T'as intérêt à faire gaffe - Nepal Sherpa Sig
Un jeune de la tribu a un jour essayé de l'imiter, il a tenté l'escalade à gauche de
...... Nous sommes loin des cotations T.D. très difficiles ou E.D. extrêmement ....
Le sujet ouvrait des portes à l'imagination, vinrent les histoires amusantes, les
...... Pour qui en est capable, elle n'est pas qu'un simple exercice, elle est étape
de ...
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NOUVELLES
ABRUPTES
Henri Sigayret
Vajra Publications
Ce texte a été édité au Népal par des professionnels ne connaissant pas notre langue, lauteur nest pas un homme de lettres, il demande lindulgence du lecteur pour les imperfections de ce texte.
Quelques unes de ces nouvelles se déroulent au temps des crampons à dix pointes et des piolets à manche en bois.
Certaines, parues sous le titre >, ont été fortement modifiées.
Toutes sont dédiées à ma femme Dawa Yangzee et à mon fils Sonam.
BAA-OUM.
Ils sont quarante-cinq qui habitent devant la grotte. Un agrégat de vies fragiles et fortes: deux vieillards, quatorze hommes, douze femmes, dix-sept enfants, une tribu, celle des Oum. Oum veut dire homme, femme se dit aa. Oum se prononce avec force, aa se murmure. Les femmes sont peu de choses. Il y a dautres tribus comme la leur à quelques soleils de marche près dune autre grotte, près des Eaux-lentes, un fleuve. Ils les croisent parfois sur les terres de chasse. Il ny a pas de querelles entre eux, ils échangent leurs dernières découvertes, leurs expériences, des acquis, et même des femmes ou des enfants. Ils sont nus lorsque la chaleur est là, mais quand viennent les froids tous se couvrent de peaux quils fixent sur leurs épaules ou à la taille. Les pattes qui ne servent pas dattaches et les bords déchiquetés pendent en lambeaux noircis de vieux sang coagulé. Les femmes les plus jeunes, celles qui ont le souci dêtre remarquées, trouvent bien de les faire se soulever lorsquelles passent près des hommes.
La grotte est ovoïde, vaste, son sol est irrégulier, son plafond et ses flancs sont creusés dun enchevêtrement de profondes saignées et alvéoles qui forment des traits et des points de nuit dans lobscurité des parois. Un ruisselet sourd dune des alvéoles. Au premier changement de pente, il se transforme en une minuscule cascade qui seffrite en cours de chute, se reconstitue au pied, puis court au niveau du sol jusquà la sortie. Le vieux Boudi-Oum: «Celui qui sait», dit quil vient dun lieu quil appelle: «Le ventre de la montagne». De ce lieu où, dit-il: «La nuit nest jamais effacée par le soleil». Et il précise que la grotte est la bouche dun énorme animal pétrifié. Il en donne pour preuve les dents qui tombent de la mâchoire supérieure et celles qui sélèvent de la mâchoire inférieure.
La grotte se cache dans une falaise de roche blanche striée en son milieu par une bande de roche jaune. La roche blanche parait lisse, en réalité elle est sculptée de petites saillies en forme de lunules, dinfimes creux, de courts sillons. Elle est aussi marquée de petite vérole, des incrustations noires en forme de virgules tavèlent le rocher. La bande jaune seffrite comme une peau de malade et, lors des dégels ou des pluies fortes, libère des blocs qui frappent léboulis avec des claquements méchants. Cette grotte est admirablement située: orientée au sud, son entrée est au niveau dune terrasse qui court, horizontale, à quelques mètres au-dessus du sol. Elle est protégée par un surplomb plus large quelle. Lentrée, lunique entrée de la grotte, est latérale, elle est cachée dans un évidement, il est impossible de la voir quand on observe la falaise de face.
Pour accéder à la terrasse, un seul cheminement, la fissure verticale à fond lisse taillée à longueurs de siècles par le filet deau qui provient de la grotte. Lescalade est facilitée par quelques prises mais surtout par le tronc darbre aux branches coupées mis en place par les Oum. Ce tronc, ils le relèvent le soir quand ils ont peur. Ainsi, lorsquils sont sur la terrasse ou dans la grotte, que, qui craignentils?
Seul le jeune Baa-Oum est capable de gravir le mur sous la terrasse sans utiliser la fissure. Il le grimpe en deux endroits. Il a appris. Baa-Oum est presque un homme. Ce nest pas un des plus forts ni un des plus véloce mais il a toujours été attiré par lescalade, celle des pentes raides, des arbres et des rochers. Baa veut dire singe, Baa-Oum est «lHomme-singe de la tribu des Oum». Pourquoi agit-il ainsi? Est-ce la curiosité qui lanime? Parce quen agissant ainsi il peut voir des choses que les autres ne voient pas? Mais peut-être est-ce un sentiment dinfériorité qui, simplement, inspire ses actions descalade, sélever physiquement au-dessus des autres est une façon de les dominer. Un jeune de la tribu a un jour essayé de limiter, il a tenté lescalade à gauche de la fissure mais il a glissé et il sest fracassé sur le sol. Comme on était en période de disette Sara-Oum: «Celui qui commande», la achevé dun coup de branche sur le crâne en poussant un grognement de mépris. Il ne plaisante pas avec linutile le chef.
Depuis combien de temps les hommes vivent-ils sur cette terrasse? Même Boudi-Oum ne peut pas répondre avec précision à cette question. Tous y sont nés et leurs pères et leurs mères et aussi les pères de leurs pères et les mères de leurs mères. Mais la logique parle: cette terrasse est habitée depuis des temps et des temps car elle est admirable. Elle est abri inexpugnable, observatoire imprenable, elle est protégée de toutes les pluies, elle est chauffée par les plus longs soleils, elle offre en toutes saisons une eau limpide. Elle est parfait emplacement de vie. Et elle possède une grotte! Cette grotte a vu passer des chefs et des chefs. Boudi-Oum est sûr de cela, il le répète souvent. Il jette plusieurs fois ses mains ouvertes devant lui, geste lent qui indique ce qui est trop grand pour être chiffré. Un jour, il a affirmé que quand les premiers Oum sont venus, la grotte était déjà habitée, que les Oum ont attaqué les habitants et quils les ont tués, tous, sauf quelques femmes jeunes et deux enfants qui étaient forts. Boudi-Oum dit quil y a des soleils et des soleils, toutes les nuits, des animaux venaient boire au ruisseau au pied de la falaise avant quil ne disparaisse dans léboulis. Les anciens, cachés sur la terrasse, arrivaient à en tuer en leur jetant des pierres ou des branches taillées pointues et durcies au feu, quand ils sapprochaient très près. Comment sait-il cela? Boudi-Oum sait lire dans le ciel, dans les horizons, il comprend le langage des choses, des vents et des eaux. Mais il possède aussi des objets qui ont appartenu à des êtres habitant le ciel et qui, disposés sur des cendres, expliquent les mystères.
Quoiquil en soit, les Oum ont trouvé là un lieu de résidence inaccessible aux fauves et au eaux-du-ciel. Ces eaux curieusement portées par ces impalpables monstres gris et noirs qui sétalent en couvertures ou, les jours de grand vent, glissent en masses énormes dans le ciel. Ils sont aussi à labri des démons invisibles qui les assaillent et les font grelotter quand le soleil se déplace tout près du sol.
Maintenant, aucune proie ne vient boire au ruisseau. Seuls des félins sapprochent de la roche, ils feulent ou rugissent de colère à la vue des hommes. Ils lèvent la tête et retroussent leurs babines sur des ivoires aigus étincelants de convoitise impatiente. Les Oum les narguent de gestes grossiers, de cris, de moquerie, de rires et ils leur jettent des pierres et des branches quand ils viennent trop près. Aucun animal de chair ne peut escalader la falaise. Sauf les singes! Mais les Oum ne craignent pas les singes, quelques hommes armés de branches suffiraient à leur interdire laccès de la terrasse. Ils se rient de leurs pantomimes gesticulantes même si, parfois, ils sont troublés par leurs criailleries désordonnées et leur étrange regard qui reflète des hérédités lointaines.
Sur la terrasse, devant la grotte, le chef a fait entreposer des pierres qui servent de projectiles. Elles sont là pour les fauves, pour éloigner quelque ennemi qui voudrait sapproprier ce site merveilleux mais aussi pour se débarrasser dun Oum devenu indésirable: concurrent, prétendant, malade, infirme, vieilles ou vieux inutile et dont la tribu est lasse. Il est facile et amusant de précipiter un bloc sur celui ou celle qui est absorbé par lascension de la fissure et une fois quil gît au sol de le voir bouger encore et de lentendre gémir, sil na pas été tué sur le coup.
La terrasse est le lieu de vie, les Oum saventurent rarement dans la caverne. Sur elle est lemplacement réservé au feu et à côté un autre pour le stockage du bois. Le feu! Il est pour eux vie fantasque qui fabrique des jours, qui, la nuit, attire des ombres furtives, qui attendrit les viandes et change le goût des aliments, qui fait fuir les bêtes invisibles donnant le froid au corps. La terrasse est lieu de travail, cest sur elle quils préparent leurs peaux de bête, quils façonnent leurs outils et leurs armes. Cest aussi un lieu de farniente lorsquils reviennent titubants de fatigue, avides de repos, de leurs dures expéditions de chasse ou de cueillette, et sengloutissent dans des sommeils de mort. Ils sy regroupent les nuits troublantes de mystère et de peurs lorsque des angoisses qui ne touchent pas au physique montent du plus profond deux même. Ils sy rassemblent certaines nuits pour, serrés les uns contre les autres, émettre des bruits de gorge ou de bouche qui ne sont ni des paroles, ni des appels, mais des enchaînements de sons modulés qui les apaisent ou curieusement les rendent gais ou tristes, exubérants ou rêveurs, mélancoliques.
Ils se rassemblent les nuits où souffle un vent chaud, bouleversant à force de soupirs et dambiance malsaine. Il en est ainsi les nuits où les étranges lumières jaunes, boule ou faucille, glissent dans le ciel et viennent les observer. Il en est ainsi lorsque les impalpables monstres chargés deau-du-ciel, accourent du fond de la steppe, poussés par des airs fous qui frappent la falaise en hurlant, se désagrègent en milliards de petites eaux grosses comme des larmes. Celles qui, réunies fabriquent des ruisseaux, engraissent et teignent couleur de boue lEau-lente. LEau-lente! Cette eau profonde, large comme un lac, immobile et pourtant mouvante, lisse mais avec des plissements de peau, qui glisse là-bas. Il en est ainsi, lorsque, terrifiants, jaillissent dun ciel noir des dragons-lumière qui crachent des lanières de feux. Ceux-là assaillent parfois les arbres et les embrasent, les rochers de la savane quils déchiquètent. Ils sont nombreux sur la montagne, là-bas, où ils commettent des méfaits inconnus. Toujours, ils poussent des cris, bruits de choses énormes qui craquent ou de rugissements danimaux aux dimensions gigantesques. Boudi-Oum raconte quun homme a été frappé une fois par un de ces dragons-lumière et quil a été retrouvé minuscule et aussi noir quune viande oubliée sur un feu. Ces animaux ne sont jamais seuls, Boudi-Oum, avec le lent et doucereux parler quil a adopté, explique quils vivent en groupe, invisibles, que seule la lumière et les rugissements quils poussent permettent de les situer. Il sait que le réveil de lun entraîne toujours le réveil dun ou de plusieurs autres. Lorsque lun a jeté sa lumière et sest fait entendre, un autre lui répond dun autre coin de lhorizon. Ils sinterpellent, ainsi que font les chiens, on ne sait pourquoi, au fond des nuits obscures. Et leurs cris vont au loin se perdre dans des lointains où sabsorbent leurs grondements de fureur. Lorsque apparaissent ces dragons-lumière, les Oum, à lappel de leur chef, se rassemblent sur la vire. Ils salignent, face au vide, graves, sur la défensive, prêts au combat. Ils ont en mains, qui leurs branches lisses à la pointe durcie au feu, qui des haches à tête dos pointus ou de pierre dure. Les femmes, repoussent les enfants éveillés vers lentrée de la grotte et sarment de pierres. Ils restent ainsi, immobiles, silencieux. Et des choses tremblent dans leur corps, celles-là mêmes qui les agitent quand ils affrontent un gibier pesant dix fois leur poids. Dans ces instants, Budi-Oum reste assis à sa place, dans un renfoncement, appuyé à la falaise. Il aplanit les cendres, trace sur elles des figures, positionne ses osselets et ses pierres curieuses, prononce à voix basse des paroles incompréhensibles. Mais ceux qui sont près de lui perçoivent dans ces incantations les mots jalousie, colère, faim. Il tente dapaiser ces êtres maléfiques, de les faire fuir au loin. Budi-Oum lève parfois son regard, il le pose sur dos des hommes, silhouettes dérisoires, et le dédain et la commisération sinscrivent sur son visage. Il sait quaucun Oum, jamais, na pu abattre un de ces animaux.
La grotte est là, mystérieuse. Elle leur inspire des sentiments et des conduites curieuses. Cest un lieu dans lequel les gestes sont mesurés, les paroles murmurées. Sous la voûte immense, ils éprouvent un sentiment de petitesse, un apaisement mêlé à une sorte de malaise. Nest-elle pas refuge inviolable? Aucun vent parmi les plus fous, aucun dragon-lumière parmi les plus puissants na jamais pu y pénétrer! Mais cest aussi parce quils ont peur quelle referme sur eux ses mâchoires aux dents si longues quils pénètrent dans sa nuit avec recueillement et humilité. Tout cela fait que, lorsquils y entrent, ils se font toujours précéder de Boudi-Oum qui prononce des phrases magiques. Avant que lhomme en construise, avant que naisse le mot, elle est cathédrale.
La falaise domine une immensité plane qui court jusquau confins du monde, elle est bastion en première ligne qui commande une infinité de collines situées en arrière. Sur la plaine, face à elle, des résineux, des épineux, des feuillus dressent leurs îlots de boules, de pinceaux, des continents de frondaisons. Ils émergent de la houle de lherbe mouvante qui, à leurs pieds, plie, sagenouille, se couche, leur façonne un tapis respectueux.
