Td corrigé T'as intérêt à faire gaffe - Nepal Sherpa Sig pdf

T'as intérêt à faire gaffe - Nepal Sherpa Sig

Un jeune de la tribu a un jour essayé de l'imiter, il a tenté l'escalade à gauche de ...... Nous sommes loin des cotations T.D. très difficiles ou E.D. extrêmement .... Le sujet ouvrait des portes à l'imagination, vinrent les histoires amusantes, les ...... Pour qui en est capable, elle n'est pas qu'un simple exercice, elle est étape de ...




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NOUVELLES
ABRUPTES


Henri Sigayret

























Vajra Publications












Ce texte a été édité au Népal par des professionnels ne connaissant pas notre langue, l’auteur n’est pas un homme de lettres, il demande l’indulgence du lecteur pour les imperfections de ce texte.



Quelques unes de ces nouvelles se déroulent au temps des crampons à dix pointes et des piolets à manche en bois.



Certaines, parues sous le titre >, ont été fortement modifiées.


Toutes sont dédiées à ma femme Dawa Yangzee et à mon fils Sonam.


BAA-OUM.

Ils sont quarante-cinq qui habitent devant la grotte. Un agrégat de vies fragiles et fortes: deux vieillards, quatorze hommes, douze femmes, dix-sept enfants, une tribu, celle des Oum. Oum veut dire homme, femme se dit aa. Oum se prononce avec force, aa se murmure. Les femmes sont peu de choses. Il y a d’autres tribus comme la leur à quelques soleils de marche près d’une autre grotte, près des Eaux-lentes, un fleuve. Ils les croisent parfois sur les terres de chasse. Il n’y a pas de querelles entre eux, ils échangent leurs dernières découvertes, leurs expériences, des acquis, et même des femmes ou des enfants. Ils sont nus lorsque la chaleur est là, mais quand viennent les froids tous se couvrent de peaux qu’ils fixent sur leurs épaules ou à la taille. Les pattes qui ne servent pas d’attaches et les bords déchiquetés pendent en lambeaux noircis de vieux sang coagulé. Les femmes les plus jeunes, celles qui ont le souci d’être remarquées, trouvent bien de les faire se soulever lorsqu’elles passent près des hommes.
La grotte est ovoïde, vaste, son sol est irrégulier, son plafond et ses flancs sont creusés d’un enchevêtrement de profondes saignées et alvéoles qui forment des traits et des points de nuit dans l’obscurité des parois. Un ruisselet sourd d’une des alvéoles. Au premier changement de pente, il se transforme en une minuscule cascade qui s’effrite en cours de chute, se reconstitue au pied, puis court au niveau du sol jusqu’à la sortie. Le vieux Boudi-Oum: «Celui qui sait», dit qu’il vient d’un lieu qu’il appelle: «Le ventre de la montagne». De ce lieu où, dit-il: «La nuit n’est jamais effacée par le soleil». Et il précise que la grotte est la bouche d’un énorme animal pétrifié. Il en donne pour preuve les dents qui tombent de la mâchoire supérieure et celles qui s’élèvent de la mâchoire inférieure.
La grotte se cache dans une falaise de roche blanche striée en son milieu par une bande de roche jaune. La roche blanche parait lisse, en réalité elle est sculptée de petites saillies en forme de lunules, d’infimes creux, de courts sillons. Elle est aussi marquée de petite vérole, des incrustations noires en forme de virgules tavèlent le rocher. La bande jaune s’effrite comme une peau de malade et, lors des dégels ou des pluies fortes, libère des blocs qui frappent l’éboulis avec des claquements méchants. Cette grotte est admirablement située: orientée au sud, son entrée est au niveau d’une terrasse qui court, horizontale, à quelques mètres au-dessus du sol. Elle est protégée par un surplomb plus large qu’elle. L’entrée, l’unique entrée de la grotte, est latérale, elle est cachée dans un évidement, il est impossible de la voir quand on observe la falaise de face.
Pour accéder à la terrasse, un seul cheminement, la fissure verticale à fond lisse taillée à longueurs de siècles par le filet d’eau qui provient de la grotte. L’escalade est facilitée par quelques prises mais surtout par le tronc d’arbre aux branches coupées mis en place par les Oum. Ce tronc, ils le relèvent le soir quand ils ont peur. Ainsi, lorsqu’ils sont sur la terrasse ou dans la grotte, que, qui craignent–ils?
Seul le jeune Baa-Oum est capable de gravir le mur sous la terrasse sans utiliser la fissure. Il le grimpe en deux endroits. Il a appris. Baa-Oum est presque un homme. Ce n’est pas un des plus forts ni un des plus véloce mais il a toujours été attiré par l’escalade, celle des pentes raides, des arbres et des rochers. Baa veut dire singe, Baa-Oum est «l’Homme-singe de la tribu des Oum». Pourquoi agit-il ainsi? Est-ce la curiosité qui l’anime? Parce qu’en agissant ainsi il peut voir des choses que les autres ne voient pas? Mais peut-être est-ce un sentiment d’infériorité qui, simplement, inspire ses actions d’escalade, s’élever physiquement au-dessus des autres est une façon de les dominer. Un jeune de la tribu a un jour essayé de l’imiter, il a tenté l’escalade à gauche de la fissure mais il a glissé et il s’est fracassé sur le sol. Comme on était en période de disette Sara-Oum: «Celui qui commande», l’a achevé d’un coup de branche sur le crâne en poussant un grognement de mépris. Il ne plaisante pas avec l’inutile le chef.
Depuis combien de temps les hommes vivent-ils sur cette terrasse? Même Boudi-Oum ne peut pas répondre avec précision à cette question. Tous y sont nés et leurs pères et leurs mères et aussi les pères de leurs pères et les mères de leurs mères. Mais la logique parle: cette terrasse est habitée depuis des temps et des temps car elle est admirable. Elle est abri inexpugnable, observatoire imprenable, elle est protégée de toutes les pluies, elle est chauffée par les plus longs soleils, elle offre en toutes saisons une eau limpide. Elle est parfait emplacement de vie. Et elle possède une grotte! Cette grotte a vu passer des chefs et des chefs. Boudi-Oum est sûr de cela, il le répète souvent. Il jette plusieurs fois ses mains ouvertes devant lui, geste lent qui indique ce qui est trop grand pour être chiffré. Un jour, il a affirmé que quand les premiers Oum sont venus, la grotte était déjà habitée, que les Oum ont attaqué les habitants et qu’ils les ont tués, tous, sauf quelques femmes jeunes et deux enfants qui étaient forts. Boudi-Oum dit qu’il y a des soleils et des soleils, toutes les nuits, des animaux venaient boire au ruisseau au pied de la falaise avant qu’il ne disparaisse dans l’éboulis. Les anciens, cachés sur la terrasse, arrivaient à en tuer en leur jetant des pierres ou des branches taillées pointues et durcies au feu, quand ils s’approchaient très près. Comment sait-il cela? Boudi-Oum sait lire dans le ciel, dans les horizons, il comprend le langage des choses, des vents et des eaux. Mais il possède aussi des objets qui ont appartenu à des êtres habitant le ciel et qui, disposés sur des cendres, expliquent les mystères.
Quoiqu’il en soit, les Oum ont trouvé là un lieu de résidence inaccessible aux fauves et au eaux-du-ciel. Ces eaux curieusement portées par ces impalpables monstres gris et noirs qui s’étalent en couvertures ou, les jours de grand vent, glissent en masses énormes dans le ciel. Ils sont aussi à l’abri des démons invisibles qui les assaillent et les font grelotter quand le soleil se déplace tout près du sol.
Maintenant, aucune proie ne vient boire au ruisseau. Seuls des félins s’approchent de la roche, ils feulent ou rugissent de colère à la vue des hommes. Ils lèvent la tête et retroussent leurs babines sur des ivoires aigus étincelants de convoitise impatiente. Les Oum les narguent de gestes grossiers, de cris, de moquerie, de rires et ils leur jettent des pierres et des branches quand ils viennent trop près. Aucun animal de chair ne peut escalader la falaise. Sauf les singes! Mais les Oum ne craignent pas les singes, quelques hommes armés de branches suffiraient à leur interdire l’accès de la terrasse. Ils se rient de leurs pantomimes gesticulantes même si, parfois, ils sont troublés par leurs criailleries désordonnées et leur étrange regard qui reflète des hérédités lointaines.
Sur la terrasse, devant la grotte, le chef a fait entreposer des pierres qui servent de projectiles. Elles sont là pour les fauves, pour éloigner quelque ennemi qui voudrait s’approprier ce site merveilleux mais aussi pour se débarrasser d’un Oum devenu indésirable: concurrent, prétendant, malade, infirme, vieilles ou vieux inutile et dont la tribu est lasse. Il est facile et amusant de précipiter un bloc sur celui ou celle qui est absorbé par l’ascension de la fissure et une fois qu’il gît au sol de le voir bouger encore et de l’entendre gémir, s’il n’a pas été tué sur le coup.
La terrasse est le lieu de vie, les Oum s’aventurent rarement dans la caverne. Sur elle est l’emplacement réservé au feu et à côté un autre pour le stockage du bois. Le feu! Il est pour eux vie fantasque qui fabrique des jours, qui, la nuit, attire des ombres furtives, qui attendrit les viandes et change le goût des aliments, qui fait fuir les bêtes invisibles donnant le froid au corps. La terrasse est lieu de travail, c’est sur elle qu’ils préparent leurs peaux de bête, qu’ils façonnent leurs outils et leurs armes. C’est aussi un lieu de farniente lorsqu’ils reviennent titubants de fatigue, avides de repos, de leurs dures expéditions de chasse ou de cueillette, et s’engloutissent dans des sommeils de mort. Ils s’y regroupent les nuits troublantes de mystère et de peurs lorsque des angoisses qui ne touchent pas au physique montent du plus profond d’eux même. Ils s’y rassemblent certaines nuits pour, serrés les uns contre les autres, émettre des bruits de gorge ou de bouche qui ne sont ni des paroles, ni des appels, mais des enchaînements de sons modulés qui les apaisent ou curieusement les rendent gais ou tristes, exubérants ou rêveurs, mélancoliques.
Ils se rassemblent les nuits où souffle un vent chaud, bouleversant à force de soupirs et d’ambiance malsaine. Il en est ainsi les nuits où les étranges lumières jaunes, boule ou faucille, glissent dans le ciel et viennent les observer. Il en est ainsi lorsque les impalpables monstres chargés d’eau-du-ciel, accourent du fond de la steppe, poussés par des airs fous qui frappent la falaise en hurlant, se désagrègent en milliards de petites eaux grosses comme des larmes. Celles qui, réunies fabriquent des ruisseaux, engraissent et teignent couleur de boue l’Eau-lente. L’Eau-lente! Cette eau profonde, large comme un lac, immobile et pourtant mouvante, lisse mais avec des plissements de peau, qui glisse là-bas. Il en est ainsi, lorsque, terrifiants, jaillissent d’un ciel noir des dragons-lumière qui crachent des lanières de feux. Ceux-là assaillent parfois les arbres et les embrasent, les rochers de la savane qu’ils déchiquètent. Ils sont nombreux sur la montagne, là-bas, où ils commettent des méfaits inconnus. Toujours, ils poussent des cris, bruits de choses énormes qui craquent ou de rugissements d’animaux aux dimensions gigantesques. Boudi-Oum raconte qu’un homme a été frappé une fois par un de ces dragons-lumière et qu’il a été retrouvé minuscule et aussi noir qu’une viande oubliée sur un feu. Ces animaux ne sont jamais seuls, Boudi-Oum, avec le lent et doucereux parler qu’il a adopté, explique qu’ils vivent en groupe, invisibles, que seule la lumière et les rugissements qu’ils poussent permettent de les situer. Il sait que le réveil de l’un entraîne toujours le réveil d’un ou de plusieurs autres. Lorsque l’un a jeté sa lumière et s’est fait entendre, un autre lui répond d’un autre coin de l’horizon. Ils s’interpellent, ainsi que font les chiens, on ne sait pourquoi, au fond des nuits obscures. Et leurs cris vont au loin se perdre dans des lointains où s’absorbent leurs grondements de fureur. Lorsque apparaissent ces dragons-lumière, les Oum, à l’appel de leur chef, se rassemblent sur la vire. Ils s’alignent, face au vide, graves, sur la défensive, prêts au combat. Ils ont en mains, qui leurs branches lisses à la pointe durcie au feu, qui des haches à tête d’os pointus ou de pierre dure. Les femmes, repoussent les enfants éveillés vers l’entrée de la grotte et s’arment de pierres. Ils restent ainsi, immobiles, silencieux. Et des choses tremblent dans leur corps, celles-là mêmes qui les agitent quand ils affrontent un gibier pesant dix fois leur poids. Dans ces instants, Budi-Oum reste assis à sa place, dans un renfoncement, appuyé à la falaise. Il aplanit les cendres, trace sur elles des figures, positionne ses osselets et ses pierres curieuses, prononce à voix basse des paroles incompréhensibles. Mais ceux qui sont près de lui perçoivent dans ces incantations les mots jalousie, colère, faim. Il tente d’apaiser ces êtres maléfiques, de les faire fuir au loin. Budi-Oum lève parfois son regard, il le pose sur dos des hommes, silhouettes dérisoires, et le dédain et la commisération s’inscrivent sur son visage. Il sait qu’aucun Oum, jamais, n’a pu abattre un de ces animaux.
La grotte est là, mystérieuse. Elle leur inspire des sentiments et des conduites curieuses. C’est un lieu dans lequel les gestes sont mesurés, les paroles murmurées. Sous la voûte immense, ils éprouvent un sentiment de petitesse, un apaisement mêlé à une sorte de malaise. N’est-elle pas refuge inviolable? Aucun vent parmi les plus fous, aucun dragon-lumière parmi les plus puissants n’a jamais pu y pénétrer! Mais c’est aussi parce qu’ils ont peur qu’elle referme sur eux ses mâchoires aux dents si longues qu’ils pénètrent dans sa nuit avec recueillement et humilité. Tout cela fait que, lorsqu’ils y entrent, ils se font toujours précéder de Boudi-Oum qui prononce des phrases magiques. Avant que l’homme en construise, avant que naisse le mot, elle est cathédrale.
La falaise domine une immensité plane qui court jusqu’au confins du monde, elle est bastion en première ligne qui commande une infinité de collines situées en arrière. Sur la plaine, face à elle, des résineux, des épineux, des feuillus dressent leurs îlots de boules, de pinceaux, des continents de frondaisons. Ils émergent de la houle de l’herbe mouvante qui, à leurs pieds, plie, s’agenouille, se couche, leur façonne un tapis respectueux.
Cette savane est coupée à trois soleils de marche par l’Eau-lente qui s’achemine jusqu’aux confins du monde. Elle parle un curieux langage cette eau, elle répète nuit et jour les mêmes paroles monotones qui, bien que ne semblant pas chargées de colère, sont lourdes de menace contenue. Les Oum vont sur ses bords percer de leurs branches des animaux au corps sans poil qu’ils dévorent sur place. Ils ne dorment jamais près de sa rive, ils savent la perfidie des lieux. La savane est traîtresse aussi. Elle cache des carnassiers tueurs, solitaires ou en groupe, concurrents acharnés à l’affût des traînards. Et aussi des sinueux ophidiens qui injectent dans le corps un ferment de fièvre et parfois de mort. Mais la savane est leur grenier, elle est réserve de nourriture. Elle cache dans ses replis des antilopes, des équidés, des rongeurs et mille insectes qui, avec les fruits, les baies et les tubercules, les nourrissent.
Il y a dans la savane des rochers qui saillent au-dessus des flots de l’herbe, certains sont même des abris sûrs, ils y passent des nuits. Mais là où les rochers abondent c’est tout là-bas, au loin, sur les pentes supportant la steppe qui a remplacé la savane, plus haut que les arbres groupés qui parlent avec les vents. A plus de trois soleils de marche se dresse Kar-bou: «la Blanche-roche». C’est une masse hérissée d’agressivités, creusée d’abrupts méchants, de caches d’incertitudes. Kar-bou coiffée d’un chapeau parfois gris, parfois blanc, parfois bleu. Kar-bou un monde de violences. Kar-bou un monde de peurs. Sur Kar-bou mille récits. Kar-bou est vivante, c’est ce que dit Raa-Oum, «le plus Vieux des Oum». Il connaît bien Kar-bou, dans sa jeunesse il a été intrépide, il est allé onze fois sur ses flancs. Il dit que la montagne est un énorme animal qui mange les hommes. Il explique que, comme les serpents, elle quitte une fois l’an son habit blanc d’eau-sable, comme celle qui tombe l’hiver dans la savane, et qu’elle le remplace par un habit vert. Il explique qu’elle se coiffe d’eau-figée, la même que celle qui survient dans la plaine, à la surface des flaques d’eau, les nuits de grand froid. Raa-Oum s’est engagé sur ses pentes à la recherche d’animaux, mais il dit qu’il était aussi attiré par une envie et des appels étranges. Il dit que Kar-bou parle, qu’elle appelle les hommes. Parfois, indifférente, elle se laisse piétiner mais parfois, lorsqu’elle a faim, elle les dévore. Il suffit d’un frôlement pour qu’elle se mette en colère. Alors sans prévenir, des rocs, des versants d’eau-sable et des fragments d’eau-dure s’animent, se mettent à glisser, chutent, engloutissent, écrasent, jettent dans des trous en poussant des grognements horribles les êtres vivants qui sont venus sur elle. Il dit que les eaux-vives de Kar-bou n’aiment pas les points hauts, qu’elles vont toujours au fond des vallons. Elles n’ont pas le puissant mais assourdi meuglement de l’Eau-lente de la plaine, elles ont un langage haché, strident. Elles jettent des cris de colères et des menaces. Les plus grosses entraînent parfois les hommes et les emportent on ne sait où pour les dévorer. Raa-Oum raconte qu’au fur et à mesure que l’on monte, la montagne refuse aux hommes les petits vents qui entrent et sortent de leurs bouches et les fait vivre.
Boudi-Oum lui, dit que Kar-bou n’est pas vivante, qu’elle n’est qu’une partie renflée du sol. Que ce n’est pas elle qui mange les hommes et leur refuse les souffles qui les font vivre, mais des animaux invisibles qui habitent sur elle. Des animaux qui n’aiment pas être dérangés par les Oum. Ils sont, dit-il, comme les animaux-lumière à la voix terrifiante qui tuent, qui blessent, qui apparaissent et disparaissent soudain. Il dit aussi que d’autres minuscules animaux sont cachés dans les vents froids qui vivent là-haut. Ceux-là aiment la chair des mains et des pieds des hommes. Pour les attendrir, ils les boursouflent, puis quand ils ont la consistance et la couleur d’une pomme pourrie ils les dévorent lentement. Il raconte qu’il a connu un Oum qui est revenu de là-haut les doigts noirs. Ils pelaient comme des fruits trop mûrs, les bêtes du froid étaient encore en lui. Elles ont fait tomber les ongles puis elles ont grignoté ses doigts, lentement, pendant des mois. Après il était infirme et la tribu l’a laissé mourir. Budi-Oum dit que ce n’est pas la montagne qui a faim d’hommes mais que ce sont ces animaux qui font rouler les blocs et les eaux-sables ou dures sur les hommes. Il dit que ces animaux sont cachés sous les pierres et dans les eaux qui crient et qui rient d’autant plus fort que la pente est forte. Raa-Oum se défend, il dit que Budi-Oum ne peut pas savoir, qu’il n’est jamais monté là-haut. Quand on répète cela à Budi-Oum il fixe son interlocuteur d’une façon qui fait peur, il ferme ses lèvres, reste silencieux. Il est d’ailleurs presque toujours silencieux Budi-Oum au contraire de Ra-Oum qui parle beaucoup. Alors que Sara-Oum exhibe sa stature et utilise la force du discours pour convaincre, Budi-Oum cherche à dominer par son impassibilité, ses regards fuyants vers le ciel, son mutisme. C’est à cause de cela que Budi-Oum est considéré. Les Oum disent qu’il voit des choses que les autres ne voient pas. Et des bruits courent qu’il parle aux forces du ciel et qu’il peut, par des paroles ou des gestes, attirer le malheur ou la mort sur ceux qu’il n’aime pas, ceux qui ne lui obéissent pas. Tous le craignent et l’écoutent alors qu’ils se moquent de Raa-Oum qui parle beaucoup.
Les Oum ne se moquent pas de Ni-i-Oum. Ni-i-Oum vit à l’écart des autres, il ne se joint à eux que pour les séances de chasse où il excelle. Il refuse les manifestations collectives. Il se distingue aussi des autres par sa volonté de comprendre et de savoir. Il n’écoute pas Raa-Oum, il ne se satisfait pas toujours des ordres de Sara-Oum et rarement des dires de Budi-Oum. Il questionne souvent et cette attitude lui vaudrait certainement la mort s’il n’était un des chasseurs parmi les plus forts, les plus malins et les plus courageux. Les Oum savent que les tribus voisines ont toutes leur Sara-Oum, leur Budi-Oum et leur Raa-Oum. Ils pensent qu’il doit en être ainsi, les Oum, sauf Ni-i-Oum, n’ont pas l’esprit critique. Aux questions que les Oum ont posées à Budi-Oum sur l’origine de son savoir, il a répondu que les êtres invisibles qui habitent là-haut ont voulu qu’il en soit ainsi. Tous l’ont cru sauf Ni-i-Oum.
Quoiqu’il en soit Kar-bou, haut lieu magique et terrifiant, lance des appels aux hommes. Tous voudraient l’apprendre, savoir qui elle est, et surtout vérifier ce que dit Budi-Oum, que derrière son sommet sont des terres de bonheur où il ne fait jamais froid, où les baies et les fruits abondent. Des terres sans fauves sur lesquelles paissent des proies faciles. Des terres d’où la vieillesse est bannie et sur lesquelles règne l’amour. Les femmes, toujours disponibles, partagent des plaisirs dans de grands rires. Elles ont des seins hauts, des croupes fortes, des arrondis superbes et des longs cheveux que déplacent des vents doux. «Dans Kar-bou» énonce Budi-Oum, «il n’y a ni hier, ni aujourd’hui, ni demain, mais un temps qui s’écoule en jours heureux, en nuits paisibles».
Les jeunes aussi voudraient savoir Kar-bou, non pas comme les adultes pour la connaissance, mais parce qu’avoir piétiné ses pentes est une démonstration de leur intrépidité. Et ils savent que l’intrépidité attire les femmes, les incite à se laisser chevaucher quand les dominants ont le dos tourné.

