nous avons tenu à fournir une bibliographie très complète, car il n'en existe guère d'accessible en français. Par raison d'économie, nous avons dû cependant nous contenter de notes et renoncer à reprendre à la fin de l'ouvrage la bibliographie complète du travail.
Qu'il me soit permis de remercier ici M. le Recteur Chevalier et M. Max. Derruau qui ont relu le manuscrit et ont suggéré d'utiles corrections ou adjonctions. M. le Recteur Chevalier a accepté de publier cet ouvrage dans la collection des « Cahiers de Géographie de Besançon » et mérite ainsi une seconde fois ma gratitude. Je tiens à associer à ces remerciements ma femme et mes parents.
Paul Claval

Annexe 3
Éditorial du premier numéro de L’Espace géographique
La situation de la géographie française peut être interprétée, à bien des égards, comme une situation de crise. C'est, dans un sens, une crise de croissance et, par conséquent, un indice de développement. Mais c'est aussi une crise de la pensée, des méthodes et des techniques. Toute une série de faits y concourent en un processus cumulatif.
Il s'agit d'abord d'un phénomène de masse. La multiplication du nombre de chercheurs, des étudiants en géographie formés chaque année, donne depuis quelque temps une nouvelle dimension au problème. Celle-ci concerne le choix de nouveaux sujets de recherche : l'option entre concurrence, menu découpage des sujets ou travail en équipe; les débouchés offerts à un nombre élevé de géographes; et l'insuffisance actuelle des structures de concertation. Le changement d'échelle, dans ces domaines comme dans d'autres, entraîne une discontinuité et un changement de structure, dont il faut bien tirer les implications.
Une deuxième question, liée à la précédente, concerne le projet. C'est sans doute un euphémisme de dire qu'on évalue mal la spécificité et la place de la géographie. L'affinement de la recherche en certains de ses aspects, la spécialisation accusée de certains de ses praticiens, la sophistication même de certaines de ses techniques, la diversification de ses centres d'intérêt, les rencontres — et les chevauchements — incessants avec d'autres disciplines, son intrusion désordonnée dans les questions d'aménagement, sont aussi des preuves de développement : mais, non moins, des ferments de perplexité. La réflexion sur le projet est devenue cruciale.
Or la géographie française n'a jamais beaucoup goûté les interrogations épistémologiques. Elle avance, selon l'idée que le mouvement se prouve en marchant, et qu'une science se définit par sa pratique, ce qui, dans notre cas, compliquerait singulièrement la tâche d'un philosophe des sciences. Aussi bien, la géographie est-elle à peu près rigoureusement absente de tous les travaux de philosophie des sciences, tant des sciences humaines que des sciences naturelles. La rareté de nos publications en ce domaine, la confusion de nos actions, une insuffisance du travail en équipe, l'accumulation monographique y sont évidemment pour beaucoup.
Et une longue tradition, consciente ou non, d'isolement — à la fois cause et conséquence de cette indifférence aux questions de fond. Si chaque géographe pris individuellement peut se targuer de rapports plus ou moins étroits avec d'autres chercheurs, la géographie française en tant que corps n'est pas une science des plus ouvertes, malgré d'incontestables efforts, sans doute accrus récemment. On ignore trop volontiers les mouvements et même les crises de pensée qui secouent les autres sciences, et il serait donc bien difficile d'en tirer profit. D'ailleurs celles-ci nous le rendent bien, quand elles parlent de la géographie sous une forme caricaturale, comme un art mineur qui trouve sa fin en la description, et se garde de toute explication. Non moins dangereux est le fait que, malgré une nette évolution récente, la géographie française répugne encore trop à connaître les transformations fondamentales qui ont changé, depuis longtemps déjà, le visage de la géographie dans de nombreux pays anglo-saxons, scandinaves et même soviétiques : le narcissisme n'est pas une attitude scientifique. [5]
Il est, à cet égard, une contradiction majeure. D'un côté, se prolonge une géographie encyclopédique, surchargée par les faits et obstinément fidèle à la collecte de faits pour elle-même, qui s’engonce dans une accumulation d'informations peu triées et y trouve sa finalité — un peu comme la technostructure de Galbraith se justifie par sa propre existence. De l'autre émerge, et çà et là triomphe, une nouvelle géographie avide de calculs, de formules et de logique rationnelle, qui cherche l'épure au lieu du compendium. Ce qui l'amène, certes, à des expressions, voire à des conclusions, naïves, ou à des sacrifices dangereux; mais n'en retenir que les échecs serait une attitude trop commode. Entre les deux, la géographie française a souvent fourni des études de facture classique, mais à grand pouvoir d'explication. Et pourtant elle semble avoir pris du retard. Développant ce qu'elle a de meilleur, ne peut-elle songer à dépasser cette nouvelle querelle des anciens et des modernes en essayant de saisir et d’approfondir ce que des démarches différentes apportent réellement, en retenant ce qu’elles offrent de plus fécond ? C'est là un débat de méthode essentiel.
Enfin, il n'est plus un seul groupe constitué de géographes qui n'ait, dans sa région ou autrement, des rapports étroits avec l'action, c'est-à-dire l'aménagement. En dépit des préjugés répandus dans certains milieux de l'économie et de l'administration, et entretenus par de médiocres souvenirs scolaires, les géographes sont désormais, ès qualité, sollicités de travailler dans des groupes pluridisciplinaires. Mais ces efforts se font encore en ordre dispersé, sans qu'ait toujours été affirmée une position claire des géographes en matière d'aménagement, et de leur rôle dans ces groupes : leur réputation de touche-à-tout ou, à t'opposé, leur confinement à des tâches cartographiques, ont même pu être renforcés.
Or, en dépit de toutes ces difficultés ou de ces ambiguïtés, la géographie française travaille plus que jamais, et a fait d'impressionnants investissements en moyens intellectuels, sinon matériels. Ses œuvres, ses tendances, ses inquiétudes et ses ambitions sont amples et variés : mais elles sont peu connues, et chez les géographes étrangers, et chez nos voisins des autres sciences. De telles difficultés sont logiques, et J. Huxley a bien montré qu'il avait été plus aisé d'avancer en mathématiques qu'en physique, en physique qu'en biologie, en biologie qu'en sciences humaines, en raison de la complexité croissante des champs de chaque science. Mais cela augmente nos responsabilités, et notre tâche d'information. La géographie française doit s'interroger à fond et publiquement.
C'est pourquoi une équipe de géographes, ayant pleine conscience de ces problèmes, mais bien évidemment hors d'état de leur apporter une solution immédiate, a fondé la revue qu'elle présente ici non seulement au public des géographes, mais encore à celui des autres chercheurs et aux professionnels de l’aménagement et de la vie des régions. Elle se fonde sur l'hypothèse selon laquelle la géographie est une science au champ bien défini, et pas seulement un art de la description ou une manière de voir. Elle veut contribuer à affirmer la place et l'originalité de la géographie, à l'approfondir sinon à la renouveler, à étendre son utilité.
Elle conçoit cette revue dans le plus large esprit d’ouverture; hors de toute chapelle, cela va de soi; mais aussi sans se confiner à une pratique géographique fermée. La composition du Conseil de Patronage, susceptible d'être encore élargie, n'est pas un artifice, mais correspond à ses intentions. L'étendue du Comité Directeur est garante de cette ouverture et de l'ampleur de ses informations. Un éditeur scientifique, auquel nous rendons hommage, a bien voulu accepter de mettre ses moyens à notre disposition.
« L'espace géographique », comme les sommaires de la première année le montrent, compte mettre un accent particulier sur les questions de technique, de méthode, et même d'épistémologie, appuyées sur des études de cas. Plutôt que des monographies qui apportent seulement des informations, elle souhaite livrer des articles qui, nourris de faits, abordent clairement des questions de cet ordre; non qu'elle juge superflues les premières : mais sa vocation n'est nullement de concurrencer les revues existantes. Elle publiera des débats, et accueillera avec faveur les idées nouvelles, même en forme de brève esquisse, de prise de position. Elle suivra l'état de la littérature, même hors des livres; et plus généralement, l'avancement des recherches fondamentales et appliquées, y compris hors des imprimés. Elle est prête à toutes les suggestions de nature à améliorer son efficacité.
L'Espace géographique
Annexe 4
Perspectives*
Les Annales de Géographie achèvent, avec le présent numéro, leur quatre-vingtième année. Il a paru opportun au Comité de direction de faire à cette occasion à la fois un bilan de près d'un siècle de publication régulière de travaux originaux et de mises au point, et une esquisse des lignes directrices pour le proche avenir. en fonction de mutations méthodologiques et de l’élargissement des moyens et des domaines de la connaissance dans le cadre de la géographie.
Malgré la publication de plusieurs revues de géographie de province dès la fin du xixe siècle (« Bulletin de la Société de géographie de Lille », « Bulletin de la Société languedocienne de géographie »), devenues plus nombreuses au début du xxe siècle, (« Revue de géographie alpine » 1912, « Études rhodaniennes », 1924, etc.), et en dépit d’un certain partage avec des revues parallèles (« La géographie » par exemple), les Annales de Géographie n’ont cessé de refléter, pendant plus de trois quarts de siècle, l'évolution de la pensée géographique et l’orientation des curiosités de la recherche géographique française. À cet égard, un bilan des études publiées dans la revue au cours de cette période, s’identifie à peu de chose près avec un panorama des études géographiques, depuis la création d’une section d’enseignement et de recherche de la géographie dans l’enseignement supérieur. L'objet constant de la revue a été de publier des articles de réflexion et les meilleurs travaux d'observation et d’analyse, et de fournir en même temps, à la fois par ces articles et par des notes, des comptes rendus et des articles, l'information nécessaire aux professeurs et aux étudiants. Mais, du fait même de sa relation directe avec la recherche de première main et les expériences de la géographie universitaire, son contenu est resté dominé par un [641] certain nombre de thèmes qui représentent plus la démarche géographique française et l'histoire des recherches personnelles des géographes français qu'une encyclopédie systématique des problèmes et des pays. Aussi bien, ses lecteurs, et notamment ses lecteurs étrangers, viennent-ils y chercher l'apport spécifique des géographes français, selon les choix de chacun d'eux, l'orientation donnée aux recherches de leurs élèves, leurs missions à l'étranger, les liens noués avec des collègues et des « écoles » d'autres pays.
Pourtant il est apparu nécessaire de faire le point sur l'utilité et l'opportunité de la publication de certains travaux, au moment où la revue aborde la perspective de son centenaire... d'autant plus que l'accélération rapide des transformations du monde, comme la succession des mutations dans le domaine méthodologique, imposent la recherche de cadres nouveaux, de choix et de présentation des sujets, susceptibles de retenir l'attention et de servir les besoins de lecteurs plus nombreux et plus exigeants, mais parfois aussi moins préparés à aborder des sujets mouvants et difficiles. Des revues régionales, des revues spécialisées plus nombreuses qu'autrefois répondent à des préoccupations d'information spatialement ou sectoriellement limitées. Et, en même temps, la France apparait trop petite, par ses dimensions et ses moyens, pour enfermer dans ses cadres territoriaux la majeure partie de ses sujets et le « générique » des articles de la revue.
L'intention du Comité de direction est de donner, en premier lieu, une place plus grande — et d'assurer une certaine constance de publication — à des études épistémologiques et méthodologiques, afin d'assumer, sur le plan de la publication, la responsabilité de la science géographique française, à un moment où, plus que jamais, se posent les problèmes de compétence, d'instrumentation et d'utilisation. Dans le cadre d'essais de recherche et d'enseignement pluridisciplinaire, il est nécessaire de définir l'apport de la géographie et l'intégration de nouvelles techniques d'information, compatibles avec la conservation des caractères spécifiques de la géographie, par rapport à la personnalité et à la finalité des autres sciences physiques et humaines. Il ne s'agit pas, pour autant, de donner un caractère abstrait et plus austère à une partie des articles de fond, mais de répondre aussi clairement que possible à des questions que se posent tous ceux qui font de la géographie, et en premier lieu les étudiants, qui ont choisi cette discipline sans toujours en cerner complètement le profil. Il est facile de dresser une liste, combien partielle, des thèmes sur lesquels les uns et les autres s'interrogent : les possibilités et les limites de la géographie quantitative, les formes d'utilisation des connaissances géographiques dans les études prospectives et les essais de programmation et de planification territoriale, les modalités de relations de recherche et d'utilisation des données procédant de travaux de géographes, de démographes, d'économistes, de sociologues, de techniciens, notamment sur la base de travaux collectif, élaborés par des équipes de recherche, l’étude intégrée du milieu physique débouchant sur la définition du cadre écologique dans lequel vivent et travaillent les hommes, qui est le point de départ d'une meilleure connaissance des ressources et de toute [642] action visant à leur utilisation rationnelle et à l'aménagement régional, l'approche de problèmes nouveaux nés de la conjoncture, urbanisation, nouvelles structures professionnelles, nouveaux rapports de localisation nés des techniques nouvelles de la production et de la gestion, les formes d'action de l'homme sur le milieu ambiant dénoncées sous les vocables de pollution, d'altération de l'environnement, etc., les formes nouvelles de relations entre la géographie et l'histoire nées de la fréquence des phénomènes de rupture entre l'héritage et les oeuvres des techniques nouvelles qui en oblitèrent brutalement les caractères et les apports, jusqu'à créer de véritables situations de discontinuité.
Dans la mesure où des préoccupations scientifiques et pratiques nouvelles, où des orientations méthodologiques tenant compte à la fois de possibilités d'information et d'opportunités de dialogues, appellent des contacts multiples avec les représentants de disciplines épistémologiquement différentes, telles que les sciences naturelles, surtout dans leur aspect écologique, et diverses sciences de l'homme, le contenu d'une publication représentative de l'évolution scientifique de la géographie doit y être sensible.
Une telle analyse permanente suppose une collaboration aussi largement ouverte que possible de tous les géographes français, préoccupés par les questions évoquées, et bien d'autres sans doute, dans le cadre d'articles relativement concis ou de chroniques, de telle sorte que la revue puisse informer de tout ce qui se fait en France dans son domaine.
Les géographes français n'ont d'ailleurs pas l'outrecuidance de penser qu'ils sont les seuls à se poser ces problèmes et à rassembler tous les éléments d'explication. Il est nécessaire que leur revue nationale soit, pour une part, une tribune où puissent être confrontées les expériences de tous ordres réalisées dans divers pays par les géographes qui souhaiteront exposer le résultat de leurs travaux, leurs inquiétudes et leurs conclusions dans une revue de langue française. Deux procédures sont envisagées, celle de l'analyse de travaux essentiels publiés à l'étranger — dans la mesure du possible par leurs propres auteurs —, et celle de l'appel à des articles originaux.
II sera souhaitable aussi, sans doute, de rééquilibrer mieux que par le passé la part des différents thèmes et des différents secteurs géographiques, sinon toujours par des articles dont le choix est limité par l'état de la recherche en chaque moment, du moins par une répartition attentive des notes et comptes rendus.
La tâche est sans doute difficile et ne pourra s'accomplir que progressivement, mais sa réalisation est la condition d'une nouvelle jeunesse et de la réinsertion de la revue dans l'actualité de la recherche et de la vie, telle qu'elle avait été initialement conçue par ses fondateurs C'est à cette entreprise que s'attachent ses directeurs au seuil de cette quatre-vingt et unième année
Le Comité de direction[643]
Annexe 5 : Deux paradigmes opposables ?
Géographie classique« Nouvelle » Géographie
ValeursPrimat accordé aux « faits », aux « réalités », au « concret »....
Neutralité (politique, sociale) de la recherche scientifique.Primat accordé à l’interprétation et à l’établissement de théories.
Le scientifique est engagé politiquement et/ou dans l’action.
MétaphysiqueLe géographe a un accès direct et fiable à la réalité. Absence de séparation entre le monde empirique et les « lois », qui sont co-extensifs et soumis à un régime unique de factualité.La réalité est insaisissable en soi ou dans sa globalité. Nous devons en passer par des schémas préalables d’intelligibilité qu’il s’agit de tester.
ObjetLa géographie vise à la compréhension des lieux pris pour eux-mêmes par la mise en avant des caractéristiques du milieu (naturel le plus souvent) considéré comme un donné.La géographie est la science de l’organisation de l’espace. Elle pose des problèmes relatifs aux formes d’interaction entre les lieux — et ceci sur la base de problématiques explicites.
Exercices-typesExcursion de terrain
Commentaire de cartes
« Leçons » de géographie régionaleModélisation (mathématique ou graphique)
Recherche de classifications automatisées (ACP, etc.)
InstrumentationCartes et autres documents iconiques (dont photographies)
Relevés de terrainInformatique
Outils mathématiques et statistiques

Généralisations symboliquesEssentiellement verbales : des notions dérivées du langage ordinaire (milieu, paysage, genre de vie, région, ville, etc.) qui par un usage abondant signent l’identité disciplinaire.Des concepts
Des formules mathématiques comme Iij=k.PiPj/dij (loi de Reilly)
Des modèles graphiques (pavages hexagonaux, modèles auréolaires, fractales, etc.)
Annexe 6
« La chasse de la famille K. »*
L’histoire ne sait plus pourquoi il y a un an, la famille K. avait décidé de chasser le Moséca sur son domaine. À cette époque, toute la famille était installée sur les terres du Nord. Depuis, elle avait migré une première fois dans le Midi. Mais c’est à sa réunion d’automne, toujours dans le Sud, qu’elle devait examiner le tableau de chasse que les plus intrépides avaient pu réunir. Il faisait beau ; une chance en cette saison. D’ailleurs la sécheresse sévit encore. Un bien pour les vignes ; mais le bétail ?
La chasse était maigre : quatre pièces seulement, dont l’une n’avait même pas pu être examinée. On reconnut que ce gibier à traquer était fort nouveau, et qu’on y était peu préparé : c’étaient des espèces très difficiles à approcher, et pire, à cerner. À peine réussissait-on à bien les reconnaître !
Après ce constat plein d’amertume, la famille K. se mit à parler de ces bêtes curieuses, faisant appel à tout ce que la mémoire des Anciens pouvait retenir des chasses d’antan. C’est alors que M. le montagnard se rappela avoir déjà observé ces bêtes, chez lui, il y avait de cela bien longtemps. C’était une période de mue — ou peut-être un peu avant la mue — il les avait suivies quelque temps, puis avait perdu toute trace. Porté par [45] l’écoute attentive de toute la famille K. — sauf les jeunes, un peu turbulents, qui pensent toujours que les anciens radotent, il se mit à rechercher les vieilles pistes suivies autrefois, retraçant dans les méandres de sa mémoire vacillante le grand sillon qu’il avait alors emprunté. L., l’un des plus anciens, fort vif au demeurant, qui accueillait toute la famille sur ses terres en cet automne radieux, ne fut pas en reste. Il se rappela qu’il avait entendu parler, dans quelques endroits reculés où il avait accédé au cours de longues promenades, d’une variété curieuse de volatiles que les gens du pays appelaient dans leur langage imagé, des « Zi-Pies » (pourquoi « Zi » ?). C’étaient sans doute des exemplaires rares, un peu anormaux, venus d’on ne sait où exactement, mais qui méritaient bien d’être observés de près par d’autres que ces villageois à bon droit méfiants. C., toujours bouillant, eut tout à coup la révélation : il était sûr d’avoir aperçu, pas plus tard que la veille, une bande d’oiseaux qui avaient quelque chose à voir avec l’appendice caudal d’une des quatre pièces, ramenée par les jeunes chasseurs.
Et d’autres témoignages de s’accumuler... Une grande effervescence s’empara de toute la famille K. Certains voulurent toutefois modérer l’ardeur des plus enthousiastes pour ce nouveau gibier omniprésent. Ne fallait-il pas, avant de repartir en chasse, sentir les pistes suivies par les volatiles, forger de nouvelles armes [46] pour piéger ce gibier insaisissable, tels des consceptus pour les traquer, et des catégories pour les enfermer ? Certains soutinrent, mais on les écoutait peu, qu’il n’y avait ka bien regarder les marques mortelles d’une des quatre pièces pour concevoir les armes efficaces ; d’autres rappelèrent que dans le temps, deux ancêtres avaient préparé des filets pour un genre de volatile très proche, apparemment...
Mais rien n’arrêtait plus la famille K. Chacun avait son mot à dire. Qui de se rappeler que sur sa terre, il avait eu l’occasion de frôler la bête, de repérer une coquille vide, d’observer un nid ; qui d’attirer l’attention sur une piste peu défrichée, sur un territoire vierge, sur les déserts mal connus...
Que chacun parte à la chasse, armé de toute cette expérience accumulée, de ses armes personnelles et de son sens du terrain. La famille K. allait faire une belle chasse.
Chacun rapporterait une prochaine fois, de ces terres lointaines et éparpillées, un exemplaire de ces petits mosécas dénichés dans leur terroir. De vrais petits k. ! On les accumulerait, et tous ces petits k. formalisés et épinglés de préférence sur une ronéo (l’intendant B. s’en charge si bien), et on les trierait et on les appellerait des MO-NO-GRA-PHI ! !
Archives de la planète K.[47]

Annexe 7
Le travail de Franck Auriac sur le vignoble languedocien
Le travail effectué par Franck Auriac sur le vignoble du Languedoc est inaugural d'un nouveau rapport de la géographie à l'objet « vignoble ». Pendant longtemps, la géographie viticole est demeurée le territoire réservé de monographes scrupuleux qui, de Roger Dion à Philippe Roudié, ont cherché à mettre en valeur la spécificité inaliénable de telle ou telle appellation, de tel ou tel cru. à plus d'un titre, cette géographie viticole incarne un classicisme géographique absolu par ses approches (histoire et analyse des conditions physiques), par ses objets (l'exploitation, le terroir, la « qualité ») et par un questionnement terriblement vague (qu'est-ce qui fait un vin : la terre ou les hommes ?). Très vite, la géographie viticole tend à déplacer son attention de l'ensemble régional (le vignoble) au produit (le vin) ; ce qui implique souvent beaucoup d'affect (on a fait sien un vignoble) et très peu de latitude critique. La géographie viticole est un acte d'amour, ce qui explique sa perspective forcément idiographique.
Les travaux de Franck Auriac introduisent une rupture décisive dans la prise en compte de l'objet « vignoble » par la géographie. Le vin cesse d'être l'enjeu et l'horizon de l'analyse, de sorte que l'on ne peut plus parler de « géographie viticole ». La rupture est surtout méthodologique : au lieu d'aller quêter une illusoire spécificité régionale, l'auteur postule un « vignoble-système, [c’est à dire un] vignoble explicable par une totalité qui l’organise, d’où le choix d’une méthode intégrative »= vignoble système, [c'est-à-dire un] vignoble explicable par une totalité qui l'organise, d'où le choix d'une méthode intégrative. Dans le cadre de l'analyse systémique, le choix du vignoble languedocien est présenté comme un « exemple » et une « étape de recherche ». La démarche est première, l'objet second.
Les quelques pages qui suivent sont une tentative pour mieux cerner l'approche systémique à l'oeuvre. Nous nous sommes essentiellement basés sur la contraction de la thèse d’État, parue chez Économica, sur quelques articles, et sur un schéma systémique disponible dans différents articles, de Franck Auriac ou de ses commentateurs (Daniel Loi notamment). Il est nécessaire de rappeler les réserves que l’auteur a faites à l’encontre de ce schéma, qualifié en 1984 de « formalisation simplifiée ». Après avoir, dans un premier temps, examiné les tenants et les aboutissants de l'analyse du système économique « vignoble du Languedoc », il s’agit de comprendre le concept de système spatialisé et les notions connexes de spatialisation et spatialité. Bien souvent, la présente étude s'est heurtée au considérable mouvement d'auto-commentaire qui caractérise l'ouvrage de Franck Auriac : ce dernier est toujours le premier à expliciter, définir, dégager des perspectives méthodologiques; de sorte que ce travail ne pouvait être au mieux qu'une paraphrase de ce qui est dit par l'auteur lui-même.

Le construit systémique
un système économique
L'analyse de Franck Auriac part d'une hypothèse déductive := le vignoble est considéré comme une réponse systémique AND a-capitaliste aux forces économiques dominantes (...) « le vignoble est considéré comme une réponse systémique et acapitaliste aux forces économiques dominantes (...) ».[p. 13]. À partir de ce postulat, la présentation des travaux établit un construit systémique, c'est-à-dire tend à reconstituer (ou traduire) le système « vignoble » à partir de grilles propres à l'herméneutique systémique. Cette approche suppose un va-et-vient permanent entre le modèle proposé et un certain nombre de faits socio-économiques investis par l'analyse. Il nous semble toutefois que F. Auriac considère l'hypothèse systémique comme un existant plutôt que comme une simple grille pertinente. En somme, le système ne serait pas une représentation opératoire du réel mais un fait en quelque sorte méta-factuel. Nous ne pousserons pas plus avant cette supposition dans l'exposé présent, nous contentant de présenter l'intégration des faits dans la perspective systémique.
Hypothèse fondatrice, la systémicité du vignoble languedocien renvoie à un constat historique élaboré dans une perspective marxiste : « le vignoble languedocien est une réponse contradictoire aux processus économiques dominants. En effet, il paraît résister depuis près d’un siècle à tout ce qui, logiquement, aurait dû le faire disparaître : production pléthorique et effondrement des prix, désinvestissement capitaliste, concurrence, volonté politique de le réduire, etc.» [p. 10]. La contradiction cadre français/vignoble languedocien est conçue comme une opposition entre un méta-système et son sous-système, qui se maintient du fait même de sa résistivité.
Une fois l'hypothèse émise, il s'agit de construire le système en dégageant son émergence dans l’histoire (ou diachronique) et son mode de fonctionnement. Tout système étant « un ensemble d’éléments en interaction » [p. 193], l'analyse a pour objet de cerner leur « assemblage », après les avoir isolés. Le plan de l'ouvrage mime, en quelque sorte, ce dégagement progressif des pièces du vignoble-système, saisies dans un faisceau d'interactions.
Le construit
Le vignoble ne devient système qu'à partir du moment où s'instaure la contradiction de finalité socio-économique entre le système global et le sous-ensemble « vignoble ». Jusqu'au début du xxe siècle, le vignoble languedocien s'est caractérisé par « un modèle d’évolution capitaliste », associant de vastes investissements urbains, une concentration progressive des exploitations et un fort développement de la « contradiction sociale » (c’est à dire de fortes tensions) au sein de l'ensemble social concerné par l'activité « viticulture ». La transformation de l'ensemble capitalistique « vignoble du Languedoc » en un système à fort degré d'autonomisation, dans lequel la contradiction sociale a été gommée et portée hors-système, est caractérisée par l'auteur comme « une phase historique unique et non-reproductible, où les éléments aléatoires jouent un rôle parfois important », soit la systémogénèse, incident fondateur du système.
La systémogénèse, telle que la conçoit Franck Auriac, suppose la combinaison circonstancielle de facteurs multiples qui, sous l'effet d'un catalyseur socio-économique, aboutit à l'intrication totale des éléments d'un ensemble en ce qui n'est plus simplement ensemble mais système. La figure reproduite ci-après rappelle clairement quels sont ces facteurs ou « structures en place », qui ont permis « l’apparition des éléments du futur système » : la tradition viticole de l'espace concerné, les capacités d'investissement du réseau urbain local et l'ouverture d'un marché national à la suite (notamment) du développement du réseau ferré. Toutefois, ces facteurs n'auraient produit qu'une « vague extension de la vigne » sur des bases capitalistes, si n'intervenait pas le facteur catalytique (systémogénétique) qui produit la contradiction : le vignoble a connu de gros problèmes de mévente dans les premières années du siècle, liés notamment à la concurrence du vignoble algérien. Cette crise, qui fut d'abord une succession de chute des cours, a culminé en 1907, année qui sert de repère pour dater la systémogénèse. Que se passe-t-il alors ? La contradiction sociale, jusque là interne aux acteurs sociaux du vignoble, est externalisée, dans un mouvement de revendication unissant l'ensemble des couches sociales contre le pouvoir national. Et F. Auriac de souligner l'infléchissement des cibles de la revendication viticole et « l’ambivalence du mouvement », qui associe dans un très large recrutement « des propriétaires, petits, moyens ou grands », des ouvriers, des négociants, donnant l'impression d'un « curieux amalgame » aux observateurs extérieurs (Jaurès entre autres). Et F. Auriac de conclure : « la dialectique contredit la structure dont la base économique reposait sur le capitalisme viticole spatialement structurant. 1907, date d’inversion, date systémogénétique, en rejetant la contradiction hors de la place, inaugure la création d’un système socio-économique spatialisé pour lequel toute l'énergie consistera à assurer la survie face aux crises chroniques.» [p. 73].
L'élément de base du système est certainement l'exploitation agricole. L'ensemble des exploitations constitue le premier « niveau syntagmatique » (c’est à dire qu’elles constituent le réseau des éléments « de base ») du système, ou encore sa trame, terme qui désigne la disposition des éléments du système les uns par rapport aux autres. Toutefois, la définition des éléments de base n'a pas été limitée aux seules exploitations : il n'y a pas homogénéité absolue des « pièces » constitutives du premier niveau syntagmatique du système. Sur le schéma synthétique reproduit ci-après,
on voit qu’il y a un certain nombre d’éléments, trois types d’exploitation (exploitations moyennes, exploitations capitalistes, petites exploitations à temps partiel) ; les villes de la région, source de capital et d’emplois, et les coopératives. Entre ces= on voit qu'il y a un certain nombre d'éléments, trois types d'exploitation (exploitations moyennes, exploitations capitalistes, petites exploitations à temps partiel); les villes de la région, sources de capital et d'emplois, et les coopératives. Entre ce éléments, des flux de main d'oeuvre et de travail, de services, et aussi des rapports de force peuvent être distingués. L'ensemble des flux partant et/ou arrivant à un élément assure la pérennité de celui-ci malgré les conditions adverses. Ainsi, par exemple, la micro-exploitation se maintient en partie grâce aux emplois offerts par les grandes exploitations et par le marché urbain, et aux services rendus par les coopératives. Réciproquement, la force de travail excédentaire des micro-exploitations assure les compléments nécessaires aux grandes exploitations, et permet aux coopératives de s'assurer un volume d'activité suffisant.
Voici caractérisés les éléments constitutifs du système. Il est important de souligner que les rapports de causalité impliqués par le construit systémique diffèrent profondément de ce que l'on pourrait appeler la causalité classique : « la chaîne cause - effet est sur un support de durée, l’une précédant l’autre. Il convient de rompre cette superposition et de bien voir qu’il n’y a nullement idée d’antécédence, donc de temps, dans la causalité systémique. Durée et causalité sont dissociés. »= la chaîne cause-effet est sur un support de durée, l'une précédant l'autre. Il convient de rompre cette superposition et de bien voir qu'il n'y a nullement idée d'antécédence, donc de temps, dans la causalité systémique. Durée et causalité sont dissociés [p. 194]. D. Loi a aussi pu définir la causalité systémique à l'oeuvre ici comme une « causalité à flux entre des objets », par opposition à la « causalité linéaire », encore utilisée pour rendre compte de la mise en place des facteurs ayant permis la systémogénèse. La causalité systémique est circulaire et s'appréhende à travers des interrelations (synchroniques) et des interactions (diachroniques).
Finalité
Le vignoble-système est orienté dans une perspective que Franck Auriac définit comme « approfondissement de la contradiction entre méta-système et micro-système viticole »= approfondissement de la contradiction entre méta-système AND micro-système viticole. Que faut-il entendre par là ? Le vignoble-système s'étant constitué comme tel par réaction à la logique libérale du marché du vin en France, on conçoit que son horizon premier, vis-à-vis du méta-système français, est le maintien de prix stables. Dans le chapitre intitulé « finalité », l'auteur montre que la marginalisation des metteurs en marché traditionnels (négoce « capitaliste ») va de pair avec un consensus d'action revendicative des diverse couches sociales du vignoble. « La défense acharnée des prix du vin » fédère les initiatives de revendication sociale, dirigées contre des instances extérieures au vignoble-système : l’État français dès 1907, puis « Bruxelles », à partir des années 1970. F. Auriac parle de « quasi-intentionnalité » pour désigner le faisceau d'intérêts convergents à l'origine de la contradiction sociale, créatrice du vignoble-système. Cette quasi-intentionnalité est donnée comme le moteur du système, comme sa finalité, principe qui n'est « ni interne, ni général, ni métaphysique » : la finalité du sous-système n'a de sens que dans la relation au méta-système et dans une perspective précise (la reproduction de la contradiction). Outre les phénomènes revendicatifs, le système a recours à des agents qui ont un pouvoir de stabilisation (maintien des prix) et participent de la contradiction. Ainsi les caves coopératives.
Fonction holonique
Les caves coopératives ont une place spécifique dans le système échafaudé ou repéré (c'est selon) par Franck Auriac : élément hiérarchique structurant, elles ont pour fonction de minimiser l'entropie (c’est-à-dire le désordre, ou la désagrégation sociale) dans le système en endossant un rôle organisateur. L'auteur souligne qu'elles sont nées d'un idéal socialiste, « objectif réel d’autonomie par la solidarité et la complémentarité des producteurs » [p. 111]. Toutefois, la perspective systémique laisse entendre qu'il y a eu plus ou moins subversion de cet objectif. « [La coopérative vinicole] minimise l'entropie du vignoble-système, qui serait maximale si tous les viticulteurs vinifiaient et commercialisaient individuellement.» [p. 109]. Les coopératives sont devenues des agents de production agricole et de commercialisation, dont le maillage serré, couvrant la totalité de l'espace viticole, est manifestation de leur pertinence au sein du système.
Là est la fonction holonique des coopératives : du fait de leur position hiérarchique, elles incarnent l'élément stabilisateur (organisateur) du système. Elles participent de son équilibre homéostatique. Par ailleurs, elles sont une forme de polarisation interne au système.
Auto-reproduction
« L’auto-reproduction d’un système, c’est la mobilisation, en permanence, de toutes les ressources internes. [...] L’auto-reproduction, assurant l’existence ou la survie, se développe sur le front de la contradiction principale »= L'auto-reproduction d'un système, c'est la mobilisation, en permanence, de toutes les ressources internes. (...) L'auto-reproduction, assurant l'existence ou la survie, se développe sur le front de la contradiction principale [p. 141]. Dernier concept systémique fondateur, l'auto-reproduction désigne l'ensemble des mécanismes par lesquels le système viticole assure son maintien face au système englobant. Concrètement, le principe renvoie à un certain nombre de succès du vignoble-système : il a détourné à son profit le système d'irrigation du Bas-Languedoc qui devait favoriser la conversion des parcelles viticoles en parcelles arboricoles (40% des terres viticoles étaient irriguées en 1982 !), il résiste aux politiques d'arrachage tout en captant les primes qui y sont associées, il sait introduire des cépages nouveaux pour effectuer sa reconversion qualitative, etc. L'auto-reproduction permet de configurer les stratégies permettant au vignoble-système de maintenir son équilibre homéostatique, tout en donnant l'impression extérieure de mutations qui le condamnent.
L'auto-reproduction renvoie également à des faits de redistribution spatiale : « remontée » de la vigne sur les coteaux, définition d'appellations locales et tout ce qu'Auriac désigne comme « redistribution des places ». D'où la nécessité de réintroduire l'espace...
Un système spatialisé
Jusqu'à présent, nous n'avons envisagé le vignoble-système que dans une perspective socio-économique. Pourtant, la contribution théorique majeure de Franck Auriac est sans doute d'avoir réussi à préciser ce qui relevait du spatial, et notamment d'avoir réussi à montrer que l'espace avait une fonction systémique décisive dans le cas étudié. Les analyses proprement géographiques sont sans doute la part la plus complexe et la plus délicate d'un travail globalement très exigeant. La précaution majeure que prend l'auteur est de rappeler le caractère second de l'espace, toujours produit, jamais premier. C'est pourquoi il est question de système spatialisé et non de système spatial. Trois modalités spatiales décisives impatronisent l'espace comme enjeu majeur du vignoble-système : ce que F. Auriac appelle « spatialisation », « potentialisation spatiale » et « spatialité ».
Spatialisation
Originellement, la spatialisation du vignoble-système se donne dans la prise de conscience, par l'ensemble des couches sociales concernées, d'une dimension régionale du mouvement revendicatif. Cette affirmation régionale, ancrée dans des repères culturels, procède du mécanisme systémique : affirmer les liens régionaux contre l’État national et le négoce va de pair avec la minoration des contradictions sociales internes à la région.
Parler de spatialisation du système permet aussi d’insister sur le fait que l'espace produit n'est pas simplement un espace-support, mais qu'« il a ses propres champs de force, [...] ses propres déterminismes, que la spatialisation véhicule dans tout le système »= il a ses propres champs de force, (...) ses propres déterminismes, que la spatialisation véhicule dans tout le système [p. 185]. En somme, il faudrait entendre par là que la pertinence de l'espace, comme paramètre systémique, ne se réduit pas à l'inscription spatiale de phénomènes sociaux. L'espace posséderait des caractéristiques propres, non neutres quant à la (re)-production du système, l’érigeant en enjeu (en protagoniste ?) de cette dernière. La spatialisation du système implique une relation dialectique entre le système et son espace produit : l'espace produit réalise une potentialisation spatiale du système, soit l'ensemble des faits spatiaux inhérents au mécanisme systémique ; par retour, l'espace intervient comme facteur systémique, qui contribue à l'auto-reproduction du système : c'est la spatialité.
Potentialisation spatiale
Le fait majeur de la potentialisation spatiale est l'affirmation d'un « effet de centralité », étudié par notre auteur dans le premier chapitre : le vignoble-système est muni d'un « cœur de haute viticolité » biterro-narbonnais, au-delà duquel le pouvoir structurant du vignoble décroît progressivement. On retrouve là un modèle gravitaire, avec ceci de particulier que les mouvements de diffusion de la « nouveauté » (caractéristique décisive de l'auto-reproduction) se font toujours de manière centripète, de la périphérie vers le centre du système spatialisé. F. Auriac donne pour exemple la diffusion du mouvement coopératif. On pourrait constater le même phénomène, s'agissant de la diffusion des cépages de qualité. L'explication donnée à ce phénomène d'internalisation est que l'entropie (ou désordre) propre à toute innovation est plus facilement contenue lorsqu'elle se développe en position marginale. Les deux cartes reproduites ci-après matérialisent cette organisation de type centre-périphérie. Pour obtenir ce résultat, Franck Auriac a développé un ensemble d’analyses multivariées, combinant analyse factorielle des correspondances et classification multivariée — dont la figure 1.3 est le résultat « direct » et la figure 1.4 l’interprétation globale en schèmes d’analyse spatiale.
Outre la production de cet espace à fort effet de centralité, le système, de par son organisation hiérarchique, crée des discontinuités spatiales secondaires. Celles-ci se manifestent par une micro-polarisation, induite par les caves coopératives ou, à un niveau supérieur, par les groupements de producteurs. Inversement, cette potentialisation sous forme de micro-polarisation facilite une minimisation des coûts d'acheminement des récoltes, et par là-même contribue à la réduction de l'entropie dans le système. Les caractéristiques spatiales entretiennent la dynamique systémique.

Spatialité
« La spatialité s’affirme chaque fois que le système, hiérarchisé et structuré, fait appel aux flux spatiaux pour réédifier son équilibre, chaque fois qu’aux agressions externes qui le mettent en danger il doit répondre par une stratégie de redéploiement de ses forces.» [p. 178]. La spatialité dérive des avantages de la proximité : la minimisation des distances signifie non seulement la réduction des coûts, mais aussi une plus grande cohésion entre les éléments de la trame. À titre d'exemple, F. Auriac étudie la relation vigne-vignoble qui « par essence spatiale, est d’un splendide intérêt heuristique » [p. 179].
Avant la systémogénèse, la ville porteuse de capitaux a joué un rôle décisif dans l'édification du vignoble capitaliste. C'est elle qui a permis une extension suffisante du vignoble pour que des phénomènes de continuité spatiale interviennent dans la systémogénèse. Dans le contexte du vignoble-système, F. Auriac suggère une inversion du rapport ville/vignoble, qui en quelque sorte tourne à l'avantage de ce dernier, « qui dispose de [la ville] pour se reproduire ». Les flux de capitaux ont cédé la place à des flux de travail, au regard desquels les villes font figure de réservoirs de main-d'oeuvre occasionnelle pour le vignoble. La relation de proximité est ici déterminante, qui montre bien le rôle de l'espace (comme distribution) dans la reproduction du système. La relation proxémique (= de proximité) n'est pas mono-fonctionnelle : on pourrait aussi insister sur l'usage que le vignoble fait de la péri-urbanisation.
Toutefois, il convient de noter qu'après avoir joué un rôle décisif dans la coalescence spatiale du vignoble, le réseau urbain, en relation proxémique très localisée avec les campagnes, ne joue plus qu'un rôle périphérique de participation aux « adaptations spatiales systémiques ».
Conclusion
Parmi les nombreux auteurs systémistes qu’a connus la géographie humaine française dans les années 1970-1980, Franck Auriac est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la « voie heuristique » ou « compréhensive », proposée par la TSG et ses interprètes intellectuels français (Edgar Morin, Yves Barel) de l’époque. Son travail manifeste une rigueur conceptuelle et une créativité dans le transfert de la grille systémique à l’objet « vignoble » tout à fait remarquables. Il combine le systémisme avec des perspectives marxistes hétérodoxes (pour l’époque) tout à fait stimulantes. Ses réflexions sur l’espace produit, manifestement peu examinées à l’époque, méritent qu’on les réévalue. Elles ont l’inconvénient de prendre à rebours la tradition centrale de la théorie spatiale française (telle qu’incarnée par Philippe Pinchemel et Roger Brunet). Le propos est certes plus intellectualiste : il évacue la question de la matérialité et de la réalité existentielle des objets géographiques au nom de l’effort de construction intellectuelle.
En revanche, on pourrait regretter que Franck Auriac ait abandonné son objet ultérieurement et ne l’ait pas réexaminé lorsque les appellations d’origine contrôlée se sont multipliées dans la région languedocienne : ont-elles sonné le glas du « vignoble-système » tel qu’il l’avait décrit ? Peut-on encore envisager la viticulture de cette région comme une réponse a-capitaliste ? D’un certain point de vue, le lecteur d’aujourd’hui est un peu gêné par l’aspect figé du vignoble-système tel qu’il a été décrit. Les apports conceptuels postérieurs, formalisant des systèmes « dynamiques », « évolutifs », pourraient-ils apporter un surcroît d’intelligibilité à cet objet, ou aider à penser les évolutions contemporaines ? Cela n’a rien de certain. En tout état de cause, la théorie comme le référentiel empirique ont largement évolué depuis 1982, mais notre auteur s’est tourné vers d’autres préoccupations et d’autres objets.
D'un point de vue strictement métaphysique, demeure pour nous une interrogation lancinante. Jusqu’aux dernières lignes de l’ouvrage se perpétue une ambiguïté quant au statut de l’approche systémique pour l’auteur : est-elle la révélation d'un système qui existerait en tant que tel (qui serait en quelque sorte lui-même un « fait » au-delà des faits) ou est-elle seulement une grille d’analyse et d'organisation des « faits » à fort pouvoir heuristique et herméneutique ? Nos convictions personnelles nous feraient plutôt adhérer à la seconde position, considérant que l'approche systémique est, pour les sciences sociales, un remarquable langage qui donne des contours à une réalité en soi floue, fuyante et fugitive. Mais comment le démontrer ?
Index des noms propres et des mots-clés INDEX \c "2" \z "1036"  Adorno, T. W., 5
Almeras, G., 38
Althusser, L., 8, 270-271, 278, 282, 296, 306-308, 321, 351
Auriac, F., 14, 18-19, 145, 236, 263, 273, 278, 284-287, 298, 308-309, 314, 329-339, 341-342, 354
Austin, J. L., 40, 74
axiologie, 73, 79, 120, 123, 337
axiologique, 10, 73, 76, 118, 120, 122-123, 156, 163, 225, 302, 342, 345
Bachelard, G. 8, 21, 114, 201, 233, 246, 250, 261, 270-271, 278, 282, 295-296, 328
Bailly, A., 43, 281-282, 285, 292, 299-301, 304, 307-308, 321, 323, 354
Barthes, R., 103
Bataillon, C., 7, 280
Baudelle, G., 34, 61, 82, 218, 333, 338-339
Baulig, H., 8, 47, 51-54, 56, 90-96, 101-102, 110, 124, 154, 242, 262, 350
Beaujeu-Garnier, J., 9, 122, 125, 142, 151-153, 155-156, 158, 165-177, 180, 182, 193, 195, 204, 218, 220-223, 233-234, 238, 240, 242-243, 245-246, 248-249, 251, 261, 263-264, 267, 269-270, 286, 289, 292, 299
Béguin, H., 9, 144, 275, 281-282
Berdoulay, V., 12, 31, 44, 65, 285, 307
Berthelot, J.-M., 13-14, 16, 31-32, 34, 120, 255, 345, 349, 355
Bertrand, G., 178, 220, 240, 263, 278, 280, 282
Besse, J.-M., 14, 32, 57, 115, 134, 145, 198, 289
Blanchard, R., 31-33, 48-50, 52-60, 75, 82, 84, 87, 102
Boltanski L. & Thévenot, L., 8, 345
Bonnamour, J., 123, 151-153, 287, 301-302, 339
Bourdieu, P., 134-135, 139-140, 143, 233, 237, 261, 263
Bouveresse, J., 123
Broc, N., 15
Brunet, R., 12, 14, 19, 69, 85, 178, 237, 239-240, 244-245, 247-253, 254, 258, 263, 275, 282, 285-287, 289, 291-292, 299-300, 316, 323, 327, 330, 333, 338, 340-342, 349, 354-355
Burton, I., 150, 172, 253-254, 305
Callon, M., 9, 85, 115, 181
Chamussy, H., 107, 147, 150, 251, 264-265, 280, 282-285, 303-304
Charles, M., 108, 321
Charre, J., 150, 265, 280, 303-304
Châtaigneau, Y., 48, 52-53, 55-56
Chesnais, M., 184
Chevalier, J., 285
Chevalier, M., 7, 15
Cholley, A., 7, 18, 37, 70, 75, 87, 89-93, 97-102, 104, 110, 124-127, 156, 158, 161, 218-219, 224, 330, 350
Claval, P., 14-15, 17, 32, 90, 119, 138-139, 141-142, 150-161, 165-166, 169, 180, 182, 193, 204, 218, 221, 235, 238, 240, 242, 244, 246-249, 263, 270, 279, 281, 288-289, 293, 298-299
clause de réalité, 20, 36, 42, 118, 130, 220, 317, 326, 333, 339-340
combinaison, 33-34, 41-42, 61-62, 72-74, 91-92, 94, 96-99, 104, 108, 126, 156, 174, 248, 276, 278, 310, 331-332, 334, 336-337
complexes, 33-34, 64, 66, 72, 75, 92, 95-98, 103, 108-110, 156, 167, 188, 193, 198, 207, 213, 225-226, 321, 325, 330, 332, 339
constructionnisme, 25, 26, 200, 297, 345-346, 352
constructivisme, 19-22, 24, 50, 200, 235-236, 295-299, 302, 308, 314-316, 318-320, 322, 327, 329, 332, 339, 342, 345-347, 351
critique, 10-12, 15-16, 21, 25, 36, 50-52, 55, 66, 94, 104, 106, 114, 129, 134, 137, 144-145, 147, 150, 152, 157-158, 161, 166-169, 171-172, 179, 181-182, 185, 187-188, 196, 200-202, 213-216, 225-226, 230, 233-235, 237-240, 242, 244-248, 250-251, 253-257, 260, 262-265, 267, 269-278, 281-285, 296, 300-302, 306-307, 309, 314, 316-317, 319, 321-322, 327-329, 331, 333-334, 338, 340, 343-346, 351, 355
Damette, F., 289
Dardel, E., 109, 218-219, 316
Dauphiné, A., 263, 277-278, 282-283, 309-310, 312
Debarbieux, B., 323, 341, 345
déictique, 106, 123, 222, 245, 256, 330, 343
Demangeon, A., 16, 31-34, 42, 46-55, 75, 81, 87, 89, 102, 104-105, 107-108, 120, 124, 154
déterminisme, 31, 74-75, 84, 94, 107-108, 125-126, 128, 150, 159, 184-185, 189, 198, 261, 297, 302, 352
Dollfus, O., 151-156, 158, 177-180, 185, 204, 218, 221-223, 230, 240, 242, 248-249, 299, 317
doxa, 38, 49-50, 52-53, 56, 60, 69-70, 87, 94, 100, 107, 114-115, 122, 124, 152, 154, 173, 175, 183, 196, 222, 239, 252, 260, 274, 304, 307, 315, 342, 351
Dresch, J., 45, 69-71, 79, 257, 280
Dupriez, B., 10, 36, 59, 81, 242, 311
Durand-Dastès, F., 113, 263, 273, 289
école française de géographie, 12, 14, 16, 31-32, 34-35, 38, 40-44, 51, 61, 66, 69-70, 90, 101, 107, 110, 151, 178, 276, 287, 350
écriture, 8-9, 12-13, 15, 34, 36-37, 44, 46-47, 49, 51, 56-57, 60, 63, 67, 71-72, 78, 80-81, 85-87, 101-102, 166, 181, 195, 224, 236, 269, 314, 342, 345-346, 353, 355
énoncé, 12, 23, 40, 44, 56, 59, 98, 106, 109, 117-118, 122-123, 125, 128, 131-132, 167, 169, 192, 195, 205, 223-224, 237, 248, 261, 296, 318, 325, 341, 343
énonciation, 8, 9, 13, 37, 46, 56, 75, 78-79, 85, 98, 101, 119, 121-122, 134, 137-138, 158, 165, 171, 191, 195, 246, 277, 314, 321, 323, 334, 338, 342
épistémè, 21, 25, 44, 67, 101-102, 181, 192, 295, 308, 314, 351
espace, 8, 14, 23, 25, 41, 51, 59, 62-63, 65, 76, 84, 90, 98, 108, 122, 133, 138, 150, 152, 154-155, 160, 166, 169-170, 172, 174-175, 177-180, 185, 190, 195, 197-199, 201-204, 208, 210-212, 214, 217-224, 244, 248, 255, 258-259, 263, 271-272, 275-276, 278, 281, 283-284, 288-292, 300, 302, 307, 310, 317-318, 321-322, 328-341, 346, 351, 353-355
Faugères, L., 145, 289
Febvre, L., 13, 31, 44, 66, 105, 352
Fel, A., 37, 238, 240, 245, 247-250, 255
Ferrier, J.-P., 240, 284, 298
figure (sens stylistique), 12, 15, 22, 33, 36, 40, 44, 48, 60, 64, 79-82, 154, 157, 180, 185, 240, 311-312, 339
Foucault, M., 114, 280, 296, 306, 316, 327
Frémont, A., 240, 285
Gallois, L., 16, 19, 31-32, 34, 37-40, 41-42, 47, 53, 56, 70, 75, 81, 87, 89, 101, 102, 121, 250, 278
Genette, G. 47, 51-53, 80, 195, 254, 317, 323
George, P., 7, 18, 25, 41-42, 96, 104-107, 108-109, 125-126, 142, 149-150, 153, 156, 159, 163-164, 171, 181-182, 183-216, 220-230, 240, 242, 244-246, 249, 251-253, 255-257, 260-261, 269-270, 273, 285, 299-300, 305, 317, 330, 339, 350, 352
Gottmann, J., 25, 84, 90-91, 93-94, 107-110, 137, 149, 181, 193, 218-219, 263
Gould, P., 144, 240, 310-311, 345
Grataloup, C., 144, 266, 271, 274, 279-280, 285, 301-302
Groupe Dupont, 143-145, 147, 184, 226, 251, 263-264, 265, 268, 276-279, 282, 284, 286, 288, 291, 302-303, 306, 312, 318, 320, 324, 331
Guglielmo, R., 176, 263, 272-273, 280, 283
Hacking, I., 14, 20-22, 24-25, 32, 113-114, 132, 136, 184, 220, 223, 249, 295-297, 333, 342, 345
Haggett, P., 144, 172, 178-179, 240, 254, 290
Harley, J. B., 345
Hérin, R., 285
hétéronomie, 170, 172-181, 191, 223, 229, 344, 350-351
humaniste, 49-50, 75, 87, 121, 124, 136, 145, 162-163, 184, 190, 199, 202, 209, 212, 215, 279, 284-285, 307, 328, 352
humanistique, 279, 284, 307, 352
idéologie, 7, 20, 22, 85, 124-125, 134, 185-187, 189, 200, 226, 229, 235, 237, 264, 270-271, 278, 282-284, 297, 314, 316, 318, 320, 325, 331, 340, 351
idéologique, 66, 123, 144, 162, 196, 200, 246, 261, 267-268, 272-273, 279, 284, 297, 319, 338
interaction, 10, 21-22, 24, 38-39, 113, 132-133, 135-137, 177, 193, 196-197, 211, 219, 222, 250, 274-275, 277, 280, 283, 291, 297, 305, 317, 332, 334, 336, 356
interactionniste, 24, 25, 173, 192, 346
intertextualité, 46-50, 52, 57, 79, 122, 160, 178, 181, 195, 199, 204, 217, 227, 242, 279, 305, 307, 317, 321, 342
Isnard, H., 244, 256, 282, 291, 300, 303, 307
Jakobson, R., 35, 46, 58, 77-78, 268
Juillard, É., 102, 159, 193, 204, 225, 233, 240, 287
Karady, V., 44
Kuhn, T., 8, 10, 13-16, 18-20, 22-23, 35, 38, 69-70, 90, 98, 113-137, 145-146, 147-148, 183, 192, 230, 235, 243, 252, 256, 274, 284, 290, 293, 300, 318, 320, 326-327, 332, 343, 350, 353-354
Labasse, J., 108, 150, 181-182, 183-186, 188-193, 196, 201-204, 207, 212-216, 218, 220-222, 225-226, 228, 230, 233, 240, 246, 264, 267, 270, 286, 299, 305
Lacoste, Y., 69, 193, 264, 266-267, 269-273, 280, 282-283, 300, 304
Lakatos, I., 31, 114, 127, 129, 326
Lassave, P., 12, 345
Latour, B., 8, 113, 115, 296, 346
Laugier, S., 130
Le Berre, M., 143, 147, 150, 251, 265, 280, 303-304, 309, 329, 339
Le Lannou, M., 37, 91, 94-96, 101, 108, 110, 156-158, 161, 202, 266-267, 270-271, 293
Le Moigne, J.-L., 21, 295-296, 329, 333, 346
Lévy, J., 9-10, 14, 113, 245, 265-267, 269-271, 273-274, 279-280, 282-283, 285, 287, 289, 302-303, 315, 320, 329
littéraire, littérarité, 35-36, 44, 49, 53, 60, 64-65, 71, 81, 99-106, 123, 162, 164-166, 224, 229, 251, 282, 297, 301, 306, 351, 355
Lussault, M., 9-10, 113, 315, 323, 329, 346
Mai-68, 25, 139, 141-142, 144, 176, 182, 191, 230, 234-235, 237, 253, 260, 263, 265, 272-274, 276, 279, 298, 351
Marchand, B., 143, 145, 240, 245, 247, 253-254, 285, 290
Marconis, R., 7, 14-15, 293
Martonne, E. de, 16-19, 31-32, 34-35, 40-41, 45-49, 51-57, 69-87, 89, 91, 97, 99, 104, 107, 109, 120- 121, 124-127, 155, 158, 167, 224
Mathieu, N., 149, 285, 288
Mendibil, D., 16, 34-35, 82, 131
Meynier, A., 8, 100, 124, 142, 149-153, 156, 161-165, 171, 173, 180-182, 184, 191, 204, 230, 233, 238, 240, 246, 249, 251-252, 267, 269-270
milieu, 32-34, 36, 39-40, 42, 47, 64-65, 67, 91, 94, 97-99, 101, 104, 107, 121, 125-127, 132, 155, 171, 177, 185, 190, 197-198, 202, 207-208, 212, 219-223, 261, 290, 308, 330, 350, 353-354
modèle, 11, 14-16, 18-19, 23-25, 53, 55, 57, 59, 71, 87, 107-108, 113-128, 130, 132, 134, 137, 145, 160, 170, 173-174, 176, 178-180, 182-183, 185, 189-192, 201, 196, 211-212, 214-216, 217-218, 223-226, 228-230, 236, 248, 250-251, 255, 258, 273, 277, 286, 291, 300, 304, 307, 310, 313-314, 319-320, 325, 337, 340-342, 351, 353-354
Mondada, 346
naturalisme, 22, 44, 132, 296, 320, 323, 350
Nicolas-Obadia, G., 12, 14, 61, 176, 222, 245-246, 276, 282, 291, 299, 303, 325
nominalisme, 20-22, 24-25, 55, 114, 130, 134, 152, 187, 200, 292, 297, 299, 304-306, 315, 318, 322, 327-328, 345, 349, 353
normes, 24, 36, 43-44, 117, 124, 138, 140, 144, 154, 172, 181, 183, 191, 197, 204, 211, 222-223, 225, 229, 236, 298, 304, 341-342
nouveaux géographes, 16, 69, 81, 100, 144, 146, 151, 184, 234-235, 237-240, 251, 253, 256, 258, 260, 264-265, 273, 276, 278-279, 282-283, 285-288, 292, 295, 297, 299-302, 304, 306-307, 310, 312, 324, 339, 342, 346, 351-352, 355
nouvelle géographie, 119, 142-145, 173, 176, 179-180, 221, 235-263, 271-272, 281, 285-287, 289, 291, 295, 299, 302, 308, 329, 345, 349
organicisme, 63, 66, 125-126, 189
Ozouf-Marignier, M.-V., 34, 61, 82, 120, 193
Pailhé, J., 279, 280, 282, 289
Palsky, G., 82
paradigme, 10-11, 13-16, 18, 23-25, 32-33, 35-36, 38, 43, 58, 66, 69-70, 87, 90, 94, 98, 100, 107-110, 113-146, 147-148, 150-152, 161, 165, 167, 169-170, 178, 181-182, 183-184, 186, 189, 191-192, 201-202, 204, 216, 218-219, 235, 237-239, 247, 249-250, 252, 255-257, 262, 267-268, 274, 278-279, 285, 288-294, 296, 298-300, 303, 308, 318-319, 323, 349-351, 353-355
paratexte, 47, 50-53, 79, 84, 134, 158-159, 267, 342,
paysage, 25, 32, 63, 77, 80, 96, 98-99, 102-104, 127, 132, 141-142, 202-203, 211, 217, 219-223, 233, 242, 261, 278, 282, 296, 298, 306, 312-313, 318, 321, 324, 326, 346, 351
Péguy, C.-P., 7, 152
Peugniez, G., 309-310
Piaget, J., 8, 21, 169-170, 178, 233, 236, 245, 265, 283-284, 287, 303, 305, 314, 321, 327, 330, 333, 336, 352, 356
Pinchemel, P., 8, 61, 90, 103-104, 144, 218-219, 235, 240, 242, 258, 289-291, 330, 333, 338-339, 355
Poirier, L., 90, 149, 181
Popper, K., 8, 38, 114, 119, 326, 340
positivisme, 14, 32, 38, 40-42, 44, 67, 81-82, 103, 124, 161-162, 278, 295, 297, 307, 327-328, 333, 347, 350, 355
postmoderne, 11, 134, 323, 330, 345
posture, 10, 16-20, 24-25, 31, 35-36, 37-43, 58-59, 61, 64, 67, 70-72, 74-75, 77-78, 87, 90, 98, 100-101, 109, 115, 120, 122-125, 128, 134, 138, 146, 152, 156, 162-164, 182, 183-186, 190-191, 193, 196, 198, 200-202, 214, 218, 223, 233, 235-236, 250, 253, 263, 271, 273, 276, 278, 284, 292, 295-296, 298-299, 301-308, 310-312, 314-315, 317-319, 325, 329-330, 332-334, 339-340, 342, 345, 351, 355
postvidalien, 14-15, 36-39, 42-43, 47, 49-51, 53, 56-57, 60, 64-65, 70, 75, 87, 89, 101, 107-110, 119-120, 219, 342, 352
programme de recherche, 9, 31-35, 42, 66, 93, 107, 114, 350, 352
Pumain, D., 43, 108, 145, 150, 285-286, 288-289, 291-292, 323, 354
Putnam, H., 10-11, 14, 22-23, 35, 38, 132, 145, 148, 223, 295, 305, 313-315, 322, 325-328
Racine, J.-B., 144, 236, 240, 253-256, 263, 268, 275, 278-279, 281, 285, 291, 298-300, 302-304, 306-307, 351
Raffestin, C., 9, 15, 17-19, 25, 63, 109, 144, 184, 218, 226, 236, 246-247, 265, 275, 277-279, 284-285, 293, 295, 298-300, 302-313, 314-328, 329, 335, 339, 342, 351, 355
réalisme, 11, 14-25, 35-47, 53-56, 59-61, 62-67, 71, 74-75, 77-78, 81-82, 85, 87, 90, 96, 98-107, 113, 122-126, 128, 130, 145-146, 148, 152, 170, 175, 187-188, 198, 200, 202, 208, 222, 229, 235, 246, 250, 252-253, 273, 282, 284, 292, 294, 295-300, 302, 305-309, 314-315, 317, 321-325, 327, 331-333, 335, 338-340, 342, 345-347, 350-352
réaliste, voir réalisme
réalité, 5, 10, 19-22, 24, 36-42, 46, 54-55, 60-65, 71-72, 74-78, 80-82, 91, 96-106, 109, 117-118, 120, 122, 130, 132-133, 152, 155, 160, 164, 168, 172-173, 175, 179, 187-188, 190, 200, 202, 209-210, 212, 220, 222-223, 246-247, 252, 255-256, 262, 275, 283-284, 295-296, 302, 305-307, 309-311, 313-314, 317-319, 323, 325-326, 331-333, 336, 338-340, 345, 350-351
réel, 9, 21-22, 37, 39-40, 44-46, 60, 62, 74, 76-77, 81-82, 92, 99-100, 102-103, 119, 123, 173, 175, 186-189, 202-204, 210, 212, 220, 222, 228, 259, 277, 281, 283, 292, 294, 297, 304-316, 318, 321, 325-328, 333, 338-342, 345-346
région, régional, 19, 25, 32-35, 37, 39, 42-43, 45-46, 49-50, 52, 54-55, 57-58, 60, 62, 64-65, 71-76, 79, 82, 85, 93-99, 101-105, 108, 120-122, 125, 127, 132, 140-141, 152, 159, 164-165, 174, 178, 185, 187-188, 197-198, 200-208, 211-216, 217-223, 227, 230, 241, 245, 247-250, 252, 258, 261, 273, 285-287, 291, 293, 300, 302, 305, 310, 326, 329-331, 336-338, 341, 350-351, 354
renversement gestalltique, 132, 353
représentation, 11-12, 19, 21, 24, 32, 37, 41, 43-45, 49, 60, 63-65, 69, 71, 91, 95, 102, 105, 117, 120, 125-126, 128, 131-132, 138, 143, 185, 187, 189, 192, 197-199, 211-212, 216, 220, 229, 252, 255-257, 262, 279, 282-283, 285, 296, 300, 304, 307-309, 311, 319, 321, 327, 340, 345-346, 350-351
révolution scientifique, 14, 16, 113-115, 128, 130, 133-137, 145-146, 235, 252, 272, 274, 284, 351
Reymond, H., 7, 9, 144, 240, 253-256, 263-264, 267, 275-276, 278, 282-283, 291, 299-300, 303-304, 307-308, 330, 351, 355
Reynaud, A., 8, 14, 150, 233, 240, 242, 260-263, 282-283, 288-289, 293, 300
Rhein, C., 31, 44, 353
Ricœur, P., 8, 13, 323, 345
Rimbert, S., 243, 248, 250-251, 260, 297
Robic, M.-C., 3, 14, 16, 32-34, 39, 43-45, 57, 61, 69-70, 77, 82, 90, 115, 120, 123, 126, 132, 134, 139-140, 145, 149, 164, 193, 198, 218-220, 253, 263, 267-268, 278, 286-289, 300-301, 349, 355
Rochefort, M., 141, 176, 193, 233-234, 264, 273, 288
Rouge, M.-F., 90, 93, 110, 138, 218-219
Saint-Julien, T., 145, 150, 285, 288-289
Sautter, G., 19, 235, 240, 242, 245, 257-260, 287, 340-341
Scheibling, J., 7, 245, 257, 271, 289
science normale, 16, 69-70, 110, 113-115, 133, 135, 147-148, 219, 249, 281, 284, 349
sciences sociales, 9, 12-13, 18, 31, 44, 61, 113, 121, 134-137, 140, 145, 150, 164, 168, 180-181, 206, 219, 230, 233, 262-263, 268, 271, 273-274, 278-280, 282, 288-289, 298, 300, 333, 345
scientificité, 8, 20, 45, 55, 63, 73, 81, 90-93, 96-97, 127, 134, 137, 145, 182, 197, 205, 251, 256, 278, 281-282, 289, 304, 310, 340, 352
Searle, J., 38, 347
Seignobos, V. & Langlois, C.-V., 44
sémantique, 10, 13-14, 21, 23-24, 37, 77, 109, 113, 115, 118, 129-133, 145, 147, 172, 178, 181, 184, 192, 199, 205, 216, 217-219, 222-226, 228, 248, 289, 293, 299, 301-304, 306, 312-313, 318-321, 325-326, 334-355, 344, 346, 353-355
Simiand, F., 31, 69
Sion, J., 16, 31-32, 42, 45, 48-57, 65, 67, 69, 75, 82, 87, 89, 102, 108, 126, 352
Sorre, M., 8, 31-33, 37, 47, 51, 55, 66-67, 75, 87, 90-91, 95, 101, 103-104, 110, 124-126, 154, 197, 199, 219, 352
structure, 13, 21, 48, 64, 82-85, 92, 94, 97-99, 104-105, 108, 114, 124, 126, 129-130, 133, 151, 164, 178-179, 185, 200, 206-207, 210-211, 213, 217-219, 222-223, 227-228, 239, 255, 258-259, 272, 277, 279, 291-292, 296-298, 302, 305-307, 309-311, 316, 318-320, 323, 325-326, 328, 330-331, 336-341, 347, 351, 353
style épistémologique, 8, 32, 34-36, 90, 239, 250, 349
système, 8, 10, 12, 18, 22-24, 33, 36, 93-94, 98, 108, 113, 123, 135-136, 140, 145, 178, 185, 187-189, 190, 193, 200, 206, 208, 211, 218, 222, 230, 234, 248, 250-251, 255-256, 258, 262, 264, 270, 274, 291-292, 298, 303, 314-317, 319-326, 329-330, 333-340, 344, 353
Tissier, J.-L., 44, 61, 220, 273, 287
transparence, 46-56, 78, 80, 102, 140, 255, 336
trope, 12, 36, 81, 224-225, 311
Ullman, E. L., 107, 305
Vacher, A., 31, 50, 55
valeurs, 9, 11, 13, 18, 22, 37, 39, 41-42, 44, 56, 65, 69-70, 73, 76, 78, 84, 87, 99, 108, 110, 117-120, 122-125, 127-128, 132, 145, 155, 157, 162, 164, 173-175, 187, 190, 195-196, 212, 215-216, 222, 251-252, 260, 277, 290, 297, 299, 302, 328, 340, 342, 344, 346
Vallaux, C., 25, 31, 33-34, 37, 55, 60, 61-66, 87, 93-94, 98, 108, 161, 342, 350
Vidal de la Blache, P., 10, 14-16, 21, 31-36, 37-38, 41-43, 44-45, 47-48, 50, 56, 63, 65-67, 69-70, 75, 77, 80-81, 87, 90, 101-102, 104, 108, 120-121, 123-124, 126, 155, 171, 197, 277, 293, 302, 349-350, 352
Viers, G., 257
Vigouroux, M., 150, 184, 251, 264, 266-267, 276, 288
Waquet, F., 237, 276

Le plain-pied du monde
Postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au xxe siècle
Remerciements 3
Epigraphes 5
Introduction 7
Conventions typographiques 26
Sommaire 27
Ière partie : Du réalisme de la géographie classique 29
Chapitre I : Archéologie du réalisme géographique 37
Le plain-pied du monde 38
Surgissements 38
Partir de la « nature » et y retourner 38
Réalisme ou positivisme ? 40
Vidal aussi… 41
Les ressorts du réalisme géographique 43
Conséquences scripturaires et modus operandi du réalisme géographique 46
La nécessaire transparence et le déni du texte 46
Minima scripturia 48
Intertexte 49
Paratexte 51
Énonciation et devisement de l’objet 56
Camille Vallaux, figure d’exception ? 61
Un réaliste, tout de même 61
Hétérodoxies 64
Chapitre II : Emmanuel de Martonne ou l’acmé du réalisme classique ? 69
Un avatar suggestif du bonheur géographique 71
L’impossible cohérence ? 71
Une géographie réconciliée, ou qui s’efforce de l’être 72
Composantes de la posture martonnienne 74
Une posture nettement réaliste 74
Réitérer le monde ? 75
Contraintes et stratagèmes d’un réalisme absolu 78
La nostalgie de l’expérience concrète et le déni du texte 78
Une méthode structurale ? 82
Naturalisation de l’homme et anthropomorphisation de la nature 85
Chapitre III : Pérennité et reformulations 89
Remettre la scientificité sur le métier ? 91
Indécisions 91
Resituer la généralité de la géographie 95
Paradoxes de la rationalité 96
Le réalisme, encore et toujours 98
Déclinaisons ad nauseam 99
Les problèmes de l’écriture savante 101
Un réalisme « industriel » 105
Une dissolution précoce du réalisme : Jean Gottmann 107
IIème partie : La géographie classique dans le prisme kuhnien : pertinences et anomalies 111
Chapitre IV : D’une géographie à l’autre : un détour par Thomas Kuhn 117
Éléments de traduction du modèle «  paradigme » 119
Exercices-types et exemples 121
Valeurs 123
Métaphysique 124
Généralisations symboliques 127
Appareillage 128
Difficultés et limites interprétatives du schème kuhnien 128
Un concept sur-identifié ? 128
Conjectures socio-linguistiques 130
Un soupçon sur l’événement 133
Une explication insuffisante ? 135
Vers une reconsidération socio-historique du contexte pré-révolutionnaire 137
Prolepse : récit 143
Chapitre V : Énonciations du « malaise » et émergence d’une anomalie dans le paradigme classique 147
Auteurs en malaise ou malaise général ? 151
Étapes 151
Convergences et divergences de corpus 152
Une première énonciation du malaise (P. Claval, 1964) 158
Comment formuler l’indicible ? (A. Meynier, 1969) 161
Affronter la « menace » (J. Beaujeu-Garnier, 1971) 165
Du malaise à l’hétéronomie 170
Éléments pour un bilan 180
Chapitre VI : Défense de la doxa et incommensurabilité paradigmatique : un rejet précoce du « quantitatif » (autour de P. George et J. Labasse) 183
Les termes d’une exclusion 185
Des données trompeuses 186
Déni du réel 187
Le spectre de l’ordinateur totalitaire 189
La scène aménagiste, lieu d’acculturation 192
Modalités d’expression d’une « anomalie » liée à la scène nouvelle 193
La répartition des rôles 196
La vocation du géographe 196
Confrontations, contradictions, alliances 203
L’« ensemblier » humaniste face à la raison quantitativiste 212
Conclusion : une anomalie figurée dans la sémantique 217
Répliques sur le mot 217
Diaphore et syllepse comme symptômes d’anomalie 224
En guise de clôture 229
IIIème partie : « Crise » de la géographie, critiques du réalisme géographique & refondation disciplinaire 231
Chapitre VII : La révolution dans les textes 237
Du « malaise » aux discours de rupture : un processus graduel et situé 238
Un temps pour « deux géographies » (1971-1975) 239
L’Espace géographique, creuset de la révolution ? 239
Crise, révolution, dualisme : diagnostics et répertoire de la scission 245
Le temps du réquisitoire (1975-1982) 260
Les raisons de la colère 260
Un temps polémique 266
Avatars écrits du forum révolutionnaire 275
Science, politique et « critique » : un réquisitoire triple 281
Vers des refondations (1982-1986) 284
Vers l’apaisement 285
Sur le paradigme « spatialiste » 290
Conclusion : une révolution finalement pluraliste 293
Chapitre VIII : Soyez irréalistes, demandez le constructible ! 295
Avers et revers d’un discours « épistémologique » 298
L’exigence problématique 299
Médiations et diffusion du « constructivisme » 304
L’expérience primordiale du Géopoint 78 309
Deux figures du constructivisme géographique 314
Claude Raffestin, « doxeur » de la nouvelle épistémè ? 314
Un « architexte » constructiviste pour un architecte de la « sortie » du réalisme ? 317
Failles et flexures d’un itinéraire 323
Franck Auriac, praticien du construit 329
Scepticisme ontologique ? 329
Énonciations du « construit » 334
L’espace légitimé 336
Conclusion : pérennités de la nouvelle posture 339
Néo-réalismes 339
De nouvelles normes scripturaires ? 341
« Construire son objet de recherche » 342
Constructivistes et constructionnistes 345
Conclusion 349
Bibliographie 357
Annexes 375
Index 395
Table récapitulative 403
 H. Reymond, « Défense et illustration d’une géographie didactique universitaire. À propos du livre de J. Scheibling, Qu’est-ce que la géographie ? », L’Espace géographique, XXVI, 1996, n° 1, p. 3-21.
 M. Chevalier, « Introduction à la géographie ou théorie de la géographie ? », Annales de géographie, n° 596, 1997, p. 429-430. Au demeurant, le manuel de R. Marconis est assez polémique, notamment à l’encontre des conceptions historiographiques expéditives d’un Jean-Robert Pitte (cf. p. 170 de l’édition de 1996).
 On trouvera une revue précoce de celles-ci dans La géographie entre le mythe et la science d’Alain Reynaud, Reims, TIGR, n° 18-19, 1974, p. 5-7.
 Dans lesquelles on engloberait l’histoire, la sociologie et la philosophie des sciences, et les controverses publiques sur la scientificité et l’intelligibilité du réel.
 M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, 1986, p. 169-208.
 Exercice de distinction mondaine consistant à faire état en un temps restreint de toutes les personnes connues que l’on prétend fréquenter ou connaître.
 « La fabrique des sciences sociales. Lectures d’une écriture », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991.
 J. Lévy, « L’espace légitimé », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 335-351
 J. Lévy, « Vidal de la Blache, Paul », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Belin, 2003, p. 984-986.
 A.-L. Sanguin, Vidal de la Blache, un génie de la géographie, Belin, 1993.
 Cf. Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, 10-18, 1984, p. 247.
 Terme « postmoderne » exprimant une subjectivité revendiquée et un point de vue sur l’autre forcément assujetti à l’exigence d’expression du sujet parlant.
 H. Putnam, « La passion de l’objectivité », dans Le réalisme à visage humain, [trad. Cl. Thiercelin], Paris, Le Seuil, « L’ordre philosophique », 1994, p. 285 (premier alinéa) et 287 (deuxième alinéa).
 R. Lourau, « Traitement de texte », dans M. de la Soudière et M. Perrot, dir., « L’écriture des sciences de l’homme » Communications, n° 58, éditions du Seuil, 1994, p. 157-166.
 M. Couturier, Vladimir Nabokov, Lausanne, L’Âge d’homme, « Cistre essais », 1979.
 P. Minvielle, « La subjectivité chez Roger Brunet et Alain Huetz de Lemps : étude comparative de deux énoncés / représentations sur le monde », dans G. Nicolas-Obadia, dir., Geographie(s) et langage(s) : interface, représentation, interdisciplinarité, Institut universitaire Kurt Bösch, Sion, Suisse, 1999, p. 149-154.
 P. Minvielle, op. cit., p. 149. Cf. également P. Minvielle, La Subjectivité dans les ouvrages de géographie des États, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille I, 1998.
 Danièle Laplace-Treyture, Le genre régional : écriture et transmission du savoir géographique, thèse de doctorat, université de Pau, 1998.
 V. Berdoulay, Des mots et des lieux : la dynamique du discours géographique, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1988. Au reste, nous aurions tendance à penser que cet auteur rabat trop l’ensemble des possibles expressifs de la discipline sur la seule catégorie de « récit », et ce sans légitimer de surcroît une telle prévalence lexicale. Cf. également « Le retour du refoulé. Les avatars modernes du récit géographique », dans J. Lévy & M. Lussault, dir., Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Belin, coll. « Mappemonde », 2000, p. 111-126.
 i. e. manifestées par l’écriture…
 Cf. W. Lepenies, Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, Eds de la M.S.H., 1990 ; C. Geertz, Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur, Paris, Anne-Marie Métailié, 1996 ; P. Lassave, Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002.
 Il n’est qu’à évoquer les contributions récentes d’A. Prost, G. Noiriel, B. Lepetit, K. Pomian, R. Chartier, J. Leduc, etc.
 Nous pensons au premier chef à Temps et récit de Paul Ricœur et à Les Noms de l’histoire de Jacques Rancière.
 « L’Écrit de la science », Alliage, n° 37-38, hiver 98 - printemps 99. Cf. également « La fabrique des sciences sociales. Lectures d’une écriture », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991 et « L’écriture des sciences de l’homme » (M. de la Soudière et M. Perrot, dir.), Communications, n° 58, éd. du Seuil, 1994.
 J.-M. Berthelot, « Le texte scientifique, structures et métamorphoses », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 et de lecture bien entendu...
 Ce qui ne nous dispense pas d’une explicitation de l’arrière-plan socio-culturel élargi dans lequel s’est construit le champ des pratiques.
 Le terme est utilisé dans le souci d’expliciter l’inscription de nos propositions dans un univers conceptuel qui doit beaucoup à La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn.
 O. Orain, « Les motivations du discours géographique. Contribution à une étude textuelle des écrits des géographes postvidaliens », intervention au colloque de Sion, septembre 1997, repris dans G. Nicolas-Obadia, dir., Geographie(s) et langage(s) : interface, représentation, interdisciplinarité, Institut universitaire Kurt Bösch, Sion, Suisse, 1999, p. 155-169.
 I. Hacking, Les Fous voyageurs, Les Fous voyageurs [trad. F. Bouillot], Paris, Le Seuil, « Les empêcheurs de penser en rond », 2002.
 J.-M. Besse & M.-C. Robic, « Quel espace pour quel projet : Kant, un prétexte ? », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 59-69 ; « Science des hommes, sens des lieux », Espaces-Temps, n° 40-41, 1989, p. 16-20 ; M.-C. Robic, « Pour une histoire de la géographie en tension », dans C. Blanckaert et alii, L’histoire des sciences de l’homme. Trajectoire, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, « H.S.H. », 1999, p. 159-182 ; « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 P. Claval, « Les grandes coupures de l’histoire de la géographie », Hérodote, 1982, n° 25, p. 129-151 ; Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan université, « réf. », 1998 ; « Histoire de la géographie », dans J. Lévy & M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 459-464.
 R. Marconis, Introduction à la géographie, op. cit.
 J. Lévy, « L’espace légitimé », op. cit.
 A. Reynaud, « Une perspective cavalière », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. XI, p. 353-369.
 J.-F. Staszack, « New Geography », dans J. Lévy & M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 661-662. Dès son titre, cet article opère un ensemble de confusions qui ne font qu’empirer avec les paragraphes, révélant un manque d’information de première main et des intentions dévaluantes qui, pour être crédibles, auraient requis davantage de sérieux dans l’approche.
 N. Broc, « Ah, que la géographie était belle quand les géographes ne se posaient pas (trop) de questions », Annales de géographie, n° 596, 1997, p. 432-434.
 R. Marconis, Introduction à la géographie, op. cit., p. 171.
 J. Sion, « L'art de la description chez Vidal de la Blache », Mélanges de philologie, d'histoire et de littérature offerts à Joseph Vianey, Paris, Les Presses françaises, 1934, p. 479-487.
 D’autres s’y emploient déjà : cf. D. Mendibil, Texte et Images de l’iconographie de la France (de 1840 à 1990), thèse de doctorat, Université de Paris I, sous la direction de Marie-Claire Robic, Paris, 1997 ; M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003, vient de paraître ; M.-C. Robic, « L’école française de géographie : formatage et codification des savoirs », dans M.-L. Pelus-Kaplan, dir., Unité et diversité de l’homme, Paris, Syllepse, à paraître.
 I : « Archéologie du réalisme classique », VI : « Défense de la doxa et incommensurabilité paradigmatique... », VIII : « Soyez irréalistes, demandez le constructible ! ».
 II : « Emmanuel de Martonne ou l’acmé du réalisme classique ? » ; V : « Énonciations du « malaise » et émergence d’une anomalie dans le paradigme classique ».
 Question « traitée » dans le chapitre IV.
 T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 282.
 Cf. plus généralement la discussion des pages 276 à 284de la Postface de La structure des révolutions scientifiques, op. cit..
 Une telle affirmation demeurera intuitive, car il faudrait proposer une typologie pour l’objectiver. Or, ce type de procédure, lorsqu’il prétend précipiter des postures intellectuelles complexes, a quelque chose de profondément arbitraire.
 I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. : B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001, p. 118.
 N. Goodman, Manières de faire des mondes [trad. M.D. Popelard], Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
 W. V. O. Quine, Le mot et la chose, [trad. J. Dopp et P. Gochet], Paris, Flammarion, 1977, rééd. « Champs-Flammarion », 1999.
 Cf. également son passionnant et très accessible Concevoir et expérimenter. Thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales [trad. : B. Ducrest], Paris, Christian Bourgois, « Épistémè essais », 1989. Qui a l’inconvénient d’être épuisé…
 Des travaux récents ont permis de réévaluer la pensée des sophistes, si souvent brocardée. Cf. B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1995.
 J.-L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 2969, 1995 ; Le constructivisme, t. 1 : « les fondements », ESF, 1994 ; t. 2 : « les épistémologies », ESF, 1995 ; réédité sous une forme légèrement différente, t. 1 : « les enracinements » ; t. 2 : « épistémologie de l’interdisciplinarité », L’Harmattan, « Ingénium », 2001.
 Laquelle est particulièrement vivace comme en témoigne un numéro récent de la Revue du MAUSS : « Chassez le naturel... Écologisme, naturalisme et constructivisme », Revue du MAUSS, n° 17, premier semestre 2001, La Découverte/MAUSS.
 Puisque sémantiquement parlant le réel est justement cette altérité autonome extérieure au sujet connaissant.
 Ce faisant, on postulerait le caractère infini (à n dimensions), informe, continu, du réel.
 H. Putnam, Raison, vérité et histoire, [trad. A. Gerschenfeld], Paris, Minuit, « Propositions », 1984, p. 61-62.
 Ce dont chacun aura fait l’expérience dans des conditions extra-scientifiques
 « C'est en tant que prototypes élémentaires de ces transformations du monde de l'homme de science que les démonstrations bien connues des gestaltistes sur le renversement des figures visuelles se révèlent si suggestives. Ce qui, avant la révolution, était pour l'homme de science un canard, devient un lapin. Ce qu'il voyait comme l'extérieur d'une boîte, vu d'en haut, lui apparaît comme son intérieur, vu de dessous. Des transformations de ce genre, bien que généralement plus graduelles et presque toujours irréversibles, sont des concomitantes familières de la formation scientifique. En regardant les courbes de niveau d'une carte, l'étudiant voit des lignes sur le papier, le cartographe l'image d'un terrain. En regardant une photographie de chambre de Wilson, l'étudiant voit des lignes confuses et brisées, le physicien un enregistrement d'événements sub-nucléaires familiers. C'est seulement après un certain nombre de ces transformations de sa vision que l'étudiant devient citoyen du monde de l'homme de science, qu'il voit ce que voit l’homme de science et y réagit comme lui. » Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962, rééd. 1970, [trad. L. Meyer], Paris, Flammarion, « Champs », 1983, p. 157-158.
 Cf. H. Putnam, « La passion de l’objectivité », dans Le réalisme à visage humain, [trad. Cl. Thiercelin], Paris, Le Seuil, « L’ordre philosophique », 1994, p. 272-287.
 Idem, p. 279.
 Cf., pour sortir un peu de notre domaine, Oblomov d’Ivan Gontcharov (Lausanne, L’Âge d’homme, « Classiques slaves », 1990) et La conscience de Zeno d’Italo Svevo (Gallimard, « Folio », 1965).
 Nous proposons une réinterprétation de l’expression dans le chapitre IV, reprise à la fin du chapitre suivant et dans la conclusion.
 L’usage du terme est bien entendu synecdochique, en tant que plus petit dénominateur commun à un ensemble de champs scientifiques.
 I. Hacking, Concevoir et expérimenter, op. cit., spécialement le livre II et le chapitre XIII, éponyme.
 Quand une théorie géographique sert de base à une politique d’aménagement (ainsi l’usage du modèle de Christaller pour planifier l’implantation de villes dans les polders néerlandais) ou quand une catégorie sociologique (ou médicale, ou psychiatrique, etc.) est réappropriée et instrumentalisée par un groupe.
 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. : B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.
 C. Raffestin a développé des réflexions sur ce sujet (avec une terminologie différente) dans divers textes des années 1970, notamment « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 90-104.
 En revanche, la question des conditions de possibilité (socio-cognitives, nourries par une grille interactionniste) d’un certain régime d’explication (ou de compréhension) nous semble essentielle dans une perspective épistémologique, même si les « réponses » que l’on peut apporter ne sont pas forcément toujours très satisfaisantes.
 F. Simiand, « Compte-rendu de Demangeon, Blanchard, Vallaux, Vacher et Sion », L’Année sociologique, vol. XI, 1906-1909, p. 723-732.
 F. Simiand, op. cit.,
 V. Berdoulay, La formation de l'école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque Nationale, C.T.H.S., 1981 ; rééd. « CTHS Format » (poche), 1995.
 C. Rhein, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 », Revue française de sociologie, XXIII, 1982, p. 223-251.
 Sur le concept de « programme de recherche », cf. I. Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences [trad. C. Malamoud et J.-F. Spitz ; éd. originale : 1986], Paris, PUF, « Bibliothèque d’histoire des sciences », 1994 & J.-M. Berthelot, La Construction de la sociologie, Paris, PUF, « Que Sais-je ? », 1991, n° 2602.
 M.-C. Robic, « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? », dans M.-C. Robic, dir., Du Milieu à l’environnement, Livre II, chap. V, p. 167-199.
 M.-C. Robic, « L’invention de la « géographie humaine » au tournant des années 1900 : les Vidaliens et l’écologie », dans P. Claval, dir., Autour de Vidal de la Blache. La formation de l’école française de géographie, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 142 (137-147).
 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.
 Cf. O. Orain, « La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique », L’Espace géographique, 1996, n° 3, p. 217-232 ; M. Frolova, Les paysages du Caucase. Contribution géographique à l’étude des représentations et des modélisations de la montagne, thèse de doctorat, université de Toulouse II, 2000.
 Cf. J.-M. Besse, « Les conditions de l’individualité géographique dans le Tableau de la géographie de la France », dans M.-C. Robic, dir., Dans le labyrinthe des formes. L’individualité française selon le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache, Paris, éd. du CTHS, 2000, p. 227-249. M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis, Paris, A. Colin, 1905 ; 4ème éd., Paris, Librairie Guénégaud, 1973.
 L. Gallois, Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908.
 P. Vidal de la Blache, « Préface de l'Atlas Général », Atlas général, physique, politique, économique, géologique, ethnographique, Paris, Armand Colin, 1894. Ce passage fort célèbre a été analysé par M.-C. Robic dans « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991, p. 53-66.
 J. Brunhes, « Introduction », La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925, p. 19.
 C. Vallaux, Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925, p. 27.
 P. Vidal de la Blache, « Des caractères distinctifs de la géographie », Annales de géographie, 1913, p. 292 [289-299].
 Dans le cas de J. Brunhes, le rejet de ses thèses fut entre autres le fait de P. Vidal de la Blache lui-même. Cf. M.-C. Robic, « Les petits mondes de l’eau : le fluide et le fixe dans la méthode de Jean Brunhes », L’espace géographique, XVII, 1988, n° 1, p. 31-42.
 J. Sion, Asie des Moussons, tome IX de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., Paris, A. Colin, 2 vol., 1928 et 1929.
 Cf. M.-C. Robic, Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, éd. du CTHS, 2000.
 L. Gallois, « Conclusion II. — Les régions naturelles », dans Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 216-235 ; « Avant-propos » de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., Paris, Librairie A. Colin, 1927, tome premier, p. i-viii.
 E. de Martonne, « Le développement et l’avenir de la géographie », Société de géographie de Lyon et de la région lyonnaise, bulletin, 2e série, t. I, fasc. 1, 1908, p. 1-11 ; « Tendances et avenir de la géographie moderne », revue de l’université de Bruxelles, XIXe année, 1913-1914, p. 453-479 ; « La science géographique », dans La Science française, Paris, Larousse, 1917 ; rééd. : 1933, p. 373-396.
 J. Brunhes, La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés » ; t. II : « Monographies », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925.
 C. Vallaux, Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925.
 Cf. M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 Cf. D. Mendibil, Texte et Images de l’iconographie de la France (de 1840 à 1990), thèse de doctorat, université de Paris I, 1997 ; « De Martonne iconographe », dans G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier et M.-C. Robic, dir., L’établissement de la géographie universitaire. Le terrain, le livre, la cité. Géographes en pratiques, P. U. de Rennes, mars 2001, p. 277-287.
 Ce qui ne dit rien sur la pertinence qu’il y a à travailler sur les « programmes de recherche » que la géographie classique a pu se donner…
 Cf. la citation donnée en introduction, page 22.
 P. Vidal de la Blache, « La géographie politique, à propos des écrits de M. Frédéric Ratzel », Annales de géographie, 1898, p. 100 [97-111].
 Dans cette première partie, nous nous appuierons abondamment sur la typologie du phénomène linguistique exposée par R. Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Eds de Minuit, 1963, rééd. coll. « Double », 1994. On en trouve un résumé efficace dans la Rhétorique générale du Groupe µ : « Un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un canal : le message est codé et il se réfère à un contexte. Les différents facteurs donnent naissance à autant de fonctions différentes, en principe cumulatives, mais le plus souvent hiérarchisées selon le type d’acte communicatif : en pratique, c’est la fonction référentielle (ou descriptive) qui domine, mais le message peut également être « centré » sur le destinateur (fonction expressive) ou sur le destinataire (fonction conative). Parfois, l’accent est mis sur le code (fonction métalinguistique), voire sur le contact (fonction phatique). Restent les messages centrés sur eux-mêmes, par prédominance de ce que Jakobson appelle la fonction « poétique »... » (p. 23).
 L’« attelage » (ou zeugme sémantique) est une figure littéraire qui réunit des termes ou syntagmes à priori incompatibles « au moyen d’un élément qu’ils ont en commun et qu’on ne répétera pas » (B. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, 10-18, 1984, p. 473-474). En l’occurrence, l’élément commun est « l’image » ou « physionomie ».
 Le terme est au demeurant absent de sa production théorique.
 Dans les Principes de géographie humaine (Paris, A. Colin, 1922), l’expression « en réalité » a dix occurrences, ce qui est peu et beaucoup à la fois.
 On trouvera en annexe un « tableau synoptique » précisant un certain nombre de détails bio-bibliographiques à propos de P. Vidal de la Blache et des « postvidaliens ».
 Dans la conclusion de La Géographie humaine, op. cit.
 A. Fel, « Deux géographies humaines ? », L’Espace géographique, I, 1972, n° 2, 1972, 107-112.
 J. Brunhes, op. cit., p. 857.
 Si l’on ramène ces chiffres à des fréquences on en obtient 1 occurrence toutes les 17 pages chez Vidal, 1/6 chez J. Brunhes, 1/5 chez C. Vallaux et 1/2 chez L. Gallois
 Cf. la troisième partie de ce chapitre.
 K. Popper, La connaissance objective, Paris, Aubier, 1991, rééd. coll. « Champs-Flammarion », n° 405, 1998, notamment p. 91-98.
 J. Searle, La construction de la réalité sociale [trad. C. Thiercelin], Paris, Gallimard, « NRF essais », 1998.
 H. Putnam, Le réalisme à visage humain, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1994, notamment p. 134-145.
 En introduction de l’article « réalisme » dans S. Auroux, dir., Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, Dictionnaire II, 1990, p. 2169.
 G. Almeras, op. cit., p. 2169.
 C’est nous qui soulignons. Extrait de : Lucien Gallois, « Avant-propos » dans P. Vidal De La Blache et L. Gallois, Géographie universelle, vol. 1, Paris, Librairie Armand Colin, 1927, p. v.
 Lucien Gallois (1857-1941). Élève (1881-1884) puis fidèle lieutenant de Paul Vidal de la Blache durant la première décennie des Annales de géographie (fondées en 1891 par Vidal et Marcel Dubois). À la mort de Paul Vidal de la Blache, il a assuré seul la charge de directeur de collection de la Géographie universelle, fleuron de l’école française.
 Que L. Gallois aurait pu, cinquante ans plus tard, appeler « données ».
 En cela, L. Gallois se montre fidèle au projet vidalien qui investit l’objet régional sous la forme d’un « dossier » agrégeant des connaissances diverses pour en révéler, par effet de juxtaposition, les interactions. Cf. M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », op. cit.
 L. Gallois, Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 1.
 Idem, p. 222.
 Ibid., p. 223-224
 C’est nous qui soulignons.
 E. de Martonne, Traité de géographie physique, Paris, Armand Colin, 1909, p. 24. Nous reviendrons plus en détail sur la conception martonienne dans le chapitre suivant.
 E. de Martonne, ibid., p. 23. C’est nous qui soulignons.
 John L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.
 J. Brunhes, « Conclusion », La Géographie humaine, t. II, Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925, p. 831-832.
 J. Brunhes, « Conclusion », La Géographie humaine, op. cit., p. 857.
 Idem, p. 876. Au reste, cette idée d’une vertu « critique » de la géographie procédant de sa capacité à nuancer et à remettre dans son contexte s’est transformée ultérieurement en antienne, notamment sous la plume d’un P. George.
 P. Vidal de la Blache, « Les caractères distinctifs de la géographie », Annales de géographie, 1913, p. 293.
 J. Sion, « L'art de la description chez Vidal de la Blache », Mélanges de philologie, d'histoire et de littérature offerts à Joseph Vianey, Paris, Les Presses françaises, 1934, p. 479-487.
 J. Sion, « Géographie et ethnologie », Annales de géographie, XLVI, n° 263, 1937, p. 449-464.
 A. Demangeon, « Une définition de la géographie humaine », Problèmes de géographie humaine, Paris, A. Colin, 1942, p. 25-34.
 A. Demangeon, « Une définition de la géographie humaine », op. cit., p. 33.
 Cette position sera celle d’un P. George dans les années 1960, cf. le chapitre VI.
 M.-C. Robic, « Épistémologie de la géographie », dans A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain (dir.), Encyclopédie de géographie, Paris, économica, 1995, chap. 3, p. 38. Dans cet article, M.-C. Robic fait état d’une tension récurrente en géographie entre une « méthodologie universalisante », qui s’est incarnée dans « la tradition de cartographie mathématique, la représentation, sélective, d’un ordre formel de la terre » (dont Ptolémée serait l’un des initiateurs) et une « méthodologie singularisante », à l’œuvre dans la géographie chorographique (qui référerait lointainement à Hérodote et Strabon).
 Grosso modo, les deux dernières décennies du xixe siècle.
 C.-V. Langlois & C. Seignobos, Introduction aux méthodes de recherche historique, Paris, Librairie Hachette, 1898 ; rééd. : Paris, éds Kimé, 1992.
 Jean-Louis Tissier, « Le voyage, filigrane du tableau de la géographie de la France ? », dans Robic, M.-C. (dir.), L’individualité française dans le Tableau de la géographie de la France de P. Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, éd. du CTHS, 2000.
 C.-V. Langlois & C. Seignobos, op. cit. La référence restera allusive et propositionnelle, faute d’avoir été suffisamment travaillée pour l’instant.
 Cf. notamment C. Rhein, et V. Berdoulay, op. cit.
 Cf. « Durkheim, les sciences sociales et l’Université : bilan d’un semi-échec », Revue française de sociologie, XVII, 1976, p. 267-311 ; « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens », Revue française de sociologie, XX, 1979, p. 49-82..
 M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », op. cit., p. 54.
 M.-C. Robic, « L’excursion du géographe. (Sur l’École française de géographie.) », Conférence, 4, printemps 1997, p. 211-227. Précisons que le « texte » auquel fait allusion M.-C. Robic est celui constitué par l’archive, source principale de l’historien. Ce faisant, elle souligne la voie principale de démarcation des géographes vis à vis de la discipline-mère...
 Jean Dresch, op. cit., p. 39.
 Albert Demangeon, « Problèmes britanniques », dans Annales de géographie, XXXI, 1922, n° 169, p. 15.
 Même s’il n’est pas dénué d’efficace phatique (incipit d’article, il se doit d’établir le contact avec le lecteur) parce que jouant sur la fonction conative (il vise à influer sur le lecteur, à l’impressionner, en flattant la fibre comptable du géographe).
 Cf. la note 29, dans l’introduction de cette partie, p. 35.
 Depuis Julia Kristeva, on entend par intertextualité tout ce qui dans un texte donné réfère, d’une manière ou d’une autre, à d’autres textes : citation, allusion, plagiat, récriture, parodie, etc.
 Le paratexte, ainsi désigné par Gérard Genette, englobe aussi bien des artefacts généralement éditoriaux (jaquette, quatrième de couverture, prières d’insérer dans la presse) que des productions périphériques de l’auteur (notes, préfaces, postfaces, etc.).
 G. Genette, Seuils, Paris, éditions du Seuil, 1987, p. 7.
 A. Demangeon, « Îles Britanniques », volume I de P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., Géographie universelle, Paris, Armand Colin, 1927, p. 214.
 P. Camena d’Almeida (1865-1943) fut l’un des premiers élèves de P. Vidal de la Blache à l’ENS (promotion de 1883, deux ans après L. Gallois). Il soutint une thèse sur Les Pyrénées : développement de la connaissance géographique de la chaîne (1893). Professeur à Bordeaux à partir de 1910, il y fit l’essentiel de sa carrière.
 Ce dernier ne peut faire figure de « vidalien » au sens strict : il était « ministre plénipotentiaire » au moment de la rédaction de sa partie de volume de la Géographie universelle.
 Les tomes I (Demangeon), IV (de Martonne), V (Camena d’Almeida), VII (Sion, Châtaigneau), VIII (Blanchard, Grenard) et IX (Sion).
 E. de Martonne, L’Europe centrale, Première partie : généralités - Allemagne, Paris, Armand Colin, 1930, p. 44.
 Idem, p. 56.
 Par exemple É. Reclus chez Demangeon ou certains auteurs du corpus de Blanchard (Curzon, Willcocks).
 R. Blanchard, Asie Occidentale, Paris, Armand Colin, 1929, p. 179. Peut-être s’agit-il d’une citation de seconde main ou d’un auteur anonyme ?
 R. Blanchard, Asie Occidentale, Paris, Armand Colin, 1929, p. 158.
 Pour la tradition humaniste, le recours aux grands écrivains est une antonomase (substitution d’un nom propre à un nom commun) tout à fait récurrente (forme élémentaire : « le pays de Goethe », « la langue de Shakespeare », etc.). Dans cette perspective, la figuration de références auctoriales ou d’extraits d’ouvrages apparaît comme un passage obligé du processus de représentation d’une contrée ou d’un nation.
 Ainsi ce fragment : « Bien des écrivains ont vanté le charme des îles de la Néva par les longues soirées d’été », pp. 123-124.
 Nous restituons ici les transcriptions de Camena d’Almeida.
 P. Camena d’Almeida, états de la Baltique. Russie, Paris, Armand Colin, 1932, pp. 321-342.
 Sur l’Italie, on notera leur évidence : Stendahl, Goethe, le président De Brosses, etc.
 On pourra toujours rétorquer que l’Italie ou la Grèce fournissaient une abondance de références bien supérieure. Pourtant, rien n’empêchait Demangeon d’évoquer Turner, de Martonne, Caspar David Friedrich et Camena d’Almeida, Répine.
 Dans certains chapitres, on trouve au moins une référence par page. Les opérateurs favoris de Sion sont les plus simples : « d’après ... » et « selon ... ».
 J. Sion, Asie des moussons, Paris, Armand Colin, 1928, p. 108.
 On trouve également deux « dysharmonies » de ce type dans le texte de R. Blanchard, mais elles sont mineures et expédiées en style lapidaire (p. 138 et 156).
 On en aura un bon exemple à la page 64. La mise en scène des hypothèses de Loczy, renforcée par une stricte modalisation (peut-être, conditionnels), déstabilise la fonction référentielle du texte. Ces remous troublent nettement la « restitution ».
 L’une d’entre elles, amorcée à la page 69, se poursuit sporadiquement sur une quinzaine de pages. Il s’agit de réfuter une hypothèse de Richthofen. L’arsenal argumentaire repose entre autres sur un faisceau de citations. Le texte donne le sentiment d’un acharnement qui, sans être du constructivisme, rompt clairement avec la norme policée de la Géographie universelle.
 Nous avons examiné : R. Blanchard, La Flandre. Étude géographique de la plaine flamande en France, en Belgique, et Hollande, Thèse de doctorat, Paris, A. Colin, 1906 ; A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis, Paris, A. Colin, 1905 ; J. Sion, Les paysans de la Normandie orientale (Pays de Caux, Bray, Vexin normand, Vallée de la Seine). Étude géographique, Paris, A. Colin, 1909 ; A. Vacher, Le Berry. Contribution à l’étude géographique d’une région française, Paris, A. Colin, 1908.
 Contre-exemple dans une note méchante de R. Blanchard : « L’inoffensive phraséologie de St-Paulin de Nole dans une lettre à St-Victrice [...], invoquée parfois pour fixer la date de l’invasion marine, n’apporte aucun renseignement... », dans R. Blanchard, La Flandre..., op. cit., p. 146, note 1.
 G. Genette, Seuils, Paris, éditions du Seuil, 1987, p. 7.
 « Est épitexte tout élément paratextuel qui ne se trouve pas matériellement annexé au texte dans le même volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air libre, dans un espace physique et social virtuellement illimité. » G. Genette, op. cit., p. 316.
 Les articles consultés d’E. de Martonne, H. Baulig, A. Demangeon, M. Sorre n’ont quasiment que ce type de notes.
 « Que conclure de ce faisceau ? sans doute que la fonction de la note auctoriale est (...) de complément, parfois de digression, très rarement de commentaire : rien, comme on l’a souvent remarqué, qui ne pourrait sans absurdité se trouver intégré au texte même - et l’on sait d’ailleurs que nombre d’auteurs préfèrent, par refus des allures pédantes, s’abstenir de notes ou les réduire à un appareil minimal de références. » G. Genette, op. cit., p. 300.
 Six cas seulement ont été recensés : un chez Blanchard, Grenard et Sion ; trois chez Camena d’Almeida.
 Compte tenu de la taille variable de ces rédactions, on a préféré calculer une fréquence (une note toutes les x pages), ce qui nous est apparu comme l’indice à la fois le plus immédiat et le plus relativisant.
 G. Genette, op. cit., p. 301. Il poursuit : « Le principal avantage de la note est en effet de ménager dans le discours des effets locaux de nuance, de sourdine, ou, comme on dit encore en musique, de registre, qui contribuent à réduire sa fameuse, et parfois fâcheuse linéarité. »
 Fonction que l’on aimerait élargir en « fonction spéculaire ».
 À propos de Richthofen (cf. supra) sur la Chine du Nord, il a cette parenthèse laconique : « (essentiel pour cette province) ».
 Cf. G. Genette, op. cit., p. 152 : « la préface n’est évidemment jamais obligatoire, et les considérations qui suivent ne devront pas occulter les cas d’absence, innombrables, ... ». Ce qui ne veut pas dire que l’instance préfacielle n’est jamais motivée, ni qu’un écrivain ne peut pas éprouver de désir de justification (pensons à Rousseau !). Genette consacre d’ailleurs un chapitre entier aux « fonctions de la préface originale » (p. 182-218).
 « Les îles Britanniques. Leur personnalité géographique et leur place dans le monde »
 « La notion d’Europe centrale »
 Ce tome ne comprend pas, nominalement, d’introduction. En revanche, la première partie commence par un préambule qui en fait office.
 « Unité de l’Asie occidentale »
 Même remarque que pour R. Blanchard. Il s’agit du chapitre premier « « Rapports et traits généraux ».
 On reviendra ailleurs sur la dimension dialectique des justifications apportées.
 À l’analyse, la difficulté principale engendrée par cette pratique discursive tient à son caractère implicite, qui rend difficile la construction de descripteurs simples. Il s’agit d’une pratique en creux, de sorte que seule la lecture sériée et achevée de ces textes permet véritablement d’éprouver les phénomènes décrits ici. Difficulté communicationnelle majeure de ce travail.
 La présence d’un nom propre interdit déjà une extensivité de l’usage, qui est le propre et la souplesse des notions. Ensuite, peut-on parler de notion dès lors que l’on a affaire non pas à un mot mais à un vocable, et que les termes dudit vocable se spécifient l’un l’autre ?
 C. Vallaux, La Basse-Bretagne. Étude de géographie humaine, Paris, 1905.
 Il faudrait faire une exception avec la thèse de M. Sorre, Les Pyrénées méditerranéennes : étude de géographie biologique, Paris, A. Colin, 1913, mais nous ne l’avons pas eu à disposition.
 Nous retrouverons cette posture de la réitération à l’œuvre dans d’autres pratiques d’écriture.
 E. de Martonne, Conclusion du 2ème volume du tome IV, « Europe centrale » de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., Paris, Armand Colin, 1930, p. 811. C’est nous qui soulignons.
 E. de Martonne, 5e partie « La Hongrie » dans Europe centrale, tome IV de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., 1931, p. 510.
 Cf. le loufoque Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec.
 Un mémoire de maîtrise, co-dirigé avec Marie-Claire Robic, a très bien mis en évidence les modalités du projet restitutionniste postvidalien en matière de géographie viticole : Emmanuel Meillan, L’objet « vignoble » dans la géographie classique française, université de Paris I, juin 1997, 96 p.
 Sur la surface terrestre comme écriture dans l’épistémologie vidalienne, cf. Jean-Marc Besse, « Les conditions de l’individualité géographique dans le Tableau de la géographie de la France », dans M.-C. Robic, dir., Dans le labyrinthe des formes. L’individualité française selon le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache, Paris, éd. du CTHS, 2000, p. 227-249.
 Ce terme de « motivation » est entendu de manière polysémique comme ce qui fait avancer le texte tout en lui donnant une justification. Dans une perspective scientiste, la seule motivation recevable serait l’explication / administration de la preuve, nécessitant au préalable une exposition / problématisation. Il est clair que dans la pratique les motivations discursives sont beaucoup plus variées, exploitant l’ensemble des opérations de communication offertes par le langage.
 On entend par là une description dont le modèle serait l’« explication de carte », dans laquelle sont sciemment mis en exergue les éléments promis à une élucidation ultérieure.
 Une description herméneutique repose sur une terminologie conceptuelle excipée ou dégagée de la langue dite « naturelle ». De ce fait, elle réalise explicitement une opération d’interprétation, voire d’élucidation, du référent, qui dépasse la seule qualification de l’objet.
 À prendre dans le sens que R. Jakobson donne au terme « poétique ». Cf. infra, note 29, p. 35.
 Son extension en surface (morphologie) requiert deux dimensions. La troisième regroupe les contenus assignables aux lieux : les fonctions d’une ville, les activités agricoles d’une région, etc.
 Lequel s’intitule généralement « Traits généraux ».
 Par exemple, pour le Caucase : le Caucase(occidental/central/oriental)/les dépressions caucasiennes.
 On a fait figurer par la signalétique (?) tous les points assertifs que le texte antérieur ne permettait pas complètement de justifier.
 R. Blanchard, Asie Occidentale, Paris, Armand Colin, 1929, p. 17.
 L’hétérogénéité du matériau utilisé dit bien à quel point c’est le mouvement de totalisation descriptive qui importe et non la justification causale. Cette dernière agit dans cet exemple comme un leurre.
 On pourrait dire que ce paragraphe offre un grand angle avant qu’il ne soit procédé à une série de gros plans.
 Opérateur grammatical servant à la désignation. Il peut entraîner une mimétique de la posture de l’orateur.
 Par performatif, la linguistique pragmatique entend un énoncé qui réalise une action au lieu de simplement la décrire. Exemples : « je jure » ou « je m’engage à ».
 L’hyperbole a pour principe d’« augmenter ou diminuer excessivement la vérité des choses pour qu’elle produise plus d’impression » (Littré).
 Une hypotaxe est une phrase à grand développement, visant à souligner par son rythme « l’ordonnance logique des idées ou des faits qui y sont mis en relief » (B. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, eds 10-18, 1984, p. 338). L’effet de mimétisme est sans doute voulu par Blanchard ; il fait écho à « l’immense Caucase oriental » qu’évoque le texte.
 Par ce terme, Blanchard entend tout autre chose que nous : un espace très vaste aux confins des actuelles Turquie, Iran et Transcaucasie.
 R. Blanchard, Asie Occidentale, Paris, Armand Colin, 1929, p. 172.
 Cf. F. Carré, « Camille Vallaux », in Geographers, n° 2, 1978, p. 119-126 ; G. Nicolas-Obadia, « Camille Vallaux », dans P. Pinchemel, M.-C. Robic & J.-L. Tissier, dir., Deux siècles de géographie française. Choix de textes, Paris, Bibliothèque Nationale, CTHS, 1984, p. 130-131 ; J. Garel, « Un géographe face à la régionalisation. Camille Vallaux et les deux Bretagne », dans G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier et M.-C. Robic, dir., L’établissement de la géographie universitaire. Le terrain, le livre, la cité. Géographes en pratiques, P. U. de Rennes, mars 2001, p.123-132 ; C. d’Alessandro, « Camille Vallaux », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p.975-976
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925.
 Le lexème abord* (« prime abord », « aborder », etc., mais sans compter les « d’abord ») a une fréquence pesante : un tous les 13 pages. Cela n’a, à notre sens, rien de fortuit : l’idée de ce qui est initial, premier, fondateur, ne cesse de hanter sa réflexion identitaire.
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, op. cit., p. 28.
 Idem, p. 59-60. L’autre exemple de « science molaire » qu’il propose est l’astronomie (d’observation)
 Idem, p. 79.
 Ibid., p. 80.
 Idem, p. 182. C’est l’auteur qui souligne.
 Par cet étrange néologisme, C. Vallaux désigne tout à la fois la « ligne » ou « limite d’horizon » et ce qui forclot l’opération descriptive.
 Même si c’est sans doute indépendamment des propositions de C. Vallaux, ce syntagme de « l'espace concret » était destiné à connaître une fortune considérable dans les années 1960 et au début des années 1970.
 Idem, p. 322-323.
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, op. cit., p. 178.
 Cet anglicisme vidalien est apprécié par notre auteur, qui regrette l’échec de sa généralisation lexicale.
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, op. cit., p. 73.
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, op. cit., p. 175.
 Cf. : « Vidal n'était pas homme à écrire à la légère. Il savait ce qu'il disait. Comment donc s'était formée chez cet esprit supérieur, et chez les maîtres de la science ses contemporains, la conception de l'organisme terrestre ? » (p. 41)
 Idem, p. 86.
 Cf. une tirade comme : « Il y a des statistiques où nous sentons palpiter la réalité et la vie ; il y a des statistiques imbéciles qui ne signifient rien et dont il n’y a rien à tirer... » (p. 159).
 Dans la précédente citation, se trouvait déjà la métaphore du bain, qui court à travers l’ensemble du livre.
 C. Vallaux, Les Sciences géographiques, op. cit., p. 176.
 Idem, p. 70-71.
 Contrairement à la thèse (non étayée et peu convaincante) que soutient V. Berdoulay dans le dernier chapitre de La formation de l'école française de géographie (1870-1914), op. cit..
 Idem, p. 26.
 Ibid.
 Ailleurs il écrit dans la même veine : « Pourquoi, en Géographie, faut-il passer par la construction poétique pour arriver à l'explication, tandis que les autres sciences, même les plus touffues parmi les sciences de la nature, se contentent de l'hypothèse vérifiable d'une manière plus ou moins prochaine ?
Répétons-le, la faute en revient à la carte elle-même. Grâce aux progrès de la carte a pu se constituer la géographie régionale, qui est une description des différentes parties de la surface terrestre et en réalité une illustration de la carte elle-même, avec des essais d'explication partiels et localisés. Mais plus cette géographie régionale se précise et se complète, plus elle s'éloigne ou paraît s'éloigner des grandes connexions terrestres qui forment la géographie générale. Encore un fait unique dans l'histoire des sciences. » (Les Sciences géographiques, op. cit., p. 14). C’est l’auteur qui souligne.
 Qui relève du retournement argumentatif : il commence par mettre en avant les diverses sortes d’arguments en faveur de la conception qu’il entend critiquer, avant de les débouter une à une, puis d’attaquer sur les principes, le tout sans annoncer la couleur à l’avance.
 L. Febvre, La Terre et l’évolution humaine, Paris, La Renaissance du livre, 1922.
 Notamment dans « Complexes pathogènes et géographie médicale », Annales de géographie, 1933, p. 1-18 ; Les fondements de la géographie humaine, t. 1, Les fondements biologiques. Essai d’une écologie de l’homme, Paris, A. Colin, 1943 ; t. 2, Les fondements techniques, Paris, A. Colin, 1948 (vol. 1) et 1950 (vol. 2) ; t. 3, L’habitat et conclusion générale, Paris, A. Colin, 1952.
 J. Dresch, « Emmanuel de Martonne », dans Les géographes français, Paris, CTHS, Bulletin de la section de géographie, LXXXI, années 1968-1974, 1975, p. 35-48.
 Ainsi, les positions refondatrices d’un Roger Brunet ou d’un Yves Lacoste sont, chacune à leur manière, adossées au rejet in abstracto d’une certaine vision de Vidal de la Blache (« réactionnaire » chez l’un, « apolitique » chez l’autre). Cf. M.-C. Robic, « Pour une histoire de la géographie en tension », dans C. Blanckaert et alii, L’histoire des sciences de l’homme. Trajectoire, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, coll. H.S.H., 1999, p. 159-182.
 J. Sion, « L’art de la description chez Vidal de la Blache », dans Mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature offerts à Joseph Vianey, Pais, Les Lettres françaises, 1934, p. 487.
 Cf. notamment M.-C. Robic, dir., Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, éd. du CTHS, 2000.
 Soulignée par François Simiand dans sa fameuse recension des thèses des élèves de P. Vidal de la Blache dans L’Année sociologique (1909), cf. chapitre I, page 30.
 cf. l’épigraphe et la note 1.
 J. Dresch, op. cit., p. 41.
 Notamment grâce au livre de M.-C. Robic et alii, Géographes face au monde. L’Union géographique internationale et les congrès internationaux de géographie, Paris, L’Harmattan, 1996.
 Dans La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn met l’accent sur l’invisibilité relative d’un paradigme en période de science normale
 Ont été utilisés pour cette étude : les deux volumes consacrés à l’Europe centrale dans la Géographie universelle des années 1930, le Traité de géographie physique (1919), Les régions géographiques de la France (1921), Les Alpes (1926), la collection Les grandes régions de la France (1927 et sq.), la Géographie aérienne (1948) et un certain nombre d’articles.
 J. Dresch, op. cit., p. 48. C’est nous qui soulignons.
 E. de Martonne, Traité de géographie physique, Paris, Armand Colin, 1919, p. 3.
 L’oxymore auquel nous recourons ici est déjà latent dans le texte de De Martonne : la métaphore « comme des branches issues d'un tronc commun » implique un mouvement inverse au motif initial exprimé dans la formule « plus le savoir humain progresse, plus apparaissent les liens qui rattachent entre elles les diverses sciences ». Cette contradiction reflète à notre sens la difficulté qu’il y a à penser l’articulation entre pluralité des sciences et unité supposée de la réalité...
 Dualisme de la géographie, partagée entre géographie générale et géographie régionale, mais réunifiée par l’induction (ou « principe de géographie générale ») et par le « principe de causalité », qui met l’accent sur les co-occurrences spatiales.
 E. de Martonne, Traité..., op. cit. p. 21.
 Ibid., p. 20.
 Ibid., p. 21.
 De manière caractéristique, le registre employé dans ce chapitre est tout à la fois prescriptif : « ne jamais se contenter de l'examen d'un phénomène sans essayer de remonter aux causes qui déterminent son extension et sans rechercher ses conséquences » (p. 22), « Son application, qui s'impose à toute étude de géographie générale » (p. 23), « il s’agit pour lui... » (idem), « [la géographie] est dans la nécessité de [...] » (p. 24), et axiologique : « l’analyse des caractères [...] prend une valeur géographique... » (p. 22), « il importe de bien comprendre que le vrai géographe » (p. 23), « il ne suffit pas pour être géographe[...] » (idem).
 Ibid., p. 23-24.
 L’usage qui est fait ici de l’adjectif « performatif » est un déplacement du sens originel forgé par J. L. Austin.
 Ou faut-il simplement voir dans ce caractère explicite la manifestation discursive de la force exceptionnelle du réalisme chez cet auteur ?
 Cf. chapitre suivant.
 Déjà, à l’aune d’une posture ultra réaliste, le découpage de l’ouvrage est contingent, car il est supposé dicté par des objectifs de plan (c’est-à-dire de présentation...).
 L’environnementalisme forcené, si frappant quand on lit quelques pages de cet auteur, apparaît dès lors comme une sous-catégorie passablement illustrative du déterminisme tous azimuts qui règle la co-existence des « faits ».
 E. de Martonne, 5e partie « La Hongrie » dans Europe centrale, tome IV de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., 1931, p. 510.
 Mais l’épure est un pis-aller, dont on se justifie dans les préfaces de collections pour étudiants, ainsi dans Les régions géographiques de la France, Les Alpes ou la collection Les grandes régions de la France. Dans ce cas, la technique de l’échantillonnage qui consiste à « décrire les aspects si variés » ou « ces contrastes d'aspect, qui sont l'essence de la géographie » apparaît comme un palliatif satisfaisant.
 Les régions géographiques de la France , Paris, Flammarion, 1921, p. 7.
 Géographie aérienne, 2ème partie, « Cartographie aérienne », p. 67. C’est nous qui soulignons.
 Géographie aérienne, 3ème partie, « Physiographie aérienne », p. 103. C’est nous qui soulignons.
 Idem, p. 107. C’est nous qui soulignons.
 À ce titre, l’avion est plus l’outil idéal de la géographie que l’agent d’une révolution du regard.
 Soulignons aussi le fait que De Martonne utilise presque systématiquement l’expression « point de vue » pour énoncer ce qui est de l’ordre du concept, comme si la pensée procédait d’une optique particulière...
 Géographie aérienne, 3ème partie, « Physiographie aérienne », p. 104.
 Nous utilisons ce terme dans un sens dérivé de celui que lui avait assigné R. Jakobson, à propos de la fonction de contact de l’acte de communication entre un destinateur et un destinataire. Cf. la note 29 du chapitre Ier, p. 35.
 Cf. M.-C. Robic, « L’excursion du géographe. (Sur l’École française de géographie.) », Conférence, 4, printemps 1997, p. 211-227 et « Interroger le paysage ? L’enquête de terrain, sa signification dans la géographie humaine moderne (1900-1950) » dans Blanckaert, C., dir., Le terrain des sciences humaines (xviiie-xxe siècle), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 357-388.
 E. de Martonne, « Avertissement », dans Les grandes régions de la France, Paris, Payot, 1927. C’est nous qui soulignons.
 Cf. chapitre I, p. 52-54.
 Par exemple « Le massif du Bihar », Annales de géographie, XXXI, n° 172, juillet 1922, p. 313-340 ou les « Problèmes morphologiques du Brésil tropical atlantique », Annales de géographie, xlix, n° 277, jan-mars 1940, p. 1-27 et n° 279, avr.-sept. 1940, p. 106-129.
 Ainsi l’article « La morphologie du plateau central de la France et l’hypothèse eustatique », Annales de géographie, XXXVIII, n° 212, mars 1929, p. 113-132.
 Ainsi dans les « Problèmes morphologiques du Brésil tropical atlantique », op. cit., E. de Martonne conteste sèchement à plusieurs reprises les résultats du géologue américains J. Branner.
 J. Dresch, op. cit., p. 46.
 Sauf dans les préfaces, strictement éditoriales, du Traité et de la Géographie aérienne, où le « je » est de rigueur, manifestant l’expression autorisée du « sentiment » de l’auteur (c’est le seul lieu textuel où la fonction expressive prend de l’importance).
 Europe centrale, op. cit., 3e partie, « La Suisse », 1931, p. 401.
 E. de Martonne,« Avertissement », dans Les grandes régions de la France, Paris, Payot, 1927.
 Terminologie empruntée à G. Genette dans Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, not. p. 206-211. La focalisation désigne le point de vue par lequel transite le déploiement du récit, qui peut être « omniscient » à la manière du créateur (focalisation zéro), ou lié à un personnage (focalisation interne), à plusieurs (focalisation multiple), ou à aucun (focalisation externe).
 Pour ne pas trop nuire à la tenue scientifique du propos ?
 Surtout, E. de Martonne use et abuse de la métaphore, pratique sur laquelle nous revenons dans l’ultime sous-partie de ce chapitre.
 P. Fontanier, cité par B. Dupriez, dans Gradus, les procédés littéraires, éds 10-18, 1984, p.240.
 Europe centrale, op. cit., 8e partie « La Roumanie », p. 786.
 Cf. supra et l’« Avertissement » des Grandes régions de la France, op. cit.
 Cf. les contributions de Gilles Palsky, « L’esprit, l’œil et la main. De Martonne et la cartographie » et D. Mendibil, « De Martonne iconographe », dans G. Baudelle, M.-V. Ozouf-Marignier et M.-C. Robic, dir., L’établissement de la géographie universitaire. Le terrain, le livre, la cité. Géographes en pratiques, P. U. de Rennes, mars 2001, p. 269-276 et 277-287.
 Cf. M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991, p. 53-66.
 Article paru dans les Annales de géographie, n° 301, vol. LVI, janvier-mars 1947, p. 1-12.
 Roger Brunet a souligné dans de nombreux fragments autobiographiques le rôle maïeutique qu’a joué pour lui la géomorphologie dans l’élaboration du concept de chorème ; en fait il s’agit de sélectionner dans un répertoire de formes interprétatives celles susceptibles d’arraisonner un objet régional. Une telle procédure est effectivement très proche de celle qu’affectionnait De Martonne...
 Europe centrale, op. cit., 5e partie « La Hongrie », 1931, p. 510.
 Sur ce terme, cf. les travaux de Michel Callon et leur réemploi par Jacquemine Garel, notamment dans « Pour une mise en œuvre de concepts issus de l’anthropologie des sciences à l’histoire de la géographie, étude des « régions économiques », dans Geographie(s) et langage(s) : interface, représentation, interdisciplinarité, Institut universitaire Kurt Bösch, Sion, Suisse, 1999, p. 43-54.
 Europe centrale, op. cit., 8e partie « La Roumanie » 1931, p. 727-728.
 par delà tous les commentaires que l’on pourrait facilement faire sur l’esprit « années 30 » de ces considérations...
 Europe centrale, op. cit., 6e partie « La Tchécoslovaquie », 1931, p. 599. C’est nous qui soulignons.
 Europe centrale, op. cit., Introduction : « La notion d’Europe centrale », p. 2. C’est nous qui soulignons.
 Europe centrale, op. cit., 3e partie« La Suisse », 1931, p. 401-402. C’est nous qui soulignons.
 Sur ce sujet, on pourra se rapporter à J. Chabot, « La genèse de l’agrégation de géographie », Annales de géographie, n° 469, mai-juin 1976, p. 333-340 ; O. Dumoulin, « À l’aune de Vichy ? La naissance de l’agrégation de géographie », dans A. Gueslin, dir., Les Facs sous Vichy. Actes du colloque des universités de Clermont-Ferrand et Strasbourg, novembre 1993, Étudiants, universitaires et universités de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Clermont-Ferrand, Institut d’Études du Massif central, fasc. VI, 2001, p. 23-38.
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, Paris, PUF, 1942, p. 125-126.
 M.-C. Robic, « Organisation de l’espace », dans GRECO, Histoire du vocabulaire scientifique, Paris, Institut national de la langue française, n° 3, 1982, p. 69-101 ; « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », dans P. Claval & A.-L. Sanguin, dir., La géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 27-58 ; « Le fardeau du professeur », Espaces Temps, n° 68-69-70, 1998, p. 158-170.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine », Annales de géographie, LVI, n° 301, janvier-mars 1947, p. 1-12.
 M.-F. Rouge, « Vers une nouvelle discipline : L'organisation de l'espace », Annales d'histoire sociale, t. v, 1944, p. 53.
 L. Poirier, « L’Évolution de la géographie humaine », Critique, 1947, p. 89-96.
 A. Cholley fournira en 1951 une nouvelle mouture, beaucoup plus orthodoxe, de son Guide ; le texte de J. Gottmann sera accueilli dans l’indifférence et les propositions de M.-F. Rouge seront vivement critiquées par Philippe Pinchemel.
 M. Sorre, Les fondements de la géographie humaine, t. 1, Les fondements biologiques. Essai d’une écologie de l’homme, Paris, A. Colin, 1943 ; t. 2, Les fondements techniques, Paris, A. Colin, 1948 (vol. 1) et 1950 (vol. 2) ; t. 3, L’habitat et conclusion générale, Paris, A. Colin, 1952.
 H. Baulig, « La géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, t. LVII, n° 305, jan.-mars 1948, p. 1-11.
 M. Sorre, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, 1957.
 Cf. M.-C. Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », op. cit., spéc. p. 44-52.
 L’absence de références épistémologiques et d’une tension qu’aurait générée l’existence d’un contre-discours puissant fait que celui-ci n’a pas véritablement de preuves à apporter, ni trop besoin de se justifier. Ceci ne l’empêche pas d’être parfois polémique, mais rarement à l’encontre de personnes particulières.
 Guide de l’étudiant en géographie, Paris, PUF, 1942 et La géographie (Guide de l’étudiant), Paris, PUF, 1951.
 Au reste, A. Cholley a une certaine prédilection pour les déplacements de perspective : son introduction, intitulée « Les difficultés de la géographie », est consacrée aux difficultés (et erreurs) des étudiants...
 A. Cholley, La géographie (Guide de l’étudiant), Paris, PUF, 1951, p. 75. Ainsi que nous aurons l’occasion de le montrer ultérieurement, la question de l’unité posait aussi problème en 1942...
 Idem, p. 78.
 H. Baulig, « La géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, t. LVII, n° 305, jan.-mars 1948, p. 1-11. Il s’agit du texte publié d’une « [c]onférence faite dans un cycle d'initiation et de culture scientifique organisé par l'Institut de Philosophie de l'Université de Strasbourg. »
 H. Baulig, « La géographie est-elle une science ? », op. cit., p. 10.
 Idem, p. 9.
 Idem, p. 10.
 Ibid., p. 10-11. C’est « l’hypothèse Gaïa » avant la lettre ! De ce point de vue, on pourrait corriger l’impression de nouveauté en soulignant que H. Baulig ne fait que reprendre à frais nouveaux le vieux thème vidalien (si fort chez C. Vallaux) de la « solidarité » généralisée…
 De nombreux auteurs innovants de l’époque ont mis l’accent sur ce thème d’un « monde solidarisé » : M.-F. Rouge, J. Gottmann, A. Cholley aussi. Cf. supra, p. 90.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine », op. cit., p. 1.
 Idem. C’est nous qui soulignons.
 Ibidem, p. 1-2.
 Idem, p. 5.
 M. Le Lannou, La Géographie humaine, Paris, Flammarion, 1949, p. 5.
 M. Le Lannou, La Géographie humaine, op. cit., p. 16.
 Notons que M. Le Lannou a pris grand soin d’éviter toute référence qui s’inscrirait dans un cadre régional...
 géographie générale / géographie régionale
 M. Le Lannou, La Géographie humaine, op. cit., p. 244-245.
 H. Baulig, « La géographie est-elle une science ? », op. cit., p. 5.
 Idem, p. 6.
 H. Baulig, « La géographie est-elle une science ? », op. cit., p. 9.
 Cf. les chapitres V et VI de la deuxième partie.
 Tels l’« organisation de l’espace », le « substratum territorial », etc.
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, Paris, PUF, 1942, p. 121.
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, Paris, PUF, 1942, p. 26.
 Cf. supra. Cette phrase a été effacée de la version de 1951...
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, op. cit., p. 58.
 Idem, p. 15. C’est nous qui soulignons.
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, op. cit., p. 24-25.
 Le terme a une occurrence tous les 990 mots environ.
 La répétition anaphorique de « notre réalité » opère une sorte de scansion et joue en même temps d’un effet d’ambiguïté sur ce que désigne le substantif, à savoir et tout à la fois : les conditions d’enseignement, l’objet de la discipline et les situations concrètes dont elle traite...
 A. Cholley, Guide de l’étudiant en géographie, op. cit., p. 144-146.
 On retrouve ces dictons jusque dans les débats des « nouveaux géographes », pas forcément à leur avantage, mais c’est dire la déteinte paradigmatique qu’ils ont exercée !
 A. Meynier, Guide de l’étudiant en géographie, Paris, P.U.F., 1971.
 Cet inventaire n’a pas été réalisé pour
 M. Sorre, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, 1957.
 Henri Baulig, « La géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, t. LVII, n° 305, jan.-mars 1948, p. 10.
 Compte tenu des restrictions successives apportées par Baulig lui-même.
 Rapporté par É. Juillard, dans « Henri Baulig », Les géographes français, Paris, CTHS, Bulletin de la section de géographie, lxxxi, années 1968-1974, 1975, p. 124.
 P. Pinchemel, « La méthode descriptive en géographie », Mélanges géographiques offerts à Philippe Arbos, 1953, p. 15-18.
 M. Sorre, « Description et géographie régionale », Norois, I, 1954, n° 4, p. 329-333.
 M. Sorre, « Description et géographie régionale », op. cit., p. 330.
 Idem, p. 332.
 R. Barthes, « L’effet de réel », dans R. Barthes et alii, Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, 1982, p. 81-90.
 P. Pinchemel, « La méthode descriptive en géographie », op. cit., p. 16.
 Idem.
 Né en 1909, il avait 35 ans à la Libération.
 Tous les quatre dans la collection « Que Sais-je ? » des PUF.
 Dans la collection « Orbis » des PUF.
 Il a également appliqué la formule à des ouvrages sur le monde.
 Cf. A. Demangeon, Le Déclin de l’Europe, Paris, Payot, 1920 ; avec L. Febvre, Le Rhin, problèmes d’histoire et d’économie, Paris, A. Colin, 1935 ; La France économique et humaine, tome V de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., 2 vol., Paris, A. Colin, 1946-48.
 Dans une perspective pour partie marxiste, à cette nuance importante que P. George est demeuré complètement dans l’implicite : mis à part son intérêt pour les moyens de production, il n’y a rien qui ressemble à une systématisation de cette orientation (qui n’est de surcroît pas affichée). Au reste, il occulte largement la question des « rapports sociaux » (en particulier pour les pays de l’Est, cela alors qu’il est le contemporain de Charles Bettelheim, l’auteur des Luttes de classes en URSS).
 On pourrait dire qu’il a été par exemple le grand vulgarisateur des kolhozes et des sovkhozes, des Complexes territoriaux de production et des Stations de Machines-Outils.
 P. George et J. Tricart, L’Europe centrale, tome 2, Paris, PUF, « Orbis », 1954. Les deux volumes de cette Europe centrale reprennent exactement le découpage de l’opus martonien, publié 23 ans plus tôt.
 L’ordre est variable.
 Et peu importe que la statistique ait été élaborée dans les alambics du Gosplan : ce détail n’a pris de l’importance que progressivement, à partir de 1956 dans le cas de P. George
 P. George, « Quelques aspects des mythes du nombre », Cahiers internationaux de Sociologie, 1962, p. 39-47.
 P. George, « Quelques aspects des mythes du nombre », op. cit., p. 40-41.
 Cf. Georges Prévélakis, « Jean Gottmann », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 414-416.
 Il a été, fort jeune, l’assistant d’A. Demangeon. Et c’est E. de Martonne qui a fait jouer ses relations pour lui permettre d’échapper aux Nazis.
 Existe-t-il un seul texte réflexif postvidalien qui ne sacrifie pas, à un moment donné, à l’évocation de la « dynamique » des êtres et des choses ? Il s’agit presque d’une clause de style, d’une signalétique, qui rend hommage à la préoccupation permanente de P. Vidal de la Blache.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine » Annales de géographie, LVI, n° 301, janvier-mars 1947, p. 6.
 Idem.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine », op. cit., p. 5. L’expression est entre guillemets dans le texte. Plutôt que de lui consacrer un ou plusieurs alinéas spécifiques, l’auteur, stratégiquement, la distille, afin d’en atténuer le caractère choquant.
 Pourtant, en énonçant ceci, J. Gottmann anticipait de presque quarante ans les travaux sur les systèmes urbains de Peter Allen ou Denise Pumain, inspirés par les algorithmes du chimiste thermodynamicien Ilya Prigogine...
 M. Le Lannou critique dans sa Géographie humaine « cette sorte de déterminisme statistique » qu’induisent les « mathématiques ». Cf. aussi C. Vallaux, Les sciences géographiques, op. cit. et J. Sion, « Géographie et ethnologie », Annales de géographie, XLVI, n° 263, 1937, p. 449-464. Cf. enfin les réactions de P. George et J. Labasse face à la quantitative geography anglo-saxonne, étudiées dans le chapitre VI.
 Cf. M. Charles, L'arbre et la source, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1985.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine », op. cit., p. 7.
 Nous ferions volontiers l’hypothèse qu’il y a là une anticipation visionnaire de l’idée de fractalité des structures géographiques que l’on retrouvera dans les grandes théories françaises de l’espace géographique des années 1980.
 J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine », op. cit., p. 7.
 « Comme le carrefour, la consommation est suffisamment abstraite et malléable pour pouvoir être adaptée aux besoins divers qui peuvent s'imposer à la recherche géographique. » (« De la méthode d'analyse en géographie humaine », op. cit., p. 9).
 Les élaborations contemporaines d’un M.-F. Rouge se voulaient en-dehors de la géographie.
 Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962, rééd. 1970 [trad. : L. Meyer], Paris, Flammarion, 1983. Par la suite, les références que nous donnerons correspondent à l’édition de poche, dans la collection « Champs ».
 Notons au passage que des commentateurs de Kuhn aussi avertis que Ian Hacking (Hacking, 2001) émettent des réserves absolument inverses, estimant que La structure des révolutions scientifiques est un livre daté, qui fait la part belle aux révolutions, alors que nous serions entrés dans une période de stabilité paradigmatique généralisée… Bien sûr, il est ici question de sciences « dures », mais Kuhn n’a jamais parlé sérieusement d’autre chose…
 Celles-ci sont incluses programmatiquement dans l’édition de 1962, même si notre auteur semble considérer l’absence d’unanimité parmi les sociologues ou les psychologues comme une preuve d’immaturité scientifique (cf. le chapitre XII). Significativement, on retrouve l’argument central du consensus dans le dernier point traité par la Postface de 1969, à savoir la question de la démarcation entre science et non-science. Cette position se retrouve également dans l’article « La fonction de la mesure dans les sciences physiques » (inclus dans le recueil La tension essentielle). Avec ce tact inimitable qui le caractérise, Thomas Kuhn n’infère à aucun moment de cette distinction quelque chose qui ressemblerait de près ou de loin à une exclusion. Il se contente de mettre le doigt sur cette différence, cardinale à ses yeux, entre sciences de la nature et sciences sociales.
 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. : B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.
 Le phénomène affecte d’ailleurs les manuels pour étudiants. Dans le petit ouvrage d’O. Martin, Sociologie des sciences, cette position est érigée en doxa historiographique.
 Cf. T. S. Kuhn, « The History of Science » (1968), tr. fr, : « L’Histoire des sciences », dans La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, 1977, [trad : M. Biezunski, P. Jacob, A. Lyotard-May et G. Voyat], Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1990, p. 157-183, plus particulièrement p. 162-163.
 Canonisation est utilisé ici dans une acception qui met l’accent sur le processus d’abstraction qui transforme un livre et/ou un auteur en « symbole de quelque chose ». Ceci étant, on pourrait aussi mettre l’accent sur d’autres formes d’abstraction, telles la diabolisation (paradoxalement glorieuse) et la ringardisation (qui érige un livre en emblème d’une manière de faire révolue). D’un certain point de vue, dans le monde des science studies, ce dernier processus semble affecter Thomas Kuhn, dont la statue de commandeur n’est épisodiquement dépoussiérée que pour rappeler son nécessaire dépassement.
 Le mot « progrès » est utilisé ici dans un sens absolument neutre, synonyme d’« évolution » ou de « transformation ».
 Cf. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1938, rééd. poche « Bibliothèque des textes scientifiques », 1993 ; K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Lausanne, Payot, 1973 ; M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard « Bibliothèque des sciences humaines », 1969 ; J.-F. Lyotard, La condition post-moderne. Rapport sur le savoir, Minuit, « Critique », 1979.
 Il est néanmoins nécessaire de préciser que Thomas Kuhn lui-même a toujours mis au centre de son propos la dimension cognitive de la « vie » scientifique, ce que ses détracteurs rationalistes (K. Popper, I. Lakatos, etc.) n’ont guère relevé...
 Par ex. dans B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, rééd. La Découverte/Poche, 1997.
 Par ex. dans M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, 1986, p. 169-208.
 Eu égard à ses présupposés !
 Nous reprenons par là-même une hypothèse depuis longtemps formulée par Marie-Claire Robic, notamment dans ses cours de DEA, mais qu’elle a peu développé dans des publications. On en trouvera des traces dans : Jean-Marc Besse et M.-C. Robic, « Science des hommes, sens des lieux », Espaces Temps, 40-41, « Géographie, état des lieux. Débat transatlantique », 1989, p. 16-20.
 Dans un paragraphe intitulé « Des paradigmes considérés comme ensemble des engagements du groupe », p. 247-255.
 T. S. Kuhn, op. cit., « Postface » (1969) ; p. 254 dans la version française op. cit.
 Idem, p. 248-249.
 Idem, p. 250.
 Ibid.
 Idem, p. 251.
 Idem, p. 251-252.
 Idem, p. 254. Thomas Kuhn va encore plus loin ; c’est pour lui une condition essentielle du progrès de la science : « une certaine variabilité individuelle dans l’application des valeurs communes peut servir des fonctions essentielles à la science. Les points à propos desquels on doit faire appel aux valeurs sont aussi invariablement ceux pour lesquels il faut prendre des risques.[...] Si [...] personne ne réagissait aux anomalies ou aux théories nouvelles en acceptant des risques élevés, il n'y aurait que peu ou pas de révolutions. » (Idem, p. 253-254.)
 À contrario, les « modèles » sont plus aisément rejetables, du fait même de leur analycité.
 T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, p. 76-77.
 Ce qu’on appela « méthodes géographiques » dans les années 1960-1970, alors que le « malaise » (pour parler comme Paul Claval) grandissait et qu’il devenait de plus en plus nécessaire de baliser explicitement le territoire disciplinaire...
 Celles évoquées précédemment, mais aussi celles que Popper a formalisées dans La logique de la découverte scientifique, à commencer par l’idée de falsificationnisme, etc.
 Mis à part quelques groupes de quantitativistes en relation étroite avec des économètres, la « Nouvelle géographie » ne s’est guère rapprochée des valeurs des sciences dures.
 L’introduction de documents autres que les cartes (topographique, géologique, climatique, etc.) dans l’épreuve de « commentaire de carte » date du début des années 1990 (pour les agrégations d’histoire et de géographie). Les concours d’entrée aux ENS ont prolongé encore quelques années de plus cette prévalence du support cartographique. Faire de la carte un succédané du terrain n’est évidemment pas la seule interprétation mobilisable de l’attachement viscéral de la corporation à un exercice ultra codé et sclérosant.
 Cf. M.-V. Ozouf-Marignier et M.-C. Robic, « Un tableau à vif... La réception du Tableau de la géographie de la France de P. Vidal de la Blache (1903-1997) », dans M.-C. Robic dir., Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, CTHS, 2000 p. 252-270. Cf. également M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 M.-C. Robic, dans son article sur l’exemplarité du Tableau de la géographie de la France..., op. cit., travaille tout particulièrement les jeux d’échos entre le Tableau et la Picardie, tous deux érigés précocement en parangons de la monographie régionale, initiateurs d’une « série » de thèses et d’études régionales de moindre portée.
 T. Kuhn a amplement montré le caractère auto-suffisant des manuels dans le cas des « sciences de la nature »
 Ladite érection est peut-être la pire des choses pour un livre, qui risque souvent de ne plus être lu dès lors qu’il en existe une vulgate. On en voudra pour exemple le destin des « classiques » de la tradition sociologique de Chicago, tels The Polish Peasant de W. Thomas et F. Znaniecki, The City de R.-E. Park et E. Burgess, etc., à propos desquels Jean-Michel Chapoulie a pu souligner le contraste abyssal entre leur importance comme exemples stéréotypés et le nombre restreint de lecteurs effectifs des œuvres... Cf. J.-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961, Paris, Le Seuil, 2001 et « Comment écrire l’histoire de la sociologie. L’exemple d’un classique ignoré, Le paysan polonais en Europe et en Amérique », RHSH, n° 5, oct. 2001, p. 143-170.
 Soupçon fondé sur des témoignages de géographes formés dans les années 1960 notamment, et sur quelques expériences personnelles.
 J. Beaujeu-Garnier, La Géographie, méthodes et perspectives, Paris, Masson, 1971, p. 53.
 « Éditorial », L’Espace géographique, 1972, I, n° 1, p. 5. Bien entendu, ici, le propos n’est pas assumé par les auteurs, mais dénoncé.
 J. Bonnamour, « Interrogations sur la recherche contemporaine en géographie humaine », L'Espace Géographique, VIII, 1979, n° 4, p. 258-259.
 Le troisième exemple est d’ailleurs amusant : à l’occasion d’une opération métonymique sans doute inconsciente (lapsus ?), on passe de la marche à la course ; le thème idéologique est identique, mais l’« accélération » opérée par la métonymie contribue à la dramatisation voulue du propos...
 Il est à noter que les trois occurrences proposées sont « tardives » : elles datent des années 1970, lorsque l’impératif épistémologique devient un point de clivage essentiel entre « classiques » et « nouveaux » géographes.
 M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991, p. 54.
 Idem, p. 62.
 Il y a des pages très intéressantes sur la « petite » rupture sociale que constitue l’entrée en philosophie pour un individu d’origine modeste dans les entretiens de Jacques Bouveresse avec Jean-Jacques Rosat, retranscrits dans Le philosophe et le réel, op. cit., chap. III, « Du Jura au quartier latin ».
 Et nous aimerions suggérer sa pérennisation dans certaines « niches » de l’institution universitaire jusqu’à aujourd’hui.
 Ce dont atteste leur particule...
 On pourrait aussi la compléter par un pastiche affirmant que l’idéologie rationaliste est une émanation de la bourgeoisie industrielle du xixe siècle. En effet, celle-ci n’a-t-elle pas transféré au niveau des superstructures cognitives la révolution de l’artefact (la machinerie obligatoire, écran entre l’homme et la matière qu’il crée), d’abord opérée au niveau de l’infrastructure ? La géographie classique étant très largement pré-industrielle et à l’écart de la grande bourgeoisie, tout ceci formerait comme une explication « en dernière instance » et totalisante. Mais peut-être est-ce aller un peu vite à la besogne ?
 Cf. ce que nous en avons dit dans le chapitre précédent.
 Tout en sachant à quel point ce terme est une redoutable boîte noire polysémique, éminemment instrumentalisable et éminemment interprétable selon les individus et les projets analytiques...
 Cf. supra, chap. III.
 Cf. les réflexions d’un M. Sorre évoquées au chapitre précédent, p. 103.
 En revanche, il y a deux occurrences non anecdotiques de ce terme dans la version initiale du livre (chap. XI, p. 192 et chap. XII, p. 220).
 Si tant est que ce registre métaphorique soit pertinent et congruent pour décrire les procédures de recherche que se donnent les géographes...
 Compte tenu du sens très particulier de « modèle heuristique » pour T. Kuhn, il y aurait quelque confusionnisme à l’utiliser ici dans un sens incompatible. Par ailleurs, l’idée de se créer des analogies peut-être fausses mais commodes n’a rien de congruent avec le réalisme géographique...
 C’est parce qu’il y a du particulier, du local, du discret, qu’il faut essayer d’en rendre compte par une procédure idiographique ; et comme toute personnalité géographique (lieu) s’inscrit dans la globalité terrestre, le processus consistant à sérier certaines caractéristiques des lieux, notamment du point de vue de la répartition, donne tout son sens à l’induction. Il convient de noter l’importance du tabou qui pèse sur les préalables théoriques et qui fait jouer à fond le modèle organiciste : le préalable théorique, tout autant que certaines manipulations statistiques, est supposé ne pas prendre en considération l’intégrité des êtres géographiques, à la différence de l’induction, qui en ferait un préalable.
 Décrire puis expliquer puis classer (procédure inductive) ou décrire une « combinaison » en utilisant un répertoire de schèmes géomorphologiques ou morpho-fonctionnels préalables (procédure idiographique).
 On en trouvera une trace évidente dans les textes posthumes publiés dans le Bulletin de la Société languedocienne de géographie, tome XI, 1940, p. 19-41.
 C’est frappant (et explicite) dans le Guide de l’étudiant en géographie (1942), notamment p. 37-38.
 M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », op. cit., p. 65.
 L’expression n’est pas spontanée : elle réfère évidemment à Imre Lakatos, dont on sait la dette épistémologique envers T. S. Kuhn, même si le modèle des « noyaux durs » a été énoncé contre le relativisme supposé de La structure des révolutions scientifiques. Cf. I. Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences, Paris, PUF, « Bibliothèque d’histoire des sciences », 1994.
 De sorte que l’histoire de la terminologie est une manière séduisante (mais insuffisante ?) de traiter des inflexions et ruptures disciplinaires « globales ».
 Encore que Thomas Kuhn insiste justement sur l’idée que les généralisations symboliques ne sont pas des formules figées ou univoques. Il donne l’exemple de f = ma. « À l'examen, cette expression se révèle être un résumé ou un schéma de loi. À mesure que l'étudiant ou le praticien scientifique vont d'un problème pratique à un autre, la généralisation symbolique à laquelle s’appliquent ces manipulations se modifie... » (p. 256), et l’auteur de donner plusieurs exemples de réécritures utilisant des symboliques extrêmement différentes qui déclinent (on retrouve le sens premier de paradigme) f = ma.
 Encore que... On sait les réticences d’un A. Cholley à l’encontre de la possibilité d’une constitution du paysage en objet scientifique.
 Les catégories développées dans le domaine de la géographie agricole fourniraient sans doute un autre exemple de répertoire de formes, sans doute moins canonique que le répertoire géomorphologique
 T. S. Kuhn parle (p. 99) d’« appareillage spécial construit surtout en vue de résultats attendus » .
 D. Shapere, « La Structure des révolutions scientifiques », dans P. Jacob, De Vienne à Cambridge. L’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, p. 306 [293-306] (traduction de « The structure of scientific revolution », Philosophical review, LXXVIII, 1964, p. 383-394).
 M. Masterman, « The Nature of a paradigm », in I. Lakatos & A. Musgrave, ed., Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1970.
 T. Kuhn, op. cit., p. 245.
 Idem, p. 242.
 Idem, p. 246.
 Cf. notamment « What Are Scientific Revolutions ? », in L. Kruger, L. J. Daston & M. Heidelberger, edit., The Probabilistic Revolution, volume A : Ideas and History, Cambridge Ma., MIT Press, 1987. Reprint. in T. S. Kuhn, The Road Since Structure. Philosophical Essays, 1970-1993, with an Autobiographical interview, Chicago, The University of Chicago Press, 2000.
 Cf. notamment S. Laugier, « De la logique de la science aux révolutions scientifiques », dans P. Wagner et alii, Les philosophes et la science, Folio essais, inédit, 2002, p. 964-1016.
 T. S. Kuhn, op. cit., p. 276-277.
 Au demeurant, les solutions particulières qu’elle a adoptées ne nous semblent pas toujours convaincantes.
 Sur ce sujet, nous renvoyons aux travaux de Didier Mendibil, Texte et Images de l’iconographie de la France (de 1840 à 1990), thèse de doctorat, Université de Paris I, 1997.
 Cf. M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », op. cit.
 C’est notamment précieux pour reconsidérer de façon non exclusivement intuitive l’idée de « renversement gestalltique » propre aux « révolutions scientifiques » conçues par T. Kuhn.
 Telle que conçue par Ian Hacking dans Concevoir et expérimenter. Thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales [tr. : B. Ducrest], Paris, Christian Bourgois, « Épistémè essais », 1989. « Toutes les philosophies de la science [...] pourraient sans doute être comprises dans le cadre d'une grande théorie du savoir comme spectacle. Je ne pense pas, cependant, que la conception du savoir comme représentation du monde soit en elle-même la source du mal. Les dégâts proviennent plutôt d'une obsession monomaniaque pour la représentation, la pensée et la théorie aux dépens de l'intervention, de l'action et de l'expérience. » (p. 218). Dans Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? ( Paris, La Découverte, 2001), on trouve sans doute quelque chose comme une hostilité rémanente à l’encontre du réductionnisme linguistique, notamment quand il s’applique aux sciences de la nature.
 Sauf si l’on se fonde sur le lexique, mais l’expérience du corpus de la géographie française montre justement que la dimension lexicale examinée isolément est trompeuse : on parle d’ « espace » dès les années 1960, mais le mot ne devient autre chose qu’un blason, c’est-à-dire un concept fort et une « généralisation symbolique » au sens kuhnien que dans les années 1980, au sein d’un paradigme que l’on appellera hâtivement « théoricien-quantitativiste ».
 P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984. Cf. notamment p. 209-210.
 Exigence de rationalité qu’un certain discours postmoderne dénonce comme un mythe et voudrait remplacer par des récits « nunégocentrés » — qui à notre sens n’ont de valeur que morale (justement), et encore à condition de demeurer aussi paratextuels que possible... À mélanger la question du point de vue adopté (ou focalisation) avec celle du sujet énonçant un discours (ou énonciation), l’idéologie postmoderne se condamne peut-être à ne pouvoir fournir que des autobiographies faiblement heuristiques, faute de pouvoir envisager l’intérêt qu’il y a à décentrer son point de vue (envisager la perspective de l’autre) tout en ayant conscience d’être un sujet connaissant.
 Cf. J.-M. Besse & M.-C. Robic, « Science des hommes, sens des lieux », Espaces-Temps, n° 40-41, 1989, p. 16-20 .
 Il est par ailleurs important de rappeler que Kuhn avait à certains égards exclu les sciences humaines de son propos dans la première version de son ouvrage : « certaines conditions nécessaires pour devenir membre d'un groupe scientifique sont déjà parfaitement claires. L'homme de science doit ainsi s'occuper de résoudre des problèmes concernant le comportement de la nature. » (p. 229, souligné par nous). Pourtant, parallèlement il inclut (un peu) les « sciences sociales » dans ses développements généraux et il discute de leur statut dans la Postface de 1969 (cf. p. 243).
 T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, p. 133-134.
 Idem, p. 200.
 Id., p. 211.
 La « foi » ou le « sens esthétique » tels qu’abordés par Kuhn ressortissent toujours à la cognition, même s’ils désolidarisent celle-ci d’une procédure univocément rationnelle.
 Autorité analysable par exemple en termes de « capital symbolique », à la manière de Pierre Bourdieu dans « Le champ scientifique », Annales de la recherche en sciences sociales, 1976, n° 2-3, p. 88-104.
 T. Kuhn, op. cit., p. 275.
 Notre expérience personnelle nous pousserait même à affirmer que même un étudiant en deuxième ou en troisième année de géographie s’est déjà constitué un solide capital de certitudes disciplinaires et d’affiliations inter-personnelles (même si ce capital est encore très volatil...) Maintenant, cette expérience peut-elle être généralisée ?
 T. Kuhn, op. cit., p. 135.
 Ceci est légitimé par des réflexions lapidaires du chapitre VII (« Réponse à la crise »), telles que celles-ci : « Rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre, c'est rejeter la science elle-même. C'est un acte qui déconsidère non le paradigme mais l'homme. Celui-ci apparaîtra inévitablement à ses collègues comme « l’ouvrier qui s'en prend à ses outils » (Id., p. 117) ou « Si la recherche d'une solution échoue, seul le savant est discrédité, pas la théorie. [..] c'est le moment de rappeler le proverbe : « À méchant ouvrier point de bon outil. » (Ibid., p. 118)
 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, op. cit.
 Tout en gardant à l’esprit que la géographie classique ne s’est jamais conçue comme une science sociale...
 Conjointement, le « risque » heuristique est moins grand, compte tenu de la complexité et de la polysémie récurrente du discours, presque toujours susceptible de relever d’interprétations déplaçables. Dès lors, le risque social est-il moindre ? Cela n’est pas évident, car les théories sont souvent sur-configurées lexicalement, générant des clivages socio-linguistiques assez immédiats — que l’on peut déplorer ou considérer comme inévitables, compte tenu des règles du jeu de l’agrégation et/ou de la distinction sociales.
 Cf. notamment « De la méthode d’analyse en géographie humaine », Annales de géographie, vol. lvi, n° 301, janvier-mars 1947, p. 1-12 et L’aménagement de l’espace : planification régionale et géographie, Paris, A. Colin, Cahiers de la FNSP, 1952.
 C’est à dire la création d’une licence (sans latin) et d’une agrégation de géographie, suite au décret du 28 avril 1941. Cf. O. Dumoulin, « À l’aune de Vichy ? La naissance de l’agrégation de géographie », dans A. Gueslin, dir., Les Facs sous Vichy. Actes du colloque des universités de Clermont-Ferrand et Strasbourg, novembre 1993, Étudiants, universitaires et universités de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Clermont-Ferrand, Institut d’Études du Massif central, fasc. VI, 2001, p. 23-38.
 On pourrait évoquer les trajectoires de fonctionnaires comme Maurice-François Rouge, Jean-François Gravier, etc.
 Examinée en détail dans le chapitre suivant.
 Paris, Les Belles Lettres, 1964, notamment p. 22 et 67-74. Il est beaucoup question de ce livre dans le chapitre suivant.
 Fred K. Schaefer, « Exceptionalism in Geography. A methodological examination », Annals of the Association of American Geographers, XLIII, 1953, p. 226-249.
 William Bunge, Theoretical Geography, Lund studies in Geography, ser. C, Lund, Gleerup, 1962.
 P. Claval, Essai sur l'évolution de la géographie humaine, op. cit., p. 150.
 Encore faut-il préciser que la posture affichée par l’auteur diverge de l’analyse que nous en faisons, puisqu’elle vise la conciliation, le consensus, là où nous postulons implicitement le caractère largement inconciliable des positions « classique » et « spatialiste ». Par ailleurs, la question de la « traduction » d’un paradigme à l’autre est assez problématique : dans une perspective kuhnienne, il s’agit davantage d’un vœu pieux des protagonistes que d’une réelle possibilité.
 Ibid., p. 151.
 Volontiers historiographe, Paul Claval n’a eu de cesse, depuis trente-cinq ans, de valoriser une conception cumulative et consensualiste de l’histoire disciplinaire. Depuis son Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, cela se double d’une agressivité très marquée à l’encontre de ceux qui ont « pulvérisé » celle-ci à l’occasion de Mai-68 (cf. notamment les pages 329-331, qui donnent lieu à un règlement de compte avec le SNES-Sup tout à fait surprenant dans le cadre d’un manuel de ce genre).
 Marie-Claire Robic, « Un siècle de professionnalisation », dans Comité national d’évaluation, La géographie dans les universités françaises. Une évaluation thématique. Rapport d’évaluation, Paris, mai 1989, p. 19.
 P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 199.
 P. Bourdieu, op. cit., p. 223-224.
 Marie-Claire Robic, « Un siècle de professionnalisation », op. cit., p. 154.
 P. Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan université, coll. « réf. », 1998, p. 330-331. On trouvera un récit notablement différent des événements de cette période dans C. Paix (dir.), Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé, n° hors-série de Strates, 2002.
 Voilà de surcroît une façon magistrale de justifier le mandarinat : si la géographie avait eu de vrais chefs, elle n’aurait pas subi de tels troubles !
 Caricature qui s’outre ensuite par le recours au style indirect libre, utilisé ici pour mettre à distance l’argumentaire des « jeunes collègues férus d’épistémologie ».
 Il est à noter que dans ce chapitre (11, « La géographie en mutation ») et au suivant, consacré à « l’élargissement des curiosités géographiques », P. Claval réduit à la portion congrue (un paragraphe dans un cas, quelques lignes dans l’autre), son évocation de l’activité des groupes de géographes « refondateurs » directement issus de la contestation de mai (alors qu’il détaille par le menu ses diverses activités personnelles)... dispositif textuel fort significatif pour réduire à peu de choses une aventure collective par ailleurs vitupérée à plusieurs reprises...
 Qui n’est pas le premier texte de George dans cette veine, puisque lui-même évoque dans celui-ci des publications extra-disciplinaires ou internationales antérieures attachées à dénoncer « le mythe du nombre »....
 J. Beaujeu-Garnier, « Avant-propos », La Géographie, méthodes et perspectives, Paris, Masson, 1971.
 Il faut peut-être aussi invoquer le sens spécifique donné par Pierre Bourdieu à l’expression « écart temporel », pensée comme une sorte de délai de répercussion collective (et individuelle) des transformations sociales : « Il faut en effet se garder d'oublier l'écart temporel important entre le moment où apparaissent, et d'abord dans les facultés des sciences, les transformations morphologiques responsables des tensions entre les enseignants et du déclassement des étudiants, et le moment où éclate, dans un secteur bien particulier du champ universitaire [la sociologie], la crise déclarée qui viendra ensuite à se généraliser. Cet intervalle correspond au temps nécessaire pour qu'affleurent, par intermittence, à la conscience de certains des agents les transformations survenues dans l'institution et les effets que ces transformations exercent sur leur condition présente et future » (P. Bourdieu, op. cit., p. 217).
 M. Le Berre, Itinéraire géographique vingt ans après, Brouillons Dupont, n° 17, Avignon, 1987, p. 25.
 Idem, p. 26.
 P. Pinchemel qui est aussi à cette époque l’éditeur en français, chez Armand Colin, de Brian Berry et Peter Haggett.
 Les grandes figures de la quantitative geography américaine (Brian Berry, William Bunge, Peter Haggett, Peter Gould) sont les références incontournables de l’époque, ainsi que les radicaux dans le sillage de David Harvey — représentants d’une sensibilité de gauche explicitement marxiste, idéologiquement plus proche de la sensibilité dominante chez les « nouveaux » géographes français. Il est à noter qu’aucun géographe anglo-saxon de premier plan n’a participé aux Géopoints, que l’on trouve quelques signatures dans les revues (Peter Gould, David Harvey, plus tard Ann Buttimer), mais rien de très significatif : le décalage temporel aurait-il généré une asymétrie longtemps rédhibitoire ?
 Mis à part Henri Reymond (professeur à Strasbourg), ces géographes ont été recrutés par des universités non françaises : Genève (C. Raffestin), Lausanne (J.-B. Racine), Louvain-la-Neuve (H. Béguin). Tous sont passés par une expérience initiatique au Canada, qui les a ouverts précocement à la géographie anglo-saxonne et en a fait des « passeurs » à leur retour.
 Cf. infra les chapitres VII et VIII de ce travail de thèse.
 On en voudra pour témoignage ce qu’affirmait Christian Grataloup, dans « Géopoint : l’interrogation », EspacesTemps, n° 4, 1976, p. 46-51 : « Mais en France, où la quantitative siégeait encore sur un strapontin, un tel colloque était difficile à réaliser. Voilà pourquoi il eut lieu à l'étranger, le plus près possible, en pays francophone, de la base territoriale du groupe, grâce à l’hospitalité du département de géographie de l'université de Genève. »
 On le voit aussi à la qualité éditoriale des actes du Géopoint 82 : la frappe est beaucoup plus soignée, le papier glacé fait son apparition pour séparer les « ateliers », le volume est nettement plus copieux ; ces signes matériels attestent d’un budget nettement à la hausse, même si l’ensemble conserve un aspect artisanal.
 On pourrait faire référence à la création, plus tardive (1982) mais guère plus consensuelle, de l’Association française pour le développement de la géographie (AFDG), résolument marquée à gauche, créée pour faire contrepoids (tant politique que scientifique) au Comité national de géographie, dans le contexte d’après mai 1981.
 Tous les manifestes de l’époque affirment cela : l’éditorial du premier numéro de l’Espace géographique déplore « une insuffisance du travail en équipe », celui du premier Espaces Temps affirme « la volonté d’insister sur ce qui est collectif », etc.
 Groupe Dupont, « Préface », Géopoint 76, Théories et géographie, Avignon, 1976, p. 5. La « mise en scène » a sans doute un fondement solide dans le cas du Groupe Dupont ou des quantitativistes parisiens. S’agissant d’autres groupes (comme l’équipe d’Espaces-Temps), les motivations étaient peut-être différentes.
 J.-M. Besse & M.-C. Robic, « Science des hommes, sens des lieux », Espaces-Temps, n° 40-41, 1989, p. 16-17.
 Dont le symbole serait sans doute la longue contribution de Lucien Faugères, « Une discipline scientifique. Projets pratiques des géographes français des années 1980 », dans La Recherche géographique en France (Structures, thèmes et perspectives), p. 47-89, qui s’efforce d’opérer une « synthèse » et prétend dégager les lignes d’un nouveau consensus.
 Témoignages oraux ; ou traces écrites dans H. Chamussy, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, Avignon, 1978, n° 3, p. 67-81 ; M. Le Berre, Itinéraire géographique vint ans après, Avignon, Brouillons Dupont, n° 17, 1988.
 Le lien sémantique entre « malaise » et « crise » est évident chez T. S. Kuhn, ainsi qu’en témoigne l’extrait suivant (qui vient en conclusion d’un développement sur le caractère non systématique de la survenue d’une crise lors d’une controverse disciplinaire) : « Apparemment, aucun [désaccord] n'avait semblé assez fondamental pour faire naître le malaise qui accompagne la crise » (p. 120 ; c’est nous qui soulignons).
 T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, chapitre V, « Anomalie et apparition des découvertes scientifiques », p. 82-83.
 Mais cette dimension de « conscience » n’est pas sans susciter quelque discussion, du fait même de l’auteur, et pour notre champ...
 T. S. Kuhn, op. cit., p. 120-121.
 Si l’on met en équivalence les causes cognitives et les finalités présidant à l’action révolutionnaire, on inférera rapidement que Kuhn est relativiste — ce que se sont empressés de faire ses contempteurs réalistes (y compris les plus nuancés, tel Hilary Putnam) ou ses admirateurs « culturalistes ». Pourtant, il nous semble que le distinguo est nettement présent dans la Structure des révolutions scientifiques et aurait pu prévenir cette sorte d’interprétation.
 Ce faisant, nous ne voulons pas affirmer que les changements du monde imposent leur « forme » à l’observateur, mais que les outils de la compréhension ordinaire (ou non-savants) suffisent largement pour les énoncer.
 R. Redfield, The Little Community, Chicago, University of Chicago Press, 1956.
 Entre autres : L. Poirier, « L’évolution de la géographie humaine », Critique, 1947, p. 86-96 ; J. Gottmann, « De la méthode d'analyse en géographie humaine » Annales de géographie, vol. lvi, n° 301, janvier-mars 1947, p. 1-12 ; P. George, chapitre I de La Géographie active, 1964, not. p. 21-24.
 M.-C Robic & N. Mathieu, « Géographie et durabilité : redéployer une expérience et mobiliser de nouveaux savoir-faire », dans M. Jollivet, Le développement durable, de l’utopie au concept, Éditions scientifiques et médicales Elsevier, 2001, p. 177.
 Cf. M.-C Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », dans Claval, P. & Sanguin, A.-L., dir., La géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 27-58.
 A. Meynier, Histoire de la pensée géographique en France (1872-1969), Paris, P.U.F., 1969, p. 184-185.
 Cf. notamment A. Reynaud, La géographie entre le mythe et la science, Reims, Travaux de l'Institut de Géographie de Reims, n° 18-19, 1974 ; H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, M. Le Berre, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30 ;
 On évoquera ici le témoignage de Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien et Michel Vigouroux (1983), qui ne saurait être une preuve suffisante : « entre 1960 et 1970, les géographes urbains français ont activement participé aux études préparatoires aux plans et programmes d'aménagement du territoire, alors élaborés à différentes échelles. Cette participation les a mis en contact avec d’autres disciplines (économie, sociologie, statistique) que celles avec lesquelles ils avaient traditionnellement l'habitude de cohabiter, et avec des praticiens de l'espace qu'ils connaissaient jusque-là assez peu (architectes, aménageurs divers). Ils ont été confrontés à une très grande diversité de courants de pensée et à des formes de raisonnement qui leur étaient parfois un peu étrangères. Leur champ de réflexion ne pouvait que sortir enrichi de cette large confrontation pluridisciplinaire. » D. Pumain, T. Saint-Julien & M. Vigouroux, « Jouer de l’ordinateur sur un air urbain », Annales de géographie, 1983, vol. XCII, n° 511, p. 332.
 Pierre George, « Quelques aspects du mythe du nombre », Cahiers internationaux de Sociologie, 1962, p. 39-47 ; « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? » in Nosiziario di Géografia economica, Scritti in onore di Ferdinando Milone, Publ. trimestr. dell'Instituto di Geografia Economica. Universita di Roma, dic. 1971, p. 33-43 ; « L’illusion quantitative en géographie », La pensée géographique française, Mélanges offerts au Professeur A. Meynier, Saint-Brieuc, Presses universitaires de Bretagne, 1972, p. 121-132.
 J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », Norsk Geografisk Tidsskrift. Utgitt av det Norske Geografiske Selskab, Oslo, bind 23, 1969, Hefte 4, p. 185-192. Le chapitre VI est consacré à la « réaction » de ces deux auteurs.
 Ceci vaut surtout pour les géographes proches du PC, particulièrement nombreux dans les années 1950-1960 et formant un réseau solide, homologue à celui du SNESUP et animé par les anciens élèves de l’ENS de Saint-Cloud. Par contraste, ces géographes pouvaient mettre en avant la géographie soviétique, et nombreux étaient ceux qui maîtrisaient la langue russe.
 Toute relative bien sûr, et notable du fait de sa sur-proportion au regard des pratiques qui se sont développées à la même époque dans les sciences humaines françaises à l’occasion du moment structuraliste...
 Qui font contraste avec les dénis de la nouveauté les plus flagrants, focalisés sur l’« illusion quantitative », et examinés dans le chapitre suivant.
 J. Beaujeu-Garnier, La Géographie, méthodes et perspectives, Paris, Masson, 1971, p. 2.
 J. Bonnamour, Géographie rurale. Méthodes et perspectives, Masson, « Collection de géographie applicable », n°3, 1974.
 P. Claval, Essai sur l'évolution de la géographie humaine, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 10.
 J. Beaujeu-Garnier, op. cit., p. 2.
 J. Bonnamour, Géographie rurale. Méthodes et perspectives, Masson, « Collection de géographie applicable », n°3, 1974, p. 5.
 À plusieurs reprises, il brocarde des postures qui pourraient sembler excessives : ainsi quand il peint Charles-Pierre Péguy en « grand prêtre » de la « géographie mathématique » « qui y consacre sa vie et dont on a pu dire, d’ailleurs sympathiquement, qu’il était non un géographe, mais un mathématicien trouvant dans la géographie matière à application intéressante » [p. 121] ; plus loin, exposant les polémiques sur la « notion de région », il finit par évoquer des conceptions anti-réalistes : « Enfin, les tenants du juste milieu pensent que la région n’est pas toute fournie par la nature, mais que les éléments de notre analyse lui donnent une réalité intellectuelle. On croirait voir renaître la querelle médiévale des « Universaux », avec ses oppositions entre réalisme, nominalisme et conceptualisme ! » [p 167-168] — présentation dont la chute satirique suggère, avec un scepticisme très voltairien, l’inanité des polémiques métaphysiques. On pourrait donner bien d’autres exemples de cette position caustique tout à fait spécifique à André Meynier, qui donnent la mesure de son conservatisme.
 Nous associons à L’analyse géographique (Que Sais-je ? » publié en 1971), son aîné L’espace géographique, paru un an auparavant dans la même collection. Les deux opuscules forment un diptyque difficilement sécable. Il y a plusieurs difficultés à l’insertion de ces deux ouvrages dans le présent corpus, à commencer par le caractère ultra ténu des formes explicites du malaise ; en fait, s’il y a anomalie, c’est plutôt par la juxtaposition de deux postures, l’une très orthodoxe, l’autre « moderne » dans les mêmes ouvrages. Nous justifions à la fin de ce chapitre la place de ces ouvrages ici, mais cette position est instable...
 O. Dollfus, L’analyse géographique, PUF, « Que Sais-je ? », 1971, p. 124. C’est nous qui soulignons.
 Il y a expression implicite de l’anomalie dans le cas à plusieurs égards particulier des livres d’O. Dollfus.
Seul changement survenu, la « collection de géographie appliquée » est devenue plus modestement « applicable »....
 Au demeurant, l’ouvrage a des aspects fortement didactiques qui attestent de son origine professorale ; ainsi, très fréquemment, il a recours a des définitions d’autorité. L’incipit de l’introduction en fournit un exemple parlant : « Toute histoire de la géographie comprend nécessairement trois aspects solidaires mais distincts. La géographie est connaissance du globe et son histoire inclut celle des grandes explorations qui ont progressivement révélé le monde aux Occidentaux. Cette connaissance de la Terre n'est efficace que dans la mesure où il est possible de représenter les découvertes, ce qui explique l'importance attribuée à l'évolution de la cartographie. Enfin, l'histoire de la géographie débouche sur celle de la pensée géographique. » (p. 11). D’une certaine manière, la forme « essai », motivée par un affranchissement des contraintes de la démonstration positive, est surclassée par le didactisme, qui vise moins à emporter la conviction qu’à l’imposer.
 L’impossibilité de l’exercice épistémologique se trouvant levée à condition de figurer dans un opuscule de moindre valeur académique.
 J. Beaujeu-Garnier, op. cit., p. 3.
 Idem, p. 5.
 Suivant en cela les modèles d’Albert Demangeon, Henri Baulig, Max. Sorre ou, dans l’actualité du début des années 1970, de Pierre Gourou... On pourrait bien entendu donner des contre-exemples, sauf que nous ne visons pas la pertinence de cette idée reçue, mais son caractère d’évidence partagée.
 O. Dollfus, L’analyse géographique, op. cit., p. 5-6.
 Au total, toutes formes confondues, géographe* apparaît 75 fois, géographie 52 fois et géographique* 76 fois..., soit une occurrence du lexème géograph* 2,4 fois par page, ou tous les 107 mots. On atteint un niveau de saturation très élevé qui concorde avec le caractère didactico-identitaire de l’opuscule.
 Plus avant abondent les « il faut » (25 occurrences), « il convient » (13 occurrences), « on doit » (5), et autres formules impératives indirectes...
 Dans un texte de 131 pages, soit une occurrence tous les 700 mots, contre une occurrence tous les 640 mots pour le Dollfus op. cit. Au total *géographe* apparaît 250 fois (soit une moyenne de presque deux fois par page...), géographie 254 fois et géographique 193 fois — soit une occurrence finale du lexème géograph* 5,3 fois par pages, ou tous les 83 mots... La saturation est encore plus élevée que dans L’Analyse géographique...
 Le verbe devoir à la troisième personne du singulier est utilisé dans un sens normatif dans une cinquantaine d’occurrences, « il faut » revient 82 fois, « il est nécessaire », 9 fois, etc.
 Qui met l’accent sur les évolutions plutôt que sur les constantes de la pratique disciplinaire, ce qui tend à restreindre la charge normative.
 Ces derniers semblent en revanche influer sur le propos du livre de J. Beaujeu, ainsi qu’elle le confesse à demi-mots dans l’avant-propos.
 Cet opuscule est prolongé par des articles tels « L’illusion quantitative en géographie » : l’ensemble de ces publications vise clairement la condamnation par avance (et si possible la prévention radicale) de tout développement d’une « nouvelle » géographie hypothético-déductive ou théorique. Cf. les développements spécifiques consacrés à Pierre George dans le chapitre suivant.
 A. Meynier, Histoire de la pensée géographique en France (1872-1969), Paris, P.U.F., 1969, p. 122.
 Souvent hérité d’objections mises en débat dans la « littérature » étudiée.
 P. Claval, 1964, op. cit., p. 70.
 Idem, p. 72-73.
 Idem, p. 74.
 Au regard de positions affichées dans la conclusion de l’ouvrage, la critique de P. Claval (qui vaut aussi pour R. Hartshorne) ressemble à une pétition de principe à la limite de l’ironie. En effet, il en vient ultérieurement à conclure (p. 150) que « l'opposition si souvent dénoncée comme vaine, dangereuse et artificielle entre géographie humaine et géographie naturelle réapparaîtra plus forte que jamais ». Et d’ajouter à la dernière page que « Il [lui] semble au terme de cet essai que la géographie naturelle et la géographie humaine ne peuvent être conduites suivant les mêmes principes » (p. 151).
 La formule dévoile ce faisant sa nature de panorama et manifeste son adhésion à une conception cumulative de la science.
 P. Claval, op. cit., p. 82.
 On trouvera en annexe le texte intégral de cet avant-propos.
 P. Claval suggère par exemple que la conception hettnero-hartshornienne d’une géographe définie par sa démarche est incompatible avec les positions d’un Cholley ou d’un Le Lannou (p. 81-82) ; cette confrontation est un rapprochement auctorial virtuel, et non la transcription d’une polémique.
 Fort curieusement, le chapitre II, consacré au « possibilisme », occulte complètement la violence des attaques de Lucien Fèbvre... Elles sont évoquées cependant, mais bien plus tard, dans le chapitre VIII, « Les géographies sociales ».
 Encore faudrait-il s’interroger sur la partialité du compte-rendu, qui épouse complètement la position de R. Hartshorne...
 P. Claval, op. cit., p. 9.
 Un mouvement équivalent s’opère, de « manière de voir » à « interprétation ».
 Principal passage à valeur de contre-exemple : « Lorsque le géographe possède une théorie satisfaisante pour l'esprit, un modèle ajusté à la réalité, il est capable de prévoir la manière dont les faits vont évoluer dans telles ou telles circonstances. Il dépasse enfin le niveau des interprétations rétrospectives, et sa science devient prospective : la géographie humaine cesse d'être une science de la contingence. » (p. 136).
 Le terme n’a que deux occurrences dans l’ensemble du livre...
 Ce répertoire psychologisant annonce déjà la grammaire conceptuelle de l’Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours (1998). Cf. chapitre précédent.
 Le passage suivant en donnera un exemple : « Ainsi se justifie l'orgueilleuse prise de position de Camille Vallaux : « Je reconnais l'existence d'une géographie autonome, dont nul plus que moi n'apprécie la valeur et l'intérêt : non seulement elle contient une philosophie, comme toute science digne de ce nom, mais elle est presque en elle-même une philosophie du monde de l'homme ». La géographie ouvre en effet d'étranges perspectives sur l'origine des civilisations et la liberté de l'homme — un peu comme l'anthropologie et l'ethnographie. Et il y a chez les meilleurs d'entre nous une perpétuelle méditation sur ces thèmes : la moindre étude en prend une profondeur imprévisible... » (p. 97).
 Mot qui a 12 occurrences dans le premier chapitre, consacré à la méthodologie historiographique et aux maîtres anciens de la discipline... L’attitude vis-à-vis de « maîtres » contemporains tels M. Le Lannou, A. Cholley, R. Hartshorne, est pleine de déférence — quoique mâtinée de piques occasionnelles...
 Elle occupe une petite moitié de l’ouvrage (93 pages sur 220).
 I Le souci du nombre ; II Le souci naturaliste ; III Le souci des processus ; IV Le souci cartographique ; VI Le souci de l’efficacité ; VII Le souci des concurrences et des compétences — soit 6 occurrences pour un total de 8 titres...
 Entendue comme un abandon (ou une perte) de l’habitus littéraire-humaniste.
 A. Meynier, Histoire de la pensée géographique en France (1872-1969), Paris, P.U.F., 1969, p. 118-119.
 A. Meynier semble éprouver une prédilection pour les controverses des géographes physiciens, alors que son évocation des branches de la géographie humaine est beaucoup plus terne (sauf à propos de la région).
 A. Meynier, op. cit., p. 188-189.
 Idem, p. 196. Marie-Claire Robic fait l’hypothèse qu’il y a là une charge nettement dirigée contre Pierre George et ses élèves.
 Ibid., p. 214-215.
 Notamment dans le long paragraphe consacré au statut de la géographie scolaire, p. 212-213.
 Idem, p. 216.
 Les rhétoriciens parleraient d’« ellipse thématique », dans la mesure où l’ellipse ne se situe pas sur le plan grammatical, ce qui est sa forme coutumière (et immédiatement discernable).
 Celle que choisiront a contrario les élèves d’A. Meynier (nombreux parmi les Dupont) !
 Sans doute ceci s’explique-t-il pour partie par la différence d’âge — et donc d’ancienneté dans le paradigme — qui les sépare.
 Une des hypothèses que l’on pourrait formuler consisterait à supposer une déteinte des pratiques éditoriales américaines, fort coutumières de ce genre de récit inaugural. Or l’un des points communs les plus forts entre P. Claval et J. Beaujeu-Garnier, c’est leur imprégnation anglo-saxonne.
 J. Beaujeu-Garnier, op. cit., « Avant-propos », texte intégral, p. 2.
 Adresse au lecteur sensément rédigée dans l’imminence de la publication, comme une sorte de propos ultime.
 « Écrire un « traité » volumineux sur ces sujets en plein devenir aurait été prétentieux et inefficace » est-il écrit — mais de quelle sorte d’efficacité s’agit-il ?
 Mais d’urgence il n’est pas question ouvertement : c’est un thème elliptique que l’on voit apparaître en creux dans l’avant-propos, qui explique l’inachèvement assumé de l’opuscule. Cf. aussi la formule « déjà, des équipes de jeunes travaillent... ».
 Cette partie se clôt d’ailleurs par un effet d’annonce significatif : « Il est temps d’affronter ce malaise ».
 Les fragments qui suivent, extraits des pages 22 à 26, ont la particularité d’être tous composés en italiques (sauf le dernier), constituant une sorte de digest des conclusions du chapitre. Il est important de souligner que l’auteure souligne ici des éléments infra-propositionnels : ce qu’il faut retenir n’est pas un énoncé méthodologique constitué mais une constellation de généralisations symboliques à valeur identitaire.
 L’auteur anglais évoqué est certainement H. C. Darby — l’une des références préférées des « réformistes » dont il est question dans ce chapitre « malaise », à tel point que ces questions lapidaires ont fini par constituer un cliché expressif.
 J. Beaujeu-Garnier, op. cit., p. 25.
 Idem, p. 5. C’est nous qui soulignons.
 Ibid., p. 3.
 Il existe d’autres citations dévalorisantes de F. Perroux : p. 57, p. 64 ; et d’autres qui ne le sont pas (p. 73)
 Sur un mode mineur, la dévaluation symbolique est aussi générée par l’indifférence supposée de l’opinion et des pouvoirs publics face aux offres de services des géographes, encore que ce dernier thème soit moins présent que chez Paul Claval : « Les ingénieurs auraient gagné a être assistés en ce cas précis par quelques géographes... » [p. 11] ; « Inversement, on pourrait dire que beaucoup de limites administratives sont géographiquement aberrantes, et qu'une meilleure connaissance de l’espace, grâce à nos travaux, pourrait peut-être permettre de les ajuster plus équitablement » [p. 125]
 On pourrait suggérer : ce qui serait conçu comme des ajustements paradigmatiques ?
 Il est peut-être pas inutile de noter la construction tortueuse de cette phrase, qui diffère jusqu’au bout l’énoncé du doute ultime quant à l’existence de la géographie.
 Le lexème retard* est totalement absent du livre.
 Son livre Explanation in Geography est évoqué 15 fois dans le cours de l’ouvrage, dont 9 citations (traduites évidemment) et un schéma. Il fait visiblement autorité pour J. Beaujeu-Garnier, qui à l’occasion en vante le caractère « scientifique », et s’en sert abondamment pour reformuler une sorte de norme épistémologique qui vient se surajouter au (et non remplacer le) canon classique. Eu égard à la lenteur de gestation de La géographie, principes et méthodes, on peut supposer que J. B.-G. l’a découvert alors que son projet était déjà engagé, suscitant une sorte de dialogue interne dont nous aurions aimé pouvoir discuter avec elle... Bizarrerie sans doute imputable à l’édition, Explanation in Geography ne figure pas dans la liste bibliographique de fin de volume...
 Au détriment du recentrage que J. Beaujeu-Garnier semble appeler de ses vœux ?
 Cette définition a l’inconvénient d’être pour partie tautologique. Ailleurs, la référence à l’« esprit géographique » ou la figuration des « vrais géographes » ne donne pas plus lieu à des éclaircissements, comme si l’essence de la géographicité était une boîte noire ou un point aveugle de la réflexion.
 Cf. supra, p. 169.
 Il est important de noter que ce répertoire lexical, « concret », « terre à terre », « données de base », « terrain », etc., est lui aussi constitué de « boîtes noires » sémantiques qui ne sont jamais exemplifiées ni explicitées et sont davantage juxtaposées qu’articulées...
 Les deux chapitres centraux, le II (« La méthode géographique ») et le III (« L’espace géographique »), structurent le plan du livre autour de ce dualisme.
 Et plus particulièrement aux pages 11, 53, 72, 82-85.
 Ainsi qu’en attesterait encore, par exemple : « Mais, précisément, est-ce l'objet ou la méthode qui font la science ? [...] « Il n'y a pas de doute que tout peut être objet de recherches scientifiques. La possibilité de l'existence d'une science est déterminée non par son objet (le « what »), mais par sa méthode (le « how ») » (Korach, 1966). » Une citation, fût-elle conclusive, peut-elle trancher un débat aussi flou ?
 L’usage de cette expression, malgré (ou en vertu de) sa technicité un peu barbare, permet de faire l’économie des termes intuitifs jusqu’à présent utilisés pour désigner les « contradictions » de la « géographie du malaise ». Nous avons préféré hétéronomie à hétérogénéité afin d’indiquer que c’est une importation de normes qui crée une disparité non réductible.
 On en voudra pour signe net le fait que l’auteure s’appuie de façon récurrente sur des autorités anglo-saxonnes, D. Harvey, W. Bunge, dans une moindre mesure sur I. Burton, P. Haggett, etc.
 Définis par l’auteure comme « formulation schématisée, pouvant conduire à des propositions de théories et faciliter leur vérification, par référence à une proposition claire » (p. 42), ce qui exclut l’induction.
 Découpé en quatre parties et une courte conclusion : 1 Les principes généraux (p. 29-33) ; 2 L’observation (p. 34-37) ; 3 L’explication et les modèles (p. 38-44) ; 4 La précision : vers une nouvelle géographie ? (p. 44-52) ; 5 Méthode scientifique et méthode géographique, p. 52-53.
 J. Beaujeu-Garnier, op. cit., p. 31.
 Phénomène que l’on retrouve dans le chapitre III, qui sans cesse fait retour au « connu » pour étayer des développements parfois aventurés ou tâtonnants.
Il s’agit du premier passage cité dans le florilège de la page 170 correspondant au premier alinéa de la page 32 de l’ouvrage op. cit..
 Idem, p. 32. La proposition soulignée à la troisième ligne l’est de notre fait.
 Idem, p. 32-33. La proposition soulignée à la première ligne l’est de notre fait.
 Même s’il n’est pas de notre propos de dresser un inventaire de ces métaphores, on en donnera un exemple : « Pour caractériser cette manière d'appréhender l'espace géographique, il suffit d'utiliser une image familière à tout géographe. Devant un spectacle, on peut soit prendre un instantané, soit filmer la scène. On obtient alors deux impressions de la même réalité. La première est figée. Elle contient en elle toutes les possibilités de l'action et du devenir, mais ces forces si elles se manifestent — comme sur un instantané d'un combat de boxe on voit les poings du boxeur s'élancer vers l'adversaire, — pourtant n'agissent pas. Sur la photo, on voit le cadre, les personnages, l'ensemble de la scène, et cette vision a incontestablement un intérêt objectif. Mais qu'on déclenche la bobine, et tout s'anime : les gestes figés se détendent, les personnages bougent : un autre sens apparaît brusquement, une autre possibilité d'interprétation des gestes ou des personnages. La vie anime la statue. » (p. 92)
 « Et c'est à W. M. Davis (1899), peu suspect d'opportunisme moderniste, que l'on empruntera la citation finale de cette réflexion : « C'est comme marcher sur un pied ou ne voir que d'un œil, que d'exclure de la géographie la moitié « théorique » de la puissance cérébrale. » (Ibid., p. 33)
 Il y a également quelques renvois soviétiques, mais qui n’ont pas le même poids, car ils ne sont pas intriqués dans le propos du livre. Ils occupent peu de place à vrai dire et connotent le « passage obligé ».
 Germaine Veyret-Verner (RGA, 1972, 2) y voit une « courageuse et utile mise au point », « constructive et réconfortante », qui « apporte sinon une réponse complète, du moins un optimisme raisonné » aux interrogations du moment — même si la place consacrée aux « méthodes déductives » semble disproportionnée. En fait, l’ouvrage de J. B.-G. est conçu comme une synthèse opérant une « mise en ordre », partant pourvoyeuse de certitudes... Tout autre est le ton de la longue « recension » (9 pages) de Georges Nicolas-Obadia dans Études rurales (1973, 51), intitulée « De l’autosatisfaction à l’interrogation ou la crise de la géographie de langue française vue par Jacqueline Beaujeu-Garnier ». Même si G. Nicolas commence par affirmer que « L’essai de J. B.-G. est un ouvrage de salubrité publique [...] qui ose dire et démontrer [ ?] que la géographie est en crise », c’est pour, au principal, attaquer les affirmations sur le « concret » et la « synthèse » et les catégories spatiales énoncées dans le chapitre III. Certaines contradictions de l’ouvrage sont démontées en passant, mais presque incidemment..
 Et ce d’autant plus que la fin des années 1960 avait été marquée aux USA par l’établissement d’un nouveau consensus épistémologique, dont l’altérité n’était pas forcément discernable à priori.
 Cf. B. Moulin et F. Plet (coord.), Autour de Raymond Guglielmo. Géographie et contestations, Centre de recherche sur les espaces de vie, Université de Paris VIII, 1991. Cf. également C. Paix (dir.), Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé, n° hors-série de Strates, 2002, p. 240-246.
 M. Rochefort, « Mai 68 : ruptures à l’institut de géographie », dans C. Paix, op. cit., p. 242. Voir plus largement les pages 240-246.
 Plus tard, durant les années 1970, ils ont pu être érigés en symboles d’un « leftism » à l’américaine — mais il n’est pas certain qu’ils aient déjà eu cette étiquette pour J. Beaujeu en 1969-1971.
 Plutôt sud que nord américaine, « tropicaliste », proto tiers-mondiste, nourrie de références plus ethnologiques et beaucoup moins économico-aménagistes.
 Relations conçues par l’auteur dans leur interactivité — pour ne pas dire leur systémicité — et leur contexte ethnologique ; ce faisant, O. Dollfus s’inscrit nettement dans la frange moderniste des héritiers du classicisme.
 O. Dollfus, L’espace géographique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1970, p. 48-49.
 Pour ne pas effrayer les lecteurs ?
 Encore qu’il n’y ait nulle part de réflexion sur les langages « géographiques » dans l’ouvrage.
 Mais absent du texte. Il en va de même pour David Harvey.
 Objectif performatif et implicite plutôt qu’explicite
 Cité 3 fois, ce qui est peu dans l’absolu, mais beaucoup eu égard à la rareté des références intertextuelles et à l’éparpillement extrême des auteurs de référence (rarement cités plus d’une fois).
 Cité 4 fois.
 Cité 7 fois, dont une en bibliographie (qui ne compte que 7 références) pour Écologie de l'espace géographique.
 Cité 8 fois, dont une en bibliographie pour Les phénomènes de discontinuité en géographie.
 On y retrouve par ailleurs la sensibilité ethnologique déjà signalée, fort banale chez les géographes tropicalistes.
 Le modèle davisien des cycles d’érosion est présenté dans le chapitre précédent (V : Le temps)
 O. Dollfus, L’analyse géographique, PUF, « Que Sais-je ? », 1971, p. 122-124.
 Il est important de souligner qu’à la notable exception de Paul Claval, les auteurs français s’abstiennent de mettre en avant les conflits qui ont déchiré la géographie anglo-saxonne dans les années 1950. Il faut aussi continuer à mettre à part André Meynier.
 L’usage de ce mot recouvre une syllepse de sens : outre l’idée classique de traduction, qui est littérale ici, nous référons à l’usage qu’en fait Michel Callon, op. cit.
 À ce titre, un Jean Labasse, qui ne partage pas du tout la stratégie des auteurs que nous venons d’étudier, fournit un exemple encore plus frappant de changement dans le rapport à l’intertextualité. Ses écrits sont surchargés de renvois et de notes bibliographiques.
 Les méchants voisins, les jeunes Turcs et l’indifférence générale des aménageurs, pour l’essentiel.
 Toute la nuance est là : nous n’avons pas idée des prises de position orales.
 Pour la première fois, dans la production de P. George, il est question brièvement d’« exploitation mécanographique et mathématique des données » et de « modèles » en géographie (p. 9).
 P. George, « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? » in Nosiziario di Géografia economica, Scritti in onore di Ferdinando Milone, Publ. trimestr. dell'Instituto di Geografia Economica. Universita di Roma, dic. 1971, p. 33-43.
 P. George, « L’illusion quantitative en géographie », La pensée géographique française, Mélanges offerts au Professeur A. Meynier, Saint-Brieuc, Presses universitaires de Bretagne, 1972, p. 121-132.
 J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », Norsk Geografisk Tidsskrift. Utgitt av det Norske Geografiske Selskab, Oslo, bind 23, 1969, Hefte 4, p. 185-192.
 C. Raffestin, « Réflexions sur les processus d’évolution de la géographie humaine », Geographia helvetica, XXVI, 1971, n° 2, p. 53-57. Au demeurant, c’est grâce à cet article que nous avons eu connaissance du texte de J. Labasse.
 À ce détail près que le texte a été publié en français dans une revue norvégienne...
 La référence au texte de 1972 est omniprésente chez les « nouveaux géographes » durant la décennie subséquente où il intervient comme archétype d’une sorte d’interdit prononcé par le pater familias et qu’il va bien falloir achever de violer. Cf. M. Chesnais, « Essai sur une transformation », Brouillons Dupont, Avignon, 1977, n° 1, p. 5-14 ; M. Vigouroux, « Dans le renouvellement de la géographie française : le Groupe Dupont », Brouillons Dupont, n° 2, 1978, p. 5-14.
 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? Paris, La Découverte, 2001.
 Cf. Lévi-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, Alcan, 1922.
 Très lié au PCF dans l’après-guerre, P. George s’en est progressivement éloigné après 1956. J. Labasse quant à lui s’est toujours revendiqué comme un « libéral », par ailleurs proche des milieux de la finance.
 J. Labasse, op. cit., 1969, p. 185.
 P. George, « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? », op. cit., 1971, p. 33.
 P. George, « L’illusion quantitative en géographie », op. cit., 1972, p. 121. Cette attaque liminaire nous semble répondre directement aux spéculations d’O. Dollfus dans l’étrange paragraphe de L’Espace géographique (1970) consacré à la modélisation que nous avons commenté au chapitre précédent, p. 179-180.
 J. Labasse, op. cit., p. 192.
 Dont le parangon serait le recensement général de la population, si l’on en croit ce qui est affirmé dans d’autres textes de P. George, tels Sociologie et géographie (1966) et Les méthodes de la géographie (1970). Quant à J. Labasse, il évoque d’étranges « données numériques inscrites à même le sol. » (p. 187).
 P. George, « L’illusion quantitative », op. cit., p. 123.
 P. George, Les méthodes de la géographie, op. cit., p. 41.
 Idem, p. 42.
 Cf. également cet extrait des Méthodes... : « Jusqu'à présent, les images d'ensemble [...] ont été élaborés à partir de patients travaux de corrélation, passant par l'établissement de tableaux à double entrée, de calculs de quotients, de cartes de synthèse. Ils procèdent d'un sens avisé de la mesure et de l'inégale valeur des données d'ordres différents ou de sources variées. Les calculs qui y trouvent place — sous forme de calculs simples, moyennes, quotients, indices — sont toujours pondérés par l'appréciation des marges d'imprécision spécifique, la prise en considération des données non « quantifiables », et la conscience des lacunes dans la connaissance. » (p. 9)
 Pourtant, certaines affirmations de Sociologie et géographie (1966) font contraste avec la ligne générale exhaustiviste des textes georgiens : « La prétention à la connaissance totale d'une société ou d'un univers est une négation de l'esprit scientifique. La recherche scientifique ne peut être que partielle [...] Atteindre et définir une société globale ne signifie pas posséder la connaissance sociologique complète de tout ce qui intéresse cette société globale, de chacun des groupes qui la composent, des rapports entre ces groupes, etc. [...] À ce moment, le souci du représentatif, c'est-à-dire des faits et des indices susceptibles de caractériser des ensembles, prend le pas sur celui du significatif dont l'objet était seulement de silhouetter un type, sans prétendre en indiquer l'extension et la dimension. » (p. 87-88) Il importe de noter que cette observation concerne significativement la connaissance sociologique.
 P. George, « L’illusion quantitative en géographie », op. cit., p. 129. C’est l’auteur qui souligne.
 Il n’y a d’ailleurs qu’une seule critique directe de la « modélisation », à la page 128, qui concerne son incapacité supposée à rendre compte de l’évolutivité des situations et des accidents de l’histoire, « événement », « révolution », « mutation », ...
 J. Labasse, op. cit., p. 187. Ailleurs il reprend à son compte la critique du mathématicien J. Dreyfus à l’encontre de la « science régionale » qui décrit « en termes inutilement abstraits une réalité vidée de son contenu » (p. 191).
 On pourrait peut-être expliquer cette différence de taille par des expériences divergentes : celle de P. George semble avant tout livresque, fondée sur des ouvrages comme Models in Geography, alors que J. Labasse a certainement travaillé directement, dans le cadre de ses activités d’aménageur, avec des statisticiens rompus à l’analyse factorielle.
 L’affirmation du dogme de l’unicité inaliénable de « chaque situation géographique » est très forte dans P. George, 1971, op. cit., p. 38.
 P. George, 1972, op. cit., p. 128.
 P. George, 1971, op. cit., notamment pages 36-37.
 J. Labasse, op. cit., p. 188.
 Idem, p. 191.
 P. George, op. cit., p. 129. Un peu plus loin, il évoque un sinistre « conditionnement des sociétés et des économies » grâce aux possibilités offertes par cet « instrument prestigieux ».
 Le terme figure explicitement dans « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? », 1971, op. cit. : « Une géographie quantitative débouchant sur un urbanisme et un aménagement du territoire par eux-mêmes très sollicités par toutes les formes de modélisation et de simplification logicienne, deviendrait une justification pour tous les systèmes imposés. Elle s'intégrerait à une conception et à une organisation totalitaire de la vie des collectivités humaines. » (p. 41, c’est nous qui soulignons).
 Cet article est postérieur d’une poignée d’années à 2001 L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), contemporain des chefs d’œuvre de Philip K. Dick, mais sans doute participe-t-il d’une même inquiétude devant les changements anthropologiques imputés à la « révolution numérique ».
 J. Labasse, op. cit., p. 190.
 Encore que cela ne puisse être le propos du premier...
 Entre ces deux termes, nous préférerons désormais le premier (au demeurant « justifié » dans la partie suivante) même si le second connaît actuellement un certain succès. Mais ses possibilités métaphoriques nous apparaissent éminemment déplaisantes : elles survalorisent une interprétation martiale des confrontations inter-disciplinaires, sous l’œil d’un spectateur-consommateur goguenard...
 Encore que la configuration concurrentielle n’a pas effacé la forme ancienne du collège (c’est-à-dire le primat accordé à la complémentarité en réseau) : le nouveau régime de la commande étatique passe par une mixité des configurations et par l’arbitrage d’institutions savantes héritées de la Libération, comme le CNRS...
 Malgré tout, nous serons amenés circonstanciellement à utiliser l’une ou l’autre de ces analogies, en fonction des besoins et des contextes de l’analyse.
 Jean Labasse a participé à divers comités de planification et d’aménagement, tant nationaux qu’internationaux, avant de présider, de 1966 à 1969, le Comité d’action concertée « urbanisation » au sein de la Délégation Générale à la Recherche scientifique et Technique.
 Dans le cas de Pierre George, ce sont ses élèves qui ont été très fortement impliqués dans des expériences aménagistes ou développementalistes : on pense bien entendu à Michel Rochefort, Bernard Kayser, Raymond Dugrand, éventuellement à Yves Lacoste. Il est à noter que leur engagement dans l’expertise et l’action ne fait que s’amorcer dans les années 1960 et qu’elle connaîtra son acmè dans les années 1970-1980.
 P. George, « Existe-t-il une géographie appliquée ? », Annales de géographie, n° 380, LXX, juill.-août 1961, p. 337-346.
 Par rapport à la géographie « contemplative » s’entend...
 Cf. notamment M.-V. Ozouf-Marignier, « Les géographes et le découpage administratif de la France », dans M. Pertué, L’Administration territoriale de la France (1750-1940), Orléans, Presses universitaires d’Orléans, 1998, p. 3-14 ; M.-C. Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », dans Claval, P. & Sanguin, A.-L., dir., La géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 27-58.
 Cf. le précédent de J. Gottmann, La politique des États et leur géographie, Paris, A. Colin, 1952 ; J. Gottmann, A. Sestini, O. Tulippe, E. C. Willatts et A. Vila, L'aménagement de l'espace, planification régionale et géographie, Paris, A. Colin, 1952.
 M.-C. Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », op. cit., p. 51-52.
 P. George et alii, La Géographie active, Paris, PUF, hors collection, 1964, p. VII-VIII.
 Ce qui fait fortement contraste avec les auteurs en malaise étudiés au chapitre précédent, soucieux pour la plupart de rendre justice aux oppositions dialectiques à l’œuvre dans la géographie de leur temps.
 Il en va ainsi du retranchement du « je » au profit du « on » ou de « ce livre », de l’omniprésence des phrases impersonnelles (« il apparaît », « il en résulte », etc.). La distinction opérée par G. Genette entre énonciation (qui parle ?) et point de vue (d’où ça parle ?) nous semble ici encore un distinguo capital : bien entendu, il y a un auteur-énonciateur très présent, mais qui cherche à épurer son discours de sa fonction expressive afin de favoriser le référent et l’argumentation.
 Déjà, dans l’article de 1961, op. cit., il n’est fait aucune mention directe à Michel Phlipponneau et à son livre paru l’année précédente, si ce n’est via la mise en question du syntagme « géographie appliquée » dans le titre et l’argumentaire de ce texte.
 Tiré de P. George, La géographie active, 1re partie : problèmes, doctrine et méthode, p. 10-24. On notera la proximité avec les pratiques de Jacqueline Beaujeu-Garnier, dans La Géographie, méthodes et perspectives…
 Attitude sans doute liée à la réussite personnelle précoce de Jean Labasse dans les milieux aménagistes, et aux nombreuses expertises et responsabilités qui lui ont été confiées : son discours est porté par la légitimité de la reconnaissance socio-politique.
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. 20. C’est l’auteur qui souligne.
 Idem, p. 25. C’est l’auteur qui souligne.
 Idem, p. 12. C’est nous qui soulignons.
 P. George, Les Méthodes de la géographie, Paris, PUF, « Que Sais-je ? », 1970, p. 7-8.
 Idem, p. 13.
 Ibidem.
 Idem, p. 24.
 Les pages qui suivent doivent beaucoup aux analyses de J.-M. Besse dans « L’intelligibilité du monde humain », in M.-C. Robic, dir., Géographie. Déterminisme, possibilisme, approche systémique, Cours CNED, 2001, fascicule I, « Généralités épistémologiques », 2e partie, p. 1-22.
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. 11. C’est nous qui soulignons.
 Ibid. C’est nous qui soulignons.
 Cf. les citations de sous-titres de La Géographie active, supra, p. 195. Cf. également cette assertion tirée de Sociologie et géographie : « La géographie est bien le prolongement de l'histoire, mais elle en diffère substantiellement en ce sens que l'histoire est une, [...], tandis que la géographie est plurale, parce qu'elle saisit les faits au moment où la situation reste ouverte et où ceux qui ont le pouvoir de décision peuvent agir sur le jeu dialectique des forces en présence. (p. 7)
 P. George, Sociologie et géographie, Paris, PUF, « Le Sociologue », 1966, p. 4.
 M. Sorre, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, 1957.
 Cf. citation des Méthodes de la géographie, infra p. 201.
 Soit un économiste et un démographe en lieu et place de « sociologues » institutionnels !
 Ceci pourrait être partiellement corroboré par les éléments de définition de la sociologie énoncés dans l’introduction de Sociologie et géographie (p. 10-11) qui mettent l’accent sur l’idée d’une « connaissance compréhensive de l’ensemble social » considéré méthodologiquement comme un « tout » ou une « aire culturelle » posé en préalable à toute recherche « scientifique ».
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. 20-21. C’est l’auteur qui souligne.
 P. George, Les méthodes de la géographie, op. cit., p. 35-36.
 Cette vilaine formule vise à rendre justice à la double influence sur l’époque du « constructivisme » piagétien (dans un sens non forcément socialisé — essentiellement nominaliste donc) et à la critique néo-marxiste et/ou structuraliste de l’idéologie bourgeoise masquée sous l’apparence de l’objectivité et de la rationalité, qui préfigure le « constructionnisme » actuel par l’affirmation préalable du caractère « socialement construit » de toute procédure de connaissance.
 Ceci étant, les textes que nous avons lus du « dernier » George — celui des décennies 1970-1980 — ne font qu’accuser la terminologie interprétative, le discours sur la géographie « science morale et politique », le rejet du quantitativisme « technocratique », etc. À ce titre, les années 1960 apparaîtraient comme un moment clé de son évolution.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 9. Faute de pouvoir clore parfaitement ses objets, la géographie en est réduite à proposer des modèles significatifs qui opèrent une discrimination parmi les « phénomènes » qualifiants : on ne peut faire aveu plus clair du caractère asymptotique de la « synthèse » géographique...
 Idem, p. 17.
 P. George, Les méthodes de la géographie, op. cit., p. 34.
 Idem, p. 38. Ce passage nous semble conforter l’idée d’une discipline interprétative.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, Paris, Hermann, 1966, p. 27. Peut-être y a-t-il là une référence sous-jacente aux conceptions de Maurice Le Lannou sur la « popularité fondamentale » de la géographie.
 On attendrait presque une expression du type « sens des réalités », si rémanente lorsqu’un géographe veut se dédouaner de tout complexe d’infériorité.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, op. cit., p. 593. L’étrangeté naît de l’association entre l’« ordre logique » et la confiance dans « le pouvoir illimité des mots », ce qui manifeste à la fois une idée curieuse de la logique et une pratique assez peu scrupuleuse de l’amalgame.
 Terme qu’il utilise quelques lignes plus loin, par référence à Gaston Bachelard.
 Idem, p. 25-26.
 Id., p. 22.
 Ibid., p. 26.
 Cf. supra, p. 202.
 Par contraste, on pourrait s’étonner de la quasi absence de réflexions proprement disciplinaires dans les deux chapitres consacrés à l’urbanisme et à l’urbanisation (chap. V et VI).
 Lequel est la tête de turc de l’ouvrage. Il faut dire que son manifeste de 1961, Les espaces économiques, très offensif envers la géographie, a été très mal vécu par la corporation. Il est à noter que les géographes « en malaise » ont assez peu éprouvé le besoin de ferrailler contre J. Boudeville, même si l’affirmation de la pertinence d’un « espace géographique » est une réponse commune à l’ensemble des géographes de l’époque.
 Qui distingue des « régions homogènes », des « régions polarisées » et des « régions-plan ».
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, op. cit., p. 402.
 Idem.
 « D. S. Whittlesey, dans James and Jones, American Geography. Inventory and Prospect, Syracuse Univ. Press, 1954, p. 30. »
 J. Labasse, op. cit., p. 404-405.
 C’est ainsi qu’il est amené à récuser les géographes (W. Christaller, A. Reilly) dont les préoccupations peuvent s’inscrire dans le paradigme de la « science régionale ».
 Qui, à la notable exception de P. Claval, restent fidèles à une grande sobriété infra-paginale (J. Beaujeu-Garnier), voire intertextuelle (A. Meynier, O. Dollfus).
 Il y a notamment une attaque très nette contre le « conservateur » Michel Debré, jugé insuffisamment « libéral » (dans un sens mixte ?) par l’auteur...
 P. George, « Existe-t-il une géographie appliquée ? », Annales de géographie, n° 380, LXX, juill.-août 1961, p. 338.
 Idem, p. 339.
 Dans la mesure où ceux-ci sont les seuls à pouvoir pleinement décoder les tenants et les aboutissants des attaques georgiennes, absolument non nominatives et dé-référencialisées.
 Cette controverse, qui vise au principal Michel Phlipponneau, porte à la fois sur le niveau de compétence du géographe sollicité par les décideurs, qui ne peut être de près ou de loin un « apprenti » pour P. George, et sur le degré d’implication du scientifique : si notre auteur récuse l’expression « géographie appliquée » au profit de « géographie active », c’est qu’il refuse que le géographe se substitue aux « décideurs politiques » dans la prise de décision ; il doit se tenir prudemment « en amont ».
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. 25.
 Cette phrase en dit long sur la gestation du problème de la « scientificité » de la géographie durant les années 1960.
 P. George, Sociologie et géographie, Paris, PUF, « Le Sociologue », 1966, p. 3-4.
 P. George, « Existe-t-il une géographie appliquée ? », op. cit., p. 340.
 Parce que le risque de ridicule ou de dissolution identitaire lui apparaît moindre ? Ou parce qu’il se sent plus en affinité avec ces disciplines qui ont des objets « humains » ?
 Idem, p. 343.
 Id., p. 342.
 Cette métaphore, à elle seule, dit bien la foi dans l’harmonie et la confiance quant à la place du géographe…
 Idem, p. 343. Étrange « modestie » au demeurant !
 Cf. supra, p. 194 et 200.
 P. George, La Géographie active, p. 13.
 Idem, p. 24. Il est important de préciser que dans ce cas aussi les « spécialistes » désignés sont des naturalistes.
 Expression forgée sur le modèle de « philosophie spontanée ». C’est particulièrement frappant dans Sociologie et géographie, livre dans lequel la loi d’airain des « conditions socio-économiques » est d’autant plus puissante qu’elle n’est confrontée à aucune théorie économique explicite et/ou alternative...
 Idem, p. 31. C’est nous qui soulignons.
 Il règne une certaine indécidabilité sur l’usage de « grande échelle » ici : ailleurs, l’acception géographique (espace de taille restreinte étudié de près) prévaut, même si P. George n’utilise presque jamais les adjectifs « grand » et « petit » accolés à « échelle ». En revanche, il se pourrait bien que le contexte de la phrase qui pose problème ici suggère l’usage « vernaculaire » de l’expression « à grande échelle », soit la « petite échelle » des géographes..., mais alors on se trouve en contradiction avec l’usage qui est fait juste après de « petite échelle », ce qui laisse à supposer que les « spécialistes » désignés ne sont pas les économistes. Mais par ailleurs, la dialectique des « cadres supérieurs » et des « éléments de base » ramène à l’opposition géographie/économie, rendant superflue l’invocation d’autres protagonistes.
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. 32.
 Idem, p. 36-37.
 Sachant que le dernier point (8°) qui clôt matériellement le texte de P. George est une sorte d’ex-cursus à double vocation : présenter ce qui existe en géographie en matière d’« action » et d’« application », et discréditer vigoureusement les tenants de la « géographie appliquée » sans les nommer.
 Ibid., p. 38. C’est l’auteur qui souligne.
 Au demeurant, ici encore, le gardien de la doxa anticipait de vingt à trente ans le triomphe des discours sur l’expérience et l’initiative locales.
 Pierre George, Population et peuplement, PUF, coll. SUP le géographe, 1969.
 Les lignes qui suivent privilégient la « rencontre avec la sociologie » parce que P. George y apparaît assez nuancé et soucieux de plaire à ses partenaires, alors que le rapport à l’histoire est une sorte d’antienne développée sur un mode « archidoxique » pour l’édification du lectorat. Et il n’a à notre connaissance jamais rédigé de plaidoyer à la destination des historiens, la cause lui semblant peut-être entendue.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 1 (incipit).
 En guise d’ultime conclusion, P. George affirme : « L'orgueil des mathématiciens est immense, mais la liberté et le bien être des hommes ne doivent pas leur être sacrifiés. Et c'est bien aux géographes et aux sociologues, que leurs études rendent particulièrement conscients des réalités et des dangers, qu'il appartient de le dire, et de le dire avec force. » (idem, p. 204).
 Dans Les méthodes de la géographie, cela donne ceci : « [La géographie] est dangereuse, dangereuse pour elle-même, dangereuse pour tous ceux qu'une complaisance justificatrice aiderait dans la réalisation de leurs hypothèses constructrices  risques calculés ou non calculés compris. » (p. 123).
 P. George, « Géographie et urbanisme », Annales de géographie, LXXIV, nov.-déc. 1965, n° 406, p. 654.
 Cf. supra, p. 199.
 Par exemple, la première partie du chapitre II, « Le temps discontinu », s’ouvre par un point de méthode sur la prise en compte de l’« événement » par la géographie » (brièvement comparée à « l’analyse sociologique »), avant la mise en avant de trois exemples, les catastrophes naturelles (p. 50-51), les guerres (p. 51-53) et les révolutions (p. 53-55), chacun donnant lieu à une reprise juridictionnelle, appelant à la collaboration, à la convergence ou à la séparation des expertises.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 194. Et P. George de préciser immédiatement après : « Il appartient à d'autres d'exposer la multiplicité des rôles qu'entend jouer l'économiste. » (idem, p. 194).
 La terminologie et les préoccupations développées ici annoncent étrangement le « monde » de la chorématique.
 Idem, p. 18-19.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 13.
 J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », op. cit., p. 192 (paragraphe de conclusion).
 P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 38-39.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 6. C’est nous qui soulignons.
 P. George, La Géographie active, op. cit., p. VIII.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 17.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 49.
 J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », op. cit., p. 192.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 22.
 P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 118
 Idem, p. 122-123. C’est nous qui soulignons.
 P. George, « Difficultés et incertitudes de la géographie », Annales de géographie, n° 467, janvier-février 1976, p.60 (48-76).
 P. George, « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? » in Nosiziario di Géografia economica, Scritti in onore di Ferdinando Milone, Publ. trimestr. dell'Instituto di Geografia Economica. Universita di Roma, dic. 1971, p. 41.
 Idem, p. 42 (33-42). On notera au passage l’affirmation sur la nature de « science politique » de la géographie, qui valide explicitement nos analyses précédentes.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 13.
 J. Labasse, « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », op. cit., p. 191.
 Credo profondément conservateur à bien des égards.
 Cette exhortation trouve sa conclusion logique dans le dernier chapitre : « Certes, des géographes, des sociologues sont appelés à participer à ces études préparatoires à l'action dans les comités d'aménagement régional, dans les sociétés mixtes de développement comme dans les commissions locales d'urbanisme, mais ils doivent souvent lutter contre l'apriorisme des mathématiciens, qu'ils soient calculateurs, auteurs de modèles ou de programmes à soumettre au verdict de l'ordinateur, ou qu'ils aient le titre d'économètres. » (P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 203-204)
 P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 10.
 Idem, p. 40.
 Au reste, il faudrait citer un magnifique adage doctrinal qui accompagne l’une des charges de P. George contre les « schémas mathématiques » : « La géographie n'est pas une technologie, c'est une observation. » (Idem, p. 117)
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 89.
 P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 45.
 P. George, « L’illusion quantitative en géographie », op. cit., p. 130. Il est à noter que notre auteur remplace ici l’idée en vogue d’une formation mathématique des géographes par la proposition d’une formation géographique des mathématiciens !
 Pour partie confondus avec les précédents.
 Une telle habilitation réclame implicitement un personnel chevronné, avisé, et exclut les apprentis. Ce qui est nettement affirmé entre autres dans « Existe-t-il une géographie appliquée ? » et La Géographie active.
 C’est nous qui soulignons.
 La critique récurrente des « schémas mathématiques de développement » impose le garde-fou d’une science des bilans à la fois « objective » et à fort pouvoir prospectif — qui ne peut être que la « géographie régionale ».
 J.-R. Boudeville, Les espaces économiques, 1961, P.U.F., Paris.
 Cf. notamment B. Kayser, « La région comme objet d’étude de la géographie », dans P. George et alii, La Géographie active, Paris, PUF, hors collection, 1964, p. 303-352, spéc. p. 307, 338 ; J. Labasse, L’Organisation de l’espace..., op. cit., spéc. p. 401-405 et 423 et « Quantitatif et qualitatif : réflexions d’un géographe », op. cit., spéc. p.191.
 Sans toutefois faire état de ses critiques contre la géographie, ainsi chez J. Beaujeu-Garnier, La Géographie, méthodes et perspectives, op. cit., spéc. p. 73 et O. Dollfus, L’espace géographique, op. cit., spéc. p. 19. Où l’on retrouve l’opposition entre « réformistes » et « conservateurs »...
 Cf. les usages de « modèle » par Pierre George dans le dernier chapitre de Sociologie et géographie, évoqués supra, chap. VII, p. 210 et infra, p. 221.
 À la notable et pugnace exception de Jean Labasse (cf. supra) et de J. Beaujeu-Garnier, dans une moindre mesure.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 23-42.
 Cf. P. Pinchemel et alii, « Documents pour l’histoire du vocabulaire scientifique », GRECO, Histoire du vocabulaire scientifique, Paris, Institut national de la langue française, 1982, n° 3 ; tout particulièrement M.-C. Robic, « Organisation de l’espace », p. 69-101 ; M.-C. Robic, « Sur la naissance de l’"espace géographique" », L’Espace géographique, 1992, n° 2, p. 140-142 ; Philippe Pinchemel, « De la géographie éclatée à une géographie recentrée », dans Tijdschrift voor Econ. en Soc. Geografie, 73, 1982, n° 6, p. 364-365 ; G. Baudelle & D. Dory, « Espace », dans S. Auroux, dir., Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques, Paris, PUF, 1990, p. 841-842 ; M.-C. Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », dans Claval, P. & Sanguin, A.-L., dir., La géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 27-58.
 M.-C. Robic, « Sur la naissance de l’"espace géographique" », op. cit, p. 142 ; nous étendons délibérément à l’ensemble du cortège d’« espace » une périodisation qui dans l’article cité concerne uniquement le syntagme « espace géographique ».
 Cf. M.-C. Robic, « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », op. cit, p. 45-51 ; Claude Raffestin, Géopolitique et histoire, Lausanne, Éditions Payot, 1995.
 Y compris cognitives.
 Cf. supra Introduction et chapitre IV.
 M. Sorre, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, 1957.
 M.-C. Robic, « Sur la naissance de l’"espace géographique" », op. cit, p. 142.
 Avec un certain déphasage interdisciplinaire : « espace » connaît un premier succès chez les sociologues et les économistes dans les années 1950, quelques années avant sa (ré)appropriation géographique.
 Philippe Pinchemel, « De la géographie éclatée à une géographie recentrée », dans Tijdschrift voor Econ. en Soc. Geografie, 73, 1982, n° 6, p. 364.
 Ce que nous entendons par là correspondrait à ce que Ian Hacking appelle des « mots ascenseurs », par exemple « réel », « liberté », « justice », « amour », etc.
 Les textes suivis d’une astérisque (*) n’ayant pas été scannés intégralement, les comptages effectués portent sur des fractions d’ouvrage plus ou moins importantes. Le rapport "e"/"r" pour le livre de J. Labasse de 1966 est ainsi biaisé par la sur-représentation du chapitre consacré à la « région ».
 À la charnière des années 1960 et 1970, s’il y a quelque chose comme une « crise » de la « géographie régionale », « décrite comme la forme la plus représentative de la géographie, ou même comme la géographie tout court » (P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 107-122), cela semble pour partie dû au « flou » d’un terme qui semble indéterminé, insaisissable, sans réelle clause de réalité.
 Cf. J.-L. Tissier, « La géographie dans le prisme de l’environnement », dans M.-C. Robic, dir., Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Économica, 1992, spéc. p. 201-215.
 Les années 1960 sont une période d’étiage pour « paysage ». Le rapport "e"/"p" dépasse presque toujours 5, voire 10, sauf lorsqu’il y a un enjeu spécifique autour du terme, comme dans « Géographie et urbanisme ».
* La première valeur inclut les adjectifs dérivés, la deuxième ne prend en compte que les substantifs. L’italique signale des effectifs trop peu importants pour être significatifs.
** Même chose.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., chap. « L’Espace », p. 23.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 26.
 P. George, Les Méthodes de la géographie, op. cit., p. 17.
 O. Dollfus, L’espace géographique, op. cit., p. 5-6.
 J. Beaujeu-Garnier, La Géographie, méthodes et perspectives, op. cit., p. 56-57. C’est l’auteure qui souligne.
 G. Nicolas-Obadia, L’Espace originel. Axiomatisation de la géographie, Berne, Lang, 1984.
 La dimension phénoménologique est très forte au travers de deux attributs que P. George lui confère : il n’y a d’espace que « qualifié » au travers de « valeurs » par lesquelles il peut y avoir comparaison et « indexation ».
 Par exemple « campagne » et « monde rural », « espace » et « région », etc.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 203.
 Elle écrit : « le modèle de référence est nécessaire, en particulier pour les comparaisons statistiques ». Et d’ajouter en guise d’explicitation : « On retiendra l'exemple donné par André Libault dans la carte des tailles d'établissements agricoles par municipes pour l’Atlas de l’État de Sao Paulo (1970). On a distingué 5 catégories d'établissements agricoles d'après leurs dimensions, pour l'ensemble de l’État, et construit un graphique général à partir d'un cercle divisé en secteurs proportionnels. Ensuite, le même calcul a été fait pour chacun des municipes, et, à partir du graphique de base, les catégories de pourcentages excédentaires ont été traduites par des secteurs dépassant la périphérie du cercle, les catégories déficitaires par des secteurs de rayon plus réduit... ».
 « À partir de quelques cas précis étudiés d'une manière très détaillée, on élabore un processus de raisonnement que l’on peut ensuite appliquer à tous les phénomènes analogues. » J. Beaujeu-Garnier, La Géographie, méthodes et perspectives, op. cit., p. 43.
 Pour H. Putnam, il faut distinguer la référence d’un terme, qui désigne en quelque sorte idéellement une espèce naturelle, et l’extension, qui est l’ensemble des énoncés exacts ou acceptables rationnellement concernant la référence. Ces énoncés peuvent être modelés par des stéréotypes, qui changent avec l’environnement socio-culturel, les évolutions de la science, etc. Cf. également I. Hacking, Concevoir et expérimenter, chap. 6, « La référence », p. 133-158.
 P. George, « Géographie quantitative, nouveau déterminisme ? » in Nosiziario di Geografia economica...., op. cit., 1971, p. 40.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace, op. cit., p. 23. C’est l’auteur qui souligne.
 Dès lors, on tombe sous le coup de la dénonciation amorcée par C. Raffestin dix ans plus tard : « Ces modèles implicites véhiculés dans le langage sont souvent sous-tendus par une idéologie mystifiante ». C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 88 (81-96).
 Cf. nos considérations aux pages 105-106 et P. George, L'économie de l'URSS, PUF, « Que sais-je », 1946, 2ème éd. ; URSS. Haute-Asie. Iran, PUF, « Orbis », 1947 ; etc.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 67.
 P. George, « Quelques aspects des mythes du nombre », Cahiers internationaux de Sociologie, 1962, p. 39-47.
 Idem, p. 42-43. C’est nous qui soulignons.
 Ibid., p. 46 puis 45.
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 68. C’est l’auteur qui souligne.
 Idem, p. 79.
 Ibid., p. 78.
 « qui concerne une quantité intrinsèque de population » ou « qui opère le chiffrage de cette quantité ».
 En même temps, prise au pied de la lettre, la deuxième phrase pourrait presque se lire comme une prosopopée, c’est-à-dire la personnification d’une abstraction !
 P. George, Sociologie et géographie, op. cit., p. 90. En trois pages, (88-90), les mots « danger » et « risque » reviennent chacun trois fois.
 Idem, p. 189.
 Nous rapprocherions ici volontiers A. Meynier de P. George et J. Labasse.
 Le seul à se distinguer sur ce point est O. Dollfus, qui s’essaie à d’autres formes de normativité, même si ses tentatives ne sont pas toujours concluantes (notamment en termes de netteté du résultat).
 A. Reynaud, La géographie entre le mythe et la science, Reims, TIGR, n° 18-19, 1974.
 Les textes choisis par A. Reynaud datent presque tous de 1970, sauf deux, plus anciens.
 J. Piaget, dir., Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1967.
 Cf. supra, chap. IV, notamment p. 137-146.
 Cf. le précieux témoignage de M. Rochefort dans également C. Paix (dir.), Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé, n° hors-série de Strates, 2002.
 Cette dimension d’affichage est un effet déformant (déformateur ?) de notre recours privilégié à l’archive écrite publiée.
 La relation, complexe mais essentielle, du « constructivisme géographique » avec les événements antérieurs de Mai-68, a suggéré le titre du chapitre : « Soyez irréalistes, demandez le constructible ! »
 R. Brunet, fin analyste, a proposé une lecture en temps réel de la liaison virtuelle entre la contestation politique et la « rupture épistémologique » : « Le « décollage » de ces nouvelles recherches a été favorisé par toute une série de contestations, dont beaucoup sont fort anciennes, mais qui ont pu converger, peut-être en partie grâce à ce catalyseur que furent les passionnants et interminables débats et remises en cause de 1968, et d’après. La critique de la lourde thèse d'État, du travail de recherche mené dans un isolement parfois jaloux, de l’accumulation des monographies, y ont eu leur part. ». (R. Brunet, 1972a, p. 73)
 Nous assumons pleinement cette préférence pour le scripturaire tout en reconnaissant qu’il n’a pas été le médium premier des « nouveaux géographes », dont la civilisation première a été le forum. Par ailleurs, on ne peut méconnaître les objections décisives des historiens de l’oralité. Cf. Françoise Waquet, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (xvie-xxe siècle), Paris, Albin Michel, 2003.
 Ainsi, il nous semblerait important (et urgent) que soit entreprise une micro-histoire de la nouvelle géographie basée sur des entretiens avec les acteurs et protagonistes de l’époque, mais pouvant aussi mobiliser toutes sortes d’autres archives que le texte...
 Rappelons l’avant-propos de La Géographie, méthodes et perspectives (1971) de J. Beaujeu-Garnier : « Il ne s’agit du reste pas de renier, mais de continuer, de bouleverser mais d’améliorer, de détruire mais d’enrichir. Loin de moi l’idée de renier la Géographie traditionnelle, telle que l’ont illustrée tant de grands savants français et étrangers, mais de nouveaux courants existent, qu’il serait vain d’ignorer, et encore plus vain de laisser tout submerger. Il faut donc essayer de faire une synthèse entre la tradition et la nouveauté et je suis, quant à moi, persuadée que cela est possible et que la géographie ne peut qu’y gagner. »
 Dessein réformiste dont on a souligné le caractère explicite chez J. Beaujeu-Garnier, mais qui fut peut-être encore plus prégnant (et sous-jacent) chez un Paul Claval. Cf. supra, chapitre V.
 Nous avons pu recueillir plusieurs témoignages de « nouveaux géographes » qui allaient dans ce sens.
 Celle-ci contenait l’éditorial à paraître dans le numéro un, une plaquette de présentation de la revue et un sommaire des premiers numéros. Nous remercions Mélanie Foulon, étudiante de maîtrise, pour ces renseignements.
 R. Brunet, Les campagnes toulousaines, thèse, Université de Toulouse, 1965.
 R. Brunet, Les phénomènes de discontinuité en géographie, thèse complémentaire, Université de Toulouse, 1965 ; publié dans une version remaniée aux éditions du CNRS, 1968.
 R. Brunet, « Le quartier rural, structure régionale », RGPSO, Toulouse, 1969, XL, n° 1, p. 81-100.
 Secrétaire général de la revue dès le premier numéro.
 Responsable chez Armand Colin des deux seules traductions d’envergure de textes phares de la locational analysis anglo-saxonne : la Géographie des marchés et du commerce de détail de Brian Berry (publié en 1971) et L’analyse spatiale en géographie humaine de P. Haggett (en 1973).
 Ces deux derniers sont les « maîtres » revendiqués de R. Brunet, tous deux géographes physiciens.
 Les « correspondants » sont mentionnés au bas de la page, sans encadré mais dans le même corps de police, juste avant le « tarif de l’abonnement ».
 Qu’on veuille bien nous pardonner cet oxymore : lui seul nous semblait satisfaisant pour expliciter une impression de lecture récurrente.
 « Éditorial », L’Espace géographique, 1972, I, n° 1, p. 5-6. Dans ce chapitre, sauf mention expresse (entre guillemets), nous avons systématiquement éliminé les notes de bas de pages des extraits cités, en raison de leur abondance considérable ; et ce d’autant plus facilement que nombre de renvois bibliographiques (le gros des notes) correspondait à des textes amplement étudiés et présentés dans les chapitres V à VII de la présente thèse.
 Dans l’extrait cité, on peut relever quatre occurrences importantes du procédé d’énumération/accumulation, dont l’une (§2) est considérable par ses proportions. B. Dupriez signale dans le Gradus (p. 21) le terme très technique de conglobation, « accumulation de preuves pour un procès », qui conviendrait tout à fait à l’usage rhétorique des accumulations (positives ou négatives) dans cet Éditorial...
 Cette attitude est sans doute liée à la sensibilité consensuelle (voire unitaire) de la plupart des membres du comité de direction — il n’est qu’à rappeler les noms de Paul Claval, Olivier Dollfus, Philippe Pinchemel et Gilles Sautter...
 À ce point du texte, l’allusion à J. Piaget est manifeste. Au demeurant, ce texte est truffé de sous-jacents intertextuels, qui annoncent le déballage effectué l’année suivante par A. Reynaud, dans La géographie entre le mythe et la science.
 En effet ce passage opère un rejet littéral de la formule d’H. Baulig, érigée en dogme par les géographes des années 1950-1960, considérant la géographie comme « art » et comme « une certaine manière d’envisager les choses, un mode de pensée, peut-être une catégorie nouvelle de l’intelligence, à laquelle l’esprit occidental, et lui seul, vient d’accéder. » Cf. H. Baulig, « Le géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, t. LVII, n° 305, jan.-mars 1948, p. 10 [1-11]. Cf. également le chapitre III de cette thèse.
 Qui semble se réduire aux seuls « directeurs » (J. Beaujeu-Garnier, P. George, P. Monbeig et J. Tricart) si l’on en croit la dernière phrase de l’article.
 C’est l’incipit du texte : « Les Annales de Géographie achèvent, avec le présent numéro, leur quatre-vingtième année. »
 « Perspectives », Annales de géographie, n° 442, LXXX, nov.-déc. 1971, p. 642 (641-643).
 Idem. Ce sont les auteurs qui soulignent. On trouvera en annexe le texte intégral de cet éditorial.
 Effort maladroit, compte tenu du ton dédaigneux qu’adoptent les auteurs et de l’absence de visée homologue chez les concurrents implicites.
 Note infra-paginale concluant l’éditorial.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », L’Espace géographique, 1972, I, n° 2, p. 73-77.
 « C. Camara, dans Ann. de Géogr., 1971, p. 257-287 »
 R. Brunet, op. cit., p. 74. C’est nous qui soulignons. Cette métaphore nous semble dépasser l’article visé.
 Si l’on exclut l’épiphénomène constitué par un numéro de 1971 du Bulletin de l’Association des géographes français.
 Le premier, consacré à « Paysages et sémiologie », figure dans le numéro 2 de 1974.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », op. cit.
 S. Rimbert, « Aperçu sur la géographie théorique : une philosophie, des méthodes, des techniques », L’Espace géographique, 1972, I, n° 2, p. 101-106.
 B. Marchand, « L’usage des statistiques en géographie », L’Espace géographique, I, 1972, n° 2, p. 79-100.
 A. Fel, « Deux géographies humaines ? », L’Espace géographique, 1972, I, n° 2, 1972, 107-112
 Qui en revanche dans sa globalité apparaît plutôt complexe et brouillé, tant les abords en sont variés, jusque dans les éléments diagnostiques…
 Cf. supra, chapitre VI, p. 216.
 Caractère impensé que J. Scheibling épingle dès 1977 : « Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la crise de la géographie est posée par tous ceux qui font profession de réflexion critique, comme un postulat. Elle existe. À y regarder de près toutefois, il est frappant de constater que son évidence est avant tout subjective. Elle existe puisqu’elle est ressentie par tous. S’il est vrai, d’un certain point de vue, que le vécu d’une crise prouve son existence, il ne renseigne pas sur son contenu. » Dans « Débats et combats : sur la « crise » de la géographie », La Pensée, 1977, n° 1, p. 41 (41-56).
 Georges Nicolas-Obadia, « De l’autosatisfaction à l’interrogation ou la crise de la géographie de langue française vue par Jacqueline Beaujeu-Garnier », Études rurales, n° 51, 1973, « notes et commentaires », p. 125 (125-133).
 Idem, p. 129.
 R. Brunet, « Pour une théorie de la géographie régionale », dans La pensée géographique française, Mélanges A. Meynier, Rennes-St-Brieuc, Presses Univ. de Bretagne, 1972, p. 649-662.
 Cf. « Crise ou renouveau de la géographie », Rapport présenté aux Journées géographiques de Nice, 28 février - 2 mars 1975. Publié dans TIGR, n° 20, 1974 (paru en 1975 ?), p. 101-108 ; « Quelques réflexions sur la géographie en 1975 », Revue internationale des sciences sociales, n° spécial « L’utilité de la géographie », UNESCO, vol. XXVII, 1975, n° 2, p. 245-263.
 C. Raffestin, « Réflexions sur les processus d’évolution de la géographie humaine », Geographia helvetica, XXVI, 1971, n° 2, p. 53 (53-57).
 Dans cet ordre d’idées, nous serions tenté de réaffirmer la dimension nécessairement performative d’engagement (en général positif, parfois conservateur) qu’implique l’énonciation de vocables comme « crise » ou « révolution »...
 C. Raffestin, « Réflexions sur les processus d’évolution de la géographie humaine », op. cit. p. 55-56.
 Gaston Bachelard a toujours été une référence capitale dans la réflexion de Roger Brunet. Dans Les Discontinuités en géographie, c’est l’épistémologue le plus célébré : en épigraphe, en citation dans le corps du texte, en nombre de références bibliographiques. Dans les deux textes « critiques » de 1972, la référence est implicite.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique... », op. cit., p. 77.
 A. Fel, « Deux géographies humaines ? », op. cit., p. 107.
 B. Marchand, op. cit., p. 79.
 Ce texte, parmi bien d’autres, nous semble complètement démentir les assertions répétées de Paul Claval sur le caractère purement inductif de la géographie « quantitative » française à ses débuts : les praticiens n’ignoraient rien des propriétés de l’analyse multivariée et de la possibilité d’autres approches. Simplement, la lourdeur des apprentissages et l’effet de mode lié à ces techniques particulières, ainsi que les spécificités de l’offre de formation à l’époque, suffisent à expliquer qu’elles aient absorbé tant d’efforts de formation dans les années 1970. Pour autant, on ne saurait restreindre l’horizon des possibles à ce qui était une dominante pratique.
 Il n’est qu’à se souvenir des amalgames sémantiques georgiens entre « nombre », « modèles » et « données quantitatives », ou des confuses distinctions de La Géographie, méthodes et perspectives.
 Dans le texte légèrement postérieur de R. Brunet pour les Mélanges Meynier.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique... », op. cit., p. 73.
 A. Fel, « Deux géographies humaines », op. cit., p. 107.
 « Les plus récents ouvrages français de réflexion y font au mieux de discrètes allusions mais n'ont pas abordé franchement la question. Il est vrai que l'état de la littérature française ne le permettait pas. Cf. A. Meynier, Histoire de la pensée géographique en France, […] — A. Meynier, Guide de l'étudiant en géographie, Paris, PUF, 1971. — P. George, Les méthodes de la géographie, […] — O. Dollfus, L'espace géographique, […. Seul celui de J Beaujeu-Garnier, La géographie, méthodes et perspectives, […] traite directement du sujet : mais son effort de conciliation voile la rupture épistémologique. Celle-ci est au contraire parfaitement apparente dans l'excellent volume de H.-M. French et J B. Racine, Quantitative and qualitative geography : nécessité d'un dialogue, Ottawa, éditions de l’Université, 1971. Il serait injuste enfin de ne pas citer l'effort considérable accompli par P. Claval dans une foule d'articles. Cf. « La réflexion théorique en géographie et les méthodes d’analyse, L'Espace géographique, 1972, 1, p.7-22. » (note de R. Brunet).
 R. Brunet, « Pour une théorie de la géographie régionale », op. cit., p. 649.
 La pensée géographique française, Mélanges A. Meynier, Rennes-St-Brieuc, Presses Univ. de Bretagne, 1972.
 Le contre-pied est parfaitement symétrique : dans sa revue d’avant-garde, R. Brunet conserve une position modérantiste, alors que face au « gratin » de l’institution géographique, il se fait la voix du « mouvement ».
 Associant taux de population agricole et niveau d’émigration rurale.
 A. Fel, « Deux géographies humaines », op. cit., p. 109.
 Idem, p. 112.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique... », op. cit., p. 75. Point de vue qui s’inscrit nettement dans la ligne de l’éditorial du premier numéro.
 Cf. ce jugement ambivalent : « Enfin, la géographie française reste fermée à l'effort engagé depuis déjà 15 ou 20 ans à côté d'elle, et continue à charrier le meilleur avec le pire, la monographie incontrôlable et peu interprétée avec l'intuition régionale la plus aiguë. » R. Brunet, « Pour une théorie de la géographie régionale », op. cit., p. 650.
 Dans le titre, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique : rupture ou raffinement de la tradition ? », puis dans le même texte au début de la page 76.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique... », op. cit., p. 77. Cette confidence entre en résonance parfaite avec les témoignages des « nouveaux géographes », qu’ils soient précoces (M. Vigouroux, « Dans le renouvellement de la géographie française : le Groupe Dupont », suivi de « Contribution à l’exploration du paysage français de la “new geography” », Brouillons Dupont, n° 2, 1978 ; H. Chamussy, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, n° 3, 1978, p. 67-81) ou plus tardifs (M. Le Berre, Itinéraire géographique. Vingt ans après, 1988).
 On peut se demander s’il n’y a pas là une récusation de l’argumentaire réducteur développé par J. Beaujeu-Garnier (« une géographie de la précision ») et plus ou moins présent (comme concession) chez P. George.
 Idem, p. 76.
 R. Brunet, « Pour une théorie de la géographie régionale », op. cit., p. 650.
 Idem, p. 650. Au reste, il l’attaque à trois reprises, et toujours en se servant des notes comme un lieu de relégation symbolique.
 C’est l’objet du premier « point » (on retrouve la manière brunétienne) du texte (sur un total de 9).
 Idem, p. 652-653.
 T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, [trad. L. Meyer], Paris, Flammarion, « Champs », 1983, p. 136.
 R. Brunet, « Les nouveaux aspects de la recherche géographique... », op. cit., p. 76.
 Il va de soi que la publication de l’article de B. Marchand, issu d’une conférence fameuse, a dû contribuer à la construction d’une image de revue à la pointe de la « géographie scientifique ».
 J.-B. Racine et H. Reymond, L’analyse quantitative en géographie, Paris, P.U.F., « Le Géographe », n° 12, 1973.
 Dont nous avons essayé de montrer le caractère essentiel comme hypothèse « ontologique » pour les « nouveaux géographes » dans « Démarches systémiques et géographie humaine », Cours C.N.E.D. dans le cadre de la question d’agrégation Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, sous la direction de M.-C. Robic, fascicule III, Vanves, CNED, 2001, p. 1-64.
 Ils étaient encore tous deux professeurs à l’université d’Ottawa au moment de la parution du manuel, après un séjour essentiellement québecois.
 Ian Burton, « The Quantitative Revolution and Theoretical Geography », The Canadian Geographer, n° 7, 1963, p. 151-162.
 « J.-B. Racine, « À la recherche de la géographie », Cahiers de géographie de Québec, n° 22, 1967, p. 63-77 ; « Nouvelle frontière pour la recherche géographique », Cahiers de géographie de Québec, n° 29, sept. 1969, p. 135-168. » (note des auteurs)
 « Brian J. L. Berry, « Research Frontiers in Urban Geography », dans P. M. Hauser et L. F. Schnore, The Study of Urbanisation, New York, John Wiley, 1965, p. 403-430. » (idem).
 J.-B. Racine et H. Reymond, L’analyse quantitative en géographie, op. cit., p. 5-6.
 Un narrateur intradiégétique est inclus dans l’histoire (diégèse) qu’il rapporte, par opposition à un narrateur extradiégétique (ce qui serait la situation de R. Brunet rapportant les « transformations » de la « géographie anglo-scandinave »). Cf. G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1983, p. 55-58.
 P. Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine, 1965, [trad. H. Fréchou : 4e éd., 1968], Paris, A. Colin, 1973, p. 8-9. L’avant-propos, suivant une habitude anglo-saxonne, relate la genèse du livre en l’inscrivant dans la trajectoire personnelle de l’auteur
 Nous reprenons ici, uniquement par souci diacritique, la distinction de Reichenbach entre contexte de découverte et contexte de justification, parce qu’elle nous semble éclairer le mouvement du texte de nos deux auteurs. Cf. J.-M. Berthelot, « Épistémologie et sociologie de la connaissance scientifique », Cahiers internationaux de sociologie, CIX, juillet-décembre 2000, « Les sciences, institutions, pratiques, discours », p. 224.
 Dont le mérite principal serait de faciliter la communication entre les chercheurs, ainsi que le précisent les auteurs dans la conclusion : « Si nous acceptons de définir la science comme une transparence de la connaissance, nous soulignons qu'un « sujet » communique à d'autres « sujets » un savoir « acquis » sur un « objet ». La « transparence » implique que le sujet communiquant et les sujets recevant la nouvelle information puissent suivre ensemble le chemin qui va du contact « subjectif » avec l'objet à l'extraction « objective » de la « connaissance » qu'il « recèle ». » (p. 305).
 Les références à Pierre George, omniprésentes dans le livre, s’expliquent à notre avis pour partie par le fait que le livre a été publié dans une collection dirigée par celui-ci et qu’il leur fallait désamorcer (ne serait-ce que partiellement) son animosité notoire à l’encontre des « méthodes quantitatives » en faisant inlassablement état de convergences insoupçonnées.
 Jean-Bernard Racine et Henri Reymond, L’analyse quantitative en géographie, op. cit., p. 8-10.
 Le terme est présent dans la conclusion, ainsi que « paradigme », dans le sens relativement restrictif de : représentation spécifique invérifiable (axiomatique) dérivée d’une « épistémée », « l'idée par exemple que processus temporels et formes spatiales représentent le lien cybernétique de base débouche [...] sur une recherche des liaisons entre le principe de proximité optimale et le principe de concurrence. » (Idem, p. 307).
 Il est introduit à la page 23, comme son antonyme.
 Jean-Bernard Racine et Henri Reymond, L’analyse quantitative en géographie, op. cit., p. 10.
 Idem, p. 21.
 Qualification au demeurant assez malheureuse...
 Exposées successivement supra p. 253-255.
 Cf. supra, note 93, p. 255.
 J. Dresch, « Crise de la géographie ? », La Pensée, 1977, n° 1, p. 19-27.
 G. Viers, « Réflexions sur la géographie en France », La Pensée, 1977, n° 1, p. 28-40.
 J. Scheibling, « Débats et combats : sur la « crise » de la géographie », La Pensée, 1977, n° 1, p. 41-56.
 P. George, « Difficultés et incertitudes de la géographie », Annales de géographie, n° 467, janvier-février 1976, p. 48-76. Ici comme auparavant, le terme renvoie aux menaces qui pèsent sur « l’unité de la géographie », du fait du mouvement perpétuel de spécialisation des individus, sensibles aux sirènes des nouveaux marchés.
 G. Sautter, « Crise ou renouveau de la géographie », Rapport présenté aux Journées géographiques de Nice, 28 février - 2 mars 1975, TIGR, n° 20, 1974, p. 101-108.
 G. Sautter, « Quelques réflexions sur la géographie en 1975 », Revue internationale des sciences sociales, n° spécial « L’utilité de la géographie », UNESCO, vol. XXVII, 1975, n° 2, p. 245-263.
 G. Sautter, « Crise ou renouveau de la géographie », op. cit., p. 101.
 Idem, p. 104.
 Idem, p. 105. Cette dernière assertion, faute d’étai, a valeur de vœu ou de pari plutôt que d’argument.
 « Contrairement à l’idée généralement admise, ce qui coupe la géographie actuelle en deux n'est pas le recours aux mathématiques ni l’emploi des modèles ; c'est la signification attribuée à la notion d'espace, et aux « espaces » pris individuellement. Tout le problème est de savoir si l’espace jouit ou non de propriétés propres qui, manifestant leurs effets de façon cumulative sur une variété de phénomènes, aboutiraient à des formes et des structures répétitives, relevant de véritables lois de composition. Auquel cas le repérage de ces structures et la détermination de ces lois constituent l’objet ultime de la géographie. La position opposée revient à dire que, s'il existe bien dans l’espace des agencements caractéristiques, l’articulation de ces derniers procède de forces extérieures à l’espace, ou dont le jeu, tout en intégrant des paramètres spatiaux (distance, échelle) , ne se détermine pas essentiellement sur ce plan. » Idem, p. 107.
 Il nous semble que R. Brunet ou P. Pinchemel rentreraient parfaitement dans cette catégorie descriptive. (ndOO).
 G. Sautter, « Crise ou renouveau de la géographie », op. cit., p. 107-108.
 G. Sautter, « Quelques réflexions sur la géographie en 1975 », op. cit., p. 260.
 Cf. G. Sautter, 1974, p. 103-104 et 108 ; G. Sautter, 1975, p. 261 (clausule).
 G. Sautter, « Crise ou renouveau de la géographie », op. cit., p. 108.
 G. Sautter, « Quelques réflexions sur la géographie en 1975 », op. cit., p. 261.
 Par certains aspects, il nous semble que la géographie française ressemble assez, trente ans après, à ce qui inquiétait G. Sautter.
 L’ouvrage a été publié comme numéro spécial des Travaux de l’Institut de géographie de Reims. Il fait suite à divers travaux de moindre ampleur (articles) mais de teneur similaire publiés dans les TIGR depuis 1969 : « Les sens du mot « géographie » » (n° 3, 1970), « Les rôles ambigus du facteur spatial » (n° 16, 1973). Il en annonce d’autres, tels « Décrire, expliquer... et imaginer » (n° 20, 1974). A. Reynaud a également publié une très ambitieuse Épistémologie de la géomorphologie en 1970 chez Masson, dont le titre était en soi un pavé dans la mare.
 A. Reynaud, La géographie entre le mythe et la science, Reims, TIGR, n° 18-19, 1974, p. 172 (incipit de la conclusion).
 A. Reynaud, La géographie entre le mythe et la science, op. cit., incipit, p. 3.
 Idem, p. 4. L’« effet Piaget » fonctionne à plein, mais de façon allusive…
 Idem.
 Ibidem.
 « Henri Baulig, « La géographie est-elle une science ? », Annales de géographie, t. LVII, n° 305, jan.-mars 1948, p. 10. Noter que le titre de l'article de Marc Boyé est exactement le même. Il y a des questions que les géographes ont apparemment bien du mal à résoudre. » (Note d’Alain Reynaud)
 A. Reynaud, La géographie entre le mythe et la science, op. cit., p. 72-73.
 Qui ont toujours « bon dos » quand il s’agit d’assumer un discours violent…
 La contribution positive, A. Reynaud la rédigera huit ans plus tard, avec La géographie, science sociale, (TIGR, n° 49-50, 1982).
 À l’exception de J.-B. Racine, tous les auteurs évoqués jusqu’à présent sont nés au plus tard dans les années 1930.
 Cf. notamment le chapitre VIII, « Allons-nous vers une société opaque ? » et plus particulièrement le paragraphe « Géographie et opinions politiques », p. 136-139.
 Exprimées vigoureusement à l’occasion du premier colloque Géopoint en 1976.
 Un certain nombre de membres du Groupe ont développé des analystes marxistes ou marxiennes (entre autres Franck Auriac et François Durand-Dastès). D’autres adeptes des « nouvelles approches », tels J.-B. Racine et H. Reymond, se sont employés à une tentative de synthèse entre marxisme et quantitativisme. Cf. H. Reymond, « Géochorotaxologie et praxéologie projectuelle », Recherches géographiques à Strasbourg, 1977, n° 2, p. 5-30.
 Cf. R. Guglielmo, « Profession géographe : quelle action militante ? », Hérodote, n° 4, octobre-décembre 1976, p. 67-78 et la revue Espaces et luttes (1978-1980), qu’il a fondée avec Hélène Lamicq. Témoignages rétrospectifs dans B. Moulin et F. Plet (coord.), Autour de Raymond Guglielmo. Géographie et contestations, Centre de recherche sur les espaces de vie, Université de Paris VIII, 1991.
 P. Claval, en revanche, ne cesse de fulminer dans sa récente Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours contre un mouvement décrit comme soixante-huitard, intolérant et adepte des basses œuvres syndicales.
 H. Reymond, « La nécessité d’avoir au grand jour un débat inévitable : marxisme et systémisme », Géopoint 76, Théories et géographie, p. 180.
 H. Chamussy, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, Avignon, 1978, n° 3, p. 75 (67-81).
 Ce que corrobore au demeurant le témoignage édifiant de Michel Rochefort dans C. Paix (dir.), Parcours dans la recherche urbaine. Michel Rochefort, un géographe engagé, n° hors-série de Strates, 2002.
 Comme le regrette M. Vigouroux dans « Contribution à l’exploration du paysage français de la “new geography” », Brouillons Dupont, n° 2, 1978, p. 13.
 Revue d’étudiants en géographie de Paris I et Paris VII, qui n’a eu qu’un éphémère premier numéro, en 1976.
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », Hérodote, n° 1, 1976, p. 9 (9-62).
 Il peut paraître paradoxal de parler de « consensus » à propos de textes « révolutionnaires ». Il va de soi qu’il n’était pas question d’enrôler tout le monde, mais d’attirer les adhésions de principe aussi largement que possible. Cf. « Manifeste. EspacesTemps pourquoi ? », EspacesTemps, n° 4, 4e trim. 1976, p. 3-17 ; « Attention : géographie ! », Hérodote, n° 1, 1976, p. 3-7 ; H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, & M. Le Berre, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30.
 J. Lévy, « Pour une géographie scientifique », Espaces-Temps, 1975, n°1, p. 53-65.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 81-96.
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 55-73.
 Thème lancinant dans Hérodote et EspacesTemps en 1975-1976. En revanche, les revues quantitativistes, y compris L’Espace géographique, semblent s’être peu émues de la réforme Haby. Cf. Michel Etchéverry, « L’histoire-géographie dans l’habyme », EspacesTemps, n° 5, 1977, p. 85-94. Une caricature accompagnant cet article a été reproduite à la page suivante.
 Cf. l’éditorial et le « manifeste » du numéro 4 d’EspacesTemps et J.-C. Boyer, « Hérodote : dix ans, l’âge de raison ? », L’Espace géographique, XV, 1986, n° 4, p. 297-301.
 Cf. l’avant-propos du Géopoint 78 : « Géopoint 76 avait suscité dans la communauté géographique un intérêt certain » (p. 5) ; C. Grataloup, « Géopoint : l’interrogation », EspacesTemps, n° 4, 1976, p. 46-51. M. Vigouroux, Brouillons Dupont, n° 2, op. cit. et J.-C. Wieber, « Quelques aspects de la pratique française en géographie quantitativiste », B. D., n° 4, 1979, p. 97-107.
 M. Le Lannou, « Des géographes contre la géographie », Le Monde, 8-9 février 1976. Incipit.
 Collectif, « Manifeste. EspacesTemps pourquoi ? », EspacesTemps, n° 4, 1976, p. 3 (3-17).
 Relevant parfois de la guerre intestine, comme les affrontements entre Hérodote (c’est-à-dire Y. Lacoste) et J. Lévy, alors même que les motifs de clivage étaient ténus, plus proches du conflit d’intérêt que de la querelle idéologique.
 M.-C. Robic, « Dupont et les autres », Brouillons Dupont, n° 22, « 25e Millénaire », 1998, p. 19-44.
 « Ce qui est clair, c’est qu’on ne s’est pas ennuyé dans la Famille Geo l’année 1976. La crise climatique n’a ni asséché les gosiers ni vidé les querelles épistémo-logiques. On trouvera [dans le schéma ci-avant] tous les noms d’oiseaux, tous les dieux, que notre secte scientifique idolâtre. » M.-C. Robic, « Dupont et les autres », p. 28
 Et la prise à partie directe, sur le mode choisi par M. Le Lannou dans Le Monde a été dans l’ensemble assez peu symétrique : les contempteurs du paradigme classique ont beaucoup attaqué la « vieille » géographie et certains de ses représentants, ainsi que leurs rivaux, alors que rares sont les équivalents en sens inverse (cf. ceux que mentionne M.-C. Robic dans le doc. 2). Il y va sans doute d’une différence de culture (générationnelle ?), notamment dans le rapport à la conflictualité.
 Ainsi le deuxième numéro des Brouillons Dupont témoigne de toute évidence de l’effort singulier de Michel Vigouroux. Il en va de même pour le rôle joué par H. Reymond dans la rédaction du paratexte et des comptes-rendus du Géopoint 76, même si la présence éditoriale est plus discrète.
 Certains textes de J.-B. Racine, souvent issus de conférences, sont particulièrement représentatifs de ce relâchement proche de l’oralité. Cf. surtout « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques. », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170 et « Discours géographiques et discours idéologiques : perspectives épistémologiques et critiques », Hérodote, n° 5, 1977, p. 109-159.
 Ce que R. Jakobson appelait les fonctions phatique et conative.
 J. Lévy, « Pour une géographie scientifique », Espaces-Temps, 1975, n°1, p. 53-65. Cf. également J. Lévy, « Les promesses de la crise », France nouvelle, 1976.
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », Hérodote, n° 1, 1976, p. 9-62.
 Titre d’un article de J. Lévy paru dans l’hebdomadaire communiste France nouvelle en 1976.
 J. Lévy, « Pour une géographie scientifique », op. cit., p. 53.
 Texte proposé en annexe.
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », Hérodote, n° 1, 1976, p. 9-10.
 Même si c’est un pseudo-dialogue à valeur concessive.
 J. Lévy, 1975, op. cit., p. 53-54. L’usage de l’italique et de la formule déictique « c’est… » ne contribue pas peu au didactisme.
 Idem, p. 58.
 Au reste un autre marxiste, Jacques Scheibling, a qualifié ceci de « décalque caricatural des thèses althussériennes concernant la « coupure épistémologique » » dans « Débats et combats : sur la « crise » de la géographie », La Pensée, 1977, n° 1, p. 48 (41-56).
 J. Lévy, « Pour une géographie scientifique », op. cit., p. 63-64. C’est nous qui soulignons. En un alinéa de 167 mots correspondant à la sous-partie « Organiser un nouveau courant », l’auteur utilise quatre fois « il faut », outre « il ne s’agit pas de », « il est important », « il est nécessaire ». On s’inscrit clairement dans un Que faire ? appliqué à la géographie…
 Cf. notamment « La géographie, le marxisme, la science », L’Humanité, 11 juin 1976 ; « Les promesses de la crise », France nouvelle, 1976 ; « Géographie. Combats autour d’un couple encore illégitime », France nouvelle, 27 sept. 1976.
 Cf. « La géographie est un château hanté », Hérodote, n° 6, 1976, p. 151-156.
 Cf. notamment J. Scheibling, op. cit. ; Y. Lacoste, « le spectre du scientisme », Hérodote, n° 3, 1976 ; J.-B. Racine, « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques. », dans Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170.
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », op. cit., p. 51.
 Cette mission « au service des masses » était partagée par nombre de géographes marxistes, qui ne sentaient pas forcément concernés en revanche par l’idée de révolution scientifique, que beaucoup considéraient comme un faux problème, ainsi R. Guglielmo.
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ?… », op. cit., p. 43-44.
 L’ensemble du texte use et abuse, pour séduire, d’une rhétorique du dévoilement qui ne dédaigne pas les références à divers complots qu’il faudrait « démystifier ».
 Mais là encore, l’évocation des « formes concrètes que prend localement, régionalement, nationalement, le développement différentiel des contradictions majeures et leur enchevêtrement » rappelle furieusement le réalisme georgien...
 On citera, outre Y. Lacoste et R. Guglielmo, M. Rochefort, Raymond Dugrand et Bernard Kayser, ces trois derniers auteurs ayant opéré dès les années 70 un virage « aménagiste » qui leur fera prendre de la distance par rapport aux « luttes sociales », le seul à avoir maintenu le cap étant R. Guglielmo.
 Cf. J.-L. Tissier, « Les anciens élèves de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et la géographie française 1942-1973 », dans Le personnel de l’enseignement supérieur en France aux xixe et xxe siècles, Paris, éds du CNRS, 1985, p. 205-219.
 Dont P. George serait la figure tutélaire ?
 Attitude qui a frappé les Dupont, qui « reçurent » B. Kayser en janvier 1977 et ont mentionné sa posture lors du Géopoint 78 : « Faire de la géographie une science n’est pas forcément nécessaire (cf. la position de B. Kayser). » Extrait de Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 44.
 Ce qui serait passablement impropre, compte tenu du caractère encore assez flou des conceptions de la géographie mises en avant par les uns et les autres. Le seul paradigme nouveau déjà largement constitué serait à l’époque le « spatialiste », bénéficiant de vingt ans d’expérience anglo-saxonne, encore qu’il nous soit difficile d’évaluer le degré de précision et de cohérence qu’il revêtait pour les praticiens français. Cf. infra, troisième partie.
 Titre et sujet du chapitre X de La Structure des révolutions scientifiques.
 Peut-être nécessaire face à certaines doxas pour le moins pesantes…
 À des fins de clarté, nous utilisons l’italique pour différencier les actes publiés de l’événement dont ils découlent.
 Non sans de légers effets de vedettariat : lors des premiers Géopoint, il y a incontestablement des « vedettes américaines » (S. Gregory), des figures de proue récurrentes (C. Raffestin, J.-B. Racine, H. Reymond, le mathématicien Claude Tricot, plus tard H. Béguin, et des apparitions tardives et sporadiques de R. Brunet).
 Ce qui est au demeurant affirmé dès l’avant-propos du premier Géopoint : « Mais l’essentiel ne résidait pas seulement dans les exposés des invités. Le but du colloque était surtout d’en prendre prétexte pour favoriser au maximum échanges et discussions, les organisateurs ayant volontairement donné la plus large place à un travail d’ateliers restreints… » (p. 5)
 Par exemple : « La conviction des groupes semble être qu'il n'existe pas une théorie géographique ferme » (p. 74) ; « Le débat porte peu sur la méthodologie quantitativiste, acceptée par une majorité de participants, avec la prudence que l'on sait. » (p. 181), comptes rendus du Géopoint 76 par H. Reymond, Géopoint 76, Théories et géographie, Avignon, 1976.
 H. Reymond, « La nécessité d’études critiques permettant de situer la nouvelle statistique », Géopoint 76…, op. cit., p. 74-75.
 On pourra se rapporter pour exemple au compte-rendu, par Michel Vigouroux, de l’atelier « production de l’espace » dans les actes du Géopoint 78, p. 189-214, et aux discussions plénières (« forum ») suivant les contributions d’H. Reymond et de G. Nicolas-Obadia, dans le Géopoint 80, p. 91-99 (par Daniel Bouzat).
 F. Waquet, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (xvie-xxe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, p. 368-372.
 Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, Avignon, 1976 ; Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978 ; Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980.
 Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne. Recherche de niveaux signifiants dans l’analyse géographique, Avignon, 1982.
 Entre autres exemples : « Nombre de critiques importantes ont été faites ; n’ayant pas été démontrées, elles relèvent de la pétition de principe », dans « Compte-rendu des débats » (n° 2, après l’intervention de C. Tricot), Géopoint 76, Théories et géographie, p. 63 ; ou encore : « On peut dire qu'ici apparaît dans l'assistance un clivage fondamental qui va cheminer au cours des discussions sans jamais pouvoir s'exprimer clairement, comme s'il était masqué et retenu par le désir toujours plus fort de préserver l’unité de l'atelier... sinon celle de la géographie. », dans D. Bouzat, Compte rendu des débats de l’atelier 4, après l’intervention de C. Raffestin, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 98.
 « Compte-rendu des débats » (n° 2, après l’intervention de C. Tricot), Géopoint 76, Théories et géographie, p. 63.
 Question [anonyme] à C. Raffestin (après son intervention), « Compte-rendu des débats » (n° 3), Géopoint 76, p. 97.
 « Compte-rendu des débats » (n° 3), Géopoint 76, p. 98.
 Groupe Dupont, « Compte-rendu des débats, Atelier 4 » (après l’intervention d’André Dauphiné), Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 42.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », Géopoint 76, Théories et géographie, p. 84.
 « Notre démarche de géographe est ou, du moins, tend à être scientifique. Nous réfutons que la géographie soit un art ou une philosophie, quoi qu'en pensaient nos maîtres... », dans A. Dauphiné, « Mathématiques et concepts en géographie », Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 8.
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 55-73.
 Il se fait ainsi l’écho des débats américains de l’époque et rejoint sur un mode plus amène les critiques des « marxistes radicaux » français.
 H. Reymond, « La nécessité d’avoir au grand jour un débat inévitable : marxisme et systémisme », Géopoint 76, Théories et géographie, p. 180.
 L’examen de la critique engagée par C. Raffestin est au cœur du chapitre suivant (VIII : « Soyez irréalistes, demandez le constructible ! »), p. 314-328.
 À la notable exception de F. Auriac, « De la notion au concept de combinaison en géographie » dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 123-129 (surtout 123-125) et surtout de M.-C. Robic, cf. « Sur un lieu commun de la géographie : « La géographie est la science des lieux et non celle des hommes » », Groupe Dupont, Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980, p. 114-119 ; « Le pays et la défense du corps. Note à propos de Régions naturelles et noms de pays (de L. Gallois) », Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 149-157. À partir de 1980, des contributions sur la « géographie classique » émergent, qui se démarquent de l’attitude négative « en gros » qui régnait lors des deux premières éditions. Il faudrait évoquer également le texte plus ancien de G. Bertrand (1975), « L’impossible tableau géographique », en préface à l’Histoire de la France rurale, qui fit précocement autorité.
 Cf. surtout « La géographie moderne dans la problématique des sciences sociales : des paradigmes de la totalité aux paradigmes critiques », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 113-170 et « Discours géographiques et discours idéologiques : perspectives épistémologiques et critiques », Hérodote, n° 5, 1977, p. 109-159.
 La plupart des « nouveaux géographes » réticents au paradigme « spatialiste » vont très vite faire de J.-B. Racine le modèle du quantitativiste « repenti », sur la foi des interrogations exprimées lors du Géopoint 76. Cf. C. Grataloup, « Géopoint : l’interrogation », EspacesTemps, n° 4, 1976, spéc. p. 49-51 ; J. Pailhé, « La géographie, procès sans sujet », (accompagné de commentaires de C. Grataloup, J. Lévy, et réponses de J. Pailhé), Espaces-Temps, n°5, 1977, p. 40 [33-55].
 Cette étiquette ne nous convient pas plus que « géographie des représentations », « géographie humaniste », « géographie culturelle », ou tout autre qualification. Nous l’avons utilisée faute de mieux.
 Cf. par exemple « Géographie tropicale — géographie du Tiers-Monde » (1984, 4), « L’espace, concept intégrateur de la géographie ? » (1985, 2), etc.
 Collectif, « La géographie en réponses », EspacesTemps, n° 4, 4ème trimestre 1976, p. 21.
 On ne trouve en « postface » que des signatures toulousaines, favorable à ce texte sur le fond, même si nous ignorons les tenants et les aboutissants de cette « réactivité » spécifique et localisée.
 « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Hérodote, n° 1, janvier-mars 1976, p. 71-85.
 H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, & M. Le Berre, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30.
 Idem, p. 15
 Cf. P. Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan université, « réf. », 1998.
 A. S. Bailly & J.-B. Racine, « Les géographes ont-ils jamais trouvé le Nord ? », L’Espace géographique, 1978, VII, n° 1, p. 5-14 ; « La géographie et l’espace géographique : à la recherche d’une épistémologie de la géographie », L’Espace géographique, 1979, VIII, n° 4, p. 283-291. Il en va différemment de leur article « Des géographies urbaines », L’Espace géographique, 1981, n° 2, p. 143-152, beaucoup plus critique.
 H. Béguin, « La théorie dans la démarche géographique », L’Espace géographique, 1985, XIV, n° 1, p. 69-71.
 La lecture de La Formation de l’esprit scientifique de Gaston Bachelard a été, dans les années 1950-1960, le pilier de la formation à la philosophie des sciences dans les sections « math élem ».
 Cf. A. Reynaud (1974), C. Raffestin (1976), Géopoint 76, H. Chamussy et alii (1977), etc.
 Cf. surtout C. Raffestin (1976, 1978) et le Géopoint 78.
 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1938, rééd. poche « Bibliothèque des textes scientifiques », 1993, p. 83. Sur la critique d’une géographie « littéraire », cf. R. Brunet (1972a), G. Bertrand (1975), H. Chamussy (1977), R. Brunet (1980c), A. S. Bailly & J.-B. Racine (1981).
 Le développement d’une conception poppérienne de la science parmi les théoriciens-quantitativistes ne commence qu’au milieu des années 1980, et encore s’agit-il souvent d’une clause de style. Le principal bréviaire poppérien est « La théorie dans la démarche géographique » d’Hubert Béguin (1985).
 Cf. « La théorie des noyaux régionaux agricoles », L’Espace géographique, VI, 1977, n° 1, p. 25-39 ; L’Espace originel. Axiomatisation de la géographie, Berne, Lang, 1984.
 Cf. ses comptes rendus du Géopoint 76, et également : « Géochorotaxologie et praxéologie projectuelle », Recherches géographiques à Strasbourg, 1977, n° 2, p. 5-30 ; ., « Propositions pour servir à la discussion d’une axiomatique géographique : la contradiction espace-étendue », Groupe Dupont, Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980, p. 64-90 ; enfin « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », dans H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981.
 Groupe Dupont, Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980.
 « Nous réfutons que la géographie soit un art ou une philosophie, quoi qu'en pensaient nos maîtres ; et elle ne saurait être une idéologie comme le désirent ou le redoutent certains modernes... », A. Dauphiné, « Mathématiques et concepts en géographie », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 7.
 « Le discours géographique n’est pas neutre au niveau des hypothèses, et en outre il n’est pas forcément logique à cause des présupposés. », dans Compte rendu de l’atelier 4 (après l’intervention d’A. Dauphiné), Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 49.
 Dans « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », l’adjectif « inutile » revient 9 fois pour caractériser la géographie (la plupart du temps entre guillemets) et le lexème *util* a 29 occurrences significatives en 50 pages
 « L’utilité de la géographie », Revue internationale des sciences sociales, Paris, UNESCO, vol. XXVII, 1975, n° 2.
 H. Reymond, « Problèmes pratiques d'une géographie marxienne » dans « La nécessité d’avoir au grand jour un débat inévitable : marxisme et systémisme », compte rendu des débats après l’intervention de J.-B. Racine, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 183-185.
 Mot utilisé dans un sens neutre cette fois !
 « Nous appellerons traditionnelles les problématiques qui cherchent à communiquer une interprétation du monde et critiques celles qui cherchent à proposer des transformations. Ici, nous rejoignons parfaitement Horkheimer lorsqu'il dit : « La théorie qu'élabore la pensée critique ne travaille pas au service d'une réalité déjà donnée, elle en dévoile seulement la face cachée » », dans C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 87. Cf. également J.-P. Ferrier, J.-B. Racine & C. Raffestin, « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique », L’Espace géographique, 1978, n° 4, p. 291-297.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 93. La référence évidente de ce discours est l’École de Francfort, et anticipe toutes les formes ultérieures de « géographie humanistique ».
 H. Chamussy, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, Avignon, 1978, n° 3, p. 67-81.
 Le titre exact du chapitre XI de La Structure des révolutions scientifiques est « Résorption des révolutions », p. 199-218 de l’édition « Champs Flammarion ».
 Nous pensons notamment à Géographie sociale (1984) et Géographie et culture (1992).
 Dans une acception autant raffestinienne que politique : elle fédère le souci de l’espace vécu cher à Armand Frémont (et P. George…) et le désir de réformer les inégalités « socio-spatiales ». Cf. J. Chevalier, A. Frémont, R. Hérin & J. Renard, Géographie sociale, Paris, Masson, 1984 et plus anciennement A. Frémont, La Région, espace vécu, Pars, PUF, 1976 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1999.
 Auteur d’un article resté fameux (J.-B. Racine, 1976 ; H. Chamussy, 1978, etc.) pour le peu d’écho qu’il avait suscité : « Perspectives bayésiennes en géographie », L’Espace géographique, 1973, n° 4, p. 303-312.
 Cf. P. Duboscq & N. Mathieu, Voyage en France par les pays de faible densité, Toulouse, CNRS, 1re partie, chapitre I, p. 5-18.
 Sous-titre (et alinéa) de « Pour une géographie scientifique », op. cit., p. 56.
 Opposant globalement des « professeurs » à des « assistants » plus jeunes.
 Bernard Marchand, La Croissance de Los Angeles de 1940 à 1970, Paris, université de Paris VII, 1977 ; Franck Auriac, Système économique et espace, Montpellier, université de Montpellier III, 1979 ; Denise Pumain, Contribution à l'étude de la croissance urbaine dans le système urbain français, Paris, université de Paris I, 1980 ; Violette Rey, L'agrandissement spatial des exploitations agricoles Paris, université de Paris I, 1980 ; Thérèse Saint-Julien, Industrie et système urbain : contribution à l’étude des relations entre processus de diffusion industrielle et les transformations récentes du système urbain français Paris, université de Paris I, 1980.
 Qui peine toutefois à être représentée dans les rapports bisannuels du Comité national…
 Cf. D. Pumain et M.-C. Robic, « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 6, avril 2002, p. 143 (123-144).
 À la tête de l’équipe Intergéo.
 R. Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, 1980, IX, n° 4, p. 253-265.
 R. Brunet, « La géographie », dans M. Godelier, dir., Mission sur les sciences de l’homme et de la société, juin 1982, p. 409-452. Résumé sous le titre « Rapport sur la géographie française », L’Espace géographique, 1982, XI, n° 3, p. 196-213.
 R. Brunet, La carte mode d’emploi, Paris, Fayard/Reclus, 1987.
 Il en présente abondamment le projet dans R. Brunet, « La géographie régionale et l’entreprise de la "Géographie universelle" », Groupe Dupont, Géopoint 88, Écrire la géographie régionale, Avignon, mai 1988, p. 9-16.
 R. Brunet, R. Ferras & H. Théry, dir., Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Reclus-La documentation française, 1992.
 Espaces, jeux et enjeux, Paris Fayard/Fondation Diderot, 1986.
 Et ce de façon parfois extrêmement négative, notamment à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Hérodote intitulé « Les géographes, la science et l’illusion. Chorématique stop ! », Hérodote, 1995, n° 74.
 J. Lévy parle de « capitaine d’industrie de la géographie française », dans son article consacré à Roger Brunet dans J. Juillard & M. Winock, Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 1996, p. 192-193.
 Cf. l’atelier « Axiomes ou principes dans l’école française de géographie », Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980, p. 101-125.
 J. Bonnamour, « Interrogations sur la recherche contemporaine en géographie humaine », L'Espace Géographique, VIII, 1979, n° 4, 255-262. Nous examinons cet article en détail dans le dernier chapitre.
 Cf. G. Sautter, ., « Le système géographique de Pierre Gourou », L’Espace géographique, IV, 1975, n° 3, p. 153-164 ; J.-L. Tissier, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq », L’Espace géographique, 1981, X, n° 1, p. 50-59 ; D. Loi, « « Méthodologie de l’étude du climat dans les thèses régionales classiques : le cas des Alpes françaises (1925-1956), L’Espace géographique, 1982, XI, n° 1, p. 45-55 ; M.-C. Robic, « Les petits mondes de l’eau : le fluide et le fixe dans la méthode de Jean Brunhes », L’espace géographique, 1988, n° 1, p. 31-42.
 Cette convergence entre spatialistes et géographie sociale trouvera son point d’orgue dans Espaces, jeux et enjeux, op. cit.
 Ce faisant, nous tenons à exprimer notre désaccord avec P. Claval, quand celui-ci affirme que « Le courant d’analyse spatiale occupe plus de place dans les colonnes de l’Espace géographique [depuis les années 1980] que dans les années 1970 », dans P. Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan université, « réf. », 1998, p. 405. Ce qui pourrait se concevoir pour les années 1991-2003 n’est absolument pas recevable pour les années 1980, marquées au contraire par une très grande pluralité d’approches et de curiosités.
 Extrait de la page de garde du Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne. Recherche de niveaux signifiants dans l’analyse géographique, Avignon, 1982.
 La géographie, science sociale, Reims, Travaux de l'Institut de Géographie de Reims, n° 49-50, 1982, 164 p.
 « Informatique et géographie », Annales de géographie, vol. XCII, n° 511, mai-juin 1983. Il a été précédé par quelques articles isolés, tel « Chemin de fer et croissance urbaine en France au xixe siècle » de D. Pumain (n° 507, 1982).
 D. Pumain, T. Saint-Julien & M. Vigouroux, « Jouer de l’ordinateur sur un air urbain », Annales de géographie, vol. XCII, n° 511, 1983, p. 331-346.
 Idem, p. 337-338.
 J.-M. Besse et M.-C. Robic, « Science des hommes, sens des lieux », Espaces-Temps, n° 40-41, 1989, p. 16-20.
 Collectif, « L’Espace en société. Géographes d’aujourd’hui », EspacesTemps, n° 26/27/28, 2e trimestre 1984.
 Éditorial, « La géographie, ça casse ou ça passe », EspacesTemps, n° 26/27/28, op. cit., p. 2-3.
 R. De Koninck, « Les géographes qui m’intéressent », dans EspacesTemps, n° 26/27/28, op. cit., p. 22-25.
 F. Damette & J. Scheibling, « Vingt ans après : la géographie et sa crise ont la vie dure », La Pensée, n° 239, mai-juin 1984, p. 21-29.
 J. Lévy, « Les lieux et les hommes : un nouveau départ pour la géographie », idem, p. 30-45.
 P. Pinchemel, « Histoire récente de la géographie française », La recherche géographique en France (structures, thèmes et perspectives), Paris, Comité National Français de Géographie, p. 11-21 ; L. Faugères, « Une discipline scientifique : projets et pratiques des géographes français des années 80 », Idem, p. 47-89.
 P. Pinchemel, « De la géographie éclatée à une géographie recentrée », Tijdschrift voor Econ. en Soc. Geografie, 73, 1982, n° 6, p. 362-369.
 P. Pinchemel, « De la géographie éclatée à une géographie recentrée », op. cit., p. 364.
 On trouvera en annexe un tableau comparant paradigmes « classique » et « spatialiste », que nous avons réalisé pour le public étudiant.
 Énonçant cela, nous ne tenons en aucun cas à regretter cette situation, mais plutôt à relativiser très fortement la possibilité d’une lecture kuhnienne orthodoxe du dit paradigme.
 À l’occasion du premier Géoforum de l’AFDG, en 1983, P. Pinchemel s’est plaint de ce que l’édition française des livres de Brian Berry et Peter Haggett n’aavit pas eu le succès escompté, faute peut-être d’une politique de diffusion cohérente de la part d’Armand Colin, tant et si bien qu’une bonne partie des exemplaires a fini au pilon.
 M.-F. Cicéri, B. Marchand et S. Rimbert, Introduction à l’analyse de l’espace, Paris, Masson, 1977.
 Mais peut-on vraiment parler de « manuel » ? Nous préférerions parler de « somme », de « grand œuvre », qui, du fait des contraintes du marché de l’édition géographique, a été publié dans une collection de manuels (« U », chez Armand Colin).
 R. Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, 1980, IX, n° 4, p. 253-265.
 R. Brunet, Le déchiffrement du monde, livre premier de R. Brunet & O. Dolfuss, Mondes nouveaux, Géo. universelle, vol. 1, Belin-Reclus, 1990, p. 10-273. Réédité séparément : Belin, coll. « Mappemonde », 2001.
 P. Pinchemel, « À propos de l’espace géographique : l’écologique, le géonomique, le géographique », dans Recherches de géographie rurale. Mélanges Dussart, Liège, Société de géographie de Liège, 1980, p. 1073-1081.
 H. Reymond, « La contradiction espace-étendue : une approche systémique », Brouillons Dupont, n° 6, 1980, p. 5-24 ; « Propositions pour servir à la discussion d’une axiomatique géographique : la contradiction espace-étendue », Groupe Dupont, Géopoint 80, Axiomes ou principes en géographie, Avignon, 1980, p. 64-90.
 « Une problématique théorique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale », dans H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981.
 Sur tous ces aspects et la dimension systémique de ces théories de l’espace, on trouvera des précisions dans O. Orain, « Démarches systémiques et géographie humaine », dans M.-C. Robic, dir., Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, fascicule III, Vanves, CNED, 2001, p. 1-64.
 R. Brunet, « Espace produit », chapitre II de Le déchiffrement du monde, op. cit., p. 37.
 Et ceci malgré les abondantes analogies linguistiques dont R. Brunet (et lui seul) use et abuse.
 Cf. notamment de D. Pumain : La dynamique des villes, Paris, Économica, 1982 ; « L’espace, le temps et la matérialité des villes », dans B. Lepetit et D. Pumain, dir., Temporalités urbaines, Paris, Anthropos, coll. « Villes », 1993, p. 135-157 ; « Les systèmes de villes » dans A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain (dir.), Encyclopédie de géographie, économica, 1995, p. 623-641 ; « Vers une théorie évolutive des villes », L’espace géographique, 1997, n° 2, p. 119-134.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 94.
 Cf. notamment R. Marconis, Introduction à la géographie, Paris, Armand Colin, « U », 1996, rééd. 2000 ; A. Reynaud, « Une perspective cavalière », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. XI, p. 353-369 ; P. Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan université, « réf. », 1998.
 « Épistémè » viendrait assez facilement, mais nous préférons garder le terme pour une échelle plus vaste que le seul corpus de la nouvelle géographie.
 Cf. J.-L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 2969, 1995 ; Le constructivisme, t. 1 : « les fondements », ESF, 1994 ; t. 2 : « les épistémologies », ESF, 1995 ; réédité sous une forme légèrement différente, t. 1 : « les enracinements » ; t. 2 : « épistémologie de l’interdisciplinarité », L’Harmattan, « Ingénium », 2001.
 Cf. J.-L. Le Moigne, op. cit. ; B. Jurdant, « Introduction », dans B. Jurdant, dir., Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, Éditions La Découverte/Alliage, 1998, p. 7-23. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. : B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001. Collectif, « Chassez le naturel... Écologisme, naturalisme et constructivisme », Revue du MAUSS, n° 17, premier semestre 2001, La Découverte/M.A.U.S.S.
 Notamment au vu des positions exprimées dans Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, « Armillaire », 1999.
 Cf. Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, encyclopédie de la Pléiade, 1967 ; La construction du réel chez l’enfant, Nestlé-Delachaux, 1937-1977 ; L’épistémologie génétique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1970.
 Cf. surtout Pour Marx, Paris, Maspero, 1966 et Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974.
 Les « constructionnistes sociaux » estimeraient qu’il y a divers moyens d’expliquer tel ou tel aspect de la nature, et que le choix de l’un ou de l’autre n’est pas déterminé par la « nature de la nature ». Position évidemment applicable aux science de la société…
 Les « constructionnistes sociaux » expliqueraient la pérennité d’un résultat scientifique non par sa valeur intrinsèque de vérité mais par l’existence d’une configuration sociale déterminée (rapport de force, consensus, présence d’un réseau d’intérêts convergents, etc.) trouvant une justification ou un ressort dans cet acquis scientifique.
 Il ne s’agissait pas de renforcer son capital symbolique en vue d’une évaluation par les institutions de la recherche...
 J. Piaget, dir., Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, encyclopédie de la Pléiade, 1967.
 J.-P. Ferrier, J.-B. Racine & C. Raffestin, « Vers un paradigme critique : matériaux pour un projet géographique », L’Espace géographique, 1978, n° 4, p. 295 [291-297].
 À la différence de l’entreprise georgienne ou des efforts unitaires d’un P. Claval, par exemple.
 Cf. J.-B. Racine, « À la recherche de la géographie », Cahiers de géographie du Québec, XI, n° 22, avril 1967, p. 75 [61-78].
 Et ses corrélats lexématiques : « problématiser » (un peu tardif), « problème », moins connoté et déjà assez présent dans la littérature classique, etc.
 J. Beaujeu-Garnier l’utilise de façon assez insolite dans La Géographie, méthodes et perspectives, et O. Dollfus en trois occurrences dans L’analyse géographique.
 Tels R. Brunet dans « Les nouveaux aspects de la recherche géographique… », p. 75, J.-B. Racine et H. Reymond en conclusion de L’analyse quantitative en géographie (p. 310)ou G. Nicolas (1973), en quête d’une « problématique fondamentale de la géographie », qu’il ne trouve pas chez J. Beaujeu-Garnier… En revanche, ce ne semble pas être un mot « clavalien », du moins au vu du corpus numérisé.
 Lequel affirme en conclusion qu’il « faut changer de problématique », davantage encore que de « méthodes » si l’on veut faire quelque chose de la géographie.
 P. George, « Difficultés et incertitudes de la géographie », Annales de géographie, n° 467, janvier-février 1976, p. 48-76.
 « Dans ces conditions, la construction d'un modèle est un jeu académique reposant sur des données fractionnées, en partie inexactes, orientées par la problématique propre aux collecteurs desdites données. » (p. 54).
 Pour donner un exemple direct, l’allocution de C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts » ne l’emploie pas une seule fois, alors qu’il utilise abondamment le terme partout ailleurs à l’époque (9 occurrences dans « Les signes de la géographie » paru la même année, 39 dans l’allocution du Géopoint 76 !)
 Y. Lacoste, « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise », Hérodote, n° 1, 1976, p. 22 [9-62].
 A. S. Bailly & J.-B. Racine « Les géographes ont-ils jamais trouvé le nord ? Questions à la géographie », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 1, p. 5 [5-14].
 Le mot renvoie pour partie à ce qu’on appelle les « publicistes » en Russie (tels Alexandre Herzen, Nikolaï Ogarev et bien d’autres), « plumes » chargées de « rendre publique » une dénonciation socio-politique en lui donnant un écho littéraire et une forme ordonnée. Qu’on n’entende pas malice dans l’usage que nous ferons désormais de ce terme : il renvoie à une fonction sociale d’une utilité indéniable pour une collectivité donnée et n’implique pas forcément une superficialité du discours. L’intervention de la plupart des auteurs ainsi classifiés a été primordiale pour la cristallisation de la nouvelle posture.
 Archives de la famille K, « La chasse de la famille K », Strates, 1986, p. 45-47. Nous avons jugé bon de faire figurer l’intégralité de ce texte dans les annexes de cette thèse.
 « La chasse de la famille K », op. cit., p. 46-47.
 C’est-à-dire des « cadres et modes de vie en milieu rural » (journées géographiques d’Aix, octobre 1978)…
 Idem, p. 47.
 Le terme est absent, sans doute parce que trop byzantin pour rentrer dans l’univers de la fable ; mais il est remplacé par des corrélats sémantiques.
 C. Grataloup, « La géographie aux champs », EspacesTemps, n° 1, 1975, p. 26-28.
 C. Grataloup, « La géographie aux champs », op. cit., p. 26.
 Question [anonyme] à Claude Raffestin (après son intervention), « Compte-rendu des débats » (n° 3), Géopoint 76, Théories et géographie, p. 97. Compte tenu des termes employés et de l’acception conférée au terme « problématique » (comme régulateur de la communication), nous nous sommes toujours demandé si le questionneur n’était pas J. Lévy...
 J. Lévy utilise le terme à deux occasions dans « Pour une géographie scientifique » et de manière quasi systématique dans tous les textes de la période.
 H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, & M. Le Berre, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », Brouillons Dupont, n° 1, 1977, p. 15-30.
 H. Chamussy, « D’amour et d’impuissance », Brouillons Dupont, n° 3, 1978, p. 67-81.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 81-96.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 90-104.
 H. Reymond, « La nécessité de discuter d’un contenu explicite et critique », Géopoint 76, Théories et géographie, p. 108.
 Idem.
 H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », op. cit., p. 85.
 H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, & M. Le Berre, « Espace, que de brouillons commet-on en ton nom ! », op. cit., p. 28.
 Cf. H. Chamussy, D’amour et d’impuissance, op. cit., p. 74.
 Leslie Curry, « Quantitative Geography », The Canadian Geographer, vol. 11, 1967, p. 265-279.
 J.-B. Racine, « Nouvelle frontière pour la recherche géographique », Cahiers de géographie du Québec, n° 29, 1969, p. 141 [135-168].
 Extraite de l’article fameux « The quantitative revolution and theoretical geography », The Canadian Geographer, 7, 1963, p. 151-162.
 E. L. Ullman, « Geography as spatial interaction », Interregional linkages, the proceedings of the Western Committee on Regional Economic Analysis, Berkeley, California, 1954 ; reprint in : E. L. Ullman, Geography as spatial interaction (B. R. Boyce editor), Seattle, London, University of Washington Press, 1980.
 J. Labasse, L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, Paris, Hermann, 1966, p. 404. La citation provient de D. S. Whittlesey, dans James and Jones, American Geography. Inventory and Prospect, Syracuse Univ. Press, 1954, p. 30.
 Au demeurant, cet article publié au Québec n’a pas été relevé par les auteurs français.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », entretien réalisé par Bernard Elissalde, EspacesTemps, n° 64/65, 1997, p. 87.
 Cf. C. Raffestin, « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? », L’Espace géographique, 1976, V, n° 3, p. 187 et « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 81.
 Luis J. Prieto, Pertinence et pratique, essai de sémiologie, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 77-78.
 « L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1966, p. 187, cité par Prieto, op. cit., p. 77-78. », dans C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 56.
 J. Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, Gallimard, Paris, 1970.
 E. Cassirer, Substance et fonction, éléments pour une théorie du concept, Éditions de Minuit, Paris, 1977.
 Ce qu’en revanche nous réaliserons ultérieurement, au début de la deuxième partie de ce chapitre...
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 83.
 C. Raffestin, « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? », L’Espace géographique, 1976, V, n° 3, p. 184.
 K. Lynch, The Image of the City,
 H. Capel, « L’image de la ville et le comportement spatial des citadins », L’Espace géographique, IV, 1975, n° 1, p. 73-80.
 A. Buttimer, « Le temps, l’espace et le monde vécu », L’Espace géographique, VIII, 1979, n° 4, p. 244 [243-254].
 Idem, p. 249.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 87.
 On citera : A. S. Bailly & J.-B. Racine, « Les géographes ont-ils jamais trouvé le nord ? Questions à la géographie », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 1, p. 5-14 ; A. S. Bailly & J.-B. Racine, « La géographie et l’espace géographique : à la recherche d’une épistémologie de la géographie », L’Espace géographique, 1979, VIII, n° 4, p. 283-291 ; A. Bailly, C. Raffestin et H. Reymond, « Les concepts du paysage : problématique et représentations », L’Espace géographique, 1980, n° 4, p. 277-286 ; A. S. Bailly & J.-B. Racine, « Des géographies urbaines », L’Espace géographique, 1981, n° 2, p. 143-152.H. Isnard, J.-B. Racine & H. Reymond, Problématiques de la géographie, Paris, P.U.F., 1981.
 A. S. Bailly & J.-B. Racine, « Les géographes ont-ils jamais trouvé le nord ? Questions à la géographie », L’Espace géographique, VII, 1978, n° 1, p. 8.
 A. Bailly, C. Raffestin et H. Reymond, « Les concepts du paysage : problématique et représentations », L’Espace géographique, 1980, n° 4, p. 278.
 Au demeurant, la pagination aléatoire donnée dans l’article de L’Espace géographique est due aux retards pris dans la publication des actes du Géopoint 78...
 F. Auriac, « Introduction aux ateliers » (après l’intervention de C. Raffestin), Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 75.
 M. Le Berre, « Atelier 3. Compte rendu » (après l’intervention de C. Dauphiné), Géopoint 78..., p. 39.
 F. Auriac, « Introduction aux ateliers », op. cit., p. 75
 Idem, p. 76. Cf. également Geneviève Peugniez, « Compte rendu de l’atelier 1 », (après l’intervention de C. Raffestin), p. 78.
 F. Auriac, « Introduction aux ateliers », op. cit., p. 76.
 M.-G. Durand, « Atelier 3. Compte rendu », Géopoint 78..., p. 87.
 Idem, p. 88.
 « Avec l’accord de l'auteur et à la suite de nombreux débats, le titre de l’exposé de C. Raffestin : « Notions, concepts et construits en géographie humaine » est devenu : « Les construits en géographie humaine, notions et concepts », clarifiant ainsi la terminologie. » Idem, p. 87.
 Idem, p. 88.
 Ibidem, p. 92.
 Id., p. 89.
 G. Peugniez, « Atelier 1. Compte rendu », Géopoint 78..., p. 78.
 Marie-Claire Bernard, « Atelier 3. Compte rendu » (après l’intervention de C. Dauphiné), Géopoint 78..., p. 33-34.
 Maguy Chapot, « Atelier 3. Compte rendu » (après l’intervention de C. Dauphiné), Géopoint 78..., p. 49.
 R. Abler, J. S. Adams & P. Gould, Spatial organization. The Geographer’s View of the World, Prentice Hall International Inc. / Englewood Cliffs, N. J., 1971.
 G. Peugniez, « Atelier 1. Compte rendu », Géopoint 78..., p. 78.
 M.-G. Durand, « Atelier 3. Compte rendu », Géopoint 78..., p. 88.
 Idem, p. 90.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 91 (premier alinéa) et 92 (second alinéa).
 B. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, éds 10-18, 1984, p. 29..
 Extrait de Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 77.
 Cf. les comptes rendus après l’intervention de C. Dauphiné, Géopoint 78..., p. 39 et 42-43.
 « La formalisation et la conceptualisation sont indispensables si la géographie veut devenir une science, sinon on reste dans un processus d’accumulation de la connaissance. C'est ce que l’on propose d'appeler la phase d’accession au statut scientifique. » M.-C. Maurel, « Atelier 2. Compte rendu » (après l’intervention de C. Raffestin), Géopoint 78..., p. 86.
 Notamment dans C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980, spéc. le ch. II de la première partie, p. 25-43.
 « F. Gonseth, Les mathématiques et la réalité, Paris, 1974, p. 30. »
 « Gilles-Gaston Granger, Concept, structure et loi en science économique, essai d'épistémologie comparative, PUF, Paris, 1966, p. 24. »
 « J. Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, Gallimard, Paris, 1970, p. 44. »
 « Ibid., p. 43-44. »
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », op. cit., p. 61-63.
 Cette variation historique, en tant qu’elle serait soumise à un « référentiel » évolutif, réintroduirait pour certains le « réel » dans son indépendance : cf. les discussions de l’atelier 1, p. 78.
 « Je dirais même que l'on n'a pas encore conceptualisé mais que l'on a emprunté des concepts. » Idem, p. 71.
 Lesquels, tout comme le conférencier, contournent le problème du (des) critère(s) qui permettrai(en)t de statuer qu’un concept est « spécifique » à la géographie...
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », op. cit., p. 59.
 Nous reprenons ici la distinction élaborée par H. Putnam : tandis que la vérité suppose un accès direct à la référence (ou au référentiel), l’acceptabilité rationnelle implique un renoncement pragmatique au profit de l’explication la plus satisfaisante.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », entretien réalisé par Bernard Elissalde, EspacesTemps, n° 64/65, 1997, p. 90 [87-93].
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », op. cit., p. 27.
 C. Raffestin, « Écogénèse territoriale et territorialité », op. cit., p. 176.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 90.
 Au demeurant et par contraste, certains courants contemporains de la géographie française se revendiquent explicitement du constructivisme. Cf. M. Lussault, « Constructivisme », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 200-202 (et nombre d’autres articles de ce dictionnaire).
 La première mention de ce livre chez C. Raffestin date à notre connaissance de 1986, dans « Écogénèse territoriale et territorialité », soit deux ans seulement après la publication de la traduction du livre en français.
 Le choix de l’adjectif est délibéré : il y va de particularités spécifiques au système d’enseignement de la géographie en France si un discours constructiviste, au mieux énoncé après le baccalauréat, n’a pas beaucoup de prise sur les « apprenants »...
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 90.
 Idem, p. 92-93.
 Notamment dans C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 95 [90-104], où il évoque sa thèse (Genève. Essai de géographie industrielle, Saint-Amand-Montrond, 1968) en des termes peu amènes, regrettant des « orientations exclusives vers la mise en évidence des « fonctions industrielles » qui ratifient une idéologie et un pouvoir économiques », pour conclure à l’incapacité du « langage morpho-fonctionnel utilisé » à « saisir le pouvoir et [à] le déchiffrer. »
 C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980.
 C. Raffestin, « Écogénèse territoriale et territorialité », dans F. Auriac, & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 175-185.
 C. Raffestin, « Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel ? », Cahiers de géographie du Québec, XXI, n° 84, décembre 1987, p. 471-481.
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, 1989, n° 40-41, p. 26-31.
 Nous pensons notamment à « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? », L’Espace géographique, 1976, V, n° 3, p. 183-188.
 G. Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1979 ; repris en poche dans G. Genette & T. Todorov, dir., Théorie des genres, Paris, Le Seuil, « Points » 1986, p. 89-159.
 G. Genette, Introduction à l’architexte, op. cit., p. 157.
 C. Raffestin, « Espace, temps et frontière », Cahiers de géographie du Québec, XVIII, n° 43, avril 1974, p. 23-34.
 C. Raffestin, « Espace, temps et frontière », op. cit., p. 24.
 Idem, p. 25.
 C. Raffestin, « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? », L’Espace géographique, 1976, V, n° 3, p. 187-188.
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », dans Groupe Dupont, Géopoint 76, Théories et géographie, p. 81-82.
 C. Raffestin, « Géographie, métagéographie, idéologie », tapuscrit non daté, circa 1979, p. 1 (10 p.).
 Une autre image, plus réaliste, est aussi abondamment manipulée : affirmer qu’il faut des concepts pour « fracturer le réel ».
 C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », op. cit., p. 87.
 Après tout, c’est à l’époque qu’ont été publiés des livres de science-fiction comme Les langages de Pao de Jack Vance (traduit en 1965), Babel 17 de Samuel Delany (1973) ou L’enchâssement de Ian Watson (idem), qui faisaient l’hypothèse d’une manipulation des individus ou de la société par la transformation / spéciation du langage... On pourrait aussi renvoyer à G. Orwell...
 Cf. C. Raffestin, « Problématique et explication en géographie humaine », op. cit., p. 87-89.
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 58-59.
 Cf. A. Volvey, « L’espace, vu du corps », dans J. Lévy & M. Lussault, dir., Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Belin, coll. « Mappemonde », 2000, p. 319-332.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 90-104.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », op. cit., p. 92.
 Idem, p. 92.
 Idem, p. 92-93.
 Ibidem, p. 95. On ne peut qu’être frappé des similitudes entre cette construction sémio-linguistique et certaines analyses de T. S. Kuhn, à cette nuance près que le thème de l’incommensurabilité est étrangère à notre auteur.
 Ibid., p. 100.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », op. cit., p. 95.
 Encore qu’en 1976-1978 c’est le Wittgenstein du Tractatus logico-philosophicus qui est mobilisé.
 A. Bailly, C. Raffestin et H. Reymond, « Les concepts du paysage : problématique et représentations », L’Espace géographique, 1980, n° 4, p. 277-286.
 M. Charles, L'arbre et la source, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1985.
 C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980, Partie III, chapitre I : Qu’est-ce que le territoire ?, « I — De l’espace au territoire », p. 130.
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, 1989, n° 40-41, p. 27 [26-31].
 Idem.
 « Le passage de la langue naturelle à la langue logico-mathématique a modifié dans les profondeurs le savoir-voir géographique, encore que, à mon sens, la révolution (ou les révolutions, car il y en a eu plusieurs pour les Anglo-Saxons) n'a pas eu lieu. Elle reste à faire. En effet, dans presque tous les cas, le langage logico-mathématique n'a été mobilisé qu'à partir d'une problématique ancienne dont le seul mérite est d'avoir été explicitée. » C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », op. cit., p. 98.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 90
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 89.
 C. Raffestin, « Écogénèse territoriale et territorialité », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 175-185.
 C. Raffestin, « Géographie et écologie humaine », dans A. Bailly, R. Ferras & D. Pumain, dir., Encyclopédie de géographie, Paris, économica, 1995, chap. II, p. 23-36. On aurait également pu citer : « Repères pour une théorie de la territorialité humaine », dans G. Dupuy, dir., Réseaux territoriaux, Caen, « Paradigme », 1988, p. 263-279 et la Préface du livre collectif Réseaux et territoires, significations croisées, J.-M. Offner et D. Pumain, dir., DATAR/éditions de l’aube, 1996, p. 5-11.
 à la notable exception de Bernard Debarbieux.
 Dernier en date, M. Lussault, très favorable dans l’ensemble, écrit dans l’article « Sémiologie/Sémiotique » du récent Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés : « Claude Raffestin […] a proposé de considérer l’« écogénèse territoriale » comme une sémiotisation. Il a avancé l’idée, souvent commentée, que la construction du territoire résulte de l’information de l’espace par la sémiosphère — notion forgée par le sémioticien Iouri Lotman et qui dénote la « sphère des signes », l’instance sémiotique qui permet la sémiose. Il y avait là une volonté de comprendre comment des arrangements spatiaux cristallisent tout à la fois du sens et constituent des opérateurs de la sémiotisation. Son travail est resté dans le registre métathéorique, ce qui ne diminue en rien ses mérites, et n’a pas été suivi de véritables études empiriques » (p. 833).
 Ce qui a peut-être quelque rapport avec l’hostilité diffuse de très nombreux géographes à l’encontre de l’écologie politique, que nous serions bien en peine d’expliquer en quelques formules... Cf. citation infra, p. 328.
 C’est tout le problème que posent les critiques actuelles du structuralisme, qui mettent le doigt sur une dérive possible des entreprises des années 1960 tout en mésinterprétant parfois la visée de certaines d’entre elles. On pourrait y voir également un effet de la critique postmoderne de l’objectivité, qui a une fâcheuse tendance à confondre la question de l’énonciation du discours (qui parle ?) avec celle de la focalisation (avec quel point de vue ?), malgré l’existence de ces distinctions chez les poéticiens Cf. G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1972 et Nouveau discours du récit, même coll., 1983.
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », op. cit., p. 26.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 91.
 Idem, p. 92.
 C. Raffestin, « Les construits en géographie humaine : notions et concepts », dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, p. 71-72. C’est nous qui soulignons (quatre occurrences).
 Un peu auparavant, il avait déjà affirmé : « Il est vrai que la plupart, pour ne pas dire tous, des concepts logico-mathématiques utilisés ont été créés non pas par une élaboration interne propre à la géographie mais créés en dehors d'elle. » (p. 71). C’est nous qui soulignons.
 « Claude Raffestin, une géographie buissonnière », op. cit., p. 91.
 Ce faisant, on retrouve les suspicions d’« idéalisme » évoquées lors du Géopoint 78, à notre avis plus adéquates ici. Posture dont H. Putnam a directement ou indirectement dénoncé le caractère absurde, notamment dans Raison, vérité et histoire ou dans sa critique de Karl-Otto Appel, cf. Définitions suivi de Pourquoi ne peut-on pas « naturaliser » la raison, [trad. et présentation de C. Bouchindhomme], Combas, éditions de l’Éclat, coll. « tiré à part », 1992.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », Hérodote, n° 9, 1978, p. 90-104.
 C. Raffestin, « La langue comme ressource : pour une analyse économique des langues vernaculaires et véhiculaires », Cahiers de géographie du Québec, XXII, n° 56, septembre 1978, p. 279-286.
 C. Raffestin, « Géographie, métagéographie, idéologie », tapuscrit non daté, circa 1979, 10 p.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », op. cit., p. 90-91.
 C. Raffestin, « Du paysage à l’espace ou Les signes de la géographie », op. cit., p. 91.
 C. Raffestin, « Peut-on parler de codes dans les sciences humaines et particulièrement en géographie ? », op. cit., p. 187.
 Ce qui nous semble un peu gênant, ici, alors que C. Raffestin s’est régulièrement fait le chantre de la rigueur sémantique et de concepts établis dans une « relation bi-univoque » avec leur référentiel.
 I. Lotman et B. Uspienskij, Tipologia della cultura, Bompiani, Milano, 1975.
 Avec, c’est le moindre des paradoxes, M. Foucault, l’une des cibles principales (avec T. Kuhn) du chapitre VII, « Raison et histoire », de Raison, vérité et histoire.
 Dans les deux citations qui suivent, nous avons converti les notes de l’auteur renvoyant à Raison, vérité et histoire en précisions entre parenthèses.
 C. Raffestin, « Écogénèse territoriale et territorialité », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 176.
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, 1989, n° 40-41, p. 27.
 Cf. le plus récent « La passion de l’objectivité », publié à l’origine dans New Literary History, n° 15, 1984, p. 229-240 et repris dans Realisme with human Face, Harvard University Press, 1990, tr. fr. : Le réalisme à visage humain, [trad. Cl. Thiercelin], Paris, Le Seuil, « L’ordre philosophique », 1994, p. 272-287. Nous persistons à penser que cette épithète est pour la philosophie analytique un sceau d’infamie (comme « positiviste » pour les philosophes français contemporains) qui amalgame plus qu’il n’éclaire.
 C. Raffestin, « Théories du réel et géographicité », EspacesTemps, 1989, n° 40-41, p. 27-28.
 Cf. par exemple M. Le Berre, « Itinéraire géographique. Vingt ans après », Brouillons Dupont, n° 17, Avignon, 1988 ; M. Lussault, « Constructivisme », dans J. Lévy et M. Lussault, dir., Dictionnaire de la géographie et des espaces en société, Paris, Belin, 2003, p. 200-202..
 En revanche, F. Auriac n’utilisait pas les formes mathématisées de la TSG. Les techniques quantitatives qu’il a mobilisées ressortissent exclusivement à l’analyse multivariée.
 F. Auriac, Système économique et espace, Paris, économica, « Géographia », 4, 1983. Nous aurions aimé travailler sur le texte original (Système économique et espace. Un exemple en Languedoc, thèse d’État, université de Montpellier III, 1979) et faire des comparaisons, mais cela n’a pas été matériellement possible.
 Une version légèrement différente constitue également la partie III de notre cours « Démarches systémiques et géographie humaine », dans M.-C. Robic, dir., Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, fascicule III, Vanves, CNED, 2001, p. 56-64.
 F. Auriac, « Espace et système » Bulletin de la Société Languedocienne de géographie, 1983, 1-2, p. 35 [35-51].
 Idem, p. 36.
 C’est la position longitudinale la plus durable d’un Roger Brunet, de ses premiers textes « structuralistes » à aujourd’hui.
 Cf. O. Orain, « Démarches systémiques et géographie humaine », op. cit.
 Il n’est pas fait mention de Marcel Jollivet dans la bibliographie. En revanche, apparaissent deux ouvrages de P. Gratton, Les luttes de classe dans les campagnes (1971) et Les paysans français contre l’agrarisme (1972), outre diverses références marxistes plus larges (Maurice Godelier, Henri Lefebvre, Milton Santos).
 F. Auriac, « Le pays-territoire », dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, 1982, p. 19-45.
 F. Auriac, « Le pays-territoire », op. cit.
 F. Auriac, « De la notion au concept de combinaison en géographie » dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, 1978, p. 127 [123-129].
 F. Auriac, « De la notion au concept de combinaison en géographie », op. cit., p. 126.
 Le terme « expérience » n’est pas là par hasard : l’idée qu’il faut procéder à des expérimentations (parfois un peu hasardeuses au départ) est tout à fait constitutive de la posture auriacienne, tout en ne renvoyant en aucun cas à une quelconque épistémologie naturaliste.
 Idem, p. 128 et 129.
 Synecdoque tellement complexe que nous serions presque tenté de parler d’un usage allégorique de la matrice de corrélation.
 F. Auriac, Système économique et espace, Paris, économica, « Géographia », 4, 1983, p. 10. Cette citation n’est pas évidente à comprendre pour qui n’a pas connaissance de la tradition d’études monographiques de géographie viticole, qui, justement, mettent l’accent sur « la vigne et le vin » (R. Dion) bien plus que sur les caractéristiques spatiales des vignobles. Cf. E. Meillan, L’objet « vignoble » dans la géographie classique française, mémoire de maîtrise, université de Paris I, juin 1997, 96 p.
 F. Auriac, Système économique et espace, op. cit., p. 7-8.
 Cette défense avait quelque chose de prophétique : en 1986, la « ligne » défendue par notre auteur a été vertement prise à partie par Ph. Pinchemel et Guy Baudelle, à l’occasion de l’article « De l’analyse systémique de l’espace au système spatial en géographie », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 83-94.
 F. Auriac, « Espace et système », op. cit., p. 48.
 Il n’est qu’à voir comment J.-L. Le Moigne met dans le même sac « positivisme » et « réalisme », ce qui est assez symptomatique d’une lecture très française du positivisme, alors même que la référence de F. Auriac à B. d’Espagnat convoque une tradition théorique plutôt anglo-saxonne, intimement liée au modèle de la physique quantique. Cf. I. Hacking, Concevoir et expérimenter..., op. cit.
 « C'est la raison pour laquelle il est préférable de parler de « système spatialisé » plutôt que de « système spatial » (remarque reprise en conclusion). »
 F. Auriac, Système économique et espace, op. cit., p. 7.
 Assez curieusement, la posture de F. Auriac lui fait retrouver le schème hettnero-hartshornien de la géographie comme « point de vue », ce qui se retrouve à l’état latent dans plusieurs textes.
 F. Auriac, « Conclusion » de Système économique et espace, op. cit., p. 189. On en revient toujours à l’anti-essentialisme.
 Au demeurant, Claude Raffestin était à l’époque une référence importante pour notre auteur : dans l’introduction de l’ouvrage, il se revendique de la « problématique critique » théorisée par celui-là.
 F. Auriac, Système économique et espace, op. cit., p. 33.
 Dont la trame est constituée par les « régions agricoles » du ministère de l’agriculture. On peut au demeurant se demander si cette trame ne recelait pas structurellement des modes de discrétisation qui ne pouvaient que faire émerger les zones viticoles...
 F. Auriac, Système économique et espace, op. cit., p. 41-42.
 Idem, p. 27.
 Cf. « , les grands domaines ont une quantité de terres disponibles en dehors de leur vignoble, qu'ils utilisent à des fins spéculatives évidentes » (p. 32), « il est tout à fait évident, que la culture de la vigne suffit à conférer à l'espace un attribut précis » (p. 44), « ... la dimension de l'espace, ne serait-ce que les lois de proximité, de contact, de rassemblement que celui-ci implique par évidence. » (p. 173), « phénomène d'une très grande banalité et d'une évidence aveuglante, si l'on n'en tire pas toutes les implications » (p. 177), etc.
 Idem, p. 43.
 R. Brunet, « L’espace, pour ne plus errer », préface de Système économique et espace, op. cit., p. 4. C’est nous qui soulignons.
 G. Baudelle & P. Pinchemel, « De l’analyse systémique de l’espace au système spatial en géographie », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986, p. 85 [83-94].
 M. Le Berre, « Itinéraire géographique. Vingt ans après », Brouillons Dupont, n° 17, Avignon, 1988, notamment p. 28-35.
 J. Bonnamour, « Interrogations sur la recherche contemporaine en géographie humaine », L'Espace Géographique, VIII, 1979, n° 4, 255-262.
 Idem, p. 258.
 Ibid., p. 260.
 R. Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, IX, 1980, n° 4, p. 254 [253-265].
 Idem, p. 262.
 Idem, p. 263. C’est nous qui soulignons.
 R. Brunet, Les phénomènes de discontinuité en géographie, thèse complémentaire, Université de Toulouse, 1965 ; rééd. : éditions du CNRS, 1968, p. 11.
 G. Sautter, « La géographie en question », L’Espace géographique, XIV, 1985, n° 1, p. 61 [59-64].
 Adjectif forgé par R. Brunet dans « Le quartier rural, structure régionale », (RGPSO, Toulouse, 1969, XL, n° 1, p. 81-100), pour désigner la reproduction sériée d’une microstructure spatiale, et repris de façon fort stimulante par B. Debarbieux, dans « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, 1995, n° 2, p. 97-112.
 Jean-Max Palierne, « Vive la géographie régionale ! Défense et illustration d'une discipline-mère recadrée par les méthodes modernes de l'analyse synthétique. », Cahiers nantais, n° 44, p. 105.
 Hors géographie, Ian Hacking en serait le vivant exemple, et l’un des plus virtuoses, quand bien même on peut s’interroger, parfois, sur certains des raccourcis qu’il opère manifestement...
 B.O.E.N. n° 12 du 20 mars 1997.
 Idem. C’est nous qui soulignons.
 Dans le deuxième type (étude de documents), la « synthèse » ne vient qu’en dernier, en « une page maximum ».
 Dans le cas des étudiants en thèse, une certaine lecture de l’injonction empirique constitue fréquemment le « terrain » en priorité absolue, dont le « rendu » [sic] est considéré comme décisif, ce qui débouche parfois sur des chimères exhaustivistes.
 Cf. M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975 ; L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, NRF essais, 1991 ; B. Lepetit, Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque A.M. histoire », 1999 ; J.-M. Berthelot, dir.,« Les sciences, institutions, pratiques, discours », Cahiers internationaux de sociologie, CIX, Paris, PUF, juillet-décembre 2000 ; « Chassez le naturel... Écologisme, naturalisme et constructivisme », Revue du MAUSS, n° 17, La Découverte/MAUSS, premier semestre 2001 ; S. Borutti, Théorie et interprétation. Pour une épistémologie des sciences humaines, Lausanne, Payot ; P. Lassave, Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002.
 On pourra se référer à B. Debarbieux, « L’exploration des mondes intérieurs », dans R. Knafou, dir., L’état de la géographie, autoscopie d’une science, Belin, « Mappemonde », 1997, chap. X, p. 371-384.
 B. Harley, « Déconstruire la carte », dans Le pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie [trad. P. de Lavergne], A.S. Bailly et P. Gould éds, Paris, Anthropos, « Géographie », 1995, p. 61-85.
 B. Harley, op. cit., p. 63.
 L. Mondada, « La construction discursive des objets de savoir dans l’écriture de la science », Réseaux, n° 71, CNET, 1995, p. 57 [55-77].
 L. Mondada, Décrire la ville. La construction du savoir urbain dans l'interaction et dans le texte, Paris, Éditions Anthropos, « Villes », 2000.
 Dont les figures maîtresses seraient, selon M. Lussault, J. Piaget, « dont l’apport au constructivisme et à sa diffusion est fondamental », J.-L. Le Moigne, Michel Crozier et, d’une certaine manière, B. Latour.
 Ainsi la « construction sociale du territoire », dernier avatar lexical des discours savants sur l’aménagement.
 Cf. entre autres John Searle, La construction de la réalité sociale [trad. C. Thiercelin], Paris, Gallimard, « NRF essais », 1998 ; Élie Zahar, Essai d’épistémologie réaliste, Paris, Vrin, « Mathesis », 2000.
 P. Vidal de la Blache, « La géographie humaine : ses rapports avec la géographie de la vie », Revue de synthèse historique, 1903, p. 219-240.
 M.-C. Robic, « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991, p. 53-66 ; « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003..
 Ou qui était encore à un stade pré-paradigmatique, « science extraordinaire » comme nous l’avons suggéré dans le premier chapitre.
 L’expression est de P. Vidal de la Blache, en introduction à son Atlas général.
 L. Febvre, La Terre et l’évolution humaine, Paris, La Renaissance du livre, 1922 ; rééd. Albin Michel, 1970.
 Cf. O. Orain, La géographie russe pré-révolutionnaire. Rapport de stage en Russie, Paris, DEA ATEG, juin 1992, 64 p. (bibl. de 20 p.) ; « La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique », L’Espace géographique, 1996, n° 3, p. 217-232.
 Cf. J.-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961, Paris, Le Seuil, 2001 et « Comment écrire l’histoire de la sociologie. L’exemple d’un classique ignoré, Le paysan polonais en Europe et en Amérique », RHSH, n° 5, oct. 2001, p. 143-170 ; C. Topalov, « Écrire l’histoire des sociologues de Chicago », Genèses, n° 51, « Les mots de la ville 2 », Belin, 2003, p. 147-159.
 Cf. C. Rhein, « L’écologie humaine, discipline-chimère », Sociétés contemporaines, n° 49-50, « L’espace, les sociologues et les géographes », 2003, p. 167-190.
 D’autres termes, tels que « structure », ont vu leur usage déborder leur ancien cadre d’emploi (en l’occurrence la géomorphologie), pour se généraliser à l’ensemble de la discipline.
 Peut-être y aurait-il quelque parallèle fécond à penser cette constellation (les mots nouveaux sont associés par leur étiquetage « moderne ») comme une structure syntagmatique, entendue comme articulation valide de signes qui ne préjuge pas de leur sens.
 Des mots « mixtes », d’usage à la fois vernaculaire et savant, faciles à adopter parce qu’ils ne connotent pas trop brutalement une matrice disciplinaire « étrangère ».
 « Région » et « paysage » ont en revanche survécu, trouvant une seconde jeunesse grâce à une réappropriation sémantique.
 F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, 1986.
 R. Brunet, Le déchiffrement du monde, livre premier de R. Brunet & O. Dolfuss, Mondes nouveaux, Géographie universelle, vol. 1, Belin-Reclus, 1990.
 R. Brunet, R. Ferras & H. Théry, dir., Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Montpellier-Paris, Reclus-La documentation française, 1992.
 A. Bailly, R. Ferras & D. Pumain, dir., Encyclopédie de géographie, Paris, économica, 1995
 Alors même que le recours au terme et à ses corrélats (tel « organisation de l’espace ») connaît un usage exponentiel... Cf. Marie-Claire Robic, « Organisation de l’espace », dans GRECO, Histoire du vocabulaire scientifique, Paris, Institut national de la langue française, 1982, n° 3, p. 69-101.
 Cf. J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.
 Cf. M. de la Soudière, « Écrire l’hiver », dans « L’écriture des sciences de l’homme » (M. de la Soudière et M. Perrot, dir.), Communications, n° 58, éd. du Seuil, 1994.
 Cf. L’essai d'économie urbaine de F. Guyot (Paris, 1968) et le compte rendu qu'en fait Ph. Pinchemel (Ann de Géo., n° 438, mars 1971, p. 217) : « Aussi longtemps que ces frontières, ces murs invisibles fragmenteront le domaine de la connaissance, il sera vain de parler de pluridisciplinarité ».
* « Perspectives », Annales de géographie, n° 442, LXXX, nov.-déc. 1971, p. 641-643.
 J. R. Mc Donald, « Publication trends in a major french geographical journal », Annals of the association of American Geographers, LX, march 1965, p. 125-139, analysé ici p. 707.
 On trouvera p. 767 indication des articles à paraître dans nos prochains numéros.
* Anonyme, « La chasse de la famille K », circ. 1970-75, reproduit dans Strates, I, 1986, p. 45-47.
 Système économique et espace, Paris, Économica, 1983, p. 8.
 F. Auriac, « Pertinence de certains concepts de l’analyse de système en géographie », dans Yves Guermond, dir., Analyse de système en géographie, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 312.
 Je ne développerai pas ici cette caractérisation : ce serait ouvrir un abîme de questions nouvelles, bien souvent irréductibles à la perspective de ce compte-rendu. Le thème de la contradiction socio-économique et la référence aux rapports de classe, comme perspective de l'analyse sociale, renvoient à un horizon marxiste, même si les thèses développées par Franck Auriac sont parfois hétérodoxes, au regard d'une vulgate rigide et stéréotypée.
 Extrait de Franck Auriac & François Durand-Dastès, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », 1981, op. cit., p. 72 et 74.
 Dans l'article : « Sur quelques rapports entre causalité et analyse de système » dans Analyse de système en géographie, P.U. de Lyon, 1984.
 « On ne peut assigner à [l’espace] un rôle premier, car ce sont les relations d’ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoque son émergence »= On ne peut assigner à [l'espace] un rôle premier, car ce sont les relations d'ordre économico-social qui, dans leur combinaison systémique, provoque son émergence. [p. 7].
 Dans le premier chapitre, l'auteur met en évidence le maintien de la vigne aux abords des villes où, « friche sociale parfaite », la vigne est la meilleure solution d'immobilisation de la terre en attendant une revente spéculative.









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