Cette savane est coupée à trois soleils de marche par lEau-lente qui sachemine jusquaux confins du monde. Elle parle un curieux langage cette eau, elle répète nuit et jour les mêmes paroles monotones qui, bien que ne semblant pas chargées de colère, sont lourdes de menace contenue. Les Oum vont sur ses bords percer de leurs branches des animaux au corps sans poil quils dévorent sur place. Ils ne dorment jamais près de sa rive, ils savent la perfidie des lieux. La savane est traîtresse aussi. Elle cache des carnassiers tueurs, solitaires ou en groupe, concurrents acharnés à laffût des traînards. Et aussi des sinueux ophidiens qui injectent dans le corps un ferment de fièvre et parfois de mort. Mais la savane est leur grenier, elle est réserve de nourriture. Elle cache dans ses replis des antilopes, des équidés, des rongeurs et mille insectes qui, avec les fruits, les baies et les tubercules, les nourrissent.
Il y a dans la savane des rochers qui saillent au-dessus des flots de lherbe, certains sont même des abris sûrs, ils y passent des nuits. Mais là où les rochers abondent cest tout là-bas, au loin, sur les pentes supportant la steppe qui a remplacé la savane, plus haut que les arbres groupés qui parlent avec les vents. A plus de trois soleils de marche se dresse Kar-bou: «la Blanche-roche». Cest une masse hérissée dagressivités, creusée dabrupts méchants, de caches dincertitudes. Kar-bou coiffée dun chapeau parfois gris, parfois blanc, parfois bleu. Kar-bou un monde de violences. Kar-bou un monde de peurs. Sur Kar-bou mille récits. Kar-bou est vivante, cest ce que dit Raa-Oum, «le plus Vieux des Oum». Il connaît bien Kar-bou, dans sa jeunesse il a été intrépide, il est allé onze fois sur ses flancs. Il dit que la montagne est un énorme animal qui mange les hommes. Il explique que, comme les serpents, elle quitte une fois lan son habit blanc deau-sable, comme celle qui tombe lhiver dans la savane, et quelle le remplace par un habit vert. Il explique quelle se coiffe deau-figée, la même que celle qui survient dans la plaine, à la surface des flaques deau, les nuits de grand froid. Raa-Oum sest engagé sur ses pentes à la recherche danimaux, mais il dit quil était aussi attiré par une envie et des appels étranges. Il dit que Kar-bou parle, quelle appelle les hommes. Parfois, indifférente, elle se laisse piétiner mais parfois, lorsquelle a faim, elle les dévore. Il suffit dun frôlement pour quelle se mette en colère. Alors sans prévenir, des rocs, des versants deau-sable et des fragments deau-dure saniment, se mettent à glisser, chutent, engloutissent, écrasent, jettent dans des trous en poussant des grognements horribles les êtres vivants qui sont venus sur elle. Il dit que les eaux-vives de Kar-bou naiment pas les points hauts, quelles vont toujours au fond des vallons. Elles nont pas le puissant mais assourdi meuglement de lEau-lente de la plaine, elles ont un langage haché, strident. Elles jettent des cris de colères et des menaces. Les plus grosses entraînent parfois les hommes et les emportent on ne sait où pour les dévorer. Raa-Oum raconte quau fur et à mesure que lon monte, la montagne refuse aux hommes les petits vents qui entrent et sortent de leurs bouches et les fait vivre.
Boudi-Oum lui, dit que Kar-bou nest pas vivante, quelle nest quune partie renflée du sol. Que ce nest pas elle qui mange les hommes et leur refuse les souffles qui les font vivre, mais des animaux invisibles qui habitent sur elle. Des animaux qui naiment pas être dérangés par les Oum. Ils sont, dit-il, comme les animaux-lumière à la voix terrifiante qui tuent, qui blessent, qui apparaissent et disparaissent soudain. Il dit aussi que dautres minuscules animaux sont cachés dans les vents froids qui vivent là-haut. Ceux-là aiment la chair des mains et des pieds des hommes. Pour les attendrir, ils les boursouflent, puis quand ils ont la consistance et la couleur dune pomme pourrie ils les dévorent lentement. Il raconte quil a connu un Oum qui est revenu de là-haut les doigts noirs. Ils pelaient comme des fruits trop mûrs, les bêtes du froid étaient encore en lui. Elles ont fait tomber les ongles puis elles ont grignoté ses doigts, lentement, pendant des mois. Après il était infirme et la tribu la laissé mourir. Budi-Oum dit que ce nest pas la montagne qui a faim dhommes mais que ce sont ces animaux qui font rouler les blocs et les eaux-sables ou dures sur les hommes. Il dit que ces animaux sont cachés sous les pierres et dans les eaux qui crient et qui rient dautant plus fort que la pente est forte. Raa-Oum se défend, il dit que Budi-Oum ne peut pas savoir, quil nest jamais monté là-haut. Quand on répète cela à Budi-Oum il fixe son interlocuteur dune façon qui fait peur, il ferme ses lèvres, reste silencieux. Il est dailleurs presque toujours silencieux Budi-Oum au contraire de Ra-Oum qui parle beaucoup. Alors que Sara-Oum exhibe sa stature et utilise la force du discours pour convaincre, Budi-Oum cherche à dominer par son impassibilité, ses regards fuyants vers le ciel, son mutisme. Cest à cause de cela que Budi-Oum est considéré. Les Oum disent quil voit des choses que les autres ne voient pas. Et des bruits courent quil parle aux forces du ciel et quil peut, par des paroles ou des gestes, attirer le malheur ou la mort sur ceux quil naime pas, ceux qui ne lui obéissent pas. Tous le craignent et lécoutent alors quils se moquent de Raa-Oum qui parle beaucoup.
Les Oum ne se moquent pas de Ni-i-Oum. Ni-i-Oum vit à lécart des autres, il ne se joint à eux que pour les séances de chasse où il excelle. Il refuse les manifestations collectives. Il se distingue aussi des autres par sa volonté de comprendre et de savoir. Il nécoute pas Raa-Oum, il ne se satisfait pas toujours des ordres de Sara-Oum et rarement des dires de Budi-Oum. Il questionne souvent et cette attitude lui vaudrait certainement la mort sil nétait un des chasseurs parmi les plus forts, les plus malins et les plus courageux. Les Oum savent que les tribus voisines ont toutes leur Sara-Oum, leur Budi-Oum et leur Raa-Oum. Ils pensent quil doit en être ainsi, les Oum, sauf Ni-i-Oum, nont pas lesprit critique. Aux questions que les Oum ont posées à Budi-Oum sur lorigine de son savoir, il a répondu que les êtres invisibles qui habitent là-haut ont voulu quil en soit ainsi. Tous lont cru sauf Ni-i-Oum.
Quoiquil en soit Kar-bou, haut lieu magique et terrifiant, lance des appels aux hommes. Tous voudraient lapprendre, savoir qui elle est, et surtout vérifier ce que dit Budi-Oum, que derrière son sommet sont des terres de bonheur où il ne fait jamais froid, où les baies et les fruits abondent. Des terres sans fauves sur lesquelles paissent des proies faciles. Des terres doù la vieillesse est bannie et sur lesquelles règne lamour. Les femmes, toujours disponibles, partagent des plaisirs dans de grands rires. Elles ont des seins hauts, des croupes fortes, des arrondis superbes et des longs cheveux que déplacent des vents doux. «Dans Kar-bou» énonce Budi-Oum, «il ny a ni hier, ni aujourdhui, ni demain, mais un temps qui sécoule en jours heureux, en nuits paisibles».
Les jeunes aussi voudraient savoir Kar-bou, non pas comme les adultes pour la connaissance, mais parce quavoir piétiné ses pentes est une démonstration de leur intrépidité. Et ils savent que lintrépidité attire les femmes, les incite à se laisser chevaucher quand les dominants ont le dos tourné.
Ils sont en ce jour ensoleillé, paisible, au pied de la falaise. Le vieux Budi-Oum seul est resté sur la terrasse avec un jeune guetteur qui surveille la savane. Les oiseaux sont venus nicher dans les creux de la roche jaune. Ils ont pondu les ufs. Les Oum jacassent en les regardant: une si bonne nourriture si proche et pourtant inaccessible. Dans leur propos est le mot impossible. Baa-Oum lève la tête, il jette un regard vers Ioo-aa, une jeune fille de la tribu. Ioo-aa sait que Ba-Oum la regarde mais elle fait semblant dêtre captivée par les oiseaux. Pourtant, brusquement, elle glisse un regard vers Baa-Oum qui le capte. Baa-Oum pousse un grognement de joie, se lève et en quelques bonds monte sur la terrasse. Etonnés, les hommes et les femmes se sont tus et le regardent. Sara-Oum le chef, le regarde aussi. Baa-Oum passe devant Budi-Oum et le guetteur, il traverse sur la gauche pour atteindre le pied du surplomb là où il est le moins saillant. Il monte sous le surplomb. Il saisit des prises dans la face horizontale, il déplace son corps. Arrivé à son extrémité, il bloque ses pieds contre des prises, repousse, dune épaule, une saillie de la roche comme sil voulait la déplacer. Cette poussée assure son équilibre. Le vide, sous lui, a brutalement grandi de la hauteur du premier ressaut. Budi-Oum, sur la terrasse, grogne: «de tels actes peuvent attirer des malheurs». Personne ne peut lentendre. Dailleurs, qui se soucierait de ces paroles? Le spectacle est trop captivant! Le chef, maintenant, ne regarde plus Baa-Oum, il regarde Ioo-Aa. Il pressent des choses le chef.
Si Ioo-aa nest plus une enfant ce nest pas encore une vraie femme, pourtant tout en elle attire lattention des hommes. Elle a dans ses formes, son maintient, sa démarche, ce je ne sais quoi qui, parce quil est promesse de la survie de lespèce par le plaisir, fascine les mâles. Il y a quelque chose entre Baa-Oum et Ioo-aa comme il y a quelque chose entre Sara-Oum et Ioo-aa. Mais si Baa-oum la voudrait tout de suite, Sara-Oum impose la patience à son désir. Il la veut femme. Baa-Oum lui, est jeunesse impatiente. Il la suivie une fois et, alors quelle arrachait des racines, il la appelée en lui montrant son sexe. Elle a souri, il ny avait aucun refus dans son attitude, mais elle indiquait par des mimiques quune présence était proche. Une autre fois, alors quelle était accroupie et cueillait des champignons Baa-Oum sest approché sans bruit et la chevauchée. Elle sest retournée et, le reconnaissant, sest courbée en signe de consentement. Il était presque en elle quand un appel les a fait se désaccoupler. Baa-Oum sest promptement esquivé. Heureusement, de lautre côté du fourré arrivait le colossal et méfiant Sara-Oum avec sa jalousie armée de sa branche noueuse. Baa-Oum, comme quelques hommes du groupe na pas encore de femmes qui travaille pour lui. Pourtant il pratique lacte damour. Il la connu par une aa rejetée par le chef. Cela sest produit alors quil était dans la savane avec deux camarades, elle les a appelés. Ils lont montée lun après lautre. Elle était heureuse de leur découverte et de son propre plaisir. Maintenant, vient parfois la nuit une autre aa, une bréhaigne, pas encore vieille, simplement un peu fripée, qui est rarement prise par les mâles dominants. La nuit, elle se glisse contre lui, elle se met à quatre pattes dans une attitude soumise et exigeante et après, lui jette en remerciement un sourire aux dents cariées. Pourtant, si ces jeux font oublier pendant quelques jours à Baa-Oum les exigences de son corps, ils napaisent pas ses désirs profonds. Il y a en lui, qui se superpose au besoin de saccoupler, simple force dopposition à la mort, un désir de choses quil narrive pas à formuler. Et cest pourquoi, comme les autres jeunes il regarde les jeunes femmes désirables, Ioo-aa plus que les autres. Et cest pour elle quaujourdhui il est là dans cette position qui est antichambre à la mort.
Baa-Oum est presque un homme, sil na pas la force qui permet de simposer à tous, il possède au plus haut point agilité et courage. Il est aussi soumis à cette alternance de pulsions et de prudences qui, du fond dun être, émergent tour à tour et poussent aux actions risquées en les limitant à ladmissible. En quittant le groupe, en sélevant, en agrippant les première prises du surplomb Baa-Oum a répondu à tout cela. Mélange du désir dêtre reconnu grâce à un acte fou, contrôle de cet acte par ses qualités. Il se sait fort grimpeur Baa-Oum. Toujours, lorsquil y a eu sur son chemin, un rocher, un arbre au fut gigantesque il a tenté et presque toujours réussi son escalade. Ces actes le démarquent des autres, sil est loin dêtre un des plus forts, il est celui qui, plus que les autres, est capable daffronter les angoisses qui naissent de la présence du vide. Ce vide, porte ouverte sur la chute conduisant à une mort perçue avec une lucidité terrifiante.
Baa-Oum est bloqué sous le surplomb. Sa dextre tâtonne sur la face verticale, lexplore, découvre une saillie, la coiffe. La senestre suit et trouve une cavité, sy insère, sy crispe. Les pieds suivent et se plaquent à plat sur la falaise. Baa-Oum a vaincu le surplomb. Mais il est maintenant suspendu en plein vide au pied de limmense dalle verticale. La mort est tenue en respect par des doigts accrochés à des minimes irrégularités de la roche et des pieds que des forces dadhérence empêchent de glisser. Baa-Oum ne peut que progresser vers le haut, toute descente lui est interdite, aucun secours nest possible. Les lianes et les lanières en peau que la tribu possède sont trop courtes pour, jetées du haut, latteindre. Baa-Oum découvre limmense solitude de lhomme en détresse. Sil tombe, dans un éclat de terreur, il passera devant la vire et viendra sécraser à quelques pas de la tribu qui le regarde silencieuse, tout à la fois anxieuse, admirative, avide de macabre aussi.
Il poursuit pourtant, il a levé un pied, la posé sur une saillie. Lescalade qui suit est difficile mais sa volonté sattendait au pire et la roche travaillée par les eaux lui offre de petites mais nombreuses saillies. Il parvient rapidement à la zone de nids dans la strate de roches jaunes. Là est une cavité, y lovant son corps, il sinstalle et mange des ufs. En riant, il en jette aux autres, en bas, qui sécrasent en bouillie dorée. Latmosphère de peur se disloque, des rires éclatent et des cris dadmiration. Il en est grisé.
Pourtant il reprend vite conscience de laléatoire de sa position. Quel vide sous lui ! Il pense que, sil tombe, il sécrasera comme les ufs, et, comme eux, répandra ses entrailles. Il regarde la suite du passage il ne voit aucune prise solide dans la roche jaune qui le domine. Mais sur la droite, à quelques bras de lui, est une veine de roche blanche qui monte jusquau sommet. Hélas la traversée pour la rejoindre est impossible, un renflement lisse ferme le passage. Pour latteindre il faut sauter et atteindre un minuscule replat supportant une écaille décollée de la masse du rocher. Elle est là, cette vire, plus basse que lui, assez large pour recevoir ses pieds, et qui offre son écaille pour sagripper. Si le saut réussit! Baa-Oum pense aux singes qui, sans peur, se jettent dun replat à un autre. Il sait que les singes réussissent toujours, mais lui! Il esquisse des gestes descalade, amorce des mimiques de saut, mais laction ne suit pas. Son regard va de ses pieds à la vire, à lécaille, au bas de la falaise. Il prend un uf, le tient dans sa main, le lâche. Il sécrase à quatre pas du sommet de léboulis. Tous se sont tus et lobservent, fascinés. Ils sont pourtant habitués aux spectacles dramatiques: le chef a vu un Oum se faire dévorer vivant par un fauve, un membre en a vu un autre se faire encorner par un bovin furieux et, scène fascinante, se faire secouer longtemps à bout de cornes, gesticulant encore, avant dêtre écrasé contre le sol. Un autre a assisté au spectacle dune aa piétinée par une harde aveugle. Mais aucun na jamais assisté à un tel spectacle, alors que tout lêtre est conscient, une mort causée par léclatement du corps, après une chute silencieuse.
Pourtant il ne peut rester ainsi. Une force en lui décide. Tout à coup, il saute, mains en avant, cupides, avides de saisir lécaille. Lorsque ses pieds frappent la plateforme il chancelle, mais une des mains sest glissée derrière lécaille et a stabilisé son corps. Il est debout face à la roche, les mains dans la saignée entre lécaille et la paroi. Il savoure cette réussite de sa vie prolongée. Den bas monte un long brouhaha dadmiration. Alors sans marquer darrêt, il termine lascension. Lorsquil atteint la vire qui débouche sur les pentes herbeuses faciles qui permettent la descente, il se dresse face au vide, regarde les autres et pousse les mêmes feulements que poussent les Oum quand ils ont vaincu une bête dangereuse. Des cris lui répondent. Quelques minutes après il est parmi les siens. Il ne regarde personne, ne cherche ni le regard du chef ni celui de Ioo-aa. Il sassied, silencieux, riche détonnement, épuisé par la découverte quil vient de faire et qui fait vibrer ses fibres profondes. Il est le même et pour toute sa vie différent.
Après cette escalade passèrent les jours et vint la chaleur. Avec elle, les proies dans la savane se firent rares. Elles allaient brouter sur les pentes de Kar-bou où lherbe est verte et parfumée. Un jour Baa-Oum partit avec le chef et quelques hommes chasser sur les contreforts de la montagne. Ils trouvèrent le gibier résidant entre herbe drue et roche nue. Bien au-dessus de la forêt, là ou des herbe fines poussent entre des caillasses. Pendant plusieurs jours ils chassèrent, abattirent des proies en blessèrent dautres. Parmi celles-ci était une bête magnifique. Ils lavaient vue se diriger vers une barre rocheuse. Baa-oum déclara au chef quil allait tenter de retrouver lanimal. Il partit seul emportant quelques morceaux de venaison et une peau pour se protéger du froid. Il dépassa la zone dherbes fines, atteignit les fins éboulis fort raides et accéda au pied des roches pures. Lorsquil fut arrivé là, vint la nuit. Dans une cavité qui le protégeait du vent il dormit. Au matin il commença à chercher la bête, allant de couloirs en éperons, furetant à gauche et à droite, courant de vires en vires, franchissant des ressauts, suivant parfois des traces que la bête avait laissée dans des terres ou des sables meubles. Ces traces lui faisaient oublier sa fatigue. La bête, blessée, se montra. Il suivit de nouvelles traces. Une nouvelle nuit le surprit alors quil arrivait au pied des eaux-dures. Elles se dressaient comme un dos couleur de ciel. Il alla les toucher, elles étaient froides et mouillaient ses mains appliquées contre elles. Il sétendit à même le froid. Il dormit peu. Toute la nuit, des démons cachés chuintèrent leur colère. Dautres pénétrèrent en lui et le firent trembler. Il cacha sa tête dans ses bras et ne sendormit quau lever du jour. Quand le soleil fut là il vit sur sa gauche quun passage facile permettait de prendre pied sur les eaux dures. Il sy rendit et, tout à coup, il aperçut la cime, elle lui sembla proche. Il oublia la bête. Il louvoya entre des murs énormes deau figée, striés de fissures bleues aussi pures que des ciels. La tête de Kar-bou était là, ronde, simple de blancheur, sans mystère. Il alla à elle, mais que le chemin fut long. Accoururent les bêtes voleuses de vent. Elles lattaquaient lorsquil tentait daller vite. Celles qui se nourrissent de doigts vinrent aussi, elles se posèrent sur ses mains et sur ses pieds. Il ne sen soucia point. Le soleil était son complice. Dailleurs, lattaque de ces bêtes navait rien de terrifiant, elles nétaient pas comme lattaque dun fauve affamé ou dun bovin furieux. Il monta et disparut la sensation dexister. Aucune fatigue en lui mais une énorme lassitude. Il était mu par une volonté extérieure à lui. Il était seul. Il ny avait ni complice avec qui partager langoisse, ni femme à qui offrir lapaisement, ni enfant à réconforter, ni chaleur dun groupe qui donne une dimension aux actes accomplis. Il montait vers un instant mystérieux. Sa solitude était aspirée dans un monde simple, court, sans mystère où le souvenir des choses ne subsiste pas. Sa vie était moment présent. Aucune peur, aucune conscience de sa fragilité. Par quoi était il animé? Des siècles plus tard des hommes invoqueraient mille raisons, ils oublieraient que des choses ne peuvent être exprimées par un langage construit pour exprimer ce qui est banal et répétitif. Et le sommet fut sous ses pieds. Etrange sensation, tout était pentes autour de lui, tout était ciel au-dessus. Tout à coup, il se rappela les paroles de Boudi-Oum: «Il y a derrière Kar-bou des terres de fin de douleurs, des terres amies des Oum où verdissent des prairies à lherbe caressante parsemées démeraudes deau tiède. Dans ces vasques se baignent des femmes aux formes généreuses, indolentes, espérant des plaisirs. Là, les vies sont sans obligations ni tracas, sans incertitudes et sans douleurs. Et la nourriture est là, partout, choisie, abondante. Il ny a ni animaux destructeurs de vie, ni monstres devinés, les êtres qui vivent dans le ciel ne terrifient jamais les hommes». Ba-Oum regarda, scruta les horizons mais il ne vit rien quun déferlement daspérités éclairées, entaillées de vallons de nuit. Il se retourna, regarda doù il venait. Il lui sembla au loin distinguer dans le vague des collines qui se soulevaient au-dessus de la savane celle qui contenait la grotte. Il vit le fleuve dérouler sa large lanière de feu. Il vit la savane sans fin se perdre à des sommes de vies de marche, incalculables. Il devina, bordant la savane sur lautre bord, dautres montagnes dont lune, émergeant de masses de brumes blanchâtres, était plus haute et plus massive que Kar-bou. Alors, chargé de ce butin étrange, il commença la descente.
Quand il retrouva les autres, ils avaient rassemblé les proies et se préparaient à partir. Ils laccueillirent avec un profond étonnement mais sans manifester de joie. Son retour était perçu comme un regret. Ils lavaient deviné, perdu, retrouvé, minuscule bâtonnet seffaçant parfois derrière des pans de roches ou de neige dure. Puis il sétait définitivement dissous dans le paysage et dans leur conscience. Sara-oum le questionna. Il ne répondit pas tout de suite, la curiosité de son chef était longue à lui parvenir. Il y avait tant de choses en lui qui le rendaient indifférent aux autres. Comme le chef insistait, il dit quil revenait du sommet de Kar-bou. Le chef perçu ces mots comme un outrage, il haussa ses épaules. Les autres hommes occupés à lier leurs charges ne le regardèrent même pas.
Ils revinrent à la grotte et passa le temps. Alors quune journée se terminait, quils étaient tous rassemblés sur la terrasse, dans un moment de silence, il raconta. Il déroula son récit pas à pas, à limage de sa marche laborieuse là-haut. Il parla de ce que personne avant lui navait vu, et des eaux figées dures comme des rocs, fracturées de fentes où régnaient des éclairages étranges. Il décrivit enfin, dans un silence énorme, ce quil avait vu du sommet. Tous écoutaient, avides. Il raconta que, derrière Kar-bou, étaient des milliers dautres Kar-bou, quil navait pas vu de Terre de fin de douleurs. Il dit que, dans lautre direction, celle vers laquelle se dirigeaient les Eaux lentes, était dautres Kar-bou dont une plus haute, plus massive encore que celle quil avait gravie. Il dit que la savane ne sinterrompait pas dans un lointain fini mais quelle fuyait dans un horizon si immense quil faudrait plusieurs vies dhomme pour en atteindre lextrémité. Il raconta. Budi-Oum se taisait, la tête basse, mais on le devinait tendu, réceptif et chargeant des ripostes. A la fin du récit il y eut un immense silence. Chacun regarda Budi-Oum toujours silencieux qui, tout à coup sourit. Alors un du groupe se mit à rire et tous à sa suite limitèrent. Budi-Oum leva la tête et regarda Baa-Oum fixement.
Le lendemain Budi-Oum senferma dans ses mystères. Il passa sa journée à tracer des lignes dans des cendres où étaient glissés ses curieux objets. En fin daprès-midi, il sisola avec Sara-Oum, ils parlèrent. Le soir, celui-ci fit rassembler les membres de la tribu. Budi-Oum déclara froidement que le monde des hommes sarrêtait bien à Kar-bou et, côté savane, dans un vide sans limite où tombaient les eaux lentes. Il expliqua que des animaux vivant sur Kar-bou déformaient ce que voient les Oum. Il confirma quune plaine sans douleur sétalait sur lautre versant de Kar-bou. Une grande joie anima soudain le groupe qui se mit à jacasser. Sara-Oum et Budi-Oum se regardèrent, leurs visages avaient la même expression que celle quauront au fil des siècles à venir ceux qui conduisent les hommes. Etonné, Baa-Oum chercha le regard de Ioo-aa, mais elle aussi participait à la complicité générale et souriait à Sara-Oum. La tristesse submergea Baa-Oum. Il comprit que ses jours étaient comptés, une force lui commanda de tenter une nouvelle voie dans la falaise. Comme il sapprêtait à saisir les premières prises une poigne sagrippa à son épaule, cétait celle de Ni-i-Oum qui le regardait avec tristesse.
LETTRE A UN JOURNALISTE.
Les autres sont dans la maison dà côté. Je les entends, mal. Parfois un mot sélève au-dessus des autres et un rire sallume brusquement puis aussi brusquement séteint. Je les devine prostrés, déçus, mélancoliques, avec de brèves gaietés de vieillards.
La maison où je suis est de pierres et de bois, elle est presque disloquée. Elle sest trouvé là hier avec cette vieille sur son seuil et qui semblait mattendre. A-t-elle deviné mon besoin de solitude? Alors que les autres, suivant Dawa notre sardar, sentassaient dans la maison voisine, elle ma montré léchelle au fond de létable. Je lai gravie et jai pénétré dans lunique pièce. Tout était sombre ou noir. Une fumée irritante comme des odeurs de piments écrasés et des vapeurs aigrelettes ont fait plisser mes yeux et agacé mes narines. Des lumières craintives séchappaient dun feu oublié. Elles flottaient, éclairaient des volumes mal définis, se heurtaient à des arrondis de cruches et de chaudrons en métal jaune. Quand jai été habitué à lobscurité, la vieille ma tendu une photo de couleur sépia, écornée, déchirée sur les bords, noircie aux mille contacts de mains sales, pitoyable. Jy ai deviné un Sherpa souriant dun large sourire de Sherpa heureux. Il est au milieu dun paysage lunaire. Où est-il aujourdhui? Elle a, en replaçant la photo sur létagère, une expression de douleur fataliste mais cicatrisée.
Les fenêtres sont de minces fentes dans les pierres des façades. Dehors, lobscurité efface le jour, pourtant, japerçois, adossé au village, léboulement vivant de poussières soulevées par les vents du soir et, sur les pâturages au-dessus, la silhouette dun vieil homme qui rassemble à la fronde ses yacks indociles. Jentends aussi le grondement du torrent inlassable. Ce bruit fait partie de la vie du village, il est vite oublié.
Plus loin, dominante, elle est là. Je le sais. Il me suffirait de lever la tête pour la voir. Je ne le ferai pas, je ne veux plus la voir.
Que tout est loin et pourtant si proche. Il y a peu, nous arrivions au camp de base. La face nous guettait. A son pied, minuscules, nous lobservions avec ferveur. Et des enthousiasmes naissaient de notre désir de vaincre. Et, dans lobscur de nos prétentions, nous tracions des cheminements dans les fractures de ses glaces et les faiblesses de ses grands pans de roche. Mais des angoisses salimentaient de la vue de séracs instables, de dalles trop lisses, de surplombs démesurés, darêtes trop aiguës. En ces moments, nous nous taisions et soudain, désemparés, nous rentrions sous nos tentes.
Dans laction pourtant nous les avons écrasées ces angoisses: notre folie était si forte!
Notre folie a survécu.
Hier encore nous bivouaquions près dun feu indocile contre lequel sacharnait un Dawa impassible. Les bouses de yak libéraient une fumée tournante qui nous obligeait à dincessants déplacements. Nous parlions peu. Une question lâchée par lun de nous flottait un instant sur le groupe, elle restait le plus souvent sans réponse. Nous étions repliés sur notre usure dans une quiétude de convalescents pleins deux même et fermés aux problèmes dautrui.
La fatigue pesait sur nous, elle nous imposait des gestes dune grave lenteur. Cette vie paisible, qui tout à coup nous était imposée, étonnait nos corps. Nos sens émoussés la savouraient et la subissaient tout à la fois. La soudaine absence de dangers créait en nous un vide qui nous désemparait. Nous avions mal aussi. Nos corps amaigris refusaient les sièges de pierres et même le contact de lherbe, lorsque nous nous couchions sur elle, les faisaient souffrir. Des élancements jetaient dans nos pieds et nos mains gelés des électrocutions qui, malgré notre assujettissement au mutisme, nous faisaient gémir.
Le poids de notre tristesse avait remplacé celui de nos charges. Les souvenirs douloureux nous submergeaient, effaçaient notre gaieté, nous tourmentaient. Un soir, alors que nous nous glissions dans nos duvets, T., avec des phrases courtes comme des sentences, nous expliquait quils nous lieraient demain, et quun jour, nous les évoquerions avec des sourires et une tendresse presque enjouée.
Les autres dorment-ils? Je nentends que le chuchotement des prières de la vieille. Je me suis assis sur le bahut qui court le long de la façade percée de fenêtres et qui sert de lit. Sur lui, à côté de moi, un tapis. Le dragon qui lhabite semble impatient et se concentre pour bondir sur moi. Je le recouvre de vêtements. Quand elle ma vu vider mon sac, la vieille a hoché la tête sur le côté comme ils le font en signe dassentiment. Elle sest accroupie pour attiser le feu en soufflant dans un vieux tube dun mat de tente.
Soudain des lumières fortes jaillissent. Je suis bien, jai envie décrire.
Pourquoi écrire? Pour que quelquun sache? Pour être reconnu des autres? Etre présent dans leur vie? Exister dans des mémoires? Ce serait un étrange désir pour moi qui me sent si peu dépendant du jugement de tous. Pour que vous sachiez, vous? Lors de cette conférence qui a eu lieu juste avant notre départ jai souvent senti votre regard sur moi, pesant de curiosité, interrogatif. Et je nai pas oublié lorsque, vous refusant aux autres qui cherchaient à capter votre attention, vous êtes venu me questionner.
A votre confrère qui nous a rejoint au camp de base et voulait savoir jai répondu: «Il y a peu à dire». At-il compris que mon hostilité avait pour cause sa manière de rapporter les faits? Je le crois car il sest éloigné sans rien dire. Quaurait-il écrit sur cette étrange tristesse qui envahit lhomme là-haut, sur le langage du vent, la nuit. Sur le bruit de cette neige à consistance de grésil qui tombait, faisant vibrer les toiles de nos tentes avec des bruissements daiguilles perçant des toiles ou des roulements de minuscules tambours monotones et angoissants? Comment aurait-il interprété tous ces dangers qui attisaient nos peurs. Quaurait-il écrit sur laccident? Il est trop de ce monde! Il naurait rapporté de notre voyage vertical quun récit martial, un discours grandiloquent relatant des faits sportifs dans lequel auraient pullulé les superlatifs, des mots vides ou gras, le morbide.
Les autres ont aimé mon attitude. T. surtout. Jai deviné son changement depuis cet incident. Une certaine réserve avant nous séparait, elle se manifestait dailleurs plus par des regards et des attitudes que par des mots. Je lai senti, ma réussite la troublé mais des témoignages dintérêt, des manifestations de tendresse lui échappent maintenant. Cette tendresse qui se développe au fil des jours a pris le pas sur lagressivité interrogative quil avait jusqualors.
Assis sur la banquette, je nai plus peur. Quel apaisement! Cette maison, noire de suie, est nue et misérable, pitoyable de pauvreté et dinconfort. Je me demande soudain: tout serait-il si simple? Si peu suffirait-il? La nuit gagne sur le jour mais demain le jour dominera la nuit. Ce feu qui éclaire séteindra bientôt mais des gestes simples et lents le feront rejaillir dans une vie nouvelle. Ce Sherpa, pasteur conquérant, conduit son troupeau dans les ruelles étroites du village, mais demain, avec des gestes hérités, il le reconduira là-haut dans sa transhumance courte.
Mes rêveries sont terminées, jécris. La vieille me regarde. Croit-elle à quelque acte religieux? Tout ici nest-il pas lié au sacré? Le divin ne simmisce t-il pas dans les actes les plus ordinaires? Je lève la tête, lui offre un sourire, elle me le rend et laccompagne dun mouvement de tête latéral dans lequel je devine une complicité heureuse. A-t-elle compris que tout en moi était en ordre. Que mes souvenirs étaient là ordonnés en strates paisibles dans une mémoire fermée comme un coffre par la serrure dune lucidité inviolable.
Pourtant, tout à coup, un choc. Jai écrit: «Bientôt je serai rentré». Et ces mots détruisent cet équilibre que je croyais acquis. Rentrer! Montent en moi de nouvelles incertitudes, les grands bonheurs qui devraient menvahir sévadent. Rentrer! Un malaise me submerge. Je tente un justificatif: rentrer pour retrouver mon patrimoine? Je nai trouvé pour justifier mon retour que ce mot de notaire ou dintellectuel enfermé dans son microcosme. Je me vois, arrivé, prisonnier dune solitude quaucune action ne vient distraire, asticot parmi des milliers grouillant sur des valeurs corrompues ou fanées. Celles dun monde délavé, dun monde sans puissantes espérances, dun monde aux idéaux morts, dun monde sans espoirs exaltants et sans enthousiasmes. Séparé des autres par de profondes divergences de pensées. Critiqué par des médiocres, des médisants ou des jaloux, dont le verbe, toujours, a le pas sur laction. Est-il mien ce monde?
Le sommeil a du tomber sur moi. Un sommeil sans crépuscule, celui dun organisme repu doxygène, de chaleur, à labri de tout danger. Le soleil est là tout à coup et avec lui la prise de conscience. La vieille me tend un verre repoussant de crasse, mais le liquide est chaud et sucré. Son geste est un geste de pauvre qui disparaît avec la richesse. Dawa rentre dans la pièce. Dans un sabir riche en néologismes il mexplique que demain des porteurs vont arriver. Que nous pourrons descendre. Que T. va partir en éclaireur, seul, tout à lheure, quil emportera des lettres. Je nai rien à lui donner, ce mot nest pas une lettre. La vieille sest assise à mon côté, son silence irrite ma sensibilité, son regard me questionne et me fait mal.
ET LE YETI PARFOIS.
La nuit, le jour, microscopiques alternances du temps qui rythment la vie dune planète. Sautillements dobscurités en lueurs, une nuit meurt, un jour naît. Un jour enchanté est celui qui commence avec ce récit. Aucun obstacle entre le soleil et la terre, aucun cirrus annonciateur de mauvais nuages, aucun nimbus mourant vestige de quelque mauvais temps défait, aucune naissance dorgueilleux cumulus ne viennent altérer la pureté dun embrasement neuf. Une lumière légère sinstalle dans le ciel sans brutales manifestations, sans violentes couleurs, le pastel règne. Les couleurs vaincues: le noir, les gris, le violet, le blanc laiteux laissent la place à un bleu paisible. Un temps superbe, un grand beau temps dune indiscutable franchise saffirme au fil des minutes, prend position de lespace.
Et se dévoile avec le jour un minuscule fragment de la terre. Un horizon court bride limagination et lui interdit de rêver à des rotondités de planètes. Aucune perception dinfini, la vue ne peut se perdre dans une immensité de plaine ou de mer, elle se déchire aux rugosités du sol: pics isolés, arêtes dentelées, dômes de neige joufflus, bordent des vallons sinueux à peau de neige, de glace ou de caillasses. En ce jour parfait, les montagnes, ce paysage est un paysage alpin, nont pas eu à quitter ces brumes vaporeuses qui leur sont parfois comme des vêtements de nuit. Elles jaillissent, dominantes et pénètrent dans ce ciel de bonheur. Pour les hommes qui sont en ce lieu, ce jour qui commence son règne devrait souvrir sur loptimisme.
Il devrait! En haut dun vallon, sur un glacier, deux silhouettes, celles dun homme et dune femme, encordés, ils descendent. Lhomme est derrière, lui seul jette des mots, la femme, devant, ne répond pas. Ils parviennent au pied du petit glacier, sur un îlot de roches affleurantes. Là, ils sarrêtent. Un bel endroit, les dalles sont parfaitement lisses et presque horizontales, chaudes déjà. Au-dessus deux, une paroi de beau granite sert dassise à une pointe, plus gendarme que pic. Sous eux, à quelques pas, une arête de débris rocheux déposés là par le glacier au temps de sa grandeur sinue jusquau fond du vallon: une moraine latérale.
Arrivée la première sur les dalles, la jeune femme se retourne, observe la paroi quelques instants. Puis, sans souci de la corde qui traîne, après un haussement dépaules, elle détourne son regard, jette son piolet. Par un habile effacement des épaules elle libère les bretelles de son sac, freine sa chute jusquau creux de son bras droit, le pose à ses pieds. Avec des gestes nerveux elle se décorde, défait son baudrier, quitte ses crampons. Ses gestes saccadés lindiquent, elle est mécontente. Et son mécontentement la rend autoritaire car elle ordonne:
- Le topo.
Lui, qui vient à peine darriver sur la dalle et sapplique à lover la corde en boucles égales, sétonne de cette colère sous ce ciel dharmonie. Il demande la patience et tente une diversion:
- Quas-tu ? Oui, attends. Tu as vu, la corde nest même pas mouillée.
Son humeur nen est pas modifiée:
- Vite.
Sans barguigner, il retire dune de ses poches et lui tend la photocopie dune page dun livre, un texte court illustré dun croquis. La feuille en main, elle se tourne vers la paroi. Réalité et image correspondent. La face est presque entièrement visible, seul un replat médian dans lalignement du regard nest quun simple trait alors quil est vaste terrasse sur le dessin. Visage fermé, ton de dérision, elle lit:
.
Ses regards vont de la feuille à la face, un index suit litinéraire sur le croquis puis le parcourt sur la paroi. La voix dure, elle poursuit:
.
Elle hausse les épaules, dun ton acerbe, elle commente: Bon rocher, itinéraire conseillé. D. inf>> signifie dans ton jargon: belle ascension sans danger de chutes de pierres, limite inférieure du difficile! Et dans un itinéraire qui date de 1938! Nous sommes loin des cotations T.D. très difficiles ou E.D. extrêmement difficiles qui constituent tes menus habituels. Des passages de III, un peu de IV, un passage de V quon peut éviter! Des difficultés dont monsieur, elle hésite, puis poursuit en décomposant lentement le verbe: «se gausse» quand il est dans la vallée.
Elle hausse les épaules :
.
Elle lui avait dit un jour: «Tu parles des difficultés avec les brillances dans les yeux et le ton quont les gourmets pour parler de bons plats». Elle laisse choir la feuille qui volette jusquà la dalle, sy pose, frémit au vent léger comme animée de velléités denvol. Sans un regard vers lui, elle se couche et lui présente un dos dépouse chargée de rancune. Etonné par la véhémence de la révolte et la précision des critiques, il accepte sa culpabilité:
- Excuse moi, dit-il.
Elle ne répond pas, la tête sur son sac, elle enferme sa rancune dans son corps recroquevillé. Une rupture dans sa placidité habituelle lui avait, force incoercible, fait extérioriser cette colère. Parce que cet échec était la conclusion de trop de promesses? Dans la vallée, toujours, il affirmait que le prochain week-end il la guiderait dans une nouvelle escalade. Il prenait un des livres où sont décrits les itinéraires, ceux que les alpinistes nomment les topo-guides, il les avait tous. Ainsi quun poète feuilletant une anthologie, il sarrêtait à une page, se recueillait, parfois lisait dun ton emphatique: le Doigt de Dieu, lAiguille Verte, le Clocher des Ecrins, les Aiguilles du Diable
Il se délectait à prononcer, sans percevoir lhumour simpliste qui les avaient inspirés, des noms ditinéraires: Tout en plafond, Orgie de vide, Lisse and co
Il précisait dun ton de scientifique la difficulté des passages: «Dis, dans Du nouveau en face ouest, il y a une longueur entièrement en sept C!». Les hautes difficultés lui inspiraient des rêves dactions victorieuses : «Dans Que dalles, je suis sûr que je serai à laise». Et des peurs aussi, mais celles-ci étaient sous-jacentes, non formulées, elles étaient même stimulantes imaginées dans la quiétude de la plaine. Il refusait dadmettre que, dans laction, elles seraient incitatrices dabandon. Dans son rôle dexpert, il louait, critiquait, commentait:
- La directissime? Une belle voie, mais La directe! Bof! En VI C la fissure de la Voie avec issue? Ils plaisantent, sa réputation est surfaite. La voie des Quincailliers? Pas mal, mais trop de pitons et trop près du refuge, et que de monde! Bon pour les Bleausards, je nirai jamais. Le grivois ne le rebutait pas. Il lui apprenait que La voie du Pif et du paf, tracée sur une arête en forme de nez, avait été ouverte par un couple qui, au cours du bivouac à son pied, sétait longuement agité.
Dès le jeudi, il consultait la météo, supputait létat des versants, dune voie réfléchie il prononçait diagnostics et prévisions: «Lisotherme zéro est à quatre mille mètres, attention aux chutes de pierres, il serait fou dattaquer un couloir de glace». Ou: «Ils annoncent des orages en fin daprès midi, impossible dattaquer une course denvergure, se faire foudroyer
». Enfin, toujours, il décidait dune ascension: «Les choses étant ce quelles sont, dimanche je temmènerai
».
Elle était docile, sa docilité découlait de ses faibles connaissances, de son absence desprit critique, dune absence dintérêt réel, de sa distraction aussi. Ainsi, elle acceptait sans esprit critique ses commentaires et ses choix. Le nom des sommets ou des itinéraires suffisait pour lui faire imaginer des plaisirs daction. Elle nétait pas attirée par la difficulté pure, cette façon de se démarquer ne motive que rarement les femmes qui nont pas besoin de cela pour leur équilibre psychologique. Elle aimait simplement leffort, était sensible à lesthétique dune course, appréciait la belle vue que lon pouvait avoir dun sommet. Une ascension glaciaire facile la comblait. Cest dailleurs le seul genre de courses quils réussissaient ensemble car cest uniquement ceux-là quil choisissait. Ces courses qui lui faisaient répéter avec un ton de condescendance blasée: «Bien sûr, cest esthétique, mais cest vraiment à vache! Bof! Cest une balade quil faut avoir faite».
Ce qui, pensait-elle, lavait énervée ce jour là, ce nétait pas léchec, cette escalade somme toute elle sen moquait, cest de se retrouver au petit matin dun jour parfait avec des forces presque intactes nayant pour occuper le reste de la journée quune descente dérisoire. Alors, couchée, elle ruminait sa rancur et elle retrouvait les mots quil avait prononcés: «Je nai jamais fait ce sommet, le rocher est excellent, litinéraire facile à trouver, la descente sans problème. Bon, ce nest pas une grande escalade, ce nest même pas un grand sommet, mais la course te plaira. Une petite course de rocher ça nous changera. Bien sûr, si tu étais entraînée la voie des Arachnides qui est à gauche
». Un silence et: «Avec un type costaud, il y aurait même une voie à ouvrir à côté des Arachnides, mais alors, attention les difficultés!». Ainsi, cétait pour elle quil avait choisi cet itinéraire! Son mécontentement lui faisait murmurer: «Un échec, encore une fois!».
Au refuge, la veille, ils étaient peu nombreux. Autour deux, quelques alpinistes débutants venus gravir un dôme de neige. Regroupés autour de la même table, au cours du repas du soir, une ambiance cordiale, une amitié de week-end les avait fait se regrouper. Ils avaient parlé. Comme à laccoutumée il avait été brillant. Quelle culture alpine! Il connaissait le nom de tous les sommets, leur altitude, le nom des itinéraires, le nom de ceux qui, pour la première fois, les avaient parcourus. Ils avaient parlé Himalaya. Sur ce sujet aussi il avait été intarissable. Et, comme le mot yéti avait été prononcé et que son existence avait été mise en doute, il avait arrêté les propos sceptiques et les haussements dépaules. Ponctuant son exposé de sourires, excuses à létalage de son érudition, il avait parlé de ce gigantopithèque dressant sa silhouette colossale quelque part entre homos habilis, homos érectus et homos sapiens. Il disait quil avait été trouvé des traces de son existence, un os, une dent. Il avait conclu: certains savants estiment quil a pu survivre au plus reculé des montagnes dAsie.
Le sujet ouvrait des portes à limagination, vinrent les histoires amusantes, les réparties grivoises. On lavait décrit ce yéti, parlé de son exceptionnelle vigueur, de ses stupéfiantes qualités de montagnard. Le récit des exploits de cet animal simposait. Le plus égrillard de léquipe ayant insinué quil possédait de magnifiques talents damoureux, les répliques sétaient enchaînées:
- Il est dune puissance redoutable.
- Qualité masculine sil en est, et, en tant que telle, appréciée par nous.
- Quelque peu soudard et bien peu affectueux.
- Laffection, mère des monotonies, bride limagination, vogue sur les lassitudes. Une brutalité harmonieuse est parfois appréciée.
- Il est velu.
- Vous qui tirez fierté de quatre poils sur votre poitrail et les déclarez indice de virilité, quêtes-vous comparés à lui?
- Lodeur
- La votre, au retour dune course, ne sera jamais mise en flacons!
- La gueule!
- Il aime la position correspondant à la morphologie que Dieu a fait aux mammifères. Et qui, bien que critiquée par notre église, nest pas dédaignée par nombre dentre nous. Imagines, tu es en pleine paroi sur un relais minuscule, il apparaît, sapproche par derrière
Il ne doit pas perdre de temps en préséances.
Et ils étaient partis vers leurs couchettes, des chaleurs au ventre, étouffant des rires.
Ils avaient quitté le refuge bien avant les autres. Les cônes de lumière fureteurs des lampes frontales perçaient vainement le tendre de la nuit. Ils avaient pénétré dans lobscurité, sensibles aux perceptions que lintensité du jour fait oublier. Les pas déplaçant les graviers, les tintements des pointes des piolets frappant quelque saillie de roche, les crescendo et décrescendo des parlers monotones des ruisseaux côtoyés ou traversés créaient dans la mer de lénorme silence des récifs de bruit. Il avait calculé quen tenant compte de la longueur de la marche dapproche, du temps consacré à quelques haltes et à celui nécessaire pour adapter lencordement à lescalade rocheuse, ils saisiraient les premières prises lorsque le soleil imposerait sa lumière sur le sommet. Il en avait été ainsi et cest alors quil approchait du rocher quil sétait brusquement arrêté, sétait retourné et avait décrété:
- Verglas!
Et il avait commencé à descendre. Elle sétait étonnée:
- Je vois une trace brillante sur ce bord, mais rien dans le fond de la cheminée. Dailleurs ce ne doit pas être bien méchant puisque leau suinte. Attendons un moment, dans quelques minutes le soleil sera là.
Mais lui, agacé, refusait lobjection, haussait les épaules et répliquait:
- Ajoute que le soleil est presque sur la terrasse. Les stalactites de glace vont commencer à dégringoler. Cest ça, tu veux te faire canarder. Nous devrions déjà être au pied du pilier.
- Les stalactites sont loin à gauche
Il navait rien répondu. Voilà pourquoi elle avait contesté sa décision, pourquoi la colère avait germé en elle, pourquoi, pour la première fois, elle sétait révoltée. A ses mots de défaite elle avait répliqué:
- Tu mas répété que cest une voie sans problème, que le rocher est de bonne qualité.
Il avait secoué la tête, ainsi que font les adultes à certains désirs des enfants.
Au cours de la descente, sa colère sétait nourrie de souvenirs et avait pris de lampleur. Toujours, quand ils attaquaient une voie rocheuse, il en était ainsi. Arrivés au pied dune face ils faisaient demi-tour. Il trouvait toujours des justificatifs à la renonciation: un soudain manque de forme, une vieille tendinite qui revenait, un malaise intestinal, les mauvaises conditions de la montagne, une météorologie peu sûre. Le temps avait bon dos, le plus petit nuage, le moindre souffle de vent douest était annonciateur deffroyable tempête. Dautres fois, cétait létat de la neige dans la voie de descente quils devraient emprunter qui serait cause de dangers. Une fois il avait même annoncé, avec un énorme sérieux, quil avait oublié le piton, un extra plat en acier dur, indispensable pour franchir un certain passage. Se succédaient ensuite de longues phrases justifiant labandon. Il aimait le risque certes, mais: «Il nétait pas fou et puis la montagne était éternelle, ils reviendraient».
Aujourdhui, elle refusait ce quelle avait longtemps accepté et cest pourquoi, arrivée sur les dalles moutonnées, elle extériorisait sa colère. Lui, observant son dos, étonné de sa réaction qui tranchait sur sa docilité coutumière tentait de lamadouer en louant la qualité du lieu.
- Quel beau poli glaciaire!
Mais elle gardait la tête dans ses bras. Et lui, privé dinterlocuteur, expliquait au silence:
«Si nous avions poursuivi, oui, on serait sans doute passé». Il répètait: «Sans doute».
Le ton quil utilisait pour dire ces deux mots était lourd de sens. Il ajoutait: «Mais, comme dit Patrick
». Désigner par son prénom un grand de lalpinisme signifie que lon est de ses amis, citer un de ses jugements donne de la force à ses propres affirmations: «Un échec nempêche pas une autre tentative, un simple bon grimpeur vivant est toujours supérieur à un grand grimpeur mort».
Elle ne répondait pas, elle lui présentait son dos pétrifié par la rancune et la colère. Alors il se repliait dans la résignation et le silence. Il rangeait le matériel dans son sac, puis il sasseyait face au vallon. Elle ruminait son ressentiment, récapitulait les prétextes invoquées à chaque tentative. Elle réalisait soudain que toutes étaient fallacieuses, que cest la peur, la simple peur, lénorme peur qui, à chaque essai, lincitait à labandon. Pourtant il avait réussi des ascensions difficiles mais sa colère stimulait sa lucidité, elle comprenait quau cours de celles-ci il navait jamais grimpé en premier de cordée! Lexplication était simple, il en était incapable. Il ne pouvait grimper en tête des passages difficiles sil navait pas au-dessus de lui une corde tendue lassurant, le rassurant. Cette corde combattait son pessimisme, annulait les effets du vide, stimulait son courage, annihilait ce défaitisme qui, au moment de lattaque, le conduisait à labandon. Elle était lantidote à sa peur. Venaient en elle des mots: «ce nest pas un leader». Son agressivité lui inspira même le mot «comparse». Ce mot, bien que mal choisi, était une égratignure, il lui plut, elle le garda un moment en tête. La vérité explosait, elle se souvint: il était conscient de sa faiblesse. Un jour, dans un moment de franchise, ne lui avait-il pas dit: «Je sais que je possède la technique et les qualités physiques suffisantes pour franchir les passages les plus difficiles mais mon imagination est grande et je suis dune nature pessimiste. Je mimagine dans un passage où il est impossible de placer un point dassurage, engagé dans un surplomb trop difficile pour moi, sur une dalle aux prises minuscules interdisant toutes possibilité de descente. Quand je regarde une paroi de face, jexagère sa raideur et partant ses difficultés. En vérité, je nattaque pas parce que je nai pas envie davoir peur ou si tu préfères, parce que jai peur davoir peur».
Elle acceptait cette analyse. Elle se rappelait une conversation quil avait eue avec P. un de ses camarades avec lequel il réussissait des courses difficiles. Ce camarade le conseillait:
- Il faut quun jour tu te décides
Tu grimpes bien mais tu técoutes trop. Quand on grimpe en premier il faut prendre confiance en soi. Il faut dès lattaque brider son imagination. La montagne sur laquelle on va progresser ne ressemble pas à celle que lon a vue de loin ou de son pied et jamais à celle des croquis des topos ou des photos. Elle est certes plus haute que celle des représentations mais elle est plus rugueuse. Il ny a pas de rocher lisse comme une vitre. Evidemment simmiscer dans un monde vertical est rejeté par la raison, cest pourquoi il faut, dès la première difficulté que ta volonté dise à ton cerveau: je pénètre dans lanormal, il le faut. Dès la première longueur tu dois te faire violence. Ton cerveau doit lancer des ordres contraires à ceux quil dicte habituellement. Nécoute pas ton instinct quand il te glisse: ton pied posé sur cet arrondi va glisser. Placer son corps dans laléatoire est refusé par la raison, il entraîne une révolte de lensemble des facultés dun individu normal. Dans la vie de tous les jours lattraction terrestre est rarement une cause de dangers, dans une escalade, au contraire elle est permanente. Le corps est placé dans une succession de situations précaires quil faut banaliser. Les premiers essais en tête sont déterminants, après comme les chiens lorsquils ont levé leur premier gibier, tu es déclaré. Note que cest la même chose quand tu es en pleine face au pied dun passage qui a une sale gueule. Dans les deux cas il faut te dire: Je ne mintéresse quaux quelques mètres qui sont là. Je vais exécuter lentement une suite de mouvements. Je ne suis pas pressé darriver au relais. Je puis même marrêter sur des prises, regarder autour de moi, observer la suite. Il faut ensuite te dire que toute lascension ne va pas être un martyre. Quand on est dans laction tout change. Tu verras combien grimper en tête est exaltant. Merveilleuse découverte, en tête naît en toi un sentiment de puissance qui se transforme en plénitude quand tu arrives au sommet du passage ou de la montagne. En accomplissant ces actes dangereux, tu graves en toi non seulement une fierté physique mais aussi une fierté intellectuelle source déquilibre psychologique, de sérénité future.
Et comme elle intervenait, insistait sur le vide, le camarade avait haussé ses épaules et avait expliqué:
- Le vide conditionne ce que je viens de dire, mais on shabitue au vide. Les acrobates ont-ils des gènes différents des autres? Non, ce sont des êtres qui, simplement, en ont fait leur environnement quotidien. Le vide est certes dangereux mais il est enfermé dans une cage, il nagresse jamais. Les constructeurs et nous, les alpinistes, sommes des dompteurs de vide.
Et avec humour:
.
Elle avait insisté:
- En premier, il faut quand même plus de courage!
Et le camarade avait répondu:
- Oui, grimper en premier, demande plus de courage. Rares sont les grimpeurs sur lesquels le vide na aucune influence, on peut affirmer que presque tous, dans leurs débuts, ont été mal à laise ou ont eu peur. Grimper en second demande moins de courage, le second nest pas préoccupé, il na pas à assurer la responsabilité de la course et surtout, il sait quau cours de lascension il risque peu de choses, une chute de quelques décimètres tout au plus. Mais cette sécurité lui ouvre les portes de la disponibilité, il est soumis aux forces négatives de limagination. Il a le temps de regarder, danalyser, il a le temps davoir peur. Le premier na pas le temps, il ne peut laisser son esprit batifoler, il est trop absorbé par le passage à franchir. La concentration lui fait oublier la peur.
Et le camarade en le montrant du doigt:
.
Elle repensait à tout cela.
Elle lavait connu à lécole descalade où lavait entraînée une amie. Elles avaient remarqué tout de suite son élégance. Son amie lui avait dit:
- Regarde celui-là, quelle classe ! Si ses qualités de grimpeur se rapportent à son plumage, cest le phénix des habitués de ces blocs.
De fait, il était remarquable. Alors que les autres se complaisaient dans le débraillé, à porter des vêtements usagés, témoignages de luttes passées, lui, cétait évident, accordait de limportance à la qualité de sa tenue. Son amie avait proposé:
- Viens, on va le regarder grimper.
Et moqueuse:
- Atténue ton féminisme rigide, les femmes seules sont rares en montagne et il serait temps que tu aies un ami à poste fixe. Celui-là donne limpression dêtre taillé dans un bon tissu. Les hommes sont sensibles à ladmiration. Suis-moi.
Elles sétaient approchées du bloc sur lequel il grimpait et lamie, après avoir posé ses mains sur les premières prises dun passage quil venait de franchir, avait dit admirative:
- A vous voir ça a lair facile.
Il sétait intéressé à elles.
.
Il répondait avec un beau sourire:
- Oh ! Vous savez, ce ne sont que des blocs.
Il semblait modeste. Quelques réparties encore, des mots, des regards, des sourires échangés et, ensemble, ils allaient de blocs en blocs. Il décomposait pour elles des mouvements, expliquait les techniques. Il utilisait le jargon des grimpeurs, parlait oppositions, fissures, cheminées, dièdres, dulfers, adhérences, coincements, grattons
Quel savoir! Mais aussi quelle élégance, quelle force, quelle légèreté, se dégageaient de lui!
Il avait proposé de les emmener en montagne, lamie sétait récusée:
- Jai un copain, il me guide.
Mais elle lavait désignée:
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Il avait ainsi concentré sur elle son attention et il lui avait proposé:
- Quand veux-tu?
Le dimanche suivant ils étaient sur un petit sommet. Après lascension le jugement avait été bref :
- Tu marches bien, je te ferai faire des courses plus sérieuses.
Elle avait réprimé un sourire, il navait pas dit: «Nous ferons ensemble». Elle sétait dit: les alpinistes seraient-ils plus macho que les autres? Mais cela était de peu dimportance. En réalité, pour la première fois, elle désirait quil en soit ainsi. Au cours de cette première sortie, ils avaient gardé une certaine distance, chacun en soi pourtant curieux de lautre. Deux êtres sobservaient, sécoutaient, à petits pas se dévoilaient, se découvraient, sapprenaient. Acteur et spectateur successivement. Et la solitude, le décor grandiose, en les rendant complices tissait les liens dun solide rapprochement. Attirance physique acquise, elle aussi était belle, compatibilité dhumeur testée, amitié admise, ils pouvaient enchaîner sur les premiers échanges de tendresse, discrets, car ils étaient malgré eux imprégnés des règles de la société. Gestes esquissés, paroles dhomme en quête de plaisir, elle sétait refusée. Mais la nature veillait, incitait à la patience, autorisait lespoir.
Le week-end suivant il fit beau, il avait parlé dun nouveau projet. Cette fois je te ferai faire une vraie course. Hypocrisie inconsciente? Réelle et enveloppée de justificatifs? Il avait choisi une montagne au fond dun vallon peu fréquenté. Il avait expliqué:
- Un environnement grandiose, un petit refuge, rustique, encore authentique, sur une presquîle de roc sur la rive dun glacier. Nous y serons bien. La course
Mais elle navait pas écouté la suite. Elle était daccord sur tout. Au refuge, ils étaient seuls. Autour deux des masses de glace hérissées, déchirées, disloquées accentuaient le sentiment disolement. Pour le rapprochement final, le choix était bon. Le refuge, minuscule dans ce cadre, se dressait en oasis de sécurité. Et son intérieur favorisait lintimité avec son revêtement en bois et ses bat-flanc en planches épaisses. Au crépuscule, ils sétaient assis devant la porte. La nuit, à pas de loup grisaillait le paysage, noircissait la vallée. La sensation de solitude, le vide oppressant au bout des dalles, ils sétaient serrés lun contre lautre. Le vent du soir fut le prétexte, son souffle les poussa vers le refuge. Ils refermèrent la porte, le désir leur ouvrit les siennes. Victimes dune boulimie de plaisir dégustée avec lenteur, la nuit fut lourde dexaltante symbiose. Le départ matinal vers le sommet neut pas lieu. Un mois plus tard ils habitaient ensemble.
Couchée sur les dalles, elle se remémorait. Maintenant, le soleil était chaud, il précipitait dans le vide les stalactites qui explosaient avec des tintements de verre brisé, il donnait vie à des filets deau courant au loin. Des mélodies, quelle essayait de transcrire par quelques notes. Sa colère sengourdissait dans une torpeur mélancolique. Elle sassoupissait. Un léger bruissement, un bruit de tissus agité, un soupir en air fredonné qui sinterrompt sur un appel, un ordre la fait se dresser:
- Viens.
Suivent des sifflements modulés, appels joyeux, elle regarde autour delle. Un nouvel appel hululé cette fois, il venait de la face, elle chercha, elle trouva, elle vit. Dabord sa raison refusa les images, puis elle sadapta, la réalité était là. Non pas dans litinéraire quils devaient gravir, ni dans celui des Arachnides, mais à gauche de celui-ci, dans la partie la plus surplombante de la face, un grimpeur! Seul! Vision fascinante que la raison critique, dans lextrême, des tâches sont à partager. Au leader la volonté de progression, le choix de litinéraire, au second la sécurité de la cordée. La corde donne au risque une dimension raisonnable. Lescalade solitaire est démesure, elle est risque absolu. Mais se considérait-il dans lextrême celui-là, promeneur insouciant du vide, du vertige, de la peur, de la chute, qui effleurait les prises, saccrochait à des riens? Que faisait-il là? Il flânait dans le vertical. Aucun mouvement disgracieux, heurté ou hésitant, mais des gestes désinvoltes, sans temps de recherche ou dincertitude. Quelle harmonie dans les enchaînements! Positions, mouvements invraisemblables que la maîtrise fait croire logiques. Un grand écart, le corps glisse sous un surplomb, progresse sur une dalle aux prises invisibles, soudain tenu par une seule main. Il se balance, séquilibre plus loin. Une succession de gestes fluides le propulse vers le haut. En projection frontale une orchestique du vide! Et il sarrête, regarde vers le bas, il descend, oui vers elle, oui:
- Viens.
Au milieu des mêmes sifflements et tintements de glace brisée qui lont réveillée, elle capte ce nouvel appel. Elle voit, il est là, sur une vire presque au pied de la face, un index sur la bouche. Non, elle ne peut se tromper, cest une invitation au silence. Et comme étonnée elle lui montre son compagnon endormi. Il hausse les épaules, sagite, tout son corps est fou rire. Elle hésite, il renouvelle appels et gestes. Alors elle se décide, va au pied de la face. Il attend quelle se soit encordée. Il assure la corde. Elle grimpe. Il lui fait signe de sarrêter sur un replat. Elle lobserve. Il est coiffé dun curieux bonnet à poils, ses yeux sont protégés par des lunettes de soleil. Elle le suit et pénètre dans ce quelle croyait être un monde de peurs, et qui nest quun lieu où règne le magique. Il monte, il se bloque sur des prises infimes, lui indique un autre replat. Elle sy installe et comme elle crie quelle se doit de lassurer, il secoue la tête dans un mouvement de négation amusée. A intervalles comptés il fait entendre son rire cristallin. Elle sétonne de sa propre aisance. Et défilent les longueurs de corde, enchantées, silencieuses car il ne parle toujours pas.
Et le sommet fut sous leurs pieds. Un paradis de sommet, un replat parfait bordé par une lame en garde-corps qui les coupe du vide. Elle sest adossée à lui. Curieuse, elle essaye de lire sur son visage, mais oublieux delle, il est penché et observe la face. Cette indifférence la choque, genoux au sol elle se retourne et se penche pour regarder aussi. Mais non il nest pas indifférent, il est près delle, il la presse contre lui. Une main sinsinue dans ses vêtements, les fait glisser, elle ondule pour lui faciliter la tâche. Logique pensa-t-elle, juste récompense. Vont les choses, la nudité simpose, la curiosité sassouvit, le désir sexaspère, sépanouit, sassouvit. Les mouvements mécaniques de lacte, étonnants dans cette immensité dimmobile suivent jusquà lexplosion des orgasmes.
Maintenant, elle est redescendue, elle sest recouchée sur les dalles moutonnées. Elle a retrouvé le granit poli et chaud. Les tintements des stalactites de glace se disloquant sur le rocher sont plus rares, les mélodies monotones et apaisantes des ruisselets plus intenses. Elle regarde. La neige, au-dessus des dalles lasperge de millions de grains de lumière. Elle prend possession de ce saut dans linconcevable, elle le classe dans les souvenirs étranges et lumineux. Et elle se découvre neuve, calme et les sens apaisés.
Lentement, elle se dresse, sassied, les mains aux chevilles, le menton sur les genoux. Oubliée la colère, quelle sérénité, lenvoûtement est encore en elle! Son regard parcourt les acrobaties de roc et de glace, sétale sur les replats, sapaise sur larête de la moraine, se fixe enfin sur lui. Il est là, soulevé sur un coude qui la regarde et en quelques mots détruit lharmonie qui frémit encore en elle.
- Je nai pas été brillant.
Elle ne répond pas. Au-dessus de leurs têtes, un choucas ouvre ses ailes, bloque la verticale dun piqué dans un claquement dair brutalisé, plane vers la moraine en poussant un piaillement damitié.
- Le curieux
Elle ne termine pas sa phrase, geyser venant du plus profond delle un rire jaillit en gloussements, plus explicite que tout discours, plus humiliant que tout reproche. Plus tard, après leur séparation, dans un moment de lucidité, elle assemblera le puzzle de leur histoire. Les rouages déchiquetés de son passé, de leur passé apparaîtront. Dans limage construite où se mélangeront lévident, le délicieux, linvraisemblable, le burlesque elle ne percevra pas limportance qua joué la lassitude, le désir de changement, son irréductible volonté dindépendance.
LES CHIENS DES COLLINES DE LHIMALAYA.
- 20 septembre. Arrivée. Lhôtel na pas changé, Pushpa, son directeur, presque mon ami, non plus. Jai retrouvé mes affaires. Activité de routine pour préparer le départ.
- 23 septembre.
La nuit vient de tomber, les seuls bruits métalliques sont ceux des gamelles qui sentrechoquent, les kitchen-girls font la vaisselle. Cest un peu plus tard, quils aboient!
Ils sont différents de ces chiens des banlieues de Kathmandu, qui se regroupent en meutes dans les nuits opaques et aboient à perdre haleine. Ceux-là hurlent pour indiquer aux autres les limites de leur territoire, pour exprimer à ces sinuosités des terrains vagues une haine inscrite dans leurs gênes. Ils ne se risquent pas à les attaquer et ils restent à bonne distance de leurs simagrées dattaque ou de leur venin. Aboient-ils lorsquils débusquent quelque rat, ombre répugnante qui se glisse dans les ruelles noires entre les flaques de mousson? Aboient-ils aussi lorsquils se combattent pour que lun deux affirme sa suprématie? Pour acquérir le droit deffectuer ces chevauchements instinctifs, source de pérennité de lespèce, sur le dos dune chienne famélique offrant au vainqueur, plaquée sur les os de sa croupe, une peau chiffonnée et pouilleuse? Quel quen soit le motif, ils sont nombreux ceux qui exhibent aux matins des plaies atroces, des lambeaux de chair sanguinolente salie dimmondices. Je me suis toujours étonné de la force de ces concerts qui troublent mon sommeil fragile sous les pluies acharnées des moussons finissantes.
Ces chiens, eux, habitent les collines himalayennes qui descendent en vagues désordonnées du Toit du monde. Ils ne vont pas en meutes, ils séparpillent dans les villages, les hameaux et les maisons isolées. Pourtant, dans les nuits paisibles de ces piémonts himalayens, eux aussi manifestent leur existence par des aboiements à la signification mystérieuse.
Cela commence par un jappement bref, un coup de baguette de chef dorchestre sur son pupitre. Suit une réponse lointaine, gémissement étouffé dune trompe égarée. Un grognement proche succède, soupir dun vieux sage troublé dans ses méditations. A ces premières rumeurs le premier acteur répond par un éclat brutal. Alors, tout senchaîne rapidement: un aboiement claque, un craquement de gorge mécontent lui succède, puis un autre, puis un autre et tout à coup sinstalle le vacarme. Tous les chiens donnent de la voix. Cest un enchevêtrement de vociférations, un tonnerre de résonances, un fracas dimprécations, de hurlements dapprobation, de mécontentement, de réfutations qui se bousculent, se mêlent, se piétinent, se jettent sur les murailles verticales et moussues des rives qui les renvoient en échos de plus en plus assourdis.
- Nuit du 25septembre.
Ces torrents de sons, ces successions de salves sonores encore une fois mont éveillé. Je quitte lentement le domaine de linconscience. La marche dapproche suit son cours. Les jours se succèdent, heureux, et les nuits dans les étapes. Je construis sur la monotonie de ma vie dhier quelques strates de paisible harmonie. Je me sens en permission de ridicule.
- 26septembre.
Comment exprimer cette euphorie qui est en moi?
- 27 septembre.
Au loin, sur le dos de forêts, entre deux collines, des blancheurs sont apparues. Dessin dune grande simplicité de forme et de couleurs, elles se plaquent sur un infini de bleu. Puis dautres sont venues, plus aigues. Leurs silhouettes sont pures mais je sais ce quelles cachent de mystérieux, de démesure, de peurs. Que de ferveurs néveillent-elles pas en nous! Cette apparition nous a fait nous regrouper, exaltés.
- 28 septembre.
Ma curiosité avide se rassasie de la vue de montagnes. Elles sont là, visibles en permanence. Je suis gavé de somptueux. Je les sais par coeur. Un alpiniste retient les formes et les couleurs aussi. Parfois elles sont nues, parfois elles senveloppent de fripes de nuages qui les font paraître plus nues encore. En haut des côtes, je marrête parfois. Non de fatigue, je peux ainsi marcher des jours et des jours sans fatigue, mais parce que jai été interpellé par une nouvelle lueur. Elle capte mon regard et déclanche en moi des désirs damoureux. Je lis son nom sur une carte, son altitude, japprends ses formes.
Mon corps effectue un travail pour lequel il est fait. Dans les montées, il y a de la sagesse dans ma marche, avare de puissance, je ralentis. Mais, dans les descentes, je redeviens un enfant prodigue. Jenchaîne des enjambées heureuses, des bonds précis. Toujours, des pensées flottent en moi, changeantes, et qui sadaptent aux paysages et à mon rythme.
- 29 septembre.
Aujourdhui jai marché seul. Non par mépris des autres mais pour ne pas distraire mon bonheur. «Il a été touché par la grâce» a dit T. moqueur et M. a ajouté avec le même ton: «Ce salaud ne veut pas partager». Jai compris ce quil mettait dans ces mots daffection et de complicité. Ils ne sont encore que des camarades, mais je le sais lamitié viendra, plus tard. Et elle sépanouira lorsque seront apaisés en nous le désir daction, le besoin de luttes, lors du retour. Je sais aussi que lagressivité qui est en nous ne fait que sommeiller, quelle se réveillera au cours de lascension, dans les moments de fatigue extrême, les moments de déception ou de désespoir. Tout cela est loin devant. A un moment, imprégné de bonheur, jai chanté. Quelques paysans et des coolies que jai croisés mont remercié dun sourire. Je le vérifie une fois encore: une population nest jamais homogène. Ceux que jai croisés aujourdhui, étaient gais, curieux de moi, heureux de capter mon attention. Mais je noublie pas quil mest arrivé den croiser qui sont restés indifférents à mon originalité, à ma sympathie offerte. Jéprouve alors la même sensation quont des nageurs en eau tiède qui traversent un courant froid. La même que celle que jéprouve lorsque je reviens en France. Quelques enfants, haillons et crasse ton sur ton mont accompagné un moment. Ils venaient picorer à cette joie que jextériorisai et qui est si rare chez les touristes solitaires quils côtoient.
- 30 septembre.
Dans la pénombre limpide dun sous bois jai vu bouger une ombre. Une silhouette était là, une vie verticale. Je me suis arrêté. Elle nétait pas seule, elles étaient plusieurs, troublantes de ressemblance avec nous: gestes, visages denfants ridés comme des vieillards, mais regards pénétrants dintelligence, inquiétants à force de fixité. Elles mobservaient dans une immobilité minérale et je ne pouvais savoir si celle-ci était de simple curiosité, de crainte ou dagressivité. Il y avait tant de puissance concentrée dans leur position que jai eu peur. Plus loin jai réfléchi à la puissance de lhomme, aux hiérarchies quil impose, aux amitiés quil se choisit. Jai imaginé ces créatures en animaux de compagnie, des domestications sans domination ni asservissement.
- 1° octobre.
La face est devant nous, colossale. Jai proposé des emplacements de camps. M. a jeté dun ton presque indifférent:
- Nous serons soufflé par une avalanche au camp 3.
T. a ajouté:
- Entre le Deux et le Trois que de crevasses! Il faudra sencorder.
Sencorder! Nous avons souri. Il y a une graduation dans lacceptation des risques et les risques ici
! Le soir, nous avons parlé de nos camarades morts dans les Alpes. Lidée de la mort sommeille dans nos pensées, elle est virus de maladie qui incube dans notre mental. Nous lavons tous côtoyée. T. a dit :
- Dans la Nord-ouest, entre deux avalanches, Jean disait: «Préparez vos valises». Où est son corps maintenant? A-t-il atteint le replat du glacier?
Nous avons imaginé et une vague de pessimisme a germé de notre tristesse. Elle a submergé notre quiétude et troublé notre bonheur. T. a ajouté:
- Nous ne réussirons pas.
T. est de nature pessimiste, pourtant, en cours dascension, son pessimisme ne le pousse jamais à la démission, T. devient un tigre.
- 2 octobre.
Arrivée au camp de base. Installons les tentes, rangeons le matériel. Nous sommes actifs mais il ne sécoule pas dix minutes sans que lun de nous observe la face.
- 22 octobre.
Que de jours ont passé! Retour définitif au camp de base. Je reprends ce cahier. T. et M. sont là-haut. Avant-hier, au retour dun portage, je nai vu, à lemplacement de leur tente, quune pente de neige ratissée, mille sillons évocateurs conduisaient à un vide immense. Etonnement et angoisses, la tristesse est venue après, puis la mélancolie.
- 1° novembre.
La marche de retour est presque terminée. Jai retrouvé les aboiements nocturnes, ils méveillent la nuit. Dans des éclaircies de conscience je pense à T. et à M., dans la journée, la routine de la marche me les fait oublier. Dawa, notre sirdar, est souvent à mes côtés. Aujourdhui, alors que nous traversions un ruisseau auprès duquel à laller nous nous étions longuement arrêté, je lui ai dis:
- Que de strates tragiques dans mes souvenirs!
Il na pas compris, jai ajouté:
- Maintenant ils sont dans les glaces et leurs corps descendent.
Il a commencé une phrase:
- Pour nous
Il savait que je savais et il sest tu. Plus bas, alors que nous étions obligés de contourner un chien couché en travers du sentier jai murmuré:
- Des singes seraient plus valorisants que des chiens.
Jai ajouté:
.
Jaurais aimé quil me parle damitiés mais il ma parlé de rôdeurs, de carnassiers nocturnes.
Jai insisté:
- Des compagnons à notre image.
Il a sans doute pensé que laltitude avait troublé ma raison.
FRACTIONS DE SECONDES.
La prise avait cassé. Cette falaise en surplomb quil escaladait il la connaissait bien, il lavait souvent gravie. Pourquoi avait-il décidé de la gravir en solitaire? La réponse est simple et complexe, simple par le motif qui avait inspiré ce choix: une forte déception inspirée par le refus de quelques uns de le reconnaître comme un des meilleurs grimpeurs du groupe, complexe par lenchevêtrement des combats qui sétaient déroulés en lui avant quil se décide de la tenter en solo. Mais ce récit na pas la prétention de décrire les luttes psychologiques qui lavaient conduit là.
Il connaissait toutes les prises des passages délicats, celle qui venait de casser mieux que les autres. Elle concluait le dernier passage difficile proche de la sortie et elle était très caractéristique. Composée du même calcaire que celui de la paroi, elle était coiffée dune veinule de calcite dun blanc pur. Le temps avait érodé cette calcite pour libérer dans le calcaire un excellent méplat propice à la préhension. Cétait sans doute cette calcite se poursuivant dans la masse de la roche qui lavait affaiblie. Ainsi, les plus durs aciers sont fragilisés par ce que les métallurgistes nomment une paille. Lorsquil gravissait cet itinéraire avec un ami, il fixait le mousqueton dune dégaine dans la plaquette située sur sa droite, glissait la corde dans le deuxième mousqueton. Puis il marquait un temps darrêt, il regardait son compagnon entre ses jambes, lui signalait le vide parfait qui souvrait sous lui et loriginalité de la prise qui avait, disait-il, lapparence dun il de Buddha peint sur les stupas.
Tout était allé très vite! Il avait posé sur elle une phalange de son index, de son majeur, de son annulaire. La prise nétait pas assez large pour admettre le petit doigt qui avait été rejeté à droite, sur la partie verticale du calcaire. Le pouce, glissé dans une dépression de la partie inférieure, exerçait une pression sopposant aux forces engendrées par les doigts placés en partie haute. Cet effet de pince, classique en escalade, permettait un serrage considérable. La main gauche était venue se poser sur un arrondi important au même niveau que cette prise de main droite. Toute la paume de la main y trouvait place, mais cet arrondi nétait pas rugueux et la part deffort pour supporter le corps qui lui était accordé ne pouvait être important. Le pied gauche prenait appui sur une minuscule mais franche réglette alors que le pied droit, plaqué sur ce qui était plus un adoucissement de la verticalité de la largeur de la semelle quun véritable replat, tenait par simple adhérence. Ainsi positionné, le corps avait la forme dune grenouille plaquée sur un support vertical. Lorsquil en était là de lescalade le grimpeur éprouvait un sentiment de sécurité dautant plus apprécié quau-dessus la paroi devenait simplement verticale, lescalade facile. Les mouvements pour terminer la partie en surplomb étaient simples. La main gauche, glissant sur la roche quittait sa rotondité, elle allait sancrer derrière une écaille. La jambe droite pouvait alors sélever, le pied choisissant comme appui un profond creux. La main droite, quittant la prise décorée de calcite saisissait une autre écaille
Lorsque la prise avait cassé la part du poids du corps quelle équilibrait, sétait reporté sur les autres prises. Mais la diminution de pression sur le pied droit posé sur le faux replat avait fait glisser ce pied. Le corps avait pivoté vers la droite avec pour axe le pied gauche posé sur sa réglette. Lespace dun instant car ce pied avait quitté son appui. Le corps sétait incliné et cétait en position oblique quil avait commencé son destin de projectile. Le poids des dégaines et des coinceurs (pourquoi sen était-il encombré?), qui pendaient à sa ceinture déplaçant le centre de gravité du corps, il sétait retrouvé en position presque horizontale. Et cest ainsi quil poursuivit sa chute.
Dans les fractions de secondes qui suivirent la rupture de la prise, son intellect avait dicté des tentatives de survie. Mais laction était trop rapide. En quelles fractions de secondes? En centièmes? en millièmes? se chiffre le temps mis entre la perception dun tel événement par le cerveau, les ordres quil donne, la transmission de ces ordres aux mains, leur exécution par les mains? Quel que soit ce temps il était tel que le corps était déjà dans lespace lorsque les doigts tentèrent dagripper un support. Ils griffèrent le vide. Les animaux blessés à mort, couchés au sol, agitent ainsi leurs membres mimant une tragique course de fuite.
Il avait déroché plusieurs fois. Comme ses camarades, il appelait ces chutes des vols. Une fois volontairement pour tester du matériel. Dautres fois parce quil était allé hors des limites de ses possibilités en escalade. Avec lamélioration du matériel cétait devenu chose courante que de voler ainsi. Une fois il avait parcouru une quinzaine de mètres, mais il était encordé. Il escaladait une paroi équipée dancrages modernes et son compagnon lavait retenu. La chute était pour lui, comme pour tous les grimpeurs de son temps, une chose presque banale plus proche du contretemps que du drame. Ce nétait pas la chose terrible quelle était pour les vieux alpinistes. Au cours de ces chutes il avait appris que tout allait très vite, quà peine dans le vide on se retrouvait pendu, assis dans son baudrier, quelques mètres plus bas.
Il parlait assez souvent chute mortelle avec ses amis. Un jour, à lécole descalade, un grimpeur avait raconté sa course du week-end: «Je grimpais avec Pierre, derrière nous une autre cordée: des inconnus devenus rapidement, à cause des difficultés, plus que des connaissances, presque des amis. Au gré des relais, nous échangions des plaisanteries, parfois nous leur donnions des conseils. Cela avait été le cas lors de la traversée dune arête de glace. Alors que jétais arrivé au milieu de cette traversée je les avais regardé, ils sengageaient dans le passage. Je leur avais crié que la glace était vraiment dure. Jai entendu des bruits alors que je prenais pied dans les rochers qui suivaient. Ils étaient comparables à ceux que fait le vent quand il rabote une paroi, des sortes de grincements de métal frottant sur un corps dur. Je me suis retourné. A la place quils occupaient, il ny avait plus rien quun gant qui glissait dans la pente. Jai eu limpression de voir une séquence de film dans laquelle un individu fortement présent dans un décor disparaît brusquement. Je noublierai jamais ni la curiosité de ce bruit, ni la vue de ce gant glissant, indifférent, sur la glace». Lors dune autre discussion un camarade avait dit: «Je me demande les pensées que lon a au moment et au cours de la chute». Evidemment tous avaient rejeté le ridicule: «On revoit toute sa vie». «Le genre de connerie», avait dit un membre, «qui, un jour, a été écrite par un nullard avant dêtre reprise dans tous les récits». Un autre sétait moqué des intellectuels ergotant sur le sens de la vie, il avait dit: «Quils sencordent avec nous, je leur demanderai si la vie na aucun sens». Ils avaient aussi parlé vitesse de chute: « Plus de deux cent vingt kilomètres à lheure, soixante mètres par seconde, deux secondes pour une falaise de 120 mètres!» avait annoncé le scientifique du groupe. «Jai connu ça », avait expliqué celui qui sétait jeté du haut dun pont assuré par des cordes dynamiques. Il avait tenté de décrire ses sensations. Il avait parlé de lintense peur ressentie au moment du saut. Il avait dit: «Tu sais que la qualité du matériel est irréprochable, mais il y a en toi des forces qui te retiennent. Ces forces ce sont celles de la raison. Se jeter dans le vide cest la déraison. Le garde corps du pont, cest la barrière qui les sépare et que tu dois enjamber. Quel effort! Pourtant, tu sautes, il ne faut pas oublier les motivations incitatrices que sont les présences qui tentourent. Je suis certain que si javais été seul je naurais pas sauté. Limportance du public est énorme». Quelquun avait dit: «Mais nous, en montagne, nous avons rarement un public et pourtant nous grimpons». Ce à quoi un autre avait répondu: «En réalité, il ny a pas de différence, le public nous lavons au retour quand nous rendons compte. Faire partie dun groupe cest une façon davoir un public». Comme on posait au sauteur la question: «Et au cours du saut?», il avait bafouillé, cherchant ses mots: «Après? cest difficile de dire, tout va si vite. Ce que tu ressens est très fort mais on nest pas habitué à vivre de tels instants
, il ny a pas de vocabulaire pour les décrire. Je pense que les sensations nont pas le temps de parvenir à ton cerveau. Il est incapable de sadapter à la vitesse, son temps de réponse est trop long». Il avait conclu son récit en parlant de «courte terreur à la pensée dune fausse mort». Dans une autre discussion un médecin leur avait affirmé quau premier impact, fût-il limité à un membre, un individu perdait conscience. Il avait utilisé les lettres k.o. A la suite de quoi un autre grimpeur avait dit: «Ce ne doit pas être le cas si on dévisse dans un couloir de glace bien raide ou si on chute en plein vide». Quelquun avait alors cité les paroles dun anglais parlant dun alpiniste descendant un raide couloir de glace: «Sil avait glissé, le reste de sa vie se serait passé à dévaler cette pente». Ils avaient ri. De nouveaux commentaires sétaient alors succédés: «Tu es vivant et pourtant tu es irrémédiablement mort», tu sais ne pouvoir rien attendre dun secours». Toutes ces conversations étaient dites sur le ton dune conversation banale. Le macabre, pour eux, nétait pas un sujet tabou, cétait même un sujet de plaisanteries comme en témoignait lutilisation du langage peu poétiques des grimpeurs.