Ils sont en ce jour ensoleillé, paisible, au pied de la falaise. Le vieux Budi-Oum seul est resté sur la terrasse avec un jeune guetteur qui surveille la savane. Les oiseaux sont venus nicher dans les creux de la roche jaune. Ils ont pondu les œufs. Les Oum jacassent en les regardant: une si bonne nourriture si proche et pourtant inaccessible. Dans leur propos est le mot impossible. Baa-Oum lève la tête, il jette un regard vers Ioo-aa, une jeune fille de la tribu. Ioo-aa sait que Ba-Oum la regarde mais elle fait semblant d’être captivée par les oiseaux. Pourtant, brusquement, elle glisse un regard vers Baa-Oum qui le capte. Baa-Oum pousse un grognement de joie, se lève et en quelques bonds monte sur la terrasse. Etonnés, les hommes et les femmes se sont tus et le regardent. Sara-Oum le chef, le regarde aussi. Baa-Oum passe devant Budi-Oum et le guetteur, il traverse sur la gauche pour atteindre le pied du surplomb là où il est le moins saillant. Il monte sous le surplomb. Il saisit des prises dans la face horizontale, il déplace son corps. Arrivé à son extrémité, il bloque ses pieds contre des prises, repousse, d’une épaule, une saillie de la roche comme s’il voulait la déplacer. Cette poussée assure son équilibre. Le vide, sous lui, a brutalement grandi de la hauteur du premier ressaut. Budi-Oum, sur la terrasse, grogne: «de tels actes peuvent attirer des malheurs». Personne ne peut l’entendre. D’ailleurs, qui se soucierait de ces paroles? Le spectacle est trop captivant! Le chef, maintenant, ne regarde plus Baa-Oum, il regarde Ioo-Aa. Il pressent des choses le chef.
Si Ioo-aa n’est plus une enfant ce n’est pas encore une vraie femme, pourtant tout en elle attire l’attention des hommes. Elle a dans ses formes, son maintient, sa démarche, ce je ne sais quoi qui, parce qu’il est promesse de la survie de l’espèce par le plaisir, fascine les mâles. Il y a quelque chose entre Baa-Oum et Ioo-aa comme il y a quelque chose entre Sara-Oum et Ioo-aa. Mais si Baa-oum la voudrait tout de suite, Sara-Oum impose la patience à son désir. Il la veut femme. Baa-Oum lui, est jeunesse impatiente. Il l’a suivie une fois et, alors qu’elle arrachait des racines, il l’a appelée en lui montrant son sexe. Elle a souri, il n’y avait aucun refus dans son attitude, mais elle indiquait par des mimiques qu’une présence était proche. Une autre fois, alors qu’elle était accroupie et cueillait des champignons Baa-Oum s’est approché sans bruit et l’a chevauchée. Elle s’est retournée et, le reconnaissant, s’est courbée en signe de consentement. Il était presque en elle quand un appel les a fait se désaccoupler. Baa-Oum s’est promptement esquivé. Heureusement, de l’autre côté du fourré arrivait le colossal et méfiant Sara-Oum avec sa jalousie armée de sa branche noueuse. Baa-Oum, comme quelques hommes du groupe n’a pas encore de femmes qui travaille pour lui. Pourtant il pratique l’acte d’amour. Il l’a connu par une aa rejetée par le chef. Cela s’est produit alors qu’il était dans la savane avec deux camarades, elle les a appelés. Ils l’ont montée l’un après l’autre. Elle était heureuse de leur découverte et de son propre plaisir. Maintenant, vient parfois la nuit une autre aa, une bréhaigne, pas encore vieille, simplement un peu fripée, qui est rarement prise par les mâles dominants. La nuit, elle se glisse contre lui, elle se met à quatre pattes dans une attitude soumise et exigeante et après, lui jette en remerciement un sourire aux dents cariées. Pourtant, si ces jeux font oublier pendant quelques jours à Baa-Oum les exigences de son corps, ils n’apaisent pas ses désirs profonds. Il y a en lui, qui se superpose au besoin de s’accoupler, simple force d’opposition à la mort, un désir de choses qu’il n’arrive pas à formuler. Et c’est pourquoi, comme les autres jeunes il regarde les jeunes femmes désirables, Ioo-aa plus que les autres. Et c’est pour elle qu’aujourd’hui il est là dans cette position qui est antichambre à la mort.
Baa-Oum est presque un homme, s’il n’a pas la force qui permet de s’imposer à tous, il possède au plus haut point agilité et courage. Il est aussi soumis à cette alternance de pulsions et de prudences qui, du fond d’un être, émergent tour à tour et poussent aux actions risquées en les limitant à l’admissible. En quittant le groupe, en s’élevant, en agrippant les première prises du surplomb Baa-Oum a répondu à tout cela. Mélange du désir d’être reconnu grâce à un acte fou, contrôle de cet acte par ses qualités. Il se sait fort grimpeur Baa-Oum. Toujours, lorsqu’il y a eu sur son chemin, un rocher, un arbre au fut gigantesque il a tenté et presque toujours réussi son escalade. Ces actes le démarquent des autres, s’il est loin d’être un des plus forts, il est celui qui, plus que les autres, est capable d’affronter les angoisses qui naissent de la présence du vide. Ce vide, porte ouverte sur la chute conduisant à une mort perçue avec une lucidité terrifiante.
Baa-Oum est bloqué sous le surplomb. Sa dextre tâtonne sur la face verticale, l’explore, découvre une saillie, la coiffe. La senestre suit et trouve une cavité, s’y insère, s’y crispe. Les pieds suivent et se plaquent à plat sur la falaise. Baa-Oum a vaincu le surplomb. Mais il est maintenant suspendu en plein vide au pied de l’immense dalle verticale. La mort est tenue en respect par des doigts accrochés à des minimes irrégularités de la roche et des pieds que des forces d’adhérence empêchent de glisser. Baa-Oum ne peut que progresser vers le haut, toute descente lui est interdite, aucun secours n’est possible. Les lianes et les lanières en peau que la tribu possède sont trop courtes pour, jetées du haut, l’atteindre. Baa-Oum découvre l’immense solitude de l’homme en détresse. S’il tombe, dans un éclat de terreur, il passera devant la vire et viendra s’écraser à quelques pas de la tribu qui le regarde silencieuse, tout à la fois anxieuse, admirative, avide de macabre aussi.
Il poursuit pourtant, il a levé un pied, l’a posé sur une saillie. L’escalade qui suit est difficile mais sa volonté s’attendait au pire et la roche travaillée par les eaux lui offre de petites mais nombreuses saillies. Il parvient rapidement à la zone de nids dans la strate de roches jaunes. Là est une cavité, y lovant son corps, il s’installe et mange des œufs. En riant, il en jette aux autres, en bas, qui s’écrasent en bouillie dorée. L’atmosphère de peur se disloque, des rires éclatent et des cris d’admiration. Il en est grisé.
Pourtant il reprend vite conscience de l’aléatoire de sa position. Quel vide sous lui ! Il pense que, s’il tombe, il s’écrasera comme les œufs, et, comme eux, répandra ses entrailles. Il regarde la suite du passage il ne voit aucune prise solide dans la roche jaune qui le domine. Mais sur la droite, à quelques bras de lui, est une veine de roche blanche qui monte jusqu’au sommet. Hélas la traversée pour la rejoindre est impossible, un renflement lisse ferme le passage. Pour l’atteindre il faut sauter et atteindre un minuscule replat supportant une écaille décollée de la masse du rocher. Elle est là, cette vire, plus basse que lui, assez large pour recevoir ses pieds, et qui offre son écaille pour s’agripper. Si le saut réussit! Baa-Oum pense aux singes qui, sans peur, se jettent d’un replat à un autre. Il sait que les singes réussissent toujours, mais lui! Il esquisse des gestes d’escalade, amorce des mimiques de saut, mais l’action ne suit pas. Son regard va de ses pieds à la vire, à l’écaille, au bas de la falaise. Il prend un œuf, le tient dans sa main, le lâche. Il s’écrase à quatre pas du sommet de l’éboulis. Tous se sont tus et l’observent, fascinés. Ils sont pourtant habitués aux spectacles dramatiques: le chef a vu un Oum se faire dévorer vivant par un fauve, un membre en a vu un autre se faire encorner par un bovin furieux et, scène fascinante, se faire secouer longtemps à bout de cornes, gesticulant encore, avant d’être écrasé contre le sol. Un autre a assisté au spectacle d’une aa piétinée par une harde aveugle. Mais aucun n’a jamais assisté à un tel spectacle, alors que tout l’être est conscient, une mort causée par l’éclatement du corps, après une chute silencieuse.
Pourtant il ne peut rester ainsi. Une force en lui décide. Tout à coup, il saute, mains en avant, cupides, avides de saisir l’écaille. Lorsque ses pieds frappent la plateforme il chancelle, mais une des mains s’est glissée derrière l’écaille et a stabilisé son corps. Il est debout face à la roche, les mains dans la saignée entre l’écaille et la paroi. Il savoure cette réussite de sa vie prolongée. D’en bas monte un long brouhaha d’admiration. Alors sans marquer d’arrêt, il termine l’ascension. Lorsqu’il atteint la vire qui débouche sur les pentes herbeuses faciles qui permettent la descente, il se dresse face au vide, regarde les autres et pousse les mêmes feulements que poussent les Oum quand ils ont vaincu une bête dangereuse. Des cris lui répondent. Quelques minutes après il est parmi les siens. Il ne regarde personne, ne cherche ni le regard du chef ni celui de Ioo-aa. Il s’assied, silencieux, riche d’étonnement, épuisé par la découverte qu’il vient de faire et qui fait vibrer ses fibres profondes. Il est le même et pour toute sa vie différent.

Après cette escalade passèrent les jours et vint la chaleur. Avec elle, les proies dans la savane se firent rares. Elles allaient brouter sur les pentes de Kar-bou où l’herbe est verte et parfumée. Un jour Baa-Oum partit avec le chef et quelques hommes chasser sur les contreforts de la montagne. Ils trouvèrent le gibier résidant entre herbe drue et roche nue. Bien au-dessus de la forêt, là ou des herbe fines poussent entre des caillasses. Pendant plusieurs jours ils chassèrent, abattirent des proies en blessèrent d’autres. Parmi celles-ci était une bête magnifique. Ils l’avaient vue se diriger vers une barre rocheuse. Baa-oum déclara au chef qu’il allait tenter de retrouver l’animal. Il partit seul emportant quelques morceaux de venaison et une peau pour se protéger du froid. Il dépassa la zone d’herbes fines, atteignit les fins éboulis fort raides et accéda au pied des roches pures. Lorsqu’il fut arrivé là, vint la nuit. Dans une cavité qui le protégeait du vent il dormit. Au matin il commença à chercher la bête, allant de couloirs en éperons, furetant à gauche et à droite, courant de vires en vires, franchissant des ressauts, suivant parfois des traces que la bête avait laissée dans des terres ou des sables meubles. Ces traces lui faisaient oublier sa fatigue. La bête, blessée, se montra. Il suivit de nouvelles traces. Une nouvelle nuit le surprit alors qu’il arrivait au pied des eaux-dures. Elles se dressaient comme un dos couleur de ciel. Il alla les toucher, elles étaient froides et mouillaient ses mains appliquées contre elles. Il s’étendit à même le froid. Il dormit peu. Toute la nuit, des démons cachés chuintèrent leur colère. D’autres pénétrèrent en lui et le firent trembler. Il cacha sa tête dans ses bras et ne s’endormit qu’au lever du jour. Quand le soleil fut là il vit sur sa gauche qu’un passage facile permettait de prendre pied sur les eaux dures. Il s’y rendit et, tout à coup, il aperçut la cime, elle lui sembla proche. Il oublia la bête. Il louvoya entre des murs énormes d’eau figée, striés de fissures bleues aussi pures que des ciels. La tête de Kar-bou était là, ronde, simple de blancheur, sans mystère. Il alla à elle, mais que le chemin fut long. Accoururent les bêtes voleuses de vent. Elles l’attaquaient lorsqu’il tentait d’aller vite. Celles qui se nourrissent de doigts vinrent aussi, elles se posèrent sur ses mains et sur ses pieds. Il ne s’en soucia point. Le soleil était son complice. D’ailleurs, l’attaque de ces bêtes n’avait rien de terrifiant, elles n’étaient pas comme l’attaque d’un fauve affamé ou d’un bovin furieux. Il monta et disparut la sensation d’exister. Aucune fatigue en lui mais une énorme lassitude. Il était mu par une volonté extérieure à lui. Il était seul. Il n’y avait ni complice avec qui partager l’angoisse, ni femme à qui offrir l’apaisement, ni enfant à réconforter, ni chaleur d’un groupe qui donne une dimension aux actes accomplis. Il montait vers un instant mystérieux. Sa solitude était aspirée dans un monde simple, court, sans mystère où le souvenir des choses ne subsiste pas. Sa vie était moment présent. Aucune peur, aucune conscience de sa fragilité. Par quoi était il animé? Des siècles plus tard des hommes invoqueraient mille raisons, ils oublieraient que des choses ne peuvent être exprimées par un langage construit pour exprimer ce qui est banal et répétitif. Et le sommet fut sous ses pieds. Etrange sensation, tout était pentes autour de lui, tout était ciel au-dessus. Tout à coup, il se rappela les paroles de Boudi-Oum: «Il y a derrière Kar-bou des terres de fin de douleurs, des terres amies des Oum où verdissent des prairies à l’herbe caressante parsemées d’émeraudes d’eau tiède. Dans ces vasques se baignent des femmes aux formes généreuses, indolentes, espérant des plaisirs. Là, les vies sont sans obligations ni tracas, sans incertitudes et sans douleurs. Et la nourriture est là, partout, choisie, abondante. Il n’y a ni animaux destructeurs de vie, ni monstres devinés, les êtres qui vivent dans le ciel ne terrifient jamais les hommes». Ba-Oum regarda, scruta les horizons mais il ne vit rien qu’un déferlement d’aspérités éclairées, entaillées de vallons de nuit. Il se retourna, regarda d’où il venait. Il lui sembla au loin distinguer dans le vague des collines qui se soulevaient au-dessus de la savane celle qui contenait la grotte. Il vit le fleuve dérouler sa large lanière de feu. Il vit la savane sans fin se perdre à des sommes de vies de marche, incalculables. Il devina, bordant la savane sur l’autre bord, d’autres montagnes dont l’une, émergeant de masses de brumes blanchâtres, était plus haute et plus massive que Kar-bou. Alors, chargé de ce butin étrange, il commença la descente.
Quand il retrouva les autres, ils avaient rassemblé les proies et se préparaient à partir. Ils l’accueillirent avec un profond étonnement mais sans manifester de joie. Son retour était perçu comme un regret. Ils l’avaient deviné, perdu, retrouvé, minuscule bâtonnet s’effaçant parfois derrière des pans de roches ou de neige dure. Puis il s’était définitivement dissous dans le paysage et dans leur conscience. Sara-oum le questionna. Il ne répondit pas tout de suite, la curiosité de son chef était longue à lui parvenir. Il y avait tant de choses en lui qui le rendaient indifférent aux autres. Comme le chef insistait, il dit qu’il revenait du sommet de Kar-bou. Le chef perçu ces mots comme un outrage, il haussa ses épaules. Les autres hommes occupés à lier leurs charges ne le regardèrent même pas.
Ils revinrent à la grotte et passa le temps. Alors qu’une journée se terminait, qu’ils étaient tous rassemblés sur la terrasse, dans un moment de silence, il raconta. Il déroula son récit pas à pas, à l’image de sa marche laborieuse là-haut. Il parla de ce que personne avant lui n’avait vu, et des eaux figées dures comme des rocs, fracturées de fentes où régnaient des éclairages étranges. Il décrivit enfin, dans un silence énorme, ce qu’il avait vu du sommet. Tous écoutaient, avides. Il raconta que, derrière Kar-bou, étaient des milliers d’autres Kar-bou, qu’il n’avait pas vu de Terre de fin de douleurs. Il dit que, dans l’autre direction, celle vers laquelle se dirigeaient les Eaux lentes, était d’autres Kar-bou dont une plus haute, plus massive encore que celle qu’il avait gravie. Il dit que la savane ne s’interrompait pas dans un lointain fini mais qu’elle fuyait dans un horizon si immense qu’il faudrait plusieurs vies d’homme pour en atteindre l’extrémité. Il raconta. Budi-Oum se taisait, la tête basse, mais on le devinait tendu, réceptif et chargeant des ripostes. A la fin du récit il y eut un immense silence. Chacun regarda Budi-Oum toujours silencieux qui, tout à coup sourit. Alors un du groupe se mit à rire et tous à sa suite l’imitèrent. Budi-Oum leva la tête et regarda Baa-Oum fixement.
Le lendemain Budi-Oum s’enferma dans ses mystères. Il passa sa journée à tracer des lignes dans des cendres où étaient glissés ses curieux objets. En fin d’après-midi, il s’isola avec Sara-Oum, ils parlèrent. Le soir, celui-ci fit rassembler les membres de la tribu. Budi-Oum déclara froidement que le monde des hommes s’arrêtait bien à Kar-bou et, côté savane, dans un vide sans limite où tombaient les eaux lentes. Il expliqua que des animaux vivant sur Kar-bou déformaient ce que voient les Oum. Il confirma qu’une plaine sans douleur s’étalait sur l’autre versant de Kar-bou. Une grande joie anima soudain le groupe qui se mit à jacasser. Sara-Oum et Budi-Oum se regardèrent, leurs visages avaient la même expression que celle qu’auront au fil des siècles à venir ceux qui conduisent les hommes. Etonné, Baa-Oum chercha le regard de Ioo-aa, mais elle aussi participait à la complicité générale et souriait à Sara-Oum. La tristesse submergea Baa-Oum. Il comprit que ses jours étaient comptés, une force lui commanda de tenter une nouvelle voie dans la falaise. Comme il s’apprêtait à saisir les premières prises une poigne s’agrippa à son épaule, c’était celle de Ni-i-Oum qui le regardait avec tristesse.

LETTRE A UN JOURNALISTE.

Les autres sont dans la maison d’à côté. Je les entends, mal. Parfois un mot s’élève au-dessus des autres et un rire s’allume brusquement puis aussi brusquement s’éteint. Je les devine prostrés, déçus, mélancoliques, avec de brèves gaietés de vieillards.
La maison où je suis est de pierres et de bois, elle est presque disloquée. Elle s’est trouvé là hier avec cette vieille sur son seuil et qui semblait m’attendre. A-t-elle deviné mon besoin de solitude? Alors que les autres, suivant Dawa notre sardar, s’entassaient dans la maison voisine, elle m’a montré l’échelle au fond de l’étable. Je l’ai gravie et j’ai pénétré dans l’unique pièce. Tout était sombre ou noir. Une fumée irritante comme des odeurs de piments écrasés et des vapeurs aigrelettes ont fait plisser mes yeux et agacé mes narines. Des lumières craintives s’échappaient d’un feu oublié. Elles flottaient, éclairaient des volumes mal définis, se heurtaient à des arrondis de cruches et de chaudrons en métal jaune. Quand j’ai été habitué à l’obscurité, la vieille m’a tendu une photo de couleur sépia, écornée, déchirée sur les bords, noircie aux mille contacts de mains sales, pitoyable. J’y ai deviné un Sherpa souriant d’un large sourire de Sherpa heureux. Il est au milieu d’un paysage lunaire. Où est-il aujourd’hui? Elle a, en replaçant la photo sur l’étagère, une expression de douleur fataliste mais cicatrisée.
Les fenêtres sont de minces fentes dans les pierres des façades. Dehors, l’obscurité efface le jour, pourtant, j’aperçois, adossé au village, l’éboulement vivant de poussières soulevées par les vents du soir et, sur les pâturages au-dessus, la silhouette d’un vieil homme qui rassemble à la fronde ses yacks indociles. J’entends aussi le grondement du torrent inlassable. Ce bruit fait partie de la vie du village, il est vite oublié.
Plus loin, dominante, elle est là. Je le sais. Il me suffirait de lever la tête pour la voir. Je ne le ferai pas, je ne veux plus la voir.

Que tout est loin et pourtant si proche. Il y a peu, nous arrivions au camp de base. La face nous guettait. A son pied, minuscules, nous l’observions avec ferveur. Et des enthousiasmes naissaient de notre désir de vaincre. Et, dans l’obscur de nos prétentions, nous tracions des cheminements dans les fractures de ses glaces et les faiblesses de ses grands pans de roche. Mais des angoisses s’alimentaient de la vue de séracs instables, de dalles trop lisses, de surplombs démesurés, d’arêtes trop aiguës. En ces moments, nous nous taisions et soudain, désemparés, nous rentrions sous nos tentes.
Dans l’action pourtant nous les avons écrasées ces angoisses: notre folie était si forte!
Notre folie a survécu.

Hier encore nous bivouaquions près d’un feu indocile contre lequel s’acharnait un Dawa impassible. Les bouses de yak libéraient une fumée tournante qui nous obligeait à d’incessants déplacements. Nous parlions peu. Une question lâchée par l’un de nous flottait un instant sur le groupe, elle restait le plus souvent sans réponse. Nous étions repliés sur notre usure dans une quiétude de convalescents pleins d’eux même et fermés aux problèmes d’autrui.
La fatigue pesait sur nous, elle nous imposait des gestes d’une grave lenteur. Cette vie paisible, qui tout à coup nous était imposée, étonnait nos corps. Nos sens émoussés la savouraient et la subissaient tout à la fois. La soudaine absence de dangers créait en nous un vide qui nous désemparait. Nous avions mal aussi. Nos corps amaigris refusaient les sièges de pierres et même le contact de l’herbe, lorsque nous nous couchions sur elle, les faisaient souffrir. Des élancements jetaient dans nos pieds et nos mains gelés des électrocutions qui, malgré notre assujettissement au mutisme, nous faisaient gémir.
Le poids de notre tristesse avait remplacé celui de nos charges. Les souvenirs douloureux nous submergeaient, effaçaient notre gaieté, nous tourmentaient. Un soir, alors que nous nous glissions dans nos duvets, T., avec des phrases courtes comme des sentences, nous expliquait qu’ils nous lieraient demain, et qu’un jour, nous les évoquerions avec des sourires et une tendresse presque enjouée.

Les autres dorment-ils? Je n’entends que le chuchotement des prières de la vieille. Je me suis assis sur le bahut qui court le long de la façade percée de fenêtres et qui sert de lit. Sur lui, à côté de moi, un tapis. Le dragon qui l’habite semble impatient et se concentre pour bondir sur moi. Je le recouvre de vêtements. Quand elle m’a vu vider mon sac, la vieille a hoché la tête sur le côté comme ils le font en signe d’assentiment. Elle s’est accroupie pour attiser le feu en soufflant dans un vieux tube d’un mat de tente.

Soudain des lumières fortes jaillissent. Je suis bien, j’ai envie d’écrire.
Pourquoi écrire? Pour que quelqu’un sache? Pour être reconnu des autres? Etre présent dans leur vie? Exister dans des mémoires? Ce serait un étrange désir pour moi qui me sent si peu dépendant du jugement de tous. Pour que vous sachiez, vous? Lors de cette conférence qui a eu lieu juste avant notre départ j’ai souvent senti votre regard sur moi, pesant de curiosité, interrogatif. Et je n’ai pas oublié lorsque, vous refusant aux autres qui cherchaient à capter votre attention, vous êtes venu me questionner.
A votre confrère qui nous a rejoint au camp de base et voulait savoir j’ai répondu: «Il y a peu à dire». A–t-il compris que mon hostilité avait pour cause sa manière de rapporter les faits? Je le crois car il s’est éloigné sans rien dire. Qu’aurait-il écrit sur cette étrange tristesse qui envahit l’homme là-haut, sur le langage du vent, la nuit. Sur le bruit de cette neige à consistance de grésil qui tombait, faisant vibrer les toiles de nos tentes avec des bruissements d’aiguilles perçant des toiles ou des roulements de minuscules tambours monotones et angoissants? Comment aurait-il interprété tous ces dangers qui attisaient nos peurs. Qu’aurait-il écrit sur l’accident? Il est trop de ce monde! Il n’aurait rapporté de notre voyage vertical qu’un récit martial, un discours grandiloquent relatant des faits sportifs dans lequel auraient pullulé les superlatifs, des mots vides ou gras, le morbide.
Les autres ont aimé mon attitude. T. surtout. J’ai deviné son changement depuis cet incident. Une certaine réserve avant nous séparait, elle se manifestait d’ailleurs plus par des regards et des attitudes que par des mots. Je l’ai senti, ma réussite l’a troublé mais des témoignages d’intérêt, des manifestations de tendresse lui échappent maintenant. Cette tendresse qui se développe au fil des jours a pris le pas sur l’agressivité interrogative qu’il avait jusqu’alors.

Assis sur la banquette, je n’ai plus peur. Quel apaisement! Cette maison, noire de suie, est nue et misérable, pitoyable de pauvreté et d’inconfort. Je me demande soudain: tout serait-il si simple? Si peu suffirait-il? La nuit gagne sur le jour mais demain le jour dominera la nuit. Ce feu qui éclaire s’éteindra bientôt mais des gestes simples et lents le feront rejaillir dans une vie nouvelle. Ce Sherpa, pasteur conquérant, conduit son troupeau dans les ruelles étroites du village, mais demain, avec des gestes hérités, il le reconduira là-haut dans sa transhumance courte.
Mes rêveries sont terminées, j’écris. La vieille me regarde. Croit-elle à quelque acte religieux? Tout ici n’est-il pas lié au sacré? Le divin ne s’immisce t-il pas dans les actes les plus ordinaires? Je lève la tête, lui offre un sourire, elle me le rend et l’accompagne d’un mouvement de tête latéral dans lequel je devine une complicité heureuse. A-t-elle compris que tout en moi était en ordre. Que mes souvenirs étaient là ordonnés en strates paisibles dans une mémoire fermée comme un coffre par la serrure d’une lucidité inviolable.

Pourtant, tout à coup, un choc. J’ai écrit: «Bientôt je serai rentré». Et ces mots détruisent cet équilibre que je croyais acquis. Rentrer! Montent en moi de nouvelles incertitudes, les grands bonheurs qui devraient m’envahir s’évadent. Rentrer! Un malaise me submerge. Je tente un justificatif: rentrer pour retrouver mon patrimoine? Je n’ai trouvé pour justifier mon retour que ce mot de notaire ou d’intellectuel enfermé dans son microcosme. Je me vois, arrivé, prisonnier d’une solitude qu’aucune action ne vient distraire, asticot parmi des milliers grouillant sur des valeurs corrompues ou fanées. Celles d’un monde délavé, d’un monde sans puissantes espérances, d’un monde aux idéaux morts, d’un monde sans espoirs exaltants et sans enthousiasmes. Séparé des autres par de profondes divergences de pensées. Critiqué par des médiocres, des médisants ou des jaloux, dont le verbe, toujours, a le pas sur l’action. Est-il mien ce monde?

Le sommeil a du tomber sur moi. Un sommeil sans crépuscule, celui d’un organisme repu d’oxygène, de chaleur, à l’abri de tout danger. Le soleil est là tout à coup et avec lui la prise de conscience. La vieille me tend un verre repoussant de crasse, mais le liquide est chaud et sucré. Son geste est un geste de pauvre qui disparaît avec la richesse. Dawa rentre dans la pièce. Dans un sabir riche en néologismes il m’explique que demain des porteurs vont arriver. Que nous pourrons descendre. Que T. va partir en éclaireur, seul, tout à l’heure, qu’il emportera des lettres. Je n’ai rien à lui donner, ce mot n’est pas une lettre. La vieille s’est assise à mon côté, son silence irrite ma sensibilité, son regard me questionne et me fait mal.

ET LE YETI PARFOIS.

La nuit, le jour, microscopiques alternances du temps qui rythment la vie d’une planète. Sautillements d’obscurités en lueurs, une nuit meurt, un jour naît. Un jour enchanté est celui qui commence avec ce récit. Aucun obstacle entre le soleil et la terre, aucun cirrus annonciateur de mauvais nuages, aucun nimbus mourant vestige de quelque mauvais temps défait, aucune naissance d’orgueilleux cumulus ne viennent altérer la pureté d’un embrasement neuf. Une lumière légère s’installe dans le ciel sans brutales manifestations, sans violentes couleurs, le pastel règne. Les couleurs vaincues: le noir, les gris, le violet, le blanc laiteux laissent la place à un bleu paisible. Un temps superbe, un grand beau temps d’une indiscutable franchise s’affirme au fil des minutes, prend position de l’espace.
Et se dévoile avec le jour un minuscule fragment de la terre. Un horizon court bride l’imagination et lui interdit de rêver à des rotondités de planètes. Aucune perception d’infini, la vue ne peut se perdre dans une immensité de plaine ou de mer, elle se déchire aux rugosités du sol: pics isolés, arêtes dentelées, dômes de neige joufflus, bordent des vallons sinueux à peau de neige, de glace ou de caillasses. En ce jour parfait, les montagnes, ce paysage est un paysage alpin, n’ont pas eu à quitter ces brumes vaporeuses qui leur sont parfois comme des vêtements de nuit. Elles jaillissent, dominantes et pénètrent dans ce ciel de bonheur. Pour les hommes qui sont en ce lieu, ce jour qui commence son règne devrait s’ouvrir sur l’optimisme.
Il devrait! En haut d’un vallon, sur un glacier, deux silhouettes, celles d’un homme et d’une femme, encordés, ils descendent. L’homme est derrière, lui seul jette des mots, la femme, devant, ne répond pas. Ils parviennent au pied du petit glacier, sur un îlot de roches affleurantes. Là, ils s’arrêtent. Un bel endroit, les dalles sont parfaitement lisses et presque horizontales, chaudes déjà. Au-dessus d’eux, une paroi de beau granite sert d’assise à une pointe, plus gendarme que pic. Sous eux, à quelques pas, une arête de débris rocheux déposés là par le glacier au temps de sa grandeur sinue jusqu’au fond du vallon: une moraine latérale.
Arrivée la première sur les dalles, la jeune femme se retourne, observe la paroi quelques instants. Puis, sans souci de la corde qui traîne, après un haussement d’épaules, elle détourne son regard, jette son piolet. Par un habile effacement des épaules elle libère les bretelles de son sac, freine sa chute jusqu’au creux de son bras droit, le pose à ses pieds. Avec des gestes nerveux elle se décorde, défait son baudrier, quitte ses crampons. Ses gestes saccadés l’indiquent, elle est mécontente. Et son mécontentement la rend autoritaire car elle ordonne:
- Le topo.
Lui, qui vient à peine d’arriver sur la dalle et s’applique à lover la corde en boucles égales, s’étonne de cette colère sous ce ciel d’harmonie. Il demande la patience et tente une diversion:
- Qu’as-tu ? Oui, attends. Tu as vu, la corde n’est même pas mouillée.
Son humeur n’en est pas modifiée:
- Vite.
Sans barguigner, il retire d’une de ses poches et lui tend la photocopie d’une page d’un livre, un texte court illustré d’un croquis. La feuille en main, elle se tourne vers la paroi. Réalité et image correspondent. La face est presque entièrement visible, seul un replat médian dans l’alignement du regard n’est qu’un simple trait alors qu’il est vaste terrasse sur le dessin. Visage fermé, ton de dérision, elle lit:
.
Ses regards vont de la feuille à la face, un index suit l’itinéraire sur le croquis puis le parcourt sur la paroi. La voix dure, elle poursuit:
.
Elle hausse les épaules, d’un ton acerbe, elle commente: Bon rocher, itinéraire conseillé. D. inf>> signifie dans ton jargon: belle ascension sans danger de chutes de pierres, limite inférieure du difficile! Et dans un itinéraire qui date de 1938! Nous sommes loin des cotations T.D. très difficiles ou E.D. extrêmement difficiles qui constituent tes menus habituels. Des passages de III, un peu de IV, un passage de V qu’on peut éviter! Des difficultés dont monsieur, elle hésite, puis poursuit en décomposant lentement le verbe: «se gausse» quand il est dans la vallée.
Elle hausse les épaules :
.
Elle lui avait dit un jour: «Tu parles des difficultés avec les brillances dans les yeux et le ton qu’ont les gourmets pour parler de bons plats». Elle laisse choir la feuille qui volette jusqu’à la dalle, s’y pose, frémit au vent léger comme animée de velléités d’envol. Sans un regard vers lui, elle se couche et lui présente un dos d’épouse chargée de rancune. Etonné par la véhémence de la révolte et la précision des critiques, il accepte sa culpabilité:
- Excuse moi, dit-il.
Elle ne répond pas, la tête sur son sac, elle enferme sa rancune dans son corps recroquevillé. Une rupture dans sa placidité habituelle lui avait, force incoercible, fait extérioriser cette colère. Parce que cet échec était la conclusion de trop de promesses? Dans la vallée, toujours, il affirmait que le prochain week-end il la guiderait dans une nouvelle escalade. Il prenait un des livres où sont décrits les itinéraires, ceux que les alpinistes nomment les topo-guides, il les avait tous. Ainsi qu’un poète feuilletant une anthologie, il s’arrêtait à une page, se recueillait, parfois lisait d’un ton emphatique: le Doigt de Dieu, l’Aiguille Verte, le Clocher des Ecrins, les Aiguilles du Diable… Il se délectait à prononcer, sans percevoir l’humour simpliste qui les avaient inspirés, des noms d’itinéraires: Tout en plafond, Orgie de vide, Lisse and co… Il précisait d’un ton de scientifique la difficulté des passages: «Dis, dans Du nouveau en face ouest, il y a une longueur entièrement en sept C!». Les hautes difficultés lui inspiraient des rêves d’actions victorieuses : «Dans Que dalles, je suis sûr que je serai à l’aise». Et des peurs aussi, mais celles-ci étaient sous-jacentes, non formulées, elles étaient même stimulantes imaginées dans la quiétude de la plaine. Il refusait d’admettre que, dans l’action, elles seraient incitatrices d’abandon. Dans son rôle d’expert, il louait, critiquait, commentait:
- La directissime? Une belle voie, mais La directe! Bof! En VI C la fissure de la Voie avec issue? Ils plaisantent, sa réputation est surfaite. La voie des Quincailliers? Pas mal, mais trop de pitons et trop près du refuge, et que de monde! Bon pour les Bleausards, je n’irai jamais. Le grivois ne le rebutait pas. Il lui apprenait que La voie du Pif et du paf, tracée sur une arête en forme de nez, avait été ouverte par un couple qui, au cours du bivouac à son pied, s’était longuement agité.
Dès le jeudi, il consultait la météo, supputait l’état des versants, d’une voie réfléchie il prononçait diagnostics et prévisions: «L’isotherme zéro est à quatre mille mètres, attention aux chutes de pierres, il serait fou d’attaquer un couloir de glace». Ou: «Ils annoncent des orages en fin d’après midi, impossible d’attaquer une course d’envergure, se faire foudroyer…». Enfin, toujours, il décidait d’une ascension: «Les choses étant ce qu’elles sont, dimanche je t’emmènerai…».
Elle était docile, sa docilité découlait de ses faibles connaissances, de son absence d’esprit critique, d’une absence d’intérêt réel, de sa distraction aussi. Ainsi, elle acceptait sans esprit critique ses commentaires et ses choix. Le nom des sommets ou des itinéraires suffisait pour lui faire imaginer des plaisirs d’action. Elle n’était pas attirée par la difficulté pure, cette façon de se démarquer ne motive que rarement les femmes qui n’ont pas besoin de cela pour leur équilibre psychologique. Elle aimait simplement l’effort, était sensible à l’esthétique d’une course, appréciait la belle vue que l’on pouvait avoir d’un sommet. Une ascension glaciaire facile la comblait. C’est d’ailleurs le seul genre de courses qu’ils réussissaient ensemble car c’est uniquement ceux-là qu’il choisissait. Ces courses qui lui faisaient répéter avec un ton de condescendance blasée: «Bien sûr, c’est esthétique, mais c’est vraiment à vache! Bof! C’est une balade qu’il faut avoir faite».
Ce qui, pensait-elle, l’avait énervée ce jour là, ce n’était pas l’échec, cette escalade somme toute elle s’en moquait, c’est de se retrouver au petit matin d’un jour parfait avec des forces presque intactes n’ayant pour occuper le reste de la journée qu’une descente dérisoire. Alors, couchée, elle ruminait sa rancœur et elle retrouvait les mots qu’il avait prononcés: «Je n’ai jamais fait ce sommet, le rocher est excellent, l’itinéraire facile à trouver, la descente sans problème. Bon, ce n’est pas une grande escalade, ce n’est même pas un grand sommet, mais la course te plaira. Une petite course de rocher ça nous changera. Bien sûr, si tu étais entraînée la voie des Arachnides qui est à gauche…». Un silence et: «Avec un type costaud, il y aurait même une voie à ouvrir à côté des Arachnides, mais alors, attention les difficultés!». Ainsi, c’était pour elle qu’il avait choisi cet itinéraire! Son mécontentement lui faisait murmurer: «Un échec, encore une fois!».

Au refuge, la veille, ils étaient peu nombreux. Autour d’eux, quelques alpinistes débutants venus gravir un dôme de neige. Regroupés autour de la même table, au cours du repas du soir, une ambiance cordiale, une amitié de week-end les avait fait se regrouper. Ils avaient parlé. Comme à l’accoutumée il avait été brillant. Quelle culture alpine! Il connaissait le nom de tous les sommets, leur altitude, le nom des itinéraires, le nom de ceux qui, pour la première fois, les avaient parcourus. Ils avaient parlé Himalaya. Sur ce sujet aussi il avait été intarissable. Et, comme le mot yéti avait été prononcé et que son existence avait été mise en doute, il avait arrêté les propos sceptiques et les haussements d’épaules. Ponctuant son exposé de sourires, excuses à l’étalage de son érudition, il avait parlé de ce gigantopithèque dressant sa silhouette colossale quelque part entre homos habilis, homos érectus et homos sapiens. Il disait qu’il avait été trouvé des traces de son existence, un os, une dent. Il avait conclu: certains savants estiment qu’il a pu survivre au plus reculé des montagnes d’Asie.
Le sujet ouvrait des portes à l’imagination, vinrent les histoires amusantes, les réparties grivoises. On l’avait décrit ce yéti, parlé de son exceptionnelle vigueur, de ses stupéfiantes qualités de montagnard. Le récit des exploits de cet animal s’imposait. Le plus égrillard de l’équipe ayant insinué qu’il possédait de magnifiques talents d’amoureux, les répliques s’étaient enchaînées:
- Il est d’une puissance redoutable.
- Qualité masculine s’il en est, et, en tant que telle, appréciée par nous.
- Quelque peu soudard et bien peu affectueux.
- L’affection, mère des monotonies, bride l’imagination, vogue sur les lassitudes. Une brutalité harmonieuse est parfois appréciée.
- Il est velu.
- Vous qui tirez fierté de quatre poils sur votre poitrail et les déclarez indice de virilité, qu’êtes-vous comparés à lui?
- L’odeur…
- La votre, au retour d’une course, ne sera jamais mise en flacons!
- La gueule!
- Il aime la position correspondant à la morphologie que Dieu a fait aux mammifères. Et qui, bien que critiquée par notre église, n’est pas dédaignée par nombre d’entre nous. Imagines, tu es en pleine paroi sur un relais minuscule, il apparaît, s’approche par derrière… Il ne doit pas perdre de temps en préséances.
Et ils étaient partis vers leurs couchettes, des chaleurs au ventre, étouffant des rires.

Ils avaient quitté le refuge bien avant les autres. Les cônes de lumière fureteurs des lampes frontales perçaient vainement le tendre de la nuit. Ils avaient pénétré dans l’obscurité, sensibles aux perceptions que l’intensité du jour fait oublier. Les pas déplaçant les graviers, les tintements des pointes des piolets frappant quelque saillie de roche, les crescendo et décrescendo des parlers monotones des ruisseaux côtoyés ou traversés créaient dans la mer de l’énorme silence des récifs de bruit. Il avait calculé qu’en tenant compte de la longueur de la marche d’approche, du temps consacré à quelques haltes et à celui nécessaire pour adapter l’encordement à l’escalade rocheuse, ils saisiraient les premières prises lorsque le soleil imposerait sa lumière sur le sommet. Il en avait été ainsi et c’est alors qu’il approchait du rocher qu’il s’était brusquement arrêté, s’était retourné et avait décrété:
- Verglas!
Et il avait commencé à descendre. Elle s’était étonnée:
- Je vois une trace brillante sur ce bord, mais rien dans le fond de la cheminée. D’ailleurs ce ne doit pas être bien méchant puisque l’eau suinte. Attendons un moment, dans quelques minutes le soleil sera là.
Mais lui, agacé, refusait l’objection, haussait les épaules et répliquait:
- Ajoute que le soleil est presque sur la terrasse. Les stalactites de glace vont commencer à dégringoler. C’est ça, tu veux te faire canarder. Nous devrions déjà être au pied du pilier.
- Les stalactites sont loin à gauche…
Il n’avait rien répondu. Voilà pourquoi elle avait contesté sa décision, pourquoi la colère avait germé en elle, pourquoi, pour la première fois, elle s’était révoltée. A ses mots de défaite elle avait répliqué:
- Tu m’as répété que c’est une voie sans problème, que le rocher est de bonne qualité.
Il avait secoué la tête, ainsi que font les adultes à certains désirs des enfants.
Au cours de la descente, sa colère s’était nourrie de souvenirs et avait pris de l’ampleur. Toujours, quand ils attaquaient une voie rocheuse, il en était ainsi. Arrivés au pied d’une face ils faisaient demi-tour. Il trouvait toujours des justificatifs à la renonciation: un soudain manque de forme, une vieille tendinite qui revenait, un malaise intestinal, les mauvaises conditions de la montagne, une météorologie peu sûre. Le temps avait bon dos, le plus petit nuage, le moindre souffle de vent d’ouest était annonciateur d’effroyable tempête. D’autres fois, c’était l’état de la neige dans la voie de descente qu’ils devraient emprunter qui serait cause de dangers. Une fois il avait même annoncé, avec un énorme sérieux, qu’il avait oublié le piton, un extra plat en acier dur, indispensable pour franchir un certain passage. Se succédaient ensuite de longues phrases justifiant l’abandon. Il aimait le risque certes, mais: «Il n’était pas fou et puis la montagne était éternelle, ils reviendraient».
Aujourd’hui, elle refusait ce qu’elle avait longtemps accepté et c’est pourquoi, arrivée sur les dalles moutonnées, elle extériorisait sa colère. Lui, observant son dos, étonné de sa réaction qui tranchait sur sa docilité coutumière tentait de l’amadouer en louant la qualité du lieu.
- Quel beau poli glaciaire!
Mais elle gardait la tête dans ses bras. Et lui, privé d’interlocuteur, expliquait au silence:
«Si nous avions poursuivi, oui, on serait sans doute passé». Il répètait: «Sans doute».
Le ton qu’il utilisait pour dire ces deux mots était lourd de sens. Il ajoutait: «Mais, comme dit Patrick…». Désigner par son prénom un grand de l’alpinisme signifie que l’on est de ses amis, citer un de ses jugements donne de la force à ses propres affirmations: «Un échec n’empêche pas une autre tentative, un simple bon grimpeur vivant est toujours supérieur à un grand grimpeur mort».
Elle ne répondait pas, elle lui présentait son dos pétrifié par la rancune et la colère. Alors il se repliait dans la résignation et le silence. Il rangeait le matériel dans son sac, puis il s’asseyait face au vallon. Elle ruminait son ressentiment, récapitulait les prétextes invoquées à chaque tentative. Elle réalisait soudain que toutes étaient fallacieuses, que c’est la peur, la simple peur, l’énorme peur qui, à chaque essai, l’incitait à l’abandon. Pourtant il avait réussi des ascensions difficiles mais sa colère stimulait sa lucidité, elle comprenait qu’au cours de celles-ci il n’avait jamais grimpé en premier de cordée! L’explication était simple, il en était incapable. Il ne pouvait grimper en tête des passages difficiles s’il n’avait pas au-dessus de lui une corde tendue l’assurant, le rassurant. Cette corde combattait son pessimisme, annulait les effets du vide, stimulait son courage, annihilait ce défaitisme qui, au moment de l’attaque, le conduisait à l’abandon. Elle était l’antidote à sa peur. Venaient en elle des mots: «ce n’est pas un leader». Son agressivité lui inspira même le mot «comparse». Ce mot, bien que mal choisi, était une égratignure, il lui plut, elle le garda un moment en tête. La vérité explosait, elle se souvint: il était conscient de sa faiblesse. Un jour, dans un moment de franchise, ne lui avait-il pas dit: «Je sais que je possède la technique et les qualités physiques suffisantes pour franchir les passages les plus difficiles mais mon imagination est grande et je suis d’une nature pessimiste. Je m’imagine dans un passage où il est impossible de placer un point d’assurage, engagé dans un surplomb trop difficile pour moi, sur une dalle aux prises minuscules interdisant toutes possibilité de descente. Quand je regarde une paroi de face, j’exagère sa raideur et partant ses difficultés. En vérité, je n’attaque pas parce que je n’ai pas envie d’avoir peur ou si tu préfères, parce que j’ai peur d’avoir peur».
Elle acceptait cette analyse. Elle se rappelait une conversation qu’il avait eue avec P. un de ses camarades avec lequel il réussissait des courses difficiles. Ce camarade le conseillait:
- Il faut qu’un jour tu te décides… Tu grimpes bien mais tu t’écoutes trop. Quand on grimpe en premier il faut prendre confiance en soi. Il faut dès l’attaque brider son imagination. La montagne sur laquelle on va progresser ne ressemble pas à celle que l’on a vue de loin ou de son pied et jamais à celle des croquis des topos ou des photos. Elle est certes plus haute que celle des représentations mais elle est plus rugueuse. Il n’y a pas de rocher lisse comme une vitre. Evidemment s’immiscer dans un monde vertical est rejeté par la raison, c’est pourquoi il faut, dès la première difficulté que ta volonté dise à ton cerveau: je pénètre dans l’anormal, il le faut. Dès la première longueur tu dois te faire violence. Ton cerveau doit lancer des ordres contraires à ceux qu’il dicte habituellement. N’écoute pas ton instinct quand il te glisse: ton pied posé sur cet arrondi va glisser. Placer son corps dans l’aléatoire est refusé par la raison, il entraîne une révolte de l’ensemble des facultés d’un individu normal. Dans la vie de tous les jours l’attraction terrestre est rarement une cause de dangers, dans une escalade, au contraire elle est permanente. Le corps est placé dans une succession de situations précaires qu’il faut banaliser. Les premiers essais en tête sont déterminants, après comme les chiens lorsqu’ils ont levé leur premier gibier, tu es déclaré. Note que c’est la même chose quand tu es en pleine face au pied d’un passage qui a une sale gueule. Dans les deux cas il faut te dire: Je ne m’intéresse qu’aux quelques mètres qui sont là. Je vais exécuter lentement une suite de mouvements. Je ne suis pas pressé d’arriver au relais. Je puis même m’arrêter sur des prises, regarder autour de moi, observer la suite. Il faut ensuite te dire que toute l’ascension ne va pas être un martyre. Quand on est dans l’action tout change. Tu verras combien grimper en tête est exaltant. Merveilleuse découverte, en tête naît en toi un sentiment de puissance qui se transforme en plénitude quand tu arrives au sommet du passage ou de la montagne. En accomplissant ces actes dangereux, tu graves en toi non seulement une fierté physique mais aussi une fierté intellectuelle source d’équilibre psychologique, de sérénité future.
Et comme elle intervenait, insistait sur le vide, le camarade avait haussé ses épaules et avait expliqué:
- Le vide conditionne ce que je viens de dire, mais on s’habitue au vide. Les acrobates ont-ils des gènes différents des autres? Non, ce sont des êtres qui, simplement, en ont fait leur environnement quotidien. Le vide est certes dangereux mais il est enfermé dans une cage, il n’agresse jamais. Les constructeurs et nous, les alpinistes, sommes des dompteurs de vide.
Et avec humour:
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Elle avait insisté:
- En premier, il faut quand même plus de courage!
Et le camarade avait répondu:
- Oui, grimper en premier, demande plus de courage. Rares sont les grimpeurs sur lesquels le vide n’a aucune influence, on peut affirmer que presque tous, dans leurs débuts, ont été mal à l’aise ou ont eu peur. Grimper en second demande moins de courage, le second n’est pas préoccupé, il n’a pas à assurer la responsabilité de la course et surtout, il sait qu’au cours de l’ascension il risque peu de choses, une chute de quelques décimètres tout au plus. Mais cette sécurité lui ouvre les portes de la disponibilité, il est soumis aux forces négatives de l’imagination. Il a le temps de regarder, d’analyser, il a le temps d’avoir peur. Le premier n’a pas le temps, il ne peut laisser son esprit batifoler, il est trop absorbé par le passage à franchir. La concentration lui fait oublier la peur.
Et le camarade en le montrant du doigt:
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Elle repensait à tout cela.

Elle l’avait connu à l’école d’escalade où l’avait entraînée une amie. Elles avaient remarqué tout de suite son élégance. Son amie lui avait dit:
- Regarde celui-là, quelle classe ! Si ses qualités de grimpeur se rapportent à son plumage, c’est le phénix des habitués de ces blocs.
De fait, il était remarquable. Alors que les autres se complaisaient dans le débraillé, à porter des vêtements usagés, témoignages de luttes passées, lui, c’était évident, accordait de l’importance à la qualité de sa tenue. Son amie avait proposé:
- Viens, on va le regarder grimper.
Et moqueuse:
- Atténue ton féminisme rigide, les femmes seules sont rares en montagne et il serait temps que tu aies un ami à poste fixe. Celui-là donne l’impression d’être taillé dans un bon tissu. Les hommes sont sensibles à l’admiration. Suis-moi.
Elles s’étaient approchées du bloc sur lequel il grimpait et l’amie, après avoir posé ses mains sur les premières prises d’un passage qu’il venait de franchir, avait dit admirative:
- A vous voir ça a l’air facile.
Il s’était intéressé à elles.
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Il répondait avec un beau sourire:
- Oh ! Vous savez, ce ne sont que des blocs.
Il semblait modeste. Quelques réparties encore, des mots, des regards, des sourires échangés et, ensemble, ils allaient de blocs en blocs. Il décomposait pour elles des mouvements, expliquait les techniques. Il utilisait le jargon des grimpeurs, parlait oppositions, fissures, cheminées, dièdres, dulfers, adhérences, coincements, grattons… Quel savoir! Mais aussi quelle élégance, quelle force, quelle légèreté, se dégageaient de lui!
Il avait proposé de les emmener en montagne, l’amie s’était récusée:
- J’ai un copain, il me guide.
Mais elle l’avait désignée:
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Il avait ainsi concentré sur elle son attention et il lui avait proposé:
- Quand veux-tu?
Le dimanche suivant ils étaient sur un petit sommet. Après l’ascension le jugement avait été bref :
- Tu marches bien, je te ferai faire des courses plus sérieuses.
Elle avait réprimé un sourire, il n’avait pas dit: «Nous ferons ensemble». Elle s’était dit: les alpinistes seraient-ils plus macho que les autres? Mais cela était de peu d’importance. En réalité, pour la première fois, elle désirait qu’il en soit ainsi. Au cours de cette première sortie, ils avaient gardé une certaine distance, chacun en soi pourtant curieux de l’autre. Deux êtres s’observaient, s’écoutaient, à petits pas se dévoilaient, se découvraient, s’apprenaient. Acteur et spectateur successivement. Et la solitude, le décor grandiose, en les rendant complices tissait les liens d’un solide rapprochement. Attirance physique acquise, elle aussi était belle, compatibilité d’humeur testée, amitié admise, ils pouvaient enchaîner sur les premiers échanges de tendresse, discrets, car ils étaient malgré eux imprégnés des règles de la société. Gestes esquissés, paroles d’homme en quête de plaisir, elle s’était refusée. Mais la nature veillait, incitait à la patience, autorisait l’espoir.
Le week-end suivant il fit beau, il avait parlé d’un nouveau projet. Cette fois je te ferai faire une vraie course. Hypocrisie inconsciente? Réelle et enveloppée de justificatifs? Il avait choisi une montagne au fond d’un vallon peu fréquenté. Il avait expliqué:
- Un environnement grandiose, un petit refuge, rustique, encore authentique, sur une presqu’île de roc sur la rive d’un glacier. Nous y serons bien. La course…
Mais elle n’avait pas écouté la suite. Elle était d’accord sur tout. Au refuge, ils étaient seuls. Autour d’eux des masses de glace hérissées, déchirées, disloquées accentuaient le sentiment d’isolement. Pour le rapprochement final, le choix était bon. Le refuge, minuscule dans ce cadre, se dressait en oasis de sécurité. Et son intérieur favorisait l’intimité avec son revêtement en bois et ses bat-flanc en planches épaisses. Au crépuscule, ils s’étaient assis devant la porte. La nuit, à pas de loup grisaillait le paysage, noircissait la vallée. La sensation de solitude, le vide oppressant au bout des dalles, ils s’étaient serrés l’un contre l’autre. Le vent du soir fut le prétexte, son souffle les poussa vers le refuge. Ils refermèrent la porte, le désir leur ouvrit les siennes. Victimes d’une boulimie de plaisir dégustée avec lenteur, la nuit fut lourde d’exaltante symbiose. Le départ matinal vers le sommet n’eut pas lieu. Un mois plus tard ils habitaient ensemble.

Couchée sur les dalles, elle se remémorait. Maintenant, le soleil était chaud, il précipitait dans le vide les stalactites qui explosaient avec des tintements de verre brisé, il donnait vie à des filets d’eau courant au loin. Des mélodies, qu’elle essayait de transcrire par quelques notes. Sa colère s’engourdissait dans une torpeur mélancolique. Elle s’assoupissait. Un léger bruissement, un bruit de tissus agité, un soupir en air fredonné qui s’interrompt sur un appel, un ordre la fait se dresser:
- Viens.
Suivent des sifflements modulés, appels joyeux, elle regarde autour d’elle. Un nouvel appel hululé cette fois, il venait de la face, elle chercha, elle trouva, elle vit. D’abord sa raison refusa les images, puis elle s’adapta, la réalité était là. Non pas dans l’itinéraire qu’ils devaient gravir, ni dans celui des Arachnides, mais à gauche de celui-ci, dans la partie la plus surplombante de la face, un grimpeur! Seul! Vision fascinante que la raison critique, dans l’extrême, des tâches sont à partager. Au leader la volonté de progression, le choix de l’itinéraire, au second la sécurité de la cordée. La corde donne au risque une dimension raisonnable. L’escalade solitaire est démesure, elle est risque absolu. Mais se considérait-il dans l’extrême celui-là, promeneur insouciant du vide, du vertige, de la peur, de la chute, qui effleurait les prises, s’accrochait à des riens? Que faisait-il là? Il flânait dans le vertical. Aucun mouvement disgracieux, heurté ou hésitant, mais des gestes désinvoltes, sans temps de recherche ou d’incertitude. Quelle harmonie dans les enchaînements! Positions, mouvements invraisemblables que la maîtrise fait croire logiques. Un grand écart, le corps glisse sous un surplomb, progresse sur une dalle aux prises invisibles, soudain tenu par une seule main. Il se balance, s’équilibre plus loin. Une succession de gestes fluides le propulse vers le haut. En projection frontale une orchestique du vide! Et il s’arrête, regarde vers le bas, il descend, oui vers elle, oui:
- Viens.
Au milieu des mêmes sifflements et tintements de glace brisée qui l’ont réveillée, elle capte ce nouvel appel. Elle voit, il est là, sur une vire presque au pied de la face, un index sur la bouche. Non, elle ne peut se tromper, c’est une invitation au silence. Et comme étonnée elle lui montre son compagnon endormi. Il hausse les épaules, s’agite, tout son corps est fou rire. Elle hésite, il renouvelle appels et gestes. Alors elle se décide, va au pied de la face. Il attend qu’elle se soit encordée. Il assure la corde. Elle grimpe. Il lui fait signe de s’arrêter sur un replat. Elle l’observe. Il est coiffé d’un curieux bonnet à poils, ses yeux sont protégés par des lunettes de soleil. Elle le suit et pénètre dans ce qu’elle croyait être un monde de peurs, et qui n’est qu’un lieu où règne le magique. Il monte, il se bloque sur des prises infimes, lui indique un autre replat. Elle s’y installe et comme elle crie qu’elle se doit de l’assurer, il secoue la tête dans un mouvement de négation amusée. A intervalles comptés il fait entendre son rire cristallin. Elle s’étonne de sa propre aisance. Et défilent les longueurs de corde, enchantées, silencieuses car il ne parle toujours pas.
Et le sommet fut sous leurs pieds. Un paradis de sommet, un replat parfait bordé par une lame en garde-corps qui les coupe du vide. Elle s’est adossée à lui. Curieuse, elle essaye de lire sur son visage, mais oublieux d’elle, il est penché et observe la face. Cette indifférence la choque, genoux au sol elle se retourne et se penche pour regarder aussi. Mais non il n’est pas indifférent, il est près d’elle, il la presse contre lui. Une main s’insinue dans ses vêtements, les fait glisser, elle ondule pour lui faciliter la tâche. Logique pensa-t-elle, juste récompense. Vont les choses, la nudité s’impose, la curiosité s’assouvit, le désir s’exaspère, s’épanouit, s’assouvit. Les mouvements mécaniques de l’acte, étonnants dans cette immensité d’immobile suivent jusqu’à l’explosion des orgasmes.
Maintenant, elle est redescendue, elle s’est recouchée sur les dalles moutonnées. Elle a retrouvé le granit poli et chaud. Les tintements des stalactites de glace se disloquant sur le rocher sont plus rares, les mélodies monotones et apaisantes des ruisselets plus intenses. Elle regarde. La neige, au-dessus des dalles l’asperge de millions de grains de lumière. Elle prend possession de ce saut dans l’inconcevable, elle le classe dans les souvenirs étranges et lumineux. Et elle se découvre neuve, calme et les sens apaisés.
Lentement, elle se dresse, s’assied, les mains aux chevilles, le menton sur les genoux. Oubliée la colère, quelle sérénité, l’envoûtement est encore en elle! Son regard parcourt les acrobaties de roc et de glace, s’étale sur les replats, s’apaise sur l’arête de la moraine, se fixe enfin sur lui. Il est là, soulevé sur un coude qui la regarde et en quelques mots détruit l’harmonie qui frémit encore en elle.
- Je n’ai pas été brillant.
Elle ne répond pas. Au-dessus de leurs têtes, un choucas ouvre ses ailes, bloque la verticale d’un piqué dans un claquement d’air brutalisé, plane vers la moraine en poussant un piaillement d’amitié.
- Le curieux…
Elle ne termine pas sa phrase, geyser venant du plus profond d’elle un rire jaillit en gloussements, plus explicite que tout discours, plus humiliant que tout reproche. Plus tard, après leur séparation, dans un moment de lucidité, elle assemblera le puzzle de leur histoire. Les rouages déchiquetés de son passé, de leur passé apparaîtront. Dans l’image construite où se mélangeront l’évident, le délicieux, l’invraisemblable, le burlesque elle ne percevra pas l’importance qu’a joué la lassitude, le désir de changement, son irréductible volonté d’indépendance.



LES CHIENS DES COLLINES DE L’HIMALAYA.

- 20 septembre. Arrivée. L’hôtel n’a pas changé, Pushpa, son directeur, presque mon ami, non plus. J’ai retrouvé mes affaires. Activité de routine pour préparer le départ.
- 23 septembre.
La nuit vient de tomber, les seuls bruits métalliques sont ceux des gamelles qui s’entrechoquent, les kitchen-girls font la vaisselle. C’est un peu plus tard, qu’ils aboient!
Ils sont différents de ces chiens des banlieues de Kathmandu, qui se regroupent en meutes dans les nuits opaques et aboient à perdre haleine. Ceux-là hurlent pour indiquer aux autres les limites de leur territoire, pour exprimer à ces sinuosités des terrains vagues une haine inscrite dans leurs gênes. Ils ne se risquent pas à les attaquer et ils restent à bonne distance de leurs simagrées d’attaque ou de leur venin. Aboient-ils lorsqu’ils débusquent quelque rat, ombre répugnante qui se glisse dans les ruelles noires entre les flaques de mousson? Aboient-ils aussi lorsqu’ils se combattent pour que l’un d’eux affirme sa suprématie? Pour acquérir le droit d’effectuer ces chevauchements instinctifs, source de pérennité de l’espèce, sur le dos d’une chienne famélique offrant au vainqueur, plaquée sur les os de sa croupe, une peau chiffonnée et pouilleuse? Quel qu’en soit le motif, ils sont nombreux ceux qui exhibent aux matins des plaies atroces, des lambeaux de chair sanguinolente salie d’immondices. Je me suis toujours étonné de la force de ces concerts qui troublent mon sommeil fragile sous les pluies acharnées des moussons finissantes.
Ces chiens, eux, habitent les collines himalayennes qui descendent en vagues désordonnées du Toit du monde. Ils ne vont pas en meutes, ils s’éparpillent dans les villages, les hameaux et les maisons isolées. Pourtant, dans les nuits paisibles de ces piémonts himalayens, eux aussi manifestent leur existence par des aboiements à la signification mystérieuse.
Cela commence par un jappement bref, un coup de baguette de chef d’orchestre sur son pupitre. Suit une réponse lointaine, gémissement étouffé d’une trompe égarée. Un grognement proche succède, soupir d’un vieux sage troublé dans ses méditations. A ces premières rumeurs le premier acteur répond par un éclat brutal. Alors, tout s’enchaîne rapidement: un aboiement claque, un craquement de gorge mécontent lui succède, puis un autre, puis un autre et tout à coup s’installe le vacarme. Tous les chiens donnent de la voix. C’est un enchevêtrement de vociférations, un tonnerre de résonances, un fracas d’imprécations, de hurlements d’approbation, de mécontentement, de réfutations qui se bousculent, se mêlent, se piétinent, se jettent sur les murailles verticales et moussues des rives qui les renvoient en échos de plus en plus assourdis.
- Nuit du 25septembre.
Ces torrents de sons, ces successions de salves sonores encore une fois m’ont éveillé. Je quitte lentement le domaine de l’inconscience. La marche d’approche suit son cours. Les jours se succèdent, heureux, et les nuits dans les étapes. Je construis sur la monotonie de ma vie d’hier quelques strates de paisible harmonie. Je me sens en permission de ridicule.
- 26septembre.
Comment exprimer cette euphorie qui est en moi?
- 27 septembre.
Au loin, sur le dos de forêts, entre deux collines, des blancheurs sont apparues. Dessin d’une grande simplicité de forme et de couleurs, elles se plaquent sur un infini de bleu. Puis d’autres sont venues, plus aigues. Leurs silhouettes sont pures mais je sais ce qu’elles cachent de mystérieux, de démesure, de peurs. Que de ferveurs n’éveillent-elles pas en nous! Cette apparition nous a fait nous regrouper, exaltés.
- 28 septembre.
Ma curiosité avide se rassasie de la vue de montagnes. Elles sont là, visibles en permanence. Je suis gavé de somptueux. Je les sais par coeur. Un alpiniste retient les formes et les couleurs aussi. Parfois elles sont nues, parfois elles s’enveloppent de fripes de nuages qui les font paraître plus nues encore. En haut des côtes, je m’arrête parfois. Non de fatigue, je peux ainsi marcher des jours et des jours sans fatigue, mais parce que j’ai été interpellé par une nouvelle lueur. Elle capte mon regard et déclanche en moi des désirs d’amoureux. Je lis son nom sur une carte, son altitude, j’apprends ses formes.
Mon corps effectue un travail pour lequel il est fait. Dans les montées, il y a de la sagesse dans ma marche, avare de puissance, je ralentis. Mais, dans les descentes, je redeviens un enfant prodigue. J’enchaîne des enjambées heureuses, des bonds précis. Toujours, des pensées flottent en moi, changeantes, et qui s’adaptent aux paysages et à mon rythme.
- 29 septembre.
Aujourd’hui j’ai marché seul. Non par mépris des autres mais pour ne pas distraire mon bonheur. «Il a été touché par la grâce» a dit T. moqueur et M. a ajouté avec le même ton: «Ce salaud ne veut pas partager». J’ai compris ce qu’il mettait dans ces mots d’affection et de complicité. Ils ne sont encore que des camarades, mais je le sais l’amitié viendra, plus tard. Et elle s’épanouira lorsque seront apaisés en nous le désir d’action, le besoin de luttes, lors du retour. Je sais aussi que l’agressivité qui est en nous ne fait que sommeiller, qu’elle se réveillera au cours de l’ascension, dans les moments de fatigue extrême, les moments de déception ou de désespoir. Tout cela est loin devant. A un moment, imprégné de bonheur, j’ai chanté. Quelques paysans et des coolies que j’ai croisés m’ont remercié d’un sourire. Je le vérifie une fois encore: une population n’est jamais homogène. Ceux que j’ai croisés aujourd’hui, étaient gais, curieux de moi, heureux de capter mon attention. Mais je n’oublie pas qu’il m’est arrivé d’en croiser qui sont restés indifférents à mon originalité, à ma sympathie offerte. J’éprouve alors la même sensation qu’ont des nageurs en eau tiède qui traversent un courant froid. La même que celle que j’éprouve lorsque je reviens en France. Quelques enfants, haillons et crasse ton sur ton m’ont accompagné un moment. Ils venaient picorer à cette joie que j’extériorisai et qui est si rare chez les touristes solitaires qu’ils côtoient.
- 30 septembre.
Dans la pénombre limpide d’un sous bois j’ai vu bouger une ombre. Une silhouette était là, une vie verticale. Je me suis arrêté. Elle n’était pas seule, elles étaient plusieurs, troublantes de ressemblance avec nous: gestes, visages d’enfants ridés comme des vieillards, mais regards pénétrants d’intelligence, inquiétants à force de fixité. Elles m’observaient dans une immobilité minérale et je ne pouvais savoir si celle-ci était de simple curiosité, de crainte ou d’agressivité. Il y avait tant de puissance concentrée dans leur position que j’ai eu peur. Plus loin j’ai réfléchi à la puissance de l’homme, aux hiérarchies qu’il impose, aux amitiés qu’il se choisit. J’ai imaginé ces créatures en animaux de compagnie, des domestications sans domination ni asservissement.
- 1° octobre.
La face est devant nous, colossale. J’ai proposé des emplacements de camps. M. a jeté d’un ton presque indifférent:
- Nous serons soufflé par une avalanche au camp 3.
T. a ajouté:
- Entre le Deux et le Trois que de crevasses! Il faudra s’encorder.
S’encorder! Nous avons souri. Il y a une graduation dans l’acceptation des risques et les risques ici…! Le soir, nous avons parlé de nos camarades morts dans les Alpes. L’idée de la mort sommeille dans nos pensées, elle est virus de maladie qui incube dans notre mental. Nous l’avons tous côtoyée. T. a dit :
- Dans la Nord-ouest, entre deux avalanches, Jean disait: «Préparez vos valises». Où est son corps maintenant? A-t-il atteint le replat du glacier?
Nous avons imaginé et une vague de pessimisme a germé de notre tristesse. Elle a submergé notre quiétude et troublé notre bonheur. T. a ajouté:
- Nous ne réussirons pas.
T. est de nature pessimiste, pourtant, en cours d’ascension, son pessimisme ne le pousse jamais à la démission, T. devient un tigre.
- 2 octobre.
Arrivée au camp de base. Installons les tentes, rangeons le matériel. Nous sommes actifs mais il ne s’écoule pas dix minutes sans que l’un de nous observe la face.
- 22 octobre.
Que de jours ont passé! Retour définitif au camp de base. Je reprends ce cahier. T. et M. sont là-haut. Avant-hier, au retour d’un portage, je n’ai vu, à l’emplacement de leur tente, qu’une pente de neige ratissée, mille sillons évocateurs conduisaient à un vide immense. Etonnement et angoisses, la tristesse est venue après, puis la mélancolie.
- 1° novembre.
La marche de retour est presque terminée. J’ai retrouvé les aboiements nocturnes, ils m’éveillent la nuit. Dans des éclaircies de conscience je pense à T. et à M., dans la journée, la routine de la marche me les fait oublier. Dawa, notre sirdar, est souvent à mes côtés. Aujourd’hui, alors que nous traversions un ruisseau auprès duquel à l’aller nous nous étions longuement arrêté, je lui ai dis:
- Que de strates tragiques dans mes souvenirs!
Il n’a pas compris, j’ai ajouté:
- Maintenant ils sont dans les glaces et leurs corps descendent.
Il a commencé une phrase:
- Pour nous…
Il savait que je savais et il s’est tu. Plus bas, alors que nous étions obligés de contourner un chien couché en travers du sentier j’ai murmuré:
- Des singes seraient plus valorisants que des chiens.
J’ai ajouté:
.
J’aurais aimé qu’il me parle d’amitiés mais il m’a parlé de rôdeurs, de carnassiers nocturnes.
J’ai insisté:
- Des compagnons à notre image.
Il a sans doute pensé que l’altitude avait troublé ma raison.

FRACTIONS DE SECONDES.
La prise avait cassé. Cette falaise en surplomb qu’il escaladait il la connaissait bien, il l’avait souvent gravie. Pourquoi avait-il décidé de la gravir en solitaire? La réponse est simple et complexe, simple par le motif qui avait inspiré ce choix: une forte déception inspirée par le refus de quelques uns de le reconnaître comme un des meilleurs grimpeurs du groupe, complexe par l’enchevêtrement des combats qui s’étaient déroulés en lui avant qu’il se décide de la tenter en solo. Mais ce récit n’a pas la prétention de décrire les luttes psychologiques qui l’avaient conduit là.
Il connaissait toutes les prises des passages délicats, celle qui venait de casser mieux que les autres. Elle concluait le dernier passage difficile proche de la sortie et elle était très caractéristique. Composée du même calcaire que celui de la paroi, elle était coiffée d’une veinule de calcite d’un blanc pur. Le temps avait érodé cette calcite pour libérer dans le calcaire un excellent méplat propice à la préhension. C’était sans doute cette calcite se poursuivant dans la masse de la roche qui l’avait affaiblie. Ainsi, les plus durs aciers sont fragilisés par ce que les métallurgistes nomment une paille. Lorsqu’il gravissait cet itinéraire avec un ami, il fixait le mousqueton d’une dégaine dans la plaquette située sur sa droite, glissait la corde dans le deuxième mousqueton. Puis il marquait un temps d’arrêt, il regardait son compagnon entre ses jambes, lui signalait le vide parfait qui s’ouvrait sous lui et l’originalité de la prise qui avait, disait-il, l’apparence d’un œil de Buddha peint sur les stupas.
Tout était allé très vite! Il avait posé sur elle une phalange de son index, de son majeur, de son annulaire. La prise n’était pas assez large pour admettre le petit doigt qui avait été rejeté à droite, sur la partie verticale du calcaire. Le pouce, glissé dans une dépression de la partie inférieure, exerçait une pression s’opposant aux forces engendrées par les doigts placés en partie haute. Cet effet de pince, classique en escalade, permettait un serrage considérable. La main gauche était venue se poser sur un arrondi important au même niveau que cette prise de main droite. Toute la paume de la main y trouvait place, mais cet arrondi n’était pas rugueux et la part d’effort pour supporter le corps qui lui était accordé ne pouvait être important. Le pied gauche prenait appui sur une minuscule mais franche réglette alors que le pied droit, plaqué sur ce qui était plus un adoucissement de la verticalité de la largeur de la semelle qu’un véritable replat, tenait par simple adhérence. Ainsi positionné, le corps avait la forme d’une grenouille plaquée sur un support vertical. Lorsqu’il en était là de l’escalade le grimpeur éprouvait un sentiment de sécurité d’autant plus apprécié qu’au-dessus la paroi devenait simplement verticale, l’escalade facile. Les mouvements pour terminer la partie en surplomb étaient simples. La main gauche, glissant sur la roche quittait sa rotondité, elle allait s’ancrer derrière une écaille. La jambe droite pouvait alors s’élever, le pied choisissant comme appui un profond creux. La main droite, quittant la prise décorée de calcite saisissait une autre écaille…
Lorsque la prise avait cassé la part du poids du corps qu’elle équilibrait, s’était reporté sur les autres prises. Mais la diminution de pression sur le pied droit posé sur le faux replat avait fait glisser ce pied. Le corps avait pivoté vers la droite avec pour axe le pied gauche posé sur sa réglette. L’espace d’un instant car ce pied avait quitté son appui. Le corps s’était incliné et c’était en position oblique qu’il avait commencé son destin de projectile. Le poids des dégaines et des coinceurs (pourquoi s’en était-il encombré?), qui pendaient à sa ceinture déplaçant le centre de gravité du corps, il s’était retrouvé en position presque horizontale. Et c’est ainsi qu’il poursuivit sa chute.
Dans les fractions de secondes qui suivirent la rupture de la prise, son intellect avait dicté des tentatives de survie. Mais l’action était trop rapide. En quelles fractions de secondes? En centièmes? en millièmes? se chiffre le temps mis entre la perception d’un tel événement par le cerveau, les ordres qu’il donne, la transmission de ces ordres aux mains, leur exécution par les mains? Quel que soit ce temps il était tel que le corps était déjà dans l’espace lorsque les doigts tentèrent d’agripper un support. Ils griffèrent le vide. Les animaux blessés à mort, couchés au sol, agitent ainsi leurs membres mimant une tragique course de fuite.
Il avait déroché plusieurs fois. Comme ses camarades, il appelait ces chutes des vols. Une fois volontairement pour tester du matériel. D’autres fois parce qu’il était allé hors des limites de ses possibilités en escalade. Avec l’amélioration du matériel c’était devenu chose courante que de voler ainsi. Une fois il avait parcouru une quinzaine de mètres, mais il était encordé. Il escaladait une paroi équipée d’ancrages modernes et son compagnon l’avait retenu. La chute était pour lui, comme pour tous les grimpeurs de son temps, une chose presque banale plus proche du contretemps que du drame. Ce n’était pas la chose terrible qu’elle était pour les vieux alpinistes. Au cours de ces chutes il avait appris que tout allait très vite, qu’à peine dans le vide on se retrouvait pendu, assis dans son baudrier, quelques mètres plus bas.
Il parlait assez souvent chute mortelle avec ses amis. Un jour, à l’école d’escalade, un grimpeur avait raconté sa course du week-end: «Je grimpais avec Pierre, derrière nous une autre cordée: des inconnus devenus rapidement, à cause des difficultés, plus que des connaissances, presque des amis. Au gré des relais, nous échangions des plaisanteries, parfois nous leur donnions des conseils. Cela avait été le cas lors de la traversée d’une arête de glace. Alors que j’étais arrivé au milieu de cette traversée je les avais regardé, ils s’engageaient dans le passage. Je leur avais crié que la glace était vraiment dure. J’ai entendu des bruits alors que je prenais pied dans les rochers qui suivaient. Ils étaient comparables à ceux que fait le vent quand il rabote une paroi, des sortes de grincements de métal frottant sur un corps dur. Je me suis retourné. A la place qu’ils occupaient, il n’y avait plus rien qu’un gant qui glissait dans la pente. J’ai eu l’impression de voir une séquence de film dans laquelle un individu fortement présent dans un décor disparaît brusquement. Je n’oublierai jamais ni la curiosité de ce bruit, ni la vue de ce gant glissant, indifférent, sur la glace». Lors d’une autre discussion un camarade avait dit: «Je me demande les pensées que l’on a au moment et au cours de la chute». Evidemment tous avaient rejeté le ridicule: «On revoit toute sa vie». «Le genre de connerie», avait dit un membre, «qui, un jour, a été écrite par un nullard avant d’être reprise dans tous les récits». Un autre s’était moqué des intellectuels ergotant sur le sens de la vie, il avait dit: «Qu’ils s’encordent avec nous, je leur demanderai si la vie n’a aucun sens». Ils avaient aussi parlé vitesse de chute: « Plus de deux cent vingt kilomètres à l’heure, soixante mètres par seconde, deux secondes pour une falaise de 120 mètres!» avait annoncé le scientifique du groupe. «J’ai connu ça », avait expliqué celui qui s’était jeté du haut d’un pont assuré par des cordes dynamiques. Il avait tenté de décrire ses sensations. Il avait parlé de l’intense peur ressentie au moment du saut. Il avait dit: «Tu sais que la qualité du matériel est irréprochable, mais il y a en toi des forces qui te retiennent. Ces forces ce sont celles de la raison. Se jeter dans le vide c’est la déraison. Le garde corps du pont, c’est la barrière qui les sépare et que tu dois enjamber. Quel effort! Pourtant, tu sautes, il ne faut pas oublier les motivations incitatrices que sont les présences qui t’entourent. Je suis certain que si j’avais été seul je n’aurais pas sauté. L’importance du public est énorme». Quelqu’un avait dit: «Mais nous, en montagne, nous avons rarement un public et pourtant nous grimpons». Ce à quoi un autre avait répondu: «En réalité, il n’y a pas de différence, le public nous l’avons au retour quand nous rendons compte. Faire partie d’un groupe c’est une façon d’avoir un public». Comme on posait au sauteur la question: «Et au cours du saut?», il avait bafouillé, cherchant ses mots: «Après? c’est difficile de dire, tout va si vite. Ce que tu ressens est très fort mais on n’est pas habitué à vivre de tels instants…, il n’y a pas de vocabulaire pour les décrire. Je pense que les sensations n’ont pas le temps de parvenir à ton cerveau. Il est incapable de s’adapter à la vitesse, son temps de réponse est trop long». Il avait conclu son récit en parlant de «courte terreur à la pensée d’une fausse mort». Dans une autre discussion un médecin leur avait affirmé qu’au premier impact, fût-il limité à un membre, un individu perdait conscience. Il avait utilisé les lettres k.o. A la suite de quoi un autre grimpeur avait dit: «Ce ne doit pas être le cas si on dévisse dans un couloir de glace bien raide ou si on chute en plein vide». Quelqu’un avait alors cité les paroles d’un anglais parlant d’un alpiniste descendant un raide couloir de glace: «S’il avait glissé, le reste de sa vie se serait passé à dévaler cette pente». Ils avaient ri. De nouveaux commentaires s’étaient alors succédés: «Tu es vivant et pourtant tu es irrémédiablement mort», tu sais ne pouvoir rien attendre d’un secours». Toutes ces conversations étaient dites sur le ton d’une conversation banale. Le macabre, pour eux, n’était pas un sujet tabou, c’était même un sujet de plaisanteries comme en témoignait l’utilisation du langage peu poétiques des grimpeurs.

Maintenant la paroi est devant lui. Il chute droit sur le pierrier à une centaine de mètres sous lui. La paroi défile, ce qu’il voit est semblable aux images qui se succèdent quand on rembobine un film, ou quand, d’un train rapide, on regarde les choses proches : les roches d’un tunnel, des arbustes, des poteaux… Les verticales deviennent des hachures, les points, des stries. La pression de l’air sur son visage est semblable à celle d’un fluide. Il apprend ce que les parachutistes et les motards savent, que l’air a une consistance, qu’il est un fluide épais, qu’il déforme une bouche ouverte, qu’il rabat avec force un membre étendu. Ce qu’il découvrait, il ne pourrait jamais l’apprendre aux autres: ni la valeur du temps, ni la densité contenue dans des fractions de secondes, ni le ridicule grandiose qu’il y a dans l’alpinisme. Il tourne son regard vers le bas. Il ne voit que le pierrier et dans ce pierrier un bloc sous lui qui se rapproche, qui se rap…

UN PETIT VIEUX QUI SOURIAIT.

Il marchait.
Il marchait en montagne.
La montagne avait occupé sa vie. Quand il était adolescent déjà, aujourd’hui encore, elle était tout pour lui. Il avait vécu l’alpinisme avec passion: une passion forte, exclusive. Elle l’avait conduit à des périodes d’obsession intense. Elle avait occupé ses loisirs, inspiré ses rêveries, ses lectures. Il avait pratiqué la montagne sous toutes ses formes, l’école d’escalade, le ski de montagne en hiver, au printemps, l’escalade des plus raides faces calcaires, celles des parois des plus hauts sommets des Alpes, faciles, ou très difficiles, rocheuses ou glaciaires, mixtes.
C’était un solitaire. Il avait toujours été mal à l’aise au milieu des autres. Il disait : «Les grandes amitiés sont l’apanage des solitaires, l’amitié se dilue dans le groupe, elle s’affadit. La ville est foule, le grégaire détruit l’amitié. La montagne étant refuge pour les solitaires le groupe en montagne est un non sens. La montagne doit rester un antidote à la ville».
Il pensait cela.
C’était aussi un homme qui avait beaucoup lu, tous les livres français sur la montagne sans doute.
Sa femme l’avait accompagné en montagne et plus tard ses enfants. Puis sa femme s’était lassée. Ses enfants aussi qui avaient choisi d’autres activités et avaient été entraînés par le courant de leur propre vie, il est rare qu’une passion se transmette avec la même intensité sur plusieurs générations. Mais lui, toujours, avait continué.
Un jour, il avait été incapable de franchir un surplomb. Il comprit que la vieillesse s’installait dans son corps. Il accepta cette réalité et, sans tristesse, diminua le niveau de difficulté de ses courses. Il se contenta de gravir des sommets faciles, des voies normales. Et cela jusqu’à cette curieuse maladie qui le terrassa. Il resta plusieurs mois alité. Alors, comme il y avait eu un après surplomb il y eut une après maladie. Cette période qui s’ouvrait à lui le mena au monde des promenades et des rêveries. Nombreuses étaient celles qui le conduisirent au pied des faces qu’il avait gravies.
Ce jour là il marchait. Et il se répétait: «Une vie c’est long, une passion qui dure toute une vie, c’est rare. J’en suis conscient et cela suffit à me rendre heureux». Et avec allégresse et lenteur il retrouvait les paysages qui se dévoilaient à lui avec autant de fraîcheur que lors de ses premières sorties.
C’était un tout petit vieux.
Il avait coutume de dire: «Mon ossature et mes muscles se sont tassés, ramassés sur eux même, concentrés pour compenser mes faiblesses, pour résister aux contraintes qu’imposent les efforts. Ma peau a suivi, mal, elle est comme ces ballons de baudruche qui, dégonflés, gardent des plis permanents». C’était vrai, l’âge l’avait ratatiné. Mais il trottinait quand même comme un tout petit vieil homme sec et fragile qu’il était.
Il marchait sur le sentier à courts pas glissés et, lorsqu’il voyait un obstacle, quelque bloc à peine plus haut que les autres, il levait pour l’éviter les genoux très haut, trop haut. Tout dans ses mouvements était incertitude. Sa démarche était une suite de lentes hésitations, il y avait en elle du mécanique, de ces mouvements saccadés qu’ont les automates. Il était loin le temps où il courait sur ce même sentier, lorsque ses foulées étaient une succession de rebondissements souples et enchaînés. Maintenant chaque enjambée était une fin et chaque pas un nouveau départ. Mais il avançait quand même et il était en vue du refuge.
Quand un des jeunes vautrés dans l’herbe l’aperçut, hésitant devant la petite passerelle, il dit:
- Ah! Reluquez l’épave.
Ses amis avaient regardé et à leur tour s’étaient esclaffés :
- Un débris!
- Une ruine!
- Vise son sac
- Un coussin à bretelles.
- Et ses godasses.
- Des écrase merdes.
- Il ne doit pas en manquer beaucoup.
Devant la passerelle il s’était arrêté, presque désemparé, et les jeunes riaient encore de lui. La gardienne s’était approchée sur le bastaing branlant et humide et elle lui avait tendu la main. Il l’avait saluée d’un:
- Merci madame vous êtes très aimable.
Dans l’escalier qui conduisait à la grande salle, un jeune, qui descendait très vite, l’avait bousculé et le petit vieux s’était excusé:
- Pardon monsieur, je suis lent.
Il avait pénétré dans la longue pièce commune. Il était resté longtemps debout, allant d’une photo qui décorait les murs à une autre, il souriait en regardant certaines. Puis il était allé de fenêtre en fenêtre, observant les sommets. Et il avait choisi une table. Il avait posé son sac, l’avait soigneusement calé contre un des pieds. Enfin, il s’était assis.
Maintenant, à travers la fenêtre, son regard allait au loin, il examinait l’immense muraille qui barrait la vallée. Il se tenait très droit, frottait ses mains et tout en lui indiquait la satisfaction. Sans doute rêvait-il quand la gardienne s’approcha car elle renouvela son appel:
- Oh! Oh! Monsieur.
Et comme enfin il la regardait, elle le questionna:
- Combien de temps avez-vous mis?
Son regard fouillait le cadran de sa montre, il plissait les yeux:
- Je vois mal? J’ai du partir vers sept heures.
Elle calculait. Il a mis deux fois le temps habituel!
Il ajoutait en souriant:
- L’avez-vous remarqué je ne suis plus jeune.
Elle le questionnait:
- Quel âge avez-vous?
Il répondait d’un air malicieux:
- Plus près de nonante que de vingt.
Puis après un court silence:
.
Il demandait:
- Vous êtes la gardienne?
Et comme elle opinait:
.
- Je vais vous chercher ça avait dit la gardienne émue.
Et il l’avait remerciée d’un:
- Vous êtes aussi aimable que mignonne.
La gardienne, qui avait cinquante ans, était entrée dans sa loge et elle avait dit à son mari:
- Il y a un petit vieux dans la salle qui me trouve à son goût, va le voir il est charmant.
Le gardien remplissait le verre tout en posant les questions habituelles. Et le petit vieux répondait:
- Oui, oui, sans encombre… Oui, une belle journée… Oui j’ai connue la cabane d’alors.
Il montrait une photo qui représentait une pièce obscure, avec, contre le mur aveugle un bat-flanc avec ses paillasses informes:
.
Sa main se levait, un doigt montrait un point là-haut sous la grande muraille:
.
Il souriait:
.
Le gardien lui posait une dernière question:
.
Il désignait les montagnes qui se dressaient tout autour et il concluait:
- Nous étions peu nombreux alors.
Le gardien avant de le quitter l’avertissait:
- Je vous laisse grand père, je vais au village. Si vous avez besoin de quelque chose demandez à ma femme.
Et il ajoutait, gentiment moqueur:
- Je vous laisse seul avec elle, n’en profitez pas.
Et le petit vieux amusé, reprenant son observation, répondait:
- Sait-on jamais?

Damien pénétrait dans la pièce et il regardait le petit vieux:
- Bonjour grand- père.
Il pensait: en ville je l’appellerais monsieur, mais ici! Il a l’air gentil et son sourire de bienvenue est charmant.
- Bonjour répondait le vieux, vous êtes au repos? Asseyez vous en face de moi si vous avez le temps. En voulez-vous?
Il montrait la carafe de vin blanc, il sirotait le sien à petites gorgées. Damien disait non de la tête et s’asseyait en face de lui.
- Dur métier que le vôtre dans ce pays!
- A quoi voyez-vous que je suis guide? Je ne porte jamais ma médaille.
- A tout, à votre silhouette, à votre démarche, à votre façon de regarder, de vous asseoir, à votre façon d’être tout simplement. Vous êtes ici chez vous, vous devez être mal en ville?
- Vous avez raison, je ne suis pas heureux en ville, et Damien ajoutait, feignant l’admiration: quelle perspicacité! Quels yeux!
- Ils sont bien malades mes yeux, la vieillesse les a pris en charge, comme le reste. Cependant avoir de mauvais yeux ne signifie pas que l’on ne perçoit pas. Les vieux ne voient plus les détails mais ils devinent ce qu’ils ne peuvent plus distinguer. Les vieux ont…, il hésitait, une vue psychologique des choses. Si vous ne comprenez pas, ça ne fait rien.
Il levait un doigt et il disait sur un ton de confidence:
.
Un geste de la main vers la fenêtre:
.
Il n’attendait pas la réponse:
.
Il souriait:
.
Il regardait le groupe dehors.
.
Il trempait les lèvres dans son verre, aspirait une petite gorgée:
.
Et comme Damien avait un rapide mouvement de tête de négation:
.
Il montrait le torrent:
,
Il cherchait le mot juste, ne le trouvait pas et disait:
.
Pour atténuer le sérieux de ses paroles il ajoutait:
>
Ils restaient ainsi, contemplant la paroi tout au fond du vallon. L’éclairage grandissant la réveillait, ce n’était plus une plaque masquant l’horizon, c’était un décor composé d’aiguilles, de brèches, de reliefs et de saignées, de replats enneigés. Elle n’était qu’un mur, elle devenait présence. Le vieux gardait inscrit sur son visage un air d’étonnement naïf. Il murmurait:
.
Il détournait son regard, le portait sur Damien, quittait sa rêverie, questionnait:
.
Et Damien répondait:
- J’ai emmené ce matin un client à l’arête Ouest et demain je repars avec deux autres au Grand Pilier. J’ai tout l’après midi à moi. Seuls ceux qui vivent d’actions apprécient vraiment le farniente. C’est un des attraits de ce métier: une succession de périodes d’efforts intenses et de longues plages de repos.
- Et en dehors de la saison d’été que faites vous?
- Je récupère. Je bricole. Je lis. La saison de ski est vite là, elle est longue avec le ski de montagne.
Et lui, pensait Damien, que faisait-il? Qu’avait-il fait? Il devait travailler dans une société industrielle. C’étaient surtout les scientifiques qui grimpaient alors. Il l’imaginait parlant technique devant une planche à dessin. Le vieux questionnait:
- Vous lisez beaucoup?
Damien levait vers lui un regard étonné:
- Oui.
- Saint Ex.?
- Bien sûr.
- Hemingway?
- Aussi. Et Conrad.
- Rajouter la mer élargirait la marge de mon incompétence, je ne suis pas un homme de grand savoir, je ne suis qu’un spécialiste. Vous comprenez pourquoi je vous demande ça? Quel dommage qu’ils n’aient pas pratiqué l’alpinisme!
- Pour les récits qu’ils nous auraient offerts?
- Oui, l’un avec son style haché, quelque fois hermétique, l’autre grâce à sa puissance d’évocation…
Malicieux, Damien glissait:
- Un Vieil homme et la montagne! Le vieil homme et la mer, un beau livre, oui.
- Certains critiques le trouvent un peu mièvre.
Le vieux citait:
. Y a-t-il des vieux qui ont les yeux gais et braves? Certainement pas parmi ceux qui ont passé leur vie en montagne ou sur les mers. Ceux-là ont les yeux brûlés, tristes et las, comme les miens. Mais n’ergotons pas, ne salissons pas, c’est un beau récit. Je l’ai souvent relu>>.
Un qualificatif venait à Damien qu’il essayait de rejeter: «chassieux». Il avait honte de ce mot et, pour l’oublier, il ajoutait:
- Oscar Wilde déclarait que certains critiques sont plus sensibles aux petites imperfections d’une grande œuvre qu’à ses grandes beautés? Et ces critiques sont nombreux!
L’intérêt du petit vieux pour Damien allait croissant et il le regardait avec un étonnement affectueux. Il trouvait que les choses avaient changé. Me voilà dissertant littérature avec un guide! Où sont les guides paysans de ma jeunesse?
Il revenait au sujet:
- Le vieil homme d’Hemingway était un homme d’action, par nécessité sans doute mais tout de même actif et fort. Existe-t-il de tels hommes? Je vérifie que la vieillesse est faiblesse, lenteur, refus du geste violent ou inutile, elle est vie intérieure et réflexion, le corps se dégrade le plus vite. Trotski déclarait que la mort était simple lorsque la déchéance physique arrivait de pair avec celle de l’esprit. Cela est-il, hors le cas de maladies mentales?
Avec un visage sérieux, tout à coup: