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synthèse - Le capes de lettres modernes en clair

On mesure également l'évolution du roman noir Annette et le Criminel, publié sous le ... clairement le rapport du créateur à son oeuvre dans le phénomène global de la création. .... Sujet de Charles Grivel (Production romanesque) .... Ce type de roman comporte le triple niveau défini par S. Suleiman lorsqu'il définit le genre ...




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uverte d'une oeuvre.
- J. Rousset dans Forme et signification insiste sur la difficulté éprouvée à "embrasser à la fois l'imagination et la morphologie".
- "Le mystère sacré de la structure" selon H. James trahit un univers mental.
Selon Rousset, dans La Princesse de Clèves, la relation entre fiction et histoire, entre la vie du coeur et la vie de cour, se déroule en "contrepoint et alternance" de l'extérieur (où le comportement de la princesse est inscrit dans une société conçue comme un cérémonial "magnifique et fallacieux) et de l'intérieur (la solitude favorisant la réflexion) : cette alternance scande le cheminement de la conscience vers la passion et constitue une révolution des techniques narratives.
- Dans La Route des Flandres de C. Simon, l'univers en décomposition issu de la défaite de 1940 se dit dans la débâcle du discours : phrase informe, usage violent du calembour (qui joue un rôle de disjoncteur, "acier virginal... vierge il y a longtemps qu'elle ne l'était plus"), sujet de l'énonciateur dispersé entre plusieurs narrateurs (Georges, Blum...) et incertitude temporelle : la mort réitérée de Reixach se superpose à celle du Conventionnel, son ancêtre. L'auteur réussit à rendre ce monde qui "se dépiaute" grâce à une "architexture sensorielle" qui désoriente le lecteur en lui offrant l'expérience d'une harmonie paradoxale.
C : Chaque oeuvre est donc un "système de formes qui n'existent pas telles quelles dans l'univers réel" : l'écrivain use des lois de la fiction pour constituer une vision singulière, "pour affirmer un règne qui obéit à ses lois et à ses lois propres" (Rousset) ; là, la force de la passion "déréalise" le code social, ici le désordre du monde est maîtrisé esthétiquement (d'où l'impression de victoire, selon Malraux).
2. Même quand l'art se donne explicitement pour fin de reproduire le réel, il ne le livre pas "tout cru" comme le dit Valéry, qui reproche au Flaubert de Madame Bovary et de Salammbô d'avoir fait croire que la littérature peut s'édifier sur des "documents historiques". Quand Balzac, dans l'avant-propos de la Comédie humaine (dont le titre constitue déjà un écho à La divine Comédie), entend devenir l'historien des moeurs de son temps, il reconnaît immédiatement sa dette envers W.Scott, tout en lui reprochant de n'avoir pas songé à relier ses compositions ("Je vis à la fois le système favorable à l'exécution de mon ouvrage et la possibilité de l'exécuter"). On peut déceler dans La Cousine Bette la médiation (partielle) du code mélodramatique pour décrire la société de la monarchie de Juillet : système actantiel manichéen, complot des méchants, valeurs familiales affirmées.
- Maupassant déclare que les réalistes sont des "illusionnistes de talent" : Zola avoue, dans une lettre à Henri Céard, faire "un saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte".
- Malraux souligne à propos de L'Imposture de Bernanos que l'exigence d'une scène ou d'un type de scène à faire (la crise) semble précéder et "préformer" l'invention du personnage de l'abbé Cénabre. Ces formes sont don investies d'une manière neuve dans le champ littéraire, selon ce que Claudel nomme "un patron dynamique".
3. L'admiration apparaît comme le versant éthique du plaisir du texte. Malraux étendait ce principe à la peinture en soulignant combien les premiers tableaux de Rembrandt ressemblent à ceux de ses maîtres, Lastmann et Elsheimer. Les Liaisons dangereuses disent volontiers leur dette aux grands romans épistolaires qui les ont précédées, en particulier à La Nouvelle Héloïse : à la suite de son traité sur L'Education des femmes, conçu en marge de l'Emile, Laclos use (et Valmont abuse) des références à Rousseau jusqu'à faire du roman "une Héloïse inversée".
- On mesure également l'évolution du roman noir Annette et le Criminel, publié sous le pseudonyme d'Horace de Saint-Aubin, au Cousin Pons : il y a loin de la psychologie frénétique et du décor gothique du premier (écrit en 1824) à l'amitié des deux vieillards dépossédés du second.
C : Cette théorie de l'imitation féconde proche des classiques offre l'avantage de refuser la spontanéité créatrice qui se débarrasse des règles et des modèles, et ménage la possibilité d'une transformation singulière des formes adoptées au départ : l'imitation originelle doit être surmontée pour que l'oeuvre existe.
B) Mettre en perspective :
Pour H. Godard, l'imitation constitue un apprentissage et doit être dépassée : on ne peut dès lors lui reprocher de négliger la singularité de l'oeuvre.
1. - Dans un premier temps, on pouvait revenir sur l'hétérogénéité de l'oeuvre et du réel en examinant d'abord la définition du réel apportée par le texte. S'il est patent que l'oeuvre ne peut en rendre la "totalité", il n'est pas assuré que toutes les époques le perçoivent comme "informe".
- quand Valéry recense les "idolâtries littéraires", il met constamment en avant l'oubli de la "condition verbale" de la littérature. Les éléments qui composent la casquette de Charles Bovary obéissent à un choix et à une organisation qui ruinent toute possibilité de représentation : la description "aux frontières du récit" n'a d'autre fonction que de construire un sens : l'absence d'identité du personnage soulignée par le ridicule d'un objet composite.
- question de la capacité du langage à dire le réel. Robbe-Grillet, dans Le Miroir qui revient décrit un réel incohérent ("tout cela est du réel, c'est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l'inutile, si accidentel même, et si particulier que tout instant y apparaît comme gratuit") qui correspond à la perte de maîtrise de l'homme sur le monde et à l'incapacité affirmée de dire le vrai sur soi : d'où un projet autobiographique fissuré par la doute.
- De même, la logorrhée du Lucky de Beckett ou la gageure d'Ionesco, épuisant les ressources de la mimologie pour explorer l'absurdité des conversations.
La notion même de réel est historique et engage l'épistémè d'une époque.
2. La création ne s'exerce que dans le domaine du langage. Valéry parle du "contre-imitation moderne". Cette lecture au second degré est étendue et n'exclut aucunement la singularité de la vision (exemple de "Bottom" dans les Illuminations).
- On envisagera quelques exemples d'hypertextualité (selon la terminologie adoptée dans Palimpsestes), que celle-ci soit ludique, agressive ou sérieuse. La transposition, avec l'Antigone d'Anouilh, le pastiche avec L'affaire Lemoine de Proust ou la "forgerie" (suite de La Vie de Marianne par Madame Riccoboni). On peut, au-delà des travaux de Genette, considérer que la création littéraire se fonde sur une intertextualité généralisée : selon Julia Kristeva, "tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte" (Recherches pour une sémanalyse).
3. H. Godard met l'accent sur l'importance des textes antérieurs. Mais elle ne permet pas de caractériser clairement le rapport du créateur à son oeuvre dans le phénomène global de la création.
- On est souvent frappé par l'existence d'images, de thèmes reparaissants. Camus, dans L'Envers et l'Endroit, écrit : "une oeuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l'art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le coeur, un première fois, s'est ouvert."
- Jean Sainteuil de Proust : selon J. Rousset, dès ce moment l'écrivain se montre en possession de sa réponse personnelle au problème de la création (puisque l'art est autonome, comment passer de la vie à l'art? par un acte de mémoire, "n'écrire que quand un passé ressuscitait soudain dans une odeur, dans une vue...").
- Mais la composition manque encore. Il faudra l'apprentissage pour que cette vision devienne singulière. De la Première Education Sentimentale, alourdie par son narrateur, à Madame Bovary, Flaubert conquiert son mode de narration en "lâchant les joints" pour "faire dévaler les paragraphes les uns sur les autres" ; ainsi le regard de la protagoniste se propage de personnage en personnage, d lieux en lieux, puis se prolonge et s'achève dans le regard du narrateur su elle. D'où l'imprécision du statut de l'énonciation qui déforme le point de vue. Pour Rousset, "l'expérience la plus intense, la plus originale, tout indispensable qu'elle est ne suffit pas à bâtir une oeuvre". Au fur et à mesure que l'oeuvre s'écrit, la "vision" d'un auteur s'ébauche, sur le langage autant que sur ses "données métaphysiques intérieures" dirait Malraux.
- L'individu s'enracine dans une expérience du réel et découpe celui-ci selon les fantasmes, l'idéologie, etc... On ne peut réduire la création à une simple dynamique liée à l'imitation et à la transformation. Mais cette imitation est nécessaire, et l'on revient aux considérations de Barthes sur le style, "compromis entre une liberté et un souvenir" : ce compromis, par le travail, se conquiert sur le stéréotype, l'inconscient et l'idéologie.
Problèmes de méthode :
- Exemple de citation condensée dans une copie :
"H. Godard rappelle que "toute oeuvre est un système de formes" qui résulte du "découpage et des choix" que l'artiste a opérés dans le monde réel. Pour le critique toutefois, la mise en forme littéraire du monde, si personnelle qu'elle soit, est une création au "second degré" : c'est à partir "des oeuvres de ses prédécesseurs", elles-mêmes systèmes de formes, que l'artiste choisit sa représentation du réel. Dès lors la création "passe... d'abord par l'imitation, quand ce n'est pas par le pastiche".
- Exemple d'annonce de plan dans une copie :
Il serait bon d'examiner en un premier temps la notion "d'imitation", cette façon qu'ont les artistes de former leur style et leur oeuvre, par référence à d'autres oeuvres. Puis on observera comment se produit le "dégagement", la naissance d'une spécificité et d'une personnalité, d'une oeuvre et d'un auteur. Enfin, on interrogera dans un troisième temps, le surgissement de formes inédites, d'esthétiques neuves. Il faudra alors poser la question du poids du monde dans ce renouvellement : le monde qui nous entoure, le monde qui nous est intérieur ne peuvent-ils orienter, voire infléchir l'écriture ? Il se pourrait en effet que la création artistique travaille aussi sur un indicible, sur un "innommable", sur une "totalité et une confusion" difficiles à définir.
Quelques plans extraits des copies :
Plan A :
I a) L'écriture est d'abord une imitation...
b) ... qui révèle une lecture...
c) ... voire une reproduction d'autres oeuvres
II a) Mais l'oeuvre naît d'une rupture
- soit par renouvellement des techniques narratives
- soit par victoire du lyrisme personnel
- soit par nécessité "d'inventer une langue"
b) L'esthétique de la littérature est donc infléchie par une nouvelle appréhension du réel :
- parce que la réalité se forme dans la mémoire
- parce qu'il n'y a pour l'oeuvre d'autre réalité que celle du langage
III Ainsi s'articulent "forme et signification"
a) La matière imaginaire est redevable à l'originalité de l'être créateur
b) En retour, la forme restructure temps et espace, écriture et création
Plan B :
I Grâce à l'imitation, l'oeuvre est mise en ordre du monde
a) par la notion de vraisemblance
b) par le travail sur les signes
c) par le choix des formes
d) par le travail du mythe
II L'oeuvre se constitue par dépassement de l'imitation
III ... pour devenir à son tour une totalité, hétérogène du réel.
Plan C :
I Comment définir l'oeuvre comme système de formes ?
II En quoi ce système de formes révèle-t-il les pratiques critiques du créateur ?
III Mais la littérature ne peut-elle aussi dire la joie du réel retrouvé ?
Exploitation des exemples :
L'exemple entretient au sein du paragraphe un lien étroit avec l'argument qu'il fonde et illustre : cette double fonction permet une utilisation souple mais exige une analyse précise. L'exemple peut illustrer un argument :
"La forme, matière imaginaire et écriture, est redevable une originalité irréductible de l'être créateur. Ainsi Rabelais, dans son Quart-Livre choisit de structurer la vision critique du monde, de la scolastique, de la faculté de théologie, de la "papimanie" par une sorte de "parole en archipel" peuplée de créatures grotesques et fabuleuses. Dans "l'isle sonnante" vivent des figures sorties des fresques d'Arcimboldo et l'imaginaire rabelaisien travaille sur ces visions fanstamatiques, comme s'il voulait donner du réel une image symbolique et "vraie". Rabelais écrit son oeuvre à partir d'un état encore malléable de la langue. La sienne se sculpte dans des déluges sonores d'une grande teneur poétique : "lors nous jeta sur le tillac..." La forme est donc liée comme une ossature à la chair des mots, aux structures phrastiques, aux choix rythmiques et mélodiques de l'écriture".
Un exemple peut donc aussi induire un argument.
De là, la constitution de paragraphes qui procèdent par enrichissement progressif d'une idée : elle est d'abord développée par une définition de la notion, de ses présupposés et de ses implications, puis illustrée par l'analyse méthodique d'un exemple ou d'une citation ; enfin la conclusion du paragraphe dépasse l'argument pour l'articuler sur le paragraphe suivant :
"Proust avait choisi de confectionner son oeuvre "non pas comme une cathédrale mais comme une robe". La structure de l'oeuvre proustienne, les échos, les réminiscences font des jeux de reflets incessants : l'amour de Swann pour Odette et celui du narrateur pour Albertine, la petite phrase de Vinteuil aimée de Swann et du héros, les amours pédérastes et saphiques, la petite madeleine et "les gâteaux funéraires que mange la Berma dans le Temps Retrouvé signalent ces échos. Mais les dimanches de Combray où le mois de Marie, l'automne, l'été se succèdent dans le temps ramassé d'une "après-midi exemplaire" participent aussi à une "forme" spécifique. Ainsi la forme choisie structure-t-elle temps et espace, écriture et création. Butor a montré comme peu à peu dans l'histoire du roman, il s'est produit "une intériorisation de la prosodie".
Conclusion :
exemple :
"Afin de dompter ce monde de "totalité" et de "confusion", le créateur, selon les termes de Godard, s'appliquerait d'abord à imiter, voire pasticher puis inventerait la forme qui épouserait le mieux possible la vision du monde : l'oeuvre est alors un monde interprété, la marque d'une parole essentielle. Il y aurait comme une double articulation de langage de l'oeuvre d'art : un alphabet préexistant, et l'apprentissage d'une écriture à soi qui donnerait vie à une langue nouvelle. La matière du créateur est donc en lui, derrière lui et aussi devant lui.
Que ce soit en adoptant les courants esthétiques d'une époque, ou en s'en détachant, l'oeuvre semble puiser dans la pulpe maternelle des écritures antérieures pour ensuite y renoncer en les transcendant. Eternel cycle d'acquiescement et de renoncement. Mais peut-être faudrait-il avancer que justement le renoncement n'est qu'un mode d'approche autre d'une réalité pressentie par la lecture puis soudain conquise dans la création toute pure".



1992


Sujet de Charles Grivel (Production romanesque)
Mode de fonctionnement de la citation :
- Aristote, dans la Rhétorique (II, 20), détermine deux modes de persuasion :
la déduction, au moyen de l'enthymème,
l'induction, au moyen de l'exemplum. Celui-ci se subdivise en exempla réel (historique ou mythologique)
et fictif, selon deux dénominations :
la parabole, comparaison courte,
la fable, "assemblage d'actions".
Problématique :
Grivel offre une définition péremptoire du roman : un récit fictif qui a une valeur de preuve, véhicule de l'idéologie de son auteur. Il présuppose la clôture du sens, une finalité ouvertement didactique et un contrat de lecture autoritaire.
Grivel en vient à réduire complètement la dimension esthétique du roman qui, en définitive, concernerait plus que la propagande que l'art.
Or, si le roman, à l'origine, comporte une part d'enseignement, il n'en est pas resté à la "forme simple" de l'exemplum, et Grivel semble méconnaître toute perspective évolutive. La démonstration induite par une fiction -qui use du symbole et de la connotation, donc de l'implicite- est susceptible de nourrir l'ambiguïté : la perception d'une vérité "imagée" est toujours problématique. D'autre part, il faudrait s'interroger sur la définition du didactique : cette étiquette ne convient guère si le roman ne cherche pas intentionnellement à imposer une doctrine au lecteur, lequel, par ailleurs, est peut-être moins passif qu'il n'est dit.
Propositions pour une argumentation :
I. La vocation didactique du genre romanesque.
Comme l'ont judicieusement rappelé certains candidats, le roman, à l'origine, a partie liée avec l'enseignement. P.Zumthor, dans son Essai de poétique médiévale (1972), montre l'importance de l'exemplum dans l'élaboration des genres narratifs, même s'il établit une distinction entre les formes brèves, nanties d'une "morale" sérieuse ou ironique, et le roman.
Selon J. Kristeva, le roman "avant d'être une histoire (...) est une instruction".
Mais l'évolution du genre interdit qu'on s'en tienne à cette constation, même si le roman a longtemps cherché sa justification à travers l'affirmation de visées utilitaires et moralisatrices. Les préfaces remplissent cette fonction, analysée par Gérard Genette dans Seuils : alors que le récit met en jeu un processus de fiction et de symbolisation, le discours préfaciel formule explicitement des idées sociales, politiques ou esthétiques, offrant un "mode d'emploi" qui joue le rôle d'assistance à l'interprétation. Ainsi, l'Avis de l'auteur des Mémoires d'un homme de qualité définit Manon Lescaut comme "un traité de morale réduit agréablement en exercice" et insiste sur la valeur exemplaire du couple. L'apologue des deux écoliers de Salamanque permet de même à Gil Blas d'expliciter son dessein : "Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l'un ou l'autre de ces deux écoliers. Si tu le lis avec attention, tu y trouveras, selon le précepte d'Horace, l'utile mêlé à l'agréable".
Par ailleurs, la tendance didactique détermine le projet même de certains textes romanesques, tels les oeuvres "pédagogiques" (du Petit Jehan de Saintré aux Aventures de Télémaque) ou les romans d'apprentissage. La fortune de ces derniers explique qu'un Luckacs voie dans le "BildungsRoman" le véritable archétype du genre, de Don Quichotte à L'Education sentimentale.
Plus largement, le roman, en tant que récit, est condamné à signifier, comme l'a souligné un candidat : "Pourquoi en effet nierait-on au roman le droit de signifier, puisque, comme production de l'intellect, il signifie nécessairement quelque chose? Mais si, au lieu de parler de signification, on parle de sens, cela permet de le chercher non pas en aval de l'oeuvre, dans la sphère de la réception, mais en amont dans celle des intentions et du même coup on joue sur les deux valeurs du mot, signification et direction. L'exemple de Raymond Roussel dans Comment j'ai écrit certains de mes livres montre bien que tout roman n'est pas subordonné à un sens préexistant et qu'en outre il peut avoir une signification. C'était même le pari de Roussel que de produire un roman qui ait du sens à partir d'une absence totale de sens. (...) Cet exemple nous montre qu'il est plus prudent de parler de signification que de sens, car cela nous évite d'annexer la production d'un roman à l'illustration d'une idée préexistante, ainsi que de participer à la conception d'une écriture intentionnelle maîtrisant toutes ses significations."
Par ailleurs, le sens n'est pas forcément assimilable à une doctrine ; il peut s'agir d'une certaine vision du monde, d'une "Weltanschauung" qui apparaîtra plus nettement dans un roman fortement organisé, multipliant les redondances et les réseaux de correspondances. Le roman réaliste cumule ainsi les procédés qui permettent l'imposition progressive d'un sens univoque. L'on peut en rappeler quelques-uns : traitement symbolique du cadre spatial, utilisation de motifs descriptifs récurrents (tels les différents habitats de Gervaise dans L'Assommoir), élaboration de personnages-types à valeur exemplaire, intrusions d'auteur qui explicitent la "leçon" ou manifestent une prise de position pour ou contre un personnage, structure significative (la structure circulaire permettant par exemple d'inscrire le personnage dans un destin) jouant sur les effets de répétition, de symétrie ou d'opposition (en particulier entre l'incipit et la fin du roman)... Le choix d'un narrateur omniscient permet aussi une interprétation des faits et une caractérisation des personnages ou des objets constantes, rendant plus "lisible" le travail de symbolisation propre au roman. La Peau de chagrin illustre ainsi clairement les théories balzaciennes sur les passions : elle présente un symbole facile à déchiffrer de l'existence humaine ("Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit.")
Enfin, l'univocité du sens trouve une illustration privilégiée dans le genre du "roman à thèse" qui proclame ouvertement ses prises de position. Ce type de roman comporte le triple niveau défini par S. Suleiman lorsqu'il définit le genre de l'exemplum : narratif, interprétatif et injonctif.
Ainsi, il ne manque pas d'exemples propres à illustrer la conception de Grivel : le roman PEUT se vouloir "discours parabolique, illustratif", donnant à "souscrire à un sens", visant l'évidence de la leçon. Toutefois, possibilité n'est pas nécessité et bien des romans infirment totalement ou partiellement cette théorie qu'il s'agit de mettre en perspective.
II. Genre romanesque et déroute du sens
L'on est en droit de contester, en premier lieu, le rôle proprement utilitaire que Grivel confère à l'écriture romanesque.
L'oeuvre peut échapper aux visées idéologiques de son auteur. Balzac, dans l'Avant-propos de la Comédie humaine, déclare écrire "à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener son pays." Or, l'on sait que son oeuvre fait plutôt comprendre l'insuffisance du catholicisme et du légitimisme face aux problèmes posés par la société d'après la révolution et l'empire. Le processus même de l'écriture peut provoquer une métamorphose du projet initial : l'oeuvre peut "échapper" à son auteur.
Comme l'a montré Umberto Eco dans Lector in fabula, la lecture constitue une activité de déchiffrement, qui vient infléchir la visée première du texte. "Lire, c'est donc constituer et non pas reconstituer un sens", selon la formule de Jean-Marie Goulemot ("De la lecture comme production de sens", in Pratiques de la lecture).
En outre, le sens d'une oeuvre varie en fonction des époques et des lecteurs. Ainsi, les poèmes homériques sont lus, au XVIIIe siècle, comme des oeuvres "à thèse". Même une oeuvre "répressive et fermée" est susceptible de recevoir mainte interprétation, ce que montre l'exemple des Mystères de Paris : Marx eut beau dénoncer le caractère réformiste et démobilisateur du feuilleton, le public populaire y vit un appel à la justice sociale et à la révolution.
La lecture, comme l'a montré Jauss, est bien un acte historique.
Il convient donc, selon la formule de Michel Charles (Rhétorique de la lecture), d'examiner comment le texte romanesque "expose, voire "théorise", explicitement ou non, la lecture ou les lectures que nous en faisons ou que nous pouvons en faire ; comment il nous laisse libres (nous fait libres) ou comment il nous contraint."
Le roman tout particulièrement, par ses techniques propres, semble favoriser l'autonomie du lecteur. Comme le souligne P. Macherey (in A quoi pense la littérature ?), "le rapport spécifique de la littérature à la vérité, tel qu'il procède du libre jeu de ses formes et des diverses modalités de son énonciation (...), est essentiellement critique." Le roman institue la vérité comme problématique. Certains candidats ont ainsi lié la naissance du roman à l'apparition d'un monde désormais perçu comme fragmentaire, complexe, difficile à saisir. Tel candidat cite l'exemple du Voyage au bout de la nuit :
"Ce roman n'offre aucune synthèse d'un monde qui, se décomposant en détails dont chacun efface le précédent, ne présente aucun sens. Le roman se terminant sur un "Qu'on n'en parle plus" semble désigner la vérité comme indicible, et c'est avant tout la fuite du sens qui s'affirme ici."
L'on peut songer bien sûr à Jacques le fataliste où tout discours de légitimation est immédiatement renversé. L'ordre même du récit contribue à l'aporie : "l'insipide rhapsodie", avec son fourmillement d'histoires et ses différents niveaux d'énonciation démontre-t-elle la liberté supérieure de l'invention ou figure-t-elle l'enchevêtrement inextricable des causes et des effets ? Aucune réponse univoque n'est fournie au lecteur qui apprend ainsi à ne pas se contenter d'un sens tout fait, et le roman se transforme pour lui en un apprentissage de la liberté.
Il peut arriver également que le narrateur omniscient joue sur une réticence généralisée, ne livrant aucun jugement sur les faits et les personnages. C'est le cas du roman de Julien Gracq, Au château d'Argol, qui laisse au lecteur le soin de construire sa propre interprétation.
Dans En lisant en écrivant, Gracq insiste sur cette liberté du lecteur de roman : "Quelle que soit la précision explicite du texte -et même au besoin contre lui s'il lui en prend fantaisie- c'est le lecteur qui décidera (par exemple, du jeu des personnages et de leur apparence physique)." Le caractère équivoque de l'image romanesque dont le sens n'est jamais fixe, la fréquence des lieux d'indétermination, zones de silence et de non-dit, ellipses qui obligent l'activité interprétative : "Dans un roman, un équilibre chaque fois différent s'établit entre ce qui est dit et ce que l'élan ainsi donné doit permettre au lecteur d'achever en figures libres."
La temporalité propre au roman favorise également "la complexité sans égale des interférences et des interactions, des retards prémédités et des anticipations modulées" (selon la formule de Julien Gracq). Le texte romanesque joue ainsi avec l'attente du lecteur.
La complexité de l'intrigue entraîne le foisonnement de sens ; Bakhtine considère ainsi le texte "polyphonique" comme "un dispositif où les idéologies s'exposent et s'épuisent dans leur confrontation", sans qu'une voix dominante assure la tyrannie du sens. De la même manière, la déconstruction de l'intrigue ou son inexistence (tout au moins apparente), met à l'épreuve le lecteur-détective dont les hypothèses de lecture se trouvent sans cesse déjouées. Cette tendance trouve une illustration exemplaire dans Djinn de Robbe-Grillet qui fait naître du non-sens une nouvelle conception, "poétique", du texte romanesque, comme obéissant a ses propres lois.
Ainsi, la position de Grivel révèle une tendance importante, sinon essentielle du genre. Elle apparaît comme une machine de guerre contre les romans réalistes du XIXe siècle, en les ramenant à des ouvrages à thèse, à une époque où la valeur esthétique dominante est l' "ouverture", et il était de convoquer la notion d' "oeuvre ouverte" systématisée par Eco dans l'ouvrage du même nom. La thèse énoncée occulte toutefois l'évolution du roman et la richesse de ses productions, figeant celui-ci dans une définition restrictive qui néglige la part du lecteur.
Conseils de méthode
exemples de bonnes copies
Pour l'ouverture :
"Le roman, comme plus largement l'oeuvre d'art, se définit par la multiplicité des sens qu'il propose. Les courants de la critique moderne l'ont bien prouvé. La même oeuvre devient le lieu de discours fondamentalement différents. Il arrive même que certains romans brouillent délibérément les pistes. La volonté du romancier n'est plus alors de constituer un discours qui aurait un certain sens, mais bien plutôt de multiplier les discours possibles. Polyphonie et dialogisme rendent alors impossible l'univocité du discours. Or, un critique comme C. Grivel..."
Pour l'annonce du plan :
- Après avoir défini la "mission" du roman telle qu'elle est proposée par Grivel, l'on se demandera si le romancier est à ce point maître du jeu. Les romans sont-ils assimilables à une parabole et ont-ils vraiment, en dernière instance, un seul sens?"
- Nous proposons de montrer sur quoi repose cette vocation à enseigner. Mais nous serons amenés à remettre en cause le caractère d'évidence et d'univocité véhiculé par le roman, pour tenter, en dernier lieu, de présenter une conception plus évolutive du genre.
- Dans un premier temps, on vérifiera le bien-fondé de la conception de Grivel en se demandant à quelles conditions le roman peut enseigner et raconter simultanément. On montrera ensuite les problèmes que pose l'importation de préoccupations didactiques dans l'espace romanesque. Enfin, on se demandera si l'équation roman-exemplarisation ne repose pas sur une syllepse à propos du mot sens et sur une certaine conception du roman limité à son aspect narratif.
Pour la conclusion, le rapport de jury recommande d'expliciter "clairement la position du candidat, l'aboutissement de sa réflexion, et de suggérer des ouvertures possibles".
Exemples
- Au terme de cette étude, il convient de s'interroger sur la "preuve" réelle, sur la "leçon" qu'apporte véritablement le roman. Ce dernier, s'il apporte une leçon, n'est-ce pas, précisément, de dire qu'aucune leçon ne peut être apportée ? En effet, le discours romanesque peut apparaître davantage comme l'statement d'une déstructuration du monde que comme l'enseignement et la révélation d'un sens. Par sa technique même, faisant appel aux intrusions d'auteur, à l'enchevêtrement des voix narratives, à la multiplicité des lieux, temps, personnages, le roman semble refléter l'impossibilité de reconnaître une cohérence au monde. Si la poésie parvient, par le rapprochement inattendu de deux éléments éloignés dans le monde réel, à conférer un sens nouveau au monde, le roman apparaît davantage comme l'statement littéraire d'une exploration jamais achevée de la réalité. Sa tendance à l'exemplarisation n'est-elle pas le signe que le roman se cherche comme genre en même temps qu'il cherche vainement à apporter une cohérence au monde? Aussi la "leçon" du roman est-elle paradoxale : le roman a davantage tendance à apporter une non-leçon qu'un véritable enseignement.
- Le vrai roman cherche, interroge, mais ne prouve pas, s'abstient de répondre, propose mais ne dispense pas de leçon. Il se fait reflet d'un monde fracturé où la parabole est impossible, la vérité n'existant plus;
- Le roman est avant tout une quête et l'on peut dire qu'il signifie moins "exemplarisation" qu'expérimentation. Le roman apparaît comme un creuset toujours effervescent où de nouvelles options esthétiques voient le jour. Et c'est précisément ce caractère expérimental qui rend si difficile sa définition, mais qui lui procure d'autre part cet aspect éternellement moderne. Le roman cherche moins à enseigner de nouvelles conceptions du monde, de nouveaux sens ou de nouvelles formes esthétiques, qu'à enseigner qu'il les cherche.
1994


Sujet de Michel Collot (L'Horizon fabuleux)
Texte et contexte :
Texte:
"concept d'horizon" : emprunté à la phénoménologie et Husserl.
- Collot, La Poésie moderne et la structure d'horizon : expérience poétique = "aventure d'un sujet engagé tout entier dans une traversée du monde et du langage".
Contexte:
- Breton, Le Point du jour : "Je tiens les associations verbales pour infiniment plus riches que le sens visuel (...)".
- Riffaterre, "La métaphore filée dans la poésie surréaliste", La Production du texte
- Mallarmé, Crise de vers : "Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie (...)"
- D. Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres : "En récusant le récit et en revendiquant la liberté d'un langage affranchi de la représentation et rendu à son immédiateté, les poètes s'enferment dans une langue close."
- Valéry, Variété : langage aspirant à être Parole qui "ne démontre ni ne décrit, ni ne représente quoi que ce soit : qui donc n'exige, ni même ne supporte aucune confusion entre le réel et le pouvoir verbal de combiner, pour quelque fin suprême, les idées qui naissent des mots".
- Collot, L'Horizon fabuleux : La situation contemporaine est celle d'une "relation déchirée entre la tentation du langage et la tentation du réel" et les oeuvres poétiques s'inscrivent entre deux tendances : l'une, hermétique, "qui privilégie la "clôture du texte" et met entre parenthèses le sujet et l'objet de l'écriture" ; l'autre, herméneutique, "qui fait du langage le moyen d'une interprétation de soi et du monde."
- Bonnefoy, "La Présence et l'image", leçon inaugurale au Collège de France, Entretiens sur la poésie (1972-1990) : "Et ces excès des mots sur le sens, ce fut bien ce qui m'attira pour ma part, quand je vins à la poésie, dans les rets de l'écriture surréaliste. (...) Mais, passée la première fascination, je n'eus pas joie à ces mots qu'on me disait libres. J'avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d'autres poètes, celle de l'eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l'exister quotidien, du temps et du hasard qui sont sa seule substance ; et il me sembla assez vite que les transgressions de l'automatisme étaient moins la surréalité souhaitable, au-delà des réalismes trop en surface de la pensée contrôlée, aux signifiés gardés fixes, qu'un paresse à poser la question pour moi, dont la virtualité la plus riche est peut-être la vie comme on l'assume jour après jour, sans chimères, parmi les choses du simple."
Mode de fonctionnement de la citation :
- Bonnefoy n'aimait pas l'illisibilité des poèmes écrits par les "remueurs de vocables".
Remarques sur les langages de la citation :
- Jakobson, Essais de linguistique générale : le "principe de similarité gouverne la poésie".
- Valéry, Variété : la poésie s'oppose à "la narration d'événements qui tendent à donner l'illusion de la réalité".
Enjeux et problématique du sujet :
- Ricoeur, La Métaphore vive : "la stratégie de langage propre à la poésie, c'est-à-dire à la production du poème, paraît bien consister dans la constitution d'un sens qui intercepte la référence, et, à la limite, abolit la réalité.''
La mise en perspective du sujet
- Valéry, Variété : la poésie est "un langage dans le langage".
- Jakobson, Essais de linguistique générale : la poésie a une ambiguïté et une essence "de part en part symbolique, complexe, polysémique".
Propositions pour une argumentation :
I. L'utilisation du matériau verbal en cause : risques d'illisibilité et singularité du langage poétique.
enjeu: en quoi l'utilisation du matériau verbal peut-elle conduire à l'illisibilité ?
I. A. Présupposé d'une certaine conception du langage poétique.
I. A. 1. Son principe est "un matérialisme de la lettre".
- Ponge : "L'atelier contemporain" du poète ressemble à celui de Fautrier dont les productions s'éloignent de plus en plus du tableau pour n'être que travail sur "une épaisseur de blanc".
- Genette, Mimologiques : le poète est tenté par une imagination du langage, un "cratylisme secondaire" ( = mimologisme) et qui a pour dessein "d'établir ou de rétablir dans le langage, par quelque artifice l'état de nature que le cratylisme "primaire", celui de Cratyle, croit naïvement y voir encore ou déjà établi".
- Claudel, OEuvres en prose : "(...) nulle démonstration ne convaincra un poète qu'il n'y a pas de rapport entre le son et le sens d'un mot, sinon il n'y aurait qu'à renoncer à son métier".
- Claudel, OEuvres en prose : la lettre M "qui se dresse au milieu de notre alphabet comme un arc de triomphe appuyé sur son triple jambage, a moins que le typographe n'en fasse un échancrement spirituel de l'horizon".
- Ponge, La Fabrique du pré : "pré" --> "participe passé et préfixe par excellence" (jeu sur l'étymologie).
I. A. 2. Du signifiant à "la chaîne signifiante" :
- poème de Marbeuf monté à partir d'un système de métaplasmes et de paronomases qui portent trace d'un matérialisme baroque
- Saint- John Perse, Anabase : "flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en ouest" (suites homologiques qui créent l'expansion du texte par des moyens phonico-sémantiques.
- Ponge : son mimologisme est fondé aussi sur la motivation phonique qui convoque "tout le concert des vocables, des résons" : des rapprochements homophoniques à partir du suffixe "ard" associent à "lézard" les adjectifs "fuyard, flemmard, musard, pendard, hagard".
I. A. 3. Le mot comme unité significative de la poésie moderne.
-Mallarmé, Crise de vers : La poésie moderne "cède l'initiative aux mots (...) remplaçant la respiration perceptible de l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase".
- Barthes, "Y a-t-il une écriture poétique?", Le Degré zéro de l'écriture : "Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d'où s'envolent toutes les virtualités du langage : il est donc produit et consommé avec une virtuosité particulière, une sorte de gourmandise sacrée".
I. B. Comment expliquer le risque d'illisibilité ?
I. B. 1. "Les glissements intensifs de la chaîne signifiante".
- le Dadaïsme et les poètes lettristes --> jetaient sur le papier une suite de lettres et de phonèmes.
- l'OU.LI.PO. exploitait au contraire les contraintes (lipogrammes, algorithmes) y compris par recours aux machines.
- Desnos, Les gorges froides, Rrose Sélavy --> réécriture de locutions lexicalisées ou par acrobaties onomastiques.
- F. Rigolot, Sémantique de la poésie : c'est surtout de l'exploitation de "la motivation analogique du signifiant par rapport et au détriment du signifié" qui caractérise la modernité poétique.
- F. Rigolot, Sémantique de la poésie : "contrairement à une croyance tenace, la motivation analogique apparaît comme l'ennemie déclarée de la conscience poétique".
- Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française : il s'en prend aux combinaisons de rimes de la "Grande Rhétorique" et récuse le maniérisme alambiqué des Néo-Pétrarquistes rompus aux jeux du signifiant.
I. B. 2. La rupture avec le référent, "avec l'être et avec la matière".
- Meschonnic, Pour la poétique : les mots, dans la poésie moderne, sont coupés du réel et
"communiquent avec les autres mots avant de communiquer avec le monde".
- Jakobson, Essais de linguistique générale : "le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l'objet ni comme explosion d'émotion".
- Ponge étudie le lézard "dans le monde des mots".
I. B. 3. Textualité en concurrence avec ou à la place de référentialité.
- Ponge, Le Pratique de la littérature : "On ne peut pas entièrement, on ne peut rien faire passer d'un monde à l'autre, mais il faut, pour qu'un texte, quel qu'il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d'un objet du monde, il faut au moins qu'il atteigne, lui, à la réalité dans son propre monde, dans le monde des textes".
- Ponge, "La Chèvre", Pièces : elle "ne cavale ni ne dévale mais grimpe plutôt, par sa dernière syllabe, des roches abruptes, jusqu'à l'aire d'envol, au nid en suspension de la muette".
I. C. Réorientation dans le sens de la spécificité du langage poétique.
I. C. 1. La vigilance de l'auteur.
- Jaccottet, "Textes retrouvés", Contre et avec les mots : "On a tôt fait d'être envahi d'intrus, et ce qu'on voulait dire disparaît à leur profit. Le combat est inégal, les mots étant aussi sûrs d'eux-mêmes que l'écrivant est hésitant."
- Ponge, Pour un Malherbe : goût pour les formules pures en raison de leur "caractère vraiment pierre-de-taille, vraiment bloc indestructible".
- Ponge, "La Chèvre", Pièces : "et tirant nous aussi un peu trop sur la corde, peut-être, pour saisir l'occasion verbale par les cheveux".
I. C. 2. Cohérence par le dessin de "l'horizon interne du texte" :
- Meschonnic, Pour la poétique : "(la) lecture des signifiants a pour garde-fou aux possibles qu'elle construit le texte comme Système, non pas comme énoncé où se lirait n'importe quoi (...)".
- Genette, Mimologiques : l'horizon le plus étroit est constitué par le vers où les mots sont agencés en "unités plus vastes qui form(ent) comme des vocables synthétiques, globalement justes et nécessaires".
- Mallarmé se méfiait des ressources des mots (harmonie imitative, anagrammes...) parce que la création poétique transcende absolument le donné linguistique, pour créer "l'irréfragable nécessité d'un langage parfait, suprême".
I. C. 3. Possibilité de discussion et de retournement de la critique de M. Collot.
- un autre mode de fonctionnement :
- Riffaterre, "La métaphore filée dans la poésie surréaliste", La Production du texte : " toutes les perspectives sont également fructueuses et l'essentiel sera de les multiplier".
- Convergence entre matérialisme et matière :
- Ponge, "Plat de poissons frits" : mot-valise "odaurades" --> réduction de l'objet à une matière amorphe et d'une réduction de l'objet à une matière amorphe et d'une réticence de sensations qui laissent place à la jubilation d'une riche synesthésie, "cet instant safrané...".
Le signifiant révélateur et "fabuleux" :
- Ronsard, Sonnets, II 6 : remotivation du nom d'Hélène par "Le Ré des Généreux, Hélène de Surgères".
- F. Rigolot, Poésie et onomastique : par la fantaisie orthographique et l'équivalence formelle -rets / rais-, Ronsard associe "deux thèmes fondamentaux de l'idéologie pétrarquiste : éblouissement, emprisonnement".
- Nerval, "El desdichado" : "Et la treille où le pampre à la rose s'allie" : le nom de Rosalie s'inscrit et surdétermine le sens, par référence à Artémis ("Sainte Napolitaine aux mains pleines de feux"). Ce signifiant révèle les couches profondes de l'être nervalien (alliant sous le signe du feu le pampre de Bacchus, la rose trémière et la figure de la Sainte). Mais, pour cette lecture, il a fallu inscrire le signifiant dans un triple horizon : le vers, l'oeuvre, la tradition littéraire.
- Valéry, Variété : va-et-vient avec le signifié : "pendule poétique".
II. Refus du réalisme et de l'hermétisme comme composantes de la poéticité.
Ligne argumentative :
La suspension de la référence au réel est-elle une condition nécessaire à la naissance du texte poétique? Mais toute rupture avec le réel fait courir le risque d'un hermétisme qui est pourtant une composante de tout texte poétique.
II. A. Ouverture du poème au champ du réel.
L'ouverture du poème à "l'horizon externe du monde" est-elle incompatible avec la poésie, sous prétexte de verser dans le réalisme? Le domaine de définition du "réalisme" ne manque pas d'être complexe, compris entre le sens littéral, la périodicité d'histoire littéraire et les questions de registre stylistique.
II. A. 1. Le discrédit du "réalisme" en poésie.
- Le colonel Godchot a échoué dans la transcription prosaïque du poème "Le Cimetière marin".
- J-M Maulpoix, La Lyre d'Orphée : mimésis = "un pouvoir de composition et le signe d'une habileté technique".
II. A. 2. Mise en perspective dans la conception classique de la poésie : poésie et / est mimésis.
- Dictionnaire de l'Académie de 1694 : "Narrer, décrire, enseigner" font partie intégrante de la poésie d'âge classique qui s'assigne comme finalités, d'abord la représentation, ensuite le récit : "art de bien raconter ou représenter en vers les actions et les passions humaines (...)".
- La Fontaine, Fables : double caractère, didactique et narratif : art du retournement de situation ("Le Lion, le loup et le renard") ou celui du dénouement en un coup de théâtre ("Le rat et l'huître").
- P. Dandrey, La Fabrique des Fables : l'observation a une valeur nouvelle qui "bénéficie indirectement des enseignements de la littérature et de la promenade agreste".
- "Le Coche et la mouche" tire son pittoresque de l'expressivité des verbes et d'une tendance à extérioriser le sens moral par des gestes.
- Du Bellay, Regrets = "papiers journaux". Sonnet 80, "Si je monte au Palais..." ressemble à une promenade dans Rome et ne se comprend que par référence à l'arrière-plan historique : afflux d'exilés florentins et siennois, plus ou moins endettés et chassés de leur cité par la puissance de Charles-Quint.
- V.L. Saulnier : "Les Regrets sont un journal, mais le journal d'un poète".
II. A. 3. Poésie et arts de la représentation.
- Dictionnaire de Furetière : "la belle disposition de la fable est aussi nécessaire dans un poème que celle des figures dans un tableau".
- Marmontel, cité par A. Kibédi-Varga, Les Poétiques du classicisme : "Le principe de tous les arts qui se proposent d'imiter la nature est que l'imitation soit quelque chose de ressemblant, et non pas de semblable. (...) L'imitation est donc un mensonge, soit dans le moyen, soit dans la manière dont elle fait illusion".
II. B. L'écart avec le réel comme condition pour passer de mimesis à poésie.
II. B. 1. La mise en perspective permet de mesurer que dans la fonction mimétique ne se perd pas la fonction poétique.
Dès Aristote, une relation existe entre mythos, mimesis et poésie. Poésie et fiction sont liées par le double sens de "fingere" : façonner et contrefaire par une imitation artificielle.
- D. Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres : "Comme mimesis la fiction est essentielle à la poésie".
- Du Bellay, Les Regrets : la mythologie ne se réduit pas à un rôle ornemental. Les aventures d'Ulysse sont métaphore du séjour romain du poète. Ulysse est transformé en héros "casanier".
- La Fontaine, "Sa majesté Lionne" (VII, 6), "La femme du Lion" (VII, 14), "Le chêne et le roseau".
II. B. 2. Les signes de la fonction poétique.
- Hugo, Châtiments : prône une poésie des idées, en prise sur l'événement politique et le fait social, mais les poèmes des Châtiments ne sont pas réductibles à la poésie réaliste.
- Eluard, OEuvres : impute aux "mauvais rimailleurs et chansonniers prosaïques" le discrédit de la poésie de circonstance.
- Claudel, OEuvres en prose : " Mais le poète ne se sert pas des mots de la même façon. Il s'en sert non pas pour l'utilité, mais pour constituer de tous ces fantômes sonores que le mot met à sa disposition, un tableau à la fois intelligible et délectable."
II. B. 3. Du réalisme à la suggestion.
- Mallarmé à Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire : "Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer voilà le rêve".
- Mallarmé : le symbolisme consiste à "évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d'âme ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état par une série de déchiffrements".
- Mallarmé, Crise de vers : "la réminiscence de l'objet nommé (...) baigne dans une neuve atmosphère".
II. C. L'hermétisme signifie-t-il illisibilité ou est-il une composante de tout texte poétique?
II. C. 1. De quel hermétisme s'agit-il?
- Valéry, Variété : "Le monde du poème est entièrement fermé et complet en lui-même".
- Mallarmé, Crise de vers : "Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole (...)".
- Nerval, "Delfica" : le sonnet nervalien rompt avec la structure binaire des sonnets du XVIe siècle et transforme en une enceinte fermée, les assonances, le préfixe itératif, les reprises de construction contribuent à créer une circularité qui fait sens elle-même. Car Nerval oppose au temps linéaire de l'histoire de la civilisation le mythe de l'éternel retour, temps cyclique qui peut projeter le passé vers l'avenir et reproduire les anciens jours.
- Mallarmé, Crise de vers : les mots -"Basse de basalte et de laves"- auxquels fait écho l'image centrale de l'écume (apostrophée -"mais y baves"- au sujet du "sépulcral naufrage" dont elle gardait jalousement le secret), "s'allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries".
II. C. 2. Construction du monde du poème sous le signe d'une nécessité interne.
- Mallarmé, Quant au Livre: "Un balbutiement que semble la phrase, ici refoulé par l'emploi d'incidentes multiples, se compose et s'enlève en quelque équilibre supérieur, à balancements imprévus d'inversions".
- Mallarmé, Crise de vers : "(...) de l'intellectuelle parole à son apogée (...) doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique".
- Mallarmé, "sonnet en yx"
- D. Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres : "la réalité ne désigne pas tant le monde sensible que la consistance quasi matérielle de l'oeuvre poétique, qui travaille sur le matériau phonique et rythmique du langage".
II. C. 3. Questions de poéticité et de lisibilité.
Une copie : "Faisant suite à cette orientation poétique et la revendiquant comme la modernité, le structuralisme a mis l'accent sur cette particularité du langage poétique à se constituer comme son propre centre".
- Scève, Délie, dizain XVII : associe les éléments du paysage géographique (Rhône et Saône) au symbole cratylique de l'amour.
- Mallarmé, sonnet "Victorieusement fui le suicide beau" : progresse de l'indifférence désespérée au coucher de soleil romantique (d'où naît l'idée d'un suicide) à une chevelure qui recueille les feux évanouis du couchant et recrée, dans l'intimité nocturne du poète, une fête solaire.
- Mallarmé, vers final du Cantique de Saint Jean : peut contradictoirement être lu comme jaillissement vers l'absolu ou retombée d'une extase mystique.
- Apollinaire, "Le Pont Mirabeau".
-Rimbaud, "Aube" : poème comme dévoilement.
- Barthes, Le Plaisir du texte : poème comme texte "scriptible" qui "met en crise notre rapport au langage" et "saisit en chaque point du texte l'asyndète qui coupe les langages (...) le feuilleté de la signifiance".
- J-P Richard, L'Univers imaginaire de Mallarmé : "Devant chaque poème, il faudra donc nous livrer a une sorte de gymnastique mentale qui variera les approches, les poses, multipliera les points de vue, inventera des perspectives inédites (...)".
Une copie : "Le poème doit être l'objet d'un effort, d'un déchiffrement : il ne découvre pas un sens unique et le poème mallarméen n'est pas une énigme. L'absence de tout référent, de toute fleur, entraîner la multiplicité des signifiés rendue possible par la richesse des chaînes signifiantes".
III. Le poème comme combinatoire des horizons : fonction herméneutique et questionnement problématique.
Ligne d'argumentation :
La combinatoire de deux ou trois horizons crée une dialectique entre ouverture et clôture, qui rétablit la fonction herméneutique de la poésie et, en même temps, assure la relève du réel par l'écriture. Mais elle s'affronte à l'indétermination de l'horizon. Plus que garante de lisibilité, cette dialectique assure les conditions d'une lecture elle-même dynamique.
III. A. Le poème comme combinatoire dialectique des horizons.
La lisibilité, selon M. Collot, repose sur un dépassement de la clôture hermétique par une relation rétablie avec "l'horizon externe du monde".
III. A. 1. Ouverture du poème au monde : une fonction herméneutique.
- O. Paz, L'Arc et la lyre : "Le mot est un pont par le moyen duquel l'homme essaie de franchir la distance qui le sépare de la réalité extérieure".
- Bonnefoy, La Poésie française et le principe d'identité : "Voici ce qui, je crois, commence la poésie. Que je dise "le feu" (...) et, poétiquement, ce que ce mot évoque pour moi, ce n'est pas seulement le feu dans sa nature de feu -ce que du feu peut proposer le concept : c'est la présence du feu dans l'horizon de ma vie, et non certes comme un objet analysable et utilisable (...), mais comme un dieu actif, doué de pouvoirs." [La présence est comme une unité rétablie dans le monde réel (la "salamandre" dans l'unité de son lieu : âtre, mur, olivier, terre...) et avec le sujet : " les liens qui unissent en moi les choses"].
- Supervielle, Gravitations : comme certains poètes du XXe, il se montre soucieux d'une double communication, avec le monde et avec les lecteurs : "herbeux sommeil", "coeur astrologue". Ses métaphores sont contrôlées par la discursivité du texte et, souvent, une image sert d'épine dorsale à tout le poème ou n'est remplacée que lorsqu'elle a produit tous ses possibles ("Tiges" ; "Haut ciel").
- Saint-John Perse, Discours de Florence : "Poésie, science de l'être! Car toute poétique est une ontologie".
- Saint-John Perse, Anabase : dynamique du langage par énumérations sérielles, rubriques et catalogues savamment agencés qui opère un puissant draînage spatio-temporel de paysages et de civilisations célébrés par une rhétorique de l'éloge.
- Saint-John Perse, Discours de Stockholm : Le texte redéploie le monde "par la grâce d'un langage où se transmet le mouvement même de l'Etre (...)"
III. A. 2. Echanges dialectiques et mise en abîme :
- L'horizon "externe" du monde doit s'informer dans l'horizon "interne" du poème.
- Valéry, Variété : poème : "sensation d'univers", "perception d'un monde".
- J-P Richard, "Géographie magique de Nerval", Poésie et profondeur : mots microcosmes = "mots-abîmes" dans lesquels "se superposent et coïncident de multiples couches signifiantes".
- L'imbrication des horizons et leur mise en abyme :
- Claudel, "La Maison carrée, Cinq grandes odes : "La passion de la limite et de la sphère calculée" telle est l'ambition du poète qui se compare à Christophe Colomb "quand il se mit à la voile".
- Ponge, "Le Soleil placé en abîme", Pièces : définition de "l'objeu".
- Par un mouvement réciproque entre les deux horizons, le monde peut se métaphoriser en texte.
- Saint-John Perse, Vents, II : "Et la mer à longs traits, sur ses plus longues laisses, courant de mer à mer, à de plus hautes écritures, dans le déroulement lointain des plus beaux textes de ce monde".
III. A. 3. Dynamique créatrice du langage poétique et question de lisibilité.
- Le poème ouvert à l'horizon externe remplit une fonction herméneutique et rompt avec la poésie pure ou avec l' "art pour l'art".
- Nerval, Les Chimères : images et sons de l'Italie : "Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie".
- Valéry, Ego scriptor : "Pour un poète, il ne s'agit pas de dire qu'il pleut. Il s'agit ... de créer la pluie".
La métaphore est aussi une figure à double face : fonction herméneutique et fonction esthétique.
Une copie : "En effet, il s'agit de la figure essentielle de la poésie, puisqu'elle symbolise justement la relation entre le réel et le monde poétique".
- Ricoeur, La Métaphore vive : elle "crée la ressemblance plutôt qu'elle ne la trouve ni ne l'exprime".
- Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs : elle "opère une métamorphose des choses représentées" et devient, à la manière des tableaux d'Elstir, "le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde".
- Ricoeur, La Métaphore vive : "si l'énoncé métaphorique doit avoir une référence, c'est par la méditation du "poème" en tant que totalité ordonnée, générique et singulière".
- L'argumentation rebondit sur la question de la lisibilité.
- Claudel, Art poétique : le texte poétique comme "lecture à tout moment de notre position dans l'ensemble".
- Valéry, Variété : l'horizon externe ressaisi dans le poème devient "système complet de rapports dans lequel les êtres, les choses, les événements et les actes, s'ils ressemblent chacun a chacun, à ceux qui peuplent et composent le monde sensible, le monde immédiat auquel ils sont empruntés, sont d'autre part dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste avec les modes et les lois de notre sensibilité générale".
- Charles d'Orléans : "forêt de longue attente", "bois de mélancolie" sont des images qui s'inspirent du Cycle du Graal.
- Baudelaire, "Obsession" : la nature évoquée ne se comprend que comme négatif des paysages romantiques.
Une copie : le texte est un monde, au même titre que l'oeuvre d'art, au sens ou monde signifie totalité close, fermée, cohérente".
III. B. De "l'horizon fabuleux" à l'horizon problématique.
III. B. 1. "L'invisible sollicite l'image" (M. Collot).
- "L'appel d'un arrière-pays" (Y. Bonnefoy).
- Baudelaire, fonction du poète : "un traducteur", "un déchiffreur". Mais une parole nouvelle devra rendre compte de "l'inépuisable fonds de l'analogie universelle".
- Rimbaud, "Lettre à P. Demeny" : trouver une langue " résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée, et tirant".
- Hugo, Les contemplations, "Ce que dit la bouche d'ombre" : une figure à deux mots placés en apposition directe et liée, "hydre univers", est un véritable intersigne qui établit "un rapport naturel avec une puissance à la fois cachée et révélée" (Meschonnic).
Des tropes classiques comme le zeugma -"extase et azur"- allient spirituel et visuel dans une valeur symbolique ; un image comme "la mort est bleue" ("Cadaver") donne à voir la métaphysique hugolienne conçue comme équivalence entre idée de mort et de vie nouvelle.
III. B. 2. Du visible au fabuleux par la fable du texte.
Une copie commente "Le Pain" de Ponge : "métamorphose de la matière mangeable, faite par l'homme, en une matière tellurique, sorte de micro-géographie".
III. B. 3. Le questionnement d'un horizon problématique.
- Incertitudes sur l'horizon externe et recherche d'une parole ultime.
- Claudel, "Quatrième ode", Cinq grandes odes : "Je chanterai le grand poème de l'homme soustrait au hasard!".
Au contraire :
- Jaccottet se suffit d'une saisie du monde dans la fugacité du passage
- Supervielle le saisit dans le tremblement d'une bougie.
- Relation des mots au monde sur le mode du questionnement.
- Ponge, Méthodes : il apprécie plus que tout "la constante insurrection des choses contre les images qu'on leur impose".
- Bonnefoy, Le Nuage rouge : mauvaise conscience de "l'imagier" : doute au sujet de "l'être propre à l'image, c'est-à-dire de sa capacité d'évasion, où se perd ce que j'appelle le sens".
- J. Thélot, Poétique d'Yves Bonnefoy.
- Jaccottet, Chants d'en bas :
"J'aurais voulu parler sans images, simplement
pousser les porte (...)
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l'évidence du ciel
et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves."
- Jaccottet, La Semaison : l'horizon interne des mots : "C'est suspendu là comme une poussière heureuse, un anti-nuage plutôt, une trouée du ciel terrestre, du ciel de l'herbe?"
- J.C. Mathieu, La Poésie de Ph. Jaccottet : "Le mot isole notant la couleur fondamentale qui d'abord attire dans le paysage, est toujours insuffisant ou excessif. Il faut qu'il soit diffracté dans la phrase, décompose et recompose dans le mouvement de l'écriture où il devient "la note intime".
- Jaccottet, Eléments d'un songe : "Que reste-t-il? sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraisemblablement la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l'abîme pour se maintenir au-dessus (...) ; une manière de parler du monde qui n'explique pas le monde, car ce serait le figer et l'anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu'impénétrable, merveilleux parce que terrible..."
III. C. Discussion
- La nature du texte poétique.
- D'Aubigné, Les Tragiques : passage de la satire et du pamphlet à la vision en Dieu
- Hugo, Les Contemplations : aboutissent "Au bord de l'infini".
- Hugo, La Légende des siècles : organisée en cycles qui signifient que l'histoire fait boucle, mais suivant une progression jusqu'au XXe siècle -"La liberté dans la lumière"-, pour passer "Hors du temps".
- J. P. Richard, L'Univers imaginaire de Mallarmé, introduction : "Ce qui caractérise toute grande oeuvre, c'est assurément sa cohérence interne. (...) Lire, c'est sans doute provoquer des échos, saisir des rapports nouveaux, lier des gerbes de convergences".
- Importance de la voix et du rythme.
- Valéry, Variété II : la voix est "le véritable principe poétique".
- Claudel, Réflexions sur le vers français : le verset : "Il consiste en un élan mesuré de l'âme répondant à un nombre toujours le même qui nous obsède et nous entraîne".
Une copie : "M. Collot n'évoque le poème que comme texte, mais il peut être aussi parole, et cela change la perspective du lecteur".
- Question de sensibilité.
Une copie : "la lisibilité du poème n'est pas synonyme de transparence. (...) Eluard fait référence à des images qui n'imposent pas un sens, mais des sens multiples par la recherche qu'elles suscitent dans l'imagination du lecteur. C'est pourquoi hermétisme n'est pas synonyme d'illisibilité".
Une copie : "Il n'y a pas de lisibilité en poésie, parce qu'il n'y a pas de norme de clarté. (...) Le poème est son propre juge ; il est lisible tant qu'il inspire ou émerveille".
- De la lisibilité à la lecture.
Une copie : "le lecteur doit en fait se détacher de l'horizon externe du monde pour pénétrer dans l'horizon interne du texte, en d'autres mots, abandonner sa propre vision du monde pour faire sienne celle du poète".
- W. Iser : sa théorie des "actes de lecture", dans le cas de la poésie, s'apparenterait à une lecture-écriture et supposerait un certain hermétisme du poème.
Au contraire :
- Bonnefoy, Entretiens sur la poésie : la relation rétablie avec le monde supposerait que l'on puisse "lever les yeux de son livre".
- O. Paz, L'Arc et la lyre : Le plaisir poétique n'est pas donné sans que soient vaincues certaines difficultés analogues à celles du créateur".
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1995


Sujet de Georges Gusdorf, Le Romantisme.
Propositions pour une argumentation.
1 : Une image réévaluée du concept de romantisme.
G. Gusdorf propose une réévaluation du concept de romantisme, en s'opposant à l'image réductrice qu'en donne l'histoire littéraire traditionnelle.
1. 1. La réévaluation s'opère par une remise en cause du découpage épistémologique spécifique à cette histoire littéraire.
Tout d'abord le romantisme est réduit à une unité temporelle close:
- "préromantisme" : Rousseau : Rêveries du promeneur solitaire, La Nouvelle Héloïse ou Bernardin de Saint-Pierre : Paul et Virginie.
Tendance à réduire le romantisme à sa dimension purement littéraire : mais aussi Mémoires de Berlioz ou du Journal de Delacroix.
Enfin, la définition même du romantisme est réduite à son opposition au classicisme (bataille d'Hernani, Racine et Shakespeare de Stendhal).
1. 2. C'est, cependant, par une critique de la périodisation que Gusdorf réévalue le plus nettement le concept de romantisme.
"Année zéro" : 1820 (Méditations poétiques)
"Année terminale" : 1843 (Echec des Burgraves de Hugo).
Mais, en 1814 : Oberman de Senancour et en 1816 Adolphe de Benjamin Constant.
- P. Bénichou, L'école du désenchantement : Baudelaire, Flaubert ou Leconte de Lisle (deuxième génération romantique) sont les "dépressifs" qui dénoncent le réel et démystifient l'idéal.
(cf. Lire le romantisme --> 1802 René à 1869 l'Education sentimentale.)
Ces divergences signalent l'aspect fort problématique d'une périodisation stricte du romantisme.
1. 3. "l'absurdité" d'une telle périodisation démontrée, Gusdorf propose une double extension temporelle du concept.
- en amont
s'opposer au modèle des Classiques en faisant jouer le "gothique" contre "l'hellénique" afin de fonder la modernité sur le christianisme.
- Mme de Staël, De l'Allemagne : oppose "la poésie des Anciens", méditerranéenne, à la "poésie des modernes" à la "poésie des modernes", nordique, chrétienne, tenant aux traditions chrevieweresques.
(idem pour Chateaubriand dans Le Génie du christianisme ou Hugo dans la Préface de Cromwell (théorie du grotesque))
Il s'agissait aussi de rrevieworiser un passé national :
ex : Goetz von Berlichingen de Goethe, Tableau historique et critique de la poésie française au XVIème siècle de Sainte-Beuve.
Il s'agissait de trouver les fondements d'une nouvelle esthétique refusant les cloisonnements du classicisme.
Le Moyen Age est également une réserve de thèmes et d'images. Aloysius Bertrand : Gaspard de la nuit, W. Scott, Hugo : Notre Dame de Paris, Viollet le Duc et l'architecture néo-gothique.
Ce ressourcement médiéval instaure un déplacement des origines culturelles.
- en aval
Selon Gusdorf, le romantisme n'est pas mort dans la mesure où il a continué à jouer un rôle, celui de ferment culturel, suscitant "dans le futur des hommes et des oeuvres en lesquels revivait son esprit.
Rimbaud : exigence d'absolu en poésie "qui ne rythmera plus l'action" mais "sera en avant", qui fera du poète un "voleur de feu", un "voyant", arrivant à l'inconnu.
Les Surréalistes revendiquaient l'héritage de poètes romantiques allemands comme Hoderlin ou Novalis.
Le roman de J. Gracq, Au château d'Argol apparaît comme une lecture surréaliste du mythe du Graal: la mort hante le récit dès le début du roman et s'accomplit par le suicide et le meurtre ; le thème du double est constamment présent puisque Herminien semble être la face nocturne et satanique d'Albert.
Le Mal du Siècle = "une affection chronique de l'humanité" et non pas "un caratère spécifique au XIXème siècle" pour Gusdorf.
1. 4. Gusdorf propose également une extension "culturelle" du concept qui ne se borne plus à la seule littérature.
Domaines qui débordent largement le domaine proprement littéraire (pictural et musical).
Relation entre littérature et l'opéra: les Mémoires de Berlioz révèlent son émerveillement à la lecture nervalienne du Faust de Goethe et son désir de composer, à partir de là La Damnation de Faust (1846).
Peinture : les Salons de Baudelaire soulignent le génie de coloriste de Delacroix qui lui assure une suprématie indiscutée parmi les artistes romantiques selon la célèbre définition du Salon d 1846 : "qui dit romantisme dit art moderne, c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini".
Le peintre allemand Friedrich, ami de Kleist et de Brentano, a su dans ses tableaux synthétiser cet esprit romantique par une série d'images et de motifs qui se figeront ensuite en clichés : voyageur isolé contemplant une nature tourmentée, ruines, montagnes, glaciers, signes même des tourments de l'âme.
Aspect scientifique : opposition au modèle newtonien. Conception analogique ou même illuministe (cf. Swedenborg, Schelling : Philosophie de la nature).
Il y a une pensée sociale du romantisme qui constitue une expérience globale, une Weltanschauung, une vision du monde.
Le romantisme peut bien, dès lors, être défini comme "catégorie transhistorique", comme "constante culturelle" mais cette nécessaire réévaluation du romantisme risque d'aboutir à une dilution du concept.
2. Romantisme / romantismes ?
2. 1. la généralisation et ses risques
Selon Gusdorf, c'est la situation historique du romantisme qui permet d'en fonder l'unicité.
Avènement d'une "nouvelle conscience de soi".
Mais ce choix ne résout pas les difficultés réelles de définition du romantisme.
Il apparaît difficile d'établir une chronologie cohérente qui engloberait la totalité des manifestations du romantisme dans une perspective des rapports générateurs et/ou explicatifs.
Cercle d'Iéna (1798) , Sturm und Drang (1770-1780).
La diversité des romantismes nationaux. Différence des rapports entretenu par les romantismes allemand et français ont entretenu avec le Classicisme.
De même, le romantisme français n'a pas fondé son esthétique et ses valeurs sur les mêmes bases que le romantisme allemand.
J. Gracq, Préférences : "C'est la reprise à son propre compte, à plus d'un siècle de distance, par le surréalisme, des visées majeures du romantisme allemand qui nous fait toucher du doigt à quel point le romantisme français -qui d'ailleurs ne l'a que très vaguement connu- s'est payé de sa menue monnaie, a vécu de son laissé pour compte : médiévisme, orientalisme, inauthentique charme des nuits de lune, petite mélancolie des crépuscules". Mais le romantisme français "a fait résonner une corde plus originale et plus grave, que le romantisme allemand n'a pas connue, le sens tragique, inexorable de la pesée de l'histoire...".
Les écrivains français ont élaboré une stratégie de conquête du pouvoir culturel.
P. Bénichou a vu la synthèse de la philosophie des Lumières et d'un spiritualisme para-religieux qui n'apparaît ne dans le romantisme anglais ni dans le romantisme allemand.
Gracq, dans Carnets du grand chemin, fustige dans la tirade hugolienne "un certain besoin de faire ronfler la littérature, de monter le couplet vers après vers comme une crème fouettée".
Au contraire, on redécouvre les "romantiques mineurs" comme Nerval ou Bertrand, souvent, d'ailleurs, par le biais des Surréalistes. Il semblerait donc que la doxa sur le romantisme évolue dans le sens d'une plus grande complexité.
2. 2. "l'esprit" du romantisme ?
Le risque est grand de tenter de le définir par une énumération des ses constituants.
Une série de thèmes : rêve d'une harmonie entre l'homme et la femme, l'homme et la société ; la nostalgie d'un paradis perdu, d'un arrière-monde, sensible dans le goût pour l'occultisme ; l'exaltation du moi hanté par l'absolu et confronté à la médiocrité du réel ; une certaine angoisse vis-à-vis du temps et de son écoulement inexorable ; le goût pour certains paysages ...
Une série de procédés ou de genres : une poésie constituant le poète en mage dirigeant l'humanité vers une utopie de lendemains meilleurs ; une écriture du moi centrée sur l'autobiographie, la littérature intime ; le roman noir ; le mélodrame ...
Danger d'une dilution du concept dans une série de clichés.
2. 3. La transhistoricité du romantisme ?
Le romantisme s'est cherché une nouvelle ligne culturelle dans un Moyen Age mystique et chrevieweresque.
La relation surréalisme / romantisme est à nuancer. J. Gracq, Préférences : "la différence fondamentale entre le mouvement d'Iéna et le surréalisme tient pour une part dans la reconnaissance angoissée que fait celui-ci -sans pour autant abandonner tout espoir- de certaines "structures dures' que le monde oppose à la volonté de libération de l'homme : la sexualité, la fatalité de l'histoire, de la "bataille d'hommes", le destin, la mort".
Autre différence : "c'est le souci de cohésion et d'efficacité qui, précisément parce qu'il a pris conscience de la résistance opiniâtre du monde comme il va à l'esprit de liberté, sera dès le début le fait du surréalisme" et qui n'existe pas chez les membres de l'Athénäum, persuadés de la proximité de l'Age d'or.
Formes d'écriture : le fragment se développe.
Selon Schlegel, dans L'Absolu littéraire : "pareil à une petite oeuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant et clos sur lui-même...".
Novalis, Grains de pollen : "des fragments comme ceux-ci sont des semences littéraires".
3. Peut-on dépasser l'opposition ?
On ne peut pas nier le lien profond qui unit encore notre époque au romantisme.
3. 1. L'influence du romantisme sur la théorie contemporaine de la littérature
M. Butor, 1962, Entretiens : affirme la "continuité absolue entre les romantiques et la littérature contemporaine".
Todorov, Théories du symbole (1977) : opposition de deux conceptions classiques de l'oeuvre d'art : la conception "classique", fondée sur les théories de l'imitation prévalantes depuis Aristote, et la conception issue de la "crise romantique", qui, selon lui, "n'est aujourd'hui encore pas morte".
Les romantiques critiquent ouvertement le principe d'imitation en montrant qui l'oeuvre d'art est une totalité autosuffisante, intransitive.
Selon Ph. Lacoue-Labarthe et JL Nancy, L'absolu littéraire, le cercle d'Iéna a posé un certain nombre d'interrogations et de valeurs sur lesquelles repose notre pensée d'une littérature qui élabore "la recherche exclusive de sa propre identité". "Il y a aujourd'hui, décelable dans la plupart des grands motifs de la "modernité" un véritable inconscient romantique".
J.M. Schaeffer, dans un article "Romantisme et langage poétique", définit la "doxa romantique" qui gouverne encore : la poésie comme une activité d'une dignité élevée, parce qu'elle est en rapport privilégié avec la vérité métaphysique, politique, psychologique ; la poésie comme langage ordinaire, et l'autotélisme fondé sur son intransitivité.
Ponge se réclamait de Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé mais aussi de classiques comme La Fontaine et Malherbe. Dans Le Parti pris des choses, il choisit une forme héritée du romantisme : le poème en prose. Dégoût pour le langage usuel, "tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes", à partir duquel il doit créer un "équivalent verbal de la chose" (non pas la représenter, mais la rendre présente dans le monde verbal) et réussit à construire l'objet poétique en jouant avec les lettres, le signifiant et le signifié, la polysémie, l'étymologie. Mais il hait tout "étalage du trouble de l'âme" : anti-lyrisme, refus du dolorisme au profit de l'épicurisme de La Fontaine et d'un certain artisanat poétique. Il refuse le "patheux".
En somme, la fracture romantique apparaît à un moment-clé où l'on passe de l'imitation à l'statement, où l'on découvre l'autonomie du langage poétique.
3. 2. romantisme et histoire littéraire.
Paradoxalement, l'histoire littéraire constitue un héritage du romantisme comme émergence d'un nouveau mode de réflexion sur l'oeuvre d'art. Sainte-Beuve cherche à remonter à la source d'inspiration des oeuvres, à approfondir la psychologie de l'écrivain, à retrouver les caractéristiques de l'époque de production de l'oeuvre. Les limites de ce type de critique seront soulignées par Taine qui se réclamera d'une attitude scientifique positiviste consistant à rechercher les causes (race, milieu, moment) qui font la spécificité de chaque oeuvre.
Mais cette critique offre une représentation tronquée et une intelligibilité suspecte des événements.
--> critiquée par Barthes dans "Histoire ou littérature ?" ou Genette qui, dans "Poétique et histoire" (Figures III), propose d'échapper au "préjugé positiviste qui voulait que l'histoire ne s'occupât que des "faits" en substituant à l'étude historique d'une oeuvre, l'étude des "éléments transcendants aux oeuvres et constitutifs du jeu littéraire", "les formes".
On pourrait également envisager une chronologie différente.
cf. C. Pichois dans La Littérature française qui adopte une périodisation par générations qui ne coïncident pas avec les coupures historiques.
La littérature comparée permet d'appréhender les oeuvres non dans des genres mais dans des "familles historiques".
L'histoire de la réception peut amener la question suivante : pourquoi les plus grands succès de la scène romantique furent Robert le diable de Meyerbeer pour l'opéra, et Antony de Dumas pour le drame, oeuvres totalement tombées en désuétude aujourd'hui.
3. 3. Nécessité d'un élargissement épistémologique des analyses littéraires.
La vision anthropologique très large de Gusdorf nous invite, en effet, à replacer les oeuvres dans l'ensemble des manifestations culturelles dont elles ne sauraient être isolées qu'artificiellement, mais sans que l'on renonce, pour autant, à les étudier dans leur spécificité.
Oeuvres littéraires : étudiées dans leurs rapports avec les autres domaines du savoir. U. Eco les définit pourtant comme les "métaphores épistémologiques" de leur époque.
On peut, par exemple, réévaluer l'importance d'une structuration du monde par l'analogie, telle qu'elle s'exprime dans Aurélia ou Les Fleurs du mal, dans l'abandon d'une conception mécaniste de l'univers, dominée par la causalité.
On peut étudier aussi l'esthétique de valorisation de l'intensité à travers les cuivres affectionnés par Berlioz dans la Symphonie fantastique, la primauté de la couleur chez Delacroix ou dans le pittoresque des Orientales.
L'héritage romantique informe donc bien, à des degrés divers, la pensée moderne dans de nombreux secteurs, preuve de sa transhistoricité. Cependant, comme le souligne T. Todorov dans Théories du symbole, "certains traits, jugés essentiels à l'époque, sont tombés dans l'oubli ; d'autres se sont précisés, comme cristallisés sous l'action du temps". Ainsi, selon lui, si "je ne suis [...] pas absent de l'image des romantiques que je trace, [...] c'est qu'ils ne sont pas absents de moi". 1998


Sujet de Michel Butor, Répertoire.
La citation et son contexte :
La citation ouvre un chapitre intitulé "Le roman et la poésie" : ainsi s'établit par la formulation même du titre une prééminence du roman par rapport à la poésie, considérée dès lors comme une sorte d' "ancilla narrationis".
Attention, la "triade canonique" ne s'est imposée qu'après la Poétique d'Aristote qui n'envisage que le narratif et le dramatique.
Bibliographie suggérée :
- Yves Stalloni, Les Genres littéraires, Dunod (1997).
- Mallarmé, Crise de vers, "Crise de vers".
- Dominique Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres.
Enjeux et problématique :
Le point de départ de la réflexion est une question des genres.
Deuxième point : la "charge", la "capacité poétique" du roman, autrement dit sa "poéticité".
Références critiques :
- Jean-Yves Tadié : Récit poétique.
- Valéry : ses jugements sur Breton.
- Sartre : Littérature I.
- Kundera : L'Art du roman.
Références à écarter pour ce sujet :
Les Rêveries du promeneur solitaire, Mémoires d'outre-tombe, les Essais...
Romanciers étrangers dont on pouvait parler :
Cervantès, Dostoïevski, Joyce...
Traitement du sujet :
I. Des oppositions à dépasser.
A. La loi des oppositions.
1. Roman et poésie, deux genres qui s'opposent.
Pour protester contre cette opposition, René Char se plaisait à n'appeler que "le poète".
Tout poète a désormais en mémoire la loi mallarméenne des oppositions de la langue de "l'universel reportage" et du "langage essentiel", de ce "langage dans le langage" qu'exaltera Valéry.
2. Roman et poésie, deux mondes qui s'opposent.
Il y a divergence fondamentale dans la représentation du monde. Autant la poésie relève, quelle qu'elle soit, de l'abstraction, d'une stylisation particulière, de la fiction autotélique, autant le roman, quel qu'il soit, évolue dans le concret, est ouverture sur toutes les réalités du monde.
Une confrontation, dans ce domaine, entre deux contemporains, comme Mallarmé et Zola, serait éclatante, la quintessence et la saga. Mais rien de plus suggestif que le cas de Nerval : si Les Chimères et Sylvie participent des mêmes Filles du feu, donc du même monde brûlant du rêve, qui ne voit que le rêve de Sylvie s'inscrit, se développe selon toute une histoire et dans toute une géographie?
Le romanesque, qui, au fond, est le principe du roman, ne peut se déployer que dans une temporalité chronologique. "La poésie n'est pas dans l'objet, elle est dans le sujet" écrit Reverdy.
B. L'affranchissement de Butor.
1. L'apprentissage du poète.
Evocation du recueil Travaux d'approche de Butor.
Jouve, En miroir : "Un fort désir de réel ne trouvait pas d'issue dans la poésie".
2. De la poésie au roman.
C'est Passage de Milan en 19954 qui, chef-d'oeuvre de l'apprenti, consacre le passage d'un genre à l'autre, de la poésie au roman. Mais pour qu'il y ait ce passage en force et en douceur, il a fallu qu'il y ait une double transmutation.
C'est, d'une part, parce qu'il produisait des poèmes en s'enfermant dans leur code qu'il bridait les élans de sa nature. C'est, d'autre part, parce qu'il lisait les grands romanciers qu'il retrouvait ce qu'il cherchait, c'est-à-dire, par-delà ses codes, la poésie même.
II. La poéticité du roman.
A. L'élément harmonique.
1. Variations rythmiques et prosodiques.
"Plus que l'énoncé, écrit Meschonnic, compte l'énonciation, plus que les signes, le rythme."
La charge poétique du roman se mesure d'abord à la respiration poétique du récit, à ses mouvements élémentaires. Or ces variations rythmiques ont deux terrains de prédilection : la prose poétique, le poème en prose. Le nom de l'auteur d'Atala, de René, des Natchez, s'impose, qui fut une des fascinations de Butor, et influença le roman français, de Flaubert à Gracq.
Pour le Spleen de Paris, Baudelaire parle de "fil interminable d'une intrigue superflue."
Des paragraphes de La Modification ne ressemblent-ils pas à des strophes.
Si le rythme du poète s'entend dès la mise en page avec ses blancs et ses silences et ses allers-retours, il se voit aussi dans le roman. "Trajet du blanc visible à l'invisible blanc", écrit Marguerite Duras. Mais aussi sur quel vertige blanc se creuse la fin du chapitre de L'Education sentimentale avant la reprise du fameux "Il voyagea"!
C'est encore Butor qui écrit que le roman est de "la prosodie généralisée".
Flaubert --> son "gueuloir".
Rabelais --> séries polyphoniques d'accumulations, d'amplifications, de fantaisies.
Sarraute --> tout s'exprime dans la retenue, la réticence.
"Cette figure de la réticence, comme l'écrit M.C. Bancquart à propos de ses derniers romans, envahit le texte comme si l'écrivain rencontrait ces zones où le roman s'efface devant la parole poétique."
Mais pour que le rythme pût ainsi varier il fallait que le champ romanesque lui offrît sa libre étendue et sa garantie.
2. Figures de la variation.
Ressortit encore au rythme, au mouvement élémentaire de la poésie, une figure comme celle de la répétition, ou plutôt de la variation.
La répétition à tous les plans, d'un lieu, d'un thème, d'un air, d'une métaphore, s'organise, se dessine
et s'orchestre pour créer ce que J.P. Richard appelait un "paysage".
L'exemple donné par Butor dans "Le roman et la poésie" porte sur un même lieu, et qui, en outre, est un lieu que Breton dénonçait comme "antipoétique", en quelque sorte, un "lieu commun" : une pièce la plus ordinaire, avec du jaune, des géraniums, de vieilles choses. Or ce lieu est, comme le définit Butor, un de ces "paysages nodaux" du roman de Dostoïevski, où passent et repassent des personnages, le lieu de Raskolnikov, lieu qui reviendra dans un autre roman. Au héros criminel d'en faire lieu d'une métaphore obsédante. De ces lieux à fixer des vertiges, il n'en manque pas, où le réel le plus quotidien a pour effet de créer la figure emblématique de l'Amour, de la Mort, comme dans ce café de Moderato Cantabile.
Car la poésie n'est pas que seul monde du sujet, ni le roman réservoir de l'objet. Le roman tient par un sujet qui est fatalement le "héros". Que de romans, avant que Claude Simon n'en magnifiât le circuit, où le rythme est fait de bruits de pas, enfants de lourds silences, de pas revenant sur eux-mêmes, faits d'émotions, de vertiges et folie...
Ainsi, comme Céline invente son épopée de nuit, Joyce inscrit Ulysse-Bloom dans Dublin, objet romanesque et sujet poétique se confondant. La poéticité du roman est d'abord périodicité.
B. Les moments essentiels.
1. Intensité des instants.
Le développement romanesque a aussi le pouvoir d'immobiliser, dans son cours, l'intensité d'un instant. Comme si l'action s'immobilisait dans la contemplation. Comme si, pour en revenir à Sartre, dans le devenir des "signes", il était des instants qui se faisaient "choses". Les "moments essentiels" sont une statement de Breton, qui en fait l'attribut du poète. Pour illustrer la charge poétique de tels "morceaux" dans le roman on s'appuiera sur deux forces qui ont tant inspiré la poésie : celle d'une passion, celle d'une esthétique.
Voici l'instant inouï, rupture absolue, où des Grieux se fait enlever par Saint-Sulpice par Manon.
Quant à La Recherche du temps perdu, elle est tout entière traversée de ces "moments essentielles" dont nous privilégierons, en la circonstance, ceux de la révélation esthétique. Variations et amplifications se conjuguent dans une sorte de broderie festive, de symphonie qui se construit comme de la sonate de Vinteuil au septuor final.
Au poème en prose de reconstituer tout ce parcours de l'impressionnisme en quête du symbole de "l'arbuste catholique et délicieux". De tels instants, aussi bien pour le chevalier de Manon que pour le narrateur de La Recherche contribuent poétiquement à l'histoire d'un destin, à la construction d'un roman.
2. Atemporalité de l'événement.
Le miracle est que le roman, dont l'existence se joue dans la temporalité, finisse dans sa structure même par atteindre cette atemporalité, qui est le lieu de la poésie. Fatalement constitué d'histoire, de récits de vie, de descriptions, de tout cela qui tisse la narration et fait succéder les événements, le roman s'ouvre alors hors du temps. Emblématique, à cet égard, est Le Rivage des Syrtes, chef-d'oeuvre du roman qu'il faut bien appeler "surréaliste".
Si l'attente, comme dit Breton, est "magnifique", c'est-à-dire porteuse d'apparitions poétiques, la tension qu'elle provoque ici vient de l'enlisement du quotidien, de la rouille du réel, cette matière traditionnelle du roman. Pour en émerger la prose se fait d'elle-même, oniriquement, prose poétique. La déperdition du réel est ressentie comme déperdition d'un sacré que le héros est chargé, au prix de transgressions, de reconquérir. Aldo, initié par Vanessa, sera, en élevant l'histoire au niveau du mythe, "poète de l'événement". Le sujet s'identifie, comme dans la poésie, au poème qu'il est en train d'écrire. S'il est un terme gracquien que nous retrouvons dans la citation de Butor, c'est bien celui de "charge poétique". La descriptions, le honni descriptif, retrouve alors toute l'ampleur d'une "ouverture d'opéra", selon la définition que Gracq donnera à l'ouverture d'Atala. Vouloir savoir "pourquoi le décor est planté" revient au grand romancier comme au grand poète. On comprend qu'un manuel ait pu célébrer dans Le Rivage des Syrtes "les noces du roman et de la poésie". Mais on ne comprendrait pas que dans les romans qui ont révélé à notre apprenti-poète une "charge poétique prodigieuse", ce Rivage ne figurât pas en première ligne.
III. Retour au genre.
A. Les risques d'assimilation. 1. Un genre faussé.
On peut dire que, dans la mesure où roman et poésie se confondent, où il s'agirait là, comme le veut Butor, de genres désormais indissociables, le roman n'étant pas poétiques par accrocs, par moments, dans tel ou tel morceau, mais dans sa totalité, les règles du jeu risquent d'être faussées. Un signe qui ne trompe pas : le lectorat ne trouve pas son compte. Même si l'université y trouve le sien. On rappellera la formule de Ricardou sur le texte qui est non "l'écriture d'une aventure", mais "l'aventure d'une écriture". Lorsque le roman pose l'écriture comme objet unique, ou du moins premier, l'ouvrage ne sera pas loin de devenir une sorte d'exercice intellectuel. La Jalousie est sans doute un grand roman, mais cette patience à scruter la variation des objets, à jouer de tous les plans, à revenir sur son écriture, ne risque-t-elle pas de s'intéresser que le lecteur des jeux structuraux et scripturaux ? La propre lecture de Butor, lui aussi professeur, n'est-elle pas influencée par la vogue structuraliste et linguistique qui fait du lecteur d'abord un intellectuel du langage? Mais le Nouveau Roman n'a pas l'exclusivité d'une telle ambition. Dès que le romancier raffine sur le langage pour le langage, confond moyens et fins, il suscite un intérêt qui n'est pas sans ennui. Il n'est que d'évoquer les romans de l'écriture précieuse. Or qui ne peut encore lire, par exemple, Combat avec l'ange de Giraudoux?
A force de privilégier la poésie dans le roman, les auteurs eux-mêmes arrivent à récuser le roman. Sans doute a-t-elle été considérée comme une nécessité pour arracher le roman à sa trompeuse référentialité. Le soupçon sur un genre trop illustré par le roman réaliste a provoqué la réaction inverse. Chez les Segaléniens, c'est-à-dire les fervents de Victor Segalen, le mot "roman" est banni : tant pis pour Les Immémoriaux ! Nadja non plus ne serait tout de même pas un roman!
Pas de générique non plus chez Gracq. Paradoxalement, à assimiler la poésie, le roman ne dit plus son nom.
2. Une généralisation abusive.
On vient de dire que la lecture de Butor portait la marque de son temps, de la vogue structuro-linguistique. Mais elle est surtout porteuse de l'ambition du "nouveau roman". Comme pour toute "révolution", l'enthousiasme est de rigueur. Déjà, dès 1938, l'admirable Tropismes de Sarraute avait montré, dans sa brièveté, ce que pouvait être, contre le roman dit traditionnel, celui de l'statement des tournoiements d'une conscience. De son côté la poésie se repliait sur elle-même, ou se chansonnait en Prévert.
Dans le même chapitre "Le roman et la poésie", Butor invente l'statement "poésie romanesque" : car la métaphorisation, processus critique et poétique, c'est du seul réel, dans ce qu'il a d'ordinaire, quelle peut se développer, c'est-à-dire de la matière même du roman. Sa revendication se veut conception nouvelle du roman.
Mais lui-même reconnaîtra vite, toujours dans Répertoire II (p.175-76) qu'il est allé trop loin. Il revient alors sur cette généralisation qu'il a dû faire subir à la notion de roman.
B. Résistance du genre.
1. La poésie poésie.
Le roman récupère les moyens de la poésie mais ne la remplace pas.
Deux principales tendances de cette résistance de la poésie :
- d'abord l'apport mallarméen. La poésie vise un "au-delà". Caractère autarcique du poème, qui ne vit que de lui-même, hors référentialité, qui se consume pour rayonner dans l'intensité d'un langage qui n'a rien à voir avec la langue-signes du roman. Trop de mots tuent le mot.
- une poésie popularisée. Elle pourrait conduire au roman puisqu'elle s'identifie, dans la suite des épopées et des chants, à des récits. C'est que la poésie est également faite pour narrer des histoires. La versification, vers libérés ou non, en est le support. Avec toujours la part indispensable du rêve et de l'émotion. Quoi de plus proche du monde romanesque que les Fables de La Fontaine? Or ces Fables restent magiquement du domaine de la poésie. Si loin qu'aille la poésie dans la voie du récit, elle s'arrête aux portes du roman qu'elle ne franchit pas. Car le roman est d'autre nature. Le genre n'est pas qu'une catégorie.
2. Le roman roman.
Certes les grands romans du Moyen Age ont commencé par le vers. Mais l'histoire va se dérouler en véritables cycles. Et Chrétien de Troyes demeure un maître-romancier. Or la structure prime sur le vers.
Ce qu'on peut dire de la poéticité du roman ouvre, on l'a vu, de passionnantes perspectives. Mais on peut tout aussi bien dire que ce n'est pas à cela que pense forcément le lecteur de roman. Que, par conséquent, il est des caractères à chercher ailleurs. Qui oserait prétendre qu'il n'y a pas de poésie romantique dans La Comédie humaine ou des fulgurances mythiques dans Les Rougon-Macquart? Mais ce n'est pas parce qu'on croit que le roman est une oeuvre autonome, qui ne tient que par son autonomie textuelle, hors de toute réalité. C'est au contraire parce qu'on croit aux personnages, qu'on prend cette réalité littéraire pour de la réalité même, qu'on vibre à l'histoire comme si elle était vraie. Et si Balzac se révélera poète de son temps, il s'en était présenté comme "le secrétaire". Et Madame Bovary non plus n'est pas un livre sur "rien". La force du roman, c'est-à-dire cet autre trait de son caractère fondamental, ne réside-t-elle pas dans une forme de naïveté et qui en fait le succès?
C'est Proust qui écrit dans le Contre Sainte-Beuve qu' "un écrivain n'est pas qu'un poète". Peu d'oeuvres éclatent aussi poétiquement que La Recherche.
En définitive, tout grand roman transcende toute poéticité pour questionner magiquement la complexité des faits et des êtres. Si tout roman est voyage au fond de soi et de son temps, c'est toujours un voyage au long cours. Une odyssée.
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1999
Sujet de Jaccottet, L'entretien des Muses
Poétique d'Aristote : "Créer de bonnes métaphores, c'est apercevoir le semblable".
Suggestions pour un corrigé :
I. L'écriture poétique comme pratique d'une mise en rapport.
Loin de considérer la comparaison et autres figures de style comme des ornements, Jaccottet en fait les instruments nécessaires de l'activité poétique.
1. Comparaisons, métaphores et autres figures opératoires de la poésie.
La saisie poétique du monde passe par l'intuition des affinités qui unissent des objets que l'expérience commune sépare.
Le poète, comme l'orateur, dispose d'instruments, que les manuels de rhétorique recensent comme "figures de style par rapprochement" ou "tropes par ressemblance", et qu'ils présentent comme convenant particulièrement à la poésie : "les tropes sont comme la poésie, enfants de la fiction; ils doivent donc par cela même mieux convenir à la poésie qu'à la prose, qui n'a pas la même origine" (Fontanier, Les figures du discours).
La comparaison est la forme explicite de la mise en rapport de deux objets. "La comparaison consiste à rapprocher un objet d'un objet étranger, ou de lui-même, pour en éclaircir, en renforcer, ou en relever l'idée par les rapports de convenance ou de disconvenance : ou si l'on veut de ressemblance ou de différence." (ibid.)
La comparaison n'est pas un trope parce qu'elle ne prend pas le mot dans un sens détourné, mais elle permet de développer, voire d'analyser, les divers aspects d'un rapprochement. On pense aux sonnets de Du Bellay dont l'architecture repose entièrement sur une mise en rapport comparative, les quatrains étant consacrés au comparant :
"Comme le champ semé en verdure foisonne (...)
Et comme en la saison le rustique moissonne (...)
et les tercets au comparé :
"Ainsi de peu à peu crût l'empire romain..." (Antiquités, XXX).
La structure syntaxique de la comparaison, reposant sur un outil logique (comme, tel que, ainsi que) fait à la fois la force et la faiblesse d'une figure, qui certes préside aux mises en rapports solennels, et aux cérémonies poétiques :
"Des terres neuves, par là-haut, comme un parfum puissant de grandes femmes mûrissantes..." (Saint-John Perse, Vents, II),
mais qui de l'explicite tombe parfois dans le prosaïque. On sait par exemple que Baudelaire use abondamment de la comparaison dans le poème en prose Un hémisphère dans une chevelure, mais qu'il n'en conserve que deux dans La chevelure, préférant le recours à la métaphore.
Celle-ci, qui étymologiquement signifie transfert, est une mise en rapport elliptique, puisqu'elle fait l'économie de l'outil de comparaison et va jusqu'à l'effacement du comparé (métaphore in absentia). Elle est la figure reine de la poésie baroque, et Jean Rousset analyse dans son ouvrage La littérature de l'âge baroque en France, Circé et le paon quelles substitutions métaphorisent l'oiseau en "violon ailé".
D'autres substitutions et d'autres mises en rapport sont possibles à travers les synecdoques, dont Fontanier fait des tropes par "connexion" et les métonymies, qu'il classe comme "tropes par correspondance". En recourant à ces figures le poète ne crée pas, mais reformule un apport logique et le plus souvent patent.
La mise en rapport peut encore procéder de l'agencement du discours qui souligne les antinomies par des antithèses, ou des oxymores. Il serait difficile, autant que fastidieux, de dresser une liste exhaustive des figures du rapprochement. Il importe surtout de montrer que la poésie privilégie celles qui conduisent à l'exploration et à la recréation du réel.
2. Des figures poétiques comme figures de pensée.
Comparaisons et surtout métaphores ont un immense et double pouvoir : non seulement elles mettent en lumière les liens secrets entre les choses, mais elles peuvent surtout, au-delà de toute conformité objective, instaurer des parentés nouvelles, jeter des ponts et recréer. Sous le regard du poète, les choses, mais elles peuvent surtout, au-delà de toute conformité objective, instaurer des parentés nouvelles, jeter des ponts et créer. Sous le regard du poète, les choses, organisées autrement, apparaissent neuves. Les mises en rapport opérées par la poésie peuvent être autant de tentatives de démystification destinées à nous faire voir le monde sous son vrai jour, au nom par exemple de la transcendance. Ainsi, à la question "Qu'est-ce que l'homme?", Jean Auvray, en 1622, répond :
"C'est un frêle vaisseau sur le dos de Neptune,
C'est un verre fragile aux mains de la fortune,
Une ampoule au ruisseau, une ombre qui s'enfuit,
La bourre d'un chardon, le songe d'une nuit..." (Pourmenade de l'âme dévote).
Mais les nouveaux échanges qui s'instaurent aboutissent moins souvent à une révélation qu'ils ne poursuivent inlassablement une vérité qui toujours se dérobe. Le poète assume une fonction proprement démiurgique. Il procède en effet à une recatégorisation qui donne l'univers à penser sous de nouvelles espèces. Il peut montrer plusieurs choses en un seul mot, ou rendre la réalité moins présente que l'image qu'il nous en donne. Ainsi Baudelaire, dans "La chevelure", finit par mettre à distance le référent, les cheveux de Jeanne, pourtant sans cesse invoqués ("O boucles!", "Fortes tresses", "cheveux bleus..."). Devenu "toison, mer d'ébène, pavillon de ténèbres tendues...", l'objet métaphorisé est emporté dans le rêve auquel il a donné naissance. La seule réalité est désormais le monde fictif produit par le transport métaphorique.
Un pas plus loin, la métaphore se développe comme un rêve ou une illumination, sans qu'il soit désormais possible de distinguer à quoi se rapporte le comparant. On songe au "Rêve parisien" de Baudelaire ou aux "Villes" de Rimbaud. La métaphore devient allégorie mystérieuse, pure jouissance de la vision.
Comparaisons, métaphores et autres figures de rapprochement participent donc de la double nature, magique et logique du langage. En tant que figures de discours et donc de pensée, elles sont des instruments de classification, que certains philosophes du langage ont pu rapprocher du concept (Paul de Man, Allégories de la lecture, cité par Nanine Charbonnel, La métaphore entre philosophie et rhétorique, PUF, 1999, p.44 : "La conceptualisation, conçue comme un échange ou une substitution de propriétés basées sur la ressemblance, correspond exactement à la définition classique de la métaphore telle qu'on la trouve dans les théories de la rhétorique d'Aristote à Roman Jakobson."). En tant qu'images, elles ont un fort pouvoir de suggestion qui donne à voir.
L'art de la mise en rapport est donc exactement à mi-distance entre la pratique du logicien et celle du chaman.
3. La saisie des contraires comme critère d'authenticité poétique.
En voyant dans la mise en rapport des "contraires fondamentaux", l'essence de la poésie et pour le poète le moyen de se rencontrer "au plus pur de lui-même", Jaccottet pose enfin un problème majeur d'esthétique.
Le "voir comme" à l'oeuvre dans les opérations de rapprochement a certes une forte valeur expressive. La vérité et la beauté sont moins dans les choses que dans le regard porté sur elles.
Les métaphores obsédantes, étudiées par Ch Mauron, sont une production fantasmatique qui permet de découvrir comment se structure sur le plan symbolique un conflit psychique. Bachelard et JP Richard ont à leur manière étudié comment la littérature dit l'effort de la conscience pour saisir le monde. Or la réflexion de Jaccottet nous conduit précisément en ce point précis où l'imaginaire rencontre la poétique.
Ainsi l'aventure rimbaldienne, dans le célèbre poème "L'éternité", semble se résoudre dans la fusion des contraires.
"L'éternité. C'est la mer allée
Avec le soleil."
De l'union de l'eau et du feu, du bas et du haut, du mouvement et de l'immobilité résulte une substance merveilleuse qui est en même temps un état harmonieux, concentration et pleine réalisation de la vie. De même lorsque Saint-John Perse parle de "la ville jaune casquée d'ombre" (Anabase, IV), il saisit le rapport formel d'une acropole ombragée et de toits ensoleillées, tout en esquissant les horizons épiques qui sont les siens.
Toutefois, au-delà de tout lyrisme, et même de toute fonction expressive du langage poétique, les confrontations peuvent être lues comme des figures de la distance nécessaire à la constitution de l'image.
L'esthétique de la surprise, déjà cultivée à l'époque baroque, devient peu à peu la norme. On songe au célèbre vers d'Eluard :
"La terre est bleue comme une orange"
qui prend la comparaison par où on ne l'attend pas. Si la valeur d'une image est proportionnelle à la distance qui sépare comparé et comparant, comme l'affirme Reverdy, cité par Breton dans le Manifeste du Surréalisme, la mise en rapport des contraires est l'absolu poétique :
"L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte -plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique".
Toutefois, Breton exclut la trop logique comparaison, et ôte au poète la maîtrise d'oeuvre. S'il y a bien mise en rapport, et "façon singulière" de saisir les constraintes du monde, le poète ne contrôle rien : "Il est faux, selon moi, de prétendre que "l'esprit a saisi les rapports" des deux réalités en présence. Il n'a pour commencer rien saisi consciemment. C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles".
Jaccottet se souvient-il du Surréalisme? "L'usage de la comparaison" que rien n'interdit de penser concerté, la "saisie" effectuée par le poète suggèrent plutôt que Jaccottet rappelle seulement -si l'on peut dire- combien l'affrontement des contraires et leur dépassement est propice à la vision poétique.
Autre divergence fondamentale entre les surréalistes et le poète contemporain : les contraires constituent autant de couples dynamiques et organisés qui ne se laissent pas résoudre à l'arbitraire de l'image mais semblent préluder à une lecture dialectique du monde.
II. La poésie comme démarche heuristique.
La citation de Jaccottet s'inscrit en effet dans une riche tradition de la poésie occidentale, très féconde au XIXe et XXe siècles, qui fait du poète un homme de l'entre-deux, traducteur ou passeur. La pensée de Jaccottet relèverait alors moins de la poétique que d'une mystique de la poésie, comme semblent le suggérer les autres exemples donnés. "Le passage du matériel au spirituel (et inversement) chez Claudel; les échanges du proche et du lointain, du dedans et du dehors, chez Supervielle; la "matière céleste" de Jouve" établissent des liens entre l'ici et l'ailleurs, mais aussi entre l'immanent et le transcendant. 1. Le "démon de l'analogie".
Les contraires sont de fait "fondamentaux" dans la mesure où ils permettent la représentation et donc la compréhension du monde. Ils engendrent des forces, attractives ou répulsives, dont le poète se fait le physicien.
Le sonnet canonique des Fleurs du mal sert de manifeste à cette théorie déjà ancienne, qui fait de Baudelaire l'héritier de Swedenborg et de Fourier et annonce le symbolisme. Les textes baudelairiens sont à la fois trop nombreux et trop connus pour qu'il soit nécessaire de multiplier les citations :
"Tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le "spirituel" comme dans le "naturel", est significatif, réciproque, converse, "correspondant" (...). Or qu'est-ce qu'un poète, si ce n'est un traducteur, un déchiffreur? Chez les poètes, il n'y a pas de métaphore, de comparaison ou d'épithète qui ne soit d'une adaptation mathématiquement exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces métaphores et ces épithètes sont puisées dans l'inépuisable fonds de "l'universelle analogie." (Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains).
La faculté qui préside à cette mise en rapport est l'imagination, faculté de synthèse, qui crée sur les modes variés de l'accord, de l'harmonie ou de la dissonance : "L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies." (Notes nouvelles sur Edgar Poe). L'invention poétique consiste à mettre en rapport des choses semblables quoique de nature différente (c'est le cas des synesthésies ou encore métaphores animales de la femme) mais aussi des réalités antagonistes, comme le ciel et le gouffre, la beauté et le mal, l'un et le multiple, le même et l'autre, le spirituel et le matériel et surtout l'apparence et la réalité... La plupart des poèmes de Baudelaire reposent -rhétoriquement et grammaticalement- sur de telles mises en rapports, de "Réversibilité" :
"Ange plein de gaité, connaissez-vous l'angoisse?"
à "Hymne à la beauté" :
"Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
O Beauté..."
Et Baudelaire est à coup sûr "au plus pur de lui même" dans les images qu'il donne de son être divisé, représentations allégoriques et violentes d'une situation intenable :
"Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!" ("Héautontimorouménos")
La charge sémantique du verbe être condense toutes les potentialités de ce que Jaccottet nomme "mise en rapport". Le "je suis" baudelairien, qui signifie à la fois "je suis comme" et "je suis en même temps", libère tous les prestiges de l'écriture métaphorique au moment même où il dit le paradoxe douloureux de simultanéités contre-nature. Il ne s'agit pas même là des "contraires fondamentaux" qui structurent l'espace, mais plus intimement de la façon dont le poète se pense dans son rapport au monde.
Il existe donc une pensée analogique qui fait de l'image un principe de dévoilement. Liés par un regard, les plus humbles objets deviennent signes. "Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme." écrit Breton dans Nadja, où le poète se montre, ainsi que sa compagnie, "livrés à la fureur des symboles, en proie au démon de l'analogie".
L'analogie, qu'elle fonctionne par similitude ou antagonisme, devient un instrument de voyance poétique et le principe d'émergence de l'image : "La griffe du lion étreint le sein de la vigne".
2. De la mise en rapport comme principe démiurgique.
"Voir le semblable", comme dit Aristote, c'est créer une image et par là même donner à voir. Par les comparaisons et les métaphores, le langage passe de la fonction descriptive à la fonction de découverte et d'invention. Tout le pouvoir de l'image, de la suggestion à l'hallucination, dans les aphorismes de Char comme chez Saint-John Perse, est d'origine analogique.
L'image est en effet une stratégie du discours, qui tend à décrire un objet en parlant d'un autre. Démarche indirecte qui abolit ou délaisse l'objet du discours pour mieux le peindre Marmontel (cité par Molino - Gardes - Tamine, Introduction à l'analyse de la poésie) écrit : "Par image on entend cette espèce de métaphore qui, pour donner de la couleur à la pensée, et rendre un objet sensible s'il ne l'est pas, ou plus sensible s'il ne l'est pas assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais ceux d'un objet analogue." Tout le "pur" du poète sera dans la nature des liens établis, dans les multiples modalités de la rencontre et dans son "singulier" pouvoir de suggestion visuelle. Chez René Char les contraires, ces "mirages ponctuels et tumultueux", sont d'autant plus féconds qu'ils seront affrontés. "Héraclite met l'accent sur l'exaltante alliance des contraires. Il voit en premier lieu en eux la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l'harmonie." (Partage formel, XVII). La suggestion poétique naît donc de l'étincelle produite par la rencontre inattendue de deux principes étrangers. Jaccottet donne en exemple "la saisie de l'éternel dans l'instant" à l'oeuvre dans ces mots "L'éclair me dure." Dans cette poésie héraclitéenne, que JP Richard qualifie de tauromachie, les contraires s'abolissent et la création poétique naît de leur disparition. Le poème est le lieu d'une mise à mort, d' "assassinats rituels, mutuels de certains objets ou concepts par force réunis, afin que se dégage d'eux, comme du taureau agonisant, une sorte de lumière noire." (JP Richard, Onze études sur la poésie moderne)
Chez Nerval la mise en rapport est symbolique, au sens étymologique. Le symbole est en effet "ce qui réunit" deux entités séparées. La vision initiale des Mémorables est celle d'un univers syncrétique de réconciliation et de correspondances, entre Cybèle et Marie, la terre et ciel, l'étoile et le myosotis.
"Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au ciel... Le monde était créé."
Alors que le Dieu de la Bible sépare : "Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres" (Genèse, I 4) le poète réunit, compare, symbolise. Il met en rapport la limite, c'est-à-dire le cercle parfait de la perle et l'illimité divin. Il fait de la forme le lieu du sacré. Il saisit, c'est-à-dire qu'il com-prend et qu'il con-naît.
"Un poème tout entier comme un seul mot tel qu'une cité dans son enceinte pareille au rond de la bouche." Claudel (Quatrième ode).
"La poésie est au plus près d'elle-même" dans cet art de la suggestion qui n'est rien d'autre que l'art de renfermer l'illimité (l'unité, le sacré, le sens) dans les plus étroites limites (la bouche, la cité, le poème).
Art de concilier l'inconciliable, la poésie ne peut qu'être tentée par le passage de l'idem à l'ipse.
3. De l'idem à l'ipse : l'aventure ontologique.
La citation de Jaccottet explicite donc le lien qui mène d'une pratique stylistique à une démarche proche de la philosophie : la découverte de l'identité entre les deux (idem) conduit nécessairement à l'appréhension de l'identité de soi à soi (ipse), c'est-à-dire à une tentative de saisie de l'essence. L'analogique est l'ontologique. La métaphore qui conjoint des apparences révèle de fait la profondeur de l'être. C'est là l'une des plus hautes fonctions de cette "métaphore vive" étudiée par P Ricoeur (P Ricoeur, La métaphore vive).
Il y a certes chez le poète une jubilation de l'inventaire. Mais la poésie va au-delà en essayant de dévoiler l'être qui vraiment est ce que Jaccottet appelle le centre. Le surréalisme est l'une des formes de cette recherche et la surréalité un mode bien particulier de la "mise en rapport des contraires fondamentaux". Dans une conférence de 1949, Julien Gracq la définit ainsi : "Elle est essentiellement suppression des contradictions, élimination des antinomies, son pressentiment est celui d'une totalité sans fissure où la conscience pénétrerait librement les choses." Et il cite un peu plus loin Breton : "Tout porte à croire qu'il existe un certain projet de l'esprit où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point." (Le Surréalisme et la Littérature contemporaine).
Si l'on écarte toute perspective ésotérique et toute référence à la Cabbale, ce point situé à la fois dans la réalité subjective de la conscience et dans l'univers extérieur est le point qui contient tous les autres points, toutes les dimensions, dans une sorte de totalité dialectique. Le bas n'est pas nié au nom du haut (comme chez Platon), ni le haut ni le bas (comme chez les surréalistes).
On sait que Breton, toujours prompt à l'oukase, proscrivait Platon, mais conseillait, comme Char, la lecture d'Héraclite.
Pour Jaccotet, la poésie moderne tend vers un réalisme d'un nouveau genre, vers "une attention si profonde au visible qu'elle finit nécessairement par se heurter à ses limites; à l'illimité que ce visible semble tantôt contenir, tantôt cacher, refuser ou révéler." (L'entretien des muses). Pour lui, le sens n'est pas à chercher en dehors du monde, mais dans l'immanent et la contradiction n'a rien d'abstrait. Elle est au contraire l'essence même de notre monde, de "l'incompréhensible et contradictoire réel" (La Promenade sous les arbres). "L'extrême beauté luirait peut-être dans l'extrême réflexion, doit nous sembler aussi une folie : ailes de papillon, graines, regards..." (Ibid.) D'où une poésie modeste et simple, ennemi du procédé, toute à l'évidence des rapports qui s'imposent. Chez Jaccottet, "les clés [sont] dans l'herbe" (Ibid.) Un champ d'avoine découvert dans une combe est "Le lien entre grillons et graines." (La seconde semaison), "Blé et lavande : soir et matin." (Ibid.).
Autant d'images lumineuses qui consomment la rupture entre la poésie et "le maintien à tout prix de telle ou telle prosodie".
III. L'invention prosodique.
Jaccottet use d'une statement qui suppose la conservation, dans un état semblable, de quelque chose dont on refuse la modification. Maintenir "tel ou tel type de prosodie", c'est-à-dire la forme sonore et donc métrique prise à un moment de l'histoire par le discours poétique, implique un immobilisme et des compromis qui ne peuvent se faire qu'aux dépends de la beauté ou du sens, bref, un échec. La poésie n'a jamais été le maintien de quoi que ce soit à tout prix, si ce n'est chez les poètes académiques, ceux qui précisément ne maintiennent rien tant leurs vers sont rapidement oubliés.
1. Au plus près de la poésie... la prosodie.
Faut-il voir dans les procédés prosodiques au pire un obstacle au libre exercice de la mise en rapport poétique et au mieux l'agréable habillage d'une pratique dont certains prosateurs ont été les virtuoses? Proust n'a-t-il pas, mieux que beaucoup de poètes, dit les pouvoirs de la métaphore (qu'il ne dissociait pas d'ailleurs de la comparaison) : "la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style." (Le temps retrouvé).
Comment la poésie peut-elle être "au plus près d'elle-même" dans une pratique essentiellement littéraire et non seulement poétique? Une oeuvre comme le roman de Rodenbach, Bruges la morte, ne repose en effet sur rien d'autre que la mise en rapport d'une ville et d'une femme, de la vie et de la mort. Seul le recours à la prosodie et aux ressources musicales, quelles que soient les formes choisies, fait la poésie et le poète. On sait d'ailleurs la force féconde de ces "gênes exquises", dont Valéry s'est fait l'ardent défenseur, et qui loin de scléroser l'écriture en "maintien" de quoi que ce soit, lui apportent les moyens de l'invention la plus personnelle. C'est ainsi que le sonnet, la forme fixe la plus contraignante, sert à la fois depuis le XVIe siècle l'statement lyrique et les arts poétiques les plus novateurs.
Mais pour Jaccottet, les effets discrets sont les plus efficaces. Il ne s'agit pas de louer le monde, et de faire de l'image le moyen d'une célébration épidictique, mais de le montrer. "L'statement peut être non pas moins parfaite, moins exacte, mais plus simple, moins chargée de beautés visibles, de figures, d'allitérations, d'assonances, de balancements (qui font les délices de certains critiques et qui me gênent ici comme chez Valéry : parce que j'ai l'impression de lire non plus un poème, mais un exemple pour traité de prosodie)." ("Saint-John Perse, L'entretien des muses).
Les effets peuvent être ténus. "Le lien entre grillons et graines." de la Seconde Semaison dit la vibration sèche et heureuse d'un champ d'avoine avec les moyens volontairement pauvres de la double allitération en [gr] et d'une déclinaison musicale des ressources de la nasale [n]. Mais la poéticité de l'statement (à l'appartenance générique ambiguë : prose poétique? poème en prose? on retrouve l'éternel débat) repose sur des accents prosodiques exactement semblables à ceux qu'orchestre somptueusement Baudelaire :
"J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans." ("Spleen").
2. De la figure au rythme : de la mise à la mise en musique.
Il est certain que l'image, en poésie comme en peinture, fait rythme. Quelque chose apparaît en pleine lumière (le comparant) qui cache autre chose, rejeté dans l'ombre ou escamoté. Selon M Deguy, "l'image oscille, bat, d'un mouvement de visibilité / invisibilité". "Rythme il y a parce qu'il n'y a pas de résolution des contraintes (sauf les subalternes) mais alternance, pulsation, et hiérarchie de telles dyades sous le règne de l'être / non-être. Ainsi le rythme est-il lié au paradoxe." (La poésie n'est pas seule). C'est-à-dire à la pensée poétique, qui seule peut, précisément, concilier les contraires et déroger au principe logique de non-contradiction.
Toute figure induit donc un rythme, qui est pour ainsi dire le mode de l'épiphanie poétique. Si tout poète est effectivement "au plus pur de lui-même" dans sa "façon singulière" de mettre en rapport des contraires, c'est que l'économie même de ces mises en rapport décide de la musique de vers. A moins que ce ne soit la musique du vers qui gouverne la mise en rapport poétique.
"L'amour s'est déguisé sous l'habit de la mort."
Ce vers de Tristan L'Hermite (dans L'Amour noir) peut être lu comme une manifestation du goût pour l'alliance des contraires, l'amour s'opposant à la mort. Mais la réussite du vers tient avant tout à la façon dont les deux mots, liés par des accents métriques et prosodiques, sont mis en résonance. Tristan est lui-même dans la "façon singulière" dont il a joué, non d'une mise en rapport, qui est un lieu commun du temps, mais dans la disposition prosodique de son vers. Le "plus pur" évoqué par Jaccottet est donc la pureté d'une voix, c'est-à-dire d'un rythme, non l'originalité d'une topique.
De la même façon le "pur Baudelaire" n'est peut-être pas dans les comparaisons, introduites par un "comme" solennel, qui se développent, sereines ou terribles, sur tout un hémistiche :
"Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;" ("La beauté")
ou encore :
"Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux". ("Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne...")
Quelle que soit la beauté ou la violence de ces images, Baudelaire y est moins lui-même que dans la dissonance d'appariements inattendus, reposant sur des comparaisons et des métaphores, mais surtout amenés par la rime, par les figures de la répétition, ou autres matrices phoniques :
"La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et se multiplier comme l'hydre de Lerne." ("Le tonneau de la haine")
L'originalité de la création poétique tient certes à l'audace d'une mise en rapport "haine / ivrogne", "soif / hydre de Lerne", mais aussi et peut-être surtout à l'accouplement rimique et prosodique : "taverne / Lerne", qui dit mieux que tout comment la violence du spleen met le mythe en pièces.
La prosodie est donc la figure nécessaire de la mise en rapport poétique. Celle-ci peut être rhétoriquement comparative, métaphorique, oxymorique, ou prendre une infinité d'autres formes, le rapport poétique est lui, essentiellement et toujours, musical.
3. "Une virtuelle traînée de feux..." (Mallarmé, Crise de vers)
Le texte poétique est, comme le suggère Jaccotet, une mise en rapport, mais c'est une mise en rapport musicale, fondée sur la récurrence et la disposition des sons. Mallarmé ne dit rien d'autre : "Le vers (...) de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire..." (Ibid.) Incantatoire, c'est-à-dire rythmé.
"Diviser pour unir", c'est la formule de l'ordre baroque. N'est-ce pas celle de la poésie même?" écrit Genette dans un article consacré à la poétique baroque ("L'or tombe sous le fer", Figure I). La démarche est de fait inhérente à la poésie. Les clinquantes antithèses baroques, "splendides noires" ou "feux obscurs", sont des réconciliations peut-être factices, mais qui exhibent la mise en rapport fondamentale, celle de l'art et de la nature. Au-delà de toute entreprise mimétique, il s'agit de figurer.
La lecture des propos de Jaccottet se révèle donc extrêmement féconde puisqu'elle permet l'analyse des transferts qui sont à l'oeuvre non seulement dans l'écriture poétique mais même dans toute pratique langagière. En faisant des figures de rhétoriques les instruments d'un travail sur le monde, Jaccottet nous a conduit à définir la poésie, non en termes formels ou génériques, mais comme un exercice intellectuel, aussi rigoureux que le travail de conceptualisation mais obéissant à une autre logique. Ce n'est qu'en fonction de ce travail de classification et de recatégorisation du réel que peut se penser l'image, des romantiques aux surréalistes.
Il se pourrait même qu'avec "la mise en rapport", nous tenions l'âme, matérielle et protéiforme, de la poésie. Car le type de rapprochements étudié par Jaccotet épouse toutes les ambiguïtés de la poésie elle-même, à la fois pratique scripturale (la "mise en rapport" prend alors la forme rassurante et codifiée de la figure de style), mystique (la "mise en rapport" se fait travail de déchiffrement et de lecture) et constitution d'un objet textuel et autotélique (la "mise en rapport" rejoint alors la prosodie, puisqu'elle préside au jeu d'échos qui fait la cohésion syntagmatique du texte poétique). C'est sur ce seul point qu'il convient de compléter l'analyse proposée, qui tend à dissocier prosodie et travail analogique. Toute mise en rapport étant essentiellement musicale et non seulement conceptuelle ou analogique, les procédés de la prosodie ne sont à penser ni comme vestiges ni comme obstacles. L'évidence poétique, l'originalité d'un point de vue, passent nécessairement par la mise en rapport sonore qu'est le vers, ou l'aphorisme ou le verset.
Au point que les éléments eux-mêmes (dehors, dedans, etc) sont de fait abolis par la formulation poétique qui les concilie. "La mise en rapport des contraires fondamentaux" ne produit ni moyen terme ni aucun autre dépassement que celui du poème lui-même.