Maintenant la paroi est devant lui. Il chute droit sur le pierrier à une centaine de mètres sous lui. La paroi défile, ce quil voit est semblable aux images qui se succèdent quand on rembobine un film, ou quand, dun train rapide, on regarde les choses proches : les roches dun tunnel, des arbustes, des poteaux
Les verticales deviennent des hachures, les points, des stries. La pression de lair sur son visage est semblable à celle dun fluide. Il apprend ce que les parachutistes et les motards savent, que lair a une consistance, quil est un fluide épais, quil déforme une bouche ouverte, quil rabat avec force un membre étendu. Ce quil découvrait, il ne pourrait jamais lapprendre aux autres: ni la valeur du temps, ni la densité contenue dans des fractions de secondes, ni le ridicule grandiose quil y a dans lalpinisme. Il tourne son regard vers le bas. Il ne voit que le pierrier et dans ce pierrier un bloc sous lui qui se rapproche, qui se rap
UN PETIT VIEUX QUI SOURIAIT.
Il marchait.
Il marchait en montagne.
La montagne avait occupé sa vie. Quand il était adolescent déjà, aujourdhui encore, elle était tout pour lui. Il avait vécu lalpinisme avec passion: une passion forte, exclusive. Elle lavait conduit à des périodes dobsession intense. Elle avait occupé ses loisirs, inspiré ses rêveries, ses lectures. Il avait pratiqué la montagne sous toutes ses formes, lécole descalade, le ski de montagne en hiver, au printemps, lescalade des plus raides faces calcaires, celles des parois des plus hauts sommets des Alpes, faciles, ou très difficiles, rocheuses ou glaciaires, mixtes.
Cétait un solitaire. Il avait toujours été mal à laise au milieu des autres. Il disait : «Les grandes amitiés sont lapanage des solitaires, lamitié se dilue dans le groupe, elle saffadit. La ville est foule, le grégaire détruit lamitié. La montagne étant refuge pour les solitaires le groupe en montagne est un non sens. La montagne doit rester un antidote à la ville».
Il pensait cela.
Cétait aussi un homme qui avait beaucoup lu, tous les livres français sur la montagne sans doute.
Sa femme lavait accompagné en montagne et plus tard ses enfants. Puis sa femme sétait lassée. Ses enfants aussi qui avaient choisi dautres activités et avaient été entraînés par le courant de leur propre vie, il est rare quune passion se transmette avec la même intensité sur plusieurs générations. Mais lui, toujours, avait continué.
Un jour, il avait été incapable de franchir un surplomb. Il comprit que la vieillesse sinstallait dans son corps. Il accepta cette réalité et, sans tristesse, diminua le niveau de difficulté de ses courses. Il se contenta de gravir des sommets faciles, des voies normales. Et cela jusquà cette curieuse maladie qui le terrassa. Il resta plusieurs mois alité. Alors, comme il y avait eu un après surplomb il y eut une après maladie. Cette période qui souvrait à lui le mena au monde des promenades et des rêveries. Nombreuses étaient celles qui le conduisirent au pied des faces quil avait gravies.
Ce jour là il marchait. Et il se répétait: «Une vie cest long, une passion qui dure toute une vie, cest rare. Jen suis conscient et cela suffit à me rendre heureux». Et avec allégresse et lenteur il retrouvait les paysages qui se dévoilaient à lui avec autant de fraîcheur que lors de ses premières sorties.
Cétait un tout petit vieux.
Il avait coutume de dire: «Mon ossature et mes muscles se sont tassés, ramassés sur eux même, concentrés pour compenser mes faiblesses, pour résister aux contraintes quimposent les efforts. Ma peau a suivi, mal, elle est comme ces ballons de baudruche qui, dégonflés, gardent des plis permanents». Cétait vrai, lâge lavait ratatiné. Mais il trottinait quand même comme un tout petit vieil homme sec et fragile quil était.
Il marchait sur le sentier à courts pas glissés et, lorsquil voyait un obstacle, quelque bloc à peine plus haut que les autres, il levait pour léviter les genoux très haut, trop haut. Tout dans ses mouvements était incertitude. Sa démarche était une suite de lentes hésitations, il y avait en elle du mécanique, de ces mouvements saccadés quont les automates. Il était loin le temps où il courait sur ce même sentier, lorsque ses foulées étaient une succession de rebondissements souples et enchaînés. Maintenant chaque enjambée était une fin et chaque pas un nouveau départ. Mais il avançait quand même et il était en vue du refuge.
Quand un des jeunes vautrés dans lherbe laperçut, hésitant devant la petite passerelle, il dit:
- Ah! Reluquez lépave.
Ses amis avaient regardé et à leur tour sétaient esclaffés :
- Un débris!
- Une ruine!
- Vise son sac
- Un coussin à bretelles.
- Et ses godasses.
- Des écrase merdes.
- Il ne doit pas en manquer beaucoup.
Devant la passerelle il sétait arrêté, presque désemparé, et les jeunes riaient encore de lui. La gardienne sétait approchée sur le bastaing branlant et humide et elle lui avait tendu la main. Il lavait saluée dun:
- Merci madame vous êtes très aimable.
Dans lescalier qui conduisait à la grande salle, un jeune, qui descendait très vite, lavait bousculé et le petit vieux sétait excusé:
- Pardon monsieur, je suis lent.
Il avait pénétré dans la longue pièce commune. Il était resté longtemps debout, allant dune photo qui décorait les murs à une autre, il souriait en regardant certaines. Puis il était allé de fenêtre en fenêtre, observant les sommets. Et il avait choisi une table. Il avait posé son sac, lavait soigneusement calé contre un des pieds. Enfin, il sétait assis.
Maintenant, à travers la fenêtre, son regard allait au loin, il examinait limmense muraille qui barrait la vallée. Il se tenait très droit, frottait ses mains et tout en lui indiquait la satisfaction. Sans doute rêvait-il quand la gardienne sapprocha car elle renouvela son appel:
- Oh! Oh! Monsieur.
Et comme enfin il la regardait, elle le questionna:
- Combien de temps avez-vous mis?
Son regard fouillait le cadran de sa montre, il plissait les yeux:
- Je vois mal? Jai du partir vers sept heures.
Elle calculait. Il a mis deux fois le temps habituel!
Il ajoutait en souriant:
- Lavez-vous remarqué je ne suis plus jeune.
Elle le questionnait:
- Quel âge avez-vous?
Il répondait dun air malicieux:
- Plus près de nonante que de vingt.
Puis après un court silence:
.
Il demandait:
- Vous êtes la gardienne?
Et comme elle opinait:
.
- Je vais vous chercher ça avait dit la gardienne émue.
Et il lavait remerciée dun:
- Vous êtes aussi aimable que mignonne.
La gardienne, qui avait cinquante ans, était entrée dans sa loge et elle avait dit à son mari:
- Il y a un petit vieux dans la salle qui me trouve à son goût, va le voir il est charmant.
Le gardien remplissait le verre tout en posant les questions habituelles. Et le petit vieux répondait:
- Oui, oui, sans encombre
Oui, une belle journée
Oui jai connue la cabane dalors.
Il montrait une photo qui représentait une pièce obscure, avec, contre le mur aveugle un bat-flanc avec ses paillasses informes:
.
Sa main se levait, un doigt montrait un point là-haut sous la grande muraille:
.
Il souriait:
.
Le gardien lui posait une dernière question:
.
Il désignait les montagnes qui se dressaient tout autour et il concluait:
- Nous étions peu nombreux alors.
Le gardien avant de le quitter lavertissait:
- Je vous laisse grand père, je vais au village. Si vous avez besoin de quelque chose demandez à ma femme.
Et il ajoutait, gentiment moqueur:
- Je vous laisse seul avec elle, nen profitez pas.
Et le petit vieux amusé, reprenant son observation, répondait:
- Sait-on jamais?
Damien pénétrait dans la pièce et il regardait le petit vieux:
- Bonjour grand- père.
Il pensait: en ville je lappellerais monsieur, mais ici! Il a lair gentil et son sourire de bienvenue est charmant.
- Bonjour répondait le vieux, vous êtes au repos? Asseyez vous en face de moi si vous avez le temps. En voulez-vous?
Il montrait la carafe de vin blanc, il sirotait le sien à petites gorgées. Damien disait non de la tête et sasseyait en face de lui.
- Dur métier que le vôtre dans ce pays!
- A quoi voyez-vous que je suis guide? Je ne porte jamais ma médaille.
- A tout, à votre silhouette, à votre démarche, à votre façon de regarder, de vous asseoir, à votre façon dêtre tout simplement. Vous êtes ici chez vous, vous devez être mal en ville?
- Vous avez raison, je ne suis pas heureux en ville, et Damien ajoutait, feignant ladmiration: quelle perspicacité! Quels yeux!
- Ils sont bien malades mes yeux, la vieillesse les a pris en charge, comme le reste. Cependant avoir de mauvais yeux ne signifie pas que lon ne perçoit pas. Les vieux ne voient plus les détails mais ils devinent ce quils ne peuvent plus distinguer. Les vieux ont
, il hésitait, une vue psychologique des choses. Si vous ne comprenez pas, ça ne fait rien.
Il levait un doigt et il disait sur un ton de confidence:
.
Un geste de la main vers la fenêtre:
.
Il nattendait pas la réponse:
.
Il souriait:
.
Il regardait le groupe dehors.
.
Il trempait les lèvres dans son verre, aspirait une petite gorgée:
.
Et comme Damien avait un rapide mouvement de tête de négation:
.
Il montrait le torrent:
,
Il cherchait le mot juste, ne le trouvait pas et disait:
.
Pour atténuer le sérieux de ses paroles il ajoutait:
>
Ils restaient ainsi, contemplant la paroi tout au fond du vallon. Léclairage grandissant la réveillait, ce nétait plus une plaque masquant lhorizon, cétait un décor composé daiguilles, de brèches, de reliefs et de saignées, de replats enneigés. Elle nétait quun mur, elle devenait présence. Le vieux gardait inscrit sur son visage un air détonnement naïf. Il murmurait:
.
Il détournait son regard, le portait sur Damien, quittait sa rêverie, questionnait:
.
Et Damien répondait:
- Jai emmené ce matin un client à larête Ouest et demain je repars avec deux autres au Grand Pilier. Jai tout laprès midi à moi. Seuls ceux qui vivent dactions apprécient vraiment le farniente. Cest un des attraits de ce métier: une succession de périodes defforts intenses et de longues plages de repos.
- Et en dehors de la saison dété que faites vous?
- Je récupère. Je bricole. Je lis. La saison de ski est vite là, elle est longue avec le ski de montagne.
Et lui, pensait Damien, que faisait-il? Quavait-il fait? Il devait travailler dans une société industrielle. Cétaient surtout les scientifiques qui grimpaient alors. Il limaginait parlant technique devant une planche à dessin. Le vieux questionnait:
- Vous lisez beaucoup?
Damien levait vers lui un regard étonné:
- Oui.
- Saint Ex.?
- Bien sûr.
- Hemingway?
- Aussi. Et Conrad.
- Rajouter la mer élargirait la marge de mon incompétence, je ne suis pas un homme de grand savoir, je ne suis quun spécialiste. Vous comprenez pourquoi je vous demande ça? Quel dommage quils naient pas pratiqué lalpinisme!
- Pour les récits quils nous auraient offerts?
- Oui, lun avec son style haché, quelque fois hermétique, lautre grâce à sa puissance dévocation
Malicieux, Damien glissait:
- Un Vieil homme et la montagne! Le vieil homme et la mer, un beau livre, oui.
- Certains critiques le trouvent un peu mièvre.
Le vieux citait:
. Y a-t-il des vieux qui ont les yeux gais et braves? Certainement pas parmi ceux qui ont passé leur vie en montagne ou sur les mers. Ceux-là ont les yeux brûlés, tristes et las, comme les miens. Mais nergotons pas, ne salissons pas, cest un beau récit. Je lai souvent relu>>.
Un qualificatif venait à Damien quil essayait de rejeter: «chassieux». Il avait honte de ce mot et, pour loublier, il ajoutait:
- Oscar Wilde déclarait que certains critiques sont plus sensibles aux petites imperfections dune grande uvre quà ses grandes beautés? Et ces critiques sont nombreux!
Lintérêt du petit vieux pour Damien allait croissant et il le regardait avec un étonnement affectueux. Il trouvait que les choses avaient changé. Me voilà dissertant littérature avec un guide! Où sont les guides paysans de ma jeunesse?
Il revenait au sujet:
- Le vieil homme dHemingway était un homme daction, par nécessité sans doute mais tout de même actif et fort. Existe-t-il de tels hommes? Je vérifie que la vieillesse est faiblesse, lenteur, refus du geste violent ou inutile, elle est vie intérieure et réflexion, le corps se dégrade le plus vite. Trotski déclarait que la mort était simple lorsque la déchéance physique arrivait de pair avec celle de lesprit. Cela est-il, hors le cas de maladies mentales?
Avec un visage sérieux, tout à coup: