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Daniel ARNAUD - TEL

Elle rappelle le contenu physique et financier du programme, les ..... des chancelleries détachées de Majunga et Tamatave (Madagascar) et du ...... mais un nouvel examen, sur la base d'un rapport de la Commission, devrait avoir lieu d'ici juin 2014. ...... des droits de l'homme et de la francophonie depuis l'automne 2005.




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Daniel ARNAUD












LA REPUBLIQUE A-T-ELLE

ENCORE UN SENS ?







Essai





















L’auteur tient à remercier tout particulièrement M. Robert Damien, avec qui il a commencé la thèse dont est issu ce livre, et qui lui a notamment suggéré de suivre la piste des socialistes ; M. Fabrice d’Almeida, pour ces quelques instants de débat et d’échange au Sénat, qui ont contribué à nourrir sa réflexion ; Mlle Delphine Minoui, rencontrée à l’occasion d’une projection du film Persépolis, pour sa très communicative passion de l’Iran ; Mrs Jean-Marie Arrighi et Antoine-Marie Graziani, qui n’ont pas hésité à l’éclairé sur quelques point essentiels du moment paolien ; M. Simon Renucci pour son intérêt et ses encouragements ; M. Edmond Simeoni pour son témoignage soucieux du contrat social ; M. Michel Barat, co-auteur de cette fin des Lumières qu’il dénonçait par ailleurs, pour sa participation involontaire ; Mrs Rudy Cara et Jean-Paul Brighelli pour leurs avis pleins de lucidité concernant la situation de l’école républicaine ; les élèves qui, par leur implication, lui ont appris à ne pas désespérer de cette dernière ; et bien sûr M. Louis Ucciani, avec qui il a mené cette recherche à son terme.




AVANT-PROPOS


Sous le signe d’une triple ascendance



« Reste maintenant à voir quelles doivent être les manières et façons du Prince envers ses sujets et ses amis. Et comme je sais bien que plusieurs autres ont écrit de la même matière, je crains que, si moi-même j’en écris, je sois estimé présomptueux si je m’éloigne, surtout en traitant cet article, de l’opinion des autres. Mais étant mon intention d’écrire choses profitables à ceux qui les entendront, il m’a semblé plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination. […] », avertit Machiavel dans un passage clef du Prince.

Le Florentin pointe de la sorte un problème récurrent de la pensée politique, à savoir le décalage qui persisterait entre les textes et le réel. Tel philosophe concevrait un mode d’organisation idéal de la société, qui se révèlerait inopérant pour rendre compte des choses de l’Etat ; ou dont la mise en oeuvre rencontrerait une difficulté qui n’avait pas été prévue dans la théorie. Toutefois, nous ne souhaitons aucunement verser dans le lieu commun selon lequel il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien. Comme l’indique Kant, un tel décalage ne tient pas tant au manque de portée de la théorie elle-même qu’au fait qu’elle resterait à compléter, éventuellement à partir des leçons de l’expérience. Si nous traiterons dans les pages qui suivent de la République en fréquentant prioritairement les écrits de ses théoriciens, il nous arrivera à cet égard de nous intéresser à ce qu’apportent les « hommes de terrain », dans la mesure où leur pratique pourrait venir enrichir la réflexion.
L’auteur lui-même, s’il a abondamment fréquenté les bibliothèques, n’a pas hésité à quitter sa librairie pour produire le travail qu’il a le plaisir de soumettre au lecteur. Tout en parcourant Condorcet, il s’en est ainsi allé enseigner les lettres dans des lieux où elles paraissaient absentes ; tout en découvrant ou redécouvrant Tocqueville, il a visité les foyers qui ont vu naître la démocratie en Amérique ; habitué à une tradition laïque bien française, qui met en avant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il a poussé ses investigations jusqu’en Iran et cherché à comprendre comment une république pouvait être islamique. Ce faisant, il espère avoir su lui aussi s’attacher à la verità effetuale de son objet.
La démarche aurait pu strictement relever de l’histoire des idées. Elle aurait alors pris la forme d’un parcours axé sur les façons de penser la république depuis l’Antiquité. Elle aurait pu également être historique, et avoir trait soit à la naissance du régime républicain en France, soit aux circonstances de son installation à une époque donnée. Elle s’avère foncièrement philosophique : si nous solliciterons au cours de notre cheminement les auteurs du passé d’une part, et le travail de l’historien d’autre part, ce sera uniquement dans le but d’élucider une problématique contemporaine.
La République a-t-elle encore un sens ? La question, posée en ces termes, suggère qu’elle en aurait eu un auparavant, mais qu’elle l’aurait peut-être perdu, ou qu’elle serait en passe de le perdre. Aussi devrions-nous mettre au jour ce qu’il était, et ce qui le conduirait à disparaître. Encore faudrait-il que nous nous entendions sur le sens du mot « sens »… Téléologique ? Nous nous demanderions si la République poursuivrait une certaine évolution ou, au contraire, si elle déboucherait sur une impasse. Sémiologique ? Nous nous intéresserions, après l’avoir définie, à la pertinence de sa signification. Axiologique ? Nous nous arrêterions sur sa validité en tant que modèle politique. C’est ce dernier sens que notre questionnement nous incitera plutôt à retenir, même s’il sera en réalité impossible de le séparer complètement des deux autres. En effet, déterminer si la République demeure opératoire implique d’abord d’interroger ce qu’elle signifie (pour savoir de quoi, au juste, nous parlons), et rejoint ensuite l’enjeu de la direction (parce que si elle était dépassée, elle n’irait plus nulle part et devrait céder la place à autre chose).
En France, depuis la Révolution, toute enquête menant sur les traces de l’idée républicaine rencontre du reste, en raison de l’appropriation dont elle fait l’objet, une difficulté d’ordre idéologique. « La République », réduite à sa version hexagonale, jouirait d’une exclusivité conceptuelle, avec un contenu allant de soi. Comme si, coupée d’autres traditions, elle s’était auto-engendrée : il s’agirait en somme d’une espèce endémique. D’où une matière souvent traitée en vase clos, dont on ne sait plus très bien si les éléments renvoient à un invariant républicain ou à une spécificité française. Nous avons fait le choix d’en finir avec un tel endémisme, et de refuser le vase clos. Tout en nous concentrant sur le cas français, nous n’hésiterons pas, dans une telle optique, à le désingulariser afin de mieux démêler ce qui lui serait propre de ce qu’il partagerait avec d’autres modèles. Nous verrons notamment comment le situer par rapport à la querelle entre les Anciens et les Modernes, ce qu’il doit aux Lumières, ou encore à la tradition machiavélienne. Un tel exercice d’identification influerait directement sur la question du sens. Si l’essence de la république se trouvait mise en cause, alors le devenir du concept lui-même serait en jeu ; s’il n’était question que d’un caractère optionnel, alors la République changerait peut-être simplement de cap, sans forcément renoncer à elle-même.
La matière étant particulièrement riche, nous ne pouvions prétendre à l’exhaustivité, et les auteurs rencontrés font d’abord l’objet d’un positionnement relatif à notre sujet. A cet égard, nous privilégions les éditions les plus accessibles, ainsi que les anthologies. Dans le même esprit, nous incluons la majeure partie de la bibliographie dans les notes de bas de page, de manière à ce que le lecteur puisse immédiatement mettre en relation un ouvrage avec un thème, une trame ou une controverse. D’un point de vue historique, nous nous réservons enfin la possibilité de passer aisément d’une période à une autre, ou au contraire de nous attarder sur un moment donné, puisque notre démarche vise des concepts, non la restitution d’une chronologie.




INTRODUCTION


Un objet philosophique non identifié ?



Il semblerait que le terme de « république », pendant longtemps, n’ait pas, ou plus, fait l’objet d’un problème philosophique déterminé. Les dictionnaires spécialisés, s’ils possèdent une entrée correspondante, ne font que reproduire les définitions couramment admises, qui sont au nombre de deux : d’abord synonyme d’« Etat », quel qu’il soit, ensuite « tout Etat qui n’est pas monarchique ». Précisons d’emblée qu’il désigne le plus souvent un régime représentatif, dans lequel la souveraineté se voit détenue par des représentants élus au suffrage universel, ce qui assure sa proximité sémantique avec la démocratie. Il renverrait dès lors uniquement à une forme de gouvernement, qu’il permettrait de qualifier. Concernant la France, il est notamment employé par l’historien pour nommer les périodes au cours desquelles le pays a cessé d’avoir à sa tête un pouvoir héréditaire : la « République », en 1792, a remplacé la Monarchie constitutionnelle, qui avait elle-même succédé à la Monarchie absolue de droit divin. En tant que nom propre, le mot s’écrit cette fois avec une majuscule.
Ce travail est motivé par deux constats.
Le premier, c’est la résurgence d’un débat, dans les dernières années du vingtième siècle, autour du devenir de la République elle-même. Serge Audier, dans Les Théories de la République, en pose très bien les termes :

« Une des mutations intellectuelles des dernières décennies du XXe siècle aura été le retour en force de l’idée républicaine. Si cette idée n’a jamais déserté le vocabulaire politique, elle avait rarement fait l’objet d’investigations philosophiques rigoureuses depuis le début du siècle. Dans les travaux anglo-saxons, le républicanisme était en partie oublié, au point d’être absent des dictionnaires de philosophie politique. En France, bien que le discours républicain ait perduré, l’effort de conceptualisation a été pour l’essentiel en sommeil. […] »

Le second, c’est qu’un tel débat se signale paradoxalement, en particulier lorsqu’il intervient dans le temps médiatique, par l’absence d’identification de l’objet dont il est question. Tel évènement, relevant parfois du fait divers, suffit à dénoncer quelque chose de contraire aux « valeurs républicaines », ou à lancer une initiative en vue de leur promotion. En 2004, la diffusion du Guide républicain dans les établissements scolaires répond à une série d’incidents violents ayant marqué l’opinion. François Fillon, qui en signe la préface en tant que ministre de l’Education nationale, y affirme sans détours :

« […] il [le présent ouvrage] nous renvoie vers une question essentielle qui se pose à nous : comment concevons-nous notre “vivre ensemble” ?
Cette interrogation est d’autant plus importante que nous vivons une période où se nouent et se décident des choix qui dessineront le visage de notre avenir. Or, le combat pour la République n’est jamais fini. Preuve en est, alors même que nous sortons d’un siècle de fer et de sang, voici que resurgissent certains des démons qui ont fait le malheur du passé : la violence, l’antisémitisme, le racisme ou encore l’égoïsme identitaire… Autant de phénomènes d’intolérance auxquels nous devons opposer avec conviction la rigueur et la générosité des valeurs républicaines. »

Mais le texte, qui se réfère implicitement à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, ne dit pas en quoi la lutte contre l’intolérance, le racisme ou l’antisémitisme serait spécialement l’affaire de la République. Après tout, il est des vainqueurs de 1945, tels que le Royaume-Uni, qui ne sont point républicains. Aussi, pourquoi n’associerions-nous pas tout autant la lutte contre de tels « démons » à la défense des valeurs de la monarchie constitutionnelle ? Ces « valeurs républicaines », qui se voient du reste attribuer une « générosité », que sont-elles au juste ? Relèvent-elles d’un invariant républicain, d’une spécificité française, ou d’autre chose ? Si la république, en tant que type de régime, désigne une forme, il semblerait également qu’elle soit dotée d’un fond, c’est-à-dire d’un contenu, dont il nous faudrait établir la nature.
Comme le souligne Claude Nicolet, la France, qui est porteuse d’une longue tradition républicaine, n’a pas seulement connu cinq Républiques. Il a également été question des Républiques girondine, montagnarde, opportuniste, libérale, bourgeoise, ou encore socialiste. La monarchie de Juillet elle-même aurait été présentée par La Fayette comme « la meilleure des républiques ». La diversité de ces qualifications - diversité dans laquelle il est aisé de se perdre - indique qu’il n’existe pas un « prêt-à-penser » républicain définitif et arrêté une fois pour toutes. Ce qui fait la spécificité de l’histoire républicaine française, à cet égard, plus qu’un contenu précisément déterminé, c’est le conflit. En d’autres termes, la confrontation récurrente entre différentes versions de la République. Contrairement aux Etats-Unis, pays jeune qui n’a pas connu d’autre régime, la France a d’ailleurs édifié la sienne en renversant une monarchie vieille de plusieurs siècles.
C’est dès l’origine qu’elle se manifeste dans un cadre conflictuel.
Il est en outre courant, depuis la Révolution, d’opposer la république et la démocratie d’une part, et la monarchie et l’Ancien Régime d’autre part. A celles-ci reviendraient la liberté, l’égalité et la fraternité, et à ceux-là la tyrannie, les privilèges et l’absolutisme. Pourtant, nous ne saurions nous satisfaire d’une telle dichotomie. Tandis que la tête de Louis XVI tombe, d’autres Etats réalisent leur transition démocratique sans pour autant abattre la personne et la fonction royales. Ils l’avaient même quelquefois réalisée avant que les révolutionnaires n’en récupèrent les principes. Aussi la démocratie ne nécessite-t-elle pas la république. Il convient de dissocier les deux régimes, de la même manière que nous ne saurions entretenir l’amalgame entre la monarchie et l’absolutisme. La souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, ainsi que les droits de l’homme et du citoyen, sont du reste affirmés dès 1789. Ce n’est donc nullement la proclamation de la Première République, en 1792, qui les apporte (qui les importe ?) en France. Dès lors, pourquoi la République ? La « trahison » du roi fuyant à Varenne suffit-elle à expliquer son instauration ?
Peut-être faut-il, après tout, en revenir à l’étymologie du mot « république » : res publica, la chose de tous. Elle renverrait à un bien commun, c’est-à-dire à quelque chose qui lierait les membres d’une société politique et qui définirait, au-delà des intérêts particuliers poursuivis par chacun, un intérêt général bénéficiant à un être collectif. Le conflit qui oppose, depuis l’origine, les républicains et leurs adversaires, ou encore les républiques dans leurs différentes versions, porterait sur la nature du lien. Ce dernier serait-il ethnique, religieux, civique, social, ou encore économique ?
C’est en identifiant à la fois le bien commun et le lien que nous saurions de quoi nous parlerions, et que nous pourrions établir si la République aurait encore un sens.
Tocqueville observe que le lien, aux Etats-Unis, doit beaucoup au sentiment religieux :
« J’en ai déjà assez pour mettre en son vrai jour le caractère de la civilisation anglo-américaine. Elle est le produit (et ce point de départ doit sans cesse être présent à la pensée) de deux éléments parfaitement distincts, qui d’ailleurs se sont fait souvent la guerre, mais qu’on est parvenu, en Amérique, à incorporer en quelque sorte l’un dans l’autre, et à combiner merveilleusement. Je veux parler de l’esprit de religion et de l’esprit de liberté. »

Les fondateurs du pays (il est d’abord question de la Nouvelle-Angleterre) sont pour la plupart des protestants ayant fui les persécutions dont ils étaient l’objet sur le Vieux Continent. Sur le plan spirituel, ils partagent un ensemble de croyances qui les relient entre eux au travers d’un même dogme :

« […] arrivé aux limites du monde politique, il [l’esprit humain] s’arrête de lui-même ; il dépose en tremblant l’usage de ses plus redoutables facultés ; il abjure le doute ; il renonce au besoin d’innover ; il s’abstient même de soulever le voile du sanctuaire ; il s’incline avec respect devant des vérités qu’il admet sans les discuter.
[…] »

Sur le plan temporel, en revanche, n’étant pas les continuateurs de structures déjà existantes, ils ne s’interdisent aucune innovation quant à l’organisation du régime qu’il s’agit désormais de mettre en place :

« Ainsi, dans le monde moral, tout est classé, coordonné, prévu, décidé à l’avance. Dans le monde politique, tout est agité, contesté, incertain ; dans l’un, obéissance passive, bien que volontaire ; dans l’autre, indépendance, mépris de l’expérience et jalousie de toute autorité […]. »

Les Américains ne verraient nulle contradiction entre les contraintes inhérentes à la pratique religieuse et leur absence dans la construction politique, parce qu’elles ne viendraient pas se télescoper dans le même champ. Aussi serait-il plutôt envisageable de les conjuguer, les premières contribuant à la production du lien social, et la seconde favorisant le progrès de la démocratie et celui des libertés individuelles.
D’autre part, contre le risque de voir le bien commun se dissoudre dans l’administration d’un Etat centralisé et trop vaste, ils ont instauré une citoyenneté s’exerçant sur plusieurs niveaux. C’est le principe de l’échelonnement des républiques, cher à Jefferson, qui débouche sur le fédéralisme.
Le citoyen n’est pas isolé devant un gouvernement unitaire. Entre lui et le pouvoir central, il existe une première sphère, la commune, dans laquelle il peut participer aux affaires qui le concernent directement. Parce que les questions qu’il est amené à traiter lui paraissent plus proches, il peut de cette manière saisir l’importance d’exercer ses droits et ses devoirs, et non pas se comporter en simple administré :

« […] C’est dans la commune, au centre des relations ordinaires de la vie, que viennent se concentrer le désir de l’estime, le besoin d’intérêts réels, le goût du pouvoir et du bruit ; ces passions, qui troublent si souvent la société, changent de caractère lorsqu’elles peuvent s’exercer ainsi près du foyer domestique et en quelque sorte au sein de la famille. », écrit Tocqueville.

De la commune au gouvernement fédéral, nous trouvons aux Etats-Unis d’autres sphères où s’exerce à chaque fois un nouveau degré de citoyenneté : la province, puis l’Etat (en tant que subdivision de l’Union). C’est-à-dire qu’à chaque échelon la souveraineté populaire s’exprimerait en fonction des intérêts de la population concernée ; l’autorité se délèguerait de cette façon du bas vers le haut, et le bien commun ne serait jamais perdu de vue :

« […] La Providence a donné à chaque individu, quel qu’il soit, le degré de raison nécessaire pour qu’il puisse se diriger lui-même dans les choses qui l’intéressent exclusivement. Telle est la grande maxime sur laquelle, aux Etats-Unis, repose la société civile et politique : le père de famille en fait l’application à ses enfants, le maître à ses serviteurs, la commune à ses administrés, la province aux communes, l’Etat aux provinces, l’Union aux Etats. Etendue à l’ensemble de la nation, elle devient le dogme de la souveraineté du peuple.
Ainsi, aux Etats-Unis, le principe générateur de la république est le même qui règle la plupart des actions humaines […]. »

De tels fondements, l’esprit de religion d’une part et l’échelonnement des républiques d’autre part, sont inconcevables dans la tradition républicaine française. Dès la Révolution, l’emprise du premier sur la société est effectivement rejetée avec l’Ancien Régime, et la laïcisation de l’Etat sera l’un des principaux combats menés au siècle suivant par les républicains. Quant au second, il contredirait totalement le principe de l'unité et de l'indivisibilité de la République.
La France a fait le choix d’un modèle centralisé, censé garantir l’égalité devant la loi sur tout le territoire national. Distribuer l’exercice de la citoyenneté sur plusieurs niveaux, avec la possibilité pour les subdivisions territoriales de légiférer, équivaudrait à diviser la souveraineté et à introduire l’inégalité entre les citoyens, puisqu’ils ne seraient pas tous soumis aux mêmes lois. En d’autres termes, ce qui est admis comme indispensable au maintien du lien civique aux Etats-Unis est perçu au contraire comme un facteur de délitement de ce côté-là de l’Atlantique. Mais sur quoi, dès lors, le fonder, ainsi que le bien commun ?
Très tôt, la solidité de l’un et de l’autre se trouve mise en cause par les libéraux, qui accusent les républicains de la première heure d’avoir voulu reproduire la Cité des Anciens, dans laquelle la collectivité primait l’individu. Pour Constant, ils ont été les victimes d’une illusion, croyant pouvoir instaurer une citoyenneté à l’antique, qui aurait impliqué un plein engagement de l’individu dans la communauté politique. Une démarche anachronique, nous dit-il, car si les Grecs ou les Romains exerçaient leur liberté dans le service de l’Etat, les Modernes, eux, souhaiteraient d’abord la préserver dans leur sphère privée :

« Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.
J’ai dit en commençant que, faute d’avoir aperçu ces différences, des hommes, bien intentionnés d’ailleurs, avaient causé des maux infinis durant notre longue et orageuse révolution. […] »

Dans une telle perspective, les mots « république » et « libéralisme » se révèleraient antithétiques. Alors que la première viserait l’atteinte d’un bien commun transcendant les intérêts particuliers, le second, lui, mettrait en avant un individu éventuellement délié et, dans sa version économique, accorderait la prépondérance au marché, théâtre d’une libre concurrence voyant la somme des intérêts particuliers produire son propre équilibre. C’est à cet égard, après une longue éclipse, que le modèle républicain aurait pu représenter une alternative au libéralisme triomphant.
Il pourrait en revanche, dans un monde régi par des mécanismes marchands auxquels il conviendrait simplement de s’adapter, être dénoncé par ses détracteurs comme étant dépassé. Il s’agirait de ce fait de le réviser, et peut-être de l’abandonner, tant il aurait perdu son sens.
La construction européenne, du reste associée au libéralisme, aurait en outre contribué à rendre obsolète l’Etat-Nation qui, avec le transfert d’une partie de la souveraineté à l’échelle européenne, apparaîtrait de moins en moins comme le lieu de son exercice.
Parce qu’il s’exprime sous un régime qui n’est pas républicain, Constant pourrait donner l’impression de rejeter la liberté des Anciens avec l’idée républicaine elle-même :

« […] Puisque nous vivons dans les temps modernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes ; et puisque nous vivons sous des monarchies, je supplie humblement ces monarchies de ne pas emprunter aux républiques anciennes des moyens de vous opprimer. »

Pourtant, il n’en est rien, et il se distingue de Montesquieu :

« Il [Montesquieu] attribue cette différence [entre les Anciens et les Modernes] à la république et à la monarchie ; il faut l’attribuer à l’esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l’état actuel des sociétés, ne pas en vouloir. […] »
Aussi, pourquoi associer le projet républicain français à une sorte de retour aux Anciens ? Et s’il se révélait bien plus moderne et individualiste ? En interrogeant, d’une manière à la fois politique, historique et philosophique, les conditions d’émergence et de fonctionnement de la matrice républicaine et leurs effets sur le statut et sur le rôle du citoyen, nous nous efforcerons de déterminer le sens de la République, s’il s’agit d’une simple forme sans contenu, ou au contraire d’un contenu susceptible d’évoluer vers d’autres formes.





PREMIERE PARTIE :



DES ORIGINES A LA SINGULARITE FRANCAISE




I

ESSENCE DE LA REPUBLIQUE




République - Affranchissement - Liberté - Etat de tutelle - Autonomie - Collectivité - Peuple - Nation - Souveraineté - Bien commun - Singularité - Individu - Droit - Gouvernement - Représentation - Constitution - Loi - Conservation - Contrôle - Démocratie - Perte - Licence - Tyrannie




La république comme processus d’affranchissement


« République » : le terme est employé dès l’Antiquité, et désigne à l’aube du vingt-et-unième siècle un grand nombre d’Etats dans le Monde. Mais quel rapport pouvons-nous mettre au jour, d’un point de vue historique et philosophique, entre la république des Anciens et celle des Modernes ? Et quel lien pouvons-nous mettre en lumière, d’un point de vue géopolitique cette fois, entre des régimes aussi divers que la République française, la République démocratique de Madagascar, la République d’Afrique du Sud, la République arabe syrienne, la République islamique d’Iran, la République de l’Inde, la République populaire de Chine, ou encore la République fédérale du Brésil? Renvoient-ils à un dénominateur commun dans lequel nous pourrions identifier l’essence même de l’idée républicaine?
Ce dernier pourrait se rapporter à un processus d’affranchissement conduisant à l’instauration de la république, puisque celle-ci semble toujours consister dans la libération d’un état de tutelle, c’est-à-dire dans le fait, pour une collectivité, de s’arracher à un pouvoir lui confisquant sa souveraineté. La République française succède de cette manière, après le court intermède de la monarchie constitutionnelle, à une organisation sociale d’Ancien Régime dans laquelle, pour reprendre les termes de l’Encyclopédie, le roi était tout, et la nation n’était rien. Il s’agit alors de rompre avec une situation dans laquelle l’exercice de l’autorité relève de l’exclusivité d’un seul en transférant la souveraineté du monarque vers un être collectif que nous nommons « nation », ou « peuple ». La République islamique d’Iran, elle, abolit le régime autocratique du shah en attribuant désormais la souveraineté à un corps social dont l’identité collective se voit définie par l’islam.
Il serait question de s’affranchir d’un pouvoir autocratique et héréditaire afin d’établir, ou de rétablir, la souveraineté d’une collectivité poursuivant un bien commun.
Certes, nous pouvons observer des républiques qui évoluent fort différemment les unes des autres : dans sa version française, elle est laïque ; dans sa version iranienne, en revanche, elle est théocratique. Au-delà de leur antagonisme apparent, leur instauration comporte toutefois quelques similitudes. Si la première rejette la mainmise de l’Eglise sur la société, c’est parce que le clergé se trouve initialement associé au pouvoir de l’aristocratie, aux dépens du tiers état ; et si la seconde consacre l’autorité de l’ayatollah, c’est en partie parce que l’islam, probablement vécu comme plus proche du sort des plus démunis, contribue au renversement du monarque. C’est au bout du compte pour la même raison - établir ou rétablir le bien commun, propriété légitime d’une collectivité - que la France réduit l’influence du religieux tandis que l’Iran la met en avant en créant lui aussi sa république.
L’affranchissement pourrait également être celui qui serait réalisé par la population d’un territoire contre une puissance étrangère, occupante ou colonisatrice. La République arabe syrienne se voit de cette manière instaurée à la fin du mandat français exercé sur la Syrie, et la plupart des Etats issus de la décolonisation, que ce soit en Amérique latine au dix-neuvième siècle ou en Afrique et en Asie dans la seconde partie du vingtième siècle, ont pris le titre de « République ».
Nous retrouvons une telle idée d’affranchissement dans la création - ou dans la tentative de création - de plusieurs républiques au cours de l’Histoire. La Corse, sous l’égide de Pascal Paoli, s’émancipe par exemple de la tutelle génoise en 1755. Paradoxalement, on parle alors du « royaume » de Corse, pour ne pas faire référence à la République de Gênes dont on vient de se libérer. Mais la Constitution de 1755 est sans ambiguïté : elle met en avant, dans une optique républicaine et novatrice, l’idée d’un peuple redevenu maître de lui-même (ce qui suppose que son droit naturel à la souveraineté lui avait été confisqué). Le texte affirme précisément :

« La Diète Générale représentant le peuple de Corse, légitimement maître de lui-même, convoquée selon les formes dans la cité de Corte par le Général, les 16, 17 et 18 novembre 1755.
Ayant reconquis sa liberté, voulant donner à son gouvernement une forme durable et permanente, en la transformant en une constitution propre à assurer la félicité de la Nation […]. »

Les Etats-Unis par rapport à la couronne britannique en 1776 et le Texas par rapport au Mexique de Santa Anna en 1836 entrent dans un cas de figure similaire.
Au travers des exemples corse, américain, texan et français, il serait en outre possible de mettre au jour une tradition républicaine spécifiquement occidentale qui, depuis le dix-huitième siècle, s’appuierait sur les principes libéraux hérités des Lumières. D’où la mise en avant de l’individu pour lequel l’Etat est institué, au lieu de considérer le premier comme étant subordonné au second, dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis :

« […] tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. […] »

Et de droits inaliénables dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs […]. »
Cette tradition pourrait être dite « démocratique ». La république renverrait non seulement à ce territoire qui parviendrait à s’émanciper, mais elle consisterait encore dans ce régime assurant la liberté de l’individu. Dans une telle perspective, il existerait un rapport analogique entre l’affranchissement d’un être collectif que nous appellerions « peuple » ou « nation », et l’affranchissement d’un être individuel que nous appellerions « citoyen » : chacun, à son échelle, sortirait de son état de tutelle afin de parvenir à l’autonomie.
Nous pourrions dès lors établir une distinction essentielle entre les républiques traditionnelles, qui se définiraient uniquement par leur affranchissement d’un pouvoir héréditaire ou d’une tutelle étrangère, et les républiques libérales, qui renverraient à un modèle spécifiquement occidental, et qui prétendraient atteindre une émancipation individuelle. Dans les premières, la collectivité prime l’individu, qui peut dès lors se voir sacrifier au nom d’un intérêt supérieur. Pour le dire autrement, on ne prétend pas réaliser pour lui dans ce cas de figure ce qu’on réalise pour le territoire. Dans les secondes, on s’efforce en revanche de l’émanciper dans un processus similaire à celui qui aboutit à la libération du peuple ou de la nation. Le régime institué en Corse par Paoli au dix-huitième siècle, à cet égard, pourrait apparaître comme la première expérience républicaine, et démocratique, moderne. Si la Constitution de 1755 ne se trouve pas précédée d’une Déclaration des droits, comme le seront plus tard les textes constitutionnels français, elle semble effectivement néanmoins s’inspirer des principes libéraux produits par les Lumières, au premier rang desquels figure la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu.
Pourtant, l’articulation entre la collectivité et la singularité se révèle peut-être plus complexe si nous nous intéressons à la longue période qui sépare l’Antiquité des Epoques moderne et contemporaine.


Une archéologie de la république


Le Moyen Age voit la résurgence d’un modèle de structuration politique et sociale qui met en avant un intérêt collectif, et qui se distingue à cet égard d’un ordre féodal strict : la commune. Il s’agit d’une ville affranchie que les bourgeois ont le privilège d’administrer eux-mêmes.
En Corse, par exemple, Bonifacio acquiert le rang de commune (le nom renvoie à un bien commun, qui rejoint lui-même l’idée d’une res publica) au neuvième siècle, avant de devenir colonie génoise au douzième. Elle connaît de cette manière ce que nous pourrions appeler un « moment républicain », jusqu’à ce qu’elle se retrouve sous tutelle étrangère. Sambucuccio, au quatorzième siècle, dirige pour sa part des mouvements populaires contre les seigneurs et conduit Gênes à accorder au peuple corse des « statuts » organisant l’administration de l’île. De cette période date la gestion de la vie des villages insulaires par une assemblée générale des habitants et un magistrat élu à sa tête : le gonfalonier. Ces institutions régissaient principalement l’exploitation des terres communes.
La création de la République amalfitaine (la première des républiques maritimes italiennes) en 839 (le neuvième siècle pourrait faire figure de période clef) prend tout son sens en tant qu’Etat affranchi, libéré du pouvoir héréditaire. Mais il y a plus : dès le onzième siècle, Amalfi adopte un code maritime à caractère contractualiste, reconnaissant des droits au marin et assurant sa protection. Il semblerait par conséquent que nous puissions retrouver les traces d’une ébauche de problématique individualiste en relation avec la république bien avant les expériences démocratiques du dix-huitième siècle. La féodalité elle-même, du reste, n’ignorait pas totalement la question des libertés individuelles : ces dernières ne se trouvaient-elles pas au cœur de la répartition des privilèges et des franchises définies par les chartes de l’époque médiévale?
La tentative d’élaboration d’une archéologie républicaine souffre probablement d’une difficulté d’ordre historiographique. Même si les travaux qui tendent à réhabiliter cette longue période qui s’étire du cinquième au quinzième siècle existent, il demeure courant de renvoyer le Moyen Age à l’obscurité, voire à l’obscurantisme. La république, à l’instar de la démocratie, apparaîtrait dans une telle perspective comme un modèle politique appartenant à l’Antiquité qui, après des siècles de féodalité, émergerait à nouveau à la Renaissance, puis sous une forme moderne, et notamment libérale. Le risque, avec cette approche historiographique linéaire, est d’envisager l’histoire des idées sous un angle faussé, spécialement dans le cas français, en amalgamant tout ce qui appartient au Moyen Age avec quelque chose de foncièrement « antirépublicain » et, par jeu de miroir, tout ce qui met en cause le caractère républicain d’un Etat avec un retour à la féodalité (donc à l’arbitraire du seigneur ou du monarque). Or, si nous admettons au contraire que tout au long de l’époque médiévale coexistent aussi bien des structures féodales que des structures qui peuvent être dites « républicaines », telles que les communes, alors nous devons également reconsidérer l’approche que nous pouvons avoir, en particulier du modèle républicain « à la française ». Il est ainsi d’usage d’associer ce dernier à l’unité et à l’indivisibilité de l’Etat-Nation : la République est « une et indivisible ». Dans la droite ligne de la pensée rousseauiste, cette tradition rejette effectivement toute ébauche de fractionnement comme étant de nature à ruiner l’intérêt collectif. Diviser la res publica reviendrait à lui substituer une multitude d’intérêts particuliers, qui seraient portés par des individus ou des groupes de pressions différents en concurrence les uns avec les autres. Le délitement de la Cité, qui résulterait de l’action de corps intermédiaires venant brouiller le rapport du citoyen à la communauté politique, aboutirait au retour d’une simple agrégation de territoires assimilable à la résurgence des anciens fiefs. Pourtant, si nous considérons les communes au Moyen-Age, nous nous apercevons que ces petites républiques se sont fréquemment édifiées contre l’extension des grands Etats seigneuriaux ou royaux. Pour le dire autrement, les républiques sont longtemps nées d’une rupture du monolithisme du domaine du comte, du duc ou du roi. Les concepts d’unité et d’indivisibilité, si chers, depuis 1792, aux plus fervents défenseurs du modèle républicain édifié par les jacobins, s’avèreraient dès lors n’être que de beaux restes de l’époque médiévale. Et si la thématique de l’unité nationale n’était pas bien plus monarchique que républicaine ? En abordant l’historiographie traditionnelle avec davantage de prudence, nous pourrions peut-être mettre l’accent sur le fait que des éléments régulièrement identifiés comme « républicains » le sont à tort, et aller vers des perspectives jusque là occultées qui, elles, nous permettraient d’isoler l’essence même de la république.
Qu’est-ce qui, au Moyen Age, différencie fondamentalement celle-ci de la féodalité ? Pour le déterminer, nous devons abandonner, momentanément du moins, les éléments qui renvoient davantage à une spécificité française que républicaine. Comme nous venons de le rappeler, l’unité et l’indivisibilité, habituellement associées à la République, appartiennent plutôt, à l’époque médiévale, au domaine seigneurial ou royal. Aussi, et malgré l’usage, elles ne sauraient révéler les critères qui permettent de définir la république elle-même. Nous pourrions encore interroger de la même façon la laïcité ou l’égalité des citoyens devant la loi, qui doivent être considérées avec circonspection, sous peine de biaiser notre regard.
Ce qui s’avère remarquable dans l’édifice féodal, c’est le fait de voir le fief apparenté à une propriété privée : tel territoire appartient à tel seigneur, et peut faire l’objet d’un partage entre les héritiers du suzerain, dans le cadre d’une succession. En d’autres termes, la féodalité nie la chose publique (donc la res publica) pour lui préférer un droit héréditaire dans lequel on peut transmettre, et même se partager, une possession comme s’il s’agissait d’un simple bien familial. Le partage de Verdun, en 843, illustre le fonctionnement d’un système dans lequel la souveraineté appartient au monarque, et n’intègre nullement la population résidant sur son domaine en tant que collectivité rassemblée autour d’un projet. Le rapport établi de cette manière entre celui à qui appartient le territoire et celui qui y réside ne signifie pas pour autant la négation totale des libertés du second au profit de l’intérêt du premier. Si le vassal doit obéissance au suzerain, il bénéficie en retour de sa protection. Pouvons-nous parler d’un « contrat » ? Certainement, mais conclu selon un mode asymétrique, et le plus souvent tacite. C’est-à-dire que les avantages respectifs qui peuvent être retirés par les contractants ne sont pas du même ordre et ne présupposent pas d’égalité entre eux.
La république, qu’il soit question d’un petit territoire ou d’un Etat plus étendu, suppose en revanche la reconnaissance d’un bien commun qui, au-delà de tel intérêt particulier, concerne l’ensemble de la collectivité. La souveraineté, à cet égard, ne saurait renvoyer au gouvernement d’un seul, propriétaire de tout ce qui se trouverait sur ses terres, mais s’exerce au nom de tous, unis dans la poursuite d’un but collectif qui transcende l’autorité momentanément exercée par un individu ou un groupe d’individus. L’être collectif qui détient légitimement la souveraineté peut alors être appelé « peuple », « nation » (dans le cadre d’un Etat-Nation), ou « commune » (en particulier dans l’Europe médiévale). Dans une telle perspective, le processus d’affranchissement propre à la république prend tout son sens : s’il s’agit de se libérer de la tutelle de telle puissance étrangère ou de tel détenteur du pouvoir, c’est parce qu’ils ne peuvent en aucun cas prétendre représenter la collectivité elle-même.
Au Moyen Age, la commune se distingue de l’organisation politique et sociale féodale, qui repose sur la mise en avant d’un exercice du pouvoir exclusif et privé, en se dotant précisément d’un système de gouvernement visant non pas la préservation d’un intérêt particulier, mais la défense d’une res publica appartenant à la collectivité tout entière. Le suzerain est maître dans son fief, mais la population est souveraine dans sa commune. La république, au bout du compte, consisterait essentiellement dans le gouvernement d’un être collectif par soi-même. Cependant, comment identifier la volonté collective dont émanerait la souveraineté, et comment garantir la conformité des décisions prises par l’autorité en son nom avec elle, afin d’admettre leur légitimité?


Conditions de la continuité du bien commun


Si la décision prise par celui qui exercerait le pouvoir se révélait au bout du compte autre que la volonté collective émise initialement, alors, par définition, le gouvernement de soi-même ne serait pas effectif, et la souveraineté de la collectivité ne se verrait point assurée. Aussi la république nécessite-t-elle, pour être opératoire, l’institution d’un processus décisionnel reproduisant du même du début à la fin de la chaîne en vue du bien commun. Il s’agirait de vérifier que ce dernier ne soit jamais perdu, et que l’autorité procède toujours de ce que Rousseau appellera la « volonté générale ». Un enjeu absent de l’édifice féodal, où le seigneur ne rend de comptes qu’à lui-même, au suzerain ou à Dieu, mais d’aucune façon à une société politique admise comme la détentrice de l’autorité légitime. Puisque la chose de tous servirait de référence à un tel modèle, et que l’action des gouvernants n’aurait dès lors de sens qu’au service des gouvernés, la république revêtirait un aspect démocratique, en tant que régime fondé sur la souveraineté populaire.
D’où l’importance de la transparence dans le rapport du gouvernant au gouverné.
La république ne pourrait tolérer d’aucune façon un exercice du pouvoir caché aux citoyens. Si ces derniers n’avaient pas accès aux centres dans lesquels seraient prises les décisions, leur souveraineté s’en trouverait confisquée puisqu’ils n’auraient pas les moyens de participer aux choix effectués par les détenteurs de l’autorité politique. L’opacité du pouvoir impliquerait une coupure entre les initiés qui l’accapareraient et le plus grand nombre. Pour le dire autrement, un cercle de privilégiés s’échangerait les informations liées à l’administration de la Cité pendant que le peuple s’en verrait exclu. La république supposerait par conséquent un contrôle démocratique nécessitant, d’une part, des relations claires entre ceux qui gouverneraient et ceux qui seraient gouvernés, et rejetant, d’autre part, toute idée de secret ou de dissimulation.
Deux orientations paraissent alors envisageables : le recours à la démocratie directe ou bien le recours à la démocratie indirecte.
Dans le premier cas, le peuple exercerait la souveraineté sans autre intermédiaire que lui-même. Les décisions seraient prises à la majorité des voix, et il pourrait s’avérer indispensable d’encadrer l’opinion par un cadre légal et constitutionnel visant à préserver la république de la versatilité du plus grand nombre ou d’un choix éphémère allant contre sa conservation.
Dans le second cas, le peuple s’exprimerait en déléguant la souveraineté à des représentants. S’il était concevable de pratiquer la démocratie directe dans une Cité-Etat telle qu’Athènes, il est en revanche difficile de l’envisager dans les grands Etats modernes.
D’abord pour des raisons démographiques, liées à la difficulté d’organiser des consultations de masse ; le recours au référendum demeure exceptionnel. Ensuite pour des raisons techniques, liées à la complexité des sujets que le citoyen serait amené à traiter, sans toujours posséder la compétence requise pour les appréhender. D’où l’idée de confier les responsabilités politiques à des mandataires qui, élus au suffrage universel, représenteraient le peuple souverain et agiraient en son nom.

« […] les républicains - ceux de 1792 comme tous les autres - n’ont jamais sérieusement nié qu’à un pays comme la France la notion de représentation politique soit indispensable : même ceux qui réclameront, comme en 1793, en 1848 et même plus tard la plus forte dose possible de “démocratie directe”, n’envisagent pas que l’on puisse éviter de recourir, dans certaines limites, au système représentatif, qu’il s’agira seulement de contrôler. […] », rappelle Claude Nicolet.

Cependant, au travers du choix d’un représentant, le représenté ne fait que signifier son adhésion à une idée ou à un programme qu’il souhaite voir appliquer en son nom. Il s’agit de se prononcer en faveur d’un projet que l’élu aura pour mission de mettre en œuvre, au service de la collectivité et en vue du bien commun. Les électeurs délèguent de cette manière leur souveraineté dans le cadre d’un contrat qui suppose un lien de confiance entre ceux qu’ils portent aux responsabilités et eux-mêmes. Le politique ne saurait être autre chose que leur mandataire. Or, nous pourrions envisager que le candidat d’un scrutin, une fois élu ou reconduit dans sa fonction, ne tienne nullement ses engagements. Il n’appliquerait pas le projet pour lequel il aurait été choisi. Par définition, le lien de confiance entre le gouvernant et le gouverné se verrait alors brisé, et le peuple ne serait ni représenté ni souverain. La république demeurerait lettre morte.
Dans les régimes démocratiques contemporains, un certain nombre de conditions pourraient entraîner une telle perte de la représentation.
Les participants à une élection appartiennent le plus souvent à un parti politique dont les orientations suivent une ligne directrice. Mais sur le plan local, bien que se présentant sous une étiquette donnée, un candidat pourrait très bien défendre un projet plus précis, en rapport avec une question spécifique, et concernant une population particulière. Or, il se pourrait qu’un tel projet apparaisse en fait contraire à la ligne directrice, plus générale, du parti auquel appartiendrait le candidat. Si un élu en venait à abandonner une idée qu’il portait en tant que candidat afin de se conformer au mot d’ordre fixé ensuite par son parti, nous pourrions dès lors considérer qu’il ne représenterait plus les électeurs qui l’auraient mandaté en fonction d’une telle idée.
Nous pourrions encore envisager qu’un candidat passe des accords avec des individus influents, des acteurs de la vie économique par exemple, qui contribueraient à « faire » son élection. Arrivé aux responsabilités, il orienterait alors en retour sa politique dans le sens d’intérêts particuliers qui diffèreraient de l’intérêt général. Une fois de plus, le représentant n’agirait pas à proprement parler au nom du représenté, ni du peuple ou de la nation, et, par définition, la continuité de la république ne serait point assurée.
Les centres dans lesquels les décisions qui intéresseraient l’ensemble de la Cité seraient réellement prises se révèleraient dans une telle optique d’autant plus opaques qu’ils ne relèveraient pas uniquement de la sphère politique. L’économique, le financier, le médiatique risqueraient d’interférer. Or, c’est seulement par rapport au politique que l’électeur est appelé à se prononcer lors d’un scrutin. Tout un pan du pouvoir se maintiendrait par conséquent hors de son droit de regard. Aussi, s’il voulait contester le bien-fondé d’une mesure dont il subirait les effets, le citoyen, en s’adressant au politique, n’interpellerait peut-être pas le véritable décideur. La souveraineté de la collectivité serait donc au bout du compte assez limitée.
Certains auteurs n’hésiteront pas, comme nous le verrons ultérieurement, à rejeter le terme de « démocratie » pour qualifier les sociétés contemporaines.
Les fonctions liées au gouvernement de la Cité pourraient en outre procurer un certain nombre d’avantages à ceux qui les exerceraient. De ce fait, être élu pourrait devenir une fin en soi, plutôt que de rester le moyen d’appliquer le projet choisi par les gouvernés et de servir le bien commun. Il ne s’agirait pas tant d’œuvrer pour la res publica que de « mener une carrière » en vue d’un intérêt strictement personnel. D’où le risque de voir un candidat briguer un mandat en tenant un discours exclusivement destiné à séduire l’opinion, sans pour autant chercher et proposer les meilleures solutions à un problème intéressant la collectivité.
Afin d’éviter une perte de l’intérêt général au travers d’une perversion du rapport entre le représentant et le représenté, il apparaît par conséquent indispensable d’encadrer et de contrôler l’action de ceux qui gouvernent par des textes légaux (formant une législation) et constitutionnels (servant de référence).
La république, selon sa définition classique, est bien le gouvernement par la loi. Elle se distingue en cela de la seule démocratie qui, en tant que gouvernement de tous, peut voir la licence se substituer à la liberté et amener le basculement dans la tyrannie, tel que le craignait déjà Platon :

« […] la tyrannie n’est donc issue d’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d’une extrême et cruelle servitude. » 

Est-ce à dire que nous pourrions envisager une continuité conceptuelle autour de la république de l’Antiquité à aujourd’hui ?




II

UNE GENEALOGIE DE LA REPUBLIQUE




Généalogie - Filiation - République - Anciens - Modernes - Raison - Loi - Institution - Instruction - Transmission - Savoir - Opinion - Démocratie - Justice - Gouvernement - Etat - Minuscule - Individu - Bonheur - Conservation - Perte - Dégénérescence




Institution de la république


En tant que gouvernement par la loi, la république détermine un ordre rationnel permettant le vivre ensemble dans la Cité, et la conservation de cette dernière. En effet, la législation, et plus encore la Constitution, fixent des limites qui préservent la collectivité de la licence et de l’arbitraire, c’est-à-dire de débordements contraires à la raison et nuisibles à la préservation du bien commun.
La licence consiste précisément dans une poursuite effrénée des désirs, sans contrôle de la raison. Elle relève à ce titre de l’impulsion. Or, la satisfaction d’un désir particulier et immédiat peut contredire l’intérêt général qui, lui, nécessite une action raisonnée et à long terme. A cet égard, la licence s’avère manifestement incompatible avec la liberté que vise la république. Il arrive en revanche qu’elle s’accommode de la démocratie, lorsque cette dernière se réduit à mettre en avant l’opinion du plus grand nombre sans prévoir de garde-fous garantissant la viabilité du régime. Car l’opinion, y compris lorsqu’elle apparaît majoritaire, n’est rien d’autre qu’une position sans fondements. Elle appartient au préjugé, c’est-à-dire qu’elle est de l’ordre de l’affirmation que nul examen ne vient précéder ni étayer. Si la Cité se voyait gouvernée par la seule opinion, au lieu d’intégrer la compétence que nécessite l’action politique, alors elle pourrait devenir l’objet de décisions qui la détourneraient au bout du compte de son but initial : la res publica. Elle pourrait même basculer dans la tyrannie, qui s’apparente à une privation de liberté, et ouvrir de cette manière la porte à l’arbitraire, qui consiste dans la négation du gouvernement par la loi, donc de la république elle-même.
La référence à la raison révèle que la république renvoie d’abord à une problématique individuelle. Qu’est-ce qui amènerait le citoyen à porter le tyran au pouvoir ? Le fait que, individuellement, sa clairvoyance se verrait altérée par l’impulsion ou par l’opinion. De la même manière, qu’est-ce qui amènerait le détenteur du pouvoir à pratiquer la tyrannie ? Le fait que, individuellement encore, la satisfaction de son bon plaisir primerait l’action au service de la collectivité. Voilà ce qui distingue en outre le tyran, qui ne reconnaît aucune loi sinon celle qui le sert, du despote éclairé, qui donne ses ordres selon un ordre rationnel.
Parce qu’un tel ordre ne serait pas toujours assuré dans l’individu, qu’il soit gouverné ou qu’il soit gouvernant, il serait nécessaire de doter la Cité d’institutions qui garantiraient malgré tout sa stabilité et sa continuité, et qui empêcheraient sa perte. Pour le dire autrement, il ne s’agirait pas seulement d’initier la république, puisqu’elle pourrait être aussitôt renversée, mais également de faire en sorte qu’elle se perpétue au fil des générations. C’est la res publica elle-même qu’il faudrait pouvoir transmettre. D’où l’importance du travail législatif et constitutionnel, qui vise à fixer le cadre indispensable à une telle transmission. Cependant, la définition d’un mode d’organisation sociale ne suffit pas. Puisque l’individu lui-même pourrait finir par corrompre les institutions, c’est la formation du citoyen proprement dite qui s’avèrerait en outre fondamentale. D’où l’importance de l’éducation et de l’école dans la Cité, y compris dans les grands Etats modernes :

« L’école a toujours été placée au centre de l’idéologie républicaine comme le moyen essentiel sinon exclusif de son triomphe. Elle devait apporter la Raison, les Lumières et la science. », souligne Nicolas Tenzer.

Produire de la lumière demeurerait vain, s’il n’y avait d’yeux pour la voir. Aussi le regard du citoyen demanderait-il à être éduqué afin qu’il ne s’en remette pas aveuglément au tyran qui anéantirait la république et l’affranchissement qu’elle impliquerait. L’institution scolaire, peut-être plus qu’une autre, ferait dès lors figure de pilier déterminant dans l’édifice républicain. En premier lieu, elle véhiculerait un ensemble de valeurs communes qui maintiendraient le lien unissant toutes les composantes du corps politique. En second lieu, elle réformerait l’individu en le faisant passer d’un état dans lequel il ne disposerait pas pleinement de sa faculté de juger à un état dans lequel il aurait appris à enchaîner des propositions selon la raison. Dans une telle optique, le fait d’instituer la république à l’échelle de la collectivité irait de paire avec le fait de l’instituer, par une réforme de l’entendement, à l’échelle de l’individu. Davantage qu’à une forme d’Etat, elle s’apparenterait alors à un état individuel.
Remarquons la proximité étymologique entretenue par les mots « institution », « instruction », et même « instituteur », qui, pour les deux derniers, renvoient à l’école ; par conséquent à la relation de maître à élève entretenue autour de la transmission d’un savoir. Il s’agirait toujours d’élever quelque chose (en instituant ou en instruisant) en vue de la réalisation d’un ordre rationnel permettant l’affranchissement. L’instituteur, lui, apparaîtrait à cet égard comme un insti-tueur, c’est-à-dire comme le dépositaire d’une compétence consistant à réduire dans l’individu ce qui nuirait au développement du jugement. Les « hussards noirs de la République » prétendront fouler aux pieds le préjugé et l’opinion qui contribueraient à l’obscurcir et, in fine, à mettre en péril le bien commun.


Une filiation par la raison


Au-delà de la traditionnelle opposition que nous pouvons entretenir entre les Anciens et les Modernes, il nous faut noter la continuité, en réalité, d’une optique républicaine individualiste mettant en avant la raison, et cela depuis Platon.
L’un des passages clefs de la République, dont l’importance n’a probablement pas toujours été relevée, indique qu’il s’agit d’abord de s’intéresser à l’individu, la référence à la Cité n’étant qu’un moyen de mieux appréhender l’agencement des trois parties de l’âme en vue de la production de la justice  :

« Peut-être donc, dans un cadre plus grand, la justice sera-t-elle plus grande et plus facile à étudier. »

C’est en étudiant la justice, qui est le thème central de l’œuvre, à l’échelle de la collectivité que Platon, en recourant à un procédé analogique, entend déterminer ce qu’elle doit être à l’échelle individuelle. Or, il montre ainsi qu’elle consiste à réaliser dans l’âme un équilibre dans lequel la raison guide la « colère » et les désirs, ce qui dans la Cité correspond au commandement de la classe des guerriers et de celle des artisans par le philosophe-roi (qui fait lui-même figure d’incarnation de la raison). Tel est le gouvernement de soi-même, qui seul permet au bout du compte la liberté ; et telle apparaît la république, en d’autres termes un état qu’il s’agit d’instituer dans l’individu pour espérer le voir s’instaurer dans l’Etat.
D’où, peut-être, le choix du titre de République pour désigner le texte de Platon, alors que celui de Politique a été conservé pour traduire la Politéia d’Aristote.
Ce dernier, en effet, analyse l’origine, la finalité et les différentes formes d’organisation envisageables de l’Etat (ce que ne fait pas exactement son maître). S’il cherche à dégager le meilleur régime politique possible, et vise à cet égard un idéal, il veut en même temps que ce soit réalisable. Dans son intitulé, la Politique renvoie davantage à une telle approche, plus générale et plus réaliste.
La démarche platonicienne, elle, demeure largement utopique ; elle ambitionne de mettre au jour le gouvernement dans une Cité juste qui n’existe nulle part et, à partir de là, de définir ce que doit être la justice dans l’individu.
Il nous faut préciser ici qu’une telle définition s’inscrit pleinement dans une tradition grecque qui associe étroitement les concepts de justice, d’ordre, de bonheur et, in fine, de bien commun. Pour bien la saisir, nous devons nous rappeler que Platon intègre le principe de l’égalité géométrique que nous trouvons par exemple dans le théorème de Thalès, et qu’il l’applique à la Callipolis. L’absence de respect pour la proportion, qui seule peut fonder l’harmonie, aboutirait au contraire à la dissolution de la collectivité :

« […] quand un homme, que la nature destine à être artisan ou à occuper quelque autre emploi lucratif, exalté par sa richesse, le grand nombre de ses relations, sa force ou un autre avantage semblable, tente de s’élever au rang de guerrier, ou un guerrier au rang de chef et de gardien dont il est indigne ; quand ce sont ceux-là qui font échange de leurs instruments et de leurs privilèges respectifs, ou quand un même homme essaie de remplir toutes ces fonctions à la fois, alors tu crois avec moi, je pense, que ce changement et cette confusion entraînent la ruine de la cité. », écrit-il.

Le platonisme affirme l’inégalité naturelle des individus. Ce qui est juste selon l’ordre géométrique, dans une telle optique, ce n’est pas qu’ils détiennent autant les uns que les autres, mais que chacun se tienne à ce qu’il est censé faire en rapport avec sa nature et sa fonction, et n’ait que les « instruments » et les « privilèges » qui lui reviennent :

« Et par là on reconnaîtra que la justice consiste à ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et à n’exercer que notre fonction. »

Certes, nous pourrions ne retenir à cet égard qu’un motif d’opposer définitivement les Anciens et les Modernes, puisque les seconds, eux, mettront en avant l’égalité et les droits naturels. Cependant, dans une optique individualiste, Platon ne fait que hiérarchiser les fonctions dans un Etat imaginaire pour mieux mettre au jour ce que doit être l’équilibre de l’âme. L’homme à la fois juste et heureux serait celui qui saurait se conduire selon la raison, au lieu de se laisser gouverner par la « colère » ou les désirs. Or, la modernité, en particulier lorsqu’elle s’intéressera à l’instruction en vue de la formation d’un citoyen éclairé, reprendra finalement à son compte cette tripartition sans pour autant renier la thématique de l’égalité de dignité entre les individus.
Le latin res publica, pourtant impropre à traduire le grec politéia (qui vient du grec polis, Cité, et qui signifie « gouvernement de la Cité »), renvoie probablement davantage à la recherche d’un idéal de chose publique ou de bien commun. La République apparaît comme une œuvre définissant ce que doit être le bon gouvernement et, plus précisément, ce que doit être la justice dans l’individu pour mieux la réaliser dans l’Etat. Il s’agit d’instaurer un ordre juste et harmonieux qui ne saurait être celui de n’importe quel régime.
Toute la philosophie politique platonicienne vise par conséquent à assurer le règne de la raison dans l’individu, contre l’anarchie générée par les désirs lorsqu’ils ne sont pas refrénés, et dans la Cité (par la référence à la loi), contre le bon plaisir du tyran ou les passions de la foule aveugle. Que ce soit à l’un ou à l’autre niveau, nous retrouvons toujours la mise en avant d’un équilibre à établir durablement en vue de la préservation d’une conjonction de biens qui se situent au-delà de la satisfaction immédiate d’un intérêt particulier. La république consisterait dans l’atteinte, et la conservation, d’un tel équilibre.
Mais Platon témoigne par ailleurs d’un certain pessimisme quant à l’accessibilité d’un tel idéal : l’Allégorie de la caverne, qui voit le prisonnier éclairé assassiné par ceux dont le jugement demeure obscurci, préfiguration extraordinaire de la mort de Socrate lui-même, ne constitue-t-elle pas l’un des moments clefs de la République ? A cette philosophie du désespoir répondra du reste, à près de vingt siècles de distance, le réalisme de Machiavel.
Nous ne saurions oublier que la République est d’abord un texte de circonstances, intervenant après la mort de Socrate. C’est celui d’un disciple ayant assisté, au travers de la condamnation de son maître, à la perte d’un idéal de la raison. Pourquoi le procès instruit par Athènes la démocrate contre le philosophe ? Parce que les interlocuteurs de Socrate, qui ne sont points éclairés, lui sont néanmoins numériquement supérieurs. Aussi, en s’attirant leur haine lorsqu’il les confond, s’engage-t-il lui-même dans un rapport de forces qui ne saurait lui être favorable. Car si la raison ne règne pas dans l’individu, et à plus forte raison dans celui qui détient l’autorité, alors la république est perdue.
L’évènement, bien qu’individuel, ne peut qu’initier les questions suivantes : Qu’est-ce que la république ?, Comment l’établir ?, Est-il possible de la conserver ?.


Conservation et hantise de la perte


Toute problématique républicaine s’avèrerait dès lors axée à la fois sur les modalités de la définition, de l’instauration, et de la conservation ; avec en toile de fond la hantise de la perte. Si la république se définit par l’affranchissement produit par le gouvernement de soi-même, dans la commune au Moyen Age par exemple, l’optique individualiste nous rappelle cependant que le gouvernement de soi-même dont il est initialement question est celui qu’il faut instituer dans le sujet. Il s’agirait de produire un individu libre, c’est-à-dire affranchi de tout ce qui pourrait obscurcir son jugement, et qui dans son rapport à la Cité pourrait alors être appelé « citoyen ». C’est dans le cadre d’une telle articulation entre l’individuel et le collectif que se développerait la réflexion autour des thèmes de la conservation et de la perte.
La Callipolis chez Platon repose sur le respect d’un ordre rationnel garant de son équilibre et de son harmonie. Or, sa ruine procèderait de l’altération d’un tel paradigme. Aussi le risque résiderait-il dans le changement. Il s’agit d’une philosophie par essence conservatrice, rejetant la nouveauté et l’inédit, et renvoyant à la nostalgie d’un Age d’or originel dont l’humanité s’éloignerait sans cesse. Le Mythe de Cronos, dans Le Politique, dépeint la vie des hommes dans un monde sagement agencé par les dieux, qui ne connaissait ni hiérarchie, ni famille, ni technique ; aucune organisation sociale n’y régissait l’existence humaine, qui se rapprochait de celle de l’animal :

« Sous sa gouverne [celle de Dieu] il n’y avait ni Etat ni possession de femmes et d’enfants ; car c’est du sein de la terre que tous remontaient à la vie, sans garder aucun souvenir de leur passé. Ils ne connaissaient donc aucune de ces institutions ; […] Ils vivaient la plupart du temps en plein air sans habit et sans lit ; car les saisons étaient si bien tempérées qu’ils n’en souffraient aucune incommodité et ils trouvaient des lits moelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre. […] », précise Platon.

L’harmonie régnait entre les hommes, les animaux et la terre, et aucune espèce n’éprouvait le besoin de combler un manque éventuel en empiétant sur les autres. Le monde sous Cronos formait un tout cohérent et ordonné ; il était soumis à la concorde et les conflits en étaient absents. Puis le récit introduit la dégénérescence qui met fin à l’Age d’or. Vient effectivement le moment où les dieux cessent de s’occuper de l’univers, livrant les hommes à eux-mêmes :

« […] le pilote de l’univers, lâchant la barre du gouvernail, se retira dans son poste d’observation […]. Dès lors tous les dieux qui, dans chaque région, secondaient la divinité suprême dans son commandement, en s’apercevant de ce qui se passait, abandonnèrent à leur tour les parties du monde confiées à leurs soins. »

L’humanité, ayant perdu le contact avec la divinité, sombre dans le désordre et le malheur. Plus ils s’éloignent de l’agencement originel, plus les hommes s’abandonnent aux « maux » et aux « injustices » :

« […] il [le monde] reprit, d’un mouvement réglé, sa course habituelle, surveillant et gouvernant de sa propre autorité et lui-même et ce qui est en lui et se remémorant de son mieux les instructions de son auteur et père. Au commencement, il les exécutait assez exactement, mais à la fin avec plus de négligence.  La cause [du déclin] en était l’élément corporel […]. »

L’homme serait incapable de s’organiser et de se gouverner seul : il aurait besoin d’être guidé, orienté ; de suivre un fil d’Ariane vers le bien et le bonheur. Sans la divinité, qui peut également être assimilée à la raison, il s’égare et court à sa perte. Sa partie matérielle le détourne du juste et du bon pour le pousser vers le désir et l’agréable. Il se disperse dès lors dans un attachement illimité aux plaisirs qui, s’ils ne sont pas réfrénés, ne sauraient le rendre heureux.
Le temps, dont l’écoulement suppose l’éloignement de l’élément divin, occupe à cet égard une place tragique dans le platonisme. Il nous fait perdre le fil, en d’autres termes le chemin de la mesure et de l’ordre. D’où le pessimisme platonicien : comment les activités humaines, qui s’inscrivent nécessairement dans une temporalité, pourraient-elles échapper à la dégénérescence ? Face à une telle fatalité, ne demeurerait que la nostalgie de l’état originel :

« […] au point de vue du bonheur, les hommes d’autrefois l’emportaient infiniment sur ceux d’aujourd’hui. »

Concernant l’organisation politique de la Cité, Platon pense également que les individus sont condamnés au malheur, passant inévitablement d’un régime moins satisfaisant que le précédent à l’autre. La Callipolis, dans le huitième livre de la République, apparaît comme le point de départ d’un tel processus de dégradation. C’est à partir d’elle que le philosophe analyse « le passage de l’aristocratie à la timocratie ». Il existerait des périodes propices pour avoir des enfants d’une bonne nature et d’autres qui ne le seraient pas. Or, malgré leur compétence, les chefs de la Callipolis « engendreront des enfants quand il ne le faudrait pas ». Leurs successeurs, de ce fait, ne sauront pas gouverner aussi bien qu’eux. La connaissance du paradigme assurant le bonheur de la Cité se perdrait de cette manière d’une génération à la suivante :

« Ainsi vous aurez une génération nouvelle moins cultivée. De là sortiront des chefs peu propres à veiller sur l’Etat […]. »

Ces derniers, tout en exerçant leurs fonctions, se laisseront gagner par « l’ambition et l’amour des honneurs ». Ils se soucieront tant et tant de leurs privilèges qu’ils accumuleront secrètement les richesses, et se détourneront de l’essentiel :

« […] ils adoreront farouchement, dans l’ombre, l’or et l’argent, car ils auront des magasins et des trésors particuliers, où ils tiendront leurs richesses cachées, et aussi des habitations entourées de murs, véritables nids privés, dans lesquelles ils dépenseront largement pour des femmes et pour qui bon leur semblera. »

Minée par la spirale de la possession et du « toujours plus », l’élite s’avèrerait vouée à la corruption. Elle étalerait au bout du compte son capital au grand jour et susciterait l’admiration du fait même de ses « signes extérieurs de richesse », oubliant l’importance de la vertu et perdant de vue le cap qui indiquerait le bien commun.

« Ainsi, d’amoureux qu’ils étaient de la victoire et des honneurs, les citoyens finissent par devenir avares et cupides ; ils louent le riche, l’admirent et le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre. », continue Platon.

Nous assisterions à une inversion dramatique de l’échelle des valeurs et des priorités qui permettraient la conservation de la république. La richesse (en tant qu’avoir) prendrait davantage de place aux yeux des citoyens que le savoir et le sens de la justice ; si bien que le détenteur de la compétence relative aux affaires de la Cité ne se verrait plus reconnu. Un tel retournement atteindrait son paroxysme en prenant une dimension légale. La loi elle-même en viendrait alors à exclure de l’exercice du pouvoir non pas celui qui se révèlerait incapable d’occuper des responsabilités à la tête de la communauté des citoyens, mais celui dont la fortune n’atteindrait pas un seuil donné :

« Alors ils établissent une loi qui est le trait distinctif de l’oligarchie : ils fixent un cens, d’autant plus élevé que l’oligarchie est plus forte, d’autant plus bas qu’elle est plus faible, et ils interdisent l’accès des charges publiques à ceux dont la fortune n’atteint pas le cens fixé. Ils font passer cette loi par la force des armes, ou bien, sans en arriver là, imposent par l’intimidation ce genre de gouvernement. […] »

Non seulement le régime oligarchique substitue le cens à la compétence, pourtant nécessaire à l’action politique :

« […] Considère en effet ce qui arriverait si l’on choisissait les pilotes de cette façon, d’après le cens, et que l’on écartât le pauvre, bien qu’il fût capable de tenir le gouvernail... »

Mais encore il rompt le lien social en dressant les citoyens les uns contre les autres, suivant leur appartenance à la classe privilégiée ou non :

« Il y a nécessité qu’une pareille Cité ne soit pas une, mais double, celle des pauvres et celle des riches, qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres. »

A l’oligarchie succède la démocratie, qui se met en place au moment où le peuple (ou démos), refusant de subir l’ordre imposé par une minorité d’individus qui s’accaparent les richesses, renverse la situation et partage les biens de façon égale :

« […] la démocratie apparaît lorsque les pauvres ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques ; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort. »

Cependant, un tel régime « déborde de liberté », une liberté qui devient licencieuse. La Cité, qui n’est plus régie selon un paradigme garantissant sa stabilité, bascule encore un peu plus dans le désordre :

« […] partout où règne cette licence chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît. », écrit Platon.

Si la Callipolis renvoyait à un tout cohérent suivant une seule et même direction, la démocratie prend par conséquent la forme d’une nébuleuse où règnent l’hétérogénéité et la confusion. Rien n’y serait à sa place ou, pour mieux dire, la proportion géométrique n’y serait point observée. Son principe, en effet, ignorerait la hiérarchie dans l’ordre social qui accorderait à chacun selon son rang :

« […] le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. »
Dans une telle égalité arithmétique appliquée aux membres de la collectivité, le philosophe ne voit qu’une suite d’abus qui appelle nécessairement une réaction inversement proportionnelle :

« Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’individu et dans l’Etat. »

Paradoxalement, c’est de la démocratie que découle alors la tyrannie. L’une des perversions de la première, qui contribue à l’avènement de la seconde, est la transformation d’une égalité de droit en inégalité de fait : puisque tous cherchent à acquérir les mêmes biens, tous ne sauraient y parvenir. D’où un enchaînement de frustrations, de haines et de conflits :

« Dès lors ce sont poursuites et luttes entre les uns et les autres. »

Le démos, enfin, se choisit un protecteur qui se fait bientôt tyran :

« […] le peuple n’a-t-il pas l’invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance ? »

Mis au pouvoir pour défendre les libertés du plus grand nombre, l’homme providentiel ne se soucie plus que de la sienne, aux dépens des autres, et prend goût à sa toute nouvelle puissance. De protecteur du peuple, il devient strict promoteur de son propre intérêt et use de tous les moyens possibles et imaginables dans le seul but d’affermir sa position. Pour se maintenir en place, il est notamment prêt à provoquer des guerres, oubliant complètement le bonheur de la Cité qu’il gouverne :

« […] quand il s’est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef. »

Il se débarrasse en outre des individus les plus remarquables, qui représentent des opposants potentiels au régime :

« Il faut donc que le tyran s’en défasse, s’il veut rester le maître, et qu’il en vienne à ne laisser, parmi ses amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de quelque valeur. »

La Cité, arrivée au terme du processus de dégénérescence, élimine tout ce qui pourrait la rapprocher du paradigme originel et atteint le comble du malheur :

« […] elle [la manière de purger l’Etat] est à l’opposé de celle qu’emploient les médecins pour purger le corps ; ceux-ci en effet font disparaître ce qu’il y a de mauvais et laissent ce qu’il y a de bon : lui [le tyran] fait le contraire. »

Si nous nous bornions à distinguer les Anciens des Modernes à partir d’une définition de la liberté, comme le fait Constant, alors nous pourrions céder à une lecture linéaire de l’histoire des idées : l’individu aurait progressivement élevé l’accumulation de biens dans sa sphère privée au premier rang de ses préoccupations, devant son engagement au service de la collectivité. Il serait dit « libre », désormais, lorsque l’Etat lui garantirait certains droits et lui permettrait de poursuivre ses propres fins. La république, selon de tels critères, renverrait à des modèles rigoureusement différents, voire incompatibles, chez les Grecs et les Romains d’une part, et dans les régimes issus de la pensée des Lumières d’autre part. Il semblerait pourtant envisageable de bouleverser la classification. Pour ce faire, il faudrait voir dans le philosophe-roi platonicien non pas un monarque, ni même un type de politique, mais un personnage conceptuel. Celui de la raison en tant que pivot de l’organisation sociale, et guidant tout ce qui ne serait pas elle : le désir, l’arbitraire, le préjugé, l’opinion. C’est en l’instituant d’abord dans le citoyen que nous l’instaurerions dans la Cité, et la république, à cet égard, consisterait dans l’aboutissement d’un tel processus.
La question à laquelle il s’agirait de répondre ne serait plus dès lors Qu’est-ce qu’être libre ? ; quelque soit le contenu donné à la liberté, elle deviendrait effectivement Comment assurer le gouvernement de soi-même ?.
Or, cet enjeu concernerait aussi bien les Anciens que les Modernes. La dégénérescence que redoute Platon, et qui aboutit à la tyrannie, trouve son origine dans une défaillance du sujet. Cependant, l’importance attribuée à l’instruction par Condorcet à plus de deux mille ans de distance, par exemple, reposera sur une crainte s’articulant de façon similaire. La corruption contrarierait le projet républicain en s’appuyant sur l’ignorance :

« […] Les institutions les plus justes, les vertus les plus pures ne sont, pour la corruption, que des instruments plus difficiles à manier, mais plus sûrs et plus puissants. Or, tout son pouvoir n’est-il pas fondé sur l’ignorance ? Que ferait-elle en effet, si la raison du peuple, une fois formée, pouvait le défendre contre les charlatans que l’on paye pour le tromper […]. »

D’où la nécessité d’éclairer le peuple afin qu’il ne tombe pas aux mains du tyran, ce qui impliquerait de former l’esprit de l’individu, qui ne ferait pas naturellement usage de sa raison. La république, pour durer, devrait l’instruire en le faisant devenir autre que ce qu’il serait au départ ou, pour mieux dire, en lui permettant de quitter l’état de l’enfant-roi, dans lequel il serait soumis au caprice, pour qu’il atteigne celui du philosophe-roi.
La problématique républicaine s’avérant essentiellement individuelle, elle rejoindrait au bout du compte la question éducative : Comment apprendre à l’individu à bien juger ?.
La politique serait une affaire de compétence, et c’est ce qui nous conduirait à différencier le pessimisme républicain de l’optimisme démocratique. Le second tendrait à se fier à la voix de la majorité, comme s’il attribuait une sorte de bonté naturelle à l’homme. Le premier, au contraire, se méfierait du pouvoir du plus grand nombre, y voyant un risque de propagation de l’opinion et de l’irrationnel. C’est pourquoi la république en limiterait l’influence, se réservant du reste la possibilité d’arrêter un processus démocratique pour se conserver. 
Alors que la démocratie serait le régime du gouvernement par le peuple, la république serait plus exactement celui du gouvernement par la raison, c’est-à-dire d’un modèle rationnel érigé en référence.
Selon une grille de lecture individualiste, il deviendrait envisageable de voir dans la définition de la justice chez Platon les germes de la conduite éclairée qui sera mise en avant par la modernité. Nous jetterions alors un pont entre les Anciens et les Modernes, qui dépasserait le seul critère de la liberté. Toute problématique républicaine supposerait par conséquent d’interroger la définition, l’instauration et la conservation de la raison comme moyen de l’affranchissement. Les Modernes ne s’opposeraient dès lors pas tant aux Anciens qu’ils ne viendraient les compléter en intégrant dans une même réflexion un élément nouveau : les libertés individuelles.
Dans le déploiement de l’idée républicaine au cours de l’Histoire, il y aurait à cet égard une spécificité moderne et occidentale ; et au cœur d’une telle spécificité moderne et occidentale, il nous faudrait dès lors examiner une spécificité française. Comment la question de la conservation au fil des générations y est-elle traitée ? Quel est son mode opératoire pour articuler les concepts de raison, d’affranchissement et de bien commun ?




III

LA SINGULARITE FRANCAISE




Singularité française - Roi - Féodalité - Sujet - Déplacement - Souveraineté - Nation - Majuscule - Citoyen - Identification - Peuple - Support - Mythe - Fiction - Renouvier - Identité - Universalisme - Laïcité - Principe des nationalités - Ethnicisme - Communautarisme - Prescription - Lien - Faiblesse - Adhésion - Contrat - Obligation - Résultat


Le roi est mort, vive la Nation !


« Dans un Etat despotique, le chef de la nation est tout, la nation n’est rien ; la volonté d’un seul fait la loi, la société n’est point représentée. », telle est l’affirmation que nous trouvons dans l’article de l’Encyclopédie intitulé « Représentants » et rédigé par D’Holbach.

Nous pouvons y voir l’annonce et la clef du bouleversement qu’opèrera la Révolution. Sous la monarchie absolue de droit divin, le roi est effectivement le détenteur exclusif de l’autorité politique. Pour le dire autrement, la souveraineté se trouve incluse tout entière dans la fonction royale. A partir de 1789, émerge en revanche le nouveau lieu d’où sont prises les décisions, à savoir la Nation :

« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », stipule le troisième article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Un tel déplacement constitue un fait majeur. De lui procèdent les autres bouleversements opérés par les révolutionnaires. L’Ancien Régime, puisque la nation n’était rien, ne reconnaissait que des devoirs aux sujets, voués à obéir au monarque et à Dieu. Devenue quelque chose, et représentée en tant que détentrice de l’autorité politique, la Nation permet, elle, l’attribution de droits aux individus qui la composent. Le sujet, soumis et obéissant, devient ainsi un citoyen entretenant une relation contractuelle avec un Etat chargé de garantir son statut. Si le principe de la souveraineté nationale, qui permet à une collectivité de sortir d’un état de tutelle et de s’affranchir, peut être admis comme un dénominateur commun à toutes les républiques, la mise en avant de libertés individuelles liées à la reconnaissance de droits civiques et politiques relève cependant d’une spécificité républicaine non seulement française, mais plus largement occidentale.
La référence à la poursuite d’une res publica rompant avec un système de gouvernement hiérarchisé, vertical, et privatisé de type féodal est évidente dans cette réponse de Bonaparte au Directoire :

« Citoyens Directeurs, le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre. Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre. La Constitution de l’an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles. La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l’Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure date l’ère des gouvernements représentatifs. […] »

Le corollaire de l’affirmation de la Nation comme lieu exclusif de la souveraineté est le problème de la représentation. Cette dernière constitue effectivement un enjeu essentiel, puisque sans elle la souveraineté n’est point assurée, et la république est perdue. Il s’agirait dès lors de la contrôler de manière à ce que le représentant s’exprime bien au nom du représenté. Si tel n’était pas le cas, les gouvernés ne participeraient pas aux choix des gouvernants et la collectivité se verrait de fait soumise à une sorte d’oligarchie. Mais ce qui est vrai de la délégation du gouvernement de la base au sommet de l’Etat l’est également dans l’autre sens : une fois la loi promulguée par le décideur, encore faut-il garantir son application du début à la fin de la chaîne institutionnelle. Ce qui suppose qu’elle soit prise en compte et fidèlement observée par chaque agent chargé de mettre en œuvre les textes officiels. Car si l’un d’eux profitait de sa position pour déroger à l’injonction écrite émanant de l’autorité souveraine, alors là aussi la res publica serait dissoute et la porte ouverte à l’arbitraire.
Il nous faut ici relever un certain scepticisme des Lumières à l’égard de la possibilité même de la représentation et de la délégation.
Pour Rousseau, toute désignation d’un mandataire ne peut qu’être illusoire et signifie l’abandon de la souveraineté. Il dénonce du reste le système représentatif comme foncièrement antirépublicain, puisque relevant d’une forme de féodalité, par opposition à une continuité démocratique héritée des Anciens :

« L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. […] »

Dans l’Encyclopédie, D’Holbach ne méconnaît pas le risque de voir le représentant trahir les intérêts du représenté ; aussi la fidélité du premier au second apparaît-elle comme une condition de la légitimité du processus :

« […] un représentant ne peut s’arroger le droit de faire parler à ses constituants un langage opposé à leurs intérêts ; les droits des constituants sont les droits de la nation, ils sont imprescriptibles et inaliénables ; pour peu que l’on consulte la raison, elle prouvera que les constituants peuvent en tout temps démentir, désavouer et révoquer les représentants qui les trahissent, qui abusent de leurs pleins pouvoirs contre eux-mêmes, ou qui renoncent pour eux à des droits inhérents à leur essence ; en un mot, les représentants d’un peuple libre ne peuvent point lui imposer un joug qui détruirait sa félicité ; nul homme n’acquiert le droit d’en représenter un autre malgré lui. »

Quant à De Jaucourt, il ne conçoit pas la préservation du bien commun dans les grands Etats (ceux-là mêmes qui nécessitent un recours abondant au système représentatif parce que l’usage régulier de la démocratie directe s’y avère matériellement impossible) :

« Il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela elle ne peut guère subsister. Dans une grande république il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits : il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent […]. Dans une grande république le bien commun est sacrifié à mille considérations : il est subordonné à des exceptions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen : les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés. »

En France, cependant, le vent de l’Histoire semble avoir dépassé le temps des philosophes, et en 1792 la République se voit proclamée dans un grand Etat. D’où une spécificité française qui suppose l’examen des conditions d’émergence et de fonctionnement de la matrice républicaine et de ses effets sur le statut et le rôle du citoyen dans un cadre politique et historique inédit. Avant la Révolution, que ce soit chez les Anciens ou chez les Modernes, seuls de petits territoires se dotent effectivement d’un régime républicain ; l’Angleterre, elle, réalise sa transition démocratique et libérale sans rompre avec la monarchie ; les Etats-Unis, enfin, se distinguent précisément par l’élaboration d’un modèle fédéral reposant sur « un échelonnement de républiques ».
Dans une telle perspective, la rupture avec l’Ancien Régime initiée en 1789 puis consacrée lors de l’exécution de Louis XVI en 1793 signifie-t-elle la réussite de l’instauration d’une grande république, ou bien en réalité la survivance des féodalités sous une forme républicaine ? Et dans quelle mesure le système représentatif indispensable à la gestion d’un vaste territoire n’impliquerait-il pas, comme le craignaient les Encyclopédistes, le maintien de relations de dépendance entre les individus ?
La représentation, nous dit Claude Nicolet, demanderait seulement à être contrôlée. Une telle exigence impliquerait toutefois le développement de relations claires, transparentes, dépourvues d’ambiguïté entre les gouvernants et les gouvernés, afin que les premiers rendent compte aux seconds du bien-fondé de leur action. Toutefois, il arriverait que cette dernière porte sur des problèmes difficiles, techniques, sollicitant le regard du spécialiste et échappant à celui du simple citoyen. Juger une politique supposerait par conséquent que les représentés eux-mêmes disposent d’un certain savoir. Ils devraient être éclairés et, sans pour autant devenir des experts, posséder la compétence suffisante pour évaluer les orientations fixées par leurs représentants. Nous retrouvons ainsi, par le biais des modalités permettant au système représentatif de devenir opératoire, l’importance cruciale de l’éducation dans le cadre du gouvernement par la raison.
La fonction essentielle de l’école dans une république, notamment sur un vaste territoire nécessitant le contrôle d’une représentation, serait la formation du citoyen, qui devrait se montrer capable de soumettre à son jugement toute décision intéressant la vie de la collectivité. Il ne serait plus alors le sujet d’une autorité supérieure à laquelle il se remettrait aveuglément, mais un acteur participant à l’élaboration du bien commun dans la Cité. Ce sera l’une des justifications que Condorcet donnera à « l’égalité d’instruction que l’on peut espérer d’atteindre ». Mais à ce stade, nous ne prétendons nullement nous livrer à une étude exhaustive des conditions de viabilité du régime représentatif. Il nous semble en revanche judicieux de nous intéresser à son socle, c’est-à-dire la Nation. Clef de voûte de l’édifice républicain dans sa version française, le terme lui-même demeure effectivement ambigu.
Certes, en tant que principe détenteur de la souveraineté, la Nation permet de produire un mode de gouvernement de la Cité. Cependant, elle n’implique rien quant à l’identification du peuple concerné. Comment fixer les limites à l’intérieur desquelles une population pourrait être dite « souveraine » ? Bien sûr, nous pourrions nous référer aux frontières déjà existantes : l’être collectif dont émanerait l’autorité politique ne serait pas autre chose que l’ensemble des citoyens d’un Etat donné, en l’occurrence la France. Pourtant, nous pourrions envisager qu’un peuple perde sa liberté après avoir été conquis par une puissance étrangère qui serait elle-même dotée d’un régime républicain. Au nom de l’« unité nationale » invoquée par l’Etat dans lequel il se trouverait désormais inclus, il ne se verrait plus reconnu comme peuple, et sa souveraineté serait confisquée. Il ferait au bout du compte figure de simple faction dans la collectivité, et il ne saurait ni être représenté ni jouer un rôle public. Mais il s’agirait alors en réalité d’un état de fait, résultant d’une conquête, fondé sur l’emploi de la force et de la contrainte, et nullement sur un contrat social librement consenti. En d’autres termes, le peuple en question subirait une aliénation contraire à l’affranchissement qui définit la république, puisque sa situation consisterait précisément dans une dépendance à une puissance l’empêchant de se gouverner lui-même.
Dans une telle perspective, nous ne pourrions pas admettre la Nation ainsi constituée comme la détentrice légitime de la souveraineté. Aussi les seules frontières des Etats existants ne suffisent-elles pas à son identification. Afin que la Nation en tant que socle de la représentation devienne opératoire, il s’avèrerait par conséquent nécessaire d’interroger davantage la nature de la population qui lui servirait de « support ».
Nous pourrions au demeurant objecter qu’il n’y aurait pas lieu de poser le problème de cette façon-là dans le cas de la France. En effet, la nation française, entendue comme communauté humaine liée non seulement par le partage d’une même identité historique et culturelle mais encore par l’unité linguistique, serait le « support » à partir duquel nous pourrions penser la Nation politique et souveraine. Nous nous heurterions néanmoins à un premier écueil : nous pratiquerions le retour à des éléments ethniques fondateurs afin de légitimer une association d’ordre contractuel, alors que cette dernière réunirait précisément les contractants autour d’un bien commun sans qu’il soit question de faire appel à de tels éléments pour les lier entre eux. C’est une contradiction dans les termes qui émergerait de cette tradition républicaine française mettant en avant l’universalisme, puisqu’elle renverrait implicitement à l’ethnie.




Renouvier et le « principe des nationalités »


Le fait de se référer à l’acception ethnique du terme de « nation » pour mettre au jour le « support » de la Nation politique et souveraine déboucherait sur un second écueil :

« […] le mot [« Nation »] n’est pas défini, il est donné comme allant de soi. », écrit Claude Nicolet à juste titre.

Et il ajoute aussitôt :

« […] Il est clair cependant que, s’il peut encore, à la rigueur, s’accommoder d’un qualificatif ethnique - et il s’agit bien sûr de la Nation française, elle-même synthèse des diverses nations, au sens plus précis d’ethnies, que l’Ancien Régime avait agglomérées -, le mot prend, employé en droit public ou dans un texte constitutionnel, une valeur beaucoup plus générale. Puisqu’elle est, dans la théorie, le détenteur et le support de la souveraineté, il faut que la Nation ne soit autre chose que le “corps social”, l’association politique dont avaient parlé tous les écrivains politiques, et en particulier Rousseau. »

Or, bien loin de lever l’ambiguïté, il ne fait ici que l’amplifier en évoquant une « synthèse » qu’aurait réalisée l’Ancien Régime entre différentes ethnies et qui aurait donné la France. Est-ce approprié ? Il nous semble en l’occurrence qu’un tel angle d’approche s’appuie sur un présupposé qui mériterait d’être discuté.
Admettre une « synthèse » implique effectivement que des éléments épars se soient combinés afin de former un tout, avec pour corollaire une sorte d’équivalence et d’interaction entre eux. La France, selon une vision du reste courante, « aurait mis longtemps à faire son unité ». Pourtant, la représentation des Français formant une nation qui aurait traversé l’Histoire et qui n’aurait jamais cessé de tendre à la réalisation de son unité politique ne tient pas si nous la soumettons à un examen attentif. Plutôt que de procéder d’une nécessité, la Nation s’avère issue de contingences historiques.
Plusieurs territoires, sur lesquels vivaient souvent des peuples à part entière, avec leur propre langue et leur propre culture, se sont vus intégrés à l’ensemble français les uns après les autres à la suite de mariages arrangés, d’achats ou, plus simplement, de conquêtes. Ce qu’il faut alors bien saisir, c’est qu’il s’agit-là non pas de ce que nous pourrions appeler une « synthèse », mais d’un processus expansionniste au cours duquel un peuple est parvenu à s’imposer politiquement, militairement et culturellement à d’autres peuples. En d’autres termes, les intérêts de ces derniers ne recoupaient pas forcément l’intérêt de la puissance annexante, et les individus qui les composaient ne pouvaient pas éprouver un sentiment national supérieur et préexistant les incitant à se rassembler dans l’Etat que nous connaissons aujourd’hui : le roi de France ne représentait pour eux qu’un souverain étranger, et rien ne les prédisposait particulièrement à s’en rapprocher ou à se soumettre à son autorité. S’il existe désormais un « code de la nationalité » qui détermine ce qu’est un Français en fonction du « droit du sang » et du « droit du sol », l’adhésion qui l’accompagne éventuellement n’est que la conséquence, et non pas la cause, d’un tel processus.
Dans une telle perspective, solliciter une réalité contemporaine pour rendre compte de la formation territoriale de la France équivaut à reconstruire l’Histoire a posteriori. Affirmer, par exemple, afin de justifier les annexions et les conquêtes successives, qu’« il fallait bien que l’unité de la France se fasse », c’est recourir à un anachronisme. Les limites de l’Etat français actuel ne reposent nullement sur une sorte de conformité à des « frontières naturelles », comme pourrait le faire accroire une représentation courante, mais sur l’intégration plus ou moins forcée à un territoire de populations porteuses d’identités très diverses. Si nous entendons par « nation » un ensemble d’individus réunis par une culture commune et par la poursuite d’un intérêt commun, le mot peut dès lors se révéler inapproprié en ce qui concerne la France. Par conséquent, nous n’en arriverions toujours pas à une définition satisfaisante de la population devant servir de « support » à la Nation en tant que principe de gouvernement dans le cadre du système républicain. En effet, nous ne pourrions pas nous référer à l’ethnie, puisque la population française apparaît comme l’héritière d’une pluralité d’identités et de culture ; et nous ne pourrions pas davantage nous référer à un groupement humain ayant la « volonté de vivre ensemble », puisque cette dernière n’est que la conséquence d’un processus expansionniste. Nous pourrions alors nous contenter d’affirmer qu’il suffit seulement de prendre en compte le fait qu’aujourd’hui il existe un Etat français, et que c’est sa population qui doit être admise comme Nation, ou peuple souverain. Mais nous en reviendrions de cette manière à notre point de départ, sans avoir résolu le moins du monde le problème du « support ».
Clef de voûte du système républicain dans sa version française, la Nation s’appuierait au bout du compte sur des fondements peu solides, ce qui lui confèrerait un caractère non seulement ambigu, mais encore fictif. N’est-ce pas le lien qu’elle prétendrait produire qui pourrait se dissoudre, et tout l’édifice qu’elle porterait avec elle qui pourrait vaciller ? Si le problème du « support » s’est souvent vu contourné ou occulté, il a en revanche été posé par Renouvier au dix-neuvième siècle, en particulier après 1848, alors que le « principe des nationalités » se voyait mis en avant dans toute l’Europe.
De quoi s’agit-il ? Selon les promoteurs d’un tel principe, de la continuation du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » proclamé dès la Révolution, les ethnies devant servir de « supports » justifiant la formation de nouveaux Etats. Cependant, Renouvier y dénonce plutôt une contradiction, voire un détournement des acquis issus des Lumières :

« Les guerres européennes et les guerres civiles qui ont éclaté en 1848 après trente-trois ans de paix, ensuite la politique étrangère du second Empire français ont apporté dans le monde ce qu’on a nommé le principe des nationalités, c’est-à-dire la triple négation de l’esprit moral et politique du dix-huitième siècle et de sa doctrine philosophique du droit des gens : 1°, par l’abandon des sentiments cosmopolitiques ; 2°, par la recherche de tout ce qui sépare les nations et les rend hostiles les unes aux autres : langues oblitérées à remettre en honneur, littérature à isoler, droit et mœurs à opposer, vieux privilèges, anciennes prétentions, frontières historiques à revendiquer ; 3°, et c’est le point le plus important, par le renoncement à l’idée capitale de la supériorité de la raison sur la coutume, et au vœu philosophique de voir tous les peuples régis par l’unique raison, mère du droit unique. », écrit-il.

Alors que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » renvoie à la Nation en tant qu’association politique affranchie de tout gouvernement qui ne procèderait pas d’elle, le « principe des nationalités », lui, mettrait en avant les « nations naturelles », c’est-à-dire les communautés unies par la langue, la tradition ou la religion. Renouvier anticipe et prévient à cet égard un risque de rupture avec l’universalisme au profit de l’ethnicisme. Le premier s’inscrirait dans une tradition républicaine spécifiquement occidentale, libérale et individualiste, qui assignerait à l’Etat comme but la garantie des libertés individuelles, tandis que le second se contenterait de la seule émancipation d’un être collectif. Or, cette dernière pourrait se traduire par l’asservissement d’individus sommés de se conformer aux normes régissant une identité communautaire. C’est que la « nation naturelle » est par essence conservatrice : elle suppose la préservation d’un « mode de vie » entretenu par la reproduction des mêmes pratiques au fil des générations. Ses membres se bornent à « faire comme tout le monde » ou « comme on a toujours fait », sous peine de susciter leur exclusion du corps social. L’habitude rejetterait toute initiative personnelle. Les Lumières et la Révolution, au contraire, entendent sortir l’individu de son état de tutelle par le développement de l’esprit critique : elles s’inscrivent dans une démarche progressiste et l’encouragent à mettre en cause les croyances pour leur substituer des savoirs. D’où, en réalité, une opposition foncière entre, d’une part, le fait d’assujettir l’individu à un ordre initié par la coutume, et, d’autre part, l’idéal de la raison qui émerge à partir du milieu du dix-huitième siècle et qui vise l’autonomie d’un citoyen intégré dans un système de gouvernement protégeant ses droits. Aussi la « nation naturelle » signifierait-elle en définitive un retour en arrière et la négation de la Nation rationnelle indissociable de la modernité républicaine.
Conformément à l’optique rousseauiste du contrat, les révolutionnaires, puis les républicains, n’envisagent la Nation que sous un aspect universaliste, ce qui peut précisément les conduire à vouloir extraire l’individu d’un environnement linguistique, traditionnel ou religieux considéré comme un obstacle à son intégration dans la société civile.
L’affirmation de la communauté définie selon des critères ethniques, et ce qui deviendra son corollaire, le communautarisme, ne sauraient légitimer un quelconque « support » ; ils se verraient bien plutôt assimilés à une éventuelle menace pour la communauté des citoyens, et le « principe des nationalités » ne continuerait par conséquent nullement le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Renouvier stigmatise la régression qu’il impliquerait en enfermant l’individu dans une appartenance résultant d’un état de fait, afin de mieux défendre un lien rassemblant les membres d’une collectivité autour d’un projet commun. Les « nations naturelles » réduiraient toute perspective à la conservation du passé et à la répétition des pratiques qui en seraient héritées. Le souvenir d’une hypothétique « pureté originelle » comme horizon indépassable, en somme.

« Pour Renouvier, l’association volontaire est préférable aux coopérations spontanées, une république d’agents libres à une ruche d’abeilles. […] », souligne Marie-Claude Blais.

L’Etat-Nation, lui, serait tourné vers l’avenir (« se construit au lieu de se continuer », soutient Renouvier), et la citoyenneté, ainsi que les droits et les devoirs qui s’y rattacheraient, ne relèveraient que d’une codification prescrite par la loi. La question du « support » n’apparaîtrait plus dès lors déterminante : il suffirait de la résoudre par la prescription. En d’autres termes, puisqu’il ne s’agirait pas tant de réaliser l’émancipation d’un être collectif que celle de ses composantes, peu importe les frontières existantes ; peu importe la façon dont, historiquement, elles ont été tracées ; peu importe qu’elles soient le produit de mariages arrangés, d’achats ou de conquêtes. Seules compteraient désormais les modalités de la garantie des libertés individuelles dans une communauté de citoyens :

« […] la nature d’un contrat social légitime, de laquelle et les divisions et les réunions des Etats et des nations ont à résulter exclusivement, est tout entière dans le consentement et dans l’accord des hommes à se régir par une constitution commune qui garantit leurs libertés. »


Une obligation de résultats


Avec Renouvier, nous constatons que la République dans sa version française s’inscrit dans un mouvement plus vaste, lié aux Lumières, et dont l’un des jalons pourrait être le moment paolien en Corse. Cependant, si elle a fait le choix de l’individualisme contre l’ethnie et celui de l’universalisme contre la tradition, sa singularité réside probablement dans le fait de les avoir poussés très loin dans un grand Etat, tout en rompant avec le vieil édifice monarchique allié à l’Eglise. D’où son projet d’affranchir l’individu de tout groupe de pressions susceptible de l’asservir en lui donnant pour unique interlocuteur légal un Etat chargé d’assurer son émancipation et de protéger ses droits. La laïcité apparaîtra de cette manière comme l’aboutissement d’un projet politique hérité des Lumières prévoyant l’intégration de l’individu dans la Nation, sans prise en compte de son appartenance à un corps intermédiaire dans la sphère publique. Mais comment rendre opérante une Nation qui repose initialement sur un lien faible, voire sur une fiction ?
A la différence des régimes qui s’appuient sur un donné, qu’il soit ethnique ou religieux, la République dans sa version française ne saurait perdurer qu’en fonction d’un contenu dont il s’agirait de construire le sens. Aussi se révèlerait-elle toujours « à faire et à refaire » au moyen d’une « production de la Nation ». Elle s’édifierait dès lors en s’opposant non seulement à la monarchie et à l’Eglise, mais encore aux « nations naturelles ». Il s’avèrerait nécessaire de délier l’individu des anciennes structures en substituant aux identités particulières un sentiment d’appartenance à un être collectif fondé en raison, et uni dans la poursuite d’un intérêt supérieur. D’où, à partir de la Révolution, la volonté affichée de détruire l’« esprit de province », que ce soit en remodelant les divisions administratives du territoire national ou en uniformisant à la fois les poids et les mesures et la langue.
Les départements ne sont pas dissociés du tout, comme pouvaient l’être les découpages issus de la féodalité, mais constituent autant de relais entre la population et le pouvoir central :

« Une nouvelle division du territoire doit surtout produire cet inappréciable avantage de fondre l’esprit local et particulier en esprit national et public ; elle doit faire de tous les habitants de cet empire des Français ; eux qui, aujourd’hui, n’ont été que des Provençaux, des Normands, des Parisiens, des Lorrains. »

Leur création obéit ainsi à un impératif d’unification de grande ampleur qui fait de chaque individu un citoyen participant directement ou indirectement (c’est-à-dire par le recours éventuel à des représentants) au gouvernement de la Cité :

« Les représentants nommés à l’Assemblée nationale par les départements ne pouront être regardés comme les représentants d’un département particulier, mais comme les représentants de la totalité des départements, c’est-à-dire, de la nation entière […]. »

L’uniformisation des poids et des mesures participe à la même logique de construction de l’unité nationale. Cependant, ce sont probablement les politiques engagées par les gouvernements républicains successifs afin d’imposer l’usage du français sur l’intégralité du territoire national, y compris là où il n’est pas langue maternelle, qui illustrent le mieux une telle volonté de fondre les membres de la collectivité dans un moule commun, quitte à recourir à l’intervention de l’Etat. Dans un rapport fameux, l’abbé Grégoire prône la réduction des idiomes particuliers au profit d’une langue à vocation universalisante, qui serait parlée par tous, et qui génèrerait un lien social intégrant chacun dans la communauté des citoyens :

« […]
Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l’avant-garde des nations.
Quoiqu’il y ait la possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit l’espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques écrivains, est également hardie et chimériques.
Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie.
Mais au moins on peut uniformer le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue et de la liberté. […] »

Il justifie un tel projet par la nécessité de traduire l’égalité devant la loi dans les faits, en rendant accessible à l’ensemble de la population les documents officiels, de façon à ce que nul ne soit exclu des processus décisionnels par un déficit de compréhension qui les rendraient insaisissables. Si la signification d’un acte légal demeurait obscure pour le plus grand nombre, la res publica se verrait effectivement compromise par la résurgence d’un cercle d’initiés qui s’approprierait la souveraineté et qui serait assimilable à une aristocratie :

« […]
Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses nous présente l’alternative suivante : Si ces places sont occupées par des hommes incapables de s’énoncer, d’écrire correctement dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera l’impropriété des termes, l’imprécision des idées, en un mot, tous les symptômes de l’ignorance ! Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux qu’on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s’établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l’ignorance de la langue compromettrait le bonheur social, ou détruirait l’égalité. »

En 1925, sous la Troisième République, Anatole de Monzie déclarera à son tour :

« Pour l’unité linguistique de la France, il faut que la langue bretonne disparaisse. »

Uniformiser, tel est donc l’un des leitmotive de la tradition républicaine française. En d’autres termes, les promoteurs de la Nation feront longtemps de l’annihilation des identités particulières, ou particularismes, une condition indispensable de son émergence. D’où, néanmoins, le maintien d’une ambiguïté susceptible de fragiliser le lien social. L’association d’un idéal de la raison à une langue plutôt qu’à une autre d’une part, à savoir le français, et le renvoi des autres langues aux ennemis des Lumières d’autre part, que nous les appelions « idiomes » ou « patois », reviennent effectivement à privilégier une conception ethnolinguistique de la citoyenneté alors même que les révolutionnaires ont prétendu bâtir une communauté de citoyens dont les fondations ne seraient ni ethniques ni linguistiques. Barère de Vieuzac, qui est par ailleurs membre du Comité de salut public et l’un des organisateurs de la Terreur, se livre de cette façon, en 1794, à une stigmatisation ethnicisante des ennemis d’une patrie à vocation pourtant universaliste, comme si la langue française était le vecteur exclusif de la rationalité :

« […]
Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. »
Il demeurerait dès lors toujours possible de mettre au jour une contradiction entre l’universalisme revendiqué et un ethnicisme sous-jacent. Le premier serait le lieu de propositions partageables par tous parce que rationnellement justifiées, et dont l’exportation pourrait être par conséquent légitimée ; le second s’appuierait en revanche sur des valeurs propres à une société en particulier, et dont l’application à d’autres sociétés relèverait de l’asservissement de celles-là à celle-ci. Or, en renvoyant explicitement ou implicitement à des éléments ethnolinguistiques, les républicains français se sont exposés à une critique selon laquelle leur modèle ne consisterait finalement que dans la continuation d’un processus expansionniste. Pour le dire autrement, il ne s’agirait que d’un ethnicisme déguisé entendant imposer à d’autres peuples une culture qui ne serait pas la leur sous prétexte de leur apporter les Lumières.
Nous avons vu que l’une des spécificités françaises était de projeter la réalisation de la république dans un grand Etat, sur lequel coexistaient jusque là diverses « nations naturelles » ; nous avons vu également qu’un tel projet impliquait une forme de conflit avec les identités particulières liées à ces dernières, puisqu’il nécessiterait l’affranchissement des individus par leur arrachement aux anciennes structures. Aussi la République, en France peut-être plus qu’ailleurs, se signale-t-elle par son obligation de résultats. Le régime, pour être admis dans l’accomplissement de sa rationalisation des relations entre la Nation et ses membres, doit tenir ses promesses : garantir l’égalité des droits, assurer l’émancipation individuelle. S’il ne parvenait pas à atteindre ces objectifs qui seuls le justifient, alors il pourrait se voir mis en cause jusque dans son existence. Le contrat social étant rompu, des individus ayant le sentiment d’être abandonnés par le pouvoir central pourraient précisément en venir à se replier dans une appartenance communautaire vécue comme la génératrice d’un lien social (ou d’une solidarité) alternatif à celui qu’il ne trouveraient plus dans l’unité nationale. Tout en rejetant le communautarisme, Alain Renaut perçoit très bien le problème :
« […]
Parce que le communautarisme fragilise la valeur de l’individu au profit de celle du groupe d’appartenance, il apporte une mauvaise solution à ce qui constitue néanmoins un vrai problème : comment l’Etat peut-il répondre aux besoins de reconnaissance, de plus en plus forts au sein de sociétés atomisées où chacun trouve dans les liens qui le solidarisent avec d’autres autour d’une identité distinctive une dimension de ce qu’il est ? »

L’exemple corse nous semble significatif de la manière dont une population peut contester son appartenance à la Nation lorsqu’elle se considère exclue du contrat social. D’abord parce que la Corse est une île, et que, géographiquement, elle occupe une place périphérique. Ensuite parce que, historiquement, elle est tardivement annexée dans un ensemble avec lequel elle n’entretient pas a priori de communauté d’intérêts. Aussi le lien avec une autorité politique siégeant à Paris y apparaît-il d’autant plus susceptible de s’en trouver affaibli. Voilà un petit territoire, porteur d’une identité spécifique, qui est dans les premières années considéré par les Bourbons comme une colonie à part entière.
La Révolution semble changer la donne, lorsque l’Assemblée constituante proclame en 1789 la Corse « partie intégrante de l’empire français » : une telle évolution de statut doit signifier l’intégration pleine et entière de la population insulaire dans la Nation, au sens politique du terme. Cette participation à l’association fondée en raison et rassemblant des citoyens égaux en droit fonctionnera très bien tant que primera un intérêt supérieur à défendre, contre un ennemi extérieur notamment. La Troisième République voit la population corse prendre part à un vif mouvement d’adhésion.
Une adhésion qui se traduit en particulier par l’implication dans la Première Guerre mondiale. Plus tard, face à la menace fasciste et aux prétentions de l’Italie mussolinienne sur l’île, le « serment de Bastia » (4 décembre 1938) atteste du sentiment d’appartenance des Corses à la Nation :

« Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir Français. »

Mais la faiblesse du lien réapparaît dès que la menace extérieure qui contribuait à identifier un intérêt supérieur s’éloigne - à partir des années cinquante, la construction européenne semble devoir assurer une paix durable au Vieux Continent -, et à plus forte raison lorsque l’île semble être maintenue à l’écart du bien commun justifiant l’association politique. Les revendications autonomistes puis nationalistes réapparaissent en Corse précisément contre les retards en matière de développement, et alors que l’Etat maintient l’île dans un rapport inégalitaire par rapport au continent tant sur le plan de la culture que sur celui de l’éducation. Edmond Simeoni, qui a conduit l’action d’Aléria en 1975, explique encore aujourd’hui la démarche non pas par une défense de la « corsitude », qui s’apparenterait à une référence ethnicisante à la « nation naturelle », mais par une exigence de respect du contrat social.
De par l’ambiguïté sur laquelle elle repose, la Nation se révèle être un concept fondateur bien fragile. Le lien qu’elle prétend produire ne peut qu’être à son tour tributaire d’une telle fragilité. Qu’un intérêt supérieur mobilise les composantes du corps social dans un même élan, et le système républicain paraît solide face à ses ennemis. Que cet intérêt se perde, que certaines composantes du corps social se trouvent exclues du bien commun, et c’est le système tout entier qui vacille au profit de l’émergence d’une société composée de communautés déliées. Le risque d’éclatement concerne d’abord la diversité des identités ; il se manifeste également par rapport aux inégalités de classes.
La fragilité du lien instauré à partir de la Révolution est pressentie par Chateaubriand, visionnaire, à la fin des Mémoires d’outre-tombe, dans des passages datés de 1841. L’auteur y pose une question clef :

« […] Un état politique où des individus ont des millions de revenu tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? »

Le mémorialiste, témoin du passage de l’Ancien Régime à une société nouvelle, souligne que l’inégalité des fortunes pouvait être acceptée et assumée avant 1789, comme étant dans l’ordre des choses. Dans un ordre social se définissant précisément par le respect d’une hiérarchie accompagné d’un sentiment religieux fort, l’obéissance à l’autorité et le fait de demeurer à sa place étaient des signes de vertu : c’est ainsi que l’on gagnait le paradis promis par le prêtre. D’où l’idée, pour le plus humble, d’un « sacrifice » durant son passage ici-bas accepté et revendiqué. A partir du moment où la Révolution consacre l’égalité de tous, le fait que des individus aient « des millions de revenu » alors que d’autres « meurent de faim » devient en revanche inacceptable. Pourquoi certains seulement bénéficieraient d’un confort matériel et pas d’autres, alors que tous seraient déclarés égaux ?
Avec la laïcisation de l’Etat, et donc le recul du religieux, de l’espérance et de l’attente dans un au-delà meilleur, les inégalités ne peuvent dès lors qu’être dénoncées comme autant d’injustices sociales. A cet égard, l’instruction qui est le corollaire du projet républicain ne pourrait que renforcer une telle dénonciation dans la mesure où l’individu qui raisonnerait ne pourrait admettre que l’égalité de droits qu’il se verrait attribuer ne se traduise par une égalité de conditions. Un sentiment de révolte face aux injustices sociales qui ne pourrait être que renforcé par le fait que les plus riches ne devraient pas leur richesse à un droit divin ou à leur vertu, mais à une inégalité des chances à la naissance. La question sociale annonce par conséquent la tension entre le libéralisme et le socialisme.





DEUXIEME PARTIE :



LA REPUBLIQUE AU CŒUR D’UNE QUERELLE




I

CE QUE LA REPUBLIQUE DOIT AUX LIBERAUX




République - Libéralisme - Amalgame - Dérégulation - Oppression - Inégalités - Définition - Liberté - Droit - Individu - But - Propriété - Politique - Economique - Anciens - Assujettissement - Cité - Modernes - Affranchissement - Gouvernement - Etat - Loi - Socialisme - Accomplissement - Projet - Initial - Emancipation - Instruction - Autonomie




Le libéralisme à redéfinir


La singularité française résiderait dans l’application à un grand territoire d’un modèle républicain profondément individualiste, dans lequel le citoyen, une fois affranchi de tout groupe de pressions susceptible de l’asservir, verrait ses libertés garanties par un Etat admis comme seul interlocuteur légal. A cet égard, il conviendrait néanmoins, tout en mettant au jour ses spécificités, de la rattacher à un mouvement plus vaste, qui s’épanouirait dans le monde occidental et qui tiendrait à la fois des Lumières et du libéralisme. La République libérale, donc, ou du moins héritière du libéralisme ?
La proposition peut aujourd’hui paraître choquante. Alors que la mondialisation, qu’il est courant d’assimiler à la pleine application des principes libéraux dans leur dimension économique, se joue des frontières et voit le marché dépasser le cadre traditionnel des Etats-Nations, le terme de « libéralisme » n’a effectivement pas bonne presse.
Renvoyé à la mise en concurrence des intérêts privés sans contrôle public, il devient synonyme de déréglementation, de démantèlement du service public, de réduction de la puissance législative, et au bout du compte d’oppression des forts sur les faibles. Il n’y aurait dès lors pas de termes plus antithétiques que les mots « libéralisme » et « république » ; car être républicain reviendrait au contraire à se protéger du libéralisme - sorte de mal absolu - en produisant un espace public où la loi préserverait un bien commun supérieur aux intérêts particuliers. Pour ranger les libéraux au nombre des ennemis de la République, encore faudrait-il s’entendre sur la signification de « libéral », un qualificatif largement galvaudé. Initialement, le libéralisme place l’individu au coeur des relations sociales et entend limiter le pouvoir exécutif en assurant l’indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire ; il vise également la préservation de la liberté de conscience vis-à-vis de l’Eglise ; la fonction essentielle de l’Etat étant alors d’assurer l’ordre public qui conditionne l’exercice des libertés en empêchant leur soumission à l’arbitraire. Pour le dire autrement, le libéralisme est essentiellement politique et promeut d’abord la liberté individuelle, avant de se présenter sous la forme d’une doctrine économique. Il considère à cet égard l’individu dans sa valeur propre, et non pas dans son appartenance à la communauté ou à l’Etat.
Dans une telle perspective, il ne prétend pas du reste stigmatiser la communauté (qu’elle soit ethnique, religieuse ou d’un autre ordre) ni l’Etat en tant que tels, mais plutôt redéfinir la hiérarchie entre eux et l’individu. Dans quelle mesure celui-ci doit-il se voir subordonné à ceux-là ? Qu’est-ce qui, dans l’exercice de sa liberté, doit relever ou non de l’autorité d’une instance supérieure à la seule sphère individuelle ? Les libéraux ne contestent pas, par exemple, l’intervention de l’Etat, mais entendent la réduire à ce qui relève de la sphère publique : la puisance législative doit ainsi empêcher l’individu d’utiliser le champ de ses possibles pour porter préjudice à autrui. Tout exercice de la liberté individuelle qui ne met pas en péril les autres membres du corps social ne saurait en revanche être interdit par l’autorité légitime. C’est uniquement l’autoritarisme d’un pouvoir contrôlant arbitrairement les membres d’une collectivité qui se trouverait rejeté. Par conséquent, les libéraux ne s’opposent pas à l’Etat lui-même, puisqu’ils le sollicitent pour garantir la sécurité des citoyens, mais à l’abus de pouvoir qu’il pourrait être amené à pratiquer. Nous pouvons au bout du compte définir le libéralisme comme un courant de pensée qui fait de l’individu le critère de toute organisation sociale. L’individu, avec les libéraux, devient de cette façon le lieu de la souveraineté. Toute autorité ne serait dès lors légitime que pour autant qu’elle conserverait cette dernière dans sa dimension individuelle.
D’où l’affirmation des libertés fondamentales mentionnées dans les différentes Déclarations des droits au dix-huitième siècle, dont le corollaire est la protection de l’individu par la loi et par l’Etat. D’où la définition, encore, du sujet en tant que citoyen soustrait à l’influence de tout groupe qui ne jouerait pas de rôle public et qui se verrait renvoyé à la sphère privée. A partir de là, nous pouvons établir un double constat.
Premièrement, le libéralisme dans son sens initial se distingue radicalement de tout projet entendant renouer avec la liberté des Anciens, puisqu’il ne fait plus d’une quelconque collectivité le fondement de l’organisation sociale, attribuant précisément ce rôle à l’individu.
Deuxièmement, il ne saurait être confondu avec, ou réduit à, un ultralibéralisme économique qui, comme nous le verrons plus loin, peut perdre de vue l’émancipation de l’individu pour le livrer au marché. Entre un modèle républicain qui ne serait qu’une illusoire réplique de la Cité antique et un ultralibéralisme économique perçu comme le seul mode d’organisation sociale envisageable à l’heure de la mondialisation, pourrait donc être mis au jour un autre projet, une alternative crédible parce qu’élaborée sur la mise en avant de la liberté des Modernes. C’est en ce sens que nous nous efforcerons de déterminer si la République dans sa version française, dans son opposition au socialisme notamment, n’apparaît pas comme une émanation de ce vaste mouvement libéral et occidental. Nous pourrions alors envisager de parler d’un « modèle républicain authentiquement libéral et moderne ».


La propriété individuelle comme but de la modernité


Pour les libéraux, toute tentative de construction sociale pouvant rappeler la Cité telle que la concevait les Anciens est obsolète. En effet, l’individu dans la société moderne jouirait d’une liberté qui ne relèverait plus de la sphère publique, mais essentiellement de la sphère privée. En d’autres termes, il ne tiendrait plus sa liberté de sa participation aux affaires de l’Etat, mais en s’adonnant à des activités particulières ne relevant pas de la res publica. Dans l’Antiquité, tous les aspects de la vie de l’individu se voyaient subordonnés au développement de la collectivité. Chez les Modernes, le rapport se serait inversé : si l’individu confie à des représentants les affaires publiques, et si sa voix a dès lors moins de poids dans la gestion des affaires collectives, il est dans le même temps plus libre de conduire ses affaires privées comme il l’entend et de poursuivre un bonheur à caractère personnel. L’idée d’un bonheur collectif, elle, ne ferait plus sens.
Il ne faudrait néanmoins pas se hâter de ranger les libéraux au nombre des adversaires de la république, renvoyée à la chose de tous, et de toute idée de bien commun. Ce qu’ils rejettent, c’est seulement l’instauration d’un régime archaïque, que celui-ci prenne une forme républicaine, ou monarchique d’ailleurs. Constant note ainsi que la liberté collective, chez les Anciens, en tant que liberté produite et confondue avec l’appartenance à la communauté, était compatible avec « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Et il souligne ensuite, précisément, que la liberté dans les sociétés modernes est au contraire incompatible avec un tel assujettissement :

« Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ?
C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies.[…] »

Subordonner la liberté qui relève de la sphère privée au service de l’Etat ne serait pas autre chose qu’une oppression de l’individu par la puissance publique :

« Il résulte de ce que je viens d’exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. […] » 

Toutefois, la modernité n’équivaut nullement à un désintéressement total de l’individu des affaires de la Cité, puisque l’influence que le gouverné peut avoir sur le gouvernant fait partie de ses droits :

« […] Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. […] »

Ce que les libéraux dénoncent, ce n’est donc pas la res publica elle-même, qui désignerait un espace partagé dans lequel les individus pourraient poursuivre leurs propres fins tout en contrôlant la représentation :

« Pourrions-nous l’être [heureux] par des jouissances, si ces jouissances étaient séparées des garanties ? Où trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique ?
[…] Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées leur donner à la fois le désir et la faculté de s’en acquitter. »

Mais c’est l’instauration d’un régime réducteur des libertés individuelles. L’affranchissement que viserait la république, dans la modernité, ne pourrait qu’être celui de l’individu. Aussi son oppression renverrait-elle à une contradiction dans les termes.
En devenant, dans sa version libérale, ce régime assurant la liberté individuelle, et non plus la liberté définie par l’appartenance à une communauté, la république - originellement res publica, chose de tous - pourrait au bout du compte se définir comme le régime assurant la propriété individuelle, en d’autres termes la chose de chacun. La liberté des Modernes relevant davantage de la sphère privée que publique, elle consisterait par conséquent essentiellement dans la possibilité pour l’individu de jouir de ce qui lui appartiendrait en particulier, donc de ce qui lui serait propre. Etre libre, à cet égard, ce serait être propriétaire.
Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot « propriété », car ce dernier est trop souvent galvaudé et réduit à la possession matérielle d’un bien opulent et entretenu quelquefois aux dépens d’autrui (par exemple par l’exploitation du salarié). Or, il faut bien comprendre que les libéraux, initialement du moins, n’entendent pas la propriété de cette manière. Elle possède pour eux un sens plus large et désigne, de façon plus générale, tout ce qui appartient exclusivement à un individu, et qui ne peut légitimement pas lui être retranché par une force extérieure. La propriété, dans une telle perspective, peut aussi bien être le caractère physique d’un individu, son droit fondamental d’aller et venir, ou encore sa liberté d’expression. Les biens matériels apparaissent dès lors seulement comme les extensions de ces propriétés premières.
Dans la réponse qu’il fera aux socialistes en 1848, et qu’il intitulera De la propriété Thiers écrira :

« Voilà donc une première espèce de propriété qui ne sera pas taxée d’usurpation : moi d’abord, puis mes facultés, physiques ou intellectuelles, mes pieds, mes mains, mes yeux, mon cerveau, en un mot mon âme et mon corps.
C’est là une première propriété incontestable, impartageable, à laquelle personne n’a jamais songé à appliquer la loi agraire ; dont personne n’a jamais songé à se plaindre ni à moi, ni à la société, ni à ses lois ; pour laquelle on peut m’envier, me haïr, mais dont on ne songera jamais à m’enlever une partie pour la donner à d’autres […]. »

Si la liberté des Anciens ignorait ce qui était propre à chaque individu, pour ne prendre sens que dans le bien commun visé par la collectivité, les Modernes, en revanche, défendraient la propriété comme un attribut essentiel de l’identité personnelle et, par suite, de la liberté individuelle.
Avec les libéraux de la première moitié du dix-neuvième siècle, nous pouvons effectivement admettre que la place occupée par la sphère privée dans les sociétés modernes, ainsi que l’attachement aux droits individuels qui en découlent, ne sauraient tolérer un quelconque assujettissement de l’individu à la Cité, à l’Etat ou à la Nation en vue d’un bien commun relevant de l’abstraction. Dans la Cité antique, l’état de guerre perpétuel mobilisait nécessairement les citoyens autour d’un projet collectif dont les résultats étaient visibles et pouvaient être ressentis concrètement. Dans les grands Etats modernes en revanche, pacifiés ou visant à maintenir une paix durable, le citoyen ne saurait subordonner son existence à la collectivité. Il préfère déléguer son poids dans l’espace public à ses représentants et conserver la possibilité de vivre comme il l’entend.
Si, en réhabilitant le libéralisme dans son sens initial, qui est essentiellement politique, nous pouvons établir sa proximité avec la république, du moins dans sa version occidentale et moderne, il nous reste encore à traiter du libéralisme économique. Car c’est celui-ci qui, en mettant en avant les valeurs du marché (initiative individuelle, poursuite d’un intérêt particulier, libre concurrence), pourra se voir stigmatisé comme un générateur d’inégalités sociales contraires à la poursuite du bien commun, et de nouvelles relations de dominants à dominés, d’abord économiques, venant endiguer tout processus d’affranchissement. Il nous faut dès lors nous demander si le libéralisme politique entretient un rapport, ou pas, avec le libéralisme économique, et à partir de quel moment ce dernier ne permettrait plus la res publica.
Si les deux orientations correspondent à des développements différents, et même si nous avons noté que la critique de l’ultralibéralisme économique, par exemple, pouvait être réalisée à partir du libéralisme émancipateur, elles découlent effectivement de principes communs. Ainsi, Bastiat, qui est avant tout un penseur économique, adopte le même point de départ que Locke dans le cinquième chapitre du Deuxième Traité du gouvernement civil, à savoir que la propriété « est le fondement de toute la vie sociale ». Elle serait première, et elle précèderait l’instauration de la loi, dont le rôle serait de la protéger, et à plus forte raison celle de l’Etat :

« […] l’homme vit et se développe par appropriation. L’appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie, et la propriété n’est que l’appropriation devenue un droit par le travail. Quand le travail a rendu assimilables, appropriables des substances qui ne l’étaient pas, je ne vois vraiment pas comment on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l’appropriation doit s’accomplir au profit d’un autre individu que celui qui a exécuté le travail.
[…] »

Or, l’état de nature exposerait la possession de l’individu à la convoitise d’autrui :

« […] Comme l’aspiration vers la vie et le développement peut porter l’homme fort à dépouiller l’homme faible, et à violer ainsi le droit du travail, il a été convenu que la force de tous serait consacrée à prévenir et réprimer la violence. […] »

Pour Bastiat, le cadre légal établi par l’Etat n’est dès lors rien d’autre qu’un instrument destiné à assurer la sécurité des individus et à protéger leurs droits fondamentaux (la liberté et la propriété). Sa fonction et sa mission s’arrêteraient là :

« […] La mission de la Loi est donc de faire respecter la Propriété. Ce n’est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi. »

L’économiste, à cet égard, dans La Loi, dénoncera précisément le socialisme comme le système qui, au contraire, « confond le Gouvernement et la Société ». Pour lui, l’erreur fondamentale des socialistes serait de croire que, la loi devant déterminer la propriété, une infinité de possibilités d’organisations sociales serait envisageables, comme si les individus, en tant que simples administrés, n’étaient que les rouages d’une machine que le législateur pourrait régler à son gré :

« Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc.
Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin de forces qu’il ne peut trouver que dans les Lois ; loi de douane, loi d’impôt, loi d’assistance, loi d’instruction. »

Bastiat, comme Constant, fait la critique d’une tradition républicaine qui, depuis Rousseau, tendrait à confondre l’Etat avec la société et entretiendrait la nostalgie de la Cité antique. Fidèle à la référence aux Anciens et à leur conception de la citoyenneté, une telle tradition ne concevrait l’individu que par rapport à la collectivité à laquelle il appartiendrait. Encore une fois, la Nation primerait l’individu, alors que, dans la perspective moderne, l’Etat et la loi ne seraient que des instruments au service de l’intérêt individuel. Si nous pouvons admettre que la république, dans sa version libérale, vise à affranchir l’individu de tout ce qui pourrait l’oppresser, il nous faut encore nous demander si le libéralisme économique lui-même, en revanche, qui prône la mise en concurrence d’intérêts particuliers, s’avère compatible avec la res publica, qui suppose étymologiquement l’idée d’un bien commun ?
Dans la Cité antique, comme plus tard dans l’utopie socialiste, l’intérêt collectif apparaîtrait de manière assez évidente. Or, ce n’est pas le cas dans le projet libéral. Pour le dire autrement, la subordination de l’Etat à la propriété individuelle envisage-t-elle seulement la chose de tous, et les libéraux ne se révèleraient-ils pas par essence antirépublicains ? La république suppose le maintien du lien civique qui unit les citoyens. Elle semble à cet égard nécessairement conservatrice et coercitive : elle ne saurait tolérer un individu détaché de tout projet collectif, sous peine d’aboutir au délitement et à sa propre négation. Le républicanisme libéral ne serait-il dès lors qu’un leurre, ou pour mieux dire une alternative illusoire à la primauté de la collectivité?
Mais les libéraux ne font que distinguer la société et ses membres d’une part, et l’Etat et la loi en tant qu’instruments d’autre part ; et ils ne déduisent nullement d’une telle distinction qu’il faille abandonner toute fin commune. Bastiat précise ainsi que le fait de considérer que ce n’est pas le rôle de l’Etat de produire les biens n’équivaut pas pour autant à affirmer qu’aucun bien ne doit être produit :
« […] chaque fois que nous ne voulons pas qu’une chose soit faite par le Gouvernement, il [le Socialisme] en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l’instruction par l’Etat ; donc nous ne voulons pas d’instruction. Nous repoussons une religion d’Etat ; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l’égalisation par l’Etat ; donc nous ne voulons pas d’égalité, etc. C’est comme s’il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l’Etat.
[…] », écrit-il ironiquement.

Pour les libéraux, le fait de ne pas confier la production de tous les biens à l’Etat ne signifie pas pour autant qu’ils n’envisagent pas l’existence même de ces biens. Il s’agit seulement de distinguer ce qui relèverait de l’autorité politique de ce qui n’en relèverait pas, et de ne pas confier à la puissance législative ce qu’il ne lui appartiendrait pas de produire :

« Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l’idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n’y est pas : le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion ?
[…] »

De tels biens ne relèveraient pas d’une organisation de la production dictée par l’Etat, mais de l’action d’un citoyen libre et responsable, pouvant faire preuve d’initiative individuelle, et ne se comportant pas comme un simple administré attendant tout d’un Etat-fiction. Il existerait en outre, comme nous l’avons déjà relevé, un bien commun qui relèverait bien de la compétence de l’Etat, mais qui ne se confondrait pas avec lui. Il s’agirait de la garantie de cet espace dans lequel les singularités pourraient étendre le champ de leurs possibles. Ce serait essentiellement la sécurité pour tous assurée par l’Etat et créant ainsi les conditions du développement des potentialités de chacun :

« […] nous pensons que l’Etat, ce n’est ou ce ne devrait être autre chose que la force commune instituée, non pour être entre tous les citoyens un instrument d’oppression et de spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à chacun le sien, et faire régner la justice et la sécurité. »

Si nous reconsidérons le lien dans une perspective moderne, peut-être nous faut-il envisager que la République n’est pas autre chose que le régime, libéral, de l’individu délié, affranchi et autonome. C’est-à-dire qu’elle ne prétendrait pas substituer un lien à l’autre - et chercher à déterminer la nature du lien dans l’idée républicaine serait vain - mais, précisément, n’en reconnaître aucun.



La République comme accomplissement du projet libéral initial


La République dans sa version française, qui poursuit un projet d’affranchissement de l’individu, consisterait dans une tentative de mise en œuvre du projet libéral initial, c’est-à-dire émancipateur. Privilégier un tel angle d’approche, dans une telle optique, permettrait en outre de lever ce qui pourrait, de prime abord, faire figure d’incohérence dès que nous nous intéressons aux « origines de la République ».
Claude Nicolet signale ainsi, dans L’Idée républicaine en France, les travaux de Joseph Fabre pour identifier les « pères fondateurs », c’est-à-dire les philosophes dont la République se serait inspirée. Il cite essentiellement Montesquieu, Voltaire, Rousseau et Condorcet. Or, si nous attribuons au premier la séparation des pouvoirs et au second la tolérance, le troisième, lui, avec la souveraineté populaire, pourrait faire figure d’intrus. En effet, la séparation des pouvoirs, en contenant l’autoritarisme potentiel du pouvoir central au profit de l’individu, et la tolérance, qui, par définition, permet à ce dernier de penser librement, en particulier face à une éventuelle emprise religieuse, se rattacheraient de façon assez évidente aux principes libéraux. Quant à Condorcet, il se positionne clairement en faveur d’une instruction publique au service de l’émancipation individuelle, au lieu de prôner l’instauration d’une éducation nationale qui subordonnerait le sujet à un système de valeurs fixées par l’Etat. Il nous faut relever la modernité de L’Esquisse :

« L’égalité d’instruction que l’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance, ou forcée, ou volontaire. […] »

Le programme, qui vise l’affranchissement de l’individu, et par conséquent à assurer la liberté des Modernes, est libéral. Le texte se poursuit en ces termes :

« […] Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l’économie domestique, pour l’administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir, pour juger ses actions et celles des autres d’après ses propres lumières, et n’être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits ; pour être en état de les choisir et de les surveiller, pour n’être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison ; enfin, pour échapper aux prestiges du charlatanisme, qui tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de le guérir et de le sauver. »

Si nous conservions l’idée d’une République calquée sur les anciennes Cités, il pourrait être facile d’attribuer exclusivement à Condorcet la volonté de former des citoyens suffisamment instruits pour prendre part aux affaires publiques, que ce soit sur l’agora ou par l’intermédiaire, dans le cadre d’un grand Etat, de représentants. Ce sont alors uniquement ces derniers que le Peuple devrait être en mesure de « choisir » et de « surveiller » de manière à assurer la transparence indispensable au contrôle démocratique du gouvernement. Mais une telle grille de lecture équivaudrait en réalité à tronquer le texte et à lui faire dire ce qu’il ne dit pas seulement. Aussi s’agirait-il d’une interprétation réductrice. En effet, Condorcet, ici, vise en premier lieu la transmission à l’individu des moyens d’assurer la protection et l’épanouissement de sa propriété : si « la masse entière d’un peuple » peut et doit être instruite, ce n’est pas tant pour elle-même (en tant qu’être collectif négateur des singularités) mais de manière à ce que chacun de ses membres (« chaque homme ») soit suffisamment éclairé pour conduire ses propres affaires et avoir la maîtrise de sa sphère privée. C’est bien sur l’exercice de droits individuels, et en premier lieu domestiques (c’est-à-dire qui renvoient au domicile, et non pas à une éventuelle action dans la sphère publique), que le texte est centré. Le contrôle des représentants ne vient qu’en second.
S’il s’agissait seulement de poursuivre un bien commun ou, pour le dire autrement, le développement d’une propriété collective, nous pourrions supposer qu’un tel but suffirait en outre à assurer un lien de confiance entre les différentes composantes du corps social, unies dans un même mouvement.
Or, précisément, la confiance qui pourrait lier harmonieusement chaque élément de « la masse du peuple » aux autres est absente du propos de Condorcet. Si ce dernier admet que nous puissions « confier » à autrui la gestion de nos affaires et de nos intérêts, c’est uniquement par nécessité, lorsqu’il ne nous est pas possible de faire autrement, faute de compétence ou de disponibilité.
Dans de telles conditions, il ne s’agit nullement de faire confiance à l’autre, mais au contraire de le « choisir » et de le « surveiller » parce que, justement, nous devons nous en méfier et ne pas le laisser s’occuper abusivement de ce qui nous est propre. En effet, dans une société privatisée, l’intérêt de mon interlocuteur ne coïncide pas forcément avec le mien, et je dois veiller à ce qu’il ne détourne pas mes biens (ou pour mieux dire à ce qu’il ne les distrait pas) du but auquel je les destinais.
Il faudrait par conséquent faire preuve de vigilance. Le fait d’être éclairé supposerait à cet égard la capacité à s’affranchir de toute croyance aveugle par l’usage de la raison. L’individu dépendant, en revanche, serait celui qui, ne possédant pas une telle capacité, se trouverait contraint de se désapproprier de ses affaires en s’en remettant totalement à autrui. Le bénéficiaire d’un tel transfert de la propriété individuelle pourrait alors se poser comme le détenteur exclusif des compétences et des savoirs liés à la gestion des affaires qui lui seraient confiées, ou plutôt ainsi abandonnées. Parce que l’individu privé d’autonomie ne serait pas apte à juger lui-même de la conduite de ses affaires, il ne serait pas en mesure de critiquer, et éventuellement de contester l’action du bénéficiaire en question. D’où sa subordination, et au bout du compte son asservissement, à ses décisions. Celui qui prendrait ces dernières aurait dès lors la possibilité de servir son propre intérêt, et non pas celui de l’individu qui serait soumis à sa tutelle, sans vraiment lui rendre de comptes.
L’individu éclairé pourrait en revanche produire sa propre appréciation sur la manière dont l’autre conduirait ses affaires. Il serait capable de soumettre - et non pas d’être soumis - ce qui lui serait proposé à un examen lucide : il vérifierait et évaluerait le travail de son interlocuteur, de façon à s’assurer qu’il serait bien réalisé conformément à ce qu’il en attendrait et à son intérêt. En d’autres termes, la sortie de l’état de tutelle résiderait dans la capacité à déterminer soi-même la valeur et la crédibilité des mesures prises, et d’établir si elles constitueraient des réponses appropriées aux problèmes rencontrés.
C’est à cet égard l’éducation qui serait la condition du contrôle du travail de celui auquel nous confierions nos affaires. Payer, pourquoi pas, tant que le prix n’est pas trop élevé et ne consiste pas dans l’abandon de notre propre liberté.
Condorcet pense bien son projet éducatif en libéral, donnant des clefs non pas tant à un citoyen au service de la collectivité qu’à un individu délié vaquant d’abord à ses propres occupations. C’est uniquement en fonction d’un tel individualisme que l’autorité de l’Etat et des instances qui en dépendent - et c’est là que l’école peut jouer un rôle - peut être admise, et acceptée comme étant indispensable. Si l’individu était livré à lui-même, face aux autres (ou au marché, d’ailleurs), dans un cadre social qui ne lui permettrait pas d’avancer avec ses semblables, alors il serait la proie d’autrui. D’où la nécessité de l’intervention d’une instance supérieure afin d’assurer l’égalité des chances de toutes les composantes du corps social. Intervention qui procède non pas à un asservissement totalitaire des individus à la collectivité (que nous l’appelions « Etat », « Nation » ou encore « peuple souverain »), mais, dans une optique profondément et authentiquement individualiste, à la transmission à chacun des savoirs nécessaires à son épanouissement tant dans la sphère publique que dans sa sphère privée.
La souveraineté populaire, chère à Rousseau, en revanche, pourrait être comprise comme renvoyant non plus à une mise en avant de la liberté individuelle, mais à l’affirmation d’une instance collective en tant que pivot de l’organisation sociale. Dès l’origine, la République dans son contenu idéologique paraîtrait prendre de cette manière la forme d’une tentative de synthèse, ou pour mieux dire de « syncrétisme », entre des héritages fort divers, voire incompatibles. Il existerait une tension continue, dans cette tradition politique, entre Voltaire et Rousseau, entre la liberté et l’égalité, entre l’individu et le bien commun ; un choix à faire depuis plus de deux siècles, jamais vraiment réalisé, et pouvant aller jusqu’à décrédibiliser un modèle qui apparaîtrait finalement, en particulier dans le monde contemporain, incohérent, obsolète et non viable.
Avec Rousseau, la République ne se départirait pas d’une référence à l’antique idée de liberté et s’avèrerait dès lors réductible à un idéal dépassé. Encore convient-il de bien lire l’auteur du Contrat social. Jean-Fabien Spitz, dans Le Moment républicain en France, et à la suite de Henry Michel à la fin du dix-neuvième siècle, propose une lecture libérale d’une formule clef de la pensée rousseauiste :

« Il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la liberté de ses membres. »

De prime abord, nous pourrions entendre par là que le fait d’être libre n’aurait de sens que dans le cadre social défini par la puissance publique. En d’autres termes, la sphère privée ne pourrait qu’être subordonnée à l’Etat, conformément à l’idée que les Anciens se faisaient de la liberté. Rousseau se bornerait donc à vouloir reproduire un modèle dans lequel l’intérêt de la Cité considérée dans sa totalité primerait l’individu. Selon une telle interprétation, la force de la communauté des citoyens s’apparenterait à la fin qui devrait être poursuivie au travers de toute organisation de la vie collective. Pourtant, la formule en question pourrait être comprise d’une toute autre façon : faire de la force de l’Etat la condition de la liberté de ses membres signifierait tout autant qu’une telle force, au lieu d’être la fin visée, serait le moyen essentiel qui permettrait de produire pleinement la liberté individuelle. Il ne s’agirait pas de sacrifier la singularité de l’individu au profit du rôle qu’il devrait jouer au sein de la collectivité, mais seulement de mettre en évidence combien la sphère privée aurait besoin justement de l’intervention de la puissance publique pour s’épanouir. Bien loin d’en appeler à l’autoritarisme d’un Etat coercitif, Rousseau soutiendrait dès lors que l’autorité légitime viendrait au contraire compléter et appuyer le développement des individualités. Par conséquent, il se révèlerait lui aussi être un ardent défenseur de la liberté dans son acception la plus moderne, et il ne se démarquerait nullement à cet égard de ses contemporains du siècle des Lumières. Le Contrat social insisterait simplement sur la nécessité du recours au législateur pour qu’une telle liberté puisse exister :

« […] Si l’on comprend bien le sens de cette proposition, on s’aperçoit en effet que Rousseau n’a jamais voulu la souveraineté de la cité et de sa loi pour elle-même, mais uniquement parce que la réflexion enseigne que cette souveraineté est un moyen indispensable à la liberté du citoyen. », souligne Jean-Fabien Spitz.

Pour le dire autrement, Rousseau n’aurait jamais fait de la collectivité en tant que telle le critère exclusif de l’organisation sociale, auquel devrait être soumis tout autre élément, en particulier la liberté individuelle. Mais c’est précisément parce qu’il met l’individu au centre de ses préoccupations, et qu’il en fait la finalité de l’action politique, qu’il en vient à soutenir la puissance publique comme moyen, et uniquement comme moyen, de l’extension du champ de ses possibles. A l’instar de Montesquieu, de Voltaire et, plus tard, de Condorcet, il s’inscrit dans la tradition du libéralisme émancipateur.
Cependant, en quoi l’intervention de l’Etat s’avèrerait-elle souhaitable, voire indispensable, à l’émancipation de l’individu ? C’est que, sans celui-ci, celui-là se trouverait livré à lui-même, et que nous pourrions imaginer que d’autres, profitant d’une position dominante, emploieraient leur force naturelle dans le but de le soumettre et de l’asservir. En l’absence d’un contrôle pratiqué par une instance supérieure, la liberté des uns pourrait effectivement non pas s’arrêter là où commence celle des autres, pour reprendre une formule courante, mais empiéter sur elle, voire l’annihiler. Le recours à la puissance publique permettrait par conséquent une jouissance égale pour tous de la liberté individuelle.
C’est pourquoi Jean-Fabien Spitz ajoute, en se référant toujours à Michel :

« […] L’Etat ne doit pas être fort pour lui-même ou pour peser sur l’individu, dit Michel, mais il doit être fort pour appuyer de sa force l’effort que chacun des citoyens fait vers l’autonomie, effort qui serait voué à l’échec en présence des appétits de domination d’autrui, si l’Etat ne lui prêtait pas le secours de ce que Rousseau appelle “ la force commune”. »

Rousseau, une fois replacé dans la modernité, peut être admis comme un individualiste ayant saisi l’importance de l’association politique en vue de la conduite de l’individu vers cet état d’affranchissement qui est l’objet du projet républicain non seulement français, mais plus largement moderne et occidental :

« […] Rousseau est donc bien un individualiste, puisque la faculté de chacun de s’affranchir des liens de la domination est sa préoccupation première et exclusive, mais son individualisme, loin d’exclure le concours de l’Etat, l’invoque au contraire “pour assurer dans des conditions plus favorables, plus promptes et plus sûres le développement de l’individualité”. »

Il n’aurait jamais été question, à partir des « pères fondateurs » et après 1789, de reconstituer la liberté des Anciens dans une sorte de Cité oppressant ceux qui lui appartiendraient. La République ne serait qu’une émanation du libéralisme :

« […] La République n’est donc pas la négation ou l’inversion du projet libéral moderne mais son achèvement ; loin de vouloir retourner vers la liberté des anciens elle regarde vers l’avant, c’est-à-dire vers une forme de société authentiquement “individualiste”, et elle sait que l’avènement de cette société passe par l’avènement de la puissance publique, seul facteur capable de créer et de maintenir la mobilité, la légitimité et la liberté. »

La République dans sa version française et moderne se fonderait sur un socle libéral, et c’est ce dernier qui permettrait de situer une position en tant que républicaine ou non.
Lors de la séance parlementaire du 1er février 1881, c’est en s’appuyant sur les libertés individuelles que Clemenceau, en tant que député de Paris et que chef de file des radicaux, définit une identité républicaine et répond à l’amendement déposé par Théophile Marcou qui, sur la presse, propose d’introduire un délit d’« outrage à la République » :

« On veut vous faire décréter que l’outrage à la République est punissable. Soit. Et puis qu’arrivera-t-il ? Il y aura des magistrats qui siègeront dans le prétoire et qui auront pour mission de dire où finit la discussion et où commence l’outrage. Vous vous en remettrez à la magistrature, qui - je ne préjuge pas l’avenir - n’est assurément pas aujourd’hui une magistrature républicaine ; du soin de tracer cette limite et d’établir ce qu’aucun orateur ne pourrait établir à cette tribune : à quel moment précis la discussion devient outrageante. En vérité, je vous le demande, qu’est-ce qu’une pareille loi peut bien avoir de commun avec la liberté républicaine ?
[…] Vous voulez permettre la discussion et interdire l’outrage. Eh bien ! Je défie qui que ce soit - et il ne manque pas de jurisconsultes dans cette Chambre - de venir à cette tribune vous dire à quel signe le magistrat pourra reconnaître que la discussion cesse et que l’outrage commence. Et si personne ici ne peut répondre, je dis que vous faites une loi d’arbitraire, non de liberté, une loi de monarchie, non de république. »

Ici, nous retrouvons l’essence même de la république, qui est l’affranchissement fondé en raison, et qui lui seul préserve de l’arbitraire. La république est toujours le régime de la liberté, avant d’être celui de l’égalité, et, dans sa version moderne, celui de la liberté individuelle. L’extrême-gauche, à laquelle appartient alors Clemenceau, ne se définit pas, à cet égard, par rapport à la question sociale, mais, contre l’ancien ordre monarchique, par sa défense des libertés individuelles, et notamment de la liberté de la presse. Introduire un délit d’« outrage à la République » qui limiterait cette dernière reviendrait de fait, nous dit Clemenceau, à renouer avec l’arbitraire qui définit les monarchies, puisque c’est le magistrat qui appliquerait la loi qui, en dernier lieu, apprécierait où finit la liberté d’expression et où commence l’outrage. Admettre ce qui s’apparenterait à un droit de censure aboutirait en outre, comme dans les anciennes Cités, à réduire la liberté de l’individu au profit d’une sacralisation d’un être collectif. Pour le dire autrement, un citoyen pourrait se voir poursuivi pour « outrage à la République », de la même manière que Socrate a pu être mis à mort pour impiété envers les dieux de la Cité. Le discours de Clemenceau du 1er février 1881 devant l’Assemblée nationale se révèle, dans une telle perspective, déterminant, dans le sens où il donne une définition de la république libérale, moderne et démocratique, qui la distingue à la fois de l’Ancien Régime et de toute construction dans laquelle la collectivité primerait l’individu.

« […] Et cela, par la raison que la liberté est le principe de leur gouvernement [celui des républicains] et qu’il ne peut se concevoir de république démocratique sans liberté.
Vous n’y songez pas ! Vous avez vaincu vos ennemis [les monarchistes], les ennemis de la République […] ! 
Messieurs, si vous accédiez à la proposition qui vous est faite [l’introduction d’un délit d’“outrage à la République”], ce serait en quelque sorte comme par un retour inconscient à l’esprit monarchique […] », affirme encore Clemenceau, qui pointe le danger pour la République de se perdre elle-même, en n’étant plus qu’une forme départie de son fond authentiquement républicain.

La République aboutirait à sa propre négation, si elle devenait autre que ce qu’elle est :

« Si sous le nom de “république” vous essayez de faire je ne sais quelle transaction bâtarde entre la république et la monarchie, votre loi sera impuissante à vous défendre. Si vous faites la république, c’est-à-dire un gouvernement de liberté, qu’avez-vous à craindre des monarchistes, c’est-à-dire des vaincus ?
Il faut avoir le courage de faire son choix ; vous vous trouvez en présence de deux systèmes : celui de la répression et celui de la liberté. »
La singularité française est à la fois l’héritière des Lumières et du libéralisme. Si elle présente ses propres caractéristiques, elle s’inscrit donc pleinement, de par sa façon de concevoir l’affranchissement, dans la modernité. Cependant, elle se rattache également à la république telle qu’elle est envisagée depuis l’origine, par-delà la querelle entre les Anciens et les Modernes, c’est-à-dire comme un état individuel avant d’être un Etat :

« En somme, gouvernement de soi-même, soit dans l’individu, soit dans le peuple entier, voilà la liberté. », écrit Barni.




II

LA QUESTION SOCIALE




Question sociale - Egalité - Equivoque - Politique - Social - Instruction - Chances - Possibles - Nation - Exclusivité - Individu - Corps intermédiaires - Affranchissement - Dépendance - Féodalité - Paradoxe - Monarchisme - Critique - Lien




L’égalité et ses équivoques


Par le terme d’« égalité », nous entendons une identité de valeurs. Ce qui suppose que l’objet dont il est question soit mesurable : pourraient être dites « égales » deux choses qui, comparées selon une même échelle, se situeraient au même niveau. Cependant, tout dépend de la nature de l’objet que nous mesurons. C’est en fonction de celle-ci que nous déterminons à quel champ l’égalité dont nous parlons s’applique.
Contre la monarchie absolue de droit divin et l’ordre ancien, les révolutionnaires, puis les républicains, établissent l’égalité des citoyens devant la loi, en d’autres termes l’égalité politique. La conquête essentielle du suffrage universel est à cet égard l’affirmation du principe « 1 citoyen = 1 voix ». Si les héritiers de 1789 réalisent une telle égalité entre les individus considérés dans leur dimension civique, ils ne réalisent pas pour autant l’égalité des individus dans leur dimension sociale. La Révolution a aboli les privilèges, aucunement supprimé les inégalités de conditions. Mais était-ce seulement sont but ?
En fait, les républicains n’ont jamais envisagé d’établir une telle égalité, qui ne pourrait d’ailleurs que contrarier le projet libéral. En effet, elle pourrait inclure une mise en cause du droit de propriété, ainsi qu’une restriction des libertés individuelles, et par conséquent empêcher l’affranchissement tel qu’il est conçu dans la modernité.
Ils acceptent du reste l’idée selon laquelle les individus, n’ayant pas tous les mêmes aptitudes, ne soient pas tous destinés à occuper des positions équivalentes. En revanche, leur modèle prévoit deux impératifs : d’abord, que les inégalités de conditions ne se traduisent pas par l’instauration de dépendances contredisant l’égalité des droits ; ensuite, que de telles inégalités n’empêchent pas un individu de quitter son milieu d’origine pour, s’il en a le talent, prétendre à une position plus importante, d’où l’importance de l’éducation pour assurer l’égalité des chances.
Dans les premiers chapitres de l’Esquisse, Condorcet note que, très tôt, des individus se sont constitués des privilèges en se réservant l’usage de certains savoirs, tout en en excluant la masse du peuple. C’était pour eux un moyen d’installer leur domination :

« […]
Ces castes s’emparèrent de l’éducation, pour façonner l’homme à supporter plus patiemment des chaînes identifiées pour ainsi dire avec son existence, pour écarter de lui jusqu’à la possibilité du désir de les briser. »

C’est pourquoi il fait de l’égalité d’instruction une des conditions de l’égalité des droits. En effet, ne pas savoir supposerait d’en être réduit à s’en remettre à celui qui saurait concernant des objets qui intéresseraient la conduite de nos propres affaires. Or, nous pourrions imaginer qu’un individu profite des lacunes d’autrui pour en abuser :

« […] Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peuvent être que des mots qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir. »

S’il n’était pas instruit, l’individu ne serait pas en mesure de faire valoir un droit, parce qu’il ne saisirait pas la signification des mots qu’il lirait dans les textes. Sans l’égalité d’instruction, l’égalité des droits demeurerait lettre morte :

« Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l’éternelle justice, si l’inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue. »

Contre cet écueil, Condorcet ne propose pas de transformer chaque citoyen en savant. Il s’agit seulement de lui donner les connaissances suffisantes pour qu’il ne puisse se laisser asservir :

« […] il suffit au maintient de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. »

Talleyrand ne dit pas autre chose :

« Les hommes sont déclarés libres ; mais ne sait-on pas que l’instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile, et, seule, peut maintenir la liberté politique contre toutes les espèces de despotisme ? Ne sait-on pas que, même sous la Constitution la plus libre, l’homme ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant de l’homme instruit ; et qu’une instruction générale, bien distribuée, peut seule empêcher, non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire, et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire que cette supériorité donnerait, si l’on condamnait à l’ignorance une classe quelconque de la société ? Celui qui ne sait ni lire ni compter dépend de tout ce qui l’environne ; celui qui connaît les premiers éléments du calcul ne dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait même profiter de ses découvertes. »

Le critère retenu - une instruction suffisante pour exclure les liens de dépendance qui conduisent à l’asservissement de l’individu et contredisent le processus d’affranchissement - rattache aussi bien Condorcet que Talleyrand à l’optique individualiste et libérale. Il n’est donc non pas question d’égalitarisme, mais d’égalité jusqu’à un certain point.
Condorcet, du reste, n’envisage nullement l’égalité des aptitudes. Il soutient néanmoins que l’inégalité des conditions ne doit pas être un obstacle au développement d’un talent par un individu :

« Il serait donc important d’avoir une forme d’instruction publique qui ne laissât échapper aucun talent sans être aperçu, et qui lui offrît alors tous les secours réservés jusqu’ici aux enfants des riches. […] »

Le projet républicain, dans sa version française, ne prétendrait pas à l’égalité des conditions, mais à une égalité dans la possibilité d’en changer. L’étendue des possibles dans la singularité d’un itinéraire particulier acquerrait de cette manière plus d’importance que la préservation d’un être collectif auquel serait subordonné l’individu. L’égalité des chances, comme le rappelle Jean-Fabien Spitz, serait dès lors la promesse essentielle d’un tel modèle, et l’école serait le moyen de la tenir :

« On comprend mieux, dans ce contexte, l’importance accordée par les républicains français à l’éducation : sans cet effort public pour mettre à la disposition de ceux qui ont les qualités naturelles pour les employer les moyens de se réorienter dans leur existence, de passer de cercle en cercle, l’abaissement des barrières de droit qui accompagne la complexification sociale est un leurre pour le plus grand nombre. »


La Nation exclusive des corps intermédiaires


Certes, les révolutionnaires, puis les républicains, n’ont nullement entendu supprimer les inégalités de conditions. Ils ne méconnaissent néanmoins pas pour autant leur existence et envisagent en réalité le secours qu’il serait nécessaire d’apporter aux couches les plus pauvres de la population dès les premières années de la Révolution. Mais la question sociale va alors se voir traitée d’une façon qui contribuera à la manifestation d’une spécificité française, en raison de la relation particulière établie entre l’individu et la Nation. Pierre Rosanvallon nous aide à la mettre au jour en comparant la sortie de la féodalité en France à celle qui s’est opérée en Angleterre. Outre-Manche, c’est dès le Moyen Age, et notamment à partir de la Grande Charte de 1215, que le pouvoir du monarque se trouve limité et que les structures politiques locales prennent la forme de gouvernements représentatifs :

« […] L’Angleterre s’émancipe des structures féodales par l’émergence progressive d’un Etat de droit et l’établissement d’un système de self-government, ce qui lui permet de trouver assez tôt un certain équilibre entre l’Etat central et les divers pouvoirs locaux, tandis que la révolution individualiste s’opère parallèlement dans la société civile. »

Si nous assimilons la république à un processus d’affranchissement devant aboutir au gouvernement de soi-même, alors nous pouvons admettre une antériorité de la propagation de l’idée républicaine dans le paysage anglo-saxon par rapport à son affirmation en France. L’Angleterre entame sa libéralisation au treizième siècle, puisque des droits individuels y sont reconnus à cette époque ; elle ne devient en revanche à proprement parler démocratique (en tant que régime où le peuple détient l’autorité politique) qu’au dix-neuvième siècle. Sa sortie de la féodalité suit donc deux phases successives, au cours desquelles l’importance prise par les organes représentatifs locaux ne renvoie pas au maintien de privilèges, mais accompagne plutôt une telle évolution. En France, au contraire nous dit Pierre Rosanvallon, la sortie de la féodalité se fait de manière « antilibérale » et « antidémocratique » par la construction d’un Etat monarchique absolutiste à l’Epoque moderne. L’affirmation des droits individuels et la démocratisation du gouvernement n’y surviennent que bien plus tard, avec la Révolution, dans le cadre d’un double mouvement qui assimile cette fois les corps intermédiaires ayant survécu à l’Ancien Régime à des organes porteurs d’intérêts particuliers qui risqueraient de s’immiscer entre le citoyen et l’Etat. D’où le soupçon régulièrement entretenu autour de l’attribution d’un rôle public à un échelon d’ordre supra-individuel ou infranational. Elle pourrait toujours dissimuler le retour de privilèges qui s’opposeraient au bien commun, et par conséquent à la res publica :

« […] Là où les Anglais du dix-huitième siècle voient des formes associatives inscrites dans une vision pluraliste de la structure sociale, les révolutionnaires français ne discernent que des survivances féodales. L’ambiguïté même du terme “Ancien Régime”, qui recouvre aussi bien la période absolutiste que le Moyen Age, témoigne d’ailleurs de cette difficulté française à dissocier la notion de corps intermédiaire de celle de privilège, les critiques libérales d’un marché du travail entravé par des professions fermées étant mécaniquement transposées dans l’ordre politique en une dénonciation de toutes les structures soupçonnées de dresser un obstacle à l’avènement de l’universalisme démocratique. »

La Nation telle qu’elle est mise en avant comme fondement du lien dans la tradition républicaine française tend à exclure l’admissibilité d’intermédiaires entre le pouvoir central et l’individu. Or, cette spécificité concerne initialement aussi bien les communautés définies selon des critères ethniques que les corporations renvoyant à des catégories socioprofessionnelles. Admettre ces dernières reviendrait effectivement à donner à des intérêts particuliers la possibilité de juxtaposer le seul intérêt général, et d’exister en dehors de lui ; reconnaître au monde du travail des formes d’associations autonomes, c’est-à dire distinctes de l’association politique dont émanerait la légitimité, aurait permis à des structures héritées de l’Ancien Régime d’endiguer la laïcisation de l’Etat. C’est pourquoi, dès 1791, le fameux décret Le Chapelier consacre précisément la disparition des corporations, parce qu’elles pourraient amener un délitement de l’unité nationale. D’où le reproche qui pourra être adressé par la suite à la Révolution d’avoir privé les salariés des moyens dont ils disposaient pour se faire entendre, et d’avoir négligé la question sociale.
Cependant, il semblerait que les inégalités de condition et la pauvreté aient en réalité été prises en considération très tôt par les révolutionnaires. S’ils entendent abolir les corps intermédiaires, ce n’est pas parce qu’ils nient l’existence dans la population de couches plus défavorisées que d’autres, mais justement parce qu’ils prévoient la mise en place d’un Etat dont les compétences s’étendent bien au-delà du champ strictement politique. La raison d’être du décret Le Chapelier, à cet égard, c’est la volonté de transférer la prise en charge des travailleurs, et éventuellement des plus démunis, des corporations vers l’Etat, conçu désormais non seulement comme le lieu de la souveraineté, mais encore comme l’instituteur du social. Conformément au fil libéral européen qui court notamment depuis Hobbes et Locke, il peut être défini en France à partir de 1789 comme un réducteur d’incertitudes. Pour le dire autrement, il a pour fonction d’assurer, outre une forme de gouvernement, la sécurité des membres du corps social. Or, dans une optique contractualiste, il faut envisager là à la fois la préservation des droits politiques du citoyen et la protection de l’individu contre le risque de tomber dans l’indigence. Aussi les droits-libertés et les droits-créances s’agencent-ils à l’origine ensemble, et la suppression des corps intermédiaires se trouve-t-elle dès lors conditionnée par la prise en charge des seconds au même titre que les premiers. La res publica qu’il s’agit d’atteindre se révèle politique et sociale, et nous ne saurions déceler dans le décret Le Chapelier une volonté d’asservir les travailleurs. Il est en revanche assimilable à une conséquence du rapport de cette façon nouvellement établi entre les singularités individuelles et un être collectif conçu comme le détenteur exclusif de l’autorité :

« […] La lutte contre l’arbitraire d’un régime despotique et la lutte contre l’aléa qui plonge un individu dans la misère participent en ce sens d’un même mouvement. L’indigence est en effet pensée dans cette perspective comme un fait social, une situation accidentelle dans laquelle l’individu se trouve placé malgré lui. D’où les devoirs de la société à son égard. Si une Constitution a pour objet d’établir un ordre fixe et régulier dans la manière de gouverner en garantissant à chacun ses droits et ses libertés, elle doit donc également contribuer à instituer une véritable société civile, c’est-à-dire une association dont personne ne soit de fait exclu. La notion de Constitution a ce double sens en 1789, ce qui explique l’insistance avec laquelle le Comité de mendicité suggère de traiter l’indigence comme un problème constitutionnel. »

L’Etat intégrateur et protecteur de tous est envisagé par Dufourny de Villiers dès avril 1789 :

« […] le but principal, la condition nécessaire de la société a été la protection, la conservation des faibles et des indigents […]. C’est pour le faible, le pauvre et l’infirme que la société s’est créée et c’est une des clauses fondamentales du pacte de la société que de préserver tous les individus de la faim, de la misère et de la mort. »

Et par La Rochefoucauld-Liancourt le 15 juillet 1790 devant l’Assemblée constituante :

« Aucun Etat n’a considéré les pauvres dans la Constitution ; beaucoup se sont occupés de leur procurer des secours, beaucoup ont cherché les principes de cette administration ; quelques uns en ont approché, mais dans aucun pays les lois qui l’établissent ne sont constitutionnelles. On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres, et jamais à faire valoir les droits de l’homme pauvre sur la société, et ceux de la société ; voilà le grand devoir qu’il appartient à la Constitution française de remplir, puisqu’aucune n’a encore reconnu et respecté les droits de l’homme. »

L’affranchissement, qui n’admet ni la servitude politique ni la servitude sociale, et qui fonde l’idée républicaine elle-même, est toujours au cœur des préoccupations de ceux qui entendent rompre avec l’Ancien Régime. Or, un individu maintenu dans la pauvreté, de fait, demeurerait tributaire d’une situation telle qu’il serait amené à dépendre d’autrui et, au bout du compte, à ne point jouir pleinement des droits civiques qui lui seraient par ailleurs consentis. Les révolutionnaires n’ignorent nullement la question sociale, et savent parfaitement qu’elle doit être traitée pour parvenir à la réalisation de la res publica. Mais ce volet de leur programme, pourtant essentiel, tardera à voir son application :

« […] Aucun des grands principes affirmés de 1789 à 1793 - l’égalité de traitement des indigents, l’égalité d’accès aux secours par l’universalité des règles et la bonne répartitions des institutions sur le territoire, le financement par les fonds publics - n’a été réalisé.
Les changements qui s’opèrent, l’humanisation des conditions d’hospitalisation par exemple, tiennent plus à l’évolution générale de la société qu’à la réforme du statut des institutions. Il faut en fait attendre 1893, avec le vote d’une loi sur l’assistance médicale gratuite aux personnes sans ressources, pour qu’un premier droit social soit officiellement consacré. », souligne Pierre Rosanvallon.

Comment expliquer un tel décalage entre les intentions affichées dès la Révolution et le début de leur concrétisation ? Nous pouvons identifier trois difficultés qui permettent de saisir pourquoi le volet social du programme républicain se trouve différé de plus d’un siècle. Elles se révèlent toutes liées entre elles par le refus des corps intermédiaires entre l’individu et la Nation.
La première d’entre elles est d’ordre ontologique : quelle doit être la nature de l’aide apportée au plus démuni ? Les structures d’assistance qui existaient déjà sous l’Ancien Régime ne pouvaient pas être maintenues par les révolutionnaires. En effet, elles renvoyaient non pas à un droit, entrant dans le cadre d’un contrat social, mais à l’aumône, davantage liée à un sentiment de pitié. Or, rien de plus monarchique que dans le fait de pratiquer la charité, une grâce que l’on accorde, mais que l’on pourrait tout aussi bien ne pas accorder. Pour le dire autrement, le charitable, parce qu’il n’oblige nullement le donateur, recèlerait quelque chose de profondément arbitraire. Il entretiendrait en outre une sorte de dépendance entre celui qui porterait le secours et celui qui en bénéficierait, alors que les contractants, eux, seraient présupposés égaux et affranchis l’un de l’autre. D’où l’abandon des dépôts de mendicité en 1789, suivi du rejet des anciens hôpitaux et hospices :

« Laissons à l’insolent despotisme la fastueuse construction des hôpitaux pour engloutir les malheureux qu’il a faits et pour soutenir momentanément des esclaves qu’il n’a pu dévorer. Cette horrible générosité du despote aide encore à tromper les peuples et à les tenir sous le joug. », s’emporte Barère de Vieuzac.

Cette transformation du rapport qu’entretient la société avec l’indigent, Pierre Rosanvallon la commente en ces termes :

« […] “Plus d’aumônes, plus d’hôpitaux !”, réclame-t-il [Barère de Vieuzac] en conséquence, puisque rien ne doit exister qui ne soit de droit dans une société où règne l’égalité civile. “Tout ce qui peut établir une dépendance d’homme à homme doit être proscrit dans une république”, dit-il. »

Ce qu’il faut ne jamais perdre de vue à cet égard, c’est qu’il s’agit toujours d’établir et d’entretenir les modalités du contrat, ou pacte, entre la Nation et l’individu, sans autre intermédiaire. Si les dépôts de mendicité, les hôpitaux et les hospices, ou encore les bureaux de charité, qui oeuvraient au niveau des paroisses et qui relevaient du clergé, sont abandonnés, ils doivent dès lors laisser la place à des structures publiques, émanant de la Nation et d’un égal accès à tous les citoyens. D’où le décret relatif à l’organisation générale des secours publics du 19 mars 1793, qui débute de cette manière :

« La Convention nationale, mettant au nombre de ses principaux devoirs, celui d’asseoir sur les bases éternelles de la justice et de la morale une nouvelle organisation des secours publics, et considérant qu’il importe que leur répartition se fasse dans une proportion exacte, et suivant les règles de l’égalité la plus parfaite […] ; considérant que les établissements auxquels le nouvel ordre de choses donnera naissance doivent être tels qu’il en résulte pour le pauvre une assistance toujours certaine, calculée sur les besoins dans tous les âges et à toutes les époques de la vie ; […] décrète :
1. - Il sera attribué, par chaque législature, une somme annuelle à chaque département de la République, laquelle sera employée en secours en faveur de l’indigent.
[…]. »

Cependant, un tel programme, nous dit Pierre Rosanvallon, en restera d’abord plus au stade de la déclaration d’intention que de l’application :

« Les urgences politiques et militaires et l’incapacité de dégager les ressources nécessaires empêchèrent qu’il soit pratiquement mis en œuvre. De 1790 à 1795, le désordre le plus complet règne ainsi en matière d’assistance. L’ancien système avait largement été démantelé sans que rien vienne le remplacer. »

La France, en effet, est en guerre durant presque toute la période révolutionnaire, et ne dispose pas, à la fin du dix-huitième siècle, des moyens de procéder à la réorganisation des dispositifs de secours aux plus démunis après avoir aboli les anciennes structures. D’où le retour de ces dernières, d’ailleurs, au cours du dix-neuvième siècle.
La deuxième difficulté est d’ordre philosophique. Dès 1789, les révolutionnaires se trouvent confrontés à une tension entre la liberté individuelle et l’intérêt collectif. La Révolution est essentiellement libérale, dans le sens où elle affirme désormais l’existence de droits qui préservent l’individu de tout arbitraire. Or, la mise en avant de la singularité individuelle passe notamment par la reconnaissance de la propriété. Cette dernière ne doit pas être entendue seulement comme l’ensemble de ce qui est possédé par un individu, mais comme ce qui lui appartient en propre. C’est de la singularité individuelle, dont il est question, c’est-à-dire de ce qui distingue un individu d’un autre et lui donne non seulement une identité personnelle, mais encore un caractère irremplaçable dans la société. Si nulle propriété ne se voyait reconnue à l’individu, alors chaque membre d’une collectivité serait considéré comme l’identique de l’autre : il s’agirait seulement de reproduire du même, alors que la Révolution consacre la possibilité de l’altérité. Les libertés héritées des Lumières, en particulier la liberté d’opinion, permettent la construction de singularités individuelles dans l’Etat. La France construit à cet égard un modèle républicain que nous pouvons qualifier de « libéral », attaché à la propriété et faisant primer l’individu sur la collectivité, et s’inscrivant de cette manière dans une spécificité moderne et occidentale.
Dès l’origine, la spécificité française, contrairement à d’autres traditions républicaines, a de cette manière des effets négatifs sur le monde du travail. En effet, traiter les inégalités sociales supposerait, en premier lieu, de les reconnaître et de les diagnostiquer. Mais une telle démarche nécessiterait préalablement la prise en compte des différents groupes ou des différentes classes composant le corps social, identifiés, rangés et classés en fonction de leur situation et de leurs moyens : les riches et les pauvres, les bourgeois et les laborieux, les exploiteurs et les exploités. D’où les prémisses d’un antagonisme entre les républicains et les socialistes. Les premiers, par leur universalisme, se refusent à identifier des sous-groupes au sein de la communauté nationale, qu’ils soient religieux, ethniques ou sociaux, s’interdisant ainsi de fait de traiter les inégalités sociales en tant que confrontation d’intérêts antagonistes. Les seconds, pour leur part, dénonceront la conquête des droits politiques comme insuffisante, car n’impliquant pas celle des droits sociaux (ou droits-créances).
La troisième difficulté est d’ordre historique. A la différence de ce qui a pu se passer ailleurs, la vie démocratique en France ne s’est pas construite autour d’une bipolarité fondée sur la question sociale, mais davantage sur la question religieuse. A l’Ancien Régime l’absolutisme et le pouvoir de l’Eglise, à la République l’émancipation de l’individu et la sécularisation de la société. Le véritable enjeu, pour les républicains, depuis la Révolution, tout au long du dix-neuvième siècle et jusqu’à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, c’est la laïcité. Les socialistes, à cet égard, n’ont longtemps représenté qu’une fraction de la gauche, cette dernière se définissant d’abord comme un rassemblement d’acteurs politiques soucieux d’éviter le retour des royalistes au pouvoir et décidés à en finir avec la mainmise du catholicisme sur la population. Il convient de se rappeler que, jusqu’au début de la Troisième République, le pays hésite à abandonner une monarchie plusieurs fois séculaire au profit de nouvelles institutions, et que le sentiment religieux s’avère encore très fort à l’aube du vingtième siècle, notamment en milieu rural. La question sociale passe ainsi durablement au second plan, derrière la laïcisation de l’Etat. Bien plus, l’association, dans la représentation révolutionnaire, de l’Eglise avec l’Ancien Régime maintiendra une certaine suspicion sur ces structures d’assistance dispensant certes la charité, mais jouant pourtant un rôle social auprès des plus démunis.


Le paradoxe monarchiste


C’est peut-être la critique monarchiste, paradoxalement, qui au début de la Troisième République perçoit le mieux comment l’abandon des vieilles structures nécessite, pour que la rupture avec l’Ancien Régime soit viable, la production d’un nouveau lien, sous peine de voir le gouvernement républicain miné par la question sociale. Le discours d’Albert de Mun prononcé le 25 janvier 1884 devant l’Assemblée nationale mérite à cet égard que nous nous y arrêtions. Il intervient dans le cadre du débat sur le projet de loi relatif à la liberté syndicale déposé par Pierre Waldeck-Rousseau, et dénonce l’incapacité du pouvoir à résoudre le problème du creusement des inégalités, alors que le libéralisme économique et la concurrence effrénée l’amplifie.
Pour le député monarchiste, la question sociale concerne non seulement la dureté des conditions de travail (« […] on a fait, on fait encore travailler quatorze, treize et dix-huit heures par jour. », précise-t-il), mais encore leurs conséquences sur la vie quotidienne de l’ouvrier. Parce qu’il peut subitement être licencié ou voir son usine fermer en fonction des aléas du libre-échange, ce dernier évolue effectivement en permanence dans une situation pleine d’incertitudes, qui risque de déboucher sur le « chômage », la « faim » et la « misère ».
Le catholique dénonce en outre dans le travail des femmes et des enfants une mise en cause de l’équilibre familial. Le rejet des mutations survenues avec la Révolution industrielle rejoint alors la défense de l’ordre moral cantonnant l’épouse à un rôle de mère au foyer :
« Mais surtout cela, on l’a fait en France aussi, on a livré sans mesure à l’atelier la femme et son enfant avec elle, et, partout où on l’a fait, on a compromis la famille et troublé le foyer. »

Dégageant des points de responsabilité quant à un tel délitement, Albert de Mun stigmatise les thèses défendues par les promoteurs du marché comme régulateur quasi-exclusif des relations sociales :

« Depuis un siècle, des doctrines nouvelles se sont levées sur le monde, des théories économiques l’ont envahi, qui ont proposé l’accroissement indéfini de la richesse comme le but suprême de l’ambition des hommes, et qui, ne tenant compte que de la valeur échangeable des choses, ont méconnu la nature du travail, en l’avilissant au rang d’une marchandise qui se vend et s’achète au plus bas prix. »

Le système libéral, du moment que ses rouages ne concerneraient plus que l’économie et la libre concurrence, n’aurait rien d’émancipateur. Il impliquerait au contraire l’asservissement des individus à des logiques mercantiles et verrait leur existence subordonnée, éventuellement sacrifiée, au profit réalisé par quelques uns. Il ne serait pas autre chose qu’un destructeur de lien. Par définition, la recherche égoïste du seul intérêt matériel doté d’une valeur marchande, conduite au moyen d’une instrumentalisation de l’autre, s’apparenterait à une négation du bien commun reliant les différents éléments de la collectivité autour d’un projet partagé. Aussi n’y aurait-il rien de moins religieux, au sens étymologique du terme, que la loi du marché :

« L’homme, l’être vivant, avec son âme et son corps, a disparu devant le calcul du produit matériel. Les liens sociaux, les devoirs réciproques ont été rompus : l’intérêt national lui-même a été subordonné à la chimère des intérêts cosmopolites […]. »

Selon une telle critique, les républicains qui se réclameraient du libéralisme économique sans prendre en compte la question sociale ne sauraient mettre en place un régime garant de la res publica, puisqu’ils soutiendraient par ailleurs un modèle qui l’annulerait. Albert de Mun, dont l’argumentation est enracinée dans l’attachement à la tradition, met encore mieux en évidence la fragilité du lien instauré par la République dans un autre discours prononcé devant l’Assemblée nationale, le 16 novembre 1892. Il y met précisément en accusation le processus de laïcisation de l’Etat. Pour lui, le régime qui tente de s’imposer en France depuis la Révolution, qui obsède les esprits tout au long du dix-neuvième siècle, et qui finit par être confirmé avec les lois constitutionnelles de 1875, consiste essentiellement dans un vaste mouvement de rupture avec l’Ancien Régime, et plus particulièrement avec le christianisme qui était l’un de ses fondements. Or, une telle rupture à l’égard de la religion en tant qu’institution, et du sentiment religieux lui-même en tant que régulateur des relations sociales, impliquerait à l’heure des bouleversements intervenus dans l’industrie l’élévation du bien matériel au rang d’unique mesure de l’activité humaine : le parlementaire ne manque pas d’évoquer « l’application sociale du matérialisme ». S’il inscrit son engagement dans une défense de l’ordre moral traditionnel, à laquelle ne sauraient évidemment pas adhérer les tenants du changement, il n’en soulève pas moins une question incontournable depuis 1789 et 1792, y compris pour les plus anticléricaux, et que nous pouvons formuler ainsi :
Une fois l’Ancien régime abandonné, comment la République entend-elle renouveler la production du lien social ?
Or, Albert de Mun pointe l’insuffisance de la réponse apportée à cette question par les champions du « laisser faire ». Ils incitent effectivement l’individu à s’affranchir de la croyance, et donc à cesser d’espérer atteindre un bonheur résidant dans l’au-delà, sans pour autant garantir à chacun les moyens d’une jouissance terrestre, puisque l’augmentation des incertitudes inhérentes à la libre concurrence expose davantage les couches populaires à la misère. Certes, le citoyen bénéficierait d’une extension de ses droits politiques, mais les inégalités compromettraient leur usage et consacreraient de fait la perpétuation de rapports de forces :

« […] A cet homme ainsi désarmé vous dites d’abord qu’il a tous les droits, sans vous soucier de savoir comment vous les lui garantissez. Pour les faibles, ce n’est qu’un mot, quand la violence n’y apporte pas une sanction ; pour les forts, c’est l’absolution donnée d’avance à tous les abus qu’ils voudront commettre. »

La République, alors que sa crédibilité et sa légitimité demeureraient tributaires d’une obligation de résultats, ne tiendrait pas ses promesses si elle renonçait au volet social de son programme initial. Sans lui, le gouvernement par la loi qu’elle supposait afin d’empêcher l’arbitraire et la dépendance se retournerait en caution apportée à de nouvelles formes d’asservissement et perdrait dès lors toute signification :

« La loi, que vous pouvez bien armer de toutes les sanctions pénales, mais à qui vous ne pouvez plus donner la sanction morale dont vous l’avez dépouillée ; la loi, qui devrait être l’objet le plus sacré du respect des hommes, la justice écrite, mais dont vous avez par avance, au fond des consciences, ruiné l’autorité, en la privant de son point d’appui, comme on rend une balance folle en déplaçant son axe. »

La loi, censée être l’expression de la souveraineté nationale, et privée de toute connotation morale et religieuse, ne peut être que la loi des hommes. Or, en raison de la dislocation sociale produite par le libéralisme économique, la loi républicaine apparaît en fait comme la loi des privilégiés, qui s’en servent pour assurer et conserver leurs privilèges. La poursuite du bien commun ne serait qu’un leurre. Sans la religion qui lui donnait sa légitimité (le droit divin) dans l’Ancien Régime, et sans être l’émanation d’une communauté de citoyens réellement égaux, qui lui donnerait sa légitimité dans la République, la loi n’est dès lors plus qu’un droit du plus fort qui ne peut faire autorité, et dont la légitimité ne peut qu’être contestée. D’où la dénonciation par les socialistes d’un ordre social injuste. Mais la position d’Albert de Mun, elle, renvoie à une approche monarchiste archaïque, qui oppose à la République le retour à l’ordre ancien. Dans cette optique, les républicains sont déjà allés trop loin, en rompant le lien monarchique et religieux. Contre les inégalités sociales, ce sont les socialistes, en revanche, qui incarnent ou produisent les critiques post-révolutionnaires, celles qui assurent que la République ne va pas assez loin, et qu’elle aura une forme achevée lorsqu’elle intègrera les droits sociaux fondant le lien social. C’est le rapport de la République à de telles critiques que nous nous proposons d’examiner maintenant.




III

CRITIQUES SOCIALISTES




Critique - Socialisme - 1848 - Propriété privée - Propriété collective - Droits-créances - Marx - Classes - Loi - Instrumentalisation - Domination - Proudhon - Révolution - Continuité - Progrès - Archaïsme - Cité - Collectivisation - Singularité - Situation - Ouvrier - Fracture culturelle - Adhésion - Détachement




Autour de 1848
La question sociale se révèle cruciale. Il s’agit de déterminer si les inégalités de conditions, dans les faits, peuvent empêcher l’accomplissement de l’égalité civique. Pour le dire autrement, le citoyen peut-il jouir pleinement de ses droits s’il ne dispose pas des moyens nécessaires à sa conservation et à sa subsistance ? Si nous entretenons une stricte séparation entre les domaines politique et social, alors nous pouvons admettre la République comme aboutie à partir du moment où tous sont affirmés égaux devant la loi. En revanche, si nous envisageons qu’une telle égalité s’avère tributaire des inégalités de conditions, alors il nous faut en conclure que l’accomplissement du projet émancipateur nécessite leur réduction, voire leur suppression.
Saint-Simon est l’un des premiers, tandis que les progrès techniques modifient en profondeur le monde du travail, à poser les problèmes liés au gouvernement de la Cité en termes économiques. Il définit ainsi la politique comme « la science de la production ».
Dans une telle perspective, la res publica elle-même pourrait se voir assimiler à la somme des richesses produites. Elle relèverait dès lors aussi bien du politique que de l’économique et du social, et elle supposerait une organisation de la collectivité et des relations entre ses membres par l’autorité souveraine. D’où l’attribution au citoyen de droits-créances qui viendraient s’ajouter aux droits-libertés. Cependant, un tel ajout ne risquerait-il pas d’interrompre le processus d’affranchissement du sujet tel qu’il est conçu à la fois par les Lumières et par le libéralisme ? En effet, la conquête des droits individuels au dix-huitième siècle se traduit par la limitation des prérogatives de l’Etat au profit de l’extension de la sphère privée. Or, le fait d’exiger de lui une série de services qu’il devrait aux individus impliquerait au contraire un accroissement de son intervention ; et tout dépendrait des critères à partir desquels nous définirions cette dernière.
S’il s’agissait d’intégrer l’ensemble des ressources dans la sphère publique, et de les gérer dans le but de parvenir à l’égalité des conditions, alors nous admettrions que le gouvernement puisse décider de la façon dont elles seraient distribuées et réparties. Il aurait notamment pour fonction de déterminer comment faire aboutir un tel projet, ce qui supposerait l’élaboration d’un plan par des administrateurs. L’administré serait lui-même incorporé dans la mise en œuvre d’un paquet de mesures, et sa part de liberté s’en trouverait réduite. Afin de participer à l’effort commun, il lui faudrait accepter d’agir non pas selon des choix qui lui seraient propres, mais selon les directives destinées à l’atteinte d’objectifs fixés par le pouvoir. Le socialisme, qui envisage ainsi la subordination des singularités à l’application d’un modèle rationnel, justifierait à cet égard le recours à la coercition pour obliger chacun à tenir le poste auquel il aurait été affecté. La propriété lui paraîtrait suspecte, et il contiendrait en germe une négation de l’individualité qui, parce qu’elle permettrait l’initiative, exposerait les orientations collectives à des écarts susceptibles de les compromettre.
Tant que nous assimilerions la république à une communauté politique maîtresse d’elle-même, rien ne nous empêcherait de l’associer à un régime édifié sur de tels principes, puisque l’affranchissement visé serait exclusivement celui du corps social considéré comme une entité à part entière, et non pas celui de ses composantes prises en compte séparément. La chose de tous y résiderait du reste dans un objet dont la nature et l’importance procèderaient d’un jugement émis par le dèmos, que ce soit directement ou au travers de sa représentation.
Mais si, dans une optique spécifique à la modernité, nous lui donnions un contenu plus précis, et conforme aux normes du programme libéral, alors les tenants du dirigisme étatique pourraient devenir des adversaires des républicains.
L’intention collectiviste des premiers s’avèrerait incompatible avec l’émancipation de l’individu souhaitée par les seconds. Pour ces derniers, les sociétés idéales imaginées par les socialistes de la première moitié du dix-neuvième siècle renverraient à une mise en cause des acquis de la Révolution : soit elles se rapprocheraient d’une tradition pré-libérale en rapport avec la Cité telle que la concevaient les Anciens, soit elles constitueraient une alternative ravalant la dimension individuelle de l’affranchissement à quelque chose d’accessoire.
Les seuls droits-créances que le libéralisme émancipateur inclurait dans son projet supposeraient une intervention de l’Etat limitée, qui ne contesterait nullement aux droits-libertés leur statut prioritaire. Ils ne signifieraient pas l’assujettissement des singularités à la collectivité, mais représenteraient l’une des conditions de leur affirmation : en d’autres termes, la sphère privée solliciterait la puissance publique pour s’épanouir, et elle en serait l’unique justification.
Marx contestera cependant cet argument, y voyant une simple imposture, en analysant les évènements de 1848. Pour lui, la Deuxième République consacre un régime bourgeois qui, bien loin de réaliser l’égalité de tous les citoyens, assure la domination d’une classe particulière sur les autres après la répression du mouvement ouvrier. C’est-à-dire qu’il rejette l’idée essentielle du modèle français selon laquelle il n’existerait plus de corps intermédiaires entre la Nation et le citoyen. La mise en avant d’un bien commun porté par la représentation ne serait qu’un leurre agité pour dissimuler la division de la communauté politique en plusieurs classes antagonistes :

« Le 4 mai [1848], l’Assemblée nationale issue des élections générales directes se réunit. Le suffrage universel n’avait pas la vertu magique que lui avaient prêtée les républicains de vieille souche. Ceux-ci voyaient dans l’ensemble de la France, du moins dans la majorité des Français, des citoyens ayant les mêmes intérêts, le même discernement, etc. Tel était leur culte du peuple. Mais au lieu de leur peuple imaginaire, les élections révélèrent le peuple réel, c’est-à-dire les représentants des différentes classes dont il se compose. […] »
Conformément à une grille de lecture qui n’envisage pas l’autonomie du sujet, mais qui le rattache à un groupe social qui lui donnerait son identité, Marx ne peut pas envisager que le lieu d’expression de la souveraineté populaire soit au service d’un projet individualiste. Par conséquent, les représentants ne seraient pas ceux de la Nation, articulée dans son rapport au citoyen, mais uniquement ceux des groupes sociaux dont ils seraient issus et dont ils défendraient les intérêts. Il serait illusoire de concevoir un processus démocratique faisant abstraction de telles divergences. D’où la manifestation d’un « peuple réel », découpé en classes, derrière ce « peuple imaginaire » qui ne comprendrait que des individus. La Révolution de 1848, dans une telle optique, n’aurait pas seulement eu pour enjeu une rupture avec le régime monarchique, mais également une tension entre le détenteur du capital et le prolétaire exploité par lui. Or, les journées de Juin avaient vu l’écrasement du second par le premier, qui aurait pris le contrôle du nouveau régime. La République elle-même s’apparenterait dès lors à une fiction politique au service de la bourgeoisie, dont le tour de force consisterait à faire croire aux plus défavorisés qu’ils participeraient à l’intérêt général. Ainsi abusés, ils accepteraient leur condition, voire leur exploitation.
Le moyen utilisé par la bourgeoisie pour maintenir sa domination résiderait dans la constance de la référence à la loi. La puissance législative, au lieu de rendre la république opératoire, aboutirait dans les faits à la négation de tout ce qui pourrait réduire l’influence de la classe au pouvoir :

« Notez qu’ici et partout la Constitution française garantit la liberté, mais toujours à la réserve d’exceptions faites par la loi ou qu’elle POURRAIT ENCORE FAIRE ! […] »

Pour Marx, le discours paradoxal sur lequel reposerait le système (tel droit est garanti par la Constitution, sous réserve de ne pas l’être par la loi) permettrait à la classe dirigeante de pratiquer un asservissement dans les faits qui équivaudrait à annuler l’affranchissement proclamé dans les textes. Il met donc en cause un gouvernement par la loi qui se révèlerait vide de sens, puisqu’il serait oppressif au lieu d’être émancipateur. Par exemple, l’article 8 reconnaît aux citoyens les droits d’association et d’expression. Il donnerait notamment aux travailleurs la possibilité de se réunir afin de faire valoir une revendication. Toutefois, il se trouverait contredit par une série de mesures qui le rendraient caduc :

« […] Par les décrets du 28 juillet au 2 août 1848, les clubs sont assujettis à une multitude de règlements policiers qui les privent de presque toutes les libertés. […] »

Certains critères d’interdiction (qui renverraient à une sorte de bon plaisir) pourraient d’ailleurs trahir l’arbitraire du pouvoir :

« […]
La loi du 19-22 juin 1849 autorise le gouvernement à interdire pour une durée d’un an tous les clubs et réunions qu’il juge inopportuns [souligné par nous]. La loi du 6-12 juin 1850 confère ce pouvoir au gouvernement pour un an supplémentaire et, en fait, elle l’étend aux réunions et meetings relatifs à l’élection des députés pouvant déplaire [souligné par nous] au gouvernement ! […] »

L’intérêt du prolétariat, enfin, semblerait directement compromis :

« […]
Par la loi du 29 novembre 1849, une peine de prison ne pouvant excéder trois mois et une amende s’élevant jusqu’à trois mille francs frappe tous les ouvriers qui s’associeraient pour obtenir une augmentation de leur salaire. Et, en vertu de la même loi, ces ouvriers sont placés sous *surveillance* de la police pendant cinq ans après expiration de leur peine (ce qui veut dire mendicité, ruine et persécution). »

Le fait de prohiber d’un côté ce qui serait autorisé de l’autre empêcherait en outre toute dénonciation d’une décision politique comme anticonstitutionnelle :

« Telle est la “Constitution de la République française” et telle est la façon dont il en a été fait usage. Le lecteur comprendra immédiatement qu’elle est d’un bout à l’autre un tissu de belles paroles, qui cachent un dessein infiniment perfide. Par sa seule rédaction, elle rend impossible sa violation, car chacune de ses dispositions contient sa propre antithèse - sa propre abolition complète. Par exemple : “Le suffrage est direct et universel - excepté les cas que la loi déterminera.”
Ainsi on ne pourra dire que la loi du 31 mai 1850 (qui prive deux tiers de la population du droit de vote) viole, tout compte fait, la Constitution. », ajoute Marx.

Aussi la République renverrait-elle au bout du compte à une simple forme, dépourvue de fond, puisque les principes affichés demeureraient lettre morte :

« Les éternelles contradictions de cette constitution charlatanesque montrent assez clairement que si la bourgeoisie peut certes être démocrate en paroles, elle ne le sera pas dans ses actes - elle reconnaîtra la vérité d’un principe, mais ne la mettra pas en pratique - […]. »

Le statut de l’ouvrier, lui, témoignerait de l’instauration d’un contrôle de classe qui passerait par une restriction des libertés individuelles. Ces dernières, par conséquent, ne sauraient légitimer un modèle qui aboutirait à leur suppression :

« L’excès de despotisme atteint en France se révèle dans les dispositions suivantes concernant les travailleurs :
Chaque ouvrier reçoit de la police un livret, dont la première page contient ses nom, âge, lieu de naissance, métier ou profession, et une description de sa personne. Il est obligé d’y inscrire le nom de l’entrepreneur pour qui il travaille ainsi que les raisons pour lesquelles il le quitte. Mais ce n’est pas tout : le livret est remis au maître, et celui-ci le dépose au bureau de police en y ajoutant des renseignements sur l’ouvrier. Lorsqu’un ouvrier quitte son emploi, il lui faut aller chercher ce livret au bureau de police ; défense lui est faite d’accepter une autre situation sans le présenter. Ainsi, le pain de l’ouvrier dépend entièrement de la police. Pourtant, ce n’est pas encore tout : ce livret tient lieu de passeport. Si l’ouvrier s’est fait mal voir, la police y inscrit : “*bon pour retourner chez lui* ”, et l’ouvrier est obligé de retourner dans sa commune ! Pareille révélation terrifiante se passe de commentaire (!) Que le lecteur en imagine lui-même tout l’effet et en recherche les réelles conséquences. On ne trouve de parallèle ni dans le servage de l’ère féodale ni dans le système des parias de l’Inde. […] »

Le champ lexical de la servitude (« despotisme », « maître », « défense lui est faite », « dépend ») employé par Marx dans cet extrait lui permet d’insister sur le fait que la République, dans sa version bourgeoise, ne consisterait aucunement dans un processus d’affranchissement, mais bien plutôt dans la mise en place d’un dispositif de surveillance consacrant l’asservissement d’une partie de la population à une autre. La dénonciation du livret annonce du reste l’analyse de Foucault sur l’institutionnalisation de procédés destinés à confisquer les singularités. Pour le dire autrement, la traçabilité de l’individu permettrait de le contrôler et, s’il s’écartait d’une norme fixée par le pouvoir, de le réprimer. Sans l’égalité des conditions, à cet égard, les citoyens ne jouiraient pas des mêmes droits. C’est pourquoi, y compris du point de vue des libertés individuelles, la république ne pourrait pas ne pas être socialiste. Pourquoi le marxisme, en revanche, ne peut-il être concilié avec la République ? Parce que Marx, précisément, ne pense pas en termes d’individus et de droits individuels, mais de classes.
Si nous admettions que les droits sociaux viendraient compléter les droits politiques, alors nous pourrions concevoir que le socialisme ne se poserait en aucun cas en ennemi de la République, mais prétendrait plutôt l’interpréter, la continuer et l’accomplir. Il entendrait lui donner son véritable contenu. Les textes de Proudhon concernant les évènements de 1848 s’inscrivent pleinement dans une telle optique, qui se veut progressiste.
Pour le Bisontin, le Gouvernement provisoire n’était pas autre chose que le « gouvernement du Travail » qui venait après celui du « Capital ». C’est-à-dire qu’il aurait dû signifier l’abandon d’un régime bourgeois, qui ne favorisait qu’une classe, au profit d’un modèle dans lequel les travailleurs auraient eu leur part, et qui aurait approché un idéal de justice sociale. Une telle succession se serait d’ailleurs révélée conforme à une loi d’évolution des sociétés qu’il résume en ces termes :

« Tout gouvernement s’établit en contradiction de celui qui l’a précédé : c’est là sa raison d’évoluer, son titre à l’existence. […] »

L’avènement d’un nouveau régime consisterait toujours dans une rupture avec les anciennes institutions. Mais au-delà des changements qu’il s’agirait d’opérer dans les modes de distribution des pouvoirs, il apparaîtrait nécessaire, pour que l’évolution soit réelle, d’identifier le principe même de l’autorité et de le modifier. Les révolutionnaires, à la fin du dix-huitième siècle, auraient ainsi substitué l’égalité civique, associée au contrat social, à la hiérarchie admise sous la monarchie absolue de droit divin, qui était fondée sur la division dela société en trois ordres. Cependant, à l’opposition observable entre les régimes successifs s’ajouterait parallèlement une continuité entre les différents mouvements qui auraient conduit à leur renversement :

« Les révolutions sont les manifestations successives de la JUSTICE dans l’humanité. - C’est pour cela que toute révolution a son point de départ dans une révolution antérieure.
[…] D’où il suit que la révolution est en permanence dans l’histoire, et qu’à proprement parler il n’y a pas eu plusieurs révolutions, il n’y a qu’une seule et même et perpétuelle révolution. »

Il faudrait alors voir dans les conquêtes héritées de 1789, au lieu de les assimiler à un aboutissement, une simple étape faisant partie d’un processus historique beaucoup plus vaste. La Révolution française, d’ordre politique, ne devrait pas être considérée indépendamment des révolutions religieuse puis philosophique, cruciales elles aussi, qui l’auraient précédée. En effet, le christianisme aurait contribué au progrès de l’égalité, en l’établissant d’abord devant Dieu :

« […]
La révolution, il y a dix-huit siècles, s’appelait l’EVANGILE, la Bonne Nouvelle. Son dogme fondamental était l’Unité de Dieu, sa devise, l’Egalité de tous les hommes devant Dieu. L’esclavage antique reposait sur l’antagonisme et l’inégalité des dieux, ce qui voulait dire sur l’infériorité relative des races, sur l’état de guerre. Le christianisme créa le droit des gens, la fraternité des nations ; ce fut en raison de son dogme et de sa devise que furent abolis simultanément l’idolâtrie et l’esclavage. »

La philosophie, ensuite, aurait réalisé à l’Epoque moderne l’égalité devant la raison :

« La révolution, à cette époque, sans abandonner sa première donnée, sans se renier elle-même, prit un autre nom, nom déjà célèbre ; elle s’appela la PHILOSOPHIE. Elle eut pour dogme, la liberté de la raison ; et, je puis bien le dire, puisque l’une est la conséquence immédiate de l’autre, pour devise, l’égalité de tous devant la raison. »

Dans une telle perspective, 1848 représenterait une étape supplémentaire, celle qui, sur le plan économique, suivrait 1789. Il ne s’agirait point d’un évènement isolé, mais du jalon qui viendrait adjoindre la justice sociale à l’égalité civique, et qui prolongerait de cette manière la Révolution française. Par conséquent, il n’existerait pas d’antagonisme entre les républicains, fidèles à cette dernière, et les socialistes qui, tout en reconnaissant l’importance des droits-libertés, nourriraient le projet de réduire les inégalités de conditions. Bien loin d’opposer les mots « République » et « socialisme », Proudhon les lie et les rend indissociables dans le cadre de cette continuité des révolutions qu’il entend mettre au jour dans l’Histoire :

« […]
Séparer la République du socialisme, c’est vouloir accorder la liberté de l’esprit avec l’esclavage des sens, l’exercice des droits politiques avec la privation des droits civils : c’est contradictoire, c’est absurde. », assure-t-il.

Au travers de la confrontation entre le capital et le travail à laquelle il s’intéresse, il ne s’affirme dès lors pas tant comme un ennemi de la bourgeoisie (la grille de lecture, ici, n’est pas celle de la lutte des classes) que comme le promoteur d’un modèle républicain accomplissant sa mutation. Le Gouvernement provisoire, selon cette approche, aurait dû préparer la refonte de l’ordre social en profondeur en encourageant l’application des idées relatives au monde du travail et à la réduction des inégalités. Pourtant, malgré certaines initiatives, telles que la création des ateliers nationaux, il n’est pas parvenu à satisfaire les espérances du prolétariat. Un échec qui trouvera son point d’orgue lors des journées de Juin, et que Proudhon explique par un malentendu : si le politique pourrait modifier le statut du sujet afin de produire un citoyen bénéficiant de l’égalité devant la loi et jouissant de droits-libertés, il se révèlerait en revanche impuissant pour ce qui serait de transformer, sur le terrain économique, le statut du travailleur. Aussi était-il illusoire d’espérer que l’Etat lui-même mette en œuvre un programme socialiste :

« […] le gouvernement est par nature immobiliste, conservateur, réfractaire à toute initiative, disons même contre-révolutionnaire […]. »

La faute essentielle du Gouvernement provisoire, à cet égard, serait de ne pas avoir créé les conditions nécessaires à un changement émanant des citoyens eux-mêmes, en les incitant à se réunir, et à expérimenter de nouvelles formes d’organisations sociales :

« Le Gouvernement provisoire, avant d’agir, avant de prendre aucune délibération, devait donc préalablement distinguer […] ce qui était de la compétence du pouvoir et ce qui n’en était pas. Puis, cette distinction faite, son unique devoir, son seul droit, était d’inviter les citoyens à prendre eux-mêmes, par le plein exercice de leur liberté, les faits nouveaux sur lesquels lui, gouvernement, serait plus tard appelé à exercer, soit une surveillance, soit au besoin une direction. ».

Pour Proudhon, à la différence de Marx, l’échec de 1848 ne relèverait pas tant d’une ruse de la bourgeoisie que d’un rendez-vous manqué. Les conséquences d’un tel malentendu, nous dit-il, sont non seulement la déception des travailleurs et l’échec des quelques réformes engagées (en particulier les ateliers nationaux), mais encore l’isolement des socialistes au pouvoir suivi de leur disqualification. Pour leurs adversaires, qui se réclament de la liberté des Modernes, la République n’aurait de fondement que dans la propriété individuelle. Le projet libéral, puisqu’il s’agirait de lui, retournerait donc l’accusation  d’« antirépublicains » aux socialistes, dénonçant le leur comme obsolète, liberticide et tyrannique. Ce que les libéraux ne peuvent accepter dans le socialisme, c’est qu’il contient un risque de réduire l’individu, par une sorte de négation de ce qui lui est propre, à un rouage d’une collectivité tout entière vouée à la production d’un bien commun. De leur point de vue, les socialistes sont les véritables « ennemis de la République », si l’on entend par ce dernier terme un régime préservant les singularités et les libertés individuelles qu’elles impliquent.
Ce sont deux interprétations de l’idée républicaine qui, en 1848, s’affrontent dans la dichotomie opposant le libéralisme au socialisme. Ce qui est frappant, à cet égard, c’est de voir ces deux mouvements non pas se poser en ennemis de la république, mais au contraire se réclamer d’elle en lui donnant des contenus différents, tout accusant l’adversaire de trahir ou de ne pas comprendre la signification même de la res publica.


Le socialisme et ses archaïsmes


L’échec, du point de vue socialiste, de la Révolution de 1848, ne saurait pourtant pas reposer sur un simple malentendu quant à la nature du gouvernement. C’est en fait la question de la propriété qui, sur le fond, détermine deux conceptions républicaines qui s’avèrent inconciliables.
La première, libérale et héritée des Lumières, conçoit la préservation de la propriété individuelle comme le but de l’association politique, et comme la condition indispensable pour que l’individu puisse étendre le champ de ses possibles. Elle intègre la liberté dans sa version moderne, et elle s’inscrit dans le cadre d’une spécificité occidentale.
La deuxième, qui est celle du socialisme, n’envisage au contraire la propriété que dans sa dimension collective, et suppose exclusivement la production du bien commun en vue de la réalisation de l’égalité des conditions. Or, une telle exigence ne peut qu’être contraignante pour les membres de la collectivité : si un individu pouvait agir à sa guise, il risquerait effectivement d’ignorer l’intérêt général pour ne rechercher que la stricte satisfaction de son intérêt particulier. Il ne ferait dès lors que concurrencer les autres, chacun se consacrant à un intérêt qui lui serait propre. Les inégalités naturelles, dans une telle optique, se traduiraient par des inégalités de conditions qui se reproduiraient sans cesse : les plus forts parviendraient continuellement à leurs fins aux dépens des plus faibles. C’est pourquoi le socialisme perçoit une dangerosité dans la liberté individuelle qui, incontrôlée, pourrait nuire à la res publica et aboutir à son délitement. D’où sa dimension utopique, qui impliquerait une organisation sociale telle que l’individu, en tant que composante d’un être collectif, se verrait attribuer une fonction utile à l’élaboration du bien commun, tandis que sa capacité d’initiative serait regardée avec méfiance. Il s’agirait en définitive d’une approche organique de la société, considérant uniquement les rouages nécessaires à sa conduite selon un plan d’ensemble. Pour le dire autrement, la collectivité primerait cette fois l’individualité, qui lui appartiendrait, et un tel projet ne se concevrait pas sans la confiscation de la singularité mise au service d’un seul propriétaire, l’Etat. Le gouvernement socialiste, parce qu’il serait à cet égard coercitif, voire répressif, entretiendrait, lui, une proximité avec la Cité des Anciens, dans laquelle la liberté du citoyen ne trouvait de sens que dans la participation au bonheur de la communauté politique tout entière.
Le socialisme est un archaïsme, et nous pouvons par conséquent l’appréhender au travers du prisme de la polis, dont Gustave Glotz donne la définition suivante :

« […] une communauté de citoyens entièrement indépendante, souveraine sur les citoyens qui la composent, cimentée par des cultes et régie par des lois.  »

Si l’historien applique habituellement le qualificatif « totalitaire » à des régimes observés au vingtième siècle, nous pourrions néanmoins, d’un point de vue conceptuel, y recourir pour traiter certains des mécanismes à l’oeuvre dans cette ville-Etat qui accaparait l’existence de tous. La liberté, en effet, comme le soutiendra Constant, n’y relevait pas d’une sphère privée, découlant de la reconnaissance d’une propriété individuelle, mais s’exerçait au travers du rôle joué par le citoyen dans la sphère publique. Alors qu’Athènes, Sparte ou Thèbes entretenaient des relations conflictuelles dont l’hégémonie était l’enjeu, les habitants de chaque polis en étaient en outre d’autant plus réduits à se fondre dans un ensemble dont la cohésion venait renforcer la communauté face à l’adversaire. D’où, y compris sous le masque de la démocratie athénienne, l’impossibilité de se démarquer du cadre dominant afin de se lancer dans la poursuite d’un but particulier :

« L’opinion publique est très sévère pour quiconque paraît se désintéresser des affaires de l’Etat, et il faudra attendre la fin du quatrième siècle [avant Jésus-Christ], après la perte de l’indépendance athénienne à Chéronée (338), pour qu’une école philosophique, celle d’Epicure, ose conseiller au sage de s’occuper exclusivement de ses affaires personnelles, de son propre bonheur. Au temps des “Marathonomaques”, on ne concevait pas que le bonheur de l’individu pût être dissocié de la prospérité de l’Etat. […] », écrit Robert Flacelière.

Dans une telle perspective, la Callipolis platonicienne renvoie pleinement à la conception classique d’un bonheur collectif primant les singularités individuelles.
« Souveraine sur les citoyens qui la composent », pour reprendre la formulation de Gustave Glotz, elle l’est assurément et se montre peu encline à reconnaître ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à ce que nous appellerions une « propriété privée ». Ne pratique-t-elle pas un véritable contrôle sur les activités des uns et des autres ? La bonne marche de la Cité bride ou exclut toute initiative, toute nouveauté, toute création exposant l’ordre établi au changement ; la marche rejette la marge. D’où la stigmatisation du poète qui, en faisant figurer le « caractère irritable » dans ses oeuvres, s’engage dans une voie alternative à celle qui est fixée par la ligne officielle, et qui impose la mise en valeur du « caractère sage et tranquille » à titre d’exemple. Au nom de l’unité de la collectivité, de telles dissonances ne pourraient pas être tolérées : l’Etat fondant le bonheur de tous sur la vertu, chaque citoyen devrait participer au premier en célébrant la seconde.
Dans la Callipolis, le gouvernement est également le propriétaire de la famille, et il gère les relations entres les hommes et les femmes de manière à en tirer le plus avantageux :

« Toi donc, leur législateur, de même que tu as choisi les hommes tu choisiras les femmes, assortissant autant que possible les natures semblables. »

Et Platon ajoute un peu plus loin :

« Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et de l’autre sexe ; de plus, il faut élever les enfants des premiers et non ceux des seconds, si l’on veut que le troupeau atteigne à la plus haute perfection […]. »

L’Etat s’approprie ainsi les individualités en les conformant à un modèle-référence commun et normatif. Platon, qui se méfie de la nature humaine, n’envisage pas que le bonheur puisse en dépendre. L’individu, livré à lui-même, se montrerait incapable de bien mener sa vie et se laisserait envahir par les désirs, sans aucune modération. Il ignorerait, ou refuserait d’appliquer, le paradigme confondant le bonheur avec la pratique de la justice :

« […] la nature mortelle le poussera toujours à désirer insatiablement et à agir égoïstement, elle qui, fuyant la peine et poursuivant le plaisir de manière irrationnelle, fera toujours passer ces deux états avant ce qui est le plus juste et ce qui est le meilleur, et qui, se plongeant elle-même dans les ténèbres, finira par s’emplir elle-même et remplir la cité tout entière de mille maux. »

Le corps social apparaîtrait dès lors divisé et déchiré par les passions, et ne connaîtrait ni l’amitié ni la concorde. Il ne pourrait y avoir de bonheur dans une collectivité vouée au délitement. Afin d’établir l’harmonie dans la communauté des citoyens, l’Etat devrait donc limiter autant que possible les éléments qui risqueraient de compromettre la conservation du lien en introduisant, par leur originalité, la subversion dans la Cité. Aussi la Callipolis exigerait-elle la complète subordination de l’individu, assimilable à un rouage dont l’existence n’aurait de sens que dans la mesure où la société fonctionnerait bien, c’est-à-dire à partir du moment où chacune de ses composantes se bornerait à assurer la tâche qui lui aurait été assignée.
C’est à ce titre que nous pouvons voir dans les utopies socialistes, telles que le phalanstère imaginé par Fourier, des citées rêvées et obsolètes, dont la tentative d’application, outre d’aboutir à un véritable échec, ne pourrait se traduire que par une expérience totalitaire et tyrannique.


Situation des ouvriers


Les socialistes s’intéressent en priorité à la condition des plus défavorisés, donc des ouvriers. Mais, précisément, comment situer ces derniers par rapport au socialisme et à la République ? Se rallient-ils facilement aux thèses socialistes ?
Dans Les Débuts de la Troisième République, Jean-Marie Mayeur souligne que, alors que les républicains sont en train de conquérir le pouvoir face aux conservateurs dans les années 1870-1880, les ouvriers les soutiennent généralement sans pour autant représenter une force déterminante :

« Dans le bloc républicain, les ouvriers ne constituent qu’une force d’appoint. D’autre part les républicains ne leur portent pas l’intérêt privilégié qu’ils accordent aux paysans ou aux classes moyennes. Cette situation reflète la réalité d’une France où le prolétariat de la grande industrie reste très minoritaire. Elle tient aussi à la situation du mouvement ouvrier après la défaite de la Commune. »

Ils contribuent néanmoins à la victoire républicaine et à l’installation de la Troisième République en se rangeant du côté du changement de régime plutôt que de celui des partisans d’une restauration :

« […] entre un conservateur et un républicain modéré, les ouvriers votent pour le second. Le cas n’est pas rare d’ouvriers qui votent pour leur patron s’il est acquis à la cause républicaine. »

Comment expliquer un tel ralliement de l’ouvrier au républicain, alors même que ce dernier se préoccupe peut-être moins de la question sociale que le monarchiste ? C’est que le clivage ne tourne pas autour d’elle mais de la question idéologique (en particulier le combat anticlérical), qui transcende les luttes de classes :

« […] Qu’est-ce à dire, sinon que les préférences idéologiques l’emportent sur les antagonismes sociaux, que la puissance du mythe de la République est déterminante à Belleville ou à la Guillotière ? Confondus dans ce peuple urbain, dont ils partagent les aspirations, les ouvriers mettent leur espoir dans la République. Le souvenir de la Révolution française, ennemie des “gros”, des nobles et des prêtres, compte infiniment plus que les réflexions totalement inconnues de Marx sur le rôle d’un parti ouvrier. »

Cependant, nous aurions probablement tort de séparer définitivement les questions sociale et idéologique. Il existe entre elles un rapport que nous pourrions qualifier d’« indirect ».
En effet, la religion elle-même constituerait un appui non négligeable pour certains patrons, puisqu’elle leur fournirait un moyen de persuader le prolétaire qu’il devrait se contenter de son sort. Selon le pressentiment de Chateaubriand, ou plus tard l’analyse d’Albert de Mun, le pauvre ne pourrait plus supporter l’inégalité des conditions à partir du moment où la laïcisation de l’Etat ne lui donnerait plus à espérer autre chose que des biens matériels. Or, si nous la renversons, une telle proposition suggère que l’acceptation des inégalités dans l’Ancien Régime reposait sur un sentiment religieux consacrant « l’ordre des choses ». Alors qu’il conserve à la fin du dix-neuvième siècle une influence prépondérante sur de nombreuses couches de la population, et que la République demeure balbutiante, le catholicisme pourrait donc servir à justifier de nouvelles formes de dépendance : le salarié devrait obéissance au propriétaire des moyens de production, et ne saurait revendiquer un nivellement de leurs statuts respectifs. La lutte pour les droits sociaux d’une part, et le progrès dans l’émancipation individuelle d’autre part, se rejoindraient au bout du compte, puisqu’ils participeraient tous deux à l’affranchissement que vise la république.
Dans une telle perspective, la première n’impliquerait pas de passage obligé par les systèmes socialistes, qui par leur archaïsme se révèleraient du reste liberticides pour la seconde. C’est pourquoi l’ouvrier, non seulement ne se tournerait pas vers des constructions lui paraissant utopiques et lointaines, mais préfèrerait accorder sa confiance à un régime républicain qui, lui, serait en train de se mettre en place sous ses yeux. La République n’entend pas se convertir au socialisme pour traiter la question sociale ; ce qui ne signifie aucunement qu’elle n’y apporte pas de solution du tout. Si elle ne saurait établir l’égalité des fortunes, elle offre en revanche, par le biais de l’égalité d’accès à l’instruction, la possibilité d’une promotion sociale bien réelle. La défense de la propriété, à cet égard, ne consisterait pas tant pour le travailleur dans une allégeance consentie au propriétaire que dans l’espoir d’en jouir à son tour.
L’ouvrier serait prêt à adhérer à la République du moment qu’elle tiendrait ses promesses, pour lui-même et pour ses enfants. Il risquerait en revanche de s’en détourner si elle se bornait à reproduire les inégalités sociales. L’une des forces du socialisme, dans une telle optique, sera de suppléer à l’espérance religieuse en lui substituant l’espérance révolutionnaire : il y aura par exemple un véritable messianisme dans l’attitude des guesdistes qui, fidèles à la pensée de Marx, annonceront la fin prochaine du capitalisme, des inégalités de fortune, et l’avènement d’une société sans classes.
Il conviendrait par ailleurs de nuancer le tableau qui représenterait l’ouvrier en train d’arborer un drapeau tricolore. Certes, quand il voit le détenteur du capital collaborer avec le représentant de l’Eglise, nous pouvons concevoir l’anticléricalisme qui va le rapprocher du républicain. Toutefois, nous dit Jean-Marie Mayeur, il n’est pas rare que sa voix, dans « le monde clos de la petite ville », aille au conservateur, y compris lorsqu’il s’agit de son propre patron. Comment expliquer une telle convergence au moment du scrutin, alors que les divergences d’intérêts entre l’employé et son employeur devraient amener le premier à voter pour l’adversaire du second ? Peut-être faut-il, une fois de plus, chercher la réponse dans l’un des pressentiments de Chateaubriand : c’est l’instruction qui permettrait la révolte. Or, « l’impossibilité d’accéder à la culture » est l’une des caractéristiques de la condition ouvrière.
L’adhésion aux thèses développées par les socialistes supposerait la possession du vocabulaire servant à analyser les inégalités de classes, et la maîtrise des repères historiques et philosophiques permettant de comprendre une théorie de l’Etat. Saisir en quoi le libéralisme économique contribuerait à l’accroissement de telles inégalités, par exemple, impliquerait de connaître la signification du terme de « libéralisme » proprement dit, et de percevoir les étapes d’un enchaînement de propositions édifiées autour de lui.
C’est uniquement avec de tels pré-requis qu’il deviendrait envisageable de critiquer un modèle de société, et éventuellement d’adhérer à un projet politique alternatif. Aussi ne suffirait-il pas de stigmatiser les excès du capitalisme ; encore faudrait-il pouvoir le faire dans une langue intelligible de tous et pratiquée par tous. Ce qui nécessiterait une égalité d’instruction partagée par l’ensemble des membres du corps social, y compris ceux qui évolueraient dans les couches les plus défavorisées de la population. Mais le déficit culturel inhérent à la verità effetuale de ces dernières, en réalité, aggraverait la marginalisation de l’ouvrier sur ce plan-là aussi. Il pourrait dès lors fort bien ne pas partager la culture politique du lecteur de Marx ou de Proudhon qui prétendrait le défendre, et préférer s’en remettre au paternalisme d’un patron qui lui semblerait finalement plus proche.
Il convient de prendre la mesure de la fracture culturelle qui pourrait séparer le leader de tel parti autoproclamé « des travailleurs » ou « des ouvriers » du travailleur ou de l’ouvrier lui-même, ainsi que de ses conséquences. Pour le second, qui ne comprendrait pas forcément les théories dont il serait néanmoins l’objet, le premier, qui tenterait de les promouvoir, se révèlerait inaudible. Nous pourrions du reste imaginer qu’il arrive au prolétaire d’éprouver un mépris, voire une haine, envers l’« intellectuel » dans lequel il ne reconnaîtrait pas un semblable, mais plutôt une sorte de privilégié appartenant à une « caste » à laquelle il n’aurait pas accès. Une telle fracture entretiendrait des clivages spécifiques au monde ouvrier, et elle entraînerait une versatilité de l’opinion qui en émanerait, ballottée au gré des circonstances, des espoirs et des déconvenues.
Dans les premières années du vingtième siècle, Millerand déçoit les attentes du monde ouvrier et le pousse vers le syndicalisme révolutionnaire. Madeleine Rebérioux l’évoque longuement :

« […] la participation socialiste suscite pour quelque temps “une attitude triomphante dans les masses laborieuses” qui espèrent avoir trouvé dans l’Etat un défenseur en cas de grève et un protecteur grâce aux lois sociales qu’un gouvernement favorable peut promouvoir. Le recul des guesdistes chez les salariés correspond largement à ce courant. Pourtant le millerandisme débouche sur un échec qui va peser sur la suite de l’histoire ouvrière française. La seule “loi sociale” de ce long ministère, promulguée le 30 septembre 1900, aboutit dans l’immédiat à allonger d’une heure la durée de la journée de travail des enfants : les avantages de la loi du 2 novembre 1892 - étendus il est vrai à toute la population adulte des ateliers mixtes - ne se retrouverons - théoriquement - qu’en 1904. Aux élections de 1902, Millerand n’est réélu député de Paris qu’au second tour et d’extrême justesse, et Combes le remplace par un radical bon teint, Georges Trouillot, spécialiste de l’anticléricalisme : il se résoudra de bonne grâce à une politique beaucoup plus traditionnelle et Millerand pourra se donner le luxe de protester, en mars 1904, contre l’abandon de son programme social au profit de la chasse aux congrégations. »

Un peu plus tard, Clemenceau creuse l’écart existant entre la République, en particulier dans sa version radicale, et la mouvance socialiste. D’abord sur le plan théorique, en s’opposant à Jaurès :

« […] c’est Clemenceau qui, toujours jeune, a donné la réplique à Jaurès, opposant “le réalisme” à “l’utopie”, l’homme qu’il faut réformer à la société qu’il faut transformer, l’individualisme au collectivisme. »

Alors qu’il s’agit encore de faire face aux prétentions de restauration monarchiste, Clemenceau s’inscrit dans une tradition individualiste et libérale, et affirme à cet égard sa profonde modernité. Il met en avant les libertés individuelles, et l’affranchissement tel qu’il le conçoit renvoie non pas tant à une organisation collective qu’à un état à réaliser dans chacun des membres de l’Etat. L’éloignement du socialisme va par la suite se révéler dans l’action, avec l’exercice du pouvoir. Il réprime effectivement durement les mouvements ouvriers : plusieurs conflits sociaux se soldent par des morts. Tandis que la lutte anticléricale semble achevée avec la loi de 1905, c’est un nouveau clivage qui fait son apparition entre, d’une part, une République garante de l’ordre et s’appuyant pour ce faire sur une institution policière forte, et, d’autre part, les aspirations des couches laborieuses :

« La pratique clemenciste va organiser une rupture haineuse entre le gouvernement radical et la classe ouvrière […]. »

Déçus par l’insuffisance des mesures sociales prises par les républicains, les ouvriers peuvent se tourner vers les socialistes et rompre avec les principes fondateurs de la modernité républicaine en adhérant à des théories qui voient la collectivité, ou la classe sociale, primer l’individu.
Une partie de la classe ouvrière se désolidarisera ainsi de Dreyfus au prétexte qu’il s’agira d’un représentant du capital pris dans « une affaire interne à la bourgeoisie ».
C’est à cet égard que l’Affaire peut être admise comme un acte fondateur de la République : elle permet de fixer les valeurs républicaines en les identifiant à un modèle profondément individualiste mettant en avant les droits de la personne. D’où l’appel de Jaurès, manifestant son attachement à la République au travers de sa prise de position en faveur du capitaine, contrairement à certains de ses « camarades », aux ouvriers à ne pas « s’enfuir hors de l’humanité ».
La classe ouvrière peut également se révéler déçue par le socialisme, notamment lorsque, entrant dans le jeu républicain de la démocratie représentative, ce dernier renonce à changer brutalement la société et s’engage sur la voie de la réforme. Le socialisme, ainsi dénaturé, ne peut satisfaire aux attentes d’un « grand soir » et peut se voir abandonné par sa base, qui pourrait dès lors se radicaliser ou céder au populisme et faire le lit de l’extrême-droite.





TROISIEME PARTIE :



UN PROJET A RESITUER




I

ENNEMIS DE LA REPUBLIQUE




Ennemis - République - Refus - Lumières - Affranchissement - Singularité - Monarchie absolue - Droit divin - Ethnicisme - Communautarisme - Socialisme - Guesde - Classe - Enfermement - Ultralibéralisme - Hayek - Point de non retour - Marché - Aliénation




Le refus des Lumières
La République dans sa version française vise l’émancipation de l’individu et renvoie à l’héritage des Lumières. Elle consiste dans une forme d’application du projet libéral initial, et s’inscrit dans un mouvement philosophique européen, ou pour mieux dire occidental.
Dans une telle perspective, la modernité républicaine suppose un citoyen autonome capable de mener ses propres affaires et de poursuivre ses propres buts. C’est en ce sens qu’il faut d’abord entendre la mise en avant de la propriété individuelle : l’ensemble des choses qui appartiennent légitimement à un agent, qui relèvent de sa faculté de juger, et qui définissent sa singularité en le distinguant des autres.
Le libéralisme, à cet égard, envisage la préservation d’une telle singularité, ou sa réappropriation lorsqu’elle a été confisquée et que l’individu se trouve soumis à un état de tutelle. Il faut entendre par ce dernier une situation dans laquelle l’agent, en réalité, ne s’appartient pas - et ne peut donc pas être qualifié de « propriétaire » -, dans la mesure où ses actions, voire ses pensées, s’avèrent dictées par une puissance extérieure. Il peut s’agir de l’Etat, de la religion, ou de tout autre lieu de souveraineté dépassant la simple sphère individuelle :

« […] L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. »

D’où l’ambition d’affranchir le sujet de toute dépendance et d’en faire le lieu légitime de la souveraineté :

« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. […] »

Et la réalisation d’un tel affranchissement passe par l’invitation qui lui est faite à juger lui-même, en recourant à la raison dont il est le détenteur :

« […] Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »

Le projet républicain qui tient à la fois des Lumières et du libéralisme, surtout lorsqu’il se développe en France, rejoint dès lors cette tradition spécifiquement occidentale dont l’objet est l’instauration dans l’individu du gouvernement par la raison.
La nature du lien admis dans la Cité renvoie aux thèmes du « vivre ensemble » (sur quel socle commun édifier la communauté des citoyens ?) et de l’identité (sur quels critères déterminer quel individu appartient à quelle communauté ?). Or, depuis que le monarque absolu a cessé d’être le détenteur exclusif de la souveraineté, les révolutionnaires, puis les républicains, ont dû faire un choix entre deux définitions de la nation, et au bout du compte du citoyen : l’une ethnique et l’autre universaliste. La première renvoie au sang, à l’origine, à la religion ou à la coutume. La seconde considère seulement des individus unis dans une communauté de destin, c’est-à-dire dans la poursuite d’un projet commun, indépendamment de critères d’ordre ethnique. Depuis la Révolution, la République dans sa version française a précisément opté pour la mise en avant d’une identité collective à caractère universaliste.
Aussi faudrait-il rechercher les ennemis de la République chez tous ceux qui, contre une telle articulation conceptuelle, refuseraient non seulement les Lumières mais encore la mise en avant de la singularité individuelle. Les ennemis de la République, à cet égard, pourraient être identifiés par leur antilibéralisme, lorsqu’ils enferment l’individu dans une catégorie (confiscation de sa singularité) et aboutissent à son aliénation en modifiant le statut du sujet. D’abord, ce sont la monarchie absolue et la religion d’Etat ; ensuite, le socialisme qui, par son archaïsme, dériverait en subordination de l’individu à la collectivité et à la négation de sa propriété.
Il existerait enfin une différence essentielle entre ce libéralisme authentique visé par la République et l’ultralibéralisme économique. Ce dernier, sous couvert de s’en remettre au marché (pourrions-nous parler d’un lien fondé sur le marché ?), annihilerait l’égalité des chances et livrerait l’individu aux forces économiques. Les ultralibéraux subordonneraient effectivement le citoyen à des processus liés à la consommation. Si nous admettons que la République a pour fonction de réaliser le projet libéral initial, qui doit assurer la liberté des Modernes, alors il nous faut envisager que son principal adversaire, depuis la fin de la Guerre froide et la fin de la bipolarisation, puisse ne plus être le socialisme mais l’exclusivité d’un modèle économique pervertissant le libéralisme en néolibéralisme. En réduisant le citoyen à un simple consommateur, ce dernier entraînerait effectivement une destruction du sujet critique issu des Lumières.


Lorsque le socialisme ne peut plus se dire «  républicain »


Le point de non retour socialiste s’incarne dans la figure de Jules Guesde. A partir de 1879, ce dernier, d’une position qui voit dans le socialisme une prolongation de l’idée républicaine, évolue vers une rupture avec la République réduite à sa dimension bourgeoise. C’est que le congrès de Marseille, comme plus tard celui du Havre, dénonce tout compromis entre le capital et le travail, notamment dans le régime en place, et aboutit à l’adoption d’un programme collectiviste.
Guesde, dans le droit fil de la critique marxiste, se demande si l’égalité civique, acquise depuis la Révolution française, suffit à assurer l’égalité de tous, ou bien si la loi ne fait que consacrer le pouvoir de la bourgeoisie sur la société :

« […]
Il s’agissait de faire établir expérimentalement si tous les citoyens, comme il se trouve des gens pour le prétendre, sont réellement égaux devant la loi ; ou si, au contraire la loi, faite à l’image et à l’usage d’une classe, défend aux uns, les pauvres, ce qu’elle permet aux autres, les riches. […] »

Or, il est de ceux qui soutiennent que l’égalité promise par les républicains, dans les faits, se révèle n’être qu’une fiction dissimulant la substitution de la prédominance de la bourgeoisie à celle de la noblesse :

« […] nous savons que l’égalité, je ne dis pas économique, je ne dis pas politique, mais simplement civile, que la bourgeoisie n’a cessé de nous donner pour la conquête la plus précieuse de son 89, ne dépasse pas la limite de la classe dirigeante et possédante ; que, même à huis clos, les salariés ne sauraient faire ce que font au grand jour leurs patrons ou employeurs ; que pour les prolétaires il n’y a ni domicile inviolable, ni réunions privées. »

Cependant, et si nous suivons à cet égard la critique aronienne, nous pouvons considérer que le marxisme, en parlant de « dictature du prolétariat », ne fait que proposer la mise en place d’un autre rapport de dominants à dominés. Et si nous admettons qu’il ne prévoit là qu’une étape en vue de la réalisation d’une « société sans classes », nous pouvons encore observer qu’un tel égalitarisme impliquerait lui aussi un contrôle des singularités individuelles destiné à le conserver. Le marxisme, et le guesdisme avec lui, dans une telle perspective, ne fait que prôner la substitution d’un asservissement individuel à un autre. C’est que le socialisme postule toujours la primauté d’un être collectif (la classe sociale, le Parti ou l’Etat) sur l’individu. C’est ce qui le distingue fondamentalement du modèle républicain hérité des Lumières qui, lui, entend mettre en avant la liberté individuelle, modernité qui passe par la défense de la propriété privée. A cet égard, la critique d’une Constitution débouchant sur l’assujettissement d’une partie de la population pourrait tout aussi bien être portée au nom du libéralisme émancipateur, dans la dénonciation du retournement des principes de 1789 ; et le contrôle de l’ouvrier n’apparaîtrait dès lors non pas contraire à un quelconque projet socialiste et collectiviste, mais bien plutôt à l’affranchissement individuel prôné depuis la Révolution.
Guesde, fondamentalement attaché à la primauté de la collectivité sur l’individu, quitte à sacrifier les libertés de ce dernier, se refuse à toute transaction avec les républicains, ne se reconnaît dans aucun des combats menés au nom de la République, et encore moins au nom des principes libéraux qui la fondent :

« La conviction de la proximité de la révolution fonde l’intransigeance messianique des guesdistes », souligne Jean-Marie Mayeur.

Certes, rallié aux idées de Marx, Jaurès condamne lui aussi le système capitaliste et ses conséquences sociales. Pour lui, il faut dès lors mettre en œuvre une autre société, fondée sur la collectivisation de la propriété de moyens de production.
Cependant, à la différence des guesdistes, Jaurès s’affirme républicain, et son socialisme n’est, à son sens, pas autre chose qu’un approfondissement de la République. C’est là qu’il nous faut noter la différence entre Jaurès et les tenants de la lutte des classes les plus intraitables. Pour les seconds, les plus fidèles à la pensée de Marx, tout est réductible à la lutte des classes. A cet égard, la République et ses lois ne seraient que des instruments au service de la bourgeoisie pour exploiter le prolétariat. Guesde et ses amis peuvent être rangés au nombre des ennemis de la République.
Pour Jaurès, en revanche, tout n’est pas réductible à la lutte des classes. Les principes de base de la République dépassent cette dernière. Jaurès défend ainsi le capitaine Dreyfus (un bourgeois et rien d’autre, selon les guesdistes) au nom des droits de la personne et en invitant les ouvriers à ne pas « s’enfuir hors de l’humanité ». A la différence de Guesde, il reste attaché à la République et ne voit pas d’objection à ce qu’un socialiste participe à un gouvernement qui n’est qu’un « gouvernement bourgeois » pour les guesdistes et les vaillantistes. Jaurès soutient en effet que la défense de la classe ouvrière passe par la défense des institutions républicaines, notamment du Parlement. Par ailleurs, il ne croit pas au « grand soir ». En 1903, il défend le principe d’une alliance avec les radicaux sur des objectifs forts comme la politique de laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’impôt sur le revenu : autant de conquêtes républicaines.
A cet égard, et même si Jaurès s’affirme collectiviste en prônant la Nation seule propriétaire des moyens de production, nous soutiendrons que c’est bien le libéralisme (politique) qui le rattache à l’idée républicaine. Oui, si Jaurès ne franchit pas le point de non retour qui le conduirait parmi les ennemis de la République, c’est bien par sa référence aux principes libéraux. C’est par rapport aux droits de l’individu, et parce que pour lui l’individu ne saurait être enfermé dans un groupe assujetti à une collectivité, que Jaurès prend la défense du malheureux capitaine.
Au travers de l’exemple de Jaurès, nous voyons que le socialisme cesse d’être républicain lorsque l’individu se trouve enfermé dans un groupe. C’est dès lors son libéralisme qui permet à cet égard à Jaurès de demeurer républicain, contrairement à Guesde.
Ce qui explique la tragédie du socialisme jusqu’à aujourd’hui : pour rester fidèle à ses idéaux initiaux, le socialisme devrait défendre en tant que telle la classe des moins favorisés, et donc penser en termes de groupe social, et non pas d’individu. La conséquence de cela serait la mise en cause, dans une plus ou moins grande mesure, de la propriété individuelle et privée. Mais pour demeurer un parti de gouvernement dans la République, il doit au contraire accepter l’individualisme au-delà des classes, préserver la propriété, et ne pas se permettre de prendre des mesures autoritaires à l’encontre des plus favorisés au nom de la défense du prolétariat, par exemple. Le socialisme ne peut être que révolutionnaire, la réforme ne peut être que libérale. Mais de la même manière, à quel point du libéralisme le libéral cesse-t-il d’être républicain ? C’est ce que nous allons examiner maintenant.


Le point de non retour libéral


Nous avons vu que le libéralisme se conjuguait initialement avec les Lumières dans une entreprise d’émancipation individuelle, et que la République pouvait être considérée comme une tentative de mise en oeuvre d’un tel projet. Dans une telle optique, il entrerait en contradiction avec les valeurs républicaines lorsque, paradoxalement, il dériverait vers une aliénation de l’individu ; c’est-à-dire lorsqu’il cesserait d’être pleinement et authentiquement libéral, et qu’il en viendrait à trahir ses principes fondateurs. Dans sa dimension économique, il risquerait de cette manière d’entraîner un rapport de dépendance entre le propriétaire des moyens de production et le salarié qui lui serait soumis, à moins que des garde-fous soient prévus pour réguler les activités liées au monde du travail.
Or, en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il existe une école libérale, couramment distinguée sous l’appellation de « néolibéralisme », qui tend à faire de l’autorégulation du marché la pierre angulaire de tout projet de société, quitte à perdre de vue l’émancipation individuelle proprement dite, qui nécessiterait pourtant le recours à la puissance législative. En effet, elle préconise la réduction de l’intervention de l’Etat pour lui substituer des logiques marchandes considérées comme les moteurs exclusifs de la croissance et de la prospérité. Cependant, le néolibéralisme - ou ultralibéralisme économique - se traduirait par une liberté presque totale consentie à l’employeur vis-à-vis de l’employé, qu’il pourrait licencier sans conditions ou exploiter sans entraves. En d’autres termes, il aboutirait de fait à une dérégulation du lien social qui verrait le détenteur du capital occuper une position de force lui permettant d’asservir l’autre. L’entreprise, cette fois, ne s’apparenterait plus tant à un lieu de création de richesses qu’à une négation de l’affranchissement promis à l’individu par la modernité républicaine.
Friedrich von Hayek est l’un des fondateurs de l’école néolibérale. Dans son œuvre la plus importante, La Route de la servitude, il assimile toute forme d’interventionnisme dans l’économie au socialisme, et la rejette comme faisant le lit du totalitarisme. Pour lui, admettre que l’Etat puisse intervenir dans le cadre d’activités non régaliennes, voire les planifier, équivaudrait à accepter son contrôle sur les individus, et par suite leur assujettissement. Il ne conçoit pas la possibilité de dissocier les questions économiques des questions politiques, et il présuppose qu’il n’existe pas de « juste milieu » où les mesures sociales fixées par le législateur réguleraient l’organisation de la production tout en préservant les libertés individuelles.
C’est que, pour l’économiste britannique, la liberté de l’individu se définit essentiellement par la possibilité qu’il a de choisir. Il devrait pouvoir exprimer sa préférence pour une chose afin de la désigner comme un bien qu’il souhaiterait obtenir. Or, la sélection d’un objet procèderait alors de la singularité du sujet qui l’effectuerait, puisqu’être choisi induirait d’être aimé ou désiré, et de se voir attribuer une importance en fonction de critères retenus par l’agent lui-même. Mais dans un système interventionniste ou planificateur, la valeur d’une chose serait en revanche fixée par l’Etat. Quelques soient les modalités du processus de décision mis en œuvre, nous assisterions par conséquent à une désingularisation du choix, ce dernier échappant à l’individu et devenant tributaire d’une autorité qui le transcenderait :

« Le planisme économique ne soulève pas la question de savoir si nous sommes capables de satisfaire à nos besoins plus ou moins importants de la façon dont nous l’entendons. Il s’agit plutôt de savoir qui doit décider ce qui est plus et ce qui est moins important pour nous. […] En fait, l’individu n’aurait plus la possibilité de décider par lui-même lesquels de ses besoins sont subsidiaires. »

Nous pourrions néanmoins opposer à un tel raisonnement l’objection suivante : l’intervention de l’Etat ne porterait que sur des biens intéressant la communauté tout entière, et destinés à satisfaire les besoins fondamentaux de chacun de ses membres. Aussi leur création, leur gestion et leur distribution relèveraient-elles de la res publica, et non pas de l’individualité ; ce qui, toutefois, n’excluerait nullement l’existence d’autres biens appartenant à la sphère privée, et sur lesquels le gouvernement ne disposerait d’aucun droit de regard. Contre une telle distinction, Hayek tente de montrer qu’en réalité toute activité individuelle se trouve de près ou de loin liée à des activités économiques, et que leur contrôle par le politique impliquerait nécessairement celui de toutes les singularités :
« […] Celui qui contrôle toute l’activité économique contrôle en même temps tous les moyens de réalisation destinés à toutes les fins imaginables ; c’est lui qui décidera, en dernière instance, lesquelles choisir ou écarter. C’est là le point crucial. […] Quiconque a le contrôle exclusif de ces moyens est à même de décider quels sont les résultats qu’on doit rechercher, d’établir une hiérarchie des valeurs, en un mot, c’est lui qui déterminera quelles croyances et quelles ambitions sont admissibles. […] », soutient-il.

A l’appui de cette thèse, il observe que, dans le cadre d’un système planifié, un individu ne saurait entreprendre la carrière de son choix, alors que la libre concurrence lui en offrirait au contraire l’opportunité en lui permettant, s’il le souhaitait et s’il y travaillait, de se porter candidat à un poste et de parvenir à l’occuper. Il pourrait même y révéler des qualités qui, parce qu’elles ne lui étaient pas reconnues à l’origine, n’auraient pas pu être anticipées et prises en compte par le gestionnaire. Le marché apparaîtrait dès lors comme le lieu de l’épanouissement personnel et de l’extension des possibles, tandis que la prise en charge étatique de l’activité professionnelle équivaudrait à une limitation du potentiel individuel. Avec le plan, un agent en serait réduit à pourvoir l’emploi prévu pour lui par une instance supérieure, sans que ne soit intégré dans le processus son « ardent désir ». Or, une grande partie de son existence étant consacrée au travail, c’est finalement sa vie elle-même qui se trouverait conditionnée par une série de décisions politiques.
En tant que consommateur, l’individu serait également amené à se procurer et à utiliser des biens qui, tous, à un moment ou à un autre, proviendraient de chaînes de production contrôlées par le gouvernement. Aussi l’achat d’un produit, lui non plus, ne procèderait-il pas d’un libre consentement mais demeurerait tributaire des objectifs fixés en amont par les autorités. Ces dernières détermineraient toujours ce qui serait disponible et ce qui ne le serait pas :

« Ce n’est pas notre goût, mais celui de quelqu’un d’autre qui y décidera de nos préférences et déterminera ce que nous pouvons acquérir ou non. »

L’intervention de l’Etat dans les affaires économiques aboutirait forcément à la confiscation des singularités et à la mise en place d’un totalitarisme. A l’instar de Hayek, l’économiste français Pascal Salin dénonce la notion d’intérêt général, qui renvoie au bien commun, comme une fiction, et met en avant la défense de l’initiative individuelle dans le cadre d’un marché affranchi de tout interventionnisme :

« […] la notion d’“intérêt général”, en revanche, auquel les droits d’un individu pourraient être sacrifiés, est un concept sans signification dont se sert celui qui prétend vouloir en formuler le contenu pour imposer aux autres son propre système de valeurs. Or, seuls les hommes eux-mêmes peuvent juger des valeurs qui les concernent […]. », écrit-il

Et d’ajouter :

« Les choses n’ont de valeur qu’en fonction des projets individuels qu’elles permettent de réaliser et dont elles sont issues, et elles n’ont de valeur que pour les individus qui les formulent. »

La négation de l’intérêt général proprement dit, ici, revient à rejeter la res publica elle-même. Sans doute est-ce d’abord en ce sens que le néolibéralisme, à la différence du libéralisme, se révèle foncièrement antirépublicain. Si le second admet le rôle de l’Etat, au travers de l’action du législateur, en tant que régulateur des rapports sociaux en vue de la réalisation d’un projet individualiste, le premier considère effectivement la moindre référence à un but collectif comme attentatoire à la liberté individuelle. Les représentants de cette école, qui semblent définitivement marqués par les dérives totalitaires du vingtième siècle, affirment systématiquement l’incompatibilité de la collectivité et de la singularité, l’une devant exclure l’autre, sans envisager que la préservation du lien civique puisse être l’une des conditions de l’autonomie du sujet. D’où une sorte de jusqu’auboutisme antitotalitaire qui se traduit par la promotion d’une libéralisation à outrance :

« Pour les nouveaux libéraux qui, au départ, ont une formation d’économistes, il n’y a pas de milieu : tout ce qui entrave le libéralisme économique conduit inévitablement au totalitarisme, d’où chez certains une remise en cause de la notion d’intérêt général et, d’une certaine façon, de l’Etat. La liberté qu’ils prônent est en fait un individualisme exacerbé entraînant une dissolution de tout lien social. », écrit Michel Branciard.

Le seul lien validé par les néolibéraux serait le marché, considéré comme l’unique mode d’échanges satisfaisant entre les individus, dont les actions s’y trouveraient spontanément coordonnées. En effet, poursuivre un but particulier exige l’examen et la prise en compte de tous les éléments qui le rendent atteignable. Or, nous dit Hayek, le plan qui émane du sommet de l’Etat ne remplacerait en aucun cas la multitude des connaissances disséminées parmi les membres du corps social. Il s’agirait de laisser chacun conduire ses propres affaires en fonction de ce qu’il saurait, plutôt que de les confier à un responsable qui, du fait de son éloignement, serait dans l’incapacité de saisir les enjeux d’une situation donnée et de la traiter. L’efficacité dans la diffusion de l’information constitue l’un des points clefs de sa réflexion :

« […] Il s’agit plutôt d’assurer la meilleure utilisation des ressources connues par n’importe lequel des membres de la société, pour des fins dont l’importance relative n’est connue que de ces individus. Ou bien, pour être bref, il s’agit d’utiliser un savoir qui n’est donné à personne dans sa totalité. »

Et, plus loin :

« […] Au regard de ceci, chaque individu ou presque détient un avantage sur tous les autres, car il possède une information unique dont il pourra tirer parti, mais dont il ne pourra se servir que si les décisions qui en dépendent sont prises par lui ou avec sa coopération active. »

La faiblesse de cette thèse, toutefois, reste de présupposer une sorte d’égalité entre les individus qui évolueraient dans le marché : ils pourraient tous défendre équitablement leurs intérêts, et leurs chances seraient équivalentes. Contre un tel optimisme, nous ne pouvons pourtant pas ne pas soulever les questions suivantes :
Tous les individus sont-ils égaux devant la diffusion de l’information ?, Si tel n’est pas le cas, qui en profite réellement ?, Le « laisser faire » ne se traduit-il pas par un simple renforcement des relations de dépendance déjà existantes ?.
Il est probable que le modèle néolibéral, au lieu d’affranchir le sujet de toute contrainte, et en particulier d’un risque d’oppression de type totalitaire, ne fasse au bout du compte que favoriser l’émergence d’autres aliénations. Celle du travailleur soumis à l’arbitraire du patron, bien sûr ; mais aussi celle du consommateur dont le comportement pourrait se révéler tributaire de normes imposées par un marketing visant l’écoulement d’une production, dans le cadre d’une logique marchande. Le choix de l’agent, s’il ne serait pas dicté par l’Etat, ne serait alors que celui du publicitaire.
Dans une telle perspective, le libéralisme aurait atteint son point de non retour. Il contredirait la promesse d’une émancipation individuelle et serait à ranger au nombre des ennemis de la République.




CHAPITRE II

NEOLIBERALISME CONTRE LIBERALISME




Néolibéralisme - Libéralisme - Démocratie - Transparence - Secret - Dissimulation - Labyrinthe - Discrimination - Initiés - Exclus - Surclasse - Domination - Sujet critique - Consommateur - Distrait - Filière inversée - Castoriadis - Limites - Emancipation - Ecole




Retour du secret


Le gouvernement républicain suppose un lieu d’exercice du pouvoir clairement identifiable, afin que les représentés puissent contrôler l’action de leurs représentants. La transparence de la décision politique serait à cet égard l’une des conditions de la souveraineté populaire, et garantirait sa légitimité. Depuis la fin de la Guerre froide, dans le cadre de la mondialisation des échanges, les démocraties libérales occidentales mettent en outre en avant la libre circulation de l’information, qui serait transmise rapidement d’un point à l’autre du globe et facilement accessible, comme un moyen de progression de leur modèle.
Dans un régime représentatif, les électeurs pourraient surveiller le travail des élus parce qu’il serait réalisé au regard de tous, et ils le sanctionneraient éventuellement, s’ils n’en étaient pas satisfaits, en ne reconduisant pas leurs suffrages. Le dèmos, bien que jouissant de son autorité par délégation, conserverait en définitive la possibilité d’adhérer à un programme ou de le rejeter, et la souveraineté populaire serait assurée. C’est pourquoi Philippe Ardant souligne, dans un ouvrage collectif intitulé Démocratie :
« L’important est de bien comprendre que, avec lui [le régime représentatif], le peuple ne se dessaisit pas de sa souveraineté, de son pouvoir ; il en délègue l’exercice aux représentants et ceux-ci s’expriment en son nom. »

Sous la Cinquième République, des responsables de gauche comme de droite ne diront pas autre chose. Jean-Pierre Chevènement affirmait le 24 mars 1999 :

« Si la République ne se résume pas au suffrage universel, celui-ci est, pour la souveraineté populaire, le moyen de s’exprimer : c’est d’abord le fait de se rendre aux urnes lors de consultations qui marque le désir de chacun de prendre sa part de citoyen à la vie publique. C’est surtout la voie de la démocratie, qui donne à la loi sa légitimité : délibérée par les représentants élus de la nation, elle s’impose à tous, parce qu’elle émane de tous ; elle est l’expression de la volonté générale. Le jour où vous votez, disait Gambetta, vous gouvernez, parce que le jour où vous votez, vous êtes les maîtres. »

Et Jacques Chirac, le 5 juin 2000 :

« Les Français sont souverains, la classe politique doit bien savoir qu’elle n’est que déléguée. »

La représentation, que ce soit d’ailleurs dans une république ou dans une monarchie constitutionnelle et parlementaire, ne saurait dès lors tolérer d’aucune façon des pratiques gouvernementales occultes. Si un groupe d’individus parvenait à former un cercle de privilégiés se réservant l’usage d’informations connues d’eux seuls, les citoyens n’auraient plus les moyens de participer aux délibérations intéressant la vie de la Cité, et la Nation ne pourrait plus être dite « souveraine ». La démocratie, qui n’admet pas la dissimulation, dégénèrerait en oligarchie.

« La transparence est essentielle à la démocratie et à la gestion efficace de l’Etat. », rappelait pour sa part Laurent Fabius le 16 mai 2000.

Cependant, Alain Dewerpe affirme au contraire que l’exercice du pouvoir distingue inévitablement ceux qui savent de ceux qui ne savent pas, le contrôle du secret renforçant les uns et marginalisant les autres :

« […] Il n’existe pas, d’autre part, d’institution, Etat ou parti, où la conception des projets et le processus de décision, quelle que soit l’étendue des consultations et de la participation de l’ensemble des agents concernés, ne soient fondés sur une distinction entre insiders et outsiders, initiés et exclus, d’autant plus prégnante qu’elle est le plus souvent implicite et obscurément tracée. […] »

Une analyse qui s’applique d’abord au politique, puisque les gouvernants soustrairaient certains sujets au jugement des gouvernés, mais qui soulève plus généralement la question de l’existence de lieux stratégiques monopolisés par quelques intervenants tapis, tels le Minotaure, dans l’obscurité.
Sans doute est-il révélateur de voir des auteurs contemporains recourir à la figure du labyrinthe pour rendre le monde intelligible.
Elle renvoie effectivement à un espace fini, délimité, dans lequel s’enchevêtrent de multiples chemins, et où une seule voie permet de se rendre de l’entrée jusqu’au centre ou à la sortie. Les autres itinéraires n’aboutissent pas : soit ils débouchent sur des segments qui ne mènent nulle part, soit ils se terminent en impasses. Or, et c’est là le propre du labyrinthique, aucune indication ne permet d’identifier la route à suivre. On s’y perd et, du fait d’une telle complexité, l’issue y est maintenue secrète. Il s’agit par conséquent d’un lieu qui piège celui qui y pénètre, ou plutôt celui qui en ignore les spécificités, c’est-à-dire le non initié. Tout processus décisionnel pourrait s’y voir assimiler à partir du moment où la relation entre les agents serait construite autour d’un centre caché, rendu inaccessible au plus grand nombre par un réseau qui égarerait celui qui en ignorerait le plan.
Dans une telle perspective, la république d’une part, qui exige la participation de chacun à la chose de tous, et le labyrinthe d’autre part, qui favorise le secret et l’opacité au détriment de la clarté et de la publicité, désignent des formes manifestement antithétiques ; et le néolibéralisme favorise le développement du second contre la première, puisque le marché, surtout lorsqu’il se joue des frontières, accumule les zones d’ombre sur lesquelles le citoyen n’a aucune prise. La mondialisation, en favorisant l’accroissement des échanges transfrontaliers et intercontinentaux, aurait abouti à l’éclatement de l’Etat-Nation. Elle verrait notamment des acteurs issus de l’économique influer sur des secteurs qui, initialement, ne relèveraient ni de leur autorité, ni de leur compétence. Si le représenté voulait contester une décision dont il subirait les conséquences, il lui arriverait, en s’adressant au représentant, d’interpeller finalement un responsable qui n’y aurait aucune part.
Si nous considérons que les orientations fixées par des acteurs occultes peuvent avoir des répercussions sur le bien commun, alors il nous faut admettre qu’elles impliquent une mise en cause de la démocratie elle-même, dont le corollaire est précisément le contrôle par le peuple de ce qui intéresse le peuple tout entier. Le vocabulaire qui sert traditionnellement à rendre compte de l’agencement de la matrice républicaine - « Nation », « Peuple », « souveraineté », « loi » - renverrait dès lors à un schème conceptuel dépassé, et c’est à cet égard que la figure du labyrinthe apparaîtrait plus appropriée afin de peindre la complexification des réseaux de pouvoirs.
Dans les dernières années du vingtième siècle, Jacques Attali prévoyait ainsi le « retour de l’économie nomade », en d’autres termes l’éclatement des échanges dans un contexte laissant la part belle à des ensembles mouvants, et dans lesquels il apparaîtrait particulièrement difficile de déterminer qui tient qui, et qui détient quoi. D’où cette description des mécanismes qui régissent désormais la finance, la production et le commerce :

« L’économie redevient aujourd’hui labyrinthique. La propriété industrielle et commerciale se dissout de plus en plus en un enchevêtrement de sociétés financières et holdings se possédant les unes les autres. Il devient quasi impossible, sauf à un expert en labyrinthes, d’y retrouver le vrai détenteur final du capital. Les processus de productions se diversifient en circuits complexes où la distance entre la matière première et le produit fini emprunte des chemins de plus en plus tortueux passant par des lieux dispersés sur l’ensemble de la planète. […] »

Le statut du sujet serait compromis, en raison de la complexification des interactions entre les individus. En effet, la diffusion de l’information, organisée en de vastes réseaux dont les arcanes seraient connus d’un petit nombre de décideurs, conduirait la plupart des agents à dépendre de ces derniers. A mille lieues de l’affranchissement promis par la république, le secret diviserait de fait la société en plusieurs classes, l’autonomie de chacun étant proportionnelle à son degré d’initiation.
Chez Alain Dewerpe, ceux qui bénéficieraient d’une position dominante pourraient être appelés « insiders » ou « initiés », et il s’agirait chez Jacques Attali des « maîtres de ces labyrinthes ». L’individu qui appartiendrait à cette « surclasse » formerait avec ses semblables un véritable cercle initiatique, dont les membres sauraient utiliser le labyrinthique à leur avantage et seraient capables d’y emprunter le meilleur chemin. C’est essentiellement dans ce savoir spécifique que résiderait leur force. D’où une rupture avec d’anciens modèles qui se bornaient à établir de manière statique une opposition définitive entre la noblesse et le peuple, ou entre la bourgeoisie et le prolétariat :

« […] Leurs privilèges ne seront pas liés à la propriété des moyens de production ni à leur transmission, ils ne seront ni entrepreneurs créateurs d’emplois et de richesses collectives, ni capitalistes exploiteurs d’une classe ouvrière. Ils ne posséderont pas les fabriques, ni les terres, ni les postes administratifs. »

Ces privilégiés d’un nouveau genre, à la différence des seigneurs de l’Ancien Régime, ne tireraient pas leur puissance d’un fief en particulier, mais plutôt de leur habileté à passer d’un pôle à un autre en mobilisant un ensemble de compétences quelques soient les circonstances :

« […] Ils seront riches d’un actif portatif : leur connaissance des lois du labyrinthe. »

L’obscurité qui règne dans ce dernier ne procure pas la visibilité qui conditionne l’élaboration d’un projet à long terme. Il s’agit d’un tópos régi par l’éphémère et le fluctuant, où le voyageur qui entreprend sa traversée se voit imposer de fréquentes réorientations, en fonction des impasses qui compromettent la progression sur un itinéraire donné. Ce qui vaut pour telle voie ne le serait du reste pas toujours pour telle autre. L’initié se signalerait dès lors par son aptitude à gérer le caractère changeant d’une situation et à adopter immédiatement le mode d’action le plus efficace. Le labyrinthique consacrerait la victoire du nomade, prêt à se déplacer autant de fois que son intérêt le commanderait, sur le sédentaire, tributaire d’une immobilité qui finirait par le perdre :

« […] Ils sauront mobiliser rapidement du capital et des compétences dans des ensembles changeants, pour des finalités éphémères où les Etats n’auront pas de rôle. »

D’où, là encore, une mise en cause du modèle républicain, puisque l’Etat, seul lieu de la manifestation de l’autorité politique légitime, se verrait nier par des mécanismes qui le dépasseraient et sur lesquels il n’aurait pas de prise. Le labyrinthe renverrait à des pratiques souterraines, dont la mise en œuvre parallèle demanderait une discrétion certaine :

« […] Ils n’ambitionneront pas de diriger les affaires publiques (la célébrité politique sera plutôt pour eux une malédiction). »

Une trop grande visibilité, qui gênerait le plan ourdi dans l’ombre, à l’écart de tout contrôle démocratique, exposerait le décideur et le rendrait vulnérable. Afin de se ménager un accès exclusif au centre du labyrinthe, il assurerait l’opacité de son action, délibérant d’égal à égal uniquement avec les autres membres de sa caste. Les nouvelles technologies, qui amplifieraient la fluidité de l’échange tout en facilitant le recours à la dissimulation, contribueraient à cette mutation :

« […] Ils s’organiseront pour coopérer, partager un réseau, se connecter avec ceux qui sont nécessaires à leur pouvoir. Internet sera leur club. »

La surclasse désignerait une minorité évoluant dans l’ombre et s’accommodant des fluctuations du réel. Celui qui en ferait partie manipulerait pour lui-même un objet qui, à l’abri d’une architecture dédalique multipliant les trompe-l’oeil, demeurerait caché au plus grand nombre. Parce qu’il possèderait ce que les égarés ignorent, il bénéficierait systématiquement d’une avance sur eux, parcourant des lieux qui leur seraient interdits, accaparant une position dont ils ne soupçonneraient même pas l’existence, s’appropriant des avantages qu’ils ne sauraient convoiter. Il les dominerait en les excluant du flux d’informations qui le relierait à ses pairs. La permanence de la république dépendrait dans une telle optique de sa faculté à investir à son tour le labyrinthique, puisque Jacques Attali ajoute par ailleurs :

« […] Un Etat n’exercera le sien [de pouvoir] que par le contrôle de réseaux. Et l’impossibilité de les contrôler affaiblira irréversiblement les institutions politiques. »

La classe moyenne, elle, par le biais de la consommation, ne pourrait accéder qu’à ce que les maîtres des divers réseaux consentiraient à lui offrir :

« […]
Sous la loi de cette surclasse, la classe moyenne vivra un nomadisme virtuel dans sa caverne, logement tenant lieu à la fois de refuge contre le monde et de fenêtre sur le monde. Elle cherchera à s’enfouir pour consommer des voyages virtuels de toute nature : travail, tourisme, jeu, pouvoir, sexualité. »

Les plus démunis, situés au bout d’une telle classification et exclus des lieux stratégiques et de leurs abords, seraient confinés à la périphérie du labyrinthe ou enfermés dans l’une de ses impasses. Piégés par lui, et ne sachant pas comment lui faire face, ils y tourneraient continuellement en rond. Leur existence serait vouée à l’errance :

« […]
Enfin, les plus pauvres, les bas-nomades, seront jetés sur les routes de la précarité. Le salariat disparaîtra au profit d’emplois de passage, temporaires, chacun guettant le prochain caprice de l’offre de travail. »

Les outsiders, pour reprendre la terminologie d’Alain Dewerpe, emmagasineraient notamment une perte de temps. En effet, si la ligne droite permet de relier deux points au cours d’un trajet direct et rapide, l’enchevêtrement des chemins propre au tracé labyrinthique implique en revanche une multiplication d’allers et de retours : c’est un espace dans lequel la durée du parcours peut sans cesse augmenter, en fonction du nombre de fois où l’on s’y égare. Le labyrinthe s’apparenterait dès lors à un démultiplicateur spatial et temporel. C’est pourquoi Jacques Attali y voit également « du temps transformé en espace ».
Pour les néolibéraux, il suffirait de laisser le marché s’autoréguler, car toute intervention de l’Etat déboucherait inéluctablement sur l’aliénation de l’individu à une autorité centrale qui lui confisquerait sa singularité. Le « laisser faire » représenterait le moyen le plus sûr de garantir la liberté d’un agent employant dans la proximité les informations dont il disposerait en vue de la fin de son choix. L’application de la figure du labyrinthe à la répartition des échanges, telle qu’elle se manifeste dans la mondialisation, nous conduit néanmoins à rompre avec un tel optimisme. Le contrôle des lieux stratégiques par les initiés, le recours au secret et l’inégale diffusion du savoir établiraient en réalité une hiérarchie d’un nouvel ordre bien éloignée d’un quelconque idéal d’affranchissement. Ceux qui maîtriseraient les attributs du pouvoir liés au labyrinthique prendraient non seulement les décisions les plus importantes, mais ils soustrairaient encore leur action au regard d’exclus qui en seraient pourtant tributaires. D’où l’entretien d’un rapport de dominant à dominé incompatible avec la production d’un lien social tourné vers la res publica. C’est par ailleurs la relation de dépendance que le libéralisme émancipateur entendait initialement abolir qui réapparaîtrait sous une forme contemporaine. Le marché ne soumettrait certes pas l’individu à la toute puissance de l’Etat ; cependant, il le laisserait à la merci de puissances faites de lumière et d’obscurité, agençant le visible et l’invisible pour d’insaisissables enjeux.


La mise à mort du sujet critique


La République, en tant que tentative de mise en œuvre du projet libéral initial, est le régime qui doit assurer la liberté des Modernes par la construction d’un sujet autonome.
L’individu, engagé dans un vaste mouvement de privatisation de la société, ne saurait être assujetti à la collectivité, mais bénéficierait néanmoins de l’institution d’un ordre qui lui permettrait de poursuivre ses propres fins. D’où une triple mutation : d’abord, un changement de forme d’organisation politique, puisque la Cité cèderait la place à un Etat réducteur d’incertitudes et garant des libertés individuelles ; ensuite, une modification du statut du citoyen qui, subordonné à l’autorité souveraine chez les Anciens, recouvrerait avec la modernité sa singularité ; enfin, une évolution du rapport à la propriété, par l’adjonction de la chose de chacun à la chose de tous.
Le retour du labyrinthique, notamment au travers d’un néolibéralisme accordant au marché une confiance aveugle, donnerait en revanche un coup d’arrêt à une telle progression. En effet, l’affranchissement de l’individu suppose un sujet qui puisse développer son esprit critique. Or, l’existence du secret et la multiplication des zones d’ombres signifieraient l’invisibilité d’objets sur lesquels le jugement aurait dû s’exercer.
Chez Hayek, la connaissance dont un agent a besoin pour jouer son rôle est ainsi réductible à son environnement immédiat :

« […] Tout ce que les utilisateurs d’étain ont besoin de savoir, c’est qu’une partie de l’étain qu’ils consommaient est à présent utilisée de façon plus rentable autre part, et que, par conséquent, ils doivent économiser l’étain. Il est même inutile, pour la grande majorité d’entre eux, de savoir où est apparu ce besoin plus urgent ou pour quels autres besoins ils doivent ménager l’offre. […] »

Le lien social est uniquement envisagé sous son aspect marchand, et exclut toute dimension civique. Il n’y aurait plus qu’un acteur économique dépourvu de vision d’ensemble sur le système, sans droit de regard quant aux tenants et aux aboutissants de la production, et ne participant nullement aux choix du gouvernement pour l’élaboration d’un projet commun. Si un bien venait à se raréfier, l’individu devrait se borner à adapter son comportement aux aléas de l’offre et de la demande, et ne saurait prétendre interférer sur le cours des choses : pas de représenté susceptible d’interpeller un représentant afin de prévoir la gestion des ressources en fonction de critères établis au nom du peuple. Ce serait la négation même de l’implication du citoyen dans la res publica, puisque le marché s’avèrerait autosuffisant et n’intègrerait nulle représentation légitime.
Le principal argument des néolibéraux, pour soutenir que le marché serait pourtant le lieu où pourrait s’épanouir l’individu, est l’attribution au consommateur d’une sorte de souveraineté : la demande déterminerait l’offre. Cependant, nous pourrions y déceler une imposture après l’avoir retourné : et si c’était plutôt l’offre qui déterminait la demande ? Dans un labyrinthe consacrant le pouvoir des initiés sur les exclus, nous devrions effectivement envisager que les choix des seconds résultent en réalité d’une manipulation opérée par les premiers. Cette filière inversée comporterait de nombreux points obscurs, inaccessibles au grand public, mais où interviendraient les véritables décideurs. Les mécanismes (plan marketing, stratégie de communication…) secrètement mis en œuvre par ces derniers conditionneraient le geste de l’acheteur en vue d’un objectif de vente, ne lui laissant que l’illusion du libre arbitre.
Dans une telle perspective, nous assisterions nécessairement à un processus destructeur de l’autonomie individuelle puisque l’achat ne procèderait pas d’une volonté se déterminant elle-même, mais relèverait d’un acte accompli sous l’influence d’autrui. Le consommateur serait dans un état de tutelle. Le but poursuivi par les créateurs de la demande renverrait du reste à une plus-value qu’ils réaliseraient pour eux seuls en écoulant leur offre. Aussi se révèlerait-il profondément inexact d’affirmer, comme le fait Hayek, que l’importance d’un produit dépendrait des critères retenus par son acquéreur. Ce dernier se retrouverait aliéné aux choix effectués à sa place par les insiders.
L’action du marché par le biais de la publicité pourrait être considérée comme une action de distraction. Distraire quelqu’un signifie initialement le divertir ; mais distraire quelque chose, en revanche, signifie le détourner à son profit. Or, c’est bien dans ce second sens que nous pourrions dire que le sujet post-moderne s’avèrerait distrait : en apparence diverti par une société de loisirs, il se verrait en réalité ravaler au rang d’objet, de chose détournée de sa capacité critique au profit (y compris dans le sens spéculatif du terme) d’autrui. Un autre qui pourrait se révéler être ce maître en labyrinthe capable de créer des impasses et de conduire l’errant sur les voies qu’il aurait choisi en fonction de son intérêt.
Si nous admettons que la raison est le propre de l’homme, alors nous pouvons mettre au jour le néolibéralisme comme antilibéral précisément dans le fait qu’il détourne, qu’il distrait l’individu de l’activité rationnel dont il est capable en l’aliénant dans le processus consommateur : il lui confisque cette faculté de juger dont il est originellement propriétaire pour le soumettre à la tyrannie de désirs construits artificiellement. La mise en place du système néolibéral, à l’instar de celle du totalitarisme, nécessiterait la réduction de toute capacité critique. Son mode de fonctionnement reposant cette fois sur la persuasion, il s’agirait cependant non plus de contraindre, mais de persuader ; c’est-à-dire d’amener l’individu à faire volontairement (du moins en apparence) ce qu’on attend de lui, conformément à la logique du marché. Le tour de force du néolibéralisme serait ainsi de faire croire aux individus, en jouant sur la vieille différence entre la volonté et le désir, qu’ils seraient libres alors qu’ils ne le seraient pas.
Dans une telle perspective, l’avènement de la post-modernité se traduirait précisément par l’abandon du sujet critique au profit du sujet consommateur. L’assujettissement par le marché se traduirait par conséquent par une tentative de bâtir une société d’aliénés, un monde dans lequel tous seraient distraits. Nous assisterions alors à l’émergence d’un sujet post-moderne, un homo consommatus qui se montrerait distrait et asservi, mais qui aimerait Big Brother, et qui ne pourrait plus jouer son rôle de citoyen dans la République. L’abandon du sujet critique à son profit marquerait effectivement l’avènement d’une époque post-moderne sur les ruines du projet républicain émancipateur hérité du libéralisme et des Lumières.
A cet égard, faire la critique de l’ultralibéralisme économique au nom des valeurs républicaines pourrait revenir non pas à mettre en avant une Nation primant l’individu, mais bien un individu autonome et affranchi tout autant de la tutelle d’une religion ou de l’arbitraire royal, que des puissances de l’argent. Le refus de soumettre sans restriction le travailleur au marché et au pouvoir du patron pourrait dès lors intervenir sans le recours au socialisme. Pour le dire autrement, les droits sociaux figureraient parmi les libertés individuelles défendues par les libéraux, et la république pourrait être sociale sans pour autant être socialiste.


La critique de Castoriadis et ses limites


Il nous semble ici opportun de faire intervenir la critique du capitalisme par Cornelius Castoriadis, dans la mesure où il recourt lui aussi à la figure du labyrinthe pour décrire les mécanismes occultes à l’œuvre dans les régimes occidentaux contemporains. Pour lui, ce que nous qualifions généralement de « démocratique » ne serait que le masque rassurant derrière lequel se dissimuleraient les véritables lieux de la détention du pouvoir. De tels centres décisionnels échapperaient au contrôle du peuple, la plupart des citoyens ignorant jusqu’à leur existence. D’où l’évocation d’« oligarchies libérales » tenues par des réseaux d’influence, et opérant une confiscation de la souveraineté populaire au profit d’intérêts particuliers :

« […] Pourquoi parler d’oligarchies libérales là où journalistes, politiciens et écrivains irréfléchis parlent de démocratie ? Parce que démocratie signifie le pouvoir du dèmos, du peuple, et que ces régimes se trouvent sous la domination politique de couches particulières : grands financiers et industriels, bureaucratie étatique et politique, etc. Certes, la population y a des droits ; certes, ces droits ne sont pas “simplement formels”, comme on l’a dit stupidement, ils sont seulement partiels. Mais la population n’a pas le pouvoir : elle ne gouverne ni ne contrôle le gouvernement ; elle ne fait ni la loi ni les lois ; elle ne juge pas. […] »

L’aliénation du sujet, qui ne saurait jouer son rôle de citoyen, se traduirait à la fois par l’asservissement du travailleur et par celui du consommateur. Les véritables décideurs, qui tiendraient les positions d’où les voies d’accès et les impasses seraient filialisées, auraient la capacité de perdre l’individu pour lui inculquer de nouveaux repères, conformément à une logique d’ensemble. Il s’agirait d’en faire un simple rouage, qui interviendrait dans le processus de production, tout en modelant son comportement de manière à susciter sa complaisance. D’où la nécessité de lui inculquer une échelle de valeurs adaptée :

« Des motivations adéquates […] ne peuvent pas exister s’il ne s’impose à la société un système de valeurs, auquel tous ses membres participent à un degré plus ou moins grand. »

Ce point peut être considéré comme un contre-argument opposable aux néolibéraux, qui font au contraire du marché le théâtre de la réappropriation des singularités.
L’individu travaillerait essentiellement en vue de l’obtention d’un revenu et, ne pouvant généralement pas l’accumuler, à la différence du détenteur du capital, il ne le destinerait qu’à la consommation :

« Le revenu n’a donc de signification que par la consommation qu’il permet. »

Or, celle-là ne se définissant qu’en fonction de ce que nous pourrions nous procurer, interroger celui-ci impliquerait de mettre au jour ce que représenterait l’achat lui-même. En d’autres termes, nous devrions nous intéresser à la nature de l’objet contre lequel nous échangerions une partie des ressources issues de notre activité salariée. Si les biens de consommation concernent d’abord des impératifs vitaux - se nourrir, assurer sa conservation, vivre décemment -, l’élévation du niveau de vie dans les sociétés occidentales autoriserait leur satisfaction de telle sorte que les mécanismes marchands exigeraient désormais qu’il en soit artificiellement créé d’autres :

« La consommation ne peut donc garder une apparence de sens que si des nouveaux besoins ou des nouveaux modes de satisfaction des besoins sont constamment créés - ce qui est en même temps indispensable pour maintenir l’économie dans son mouvement d’expansion. »
Cette création de nouveaux besoins ne pourrait aller qu’en s’accentuant. En effet, le principe même du capitalisme étant l’augmentation des profits de la classe dirigeante, la production qui les conditionne ne pourrait que suivre un mouvement croissant. Or, cette production répond à une demande qui ne pourrait dès lors que s’élargir. Par conséquent, les besoins constitutifs de la demande seraient eux-mêmes en constante extension.
Pour Castoriadis, les biens de consommation artificiels feraient l’objet d’une manipulation de masse. Tout serait mis en œuvre pour inciter insidieusement l’ensemble des individus à consommer tel objet. Une telle démarche d’incitation recourrait aux mécanismes de l’étude de marché. Les organes qui gèrent l’optimisation des ventes utiliseraient tous les procédés permettant d’introduire chez l’individu l’idée selon laquelle tel objet lui serait indispensable. Il écrit :

« Les besoins ne sont plus - ou de moins en moins - l’expression d’une relation organique de l’individu avec son milieu naturel et social : ils sont l’objet d’une manipulation sournoise ou violente et à la limite créés de toutes pièces par les soins d’une fraction spéciale de la bureaucratie, la bureaucratie de la consommation, de la publicité et de la vente. »

La société capitaliste contemporaine enfermerait l’ensemble des individus dans un labyrinthe économique dont les chemins seraient mis en place par la classe dirigeante dans le but de favoriser une consommation développée artificiellement. Tel organisme publicitaire ferait en sorte d’amener la masse des individus sur telle voie pour l’inciter à consommer tel objet. Tel organisme de vente s’efforcerait de réunir chez l’individu les conditions le poussant à acheter telle production. La justification d’un tel schéma serait d’habituer l’individu à l’idée selon laquelle son bien-être dépendrait des objets qui lui seraient présentés comme étant indispensables. Consommer, et travailler pour s’en donner les moyens, deviendraient ainsi ses motivations essentielles. Le capitalisme, dans une telle optique, tirerait sa force de l’adhésion au système de celui qui y serait asservi, et chacune des actions de ce dernier ne servirait qu’à préparer la suivante :

« C’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre qu’il faut que tous les gestes des hommes concourent, d’une façon ou d’une autre, à maintenir cette société en mouvement, dans son mouvement, qu’il faut qu’ils consomment les produits qu’elle offre, se rendent aux lieux de plaisir qu’elle propose, procréent les enfants dont elle aura besoin demain, les élèvent de façon conforme aux normes sociales, etc. »

Castoriadis dénonce au bout du compte une sorte de totalitarisme ultralibéral, dans lequel la sphère privée apparaîtrait factice : chaque activité individuelle se trouverait en réalité incluse dans une suite d’opérations concourant à l’emprise du labyrinthe. Les loisirs participeraient ainsi à la création de la demande, et la succession des générations s’apparenterait à un renouvellement de main-d’œuvre destinée à la satisfaire.
Le marché, bien loin d’être le cadre de l’émancipation de l’individu, abriterait dans une telle optique un Minotaure qui avalerait toute identité individuelle en déconstruisant tout ce qui ne serait pas conforme à sa logique.
Au bout du compte, les seules valeurs auxquelles les hommes attacheraient encore de l’importance seraient celles qui seraient centrées sur le confort lié à la consommation.
La critique de Castoriadis nous intéresse ici dans la mesure où elle nous aide à cerner le passage du sujet citoyen au sujet consommateur, et en quoi un tel passage consiste dans une forme nouvelle de l’aliénation de l’individu. Il nous faut cependant préciser les limites d’une telle critique.
La faiblesse de la perspective de Castoriadis tient en effet dans le projet défendu par ce dernier pour redonner à l’individu sa liberté. Si nous utilisons encore la figure du labyrinthe, Castoriadis apparaît comme un auteur voulant élucider et abolir le labyrinthique en recourant à un projet socialiste qui, lui non plus, n’est pas sans rappeler la république des Anciens. S’il admet que l’individu, à l’époque moderne, est davantage préoccupé par sa sphère privée que par la sphère publique (« La population entière est prise dans un mouvement de privatisation ; elle vaque à ses affaires, cependant que les affaires de la société lui semblent échapper à son action », reconnaît-il), c’est, contrairement aux libéraux, avec l’intention de lutter contre cet état de fait et de rétablir une forte participation de l’individu aux affaires de la Cité :

« […] J’ai mené cette critique au nom et à partir d’un projet politique de transformation sociale dont le contenu essentiel est l’autogouvernement effectif de la société, articulé dans et par l’autogouvernement des groupes qui la composent - groupes de producteurs, groupes locaux, etc. Ce projet est toujours le mien. », écrit-il.

Mais comment, concrètement, réinsérer les individus dans la sphère publique et les voir se réapproprier le labyrinthe ? S’agit-il de les rééduquer, de créer un « homme nouveau », de les « forcer » à être libres, ou encore d’attendre sur leur « bon vouloir » ou sur une prise de conscience hypothétique ? Vouloir purement et simplement supprimer le labyrinthe n’est-il pas illusoire ?
Peut-être existerait-il, entre la nostalgie de la république des Anciens et la résignation face au marché, une troisième voie, celle de la république moderne et libérale, qui ne prétendrait pas abolir le labyrinthe. Une république qui ne produirait pas nécessairement de lien civique fort, mais qui tisserait des fils d’Ariane destinés à préserver les individus du Minotaure et à les affranchir en leur donnant les clefs pour s’orienter dans les structures labyrinthiques. D’où l’importance de l’école, une nouvelle fois, comme vecteur du projet émancipateur, et comme lieu stratégique.




III

TERRITORIALISATION ET DETERRITORIALISATION DE L’ECOLE




Territorialisation - Déterritorialisation - Ecole - Lieu stratégique - Topographie - Territoire - Espace - Neutralité - Laïcité - Science - Préjugé -Groupes de pressions - Pédagogie - Parole - Statut - Transmission - Maître - Elève - Verticalité - Horizontalité - Inversion - Défaite - Réussite - Foucault - Contrôle




Topographie scolaire


L’école, telle qu’elle est conçue dans le cadre du modèle républicain français, et conformément à l’intention émancipatrice initiée par Condorcet, a essentiellement deux missions : la formation du citoyen d’une part, et la formation professionnelle d’autre part.
La première exige qu’au terme de son parcours dans le système éducatif, l’individu soit suffisamment instruit pour comprendre le monde dans lequel il vit et pour participer à la vie de la Cité. Il serait alors en mesure de contrôler ses représentants, au lieu d’être contrôlé par eux. Il devrait également partager un ensemble de valeurs qui le relieraient aux autres composantes de l’association politique, et qui assureraient son intégration dans l’espace commun.
La seconde consiste dans l’acquisition d’une qualification qui, associée à l’égalité des chances, lui permettrait éventuellement de s’arracher au milieu social dont il serait originaire, afin de prétendre à une place plus avantageuse en rapport avec le talent dont il ferait preuve. La République ne promettrait aucunement de supprimer les inégalités de conditions ; elle refuserait en revanche l’enfermement du sujet dans une catégorie donnée, et fonctionnerait comme un démultiplicateur de perspectives. Il deviendrait possible à l’individu de passer d’un cercle à un autre, grâce à l’appropriation de compétences particulières. L’institution scolaire, plus que toute autre, serait le moyen d’honorer cette promesse individualiste, et elle représenterait à ce titre la condition primordiale de la réussite du programme d’affranchissement libéral.
Dans une telle perspective, l’école, en tant que tópos, ne pourrait qu’être laïque ; c’est-à-dire qu’il s’agirait d’un lieu de transmission des savoirs maintenu à l’abri des groupes de pressions. L’établissement, en quelque sorte situé « hors du monde », préserverait l’élève de tout ce qui serait susceptible d’empêcher sa sortie hors de l’état de tutelle. Il s’apparenterait à un territoire neutre. Une neutralité définie, et c’est là que nous retrouverions un lien universalisant, ou une res publica, par ce qui est partageable et utilisable par chacun, en tant que sujet usant de son entendement, à savoir la raison. Il s’agirait d’acquérir un discours rationnel. Les Lumières, c’est savoir bien user de son jugement pour raisonner et aboutir à des propositions vraies au regard de la raison :

« C’est par la découverte successive des vérités de tous les ordres, que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés. C’est par la découverte des vérités nouvelles que l’espèce humaine continuera de se perfectionner. […] »
Le savoir (« je sais que je ne sais pas ») s’oppose au préjugé (« je crois savoir alors que je ne sais pas »). Par le biais d’une démonstration, tout individu qui suit une démarche rationnelle peut s’accorder avec autrui sur la justesse d’une proposition et la communiquer à d’autres êtres rationnels. Lorsque l’élève bénéficie d’un tel retrait, il dispose d’un recul qui lui permet précisément d’examiner, de critiquer et de juger ce qui se trouve au-delà des murs de son école, de son collège ou de son lycée. Mis en position d’exercer les outils intellectuels et de recourir aux repères culturels dont il a fait l’acquisition, il peut en d’autres termes soumettre à son entendement tous les discours extérieurs, au lieu d’être soumis à leur influence. C’est-à-dire qu’une fois hors de l’école, il se trouve dès lors en mesure de choisir librement d’adhérer ou non à une croyance ou à une idée. Une telle acquisition de l’autonomie par l’école, véritable bras armé des Lumières, ferait de cette dernière le moyen d’assurer le triomphe de ce gouvernement par la raison qu’est la république. Les lois concernant la laïcité, celle de 1905 comme les suivantes, ne sont à cet égard rien d’autre que des actes de territorialisation ou de reterritorialisation de la République.
Cependant, comment est-il envisageable d’organiser l’instruction d’une masse d’individus dans un grand Etat, et le projet éducatif des républicains est-il seulement applicable ? Pour qu’un tel projet puisse aboutir, il faudrait que les professeurs en charge de sa mise en œuvre dispose des conditions leur permettant d’enseigner. Mais les républicains se sont-ils bien interrogés sur les conditions mêmes de la mise en place d’un système éducatif permettant d’atteindre une telle exigence ? Se sont-ils bien demandés s’il suffisait de décréter qu’il fallait instruire pour que le citoyen soit effectivement instruit ?
Les Lumières, optimistes, semblent d’abord avoir cru qu’il suffisait d’instruire, c’est-à-dire de mettre les enfants à l’école, pour atteindre « l’égalité d’instruction » chère à Condorcet. Renouvier, au dix-neuvième siècle, a pour sa part relevé que l’inégalité des aptitudes posait la question des méthodes auxquelles il fallait recourir pour transmettre les savoirs, et plus généralement de l’organisation même de l’institution scolaire. Mais il l’a aussitôt éludée en se bornant à rappeler qu’il n’était que philosophe, et nullement administrateur. A ce dernier, donc, de mettre en place un système éducatif satisfaisant.
Les lois Ferry de juin 1881 et de mars 1882 imposent un enseignement primaire laïc, gratuit et obligatoire de 7 à 13 ans. Elles permettent de scolariser la totalité des enfants et d’unifier les contenus des enseignements sur l’ensemble du territoire national. Sous la Troisième République, le travail de l’instituteur ne consiste alors pas seulement à apprendre à l’élève à lire, à écrire et à compter. Il contribue également à renforcer le sentiment d’appartenance à la Nation et vise la production d’un citoyen éclairé, capable d’esprit critique et en mesure de jouer son rôle dans la Cité. Cependant, le système ne prétend pas amener chacun au plus haut niveau, du moment que le détenteur d’un talent peut être repéré et bénéficier de l’égalité des chances. C’est à cet égard qu’il sera question d’« élitisme » et de « méritocratie républicaine ».
Après la Seconde Guerre mondiale, en revanche, la donne change radicalement : l’école accueille désormais chaque année 200000 élèves supplémentaires. Une telle vague touche le secondaire et le supérieur, et répond à une forte demande. L’élévation du niveau de vie rend effectivement possible la poursuite d’études, dans laquelle les parents voient le moyen d’une promotion sociale pour leurs enfants. Par ailleurs, le développement du secteur tertiaire, l’évolution des technologies et la complexification des tâches nécessitent des formations de niveau plus élevé. Pour faire face à un tel afflux, un effort de construction est entrepris : les collèges et les lycées, jusqu’alors situés dans les centres-villes, s’ouvrent aussi dans les quartiers périphériques, ainsi que dans les banlieues. D’où l’intégration dans l’école, par son implantation dans les secteurs les plus défavorisés, d’éléments qui se trouvaient auparavant marginalisés. La République, d’une certaine manière, entreprend de territorialiser son propre territoire. D’où, encore, la création des ZEP (Zones d’Education Prioritaire), dont l’objectif affiché est de « donner plus à ceux qui ont moins », afin de réduire au bout du compte les inégalités sociales au moyen d’une offre éducative rendue accessible à tous.
Pourtant, une telle évolution pose aujourd’hui la question de la massification de l’enseignement, et de ses conséquences sur le rapport de l’élève au savoir. En effet, le fait de permettre au plus grand nombre de s’inscrire dans les filières du secondaire et du supérieur suppose-t-il que les individus bénéficient dans leur ensemble de la même exigence, ou bien qu’elle soit au contraire disséminée de façon inégale, au point que la valeur d’un diplôme pourrait se révéler tributaire du lieu où il se verrait délivrer ? La première proposition impliquerait que l’institution scolaire serait parvenue à dispenser un niveau élevé de connaissance et de qualification à toutes les couches de la population ; la seconde signifierait l’échec d’une telle démocratisation, et qu’elle ne ferait que dissimuler un déplacement des inégalités initiales.









Pédagogues et républicains, la parole de l’enfant au cœur d’une querelle


Afin de palier ces dernières et de réussir l’enseignement de masse, la « nouvelle pédagogie » a précisément envisagé de « mettre l’élève au centre du système », en d’autres termes de s’adapter à lui en tenant compte de la spécificité de chacun au sein de la population scolaire. Or, l’effet pervers d’une telle « adaptation » pourrait être une mise en cause du principe de la verticalité de la transmission des savoirs (du maître à l’élève) par une trop grande importance donnée à la parole de l’enfant. Le maître, dans le cadre d’une relation devenue horizontale, serait effectivement invité à aider l’élève à « construire lui-même ses propres savoirs ». L’école, dans une telle perspective, ne serait plus tant le lieu où l’individu deviendrait autre que ce qu’il était au départ, mais celui où il s’épanouirait en développant des qualités qui se trouveraient déjà en lui.
Les néo-pédagogues s’imposent en France après Mai 68, qui consacre le ravalement de la parole de « l’enseignant » au niveau de celle de « l’enseigné », et plus encore à partir de la loi d’orientation de 1989, qui donne la « liberté d’expression » aux élèves. Or, c’est l’acte d’enseigner lui-même, qui supposait que le professeur puisse amener l’élève à rompre avec ses préjugés pour acquérir des outils intellectuels relevant d’une épistémé, qui s’en serait trouvé bouleversé. Il ne s’agirait plus dès lors d’instruire, mais de conforter l’opinion de « l’apprenant », en quelque sorte sacralisée. D’où, en réalité, le maintien des élèves dans leurs conditions respectives et le creusement des inégalités. Car le fait de s’adapter à l’élève équivaudrait à baisser le niveau d’exigences, qu’il s’agisse des enseignements eux-mêmes ou de la validation des diplômes, au lieu de transmettre les savoirs qui eux seuls lui permettraient de sortir de l’état de tutelle. Le système éducatif, sous prétexte de se rendre massivement accessible aux élèves issus de différents milieux, ne les amènerait nullement à une culture commune en empruntant des voies diverses qui tiendraient compte des spécificités de chacun, mais entretiendrait finalement le statu quo des inégalités en multipliant les enseignements à « plusieurs vitesses ». Il pourrait même les amplifier puisque, dans un système particulièrement rigoureux et sélectif, l’élève issu d’un milieu modeste qui aurait franchi les différents paliers vers l’excellence atteindrait véritablement un seuil de connaissances comparable à celui possédé par l’élève plus favorisé par son milieu d’origine ; alors que dans un système d’adaptation du niveau d’exigences à l’enfant, celui qui aurait bénéficié d’un enseignement rigoureux et sélectif ne pourrait plus être distingué des autres et ne verrait pas son mérite reconnu. Il devrait se satisfaire d’une culture au rabais qui l’exclurait définitivement de l’élite qui évoluerait ailleurs. C’est qu’il ne faut pas perdre de vue l’aspect géographique des inégalités sociales, qui se doublent généralement d’inégalités territoriales.
La « démocratisation » de l’enseignement consisterait à cet égard plus exactement dans une ségrégation des masses, les privilégiés conservant des espaces protégés des difficultés sociales tandis que les plus défavorisés seraient rassemblés dans les secteurs qui les accumuleraient.
La sélection permettait la transmission des savoirs parce que l’élève était alors tributaire du niveau d’exigence fixé pour passer dans la classe supérieure. Mais, en donnant un accès égal à cette dernière à tous les élèves, quelque soit leur talent, un tel rapport s’inverserait : la transmission des savoirs elle-même, qui supposait que l’autorité et la force du droit soient assurés à l’école, deviendrait tributaire du plus grand nombre, c’est-à-dire du droit du plus fort. Car, concrètement, et c’est ce qui ressort de témoignages de professeurs confrontés à de telles difficultés, l’arrivée massive d’individus qui n’ont pas les capacités, ni quelquefois l’envie, de satisfaire au niveau d’exigences requis pour que la transmission des savoirs soit assurée aboutit à la dégradation des conditions d’enseignement elles-mêmes. Là où une majorité d’élèves s’avère ne pas être en mesure de suivre le cours qui doit être dispensé, le professeur peut au bout du compte se voir contraint de s’abaisser à sa médiocrité, renonçant de fait à faire travailler les meilleurs élèves au rythme que leur talent leur permettait de suivre. Une telle dégradation atteint son paroxysme là où une majorité d’élèves va jusqu’à rejeter les savoirs que le professeur doit transmettre, le contraignant à gérer des problèmes de comportement dans la classe au lieu d’enseigner.
D’où le risque de voir le sujet qui possèderait le potentiel pour accéder au plus haut niveau, et qui aurait besoin de la parole professorale pour y parvenir, submergé par une majorité d’individus en échec scolaire, auxquels l’enseignant ne ferait que s’adapter en renonçant à transmettre les savoirs dispensés dans d’autres lieux. Pour le dire autrement, sous prétexte de s’adapter à elle, au lieu de lui transmettre les savoirs nécessaires à son intégration dans la Cité, c’est la population scolaire entière d’un collège, d’un lycée ou d’un quartier qui pourrait se révélée marginalisée et tenue à l’écart des portions de territoire où les enseignements conserveraient leur exigence.
Dès 1999, Michel Barat dénonce dans un chapitre de La Fin des Lumières, intitulé A l’école, citoyens !, l’inanité de la mise en avant de « l’élève au centre du système », et mérite ici d’être longuement cité :

« Il faut porter la plus extrême attention à ce que l’on entend aujourd’hui par démocratisation de l’enseignement : il ne s’agit pas seulement d’un louable et toujours nécessaire effort de conduire le plus grand nombre possible au savoir le plus grand possible, mais bel et bien d’un bouleversement démocratique de l’acte même d’enseigner. Cette évolution moderne inaugurée et fondée par la loi est une véritable révolution copernicienne à l’envers. Si Copernic fit tourner l’observateur terrien sur lui-même et autour du Soleil, nos pédagogues contemporains font l’inverse, retrouvant les théories de la Terre comme centre immobile de l’Univers : ils veulent l’enfant fixe pour faire tourner autour de lui le monde et les savoirs. Ainsi l’enfant est-il déclaré le centre de l’éducation.
Avec sa référence à Copernic, Emmanuel Kant promeut et achève les Lumières en tirant toutes les conséquences du passage de la théorie géocentriste à l’héliocentrisme. Nos pédagogues contemporains, eux, se couvrent des défroques du Moyen Age et inventent un “puéricentrisme”. La vocation de l’école sera de faire tourner autour de l’enfant le plus de savoir possible pour enrichir “son milieu”. Il n’est pas interdit de penser qu’il y a là de quoi déboussoler un bon nombre de maîtres et donner le tournis à beaucoup d’élèves. […] Ce vertige dans lequel on fait actuellement tourner les élèves, appeler pédagogiquement “éveil” ou “découverte”, se révèle dans les faits authentiquement et profondément antidémocratique. Il favorise ceux qui ont la chance de pouvoir ancrer leur savoir naissant dans la culture parentale, il ne crée rien d’autre qu’une illusion du savoir et laisse cruellement de côté ceux qui, hors de l’école, n’auront pas de sol culturel où poser solidement les pieds. Ainsi le goût de l’opinion est-il inoculé et se substitue-t-il à celui de la vérité. »

La « nouvelle pédagogie », en mettant « au centre du système » un élève encore soumis à l’opinion, pratiquerait une mise à mort du sujet critique et compromettrait par conséquent la res publica. Elle ne ferait qu’amplifier la fracture culturelle qui accompagne généralement la fracture sociale, puisque l’individu issu d’un milieu où on ne maîtriserait pas plus de 800 mots ne trouverait plus à l’école les savoirs qui lui permettraient de progresser et, éventuellement, de changer de condition. En effet, insistons bien sur ce point essentiel, il faut garder à l’esprit le fait que les élèves, de par leur origine socioculturelle, ne sont pas égaux et n’arrivent pas à l’école avec les mêmes chances. L’élève issu d’un milieu modeste ne possède pas les mêmes repères que l’élève issu d’un milieu où le confort matériel peut faciliter l’accès à la culture. Alors que le second bénéficie d’un environnement dans lequel le langage, outre ses fonctions pratiques, sert à communiquer une culture commune riche des repères littéraires, historiques et sociaux essentiels à l’intégration de l’individu dans la Cité, le premier, souvent, n’a pas accès à une telle richesse et voit la communication dans son proche entourage réduite à un vocabulaire limité et destiné à un usage immédiat.


Vers une défaite de la modernité républicaine ?


Dans une telle perspective, l’école s’avèrerait être le lieu clef où se jouerait la lutte entre la préservation du sujet critique et l’avènement de l’homo consommatus, donc entre l’application du projet émancipateur et son abandon au profit d’une post-modernité néolibérale.
En effet, le fait de centrer l’éducation sur la parole de l’élève induirait un retournement complet de l’exigence critique que supposait le projet émancipateur hérité des Lumières. A l’heure de la mondialisation néolibérale, le sujet verrait effectivement son autonomie étouffée par les logiques consuméristes. Construire l’enseignement en fonction de ses préoccupations reviendrait donc à laisser entrer dans l’école des comportements déterminés par de telles logiques : au travers d’une parole enfantine qui serait souvent elle-même la cible des publicitaires, ce serait laisser la parole du sujet consommateur territorialiser le terrain scolaire, au lieu de donner à l’élève le recul sur le monde indispensable à la maîtrise de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Là où la religion aurait perdu son influence au terme de la laïcisation de l’Etat, l’économie néolibérale aurait gagné, avec la complicité de la « nouvelle pédagogie ».
Si nous employions le langage de Deleuze, nous pourrions dire que le projet républicain, dans sa version moderne, apparaîtrait voué à l’échec dès que le terrain de l’éducation serait l’objet d’une territorialisation par les processus consuméristes qui feraient la force du capitalisme aliénateur. L’école, lieu de la transmission des savoirs, se trouverait pour ainsi dire déterritorialisée. En d’autres termes, la raison n’y serait plus maîtresse chez elle et, si nous définissions précisément la république comme étant le gouvernement par la raison, alors elle pourrait s’avérer minée par la faillite du système scolaire.
Cependant, il nous faudrait alors nous demander si une telle reproduction des inégalités sociales par l’école indiquerait vraiment l’échec du système éducatif, ou bien s’il signifierait au contraire sa réussite. Il se pourrait effectivement que la République ne soit qu’une forme dont le contenu, en réalité, ne prétendrait nullement atteindre l’égalité des chances. Derrière le projet individualiste et émancipateur, se dissimulerait effectivement la mise en place d’une distribution des pouvoirs visant le contrôle des individus. Il ne s’agirait pas tant, dans une telle optique, de les faire parvenir à l’autonomie que de gérer leur répartition sur un territoire. C’est la lecture de Foucault :

« […] Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIIIe siècle la classe politiquement dominante s’est abrité derrière la mise en place d’un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l’organisation d’un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l’autre versant, obscur, de ces processus. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines. Et si, d’une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l’instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps. […] Les “Lumières” qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines. »

A cet égard, la reproduction des inégalités sociales et la perpétuation de la fracture culturelle par l’école s’inscriraient dans une simple gestion des singularités :

« […] Traiter les “lépreux” comme des “pestiférés”, projeter les découpages fins de la discipline sur l’espace confus de l’internement, le travailler avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir, individualiser les exclus, mais se servir des procédures d’individualisation pour marquer des exclusions - c’est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du XIXe siècle : l’asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correction, l’établissement d’éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d’une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou - non fou ; dangereux - inoffensif ; normal - anormal) ; et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est ; où il doit être ; par quoi le caractériser, comment le reconnaître ; comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc.). […] Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux ; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour le marquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont elles dérivent de loin. »

L’enfermement de l’élève dans la salle de classe et dans l’établissement participerait à une telle logique du contrôle : il s’agirait de savoir en permanence où se trouverait un individu donné. Quant à « l’orientation scolaire », elle ne viserait nullement la poursuite d’un projet individuel, mais la répartition comptable d’une masse d’individus : le système éducatif identifierait puis séparerait le « bon élément » et le « mauvais élément », renvoyant chacun dans la filière à laquelle il serait destiné. La gestion des services par l’administration dans la République se traduirait par conséquent par l’inversion du projet libéral et émancipateur initial.





QUATRIEME PARTIE :



CONTRE-LABYRINTHIQUE




I

CONSERVATION DE LA REPUBLIQUE




Conservation - République - Singularité française - Désingularisation - Tradition italo-occidentale - Machiavel - Méthode - Questions machiavéliennes - Médecine - Verità effetuale - Fracture culturelle - Cancer de la raison - Elève - Barbare - Tyrannie - Perte - Citoyen - République - Perpétuation




La tradition italo-occidentale et l’exclusivité française


Avec la question de la faillite du système éducatif, qui n’assurerait ni la transmission des savoirs à tous ni celle d’une culture commune au fil des générations, en survient une autre, celle de la conservation de la république :

« Ce qui menace de faire mourir la république, ce n’est donc pas la promesse individualiste […] mais le fait qu’elle soit tenue pour certains seulement, le fait que les actes ne soient pas d’accord avec les mots et que, depuis bientôt une génération, le projet collectif de progrès vers plus d’égalité se soit purement et simplement éteint. », observe fort justement Jean-Fabien Spitz.

Ainsi, comme le craignait déjà Platon pour sa Callipolis, la république pourrait se perdre, y compris dans sa version française. C’est que les principes, une fois exposés sur le terrain à des difficultés qui n’avaient pas nécessairement été prévues par le théoricien, risqueraient de se révéler inopérants. Il ne suffirait pas d’inscrire au programme l’école en tant que vecteur de la citoyenneté et de l’égalité des chances pour qu’elle le soit effectivement ; d’où le décalage qui pourrait survenir entre les écrits produits par la philosophie politique et leur application dans le cadre d’une administration, c’est-à-dire dans l’action de mettre en œuvre les services de l’Etat conformément aux directives gouvernementales.
Il serait cependant envisageable de l’appréhender en sollicitant un mouvement qui, tout en se distinguant des Lumières, émerge en Italie à la Renaissance avant de se répandre en Europe, puis outre-Atlantique. Cette tradition italo-occidentale interroge précisément les conditions de la conservation de la république en n’hésitant pas à confronter la théorie et la pratique. Dans Le Moment machiavélien, Pocock rompt avec une historiographie des idées se limitant à opposer les Anciens et les Modernes, et à rendre compte de la longue éclosion du libéralisme depuis Locke, voire depuis le Moyen Age. Parce qu’il s’agirait essentiellement d’un questionnement d’ordre juridique relatif aux droits individuels, dont le corollaire serait la focalisation de l’attention sur les modalités de l’apparition d’un individu délié, évoluant dans une sphère privée, et se désintéressant de la chose de tous, il nous conduirait à ne nous satisfaire que de l’autonomie du sujet, et à ignorer les problèmes soulevés par le délitement. D’où un retournement possible du libéralisme en néolibéralisme, par l’argument selon lequel la conjugaison des intérêts particuliers dans la société marchande garantirait l’équilibre de l’ensemble sans recours à l’intervention de l’Etat. Le marché ne saurait pourtant s’autoréguler, la mutation du citoyen en consommateur consistant seulement, si elle ne s’accompagne pas de garde-fous, dans une nouvelle forme d’aliénation.
Pocock, lui, s’attache à montrer que les choses sont plus complexes et que, parallèlement à l’épanouissement du sujet libéral, s’est développé en Italie, spécialement à Florence, puis dans le monde anglo-saxon, un autre mouvement, qui n’a jamais cessé de s’intéresser au maintien du lien civique et à la permanence de la res publica : Comment le premier peut-il subsister si les membres de la collectivité se bornent à poursuivre des fins particulières ?, Comment éviter le dépérissement de la seconde ?, telles sont les questions que pose le républicanisme.
La tradition italo-occidentale offrirait des outils conceptuels que nous pourrions mobiliser afin d’analyser les dérives attachées à la globalisation de l’économie :

« Dans cette tradition, l’homme est un citoyen avant d’être un marchand et un producteur, et son existence sociale est subordonnée à son existence politique ; […] L’essentiel est la défense de l’autonomie, ce qui suppose un contrôle étroit sur l’ensemble des rapports d’interdépendance que le commerce et les activités sociales et privées tissent entre les hommes, une méfiance vis-à-vis des rapports marchands, qui menacent de saper les fondements de l’indépendance des citoyens en transformant la terre en marchandise, mais également une vigilance extrême à l’égard de la multiplication folle des objets de consommation et de jouissance, qui risquerait d’inverser les rapports de subordination entre le social et le politique, et de faire perdre aux hommes la maîtrise de leurs conditions d’existence en les faisant entrer dans un monde où l’imaginaire et l’opinion ont plus d’importance que la réalité. […] »

De prime abord, une telle approche pourrait entretenir une proximité avec le socialisme, en accordant la primauté de l’intérêt collectif sur la liberté individuelle. En fait, il n’en est rien, puisqu’elle valorise également cette dernière en reconnaissant à l’individu la qualité de propriétaire. Aussi tente-t-elle plutôt de concilier la jouissance de la propriété avec l’investissement dans la vie de la Cité, voyant dans celle-ci une condition de celle-là, ou pour mieux dire de l’affranchissement que vise la république :

« […] loin que la société civile doive son existence à la nécessité de protéger la propriété, de garantir les fruits du travail, et de rendre possibles l’accroissement de la richesse et la multiplication des échanges, c’est au contraire la propriété qui apparaît comme la condition subordonnée (quoiqu’essentielle) de l’existence politique ; l’homme doit être propriétaire pour être citoyen, parce que seule la possession de la terre lui assure l’indépendance nécessaire pour exercer de manière autonome le métier de citoyen qui le définit comme homme. […] »

Dans une telle perspective, nous ne nous proposons nullement de laisser la querelle entre le libéralisme et le socialisme pour nous engager dans une autre. Nous considérons plutôt que les grilles de lecture fournies par le libéralisme d’une part, et par le républicanisme d’autre part, participent toutes deux à l’intelligibilité des régimes démocratiques contemporains, y compris dans le cas français. Une fois admis que le bien commun résiderait dans le partage d’un espace préservant les singularités, et qu’il répondrait par conséquent à une préoccupation individualiste, il resterait à examiner les conditions de sa pérennité, et comment traiter les crises qui pourraient le mettre en péril. Or, c’est précisément à ce stade de la réflexion que le vocabulaire machiavélien, tout imprégné de la hantise de la conservation et de la perte, révèlerait sa pertinence.
Il nous faut néanmoins souligner combien le fait de désingulariser la France, que ce soit pour établir ce qu’elle doit aux libéraux ou pour la replacer dans la tradition italo-occidentale, s’expose à quelques préventions idéologiques. Dans le cadre d’un débat interne qui prend quelquefois un tour passionné, il n’est pas rare de voir l’idée républicaine amalgamée avec des éléments strictement nationaux, alors qu’ils sont peut-être plus français que républicains. D’où une certaine réticence, par exemple, à reconnaître le fédéralisme américain, tant il apparaît étranger au jacobinisme initié par les révolutionnaires, comme un modèle de république alternatif. Une telle exclusivité nous interdirait en outre de penser le moment paolien, quand bien même il serait clef. En effet, la Corse, dans la République dite « une et indivisible », n’est qu’une partie du tout et ne joue pas de rôle public en tant que telle :

« […] Il n’est pas question de nier l’existence de communautés culturelles, mais de refuser qu’elles soient, comme telles, politiquement fondatrices. La République reconnaît qu’il y a dans sa population les Corses ; elle refuse d’y voir un peuple corse. […] », soutenait Jean-Pierre Chevènement quelques mois après la controverse suscitée par le « Processus de Matignon », en 2000, relatif au statut de l’île.

Or, la négation du peuple corse, en coupant celui-ci de sa propre histoire, nuirait de fait au traitement de la Constitution de 1755, puisque celle-là renverrait à un objet d’étude situé hors du cadre français. L’expérience républicaine insulaire, telle qu’elle se manifeste au cœur du dix-huitième siècle, suppose au contraire, pour être scientifiquement appréhendée, que le chercheur puisse l’isoler en se détachant d’une sorte de « républicanocentrisme » construit autour de la spécificité française. Il deviendrait ainsi envisageable de dire en quoi l’œuvre de Paoli pourrait constituer l’un des maillons de la tradition italo-occidentale, voire faire figure de « chaînon manquant » entre Florence et les régimes démocratiques contemporains.
La Constitution de 1755, à la différence de textes constitutionnels qui lui sont postérieurs, n’est pas précédée d’une Déclaration des droits. Elle peut même décevoir le lecteur familier des traditions libérales américaine et française, du fait qu’elle s’attarde longuement sur les mesures destinées à mettre fin à la pratique de la vendetta, ou justice privée, là où il s’attendrait à trouver une succession d’énoncés plus généraux. Les dispositions paoliennes se signalent de cette manière par leur sévérité (on parle encore de ghiustizia paolina) :

« Celui qui tuera, ou par n’importe quelle action particulière tentera de tuer, par vengeance transversale à la suite de quelque offense reçue par lui-même ou par quelque parent…
Celui qui tuera, ou par quelque action particulière tentera de tuer son ennemi pour venger des offenses antérieures, après l’établissement de la paix, non seulement sera déclaré coupable d’homicide volontaire, mais sur le site de sa maison, qui devra être irrémédiablement détruite, on érigera une colonne d’infamie sur laquelle seront indiquées le nom du coupable et son crime. 
[…] »

Mais justement, une telle singularité renvoie au modèle de Pocock, en ce qu’elle témoigne d’une volonté d’affirmation de l’ordre public contre l’anarchie des pratiques individuelles afin d’éviter le délitement. Comment préserver le lien civique ?, telle est la priorité du législateur. Le sentiment religieux sera en outre également considéré par Paoli comme un moyen de maintenir la cohésion sociale. Parallèlement à ce républicanisme, le régime intègre toutefois des éléments qui le rattachent aussi aux Lumières, en particulier une référence au droit naturel. La Corse pourrait donc apparaître comme un point de convergence remarquable entre deux traditions politiques.
Nous pourrions tenter de désingulariser la France pour la resituer non seulement par rapport au libéralisme émancipateur, mais encore par rapport à la tradition italo-occidentale. Nous aurions dès lors la possibilité de traiter la République en termes machiavéliens.


Les questions machiavéliennes


Machiavel s’inscrit pleinement dans la tradition italo-occidentale, il en est même l’un des fondateurs. Afin de saisir l’originalité de sa démarche, il convient de le lire se défiant des constructions intellectuelles sans prise avec les aléas du réel :

« […] Plusieurs se sont imaginés des Républiques et des Principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver […]. »

En tenant compte de la verità effetuale, le Florentin met en évidence le paradoxe inhérent à toute institution : il s’agit toujours d’établir un ordre dont la stabilité, par définition, doit être assurée, alors même que les circonstances sont susceptibles de le déstabiliser. Aussi s’avèrerait-il vain de concevoir un idéal, qu’il suffirait de poser dans le monde, sans envisager son rapport aux faits. La république ne se décrète pas, mais nécessite de composer sans cesse avec des éléments extrinsèques. Elle ne peut pas demeurer immobile, et doit au contraire intégrer le mouvement pour durer. Il ne s’agirait dès lors nullement d’éliminer la survenue des crises qui pourraient entraîner sa perte, à l’instar de ce que les utopistes prétendraient faire.
Nous pourrions en revanche les anticiper de façon à mieux les traiter. La comparaison de la fortuna avec la rivière est restée célèbre :

« […] j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant noient à l’entour les plaines, détruisent les arbres et maisons, dérobent d’un côté de la terre pour en donner autre part ; chacun fuit devant elles, tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elles soient ainsi furieuses en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que, si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeraient par un canal, ou leur fureur n’aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu’il n’y a point remparts ni levées pour lui tenir tête. […] »

Machiavel n’envisage pas un seul instant la suppression du risque, mais il considère que nous pouvons sinon le maîtriser, du moins en limiter les effets. Pour ce faire, nous devrions, en supposant qu’un évènement puisse se reproduire, selon un cycle éventuellement, tirer les leçons de l’expérience et prévoir les réponses adaptées au retour du danger. C’est dans les précautions que nous serions capables de prendre que nous nous affranchirions des circonstances. Mais c’est probablement dans le recours à la langue médicale que l’auteur du Prince trouve les outils conceptuels les plus appropriés dès qu’il envisage les bouleversements susceptibles d’altérer la vie de la Cité. Il raisonne à cet égard en médecin. C’est que la politique, à partir du moment où nous admettons qu’elle n’a point pour but de figer les choses, s’applique comme la médecine à un objet changeant. Soigner le malade revient non pas à faire cesser toute activité en lui - un tel état serait la mort -, mais au contraire à maintenir les conditions qui permettent une telle activité. De la même manière, gouverner consisterait à préserver le mouvement dans le corps social, assimilé à un organisme vivant. L’Etat aurait besoin d’une certaine agitation, et le bon prince saurait la garder d’un arrêt définitif.
Si la médicalisation du discours est fréquente en philosophie, il nous faut néanmoins insister sur la spécificité de son usage dans la grille machiavélienne, qui s’appuie davantage sur l’analogie que sur la comparaison. En d’autres termes, elle ne se contente pas de relever de simples ressemblances : elle va jusqu’à mettre au jour des équivalences de rapports dans des processus qu’elle entend rapprocher. Le responsable qui sait discerner quel remède favorisera la collectivité, à l’instar du médecin soignant le malade, se voit ainsi reconnaître une compétence particulière. Or, ce point-là est crucial, puisqu’il nous interdit de confondre le prince avec le tyran. Si le second exerce son pouvoir selon son bon plaisir, le premier, même s’il peut nous sembler amoral, agit selon des règles. Tenir compte des circonstances et agir en temps voulu, telles sont les vertus du politique avisé :

« […] Ce pourquoi l’homme circonspect, quand il est temps d’user d’audace, il ne le sait faire, dont procède sa ruine ; que si son naturel changeait avec le vent et les affaires, sa fortune ne changerait point. »

Ce qui implique de l’individu une facilité à maîtriser ses passions et à les moduler au gré d’une situation donnée, afin de prendre les décisions qui lui seront profitables. Chez Machiavel, à cet égard, la république serait aussi un état avant d’être un Etat, puisque le gouvernement de la Cité par le prince dépendrait de son aptitude à se gouverner soi-même.
Prévenir les crises qui pourraient mettre la république en péril nécessiterait en outre, selon l’analogie médicale, de réaliser le bon diagnostic. Ce dernier porte sur un mal qui évolue, et dont il s’agit de déceler les symptômes à temps pour que le remède puisse agir :
« [les Princes sages] ne doivent pas seulement avoir regard aux désordres présents mais à ceux qui adviendront […] d’autant qu’en les prévoyant de loin on y peut facilement remédier. Mais si on attend qu’ils s’approchent, la médecine vient trop tard, car la maladie est devenue incurable. Et il advient en ce cas comme de ceux qui ont les fièvres étiques, desquels, au dire des physiciens, au commencement le mal est aisé à guérir mais difficile à connaître, mais, n’ayant été ni reconnu ni guéri, devient, avec le progrès du temps, facile à connaître et difficile à curer.
De même en est-il dans les affaires d’Etat, car prévoyant de loin les maux qui naissent, ce qui n’est donné qu’au sage, on y remédie vite. Mais quand, pour ne pas les avoir vus, on les laisse croître assez pour qu’un chacun les voie, il n’est plus de remède. […] »

Une maladie susceptible de provoquer la mort du patient peut commencer par se manifester sous une forme qui la rend difficilement décelable, puis suivre un développement qui s’étale sur plusieurs phases, jusqu’à l’issue fatale. Si nous ne soupçonnons pas la gravité du mal au départ, il est probable qu’il atteigne un stade irréversible. L’efficacité du traitement dépend donc de la clairvoyance du médecin. De même, la compétence du politique résiderait dans sa faculté d’identifier le plus tôt possible les signes annonciateurs d’un bouleversement, d’en mesurer les conséquences avant qu’il ne se produise, et de faire les choix qui empêcheraient un processus destructeur d’aller à son terme.


De la fracture culturelle au cancer de la raison


Au travers de la question scolaire, nous avons précédemment mis au jour une fracture culturelle s’apparentant à un délitement, et discriminant de fait ceux qui parlent la langue de la Cité de ceux qui ne la parlent pas.
Cependant, son traitement dans le cadre d’un travail de philosophie politique ne va pas sans difficultés. En effet, il suppose, afin d’en saisir la verità effetuale, de laisser provisoirement la manipulation des concepts et le citoyen idéal qui serait opératoire dans une théorie de la république, pour s’intéresser à ce qui menacerait cette dernière dans son intégrité ainsi qu’au sujet réel. Nous devrions, dans une telle optique, ne pas hésiter à « passer de l’autre côté » de la fracture culturelle elle-même, car c’est uniquement à ce prix que nous nous trouverions en situation d’intégrer dans la réflexion des éléments issus du concret. Tel cet explorateur qui s’aventure en territoire inconnu, le philosophe devrait accepter de quitter, ne serait-ce que pour un temps, les textes à proprement parler philosophiques, et d’abandonner ses pairs, qui spéculeraient du côté de la tranchée où évolueraient les intellectuels, pour aller au contact de ceux qui leur seraient habituellement invisibles. Il s’agirait d’appréhender tout un pan de la population difficilement observable, puisque exclu, par définition, des lieux qui nécessiteraient la maîtrise d’une langue qui, commune en droit, ne le serait aucunement en fait. Pour le dire autrement, cet individu qui ne la possède pas, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, ne sera jamais invité à s’exprimer sur le plateau d’une émission de télévision en tant qu’« expert », à livrer un éclairage dans les pages « débats » de la presse nationale, ou à signer un article dans une revue spécialisée. Il est évidemment tenu en dehors des parcours scolaires qui permettent d’accéder aux études supérieures, aux grandes écoles et, au bout du compte, aux centres dans lesquels se prennent les décisions.
Les intellectuels qui fréquenteraient de tels centres se trouveraient dès lors coupés de ceux qui ne sauraient les atteindre. Aussi risqueraient-ils, d’une part, d’ignorer la manière dont une partie du corps social se représenterait le monde, et, d’autre part, de réfléchir sur un objet fictif et sans prise sur le réel. Tel auteur peut ainsi écrire que la formation du citoyen est la condition de la réalisation de la république, et qu’il suffit de rendre l’école accessible à tous pour qu’elle soit remplie, puisque le système éducatif serait le vecteur du gouvernement par la raison. Mais comment s’assurer de l’application d’un tel projet ? Ne faudrait-il pas solliciter l’« homme de terrain », et peut-être les invisibles, pour en saisir la verità effetuale ? Et quelle conséquence pour la République s’il s’avérait en échec, alors même qu’il serait désigné comme la clé de sa réussite ?
Ceci étant, il nous faudrait sans doute, si nous voulions traiter le problème de la conservation et de la perte selon une grille machiavélienne, dépasser la fracture culturelle, qui relèverait d’une simple comparaison géologique (l’image de la faille fournissant un descriptif) pour lui préférer l’analogie médicale (plus adaptée pour rendre compte d’une dégradation).
Puisqu’il serait question d’un gouvernement par la raison, et qu’il s’appuierait sur la transmission des savoirs par l’école, nous devrions nous demander si la raison elle-même ne pourrait pas être rongée par un mal. Nous envisagerions à cet égard un cancer de la raison qui, se développant d’abord localement et de manière insidieuse, dans la classe par exemple, minerait finalement l’édifice républicain dans son ensemble.
Nous avons vu que, depuis l’Antiquité, il serait possible d’établir une continuité républicaine renvoyant davantage à un état individuel qu’à un type d’Etat ; pour mieux dire, la dégénérescence dans le second procèderait d’une défaillance dans le premier. Platon voit de cette façon dans l’horizontalité du rapport entre le maître et l’élève, en d’autres termes dans la mise sur le même plan de la connaissance et de l’ignorance, l’un des germes à l’origine du processus entraînant la perte de la Cité :

« […] Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
[…]
Eh bien ! mon ami, repris-je, c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense. »

Nous avons vu aussi que, pas plus que chez les Anciens, la classe chez les Modernes ne saurait être le lieu de la démocratie : l’école subirait une déterritorialisation lorsque le maître ne serait plus en mesure de transmettre les savoirs. Il nous resterait à déterminer si une telle désarticulation du rapport à l’élève, qui ne permettrait plus d’instituer le gouvernement par la raison dans l’individu, causerait la ruine de la République. La question de la conservation et de la perte, qui est au cœur de la pensée de Machiavel, se retrouve précisément chez Condorcet autour du projet scolaire :

« Plus les hommes sont disposés par l’éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes, plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre. »

Si Condorcet, dans l’Esquisse, apparaît comme un philosophe du progrès, et si l’égalité d’instruction qu’il préconise vise la suppression des rapports de dépendance, ce qui le rattache à la tradition libérale, il répond ici à une préoccupation machiavélienne. Il se situerait ainsi à la confluence entre deux courants qui eux-mêmes, par l’intermédiaire de la raison, puiseraient aux sources d’une problématique remontant à l’Antiquité.
Le projet éducatif n’aurait pas seulement pour but l’autonomie du sujet ; il serait également le moyen de conserver la république. Condorcet, en effet, ne cède pas à un optimisme sans conditions. A l’instar de Platon, il se méfie de la démocratie, entendue comme le règne de l’opinion, et il sait très bien que la Cité, livrée aux préjugés de la foule, finirait par se perdre. Aussi, à l’heure de la modernité, dont le corollaire est l’égalité civique, comment le gouvernement par la raison pourrait-il être viable si le peuple souverain lui-même n’était pas rationnel ? La condition de la démocratie dans la république serait d’éclairer le peuple, en faisant de chacun de ses membres un philosophe-roi.
C’est parce que chaque citoyen serait instruit, réalisant ainsi pour lui-même le gouvernement par la raison, qu’il pourrait le maintenir dans les institutions et dans l’Etat. En d’autres termes, l’école devrait former le jugement de l’élève, et ce serait la somme des individus formés de cette manière qui garantirait la perpétuation de l’esprit républicain d’une génération à l’autre. Le citoyen ne pourrait qu’être éclairé et, s’il ne l’était pas, alors le peuple risquerait de devenir son propre tyran.
Si la république commence dans la classe, alors nous devons envisager que, si elle était en train de basculer vers la tyrannie, les premiers symptômes d’une telle dégradation y seraient décelables eux aussi.
Dans une telle optique, la fracture culturelle ne doit pas seulement être étudiée pour elle-même, mais en tant que phase dans un processus qui en annoncerait d’autres. Or, les dérives liées à la « nouvelle pédagogie », qui accentueraient la déterritorialisation de l’école, pourraient précisément favoriser l’émergence et le développement d’un tel processus en substituant la parole de l’enfant à celle du maître. Si l’enseignement du professeur se voyait mis à mal par l’incursion massive dans l’école d’individus qui le rejetteraient, alors le gouvernement par la raison en viendrait lui-même à vaciller : l’enseignant, dont le statut impliquait un rapport vertical à l’élève, ne pourrait plus lui donner les outils intellectuels qui permettraient de penser et d’exercer son jugement. Il se verrait au contraire imposer, dans le cadre d’un rapport devenu horizontal, les préjugés d’esprits encore en formation. La verticalité de l’enseignement préservait l’école en y garantissant l’autorité du professeur et la force de la raison. L’horizontalité, en revanche, rabaisserait la parole du maître au niveau de celle de l’élève, mettrait la compétence du premier sur le même plan que l’opinion du second, et les entraînerait dans un rapport de forces. Or, ce dernier se révèlerait être en faveur du plus grand nombre.
Les témoignages issus du « terrain » regorgent d’exemples indiquant comment le professeur, là où ses conditions de travail s’avèrent les plus dégradées, en vient à renoncer à transmettre un savoir sous la pression du préjugé de la masse. Jean-Paul Brighelli dénonce ainsi comment la production du crétin aboutirait à l’avènement du barbare :
« A force de “construire eux-mêmes leurs propres savoirs”, selon la rengaine pédagogiste, les élèves se sont emmurés vivants derrière un écran d’ignorance meurtrière. A force de “respecter” les enfants, leur culture en friche et la loi des ghettos, nous avons laissé dégénérer une génération entière. Quand je disais “fabrique du Crétin”, il y avait un sourire et un espoir dans le mot. Mais ce n’est plus de crétins qu’il s’agit : le barbare nouveau est arrivé.
On sait qu’étymologiquement le “barbare” est celui qui ne parle pas la langue de la Cité - en l’occurrence, à l’origine, la Cité grecque. Il suffisait, au fond, d’apprendre la langue pour s’insérer à Athènes ou à Thèbes - et, un peu plus tard, à Rome. Mais nous sommes plus savants : nous autorisons les jeunes d’aujourd’hui à réinventer le langage, à en faire un sabir articulé en deux cents mots. Et ceux qui tolèrent la langue brute des cités - et le pluriel marque bien le fait qu’il s’agit de ghettos superposés, et non du lieu citoyen de l’idéal grec -, ou qui s’en pourlèchent en prêtant aux nouveaux ilotes une inventivité langagière réduite à quelques formules asyntaxiques inlassablement répétées, sont les complices objectifs des meurtriers.
Ceux qui ont transformé l’école pour en faire le champ clos de leurs fantasmes égalitaristes ne sont pas moins coupables. A force d’idéologie, de “compréhension” et de liberté d’expression, on a oublié que le ciment de la République était cette culture des Lumières dont Voltaire et Condorcet se faisaient les propagateurs. A mal lire la Déclaration des droits de l’homme, on en a éradiqué la volonté unificatrice, et on a encouragé toutes les dérives communautaires, qu’elles soient religieuses ou sociétales. En même temps, on a inventé une idéologie des droits de l’homme, un universalisme qui a permis de nier les cultures nationales.
On a deux fois coupé la lumière. »

Si nous analysons l’école comme moyen de conservation de la république selon une grille de lecture individualiste, alors nous pouvons considérer l’« enfant-roi » consacré par le principe de « l’élève au centre du système » comme la figure de la déraison, par opposition à celle du « philosophe-roi », qui supposerait le rétablissement de l’autorité du professeur en tant que détenteur du savoir et d’une compétence. Or, le crétin déraisonnable produirait en définitive le barbare mettant la république en péril.
Lorsqu’on ne possède pas les mots, on recourt effectivement plus facilement aux maux, c’est-à-dire à l’amalgame et à la violence. Lorsqu’on manque de culture, on cède plus aisément aux préjugés de toutes sortes : ceux qui font le lit de l’antisémitisme, de l’intégrisme, ou qui alimentent la xénophobie et servent de terreau à l’extrême-droite. Alain Bentolila, qui se concentre sur l’inégalité devant la langue, voit ainsi dans la fracture linguistique une cause possible de la dissolution du lien social. Certains phénomènes de violences urbaines (incivilités, dégradations de biens publics, etc.) pourraient s’expliquer par un passage des mots aux maux, l’écueil ultime étant de voir des individus se laisser séduire par un discours démagogique, populiste ou xénophobe.
Dans le cadre d’un modèle politique rationnel, universaliste et laïc, tels seraient les ennemis dont une école qui ne jouerait plus son rôle deviendrait l’alliée objective :

« […] Les mots sont des armes intellectuelles. Celui qui a des difficultés à conceptualiser et à argumenter sera perméable aux dogmes et aux discours sectaires qui foisonnent, souvent sous une forme linguistique impeccable ; il ne fera pas la différence entre la vérité légitime et la vérité usurpée, exercera difficilement sa libre parole et son libre arbitre. »

Le rapport de l’ignorance à la tyrannie est également signalé par Barbara Lefebvre :

« Les barbarismes langagiers préparent le terrain conduisant aux crimes les plus barbares. La cristallisation opérée par la pression du groupe, la présence d’un meneur charismatique, l’inculture et une pincée d’idéologie faisant l’apologie de la violence au nom de valeurs transcendantes, et le tour est joué : le “gang des barbares” est prêt à mettre ses “idées” en pratique. Ignorer le terreau sur lequel pousse cette haine irréductible de l’Autre, c’est continuer de s’aveugler. […] A sa secrétaire, Hitler avait dit un jour : “La parole jette des ponts vers des horizons inconnus.” Le mécanisme du Sprachregelung (les “règles de langage” dans le vocable nazi) qui permit d’encoder le crime et de maintenir l’ordre mental nécessaire à sa perpétration se prolonge quand une société tolère que sa jeunesse vive au quotidien, à l’école même, dans la barbarie verbale. »

Le risque d’un système scolaire consacrant la primauté de l’«enfant-roi », c’est celui d’assister au passage de la démocratie à la tyrannie analysé par Platon et redouté par Condorcet, précisément parce que, le préjugé primant la raison, la république se trouverait exclue d’un tel schéma.
La massification de l’enseignement, corollaire de sa démocratisation, conduirait ainsi à l’intrusion dans l’école des préjugés émis par des élèves rejetant la transmission des savoirs que devrait assurer le professeur. Or, si nous admettions que ce serait bien l’instruction qui permettrait l’intégration du citoyen dans la Cité, alors il nous faudrait envisager que son contraire, c’est-à-dire l’ignorance, pourrait déboucher sur la production, précisément, d’un barbare mettant le lien social en péril.
Dans la classe où la raison cèderait le terrain à la masse des préjugés, la force du droit ne serait plus assurée et la république se perdrait. Pour le dire autrement, la mise de « l’élève au centre du système » aurait donné le pouvoir au barbare et aurait livré le professeur, en d’autres termes le détenteur d’un savoir, à ce dernier : Socrate serait mis à mort chaque jour dans les écoles de la République.
Lorsque la fracture tant sociale que culturelle perdurerait et s’accroîtrait, ce serait au bout du compte le bien commun lui-même qui ne se trouverait plus assuré. Tout projet politique, que ce soit sur le plan local, régional ou national, devrait par conséquent s’interroger sur le statut à donner à la parole de l’enfant dans un projet éducatif qui se voudrait « républicain », et quant à la réhabilitation de l’école en tant que lieu non pas à proprement parler « démocratique », dans lequel les élèves auraient la « liberté d’expression », mais d’apprentissage de la démocratie, où la parole de l’enseigné ne saurait être admise comme l’égale de celle de l’enseignant.
Le projet éducatif républicain supposerait dès lors une institution scolaire qui amènerait tous les individus à s’approprier les savoirs indispensables à l’exercice de la citoyenneté.
Dans une telle perspective, ces derniers seraient au centre du système, face à un élève considéré comme un esprit encore en formation, et encore susceptible de céder à la tyrannie des passions. C’est leur transmission qui perpétuerait le lien civique et maintiendrait la république opératoire. Si, en revanche, le tyran prenait le pouvoir dans un individu non éclairé, alors qu’il pourrait voter et faire partie intégrante du peuple souverain, il pourrait s’emparer de la souveraineté et mettre la république en danger.



II

IMPOSSIBILITE DE LA REPUBLIQUE ?




Projet - Affranchissement - Possibilité - Impossibilité - Labyrinthe - Dissimulation - Pouvoir - Institution - Villefort - Monte-Cristo - Détournement - Piratage institutionnel - Position - Harcèlement moral - Preuve - Absence - Contournement - Asservissement




Les labyrinthes du pouvoir


La République consiste dans un projet d’affranchissement de l’individu par la raison, qui seule lui permettrait d’accéder à l’autonomie. A cet égard, la question de sa conservation renvoie aux moyens à mettre en œuvre pour la protéger des maux qui pourraient faire obstacle à la poursuite du programme libéral. Cependant, l’ennemi surgirait-il forcément de l’extérieur ? Et si les points d’appui de l’idée républicaine recelaient en eux-mêmes ce qui viendrait les fragiliser ? C’est qu’ils pourraient contenir les germes de l’asservissement.
Tout gouvernement serait par nature aliénatoire, parce qu’aucun gouvernement n’envisagerait sérieusement le contrôle de son action par le gouverné. Pour Alain Dewerpe, la distinction entre insiders et outsiders, ainsi que le rapport de dominants à dominés qu’elle implique, valent pour les régimes occidentaux contemporains :

« Si l’aire des organisations secrètes se réduit avec l’affirmation des démocraties représentatives et libérales, la bonne politique se fait pourtant toujours dans le secret. Plus l’enjeu sera grand, plus le secret sera nécessaire. », écrit-il.

Le secret, dans une telle optique, ne serait pas l’exception mais la règle. Il ne trahirait nullement un dysfonctionnement nuisible à la distribution des pouvoirs, puisqu’il resterait l’un des attributs de la gouvernance :
« […] Le contrôle démocratique ne s’exerce donc que sur les aspects secondaires du jeu politique, celui qui est ouvert et public - tant dans le processus de décision, toujours opaque, que sur la ligne politique réellement suivie, souvent obscure. »

Certes, le peuple peut être régulièrement consulté, et les problèmes sur lesquels il est amené à se prononcer peuvent faire l’objet de débats publics largement relayés par les différents canaux d’information. Mais les sujets qui bénéficient d’un traitement médiatique reflètent-ils véritablement l’essentiel des enjeux politiques ? Nous pourrions imaginer que l’initié soit en mesure de sélectionner les faits portés à la connaissance du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur ; soit par connivence (il entretiendrait des relations privilégiées avec les propriétaires des principaux organes de presse et des grands groupes audiovisuels) ; soit par contrainte (il profiterait de sa position pour exercer des pressions à leur encontre) ; soit par manipulation (ses conseillers en communications lui indiqueraient la meilleure forme à donner à une proposition afin d’obtenir l’effet escompté sur le récepteur). Il tiendrait certains documents hors de portée du citoyen, et un tel filtrage renforcerait son emprise sur la société :

« […] L’accès inégal au savoir politique est dès lors lui-même le produit d’une construction politique qui assure la régulation du flux d’information en en limitant, voire en en interdisant l’accès. »

D’où l’importance non seulement de la rhétorique, mais encore de l’habileté à « créer l’évènement ». En produisant de la visibilité dans les médias, y compris sur des faits anecdotiques, et en organisant le battage autour de ces derniers, il serait parfaitement envisageable de passer sous silence les affaires embarrassantes et de détourner l’opinion de ce qui intéresserait pourtant la chose de tous. Une nouvelle, sans pour autant être fausse, pourrait servir de leurre :

« […] C’est donc là où se manifeste le plus visible que se cache le plus dissimulé. […] Parler pour ne rien dire apparaît ainsi compétence du politique de l’âge libéral et démocratique. »

Nous assisterions de cette manière au retournement d’une liberté fondamentale, qui s’affirmait originellement comme une condition de la république et comme un contre-pouvoir, en instrument de domination, voire de conditionnement de masse. La maîtrise de l’information, que ce soit par la préservation du secret ou par le choix de la divulgation, contribuerait au maintien d’une hiérarchie entre plusieurs classes d’individus.
C’est pourquoi Jacques Attali aborde également le politique sous l’angle du labyrinthique :

« Aujourd’hui, le pouvoir moderne redevient, comme le reste, labyrinthique. Nul ne sait plus d’abord où il se trouve : y a-t-il un centre ? une Bastille à prendre ? […]
On est passé d’un labyrinthe centré - où le pouvoir était tapi au centre - à un labyrinthe à centres multiples et changeants entre lesquels circulent sans cesse des pouvoirs.
Ceux-ci se protègent dans des labyrinthes complexes où une surclasse insaisissable contrôle des réseaux tentaculaires et eux-mêmes insaisissables. La démocratie elle-même, qui suppose l’existence d’un lieu visible d’exercice du pouvoir, un lieu d’où on peut “changer les choses”, perd de son attrait, faute d’un lieu clair d’où s’exercer. […] »

Les possesseurs des clefs d’un tel enchevêtrement confisqueraient la souveraineté populaire, puisqu’ils décideraient des modalités de la circulation dans l’édifice dit « démocratique » :

« Demain, le pouvoir résidera dans la capacité de bloquer ou de faciliter la circulation sur certains chemins. […] »

Si la République se confondait avec un labyrinthe, la proposition selon laquelle elle serait le « gouvernement de tous par tous » s’avèrerait biaisée. Elle renverrait à un contenu dont les pratiques contrediraient les principes. Il s’agirait en définitive d’une forme sans fond.
Nous avons déjà abordé les difficultés soulevées, en particulier dans les grands Etats, par la filière institutionnelle ascendante (de l’électeur à l’élu). La filière institutionnelle descendante (de l’administrateur à l’administré) ne serait pas moins propice à la multiplication des réseaux d’influence, surtout dans les grands Etats.
L’administration de masse nécessite un nombre considérable de relais entre les décisions prises au sommet et leur application sur le terrain. La possibilité même d’un gouvernement par la loi, à cet égard, apparaît tributaire de la qualité de l’individu chargé, à chaque étage de la pyramide, de la mise en œuvre d’un texte officiel. Pour que ce dernier devienne opératoire, il faudrait que son contenu soit fidèlement transmis, restitué et respecté. Si la verità effetuale de la mise en pratique se révélait autre que la prescription elle-même, l’injonction écrite émanant de l’autorité souveraine demeurerait en revanche lettre morte et, par définition, la république ne serait point assurée.
De prime abord, le service public tel qu’il est conçu en France exclut son détournement au profit d’un intérêt particulier. Il concède même au fonctionnaire le droit de désobéir dans le cas où l’ordre qui lui serait donné s’avèrerait contraire à l’esprit de sa mission :

« Tout fonctionnaire […] doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. »

Cet article nous rappelle qu’il existe une hiérarchie des textes et des statuts qui devrait nous préserver de l’arbitraire. En effet, tout acteur administratif, y compris lorsqu’il jouit d’un niveau élevé de responsabilité, ne justifierait son action que par sa conformité aux directives encadrant sa fonction. Pour le dire autrement, nul ne pourrait exploiter sa position pour gouverner selon son bon plaisir : un supérieur tirerait sa légitimité de sa stricte observation des textes et, par définition, il la perdrait dès qu’il les transgresserait. Mais comment être sûr que chacun (haut fonctionnaire, chef de service, subordonné) applique scrupuleusement la législation en vigueur, qui seule donne son sens à la république, et, dans la mesure où il surprendrait un abus, soit en mesure de le dénoncer ?


Détournements institutionnels


Alexandre Dumas, au travers d’un grand roman populaire, pourrait bien nous avoir offert quelques clefs pour aborder l’enjeu philosophique du piratage institutionnel.
Nous entendons par là l’utilisation à des fins privées de moyens initialement destinés à la poursuite du bien commun. Le Comte de Monte-Cristo commence précisément par l’incarcération de Dantès sur l’ordre de Villefort, substitut du procureur du roi qui envoie le marin au château d’If non pas parce qu’il est coupable, mais parce qu’il pourrait contrarier ses ambitions. C’est-à-dire que le fonctionnement de la Justice, du fait même de l’un de ses représentants, cède alors la place à la satisfaction d’un intérêt particulier.
Or, par la position qu’il occupe au cœur d’un lieu stratégique de l’institution, Villefort dispose à la fois du pouvoir d’en abuser et de celui de nier tout écart. C’est un initié capable de créer un labyrinthe afin d’interdire à quiconque de remonter jusqu’à lui et de le confondre. L’interrogatoire, tel qu’il se déroule dans son bureau, demeure confidentiel ; il fait disparaître la preuve qui pourrait le compromettre en brûlant la lettre portée par Dantès ; il prend enfin le soin de faire mettre le malheureux au secret, ce qui lui retire tout espoir d’être entendu. Certes, le prisonnier numéro trente-quatre tentera de protester, et demandera même le jugement qui lui a été refusé. Cependant, pour que son innocence soit reconnue, il faudrait que sa version des faits puisse être confrontée avec celle du substitut, alors même que la spécificité de l’insider réside dans sa maîtrise de la diffusion de l’information. Villefort falsifie à son gré la représentation que les membres du personnel pénitentiaire, qui sont les seuls interlocuteurs du marin au cours de sa détention, peuvent avoir de la situation. L’inspecteur des prisons, après avoir lu la note figurant sur le registre d’écrou du captif, n’envisagera pas un seul instant sa crédibilité et n’entreprendra pas de pousser plus avant l’examen du dossier.
Dans une telle perspective, chaque échelon de la chaîne administrative qui relierait le sommet, siège de la volonté politique, à la base, terrain de sa mise en œuvre finale, serait l’occasion de l’interruption d’une trajectoire rectiligne pour des tenants et des aboutissants qui échapperaient à tout contrôle. La verità effetuale, avec ses zones d’ombre, ses désirs inavouables, ses impasses, ses détours et ses retournements, s’avèrerait pleine de labyrinthique :

« […] Chaque individu, depuis le plus bas jusqu’au plus haut degré de l’échelle sociale, groupe autour de lui tout un petit monde d’intérêts, ayant ses tourbillons et ses atomes crochus, comme les mondes de Descartes. Seulement, ces mondes vont toujours s’élargissant à mesure qu’ils montent. C’est une spirale renversée et qui se tient sur la pointe par un jeu d’équilibre. […] », affirme étrangement l’abbé Faria.

Puisque nous nous sommes longuement arrêtés sur l’école, qui est l’un des lieux où se joue l’avenir de la République, intéressons-nous au fonctionnement de l’institution scolaire elle-même. Les textes officiels qui définissent les tâches des agents de l’Education nationale mettent en avant l’importance de la transmission des savoirs pour la formation du citoyen et pour son insertion dans la vie professionnelle. Du ministre au professeur, en passant par le recteur, l’inspecteur et le chef d’établissement, chacun à l’obligation de veiller à leur mise en œuvre. Pourtant, nous pourrions imaginer que certains de ces intermédiaires aient un intérêt à ce qu’ils soient ignorés, voire transgressés.
En effet, l’acte même d’instruire implique de débarrasser l’élève des préjugés auxquels il est habitué afin de leur substituer des propositions ayant une valeur scientifique. La réalité de la classe, à cet égard, pourrait consister dans une sorte de confrontation permanente entre la connaissance et l’opinion. Or, l’enseignant, par souci de se ménager une sorte de confort, pourrait finir par renoncer à traiter des points de programme propres à susciter le conflit. Il pourrait en outre y être incité par son supérieur hiérarchique direct, qui lui-même se préoccuperait avant tout de sauver les apparences, quitte à reléguer le contenu des apprentissages au second plan. C’est ici qu’il nous faut laisser, pour un temps, les intentions affichées par les concepteurs des programmes pour tenter de saisir la verità effetuale du contexte de leur mise en œuvre en sollicitant la parole de l’« homme de terrain ». Maurice T. Maschino dépeint ainsi la situation du chef d’établissement :

« […] Ils reçoivent quotidiennement des parents, plus enclins à attaquer un enseignant qu’à le soutenir, et qu’il n’y a pas intérêt à braquer (ils se précipitent alors à l’Inspection, qui demande des comptes à son subordonné). Ils sont entourés d’adjoints - conseillers d’éducation (ex-surveillants généraux), proviseur adjoint, principal adjoint - dont il vaut mieux se concilier les bonnes grâces, cela fait autant de soucis en moins. Ils accueillent les inspecteurs, qui peuvent se plaindre s’ils sont mal reçus […]. Ils sont entourés, enfin, d’enseignants. »

Du fait de sa position, il pourrait comme Villefort voir interférer sa charge avec toute une série d’intérêts divergents. Sa principale qualité, dans une telle optique, ne résiderait plus dans son aptitude à garder un cap clairement déterminé, mais dans sa capacité à emprunter les tours et les détours d’un dédale :

« Il lui faut donc constamment choisir. Ou plutôt, ne jamais s’affirmer, mais louvoyer. Etre habile. Eviter les écueils. Et surtout, veiller à ne jamais subir de dommages personnels, de retombées. Tirer son épingle du jeu. »

D’où l’énoncé des deux principes officieux qui régiraient sa fonction, davantage que les directives émanant du sommet de la pyramide administrative :

« Tous, sans doute, ont leur manière, leur style de comportement, mais, malgré leurs différences, tous, sauf de très rares exceptions, manifestent le même double souci : 1) ne jamais déplaire à l’Inspection académique ni au rectorat, il y va de leur carrière ; 2) se concilier au maximum les parents. »

Admettons qu’un chef d’établissement, motivé par ce double souci, exerce des pressions sur les membres de la communauté éducative afin qu’ils évitent de signaler les incidents qui terniraient l’image du collège ou du lycée, voire qu’ils baissent leur niveau d’exigences de façon à remonter les notes et à embellir les statistiques. Au moyen de tels procédés, il soignerait la réputation de son établissement et s’accorderait la faveur des autorités académiques, par exemple en vue d’une promotion. Envisageons alors q’un enseignant refuse de subir de telles pressions et d’y donner suite, s’en tenant consciencieusement à son cahier des charges. Le relativisme des opinions et le dogme du « tout se vaut » ont fait de tels ravages que, dans certains établissements scolaires (parfois très calmes en apparence, notamment en milieu rural), une classe entière pourrait rejeter les contenus d’enseignement. Aussi commencerait-il à faire figure d’« empêcheur de tourner en rond », de « professeur à problèmes » et, en quelque sorte, d’« homme à abattre ».
Voilà qui dégénèrerait en processus de harcèlement moral au travail. Ses collègues se désolidarisent de lui et le décrédibilisent éventuellement devant les classes qu’ils ont en commun. Avec les élèves, c’est de plus en plus difficile. Ses supérieurs en profitent pour monter un dossier destiné à le casser. Un principal ou un proviseur a la possibilité d’envoyer des rapports au rectorat à l’insu de l’intéressé, sans mentionner qu'il réagissait comme il le devait devant les propos de ses élèves, et en tournant les choses comme ça l’arrange au moment où ça l’arrange :

« X. perturbe la bonne marche de l'établissement. Il se montre incapable d'instaurer un dialogue avec ses élèves et ses collègues. Il ne se remet pas en question et se refuse à tout changement de comportement. Rigide et paranoïaque. »

Comme Villefort, le chef d’établissement aurait le pouvoir de contrôler la circulation de l’information et de disqualifier l’autre. L’agent pourrait alors tenter, comme Dantès, de faire valoir sa version des faits. Mais les services académiques, et en premier lieu le recteur lui-même, se borneraient alors probablement à couvrir le chef d’établissement, que ce soit par esprit de corps ou par souci de « ne pas faire de vagues ». Un intérêt public se verrait de cette manière sacrifier au confort de ceux qui seraient pourtant chargés de le défendre. L’enseignant pourrait encore essayer de saisir son ministère de tutelle. Mais précisément, dans une grande république, le ministre sollicité reçoit une telle masse de courriers qu’il ne dispose pas physiquement de la possibilité de les lire tous. Contraint à déléguer son autorité, il risque donc (lui-même ou l’un de ses collaborateurs) de se borner à rediriger le courrier du plaignant vers l’académie d’où il émane, ou bien de le laisser sans réponse. Au final, l’institution trouverait même un prétexte pour engager une « procédure disciplinaire » à l’encontre de la « cible », lui donner un blâme (ce qui signifierait « Couché ! »), la muter, voire la révoquer. L’agent, et cela même si les intentions ministérielles et les textes officiels allaient dans le bon sens, demeurerait dès lors tributaire de la qualité des intermédiaires eux-mêmes.
Une institution telle que l’Education nationale ferait alors figure de jeu de l’oie dans lequel l’individu, bien loin d’entretenir un quelconque lien avec le détenteur de l’autorité, se perdrait dans un parcours où, après avoir avancé d’une case, il reculerait de deux. Ne pouvant pas se plaindre auprès du décideur, il se trouverait de fait livré à l’arbitraire de ceux qui occuperaient les échelons intermédiaires de la hiérarchie. La continuité du service public supposerait la compétence et la vertu de chaque agent de l’Etat. Sa compétence, d’abord, parce qu’il devrait faire preuve de discernement pour traiter les dossiers dont il aurait la charge et pour mener ses missions à bien. Sa vertu, ensuite, parce qu’il devrait agir conformément à une déontologie, c’est-à-dire à l’ensemble des règles et des devoirs régissant sa fonction, en excluant toute autre considération. Pour le dire autrement, l’agent de l’Etat qui, par exemple, prendrait une décision en vue de la satisfaction d’un intérêt particulier, abandonnant de fait l’intérêt public, ne remplirait plus la fonction pour laquelle il aurait été nommé et institué ; aussi perdrait-il sa légitimité, puisque, par définition, il n’assurerait plus la continuité de la puissance législative ni la réalisation de la république. Par conséquent, cette dernière, pour être opératoire, supposerait que le citoyen puisse faire confiance aux intermédiaires qui le relieraient à l’autorité souveraine.


Le harcèlement moral comme nouvel asservissement


Si les institutions pouvaient ainsi être détournées de leur but, alors se mettraient en place des rapports de forces d’autant plus pernicieux qu’ils fonctionneraient sur un mode paradoxal : le maillon de la chaîne administrative qui pratiquerait l’abus de pouvoir agirait selon la nature dans la partie souterraine de l’échange (et s’apparenterait dès lors à un seigneur usant de l’arbitraire), mais prétendrait agir selon la loi dans sa partie visible (ce qui ôterait au serf toute légitimité aux yeux d’autrui). D’où l’émergence d’une situation post-républicaine dans laquelle cet Etat qui devait faire la liberté de ses membres se transformerait en instrument d’oppression au service de quelques uns, qui courraient peu de risques d’être inquiétés. Car comment leur victime pourrait-elle se faire entendre et reconnaître dans ses droits ? Ce qui n’est pas prouvé n’existe pas devant l’instance qui aurait l’autorité pour faire cesser le piratage, et l’insider dispose précisément, par le contrôle qu’il exerce sur la circulation de l’information, des moyens d’empêcher l’outsider de réunir des preuves contre lui. Tout pouvoir, du moment que la république ne se verrait pas instaurer dans l’individu lui-même, pourrait dès lors se traduire par un asservissement de l’autre.
A ce stade de la réflexion, il nous faut prendre en compte l’apport de la psychiatrie dans l’analyse du piratage institutionnel. Les travaux de Marie-France Hirigoyen montrent comment, dans une société aseptisée, la violence pourrait non pas être bannie des relations entre les individus, mais seulement déplacée pour se manifester sous la forme de processus de harcèlement moral. Elle donne de ce dernier, dans le cadre professionnel, la définition suivante :
« […] le harcèlement moral au travail se définit comme toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa systématisation, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail. »

Dans le secteur privé, un employeur pourrait par exemple y recourir afin de pousser un employé au départ sans avoir à lui payer d’indemnités de licenciement. Il s’agirait de lui rendre la « vie impossible » de façon à l’amener à « craquer ».
Le procédé se révèlerait redoutablement efficace, surtout lorsque celui qui en userait parviendrait à persuader la cible d’être elle-même à l’origine d’un dysfonctionnement dans l’entreprise. Si je ne transmets pas à mon subordonné les informations nécessaires pour qu’il réalise une tâche, je crée les conditions qui l’empêcheront de bien travailler… et qui me permettront ensuite de lui reprocher son manque de performance. Le salarié doit douter de ses capacités, perdre l’estime de soi, et finir par quitter le lieu où se produit l’agression. Absurde, illogique, pervers ? Voilà justement ce qui distingue le harcèlement moral au travail, qui a pour but la soumission ou l’élimination d’un individu, du simple conflit professionnel, qui laisserait la place au dialogue ou à la négociation. C’est un processus extrêmement destructeur, qui consiste pleinement dans une violence perpétrée par un agresseur envers un agressé.
Contrairement à une idée reçue, il se rencontre du reste fréquemment dans le secteur public :

« […] Dans le secteur public, le harcèlement moral peut durer plusieurs années, quelquefois plusieurs dizaines d’années, car, en principe, les personnes sont protégées et ne peuvent pas être licenciées à moins d’une faute très grave. Pour cette raison, les méthodes de harcèlement y sont plus pernicieuses, et aboutissent à des résultats dramatiques sur la santé mais aussi sur la personnalité des victimes. […] »

En d’autres termes, il serait susceptible d’atteindre le cœur de ces institutions dont le rôle est d’assurer la continuité de la res publica, qu’il risquerait d’autant plus de mettre en danger :

« […]
Comme le secteur public est concerné par le bien public dans une logique de mission, les abus qui y surviennent paraissent beaucoup plus choquants. […] »

Le phénomène, ne renverrait plus à une logique économique :

« […] On y voit bien que le harcèlement moral n’est pas lié à la productivité, mais à des enjeux de pouvoir. Dans ce cas, on ne peut pas déresponsabiliser les personnes en incriminant le profit lié au capitalisme et à la mondialisation, on ne peut que le ramener à une dimension psychologique fondamentale, la pulsion d’emprise qui amène les individus à contrôler l’autre et à vouloir l’asservir. »

On refuserait celui qui se démarquerait d’un groupe déjà constitué ; celui qui s’opposerait à une compromission ; celui qui ferait preuve d’esprit critique, c’est-à-dire qui aurait le courage de se servir de son propre entendement ; celui, enfin, qui pourrait faire de l’ombre à un supérieur incompétent en se signalant par sa compétence. L’intolérance, la peur, l’envie, la jalousie, ou l’orgueil sont des sentiments universels, et qui veut considérer la verità effetuale de son objet ne peut ignorer leur importance. Dans les systèmes très hiérarchisés, dont le mot d’ordre est « pas de vagues », la victime se bornerait en outre à rencontrer une administration la traitant en « fauteuses de troubles » perturbant la « bonne marche du service » au lieu de la soutenir.
Marie-France Hirigoyen met au jour deux grandes phases dans le processus : d’abord « l’emprise », à laquelle succède « la haine ». La première consiste à blesser l’autre chaque jour davantage sans avoir l’air d’y toucher ; la seconde intervient à partir du moment où la cible réalise ce qui est en train de se passer et entreprend de le dénoncer. L’agresseur se déchaîne alors pour la forcer au silence. Un chef de service n’hésitera pas à produire un rapport destiné à l’échelon supérieur dans lequel il qualifiera son subordonné de « paranoïaque » (« Il voit des complots partout. » ; « Il croit qu’on lui en veut. » ; « Pourtant, on est là pour l’aider. » ; etc.). L’agent aura perdu toute crédibilité et sera devenu inaudible avant même d’avoir essayé de s’adresser aux échelons supérieurs de sa hiérarchie. Quant à ses propres collègues, ils entretiendront pour la plupart le déni de façon à « ne pas s’en mêler » ou à ne pas s’exposer à leur tour d’éventuelles représailles.
La République, dans sa version libérale, ne consiste pas tant à gérer des individus que des services destinés à assurer l’extension de leurs possibles. Le travail de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral indique cependant que le fonctionnement même de tels services pourrait être compromis et céder la place à travers eux à l’instauration de nouveaux rapports de dépendance. Par définition, le projet républicain lui-même serait alors en péril.
La spécificité du harcèlement moral nous intéresse tout particulièrement dans la mesure où, sans doute plus que tout autre, il permet de contourner le gouvernement par la loi et par conséquent la république, du fait de la difficulté à fournir la preuve de la réalité de l’agression. Il permet ainsi d’asservir le sujet et de le priver de son autonomie.
La transparence que suppose la relation du citoyen à l’Etat est opératoire lorsqu’une atteinte au cadre légal qui protège l’individu peut être clairement constatée et, éventuellement, faire alors l’objet d’une procédure pour que le droit soit rétabli. Mais le harcèlement moral, lui, par définition, consiste dans une agression insidieuse, difficile à prouver, et qui voit l’agressé lui-même avoir quelques difficultés à rendre sa plainte crédible. Même si le législateur a pris en compte ce problème, il est dès lors rare de voir une procédure aboutir. Concrètement, cela implique qu’un individu peut être victime d’une agression perverse sans que les institutions soient en mesure de réparer le tort qui lui est fait, voire qu’elles l’accompagnent. La loi s’en trouve dès lors inapplicable, et la république, par définition, nulle et non avenue.
Villefort n’avait pas besoin que Dantès soit coupable pour l’envoyer pourrir au château d’If et se débarrasser du gêneur.














































III

MONTE-CRISTO




Service - Perte - Retournement - Asservissement - La Boétie - Servitude volontaire - Sphère d’action immédiate - Vigilance - Milgram - Soumission à l’autorité - Désobéissance - Résistance - Collectivité - Conformisme - Isolement - Solitude - Contre-labyrinthique - Ruse - Mètis - Ulysse - Monte-Cristo - Contre-pouvoir - République numérique




De la servitude volontaire


Si nous considérons que la gestion des masses dans un grand Etat, ou à plus forte raison dans une structure d’envergure internationale, ne peut qu’être tributaire du comportement des intermédiaires entre le sommet et la base de l’édifice administratif, alors il nous faut envisager que la république puisse se révéler non pas impossible, mais du moins aléatoire. Les Encyclopédistes avaient probablement vu juste : elle dépendrait des contingences dans le gouvernement et dans la délégation de l’autorité. A chaque barreau de l’échelle institutionnelle, nous rencontrerions une multitude d’agents capables de créer un labyrinthe pour y perdre l’intérêt général et qui, échappant à tout contrôle, ne serviraient qu’eux-mêmes quitte à asservir les autres. Il deviendrait indispensable de distinguer à chaque niveau, dans une telle optique, ce qui relèverait de la sphère d’action non immédiate d’un responsable de ce qui relèverait seulement de sa sphère d’action immédiate. Tandis que la seconde comprendrait l’ensemble des choses sur lesquelles il pourrait physiquement agir, la première rassemblerait les objets qui, y compris lorsqu’ils seraient officiellement soumis à son autorité, nécessiteraient dans les faits le recours à des collaborateurs pour être atteints. A cet égard, la puissance du décideur occupant le haut de la pyramide paraîtrait considérablement réduite, puisqu’elle serait conditionnée par la pratique des délégués chargés de la mise en œuvre.
Dans la République, le président, les ministres et les hauts fonctionnaires d’une part (l’exécutif), et les députés et les sénateurs d’autre part (le législatif), ne gouverneraient dès lors pas véritablement, dans la mesure où l’application de tel décret ou de telle loi renverrait à leur sphère d’action non immédiate. En d’autres termes, ils ne se trouveraient nullement en mesure de vérifier le devenir de la volonté politique, qui est pourtant censée traduire celle du peuple, sur le « terrain ». Ils pourraient du reste ignorer sa perte, puisque leur connaissance de la verità effetuale dépendrait en partie des synthèses qui leur seraient communiquées par leurs collaborateurs, ou par les échelons inférieurs de la hiérarchie. Or, l’intermédiaire qui se livrerait au piratage institutionnel, de par sa position d’insider, maîtriserait la circulation de l’information émanant de sa sphère d’action immédiate, et disposerait par conséquent des moyens de faire remonter vers les échelons supérieurs de la hiérarchie une représentation falsifiée de la réalité, destinée à couvrir ses agissements. Il résulterait d’une telle configuration qu’il appartiendrait au bout du compte au gouverné lui-même, bien plus qu’au gouvernant, de conserver la res publica.
En effet, seul celui qui évolue dans la sphère d’action immédiate d’un individu peut influer sur ce qu’il s’autorise à y pratiquer. A lui de cautionner, ou au contraire de réprouver, ce dont il est le témoin.
C’est la leçon de La Boétie sur la servitude volontaire :

« […] Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier habitant du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les vous emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? […]
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »

Le tyran tient son pouvoir du consentement du tyrannisé. Or, tout détenteur d’une autorité en charge de l’application de la loi, dans quelque institution que ce soit (Armée, Justice, Education nationale…), perd sa légitimité lorsqu’il se sert de sa position pour asservir l’autre, puisqu’il devient alors tyran. Ceux qui administrent ne se justifient effectivement que tant qu’ils assurent la liberté du peuple souverain ; le corollaire de cette proposition étant que les gouvernés n’ont plus à les reconnaître comme gouvernants s’ils violent leurs droits. Aussi le tyrannisé, le contrat qui le lierait à une hiérarchie se voyant dès lors rompu, se trouverait libéré de ses obligations et ne devrait plus rien à celui qui aurait abusé de son pouvoir. D’où un droit, voire un devoir, de désobéissance et, le cas échéant, de rébellion. C’est le vieux principe, imprescriptible :

« Face au despotisme, l’insurrection est le plus sacré des devoirs. »

La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis ne dit pas autre chose :

« […] Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir […] »

Lorsqu’un processus de détournement institutionnel serait en cours, ce serait donc au citoyen lui-même de faire preuve de vigilance et, éventuellement, de résistance, afin d’y mettre un terme. Une fois de plus, la république apparaîtrait de cette manière comme un Etat qui dépendrait d’abord d’un état individuel et des relations entretenues par les individus eux-mêmes dans leurs sphères d’action respectives et immédiates. Sa conservation impliquerait par conséquent que le gouverné envisage d’entrer en conflit avec le gouvernant qui serait susceptible de se faire tyran. A cet égard, il ne s’agirait pas tant d’élucider ou d’éliminer le labyrinthique, par l’instauration d’un ordre immuable, installé une bonne fois pour toutes, que d’examiner comment il serait possible de l’articuler avec du contre-labyrinthique.
Pour le dire autrement, la république ne signifierait pas l’absence de conflit mais, paradoxalement, sa possibilité même.
Cependant, il ne serait pas toujours possible d’envisager une action collective contre le tyran pour préserver ou rétablir la république. En effet, il ressort des expériences de Stanley Milgram que peu d’individus ont le réflexe de désobéir à un ordre donné par un supérieur, même s’il heurte leur conscience.
Milgram n’ignore pas la tension survenant dans l’agent entre la volonté d’obéir à l’autorité et la désapprobation d’un ordre immoral (ou illégal). Mais il observe qu’une minorité d’individus osent mettre fin à une telle tension par un acte de désobéissance. La plupart des participants aux expériences la résolvent par d’autres moyens : la dérobade, qui consiste à minimiser ou à nier la réalité de la maltraitance perpétrée ; la déresponsabilisation, qui consiste à se dégager de toute responsabilité dans l’action que l’on continue à faire en la transférant exclusivement sur le supérieur qui donne les ordres.
Nous pourrions du reste concevoir que ce soit un groupe d’individus qui proteste et refuse d’obéir aux ordres :

« […] Les rapports existant entre l’individu et ses pairs peuvent rivaliser de force avec les liens qui l’assujettissent à l’autorité, voire les supplanter. »

Mais cette situation ne peut survenir qu’avec la réunion de certaines conditions. Par exemple, l’agent doit pouvoir communiquer avec d’autres et voir s’ils désobéissent pour se rallier éventuellement à leur position :

« […] Dans les variantes précédentes où le sujet agissait seul, il n’avait aucun moyen de savoir si un éventuel refus de sa part constituait une anomalie ou était au contraire monnaie courante au laboratoire. Les deux exemples de désobéissance dont il est témoin [dans le cadre d’une nouvelle expérience où le sujet est placé à côté de deux individus qui refusent d’appliquer les consignes] l’incitent à penser que la rébellion est une réaction naturelle dans cette situation. »

Ici, le conformisme (le fait d’imiter ses pairs) se présente comme une alternative à l’obéissance (le fait de se soumettre à l’autorité). Ce qui permet à Milgram d’écrire : « […] Quand un individu veut se dresser contre l’autorité, le meilleur moyen pour lui d’y parvenir est de s’appuyer sur le groupe auquel il appartient : la solidarité reste notre rempart le plus efficace contre les excès de l’autorité. […] ». Avec néanmoins cette réserve : « […] (Ce qui n’implique pas que le groupe ait toujours raison : les lynchages des foules et les méfaits des bandes de voyous sont là pour nous rappeler que l’influence exercée par le groupe peut être néfaste). »
Par ailleurs, la solidarité dans la contestation d’un abus de pouvoir se trouve elle-même confrontée au fait que le pouvoir en question, conscient des mécanismes régissant son édification, prévienne la désobéissance en utilisant à son compte la pression du groupe. Le morcellement de l’action, en particulier dans la gestion d’un service de masse, rendrait à cet égard plus facile l’isolement des agents et de leurs actes les uns des autres afin d’empêcher toute organisation de la contestation, ainsi que le maintien de l’adhésion à un processus, y compris ruineux pour la république :

« Tout directeur compétent d’un système bureaucratique chargé de l’application d’un programme destructeur doit organiser les divers éléments qui le composent de façon que seuls les individus les plus cruels et les plus obtus soient directement impliqués dans la violence finale. La majeure partie du personnel peut consister en hommes et femmes qui, étant donné la distance qui les sépare de l’aboutissement inéluctable du processus, n’éprouvent pratiquement pas de difficultés à accomplir leurs tâches secondaires. Ils se sentent doublement dégagés de toute responsabilité. D’une part, l’autorité les couvre complètement ; d’autre part, ils ne commettent personnellement aucun acte de brutalité physique. »

Dès lors, l’organisation de la solidarité en vue du renversement d’un initié qui abuserait de sa position au cœur de la pyramide bureaucratique, dans un grand Etat, paraîtrait aléatoire. L’une des objections pouvant être adressée à Milgram pourrait précisément consister à affirmer que ses conclusions vaudraient pour décrire, par exemple, les mécanismes ayant conduit à la Shoah, mais nullement pour les sociétés démocratiques :

« Le dilemme résultant du conflit entre la conscience et l’autorité est inhérent à la nature de la société et se poserait à nous même si le nazisme n’avait jamais existé. Réduire un problème aussi général à la seule dimension d’un évènement historique, c’est se donner l’illusion qu’il appartient à une époque révolue.
Certains dénient toute valeur d’exemple au phénomène nazi sous prétexte que nous vivons en démocratie et non dans un état “autoritarien”. […] »

Ce qu’il ne faut alors pas perdre de vue, c’est que les expériences en question portent toujours sur l’obéissance elle-même, et non pas sur les maux qu’elle amène.
L’extermination des Juifs par les nazis demeure à cet égard un exemple paroxysmique d’action abominable accomplie au nom de l’autorité. Mais le principe de soumission peut se reproduire constamment, à des degrés divers, y compris dans des situations dont on ne perçoit pas au premier abord le caractère intolérable. Il concerne donc tout autant le citoyen confronté au détournement d’un service par une autorité usurpée dans le cadre d’une république :

« […] Mais le problème ne disparaît pas pour autant car il ne concerne ni l’“autoritarianisme” en tant que mode d’organisation politique, ni un ensemble particulier d’attitudes psychologiques : ce qu’il met en cause, c’est l’autorité en soi. Un gouvernement autoritarien peut être remplacé par un régime démocratique, mais dans un cas comme dans l’autre, l’autorité ne saurait être éliminée tant que la société continuera sous la forme que nous lui connaissons.
Dans les démocraties, les dirigeants sont élus par tous les citoyens, mais une fois à leur poste, ils sont investis de la même autorité que ceux qu y parviennent par d’autres moyens. Et comme nous avons eu maintes fois l’occasion de le constater, les exigences de l’autorité promue par la voie démocratique peuvent elles aussi entrer en conflit avec la conscience. L’immigration et l’esclavage de millions de Noirs, l’extermination des Indiens d’Amérique, l’internement de citoyens américains d’origine japonaise, l’utilisation du napalm contre les populations civiles du Vietnam représentent autant de politiques impitoyables qui ont été conçues par les autorités d’un pays démocratique et exécutées par l’ensemble de la nation avec la soumission escomptée. Dans chacun de ces cas, des voix se sont élevées au nom de la morale pour flétrir de telles actions, mais la réaction type du citoyen ordinaire a été d’obéir aux ordres. »

Milgram, au travers de ses expériences, s’intéresse au problème de la conservation et de la perte. C’est à cet égard qu’il nous semble pleinement légitime dans le cadre de la réflexion sur la république. En effet, si nous considérons cette dernière comme un état individuel avant d’être un type d’Etat, la soumission à l’autorité et ses dérives indiquent que le premier, à moyen et à long terme, ne saurait permettre au second de se perpétuer sous une forme républicaine. Le psychosociologue affirme du reste son pessimisme pour le devenir de l’espèce humaine elle-même :

« […]
Retournons maintenant à l’expérience et essayons d’en dégager la signification profonde. Le comportement que nous y avons observé est un comportement normal, mais révélé dans des conditions qui montrent avec une clarté exceptionnelle due à notre mise en scène un des dangers courus par l’espèce humaine […] : c’est la faculté qu’a l’homme de dépouiller son humanité et, pis encore, l’inéluctabilité de ce comportement quand il renonce à son individualité pour devenir partie intégrante d’une des structures hiérarchiques de la société.
C’est là un vice de constitution inhérent à la nature humaine et lourd de conséquences funestes car, à long terme, il ne laisse à notre espèce que peu de chance de survie. »

Or, il est peut probable qu’une majorité d’individus se dessine pour endiguer la dégénérescence :

« […] A une très grande majorité, les gens font ce qu’on leur dit de faire sans tenir compte de la nature de l’acte prescrit et sans être réfrénés par leur conscience dès lors que l’ordre leur paraît émaner d’une autorité légitime. »

Dans une telle perspective, l’articulation du vocabulaire hérité du dix-huitième siècle (Nation, Etat, souveraineté) nous paraît obsolète et devenue inappropriée pour rendre compte du morcellement des pouvoirs, et des relations de dépendance entre insiders et outsiders qui ne sauraient être abolies dans un monde labyrinthique. Aussi l’individu devrait-il probablement traverser ce dernier et s’affranchir seul :

« Autant le savoir d’avance : les futurs labyrinthes devront être affrontés seuls. Ce qui requerra d’accepter sa différence, de ne pas se laisser juger par le regard des autres, de se tolérer, de faire ce que doit, de savoir vivre avec soi-même, de s’écouter, de s’aimer, de ne pas craindre d’être oublié du reste du monde. »





Itinéraire individuel


Tout projet républicain comporterait une dimension aléatoire. Il n’aboutirait jamais à l’abolition complète du labyrinthe, ni des labyrinthes de labyrinthes que nous rencontrerions à chaque étage d’une construction politique. Aussi la République aurait-elle inévitablement ses territoires perdus, et il serait vain d’espérer les reconquérir définitivement.
C’est pourquoi Jacques Attali propose non pas une élucidation du labyrinthique au nom d’un idéal chimérique, mais une adaptation de l’individu propre à arpenter la verità effetuale. Le citoyen, habitué à une représentation claire et sûre de ses droits et de ses devoirs, cèderait alors la place à une sorte de voyageur dont le quotidien serait riche de pénombre et d’incertitude. D’où l’énumération des qualités qu’il lui serait nécessaire d’acquérir pour emprunter les tours et les détours auxquels il s’exposerait dans sa sphère d’action immédiate :

« […] il lui faudra oublier les qualités tant vantées dans la société industrielle : la vitesse, la raison, la logique, la transparence. Et retrouver celles des explorateurs de dédales : la persévérance, la lenteur, la malice, la curiosité, la ruse, la souplesse, l’improvisation, la maîtrise de soi ; qualités que les Anciens inculquaient à leurs enfants par des rites et des danses afin de leur rappeler que, s’ils avaient pu survivre jusque-là, c’est parce qu’ils n’avaient pas oublié leurs origines nomades et les vertus du voyageur. »

Le conseiller du prince, qui appartient lui-même à la surclasse, se fait guide et déroule un fil d’Ariane destiné à conduire le sujet du statut d’outsider à celui d’insider :

« Je m’en vais donner ici quelques conseils aux futurs voyageurs appelés à traverser les innombrables labyrinthes de l’avenir. »

Il met à cet égard en avant le nomade, qui ne se fixe pas dans un endroit déterminé et se trouve pris dans un mouvement perpétuel, comme archétype de celui qui sait accomplir un périple :

« Face à l’entrée du labyrinthe moderne, il convient d’abord de se remettre dans l’antique état d’esprit du nomade, pour comprendre physiquement ce que sont ces méandres. […] »

Or, une telle figure se voit attribuer quatre qualités essentielles. D’abord, la légèreté, qui seule autorise la fluidité du parcours :

« […] se souvenir que le nomade doit rester léger. Il ne peut accumuler que des idées, des expériences, des savoirs et des relations ; pas des richesses matérielles qui l’encombreraient dans ses déplacements. […] »
Ensuite, l’hospitalité, indispensable pour entretenir une forme de vivre ensemble avec les compagnons croisés en chemin :

« […] se souvenir que le nomade se doit d’être hospitalier, courtois, ouvert aux autres, attentif aux cadeaux à faire. Car de l’hospitalité qu’il reçoit en échange de son savoir-vivre dépend sa propre survie. S’il n’a pas laissé une image de douceur, s’il a tout détruit lors de son dernier passage, l’accès au puits lui sera interdit. […] »

Puis, la vigilance, car il faut prévoir la mauvaise rencontre, celle de l’initié qui, à l’instar de Villefort envoyant Dantès pourrir au château d’If, tenterait de nous perdre dans une impasse :

« […] se souvenir que le nomade se doit d’être aux aguets. Son camp est fragile, sans remparts ni pièges. Même s’il a choisi, pour planter sa tente, un endroit dégagé, même s’il s’est montré lui-même hospitalier, l’ennemi peut surgir à l’improviste de n’importe où, n’importe quand. Le nomade doit donc être prêt à tout instant à lever le camp ou à affronter l’ennemi surgi du désert ou de la forêt. »

Enfin, la solidarité, parce que l’individu qui lutte contre le Minotaure surgi de l’obscurité a plus de chances de le vaincre s’il est soutenu par d’autres que s’il reste seul :

« […] se souvenir que le nomade doit se montrer solidaire. Il a besoin des autres, avec qui il voyage, partageant fardeaux et espoirs. Pas de vie nomade sans guet. Pas de guet sans tours de garde, c’est-à-dire sans organisation de la solidarité. »

Dans la perspective de Jacques Attali, être rusé est également une qualité essentielle à la traversée des labyrinthes. En effet, la complication d’une structure labyrinthique ne permettrait pas la résolution des difficultés par les procédés rationnels habituels. Face à tel danger, ou à telle impasse, le voyageur devrait être capable de s’adapter en inventant un moyen inédit pour le surmonter. Les circonstances changeant continuellement dans un labyrinthe, l’attitude que l’on devrait adopter pour le parcourir devrait elle aussi être renouvelée sans cesse.
La ruse serait précisément cette capacité à trouver une solution en fonction de la difficulté du moment. Une telle solution ne consisterait pas dans l’aboutissement d’une construction rationnelle, mais relèverait plutôt d’une intuition. Il s’agirait d’une astuce permettant d’échapper à une situation de prime abord inextricable.
Le recours à une astuce pour déboucher sur une porte de sortie, dans une telle optique, relèverait davantage d’une capacité à improviser qu’à un calcul reposant sur le lógos.
Jacques Attali écrit :

« […] La forme d’intelligence requise ne fait plus appel à la logique, mais à l’intuition, celle du marin, du chasseur, du nomade. On peut la nommer malice ou ruse.
[…]
Science du mouvant, de l’imprévu, la ruse est recherche de l’efficacité pratique, du succès dans l’action. Elle exige coup d’œil et intelligence immédiate des situations les plus inattendues. Le rusé est aux aguets, sans cesse à imaginer et évaluer les diverses voies possibles, à soupeser les chances et les risques de chacune ; il sait défaire des nœuds, démêler des ambiguïtés, prévoir les coups, vaincre les labyrinthes ; il possède rapidité du geste et justesse du coup d’œil. Son savoir tâtonnant sait utiliser indices trompeurs et fausses nouvelles. »

Avec le retour du labyrinthe, émerge le sujet post-moderne qui, dans le secret du bureau de l’agent de l’Etat (chef de service, juge d’instruction…), sait qu’il pourrait très bien ne pas trouver un fonctionnaire fidèle à sa charge mais le Minotaure.
Jacques Attali fait d’Ulysse un archétype du héros rusé. C’est « l’homme “aux mille ruses”, “qui connaît toutes sortes de tours”, “qui sait tramer des projets” […] ».
Ulysse est une figure labyrinthique préclassique. Son errance sur la Méditerranée peut être assimilée au parcours d’un dédale. Pour surmonter les pièges auxquels il est confronté, il emploie diverses astuces, s’adaptant aux différentes circonstances qu’il est amené à rencontrer.
Lorsqu’il affronte le Cyclope, il déploie ainsi des trésors d’ingéniosité. Il commence par lui mentir en lui déclarant qu’il est naufragé afin de protéger le reste de son équipage demeuré sur la côte ; « […] je lui fis cette histoire », conte Ulysse. Puis, lorsque Polyphème dévore deux de ses compagnons, il sait dissimuler son ressentiment : « Je roulais la vengeance au gouffre de mon cœur […] ». Après l’avoir enivré, il parvient à crever l’œil de son adversaire et à s’échapper. Le comble de la simulation est atteint lorsque le héros réussit à imiter l’absence en se faisant appeler « Personne ».
Au treizième chant, lorsqu’il rentre à Ithaque, Ulysse rencontre Athéna qui a pris la forme d’un adolescent. Ne la reconnaissant pas, il se présente alors comme un Crétois en fuite. La déesse se dévoile en faisant cette description de son interlocuteur :

« quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de tout genre !... Pauvre éternel brodeur ! N’avoir faim que de ruses !... Tu rentres au pays et ne penses encore qu’aux contes de brigands, aux mensonges chers à ton cœur depuis l’enfance… »

A travers l’exemple d’Ulysse, on peut voir comment la ruse prend la forme de procédés improvisés selon les circonstances. Il s’agit d’une qualité qui se manifeste dans l’action et dont les modalités ne sont pas répertoriée et organisées sous la forme d’un savoir théorique. Elle ne doit toutefois pas être confondue avec une simple impulsion :

« L’homme à la mètis est sans cesse prêt à bondir ; il agit dans le temps d’un éclair. Cela ne veut pas dire qu’il cède, comme le font d’ordinaire les héros homériques, à une impulsion subite. Au contraire sa mètis a su patiemment attendre que se produise l’occasion escomptée. […] au lieu de flotter ça et là au gré des circonstances, elle ancre profondément l’esprit dans le projet qu’elle a par avance machiné, grâce à sa capacité de prévoir, par-delà le présent immédiat, une tranche plus ou moins épaisse du futur. »

Cette faculté appartient davantage au nomade, qui se déplace sans cesse, qu’au sédentaire, peu habitué à évoluer dans des ensembles mouvants.
Confronté aux détournements institutionnels et à la multiplication des labyrinthes, comment l’individu pourrait-il recouvrir sa liberté, et un peu de république ? Sans doute devrait-il lui-même apprendre à louvoyer, à détourner, à labyrinther. Puisque les dés pourraient se révéler pipés, il devrait redécouvrir la malignité : être plus malin que le seigneur qui prétendrait l’asservir et le réduire à la condition de serf.
A cet égard, le comte de Monte-Cristo apparaîtrait comme une figure labyrinthique post-républicaine. Face à des institutions (Armée (Morcerf), Banque (Danglars), Justice (Villefort)...) en faillite, il indiquerait que ne restent que des itinéraires individuels qu’on ne peut arpenter sans l’aide de la mètis.
La république en serait réduite à une multiplicité d’aventures individuelles dans un cadre où il serait bien difficile de démêler le vrai du faux, où on perdrait souvent, et où on gagnerait aussi quelquefois. Le plus important ne serait pas de gagner le jeu, mais de rester dans la partie le plus longtemps possible, d’errer, d’endurer, en conservant l’espoir, comme Ulysse songeant à Ithaque, de rejoindre quelque but qu’il s’agirait de ne jamais perdre de vue : emprunter des chemins détournés, peut-être, mais ne jamais se laisser distraire.


Une république numérique ?


La république ne serait pas impossible, elle serait seulement aléatoire ; toujours à faire et à refaire, son application dépendrait de l’individu, de sa position et des circonstances…
Plus que jamais, elle ne renverrait pas tant à la conservation d’un Etat (puisque la multiplication des labyrinthes empêcherait la gestion de certains services et leur mise en oeuvre) qu’à la préservation, dans une perspective individualiste, d’un état (consistant dans la capacité à arpenter un labyrinthe et, éventuellement, à édifier du contre-labyrinthique). L’individu réduirait les risques d’assujettissement en multipliant entre ceux qui seraient susceptibles de l’asservir et lui les masques et les simulacres. Les nouvelles technologies, dont le développement accompagne la mondialisation, pourraient, dans une telle optique, représenter un contre-pouvoir qui ne serait plus assuré par les médias traditionnels.
La question serait de déterminer si elles assureraient effectivement, dans une optique émancipatrice, la diffusion des connaissances et l’accès au savoir pour tous, ainsi que le développement d’un contre-labyrinthique profitable à l’individu ; ou bien si, au contraire, elles contribueraient à son aliénation. Une crainte courante, concernant la numérisation de la société, se rapporte au risque de contrôle individuel qu’elle impliquerait, et à la réduction des libertés qui en serait la conséquence. Remarquons cependant que la mise en place par un Etat d’une surveillance informatisée de type totalitaire paraît peu probable, du fait même de la difficulté à traiter l’information. Internet, en particulier, permet le développement d’échanges multiples et instantanés. Le déblocage des moyens humains et matériels qu’exigeraient la classification de tels flux, la mise en fiche systématique des singularités et le traitement des données ne semble pas envisageable à moyen et à long terme.
Jacques Attali rappelle pour sa part que le procédé à l’origine d’Internet (qu’il assimile à un labyrinthe) devait initialement déboucher sur la constitution d’une bibliothèque universelle reliant entre eux tous les lieux de production de la connaissance :

« […] Le retour du labyrinthe dans la communication commence par l’invention en 1965 de l’hypertexte, procédure informatique inventée pour passer d’un point à un autre d’un texte, sur un écran, sans avoir à le parcourir en entier, permettant donc d’y voyager, de rajouter une page, couper, coller, créer des liens entre des passages. Son auteur, Ted Nelson, rêvait de relier ainsi tous les textes existants, comme dans la bibliothèque absolue imaginée par Jorge Luis Borges [in L’Aleph, Paris, Gallimard, 1977].
En 1969 naît ce qui deviendra Internet, si improprement appelé “autoroute” de l’information, qui vise à connecter des ordinateurs. […] »

La condition de la réussite d’un projet de bibliothèque universelle résiderait en revanche dans la préservation du savoir en tant que bien public échappant à toute confiscation par privatisation. Par ailleurs, le développement des réseaux sociaux numériques, qui voient les internautes se connecter au monde entier et échanger des informations entre eux, favoriserait la multiplication des contre-pouvoirs, c’est-à-dire la production du contre-labyrinthique. Le caractère interactif d’Internet, notamment, permet à l’utilisateur de s’émanciper des canaux médiatiques traditionnels et de créer son propre labyrinthe sans demeurer tributaire d’un intermédiaire. Chaque individu peut alors se faire initié et polétropos en multipliant les identités et en brouillant les pistes :

« Ainsi, sur Internet, chacun entend déjà protéger son propre système de communications en se créant, à partir des nombres premiers, des labyrinthes de cryptage exigeant des milliards de choix avant de trouver le bon chemin, et donc un temps trop long pour être explorés systématiquement par un quelconque pouvoir de tutelles. »

Les nouvelles technologies faciliteraient encore la communication, condition essentielle de l’émergence d’une solidarité, entre les agents dans la lutte contre le pouvoir qui tendrait à les asservir. Elles conduiraient enfin à l’abolition des barrières sociales et géographiques, c’est-à-dire de rompre avec la noblesse de robe et de retrouver un peu de noblesse d’épée, en encourageant l’immédiateté de l’échange entre des individus issus de différents cercles :

« Demain, l’essentiel de la communication aura renoué avec le labyrinthe. […]
Communiquer sera principalement mettre en contact des individus, des bibliothèques, des quartiers. […] »

Et encore :

« […] Il ne s’agit plus d’une juxtaposition de lignes droites, mais, tout au contraire, d’enchevêtrements de ruelles et d’impasses, mille chemins parfois se terminant en culs-de-sac, parfois débouchant sur des rencontres inattendues. Exactement comme dans les villes : Internet ressemblera bientôt à une cité médiévale sans véritable architecte ; il n’organisera pas des courses au plus près, mais des voyages buissonniers, des simulacres d’errances, des traboules électroniques. »

Si la dernière république s’avérait être numérique, alors l’émancipation du sujet impliquerait de lui donner les moyens de naviguer dans les réseaux virtuels en s’appropriant les nouvelles technologies ; il échapperait ainsi à l’aliénation par sa capacité à édifier ses propres labyrinthes, et éventuellement à produire du contre-labyrinthique.
Les invariants républicains, qui déterminent un état individuel avant de renvoyer à un type de régime, demeureraient cependant opératoires : pour accéder au rang d’initié se saisissant des nouvelles technologies, au lieu d’être ravalé à celui de consommateur aliéné par elles, l’utilisateur devrait être éclairé. En d’autres termes, il devrait être suffisamment instruit pour lire les informations mises à sa disposition par une bibliothèque universelle, les comprendre et en tirer profit. C’est seulement à cette condition que l’outil numérique entrerait au service du projet libéral émancipateur.




CONCLUSION


Perspectives post-républicaines



Nous avons mené cette réflexion dans l’esprit du premier précepte de la méthode. En d’autres termes, il nous a d’abord fallu prendre de la distance par rapport aux présupposés qui, en nous incitant à amalgamer la République avec ce qui n’est pas forcément républicain, auraient pu biaiser le cheminement. Aussi n’avons-nous pas cherché à la définir selon les normes habituellement admises dans le cadre du débat hexagonal, mais plutôt à mettre au jour un concept, pour ensuite établir en quoi le modèle français pouvait être considéré comme l’une de ses applications. Nous nous sommes efforcés de trouver, ou de retrouver, le sens (sémiologique) de la république, avant d’interroger sa direction (le téléologique) et sa valeur (l’axiologique).
Nous avons à cet égard qualifié de « république » un être collectif indépendant et se gouvernant soi-même, éventuellement au moyen d’une représentation, sans préjuger de la nature du lien unissant ses membres. Si la France, en raison de sa tradition laïque, ne fonde pas ce dernier sur le sentiment religieux, nous avons vu que d’autres républiques y avaient au contraire recours. Nous avons vu encore que, parce qu’elle prévoyait également l’affranchissement de l’individu, la République, dans sa version française, ne constituait nullement une exception, mais s’inscrivait dans un vaste mouvement moderne spécifiquement occidental, et tenant à la fois des Lumières et du libéralisme. Aussi doit-elle être désingularisée, même si elle présente des caractéristiques qui lui sont propres.
Dans une telle perspective, il apparaît en outre nécessaire de distinguer la république de l’historien de celle du philosophe. La première, définie comme tout régime qui n’est pas monarchique, désigne seulement une forme de gouvernement ; en France, elle commence en 1792. La seconde renvoie en revanche à un contenu conceptuel, dont il s’agit plus de dégager l’identité que de déterminer les modalités de la mise en œuvre. Certaines monarchies, à partir du moment où la souveraineté de la « Nation » ou du « Peuple » est assurée, ne sont pas autre chose que des républiques. La république, entendue de cette manière, commencerait de fait en France dès 1789, avec le déplacement de la souveraineté du roi vers la Nation, pour s’achever en 1992, avec son transfert vers des instances supranationales. Le traité de Maastricht entérine effectivement une redistribution de la puissance législative, et voit une grande partie de l’action parlementaire se réduire à l’enregistrement des directives européennes. Pour le dire autrement, la loi n’émane plus alors de la Nation proprement dite, mais d’un cadre qui la dépasse, et le troisième article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  s’avère par conséquent caduc.
Cependant, si nous rattachons la République à un projet individualiste, nous pouvons tout aussi bien la dissocier de la stricte indépendance d’un être collectif circonscrit aux frontières de l’hexagone, et envisager que la gouvernance à l’échelle de l’Europe permet simplement la continuation d’un tel projet sous d’autres formes. L’Union européenne, fondée sur les principes libéraux, contribuerait même à l’émancipation du sujet, puisqu’elle ferait désormais autorité pour contraindre les Etats membres au respect des libertés individuelles.
Les termes de la réalisation du programme libéral, tels qu’ils sont posés dans le débat français, demeureraient néanmoins opératoires. Ainsi, la dichotomie opposant l’ethnicisme à l’universalisme, dans la conception de l’identité qu’il s’agirait de privilégier, se retrouverait au niveau européen. D’aucuns se réfèrerons aux « racines chrétiennes » du Vieux Continent pour mettre au jour un sentiment d’appartenance et dire le droit, tandis que d’autres prôneront sa laïcisation afin de construire une citoyenneté dégagée de tout élément ethnique. De la même façon, il resterait à déterminer comment le sujet critique, en évoluant dans une zone de libre-échange étendue, pourrait éviter de se voir réduit à un consommateur aliéné par les processus de l’ultralibéralisme économique.
Enfin, et paradoxalement, l’accroissement des institutions apporterait certes des garanties supplémentaires aux individus, mais signifierait en même temps l’abandon de ces derniers à des échelons intermédiaires qui, entre le sommet et la base de la pyramide administrative, comporteraient autant de risques d’émergence de labyrinthes institutionnels dans lesquels le citoyen resterait tributaire de tel initié occupant une position stratégique et disposant des moyens de le réduire à la condition de serf. L’inflation institutionnelle pourrait tout aussi bien se traduire par le retour de la féodalité et de l’arbitraire. La république, y compris dans sa dimension européenne, comporterait inévitablement une part d’aléatoire, et le sujet post-républicain ne saurait s’affranchir que dans son aptitude à recourir à la mètis et à produire du contre-labyrinthique. Avec l’abandon de Marianne, nous assisterions à la consécration de Monte-Cristo.
Notre cheminement nous a du reste conduit à privilégier une optique individualiste, et à reléguer au second plan la chose de tous entendue comme intérêt collectif. Or, avec l’émergence d’une gouvernance mondiale, nous pourrions nous demander si l’heure n’est pas au contraire à la mise en avant de biens publics mondiaux, plutôt qu’à l’extension du modèle libéral à toute la planète. En effet, la thématique du développement durable, qui semble conditionner les orientations fixées au niveau international depuis la fin du vingtième siècle, fait de l’écologie une priorité ; voire implique une remise en cause des acquis libéraux au nom d’une telle préoccupation, puisque la préservation de l’environnement pourrait exiger une modifications des comportements de chacun et, au bout du compte, une restriction des libertés individuelles.
Le développement durable, défini en tant que satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre celle des générations futures, pourrait aboutir à la dénonciation de la propriété comme illusoire : l’individu ne serait jamais que le dépositaire temporaire d’un bien collectif à transmettre à ceux qui lui succèderont. A cet égard, le programme libéral apparaîtrait comme une parenthèse historique, refermée pour céder la place à un retour de l’intérêt collectif envisagé sur le moyen et le long terme, et susceptible de le contredire. La gestion écologique remplacerait alors la gestion sociale dans la primauté accordée à la collectivité sur l’individu.
L’un des enjeux de l’instauration d’une république mondiale serait dès lors de déterminer si les droits de l’homme et les libertés individuelles, conçus par rapport à l’autonomie du sujet, pourraient être conservés en l’état, ou s’ils seraient appelés à être relégués derrière des impératifs considérés comme supérieurs.
D’état individuel avant d’être réalisée dans l’Etat-Nation, la forme républicaine atteindrait son plein épanouissement avec sa globalisation ; toutefois, son contenu pourrait être redéfini dans un sens autre que libéral, l’affranchissement du sujet n’apparaissant finalement que comme un seuil, et non pas comme un terme.




COMPLEMENT BIBLIOGRAPHIQUE




Les notes de bas de page tenant lieu de bibliographie conséquente, nous nous bornons à les compléter ou, puisque nous avons privilégié les éditions les plus accessibles et les anthologies, à renvoyer aux éditions de référence. Le lecteur retrouvera en outre ici les textes incontournables qui permettent d’appréhender le socle individualiste et libéral sur lequel peuvent s’engager les débats autour de la République.




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Articles


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ANNEXES




1) Courrier de Jean-Marie Arrighi du 15 octobre 2008, sur la formation intellectuelle de Pascal Paoli et ses influences.

2) Bulletin de vote « Ce qu’a fait la République », pour les élections législatives de 1881.

3) Le « programme du Parti radical » (extrait de la déclaration de Camille Pelletan du 21 juin 1901).

4) Affiche de la CGT « Réduisons les heures de travail », pour le 1er mai 1911.

5) Histoire des publications philosophiques en France (1774-1824) (conclusion).

6) Conférence du 4 octobre 2001 La Démocratie : mythe ou réalité ?, dans le cadre de l’Association des amis du Monde diplomatique (groupe Nord Franche-Comté / Haut-Rhin).

7) La gestion d’une collectivité locale : rapport de stage réalisé dans le cadre de l’année de formation de PLP2 Lettres-Histoire (IUFM de Franche-Comté, 2002-2003).

8) Comment l’enseignement du français peut-il contribuer à la formation du citoyen en classe de Terminale professionnelle ? : mémoire professionnel réalisé dans le cadre de l’année de formation de PLP2 Lettres-Histoire (IUFM de Franche-Comté, 2002-2003).

9) Rapport sur la fracture culturelle qui mine la société française (destiné à différents acteurs de la vie politique, syndicale et associative).

10) Carnets de voyages en République arabe syrienne (2007), en République islamique d’Iran et dans les républiques d’Asie centrale (2008).

11) Les enjeux républicains de l’affaire Colonna (articles publiés à l’occasion du procès en appel, février-mars 2009).
Annexe 1




Jean-Marie ARRIGHI
I.A. IPR.
Rectorat de Corse

A Daniel ARNAUD
5, rue des Bûcherons
20 000 AJACCIO


Cher monsieur,

Excusez le temps que j’ai mis à vous répondre, dû à la fois à des occupations multiples et à la complexité des questions soulevées.

Votre recherche me paraît très importante et les ouvrages auxquels vous vous référez sont en effet fondamentaux.

L’influence de Machiavel sur Paoli est visiblement immense, tellement grande d’ailleurs qu’elle imprègne l’ensemble de ses textes sans qu’il soit en général cité explicitement, Il l’est beaucoup plus dans les premières années du pouvoir de Paoli qu’ensuite. Là-dessus il faut se référer à sa correspondance, en cours d’édition par Antoine-Marie Graziani (3 tomes parus). Les thèmes de la « rédemption » (lettre du 16 12 1751) et du « rédempteur » présents chez Paoli, sortent visiblement du dernier chapitre du Prince, où il désigne le futur restaurateur de la nation et de son indépendance. Des termes comme occasione, fortuna, accidente, virtù, certes courants, sont pris dans leur sens machiavélien.

Germanes l’accuse d’en être un grand lecteur, notamment du Prince : « il portait ce livre habituellement avec lui et goûtait surtout la profondeur de ses maximes ». Buttafoco lui reproche en 1790 sa « politique machiavélesque ». Dans la mesure où il s’agit d’adversaires, un aspect purement polémique n’est pas à exclure.

Paoli cite explicitement Machiavel quand il conseille à Casabianca de diviser un village favorable à Matra : « all’uso di Machiavello » (16 09 1755) : « à la manière de Machiavel fais-lui espérer beaucoup et assure-le de ta protection, en en faisant un homme important chez lui ». En 1792 il fait de Machiavel un symbole de républicanisme, dont les principes doivent « rendre odieux le despotisme des rois » (à Cesari, 22 02 1792). Il se qualifie lui-même de « Polichinelle jouant le prince » (Pulcinella finto principe) dans une lettre à Ferdinando de Leon du 07 08 1755, juste après son élection.

Sa vision des Anciens et son républicanisme semblent aussi totalement situés dans une grille machiavélienne.

Quant à Montesquieu, sa lecture par Paoli est probable : il a été traduit dès 1751 à Naples (et d’ailleurs largement critiquéà et Paoli a pu d’ailleurs le lire en français avant. Il demande à son père, de sa garnison de Longone en novembre 1754 de lui envoyer l’Esprit des Lois et les Considérations (« ces livres sont très nécessaires en Corse »), mais cela ne prouve pas qu’il ne les ait pas déjà lus à Naples. Il peut souhaiter simplement en avoir un exemplaire avec lui avant de faire œuvre constitutionnelle en Corse.

Il me semble qu’on peut considérer Paoli comme un homme des Lumières du début du siècle, formé dans l’intelligentsia napolitaine que Benedetto Croce considérait comme le groupe intellectuel le plus nombreux et le plus vivant de l’époque, avant sa destruction par la répression au retour des Bourbons. Les grands textes de la révolution corse sont influencés par les jurisconsultes Grotius ou Pufendorf et par Locke. Les auteurs plus tardifs ne semblent guère avoir eu d’influence réelle et l’appel à Rousseau semble correspondre à un but de propagande extérieure plus qu’à un intérêt de fond pour sa pensée.

Pour Paoli l’Etat doit assurer non seulement la liberté commune, mais aussi les libertés individuelles. Cependant ce n’est pas un thème fréquent chez lui. L’Etat corse fonctionne largement, comme l’Etat génois, en considérant les familles comme un tout (responsabilité collective en particulier). Une remarque intéressante de l’abbé Expilly XE "abbé Expilly" , qui rencontre Paoli en 1756, et dit avec une certaine surprise : « il me répondit que la Corse était devenue pour ses habitants un pays libre, et qu’ils étaient les maîtres de s’y comporter comme bon leur semblerait par rapport à eux-mêmes, et que les étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, jouissaient dans l’île d’une entière liberté ». De même la fameuse décision de donner le droit de vote au juif installé à Ile-Rousse.

Seule une société bien organisée peut permettre un Etat indépendant que les luttes de factions ne menacent pas. De là le thème de la lutte contre le clientélisme, et la place quantitativement énorme de la justice et de la répression dans la Constitution de 1755 : éteindre la vendetta est le préalable pour créer un Etat.
Annexe 2

« Ce qu’a fait la République »
Annexe 3

« Programme du Parti radical »
Annexe 4

« Réduisons les heures de travail »
Annexe 5

Histoire des publications philosophiques en France (1774-1825)


Le texte qui suit est la conclusion, revue et corrigée, d’un travail de recherche effectué dans le cadre de ma licence de philosophie (université de Besançon, 1997-1998), sous la direction de M. Louis Ucciani. Son objet était de déterminer s’il était possible d’établir un lien entre la diffusion des idées et les évènements sur lesquels elles pourraient avoir une influence au travers de l’histoire des publications en France de 1774 (avènement de Louis XVI) à 1824 (fin du règne de Louis XVIII). D’où la mise au jour d’une bibliographie rétrospective, essentiellement à partir du Quérard, centrée sur les « pères fondateurs » de la Révolution (voir p. 78) et la fréquence de leurs publications.
En regard, il s’agissait également d’examiner si un auteur tel que Bossuet, susceptible d’être encensé ou condamné au gré de la succession des régimes, pouvait par exemple être banni du monde de l’édition pendant la période révolutionnaire…


D’après la présente liste d’ouvrages, les différents régimes qui se sont succédés en France de 1774 à 1824 ont incontestablement eu une influence sur le domaine de l’édition. Une telle influence est évidente surtout sous la Révolution et l’Empire. Durant cette longue période de notre histoire, certains auteurs disparaissent complètement ; d’autres, au contraire, voient leurs œuvres particulièrement publiées.
Avant 1789, la situation est relativement équilibrée. Des auteurs aux orientations aussi diverses que Rousseau ou Bossuet sont présents. Malgré la condamnation de plusieurs de ses ouvrages par Rome, le succès de Voltaire ne se dément pas. Après 1789, en revanche, des variations extrêmement sensibles se font sentir. Dès la mise en place de la Monarchie constitutionnelle, notamment, l’ardent défenseur de la Monarchie absolue qu’est Bossuet, véritable représentant de l’ordre ancien, n’est plus édité. Son rejet sera effectif durant les dix années de la période révolutionnaire. Inversement, les publications rousseauistes sont dans le même temps nettement majoritaires. Ainsi, le Contrat social, qui a en partie inspiré la Première République, est publié pas moins de sept fois entre 1792 et 1799. Au total, Rousseau est publié dix-sept fois à partir de la Convention, et ce jusqu’à l’avènement de Bonaparte. Un autre auteur très prisé pendant la Révolution est Condorcet. Son succès témoigne de son activité politique intense. Des titres tels que Sur la proposition d’acquitter la dette exigible en assignats illustrent ses préoccupations liées à l’actualité du moment.
Condorcet représente cependant un cas particulier : publié un grand nombre de fois jusqu’à sa mort, en 1794, il sombre ensuite dans un quasi-oubli. Durant la seconde moitié de la période révolutionnaire, en effet, seul son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain est édité, en 1795.
Certains auteurs sont étonnement peu rencontrés. C’est le cas de Diderot. En tant que philosophe des Lumières, nous pouvions nous attendre à une présence importante de ses ouvrages à partir de 1789. Il n’est pourtant publié ni sous la Monarchie constitutionnelle ni sous la Convention. Sous le Directoire en revanche, il connaît tout de même un regain d’intérêt. Montesquieu, qui a influencé les constitutionnels des premières années de la Révolution, est également très peu publié entre 1789 et 1795. Lui aussi connaît un regain d’intérêt seulement sous le Directoire.
Sous le Consulat et l’Empire, Rousseau demeure un auteur majeur. Rappelons que le philosophe avait fait forte impression sur le jeune Bonaparte. Plusieurs éditeurs n’hésiteront d’ailleurs pas à publier le Contrat social ou l’Emile avec une dédicace à Napoléon en première page. A partir du Concordat, les œuvres de Bossuet, notamment religieuses, font leur réapparition. Voltaire et Montesquieu sont abondamment publiés, Diderot très peu. Les ouvrages politiques de Condorcet tombent en désuétude ; au cours de cette période, ce que nous trouvons de lui, ce sont essentiellement des traités de mathématiques.
Après 1815, nous assistons à un véritable « boum » de l’édition. Condorcet mis à part, tous les auteurs sont concernés par ce phénomène. La Restauration ne semble pas avoir exercé de véritable censure sur des philosophes qu’elle aurait pu juger subversifs. Rousseau connaît ainsi un succès encore important. Diderot, lui, est abondamment publié au début des années 1820. Un auteur se détache cependant : Bossuet. Comme si les Bourbons avaient voulu remettre au goût du jour ce représentant de l’ordre ancien en incitant à le publier tout particulièrement…
La défaite de Waterloo et l’arrivée des Alliés à Paris n’a pas eu de réelle influence littéraire et philosophique : Kant était déjà publié en 1796. Il ne l’est pas davantage après 1815.
Sur les cinquante années que couvre notre étude, la période la plus bouleversée au niveau éditorial est incontestablement la Révolution. Nous assistons alors à une véritable propagande rousseauiste. Non seulement l’auteur du Contrat social est publié abondamment, mais il l’est de plus dans de nombreuses villes de France.
Annexe 6

La Démocratie : mythe ou réalité ?
Annexe 7

La gestion d’une collectivité locale : l’exemple de la ville de Delle (Territoire-de-Belfort)


Le rapport de stage en entreprise qui suit a été réalisé dans le cadre mon année de formation de PLP2 Lettres-Histoire (IUFM de Franche-Comté, 2002-2003). Effectué au cœur d’une collectivité locale, dans les services de la ville de Delle (Territoire-de-Belfort), il m’a semblé qu’il présentait ici un intérêt en relation avec la problématique de la répartition des pouvoirs dans les filières institutionnelles ascendante et descendante (voir p. 184). Le labyrinthe, qui signifie la prise en compte d’interlocuteurs fort divers à tous les niveaux de la prise de décision, apparaît effectivement déjà dans l’organisation d’une municipalité de taille moyenne…
Annexe 8

Comment l’enseignement du français peut-il contribuer à la formation du citoyen en classe de Terminale professionnelle ?


Ce mémoire professionnel, réalisé dans le cadre de mon année de formation de PLP2 Lettres-Histoire (IUFM de Franche-Comté, 2002-2003), sous la direction de M. Jean-Philippe Schroter, a pour point de départ la problématique scolaire là où Renouvier la laisse (voir note 582, p. 153). Il s’agit effectivement de déterminer, au travers du travail mis en œuvre avec une classe de Lycée professionnel, comment une pratique pédagogique peut servir la poursuite du projet républicain. Le texte est ici présenté sans les annexes qui l’accompagnaient…
Annexe 9

Rapport sur la fracture culturelle qui mine la société française





Daniel ARNAUD
5, rue des Bûcherons
20000 AJACCIO
Tél. 06 66 87 14 56
Mail :  HYPERLINK "mailto:d.a.saint-roch@voila.fr" d.a.saint-roch@voila.fr












RAPPORT SUR LA FRACTURE CULTURELLE

qui mine la société française















Ajaccio, le 2 décembre 2008.





Introduction

Le présent rapport vient compléter la réflexion engagée par l’auteur dans le cadre de sa thèse de philosophie politique : La République a-t-elle encore un sens ? (Sous la direction de M. Louis Ucciani, université de Besançon).
Alors que la résurgence des communautarismes d’un côté et la mondialisation néolibérale de l’autre mettent le devenir de notre modèle républicain au cœur de bien des interrogations, j’ai effectivement souhaité tirer de mon travail, au lieu de me cantonner à la tour de verre de l’universitaire, des éléments concrets, utilisables dans le débat public, et favorisant la recherche de solutions aux difficultés qui mettent en péril les liens social et civique.


I- Egalité des chances, nécessité de l’instruction, buts de l’école.

La République prétend assurer l’égalité des chances, c’est-à-dire la possibilité pour un individu d’exprimer pleinement son talent sans que sa place dans la société ne soit tributaire de son origine socio-culturelle. Pour le dire autrement, l’enfant issu d’un milieu modeste, à capacité égale et à travail égal, devrait pouvoir espérer autant que l’enfant issu d’un milieu plus favorisé atteindre une position en rapport avec ses compétences. A cet égard, le service public d’éducation aurait pour but de garantir une telle égalité sur tout le territoire national.
Dès la Révolution française, l’instruction est apparue nécessaire non seulement pour que l’individu puisse conduire ses propres affaires, mais encore en vue de sa participation aux affaires de la Cité. Dans une démocratie représentative notamment, le citoyen doit être en mesure de comprendre le monde dans lequel il vit et de saisir les questions que sont amenés à traiter les politiques. Pour ce faire, il doit être formé et éclairé.
Condorcet écrit ainsi, dans son Troisième mémoire :

« Il faut non seulement que chaque homme soit instruit des nouvelles lois qui sont proposées ou promulguées, des opérations qui s’exécutent ou se préparent dans les divers branches de l’administration, qu’il soit toujours en quelque sorte au courant de la législation sous laquelle il doit vivre ; il faut de plus que si l’on agite de nouvelles questions politiques, si l’on cherche à fonder l’art social sur de nouveaux principes, il soit averti de l’existence de ces questions, des combats d’opinions qui s’élèvent sur ces principes. Comment, en effet, sans cette instruction pourrait-il connaître et les hommes par qui sa patrie est gouvernée et ce qu’elle en doit attendre, savoir quels biens ou quels maux on lui prépare à lui-même ? Comment sans cela une nation ne resterait-elle pas divisée en deux classes, dont l’une, servant à l’autre de guide, soit pour l’égarer, soit pour la conduire, en exigerait une obéissance vraiment passive, puisqu’elle serait aveugle ? Et que deviendrait alors le peuple ? sinon un amas d’instruments dociles que des mains adroites se disputeraient pour les rejeter, les briser, ou les employer à leur gré. »

Il ne s’agit pas pour autant d’aboutir à une « république des intellectuels » dont chaque membre se consacrerait exclusivement aux activités de l’esprit. Mais chacun devrait pouvoir disposer d’un socle de connaissances suffisant pour, à côté de son activité particulière, lire un article de presse, écouter une argumentation, saisir l’enjeu d’un scrutin, et s’intéresser au bout du compte à une question relevant de l’intérêt général.
Le projet éducatif républicain suppose dès lors une institution scolaire qui amène tous les individus à s’approprier les savoirs indispensables à l’exercice de la citoyenneté. Si, en revanche, le tyran prenait le pouvoir dans un individu non éclairé, alors qu’il pourrait voter et faire partie intégrante du peuple souverain, il pourrait s’emparer de la souveraineté et mettre la république en danger. lien social, lien civique. Repères, vocabulaire, culture, comme conditions de la démocratie. Sinon, porte ouverte à la tyrannie. Risque de délitement. Pour le dire autrement, la démocratie sans l’éducation pourrait basculer dans la tyrannie.
Condorcet :
« […] Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peuvent être que des mots qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir. » (Condorcet (Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de). Cinq mémoires sur l’instruction publique. Paris, GF-Flammarion, 1994. 382 pp. Premier mémoire, p. 63.).
Talleyrand :
« Les hommes sont déclarés libres ; mais ne sait-on pas que l’instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile, et, seule, peut maintenir la liberté politique contre toutes les espèces de despotisme ? Ne sait-on pas que, même sous la Constitution la plus libre, l’homme ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant e l’homme instruit ; et qu’une instruction générale, bien distribuée, peut seule empêcher, non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire, et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire que cette supériorité donnerait, si l’on condamnait à l’ignorance une classe quelconque de la société ? Celui qui ne sait ni lire ni compter dépend de tout ce qui l’environne ; celui qui connaît les premiers éléments du calcul ne dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait même profiter de ses découvertes. » (Talleyrand. Discours du 10 septembre 1791, in 1789, Recueil de textes et documents du dix-huitième siècle à nos jours. Paris, CNDP, 1989. 288 pp. P. 137.


II- La fracture culturelle comme constat

Cependant, le système éducatif se bornerait encore trop souvent à reproduire les inégalités sociales (nous citerons des statistiques et les travaux de certains sociologues). Un fils d’ouvrier possède en réalité peu de chances d’accéder aux grandes écoles, les parcours les plus prestigieux demeurant de fait réservés à quelques initiés.
Le linguiste Alain Bentolila a souligné combien la trop fameuse fracture sociale se doublait en outre d’une véritable fracture culturelle :
« […] aujourd’hui, un certain nombre de citoyens sont moins capables que les autres d’exprimer leurs pensées avec justesse : 10 % des enfants qui entrent au cours préparatoire disposent de moins de 500 mots, au lieu de 1200 en moyenne pour les autres. Cela a deux conséquences. La première est que leur pouvoir sur le monde s’en trouve limité. La seconde, c’est que cela les enferme dans un ghetto et favorise un communautarisme croissant. Il existe en France une véritable inégalité linguistique, qui se traduit par une grave inégalité sociale.
[…] Les mots sont des armes intellectuelles. Celui qui a des difficultés à conceptualiser et à argumenter sera perméable aux dogmes et aux discours sectaires qui foisonnent, souvent sous une forme linguistique impeccable ; il ne fera pas la différence entre la vérité légitime et la vérité usurpée, exercera difficilement sa libre parole et son libre arbitre. » (entretien à L’Express du 17 octobre 2002.).
Sans doute n’a-t-on pas pris la mesure d’une telle fracture.
Et aujourd’hui, le linguiste Alain Bentolila :
Nous n’entrerons pas ici dans la polémique sur l’école, ni sur les pratiques issues de la « nouvelle pédagogie ». Nous entendons en revanche dresser un état des lieux.
Bentilola :
« […] aujourd’hui, un certain nombre de citoyens sont moins capables que les autres d’exprimer leurs pensées avec justesse : 10 % des enfants qui entrent au cours préparatoire disposent de moins de 500 mots, au lieu de 1200 en moyenne pour les autres. Cela a deux conséquences. La première est que leur pouvoir sur le monde s’en trouve limité. La seconde, c’est que cela les enferme dans un ghetto et favorise un communautarisme croissant. Il existe en France une véritable inégalité linguistique, qui se traduit par une grave inégalité sociale.
[…]
Le langage permet de dépasser l’œil, de dire non seulement ce que l’on voit, mais surtout ce que l’on ne voit pas. Il nous donne le pouvoir de contredire, d’imaginer et de transcender notre humaine condition. Nous sommes en ce moment à un point précis de l’espace et du temps, et pourtant nous sommes capables de dire “partout” et le “toujours”, ce qu’aucun animal ne peut faire. Mais, avec les mêmes outils linguistiques, on peut dire le juste et l’infâme. Les mots sont des armes intellectuelles. Celui qui a des difficultés à conceptualiser et à argumenter sera perméable aux dogmes et aux discours sectaires qui foisonnent, souvent sous une forme linguistique impeccable ; il ne fera pas la différence entre la vérité légitime et la vérité usurpée, exercera difficilement sa libre parole et son libre arbitre. » (Bentolila (Alain), entretien à L’Express du 17 octobre 2002.).
Retrouver une statistique sur le nombre d’enfants arrivant en Sixième sans savoir lire correctement.
L’égalité des chances n’existe pas, mais se voit étouffer par un système éducatif fonctionnant comme une gare de triage. Brighelli, et citer le sociologue Jean-Pierre Noreck.
Expérience du prof de LP, qui voit passer tout ceux qui ont traîné leurs lacunes au collège et qui ne maîtrisent toujours pas plus de 300 mots.
Donner des exemples, lien avec les phénomènes de violence. Problème qui n’est pas celui de la « banlieue », contrairement à une idée reçue, mais qu’on retrouve sur tout le territoire sous des formes différentes : émeutes de novembre 2005/FLNC « Canal gamins » (cf. article de Corsica). I Clandestini Corsi.
Exemple du Figaro, avec les jeunes qui ne comprennent pas le vocabulaire de la Justice.
Celui qui a peut-être le mieux vu le problème : J-J Goldman, dans Envole-moi.
Sur les langues régionales (leur reconnaissance dans la Constitution). En Corse, où je réside, le débat à l'Assemblée nationale a été bien accueilli, et bien au-delà des rangs autonomistes ou nationalistes. Ici, il est évident qu'une langue, quelle qu'elle soit, est non seulement un moyen de communication, mais encore l'expression d'une manière de voir le monde. A ce titre, il s'agit toujours d'une richesse, et non pas d'un "repli sur soi". Les langues régionales porteraient atteinte à la sacro-sainte "unité nationale"? Voilà un vieux refrain auquel il est temps de faire un sort. Ce qui nuit à la cohésion sociale, c'est le fait que des individus parlent tous français, mais, de fait, sans pratiquer la même langue. Car quand on quitte, dans certains quartiers, un système éducatif à la dérive en ne maîtrisant pas plus de 300 mots, alors on s'enferme dans un ghetto linguistique, sans plus jamais pouvoir échanger avec ceux qui en possèdent 3000 ni avoir accès à la culture.
Ici mettre une note précisant que l’unité nationale ne doit pas être abordée sous un angle ethniciste (cf. La Corse et l’idée républicaine) mais universaliste (dans une langue donnée, tous doivent pouvoir posséder 3000 mots).
Victor, j'ignore quel "bord" vous me prêtez, il faudra m'expliquer... Je ne fais par ailleurs aucune "discrimination", mais un simple constat. Vous n'avez donc jamais entendu parler d'"inégalités sociales"? Ces dernières se doublent trop souvent d'une véritable "fracture culturelle", et linguistique. J'ai enseigné pendant deux ans dans un Lycée Professionnel classé en ZEP dans la région parisienne. Quitter le matin des élèves de BEP du "9-4" qui, après 10 ou 12 ans de scolarité, ne maîtrisent pas plus de 300 mots et ne savent pas ce que veut dire "démocratie" (alors que certains sont en âge de voter) pour, l'après-midi, côtoyer dans le quartier latin des universitaires qui en maîtrisent 3000, vraiment, c'est une expérience. Quand on se rend compte que le système éducatif, à grands renforts de "nouvelle pédagogie", ne fait que reproduire de telles inégalités et, qu'en fonction de la catégorie socio-professionnelle des parents on peut prévoir qui échouera en Lycée Professionnel et qui s'affichera à Science Po., il me semble légitime de s'interroger sur la réalité de "l'égalité des chances". Ca, ça s'appelle dénoncer une discrimination de fait, pas en faire. Justement, tout est lié. Pour l'élève qui vit dans un milieu culturellement favorisé (parents qui tiennent des conversations avec les 3000 mots, qui possèdent une bibliothèque, sorties régulières au théâtre, etc.) l'école, à la limite, ne sera dans certains cas qu'un appoint. Mais pour celui qui se trouve dans un milieu précaire (pas d'accès aux livres, télévision à fond dans l'appartement, même quand personne ne la regarde, juste un coin de table pour écrire, situations sociales parfois très lourdes, etc.), l'école reste la dernière chance. Aussi, lorsqu'on baisse le niveau d'exigences, lorsqu'on pratique la démagogie en valorisant n'importe quoi, et lorsque, de fait, ce sont les 300 mots de l'élève qui se retrouvent "au centre du système", on prive au bout du compte les plus défavorisés de la possibilité de prendre "l'ascenseur social". Le système, en renonçant à transmettre les savoirs à tous, ne leur permet pas de refaire leur retard et aggrave les inégalités. L'instruction pour tous afin que chacun puisse devenir un citoyen éclairé, et ne pas être à la merci du premier exploiteur venu, c'est aussi l'héritage du libéralisme (cf. Condorcet), qui n'est pas l'ultralibéralisme économique. Il est à noter que le Lycée Professionnel est souvent oublié (pas sur ce blog, vous avez déjà, JPB, abordé le sujet). Or, c'est généralement dans ce type d'établissement que les élèves qui ont posé des problèmes de comportement au collège se voient orientés, par défaut. Comme le système reproduit les inégalités sociales (le collège unique n'est à cet égard qu'un leurre), ce sont essentiellement les élèves issus des classes populaires (précarité, situations sociales très lourdes...) que l'on retrouve en CAP ou en BEP. Le professeur de lycée général, lui, enseigne plutôt aux élèves issus des classes moyennes. D'où le décalage entre une certaine bien-pensance de gauche et "l'électorat traditionnel de la gauche". "Le Nouvel Observateur" en fournit un bon exemple. Chaque année, l'hebdomadaire publie un classement des lycées et donnent des conseils aux parents pour choisir les "meilleurs" établissements. Bien sûr, le journaliste qui fait le dossier, et qui est lui-même passé par la voie "royale", ne prend en compte que les lycées généraux. Sait-il seulement ce qu'est un Lycée Professionnel? D'où ce fait remarquable : de bonnes consciences parlent de solidarité et font appel à "l'électorat traditionnel de la gauche" les veilles de scrutin, alors même que, le reste de l'année, elles ignorent littéralement jusqu'à son existence... Bien plus, elles donnent aux parents les plus favorisés au départ les conseils (véritables délits d'initiés) –on citera le discours de Renucci à l’assemblée- qui contribuent à reproduire les inégalités sociales!"Le Point" fait ce classement, mais "Le Nouvel Observateur" aussi. J'ai conservé le numéro de l'année dernière, tant ça m'avait frappé, cette couverture qui disait en substance : "Tout pour bien choisir le lycée de votre enfant!". Avec, bien sûr, la photo d'une collégienne BCBG très rive gauche, du genre qu'on rencontre rarement dans les barres d'immeubles du "9-3". En clair, le message était : "Vous êtes privilégiés, et rassurez-vous, on va vous aider à ne pas vous mêler à la plèbe...". Ce qui était amusant, c'est que la présidentielle approchait et que, quelques pages plus loin, on avait tous ces appels expliquant pourquoi il fallait voter Ségolène Royal, c'est-à-dire pour la solidarité, c'est-à-dire contre la menace de voir se creuser les inégalités, etc.


III- Conséquences à court, moyen et long termes.

D’abord, la fracture culturelle contribue à entretenir le cercle vicieux de la reproduction des inégalités sociales. Un déficit de vocabulaire, par exemple, nuit à l’insertion professionnelle, interdit l’accès aux emplois les plus qualifiés, et peut condamner un salarié à la précarité.
Ensuite, elle risque d’amplifier la dissolution du lien social en creusant l’écart entre ceux qui possèdent les mots et ceux qui ne les possèdent pas. En effet, alors que les premiers peuvent profiter pleinement des manifestations culturelles, les seconds s’en trouvent exclus. Pour aller au théâtre par exemple, il faut disposer du vocabulaire qui permet de comprendre et d’apprécier le spectacle. Certains phénomènes de violences urbaines (incivilités, dégradations de biens publics, etc.) pourraient de plus s’expliquer par un passage des mots aux maux.
Enfin, elle comporte un risque pour la démocratie elle-même. Lorsqu’on ne possède pas les repères indispensables à l’exercice de la citoyenneté, on peine à prendre part à la vie de la Cité. Comment lire la presse, suivre une campagne électorale et participer à un scrutin si on en ignore les enjeux ?
L’écueil ultime étant de voir des électeurs se laisser séduire par un discours démagogique, populiste ou xénophobe. C’est probablement dans la fracture culturelle qu’il faut chercher les raisons de la perte par la gauche d’une partie de son « électorat traditionnel » et de ses échecs successifs en 2002 et en 2007.
Problème de l’insertion professionnelle (sous-qualification, main-d’œuvre corvéable à merci).
Risque de violence, passage des mots aux maux.
Risque d’un ressentiment de ceux qui se sentent exclus de la vie culturelle à l’égard de ceux qui en profitent. Dissolution du lien.
Risque pour la démocratie.
Le crétin produit le barbare. Les violences qui alimentent les faits divers sont généralement les conséquences visibles, en aval, du déficit de vocabulaire émanant d’une partie de la population et produit, en amont par une même fracture intellectuelle. Solution ? Commencer par faire le bon diagnostic, sous peine d’apporter des réponses faussées à un problème posé de manière faussée. En réduisant la fracture culturelle, on réduit la fracture sous sa forme intellectuelle. Ce dernier terme renvoie à l’intelligence, qui ne pas ici supposer un jugement de valeur, mais simplement à la capacité à enchaîner des idées d’une manière logique pour aboutir à une réflexion éclairée.


IV- Préconisations


Répertoire pour le vocabulaire.
Lorsque la fracture tant sociale que culturelle perdure et s’accroît, c’est la res publica (la chose de tous) qui n’est plus assurée. On se demandera à cet égard comment la réduire, tant sur le plan local que national.
Qu’en est-il au niveau d’une ville moyenne comme Ajaccio, et de la Corse ? Quelles actions peuvent être entreprises afin d’éviter le délitement et de préserver le bien commun ?
Sensibilisation autour du répertoire (pour le vocabulaire) ?
Un tableau du système éducatif français dans toutes les écoles pour présenter les différents parcours (afin d’informer les élèves et d’éviter les orientations par défaut) ?
Multiplier, au niveau local, les relations entre les lycées généraux et les Lycées Professionnels ?
Faire de chaque inauguration un évènement permettant de maintenir le lien social ?
Introduire la philosophie en LP, et peut-être plus tôt dans le système éducatif.
Encourager la pratique des échecs (réflexion, cf. article de Corse-Matin avec le recteur + intervention de Garry Kasparov à Ajaccio)
Tableau du système éducatif français dans toutes les écoles pour l’orientation. Eviter les orientations par défaut.
Puisque la ségrégation, de fait, a lieu après le collège dit « unique », multiplier, au sein d’une ville donnée, les relations entre LG et LP.
Revalorisation de la voie professionnelle, et de la formation du citoyen dans la voie professionnelle.
Prévention du harcèlement moral au travail.
Inaugurations.


Conclusion

La culture décomplexée, et pour tous.
Annexe 10

Carnets de voyages en République arabe syrienne (2007), en République islamique d’Iran et dans les républiques d’Asie centrale (2008)


Les notes qui suivent, inspirées de mes séjours en Syrie (juillet 2007), ainsi qu’en Iran et en Asie centrale (juillet 2008), donnent au lecteur l’occasion de s’immerger dans la vie de républiques qui ne sont point libérales. La première est dotée d’un régime d’inspiration baasiste tandis que le second se réfère à l’islam ; quant au Turkménistan et à l’Ouzbékistan, ils ont conservé leurs structures soviétiques. A cet égard, ils permettent, dans une optique comparative, de mieux saisir combien les démocraties occidentales contemporaines doivent plus au libéralisme émancipateur qu’à la seule idée républicaine…

La Grande Mosquée de Damas


La mosquée des Omeyyades - ou Grande Mosquée - se trouve au coeur de la vieille ville de Damas. Commencée en 705, achevée vers 714-715, c'est l'une des plus vénérées de l'Islam. S'il faut enlever ses chaussures pour y entrer, et prendre garde de ne point pénétrer dans l'espace réservé aux femmes dans la salle de prière, le lieu n'a pourtant rien d'austère. Sa cour est avant tout un espace de rencontre et de promenade : on y vient en famille, on y traite une affaire, les enfants peuvent même y jouer. En milieu de journée, la chaleur du soleil est presque insoutenable, le sol doit friser les 50°C. Aussi recherche-t-on l'ombre, sous les galeries. Mais la cour est encore ouverte le soir, et continue dès lors à prolonger une flânerie dans le souk Hamidiyé, tout proche.
Dans ce dernier, toujours bondé, la plupart des femmes que l'on croise sont voilées, et souvent ne peut-on distinguer que leurs grands yeux noirs, qui laissent augurer de bien des charmes. Pourtant, là non plus, rien d'austère : on voit des groupes s'attardant devant une vitrine, des couples se regardant amoureusement, des familles entières s'en allant déguster une bonne glace entre deux achats. Nulle crispation dans le port de cette burqa qui effraie tant l'Occident.
Il faut dire que la société syrienne est tolérante et qu'à Damas comme dans d'autres villes, l'application des principes les plus rigoureux semble relever davantage d'un libre choix que d'une contrainte. Les multiples communautés qui composent la population du pays ont effectivement appris, et cela depuis des siècles, à vivre les unes avec les autres et, si les femmes se couvrent les cheveux aux abords de la Grande Mosquée, leurs décolletés audacieux dévoilent toutes les beautés de l'Orient dans le quartier chrétien qui se trouve un peu plus loin, au bout de la rue Droite, celle-là même qui a vu passer l'apôtre Paul. (La Grande Mosquée de Damas, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 24 juin 2008.)


Palmyre


Je me suis rendu à Palmyre le 13 juillet 2007, au départ de Damas. Le trajet se fait en trois heures avec les confortables bus pullman. Ces derniers sont dotés de l'air conditionné, commodité fort appréciable lorsque l'on s'engage dans le désert et que la température dépasse les 40°C.
Je m'installe à l'hôtel Héliopolis, dans une belle chambre qui offre une vue d'ensemble sur le site. Je visite les ruines en fin de journée. Hormis le temple de Bel, elles sont librement accessibles. Je découvre ainsi successivement l'arc monumental, la grande colonnade, le théâtre, le tétrapyle, le temple de Baalshamin. C'est ici, dans l'ancienne Mésopotamie, que l'on retrouve probablement un peu les conditions du voyageur en Grèce au dix-neuvième siècle : de rares touristes, juste quelques locaux cherchant à vendre un collier au visiteur ou à lui faire accepter une promenade en dromadaire, la quasi gratuité de l'accès à des lieux mythiques. Alors que je vois la barbarie gagner les bancs de l'école républicaine tout au long de l'année, c'est à Palmyre que je suis venu rechercher quelques bribes de civilisation et de lumière, sous un ciel d'un bleu éclatant et pur. Il faut voir le soleil, au couchant, dorer ces vieilles pierres qui font corps avec les sables, et songer aux caravaniers qui, en le voyant disparaître derrière les collines environnantes, se sont réjouis maintes et maintes fois au cours des siècles passés d'atteindre le but, ou tout au moins l'étape, sur leur longue route vers d'incertaines richesses.
Le 14, je suis retourné sur le site. Des enfants me demandent de l'argent, alors qu'ils traînent devant l'arc monumental qui ouvre la grande colonnade : « Money! Money! ». Je refuse en leur faisant cette réponse, dans un anglais plus mauvais que le leur : « You must go school, not school, not money! ». Je m'efforce de cette manière de ne point participer à une dégradation dans ce pays du rapport avec le visiteur. L'absence d'éducation et son corollaire, l'assistanat, sont les vices qui allument les incendies qui mettent fin aux civilisations. Les ruines, comme celles de Palmyre, n'en sont que les conséquences... (Palmyre, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 29 juin 2008.)


L’Euphrate, Alep et le Krak des Chevaliers.


Après avoir regardé l'Euphrate s'écouler vers l'Irak à Deir-ez-Zor, je suis arrivé à Alep le 15 juillet 2007. Une ville fascinante, qui dispute à Damas le titre de plus vieille cité du monde, et dont les souks sont probablement mieux conservés que ceux de la capitale.
Je descends à l'hôtel Baron, inauguré en 1911, une véritable institution au Proche-Orient. Agatha Christie y écrivit Le Crime de l'Orient-Express, De Gaulle y séjourna. Lawrence d'Arabie y occupait la chambre 202. Les lieux ont conservé une atmosphère. Le soir, quand la chaleur devient étouffante, on peut se rafraîchir au bar et poursuivre les fantômes. Il faut imaginer Sykes et Picot autour d'un verre s'apprêtant à trahir les intérêts arabes, à la fin de la Première Guerre mondiale. Alors que Lawrence menait la révolte des Bédouins contre les Turcs, en leur promettant l'indépendance, les deux diplomates prévoyaient déjà de remodeler la région et de se la partager : la Syrie à la France, l'Irak à la Grande-Bretagne... Lawrence a-t-il été complice de la forfaiture, ou dupé par ses supérieurs? Les Sept piliers de la sagesse lui ont-ils été inspirés par une culpabilité devenue insupportable? Le célèbre film de David Lean peine à apporter des réponses à ces questions.
Toujours est-il que la Syrie, dès 1918, s'est vue placée sous mandat français. Les débats relatifs à la « repentance » rappellent souvent les méfaits de la République coloniale en Afrique et en Indochine. Fait curieux, sa présence au Proche-Orient paraît occultée, oubliée, ou tout bonnement ignorée. Une page d'histoire qui, concernant une région régulièrement sous les feux de l'actualité, permettrait pourtant de peut-être mieux comprendre certains aspects des relations entre l'Occident et l'Orient.
Le mandat français n'a pas laissé que de bons souvenirs... Révolte des Druzes (l'une des multiples communautés du pays), sous la conduite d'al-Atrache, en 1926. La répression sera féroce, et culminera avec le bombardement de Damas. Aujourd'hui encore, l'un des quartiers de la capitale syrienne s'appelle le « quartier de l'Incendie ». Les Français, ayant du mal à se résoudre à l'indépendance proclamée le 27 septembre 1941, bombarderont à nouveau la ville en 1945...
C'est l'histoire des Croisades vues par les Arabes, pour reprendre le langage d'Amin Maalouf. Enfant, quand on a rêvé en regardant Errol Flynn dans le rôle de Robin des Bois, au service du bon roi Richard Coeur de Lion, on voit dans les Croisés les héros - les preux - d'une formidable épopée. On songe au Krak des Chevaliers comme au symbole d'aventures extraordinaires et lointaines. Mais lorsqu'on vient de séjourner à Damas, à Palmyre, à Deir-ez-Zor ou à Alep, on ne voit plus que dans cette forteresse, toujours imposante, la marque ultime d'une agression venue du couchant. On adopte, pour un temps, le point de vue de l'autre, et on comprend mieux quelles peuvent être les frustrations de la « rue arabe ». On saisit pourquoi telle initiative diplomatique occidentale laisse augurer un nouvel accord « Sykes-Picot », pourquoi tel « héros » britannique se voit assimilé à un agent au rôle ambigu, voire à un « traître », pourquoi, au bout du compte, tel pays qui prétend défendre « les droits de l'homme » peut avant tout réveiller le souvenir des Francs ou d'une répression brutale.
C'est bien la statue de Saladin que l'on découvre devant l'entrée du souk Hamidiyé, à Damas. Je suis rentré à Paris le 20. (L’Euphrate, Alep et le Krak des Chevaliers, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 4 juillet 2008.)


Arrivée en Iran


Lors de mon arrivée à Téhéran, le 8 juillet 2008, je me suis vite rendu compte que les seuls véritables dangers qui devaient retenir mon attention étaient la chaleur, la pollution et… la circulation automobile.
Dès la sortie de l’aéroport international Imam Khomeini, une fois sur la voie rapide, on se pose effectivement quelques questions relatives à la conduite du chauffeur de taxi. Voilà bientôt dix minutes que le mien ne semble plus vouloir toucher le volant, sa main droite s’usant dans de vaines tentatives pour mettre en marche le vieux poste, tandis que sa main gauche s’affaire sur un reste de rétroviseur (simple divertissement, puisqu’il n’est pas question de s’en servir). En fait, Khalil n’assure plus la direction de son véhicule qu’à l’aide de ses genoux ! La dextérité du conducteur s’avère d’ailleurs remarquable : nous changeons de file et dépassons plusieurs camions par une série de manœuvres extrêmement limpides… Mon mauvais anglais me permet d’échanger quelques mots avec lui :
- Where do you from ? [D’où venez-vous ?], me demande-t-il.
- From Corsica, it’s in France… [De Corse, c’est en France…].
- Welcome! [Bienvenue!] Iran is good [L’Iran est bon], and I’m a good driver ! [et je suis un bon conducteur], m’assure-t-il avec enthousiasme. Vraiment, je n’en doute pas.
La première vision que l’on a de l’agglomération, lorsqu’on approche de Téhéran, c’est le smog qui la recouvre. Puis on se perd dans sa profusion de constructions modernes et anarchiques. Certains parleront de « laideur ». Il est évident qu’on ne séjourne pas dans la capitale pour son architecture. Mais c’est le poste d’observation idéal pour saisir un instantané de cette société iranienne qui intrigue tant l’Occident.
Je descends au New Naderi Hôtel, sur Jomhuri-ye Eslami avenue, en plein centre. Le trafic a quelque chose d’affolant, c’est indéniable, mais peut-être pas plus qu’à Damas. Les Téhéranais ne tiennent strictement aucun compte de la signalisation routière, et la priorité est au plus hardi. Aussi l’utilité des passages cloutés se révèle-t-elle toute théorique, et le piéton ne doit-il pas hésiter à se jeter devant cinq à sept voitures en les forçant à s’arrêter ou à faire un écart les unes après les autres, afin de traverser les artères les plus fréquentées. Les automobilistes, comme les conducteurs de deux roues, se livrent alors à mille contorsions pour l’éviter et anticiper l’étroit goulet qui leur permettra de gagner quelques secondes.
Sampiero Sanguinetti, dans Le Désordre des identités, explique la précipitation des Napolitains au volant par la menace du Vésuve. La crainte de sa prochaine éruption, permanente, serait un motif suffisant pour pousser des existences en sursis à investir chaque instant, y compris sur la route. Or, Téhéran vit à l’ombre d’un risque similaire, puisque l’Iran occupe une forte zone d’activité sismique (il faut se rappeler le tremblement de terre de Bam, en 2003, qui a fait 31000 victimes). Si cette agglomération de 12 millions d’âmes, qui serait elle-même bâtie sur deux grandes lignes de faille, venait à être mise à mal, on imagine sans peine l’ampleur de la catastrophe. La question n’est du reste pas tant de savoir si cette dernière se produira effectivement, mais quand. Aussi, la moindre seconde gagnée sur la fatalité pourrait bien apparaître comme infiniment précieuse. Les Téhéranais seraient-ils les Napolitains du Moyen-Orient ? (Arrivée en Iran, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 13 août 2008.)


Le Regard des Téhéranaises


Pendant trois jours, j’effectue de nombreuses promenades à Téhéran. C’est un vrai plaisir de se perdre dans le Grand Bazar aux étalages colorés, de se fondre dans la foule qui descend frénétiquement l’avenue Vali Asr parsemée de vitrines et de boutiques, de chercher la fraîcheur dans l’élégant parc Daneshgu, non loin des universités, de se désaltérer devant un bon jus de fruit frais (orange, grenadine, melon, banane, faites votre choix, on trouve un stand à tous les coins de rue), ou encore d’observer les habitants rassemblés devant le marchand de journaux, à l’affût des dernières nouvelles. Et le voile, alors ? Il est évidemment partout, et la ségrégation des sexes bien réelle. Je suis frappé de voir ces femmes massées à l’arrière d’un bus, serrées comme des sardines, alors même que le véhicule regorge de places libres. C’est que ces dernières se trouvent à l’avant, dans l’espace réservé aux hommes, et qu’il s’avère par conséquent strictement interdit aux passagères d’en profiter.
Si j’entreprends de me diriger vers le sud de la ville, en empruntant par exemple la rue Ferdosi, perpendiculaire à Jomhuri-ye Eslami avenue, je rencontre bientôt sa partie la plus populaire, qui est aussi la plus conservatrice. Ici, on porte généralement le hidjab, noir, qui recouvre le corps de la tête aux pieds, mais pas le visage (à ne pas confondre, donc, avec la burqa). Cependant, il m’est d’ores et déjà possible d’y relever quelques manifestations de la schizophrénie qui caractérise la société iranienne. En effet, une fois qu’on a pénétré dans le Grand Bazar, au-delà de la place Imam Khomeini, l’allée consacrée aux vêtements se signale par ses tenues sexy exposées de manière presque ostentatoire : jeans taille basse, jupes moulantes, lingerie à faire rougir une Ajaccienne (et c’est peu dire) ! Un avant-goût, en somme, de l’extrême sensualité qui se cache manifestement derrière l’austérité apparente…
Si, au contraire, je remonte l’avenue Vali Asr vers le nord, j’aborde alors les quartiers les plus riches de la capitale, ceux qui abritent une population qui s’est enrichie au temps du shah. Bourgeoisie, peut-être plus qu’ailleurs, rime ici avec libéralisme, et la contestation féminine se fait plus évidente, bien que par petites touches. Les voiles sont colorés, presque chatoyants, leur mise recherchée, et il n’est pas rare de les croiser largement rejetés en arrière. Ils ne couvrent parfois que le chignon ! Pour un peu, ils feraient figure d’appâts. C’est à juste titre que Delphine Minoui indique, dans Les Pintades à Téhéran, que les Iraniennes ont réussi à détourner les rigueurs de l’ordre islamique en faisant d’une contrainte un accessoire de mode, voire de séduction.
Les mollahs n’ont-ils donc pas compris que tout l’art de plaire reposait sur un mélange subtil de dissimulation et de suggestion ? De là à parler du pouvoir érotique du voile… Fashions pintades !
Elégance retrouvée, maquillage, couples se tenant par la main, et quelquefois par la taille : autant de signes subversifs envoyés par une société qui refusera toujours de ressembler à l’Arabie saoudite ou à l’Afghanistan. C’est que l’Iran a connu sa période d’occidentalisation, avant la Révolution islamique de 1979. Si les mollahs sont parvenus à renverser le shah, jugé trop proche des Etats-Unis, ils auraient en revanche dû lire et relire Machiavel :
« Et qui devient Seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende à être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni par aucun bienfait ne s’oublieront jamais. » (Le Prince, V).
Pour le dire autrement, on ne saurait asservir un peuple qui a déjà connu la liberté.
Aussi faut-il faire attention au regard de ces Téhéranaises : toujours profond, déterminé, et ne rappelant en rien celui de la femme soumise. A force de féminité et de sensualité réaffirmées, il se pourrait bien que ce soient elles, au bout du compte, qui fassent tomber le régime, de l’intérieur, sans avoir pour cela besoin d’une intervention américaine.
L’Iran possède déjà la bombe nucléaire : ce sont les Iraniennes, et leurs mèches rebelles ! (Le Regard des Téhéranaises, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 25 août 2008.)


Ispahan


D’un point de vue strictement occidental, les mots « république » et « démocratie » sont proches, et renvoient à un régime garantissant l’exercice des libertés individuelles. Quant au modèle républicain à la française, lui, il s’avère indissociable du principe de laïcité, donc de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’existence d’une République islamique d’Iran, à cet égard, ne peut que susciter notre perplexité. Ne s’agit-il pas d’une contradiction dans les termes ? Comment une théocratie régie par la charia, qui réduit tout de même officiellement la valeur de la femme à la moitié de celle d’un homme, ose-t-elle s’affubler du doux nom de « république » ?
« Comment peut-on être Persan ? », s’interrogeait Montesquieu. Aujourd’hui, la question serait à compléter : comment peut-on être Persan, républicain et islamiste ?
C’est que la république ne s’apparente pas exactement à la démocratie, et que son but n’est pas nécessairement de rendre les individus plus libres. Initialement, le terme désigne uniquement un Etat qui n’est pas monarchique, et suppose un peuple affranchi de tout pouvoir héréditaire. Par extension, il peut également renvoyer à l’affranchissement d’une tutelle étrangère (la plupart des Etats issus de la décolonisation sont ainsi des républiques). La res publica (la chose publique), dans une telle perspective, c’est d’abord la souveraineté d’une collectivité poursuivant un bien commun et libérée de l’arbitraire. D’où, encore, la définition classique de la république comme « le gouvernement par la loi ». Or, depuis 1979, l’Iran répond à de tels critères : il a rompu avec le régime du shah, qui était un monarque héréditaire, s’est libéré de l’influence américaine, qui était bien réelle sous les Pahlavi, et se réfère à un cadre légal, même si ce dernier se voit déterminé par la charia.
Depuis le dix-huitième siècle, seule une tradition républicaine spécifiquement occidentale, qui s’appuie sur les principes libéraux hérités des Lumières, prévoit non seulement la souveraineté de la Nation (en d’autres termes d’une communauté de citoyens), mais encore l’émancipation de l’individu. Les républiques qui ne s’inscrivent pas dans un tel mouvement, en revanche, tendent à mettre en avant le lien social, quitte à réduire les singularités. La religion (étymologiquement religare, relier) peut à cet égard très bien apparaître comme un facteur indispensable à la cohésion de la collectivité. C’est en ce sens qu’il faut appréhender cette république iranienne, dont l’unité et l’identité se fondent sur l’islam.
Je suis arrivé à Ispahan le 11, et je suis immédiatement allé admirer la place de l’Imam, somptueuse. Il faut prendre le temps de s’installer, en fin de journée, sur la terrasse de la maison de thé Qeysarieh pour observer l’ombre gagner ce vaste rectangle (le deuxième en superficie, juste derrière la place Tien An Men de Pékin). L’ensemble est bordé d’arcades qui communiquent avec le Bazar-e Bozorg, au nord de la ville, et dominé par trois monuments d’importance majeure : la mosquée de Sheikh Lotfollah (sur l’aile est), la mosquée de l’Imam (au sud), et le palais d’Ali Qapu (sur l’aile ouest). Avec la lumière déclinante, la coupole de la première passe par tous les tons du crème au rose, tandis que le bleu de la seconde étincelle et que le troisième se dresse à contre-jour. Bientôt, dans une scène qui se répète tous les soirs, les habitants des quartiers alentour envahissent le parterre par centaines. Ils viennent pique-niquer en famille, s’installant sur leurs tapis et déballant leurs provisions tout autour du bassin central, et jusqu’aux arcades qui abritent des boutiques où les femmes pourront acheter quelques bijoux. Les enfants, eux, ne manqueront pas de solliciter le marchand de glace ou d’improviser une partie de foot au pied d’une mosquée. Il se dégage de cette communion une extraordinaire convivialité. C’est le lien social qui est à l’œuvre, et pour ainsi dire un peu de res publica qui se manifeste jusqu’à tard dans la nuit.
Pendant ce temps-là, la télévision iranienne consacre un reportage à Paris dans lequel on voit une succession de SDF affalés, l’air agonisant, sur le trottoir. Je suppose que pour les téléspectateurs qui le regardent, la France fait figure de pays « où on laisse les gens crever dans la rue ». Envient-ils vraiment notre modèle républicain ? (Ispahan, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 27 août 2008.)


Yazd, Shiraz et Persépolis.


Je suis arrivé à Yazd le 14. La vieille ville, aux portes du désert du Lut, est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Il s’agit d’un labyrinthe de ruelles tortueuses où l’on peut voir d’intéressantes maisons en pisé, de belles portes en bois et, un peu partout, les badgirs, d’étranges « tours du vent » qui apportent de l’air frais dans les demeures (ce sont les ancêtres de la climatisation, en somme).
Le 17, je m’installais à Shiraz, l’une des villes les plus raffinées de Perse : on peut y admirer ses magnifiques jardins, se recueillir sur les tombeaux des poètes Hafez et Sa’di, ou encore s’attarder devant les bouquinistes du Zand, l’artère principale de l’agglomération. C’est depuis cette dernière que, le 18, j’effectuais l’excursion à Persépolis, l’ancienne capitale des Achéménides, incendiée par Alexandre le Grand en 330 avant Jésus-Christ. Le site est remarquable, les ruines particulièrement étendues, et l’on ne manque pas de s’arrêter devant les extraordinaires bas-reliefs de l’escalier qui menait au palais de l’Apadana. On se prend alors à imaginer la splendeur des réceptions qui se déroulaient là, lorsque l’empire perse était à son apogée.
Cependant, je dois avouer que c’est en premier lieu le caractère pleinement touristique de l’ensemble qui a retenu mon attention. Si les voyageurs occidentaux sont rares, les visiteurs iraniens, qui découvrent leur patrimoine, et des pays de la région, eux, sont nombreux. Avant même de parvenir à l’imposant guichet où s’achètent les billets d’entrée, on se gare donc sur un parking à grande capacité qui n’est pas loin d’évoquer celui qui accueillerait les véhicules aux abords d’un château de la Loire. Divers commerces guettent également le touriste, qui ne peut espérer jouer ici à l’orientaliste du dix-neuvième siècle mettant au jour de vieilles pierres oubliées du monde…
Tocqueville, séjournant aux chutes du Niagara vers 1805, écrivait à un ami :
« Dépêche-toi d’y aller. Ils ne tarderont pas à en faire une horreur. »
Je serais tenté de faire la même recommandation à mes amis, craignant un risque de dérive vers un « Persépolisland » dans les vingt prochaines années.
L’Iran est décidément schizophrène : on y crie « Mort à l’Amérique ! », mais son développement, par les schémas qu’il reproduit, n’est pas sans rappeler celui de l’Occident et le distingue d’autres pays du Sud. A Téhéran, on raffole des hamburgers et des pizzas ; mon hôtel à Shiraz, des plus confortables, proposait un petit-déjeuner buffet qui n’avait rien à envier aux standards italiens de Florence ou de Venise ; et les promeneuses croisées à Persépolis arrangeaient autant leur voile qu’elles manipulaient leur caméscope dernier cri. Il régnait du reste un petit air d’Acropole (encore la revanche des Grecs, plus de deux mille ans après Alexandre ?) sur le site, avec des gardiens prêts à réprimander le curieux s’approchant un peu trop des espaces interdits au grand public.
Voilà ce que les Etats-Unis ne pardonnent probablement pas à cette république islamique : le fait qu’elle puisse, malgré l’embargo, donner des signes de réussite en tant que puissance émergente tout en maintenant un système de société archaïque. Comment tolérer au cœur de l’Asie une « Iran way of life » alternative au modèle libéral, qui pourrait finir par inspirer quelques voisins au sous-sol riche en ressources naturelles ? (Yazd, Shiraz et Persépolis, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 30 août 2008.)


Des sushis à Téhéran


J’ai rencontré l’hospitalité proverbiale de l’Orient à chaque étape de mon périple. C’est le vendeur de jus de fruits qui s’empresse de vous demander « Where do you from ? [D’où venez-vous ?] » et d’échanger quelques mots avec le visiteur ; c’est le « Hello ! » lancé spontanément par un enfant sur votre passage ; c’est le voisin de bus qui vous propose une tasse du thé tout droit sorti de son thermos ; c’est le père de famille qui lave du raisin place de l’Imam, dans la « moitié du Monde », et qui ne manque pas de vous en offrir une grappe avant d’aller rejoindre ses proches ; sans oublier les Iraniennes qui, pour certaines d’entre elles en tout cas, semblent intriguées par l’étranger et aimeraient manifestement saisir la première occasion pour lui poser mille questions…
Après une nouvelle nuit à Ispahan, le 21, je retourne à Téhéran, le 22. Je me décide à aller dîner dans les quartiers nord, de manière à débusquer les restaurants les plus courus de la capitale. Je prends donc le taxi pour me rendre au Gandhi Shopping Center, qui se situe assez loin du centre-ville, entre Vali Asr et Gandhi avenue. L’excursion, très instructive, me permet de mesurer encore une fois le fossé qui sépare cette partie de l’agglomération, la plus riche, des quartiers sud, plus populaires. Le complexe, qui a tous les airs du ghetto réservé à une jeunesse dorée, abrite plusieurs établissements. C’est une clientèle particulièrement sophistiquée qui se révèle derrière les baies vitrées, et le voile, ici, coloré et jeté en arrière plus qu’ailleurs, se porte avec une classe que ne renieraient pas les Parisiennes qui s’affichent aux terrasses du boulevard Saint-Germain. Pour un peu, je serais intimidé : je débarque là avec mon pantalon de brousse et mes chaussures de randonnée, alors que j’aurais dû prévoir un costume germanopratin ! Cependant, mon choix est fait : j’opte pour le Monsoon, une bonne adresse qui sert des spécialités asiatiques. L’hôtesse qui se trouve à l’accueil m’annonce malheureusement que son carnet de réservations affiche complet pour la soirée. Je suis sur le point de repartir mais, lorsqu’elle s’aperçoit que je suis français, mon interlocutrice se ravise : « Ah ! France… Zidane ! », s’exclame-t-elle. Et oui, il faut bien se rappeler que l’excellence française au vingt-et-unième siècle, ce n’est plus Montesquieu, ni Diderot, ni Chateaubriand, mais un artiste du ballon rond ayant aligné deux têtes victorieuses contre le Brésil, dix ans plutôt, un soir de juillet 1998. Elle se met dès lors en quatre pour me libérer une petite table, dans un recoin, où je pourrai déguster à loisir makis et sushis, suivis de délicieuses bananes flambées pour le dessert. Succulent, et service extrêmement soigné.
Des sushis à Téhéran, plutôt insolite !
On revient en tout cas de ce genre de dîner définitivement débarrassé de tout reste de complexe de supériorité : de voyageur d’un pays du Nord en visite dans un pays du Sud, on se surprend dans la capitale iranienne à arriver d’un quartier du sud pour se perdre dans un quartier du nord, à la manière d’un ressortissant de Clichy-sous-Bois s’égarant dans le seizième arrondissement de Paris. Et s’il y avait dans l’adhésion aux principes les plus conservateurs, de la part des milieux les plus populaires, comme une revanche du pauvre sur le nanti, une façon de lui faire payer sa richesse en le forçant à la voiler, et pourquoi pas de produire une fiction égalitariste en imposant à tous les mêmes rigueurs vestimentaires ?
L’indulgence en Occident de certains militants d’extrême-gauche, et autres altermondialistes, pour quelques figures de l’islamisme radical serait peut-être d’ailleurs à chercher de ce côté-là. Ne parle-t-on pas d’islamo-gauchisme ? (Des sushis à Téhéran, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 2 septembre 2008.)


Je ne passerai pas par le Turkménistan


Je comptais initialement rallier l’Ouzbékistan par le Turkménistan, en laissant l'Afghanistan sur ma droite. Si je possédais mon visa ouzbek, je n'avais en revanche nul visa turkmène, et prévoyais de le « négocier » à la frontière. J'aurais dû, suivant ce plan, rejoindre Mashhad, au nord-est de l'Iran, avant de passer en Asie centrale. Les hébergements, toutes catégories confondues, de cette ville sainte de l'islam risquaient cependant de se révéler complets en raison des pèlerinages qui s'y déroulent pendant l’été. Et puis, réflexion faite, tenter une entrée des plus aléatoires au Turkménistan, que d'aucuns assimilent à la Corée du Nord, ne me disait rien qui vaille. Un refoulement, et c'était toute la suite de mon voyage qui s'en trouvait compromise. Le pays, tenu d'une main de fer par le président Niazov depuis l'éclatement de l'URSS, en 1991, et jusqu'à sa mort, en 2006, a du reste conservé toutes les anciennes structures soviétiques qui en font l'un des pires régimes policiers de la région. Culte de la personnalité, parti unique, et un mot d'ordre qui n'est pas sans rappeler le « Ein Reich, ein Volk, ein Fürher! » hitlérien* : tout y passe. La liberté de la presse y est évidemment inexistante. On peut en outre fort bien y passer la nuit dans une chambre d'hôtel truffée de micros. Bref, une destination des plus attrayantes, dans laquelle un banal séjour peut vite se voir agrémenté d'un interrogatoire mené par des officiers de police paranoïaques, voire tourner au film d'espionnage... ou d'horreur. Le reporter du guide Lonely planet qui a rédigé les pages qui lui sont consacrées fait preuve d'un silence éloquent. En lieu et place de l'espace réservé à son portrait, on peut lire : « L'auteur du chapitre Turkménistan a choisi de rester anonyme pour protéger les personnes qui l'ont aidé(e) durant ses recherches. » Ogoulsapar Mouradova, elle, n'aura pas bénéficié de telles précautions. Elle est morte en détention dans une prison secrète après avoir assisté une journaliste française dans le cadre d'un reportage sur le gouvernement turkmène. Comme dans tout système totalitaire, on isole, on terrifie, on élimine. Il arrive même qu'on s'offre le luxe de persuader le dissident de sa propre capacité de nuisance afin de lui mettre en tête qu'il mérite la répression qu'on lui applique. Je me suis résolu à gagner l'Ouzbékistan le 24 juillet en prenant un vol direct Iran Air de Téhéran à Tashkent. Ah! J'adore quand un plan se déroule sans accroc... (Je ne passerai pas par le Turkménistan, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 10 septembre 2008.)





Tintin au pays des Ouzbeks


J’ai donc évité le Turkménistan, destination peu engageante, pour dépasser l’Oxus par la voie des airs et arriver en Ouzbékistan dans la matinée du 24. C’est de cette manière que j’ai quitté une république islamique pour rejoindre une république laïque. Mais qu’on ne s’y trompe pas : si le régime ouzbek n’est sans doute pas aussi féroce que son homologue turkmène, il consiste néanmoins dans un Etat policier ayant également conservé un bon nombre de tares de l’époque soviétique. Dès ma descente de l’avion, j’ai d’ailleurs le sentiment de débarquer sur un territoire où tout peut arriver, et de vivre un peu Tintin au pays des Soviets.
L’autocar qui mène les passagers au terminal, après l’atterrissage, passe bientôt devant un appareil au réacteur droit calciné et faisant un bruit assourdissant. Il faut croire qu’il y a urgence, car les pompiers sont déjà en train d’intervenir. La carlingue ne va-t-elle pas exploser ? Ah, les aéronefs hérités du socialisme : de vrais cercueils volants, comme dirait ce bon vieux capitaine Haddock. Plus tard, ce sera un camion à benne perdant sa cargaison de pastèques juste devant mon taxi collectif, sur la route de Samarcande. Mille sabords ! Je croyais que ce genre de scène ne survenait que dans les aventures de James Bond (et encore, les films tournés avec Roger Moore, qui sont de loin les plus parodiques). Je découvrirai ultérieurement que, lorsqu’on se rend d’une ville à l’autre, il faut compter avec un barrage tous les trente kilomètres. Certains contrôles peuvent mettre un bus à l’arrêt une bonne heure, sous une chaleur harassante, avec descente des passagers et des bagages. Des agents de police à l’uniforme ridicule, qui n’est pas sans évoquer celui des gendarmes de Saint-Tropez, font alors mine de traquer la contrebande… à moins qu’ils ne soient en quête d’un bakchich.
Les Ouzbeks eux-mêmes doivent se déplacer à l’intérieur du pays accompagnés de leur passeport et, lorsqu’ils quittent un hôtel, se faire remettre par la réception une fiche stipulant l’endroit où ils ont passé la nuit. Les médias sont évidemment sévèrement contrôlés.
Mais revenons à l’arrivée à l’aéroport de Tashkent. A l’accueil, des hôtesses au regard plein d’austérité, coupe au carré, tailleur, jupe juste sous les genoux, ont tout de la Ninotchka de Lubitsch. A ceci près que Greta Garbo finissait par rire, au moins… Les autorités mettent une bonne heure et demie pour manipuler, examiner, vérifier les passeports des nouveaux venus, éventuellement y apposer un tampon. L’un des visiteurs, manifestant un peu trop de mauvaise humeur dans la file d’attente, se verra mis à l’isolement par trois cerbères à képi, et probablement expulsé...
Paranoïa totalitaire, qu’on peut expliquer par l’histoire de la région. L’Asie centrale, notamment pendant le « Grand Jeu » entre les Russes et les Britanniques, a toujours fait figure de simple case sur un échiquier opposant les grandes puissances. Indépendantes depuis la chute de l’URSS, ces ex-Républiques soviétiques cherchent désormais à s’affirmer.
L’Ouzbékistan, suite à des attentats islamistes au début des années 2000, a en outre réprimé tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un terroriste, de confession musulmane de préférence. L’arrivée de Téhéran pouvait par conséquent être considérée comme « sensible »… L’arrivée à Téhéran, en revanche, était assurément plus décontractée ! Comme quoi… (Tintin au pays des Ouzbeks, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 17 septembre 2008.)



Aux portes du Kafiristan


Je suis arrivé à Samarcande le 24, en fin d’après-midi. Un rêve atteint, la Maracanda d’Alexandre, la capitale de Tamerlan, et le Kafiristan si proche. J’effleure enfin « le pays de L’Homme qui voulut être roi ». Davantage que l’oeuvre de Rudyard Kipling, c’est l’extraordinaire film qu’en a tiré John Huston en 1975 qui m’a conduit à faire ce voyage. Il faut y voir Sean Connery et Michael Caine, aussi prodigieux l’un que l’autre, incarner Daniel Dravot et Peachy T. Carnehan, ces deux vétérans de l’armée des Indes partis se tailler un royaume là où « aucun homme blanc n’a mis les pieds et n’est revenu vivant depuis Alexandre le Grand ».
En réalité, le Kafiristan correspond aujourd’hui à cette partie de l’Afghanistan qu’on appelle « Nouristan » et qui se situe autour de Mazar-e-Sharif.
« C’est le pays où se passe l’admirable nouvelle de Kipling, L’Homme qui voulut être roi, qui a tant marqué de jeunes gens rêveurs […] », souligne le narrateur, ou plutôt la narratrice, d’une nouvelle de Jean-François Deniau.
On y trouve les ruines de l’ancienne Bactres, où le roi de Macédoine a séjourné de 329 à 327 avant Jésus-Christ, et qui dans l’Antiquité représentait un centre culturel particulièrement important. Me refusant à imiter la témérité de mes deux héros, et tenant compte d’une géopolitique afghane probablement plus explosive depuis 2001 qu’à la fin du dix-neuvième siècle, j’ai cependant renoncé à pousser aussi loin.
Samarcande ne m’a pas déçu. Elle dégage une harmonie d’ensemble car, entre les coupoles de l’époque islamique, toujours d’un bleu étincelant dans cette région du Monde, et les parcs et les fontaines de la période soviétique, qui par leur élégance font oublier le rouge oppressant de l’architecture contemporaine, tout concourt au caractère plaisant de la promenade. C’est sans attendre que, sac au dos, j’entreprends l’ascension de l’un des minarets qui dominent la place du Registan. Vue splendide sur l’agglomération et les montagnes qui l’environnent. Sous l’effet de la lumière déclinante, les façades touchent au sublime.
Les jours suivants, je visiterai la plupart des monuments de cette perle d’Asie centrale, ainsi que ceux qui font la fierté de Boukhara, autre étape majeure sur la route de la Soie. Mais ce que je retiendrai peut-être plus de mon séjour ouzbek, ce sont ces moments durant lesquels j’aurai pu m’amuser à faire mon Peachey et à demander aux habitants rencontrés :
« Est-ce bien là la ville de Sikander ? ».
Je suis rentré en France dans la nuit du 27 au 28 juillet sur un vol Turkish Airlines, avec escale à Istanbul. Comme c’est curieux : les touristes de nos contrées vont en Turquie pour se dépayser mais, en arrivant du Moyen-Orient, c’est bien le monde occidental que j’ai eu le sentiment de retrouver en posant le pied sur le sol ottoman et en admirant les pointes de Sultanahmet. Istanbul, sublime porte de l’Europe ? (Aux portes du Kafiristan, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 23 septembre 2008.)
Annexe 11

Les Enjeux républicains de l’affaire Colonna


Les notes qui suivent ont été rédigées au moment du procès en appel d’Yvan Colonna, en février-mars 2008, qui a abouti à une condamnation à perpétuité, assortie d’une période de sûreté de 22 ans, pour l’assassinat du préfet de Corse Claude Erignac (à Ajaccio, le 6 février 1998). L’affaire intéresse directement le fonctionnement des institutions républicaines dans la mesure où les conditions du procès équitable ne semblent pas avoir été réunies, et où la preuve de la culpabilité de l’accusé n’a jamais été fournie. Aussi pouvons-nous nous demander s’il s’agit bien là d’une décision de Justice conforme au modèle individualiste et libéral, ou bien d’un simulacre relevant de la raison d’Etat et visant à réprimer symboliquement l’attentat perpétré contre un haut-fonctionnaire, quitte à condamner un innocent.

Le Refus de la servitude volontaire


J'ai assisté, samedi 21 février à 17h30, au palais des Congrès d'Ajaccio, à la réunion-débat organisée par le comité de soutien d'Yvan Colonna, et qui s'est déroulée en présence de trois des cinq avocats de la défense. Devant environ 600 personnes, et avec à leurs côtés la famille de l'accusé, Gilles Simeoni, Antoine Sollacaro et Pascal Garbarini se sont succédés pour expliquer leur démarche de rupture, dénoncer un procès truqué, et soutenir que l'affaire s'avérait désormais politique.
Me Simeoni, dans un discours plein de fougue, a d'emblée affirmé que la « bataille judiciaire » était gagnée. En d'autres termes, les preuves contre Yvan Colonna sont insuffisantes et, dans tout autre dossier, l'accusé bénéficierait d'un non lieu. Il ne s'agit dès lors plus de démontrer l'innocence de l'intéressé (alors même que c'est à l'accusation, d'ailleurs, de prouver sa culpabilité), mais bel et bien de mettre au jour une « machine de guerre » visant à faire condamner celui qui a été désigné à la vindicte populaire depuis dix ans au nom de la « raison d'Etat ». La défense dénonce depuis longtemps, et à raison, les errements de l'enquête initiale, les pratiques de la Division nationale anti-terroriste (DNAT) et une instruction menée exclusivement à charge. Dans l'affaire Colonna, lorsqu'un témoin oculaire direct ne reconnaît pas l'accusé, c'est qu'il se trompe; lorsqu'un expert déclare que l'accusé n'a pas la taille du tireur, c'est qu'il n'est pas fiable; lorsque qu'un ancien collaborateur du préfet Erignac introduit le doute, c'est qu'« il veut se donner de l'importance ». Plus grave encore, un certain nombre de pièces de ce jeu qui n'en est pas un se sont révélées truquées : d'un procès-verbal antidaté par l'un des enquêteurs aux notes cachées de Didier Vinolas. Au point que Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro, parlait voilà quelques jours de « quelque chose de pourri à la cour d'assises de Paris » ; et qu'Yves Thréard, éditorialiste dans le même quotidien, qui ne peut pourtant guère être suspecté d'intelligence avec le nationalisme corse, écrivait pour sa part :
« Si le commissaire Vinolas dit vrai, le procès Colonna sera marqué du sceau de la honte dans les archives judiciaires françaises. »
On pense évidemment à l'affaire Dreyfus. Me Simeoni replace en outre le procès Colonna dans un contexte : celui de l'après 6 février 1998, qui a vu les différents services de l'appareil d'Etat, dans un déchaînement irrationnel, mettre en prison des individus qui n'avaient rien à voir de près ou de loin avec l'assassinat du préfet Erignac, et relâchés depuis. On pense alors à l'affaire d'Outreau. Et de comparer le tribunal à une « junte birmane », à un « comité de Salut public », à une « inquisition ». Et de stigmatiser avec force une « machine de guerre » qui fonctionne sur le mode :
« Il est corse, il est de Cargèse, coupez lui la tête, Dieu reconnaîtra les siens! »
Me Sollacaro est pour sa part revenu sur le premier procès, où les civilités semblaient respectées seulement dans le but d'amener tranquillement la défense vers une issue déjà décidée. D'où l'attitude de rupture assumée pour ce second procès : il ne s'agit plus d'être docile, ni de se laisser faire, ni de servir de caution à une mascarade judiciaire. Bref : « Nous avons pris le risque de déplaire à cette cour. » Il s'est par ailleurs longuement enflammé contre Nicolas Sarkozy, dénonçant « les amitiés » de certains protagonistes avec le président de la République. Et d'appeler le peuple à se saisir de ce qui est en train de se passer, puisque ce sont les principes de la démocratie eux-mêmes qui se voient bafoués par l'institution sous les yeux de tous.
André Paccou, pour la Ligue des droits de l'homme (LDH), faisant preuve de plus de mesure, a rappelé que la mission d'observation de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) ne se prononçait aucunement sur la culpabilité ou l'innocence d'Yvan Colonna, mais s'inquiétait seulement des conditions dans lesquelles se déroulaient les débats. Il a rappelé à cet égard que le rapport établi par la FIDH après le premier procès faisait état de manquements à l'équité manifestes, et s'est inquiété du fait qu'il avait été « plus lu à l'étranger qu'en France ». Il est probable que le prochain rapport soit plus critique encore. Me Garbarini, arrivé en cours de meeting, est revenu sur les lacunes de l'instruction, rappelant que le procès ne pouvait pas être équitable puisque le « B-A BA » [la reconstitution] n'avait pas été « respecté ».
Edmond Simeoni, leader historique du nationalisme corse, a enfin insisté sur le fait que ce qui était en train de se jouer ne concernait pas seulement la question insulaire, mais renvoyait aux « mauvaises pratiques », aux « tricheries » et aux « faussaires » qui constituent à proprement parler la négation de tout système démocratique. Au cours des audiences auxquelles il a assistées, il a d'ailleurs noté que les magistrats encaissaient les mots « tricheurs » et « faussaires » qui leur étaient adressés par la défense. Alors qu'ils pourraient très bien engager une procédure pour « outrage à magistrat ». Pourquoi ne le font-ils pas? Parce qu'ils se trouvent démasqués?
Yvan Colonna n'a plus rien à perdre... et tout à gagner. En effet, si ses avocats voient juste, si le scénario est écrit d'avance, s'il s'agit bien d'une mascarade politique, alors il se trouve engagé dans un rapport de forces qui n'a pas grand chose à voir avec la Justice ou une quelconque manifestation de la vérité. Mes Simeoni, Sollacaro et Garbarini remonteront au front dès demain, déterminés à refuser cette servitude volontaire dont nous invitait à nous garder La Boétie. Parce que lorsqu'un appareil d'Etat viole les libertés individuelles qu'il était chargé de protéger, il perd sa légitimité, et ceux qui le servent doivent être confondus. Ce combat-là ne concerne pas les nationalistes corses, ni les Corses, mais tout citoyen soucieux de savoir si l'idée républicaine, depuis Calas en passant par Dreyfus, signifie toujours quelque chose. (Le Refus de la servitude volontaire, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 23 février 2009.)


« Vous devriez partir ! »


Dans une république digne de ce nom (c'est-à-dire qui assure le gouvernement par la loi), la bonne diplomatie s'arrête là où commence l'esprit de Munich. Le détenteur d'une autorité perd sa légitimité lorsqu'il se sert de sa position pour détourner de sa finalité initiale une institution, quelle qu'elle soit, ou pour asservir l'autre, quel qu'il soit. Ce dernier, le contrat social étant rompu, se trouve libéré de toute obligation envers celui qui abuse de son pouvoir. D'où un droit, voire un devoir, de désobéissance et, le cas échéant, de rébellion. « Vous devriez partir! » : voilà ce que devrait être capable de dire le petit prof à un chef d'établissement prêt à sacrifier l'intérêt de ses élèves pour sa carrière, le simple soldat à un officier lui ordonnant de recourir à la torture et de commettre un crime de guerre... ou encore le journaliste au directeur de publication qui s'en va titrer « Wanted : assassin de préfet » dans le cadre d'une affaire pas encore jugée. C'est ce qu'a osé dire cet après-midi Me Sollacaro au président de la cour d'assises spéciale de Paris devant laquelle Yvan Colonna comparaît en appel. De fait, Didier Wacogne a dissimulé l'existence de plusieurs pièces à la défense depuis le début du procès. Du reste, bien d'autres irrégularités ont été pratiquées par divers responsables, jusqu'au sommet de l'Etat, autour de ce dossier. Une certaine idée de la république est assurément en train de se jouer dans le prétoire, et chaque citoyen devrait se sentir concerné. Deux points justifieraient effectivement à eux seuls une enquête parlementaire : d'une part, les conditions de l'instruction et du déroulement des deux procès, et, d'autre part, les conditions des investigations menées suite à l'assassinat du préfet Erignac. (« Vous devriez partir ! », in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 27 février 2009.)


La Défense d’Yvan Colonna prend les blancs


Dans un procès, comme aux échecs, l'accusation joue avec les blancs et la défense avec les noirs. En d'autres termes, la première attaque, tandis que la seconde se borne à lui répondre. Mais avec la fin du combat judiciaire [depuis qu'Yvan Colonna et ses avocats ont quitté les débats] et le début de l'occupation du terrain médiatique, les avocats d'Yvan Colonna viennent habilement de retourner un tel schéma. Ils ont désormais l'initiative, et ce sont eux qui peuvent dès lors déplacer leurs pièces sur l'échiquier de façon à presser l'adversaire.
Cette fois, ils ont les blancs.
La manoeuvre est-elle légitime? Oui, indubitablement. Car en république, les institutions oeuvrent au nom du peuple, pour le peuple, par le peuple. Aussi le peuple a-t-il le droit de les contrôler, et le devoir de veiller à ce qu'elles ne se trouvent pas perverties au profit de la raison d'Etat ou d'un intérêt particulier.
Or, nous pouvons raisonnablement estimer que les conditions du procès équitable ne sont pas respectées dans cette affaire; et qu'un tel traitement n'a pu être réservé au berger de Cargèse qu'avec l'appui d'une opinion intoxiquée par des médias complaisants pendant dix ans. Pour le dire autrement, les dérives d'une institution, quelle qu'elle soit, ne sont possibles que tant que l'opinion les cautionne. C'est le fameux principe énoncé par La Boétie : le tyran ne tient son pouvoir que du consentement du tyrannisé. Par conséquent, le rétablissement du droit et, in fine, de la république, suppose le ralliement de l'opinion. D'où la nécessaire médiatisation du dossier. A cet égard, la stratégie de rupture des avocats de la défense était la seule envisageable. Chaque incident d'audience, chaque jour de retard pris dans les débats, aura été un jour de gagné pour rendre visibles des arguments à décharge que les médias ne s'étaient jamais donnés la peine de relayer. L'opinion évolue, et même l'honorable Jean-Michel Apathie, sur son blog, commence sérieusement à s'interroger quant aux tenants et aux aboutissants réels du procès Colonna...
Voilà la stratégie sur laquelle trois des cinq avocats de l'accusé sont revenus lors d'une nouvelle réunion-débat organisée par le comité de soutien d'Yvan Colonna au palais des Congrès d'Ajaccio, le samedi 14 mars 2009.
Christine Colonna, d'une voix pleine d'émotion, de dignité et de reconnaissance, a remercié le public nombreux d'avoir répondu au rendez-vous. Antoine Sollacaro, anticipant les coups des noirs, en particulier la diabolisation qu'ils ne vont pas manquer d'appliquer à la défense, s'est enflammé contre Philippe Lemaire :
« Ils [les avocats de la partie civile] nous traitent de "terroristes". Je n'oublie pas que le père de Me Lemaire a courageusement [ironique] défendu Pétain. [...] Eh bien je préfère être un terroriste judiciaire qu'un collabo judiciaire! »
Puis il a assumé le fait d'avoir quitté le procès afin de ne pas cautionner une mascarade judiciaire :
« Nous ne sommes pas des terroristes judiciaires mais des résistants judiciaires! »
Et c'est bien sur la question de la légitimité des institutions qu'il a conclu :
« Nous n'avons pas fui; nous nous sommes repliés pour en appeler au peuple! Ce peuple au nom duquel les décisions de Justice sont rendues et qui est aujourd'hui trahi par ses institutions! »
Pascal Garbarini lui a succédé et s'est insurgé contre une institution judiciaire qui, en 2009, au pays des droits de l'homme, continue à « faire comme si tout était normal » alors que le box est vide (pendant que l'accusé passe la journée dans la souricière avec, en guise de repas de neuf heures à vingt-trois heures, juste un plateau se composant d'« une compote, d'une biscotte et d'une macédoine de légume »). Et d'avertir :
« Ils se trompent, car une perpétuité contre un box vide ne vaudra rien devant la cour de cassation et devant la cour européenne des droits de l'homme. Nous leur donnons rendez-vous pour un troisième procès! [...] Cette fois, nous aurons l'opinion avec nous! La vérité est en marche! »
Gilles Simeoni, enfin, n'a pas hésité à défier une fois de plus l'accusation :
« Puisqu'ils veulent nous poursuivre, nous allons leur donner des motifs de plus : oui, ce sont des faussaires, des tricheurs et des menteurs! [...] Ce n'est pas une cour pour juger mais pour exécuter! »
Avant de replacer son propos sur le terrain du droit, en insistant sur le fait que ce sont précisément des policiers et des magistrats chargés d'appliquer ce dernier qui n'ont eu de cesse de le transgresser, perdant ainsi toute légitimité. Il a également redonné des exemples illustrant la partialité de cette cour d'assises très « spéciale », voire « bizarre ». L'un des plus marquants : le fait que le président Wacogne interroge longuement des enquêteurs dont la défense a établi les falsifications, alors qu'il se contente d'un « Merci, Madame. » à l'attention du témoin oculaire qui a pu dévisager l'assassin du préfet Erignac (et qui n'a pas reconnu Yvan Colonna). On s'intéresse à ce qui permet littéralement d'enfoncer l'accusé, et on écarte soigneusement tout ce qui pourrait aller dans son sens : c'est cela, la partialité. Prenant des accents par instants gaulliens, l'avocat a présenté le projet de « livre blanc » pour informer l'opinion et a lancé :
« Le peuple corse n'est plus seul : le peuple français n'accepte pas ce qui se passe actuellement à Paris, alors même que la Justice est rendue en son nom. »
Edmond Simeoni, comme lors de la réunion-débat précédente, est intervenu pour bien situer cette affaire sur le plan non pas de la seule question corse, mais du respect des valeurs démocratiques :
« Il s'agit de vivre dans une société démocratique, soucieuse des droits de l'homme, pacifiée, respectueuse. », a-t-il affirmé.
Dès le dimanche 15 mars 2009, Rachida Dati s'est offusquée des « propos inadmissibles » tenus la veille par les avocats d'Yvan Colonna à Ajaccio, et qui « mettent gravement en cause l'impartialité de la justice » :
« Ces propos, attribués aux défenseurs d'une personne mise en cause devant la cour d'assises de Paris, sont odieux et insultants à l'égard des magistrats. [...] Quelle que soit la cause que l'on défend, il est intolérable de jeter d'une façon aussi outrancière le discrédit sur l'institution judiciaire et de bafouer de la sorte l'honneur des juges qui exercent leur office au nom du peuple français. », a poursuivi le ministre de la Justice.
La défense a effectivement dénoncé un « guet-apens judiciaire ». Et s'il s'agit bien de cela, alors non, Madame : de tels propos ne sont ni inadmissibles ni outranciers, mais pleinement légitimes. Quant au peuple français, si les mots ont un sens en république, il est souverain et pourrait très bien désavouer ses magistrats, ses ministres et jusqu'à son président de la République s'ils s'obstinent à couvrir un détournement des institutions. Les blancs ne font qu'ouvrir la partie, et les noirs seraient bien inspirés de prendre garde au coup du berger... (La Défense d’Yvan Colonna prend les blancs, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 16 mars 2009.)





Cinq questions autour de l’affaire Colonna


Quelles charges pèsent au juste sur Yvan Colonna?

Uniquement les mises en cause initiales des membres du commando qui a assassiné Claude Erignac le 6 février 1998, à Ajaccio. Les autres éléments du dossier (dont certains n'ont tout bonnement pas été pris en compte par une instruction menée exclusivement à charge) sont à décharge : l'analyse balistique qui conclut à un tireur de grande taille, les témoins oculaires qui ne reconnaissent pas Yvan Colonna, les écoutes téléphoniques qui n'indiquent rien de suspect, les rétractations des membres du commando, les contradictions dans leurs premières déclarations. C'est pourquoi la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), dans le rapport qu'elle a rendu après le procès de 2007, a dénoncé la faiblesse d'une accusation ayant conduit à une perpétuité.

Pourquoi ses « amis » l'auraient-ils désigné à tort?

Pour minimiser leur rôle dans l'assassinat ; pour couvrir d'autres personnes ; parce que le nom d'Yvan Colonna leur aurait été « suggéré » par les enquêteurs. Il ne s'agit-là que d'hypothèses, mais leur simple formulation doit nous rappeler qu'il y a une place pour le doute. Dans d'autres affaires (Dominique Baudis, Patrick Dils...), des aveux circonstanciés ont conduit à accuser des individus finalement mis hors de cause. Lors de l'audience du 9 mars 2009, Pierre Alessandri a en outre lâché : « Effectivement, j'ai des reproches à faire à Yvan. Quand j'ai décidé de franchir le pas de la violence clandestine, j'ai espéré qu'il ferait partie de notre groupe. Ce que je lui reproche, c'est ça : d'avoir laissé Didier Maranelli et Martin Ottaviani monter au charbon alors que c'est lui qui aurait dû le faire, pour être cohérent avec son discours. » Aussi pourrions-nous imaginer le choix d'un bouc-émissaire (ou d'un leurre) qui s'expliquerait par un ressentiment : à l'encontre d'un « ami » qui partage les mêmes idées, et qui ne veut pas pour autant aller les défendre par l'action violente ou le meurtre. Depuis Dantès envoyé au château d'If par Morcerf et Danglars, on sait qu'avec certains « amis »... on n'a plus besoin d'ennemis. Combien de turpitudes humaines, trop humaines, font les grandes affaires qui marquent l'Histoire?

Pourquoi la cavale?

C'est l'un des arguments (sans valeur légale) qui revient souvent chez les commentateurs : on ne fuit pas la Justice lorsqu'on est innocent. S'ils lisaient le rapport de la FIDH de 1998 concernant les pratiques de la Division nationale anti-terroriste (DNAT), notamment en Corse, ils seraient probablement moins affirmatifs. Tous les abus révélés au grand jour à l'occasion du procès en appel se trouvent dénoncés depuis plus de dix ans dans les dizaines de pages de France : la porte ouverte à l'arbitraire : les instructions à charge, les pressions sur les témoins, les détentions « préventives » qui s'éternisent, les « femmes-otages » qu'on utilise pour faire avouer n'importe quoi en garde à vue, les multiples atteintes aux droits de la défense. Je m'étonne à cet égard du silence de la gauche, et plus particulièrement des mouvements altermondialistes ou d'extrême-gauche. Ces derniers, effectivement, sont toujours prêts à scander « Sarko = facho », à vilipender la guerre des Etats-Unis contre le « terrorisme » ou à s'émouvoir du sort des prisonniers de Guantanamo. Alors même que, toutes proportions gardées, les atteintes aux libertés individuelles et les dérives qui peuvent survenir au nom de la lutte contre le « terrorisme » existent en France depuis bien avant le 11 septembre 2001. Au lendemain du 6 février 1998, de nombreux insulaires, qui n'avaient rien à voir de près ou de loin avec l'affaire Erignac, sont passés dans les geôles de la DNAT ; certains ont fait des mois, voire des années de « préventive », avant d'être libérés. J'attends toujours que les bonnes âmes qui ont récemment appelé à une manifestation de solidarité avec la Guadeloupe daignent se pencher sur ce qui est en train de se passer à la cour d'assises spéciale de Paris.

Pourquoi l'Etat aurait-il intérêt à faire condamner un innocent?

Parce que les institutions, pour assurer leur crédibilité, peinent à reconnaître leurs erreurs et ont besoin de sauver les apparences ; quitte à sacrifier un individu. Or, les enquêteurs de la DNAT, les magistrats de l'institution judiciaire ainsi que deux ministres de l'Intérieur (Jean-Pierre Chevènement puis Nicolas Sarkozy), au mépris de la présomption d'innocence, ont désigné Yvan Colonna comme étant l'assassin du préfet Erignac. Revenir en arrière équivaudrait pour eux à un camouflet. Pour l'institution médiatique également, qui a massivement relayé le postulat de la culpabilité. Condamner Yvan Colonna, qu'il soit coupable ou innocent, permettrait en outre à l'appareil d'Etat d'entériner l'affront du 6 février 1998 en affirmant qu'on ne défie pas impunément le pouvoir. Il s'agirait alors d'un rite symbolique et expiatoire.

Peut-on rapprocher cette affaire de l'affaire Dreyfus?

Oui. Le spectre de la raison d'Etat n'est pas sans rappeler les mots de Maurras au sujet de Dreyfus : « Qu'importe qu'il soit coupable ou innocent? L'intérêt de la Nation commande qu'il soit condamné! » L'affaire Dreyfus s'est par ailleurs déroulée sur fond d'antisémitisme. Or, lorsque Le Canard enchaîné titre Encore un procès bien corsé, ce n'est finalement pas très éloigné de quelque chose qui ressemblerait à Encore une histoire juive. Il y a un racisme anti-Corse, c'est-à-dire une manière d'attribuer à toute une population un ensemble de stéréotypes ou de travers. J'ai pu lire certains commentaires qui disaient en substance : « Si ce n'est pas lui [Yvan Colonna], de toute façon c'est un autre, ils [les Corses] n'ont qu'à se décider à parler. » Comme si la Corse entière était collectivement coupable de l'assassinat du préfet Erignac. Comme si chaque insulaire était au courant (et complice, bien sûr) des agissements de tous les autres. Lorsqu'un crime a lieu à Paris, demande-t-on à chaque Parisien de se justifier et d'assumer l'acte du criminel? (Cinq questions autour de l’affaire Colonna, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 26 mars 2009.)


Je récuse cette cour


Yvan Colonna vient d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises spéciale de Paris pour l’assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998 à Ajaccio. Ce verdict a été rendu au nom du peuple français. En République, effectivement, la Nation est souveraine et les détenteurs d’une autorité, quelle qu’elle soit, n’en sont que les mandataires. Cependant, le bon fonctionnement des institutions suppose le respect par ces derniers du contrat social, en d’autres termes du droit qu’ils sont censés garantir et appliquer ; sinon, l’appareil d’Etat rompt la confiance qui le lie aux citoyens et perd sa légitimité. Le peuple souverain n’est plus tenu alors de le reconnaître. Or, dans l’affaire Colonna, il semble qu’un tel lien n’ait pas été assuré. Dès sa mise en cause par les membres du commando, en 1999, le berger de Cargèse, qui nie toute implication, se voit jeter en pâture à la meute au mépris de la présomption d’innocence. Plusieurs hauts responsables des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, dont la séparation s’avère illusoire, en font l’assassin idéal ; celui qu’il s’agit de condamner d’abord et d’appeler à comparaître ensuite, juste pour la forme. Leurs déclarations, abondamment relayées par les médias une décennie durant, érigent la culpabilité en dogme, valent lettre de cachet et signifient la résurgence d’une sorte d’obscurantisme. L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont violés d’une manière particulièrement grave par deux ministres de l’Intérieur. C’est avec raison que la défense pointera les errements de l’enquête initiale, dénoncera certaines pratiques de la Division nationale anti-terroriste (DNAT), et stigmatisera une instruction menée exclusivement à charge. D’un procès-verbal antidaté aux pièces qu’on ne juge pas utile de lui communiquer, elle mettra en outre en lumière une volonté évidente de truquer un jeu qui n’en est pas un.
Le jugement en première instance, en 2007, parvient à donner une impression d’équité qui, en réalité, n’existe pas sur le fond. Il consacre « une situation dans laquelle l’accusé devait faire la preuve de son innocence alors qu’il n’a pas été exigé de l’accusation qu’elle établisse sa culpabilité » et se signale par « une forme de répugnance à prendre en compte les éléments à décharge », relève dans son rapport la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).
Dans l’affaire Colonna, et le déroulement du procès en appel est venu le confirmer, lorsqu’un témoin oculaire direct ne reconnaît pas l’accusé, c’est qu’il se trompe ; lorsqu’un expert déclare qu’il n’a pas la taille du tireur, c’est qu’il n’est pas fiable ; lorsqu’un ancien collaborateur du préfet Erignac introduit le doute, c’est qu’« il veut se donner de l’importance ». Tout ce qui est susceptible de contredire le dogme accusatoire se trouve rejeté comme hérétique, jusqu’à la demande d’une reconstitution qui pourrait pourtant contribuer à la manifestation de la vérité. Ce n’est pas le droit qui est à l’œuvre à la cour d’assises spéciale de Paris, mais une Inquisition usurpant les compétences d’une Justice sereine et impartiale. D’où la rupture définitive du 11 mars 2009, qui voit l’accusé et ses défenseurs refuser la servitude volontaire : ils ne cautionneront pas un processus relevant à la fois du retour au Moyen Age et de la nostalgie de l’Ancien Régime. Lors de son réquisitoire, l´avocat général sera d’ailleurs pris en flagrant délit de présomption de culpabilité lorsqu’il osera cette formule extraordinaire : « si Yvan Colonna voulait prouver son innocence, c´est ici qu´il fallait le faire ». S’il entendait requérir contre l’accusé, c’est à cet égard l’accusation qu’il a fini par confondre, puisque dans une démocratie la charge de la preuve lui incomberait. Condamner le berger de Cargèse, « qu'il soit coupable ou innocent », pour reprendre la formule de Maurras à l’encontre de Dreyfus, permet à l'appareil d'Etat de solder l'affront du 6 février 1998 et d’affirmer qu'on ne défie pas impunément le pouvoir. Il s'agit essentiellement d'un rite expiatoire. Un acquittement n’aurait du reste pas été autre chose qu’un camouflet adressé à l’ensemble des enquêteurs et des hauts responsables qui n’ont eu de cesse de postuler la culpabilité. Tous avaient donc un intérêt direct à entendre prononcée la sentence.
Nous sommes à nouveau, après l’arrêt du 27 mars 2009, confrontés à un choix entre deux systèmes de gouvernement.
L’un n’hésite pas à sacrifier les libertés individuelles chèrement acquises sur l’autel de la raison d’Etat ; c’est celui des Morcerf, des Danglars et des Villefort qui, motivés par de sombres intérêts particuliers, détournent les institutions et envoient Dantès pourrir au château d’If. L’autre met les institutions au service des hommes au lieu de s’en servir pour les broyer ; c’est la République qui, fidèle à l’humanisme et aux Lumières, s’obstine à dérouler un fil qui court depuis Voltaire jusqu’à aujourd’hui, en passant par Zola. Le citoyen que je suis choisit pour sa part le second et ne reconnaît par conséquent aucune légitimité à la cour d’assises spéciale de Paris pour rendre un verdict en son nom. Aussi la récuse-t-il à son tour. (Je récuse cette cour, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 29 mars 2009.)


Affaire Dreyfus : de Jules Guesde à François Hollande


Réagissant aux propos de Pascal Garbarini, qui avait qualifié Yvan Colonna de « Dreyfus corse », François Hollande a jugé dernièrement la comparaison « inacceptable » et « intenable » :
« Cette comparaison me choque. Dreyfus a été condamné par une parodie de Justice, un déni de justice. [Il a été victime d'un] complot contre la vérité. », a-t-il affirmé le 29 mars 2009 lors d'un forum radiophonique.
Certes, si nous partons du présupposé que le malheureux capitaine était innocent, comme cela l'est désormais enseigné dans toutes les écoles, et le berger de Cargèse coupable, comme en a décidé la cour d'assises spéciale de Paris, alors les deux affaires ne paraissent pas comparables. Mais c'est oublier un peu vite combien il est facile de s'afficher dreyfusard... à plus de cent ans d'intervalle. Car il faut se projeter dans le contexte de l'année 1894 : Alfred Dreyfus, Juif d'origine alsacienne, polytechnicien, officier de l'armée française, est condamné au bagne à perpétuité pour haute trahison et déporté sur l'île du Diable, parce qu'il aurait livré aux Allemands des documents secrets. À cette date, l'opinion dans son ensemble le diabolise et voit en lui l'incarnation du traître. Et le crime qui lui est attribué n'est sans doute pas moins grave selon les normes de l'époque que ne le sera l'assassinat d'un préfet en 1998 : trahir, à la fin du dix-neuvième siècle, lorsque toute une génération s'assume revancharde et que les tensions entre Etats européens ne cessent de s'accroître, ce n'est rien de moins que compromettre la survie de la Nation. Oser envisager l'innocence du monstre, c'est par conséquent prendre le risque de passer pour un traître soi-même, ou un mauvais républicain. Certains n'hésitent pas à le déclarer coupable par voie de presse avant la tenue du procès... Le tout sur fond d'antisémitisme et de suspicion liée à son origine géographique (l'Alsace, une région périphérique passée aux mains de l'ennemi depuis 1870).
Il faudra beaucoup de persévérance à sa famille pour attirer l'attention sur la fragilité des preuves retenues contre lui. Il faudra beaucoup de courage au journaliste Bernard Lazare puis à l'écrivain Emile Zola pour aller à l'encontre des préjugés de leurs contemporains et jeter dans l'opinion les jalons de sa réhabilitation. Aussi, qu'est-ce qu'un dreyfusard? En aucun cas un politicien médiocre qui se borne à répéter que Dreyfus a été victime d'un « complot contre la vérité » quand plus personne ne le conteste ; mais chaque honnête homme capable de s'interroger, de douter et, au bout du compte, de dénoncer « une parodie de Justice » quand la cause est loin d'être entendue.
Gabriel Xavier Culioli, dans Le Journal de la Corse de cette semaine, a bien raison d'inscrire l'affaire Colonna dans une longue filiation historique et d'écrire :
« De Tarnac à Cargèse, de Guantanamo au Reichstag, de Dreyfus à Goldman, transcendant les époques, ramenant la Justice à une mécanique implacable et totalement inique, le processus de l'anti-terrorisme est identique. Une situation dérape du fait même des représentants de l'Etat. Celui-ci doit alors à tout prix trouver la pierre angulaire de ses propres erreurs et désigner un bouc-émissaire. [...] »
A défaut de faire avancer le débat, François Hollande est venu nous rappeler qu'il est des combats qui ne sont ni de gauche ni de droite, et que le socialisme a eu lui aussi ses antidreyfusards : Jules Guesde, contrairement à Jean Jaurès, ne verra dans l'Affaire qu'une « affaire interne à la bourgeoisie » et ne prendra jamais la défense d'Alfred Dreyfus. (« Vous devriez partir !, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 5 avril 2009.)




TABLE DES MATIERES




Avant-propos :
Sous le signe d’une triple ascendance p. 2


Introduction :
Un objet philosophique non identifié ? p. 6


Première partie :
Des origines à la singularité française p. 14

I- Essence de la république p. 15

- La république comme processus d’affranchissement p. 15
- Une archéologie de la république p. 23
- Conditions de la continuité du bien commun p. 27

II- Une généalogie de la république p. 31

- Institution de la république p. 31
- Une filiation par la raison p. 35
- Conservation et hantise de la perte p. 38

III- La singularité française p. 46

- Le roi est mort, vive la Nation ! p. 47
- Renouvier et le « principe des nationalités » p. 52
- Une obligation de résultats p. 57








Deuxième partie :
La République au cœur d’une querelle. p. 67

I- Ce que la République doit aux libéraux p. 68

- Le libéralisme à redéfinir p. 68
- La propriété individuelle comme but de la modernité p. 71
- La République comme accomplissement du projet libéral initial p. 78

II- La question sociale p. 86

- L’égalité et ses équivoques p. 86
- La Nation exclusive des corps intermédiaires p. 89
- Le paradoxe monarchiste p. 95

III- Critiques socialistes p. 100

- Autour de 1848 p. 101
- Le socialisme et ses archaïsmes p. 111
- Situation des ouvriers p. 115


Troisième partie :
Un projet à resituer p. 122

I- Ennemis de la République p. 123

- Le refus des Lumières p. 123
- Lorsque le socialisme ne peut plus se dire « républicain » p. 127
- Le point de non retour libéral p. 130

II- Néolibéralisme contre libéralisme p. 135

- Retour du secret p. 135
- La mise à mort du sujet critique p. 142
- La critique de Castoriadis et ses limites p. 145

III- Territorialisation et déterritorialisation de l’école p. 149

- Topographie scolaire p. 149
- Pédagogues et républicains : la parole de l’enfant au cœur d’une querelle. p. 155
- Vers une défaite de la modernité républicaine ? p. 159


Quatrième partie :
Contre-labyrinthique. p. 163

I- Conservation de la république p. 164

- La tradition italo-occidentale et l’« exclusivité » française p. 164
- Les questions machiavéliennes p. 169
- De la fracture culturelle au cancer de la raison p. 172


II- Impossibilité de la République ? p. 181

- Les labyrinthes du pouvoir p. 181
- Détournements institutionnels p. 185
- Le harcèlement moral comme nouvel asservissement p. 190

III- Monte Cristo p. 194

- De la servitude volontaire p. 194
- Itinéraire individuel p. 202
- Une république numérique ? p. 207


Conclusion :
Perspectives post-républicaines p. 211


Complément bibliographique p. 215


Annexes p. 231


 « Verità effetuale », dans le texte original. Il s’agit d’un néologisme de l’auteur, resté célèbre comme formule de son matérialisme historique.
 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, pp. 334-335.
 Dont nous trouvons déjà la trace dans le discours de Calliclès :
« […] Aussi doué qu’on soit, si on continue à faire de la philosophie, alors qu’on en a passé l’âge, on devient obligatoirement ignorant de tout ce qu’on doit connaître pour être un homme de bien, un homme bien vu. Pourquoi ? Parce que petit à petit on devient ignorant des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus les formules dont les hommes doivent se servir pour traiter entre eux et pouvoir conclure des affaires privées et des contrats publics, on n’a plus l’expérience des plaisirs et passions humaines, enfin, pour le dire en un mot, on ne sait plus du tout ce que sont les façons de vivre des hommes. Et s’il arrive qu’on soit impliqué dans une affaire privée ou publique, on s’y rend ridicule […]. » (Platon, Gorgias, 484c-d.)
 Kant, Théorie et pratique, Paris, Flammarion, 1994, p. 43.
 « […] il se peut que la théorie soit incomplète et qu’on ne puisse la parachever qu’en lui adjoignant des essais et des expériences qui restent à faire et dont le médecin, l’agronome ou le financier, au sortir de leur école, pourront et devront tirer de nouvelles règles et compléter ainsi leur théorie. Dans ce cas, si la théorie ne vaut pas grand-chose pour la pratique, cela ne tient pas à la théorie, mais au fait que n’était pas suffisante la théorie que l’homme aurait dû apprendre de l’expérience et qui est la vraie théorie, même s’il n’était pas en mesure de la donner lui-même et de l’exposer systématiquement comme professeur dans des propositions universelles et, par suite, même s’il ne pouvait prétendre au titre de théoricien de la médecine, de l’agronomie, etc. […] » (Ibid, p. 46.)
 Nous écrivons ici le terme avec une majuscule car il est question du régime politique qui, sous des formes constitutionnelles différentes et malgré plusieurs interruptions au cours de l’Histoire, est en place en France depuis 1792. Nous l’emploierons en revanche avec une minuscule chaque fois qu’il désignera un régime politique dans sa généralité, ou bien une idée en tant qu’objet philosophique. La République, dans sa version française donc, représente effectivement le point de départ d’une réflexion qui fera appel aux regards croisés de l’historien et du philosophe.
 Nous entendons par là non plus ceux qui conçoivent une théorie, mais ceux qui se trouvent en situation de l’appliquer. Le témoignage du professeur confronté à la verità effetuale de sa classe nous sera par exemple précieux lorsqu’il sera question du volet éducatif de la République.
 Voir sur ce point André Comte-Sponville :
« […] Sens se dit en effet en trois sens : téléologique (qui concerne la fin, le telos, le but), sémiologique (qui concerne les signes et les significations), enfin axiologique (qui concerne les valeurs). […] » (L’Univers a-t-il un sens ?, in Ciel et espace n° 249, juillet-août 1990, pp. 38-41.)
 Dans L’Idée républicaine en France (1789-1924), Claude Nicolet entreprend un travail sémantique :
« Je me propose de rechercher si, en français, le mot République a un sens. […] » (L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 9.)
La démarche est celle d’un historien, et couvre une période allant de la Révolution française (1789) au Cartel des gauches (1924) ; la nôtre, plus philosophique, portera sur un concept, et sur le rapport que la République entretient avec lui.
 C’est-à-dire comme construction intellectuelle sur laquelle régler le gouvernement de la Cité.
 « […] pays de l’exception, l’exception collective à tout bout de champ brandie, pays des droits de l’homme quand l’homme vous convient, le pays de ce “la” qui précède République pour mettre au diapason les enfants qui s’écartent du modèle national… […] » (Sampiero Sanguinetti, Le Désordre des identités, Gémenos, Autres Temps, 2007, p. 114.)
 La laïcité, par exemple, ferait figure d’étalon permettant de distinguer ce qui serait « républicain » de ce qui ne le serait pas :
« La laïcité est inscrite dans nos traditions. Elle est au cœur de notre identité républicaine. […] », affirme Jacques Chirac lors de son second mandat présidentiel, dans un discours prononcé le 17 décembre 2003 (Discours relatif au respect du principe de laïcité dans la République, in Guide républicain. L’idée républicaine aujourd’hui (ouvrage collectif), Paris, Delagrave, 2004, p. 9).
Au début du vingt-et-unième siècle, il existe pourtant plus d’une centaine de républiques à travers le Monde, et nombre d’entre elles ne sont pas laïques. La laïcité ne saurait donc être admise comme un critère définitif.
 Ici, nous rejoignons une orientation fixée par Jean-Fabien Spitz dans son Moment républicain en France :
« Si nous voulons éviter la substitution de la critique à l’explication, nous devons donc commencer par mieux comprendre les articulations théoriques de la philosophie politique républicaine. Nous devons ensuite reconstituer la tradition républicaine euro-atlantique de l’âge moderne, et nous devons enfin tenter d’y replacer la culture politique de la République française. Grâce aux travaux de Philip Pettit et de Quentin Skinner, la première tâche est désormais en voie d’achèvement. Quant à la seconde, elle est aussi bien avancée grâce aux travaux des historiens anglo-américains sur le moment machiavélien. En revanche, il reste beaucoup à faire pour réinsérer la culture politique de la République française dans ce courant plus vaste et pour contribuer ainsi à sa “dé-singularisation”. A son tour, cette “dé-singularisation” permettrait de corriger quelques incompréhensions majeures - le caractère éruptif et révolutionnaire, le démocratisme exacerbé, le culte mystique de l’unité du peuple, l’universalisme abstrait - car, à la lumière de cette tradition plus vaste, il est possible de réinterpréter certains traits de notre culture politique nationale comme des manifestations excessives mais classiques de la tradition républicaine. […] » (Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 38.)
 Le lecteur retrouvera néanmoins les éditions de référence en fin d’ouvrage, dans le cadre d’un « complément bibliographique ».
 Les représentants, en s’exprimant au nom des représentés, ne font qu’assurer la démocratie, c’est-à-dire la souveraineté du peuple. C’est bien dans une telle mise en avant de la représentation que les termes de « république » et de « démocratie » semblent converger. Est-ce à dire qu’ils sont synonymes, ou au contraire qu’ils demandent à être distingués ? Quel(s) critère(s) permettrai(en)t alors de les différencier ? Notre travail nous amènera à apporter des réponses à de telles questions.
 En 1990, c’est dans ce sens-là qu’il figure dans les articles « Deuxième République » et « Troisième République » de l’Encyclopoedia universalis. En revanche, l’encyclopédie en question ne comporte pas d’entrée « République », en tant que concept cette fois. S’agit-il alors seulement d’un concept ? Tandis que la Guerre froide s’achève - l’année est charnière, entre la chute du mur de Berlin en 1989 et le démantèlement de l’URSS en 1991 -, l’idée républicaine ne semble devoir surgir, ou plutôt resurgir, qu’un peu plus tard, après la fin de la bipolarisation du débat idéologique entre le capitalisme et le communisme.
 Les Théories de la République, Paris, La Découverte, 2004.
 Ibid, p. 3.
La quatrième de couverture du livre que Marie-Claude Blais consacre à Charles Renouvier, en 2000, s’avère elle-même révélatrice :
« La République [française] avait son philosophe [Charles Renouvier] et nous ne le savions pas. […]
L’interrogation générale dont la République fait aujourd’hui l’objet redonne toute son actualité à cette grande tentative pour en clarifier le principe. » (Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000.)
Le vocabulaire lié à la République est lui aussi interrogé. Ainsi, le mot « citoyen » :
« Le terme de citoyen, dont la Révolution avait déjà fait un usage enthousiaste et parfois excessif, est revenu à la mode depuis quelques années d’une manière insistante, sinon obsédante, dans les pays démocratiques. » (Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 9.)
 Guide républicain. L’idée républicaine aujourd’hui (ouvrage collectif), Paris, Delagrave, 2004.
 Au cours du premier semestre 2004, 1041 actes à motivation raciste et 235 actes à motivation antisémite dans les établissements publics du second degré ont été recensés par le ministère de l’Education nationale.
 Guide républicain. L’idée républicaine aujourd’hui (ouvrage collectif), Paris, Delagrave, 2004, p. 19.
 L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 10.
 La formule est sujette à caution :
« En cet après-midi du 31 juillet 1830, La Fayette n’avait pas fait un roi, mais selon sa formule “la meilleure des républiques”, formule d’ailleurs qui semble avoir été forgée après coup par Odilon Barrot. » (Duc de Castries, La Fayette, Paris, Tallandier, 1981, p. 435.)
 La démocratie, étymologiquement, renvoie à la souveraineté du peuple ; elle désigne aussi, plus largement, un régime dans lequel le pouvoir ne peut être concentré en une seule main, et où l’individu se voit garantir certains droits. Or, la monarchie, lorsqu’elle est parlementaire, remplit la première exigence ; et, lorsqu’elle est constitutionnelle, également les secondes. Aussi peut-elle déjà représenter une alternative à l’absolutisme, voire assurer plus de liberté qu’une république :
« Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs [le législatif et l’exécutif], laisse à ses sujets l’exercice du troisième [le judiciaire]. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.
Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. […] » (Montesquieu, De l’esprit des lois (1748) XI, VI, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 226.)
 Nous entendons par là un ensemble d’individus réunis sous le même gouvernement.
 Dont il nous faudra établir s’il doit être admis en tant que tel, ou bien comme une somme de singularités. Dans le premier cas, la primauté de la collectivité pourrait signifier la négation de l’individu ; dans le second, l’individu se verrait attribuer une valeur propre, et c’est à ce titre qu’il aurait sa part dans le bien commun.
 De la démocratie en Amérique I, I, II, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 667.
 Ibid, p. 668.
 Ibid.
 Il s’agit de garantir la participation du citoyen à la conduite des affaires publiques et de le protéger d’une mauvaise administration en diluant l’autorité du sommet de l’Etat à la commune ou, pour le dire autrement, de « placer sous la responsabilité de chacun ce qu’il peut surveiller de ses propres yeux » :
« […] Notre pays est trop vaste pour que toutes ses affaires soient dirigées par un gouvernement unique ; les fonctionnaires publics, à une telle distance des regards de leurs commettants, seront forcément, à cause même de cet éloignement, incapables de régler et de surveiller tous les détails indispensables à la bonne administration des citoyens ; cette même circonstance, plaçant leurs commettants dans l’impossibilité de les surprendre, invitera les agents publics à la corruption, aux détournements, au gaspillage. Je crois fermement que, si le principe de la mise en vigueur d’un droit commun aux Etats-Unis devait prévaloir (principe qui dote immédiatement le gouvernement général de tous les pouvoirs des gouvernements des Etats et nous réduit à l’état d’un seul gouvernement unifié), notre administration deviendrait la plus corrompue du monde. […] La théorie la plus sage et la plus sûre est certainement le vrai principe de notre Constitution en vertu duquel les Etats sont indépendants pour toutes leurs affaires intérieures et unis pour tout ce qui concerne les nations étrangères. […] » (A Gideon Granger, Monticello, le 13 août 1800, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, pp. 162-163).
Et :
« […] Les républiques élémentaires des circonscriptions, les républiques des comtés, les républiques des Etats et la république de l’Union constitueraient ainsi un échelonnement d’autorités dont chacune serait fondée sur la loi et détiendrait sa part de pouvoirs délégués, l’ensemble constituant réellement un système d’équilibres et de contrôles fondamentaux pour le gouvernement. Quand chaque citoyen interviendra dans la direction de sa circonscription-république ou d’une des républiques de niveau plus élevé et sentira qu’il participe vraiment à l’administration des affaires, non seulement un jour par an, à l’occasion d’une élection, mais tous les jours ; quand il n’en restera pas un dans l’Etat qui ne soit membre de l’un de ses conseils, grands ou petits, il se laissera arracher le cœur plutôt que de permettre à un César ou à un Bonaparte de les dépouiller de son pouvoir. […] » (A Joseph C. Cabell, Monticello, le 2 février 1816, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, pp. 166-167).
 De la démocratie en Amérique I, I, V, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 671-672.
 Ibid, II, X, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 669-670.
 « Le deuxième grand acquis sur lequel seuls la Charte de 1814 et le régime de Vichy osèrent revenir, c’est l’affirmation fondamentale de la souveraineté nationale. Que l’expression, et surtout les usages qu’on en fait, soient ambigus et susceptibles d’interprétations opposées, c’est sûr : néanmoins personne ne doutera que tout pouvoir, toute action ne puissent désormais être rapportés qu’à l’intérêt collectif de la société globale installée sur un territoire, à l’exclusion de tout individu ou de tout groupe, indigène ou étranger. De cette souveraineté nationale dérive d’ailleurs l’idée de l’unité nationale, au nom de laquelle fut bouleversée, dès 1791, la vieille organisation provinciale plus ou moins particulariste. […] » (Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 109.)
Et :
« […] Le contrat, impliquant la participation à la souveraineté, implique aussi l’unité, qui n’est que l’aspect collectif de l’égalité juridique.
Tout au long de l’histoire de la République, la hantise de la moindre trace de “fédéralisme”, du moindre soupçon de séparatisme fait partie de nos traditions les plus sûres et les plus justifiées logiquement. […] » (Ibid, pp. 368-369.)
 Alors que Tocqueville, par exemple, estime que c’est l’extension des droits individuels qui, chez les Modernes, doit générer du lien :
« Ne voyez-vous pas que les religions s’affaiblissent et que la notion divine des droits disparaît ? Ne découvrez-vous point que les mœurs s’altèrent, et qu’avec elles s’efface la notion morale des droits ?
N’apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs ? Si, au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à lier l’idée des droits à l’intérêt personnel qui s’offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ?
Lors donc qu’on me dit que les lois sont faibles, et les gouvernés turbulents ; que les passions sont vives, et la vertu sans pouvoir, et que dans cette situation il ne faut point songer à augmenter les droits de la démocratie, je réponds qu’il faut y songer ; et, en vérité, je pense que les gouvernements y sont plus intéressés encore que la société, car les gouvernements périssent, et la société ne saurait mourir. […] » (De la démocratie en Amérique I, II, VI, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 676.)
 De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 447.
 Nous entendons ici le libéralisme économique, ou néolibéralisme, qui rejette l’intervention de l’Etat pour mettre en avant un marché se suffisant à lui-même et s’autorégulant. Nous verrons cependant que le sens de ce mot ne saurait être confondu avec cette seule dimension.
 « […] Les raisons de cet effacement [celui de la conceptualisation du discours républicain] sont complexes. L’une d’elle tient à la montée en puissance des critiques socialistes et surtout marxistes du libéralisme, reléguant au second plan la référence républicaine. […] » (Serge Audier, Les Théories de la République, Paris, La Découverte, 2004, p. 3.)
 Dans les années suivant la fin de la Guerre froide.
 Dans l’avant-propos du Moment républicain en France, Jean-Fabien Spitz rappelle la teneur de cette critique :
« Le modèle républicain français appartient-il au passé ? La réponse à cette question ne semble plus faire de doute aujourd’hui : aux yeux des libéraux, le modèle jacobin fantasme l’égalité abstraite de tous les citoyens mais il ne réussit, au nom de cet idéal, qu’à étouffer la société civile sous le poids de la bureaucratie et à paralyser les initiatives et la liberté des individus. […] » (Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 9.)
 Ignacio Ramonet, dans un article saluant le « non » au projet de traité constitutionnel pour l’Europe (lors du référendum du 29 mai 2005) comme un coup d’arrêt à un tel processus, dressait ce récapitulatif :
« Depuis ses débuts en 1958, et surtout depuis l’Acte unique européen de 1986, la construction communautaire a exercé une contrainte croissante sur toutes les décisions nationales. Le traité de Maastricht (1992), puis le pacte dit de stabilité et de croissance (1997) ont retiré aux gouvernements deux des leviers majeurs de l’action publique : la politique monétaire et la politique budgétaire. Le troisième, la politique fiscale, est de moins en moins autonome, car elle s’inscrit dans une logique généralisée de concurrence libre et non faussée. » (Espoirs, in Le Monde diplomatique n° 615, juin 2005, p. 1.)
 En 1819, sous la Restauration.
 De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 454.
 Ibid, p. 450.
 Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l’élection présidentielle. Le leader du Front national, porteur d’un programme rejetant le transfert de la souveraineté nationale vers les institutions européennes, pourrait à cet égard être considéré comme un défenseur de la République. Pourtant, il se voit alors stigmatisé comme l’incarnation d’une idéologie (conception ethniciste de l’identité, contestation de la qualité de « Français » de certains citoyens motivée par l’origine) contredisant les valeurs républicaines, admises comme essentiellement individualistes (conception universaliste de l’identité, principe d’égalité des citoyens, sans discrimination selon une origine vraie ou supposée).
Une telle stigmatisation débouche sur l’interruption d’un processus démocratique (annulation du débat d’entre-deux tours) au nom de valeurs républicaines associées davantage à la mise en avant de droits individuels qu’à la défense d’un être collectif.
 Noms officiels d’une série d’Etats au début du vingt-et-unième siècle.
La liste, forcément réductrice et quelque peu arbitraire, pourrait être beaucoup plus longue, et permet de différencier d’autant mieux la république de la démocratie. En effet, il existe des républiques qui ne sont pas démocratiques, dans le sens où elles ne garantissent pas certaines libertés individuelles, et, au contraire, certaines démocraties ne sont nullement dotées d’institutions républicaines. En Europe notamment, des Etats qui ont une tradition démocratique plusieurs fois séculaire, tels que le Royaume-Uni, ont ainsi conservé leur régime monarchique.
 C’est nous qui soulignons.
 Id.
 Le passage de l’article « Représentants », rédigé par D’Holbach, dit exactement :
« Dans un Etat despotique, le chef de la nation est tout, la nation n’est rien ; la volonté d’un seul fait la loi, la société n’est point représentée. » (Encyclopédie (article « Représentants », D’Holbach), Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 294.)
 Après la révolution de 1979. Pour une approche plus approfondie de la République islamique d’Iran, nous recommandons :
Abdelkhah (Fariba). L’Iran. Paris, Le Cavalier bleu, 2005.
Digard (Jena-Pierre), Hourcade (Bernard), Richard (Yann). L’Iran au vingtième siècle. Paris, Fayard, 1996.
Minoui (Delphine). Les Pintades à Téhéran. Chroniques de la vie des Iraniennes. Paris, Jacob-Duvernet, 2007.
Perrin (Jean-Pierre). L’Iran sous le voile. La Tour d’Aigues, Editions de L’Aube, 1998.
 Ce n’est donc pas la laïcité, qui est une spécificité française, qui fait le caractère républicain d’un Etat. Au retour d’un séjour en Iran (juillet 2008), je rédigeais cette note :
« D’un point de vue strictement occidental, les mots “république” et “démocratie” sont proches, et renvoient à un régime garantissant l’exercice des libertés individuelles. Quant au modèle républicain à la française, lui, il s’avère indissociable du principe de laïcité, donc de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’existence d’une République islamique d’Iran, à cet égard, ne peut que susciter notre perplexité. Ne s’agit-il pas d’une contradiction dans les termes ? Comment une théocratie régie par la charia, qui réduit tout de même officiellement la valeur de la femme à la moitié de celle d’un homme, ose-t-elle s’affubler du doux nom de “république” ?
“Comment peut-on être Persan ?”, s’interrogeait Montesquieu. Aujourd’hui, la question serait à compléter : comment peut-on être Persan, républicain et islamiste ?
C’est que la république ne s’apparente pas exactement à la démocratie, et que son but n’est pas nécessairement de rendre les individus plus libres. Initialement, le terme désigne uniquement un Etat qui n’est pas monarchique, et suppose un peuple affranchi de tout pouvoir héréditaire. Par extension, il peut également renvoyer à l’affranchissement d’une tutelle étrangère (la plupart des Etats issus de la décolonisation sont ainsi des républiques). La res publica (la chose publique), dans une telle perspective, c’est d’abord la souveraineté d’une collectivité poursuivant un bien commun et libérée de l’arbitraire. D’où, encore, la définition classique de la république comme “le gouvernement par la loi”. Or, depuis 1979, l’Iran répond à de tels critères : il a rompu avec le régime du shah, qui était un monarque héréditaire, s’est libéré de l’influence américaine, qui était bien réelle sous les Pahlavi, et se réfère à un cadre légal, même si ce dernier se voit déterminer par la charia.
Depuis le dix-huitième siècle, seule une tradition républicaine spécifiquement occidentale, qui s’appuie sur les principes libéraux hérités des Lumières, prévoit non seulement la souveraineté de la Nation (en d’autres termes d’une communauté de citoyens), mais encore l’émancipation de l’individu. Les républiques qui ne s’inscrivent pas dans un tel mouvement, en revanche, tendent à mettre en avant le lien social, quitte à réduire les singularités. La religion (étymologiquement religare, relier) peut à cet égard très bien apparaître comme un facteur indispensable à la cohésion de la collectivité. C’est en ce sens qu’il faut appréhender cette république iranienne, dont l’unité et l’identité se fondent sur l’islam.
[…] » (Une république peut-elle être islamique ?, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 27 août 2008.)
Le lecteur retrouvera l’intégralité de ce carnet de voyage, qui contient également des réflexions sur la République arabe syrienne et sur d’anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, dans les annexes.
 Dans le premier cas, la reconnaissance de la collectivité comme seule source légitime de l’autorité politique relèverait d’un droit positif. Dans le second, d’un droit naturel.
 Ce qui assurerait le développement de l’islam aux Proche- et Moyen-Orient, notamment dans sa forme la plus radicale, c’est précisément sa proximité avec les couches les plus pauvres, par opposition à des régimes autoritaires ou dictatoriaux considérés comme corrompus, ou encore trop « occidentalisés ». Avant d’être entièrement récupérée par l’ayatollah Khomeini, lui-même issu d’un milieu modeste, la révolution iranienne a vu de cette façon l’alliance de contestataires conservateurs d’une part, et marxistes d’autre part, engagés dans une même lutte destinée à renverser le shah.
Dans les notes que j’ai consacrées à l’Iran, et plus particulièrement à Téhéran, j’ai d’ailleurs relevé ce décalage persistant entre, d’un côté, les quartiers nord de la capitale, bourgeois et libéraux, et, à l’opposé, ses quartiers sud, plus populaires et conservateurs :
« […]
Si j’entreprends de me diriger vers le sud de la ville, en empruntant par exemple la rue Ferdosi, perpendiculaire à Jomhuri-ye Eslami avenue, je rencontre bientôt sa partie la plus populaire, qui est aussi la plus conservatrice. Ici, on porte généralement le hidjab, noir, qui recouvre le corps de la tête aux pieds, mais pas le visage (à ne pas confondre, donc, avec la burqa). Cependant, il m’est d’ores et déjà possible d’y relever quelques manifestations de la schizophrénie qui caractérise la société iranienne. En effet, une fois qu’on a pénétré dans le Grand Bazar, au-delà de la place Imam Khomeini, l’allée consacrée aux vêtements se signale par ses tenues sexy exposées de manière presque ostentatoire : jeans taille basse, jupes moulantes, lingerie à faire rougir une Ajaccienne (et c’est peu dire) ! Un avant-goût, en somme, de l’extrême sensualité qui se cache manifestement derrière l’austérité apparente…
Si, au contraire, je remonte l’avenue Vali Asr vers le nord, j’aborde alors les quartiers les plus riches de la capitale, ceux qui abritent une population qui s’est enrichie au temps du shah. Bourgeoisie, peut-être plus qu’ailleurs, rime ici avec libéralisme, et la contestation féminine se fait plus évidente, bien que par petites touches. Les voiles sont colorés, presque chatoyants, leur mise recherchée, et il n’est pas rare de les croiser largement rejetés en arrière. Ils ne couvrent parfois que le chignon ! Pour un peu, ils feraient figure d’appâts. C’est à juste titre que Delphine Minoui indique, dans Les Pintades à Téhéran, que les Iraniennes ont réussi à détourner les rigueurs de l’ordre islamique en faisant d’une contrainte un accessoire de mode, voire de séduction.
Les mollahs n’ont-ils donc pas compris que tout l’art de plaire reposait sur un mélange subtil de dissimulation et de suggestion ? De là à parler du pouvoir érotique du voile… Fashions pintades !
Elégance retrouvée, maquillage, couples se tenant par la main, et quelquefois par la taille : autant de signes subversifs envoyés par une société qui refusera toujours de ressembler à l’Arabie saoudite ou à l’Afghanistan. C’est que l’Iran a connu sa période d’occidentalisation, avant la Révolution islamique de 1979. Si les mollahs sont parvenus à renverser le shah, jugé trop proche des Etats-Unis, ils auraient en revanche dû lire et relire Machiavel :
“Et qui devient Seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende à être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni par aucun bienfait ne s’oublieront jamais.” (Le Prince, V.)
Pour le dire autrement, on ne saurait asservir un peuple qui a déjà connu la liberté.
Aussi faut-il faire attention au regard de ces Téhéranaises : toujours profond, déterminé, et ne rappelant en rien celui de la femme soumise. A force de féminité et de sensualité réaffirmées, il se pourrait bien que ce soient elles, au bout du compte, qui fassent tomber le régime, de l’intérieur, sans avoir pour cela besoin d’une intervention américaine.
L’Iran possède déjà la bombe nucléaire : ce sont les Iraniennes, et leurs mèches rebelles ! » (Le Regard des Téhéranaises, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 25 août 2008.)
Et aussi :
« […]
Après une nouvelle nuit à Ispahan, le 21, je retourne à Téhéran, le 22. Je me décide à aller dîner dans les quartiers nord, de manière à débusquer les restaurants les plus courus de la capitale. Je prends donc le taxi pour me rendre au Gandhi Shopping Center, qui se situe assez loin du centre-ville, entre Vali Asr et Gandhi avenue. L’excursion, très instructive, me permet de mesurer encore une fois le fossé qui sépare cette partie de l’agglomération, la plus riche, des quartiers sud, plus populaires. Le complexe, qui a tous les airs du ghetto réservé à une jeunesse dorée, abrite plusieurs établissements. C’est une clientèle particulièrement sophistiquée qui se révèle derrière les baies vitrées, et le voile, ici, coloré et jeté en arrière plus qu’ailleurs, se porte avec une classe que ne renieraient pas les Parisiennes qui s’affichent aux terrasses du boulevard Saint-Germain. […]
Des sushis à Téhéran, plutôt insolite !
On revient en tout cas de ce genre de dîner définitivement débarrassé de tout reste de complexe de supériorité : de voyageur d’un pays du Nord en visite dans un pays du Sud, on se surprend dans la capitale iranienne à arriver d’un quartier du sud pour se perdre dans un quartier du nord, à la manière d’un ressortissant de Clichy-sous-Bois s’égarant dans le seizième arrondissement de Paris. Et s’il y avait dans l’adhésion aux principes les plus conservateurs, de la part des milieux les plus populaires, comme une revanche du pauvre sur le nanti, une façon de lui faire payer sa richesse en le forçant à la voiler, et pourquoi pas de produire une fiction égalitariste en imposant à tous les mêmes rigueurs vestimentaires ?
L’indulgence en Occident de certains militants d’extrême-gauche, et autres altermondialistes, pour quelques figures de l’islamisme radical serait peut-être d’ailleurs à chercher de ce côté-là. Ne parle-t-on pas d’islamo-gauchisme ? » (Des sushis à Téhéran, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 2 septembre 2008.)
 Remarquons que s’éclaire ici encore un peu plus la distinction entre les termes de « république » et de « démocratie ». La république mise en place après la libération d’un état de tutelle, souvent, n’est pas à proprement parler « démocratique » (ce qui supposerait une souveraineté effective du peuple, des élections libres et la garantie des libertés individuelles). La république ne renvoie donc pas nécessairement à la démocratie, mais bien plutôt à cette idée d’affranchissement d’un être collectif, dont l’identité - collective elle aussi - ne suppose pas forcément la prise en considération de l’identité individuelle. Ainsi, l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), de 1917 à 1991, suppose l’affranchissement par rapport au Tsar de toutes les Russies mais maintient du reste la négation des libertés individuelles au nom du collectivisme.
 Pour approcher cette figure majeure du siècle des Lumières :
Graziani (Antoine-Marie). Pascal Paoli, père de la patrie corse. Paris, Tallandier, 2004.
 Nous nous réfèrerons à plusieurs reprises à la Corse comme contrepoint, à l’instar des philosophes fascinés au dix-huitième siècle par l’expérience paolienne, en particulier Rousseau :
« Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 76.)
Nous pouvons également lire :
Rousseau (Jean-Jacques). Projet de Constitution pour la Corse. Paris, Nautilus, 2000.
Elle demeure indépendante jusqu’en 1769, date de son « rattachement » au royaume de France après la victoire du corps expéditionnaire de Louis XV sur les troupes paolistes à Ponte-Novo.
Les livres d’histoire retiennent cependant le plus souvent 1768 comme date de la « réunion » de la Corse avec la France. Or, cette date correspond en réalité à l’« achat » de l’île par le roi au gouvernement de Gênes, à un moment où ce dernier, de fait, ne la possède plus. Aussi, dès le dix-huitième siècle, la légitimité de la « transaction », et par suite de l’appartenance de la Corse à l’ensemble français, fait-elle l’objet d’une controverse.
La Consulte (assemblée exerçant le pouvoir législatif sous Paoli) du 22 mai 1768 dénonce de cette façon le traité de Versailles, après que Paoli ait déclaré devant les représentants du peuple corse :
« Jamais peuple n’a essuyé un outrage plus sanglant… On ne sait pas trop ce que l’on doit détester le plus du gouvernement qui nous vend ou de celui qui nous achète… Confondons-les dans notre haine puisqu’ils nous traitent avec un égal mépris… »
Voltaire, pour sa part, écrit dans son Précis du siècle de Louis XV :
« C’était en effet céder à jamais la Corse, car il n’était pas probable que les Génois fussent en état de racheter ce royaume […]. Il restait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité. »
Voir sur cette question :
Arnaud (Daniel). La Corse et l’idée républicaine. Paris, L’Harmattan, 2006.
 Nous pouvons la lire dans son intégralité dans : Pasacal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), pp. 223-247. Edition critique établie par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, traduction d’Antoine-Marie Graziani.
Nous pouvons également nous référer à :
Paoli (Pascal). Constitution de 1755. Ajaccio, La Marge, 1996. Edition présentée par Dorothy Carrington.
 Dans leur édition critique de la correspondance de Paoli, Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi soulignent :
« […] l’affirmation de la souveraineté du peuple “légitimement maître de lui-même” est sans équivoque et montre une antériorité évidente des Révolutions de Corse sur les Révolutions américaine et française. » (Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756).), p. 222, note 317.)
 Le mot apparaît dans l’Encyclopédie :
« […] Les citoyens choisis pour être les organes, ou les représentants de la nation, suivant les différents temps, les différentes conventions et les circonstances diverses, jouirent de prérogatives et de droits plus ou moins étendus. Telle est l’origine de ces assemblées connues sous le nom de diètes, d’états-généraux, de parlements, de sénats, qui presque dans tous les pays de l’Europe participèrent à l’administration publique, approuvèrent ou rejetèrent les propositions des souverains, et furent admis à concerter avec eux les mesures nécesaires au maintien de l’état. » (Encyclopédie (article « Représentants », D’Holbach), Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 294.)
 Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi insistent encore sur le fait (nouveau au milieu du dix-huitième siècle) qu’une telle qualification suppose une référence au droit naturel :
« Dorothy Carrington, dans l’analyse qu’elle donne de la constitution paoliste, exprime bien l’importance de cet adjectif [“riacquistata” dans le texte original] : la liberté est tenue ici pour un droit naturel. » (Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), p. 223, note 320.)
 Une telle mise en avant de la « félicité » renvoie explicitement à l’idée d’un bonheur qui serait la chose de tous, c’est-à-dire à un bien commun ou à une res publica.
 Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), pp. 223-225.
 « […] nous, les représentants des Etats-Unis d’Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement, au nom et par l’autorité du bon peuple de ces colonies, que ces colonies unies sont et ont le droit d’être des Etats libres et indépendants ; qu’elles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l’Etat de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les Etats libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que les Etats indépendants ont droit de faire ; et pleins d’une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l’honneur. », affirme la Déclaration d’indépendance (in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 65-68).
Sur les Etats-Unis :
Bailyn (Bernard). The Ideological Origins of the American Revolution. Cambridge, 1967.
Bruckberger (Raymond Léopold). La République américaine. Paris, Gallimard, 1958.
Jefferson (Thomas). La Liberté et l’Etat. Paris, Seghers, 1970.
Lechenet (Annie). Jefferson-Madison. Le débat sur la République. Paris, PUF, 2003.
Tocqueville (Alexis de). Œuvres complètes. Paris, La Pléiade, 1991. 3 vol.
 Cf. Wayne (John). Alamo. Etats-Unis, 1960. Avec John Wayne, Richard Widmarck, Laurence Harvey, Richard Boone. Il s’agit, en s’affranchissant de la tutelle mexicaine, de créer une république, régime vécu comme étant celui de la liberté.
 In Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 65-68.
 Ibid., p. 112-114.
Concernant Paoli et la Constitution de 1755 en Corse, l’héritage des Lumières reste néanmoins controversé. L’expérience républicaine insulaire pourrait avoir puisé autant dans Montesquieu que dans la tradition machiavélienne. Comme je l’interrogeais à ce sujet, Jean-Marie Arrighi m’a adressé (qu’il en soit remercié) cette réponse :
« […]
L’influence de Machiavel sur Paoli est visiblement immense, tellement grande d’ailleurs qu’elle imprègne l’ensemble de ses textes sans qu’il soit en général cité explicitement. Il l’est beaucoup plus dans les premières années du pouvoir de Paoli qu’ensuite. Là-dessus il faut se référer à sa correspondance, en cours d’édition par Antoine-Marie Graziani (3 tomes parus). Les thèmes de la “rédemption” (lettre du 16 12 1751) et du “rédempteur” présents chez Paoli, sortent visiblement du dernier chapitre du Prince, où il désigne le futur restaurateur de la nation et de son indépendance. Des termes comme occasione, fortuna, accidente, virtù, certes courants, sont pris dans leur sens machiavélien.
Germanes l’accuse d’en être un grand lecteur, notamment du Prince : “il portait ce livre habituellement avec lui et goûtait surtout la profondeur de ses maximes”. Buttafoco lui reproche en 1790 sa “politique machiavélesque”. Dans la mesure où il s’agit d’adversaires, un aspect purement polémique n’est pas à exclure.
Paoli cite explicitement Machiavel quand il conseille à Casabianca de diviser un village favorable à Matra : “all’uso di Machiavello” (16 09 1755) : “à la manière de Machiavel fais-lui espérer beaucoup et assure-le de ta protection, en en faisant un homme important chez lui”. En 1792 il fait de Machiavel un symbole de républicanisme, dont les principes doivent “rendre odieux le despotisme des rois” (à Cesari, 22 02 1792). Il se qualifie lui-même de “Polichinelle jouant le prince” (Pulcinella finto principe) dans une lettre à Ferdinando de Leon du 07 08 1755, juste après son élection.
Sa vision des Anciens et son républicanisme semblent aussi totalement situés dans une grille machiavélienne.
Quant à Montesquieu, sa lecture par Paoli est probable : il a été traduit dès 1751 à Naples (et d’ailleurs largement critiqué) et Paoli a pu d’ailleurs le lire en français avant. Il demande à son père, de sa garnison de Longone en novembre 1754 de lui envoyer L’Esprit des lois et les Considérations (“ces livres sont très nécessaires en Corse”), mais cela ne prouve pas qu’il ne les ait pas déjà lus à Naples. Il peut souhaiter simplement en avoir un exemplaire avec lui avant de faire œuvre constitutionnelle en Corse.
Il me semble qu’on peut considérer Paoli comme un homme des Lumières du début du siècle, formé dans l’intelligentsia napolitaine que Benedetto Croce considérait comme le groupe intellectuel le plus nombreux et le plus vivant de l’époque, avant sa destruction par la répression au retour des Bourbons. Les grands textes de la révolution corse sont influencés par les jurisconsultes Grotius ou Pufendorf et par Locke. Les auteurs plus tardifs ne semblent guère avoir eu d’influence réelle et l’appel à Rousseau semble correspondre à un but de propagande extérieure plus qu’à un intérêt de fond pour sa pensée.
Pour Paoli l’Etat doit assurer non seulement la liberté commune, mais aussi les libertés individuelles. Cependant ce n’est pas un thème fréquent chez lui. L’Etat corse fonctionne largement, comme l’Etat génois, en considérant les familles comme un tout (responsabilité collective en particulier). Une remarque intéressante de l’abbé Expilly XE "abbé Expilly" , qui rencontre Paoli en 1756, et dit avec une certaine surprise : “il me répondit que la Corse était devenue pour ses habitants un pays libre, et qu’ils étaient les maîtres de s’y comporter comme bon leur semblerait par rapport à eux-mêmes, et que les étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, jouissaient dans l’île d’une entière liberté”. De même la fameuse décision de donner le droit de vote au juif installé à Ile-Rousse.
Seule une société bien organisée peut permettre un Etat indépendant que les luttes de factions ne menacent pas. De là le thème de la lutte contre le clientélisme, et la place quantitativement énorme de la justice et de la répression dans la Constitution de 1755 : éteindre la vendetta est le préalable pour créer un Etat. »
 Le qualificatif implique ici non pas la seule souveraineté du peuple, mais encore la garantie des libertés individuelles. La tirade de Davy Crockett (John Wayne) au colonel Travis (Laurence Harvey), chargé d’organiser la défense d’Alamo alors que Sam Houston projette d’instaurer la République du Texas, dans le film de 1960, est à cet égard évocatrice :
« “République” : c’est un nom qui sonne très bien. Ca veut dire qu’on peut vivre libre, aller et venir où on veut, boire à s’en prendre une cuite si ça vous chante. Il y a des mots qui vous font de l’effet. […] Ces mots-là, quand on les prononce, ça vous réchauffe le cœur. “République” est un de ces mots. »
 A la différence du sujet soumis à l’autorité du seigneur ou du roi dans l’Ancien Régime.
 Nous utilisons le vocabulaire de Kant :
« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. […] » (Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.)
 L’adjectif « autonome » s’applique davantage à l’individu qu’à la collectivité. En effet, le citoyen se définit par ses droits et ses devoirs. Si les premiers assurent sa liberté, les seconds la limite cependant et déterminent ses obligations à l’égard de l’Etat. Nous pouvons en revanche parler d’« indépendance » dès qu’il s’agit du peuple ou de la nation, puisque son affranchissement aboutit à sa souveraineté : il est question d’« Etats-souverains ».
Toutefois, le développement d’instances ou d’organisations supranationales interroge la perpétuation d’une telle souveraineté, donc la réalité de l’indépendance nationale des « Etats-Nations ». Ces derniers renverraient-ils dès lors à un modèle dépassé ? L’idée même de république, à travers eux, deviendrait-elle elle-même obsolète dans un monde où prévaudrait justement l’interdépendance des peuples et des territoires ?
 L’exemple de la République d’Afrique du Sud nous permet de prendre un certain recul par rapport à la tradition républicaine et libérale occidentale à laquelle nous sommes habitués. Il révèle effectivement la dichotomie existante entre les perspectives nationaliste et individualiste, qui peuvent pourtant se réclamer l’une comme l’autre de la république. Ainsi, alors que l’apartheid, qui consacre une négation des droits individuels fondamentaux d’une partie de la population, est inauguré dès 1911, et institué depuis 1948, l’Afrique du Sud se constitue en république en 1961 précisément pour s’affranchir du Commonwealth qui stigmatise le recours à une telle politique. En d’autres termes, l’instauration de la république consiste alors non seulement dans une émancipation nationale, mais encore dans la volonté, une fois émancipé, de pouvoir poursuivre librement une politique discriminatoire, raciste et antidémocratique (abolie en 1991). La perspective nationaliste, ici, ne se distingue pas seulement de la perspective individualiste : elle la contredit.
Aussi nous semble-t-il un peu réducteur d’assimiler la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 à la présence d’un candidat dit « antirépublicain » (voir p. 13). Il serait plus exact de l’opposer à une tradition républicaine spécifiquement occidentale, libérale, individualiste et démocratique. Mais, au sens traditionnel du terme, le leader d’extrême-droite pourrait lui aussi se réclamer de la république, sa conception nationaliste visant notamment à s’affranchir de l’Europe en tant qu’instance supranationale. Le 21 avril ne consisterait peut-être au bout du compte pas tant dans un simple antagonisme entre « républicains » et « antirépublicains » que dans un clivage entre « république individualiste » et « république nationaliste ». Il sollicite à cet égard un questionnement relatif au contenu à donner désormais à l’idée républicaine.
 Ce point, avec d’autres, demeure sujet à discussion. Dans un article intitulé La Formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725-1755) (in Annales historiques de la Révolution française, octobre-décembre 1974, pp. 483-507), Fernand Ettori minimise l’influence de Montesquieu, et plus largement des philosophes français, sur Paoli. Il met notamment en avant le fait que Paoli, avant de rentrer en Corse, s’est formé à Naples, et aura sans doute été plus sensible à une tradition républicaine italienne et machiavélienne. Il émet les réserves suivantes :
« Si l’on en croit certains historiens, Pascal Paoli, plus encore que l’air de Naples, aurait été sensible aux souffles venus du delà des Alpes et qui ont fait de lui un “disciple des philosophes français”. A regarder les dates de plus près, pour un homme né en 1725 et qui s’est formé avant 1755, Montesquieu est, parmi les grands maîtres français de la politique des Lumières, le seul dont il soit raisonnable de chercher à déceler l’influence, et c’est aussi celui qui est le plus souvent invoqué.
[…]
Comme on a pu le constater, bien des points d’interrogations subsistent. Paoli a-t-il reçu les œuvres de Montesquieu ? Si oui, a-t-il eu le temps de les lire avec assez d’attention dans une période d’activité politique intense, avant de rédiger les textes constitutionnels de juillet et de novembre 1755 ? Et dans ce cas, que pouvait-il sortir d’une lecture aussi hâtive ? Tout ce qu’on peut dire avec certitude, c’est qu’en novembre 1754 Paoli, désireux de fonder un gouvernement stable en Corse, a eu l’intention de chercher quelques idées dans l’œuvre de Montesquieu. […] » (in Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), pp. 11-31.)
Il renvoie d’ailleurs également à l’ouvrage de Louis Althusser Montesquieu, la politique et l’histoire (Paris, PUF, 1974) mettant en cause le « mythe » de la séparation des pouvoirs chez Montesquieu.
Antoine-Marie Graziani contrebalance cependant ces réserves dans l’avant-propos qui ouvre son édition critique de la Correspondance de Paoli :
« Je reste persuadé que Fernand Ettori n’aurait pas publié sans le retoucher cet article. Confronté à la documentation nouvelle que nous apportons dans la biographie que nous avons fait paraître, sans doute aurait-il fait évoluer certains de ses propos concernant le milieu familial et aurait-il infléchi son analyse des rapports entre Paoli et les philosophes, notamment avec Montesquieu, à la lecture des travaux de Franco Venturi et de son remarquable Settecento riformatore. […] » (Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), p. 8.)
Probablement sommes-nous en présence, avec Paoli, et comme l’indique Jean-Marie Arrighi, d’une expérience républicaine hybride tenant à la fois de la grille machiavélienne et du début du siècle des Lumières.
 Nous dégagerons, sans prétendre à l’exhaustivité, quelques strates permettant la mise en évidence dans l’Histoire de diverses formes prises par l’idée républicaine, afin de mieux cerner son contenu.
Nous en profitons pour mentionner :
Agulhon (Maurice). Esquisses pour une archéologie de la république, in Annales, Economie, Sociétés, Civilisations n° XXIII, 1973, pp. 260-285.
 La féodalité consiste dans la concession de fiefs par des seigneurs à des vassaux contre certaines obligations. C’est un système profondément hiérarchisé, vertical, et privatisé.
 Au sens des habitants du bourg.
 Ou gonfalonier de justice, c’est-à-dire le chef de certaines républiques italiennes, au Moyen Age.
 Au sixième siècle, Amalfi constitue l’extrême pointe méridionale du duché byzantin de Naples. Entre le huitième et le neuvième siècles, les Lombards, qui occupent Bénévent et Salerne, tentent de s’emparer de la ville à plusieurs reprises. Ils y parviennent en 838, mais les Amalfitains, réorganisés, mettent à sac Salerne l’été suivant, libèrent les otages qui y sont retenus prisonniers et, le 1er septembre 839, se constituent en république indépendante et souveraine. Alors que les Byzantins de Naples et les Lombards de Bénévent et de Salerne s’anéantissent mutuellement, cette dernière émerge en tant que nouvelle et puissante réalité politique. Le commerce maritime est sa principale ressource.
En 1274, le juge Giovanni Augustariccio mettra par écrit un important recueil de droit civil, les Consuetudines Civitatis Amalfie.
 La Tabula de Amalpha a représenté une référence juridique majeure au Moyen Age, mais aussi à l’Epoque moderne. Elle comprend soixante-six articles, ou capituli, dont les plus anciens, une vingtaine, sont rédigés en latin, tandis que les plus récents le sont en italien. Une sorte de contrat, dont le nom latin est societas maris, organise les relations entre les armateurs et les équipages. Il prévoit notamment un partage proportionnel des bénéfices, l’équivalent d’une assurance contre les accidents du travail, et le droit pour l’équipage, en cas de grosse tempête, de se décharger en mer de tout ou partie de la marchandise.
 La Grande Charte, dans l’Angleterre du treizième siècle, reconnaît un sujet juridique bénéficiant de certaines garanties :
« 39. Aucun homme libre ne sera arrêté ni emprisonné, ou dépossédé de ses biens, ou déclaré outlaw, ou exilé, ou lésé de quelque manière que ce soit, et nous n’irons pas contre lui et nous n’enverrons personne contre lui, sans un jugement loyal de ses pairs conformément à la loi du pays. », stipule par exemple le texte (in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 51-55).
 L’œuvre de Jacques Le Goff contribue largement à mettre en cause une vision noire du Moyen Age, sans pour autant lui substituer une vision dorée tendant à l’idéaliser. Nous pouvons citer :
Pour un autre Moyen Age. Paris, Gallimard, 1977.
La Civilisation de l’Occident médiéval. Paris, Flammarion, 1997.
Marchands et banquiers du Moyen Age. Paris, PUF, 2001.
L’Europe est-elle née au Moyen Age ?. Paris, Seuil, 2003.
 L’un des mythes majeurs du Moyen Age, celui du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde, illustre peut-être cette dichotomie. Les principaux textes qui composent le Cycle breton, à l’instar des œuvres de Chrétien de Troyes, datent des douzième et treizième siècles, et décrivent une société empreinte de féodalité.
Mais il faut se rappeler que l’Arthur historique - ou Artus - qui donne naissance à la légende est initialement un chef de guerre - un dux bellorum - breton du Bas-Empire romain, qui lutte contre les invasions saxonnes du début du cinquième siècle. A ce titre, une telle figure - qui n’est pas sans rappeler le patrice Aetius arrêtant l’avancée des Huns aux Champs catalauniques (451) -, renvoie sans doute plus aux structures politiques et sociales de l’Antiquité qu’aux rois capétiens et plantagenêts du Beau Moyen Age. La Table ronde, dont l’équidistance assure l’égalité de ses membres réunis autour d’un projet commun (la quête du Graal), et qui n’a rien d’à proprement parler féodal, pourrait dès lors apparaître comme le reste d’une symbolique républicaine beaucoup plus ancienne.
 L’article 1er de la Constitution de la Cinquième République dit exactement :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. […] »
 « Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. […] », écrit Rousseau (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 52).
En effet, la souveraineté ne consisterait que dans l’application de la volonté générale, qui elle-même ne serait que celle de la Nation en tant qu’être collectif. Si elle n’émanait que de l’une de ses parties, il ne s’agirait plus que d’une volonté particulière :
« […] Car la volonté est générale, ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. » (Ibid.)
Si elle se voyait fragmentée, morcelée, la volonté générale se dissoudrait dans une agglomération de volontés particulières. La souveraineté perdrait alors elle-même sa légitimité, puisque les décisions prises ne viseraient qu’à satisfaire une ou plusieurs parties du tout, mais en aucun cas la collectivité tout entière. C’est pourquoi le bien commun ne saurait être assuré que par l’exercice d’une souveraineté indivisible, procédant exclusivement de la volonté générale.
 En 2000, le projet de décentralisation accrue pour la Corse du gouvernement Jospin, appelé « Processus de Matignon », est vivement rejeté par Jean-Pierre Chevènement, qui démissionne de son poste de ministre de l’Intérieur. Il y voit une atteinte à l’unité et à l’indivisibilité de la République et dénonce, dans un article paru dans Le Monde des débats en 2001, le « néo-féodalisme » (Non au néo-féodalisme, in Le Monde des débats n° 21, janvier 2001, p. 15).
 C’est parce que l’indépendance de Dinant gêne son projet de construction d’un vaste Etat bourguignon allant de Dijon à l’estuaire du Rhin que Charles le Téméraire met à sac la ville en 1466. Dans la biographie qu’il consacre au duc de Bourgogne, Jean-Pierre Soisson note d’ailleurs :
« […] Son issue [à la guerre de Liège] est essentielle à l’existence même de l’Etat bourguignon : les villes s’opposent à l’administration monarchique que les ducs tentent d’imposer dans les Pays-Bas. Les raisons qui poussent Gand à la révolte sont les mêmes que celles qui conduisent les villes liégeoises à prendre les armes. A quelques différences près, le développement de la démocratie urbaine suit une marche parallèle à Gand et à Liège : la lutte des villes traduit le conflit de deux systèmes de gouvernement, le duel de l’Etat moderne - monarchique - et des pouvoirs locaux - à tendances républicaines. » (Charles le Téméraire, Paris, Grasset, 1997, p. 147.)
 « La proposition du plan Jospin sur la Corse, la réaction flamboyante du républicain de gouvernement, Jean-Pierre Chevènement, et la contagion de “l’effet Corse” sur un nombre croissant de régions françaises semblent faire revenir la France aux moments forts de la Convention et de ses débats, lorsque celle-ci proclama, le 25 septembre 1792, la République française “une et indivisible”. Elle puisait ainsi dans l’héritage monarchique (et notamment dans la Constitution du 3 septembre 1791 affirmant : “Sont indivisibles le royaume, la souveraineté et la royauté”), qui rejette le fédéralisme (alors qu’à l’époque la République est assimilée au régime fédéral des Etats-Unis d’Amérique), un principe qui ne cessera de marquer, jusqu’à aujourd’hui, notre droit et nos Constitutions républicaines. Charles Péguy ne s’y était d’ailleurs pas trompé en illustrant ce paradoxe par sa fameuse comparaison : “La République une et indivisible, c’est notre royaume de France… Rien n’est aussi monarchique et aussi royal, et aussi ancienne France que cette formule.”
[…] Sieyès rappelle que la redistribution du territoire français en départements permet “d’espérer ne pas voir le royaume se déchirer en une multitude de petits Etats, sous forme républicaine”. […] » (Stéphane Beaumont, La République est-elle vraiment indivisible ?, in Le Monde, dossiers et documents n° 292, novembre 2000, p. 4.)
 Par « projet », nous entendons ce que l’on se propose de faire, en vue d’un but.
 Le(s) représentant(s).
 D’où la définition courante de la république : tout Etat qui n’est pas monarchique. La monarchie renvoyant dès lors à quelque chose de l’ordre de la féodalité, et le monarque se trouvant assimilé à une sorte de seigneur disposant du pouvoir suprême et absolu. Dès que l’autorité royale se voit limitée, en particulier par une Constitution, elle ne procède plus en revanche de la seule volonté (le bon plaisir) du monarque, mais intègre pour ainsi dire un élément « républicain ». La monarchie constitutionnelle ne serait-elle rien d’autre qu’une forme de république ? La formule attribuée (voir note 23, p. 8) à La Fayette, « la meilleure des républiques », pourrait être élucidée à partir d’une telle grille de lecture :
« […] s’il poussait le duc d’Orléans au trône La Fayette aurait enfin le gouvernement qu’il avait toujours souhaité : un monarque tenant ses pouvoirs du peuple, ce qui le rabaissait au niveau d’un simple président de la République, et ce chef d’Etat désigné pour défendre la liberté en serait nécessairement le garant puisqu’il demeurait responsable devant ceux qui l’avaient choisi. » (Duc de Castries, La Fayette, Paris, Tallandier, 1981, p. 436.)
Rousseau, dans une note de bas de page, ne dit pas autre chose :
« Je n’entends pas seulement par ce mot [républicain] une aristocratie ou une démocratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est république. […] » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 63.)
L’ambiguïté apparaît très tôt en Angleterre. Hobbes, qui met en avant dans son Léviathan la légitimité monarchique tout en reconnaissant à l’individu la jouissance de droits fondamentaux dont il ne saurait être privé, même par le monarque, intitule la deuxième partie de son ouvrage De la République. Le terme de « République », ici, permet de traduire l’anglais « Commonwealth », qui signifie aussi « richesse commune ».
Le fait que certains Etats issus de l’ancien Empire britannique soient restés liés à la couronne, dans le cadre du Commonwealth, ne signifierait d’ailleurs pas tant le maintien d’une allégeance que la continuation de leur participation à cette « richesse commune », sorte de res publica, garantie par le roi, ou la reine.
Œuvres de Hobbes :
Le Léviathan. Paris, Sirey, 1971.
Le Citoyen. Paris, Sirey, 1981.
Ouvrages sur Hobbes :
Jaume (Lucien). Hobbes et l’Etat représentatif moderne. Paris, PUF, 1986.
Lessay (Franck). Souveraineté et légitimité chez Hobbes. Paris, PUF, 1988.
Polin (Raymond). Politique et philosophie chez Thomas Hobbes. Paris, Vrin, 1953.
Strauss (Léo). La Philosophie politique de Hobbes. Paris, Belin, 1991.
Zarka (Yves-Charles). Hobbes et la pensée politique moderne. Paris, PUF, 2001.
 Nous entendons dans ce contexte celui de l’être collectif - ou de la communauté de citoyens - que nous identifions comme « commune », « peuple » ou « nation ».
 « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières […]. » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 54.)
En d’autres termes, la volonté que nous pourrions qualifier de « générale » serait seulement celle du corps social ou politique uni dans la poursuite d’un projet commun, abstraction faite de tout ce qui relèverait du privé ou du particulier.
 Nous renvoyons cette fois au sens étymologique du terme de « démocratie » : régime dans lequel le peuple est souverain.
 C’est par exemple le podestat, dans certaines communes au Moyen Age.
 L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, pp. 109-110.
 C’est pourquoi Rousseau rejette la représentation :
« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, pp. 122-123.)
 De même, lorsqu’une question précise est débattue à l’Assemblée nationale, un député pourrait voir ses convictions personnelles diverger de la position adoptée par son groupe parlementaire.
 Le système des partis ne contient-il pas un risque de dérive en oligarchie concurrentielle (nous entendons par là un régime de groupes rivaux se succédant au pouvoir) dans laquelle le contrôle démocratique se trouverait biaisé, et le bien commun oublié ?
 Jacques Attali parlera de « labyrinthe » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe. Paris, Fayard, 1996), et Cornelius Castoriadis d’« oligarchies libérales » (Les Carrefours du labyrinthe. Paris, Seuil, 1978. 6 vol.). Nous pouvons également signaler Laurent Joffrin, qui a intitulé l’un de ses ouvrages Le Gouvernement invisible, naissance d’une démocratie sans le Peuple (Paris, Arléa, 2001).
 Il se situerait de cette façon sur le registre de la séduction, de la persuasion, de l’émotion, alors que le mandat qu’il prétendrait exercer exigerait la tenue d’un discours fondé en raison. C’est pourquoi, et Platon le souligne déjà en dénonçant le règne du sophiste, la démocratie courrait le risque de se diluer dans la démagogie et le populisme (en d’autres termes les pratiques consistant à flatter les passions populaires pour mieux les exploiter). La prévention d’un tel risque conduira les Lumières, et en particulier Condorcet, à mettre en avant la formation d’un citoyen éclairé, attendant d’être convaincu au lieu d’être persuadé, comme impératif républicain.
 Liberté sans contrôle, aboutissant à un abandon effréné aux passions.
 Par la référence à la loi, la liberté entretient une proximité sémantique avec la république, que nous trouvons chez Rousseau :
« […] l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. […] » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 44.)
Et plus loin :
« J’appelle donc République tout Etat régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. […] » (Ibid, p. 63.)
 République VIII, 564a.
 Nous avons précédemment ébauché une « archéologie de la république », qui supposait la mise au jour d’expériences républicaines successives au cours de l’Histoire. Par l’emploi du terme de « généalogie », nous indiquons qu’il s’agit cette fois d’insister sur une filiation reliant les différentes républiques depuis l’Antiquité.
 Marx dénoncera comme une ruse de la bourgeoisie la référence constante à la loi dans les différents articles de la Constitution du 4 novembre 1848. C’est pourtant une telle référence qui protègerait de l’arbitraire et qui assurerait la liberté dans une république.
 La loi est une injonction écrite émanant de l’autorité souveraine. Mais elle doit être replacée dans le cadre d’une hiérarchie des textes : supérieure à la règle, qui s’applique localement, elle demeure inférieure à la Constitution, qui garantit les principes fondamentaux sur lesquels reposent l’Etat.
Dans une telle perspective, le détenteur de l’autorité dans la république, quelque soit sa fonction ou son échelon, ne trouve sa légitimité que dans la conformité de son action avec les prescriptions qui l’encadrent de la base au sommet de la pyramide institutionnelle. D’où, par exemple, l’antagonisme des itinéraires de Jean Moulin et de Maurice Papon sous l’Occupation. Tous deux sont préfets, donc hommes d’autorité, lors de la mise en place du régime de Vichy, qui promulguera des lois discriminatoires contraires à une tradition républicaine mettant précisément en avant l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Si le second obéit aveuglément à une hiérarchie qui pratique la collaboration, et qui n’a aucune légitimité puisqu’elle ignore une telle égalité, le premier, lui, entre en Résistance parce que s’avère bouleversée la hiérarchie des textes qui seule assurerait la continuité de la République.
 Pouvoir exercé selon le bon plaisir de son détenteur, sans observation d’une règle ou d’une loi.
 Et nous entendons par là, bien sûr, la faculté de juger. Raisonner consiste dans la capacité à enchaîner logiquement des propositions, selon un mode discursif, afin de parvenir à une conclusion admise comme vraie.
Cependant, une telle opération de l’esprit est susceptible de prendre différentes formes, ou de s’appliquer à des objets fort divers. Depuis Platon, la mise en avant du lógos a ainsi relégué au second plan la mètis. Le premier désigne l’intelligence ordonnée, propre à organiser les connaissances en systèmes ; la seconde l’intelligence rusée, visant l’obtention, dans une situation donnée, d’un bénéfice immédiat :
« […] La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habileté diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. Or, dans le tableau de la pensée et du savoir qu’ont dressé ces professionnels de l’intelligence que sont les philosophes, toutes les qualités d’esprit dont est faite la mètis, ses tours de main, ses adresses, ses stratagèmes, sont le plus souvent rejetés dans l’ombre, effacés du domaine de la connaissance véritable et ramenés, suivant les cas, au niveau de la routine, de l’inspiration hasardeuse, de l’opinion inconstante, ou de la pure et simple charlatanerie.
[…] il demeure bien vrai que l’écrit et l’enseignement philosophiques tels qu’ils se développent au IVe siècle marquent une rupture avec un type d’intelligence qui, tout en se maintenant dans de vastes secteurs : la politique, l’art militaire, la médecine, les savoir-faire artisanaux, n’en apparaît pas moins décentré, dévalorisé par rapport à ce qui constitue désormais le foyer de la science hellénique. » (Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, pp. 10-11.)
Il s’agit également de distinguer les moyens de la fin. Un individu peut fort bien se livrer à un calcul rationnel en vue d’un intérêt particulier, sans prise en compte d’un quelconque vivre ensemble. L’extermination des Juifs par les nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale, revêt du reste, par son caractère industriel, un aspect rationnel. S’agit-il pour autant d’un idéal de la raison ? Il est arrivé d’accuser le rationalisme d’avoir préparé l’avènement du totalitarisme au vingtième siècle. Luc Ferry rappelle l’argument :
« […] depuis Descartes, là encore, les hommes prétendent, grâce au progrès scientifique, pouvoir se rendre un jour “comme maîtres et possesseurs de la nature”, voire de l’histoire. Car avec la Révolution française, c’est bien la prétention à faire leur propre histoire qui caractérise les hommes vivant dans l’espérance démocratique. Et le rationalisme qui sous-tend la science moderne repose sur un principe fondamental : celui selon lequel il n’est pas, au moins en droit, de mystère dans le monde. Tout doit pouvoir un jour ou l’autre s’expliquer en raison car ni la nature ni l’histoire ne sont traversées par des forces occultes, invisibles, surnaturelles, mais seulement par des forces et des passions qu’il doit être possible de comprendre, de maîtriser, puis de diriger. Mais, tel est du moins l’argument de ceux qui voient dans le totalitarisme l’aboutissement logique du rationalisme moderne : la raison tourne au délire et le projet scientifique, qui voulait émanciper les hommes, se retourne contre eux pour engendrer la servitude la plus grande. […] » (Démocratie (ouvrage collectif sous la direction de Robert Darnton et Olivier Duhamel), Paris, Editions du Rocher, 1998, p. 65.)
Et il y répond :
« […] l’argumentation est cependant spécieuse : d’évidence, ce n’est pas la raison qui légitime le totalitarisme, mais son usage perverti et en vérité irrationnel : la biologie nazie, comme la prétendue science de l’histoire ne sont pas, tant s’en faut, la vérité de la science moderne, mais son exact contraire : des pseudo-sciences dont les leaders charismatiques vont user pour canaliser les aspirations les plus irrationnelles à une supériorité de race ou de classe qui n’ont aucun fondement véridique. […] » (Ibid, p. 66.)
Le terme, à l’usage, se prête à diverses interprétations. Dans le cadre d’une république, le gouvernement par la raison doit être associé à la mise en œuvre d’un projet au service du bien commun ; et, dans une optique individualiste, il s’agira de mettre en avant la faculté de juger afin d’accéder à l’autonomie.
 Le faux argument du nombre, tout particulièrement, peut dériver en cercle vicieux : une série d’individus reprend une affirmation sans la vérifier et s’autocrédibilise, puisque l’effet de répétition lui donne l’illusion d’être dans le vrai. C’est le syndrome du « Tout le monde le dit… ».
D’où la mise en garde de Sénèque :
« Donc, voici le premier impératif : gardons-nous bien de suivre, à la manière des moutons, le troupeau de ceux qui précèdent en allant non pas vers où il faut aller, mais simplement où vont tous les autres. Car rien n’entraîne à de plus grands malheurs que de se conformer à la rumeur publique, en estimant que les meilleurs choix sont ceux du plus grand nombre, de se laisser conduire par la multiplicité des exemples - cela parce que nous vivons non d’après la raison mais dans un esprit d’imitation. […] » (La Vie heureuse, Paris, Arléa, 2005, pp. 16-17.)
Dans les sociétés modernes, l’information de masse, lorsqu’elle ne respecte pas certaines précautions (fixées par une charte journalistique, par exemple), court le risque de favoriser l’emballement médiatique autour de faits dont la réalité n’a pas été établie. En matière de droit, la présomption d’innocence d’un suspect, dans le cadre d’affaires retentissantes, peut ainsi se voir violée avant même que la culpabilité de l’intéressé soit prouvée par une juridiction compétente.
Le film de Sidney Lumet Douze hommes en colère (Etat-Unis, 1957), dans lequel un juré (joué par Henry Fonda) retourne l’opinion des onze autres en les convaincant un à un de l’innocence de l’accusé, illustre parfaitement combien le critère du vrai ne saurait être numérique, mais relève davantage d’une méthode : alors que les onze jurés affirment sans examiner, et qu’ils ne veulent laisser aucune place au doute parce qu’ils sont pressés, le douzième, lui, veut au contraire prendre le temps d’examiner avant de se prononcer.
 « Nous affirmons que… », sans arguments, ou en recourant à de faux arguments.
Ce qui nous renvoie à un enjeu philosophique majeur, récurrent tout au long de l’histoire des idées : la distinction entre le savoir, qui suppose le respect d’un ordre dans un enchaînement de propositions afin d’aboutir à une conclusion, et la croyance, qui consiste à tenir une proposition pour vraie sans envisager la vérification de ses fondements.
Un tel enjeu est le thème central de l’Apologie de Socrate, où le philosophe se voit désigné par l’oracle comme le plus savant des hommes parce qu’il ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas, tandis que ses interlocuteurs, eux, croient savoir quelque chose alors qu’ils ne le savent pas. Il resurgira notamment avec Descartes dans son Discours de la méthode, Kant distinguant le savoir, l’opinion et la foi, ou encore Alain pour qui penser n’est pas croire. La république, à cet égard, pourrait consister dans une tentative de transposition sur le plan politique d’une telle préoccupation.
 Dans l’Alcibiade majeur, Platon met en avant la capacité requise pour s’occuper des affaires de la Cité contre le préjugé du plus grand nombre (110e). Dans Le Politique, il recourt au paradigme du tissage afin de souligner que l’art de gouverner relève d’une science et que, comme toute science, celle-ci ne saurait être possédée par tous (297e). Le bon gouvernement s’apparente toujours à une œuvre de la raison.
 La tyrannie succède à la licence lorsque le peuple, lui-même déraisonnable et se fiant à sa première impulsion, porte au pouvoir un individu qui, en l’absence de garde-fous destinés à brider son bon plaisir, abuse de sa position et gouverne de façon arbitraire. Nous pourrions alors assister à une perversion de la loi, détournée de sa finalité initiale et réduite à un simple instrument au service du gouvernant. Pour le dire autrement, elle ne viserait plus la conservation de la Cité et elle n’entrerait plus dans le cadre d’une hiérarchie des textes : elle aurait désormais pour seule et unique fonction d’entériner les volitions du tyran.
La problématique républicaine - ce sera notamment le cas à Rome - n’en finirait pas d’être hantée par cette question des institutions : quelles lois, et surtout quelle Constitution, pour préserver la liberté du peuple, y compris contre lui-même, c’est-à-dire lorsqu’il serait tenté de s’abandonner au tyran ? C’est à cet égard que la république se révèlerait plus exigeante que la démocratie.
 Le tyran se signale par son incapacité à se dominer, à se reprendre et à atteindre la maîtrise de soi. D’où son incompétence et, pour se maintenir au pouvoir, sa propension à susciter des conflits justifiant le besoin d’un chef, et son obsession de se débarrasser de tous ceux qui pourraient venir lui contester ce rôle (République VIII, 566d-567c).
 Il se rapproche en cela du philosophe-roi platonicien.
 La République, Paris, PUF, 1993, p. 86.
L’auteur s’intéresse à toutes les républiques, des Anciens aux Modernes en passant par les républiques italiennes, démarche semblant indiquer qu’il est possible d’envisager une continuité de l’idée républicaine au travers des époques.
 Il convient de distinguer l'instruction de l'éducation. La première vise la transmission des savoirs et la formation d'un citoyen éclairé : elle émancipe, en procurant à l’individu les outils intellectuels qui lui permettront de se déterminer lui-même. La deuxième est assimilable à la perpétuation d'un système de valeurs : prise en charge par l'Etat, elle risque au contraire d'enfermer l'individu dans un cadre idéologique déterminé par le pouvoir. Tous les régimes totalitaires ont d’ailleurs prétendu rééduquer leurs dissidents : dans des camps de concentration en Allemagne, dans des goulags en URSS, dans des lao-gaïs en Chine.
Condorcet a pointé ce danger dès la fin du dix-huitième siècle :
« Un autre motif oblige encore de borner l'éducation publique à la seule instruction; c'est qu'on ne peut l'étendre plus loin sans blesser des droits que la puissance publique doit respecter.
[...] Or, la liberté de ces opinions [les opinions politiques, morales ou religieuses] ne serait plus qu'illusoire, si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. » (Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 84-85.)
 Spinoza aurait sa part dans ce vaste mouvement qui embrasserait toute l’histoire des idées.
 « Institution » et « instituteur » viennent du latin instituere, établir, et « instruction » du latin instruere, bâtir : ils renvoient tous au fait de mettre en place quelque chose.
 Jean-Paul Brighelli est un essayiste qui a publié une série d’ouvrages critiques sur le système éducatif. Professeur de lettres, il alimente sa réflexion d’une connaissance certaine de la verità effetuale de la classe. Il écrit dans l’un de ses livres :
« […] Instruire, c’est le [l’élève] mettre devant ce qu’il ne sait pas - et dans nombre de cas, détruire ce qu’il croit savoir. Expliquer, c’est déplier devant lui ce qu’il doit apprendre. Dans tous les cas, c’est briser son égocentrisme naturel ou acquis. Pygmalion contre Narcisse ! » (A bonne école, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, pp. 46-47.)
 Il faut lire ou relire la description, toute martiale, que Péguy fait du maître d’école sous la Troisième République :
« […] C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à l’intérêt commun. […] ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! Vive la nation ! on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. […] » (L’Argent. Cahiers de la Quinzaine XIV, VI (16.2.1913), in Œuvres en prose complètes, Paris, La Pléiade, 1992, vol. III.)
 II, 368e.
 « Le dialogue de Platon connu sous le nom traditionnel de République a pour titre exact  Ÿ›™¤•™‘, c est-à-dire Gouvernement ou Constitution de la Cité (c est ce qui ressort des citations d Aristote et de Cicéron. Le double titre de nos manuscrits : ÀµÁ¯ À¿»¹Äµ¯±Â ® ÀµÁ¯ ´¹º±¯¿Å, est dû à Thrasylle). [& ] », précise Robert Baccou dans son introduction à la République (Paris, Flammarion, 1966, p. 6).
Quant à André Lalande, il éclaire le sens du mot « république » en ces termes :
« A. Sens primitif : Etat, res publica. […] - Par métaphore, grand corps social : “On distingue la république des lettres en plusieurs classes : les savants, qu’on appelle aussi érudits, etc.” DUCLOS, Considérations sur les Mœurs, ch. XI.
Ce sens a vieilli, et ne s’emploie plus guère que sous cette forme métaphorique ou en style d’apparat. Cependant, il reste consacré comme traduction du titre de PLATON,  ¿»¹Äµ¯±, L. Respublica.
B. Sens contemporain : tout Etat qui n est pas monarchique. Cette acception se rencontre d ailleurs aussi dès l antiquité dans les mots À¿»¹Äµ¯± et respublica, mais concurremment à la première. Par exemple, ARISTOTE dans sa Rhétorique, I, 8, distingue quatre À¿»¹ÄµÊ±¹ : la démocratie, l oligarchie, l aristocratie, la monarchie (1365b29-30 ; cf. Politique, IV, 7 ; 1293a38) ; mais, ailleurs, il oppose les À¿»¹ÄµÊ±¹ aux monarchies et aux tyrannies et n’en reconnaît que trois espèces : aristocratie, oligarchie, démocratie (Politique, III, 17, 1288a21 ; V, 10, 1310a39 et suiv. ; 1311a22-25, 1311b37). » (Vocabulaire technique et critique de la philosophie (article « République », Paris, PUF, 1999, vol. II, pp. 923-924.)
 La locution •Ë ÀƬÄĵ¹½ signifie à la fois « se bien conduire » et « être heureux », assimilant de cette façon la bonne action avec le bonheur qui en résulte. Une telle coïncidence est l un des thèmes essentiels de l Alcibiade majeur (113d-116e), mais aussi du Gorgias (467c-479e).
 Toute parallèle à l’un des côtés d’un triangle divise les deux autres côtés en segments proportionnels. Ce qui implique l’obtention de rapports égaux entre les segments, bien que les segments eux-mêmes ne soient pas égaux les uns aux autres comme le voudrait l’égalité arithmétique. L’égalité géométrique se distingue donc de cette dernière et consiste dans une proportion.
 « L’Etat idéal, la Callipolis (“la Ville pleinement réussie”) n’est pas seulement la vérité de la Cité grecque, en ce sens où sa réalisation aurait été le seul moyen, pour cette formation politique et exemplaire qu’a été la Cité, de se maintenir et de triompher ; il révèle, sous bien des aspects, ce que doit être un Etat, à savoir cette puissance répressive et organisatrice qui s’applique, grâce aux procédés fournis par le calcul rationnel, à maintenir l’indépendance et l’unité du corps social. Ce que l’Etat doit sauvegarder, c’est sa liberté […]. » (François Châtelet, Platon, Paris, Gallimard, 1989, p. 208.)
 République IV, 434a.
 Ibid, 433e.
 C’est-à-dire l’absence de commandement et d’ordre.
 République VII, 515a-517a.
 « […] qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité. » (Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 335.)
Machiavel peut être considéré comme un platonicien désabusé, ayant intégré dans la réflexion politique le fait que pour conserver la république, le bon prince, paradoxalement, doit savoir ne pas être bon. Telle sera du reste l’une des questions majeures de la pensée républicaine machiavélo-italienne, voire atlantique, comme le montre J. G. A. Pocock dans Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (Paris, PUF, 1997) : Comment assurer la conservation de la république ?.
 « Après tout, je suis plus savant que cet homme-là ; nous risquons bien l’un et l’autre de ne rien savoir qui vaille ; mais, lui, croit savoir quelque chose alors qu’il ne le sait pas, tandis que moi, comme je n’ai pas ce savoir, je ne crois pas non plus l’avoir. J’ai bien l’impression, de ce fait, d’être un tout petit peu plus savant que lui, dans la mesure où je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas. » (Apologie de Socrate I, 1d.)
 « […] Là encore, je m’attirai la haine de cet homme et de beaucoup d’autres. » (Apologie de Socrate I, 1e.)
 La condamnation reposera non pas sur une accusation fondée en raison, mais au contraire sur la rumeur :
« Et tous ceux qui, jouant sur la jalousie et la calomnie, vous persuadaient, ou, persuadés eux-mêmes, en persuadaient d’autres, tous ceux-là sont les plus embarrassants. Impossible en effet de faire monter ici aucun d’eux à la barre, ou de le réfuter, et je suis forcé, pour me défendre, de me battre contre des fantômes en quelque sorte, et de réfuter sans personne pour répondre aux questions. […] », annonce l’accusé dès le début de son intervention (Apologie de Socrate I, 8d).
 Nietzsche résumera le modèle platonicien par l’équation « Raison = vertu = bonheur » (Le Crépuscule des idoles, Paris, Flammarion, 1985, p. 83).
 Le platonisme, afin d’assurer le bonheur de la collectivité, entend fondre les singularité individuelles dans un moule uniforme, en les soumettant à un paradigme, ou modèle-référence.
 271d-274e.
 271e-272a.
 272d-e.
 273c.
 Ibid.
 Nous retrouvons l’idée d’être instruit, cette fois dans le sens de recevoir ce qui permet de se diriger.
 273b.
 272c.
 545c.
 546b.
 Une défaillance dans la transmission d’un savoir pourrait être une cause de dégénérescence.
 547a.
 548c.
 548a-b.
 Au sens financier du terme.
 Nous employons ici le vocabulaire de Derrida :
« […] Sur mer ou dans les airs, un vaisseau “fait cap” : il “fait cap sur”, par exemple sur un autre continent, vers une destination qui est la sienne mais dont il peut aussi changer. On dit dans ma langue “faire cap” mais aussi “changer de cap”. Le mot de “cap” (caput, capitis), qui signifie, vous le savez bien, la tête ou l’extrémité de l’extrême, le but et le bout, l’ultime, le dernier, la dernière extrémité, l’eskhaton en général, voici qu’à la navigation il assigne le pôle, la fin, le telos d’un mouvement orienté, calculé, délibéré, volontaire, ordonné : le plus souvent par quelqu’un.
[…] Par sélection, je déduirai la forme de toutes mes propositions d’une grammaire et d’une syntaxe du cap, d’une différence dans le genre, c’est-à-dire aussi du capital et de la capitale. […] » (L’Autre Cap, Paris, Minuit, 1991, pp. 19-21.)
 Qui est capital, cette fois dans le sens de réellement « important » pour la Cité.
Cette thématique permet également le rapprochement entre les Anciens et les Modernes. Les Encyclopédistes redouteront ainsi de voir le bien commun perdu dans une grande république, parce qu’il y serait moins bien perçu, et partageront à cet égard avec les philosophes de l’Antiquité une crainte relative à sa conservation.
 551a.
 Si la Callipolis renvoie à un bonheur collectif, la dégénérescence s’inscrit toujours dans une problématique individuelle : le citoyen ne reconnaît plus la compétence parce que son jugement est brouillé, et il en vient à participer au processus qui conduit à la ruine de l’Etat.
 551b.
La loi est alors illégitime et ne saurait fonder un gouvernement, puisqu’elle repose sur la force, et non pas sur la raison. Son détournement au profit d’une classe privilégiée pourrait du reste annoncer la critique marxiste.
 551c.
 551d.
 557a.
Pas davantage que le cens, le tirage au sort n’intègre la compétence dans la répartition des fonctions, ce qui suffit à rendre la démocratie insatisfaisante.
 557b.
 Ibid.
 563a.
Le caractère discriminatoire sous lequel sont envisagées les relations entre les individus dans l’Antiquité, et chez Platon en particulier, nous amène à relever une différence essentielle entre les Anciens et les Modernes. Les premiers n’envisageraient pas l’égalité (autre que géométrique), alors que les seconds mettraient en avant les mêmes droits pour tous.
Pourtant, il nous faut probablement nous montrer plus nuancés. Le platonisme revendique une inégalité de statut qui ne sera finalement pas étrangère à la modernité. Par exemple, en matière d’éducation, il prône la verticalité dans la transmission du savoir, et considère l’inversion des rôles entre celui qui sait et celui qui ne sait pas comme un symptôme de la dégénérescence. Elle témoignerait de l’excès de liberté qui régnerait en démocratie et qui préparerait l’avènement de la tyrannie :
« […] Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. […] » (Ibid.)
Or, la question de la démocratie dans la classe, c’est-à-dire de l’horizontalité du rapport du maître à l’élève, est contemporaine. Dans les années 2000, le débat autour de l’école passe souvent par une critique des slogans hérités de Mai 68 en matière d’éducation (en particulier « Tout enseignant est enseigné. Tout enseigné est enseignant. » et « Il est interdit d’interdire. »), qui semblent considérés comme une dérive démocratique susceptible de favoriser l’émergence du tyran. Luc Ferry, en tant que ministre de l’Education nationale, écrit en 2003 :
« Est-il réellement interdit d’interdire ? Trente ans après, l’inanité du slogan ne fait plus guère de doute. Qui pourrait prétendre élever un enfant sans jamais lui dire non ? Qui voudrait aujourd’hui libérer la violence brute ou l’incitation à la haine raciale ? […] » (Lettre à tous ceux qui aiment l’école. Pour expliquer les réformes en cours, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 51.)
Il avait publié précédemment, avec Alain Renaut :
La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain. Paris, Gallimard, 1985.
Nicolas Sarkozy, en vue de l’élection présidentielle de 2007, fait campagne en promettant notamment de « liquider Mai 68 ». L’un de ses premiers gestes, une fois élu, est d’adresser à tous les enseignants une Lettre aux éducateurs dans laquelle il appelle au retour de la verticalité dans la transmission du savoir :
« Parce que nous aimons et respectons nos enfants, nous avons le devoir de leur apprendre à être exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes. Nous avons le devoir de leur apprendre que tout ne se vaut pas, que toute civilisation repose sur une hiérarchie des valeurs, que l’élève n’est pas l’égal du maître. […] » (Lettre aux éducateurs, Paris, 2007, p. 9)
Le texte, qui se réfère du reste à l’humanisme et aux Lumières (p. 31), révèlerait-il une prétention à sauver la république d’un passage à la tyrannie amené par la licence ?
L’idée selon laquelle un individu devrait recevoir en fonction de sa compétence ou de son talent rejoindrait en outre la thématique contemporaine de l’égalité des chances. Il existerait par conséquent, au-delà des différences dans les moyens de les mettre en oeuvre, une continuité des concepts liés à la république d’hier à aujourd’hui.
 564a.
Nous retrouvons à nouveau la problématique individuelle : la tyrannie, parallèlement à la république, apparaît comme un état avant d’être un Etat.
 565c.
 565d.
 566e.
 567b.
Voir note 111, p. 34.
 567c.
 Voir p. 11.
 Le tableau devrait d’ailleurs inviter à plus de circonspection. Il serait possible de distinguer Athènes des autres Cités grecques en y mettant au jour une montée de l’individualisme dès le cinquième siècle avant Jésus-Christ. Constant lui-même ne l’ignore pas :
« Je dois ici, Messieurs, m’arrêter un instant pour prévenir une objection que l’on pourrait me faire. Il y a dans l’Antiquité une république où l’asservissement de l’existence individuelle au corps collectif n’est pas aussi complet que je viens de le décrire. Cette république est la plus célèbre de toutes ; vous devinez que je veux parler d’Athènes. […] » (Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 442.)
Cf :
Flacelière (Robert). La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès. Paris, Hachette, 1959.
Glotz (Gustave). Histoire grecque. Paris, PUF, 1936. 4 vol.
Mossé (Claude). Histoire d’une démocratie : Athènes. Paris, Seuil, 1971.
Sinclair (Thomas Alexander). Histoire de la pensée politique grecque. Paris, Payot, 1953.
Quant à la citoyenneté romaine, elle prévoit des droits individuels et ne saurait être réduite à une complète subordination à la collectivité. Le citoyen, à Rome, dispose ainsi du jus census (droit de propriété) ; il peut également contester une décision de Justice en en appelant au peuple (jus provocationis). Cf :
Nicolet (Claude). Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine. Paris, Gallimard, 1988.
Petit (Paul). Histoire générale de l’Empire romain. Paris, Seuil, 1974. 3 vol.
 Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 105-106.
 D’où l’importance de la loi et, à plus forte raison, de la Constitution.
 C’est une approche possible du déroulement de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2002. Jacques Chirac refuse le débat télévisé (pourtant habituel sous la Cinquième République) avec Jean-Marie Le Pen, ce qui est une manière de délégitimer le choix des électeurs du 21 avril au nom d’une norme républicaine spécifiquement française, qu’il nous reste à éclaircir. Le 5 mai, il est réélu avec 82 % des voix, et Libération titre le lendemain : Ouf. 82 % pour la République.
 Vue de France, la libre circulation des armes à feu aux Etats-Unis, alors que les restrictions liées à l’alcool y sont par ailleurs nombreuses, paraît paradoxale, tant la dangerosité des premières est estimée supérieure à celle du second. C’est peut-être qu’il s’agit d’un pays essentiellement républicain, et que l’alcool y est considéré comme particulièrement dangereux en tant que produit altérant le jugement. Il pourrait faire perdre la raison, donc la république, et conduire à la folie :
« […] En voici d’autres encore qui, regardant l’ivrognerie comme la source principale des maux de l’Etat, viennent s’engager solennellement à donner l’exemple de la tempérance. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, II, VI, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 681.)
L’arme à feu, en revanche, ne présenterait pas de danger du moment qu’elle serait en possession de l’homme raisonnable, et responsable.
Il pourrait être intéressant, selon une telle grille de lecture, de reconsidérer l’histoire des Etats-Unis au travers du western (rapport du héros au colt, rapport du héros à l’alcool, dans quelle mesure l’alcool amènera un dérèglement, alors que le colt permettra au contraire de rétablir la force du droit). Dans Rio Bravo, de Howard Hawks (Etats-Unis, 1958. Avec John Wayne, Dean Martin, Ricky Nelson), le fait que le shérif, c’est-à-dire le représentant de la loi, se mette à boire initie un dérèglement qui déclenche l’enchaînement des péripéties. Dans L’Homme qui tua Liberty Valance, de John Ford (Etats-Unis, 1962. Avec James Stewart, John Wayne, Lee Marvin), c’est le fusil qui décide de l’élimination du tyran et de l’introduction du gouvernement par la loi sur un territoire où il n’existait pas.
 Ouvrages généraux :
1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie). Paris, 1989.
Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie). Paris, Armand Colin, 2004.
Agulhon (Maurice). La République de 1880 à nos jours. Paris, Hachette, 1990.
Barral (Pierre). Les Fondateurs de la Troisième République. Paris, Armand Colin, 1968.
Berstein (Serge) et Rudelle (Odile). Le Modèle républicain. Paris, PUF, 1992.
Carbonnier (Jean). Droit et passion du droit sous la Cinquième République. Paris, Flammarion, 1996.
Cochin (Augustin). L'Esprit du jacobinisme. Paris, PUF, 1979.
Furet (François). Penser la Révolution française. Paris, Gallimard, 1978.
Furet (François). La Révolution en débat (1980-1997). Paris, Gallimard, 1999.
Furet (François) et Ozouf (Mona). Le Siècle de l’avènement républicain. Paris, Gallimard, 1993.
Mayeur (Jean-Marie). Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898. Paris, Seuil, 1973.
Michelet (Jules). Histoire de la Révolution française. Paris, La Pléiade, 1939. 2 vol.
Nicolet (Claude). La République en France. Etat des lieux. Paris, Seuil, 1992.
Nicolet (Claude). L’Idée républicaine en France (1789-1924). Paris, Gallimard, 1994.
Rebérioux (Madeleine). La République radicale ?, 1898-1914. Paris, Seuil, 1975.
Rémond (René). La République souveraine. La vie politique en France, 1879-1939. Paris, Fayard, 2002.
Rosanvallon (Pierre). L’Etat en France de 1789 à nos jours. Paris, Seuil, 1990.
Rosanvallon (Pierre). Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France. Paris, Gallimard, 2001.
Rosanvallon (Pierre). Le Modèle politique français. La Société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours. Paris, Seuil, 2004.
Saint-Victor (Jacques de). Les Racines de la liberté : le débat français oublié, 1689-1789. Paris, Perrin, 2007.
Schnapper (Dominique). La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990. Paris, Gallimard, 1991.
Schnapper (Dominique). La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation. Paris, Gallimard, 1994.
Soboul (Albert). Histoire de la Révolution française. Paris, Gallimard, 1972. 2 vol.
Spitz (Jean-Fabien). Le Moment républicain en France. Paris, Gallimard, 2005.
Wahnich (Sophie). L’Impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française. Paris, Albin Michel, 1997.
Winock (Michel). La France politique, XIXe-XXe siècle. Paris, Seuil, 2003.
 Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 294 (déjà cité note 48, p. 16).
Sur l’Encyclopédie :
Darnton (Robert). L’Aventure de l’Encyclopédie. Paris, Perrin, 1982.
Lough (J.). Essays on the Encyclopédie of Diderot and D’Alembert. Oxford, 1968.
Venturi (F.). Le Origini dell’ Enciclopedia. Firenze, 1946.
 La nation (avec une minuscule) se rapproche du mot « peuple » dans son acception courante, et renvoie à une conception ethniciste de l’identité : un groupe humain dont l’unité repose sur une communauté de langue et de culture. La Nation (avec une majuscule) désigne en revanche l’association politique qui détient légitimement l’autorité dans une république. La perspective, cette fois, est universaliste, car le citoyen ne se définit pas par son origine ou par ses mœurs, mais par sa participation à un projet collectif. La première regarde vers le passé, la seconde est tournée vers l’avenir. Même si les textes conservent parfois « nation », nous préfèrerons dans ce dernier cas écrire « Nation ».
 In Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 112-114.
 C’est cette idée même de déplacement qui permet d’identifier le processus qui conduit à l’instauration d’une république. Certes, la monarchie n’est pas encore abolie en 1789, mais le principe républicain est déjà en œuvre, puisqu’il s’agit de s’affranchir de l’absolutisme et que la souveraineté, attribuée à cet être collectif qu’est la Nation, n’est plus tributaire ni de l’héréditaire dynastique ni de l’arbitraire royal. Aussi le déplacement procède-t-il ici à l’affranchissement qui définit les républiques et qui a précédemment été examiné.
 Nous montrerons dans la deuxième partie de ce travail dans quelle mesure la République dans sa version française apparaît comme une application du projet libéral émancipateur.
 Au retour de la Première Campagne d’Italie, le 10 décembre 1797.
 Toujours la filiation par la raison.
 Les Républiques cispadane et transpadane, créées par Bonaparte pendant la campagne, s’en inspirent.
 Le traité de Campo-Formio, signé avec l’Autriche le 17 octobre 1797.
 Cité par Georges Bordonove dans son Napoléon (Paris, Pygmalion, 1978, p. 70.).
Le républicanisme du jeune Bonaparte, et même plus tard celui de l’empereur Napoléon, doit se comprendre par rapport à Rousseau, dont il était lecteur, et à Paoli, dont il avait tenté de se rapprocher à la veille de la Révolution.
La république consacre le règne la raison et suppose la force du droit contre le droit du plus fort. A cet égard, Bonaparte devenu Napoléon, c’est-à-dire empereur des Français et maître d’un continent, fait davantage figure de despote éclairé que de tyran, et ne saurait être considéré comme un précurseur de Hitler. Le second, en effet, propage le nazisme et les camps d’extermination dans toute l’Europe, alors que le premier impose le Code civil (en d’autres termes l’égalité devant la loi) sur des territoires où se pratique encore le servage. Nous renvoyons aux ouvrages suivants :
Becat (Pierre). Napoléon et le destin de l’Europe. Paris, Dargaud-Meyer, 1969.
Bessand-Massenet (Pierre). De Robespierre à Bonaparte. Paris, Fayard, 1970.
Bonaparte (Charles-Napoléon). Bonaparte et Paoli : aux sources de la question corse. Paris, Perrin, 2000.
Castelot (André). Bonaparte, Napoléon. Paris, Perrin, 1968.
Tulard (Jean). Napoléon. Paris, Fayard, 1977.
 La question de la reproduction du même tout au long d’un processus peut rappeler celle qui est soulevée par Platon avec les trois lits (République X, 596a-598c).
 Voir note 94, p. 28.
 Le rapport entre l’électeur et l’élu s’apparenterait à une relation de dépendance du vassal au seigneur. Il se traduirait non pas par le souci de la conservation du bien commun, mais par le risque d’une dérive claniste ou clientéliste dissimulant une hiérarchie et l’asservissement d’un individu à un autre.
 Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 123.
 Article « Représentants », Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 304.
Remarquons qu’au travers notamment des termes « raison », « peuple libre » et « félicité » nous retrouvons dans ce passage le champ lexical de la république telle que nous l’avons précédemment définie.
 Article « République », Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 305.
 C’est l’un des points clefs de la doctrine jeffersonienne, élaborée à partir d’arguments qui ne sont pas sans rappeler ceux des Encyclopédistes (voir note 30, pp. 9-10).
 Voir p. 28.
 Voir p. 27.
 Voir p. 45.
 « […] pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il [chaque homme] est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits ; pour être en état de les choisir et de les surveiller […]. » (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain X, Paris, Flammarion, 1988, pp. 274-275.)
Sur l’éducation comme condition de la démocratie, nous pouvons observer une similitude avec Jefferson, qui voit également dans le citoyen éclairé l’acteur en mesure de contrôler le gouvernement :
« Je ne connais nul autre gardien sûr des pouvoirs suprêmes de la société que le peuple lui-même ; si on ne le croit pas suffisamment éclairé pour exercer son contrôle avec une sagesse salutaire, le remède est, non pas de lui retirer ce contrôle, mais d’informer son jugement par l’éducation. » (A William C. Jarvis, Monticello, le 28 septembre 1820, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, p. 158.)
Et :
« Je considère comme un axiome que notre liberté ne peut jamais être en sûreté qu’entre les mains du peuple lui-même, et seulement si le peuple a un certain niveau d’instruction ; il incombe à l’Etat de lui faire atteindre ce niveau en mettant sur pied un plan d’ensemble. » (A George Washington, Paris, le 4 janvier 1786, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, p. 158.)
Il met en outre une telle exigence d’instruction en relation avec la liberté de la presse, qui suppose non seulement d’être garantie mais encore la capacité intellectuelle du citoyen d’en jouir pour s’informer :
« Si une nation compte pouvoir être ignorante et libre dans un état de civilisation, elle compte sur ce qui jamais ne fut et jamais ne sera. Dans tout gouvernement, les fonctionnaires ont tendance à disposer à leur gré de la liberté et des biens de leurs mandants. Ceux-ci n’ont pas d’autre garant sûr que le peuple lui-même, et cette sûreté même dépend de l’information du peuple. Là où la presse est libre et où chacun est capable de lire, tout est en sûreté. » (A Charles Yancey, Monticello, le 16 janvier 1816, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, p. 158.)
Et :
« […] L’opinion du peuple étant le fondement de nos gouvernements, le tout premier objectif doit être d’assurer sa justesse ; si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un moment à préférer cette dernière formule ; mais je veillerais à ce que chaque citoyen reçoive ces journaux et soit capable de les lire. » (A Edward Carrington, Paris, le 16 janvier 1787, in La Liberté et l’Etat, Paris, Seghers, 1970, p. 159.)
 Le problème se pose notamment concernant la Corse, annexée par la France en 1769 alors qu’elle s’était dotée d’institutions démocratiques.
 Au sens ethnique du terme cette fois.
 Dans une note de bas de page, Claude Nicolet insiste sur cette spécificité française :
« Nous touchons là à une des données fondamentales de la conscience historique française. Etymologiquement, il est certain que nation, comme le latin natio, a une lointaine connotation génétique - charnelle, organique, raciste éventuellement, ce que note Littré dans son Dictionnaire. Mais il constate aussi que depuis très longtemps, sous l’Ancien Régime même, le mot avait dépassé cette origine ethnique, puisque l’Université de Paris appelait “nations” ce qui était devenu des “provinces” du royaume. La définition de Littré - “réunion d’hommes habitant un même territoire, soumis ou non à un même gouvernement, ayant depuis longtemps des intérêts assez communs pour qu’on les regarde comme appartenant à la même race” - a le mérite de rejeter le génétique dans l’apparent, l’imaginaire, pour privilégier les “intérêts” communs. […] Puisque la Nation est l’union de plusieurs nations, le mot n’aura jamais tout à fait en France la même connotation raciale que le mot allemand Volk. » (L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, pp. 400-401.)
 Ibid, p. 400.
 Ibid, pp. 400-401.
 Une représentation de la France vue comme un ensemble culturellement homogène, uni par une histoire et par une langue communes, et ayant transcendé les siècles. Les individus présents dans les limites actuelles du territoire français se seraient en somme toujours sentis français. La fameuse formule « nos ancêtres les Gaulois » suggère de cette manière une filiation entre les lointains occupants du territoire compris entre la Manche et la Méditerranée d’une part, et entre l’Atlantique et le Rhin d’autre part, et les Français du vingt-et-unième siècle. Nous retrouvons une telle représentation en particulier dans certains manuels scolaires. J’ai traité cette question dans La Corse et l’idée républicaine :
« […] Le manuel en question [un manuel d’histoire-géographie de Quatrième, aux éditions Hatier] joint […] une carte qui rend compte de l’expansion du territoire français au cours des siècles. A ceci près que le terme d’“expansion”, qui implique peut-être trop clairement l’invasion et l’appropriation du territoire de l’autre, cède la place à celui de “construction”, dont la connotation est sans doute beaucoup plus positive. Le code de couleurs qui permet de comprendre le document est légendé comme suit : “France en 987” ; “acquisitions avant 1460” ; “acquisitions ou reconquêtes entre 1460 et 1860”. Le terme de “conquêtes” n’est jamais employé. On lui préfère un vocabulaire moins fort, qui tend à légitimer le processus d’expansion. Ce dernier prend alors la forme de l’accomplissement d’une unification qui ne pouvait qu’être dans l’ordre des choses, ou d’un retour à la normale. Le terme de “reconquêtes”, lui, est bien employé, mais suppose précisément que ce sont cette fois d’anciens territoires français qui ont été repris, après avoir été perdus face à un envahisseur étranger. L’édition de 1998 du manuel scolaire d’histoire-géographie de bac professionnel, aux éditions Nathan technique, parle volontiers d’“extension” et d’“annexion” pour évoquer la “construction du territoire français”. Ces termes sont eux aussi moins forts que celui de “conquête”. Le fait d’annexer, notamment, implique en effet moins l’appropriation d’un territoire étranger que le rattachement d’un élément secondaire à un objet principal. Il y a moins de violence dans le verbe “annexer” que dans le verbe “envahir”, par exemple. Employer le terme d’“annexions ” peut donc conduire à penser que l’acquisition d’un territoire repose sur un acte officiel (traité, mariage arrangé, etc.), et non pas sur une agression militaire. S’il est exact d’affirmer que le territoire français s’est largement agrandi au moyen de tels actes, il est en revanche fallacieux d’exclure systématiquement les termes d’“invasion” et de “conquête” du vocabulaire employé pour rendre compte de la formation de la France. Un tel recours à des mots plutôt qu’à d’autres […] tend à occulter le rassemblement de plusieurs peuples, souvent par la force, sous une même autorité (celle d’un roi), et à appuyer la vision d’une nation préexistante qui aurait progressivement réalisé son unité politique. » (Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 50-51.)
 Une expression loin d’être innocente, puisqu’elle sous-entend que la France telle que nous la connaissons aujourd’hui est le produit d’un processus historique nécessaire. C’est-à-dire qu’un sentiment national en quelque sorte supérieur et préexistant à toute unité politique aurait initié la « synthèse des diverses nations », pour reprendre le vocabulaire de Claude Nicolet, et que la Nation en tant que détentrice de la souveraineté ne serait que la conséquence d’une telle transcendance. Les occupants successifs du sol délimité par les frontières de l’Etat actuel auraient progressivement pris conscience d’une communauté d’intérêts devant motiver leur rassemblement en un seul peuple.
 Dans les territoires de la République qui occupent une position périphérique, et dont la population se trouve quelquefois marginalisée, il arrive encore que des mouvements autonomistes ou indépendantistes mettent en cause leur appartenance à l’ensemble français. Par ailleurs, et même si la loi privilégie une conception universaliste de l’identité, des individus vont au contraire en renvoyer d’autres à une origine vraie ou supposée selon des critères ethniques, voire leur dénier la qualité de Français ; ou bien s’extraire eux-mêmes de la communauté nationale en se revendiquant d’une identité particulière.
Aussi des formules telles que le « sentiment national » ou la « volonté de vivre ensemble » doivent-elles être considérées avec prudence.
 Nous le retrouvons notamment dans un article intitulé Faut-il fédéraliser la France ?, paru en 2001 dans Le Monde des débats, sous la plume de l’éditorialiste Jacques Julliard :
« Il n’y a pas lieu de rougir de la tradition française de centralisation, comme il est de bon ton de le faire aujourd’hui. Elle s’est accompagnée d’un haut niveau de civilisation. La culture nationale qui en est résultée a parfois étouffé les cultures régionales, c’est vrai. Mais au total, elle a plus créé qu’elle n’a détruit ; elle a contribué à faire de la France un des hauts lieux de l’esprit et a permis à des populations disparates de se fondre et de vivre en paix. Certes on peut toujours rêver avoir le beurre et l’argent du beurre, la culture nationale et la culture régionale. Mais, historiquement, quand le choix était entre la cohésion et l’émiettement, il a fallu choisir, et il faut être bien coiffé de la morgue anglo-saxonne pour avoir honte de nos aïeux. » (Faut-il fédéraliser la France ?, in Le Monde des débats n° 21, janvier 2001, pp. 11-15.)
Dans La Corse et l’idée républicaine, j’en ai fait ce commentaire :
« Certes, en parlant de “cultures régionales” et de “populations disparates”, M. Julliard ne va pas jusqu’à présenter la France comme un vieil ensemble culturellement homogène : il tient compte de la diversité des identités. Mais dans le propos du journaliste, ces dernières apparaissent précisément comme émanant de régions, c’est-à-dire de subdivisions, de parties du tout. Comme si les cultures que nous pouvons aujourd’hui qualifier de “régionales” avaient toujours été chapeautées par une nation française - et une “culture nationale” - préexistante. Or, ces cultures en tant que spécificités régionales ne sont que des réalités plus ou moins récentes. Avant leur rattachement à l’ensemble français, les territoires qui portent de telles spécificités constituent souvent des nations indépendantes, pour lesquelles la France n’est qu’une puissance étrangère. Les cultures qui leur sont associées ne sont alors non pas des “cultures régionales”, mais des cultures nationales à part entière. Lorsqu’aux neuvième et dixième siècles les rois de Bretagne luttent contre les incursions franques dans leur pays, le breton est de cette manière le vecteur de la culture nationale bretonne. Occulter cet aspect de l’histoire contribue à la reconstitution a posteriori du passé à partir de nos représentations contemporaines. D’où une vision anachronique de la formation territoriale de la France, qui est particulièrement marquée dans la dernière phrase du passage cité. M. Julliard y parle du choix qu’il a fallu faire, historiquement, “entre la cohésion et l’émiettement”. Mais à quel moment de l’histoire fait-il donc allusion ? Evoquer un risque d’émiettement suppose d’admettre un tout - ici la nation française - qui puisse se désagréger. Il n’y aurait effectivement pas de sens à mentionner un tel risque dans le cas d’éléments épars, ne constituant pas un ensemble unifié. Or, en ce qui concerne la France, insistons encore une fois sur ce point essentiel, il est vain de chercher un tout préexistant - et susceptible de s’émietter-  à l’Etat que nous connaissons aujourd’hui. Le sentiment national qui existe à présent n’est que le résultat, et non pas la cause, du rassemblement de plusieurs peuples sous une seule autorité, au terme d’un processus expansionniste. Historiquement, le prétendu choix entre la cohésion et l’émiettement dont parle M. Julliard est à cet égard un non-sens. » (Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 49-50.)
 Cf. Renan (Ernest). Qu’est-ce qu’une nation ?. Marseille, Le Mot et le reste, 2007.
 A mille lieues, donc, d’un contrat social motivé par l’atteinte d’un bien commun.
 Et nous ne ferions qu’entériner un état de fait résultant d’un rapport de forces, alors même que la république suppose l’Etat de droit.
 Le mérite de Renouvier concernant la France est de ne pas contourner la difficulté dès qu’il s’agit de cette question. Habituellement, elle est effectivement ignorée, y compris par des auteurs qui s’intéressent pourtant à la reconnaissance des minorités dans le cas d’autres Etats (la situation du Tibet face au pouvoir chinois fait ainsi régulièrement couler beaucoup d’encre). Claude Nicolet ne fait que l’effleurer. Il n’est pas rare de l’évacuer en prenant l’effet pour la cause : au lieu d’interroger le statut des « nations naturelles » au cœur de l’Etat français, on retourne le problème en affirmant que, puisque la République est « une et indivisible », il n’existe pas de minorités en France.
 C’est-à-dire l’idée selon laquelle les frontières des Etats doivent coïncider avec les nations, au lieu d’être déterminés par la fidélité d’une population à un seigneur, un roi ou un empereur. La promotion d’une telle idée aboutira notamment à l’unification de l’Allemagne et de l’Italie, et au démantèlement, après la Première Guerre mondiale, de l’Empire austro-hongrois.
 Passage clef, qui permet d’inclure Renouvier dans une tradition républicaine plus vaste, libérale, héritée des Lumières et centrée sur les droits individuels.
Œuvres de Renouvier :
Manuel républicain de l’homme et du citoyen. Paris, 1848.
Science de la morale. Paris, 1869. 2 vol.
Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes. Paris, 1896. 4 vol.
Ouvrages sur Renouvier :
Blais (Marie-Claude). Au principe de la République. Le cas Renouvier. Paris, Gallimard, 2000.
Milhaud (Gaston). La Philosophie de Renouvier. Paris, Vrin, 1927.
Mouy (Paul). L’Idée de progrès dans la philosophie de Renouvier. Paris, Vrin, 1927.
Picard (Roger). La Philosophie sociale de Renouvier. Paris, Rivière, 1908.
Prat (Louis). Charles Renouvier philosophe. Sa doctrine, sa vie. Paris, Armand Colin, 1937.
 Renouvier présuppose l’incompatibilité du « cosmopolitisme » et de l’affirmation d’une « nation naturelle », comme si les identités supranationale et locale étaient exclusives l’une de l’autre. Pourtant, il est envisageable de dépasser la contradiction en les conjuguant à des échelles différentes. Au vingt-et-unième siècle, l’Union européenne assure la paix entre ses membres tout en promouvant les minorités culturelles. Elle se compose d’ailleurs essentiellement d’Etats fédéraux qui accordent de larges compétences aux régions. La France fait cependant exception, et a refusé de ratifier l’intégralité de la Charte des langues minoritaires.
 Avec le risque, de voir la liberté individuelle sacrifiée au nom d’une liberté collective dont les normes seraient fixées par la coutume. L’individu serait alors oppressé par le groupe.
 Encore la filiation par la raison, contre ce qui n’est pas elle.
 Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, Paris, 1896, vol. III, p. 665.
 D’où le lien étroit qu’elle entretiendrait avec la république définie comme gouvernement de soi-même.
 Ici, l’enjeu crucial est celui de l’identité : s’agit-il de permettre à l’individu le développement d’une identité personnelle, ou au contraire de l’enfermer dans une identité collective ?
L’association couramment admise entre l’universalisme et la République d’une part, et l’ethnicisme et quelque chose d’« antirépublicain » d’autre part, devrait cependant inciter à la prudence. Le choix de l’universalisme contre l’ethnicisme, dans le cas français, pourrait effectivement se révéler antérieur à la Révolution. Dès 1515, un arrêt parlementaire permet à un individu né en France de parents étrangers de devenir français s’il décide de se fixer définitivement dans le royaume : l’adhésion à une communauté de destin prime alors le seul droit du sang. Par ailleurs, la Cité antique, dont la République contemporaine serait l’héritière, n’est pas forcément universaliste : Athènes, contrairement à Rome, est ethniquement fermée. Du reste, il serait abusif d’entretenir une dichotomie entre les grands et les petits Etats, en attribuant systématiquement aux premiers l’universalisme et aux seconds l’ethnicisme. Au cours du vingtième siècle, l’Allemagne nazie et la France de Vichy ont mis en œuvre des politiques ethnicistes, racialistes et ségrégationnistes ; l’Afrique du Sud également.
 « Le terme de communautarisme désigne initialement un courant de la pensée politique nord-américaine s’en prenant, depuis les années 1980, aux excès de l’individualisme moderne.
[…]
Plutôt que de tenir l’individu pour le seul sujet de droit, il faudrait prendre acte de la façon dont l’individualité est traversée par des normes collectives qui la précèdent et lui donnent son identité. Ces normes émanent des communautés (de culture, de sexe ou de “genre”) auxquelles l’individu appartient et qui lui transmettent leurs traditions. Ainsi la critique communautarienne de l’Etat de droit lui reproche-t-elle sa représentation désincarnée de la citoyenneté.
[…] » (Alain Renaut, article « Communautarisme », in Guide républicain, Paris, Delagrave, 2004, p. 31.)
 Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 222.
 Science de la morale, Paris, 1869, vol. II, p. 418.
 « Les origines de l’Etat sont injustes peut-être, dit-il [Renouvier], mais désormais prescrites. », relève Marie-Claude Blais (Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 223.).
Remarquons que la proclamation de la République d’Irlande, en 1916, rejette précisément la prescription pour se fonder au contraire sur une dénonciation de l’usurpation des droits du peuple irlandais pendant plusieurs siècles par l’Angleterre :
« We declare the right of the people of Ireland to the ownership of Ireland, and to the unfettered control of Irish destinies, to be sovereign and indefeasible. The long usurpation of that right by a foreign people and government has not extinguished the right, nor can it ever be extinguished except by the destruction of the Irish people. In every generation the Irish people have asserted their right to national freedom and sovereignty; six times during the past three hundred years they have asserted it in arms. Standing on that fundamental right and again asserting it in arms in the face of the world, we hereby proclaim the Irish Republic as a Sovereign Independent State, and we pledge our lives and the lives of our comrades-in-arms to the cause of its freedom, of its welfare, and of its exaltation among the nations. »
 Science de la morale, Paris, 1869, vol. II, p. 430.
 Dans le cadre d’une communauté de destin, à vocation universaliste, Paoli accorde la citoyenneté au Juif.
 En cela elle se distingue des précédents corse et américain. Paoli, en effet, dans une île où le clergé soutient le plus souvent la population dans sa lutte contre les Génois, utilisera la religion comme un outil politique contribuant à tisser le lien social :
« La religion est la partie la plus essentielle de l’ordre public. Là où n’est pas le sentiment religieux, il faut beaucoup de lois répressives pour se défendre du mal. Il est plus facile d’aplanir le monte Rotondu que de conduire une nation sans idées morales. », assure-t-il.
Dans un Etat qui affiche sa dépendance à l’égard de l’Eglise, l’université créée à Corte prévoit d’ailleurs l’enseignement de la théologie scolastique (étude des principes de la religion) et de la théologie morale (étude des règles de la morale chrétienne). Les Etats-Unis, eux, fondés notamment par des protestants fuyant les persécutions dont ils sont l’objet sur le Vieux Continent, s’appuieront également sur le sentiment religieux.
C’est que, comme nous permet de l’entrevoir J. G. A. Pocock dans son Moment machiavélien, le républicanisme atlantique (et probablement corse) doit sans doute tout autant, voire plus, à la tradition machiavélienne (centrée sur la préservation du lien civique) qu’aux principes libéraux (axés sur les libertés individuelles).
 Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, la pratique de l’esclavage dans les Etats du sud relèvera longtemps d’une liberté collective venant s’intercaler entre l’autorité fédérale et les libertés individuelles.
 La loi de Séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 stipule :
« Article 1. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.
[…] » (In Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 106.)
La laïcité, cependant, ne doit probablement pas être comprise uniquement comme la séparation des Eglises et de l’Etat ; elle peut plus largement être admise comme la neutralité à l’égard des groupes de pressions dans l’espace public, afin de garantir aux individus les conditions du libre choix. La circulaire interministérielle du 12 décembre 1989, qui rappelle le principe laïc à l’école, précise ainsi :
« […] l’exercice de la liberté de conscience […] impose que l’ensemble de la communauté éducative vive à l’abri de toute pression idéologique ou religieuse. »
Orientations bibliographiques :
Baubérot (Jean). Histoire de la laïcité en France. Paris, PUF, 2003.
Costa-Lascoux (Jacqueline). Les Trois Ages de la laïcité. Paris, Hachette, 1996.
Ducomte (Jean-Michel). La Loi de 1905 : quand l’Etat se séparait des Eglises. Paris, Milan, 2005.
Mayeur (Jean-Marie). La Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Paris, Julliard, 1966.
Ozouf (Mona). L’Ecole, L’Eglise et la République (1871-1914). Paris, Seuil, 1992.
Pena-Ruiz (Henri). La Laïcité pour l'égalité. Paris, Fayard, 2001.
Pena-Ruiz (Henri). Qu'est-ce que la laïcité ?. Paris, Gallimard, 2003.
Pena-Ruiz (Henri). Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal. Paris, Gallimard, 2005.
 Cf. Citron (Suzanne). Le Mythe national. L’histoire de la France revisitée. Paris, Editions de l’Atelier, 2008.
 « La principale caractéristique de l’Etat français après 1789 n’est en ce sens ni économique (le degré d’interventionnisme), ni même seulement politique (les formes de la souveraineté) : elle réside d’abord dans la tâche inédite d’ordre sociologique et culturel qu’il s’assigne pour produire la nation, combler le vide provoqué par l’effondrement des structures corporatives et trouver un substitut à l’ancienne concorde du corps politique traditionnel. » (Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 99.)
 « [L’“esprit de province”] n’est dans l’Etat qu’un esprit individuel, ennemi du véritable esprit national. » (Thouret, Discours du 3 novembre 1789, cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 102.)
 Cf. Certeau (Michel de), Julia (Dominique) et Revel (Jacques). Une politique de la langue, la Révolution française et les patois. Paris, Gallimard, 1975.
 Duquesnoy, Discours du 4 novembre 1789, cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 102.
 Décret du 12 décembre 1789, art. 8, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 94-95.
 « […] Dès 1789, on commence à voir apparaître l’impératif : “Qu’il n’y ait dans tout le Royaume qu’un seul Dieu, un seul Roi et une seule loi, un seul poids et une seule mesure.” La loi du 18 germinal an III, qui définit le système métrique décimal, appelle dans son article premier les citoyens à montrer “une preuve de l’attachement à l’unité et à l’indivisibilité de la République, en se servant de nouvelles mesures dans les calculs et les transactions commerciales”. Dans une circulaire de 1797, François de Neufchâteau demande aux préfets de se préoccuper que la réforme est bien mise en application. “Ce sera, vous le savez, leur écrit-il, un excellent moyen pour former la raison publique, pour resserrer, par l’uniformité des usages, les nœuds qui unissent tous les Français.” », note Pierre Rosanvallon (L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, pp. 103-104.).
 Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.
 « […] l’abbé Grégoire fait de l’unification du langage la clef de la constitution d’une république une et indivisible. », souligne Pierre Rosanvallon (L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 103.).
 L’unification linguistique est présentée ici comme un idéal à atteindre, alors qu’elle fera débat ultérieurement :
« […] Si la multiplicité des cultures est une condition nécessaire pour un développement humain réussi, alors la préservation de la diversité linguistique est essentielle, puisque les langues écrites et orales sont le principal mode de transmission des cultures.
[…] Toutes les grandes nations unilingues ont connu des guerres civiles. Si les peuples ont envie de croiser le fer, il faut davantage qu’une langue commune pour les en dissuader.
Nous avons bien plus de chances de promouvoir un monde pacifique en nous souciant des droits des peuples et de leur identité en tant que communautés. Et l’emblème majeur d’une communauté est sa langue. Une politique de promotion du multilinguisme et le respect des langues minoritaires sont bien plus à même de jeter les bases d’une coexistence pacifique.
[…] » (David Crystal, La Diversité linguistique : un atout pour l’humanité, in Courrier international n’ 486, du 24 février au 1er mars 2000, pp. 36-37.)
Nous renvoyons évidemment aux travaux de Claude Hagège sur la diversité linguistique. Entre autres :
Halte à la mort des langues. Paris, Odile Jacob, 2001.
Combat pour le français : au nom de la diversité des langues et des cultures. Paris, Odile Jacob, 2006.
Et plus largement à une série d’ouvrages pour aborder le problème des minorités et de leur reconnaissance :
Dagognet (François). Une nouvelle morale : travail, famille, nation. Paris, Empêcheurs de penser en rond, 1998.
Habermas (Jürgen). L’Intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998.
Simeoni (Edmond). Corse : la volonté d’être. Ajaccio, Albiana, 2001.
Talamoni (Jean-Guy). Ce que nous sommes. Paris, Ramsay, 2001.
Taylor (Charles). Multiculturalisme et démocratie. Paris, Aubier, 1994.
Taylor (Charles). Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne. Paris, Seuil, 1998.
 Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.
 Rapport à la Convention du 4 juin 1794, sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, in 1789, recueil de textes et documents du XVIII siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 100-101.
 Républicain-socialiste, il participe à plusieurs gouvernements dans l’entre-deux guerres. En 1925, il est brièvement ministre de l’Instruction publique. En 1932, il est le premier ministre de l’Education nationale, justifiant le changement d’appellation par la volonté de marquer la détermination du gouvernement de parvenir à davantage d’égalité scolaire, sur l’ensemble du territoire.
 A l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, lors de l'inauguration du pavillon de la Bretagne. Dans la circulaire du 14 août, il affirme également, dans le même ordre d’idées :
« L’École laïque, pas plus que l’Église concordataire, ne saurait abriter des parlers concurrents d’une langue française dont le culte jaloux n’aura jamais assez d’autels. »
 « En cherchant à uniformer, selon le mot de l’époque, les mots et les choses, l’Etat vise à transformer la nature du lien social. Il se donne pour mission d’instaurer un nouveau type d’équivalences dans les rapports que les individus entretiennent entre eux. […] » (Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 104.)
 Discours du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794).
Notons que, dans le même discours, Paoli est nommément assimilé à un antirépublicain :
« […]
Un autre département mérite d'attirer vos regards : c'est le département de Corse. Amis ardents de la liberté, quand un perfide Paoli et des administrateurs fédéralistes ligués avec des prêtres ne les égarent pas, les Corses sont des citoyens français ; mais, depuis quatre ans de révolution, ils ignorent nos lois, ils ne connaissent pas les événements et les crises de notre liberté.
Trop voisins de l'Italie, que pouvaient-ils en recevoir ? Des prêtres, des indulgences, des Adresses séditieuses, des mouvements fanatiques. Pascal Paoli, Anglais par reconnaissance, dissimulé par habitude, faible par son âge, italien par principe, sacerdotal par besoin, se sert puissamment de la langue italienne pour pervertir l'esprit public, pour égarer le peuple, pour grossir son parti ; il se sert surtout de l'ignorance des habitants de Corse, qui ne soupçonnent pas même l'existence des lois françaises, parce qu'elles sont dans une langue qu'ils n'entendent pas.
[…] »
Certes, Paoli a alors rompu avec la Révolution (qu’il avait d’abord accueilli favorablement) et s’est lancé dans l’aventure du royaume anglo-corse. La Consulte du 15 juin 1794 proclame la séparation de la Corse d’avec la France et dote l’île d’une Constitution la plaçant sous la protection du roi d’Angleterre. Cependant, le texte ne prévoit pas d’annexion, et les députés insulaires, élus pour deux ans, votent les lois. Paoli tente donc de poursuivre son projet républicain, qui implique le recours à la représentation, sous une autre forme, ce qui est complètement occulté par la campagne de dénigrement orchestrée contre lui par la Convention. La Corse redevient française en 1796… après les succès de Bonaparte en Italie, qui incitent Londres à abandonner ce royaume éphémère.
 Le problème se posera notamment avec l’aventure coloniale.
 Dans sa version universaliste, individualiste et libérale.
 Lorsque l’abandon équivaudrait à une oppression, la situation pourrait légitimer un soulèvement. Comme le remarque Marie-Claude Blais, Renouvier ne méconnaît du reste pas la difficulté :
« Bien sûr il peut encore se trouver de véritables cas d’oppression, en particulier quand une nationalité réunit les conditions historiques et géographiques qui lui permettraient de se considérer comme une vraie nation, un “Etat en puissance auquel il manque la liberté de se produire”. Alors la revendication d’une liberté nationale (insurrection, sécession) est légitime. Mais il est toujours plus sage, ajoute Renouvier, de préserver la supériorité du principe d’Etat sur celui de nationalité, et donc de tenter de transformer l’Etat pour qu’il fasse une “juste place” à la nation opprimée. » (Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 225.)
Le Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas, en 1943, ne s’appuiera pas tant sur la défense d’une « nation naturelle » que sur l’exigence de voir les mêmes droits accordés à tous.
 Article « Communautarisme », in Guide républicain, Paris, Delagrave, 2004, p. 31.
 En 1769, à la suite d’une agression militaire qui met fin à une expérience républicaine, rappelons-le.
 La fermeture de son université par les Français, notamment, bien loin de résulter d’une quelconque « synthèse » reposant sur une « volonté de vivre ensemble », témoigne de la mise en place d’un statut qui n’est pas à son avantage ainsi que de l’instauration d’une relation profondément inégalitaire avec la métropole.
 Les relations internationales ont leur importance. Dans un contexte de tensions permanentes avec les pays voisins, en particulier l’Allemagne, les « enfants » de la Troisième République pouvaient développer un sentiment national fort, mâtiné d’esprit revanchard :
« […] Car l’ennemi, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. […] » (Charles Péguy, L’Argent. Cahiers de la Quinzaine XIV, VI (16.2.1913), in Œuvres en prose complètes, Paris, La Pléiade, 1992, vol. III.)
Les conditions étaient réunies pour l’entretien paradoxal d’une sorte de « foi » républicaine. Il s’agissait de « croire » en la Nation, dans un « peuple élu » de la raison et ayant pour mission d’apporter les Lumières au Monde :
« Car elle [la France] représente aujourd’hui, une fois de plus, devant l’univers, la liberté, la justice et la raison. », affirme Raymond Poincaré dans son message lu par René Viviani lors de la séance parlementaire du 4 août 1914, alors que la Première Guerre mondiale commence (in Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, pp. 205-209.)
Il est encore possible à ce moment-là d’effectuer son service militaire à la manière des Anciens, pour servir la Cité. Mais, moins de cinquante ans plus tard, après les traumatismes causés par les deux conflits mondiaux, l’heure n’est plus à l’affirmation de la Nation dans la guerre. Elle n’est d’ailleurs plus à l’affirmation de la Nation tout court. La construction européenne déplace les enjeux, qui dépassent désormais le strict cadre national, tandis que les vieux antagonismes entre Etats se tarissent. L’abandon du service national obligatoire et la professionnalisation de l’armée à la fin du vingtième siècle, sous le premier mandat présidentiel de Jacques Chirac, sont significatifs et révélateurs : quel « Moderne » serait encore prêt à sacrifier sa singularité à la collectivité ?
 Cf. Pellegrinetti (Jean-Paul) et Rovere (Ange). La Corse et la République. La vie politique de la fin du Second Empire au début du XXIe siècle. Paris, Seuil, 2004.
 Cité dans : Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere, La Corse et la République. La vie politique de la fin du Second Empire au début du XXIe siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 295.
 « […] Trois évènements vont précipiter l’émergence de la lutte armée et de la clandestinité, ainsi que la résurgence de l’affirmation d’un peuple corse ayant le droit à l’autodétermination.
A la fin des années cinquante, tout d’abord, le gouvernement crée la Société de mise en valeur de la Corse (Somivac). Elle a la charge de contribuer au développement économique de l’île en rachetant et en valorisant des terres disponibles, qui seront ensuite vendues à des agriculteurs corses. En 1962, alors que les premiers lots sont prêts à la vente, le gouvernement donne l’ordre d’en réserver quatre-vingt-dix pour cent pour les Pieds-noirs qui rentrent d’Algérie. Devant une répartition aussi inégale des terres qui leur étaient destinées, beaucoup de Corses ont le sentiment de vivre une sorte de colonisation. En 1960, déjà, un tel sentiment avait été avivé par le projet (finalement abandonné) de reconversion du site de l’Argentella, près de Calvi, en centre d’expériences atomiques.
Au début des années soixante-dix, ensuite, la société italienne Montedison déverse des produits toxiques (les “boues rouges”) au large de la Corse. Les conséquences écologiques de cette pollution sont dramatiques. Plusieurs manifestations sont alors organisées pour dénoncer cette situation et solliciter une réaction de l’Etat. Devant l’absence de réponses de ce dernier, un attentat est perpétré contre le navire Scarlino II, qui évacuait les déchets dans la mer, en septembre 1973.
En août 1975, enfin, à Aléria, un groupe de militants de l’Action pour la Renaissance de la Corse (ARC), conduit par Edmond Simeoni, occupe une cave viticole pour dénoncer le scandale des vins frelatés, trafic portant atteinte à la production des petits exploitants. Les cinquante militants sont armés, mais leur démarche se veut avant tout médiatique. Ce qui confère à l’affaire d’Aléria son caractère exceptionnel, ce n’est pas tant la démarche des militants de l’ARC (les agriculteurs du Languedoc menaient également des actions très dures) que la réaction disproportionnée de l’Etat : le ministre de l’Intérieur de l’époque, Michel Poniatowski, déploie sur le terrain deux mille gendarmes mobiles appuyés par des blindés légers. Bilan de l’assaut qui est donné : deux morts parmi les gendarmes mobiles et plusieurs blessés graves. Pour les militants corses, une telle intervention est la preuve que Paris considère leur île comme une colonie. Le FLNC (Front de Libération Nationale de la Corse) est créé l’année suivante. » (Daniel Arnaud, La Corse et l’idée républicaine, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 84-85.)
 « Sur le plan de la culture, d’abord, l’île a subi les interdictions linguistiques comme toutes les régions porteuses d’une langue minoritaire. Mais peut-être plus durement encore. La “loi Deixonne”, en 1952, consentait ainsi à un début de reconnaissance des langues régionales en France, le corse excepté. Plus récemment, au début des années quatre-vingt, le groupe I Muvrini se voyait encore interdit de concert dans certaines villes parce que ses chanteurs s’exprimaient dans leur langue maternelle. […]
Sur le plan de l’éducation, ensuite, la place occupée par la Corse reste marginale. L’université de Corte, fermée en 1769 à la suite de l’invasion française, n’a été rouverte qu’en 1981. Jusqu’à cette date, les jeunes Corses étaient obligés d’aller étudier à Nice ou à Aix-en-Provence, avec les difficultés que cela suppose. L’île étant distante de cent soixante-dix kilomètres des côtes françaises, ceux qui ne pouvaient pas assurer le déplacement devaient renoncer à poursuivre des études supérieures. » (Daniel Arnaud, La Corse et l’idée républicaine, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 74-75.)
 J’ai eu l’occasion de m’entretenir de ce sujet avec lui à plusieurs reprises.
 La Troisième République est probablement celle qui a su le mieux produire du lien et mettre en avant l’idée d’un bien commun, ce qui pourrait d’ailleurs expliquer sa longévité (1870-1940, autant dire une durée particulièrement étendue en comparaison de celles des éphémères Première (1792-1799), et surtout Deuxième (1848-1851), Républiques). Outre l’exacerbation du sentiment national, dans une optique revancharde, il nous faut signaler l’ambiguïté des lois constitutionnelles à l’origine du régime qui a pu, paradoxalement, servir à son maintien : dans un climat de conflit persistant et de compromis nécessaire entre les républicains et les partisans d’une restauration monarchique (entre 1870 et 1875, tout particulièrement, rien n’est gagné pour les premiers), le texte produit par les parlementaires ne comprend alors ni le préambule ni la déclaration des droits qui auraient pu en faire à proprement parler une Constitution, mais sur lesquels aucune majorité, précisément, ne serait tombée d’accord. D’où une souplesse d’interprétation, comme le note Jean-Marie Mayeur, qui permettra au régime de se prolonger jusqu’en 1940 :
« L’œuvre issue des travaux de l’Assemblée nationale est originale à bien des titres. Elle réclame d’autant plus l’analyse qu’elle a vécu jusqu’à juillet 1940 et que l’application des lois constitutionnelles a donné à celles-ci un sens qu’elles n’avaient pas nécessairement au départ. L’absence de préambule, de déclaration de droits, de rappel de principes est un premier trait remarquable : quelle majorité serait en effet parvenue à un accord ? Il ne s’agit même pas à proprement parler d’une constitution, mais de lois constitutionnelles, qui ne peuvent être modifiées que par une procédure de révision. Elles n’abordent en termes juridiques que les aspects essentiels du régime. C’est dire la brièveté de textes dont le vague a permis la souplesse d’interprétation. » (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 33.)
En l’absence de déclaration des droits, la mise en avant de la Nation (le 6 juillet 1880, la République adopte le 14 juillet comme jour de la fête nationale : « La Patrie, l’armée, la République étaient indissolublement unies. » (Ibid, p. 48)) pourra d’ailleurs être aussi bien récupérée pendant cette période par la gauche, quitte à prôner la colonisation par un peuple dépositaire de la raison afin de civiliser les « peuples inférieurs », ou par la droite, dans une optique maurassienne.
 Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1973, vol. III, pp. 714-715.
 Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande insiste sur le caractère équivoque du terme de « libéralisme » :
« […] On désigne notamment sous ce même nom : 1º les doctrines qui considèrent comme un idéal l’accroissement de la liberté individuelle ; 2º les doctrines qui considèrent comme un moyen essentiel de cette liberté, la diminution du rôle de l’Etat. Or, la seconde thèse est absolument indépendante de la première […] ». (Vocabulaire technique et critique de la philosophie (article « Libéralisme »), Paris, PUF, 1999, vol. I, p. 558.)
Dans le champ médiatique, le terme est souvent amalgamé avec d’autres - « néolibéralisme », « ultralibéralisme », ou encore « capitalisme » - et réduit à sa dimension économique. Il signifierait à la fois la réduction de l’intervention de l’Etat et la primauté donnée à la libre concurrence. Depuis la fin de la Guerre froide, il est en outre associé à la mondialisation, c’est-à-dire au fait que les échanges dépassent les frontières et se développent au niveau mondial (on parle aussi de « globalisation »). Or, la « mondialisation libérale » fait l’objet de critiques virulentes : elle ne profiterait qu’à quelques uns et accroîtrait les inégalités sociales. Après le « non » (lors du référendum du 29 mai 2005) au projet de traité constitutionnel pour l’Europe, considéré par ses détracteurs comme une caution apportée à de telles dérives, Ignacio Ramonet écrit ainsi :
« […] ce “non” a une signification centrale : il marque un coup d’arrêt à la prétention d’imposer, partout dans le monde et au mépris des citoyens, un unique modèle économique - celui défini par le dogme de la globalisation.
Ce modèle avait déjà suscité, depuis le milieu des années 1990, des résistances diverses. Par exemple, lors du grand mouvement social en France de novembre 1995. Ou encore à Seattle (1999), où naquit ce qu’on devait appeler ensuite - surtout après le premier Forum social mondial de Porto Alegre (2001), suivi des évènements de Gênes (2001) - le “mouvement altermondialiste” [défendant, en d’autres termes, une mondialisation autre que libérale]. Et dans divers Etats, de l’Argentine à l’Inde, en passant par le Brésil. Mais c’est la première fois que, dans un pays du Nord et dans le cadre d’une consultation politique institutionnelle, une société à l’occasion de dire officiellement “non” à la globalisation ultralibérale. 
[…] » (Espoirs, in Le Monde diplomatique n° 615, juin 2005, p. 1.)
Serge Halimi évoquera pour sa part, dans un article où il stigmatisera par ailleurs le libéralisme de la gauche lorsqu’elle gouverne, « un modèle libéral rejeté par le suffrage universel » (Quand la gauche renonçait au nom de l’Europe, in Le Monde diplomatique n° 615, juin 2005, pp. 20-21.) Mais n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? En effet, le libéralisme, initialement, est politique, et il est lié aux Lumières dans leur lutte contre l’absolutisme ; le suffrage universel, à l’instar de la plupart des valeurs démocratiques dont se réclament les altermondialistes, est l’une de ses conquêtes. Aussi, son usage demande-t-il à être éclairci.
Ouvrages généraux :
Histoire du libéralisme en Europe (ouvrage collectif sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot). Paris, PUF, 2006.
Berlin (Isaiah). Two Concepts of Liberty. Oxford, 1958.
Branciard (Michel). Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui. Lyon, Chronique sociale, 1987.
Burdeau (Georges). Le Libéralisme. Paris, Seuil, 1979.
Charolles (Valérie). Le Libéralisme contre le capitalisme. Paris, Fayard, 2006.
Laurent (Alain). La Philosophie libérale. Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Laurent (Alain). Le Libéralisme américain. Histoire d’un détournement. Paris, Les Belles Lettres, 2006.
Manent (Pierre). Histoire intellectuelle du libéralisme. Paris, Hachette, 1997.
Manent (Pierre). Les Libéraux (anthologie). Paris, Gallimard, 2001.
Michea (Jean-Claude). L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale. Paris, Climats, 2007.
Scott (John). Republican Ideas and liberal tradition in France (1870-1914). New York, 1951.
Vergara (Francisco). Les Fondements philosophiques du libéralisme. Paris, La Découverte, 2002.
 Par définition, la république, qui renvoie au gouvernement par la loi, suppose un lieu de souveraineté clairement identifié, dans lequel le processus législatif peut aller à son terme et préserver le citoyen de l’arbitraire. Or, à partir du moment où un phénomène (ici, la mondialisation) dépasse un tel cadre, ce dernier risque d’être soumis à des empiètements et à des bouleversements émanant de pouvoirs autres que l’autorité légitime. Nous pourrions dès lors assister, par la mise en cause du gouvernement par la loi, donc de la res publica, à un retour de l’arbitraire et à la négation de l’affranchissement visé par le projet républicain. Le statut même de l’individu pourrait s’en trouver affecté, avec le passage d’un citoyen dont les droits seraient garantis à un sujet se révélant tributaire d’un ordre (ou d’un désordre) nouveau, et qu’il resterait à qualifier.
 « […] de Seattle à Gênes, la mondialisation libérale est l’objet de dénonciations incendiaires. […] », note Pierre Manent dans l’avant-propos de l’édition de 2001 des Libéraux (Paris, Gallimard, 2001, p. 5).
La première date de 1986, année où, sous la première cohabitation, le gouvernement Chirac, s’inspirant des politiques menées par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et par Ronald Reagan aux Etats-Unis, développe des mesures relevant du libéralisme économique.
 Il serait potentiellement assimilable à la négation du gouvernement par la loi.
 Puisqu’il livrerait les seconds à l’arbitraire des premiers.
 Montesquieu est l’un de ses précurseurs, et Pierre Manent lui accorde une place considérable (Les Libéraux (anthologie). Paris, Gallimard, 2001, pp. 218-288).
 Spinoza a également sa place (ibid, pp. 88-101).
Voir notamment :
Tosel (André). Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théologico-politique. Paris, Aubier, 1984.
 Originellement, la république et le libéralisme entretiendraient donc une proximité conceptuelle autour de l’émergence d’un processus d’affranchissement similaire.
 L’intervention de l’Etat (notamment au travers de la loi « anti-trust ») aux Etats-Unis, souvent présentés comme le pays libéral par excellence, ne devrait pas surprendre. Sur le plan économique, elle s’accorde pleinement avec le principe d’une concurrence « libre et non faussée », qui doit au besoin être rétablie par l’autorité politique.
 Le libéralisme met en avant un individu délié, et c’est ce qui pourrait le dissocier inéluctablement de la res publica, qui s’appuie sur un lien d’ordre social et civique. Cependant, le recours à la puissance législative qu’il prévoit dans la sphère publique vient finalement confirmer sa proximité originelle avec le gouvernement par la loi, c’est-à-dire avec la république. C’est que les libéraux, s’ils entendent délier l’individu de tout ce qui pourrait l’asservir, ne manquent pas pour autant de le lier aux autres dans le cadre qui lui seul peut garantir l’exercice de ses libertés. Sans ce dernier, le « droit du plus fort » (l’expression est impropre, comme le note Rousseau dans le Contrat social, et il vaudrait mieux lui préférer par exemple « le bon plaisir du plus fort ») règnerait et la liberté des uns risquerait d’annuler celle des autres. Nous pouvons même ajouter que, contrairement à une idée reçue, les libéraux sont particulièrement attachés à l’égalité. Mais, à la différence de celle des socialistes, qui est l’égalité des conditions, la leur est celle de l’égalité dans l’exercice des libertés individuelles.
 De la même manière, ils ne dénoncent pas l’appartenance à une communauté ethnique ou religieuse en tant que telle, mais l’oppression que pourrait subir un individu en vertu d’une telle appartenance. La laïcité est au nombre de leurs conquêtes.
 Avant même la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, nous pouvons bien sûr nous référer à la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776, qui stipule notamment :
« […] tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. » (in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 65-68.)
Nous pourrions en outre considérer, dès le Moyen Age, La Tabula de Amalpha, mais aussi La Grande Charte anglaise du 12 juin 1215, ainsi que, plus tard, l’Habeas Corpus (1679) et le Bill of rights (1689), comme des textes précurseurs du libéralisme politique. L’affirmation d’un citoyen affranchi dans la république serait dès lors à replacer dans un vaste mouvement libéral spécifiquement occidental. Quant à la singularité française, s’il en existe une, elle sera à mettre au jour du côté non pas seulement des droits individuels, mais davantage de la laïcité, dont on ne trouve par exemple pas trace dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (puisqu’elle fait référence au « Créateur »).
 La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis est du reste particulièrement explicite sur le fait que, si l’Etat ne joue plus son rôle, il perd alors sa légitimité :
« Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructrice de ce but [la garantie des droits inaliénables], le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir, et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. […] » (in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 65-68).
 Nous reprenons ici la distinction opérée par Constant entre la liberté des Anciens, qui résidait dans le service de la Cité, et celle des Modernes, qui privilégie son exercice dans la sphère privée.
 Cependant, en rendant le républicanisme français à l’individualisme et au libéralisme, nous pourrions contester cette appréciation.
 Ce discours, en réduisant la république à un modèle obsolète, pourrait la dénoncer comme dépassée pour mieux lui opposer la primauté d’un marché mondialisé.
 « […] Qu’elle [l’autorité politique] se borne à être juste ; nous nous chargerons d’être heureux. » (Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 458.)
 Ibid, p. 441.
 Ibid, p. 440.
 Ibid, p. 446.
Constant annonce de cette manière, et dénonce, la possibilité d’une dérive totalitaire, telle qu’elle pourra être observée au vingtième siècle, après la formulation des principes libéraux. Nous ne pouvons pas en revanche prétendre la percevoir dans les anciennes Cités, puisqu’elles admettaient précisément la compatibilité de la liberté avec la soumission de l’individu au corps social. D’où la prudence dont il convient de faire preuve dans l’éventuelle utilisation du terme de « totalitarisme » concernant le régime spartiate, ou encore celui défendu par Platon, l’anachronisme n’étant jamais bien loin.
 Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 440.
 Ibid, pp. 458-460.
 Et plus particulièrement au Proudhon assimilant la propriété à un vol.
Cf. Proudhon (Pierre-Joseph). Qu’est-ce que la propriété ?. Antony, Tops, 1997.
 Thiers (Adolphe). De la propriété. Paris, 1848.
 Ibid, p. 33.
 Locke (John). Deuxième Traité du gouvernement civil. Paris, Vrin, 1967.
Sur Locke et sur la propriété :
Castel (Robert). Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne (avec Claudine Haroche). Paris, Fayard, 2001.
MacPherson (C. B.). La Théorie politique de l’individualisme possessif : de Hobbes à Locke. Paris, Gallimard, 1973.
Polin (Raymond). La Politique morale de John Locke. Paris, PUF, 1960.
Spitz (Jean-Fabien). John Locke et les fondements de la liberté moderne. Paris, PUF, 2001.
 Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 593.
 Frédéric Bastiat, Propriété et loi, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 596.
Ce passage en rappelle un autre :
« […] Sur les terres communes, qui restent telles par convention, nous voyons que le fait générateur du droit de propriété, sans lequel ces terres ne servent à rien, c’est l’acte de prendre une partie quelconque des biens communs à tous et de la retirer de l’état où la Nature la laisse. Cependant, le fait qu’on se saisisse de ceci ou de cela ne dépend pas du consentement exprès de tous. Ainsi, l’herbe qu’a mangée mon cheval, la tourbe qu’a fendue mon serviteur et le minerai que j’ai extrait, partout où j’y avais droit en commun avec d’autres, deviennent ma propriété sans la cession ni l’accord de quiconque. Le travail, qui m’appartenait, y a fixé mon droit de propriété, en retirant des objets de l’état commun où ils se trouvaient. » (John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil V, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 153.)
 Frédéric Bastiat, Propriété et loi, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 596. A rapprocher de :
« […] même s’il [l’homme] possède tant de droits dans l’état de nature, il n’en a qu’une jouissance très précaire et constamment exposée aux empiètements d’autrui. Tout le monde est roi autant que lui, chacun est son égal, et la plupart ne respectent strictement ni l’équité, ni la justice, ce qui rend la jouissance de la propriété qu’il a dans cet état très dangereuse et très incertaine. […] » (John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil IX, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 178-179.)
 Frédéric Bastiat, Propriété et loi, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 596. A rapprocher de :
« […] La fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes s’associent dans des républiques et se soumettent à des gouvernements, c’est la conservation de leur propriété. […] » (John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil IX, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 179.)
 Frédéric Bastiat, La Loi (extrait), in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 612-614.
 Ibid, p. 612.
 Ibid, p. 613.
 « […] On sait que, selon Rousseau, non seulement la propriété, mais la société tout entière était le résultat d’un contrat, d’une invention née dans la tête du Législateur. » (Frédéric Bastiat, Propriété et loi, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 598.)
A rapprocher de :
« […] J’examinerai peut-être une fois le système du plus illustre de ces philosophes, de J.-J. Rousseau, et je montrerai qu’en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie. […] » (Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 448.)
 Concernant Rousseau, nous verrons que cette lecture est contestable.
 Frédéric Bastiat, La Loi (extrait), in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 612-613.
 Ibid, p. 613.
 « L’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. » (Frédéric Bastiat, L’Etat, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 618.)
 Les termes de « bien commun » et de « chose publique », à l’usage, renvoient davantage à l’idée d’un service public, contrôlé par l’Etat. Aussi les libéraux parleront-ils sans doute davantage d’« intérêt général ».
 Frédéric Bastiat, L’Etat, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 626.
 D’où la possibilité d’associer la laïcité, qui n’est pas lutte contre les différents groupes, mais neutralité, indifférence à leur égard, au libéralisme. La république assurerait la liberté dans le sens moderne du terme en garantissant à l’individu un espace public dans lequel les groupes de pressions, d’où qu’ils viennent, ne pourraient l’asservir.
 Cf. Fabre (Joseph). Les Pères de la Révolution, de Bayle à Condorcet. Paris, 1910.
 L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, pp. 80-81.
 « […] Peu à peu, les rôles se répartissent, les places au Panthéon se fixent. A Voltaire la liberté de conscience et la tolérance, à Montesquieu la lointaine paternité d’une “séparation” des pouvoirs aussi illusoire chez lui que dans la réalité politique, mais nimbée de libéralisme, à Rousseau, le plus “scandaleux” de tous, la doctrine implacable de la souveraineté populaire. […] A Condorcet enfin la République, et - sur ce point tous s’accordent - la prophétie du progrès et de l’éducation du peuple […]. » (Ibid.)
 Sur Condorcet :
Albertone (M.). Una scuola per la Rivoluzione. Condorcet e il dibatitto sull’istruzione, 1792-1794. Naples, 1979.
Alengry (Franck). Condorcet guide de la Révolution française, théoricien du droit constitutionnel et précurseur de la science sociale. Paris, 1904.
Cahen (Léon). Condorcet et la Révolution française. Paris, Alcan, 1904.
Cento (A.) Condorcet e l’idea di progresso. Florence, 1956.
Schapiro (J. S.). Condorcet and the Rise of Liberalism. New York, 1934.
 Voir note 114, p. 34.
Constant, d’ailleurs, lui fait écho :
« […] Telle est l’éducation, par exemple. Que ne nous dit-on pas sur la nécessité de permettre que le gouvernement s’empare des générations naissantes pour les façonner à son gré, et de quelles citations érudites n’appuie-t-on pas cette théorie ? […] Nous sommes des modernes qui voulons jouir, chacun, de nos droits ; développer, chacun, nos facultés comme bon nous semble, sans nuire à autrui ; veiller sur le développement de ces facultés dans les enfants que la nature confie à notre affection, d’autant plus éclairée qu’elle est plus vive, et n’ayant besoin de l’autorité que pour tenir d’elle les moyens généraux d’instruction qu’elle peut rassembler ; comme les voyageurs acceptent d’elle les grands chemins, sans être dirigés par elle dans la route qu’ils veulent suivre. […] » (Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 453-454.)
 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain X, Paris, Flammarion, 1988, p. 274.
 Déjà cité note 193, p. 50.
 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain X, Paris, Flammarion, 1988, p. 275.
 Voir p. 48.
 « Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer […]. » (Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.)
 Un tel abandon est le critère retenu dans la France contemporaine pour dénoncer la dangerosité des sectes :
« […] Finalement, le résultat concret est le même pour toutes les sectes orientalisantes ou non : régression de l’homme, destruction de ses pouvoirs rationnels, soumission absolue à un maître, élitisme, le tout pouvant aller jusqu’à une monarchie esclavagiste de droit divin. […] », écrit Roger Ikor, fondateur du Centre contre les manipuations mentales, en 1984.
A cet égard, la récurrence du débat sur les phénomènes sectaires, notamment à l’occasion du travail d’une commission parlementaire, ne relève pas d’un simple fait médiatique, mais renvoie bien à un enjeu républicain originel.
 Sur Rousseau :
Derathé (Robert). Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps. Paris, Vrin, 1970.
 Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, pp.66-72.
 Œuvres :
L’Idée de l’Etat, essai critique sur l’histoire des théories politiques et sociales. Paris, 1896.
La Doctrine politique de la démocratie. Paris, 1901.
Le Centenaire d’Edgar Quinet. Paris, 1903.
Propos de morale. Paris, 1904. 3 vol.
Articles :
De l’histoire des doctrines politiques : sa nature, sa méthode, in Revue de droit public VII, 1897, pp. 221-234.
Herbert Spencer et Charles Renouvier, in L’Année psychologique, 1904, pp. 142-166.
Jean-Fabien Spitz précise que Henry Michel se réclame de l’héritage de Charles Renouvier, et qu’après sa mort ses amis lui ont consacré un volume d’hommages : Henry Michel (ouvrage collectif), Paris, 1907, qui comprend notamment une contribution de Célestin Bouglé : Une doctrine idéaliste de la démocratie : Henry Michel.
 Cité par Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, pp.66-67.
 Ibid, p. 67.
 Le libéralisme, initialement, ne dissocierait pas la liberté de l’égalité.
 Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 67.
 Ibid, p. 68.
 Contrairement à François Furet, qui identifie la République de 1793 à un virage illibéral opéré par rapport aux principes libéraux de la Révolution de 1789, Henry Michel concilie la première avec la seconde :
« Une telle approche de la philosophie de Rousseau et de la Révolution n’est pas sans conséquences. Quand on reproche à la république robespierriste d’avoir dévié de la voie libérale en faisant une trop large part à l’intervention de la puissance publique et en affirmant que les citoyens avaient un droit à l’assistance et un droit à l’instruction, on introduit frauduleusement dans la définition du libéralisme et de l’individualisme primitifs des éléments qui lui sont étrangers, en particulier l’opposition tranchée et absolue entre la liberté de l’individu et le droit de l’Etat. Les articles de la déclaration des droits de 1793 qui sont réputés porter atteinte aux principes fondamentaux de la théorie individualiste ont en réalité pour objet, dit Henry Michel, “d’aider à la formation du plus grand nombre possible d’individualités complètes et véritables. Et c’était alors la formule même de tout individualisme”. » (Ibid, pp. 70-71.)
Remarquons à notre tour que dans son Projet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (adopté par le club des Jacobins le 21 avril 1793, mais repoussé par la Convention le 24), Robespierre (pourtant assimilé par Bastiat à un nostalgique de Rome), ne rompt aucunement avec le projet libéral, puisqu’il s’appuie sur les libertés individuelles pour justifier l’Etat :
« Article premier : Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés. » (in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 119-120.)
Et s’il entend limiter le droit de propriété, c’est précisément dans le but d’en assurer la jouissance à chaque individu :
« Article VII : le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. » (Ibid.)
 Le Moment républicain en Fance, Paris, Gallimard, 2005, p.59.
 Aux élections législatives de 1881, alors qu’ils doivent encore convaincre du bien-fondé du régime (puisqu’au début de la Troisième République, un risque de restauration monarchique n’est pas exclu), les républicains mettent essentiellement en avant des acquis qui se rattachent aux principes libéraux : l’égalité devant la loi, la liberté de conscience, la liberté de la presse… Voir l’annexe n° 2 : le bulletin de vote « Ce qu’a fait la République », pour les élections législatives de 1881.
 Député de l’Aude.
 Georges Clemenceau, Discours du 1er février 1881 devant l’Assemblée nationale, in Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 75.
 Ibid, p.76.
 Ibid.
 Jules Barni, Manuel républicain, Paris, 1872, p. 3.
 Les manuels républicains, qu’ils s’agissent de celui de Renouvier ou de celui de Barni, lorsqu’ils définissent les termes du tryptique « liberté, égalité, fraternité », sont clairs sur ce point :
« […] La République ne veut pas la parfaite égalité des conditions, parce qu’elle ne pourrait l’établir qu’en dépouillant les citoyens de leur liberté. Mais la République veut s’approcher de cette parfaite égalité, autant qu’elle le peut, sans priver le citoyen de ses droits naturels, sans faire de lui l’esclave de la communauté. » (Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, Paris, 1904, pp. 204-205.)
Et :
« Peut-elle [l’égalité] aller jusqu’au nivellement de toutes les fortunes sous un même cordeau ? Non, car ce nivellement serait la ruine de la liberté. Mais ce doit être l’effet de la liberté même, éclairée par une solide instruction, et de lois habilement combinées en vue de l’intérêt public, d’éteindre dans la société la misère, de développer le bien-être général et de rapprocher de plus en plus les conditions sociales. » (Jules Barni, Manuel républicain, Paris, 1872, p. 5.)
Les inégalités de conditions ne sauraient être supprimées par une décision politique ; le gouvernement républicain pourrait toutefois créer le cadre dans lequel elles tendraient à se réduire.
Au début du vingtième siècle, les radicaux se distingueront ainsi des socialistes par leur volonté de réduire les inégalités sociales selon le critère de la non domination du patron sur le salarié, sans pour autant passer par une quelconque collectivisation. Pour eux, il s’agira seulement d’éviter le retour du rapport féodal dans le cadre des échanges sociaux et économiques :
« Les réformes sociales s’imposent entre toutes aux préoccupations des sociétés modernes. Ce qui nous sépare à cet égard des socialistes, c’est notre attachement passionné au principe de la propriété individuelle, dont nous ne voulons ni commencer ni même préparer la suppression.
Mais précisément parce que ce principe repose tout entier sur le droit inviolable de la personne humaine au produit de son travail, nous n’entendons le céder à personne quand il s’agira, non seulement d’assurer dans des conditions pratiques les retraites de la vieillesse, mais encore d’empêcher que la grande exploitation industrielle ne prenne le caractère d’une féodalité nouvelle et de hâter l’évolution pacifique par laquelle enfin le travailleur aura la propriété de son outil, la légitime rémunération de son travail. » Voir l’annexe n° 3 : le « programme du Parti radical » (extrait de la déclaration de Camille Pelletan du 21 juin 1901).
 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain III, Paris, Flammarion, 1988, p. 119.
 Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 63.
 Ibid, p. 61.
 Ibid, p. 62.
 Talleyrand, Discours du 10 septembre 1791 à l’Assemblée constituante, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, p. 137.
 « Les lois d’instruction publique sont la condition préalable et nécessaire de toute extension de la liberté, point fondamental par conséquent de tout programme libéral philosophiquement conçu. » (Henri Marion, L’Individu contre l’Etat, in Revue philosophique n° 2, 1885, p. 72.)
 Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 68.
 Dans une telle perspective, la fin du dix-neuvième siècle voit s’affirmer le souci des parents de promouvoir la carrière des enfants :
« […] Les parents calculent et prévoient, soucieux de l’ascension sociale et de l’avenir de leurs enfants. […] », écrit Jean-Marie Mayeur (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 56).
 Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 430.
 Cf. Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, pp. 95-99.
 Ibid, p. 97.
 La Grande Charte (voir note 78, p. 24) peut être considérée comme un texte précurseur du libéralisme politique, dans la mesure où ses articles déclinent une série de libertés individuelles dont peut se prévaloir un individu qui, dans les faits, n’est peut-être déjà plus tant un sujet qu’un citoyen.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, pp. 97-98.
 Ce qui suppose évidemment que nous nous intéressions davantage à un concept (y compris lorsqu’il émerge dans une monarchie) qu’à un type de régime politique. Sur ce point, voir note 88, pp. 26-27.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 98.
 « L’individualisme a marché dans l’histoire du même pas que l’étatisme. », écrira Durkheim (Une révision de l’idée socialiste, in Textes, Paris, Minuit, 1975, vol. III, p. 171.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, pp. 98-99.
 Hormis ceux (fonctionnaires et hauts fonctionnaires) que l’appareil administratif est bien obligé d’employer pour assurer la gestion d’un vaste territoire, et qui agissent in fine « au nom du peuple français ».
 Condorcet exprimera ainsi sa méfiance à l’égard d’une mainmise corporatiste sur l’organisation de l’enseignement :
« La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes. […] Que ces corps soient des ordres de moines, des congrégations de demi-moines, des universités, de simples corporations, le danger est égal. L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition, les opinions qui servent leur vanité. […] » (Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 88-89.)
En d’autres termes, le corps intermédiaire serait perçu comme une menace pour la république, susceptible de détourner le service du bien commun au profit d’un intérêt particulier.
 Corporations, confréries, compagnonnages.
 Rappelons que la laïcité ne consiste pas uniquement dans la séparation de l’Eglise et de l’Etat mais, dans une acception plus large, fait du domaine public un espace neutre, à l’abri de tous les groupes de pressions.
 Le Chapelier résume de cette manière l’esprit du décret du 14 juin 1791, portant suppression des maîtrises et des jurandes :
« Il n’y a plus de corporations dans l’Etat ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » (cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 95.)
 C’est l’intitulé de la deuxième partie de L’Etat en France de 1789 à nos jours de Pierre Rosanvallon, sur lequel nous continuons à nous appuyer ici.
 Même si nous insistons sur les aspects constitutifs d’une spécificité française, cette formulation nous permet simultanément de la désingulariser en la replaçant dans un contexte philosophique, historique et juridique dont elle s’est nourrie et hors duquel elle n’aurait probablement pas pu émerger.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 140.
 Voir Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 102-105.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 140.
 Cité par Camille Bloch, L’Assistance et l’Etat en France à la veille de la Révolution, Paris, 1908, p. 420.
 Cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 139.
 Ibid, p. 149.
 Cité par Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 141.
 Ibid.
 C’est bien l’Etat comme réducteur d’incertitudes qu’il s’agit d’organiser ici.
 Passage clef : il n’existe plus d’intermédiaires entre l’Etat et l’individu, mais en revanche une médiation assurant le lien entre la Nation et le citoyen, par le département d’un Etat centralisé.
 Décret du 19 mars 1793, in 1789, recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours (anthologie), Paris, 1989, pp. 127-128.
 L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 142.
 Nous pensons ici particulièrement aux républiques socialistes, qui posent d’emblée la problématique du bien commun en termes sociaux.
 Si le droit de grève est reconnu en 1866 par le Second Empire, ce n’est qu’en 1884 que la Troisième République autorise les syndicats. Nous noterons qu’en 1895, l’article 2 des statuts de la Confédération générale du travail (CGT) précise les objectifs de l’organisation syndicale en identifiant un sous-groupe social (les travailleurs) poursuivant son propre but (son émancipation) :
« La Confédération Générale du Travail a exclusivement pour objet d’unir sur le terrain économique et dans les liens d’étroite solidarité les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale. »
Or, la République - une et indivisible - ne saurait reconnaître un tel sous-groupe au sein de la communauté nationale. Aussi, lorsqu’elle reconnaît l’action syndicale ou le droit de grève, c’est en posant le problème en des termes individuels : il ne s’agit jamais de défendre une classe sociale en tant que telle, et la démarche collective se voit seulement reconnue comme un moyen de porter des revendications individuelles. Le préambule de la Constitution de 1946 stipule ainsi, alinéas 6 et 7 :
« Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. »
 En particulier à l’est du Rhin et dans le nord de l’Europe.
 « On peut observer que le schéma de la polarisation sociale a permis en Grande-Bretagne, en Scandinavie et en d’autres pays, le modèle de la dualité politique : travailliste/conservateurs, socialistes/libéraux […] », souligne Michel Winock (La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 9).
 « […] Mais ce ne fut pas le cas en France, où le Parti socialiste a été partie prenante d’un vaste ensemble, le parti républicain ou la gauche, dont la définition était donnée non par les divergences de classe mais par les affrontements idéologiques dus à la question religieuse. La vie politique française ne s’est pas constituée sur la base de la lutte des classes, mais sur l’enjeu représenté par l’héritage révolutionnaire : République ou monarchie, anticléricalisme ou cléricalisme, etc. », ajoute l’historien (La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 9).
 Député de 1876 à 1902. Monarchiste et catholique social, il se ralliera cependant à la Troisième République et contribuera à l’élaboration de presque toutes ses lois sociales.
Conformément à la Doctrine sociale de l’Eglise, développée sous l’impulsion de Léon XIII, il fait la critique des inégalités creusées par la Révolution industrielle, tout en se démarquant du socialisme. Pour lui, il ne s’agit nullement de mettre en cause la propriété privée, mais de prévenir sa concentration entre quelques mains.
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, pp. 79-83.
C’est un bon indicateur d’une spécificité française qui voit, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, le clivage politique s’installer durablement non pas autour de la question sociale, mais reposer sur l’antagonisme entre les tenants de la laïcisation de l’Etat et les partisans d’une restauration monarchique. D’où les retards de la République concernant la protection du travailleur :
« La législation sociale [sous la Troisième République] reste fort discrète. A tout prendre, le second Empire, et les bonapartistes ne manquèrent pas de l’observer, avait eu moins de timidité. […] On ne peut mieux mettre en évidence l’attachement du personnel républicain au libéralisme économique. Bien plus, jusqu’en 1890, date de son abolition, le livret établit une inégalité juridique entre patrons et ouvriers. En matière de protection du travail et d’assurances sociales, la législation reste inexistante, alors que de 1883 à 1889, l’Allemagne bismarckienne instaure les assurances maladies, accidents, invalidité et vieillesse. », souligne Jean-Marie Mayeur (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 72).
Albert de Mun lui-même, qui a connu la captivité après la Guerre de 1870-1871, s’inspirera en partie de l’exemple allemand. Nous ne saurions donc nous étonner de voir un monarchiste mettre en cause le régime en dénonçant les inégalités sociales, y compris avec le soutien, quelquefois, de l’extrême-gauche (c’est-à-dire des socialistes).
Le repos du dimanche sera du reste aboli par les républicains en 1880, par réflexe anticlérical alors qu’il avait été instauré sous la Restauration, avant d’être rétabli en 1906.
 Syndicalisme, du grec sundikos, qui assiste quelqu’un en justice (de sun, avec, et dikè, justice). L’étymologie renvoie à une idée de justice, donc à quelque chose qui resterait à équilibrer dans la république.
 Ministre de l’Intérieur du gouvernement Gambetta (1881-1882), puis du gouvernement Ferry (1883-1885). Il est l’initiateur de la loi relative à la liberté des associations professionnelles ouvrières et patronales, dite « loi Waldeck-Rousseau » (1884).
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 81.
 Nous assisterons à une convergence des critiques conservatrice et socialiste. En 1911, par exemple, une affiche de la CGT prône la réduction du temps de travail au nom de la lutte contre l’alcoolisme et de la préservation de la famille dans sa forme traditionnelle. Voir l’annexe n° 4 : l’affiche de la CGT « Réduisons les heures de travail », pour le 1er mai 1911.
Certains thèmes du discours d’Albert de Mun ne sont d’ailleurs pas sans rappeler ceux qui ont été développés par les socialistes de la première moitié du dix-neuvième siècle :
« Ayez une organisation du travail et l’antagonisme [entre les patrons et les ouvriers] disparaîtra graduellement […] », affirme-t-il (In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 82.)
L’Organisation du travail : voilà précisément le titre de l’œuvre majeure de Louis Blanc (Paris, 1839).
Cependant, les divergences subsistent, en particulier avec les socialistes influencés par Marx. Albert de Mun, en effet, ne conçoit pas la solution coopérative comme une victoire du prolétariat, dans le cadre d’une lutte de classes, mais comme une association voyant les ouvriers et les patrons poursuivre, dans un même élan, la production d’une richesse. Surtout, son attachement à l’ordre le conduit à condamner les grèves, « qui troublent continuellement le monde industriel » (In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 82). Sa critique demeure au bout du compte enracinée dans la défense de la tradition et dans l’attachement à la religion.
Notons que le personnage de l’abbé Ranvier, dans l’œuvre d’Emile Zola, représente le catholique social qui prend parti pour le prolétariat contre la bourgeoisie :
« […] C’était la bourgeoisie qui, en dépossédant l’Eglise de ses libertés antiques pour en mésuser elle-même, avait fait de ce monde un lieu maudit d’injustice et de souffrance ; c’était elle qui prolongeait les malentendus, qui poussaient à une catastrophe effroyable, par son athéisme, par son refus d’en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrétiens. […] » (Germinal, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 417.)
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 81.
 Celles d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say, éventuellement Frédéric Bastiat.
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 80.
 Du latin religare, relier.
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, pp. 80-81.
 Ibid, pp. 119-126.
 « […] rompre par tous les moyens, sur tous les terrains, dans tous les actes de la vie sociale, avec le christianisme, avec l’enseignement chrétien, avec la morale chrétienne. » (Ibid, p. 121.)
 Rappelons qu’il s’agit-là d’une spécificité française, puisque les expériences républicaines corse et américaine se sont notamment appuyées sur un tel sentiment pour se construire.
 In Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, p. 121.
 Ibid, p. 122.
 Le discours d’Albert de Mun fait écho à celui de Chateaubriand (voir p. 65).
 Ibid, p. 122.
 Le mot « socialisme » vient de l’italien socialismo (1803) et de l’anglais socialism (1822). Dans son acception initiale, il renvoie à une doctrine subordonnant l’individu à la société. Par opposition à l’individualisme et au libéralisme, il s’apparente sur le plan économique à une idéologie préconisant l’intégration de la propriété privée des moyens de production dans une organisation rationnelle et collective visant la production du bien commun conformément à un idéal de justice. S’il entretient à cet égard une proximité sémantique avec la république (Alain l’assimilera d’ailleurs à « Toute doctrine qui prétend construire la société selon la raison. »), le terme recouvre depuis le dix-neuvième siècle des conceptions et des régimes très divers (saint-simonisme, fouriérisme, proudhonisme, marxisme, communisme, socialisme chrétien, social-démocratie). Le Platon de la République, comme le Thomas More de l’Utopie, peuvent en outre être considérés comme des précurseurs du socialisme. Il sont admis comme tels dans les Ecrits sur le socialisme, de Platon à Léon Blum, petite anthologie publiée chez Seghers en 1963.
Notre propos ne sera pas ici de nous livrer à une étude exhaustive de ces différents courants, mais bien plutôt de comprendre pourquoi, alors même que les deux concepts semblent de prime abord se rejoindre, ils entretiennent une relation conflictuelle non seulement en France, mais plus largement dès qu’il est question d’une tradition républicaine occidentale.
Orientations bibliographiques :
Ecrits sur le socialisme (anthologie). Paris, Seghers, 1963.
Aftalion (Florin). Socialisme et économie. Paris, PUF, 1978.
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 Une année charnière, que nous avons déjà effleurée avec Thiers et Bastiat, et que nous abordons ici du point de vue socialiste. Charnière, donc, et à plus d’un titre, puisqu’elle se situe également sur la ligne de partage entre les deux grandes phases du mouvement. Traditionnellement, on distingue effectivement le développement des théories portées, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, par des auteurs tels que Fourier ou Proudhon, de celui de la critique marxiste centrée, à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, sur le thème de la lutte des classes. Comme nous ne faisons pas un travail d’historien, mais de philosophe, nous n’hésiterons pas à parler de Marx d’abord (qui rédige le Manifeste du Parti communiste avec Engels en janvier), et de Proudhon ensuite, cet ordre collant davantage à notre cheminement conceptuel.
La révolution, ainsi que les évènements qui la suivent, illustrent du reste parfaitement le conflit qui, dans le cas français, oppose la République au socialisme. Si les journées de Février assurent, avec le renversement de Louis-Philippe et la mise en place d’un gouvernement provisoire - qui compte notamment dans ses rangs Louis Blanc (Le Droit du travail, Paris, 1848) -, nombre de conquêtes politiques et sociales (création des ateliers nationaux pour les chômeurs), la victoire des modérés aux législatives du 23 avril signe le rejet des idées socialistes. Un rejet qui, après la suppression des ateliers nationaux, atteint son point d’orgue avec les journées de Juin : les émeutes ouvrières sont alors durement réprimées par Louis Eugène Cavaignac, au nom de la République.
Historiquement, cette dernière s’affirme par conséquent en faisant couler, comme plus tard lors de la Commune ou sous Clemenceau, le sang du peuple. Nous entendons ici par « peuple » non pas le détenteur de la souveraineté, mais les « ouvriers » et les « laboureurs » (cf. Encyclopédie (article « Peuple », De Jaucourt), Paris, Flammarion, 1986, vol. II, p. 262.) Comment lire de tels évènements ? Quel sens permettent-ils de donner au mot « République » (la philosophie recoupant l’histoire pour s’intéresser, davantage qu’au concept, au régime politique lui-même, nous privilégions la majuscule) ? Est-elle ce régime qui garantit l’égalité de tous ou, au contraire, celui qui, en préférant la liberté du propriétaire à la réduction des inégalités, aboutit au triomphe de la bourgeoisie sur le reste de la population ? N’aurait-elle fait, depuis 1792, que substituer au pouvoir de l’aristocrate celui du bourgeois ?
Après tout, l’article « Peuple », dans l’Encyclopédie (Ibid, pp. 262-265), n’établit pas tant d’antagonisme entre le peuple et le roi, qu’entre le peuple et le roi d’une part, et les puissants du royaume d’autre part :
« […] les rois n’ont point de sujets plus fidèles, et, si j’ose le dire, de meilleurs amis. Il y a plus d’amour public dans cet ordre peut-être, que dans tous les autres ; non point parce qu’il est pauvre, mais parce qu’il sait très bien, malgré son ignorance, que l’autorité et la protection du prince sont l’unique gage de sa sûreté et de son bien-être […]. » (Ibid, p. 265.)
Or, qui sont les puissants ? En premier lieu les nobles, qui peuvent menacer l’autorité royale (La Fronde), en second lieu les bourgeois, dont l’ascendant est perçu dès le dix-septième siècle par Molière dans Le Bourgeois gentilhomme. Nous trouvons d’autres traces, ou souvenirs, de cette montée en puissance de la bourgeoisie contre la noblesse dans la littérature. Ainsi, dans Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, dont l’action se situe sous le règne de Louis XIII, M. Bonacieux occupe encore un rang social moins élevé que D’Artagnan. Pourtant, le premier est propriétaire, et le second peine à payer son loyer. Au début du roman, nous pouvons d’ailleurs observer le jeune héros feindre la colère devant le bourgeois afin de donner le change aux gardes du Cardinal en ces termes :
« Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l’argent, à moi ! à un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer. » (Les Trois Mousquetaires, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 185.)
Dans Germinal en revanche, Emile Zola nous indique que le rapport s’inverse après la Révolution : la famille Grégoire réalise son ascension en dépossédant la noblesse grâce à l’achat du domaine de La Piolaine comme bien national (Germinal, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 111).
Et si le régime républicain n’était qu’un instrument aux mains des nouveaux maîtres ?
 La machine à vapeur se généralisera en Europe et aux Etats-Unis dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Alimentée au charbon, elle fournit l’énergie indispensable au travail industriel. Comme une telle énergie ne peut se transmettre qu’à de courtes distances, par un jeu de courroies, on assiste à une concentration de la production. Dans le textile, les métiers à tisser dispersés dans les campagnes sont ainsi rassemblés dans de grandes manufactures.
L’électricité et le pétrole prendront leur essor au début du vingtième siècle, la première entraînant une mutation des industries métallurgiques et chimiques, la seconde fournissant les carburants des nouveaux moyens de transport que sont l’automobile et l’avion.
La diffusion du premier système technique, fondé sur le charbon et la machine à vapeur, bouleverse l’organisation du travail. Elle conduit au regroupement de ce dernier dans de grandes unités de production : les usines.
 In Ecrits sur le socialisme (anthologie), Paris, Seghers, 1963, p. 62.
 Barni définira l’Etat de la façon suivante :
« L’Etat est l’ensemble des pouvoirs publics chargés de régler et d’administrer les choses qui intéressent le pays tout entier. » (Manuel républicain, Paris, 1872, p. 27.)
Mais quelles sont au juste ces « choses qui intéressent le pays tout entier » ? Renvoient-elles seulement au domaine politique, ou bien le régime républicain doit-il étendre ses compétences aux domaines économique et social ? C’est la nature du bien commun qu’il s’agit d’interroger.
 Dans ce sens-là, la propriété individuelle, bien sûr, à distinguer de la propriété collective prônée par les socialistes.
 Celui-ci ferait de la défense de la propriété la pierre angulaire de tout contrat social, et la res publica résiderait cette fois dans l’espace qui rendrait possible la poursuite par chaque individu de fins choisies par lui, plutôt que dans un bien dont la valeur s’imposerait à tous.
Au début du vingt-et-unième siècle, la république américaine place sur son « Axe du mal » d’autres républiques : Cuba, la Corée du Nord, la Syrie, l’Iran. L’antagonisme ne repose pas tant sur la république elle-même que sur l’interprétation qui en est faite. La première est individualiste, les secondes collectivistes. La première met en avant une seconde définition de la démocratie, en tant que régime garantissant les libertés individuelles, alors que les secondes en restent à la première (régime dans lequel le peuple est souverain).
 Nous pensons en particulier à Fourier (Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Lyon, 1808) et au phalanstère, que nous pouvons définir comme un regroupement communautaire d’individus en vue de la création des conditions nécessaires à la vie harmonieuse de l’ensemble dans un lieu délimité (du grec phalanx, formation militaire rectangulaire, et stereos, solide). Il fait l’objet de plusieurs tentatives d’application au cours du dix-neuvième siècle : le familistère de Guise, créé par Godin, Réunion au Texas, fondé par Considerant…
Sur les rapports de Considerant avec la Deuxième République, puis son itinéraire phalanstérien en Amérique du Nord, nous renvoyons aux ouvrages et articles suivants :
Beecher (Jonathan). Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkeley, 2001.
Vernus (Michel). Victor Considerant. Le cœur et la raison. Dole, Canevas, 1993.
Cordillot (Michel). L’Evolution politique de Considerant à la veille de la révolution de 1848. A propos de « L’Appel au ralliement des socialistes » de Joseph Rey. Cahiers Charles Fourier n° 19, décembre 2008. Pp. 33-39.
Bouchet (Thomas). L’Ecole et l’Assemblée. Considerant à la Constituante, 1848-1849. Cahiers Charles Fourier n° 19, décembre 2008. Pp. 41-50.
Verlet (Bruno). D’un Texas à l’autre. Des utopistes français dans l’Ouest américain. Cahiers Charles Fourier n° 19, décembre 2008. Pp. 79-84.
Desmars (Bernard). Oublier le Texas ?. Les fouriéristes et Victor Considerant, de la fin des années 1850 au début du XXe siècle. Cahiers Charles Fourier n° 19, décembre 2008. Pp. 97-107.
Nous signalons en outre, sur la tension entre pensée phalanstérienne et socialisme parlementaire, cet article consacré à Péguy :
Guet (Michel). Péguy socialiste utopique. Cahiers Charles Fourier n° 17, décembre 2006. Pp. 51-54.
 D’où la distinction contemporaine entre le socialisme et la social-démocratie. Si le premier met en cause la propriété privée pour prôner la collectivisation des moyens de production, la seconde entend réduire les inégalités sociales sans pour autant rompre avec le capitalisme, qu’il s’agit seulement de réguler. En France, et plus particulièrement sous la Cinquième République, les gouvernements socialistes se sont révélés être des gouvernements sociaux-démocrates, plus réformistes que révolutionnaires. D'où, par exemple, « le tournant de la rigueur » en 1983, sous le gouvernement Mauroy, dans le cadre d’une action politique n’entendant nullement abolir l’économie de marché. Après leurs échecs successifs aux élections présidentielles de 1995, de 2002 et de 2007, certains socialistes se sont du reste interrogés sur l’opportunité de lever l’ambiguïté quant à la dénomination de leur parti. Dans une interview parue dans Le Nouvel Observateur en 2008, Bertrand Delanoë, par ailleurs maire de Paris, assumait pleinement sa part de libéralisme :
« […] Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est une doctrine d’affranchissement de l’homme, née dans l’Europe des Lumières. C’est, comme son nom l’indique, une idéologie de la liberté, qui a permis l’accomplissement de grandes conquêtes politiques et sociales. Le principe en est simple : il n’y a pas d’oppression juste, il n’y a pas de chaîne qui ne doive être brisée, il n’y a pas de légitimité, ni donc de fatalité, à la servitude. Et le libéralisme, c’est dans le même temps l’idée que la liberté est une responsabilité, qu’être libre ce n’est pas faire ce que l’on veut mais vouloir ce que l’on fait. Au nom de cet héritage intellectuel-là, celui de Montesquieu, de John Locke, au nom de ceux qui ont su se dresser contre le confort mortel de l’habitude pour dire non, je suis libéral. […] Je suis donc libéral ET socialiste. » (in Le Nouvel Observateur n°2272, du 22 au 28 mai 2008, pp. 14-22.)
Le cas de la Corse est remarquable : le Parti socialiste n’y a jamais été représentatif, la gauche se partageant au début du vingt-et-unième siècle entre les radicaux (Emile Zuccarelli, Paul Giaccobi…) et Corse Social-Démocrate (Simon Renucci).
Sur les rapports entre social-démocratie et libéralisme, nous renvoyons en outre à l’article de Nicolas Delalande : Social-démocratie et libéralisme, une relation oubliée, in La Vie des idées, juillet 2007.
 Le scrutin avait eu lieu le 23 avril 1848, et s’était soldé par la victoire des modérés.
 Les Luttes de classes en France, Paris, Gallimard, 1994. p. 35.
Marx percevait déjà un tel antagonisme dans la composition du Gouvernement provisoire, installé après février 1848 :
« Le Gouvernement provisoire issu des barricades de Février reflétait nécessairement dans sa composition les différents partis qui se partageaient la victoire. Il ne pouvait être qu’un compromis entre les diverses classes qui avaient renversé ensemble le trône de Juillet, mais dont les intérêts s’affrontaient hostilement. Il était composé en grande majorité de représentants de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie républicaine était représentée par Ledru-Rollin et Flocon, la bourgeoisie républicaine par les gens du National, l’opposition dynastique par Crémieux, Dupont de l’Eure, etc. la classe ouvrière n’avait que deux représentants, Louis blanc et Albert. Enfin, Lamartine dans le Gouvernement provisoire, ce n’était à première vue aucun intérêt réel, aucune classe bien définie, c’était la révolution de Février elle-même, le soulèvement général avec ses illusions, sa poésie, son contenu imaginaire et sa rhétorique. Du reste, par sa position comme par ses vues, le porte-parole de la révolution de Février appartenait à la bourgeoisie. » (Ibid, pp. 16-17.)
 C’est l’extrait fameux du Manifeste du Parti communiste :
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes.
[…] Dans la Rome antique, nous avons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen Age des seigneurs féodaux, des vassaux, des maîtres de corps de métier, des compagnons, des serfs et en outre, dans presque chacune de ces classes à leur tour, des hiérarchies particulières.
La société bourgeoise moderne, issue de la ruine de la société féodale, n’a pas aboli les oppositions de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes des classes nouvelles, des conditions d’oppression nouvelles, de nouvelles formes de lutte. » (Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, pp. 73-74.)
Si nous posons l’affranchissement comme l’invariant que nous retrouvons dans toutes les républiques, alors nous pourrions parler d’un « marxisme républicain », qui aurait pour objet l’abolition d’un rapport de dominants à dominés. Ce sont en revanche ses prémisses qui le distingueraient des autres traditions républicaines : alors qu’il viserait une émancipation sociale, dont le développement pourrait dépasser les frontières (d’où l’internationale socialiste, exprimée par la célèbre formule « PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! » (Ibid, p. 119) qui conclut l’ouvrage), le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (voir p. 55) se réfèrerait à une émancipation nationale (dont le fondement serait le plus souvent ethnique), et le libéralisme aurait pour but une émancipation individuelle.
La place accordée au sujet (inclusion dans une classe, dans une ethnie ou au contraire autonomie) déterminerait le type d’affranchissement recherché, et par conséquent le type de république auquel il renverrait.
 Le procédé ne serait pas nouveau, et aurait déjà été employé au cours de l’Histoire :
« […] l’exploitation que voilaient les illusions religieuses et politiques […] » (Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 76.)
 La république, en tant que gouvernement par la loi, doit assurer la liberté de tous contre l’arbitraire de quelques uns. Mais si elle s’avère être aux mains d’une oligarchie, alors la loi ne sert plus qu’un intérêt particulier et revêt un aspect aliénatoire.
 Le texte est précédé de la reproduction des trois premiers articles de la Constitution du 4 novembre 1848 :
« “Chap. I. [Art. Ier] La souveraineté réside dans l’universalité des citoyens français. Elle est inaliénable et imprescriptible. Aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice.”
“Chap. II. DROITS [DES CITOYENS] GARANTIS PAR LA CONSTITUTION :
“[Art. 2] Nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les prescriptions de la loi.
“Art. 3. La demeure de toute personne habitant le territoire français est inviolable ; il n’est permis d’y pénétrer que selon les formes [et dans les cas] prévus par la loi.” » (La Constitution de la République française adoptée le 4 novembre 1848, in Les Luttes de classes en France, Paris, Gallimard, 1994, p. 152.)
Selon Marx, ils remplaceraient ces articles qui, avant les journées de Juin, intégraient dans la Constitution un important volet social :
« “Art. 6. Le droit à l’instruction est celui qu’ont tous les citoyens de recevoir gratuitement de l’Etat l’enseignement propre à développer les facultés physiques, morales et intellectuelles de chacun d’eux.
“Art. 7. Le droit au travail est celui qu’a tout membre de la société de vivre en travaillant. Par conséquent, il est du devoir de la société de fournir du travail à toutes les personnes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement.”
“Art. 9. Le droit à l’assistance est celui qui appartient aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards de recevoir de l’Etat des moyens d’exister.” » (Ibid, pp. 151-152.)
 Ibid, p. 152.
 « “Art. 8. Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement. L’exercice de ces droits n’a pour limites que les droits [ou la liberté] d’autrui et la sécurité publique.” » (Ibid, p.153.)
 Ibid, p. 154.
 Ibid, pp. 154-155.
 Ibid, p. 155.
 Ibid, p. 163.
 Ibid, p. 164.
 Ibid, p.165.
 « Pendant longtemps l’individualité quelconque - celle d’en bas et de tout le monde - est demeurée au-dessous du seuil de description. Etre regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture ininterrompue était un privilège. La chronique d’un homme, le récit de sa vie, son historiographie rédigée au fil de son existence faisaient partie des rituels de sa puissance. Or les procédés disciplinaires retournent ce rapport, abaissent le seuil de l’individualité descriptible et font de cette description un moyen de contrôle et une méthode de domination. Non plus monument pour une mémoire future, mais document pour une utilisation éventuelle. Et cette descriptibilité nouvelle est d’autant plus marquée que l’encadrement disciplinaire est strict : l’enfant, le malade, le fou, le condamné deviendront, de plus en plus facilement à partir du XVIIIe siècle et selon une pente qui est celle des mécanismes de discipline, l’objet de descriptions individuelles et de récits biographiques. Cette mise en écriture des existences réelles n’est plus une procédure d’héroïsation ; elle fonctionne comme procédure d’objectivation et d’assujettissement. […] » (Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 224-225.)
En d’autres termes, le vaste mouvement d’émancipation de l’individu annoncé par le siècle des Lumières et inclus dans le programme libéral se serait en réalité traduit par l’apparition d’une nouvelle forme d’aliénation.
 Proudhon (Pierre-Joseph). Idées révolutionnaires. Antony, Tops, 1996.
Proudhon (Pierre-Joseph). Les Confessions d’un révolutionnaire. Antony, Tops, 1997.
 Les Confessions d’un révolutionnaire, Antony, Tops, 1997, p. 65.
 Ibid.
 Ibid.
 « Elle [la Révolution française] s’appela le CONTRAT SOCIAL.
Elle prit pour dogme la souveraineté du peuple : c’était la contre-partie du dogme chrétien, l’unité de Dieu.
Sa devise fut l’égalité devant la loi ; c’était le corollaire de celles qu’elle avait précédemment inscrites sur son drapeau, l’égalité devant Dieu et l’égalité devant la raison. » (Toast à la Révolution, in Idées révolutionnaires, Antony, Tops, 1996, p. 224.)
 Ibid, p. 222.
 Ibid.
 Proudhon pense notamment aux apports de Galilée et de Descartes autour des seizième et dix-septième siècles.
 Toast à la Révolution, in Idées révolutionnaires, Antony, Tops, 1996, p. 223.
 Ibid, p. 226.
 Les Confessions d’un révolutionnaire, Antony, Tops, 1997, p. 68.
 Ibid, p. 71.
 « […] la garde nationale […] est la première gardienne de la paix publique et des propriétés […]. », écrit Armand Marrast, le maire de Paris, dans une circulaire adressée le 23 juin aux municipalités des arrondissements (cité par Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire, Antony, Tops, 1997, p. 118).
 La formule est employée dans la même circulaire (ibid).
 Le terme d’« association », par définition, sous-entend des associés, ou des contractants, préexistants à la collectivité.
 L’utopie rejette l’originalité et recèle un aspect coercitif, chaque individu se voyant attribuer une fonction de manière dirigiste. Cependant, les socialistes du dix-neuvième siècle n’ignorent pas la difficulté et les objections qu’elle implique. Aussi fait-elle l’objet de débats internes, par exemple dans La Revue socialiste, où Emile de Laveleye écrit :
« […] Le but final [de l’utopie] n’est pas, comme nous le pensons aujourd’hui, le développement le plus complet de l’être humain, mais la perfection de la société. Les hommes ne sont, pour ainsi dire, que les matériaux dont la superposition ordonnée par l’architecture politique constituera la cité idéale.
[…] » (Deux utopies nouvelles, in La Revue socialiste n° 67, juillet 1890, pp. 77-95.)
Dans le même article, il commente l’ouvrage de son contemporain Edward Bellamy, Loocking backward (1888), qui décrit une utopie en l’an 2000. Il salue la démarche, qui a le mérite de mettre en évidence les abus du libéralisme économique :
« […]
Le succès si grand et si rapide qu’a obtenu le livre de M. Bellamy […] est un symptôme digne d’attention. Il prouve que l’optimisme des anciens économistes a perdu l’autorité dont il jouissait naguère. On ne croit plus qu’en vertu du laissez-faire, tout s’arrange au mieux dans le meilleur des mondes possibles, on sent qu’il y a vraiment une “question sociale”. C’est-à-dire que le partage des biens de ce monde ne se fait pas conformément à la justice et qu’il y a quelque chose à faire pour augmenter la part de ceux qui fournissent le facteur principal de la production, le travail. […] » (Ibid.)
Il conclut néanmoins, en se démarquant de ce que le communisme peut avoir d’utopique :
« […]
Quant au rêve de M. Bellamy, il restera toujours, je le crains, une utopie, à moins que le cœur de l’homme ne se transforme complètement. Son idéal est du communisme pur, et comme tel, il soulève d’invincibles objections. » (Ibid.)
 Le terme de « communauté », contrairement à celui d’« association », ne présuppose nulle unité individuelle.
 Conformément à l’affranchissement qui détermine traditionnellement la république.
 En d’autres termes, la collectivité prime l’individu.
 L’impiété, susceptible de rompre le lien social dans la Cité, est le chef d’accusation sur lequel repose la condamnation à mort de Socrate.
 La prédominance de l’Etat dans laquelle se reconnaît le platonisme se traduit par une soumission de l’individu à des lois qui n’ont pas pour but de garantir ses droits (comme ce sera en revanche le cas au dix-huitième siècle), mais de conserver la Cité en tant qu’être collectif ; d’où le fameux passage de la Prosopopée des Lois, dans le Criton :
« Suppose, qu’étant sur le point de nous évader, nous voyions venir à nous les Lois et l’Etat, qu’ils se dressent devant nous et nous demandent : “Dis-nous, Socrate, qu’as-tu dessein de faire ? Ce que tu tentes, qu’est-ce autre chose que de vouloir nous détruire, nous, les Lois, et tout l’Etat, autant qu’il est en ton pouvoir ? Crois-tu vraiment qu’un Etat puisse subsister, qu’il ne soit pas renversé, lorsque les jugements rendus y sont sans force, lorsque les particuliers peuvent en supprimer l’effet et les détruire ?” » (Criton, 50a-b.)
S’il est envisageable de lire Platon selon une grille de lecture individualiste, en considérant d’abord la république comme un état individuel, la raison d’Etat (l’individu, même injustement condamné, doit se soumettre à ses juges afin de ne pas bouleverser la marche de la collectivité) le situe néanmoins ici définitivement en dehors de la modernité. Qu’est-ce que la raison d’Etat ? La reconnaissance de la légitimité pour un gouvernement de violer les droits fondamentaux de l’un de ses ressortissants ou, plus généralement, de la personne, au nom d’un intérêt supérieur. Dans les régimes démocratiques occidentaux contemporains, c’est une contradiction dans les termes. En effet, l’Etat n’y conserve précisément sa raison d’être que dans la mesure où il garantit les libertés individuelles, et plus particulièrement la sûreté de l’individu. Les violer déboucherait sur sa propre négation. A cet égard, les institutions n’existeraient que pour les citoyens, au lieu que ces derniers ne se trouvent subordonnés à la collectivité. Rousseau, dans une telle optique, est bien un moderne qui, comme d’autres auteurs contractualistes, prévoit un droit naturel précédant le droit positif ainsi que la possibilité pour l’individu de résister lorsque l’Etat, ou ceux qui le représentent, portent atteinte à ses droits fondamentaux :
« […] De sorte qu’à l’instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés d’obéir. » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 115.)
Nous pourrions en revanche admettre une filiation entre les utopies socialistes et la Cité antique.
 Cité dans Robert Flacelière, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Paris, Hachette, 1959, p. 45.
 Si nous ne pouvons pas à proprement parler de « totalitarisme » chez les Anciens, c’est précisément parce qu’ils n’on pas encore intégré la liberté individuelle dans leur mode de représentation. Le mot relève donc de l’anachronisme, et doit dans tous les cas être employé avec prudence.
 Le conflit est un déterminant historique récurrent expliquant qu’un Etat puisse être tenté de réduire les libertés individuelles au nom d’un intérêt collectif, mis en péril par un ennemi (un autre Etat, ou encore une organisation terroriste). Notons que, sous la Troisième République, l’affaire Dreyfus, qui part d’une accusation d’espionnage au profit de l’Allemagne, intervient de cette manière entre la défaite de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale, à une époque où les relations internationales sont exacerbées. La question posée au régime est alors celle de la possibilité d’application du programme individualiste dans ce contexte. D’où la confrontation entre « deux discours » :
« Les antidreyfusards déclarent combattre “pour l’armée” qui ne peut se tromper et qui, se trompât-elle, doit être défendue à la face du monde car elle incarne la France éternelle, sa continuité, et aussi son unité par-delà les clivages politiques et les luttes sociales, facteurs de division. L’autorité de la chose jugée est nécessaire au maintien de l’Etat, de la patrie. Vérité ou pas, qu’importe ? la théorie du “faux patriotique” légitimé par la nécessité d’affirmer la France face à l’étranger n’est pas propre à Drumont, à Déroulède ou à Maurras : Maurice Barrès l’exprime à peu près dans les mêmes termes. Une telle idéologie est évidemment imperméable aux “preuves”, ses déterminations sont ailleurs. En face les dreyfusards : la Justice et la Vérité, voilà leurs objectifs proclamés. La France qu’ils déclarent défendre c’est celle qui, en promulguant les Droits de l’homme, s’est, aux yeux du monde entier, identifiée au Droit. Beaucoup sans doute admettraient volontiers que la vraie France commence en 89, lorsque triomphent la raison et l’esprit critique contre les puissances maléfiques et obscures du passé : France du suffrage universel et de la démocratie parlementaire d’où l’on peut glisser vers la démocratie sociale. Le régime républicain doit affirmer sa vraie nature contre les forces organisées qui, de l’intérieur ou de l’extérieur, s’efforcent de l’entraîner à rebours de l’histoire : le sabre, et le goupillon que Clemenceau lui associe de bonne heure : l’alliance du cléricalisme et du pouvoir militaire est le thème qui va permettre de faire passer l’Affaire dans la problématique politique française. » (Madeleine Rebérioux, La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, pp. 22-23.)
Face au terrorisme pratiqué par des organisations visant l’instauration d’un système sociétal annihilateur des libertés individuelles (nous pouvons songer à des actes perpétrés au nom d’un islamisme radical), nous remarquerons en outre que les démocraties libérales se trouvent en échec du moment qu’elles les restreignent afin de se protéger. D’où un risque de cercle vicieux voyant l’action terroriste, de fait, renforcée, alors même qu’elle semble contenue.
 La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Paris, Hachette, 1959, p. 48.
 République X, 604e.
 Ibid.
 Platon indique comment l’Etat doit pouvoir, selon une ligne directrice, contrôler le travail de l’artiste :
« […]
Nous pouvons donc à bon droit le [le poète imitateur] censurer et le regarder comme le pendant du peintre ; il lui ressemble en ce qu’il ne produit que des ouvrages sans valeur, au point de vue de la vérité, et il lui ressemble encore du fait qu’il a commerce avec l’élément inférieur de l’âme, et non avec le meilleur. Ainsi, nous voilà bien fondés à ne pas le recevoir dans un Etat qui doit être régi par des lois sages, puisqu’il réveille, nourrit et fortifie le mauvais élément de l’âme, et ruine, de la sorte, l’élément raisonnable, comme cela a lieu dans une cité qu’on livre aux méchants en les laissant devenir forts, et en faisant périr les hommes les plus estimables ; de même, du poète imitateur, nous dirons qu’il introduit un mauvais gouvernement dans l’âme de chaque individu, en flattant ce qu’il y a en elle de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le plus grand du plus petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme grands, tantôt comme petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vraie. » (République X, 605b-c.)
Avec les réserves que nous avons émises pour l’emploi du terme de « totalitaire » concernant Platon, nous pouvons voir dans ces lignes l’annonce des mécanismes de propagande utilisés par les totalitarismes du vingtième siècle et, plus généralement, par les républiques visant l’atteinte d’un bonheur collectif primant les singularités. Au début du vingt-et-unième siècle, la République arabe syrienne, d’inspiration socialiste, affirme dans ses statuts sa volonté d’amener le peuple au bonheur, et justifie toute répression des libertés individuelles au nom de ce principe. « Affaiblissement du sentiment national » : tel sera par exemple le motif invoqué pour réprimer un blogueur critiquant le gouvernement, comme le relève Delphine Minoui dans un article intitulé Les Blogs de la colère secouent le monde arabe (in Le Figaro du 27 mai 2008).
 République V, 458c.
 Ibid, 459d.
Ce passage annonce la justification, au nom de la primauté de la collectivité sur l’individu, de toutes les atteintes ultérieures aux libertés individuelles, y compris la mise en place d’un Etat eugéniste, voire raciste. Si nous établissons une continuité entre la Cité antique et le socialisme, alors nous pouvons mieux comprendre que ce dernier ait pu produire au vingtième siècle aussi bien le totalitarisme soviétique en URSS que le régime national-socialiste en Allemagne. Le nazisme est un socialisme qui identifie l’exploiteur empêchant le bonheur de la collectivité à un groupe racial déterminé (les Juifs), et qui développe dans une telle perspective un nationalisme à caractère ethnique.
 Rappelons qu’il existe chez Platon une science du bonheur, identifiée par Nietzsche (« Raison = vertu = bonheur », voir note 132, p. 38), et s’inscrivant dans une conjonction des Biens (cf. l’Alcibiade majeur (113d-116e) et le Gorgias (467c-479e), déjà cités note 121, p. 36).
 Lois, 875b-c.
 Ce qui passe par l’égalité et permet de souligner la proximité avec le socialisme. Mais il s’agit chez Platon d’une égalité géométrique, alors que le socialisme visera une égalité arithmétique.
 Contrairement à une appréciation courante, selon laquelle l’URSS n’aurait été qu’une « dérive » ou une « caricature » du projet communiste initial, nous pourrions envisager que tout discours collectiviste contiendrait en germe son totalitarisme. En effet, son application supposerait de répartir les membres de la collectivité et de leur attribuer des fonctions permettant à la machinerie sociale de fonctionner et de produire ce que nous attendons d’elle, bref de les réduire au rang de rouages. Or, qu’en serait-il, dans les faits, de l’adhésion des individus ? S’ils n’adhéraient pas, ne conviendrait-il pas de les rééduquer, afin qu’ils se rendent compte du bien-fondé du projet auquel ils seraient sommés de participer ? Pour le dire autrement, une telle organisation, du moment qu’elle relèguerait le libre choix et les singularités au second plan, impliquerait l’asservissement de l’individu à l’Etat, et par conséquent la répression de tout comportement individuel déviant.
 Orientations bibliographiques :
Abendroth (Wolfgang). Histoire du mouvement ouvrier en Europe. Paris, La Découverte, 2002.
Laroulandie (Fabrice). Les Ouvriers de Paris au XIXe siècle. Paris, Christian, 1998.
Noiriel (Gérard). Les Ouvriers dans la société française. Paris, Seuil, 2002.
Weil (Simone). La Condition ouvrière. Paris, Gallimard, 1951.
 Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, pp. 48-54.
 Ibid, p. 52.
 Certes, la Troisième République succède au Second Empire, mais nous pouvons l’admettre comme l’aboutissement d’un processus de rupture avec l’Ancien Régime beaucoup plus vaste, et qui commence près d’un siècle plus tôt avec la Révolution.
 Lorsqu’ils le peuvent, ils se tournent en revanche vers le radical, plus proche d’eux :
« […] il [le programme social des radicaux] se distingue de celui du reste du parti républicain par son ton égalitaire, par l’appel à une réforme de l’impôt, qui facilite, comme l’écrit Clemenceau, candidat dans le dix-huitième arrondissement en 1876, l’amélioration du sort du plus grand nombre. », précise Jean-Marie Mayeur (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 53).
 Ibid.
 Ibid.
 Davantage qu’un réducteur d’incertitude (définition essentiellement négative), le libéralisme permet une définition positive de l’Etat, en tant qu’initiateur de possibles.
 La réponse apportée par le modèle républicain français à la question sociale se révèle ici pleinement libérale. Seul le respect de la propriété assurerait à l’individu l’affranchissement, alors que son abolition en vue de la réalisation de l’égalité des conditions le condamnerait à l’esclavage. Chateaubriand a également pressenti l’espérance d’accession à une propriété illimitée comme alternative au socialisme en l’absence d’espérance religieuse :
« […] L’infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l’homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d’arriver à tout, sans l’idée de vivre éternellement, néant partout : sans la propriété individuelle, nul n’est affranchi ; quiconque n’a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu’il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d’une propriété commune. […] La propriété héréditaire et inviolable est notre défense personnelle ; la propriété n’est autre chose que la liberté. L’égalité absolue, qui présuppose la soumission complète à cette égalité, reproduirait la plus dure servitude : elle ferait de l’individu humain une bête de somme soumise à l’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier. » (Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1973, vol. III, pp. 723-724.)
 Le « grand soir », en somme, ne serait rien d’autre que la foi, qui aurait du reste remplacé l’« opium du peuple », dans l’instauration subite d’un bonheur collectif ici-bas. Une telle espérance serait susceptible de gagner des « adeptes » à chaque défaillance républicaine.
 Jean-Marie Mayeur s’intéresse notamment au secteur de la mine :
« Les compagnies [minières] apportent une aide considérable à l’Eglise : elles construisent des édifices du culte, des écoles confessionnelles. On comprend qu’aux yeux des mineurs, la lutte contre le cléricalisme et celle contre le patronat soient allées de pair. », écrit-il (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 67).
 Ibid, p. 68.
Il est en l’occurrence question du Creusot.
 « […] devant les conditions de travail de “ces milliers d’êtres palpitant aux gueules des fournaises,… fronts mouillés, paupières rougies, cils brûlés”, le journaliste [Jules Huret, qui enquête sur le site] s’étonne de l’absence de révolte. » (Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 68).
 « […] Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possèdera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer. » (Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, 1973, vol. III, p. 715).
L’impératif auquel aboutit le mémorialiste peut être lu de deux manières : ou bien il annonce la répression contre le mouvement ouvrier, telle qu’elle sera notamment pratiquée sous la Troisième République, ou bien il annonce la société de consommation qui, à partir des Trente Glorieuses, ne concevra plus la pauvreté comme admissible, puisque même le plus modeste y aura sa part. Dans le premier cas, on forcerait le pauvre à la docilité, dans le second on la lui achèterait.
 Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 70.
 Avec l’insécurité, l’absence de perspectives et l’impossibilité d’économiser une partie du salaire (Ibid).
 Il s’agit toujours d’un point clef.
 « Les compagnons employés dans une toute petite entreprise artisanale ou les petits artisans à leur compte, cordonnier, ébéniste, tailleur, n’ont pas le minimum d’indépendance économique qui fonde l’appartenance aux classes moyennes. Ils constituent souvent une élite. Certes tous, loin de là, n’atteignent pas à la condition enviable de l’ébéniste du faubourg Saint-Antoine décrit par une monographie de 1891, qui gagne près de 8 francs par jour, va au café-concert, au théâtre. Mais ils participent d’une tradition de culture ouvrière. Ce sont eux qui revendiquent avec le plus de vigueur en faveur de l’instruction obligatoire et laïque […]. » (Jean-Marie Mayeur, Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 69.)
 Le clivage idéologique, autour de la laïcité, ainsi que le clivage fondé sur la question sociale, sont souvent analysés par l’historien. Il convient également d’inclure dans toute réflexion concernant la République, et notamment les crises qu’elle traverse, un clivage d’un autre ordre encore, peut-être plus profondément ancré et pourtant plus diffus et moins visible de prime abord, à savoir la fracture culturelle. Ce dernier élément se révèle être d’une importance cruciale, dans la mesure où il permet de comprendre pourquoi les classes populaires peuvent non seulement se détourner des républicains, mais encore des socialistes vers lesquels nous nous attendrions à les voir aller naturellement, pour finalement servir de terreau à des mouvances populistes.
 Avocat, journaliste et socialiste, qui entre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en 1899, et qui y participe jusqu’en 1902. Bien qu’il ne soit pas mandaté par son parti, il est d’abord soutenu par Jaurès, et suscite beaucoup d’espoir dans les classes populaires.
 La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, p. 78.
 Insistons sur le fait que le véritable enjeu, pour les radicaux, ne tourne pas autour de la question sociale, mais réside dans la laïcité.
 La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, p. 112.
 Voir pp. 83-84.
 En particulier ceux qui impliquent les mineurs dans le Nord-Pas-de-Calais et les vignerons dans le Languedoc.
Cf :
Cochet (Annick). Clemenceau et la Troisième République. Paris, Denoël, 1989.
Julliard (Jacques). Clemenceau briseur de grèves - L’affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges. Paris, Julliard, 1964.
Martet (Jean). M. Clemenceau peint par lui-même. Paris, Albin Michel, 1929.
Winock (Michel). Clemenceau. Paris, Perrin, 2007.
 La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, p. 113.
 « […] La gauche socialiste est si peu prévenue contre l’antisémitisme qu’en janvier 1998, alors même que l’agitation nationaliste est à son comble, elle opte en majorité, suivant les guesdistes, pour l’abstention dans ce qui reste à ses yeux une bataille interne à la bourgeoisie, c’est-à-dire l’ennemie. […] » (Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 153.)
 « Certes, nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons, dans le combat révolutionnaire, garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité. » (Cité dans : Ecrits sur le socialisme (anthologie), Paris, Seghers, 1963, p. 153.)
 C’est-à-dire au « mythe de la Révolution » que dénonce Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels :
« Le mythe de la gauche contient implicitement l’idée de Progrès et suggère la vision d’un mouvement continu. Le mythe de la Révolution a une signification complémentaire et opposée : il nourrit l’attente d’une rupture avec le train ordinaire des choses humaines.
[…] Les tenants du mythe révolutionnaire souscrivent le plus souvent au même système que les réformistes, ils escomptent le même aboutissement, une société pacifique, libérale, soumise à la raison. Mais l’homme ne réaliserait sa vocation et ne prendrait en charge son destin que par l’exploit prométhéen - valeur en lui-même ou moyen indispensable. » (L’Opium des intellectuels, Paris, Hachette, 2002, pp. 46-47.)
Et d’ajouter :
« Tout changement de régime subit et brutal entraîne des fortunes et des faillites également injustes, il accélère la circulation des biens et des élites, il n’amène pas nécessairement une conception neuve du droit de propriété. D’après le marxisme, la suppression de la propriété privée des instruments de production constituerait le phénomène essentiel de la Révolution. Mais, ni dans le passé, ni à notre époque, l’écroulement des trônes ou des républiques, la conquête de l’Etat par des minorités actives, n’ont toujours coïncidé avec un bouleversement des normes juridiques. » (Ibid, p. 50.)
 Par exemple en alimentant les rangs du syndicalisme révolutionnaire. La Charte d’Amiens (1906), qui est l’un des textes fondateurs de la Confédération générale du travail (CGT), se réfère explicitement à « la lutte des classes » et désigne le syndicat comme « groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale ».
Ancrée dans les couches populaires, cette base resterait fidèle à des formations désormais classées à l’extrême-gauche de l’échiquier politique.
 « […]
Populiste, Le Pen renoue avec la tradition protestataire contre les élites, contre la classe politique, contre les intellectuels, en appelant de ses vœux une VIe République qui redonnera sa parole au peuple, notamment par la voie du référendum sans exclusive. Le peuple est valorisé dans son instinct profond, son bon sens, son honnêteté, comparé aux jeux ineptes des politiciens corrompus.
[…]
Reste que le mouvement lepéniste perpétue à sa manière la culture de la radicalité protestataire. Le déclin du Parti communiste lui offre le monopole de la contestation populaire, dont les métamorphoses emplissent notre histoire. […] » (Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, pp. 289-291.)
Lors de l’élection présidentielle de 2002, le Front national conduit par Jean-Marie Le Pen apparaît ainsi comme « le premier parti ouvrier de France ».

 Il faut rester prudent lorsqu’il s’agit d’aborder la dichotomie opposant les Lumières à ceux qui les refuseraient. Si les premières mettent en avant la faculté de juger et d’acquérir des connaissances afin de se dégager du carcan des croyances et de parvenir à l’autonomie, il serait probablement hâtif de renvoyer les seconds à l’obscurantisme et à l’ignorance. L’agitation de ces derniers demeure tributaire de la stigmatisation du Moyen Age et des tares qui lui sont associées depuis le dix-huitième siècle par les promoteurs des idées nouvelles eux-mêmes. Le terme d’« inquisition » est ainsi passé dans le vocabulaire courant pour désigner un processus confiscatoire des libertés individuelles, synonyme d’« oppression », et contraire à la raison. C’est méconnaître que l’inquisiteur, comme le tenant de la tradition ou de l’Ancien Régime, peut lui aussi faire valoir ses raisons. L’Inquisition, initialement, occupe une fonction sociale et réprime l’hérétique en tant qu’élément rompant le lien. Les membres du tribunal devant lequel comparaît Galilée ne sont pas forcément plus stupides que l’astronome, mais peuvent considérer que la validation de la thèse héliocentrique bouleverserait l’ordre établi. D’autre part, il existerait un décalage entre l’imagerie populaire qui a été conservée des procédures inquisitoriales (recours à la torture, décisions arbitraires, etc.) et leur réalité historique. Le recours à la « question », par exemple, n’était pas systématique, et les aveux obtenus sous la torture n’avaient pas valeur de preuve. Le nombre des victimes de l’Inquisition a en outre probablement été exagéré par la « légende noire » édifiée aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Enfin, certaines garanties offertes par une procédure extrêmement codifiée (notamment la possibilité de faire appel) pourraient même avoir représenté un progrès par rapport aux pratiques séculières habituelles :
« Il ne fait aucun doute qu'au XIIIe siècle, comme encore par la suite, la justice inquisitoriale s'est montrée beaucoup moins expéditive que celle des cours civiles. », soutient Patrick Henriet (Le Contrôle du monde chrétien, in Histoire de la papauté (ouvrage collectif sous la direction d’Yves-Marie Hilaire), Paris, Seuil, 2003, pp. 225-226.
Voir aussi :
L’Inquisition espagnole, XVe-XIXe siècles (ouvrage collectif sous la direction de Bartolomé Bennassar). Paris, Hachette, 1979.
Albaret (Laurent). L’inquisition, rempart de la foi ?. Paris, Gallimard, 1998.
Nous retrouvons aujourd’hui une telle fonction sociale assurée par un ordre religieux dans une théocratie telle que l’Iran (voir note 50, p. 16).
Dans une telle perspective, nous n’entendons nullement établir ici une sorte de hiérarchie des civilisations, fondée sur une espèce d’adhésion aux Lumières, mais seulement identifier un modèle choisi dans le cas français et ses implications, éventuellement ses limites. Pour une approche plus nuancée de l’articulation entre les Lumières, la raison, et le religieux, nous renvoyons également à deux ouvrages de Régis Debray :
Le Feu sacré : fonctions du religieux. Paris, Fayard, 2003.
Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur. Paris, Gallimard, 2007.
 Puisque les Lumières ne se cantonnent nullement à la France, mais concernent également l’Enlightenment britannique (Hume, Locke, Smith…), l’Aufklärung allemande (Kant, Wolff…), ou encore l’Illuminismo italien (Beccaria, Galiani…).
Ouvrages généraux :
Cassirer (Ernst). Le Siècle des Lumières. Paris, Fayard, 1966.
Darnton (Robert). Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode. Bordeaux, Presses universitaires, 2002.
Starobinski (Jean). L’Invention de la liberté, 1700-1789. Paris, Gallimard, 2006.
Stroev (Alexandre). Les Aventuriers des Lumières. Paris, PUF, 1997.
Todorov (Tzvetan). L’Esprit des Lumières. Paris, Robert Laffont, 2006.
 Puisque la Révolution américaine sera l’une de ses émanations.
 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.
 Il s’agirait d’appliquer à l’individu le processus que la république appliquait jusque là à la collectivité (voir p. 21).
 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43 (déjà cité note 68, p. 21).
 C’est Kant qui souligne, et qui présuppose ainsi une propriété individuelle qui, seule, rend possible l’autonomie.
 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43.
 La laïcité apparaît comme l’une des formes les plus abouties d’un tel projet. Rappelons qu’au-delà de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle implique effectivement une conception universaliste de la citoyenneté, et qu’elle préserve l’autonomie de l’individu en excluant la prise en compte de son appartenance à un corps intermédiaire dans la sphère publique. L’affaire Dreyfus, à cet égard, peut être considérée comme un moment fondateur, et à double titre. L’individu, d’abord, ne saurait être sacrifié à la raison d’Etat : en obtenant la réhabilitation du capitaine, les dreyfusards donneront tort à Maurras qui soutenait « Peu importe qu’il soit coupable ou innocent, l’intérêt de la Nation commande qu’il soit condamné ! ». Ensuite, le rejet de l’antisémitisme signifiera qu’il ne saurait être question d’exclure un individu de la citoyenneté sur des critères ethniques, qui l’enfermeraient dans un groupe particulier. C’est la rupture avec les thèses de Barrès, par exemple :
« […] Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. […] » (Cité dans : Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 241.)
La République, dans sa version française, profondément libérale et individualiste, met l’individu à l’abri de tout ce qui pourrait rendre une identité « meurtrière », pour reprendre un titre d'Amin Maalouf (Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1999).
« […] Les intellectuels dreyfusards mettent en avant la sauvegarde d’un homme-individu, qui est un résumé, un condensé de l’humanité : on ne peut condamner un innocent, une fois son innocence établie, sans injurier la part d’humanité qu’il représente et sans se faire tort à soi-même. A ces droits inaliénables de l’individu, les antidreyfusards opposent ceux de la société, dont les intérêts sont supérieurs. Les premiers exaltent le couple individu-humanité ; les seconds défendent la cause quasi biologique de la communauté intermédiaire entre individu et humanité, c’est-à-dire le primat de la nation.
[…]
L’action des intellectuels a eu pour résultat de ressourcer la République à ses origines éthiques, telles qu’on peut les trouver chez les philosophes du XVIIIe siècle et dans les grands actes de la Constituante de 1789. “L’intérêt de puissance et de richesse d’une nation, écrivait Condorcet, doit disparaître devant le droit d’un seul homme.” », résume parfaitement Michel Winock (La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 156).
 Au-delà de la différence entre les Anciens et les Modernes, nous avons vu comment nous pouvions nous livrer à une lecture individualiste de Platon et déceler dans la république non pas un Etat, en tant qu’entité politique, mais un état individuel. Il serait à cet égard envisageable d’établir une continuité de Platon aux républiques contemporaines, en passant par Kant et les Lumières. Cependant, si nous ajoutons à la rationalité la propriété individuelle comme critère permettant d’identifier la république et, par contrepoint, ses ennemis, alors la Callipolis ne saurait être rapprochée des régimes libéraux contemporains.
 Dès la fin du dix-huitième siècle, la critique de Burke porte sur le fait que la Révolution, en consacrant l’autonomie du sujet, prétendrait substituer un citoyen abstrait et délié à l’individu lié aux autres par un héritage collectif ancré dans la tradition. D’où une tentative de réhabilitation du préjugé comme vecteur du lien social :
« Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je ne crains pas d’avouer que chez la plupart d’entre nous, les sentiments sont restés à l’état de nature, qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous y tenons au contraire tendrement ; et j’ajouterai même, pour notre plus grande honte, que nous les chérissons parce que ce sont des préjugés - et que plus longtemps ces préjugés ont régné, plus ils se sont répandus, plus nous les aimons. C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, à la banque général et au capital constitué des nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de mettre au rebut les préjugés communs, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qu’ils renferment. S’ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils estiment qu’il vaut mieux garder le préjugé avec ce qu’il contient de raison que de se défaire de l’enveloppe pour ne garder que la raison toute nue ; et cela parce qu’un préjugé donne à la raison qu’il contient le motif qui fait sa force agissante et l’attrait qui assure sa permanence. […] » (Réflexions sur la révolution en France (1790), in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 389.)
La question qui est posée ici, et qui va de paire avec celle du lien, est celle de la transmission de la connaissance. Le préjugé l’assurerait facilement, et garantirait ainsi la perpétuation d’une civilisation :
« […] En cas d’urgence le préjugé est toujours prêt à servir ; il a déjà déterminé l’esprit à ne s’écarter jamais de la voie de la sagesse et de la vertu, si bien qu’au moment de la décision, l’homme n’est pas abandonné à l’hésitation, travaillé par le doute et la perplexité. Le préjugé fait de la vertu une habitude, et non une suite d’actions isolées. Par le préjugé fondé en raison, le devoir entre dans la nature de l’homme. » (Ibid, pp. 389-390.)
L’argument n’est pas sans rappeler la « morale par provision » choisie par Descartes pour la pratique :
« La première [maxime] était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. […] » (Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 1992, p. 45.)
Pour les révolutionnaires, puis pour les républicains, l’école aura pour fonction la transmission des connaissances. Est-ce à dire que l’échec du système éducatif signifierait la ruine du modèle républicain hérité des Lumières ?
 L’extrême-droite puisera dans la référence à l’Ancien Régime :
« […] Chez Maurras, point de sentiment, point d’attachement affectif à une dynastie, point même de conviction catholique : le choix royaliste est celui de la raison. En disciple d’Auguste Comte, il pense la nation en termes de société organique et juge que la Révolution a détruit l’unité que la monarchie avait su réaliser, en s’appuyant sur l’Eglise. […] » (Michel Winock, La France politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 140.)
Cependant, elle s’en démarquera aussi dans ses accents populistes :
« Si Jean-Marie Le Pen admet néanmoins un héritage de la Révolution française, c’est sa dimension nationale. De ce point de vue, son nationalisme tient plus de Maurice Barrès que de Charles Maurras rejetant en entier l’œuvre de la Révolution. Barrès s’impose peut-être comme une référence clé, faisant la transition entre la tradition contre-révolutionnaire et la tradition “populaire”. Lui aussi, un siècle avant Le Pen, a défendu la conception d’un nationalisme identitaire et exclusif. Définissant l’identité nationale par la Terre et les Morts, il explique l’enracinement dans le sol natal et la cascade des générations comme principes d’“une commune manière de sentir et de réagir”.
[…] Tout comme Barrès, Le Pen juge improbable, voire impossible, l’assimilation de ces nouveaux venus : “Les Immigrés ne veulent pas s’intégrer” titre National Hebdo (1er juin 1995), qui ne cesse de reprendre le thème de “notre droit à la différence, à notre spécificité, à notre identité”. Quant au métissage, réalité historique et démographique de la nation française, Le Pen le dénonce comme un effet mortel d’une mondialisation qui altère la qualité génétique de la population. […] » (Ibid, pp. 283-284.)
 Propagateur du marxisme en France et fondateur du Parti ouvrier socialiste français (1879).
Il rédige avec Marx et Lafargue le programme collectiviste révolutionnaire, s’appuyant sur la thématique de la lutte des classes et adopté au congrès du Havre (1880). C’est ce programme qui provoquera une scission chez les socialistes (1881).
La rupture entre Guesde et la République ne sera toutefois pas définitive, puisqu’il rejoindra l’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale.
 Le Congrès ouvrier socialiste de France se tient à Marseille.
 « […] Il [le congrès de Marseille] réunit des délégués des syndicats et adopte, par 73 voix contre 27, un programme marxiste, adhère au collectivisme. Le Congrès dénonce les illusions de la coopération, de l’alliance du capital et du travail. L’Egalité s’en prend aux radicaux. Le congrès du Havre en 1880 adopta le programme dû à Marx et Guesde. […] » (Jean-Marie Mayeur, Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 98.)
Si la première série du journal publié par Guesde, L’Egalité, de novembre 1877 à juillet 1878, se voit sous-titrée « Journal républicain socialiste », la seconde série, elle, à partir de janvier 1880, devient d’ailleurs un « Organe collectiviste révolutionnaire » (Cf. Michelle Perrot, Le Premier Journal marxiste français : L’Egalité de Jules Guesde, 1877-1883, in Actualité de l’histoire, juillet-septembre 1959.)
 A cet égard, Guesde se montre fidèle à l’analyse marxiste de la Constitution du 4 novembre 1848.
 In Ecrit sur le socialisme, Paris, Seghers, 1963, p. 77.
 Ibid, p. 78.
 Cf. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris Hachette, 2002, pp. 62-69.
 Notamment lors de l’affaire Dreyfus qui, en tant qu’acte fondateur de la République dans sa version française, permet de distinguer le socialisme qui ne compose pas avec les républicains (celui de Guesde, viscéralement marxiste et à l’origine de l’extrême-gauche contemporaine) de celui qui reste précisément dans le champ républicain (celui de Jaurès, puis des partis réformistes) :
« […] Le comportement de la direction du parti ouvrier français a surpris davantage : après avoir salué “J’accuse”, les guesdistes votent, le 7 juillet 1898, l’affichage du discours de Cavaignac et la déclaration de leur conseil national, le 24 juillet, sonne comme une rupture brutale avec toute tendance au dreyfusisme : “Les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur… Le parti ne saurait, sans duperie et sans trahison… suspendre sa propre guerre.” Le plus puissant des partis socialistes renonce à politiser le dreyfusisme, au moment où Jaurès souligne que Dreyfus, victime innocente, “n’est plus ni un officier ni un bourgeois” mais “l’humanité elle-même” et qu’il est de l’intérêt du prolétariat de précipiter le discrédit et la chute des corps les plus réactionnaires de l’appareil d’Etat. […] » (Madeleine Rebérioux, La République radicale ?, 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, pp. 24-25.)
 Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 98.
 Voir note 467, p. 120.
 Il assume ainsi, sans le nommer, son attachement à l’héritage libéral :
« Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous, socialistes, contre tous les dirigeants qui, depuis des années, nous combattent au nom de la Révolution française.
Qu’avez-vous fait, leur crierons-nous, de la Déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l’insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise.
[…] Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste ; l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais, à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des révolutions.
Or, parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui, est la plus essentielle peut-être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le capital et livrer aux généraux tout ce qui protège l’homme, nous socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d’aujourd’hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d’Etat. » (Cité dans : Ecrits sur le socialisme (anthologie), Paris, Seghers, 1963, pp. 151-152.)
Lors de la séance parlementaire du 13 janvier 1898, alors qu’Emile Zola vient de prendre la défense de Dreyfus et de mettre en cause l’Armée en publiant son J’accuse, Albert de Mun réclame des sanctions contre l’écrivain au nom du respect de l’institution militaire. A l’instar de Clemenceau (qui tient L’Aurore) dix-sept ans plus tôt (voir pp. 83-84), Jaurès prend la parole pour s’opposer au député conservateur en défendant « le droit de critiquer » :
« […] Mais il y a du moins quelque chose que nous avons le droit de vous demander à vous tous, conservateurs de droite et du centre qui vous dites républicains : nous avons le droit de vous demander de ne pas renier le principe même de la République, qui est la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. […] » (Jean Jaurès, Discours du 13 janvier 1898 devant l’Assemblée nationale, in Les Grands Discours parlementaires de la Troisième République. De Victor Hugo à Clemenceau (anthologie), Paris, Armand Colin, 2004, pp. 143-144.)
Jaurès, en devenant dreyfusard, s’est affirmé à la fois libéral et socialiste.
 La loi assurerait alors entre eux une médiation qui garantirait le caractère équitable de l’échange.
 Puisque la loi ne viendrait pas limiter son pouvoir. A l’absolutisme royal d’Ancien Régime succéderait de cette façon un absolutisme économique tout aussi négateur des principes mêmes de la république, qui sont le gouvernement par la loi et la préservation de l’arbitraire.
 Le néolibéralisme ne justifie pas ouvertement une telle aliénation, puisqu’il repose sur la fiction d’un contrat librement établi entre les différents acteurs du marché (patrons et salariés), dans lequel chacun trouverait son compte. Il occulte en revanche le fait qu’un tel contrat ne saurait être équitable entre celui qui possède un capital et celui qui ne dispose que de sa seule force de travail, et qu’il débouchera probablement sur une relation de dominant à dominé entre le premier et le second.
 Hayek (Friedrich von). La Route de la servitude. Paris, PUF, 1986.
 « […] Il [Hayek] a la plus grande peine à concevoir, plus encore à accepter l’ambivalence d’un développement social, par exemple de celui qui a simultanément, et inséparablement, assuré l’émancipation de l’individu et la montée en puissance de l’Etat. Parce que, de ces deux aspects d’un même processus, l’un lui agrée et l’autre le repousse, il les conçoit comme extérieurs et ennemis. […] » (Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 762-763.)
Une telle radicalité dans l’alternative qu’il propose (l’ultralibéralisme ou le totalitarisme) peut s’expliquer par le contexte historique lors de la première publication de La Route de la servitude (1944). Ecrit à la fin de l’année 1943, l’ouvrage voit l’auteur rejeter les totalitarismes nazi et soviétique dans un même élan, et assimiler l’Etat à un appareil inévitablement totalitaire.
Autres ouvrages :
Hayek (Friedrich von). Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique. Paris, PUF, 1980. 3 vol.
Hayek (Friedrich von). La Constitution de la liberté. Paris, Litec, 1994.
 Hayek dénonce donc une incompatibilité là où l’individualisme républicain voit une complémentarité, puisque la loi serait précisément l’une des conditions de l’émancipation des membres de la Cité.
 In Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 781.
 Ibid.
 In Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 783.
 Salin (Pascal). L’Arbitraire fiscal. Paris, Robert Laffont, 1985.
Salin (Pascal). Libéralisme. Paris, Odile Jacob, 2000.
 L’Arbitraire fiscal, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 16.
 Ibid.
 « On est loin du libéralisme de Benjamin Constant qui estime que la suprématie de la volonté générale sur toute volonté particulière, ne peut être contestée comme principe de toute autorité politique légitime. », souligne Michel Branciard (Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 81).
Pour le dire autrement, le libéralisme intègre initialement la souveraineté populaire, et il s’articule à cet égard avec l’héritage des Lumières et le projet républicain.
 Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 80.
 Friedrich von Hayek, L’Utilisation du savoir dans la société, in American Economic Review XXXV, n° 4, septembre 1945. Traduction de Claire Beauvillard, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 765.
 Ibid, pp. 767-768.
 Hayek définit la liberté qu’il faut atteindre comme une absence de contraintes. Il en déduit notamment :
« Puisque la contrainte est le contrôle par un individu des données essentielles de l’action d’un autre individu, on ne peut l’empêcher qu’en garantissant à ce dernier une sphère privée où il soit protégé contre une telle interférence. » (cité dans Raymond Aron, La Définition libérale de la liberté, in Archives européennes de sociologie, 1961, repris dans Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, pp. 833-854.)
 « Les néolibéraux qui ne se posent absolument pas la question du pouvoir exercé dans l’entreprise sur les travailleurs, dans la mesure où ils en restent à la fiction du contrat individuel entre égaux, sont par contre obnubilés par le pouvoir que pourrait exercer ceux qui disposent du pouvoir politique […]. », note à juste titre Michel Branciard (Les Libéralismes d’hier à aujourd’hui, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 87).
 « […] Je Suis Partout. Vous ne m’échapperez pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme de la nouveauté me sert à vendre du vide. […] Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien. Je caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. A force de les placarder, vous les baptisez top-models ; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui a plus de 14 ans. Vous idolâtrez mes choix. […] » (Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, p. 21.)
 Condorcet dénonçait dans les sociétés primitives le secret et la division entre initiés et profanes (voir p. 87). La démocratie, en revanche, suppose le contrôle du politique, donc pas de secret ; le panoptique inversé devrait y être la règle.
 L’impact des nouvelles technologies, et plus particulièrement d’Internet, apparaît à cet égard déterminant.
 Démocratie (ouvrage collectif sous la direction de Robert Darnton et Olivier Duhamel). Paris, Editions du Rocher, 1998.
 Ibid, p. 165.
 A Paris, lors de la présentation du Livret du citoyen.
 Lors d’une intervention télévisée au sujet de la réforme du quinquennat.
 Il a notamment été premier ministre de 1984 à 1986 et ministre de l’Economie de 2000 à 2002.
 In Le Monde du 18 mai 2000.
 Dewerpe (Alain). Le Monde du travail en France (1800-1950). Paris, Armand Colin, 1989.
Dewerpe (Alain). Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain. Paris, Gallimard, 1994.
Dewerpe (Alain). Histoire du travail. Paris, PUF, 2001.
 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.
 Nous aurons l’occasion d’y revenir.
 Voir note 97, p. 29.
 Heidegger parlera de Holzwege :
« … Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non-frayé.
On les appelle Holzwege.
Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence.
Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part. » (Chemins qui ne mènent nulle part (exergue), Paris, Gallimard, 1986, p. 7.)
 De prime abord, rien ne nous permet de discerner le bon chemin.
« Mais ce n’est qu’une apparence. », souligne Heidegger, qui attribue par exemple une compétence aux « bûcherons » et aux « forestiers » qui « s’y connaissent en chemins ». En se ressouvenant de ceux empruntés auparavant, il serait possible de retrouver le sentier qu’il faudrait préférer. En d’autres termes, la mémorisation donnerait un avantage à celui qui aurait déjà fait l’expérience du labyrinthe. Il disposerait de ses propres repères, retiendrait s’il faudrait tourner à telle bifurcation plutôt qu’à telle autre, et se révèlerait en mesure de l’élucider. Celui qui ne possèderait pas un tel savoir y demeurerait en revanche enfermé. Aussi le labyrinthique impliquerait-il une distinction entre initiés et non initiés, qui pourrait se traduire par l’exercice d’un pouvoir lié à la maîtrise d’un secret des premiers sur les seconds.
Jacques Attali préfère filer la métaphore urbaine pour établir une distinction similaire :
« Dès l’Antiquité, les villes sont des labyrinthes de labyrinthes. Une impasse pour un but donné y est le bon chemin pour un autre. Cet aménagement permet l’entassement, l’empilement d’une infinité de réseaux dans un espace réduit. […] », écrit-il (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 130-131).
Dans un tel cadre, l’ignorant devient l’intrus, l’étranger, parce qu’il ne sait pas. L’hésitation, qui marque son extériorité, le trahit d’ailleurs : il est amené à demander aux habitués du dédale le chemin dont il n’est pas sûr :
« […]
Les rues guident les initiés chez eux et leur permettent de repérer l’étranger, celui qui a l’air égaré, l’insensé. Chaque rue est comme un secret, mais héberge aussi l’espérance d’une rencontre. Prague, l’île Saint-Louis et celle de la Cité à Paris, le cœur des villes piémontaises comptent parmi les plus beaux de ces labyrinthes ; Venise, labyrinthe d’eau, est assurément le plus pur d’entre eux. A Lyon, autour de la cour ovale de Nantes, de celle du Mortier d’or à Troyes, à Salzbourg, Milan, Prague, entre cent autres exemples, un réseau urbain occulte, fait ici de “traboules”, là de vicini, ailleurs de canaux, de passages semi-privés dissimulés en travers des îlots, des blocs, des quartiers, se ramifie. Ne pas s’y retrouver, c’est être étranger. » (Ibid, pp. 131-132.)
 Au sens de « rendre public », qu’il faut bien sûr distinguer de la promotion d’un produit.
 Dans un article intitulé Ces firmes géantes qui se jouent des Etats (in Le Monde diplomatique n° 549, décembre 1999, p. 19), l’économiste Frédéric F. Clairmont indiquait que, depuis 1982, la croissance annuelle des deux cents premières multinationales représentait le double de celle des vingt-neuf pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En d’autres termes, les secteurs économiques et financiers concentreraient des pouvoirs face auxquels le politique aurait finalement peu de poids. Il précisait également que ces deux cents mégafirmes couvraient l’ensemble de l’activité humaine « de l’industrie à la banque, du commerce de gros au commerce de détail, de l’agriculture extensive à toutes les niches possibles des services financiers, qu’ils soient licites ou illicites. » Et, toujours dans le même article, il rappelait les propos de l’industriel allemand Walter Rathenau, qui affirmait en 1913 : « Trois cents hommes, qui se connaissent tous personnellement, dirigent les destinées économiques de l’Europe et choisissent entre eux leurs successeurs. » Frédéric F. Clairmont ajoutait : « Le changement, depuis cette époque, c’est que les trois cents se sont réduits, en Europe, à moins de cent cinquante. »
 Sous le gouvernement Jospin, la durée légale du travail a par exemple été abaissée à trente-cinq heures hebdomadaires. Or, dans un cadre mondialisé, certaines multinationales peuvent faire pression sur leurs salariés pour les contraindre à travailler quarante heures hebdomadaires, en agitant le spectre d’une délocalisation dans un pays où la législation est différente s’ils refusent. L’action politique manifeste dans ce cas-là ses limites, puisque des paramètres externes à la puissance législative viennent de fait empiéter sur le gouvernement par la loi. La République subirait pour ainsi dire une sorte de déterritorialisation.
 Cf. Chemin (Ariane) et Perrignon (Judith). La Nuit du Fouquet’s. Paris, Fayard, 2007.
Le livre traite du dîner ayant réuni le 6 mai 2007 dans le prestigieux restaurant parisien Nicolas Sarkozy, ses proches et ses amis au soir de sa victoire à l’élection présidentielle. A leurs détracteurs qui leur reprochaient de faire du journalisme mondain, les deux auteurs ont répondu assez finement que certaines décisions d’importance pouvaient être prises à l’occasion de tels échanges informels. Parmi les convives, on pouvait effectivement compter quelques uns des hommes les plus puissants de France.
 Haut fonctionnaire et économiste. Conseiller spécial de François Mitterrand de 1981 à 1990, il est ensuite l’un des créateurs de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Son propos est intéressant dans la mesure où il s’agit à la fois de celui d’un conseiller du prince et de celui d’un initié participant à diverses organisations internationales. De son expérience à l’Elysée, il a tiré un recueil de notes :
Verbatim. Paris, Fayard, 1986. 3 vol.
Nous indiquons également :
Analyse économique de la vie politique. Paris, PUF, 1973.
Modèles politiques. Paris, PUF, 1974.
Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996.
Le Citoyen, les pouvoirs et dieu. Paris, Fayard, 1998.
L’Homme nomade. Paris, Fayard, 2003.
 Il publie ses Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe en 1996, et y décrit des mécanismes qui se développent pleinement dans les premières années du vingt-et-unième siècle.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 115.
 Ibid.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 119.
 « Les maîtres de ces labyrinthes constitueront une surclasse. » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 119.)
 Insistons, à l’instar de Cornelius Castoriadis, sur le fait que le dédale du mythe grec est l’œuvre d’un architecte, et peut par conséquent évoquer une construction au service d’un projet :
« Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose d’important, lorsqu’il faisait du Labyrinthe l’œuvre de Dédale, un homme. » (Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p. 6.)
 Il serait envisageable de palier l’absence de repères inhérente au labyrinthe. Mais, puisqu’il ne contiendrait pas d’indications clairement identifiables et lisibles, y retrouver sa route ne consisterait pas, par exemple, dans l’aptitude à lire une carte. Les modes de connaissance habituels s’avèreraient inappropriés à un parcours labyrinthique. D’où la spécificité du savoir qu’il faudrait solliciter, et qui devrait être adapté à un tel espace.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 119.
 Ibid.
Ils s’adapteraient donc à un ordre alternatif et antirépublicain, qui se substituerait de fait au gouvernement par la loi.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 119.
 Ibid.
 « Internet sera l’instrument de communication essentiel du futur nomade virtuel grâce auquel celui-ci sera relié à tous les ordinateurs et à toutes les mémoires de la planète. On y parlera, on y jouera, on y séduira, on y travaillera, on s’y distraira, on y consommera. Chacun se choisira une identité réelle ou virtuelle pour communiquer. La mythomanie, la schizophrénie seront des masques tolérés dans le carnaval médiatique ; chacun pourra se choisir avant de choisir ceux avec qui il voudra communiquer. […] » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 143-144.)
 Ibid, p. 120.
 Jacques Attali transpose la figure mythologique en en faisant un acteur économique intervenant dans un marché devenu tentaculaire :
« […] Dédale serait aujourd’hui un grand technocrate dessinant une architecture financière, une implantation mondiale de magasins multimédias, un ordinateur géant, un bouquet de chaînes numériques. Il aurait eu à fuir à la suite d’un litige sur la propriété d’un brevet ou du fait d’une accusation d’espionnage industriel. » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 116.)
 Ibid, p. 127.
 Ibid, p. 120.
 Ibid.
 Voir p. 136.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 171.
 Jacques Attali souligne l’importance du labyrinthe dans les sociétés primitives, avant une longue éclipse de l’époque grecque classique à sa résurgence dans le monde contemporain :
« Les Anciens savaient que le processus de la découverte - s’approcher et s’éloigner sans cesse d’un réel inaccssible - ressemble à un parcours labyrinthique. Ils se servaient de Dédale pour représenter l’Univers et le théoriser. Et d’abord représenter les phénomènes qui, plusieurs millénaires auparavant, avaient déjà aidé à concevoir le labyrinthe.
[…]
Puis, quand Platon l’emporta sur Aristote, la science chassa le hasard, l’obscur, le complexe, la courbe. Elle rechercha le simple, le droit, le prédictible. […] » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 105-106.)
 L’Utilisation du savoir dans la société, in American Economic Review, septembre 1945.
 Une thématique qui n’est pas sans rappeler celle de la « main invisible » (cf. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations IV, II).
 Nous devons la formule à John Kenneth Galbraith.
Economiste keynesien, il a mis en cause la souveraineté du consommateur et le rôle autorégulateur du marché en arguant du fait que l’entreprise imposerait ses produits à l’acheteur, au lieu que ce soit lui qui les choisisse et détermine leur production. Pour le dire autrement, l’offre ne répondrait pas à une demande, mais la conditionnerait, notamment au moyen de la publicité.
Cf :
Galbraith (John Kenneth). L’Ere de l’opulence. Paris, Gallimard, 1961.
Galbraith (John Kenneth). Le Nouvel Etat industriel. Paris, Gallimard, 1967.
 Ce que Galbraith nomme « la technostructure ».
 Cf. Le Distrait (France, 1970), de et avec Pierre Richard.
Le film illustre l’entrée dans la post-modernité avec le passage, au début des années soixante-dix, de la « réclame » à la publicité. La société marchande ne prétend plus alors satisfaire des besoins en développant une « offre » répondant à une « demande », mais les créer en se lançant dans une fabrique des désirs aliénatrice.
Celui qui n’achète pas, à partir de ce moment-là, peut être vu comme un malade à « soigner » par la consommation (le néolibéralisme récupère par la même occasion le sujet freudien) et par la suppression du libre-arbitre (donc, du sujet critique) : le marché ne doit pas lui laisser le choix (entre un « J’achète » et un « Je n’achète pas »), mais l’entraîner dans une spirale (« J’achète toujours plus ») à caractère labyrinthique (il faut empêcher l’individu de penser de façon à ce qu’il ne puisse savoir où il se trouve ni où on l’amène). La consommation de masse s’apparenterait à cet égard à l’effacement du « Je pense, donc je suis. » inaugural de la modernité derrière un « Je dépense, donc je suis. » définissant le sujet post-moderne :
« Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée “la déception post-achat”. Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas humanisme : c’est du cash-flow. Sa devise ? “Je dépense donc je suis.” Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l’inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c’est vous. » (Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Gallimard, 2004, pp. 19-20.)
 Au sens pascalien du terme, c’est-à-dire le tirer de son ennui et de l’effroi devant sa condition :
« […] Et cependant qu’on s’en [un roi] imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. […] » (Pascal, Pensées, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 122.)
 Le néolibéralisme substituerait au sujet critique un « homme nouveau » dont il s’agirait d’annihiler la capacité de « se servir de son propre entendement ». Le but qu’il poursuivrait, à cet égard, ne diffèrerait pas fondamentalement de celui qui serait visé par l’Etat dans sa version totalitaire. Dans les deux cas, nous assisterions à l’émergence d’un système aboutissant à la négation des singularités. Seuls les moyens employés pour atteindre un tel asservissement changeraient. Dans un totalitarisme classique, la force primerait : l’association politique, au lieu d’assurer les libertés individuelles dans le cadre d’un contrat social, verrait un individu ou un groupe d’individus s’emparer du pouvoir et contraindre ses membres à se fondre dans un modèle uniforme. Dans la société marchande, en revanche, persuader l’individu suffirait à le conditionner en vue de son assujettissement au paradigme capitaliste. Le vocabulaire guerrier utilisé dans la publicité est révélateur : « campagne », « stratégie », etc. Il s’agit bien d’atteindre le sujet désigné comme une « cible ».
Alors que la République, dans sa version moderne et libérale, conduit un projet émancipateur, le totalitarisme d’un côté et la consommation de masse de l’autre pourraient apparaître comme les deux faces d’une même aliénation :
« […] Plus insidieuse, l’imposture publicitaire n’est pas, à la longue, moins dangereuse que l’imposture totalitaire. Par des moyens différents, l’une et l’autre détruisent l’existence d’un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n’est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes. […] » (Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, vol. II (Domaines de l’homme), p. 34.)
Voir aussi :
Dufour (Dany-Robert). A l’heure du capitalisme total, servitude de l’homme libéré. Le Monde diplomatique n° 595, octobre 2003. P. 3.
 « […] Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. […]
Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Le système a atteint son but : même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance. » (Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Gallimard, 2004, pp. 23-24.)
 Platon distingue la volonté, qui se rapporte au but que l’on poursuit, du désir, qui exige une satisfaction immédiate (Gorgias 467b-468 e).
Sur la manière dont le capitalisme en général, et la publicité en particulier, peuvent aboutir à un conditionnement de l’individu par la manipulation du désir et la création de nouveaux besoins, voir :
La Pieuvre publicitaire (dossier présenté par Ignacio Ramonet), in Le Monde diplomatique n° 566, mai 2001, pp. 9-14.)
Remarquons que l’intitulé du dossier lui-même (emploi du terme de « pieuvre ») suggère une structure tentaculaire et labyrinthique dans laquelle quelques initiés peuvent tendre leurs pièges.
 Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Gallimard, 2004, p. 63.
 La réduction de la singularité dans le roman de George Orwell, 1984, s’achève ainsi par l’adhésion sans conditions du personnage principal au régime :
« LA LUTTE ETAIT TERMINEE.
IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LUI-MEME.
IL AIMAIT BIG BROTHER. » (1984, Paris, Gallimard, 2003, p. 417.)
 Nous signalons deux œuvres littéraires qui rendent compte, chacune à leur manière, d’une marchandisation du monde au début du vingt-et-unième siècle :
Ferrari (Jérôme). Un dieu un animal. Paris, Actes Sud, 2009.
Houellebecq (Michel). Plateforme. Paris, Flammarion, 2001.
 Cependant, contrairement à Jacques Attali, il inscrit son discours dans une perspective révolutionnaire. Il rejette effectivement le labyrinthe et prône son élucidation.
 Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, vol. II (Domaines de l’homme), pp. 133-134.
 Capitalisme moderne et révolution, Paris, 10/18, 1979, vol. II, p. 136.
 Ibid, p. 137.
 Ibid.
 Ibid, pp. 137-138.
Ici, l’analyse de Castoriadis rejoint celle de Galbraith concernant « la technostructure ».
 Ibid, p. 135.
 Ibid, p. 48.
 Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1986, vol. II (Domaines de l’homme), p. 128.
 Nous nous intéressons ici à la configuration de l’endroit où les savoirs sont transmis, de manière à confronter le projet éducatif à la verità effetuale de sa mise en œuvre.
 « Il faut non seulement que chaque homme soit instruit des nouvelles lois qui sont proposées ou promulguées, des opérations qui s’exécutent ou se préparent dans les divers branches de l’administration, qu’il soit toujours en quelque sorte au courant de la législation sous laquelle il doit vivre ; il faut de plus que si l’on agite de nouvelles questions politiques, si l’on cherche à fonder l’art social sur de nouveaux principes, il soit averti de l’existence de ces questions, des combats d’opinions qui s’élèvent sur ces principes. Comment, en effet, sans cette instruction pourrait-il connaître et les hommes par qui sa patrie est gouvernée et ce qu’elle en doit attendre, savoir quels biens ou quels maux on lui prépare à lui-même ? Comment sans cela une nation ne resterait-elle pas divisée en deux classes, dont l’une, servant à l’autre de guide, soit pour l’égarer, soit pour la conduire, en exigerait une obéissance vraiment passive, puisqu’elle serait aveugle ? Et que deviendrait alors le peuple ? sinon un amas d’instruments dociles que des mains adroites se disputeraient pour les rejeter, les briser, ou les employer à leur gré. » (Condorcet, Troisième mémoire, sur l’instruction commune pour les hommes, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 184-185.)
 L’école de la République ne s’est jamais départie d’une certaine ambiguïté quant aux valeurs dont il est question ici ; qu’elle s’appelle « Instruction publique » ou « Education nationale » (voir note 236, p. 61), il lui arrive effectivement d’inculquer des opinions, contrairement à ce que préconisait Condorcet (voir note 114, p. 34), au détriment de la formation critique qui permet précisément, dans le droit fil des Lumières, de les mettre en question. Ainsi, la représentation courante selon laquelle la France aurait mis « longtemps à faire son unité » véhiculée dans certains manuels scolaires (voir note 199, pp. 52-53) : l’histoire telle qu’elle est enseignée servirait essentiellement à imposer une image de la nation - et par suite de la Nation - qui ne serait pas autre chose qu’un mythe fondateur. Nous serions alors plus proches de la Cité se bornant à assurer la cohésion de ses membres, éventuellement en s’appuyant sur un nationalisme belliqueux et sur une adhésion à l’expansionnisme, que de l’application du projet libéral et individualiste émancipateur.
« […] Si l’instruction a pour but d’éclairer le peuple et de le préparer à exercer un métier, l’éducation a aussi une fonction directement politique : instituer en nation une foule d’individus. […] », écrit Pierre Rosanvallon (L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 108).
La modernité républicaine supposerait au contraire de substituer les faits aux croyances, et de ne rien cacher des divisions ayant précédé la formation de l’Etat que nous connaissons aujourd’hui, quitte à proposer leur dépassement, par exemple dans le cadre plus large de la construction européenne. Condorcet, du reste, s’élève contre l’enseignement d’un quelconque mythe national :
« On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : Telle est la constitution établie dans l’Etat et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.
[…] » (Condorcet, Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 93.)
Par conséquent, les valeurs transmises par l’école ne devraient pas tant servir la persistance d’un lien communautaire réducteur des singularités individuelles que contribuer au développement d’un lien-média permettant l’échange rationnel entre les individus et favorisant le vivre ensemble.
Ajoutons que la mise en avant traditionnelle d’une République centralisatrice « une et indivisible », alimentée par la fiction d’une Nation garante de l’égalité de tous, est d’autant plus improductive qu’elle participe en réalité à l’abandon du projet individualiste émancipateur et au développement des inégalités. L’obsession de l’unité linguistique qui en découle, contre les « particularismes » (cf. Barère de Vieuzac, voir p. 61), est symptomatique. Si le diagnostic est juste concernant le risque d’une inégalité de fait dans l’exercice de la citoyenneté due à l’inégalité dans la maîtrise de la langue officielle, il tombe en revanche dans l’erreur en se focalisant sur l’idiome national ; car le vecteur d’une telle inégalité entre « savants » et « ignorants », ce n’est pas tant la pratique de langues autres que le français sur l’ensemble du territoire que la pratique de plusieurs langues au sein même de la langue française. L’individu qui ne possède qu’un vocabulaire réduit à 300 ou 500 mots peut bien s’exprimer en français, il ne parle effectivement pas la même langue que l’individu instruit qui en possède 2000 à 3000 et qui est capable de les utiliser pour structurer sa pensée :
« Il y a une loi simple en linguistique : moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l’imprécision de son vocabulaire par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu’avec un nombre de gens restreint. La pauvreté linguistique favorise le ghetto ; le ghetto conforte la pauvreté linguistique. En ce sens, l’insécurité linguistique engendre une sorte d’autisme social. Quand les gamins de banlieue ne maîtrisent que 800 mots, alors que les autres enfants français en possèdent plus de 2500, il y a un déséquilibre énorme. Tout est “cool”, tout est “grave”, tout est “niqué”, et plus rien n’a de sens. Ces mots sont des baudruches sémantiques : ils ont gonflé au point de dire tout et son contraire. “C’est grave” peut signifier “c’est merveilleux” comme “c’est épouvantable”. », souligne le linguiste Alain Bentolila (entretien à L’Express du 17 octobre 2002).
Pour le dire autrement, la république perdrait son sens avec la perte de celui des mots.
Là où le jacobinisme se satisferait de l’officialisation du français sur tout le territoire, le projet libéral, lui, mettrait davantage l’accent sur la nécessité pour chaque individu de posséder le vocabulaire et les outils intellectuels qui lui procureraient un réel accès à l’autonomie.
 « […] De Condorcet à Jules Ferry, de Mirabeau à Ferdinand Buisson, un même fil guide ainsi toutes les réformes successives en matière d’éducation : l’obsession de former des citoyens, c’est-à-dire des individus préparés à la vie collective, conscients de leur communauté de destin. Tâche qui est toujours perçue comme une forme indispensable de prévention et de correction des risques permanents de dissolution et de décomposition d’une société d’individus. […] » (Pierre Rosanvallon, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 108.)
Le sens à donner à l’« intégration dans l’espace commun », comme aux « valeurs », demeure ambigu. Chez Ferry, il renverrait à l’appartenance du citoyen à la Nation, et ne serait alors pas sans rappeler la primauté de la collectivité telle que la concevait les Anciens :
« L’instruction primaire est le ferment de l’unité nationale. […] Il importe à une société comme la nôtre, à la France d’aujourd’hui, de mêler sur les bancs de l’école les enfants qui se trouveront plus tard mêlés sous le drapeau de la Patrie. » (Jules Ferry, Discours à la Chambre des députés, décembre 1880.)
Concernant Condorcet, nous nous montrerons une fois encore plus réservés, puisqu’il s’inscrit clairement dans la modernité en rejetant toute subordination de l’individu à l’Etat :
« […] On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la république, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu’ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, les pays où elles avaient brillé avec le plus de splendeur ; mais ces principes ne peuvent s’appliquer aux nations modernes. Cette égalité absolue dans l’éducation ne peut exister que chez des peuples où les travaux de la société sont exercés par des esclaves. […] » (Condorcet, Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 82.)
 Il n’est pas rare de voir le rôle de l’école réduit à sa dimension professionnalisante, en particulier lorsqu’il est question de filières destinant l’élève à une entrée rapide dans la vie active. André Moreau, dans mes Dernières nouvelles du front, enseigne le français en Lycée Professionnel et relève les poncifs les plus courants :
« La remarque que j’avais moi-même laissé échapper naguère, en tant qu’élève, et dont je mesurais désormais la bêtise, était la suivante :
“A quoi l’histoire, par exemple, me servira-t-elle dans mon travail si je deviens boulanger ?”
Comme si l’individu se réduisait à l’activité dont il tirait une rémunération. » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, p.47.)
Si l’instruction est indispensable à l’individu pour la conduite de ses propres affaires, elle l’est tout autant pour sa participation aux affaires de la Cité. Dans un régime représentatif, le gouverné doit ainsi être en mesure de comprendre les questions traitées par les gouvernants, sous peine, comme le craignait Condorcet, et même Constant, de s’en remettre à eux aveuglément. Négliger la formation du citoyen à l’école, y compris dans des filières réputées « manuelles », équivaudrait de fait à l’exclure de la citoyenneté elle-même, et à rompre l’égalité civique acquise depuis la Révolution.
Alain, sous la Troisième République, pointe lui aussi ce danger :
« […] Péril imminent, contre quoi ils ont trouvé déjà la représentation proportionnelle, en attendant l’enseignement professionnel, qui remettra les citoyens à la chaîne. Citoyens, tâchez de bien saisir cette Révolution des bureaucrates contre le Peuple. Et méfiez-vous ; l’adversaire a plus d’un tour dans son sac. » (Propos sur les pouvoirs (4 juin 1910), Paris, Gallimard, 1985, p. 80.)
Il ne s’agirait pas pour autant d’ambitionner la création d’une sorte de « République des intellectuels ».
Condorcet, pour sa part, se rend bien compte que tous n’ont pas vocation à se consacrer aux activités de l’esprit. Chacun devrait néanmoins disposer d’un socle de connaissances suffisant pour, en sus de son travail, s’intéresser à la chose de tous :
« Je n’ai point la prétention de vouloir changer en publicistes les vingt-quatre millions de citoyens actifs qui, réunis sous une loi commune, veulent être libres de la même liberté ; mais, dans cette science comme dans toute autre, quelques heures d’attention suffisent souvent pour comprendre ce qui a coûté au génie des années de méditation. […] » (Troisième mémoire, sur l’instruction commune pour les hommes, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 185.)
Cette dimension civique de l’enseignement figure explicitement dans les textes régissant les programmes mis en œuvre dans les Lycées Professionnels. Ces derniers, au-delà de la diversité des filières débouchant sur une entrée rapide dans la vie active, incluent effectivement toujours une initiation à la citoyenneté liant les individus qui y sont scolarisés à ceux qui suivent des études à proprement parler « générales ». Le Programme d’histoire de Bac Professionnel arrêté le 9 mai 1995 stipulait de cette manière :
« Les capacités et les aptitudes à développer doivent leur permettre de se situer dans ce monde, de s’insérer dans la société contemporaine où ils vivent, de mieux comprendre les problèmes qui s’y posent, d’exercer des droits et de respecter les devoirs de l’homme et du citoyen. » (Bulletin officiel n° 11 du 15 juin 1995 publié dans le Journal officiel du 17 mai 1995.)
Et aujourd’hui, dans le Socle commun de connaissances et de compétences, qui sert de référence aussi bien pour l’enseignement primaire que pour l’enseignement secondaire, et pour les filières générales et technologiques que pour les filières professionnelles :
« Savoir lire, écrire et parler le français conditionne l’accès à tous les domaines du savoir et l’acquisition de toutes les compétences. La langue française est l’outil premier de l’égalité des chances, de la liberté du citoyen et de la civilité : elle permet de communiquer à l’oral comme à l’écrit, dans diverses situations ; elle permet de comprendre et d’exprimer ses droits et ses devoirs.
Faire accéder tous les élèves à la maîtrise de la langue française, à une expression précise et claire à l’oral comme à l’écrit, relève de l’enseignement du français mais aussi de toutes les disciplines. Chaque professeur et tous les membres de la communauté éducative sont comptables de cette mission prioritaire de l’institution scolaire.
[…] » (Bulletin officiel n° 29 du 20 juillet 2006 publié dans le Journal officiel du 12 juillet 2006.)
 On a pu parler de « sanctuaire républicain », c’est-à-dire d’un lieu où l’individu serait à l’abri des groupes de pressions de tous ordres (politique, religieux, économique…) qui agiraient à l’extérieur et qui pourraient le mettre sous tutelle. La circulaire interministérielle du 12 décembre 1989 stipule d’ailleurs :
« […] l’exercice de la liberté de conscience […] impose que l’ensemble de la communauté éducative vive à l’abri de toute pression idéologique ou religieuse. » (Déjà cité note 223, p. 58.)
 D’où l’interdiction de toute manifestation religieuse dans l’enceinte des établissements scolaires publics. La foi renvoie à une vérité révélée qui, par définition, ne se prouve pas ; aussi impliquerait-elle, si elle était imposée à autrui, non pas une démonstration mais quelque chose d’arbitraire.
C’est pourquoi elle se situe hors du champ où l’individu peut prendre du recul par rapport au monde et apprendre à exercer sur lui un regard critique. Si le dogme entrait dans l’école, cela en serait fait de la République et du projet libéral émancipateur, car leur lieu d’application se verrait territorialiser par ce qui romprait la res publica.
 Condorcet, Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 67-68.
 Voir note 129, p. 38.
 Sur ce point, voir Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, pp. 366-367 :
« Renouvier a conscience que son plan d’organisation de l’enseignement secondaire est trop ambitieux pour le réformateur. Il s’en excuse en affirmant qu’il écrit en philosophe et non en administrateur, et qu’il souhaitait seulement indiquer “dans quel sens il faut s’avancer”. En dépit de ce sentiment final de la difficulté de résoudre des questions dont beaucoup se présentent comme “réellement insolubles”, il n’est pas sûr qu’il ait mesuré le problème qu’il ouvrait. En s’extirpant d’anciennes ornières, on tombe dans de nouveaux dilemmes. En effet, l’esprit de la démocratie veut que l’égalité des aptitudes soit prise en compte en faisant abstraction des privilèges de naissance. Il faut reconnaître à Renouvier le mérite d’avoir rigoureusement formulé le problème, et d’avoir posé un principe fécond en plaidant l’égale dignité de filières d’enseignement distinctes. Mais une fois qu’on est parvenu à l’accord sur ces règles idéales, le principal reste à faire. Nous en savons quelque chose, nous qui, un siècle après, avons certes avancé dans l’accord sur les règles, mais peu fait dans leur mise en œuvre, parce que le démon de l’inégalité est plus rusé que la raison des réformateurs, et que les hiérarchies se réintroduisent invinciblement au milieu des meilleures intentions égalitaires. Parce que la passion de l’égalité est aveugle aux exigences de la justice, et qu’elle refuse les différenciations sélectives requises par l’égalité des chances. Parce que la différence des aptitudes a beau être un fait d’observation, leur détection et l’appréciation de leurs conséquences sont un casse-tête insoluble. Personne n’a trouvé les méthodes qui sauraient tirer le meilleur parti de la diversité des esprits jusqu’à faire s’équivaloir les fruits de leurs différences. Pour une fois, le pessimisme de Renouvier est pris en défaut d’optimisme. Entre l’écart des talents et l’identité des personnes, entre le droit et le fait, entre l’égalité d’éducation démocratique, apparente ou réelle, et l’élitisme républicain, avoué ou inavoué, l’éducation de ses enfants pourrait bien être la tâche la plus difficile de la République démocratique. »
 En 1982, sous le gouvernement Mauroy.
 Alors que la république devrait aboutir au gouvernement par la raison, la démocratisation, elle, pourrait dériver en règne de l’opinion. Démocratiser l’école, à cet égard, ce serait s’exposer au risque d’introduire la doxa dans la classe, au détriment du savoir.
 Jean-Paul Brighelli (voir note 117, p. 35) soutient de cette manière :
« La grande masse des échecs ne s’étale plus avant le Bac, comme autrefois, mais après. On a déplacé le problème, on ne l’a pas réglé. Mutatis mutandis, les 65 % de laissés-pour-compte de la formation universitaire correspondent aux 65 % de jeunes jadis envoyés sur le marché du travail entre la fin de la cinquième et la seconde. La différence ? On recrute aujourd’hui au niveau licence ceux que l’on recrutait il y a quinze ans au niveau Bac. » (La Fabrique du crétin. La mort programmée de l’école, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, p. 62.)
 Hannah Arendt explique déjà la baisse du niveau scolaire aux Etats-Unis en faisant la critique de cette théorie :
« Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. […] » (La Crise de l’éducation, in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 232.)
 Voir note 159, p. 42.
 « Dans les collège et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. […] » (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989, article 10, alinéa 2.)
 Et cela même si la loi prévoit des garde-fous et précise :
« […] L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. » (Ibid.)
 Pour l'élève qui évoluerait dans un milieu culturellement favorisé (parents tenant des conversations recourant à 3000 mots, possédant une bibliothèque, proposant à leurs enfants des sorties régulières au théâtre, etc.), l'école ferait presque figure d’appoint. Mais pour celui qui se trouverait dans un milieu précaire (pas d'accès aux livres, vie quotidienne rythmée par la télévision, situations sociales parfois très lourdes, etc.), l'école resterait la dernière chance. Aussi, si le niveau d'exigences dans le système éducatif en venait à se caler sur les 500 mots de l'élève auquel il s’agirait de « s’adapter » pour assurer la « démocratisation », alors on risquerait in fine de priver les plus défavorisés de la possibilité de prendre « l'ascenseur social » en renonçant de fait à transmettre les mêmes savoirs à tous. L’école ne serait plus le lieu qui permettrait au plus modeste de refaire son retard sur le plus favorisé, et la promesse républicaine ne serait pas tenue.
 L’individu confiné dans un univers linguistique et culturel limité demeurerait dépendant de celui qui bénéficierait d’un haut niveau d’instruction. Ce serait donc le projet libéral initial, dont nous trouvons la trace aussi bien chez Kant que chez Condorcet, et qui prévoyait une « égalité d’instruction excluant toute dépendance », qui s’avèrerait ainsi trahi :
« La république est donc fondée sur un idéal de juste égalité des chances. Elle suppose une action publique vigoureuse pour rendre plus difficile la transmission de patrimoines considérables et pour opérer une redistribution des ressources par la voie de la fiscalité et des prélèvements sociaux. Les droits de succession élevés et l’impôt progressif sur le revenu sont à cet égard des impôts essentiellement républicains parce que, source d’une plus grande justice, ils sont aussi source de légitimité. Il n’y a donc pas de république sans un très vaste effort de partage et de redistribution qui est à la fois juste et producteur de légitimité. A l’inverse, la république s’affaiblit chaque fois que cette promesse est trahie, chaque fois que les citoyens les plus exposés voient et comprennent que, au lieu de lutter contre les privilèges - c’est-à-dire contre tous les avantages résultant de facteurs dus au hasard de la naissance et des cousinages - l’Etat et ses représentants laissent s’accroître le rôle de ces facteurs arbitraires dans la création et l’accomplissement des destins personnels. A cet égard, la véritable catastrophe scolaire qui a lieu en France depuis trente ans joue un rôle capital : comment les citoyens pourraient-ils croire que l’Etat agit pour la véritable égalité des chances alors que l’Ecole - noyau de la république en ce qu’elle seule permet à chacun de compenser l’injustice qu’il subit par l’espoir que ses enfants y échapperont - est devenue, sous les coups d’un pédagogisme qui aggrave les inégalités au lieu d’essayer de les surmonter, une véritable machine à exclure ? » (Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, p. 50.)
 Les ZEP font leur apparition dans des quartiers qui concentrent les difficultés sociales (chômage, insécurité, etc.).
 Maurice T. Maschino, journaliste au Monde diplomatique, a enseigné la philosophie et a été, dès le début des années 1980, l’un des premiers à décrire une dégradation des conditions d’enseignement. Dans L’Ecole de la lâcheté (Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007), il cite en annexe la « Lettre d’une enseignante au principal de son collège » que nous reproduisons ici :

« A l’attention de M. X, Chef d’établissement

Le 10 février 2007

Monsieur le Principal,
Je me permets de vous écrire cette lettre afin que vous puissiez vous rendre compte des problèmes que je rencontre à travailler avec les élèves de 4e 5. Le climat de travail est tel que je me fais insulter et agresser verbalement. Je ne peux exercer mon métier correctement dans ces conditions, face à ces élèves qui respectent si peu de choses.
Afin que vous puissiez comprendre les raisons de cette lettre, je vous décris ci-dessous le déroulement habituel des séances de sciences physiques avec les 4e 5 qui ont lieu le mercredi matin.
L’entrée en classe se fait dans le bruit et les bousculades. Il est courant qu’un ou plusieurs élèves soient en retard et fassent des difficultés pour aller chercher un billet de retard à la vie scolaire. Ils parlementent, insistent et surtout retiennent la porte afin que je ne puisse pas la fermer.
Une fois entrés en classe, je demande aux élèves de se placer debout derrière leur chaise respective, de sortir leurs affaires et de mettre leur carnet de liaison en évidence sur le coin du bureau. De plus, je leur demande d’enlever leur manteau et de faire le silence. Ce sont les conditions pour qu’ils aient le droit de s’asseoir et que le cours puisse commencer.
Au lieu de cela, ils bavardent, se battent, s’interpellent et se déplacent dans la classe. Ils ne sortent pas d’eux-mêmes leurs affaires (certains ne les sortent de toute façon pas du cours), ni leur carnet de liaison et gardent leur manteau.
A presque tous les cours je suis obligée de déplacer certains pour qu’ils retournent à leur place respective car ils prennent l’initiative de changer de place sans en demander l’autorisation.
Obtenir le silence, que chacun cesse de s’agiter et sorte ses affaires peut prendre dix à vingt minutes voire plus quand je n’élève pas la voix pour que cela cesse.
Le silence ne dure pas. Ils ne sont pas du tout attentifs au cours, n’écoutent pas et de ce fait, ne suivent pas le déroulement de la séance. Certains passent l’intégralité de l’heure à discuter. Je dois répéter plusieurs fois les consignes car elles ne sont pas écoutées. Ils se parlent ou s’interpellent même à travers la classe.
Ils ne s’écoutent pas entre eux et ne respectent pas la parole des autres. Que quelqu’un lise un texte ou l’énoncé d’un exercice ou que quelqu’un pose une question, personne ne l’écoute et pire encore le bruit permanent des discussions ne permet pas à ces élèves de se faire entendre.
Il est difficile d’obtenir leur carnet, même posé sur la table, cars ils le cachent ou le rangent au moment où je le leur demande et refusent ensuite de me le donner. “Mais pourquoi ?” J’ai rien fait ! est une phrase classique. Certains me le balancent. Il faut souvent que j’insiste ou que je menace de les exclure pour l’obtenir.
Il est d’ailleurs difficile de les exclure car ils entreprennent volontairement de mettre beaucoup de temps pour sortir. Ils cherchent alors à se faire remarquer des autres, à tourner l’exclusion en démonstration de puissance, à se faire passer pour des victimes. Petits pas de danses, commentaires, blagues et autres sont de coutume. Quand il s’agit de leur mettre des mots dans le carnet à la fin de l’heure, ils vous submergent de reproches, de cris : “j’ai rien fait !”, “c’est n’importe quoi !”, “elle fait n’importe quoi cette prof, elle met des mots pour rien !”. De plus, ils sont pressés (parce qu’ils ont terminé leur journée) “allez !!! Je dois y aller”, “remplissez mon carnet, d’abord je suis pressé !”. Certains osent sous-entendre que j’inscris des mots dans leur carnet parce que cela me fait plaisir !
Pour se venger, certains cherchent maintenant à m’agacer ou à me blesser en sous-entendant que les sciences physiques “c’est nul”, que le cours n’est pas intéressant, “qu’on n’y comprend rien”, que je ne suis pas une bonne enseignante puisque entre autre je “mets des mots pour rien”…
Ils ne travaillent pas. Ce que j’écris au tableau n’est pas copié par l’ensemble de la classe. Le travail que je demande en classe n’est fait que par quelques-uns. Les autres se contentent de le bâcler ou simplement de ne pas le faire. Les exercices à faire à la maison ne sont pas faits, les devoirs maisons ne sont rendus que par la moitié de la classe et très souvent en retard.
Je ne peux pas travailler car le climat de la classe ne le permet pas. Toute activité tourne court car ils refusent de travailler. Les manipulations sont difficiles voire impossibles car ils ne respectent pas les consignes et encore moins le matériel. Actuellement je suis censée leur faire faire la combustion du charbon ! Je refuse de prendre la responsabilité de ce qu’ils pourraient faire avec des allumettes dans les mains.
Mon travail n’est pas respecté, il arrive que certains polycopiés finissent à la poubelle ou tout simplement jetés au sol à la fin de l’heure ! Et au-delà de ça, il m’est insupportable de savoir que les quelques élèves de la classe qui aimeraient réellement travailler ne le peuvent pas étant donné l’état de la classe.

F. T. »
 Il arriverait même, dans un retournement assez extraordinaire, que le « bon élève » soit stigmatisé par ses camarades de classe, voire par une institution qui témoignerait avant tout sa sollicitude, sous prétexte de « donner plus à ceux qui ont moins », aux « mauvais élèves » (c’est-à-dire ceux qui seraient en échec ou qui poseraient des problèmes de discipline). En d’autres termes, la transmission des savoirs ne serait plus assurée et le tyran prendrait le pouvoir dans la classe. Nous assisterions donc à une déterritorialisation de la République.
C’est l’un des constats réalisé par André Moreau, dans mes Dernières nouvelles du front :
« […] Au nom d’une prétendue solidarité, c’était dès lors bien tout un pan de la population scolaire qui se retrouvait entraîné vers le bas, maintenu dans sa médiocrité, et avec encore un peu moins de chances, en définitive, d’acquérir les connaissances nécessaires à la prise de “l’ascenseur social”. Ainsi se perpétuaient les inégalités.
L’égalité des chances sacrifiée à la soixante-huitième chance dont le tyran ne manquait jamais de bénéficier, en somme. […] » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, p.138.)
 Agrégé de philosophie, docteur ès lettres. Il a notamment dirigé le pôle universitaire Léonard de Vinci et, depuis 2008, il est le recteur de l’académie de Corse.
 La Fin des Lumières, Paris, Michel Lafon, 1999.
Les années suivantes verront fleurir toute une littérature, émanant le plus souvent de professeurs ou d’anciens professeurs eux-mêmes, dénonçant la « nouvelle pédagogie », le principe de « l’élève au centre du système » et la difficulté, dès lors, à transmettre les savoirs. Outre Jean-Paul Brighelli et Maurice T. Maschino, déjà cités, nous pouvons mentionner :
Bouzou (Véronique). Ces profs qu’on assassine. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2009.
Polony (Natacha). Nos enfants gâchés. Petit traité sur la fracture générationnelle. Paris, Lattès, 2005.
L’intérêt de tels ouvrages pour notre travail est de soulever, à l’instar de Marie-Claude Blais (voir note 582, p. 153), le problème du décalage pouvant se manifester entre le projet éducatif républicain et sa mise en œuvre. Les réflexions de ces enseignants permettent à cet égard, au travers de la question scolaire, de nous interroger sur les conditions de possibilités de la république. Aussi est-ce à ce titre que nous n’hésitons pas à nous y référer.
 La Fin des Lumières, Paris, Michel Lafon, 1999, pp. 77-128.
 Ibid, pp. 86-88.
 Cf. Bentolila (Alain). Tout sur l’école. Paris, Odile Jacob, 2004.
Le linguiste évalue à tout au plus 800 mots le vocabulaire auquel recourent les plus défavorisés, alors que la moyenne est de 2500 (voir note 575, p. 150).
 Voir note 561, p. 145.
 « La notion de territorialité n’est ambiguë qu’en apparence. Car si l’on entend par là un principe de résidence ou de répartition géographique, il est évident que la machine sociale primitive n’est pas territoriale. Seul le sera l’appareil d’Etat qui, suivant la formule d’Engels, “subdivise non le peuple, mais le territoire” et substitue une organisation géographique à l’organisation gentilice. […] » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, vol. I (L’Anti-Œdipe), p. 170.)
Les auteurs nuancent cependant immédiatement le propos en notant que, si nous considérons le lien développé par les premiers occupants d’un territoire, l’action de l’Etat consisterait plutôt à déterritorialiser ces derniers :
« […] Pourtant, là même où la parenté semble primer la terre, on n’a pas de peine à montrer l’importance des liens locaux. C’est que la machine primitive subdivise le peuple, mais le fait sur une terre indivisible où s’inscrivent les relations connectives, disjonctives et conjonctives de chaque segment avec les autres […]. Quand la division porte sur la terre elle-même, en vertu d’une organisation administrative, foncière et résidentielle, on ne peut dès lors y voir une promotion de la territorialité, mais tout au contraire l’effet du premier mouvement de déterritorialisation sur les communauté primitives. […] » (Ibid, pp. 170-171.)
Par commodité, nous parlons ici de « territorialisation » de l’école, alors que nous pourrions tout aussi bien l’appeler « déterritorialisation » par rapport aux structures pré-républicaines opératoires avant la mise en place du projet éducatif. De la même manière, nous entendons par « déterritorialisation » l’intrusion dans l’espace laïc et neutre d’éléments qui lui sont étrangers, alors qu’il s’agit peut-être en réalité d’une « reterritorialisation » par des pratiques qui avaient été exclues de leur propre territoire (qu’elles soient économiques ou traditionnelles).
 Certains auteurs n’ont d’ailleurs pas hésité à parler des « territoires perdus de la République ».
Cf : Les Territoires perdus de la République (ouvrage collectif sous la direction d’Emmanuel Brenner). Paris, Mille et une nuits, 2002.
 « La vérité, l’âpre vérité, la voici : l’échec scolaire n’est pas un échec du système, mais sa raison ultime. Si l’on accepte cette prémisse, le reste va de soi. Et comment ne pas l’accepter ? Si le but était vraiment la réussite, y aurait-il autant d’échecs ? », n’hésite pas à questionner Jean-Paul Brighelli (La Fabrique du crétin, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, p. 61).
 Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 258.
 Ibid, pp. 232-233.
 « […] Le lycée, c’est un bâtiment avec des flux, des circulations de personnes qui vont et viennent, se rendent dans une salle, en quittent une autre, se dirigent vers une documentation, un réfectoire, une salle de sport ou d’informatique, un atelier. Ces flux s’activent à des moments précis de la journée : entrée du matin, changements de cours et sortie du soir.
[…]
Quiconque contrôle ces flux contrôle les individus qui les constituent. Chaque passage de groupe se matérialise, chaque passage d’individu se repère, surtout s’il a lieu pendant une heure de cours, car il signale alors un dysfonctionnement […]. D’où une installation des bureaux aux points névralgiques des passages […]. Partout, vous devez pouvoir être vu. C’est le principe du panoptique : là où vous êtes, quelle que soit votre activité, on vous voit. L’architecture du lycée est faite pour organiser cette visibilité perpétuelle de vos mouvements et de vos stations. » (Michel Onfray, Antimanuel de philosophie. Leçons socratiques et alternatives, Paris, Bréal, 2001, pp. 125-126.)
 « […] Et voilà qu'un recteur avoue!
Il faut replacer les choses dans leur contexte. L'académie de Corse se trouve dans la tourmente depuis l'automne dernier. Cinq personnes (dont le secrétaire général de l'académie et deux enseignants) sont mises en examen dans le cadre d'une enquête sur une affaire de fraude au concours de recrutement des professeurs des écoles en 2007, à laquelle est venu s'ajouter un soupçon sur le Bac 2008. Les écoutes téléphoniques dont le rectorat a fait l'objet plusieurs mois durant révèleraient que des notes auraient été remontées sur commande, afin de privilégier certaines familles. Clanisme? Clientélisme? Une accusation que les syndicats d'enseignants insulaires, qui soutiennent leurs collègues mis en cause, rejettent catégoriquement. Pour eux, la seconde affaire devrait être dissociée de la première, et ne relèverait que d'une méprise quant à une banale procédure d'harmonisation des notes. Le 15 avril, avec l'appui d'associations de parents d'élèves, ils ont dès lors appelé les correcteurs, afin d'éviter tout malentendu et risque de poursuite, à ne pas harmoniser les notes cette année. D'où l'embarras des autorités académiques. Et cet article paru dans Corse-Matin le 18 avril, dans lequel Michel Barat, recteur de l'académie de Corse, affirme :
“Le risque, c'est une baisse significative du nombre de reçus, en fonction d'une note brute qui n'aura pas été harmonisée en fonction du livret scolaire. Peut-être 20 %, peut-être plus. ”
Sans une retouche des résultats, pour le moins douteuse, le nombre des diplômés serait donc bien moins important. Et il ajoute aussitôt :
“Et dans ce cas, comment pourra-t-on gérer la prochaine rentrée scolaire? Des difficultés pratiques se poseront. Où va-t-on inscrire tous les recalés?”  
Ce qui est une manière à peine voilée d'admettre que, dans un enseignement de masse, qui voit le système fonctionner comme une immense gare de triage, le but n'est pas tant de vérifier si les savoirs sont transmis, mais plus prosaïquement de gérer des effectifs. C’est ce qu’a pressenti Michel Foucault dès les années 70, notamment dans son Surveiller et punir. La raison d’être du système, bien plus que l’instruction, est de savoir en permanence où se trouvent les jeunes en âge d’être scolarisés. Pour ce faire, il faut classer, discriminer, mettre chacun à sa place. A l’issue du collège dit “unique”, on envoie ainsi les élèves des classes moyennes dans les lycées généraux, tandis que les élèves issus des milieux populaires, le plus souvent en situation d’échec scolaire, se retrouvent dans les Lycées Professionnels. Ces derniers, quoi qu’on affirme pour les valoriser, demeurent des voies de garage où l’on canalise les éléments dits « difficiles » en attendant qu’ils rejoignent tant bien que mal le monde du travail, l’ANPE ou… la prison. Dans les établissements de ce type tout particulièrement, on n’attend pas de l’enseignant qu’il enseigne, mais qu’il garde.
La formation du citoyen? Le socle commun des connaissances? Ils cèdent la place à une simple préoccupation comptable. […]
L'Education nationale n'est qu'une machinerie administrative qui fait illusion en vendant régulièrement à l'opinion le chiffre magique des 80 % ; car derrière lui, il faut comprendre “80 % d’obtention d’un diplôme à 40 vitesses”. Le correcteur subit tellement de pressions pour baisser son niveau d’exigences qu’un élève de Bac Pro. peut fort bien l’avoir en étant incapable de situer le texte sur lequel il a travaillé à l’épreuve de français ou avoir compris le sens du mot “laïcité”, terme pourtant essentiel pour saisir certains débats qui traversent aujourd’hui la société française.
80 % ? Voilà le mur qu'il faut faire tomber afin que Jack Lang, Philippe Meirieu et assimilés ne puissent plus servir leurs boniments à des heures de grande écoute. Les enseignants, et pas seulement en Corse, devraient aller plus loin : noter les copies pour ce qu'elles valent vraiment, quitte à faire tomber le taux de réussite à 20 ou 30 %. L'ampleur de la catastrophe scolaire pourrait alors être constatée par tous, et on pourrait se remettre à parler sérieusement d'école.
Ironie du sort, Michel Barat avait publié en 1999 La Fin des Lumières [voir note 596, p. 158], ouvrage incendiaire dans lequel il stigmatisait la dérive pédagogiste de “l'élève au centre du système”. Il est regrettable qu'il soit lui-même devenu entre temps l'un des auteurs de cette fin des Lumières qu'il prétendait dénoncer. » (Education nationale : un recteur avoue !, in  HYPERLINK "http://generation69.blogs.nouvelobs.com/" http://generation69.blogs.nouvelobs.com/, le 21 avril 2009.)
 « […] le but, dans un Lycée Professionnel, n’était pas la transmission de savoirs, mais le contrôle. On n’attendait pas de l’enseignant qu’il enseignât, mais juste qu’il gardât, quitte à servir de cible à des projectiles distrayant une jeunesse désoeuvrée. Il s’agissait seulement de savoir où se trouvait cette frange de la population qui, en situation d’échec scolaire au sortir du collège, devait être surveillée en attendant son passage à la case travail (souvent précaire), à la case chômage, ou encore à la case prison. […] Les autres franges de la population, elles, se trouvaient pendant ce temps-là sur la “voie royale” : lycées généraux, universités, grandes écoles. » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, pp.189-190.)
 Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, pp. 50-51.
 Voir pp. 40-45.
 Mise au jour aux Etats-Unis par J. G. A. Pocock dans son Moment machiavélien (The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition. Princeton, 1975), et en France par Jean-Fabien Spitz, qui en a préfacé la traduction (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique. Paris, PUF, 1997).
Le républicanisme de Pocock est une réaction à une historiographie des idées centrée sur l’apport du libéralisme. Parallèlement à ce dernier, il fournit un cadre conceptuel que nous pouvons considérer comme alternatif (si nous l’opposons à celui des libéraux), ou bien comme complémentaire (si nous tentons de concilier les deux traditions) : un fil qui, doté de son propre questionnement, court depuis Machiavel jusqu’à la Révolution américaine. Si nous le saisissons à Florence, nous pouvons simplement parler de « tradition machiavélienne » ; et aux Etats-Unis, plus largement de « tradition atlantique ». Nous choisissons d’évoquer une « tradition italo-occidentale » parce que notre hypothèse, ici, est toujours celle de la désingularisation : si le cas français possède ses propres caractéristiques, nous pensons que le fait de le rattacher à un mouvement qui embrasse l’Occident dans son ensemble nous procure des concepts, un vocabulaire, voire une méthode nous permettant d’aborder la République sous un autre angle. Pocock, dans l’avant-propos qu’il réserve à l’édition française de son ouvrage, ouvre d’ailleurs des perspectives qui dépassent le monde anglo-saxon :
« […] J’écris donc l’histoire de la manière dont ce que H. Caton a appelé à juste titre la “république commerçante” (même s’il peut aussi s’agir d’une monarchie) s’est développée pour entrer ensuite en conflit avec l’image de la république antique et avec l’idéal du citoyen, déterminant ainsi un ensemble de crises idéologiques en Angleterre, en Ecosse et aux Etats-Unis (qui venaient alors d’accéder à l’indépendance). On pourrait sans doute écrire des études comparables à propos de la France, des Pays-Bas et des autres cultures politiques européennes ; mais mon travail s’est limité à l’histoire du monde anglophone. » (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (avant-propos de l’auteur pour l’édition française). Paris, PUF, 1997, p. LV.)
 « […] Longtemps présentée, sous l’influence de Louis Hartz (1955), comme issue du libéralisme de Locke, elle [la Révolution américaine] apparaît désormais comme une héritière du républicanisme. […] » (Serge Audier, Les Théories de la République, Paris, La Découverte, 2004, p. 3.)
 Si le libéralisme proprement dit prend corps à partir des dix-huitième et dix-neuvième siècles, nous avons vu que certains textes juridiques, en particulier La Tabula de Amalpha et la Grande Charte (voir pp. 23-24), intégraient des libertés individuelles bien avant cette période.
 La mise à mort du sujet critique impliquerait l’annihilation de sa propre liberté : l’individu se retrouverait esclave des processus de consommation, éventuellement liés à l’usage non maîtrisé des nouvelles technologies, et de l’enchaînement sans fin de ses désirs qui le pousseraient vers un « toujours plus » aliénatoire. A cet égard, il perdrait du reste la république au sens platonicien du terme, sa raison n’étant plus maîtresse de ses passions.
 « Le moment machiavélien est ainsi le pivot de la réévaluation critique induite par cette double insatisfaction, historiographique et politique. Sa publication marque le temps fort d’une relecture de l’histoire de la philosophie politique moderne qui prend la forme d’un “révisionnisme républicain” : à côté de l’héritage individualiste et libéral et de l’idée des droits privés garantis par une loi stable et consentie, il met l’accent sur l’existence, tout au long de l’époque moderne, d’une tradition politique républicaine à connotation civique et humaniste, qui plonge ses racines dans l’Antiquité et la Renaissance. », écrit Jean-Fabien Spitz dans sa préface à l’édition française du Moment machiavélien (Paris, PUF, 1997, p. XVII).
La tradition italo-occidentale, qui prend place dans un espace géographique déterminé, serait également à situer dans un espace temporel qui permettrait de dépasser l’opposition courante entre les Anciens et les Modernes, puisqu’elle relierait les premiers aux seconds en passant par la Renaissance.
 Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (préface de Jean-Fabien Spitz), Paris, PUF, 1997, p. XVIII.
 Ibid.
 Si nous associons le libéralisme à l’individualisme et au désengagement, et le républicanisme au civisme et à la participation, alors les deux courants tendent à l’affrontement. Malgré la tension qu’ils supposent, ils peuvent aussi être mis côte à côte pour expliquer comment les démocraties ont fleuri des deux côtés de l’Atlantique :
« […] il [Pocock] ne propose pas de remplacer une généalogie monoparentale par une autre, mais seulement de montrer que la liberté des modernes a deux ascendants, et que les origines intellectuelles des sociétés démocratiques contemporaines ne sont pas seulement à chercher dans l’univers des concepts juridiques [référence au libéralisme], mais aussi dans le débat prolongé qui oppose vertu et commerce [référence au républicanisme]. » (Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (préface de Jean-Fabien Spitz), Paris, PUF, 1997, p. XXXI.)
Cette double mise en perspective ne peut qu’être spécifiquement occidentale. Elle n’a pas lieu d’intervenir lorsqu’il est question de républiques ne considérant que le lien social, sans prise en compte de l’affranchissement dans sa dimension individuelle.
Pour entrer dans le débat contemporain, tel qu’il s’articule dans le monde anglo-saxon :
Dworkin (Ronald). L'Empire du droit. Paris, PUF, 1994.
Dworkin (Ronald). Prendre les droits au sérieux. Paris, PUF, 1995.
Nozick (Robert). Anarchie, Etat et utopie. Paris, PUF, 1974.
Pettit (Philip). Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement. Paris, Gallimard, 2004.
Rawls (John). Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1987.
Rawls (John). Libéralisme politique. Paris, PUF, 1995.
Sandel (Michael). Le Libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999.
Skinner (Quentin). Machiavel. Paris, Seuil, 1989.
Skinner (Quentin). La Liberté avant le libéralisme. Paris, Seuil, 2000.
Skinner (Quentin). Les Fondements de la pensée politique moderne. Paris, Albin Michel, 2001.
Walzer (Michael). Sphères de justice. Paris, Seuil, 1997.
 Nous sommes proches, ici, de Rawls, dont la théorie de la justice s’appuie certes sur les principes libéraux, mais dont le principe de non-domination n’en sert pas moins à définir la chose de tous qu’il faut sauvegarder.
 Voir note 13, p. 4.
 Voir pp. 24-25.
 Non au néo-féodalisme, in Le Monde des débats n° 21, janvier 2001, p. 15.
 Qui participerait à une vision faussée de l’Histoire représentant la France comme une entité transcendante « ayant mis longtemps à faire son unité » (voir pp. 52-55).
 Dans laquelle nous trouverions la trace d’une double ascendance, l’une issue des Lumières et l’autre de la tradition machiavélienne (voir note 65, pp. 20-21).
 Pascal Paoli, Correspondance, Ajaccio, Alain Piazzola, 2003, vol. I (La Prise du pouvoir (1749-1756)), p. 239.
 Voir note 221, p. 57.
Plutôt que de considérer Napoléon sous l’angle d’une historiographie spécifiquement française, il serait à cet égard sans aucun doute éclairant de le resituer dans le contexte corse et paolien, et par ce biais dans une tradition républicaine qui court depuis Machiavel. A partir de là, le Concordat, par exemple, produit d’un souverain n’associant pas nécessairement le religieux à un quelconque retour de l’Ancien Régime, se révèlerait peut-être plus intelligible. Pour Napoléon, comme pour Paoli, la religion est un instrument politique qui peut servir la république.
 Voir note 59, p. 19.
 Nous lisons Machiavel à partir de :
Machiavel (Nicolas). Œuvres complètes. Paris, La Pléiade, 1952. Introduction par Jean Giono, texte présenté et annoté par Edmond Barincou.
Sur Machiavel :
Aron (Raymond). Machiavel et les tyrannies modernes. Paris, Fallois, 1993.
Audier (Serge). Machiavel. Conflit et liberté. Paris, Vrin, 2005.
Colonna d’Istria (Gérard) et Frapet (Roland). L’Art politique chez Machiavel. Paris, Vrin, 1980.
Damien (Robert). Le Conseiller du prince, de Machiavel à nos jours. Paris, PUF, 2003.
Faraklas (Georges). Machiavel, le pouvoir du prince. Paris, PUF, 1997.
Lefort (Claude). Le Travail de l’œuvre, Machiavel. Paris, Gallimard, 1972.
Ménissier (Thierry). Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux philosophiques. Paris, PUF, 2001.
Senellart (Michel). Machiavélisme et raison d’Etat. Paris, PUF, 1989.
Strauss (Léo). Pensées sur Machiavel. Paris, Payot, 1982.
Valadier (Paul). Machiavel et la fragilité du politique. Paris, Seuil, 1996.
Védrine (Hélène). Machiavel ou la science du pouvoir. Paris, Seghers, 1972.
 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 335.
 Voir note 1, p. 2.
 Si nous entendons par le terme de « crise » un dysfonctionnement pouvant menacer l’intégrité d’un système, et si nous admettons la république comme le régime devant produire non seulement le lien civique, mais encore l’affranchissement de l’individu, alors les crises dont il sera question renverront aux dysfonctionnements qui pourraient nuire à un tel lien et à un tel affranchissement.
 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 365.
 « Quiconque fréquente régulièrement les œuvres de Machiavel ne peut manquer d’être frappé par la récurrence des métaphores biologiques et médicales qui émaillent les jugements du Florentin. Les mouvements populaires sont des “humeurs”, les émeutes leurs “épanchements” ; lorsqu’il faut conseiller au prince de savoir lire les signes avant-courriers des conflits, c’est en lui recommandant de faire comme le médecin qui sait discerner les prémices de la maladie ; et si l’art politique et l’art médical se ressemblent tant, c’est qu’ils portent tous les deux sur des “corps composés”. On n’en finirait pas d’énumérer toutes les apparitions du vocabulaire médical ou biologique, tant Machiavel en fait un usage constant et divers dans sa description de la vie des cités et de leurs accidents. » (Laurent Gerbier, Les Humeurs du peuple et des grands. Comprendre et anticiper les crises, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 50-53.)
 Machiavel estime que certains troubles sont indispensables parce qu’ils contribuent à l’équilibre de la république. Il ne conçoit pas l’absence d’« humeurs », ce qui le démarque d’autant plus des utopistes qui, obsédés par la conservation de l’ordre établi, rejettent tout ce qui pourrait venir le bouleverser :
« […] Pour la première fois, la pensée politique va donc se charger de l’idée de conflit en ne la concevant plus comme la maladie de la vie civile, mais en imaginant au contraire que l’équilibre même de la cité est un certain état de division et d’opposition “sain”. […] » (Laurent Gerbier, Les Humeurs du peuple et des grands. Comprendre et anticiper les crises, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 50-53.)
Parce qu’il intègre la division et la confrontation dans l’espace public comme constitutives du vivre ensemble, le penseur du conflit annoncerait ici la démocratie libérale, qui inclut le débat dans son mode de fonctionnement. La pensée machiavélienne se situerait alors à un carrefour de l’histoire des idées, entre la tradition italo-occidentale et la modernité.
Nous y référer aujourd’hui devrait du reste nous inciter à manier avec précaution certaines expressions passées dans le langage courant : « pas de vagues », « ne pas jeter d’huile sur le feu », « éviter de polémiquer », témoignent précisément d’une appréhension envers le conflictuel inquiétante pour la république. Si elle en arrivait à être complètement pacifiée, serait-elle encore elle-même ?
 Qu’est-ce qu’un bon prince chez Machiavel ? Rappelons que ce n’est justement pas un prince bon. Celui qui a laissé son nom au « machiavélisme » présuppose la méchanceté des hommes (« […] ils sont ingrats, changeants, dissimulés […]. » (Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 339), et n’envisage pas la possibilité de modifier leur nature. Aussi le gouvernant, dans son rapport aux gouvernés, ne saurait-il être constamment vertueux, mais devrait savoir s’adapter aux réalités du terrain. D’où la virtù, qui renvoie à une morale de l’efficacité : préférer le moyen le plus sûr pour atteindre une fin, plutôt que de s’obstiner dans la fidélité à un idéal.
 Platon compare par exemple les prescriptions du législateur à celles du médecin :
« Mais si le médecin revenait après être resté en voyage moins longtemps qu’il ne prévoyait, est-ce qu’il n’oserait pas à ces instructions écrites en substituer d’autres, si ses malades se trouvaient dans des conditions meilleures par suite des vents ou de tout autre changement inopiné dans le cours ordinaire des saisons ? ou persisterait-il à croire que personne ne doit transgresser ses anciennes prescriptions, ni lui-même en ordonnant autre chose, ni ses malades en osant enfreindre les ordonnances écrites, comme si ces ordonnances étaient seules médicales et salutaires, et tout autre régime insalubre et contraire à la science ? Se conduire de la sorte en matière de science et d’art, n’est-ce pas exposer sa façon de légiférer au ridicule le plus complet ?
[…]
Et si après avoir édicté des lois écrites ou non écrites sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, pour les troupeaux d’hommes qui se gouvernent dans leurs cités respectives conformément aux lois écrites, si, dis-je, celui qui a formulé ces lois avec art, ou tout autre pareil à lui se représente un jour, il lui serait interdit de les remplacer par d’autres ! Est-ce qu’une telle interdiction ne paraîtrait pas réellement tout aussi ridicule dans ce cas que dans l’autre ? » (Le Politique, 295d-e.)
Remarquons qu’ici, il est également question d’une adaptation aux circonstances : la loi n’est pas considérée comme immuable, et le législateur doit savoir la modifier.
 Voir note 105, p. 32.
 « […] On peut être circonspect ou impétueux. La réussite ne tient ni à l’une, ni à l’autre de ces manières d’agir, mais à leur accord avec les circonstances. C’est cette adéquation au temps, et non la valeur propre des procédés, qui est la cause du succès. Mais c’est aussi parce que, les temps changeant, les hommes ne changent pas leur façon de faire, qu’ils vont à leur ruine. […] » (Michel Senellart, L’Art de la prudence. La clef de l’action politique, in Le Vrai Machiavel, Le Nouvel Observateur HS n°66, juillet-août 2007, pp. 26-29.)
Il importe en somme de savoir « attendre son heure », thème que nous retrouvons dans un texte moins connu de Machiavel :
« […]
“Je suis l’Occasion ; et bien peu me connaissent […] et celui qui m’aurait laissée passer, ou devant lequel je me serais détournée, se fatiguerait en vain à me rattraper.”
[…] » (Capitolo de l’Occasion, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 81.)
 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 335.
 Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1952, p. 295.
 Rappelons qu’à l’issue du collège dit « unique », dans le système éducatif tel qu’il se présente à partir de la massification de l’enseignement, un contingent non négligeable d’élèves se voit orienté en Lycée Professionnel, et n’a jamais accès ni aux filières générales, ni aux études supérieures. Il convient de s’arrêter sur le profil de cet adolescent qui ne rejoint pas la « voie royale ». Il est le plus souvent issu d’un milieu populaire (alors que le professeur de lycée général enseigne plutôt aux élèves qui viennent des classes moyennes), dispose d’un vocabulaire limité à tout au plus 800 mots, et est à peu près incapable de placer sur une chronologie un évènement antérieur à sa date de naissance.
S’il rejoint une filière professionnelle, malgré les discours de bon ton qu’on peut tenir pour « valoriser » le « LP », c’est essentiellement parce qu’il se trouve en situation d’échec scolaire et qu’il n’a jamais réussi à combler ses lacunes.
Il faut encore bien se rendre compte que, parallèlement à leurs homologues des filières générales qui acquièrent petit à petit tous les outils intellectuels qui permettent, par exemple, de lire l’éditorial d’un grand quotidien, les élèves de CAP et de Bac Pro., eux, ne progressent presque pas. Une stagnation due aux chahuts dans les classes, au désintérêt pour la matière, à la faiblesse des capacités… Des élèves qui, à 17 ou à 18 ans, ne connaissent pas le sens des mots « démocratie », « dictature », « laïcité » ou « libéral », et ne savent pas ce qu’évoque une date comme 1789. Pas plus qu’ils ne savent faire la différence entre la gauche et la droite : comment pourraient-ils dès lors d’ailleurs se reconnaître dans « l’électorat traditionnel » de la première ?
Derrière ces élèves de Lycée Professionnel se cache un pan de la population qui n’a en réalité pas davantage de repères et qui se trouve de fait exclu de la res publica.
 Il ne s’agit alors pas tant, bien sûr, d’opposer la théorie à la pratique, que de tirer de la seconde des concepts à intégrer dans la première (voir p. 2).
 Péguy, au travers d’un retour sur l’affaire Dreyfus, a bien perçu le décalage pouvant exister entre les visibles et les invisibles :
« Sans doute les apparences donneraient raison à Halévy, les apparents seraient pour lui. Je veux dire que si l’on (ne) considère (que) les dreyfusistes apparents, les hommes en vue, journalistes, publicistes, conférenciers, Universités Populaires, parlementaires, candidats, hommes politiques, tout ce qui parle et tout ce qui cause, tout ce qui écrit et tout ce qui publie, l’immense majorité des hommes en vue, la presque totalité des apparents s’empressèrent d’entrer dans les démagogies dreyfusistes, je veux dire dans les démagogies politiques issues de la mystique dreyfusiste. Mais ce que je conteste précisément, ce que je nie, c’est que ceux qui sont apparents pour l’histoire (et que l’histoire, en retour, saisit avec tant d’empressement) aient une grande importance dans les profondeurs de la réalité. Atteignant donc à des réalités profondes, seules importantes, je prétends que tous les dreyfusistes mystiques sont demeurés dreyfusistes, qu’ils sont demeurés mystiques, et qu’ils sont demeurés les mains pures. […] » (Notre jeunesse, Paris, Gallimard, 1993, p. 148.)
Une telle distinction, entre ceux qui s’affichent en pleine lumière et ceux qui demeurent dans l’ombre, est annonciatrice de la visibilité médiatique contemporaine qui, en renvoyant une image tronquée d’une réalité autrement plus complexe, risque de laisser cette dernière ignorée. C’est un point important, pour qui souhaite rendre compte d’un phénomène, qu’il soit politique, historique, ou sociologique. Le fait qu’un évènement soit traité entre spécialistes - ces apparents qui écrivent, qui publient, qui aujourd’hui fréquentent les plateaux de télévision - implique effectivement qu’ils pourraient ne retenir dans leurs analyses que ce qui atteindrait leur niveau de langue et ferait partie de leur univers culturel, tandis qu’ils occulteraient ce qui leur serait étranger. Or, il se pourrait précisément que ce qui n’attirerait pas leur attention soit déterminant pour l’explication de tel phénomène ou de tel évènement. L’ignorer impliquerait dès lors leur incompréhension, ou de les traiter à partir d’un diagnostic faussé.
La prise en compte d’un tel décalage entre les visibles et les invisibles permettrait en outre de saisir le résultat de certains scrutins. André Moreau, dans mes Dernières nouvelles du front, s’en sert pour décrire l’électorat du Front national et interpréter la « surprise » du 21 avril 2002 :
« […] il s’agissait des personnes qui n’écriraient jamais pour les pages “débats” des grands quotidiens nationaux, ni ne seraient invitées sur un plateau de télévision pour livrer leur “analyse” politique. Des électeurs invisibles, en somme, mais qui mettaient dans l’urne un bulletin qui comptait autant que celui qui était déposé par l’éditorialiste parisien, l’éditeur de la rive gauche, ou le lecteur du Monde attablé à une terrasse du boulevard Saint-Germain.
Les éminences de ce qui s’apparentait à un microcosme politico-médiatique d’obédience parisienne soutinrent avec la dernière condescendance que “personne ne pouvait prévoir le séisme du 21 avril”.
Vu de Paris, effectivement, on pouvait s’attendre à un deuxième tour opposant Lionel Jospin à Jacques Chirac.
Mais la France ne se réduisait pas à sa capitale. […] » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 28.)
Plus loin, il s’appuie encore sur lui pour expliquer le détournement des classes populaires du vote socialiste :
« Le leader du Parti Socialiste qui dénonçait la “démagogie” et le “populisme” d’un adversaire avait-il, lui, bien conscience du fait que les mots qu’il employait étaient incompréhensibles pour la majeure partie de “l’électorat traditionnel de la gauche” ?
Mais il était vrai qu’il y avait belle lurette que “les classes populaires”, lorsqu’elles ne s’abstenaient pas, donnaient leurs suffrages aux extrêmes. Le Front National n’était-il pas “le premier parti ouvrier de France” ? » (Ibid, p. 49.)
C’est toujours selon une telle grille de lecture qu’il annonce enfin comment Nicolas Sarkozy parviendra à récupérer ce même électorat en vue de l’élection présidentielle de 2007 :
« […] En utilisant le langage familier, “celui que tout le monde comprend”, il avait pris le parti de passer de l’autre côté de la fracture culturelle.
[…] Oui, Nicolas Sarkozy réussit de cette manière le tour de force d’aller à la rencontre de « l’électorat traditionnel de la gauche », celui auquel la gauche ne parlait plus depuis longtemps. » (Ibid, pp. 158-159.)
 Ici, nous n’entendons pas seulement celles qui sont prises par le gouvernant, mais plus généralement celles qui peuvent définir une représentation du monde. Ce sera par exemple la norme véhiculée par un média.
 Voir pp. 37-38.
 Déjà cité note 159, p. 42.
 La démocratie qui, lorsqu’elle se réduit à consacrer l’opinion du plus grand nombre, se distingue de la république qui, elle, se réfère à la raison, et prépare l’avènement de la tyrannie.
 République VIII, 563a-e.
 Elle serait en revanche celui de son apprentissage.
 Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 64.
 Voir pp. 78-79.
 Le savoir qui doit être transmis à l’élève rejoint toujours une faculté de juger qui, bien employée, permettrait de se garder du préjugé et de l’ignorance.
 « C’est par la découverte successive des vérités de tous les ordres, que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés. C’est par la découverte des vérités nouvelles que l’espèce humaine continuera de se perfectionner. […] » (Premier mémoire, nature et objet de l’instruction publique, in Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, pp. 67-68, déjà cité p. 152.)
Il existerait bien une continuité républicaine entre les Anciens et les Modernes, qui ne reposerait pas sur la définition de la liberté (elle serait variable), mais qui tournerait autour de la transmission du lógos au fil des générations.
 « “De la lumière, encore de la lumière”, ce mot doit être la devise de tout gouvernement républicain. Le ministère de l’instruction publique y doit occuper le premier rang. Il faut qu’il soit dans les républiques ce que celui de la guerre est dans les monarchies. », écrira pour sa part Barni (Manuel républicain, Paris, 1872, p. 20.)
 La querelle entre les pédagogues et les républicains, si elle a été ravivée après la loi d’orientation de 1989 mettant « l’élève au centre du système », puis par la publication d’ouvrages polémiques tels que ceux de Jean-Paul Brighelli, s’avère du reste récurrente. Péguy, en 1901, dans De la raison, dénonce une inversion des compétences constitutive d’une atteinte à la raison :
« Exactement comme on n’admet pas l’autorité professionnelle de l’ouvrier manuel dans des corps de métiers différents, exactement ainsi on ne doit admettre aucune autorité professionnelle de l’ouvrier manuel sur l’ouvrier intellectuel. […] un professeur de philosophie peut et doit faire de la théodicée quand et comme la raison le demande. Et il n’est responsable et comptable de sa théodicée que devant la raison, devant la raison raisonnante, devant la raison en travail, devant la raison critique. » (De la raison, in Notre jeunesse, Paris, Gallimard, 1993, pp. 78-79.)
Et, plus loin, la dérive de la pédagogie en démagogie :
« La raison ne procède pas de la pédagogie. Nous touchons ici au plus grave danger du temps présent. Malgré la complicité des mots mêmes, il ne faut pas que la pédagogie soit de la démagogie. C’est la pédagogie qui doit s’inspirer de la raison, se guider sur la raison, se modeler sur la raison. Il ne faut pas qu’après avoir souffert de notre négligence le peuple aujourd’hui soit déformé par notre complaisance. Il ne faut pas qu’ayant souffert de l’ignorance où il était laissé, il soit aujourd’hui déformé par un demi-savoir, qui est toujours un faux savoir. […] » (De la raison, in Notre jeunesse, Paris, Gallimard, 1993, p.87.)
 Pour le dire autrement, le fait tiendrait lieu de droit à l’école, au lieu que l’école réaffirme le droit contre le fait dans le cadre de ce gouvernement par la loi que doit être initialement la république :
« D’une part on observe la banalisation, parfois dès le plus jeune âge, des insultes à caractère antisémite. Le mot “juif” lui-même et son équivalent “feuj” semblent être devenus chez nombre d’enfants et d’adolescents une insulte indifférenciée, pouvant être émise par quiconque à l’endroit de quiconque. Notre sentiment est que cette banalisation ne semble en moyenne que peut émouvoir les personnels et les responsables, qui mettent en avant, pour justifier leur indifférence, le caractère banalisé et non ciblé du propos, ou encore l’existence généralisée d’insultes à caractère raciste ou xénophobe entre élèves, visant par exemple les “Arabes” ou les “Yougoslaves” : une composante de la “culture jeune” en quelque sorte. » (Rapport Obin, cité par Jean-Paul Brighelli, Une école sous influence, ou Tartuffe-roi, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, p. 10.)
Et le rapport de poursuivre :
« D’autre part les insultes, les menaces, les agressions, bien ciblées cette fois-ci, se multiplient à l’encontre d’élèves juifs ou présumés tels, à l’intérieur comme à l’extérieur des établissements ; elles sont généralement le fait de condisciples d’origine maghrébine. Dans les témoignages que nous avons recueillis, les évènements du Proche-Orient ainsi qu’une sourate du Coran sont fréquemment invoqués par les élèves pour légitimer leurs propos et leurs agresions. Ces justifications peuvent aller jusqu’à assumer les persécutions o l’extermination des Juifs. L’apologie du nazisme et de Hitler n’est pas exceptionnelle : elle apparaît massivement dans d’innombrables graffitis, notamment de croix gammées, et même parfois dans des propos ouvertement tenus à des instituteurs, professeurs et personnels d’éducation. Ces agressions n’épargnent pas des personnels ni d’autres élèves, comme cette collégienne turque nouvellement arrivée en France et devenue le souffre-douleur de sa classe parce que son pays “est un allié d’Israël”. Il est d’ailleurs devenu fréquent, pour les élèves, de demander sa religion à un nouvel élève ou à un nouveau professeur. Nous avons constaté que beaucoup de professeurs ne refusaient pas de répondre à cette question. » (Ibid, pp. 10-11.)
Il s’agit du rapport sur Les Signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires coordonné par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin en 2004, et publié sous le titre L’Ecole face à l’obscurantisme religieux (Paris, Max Milo, 2006).
Jean-Paul Brighelli, d’une telle déterritorialisation de l’école comme lieu neutre de la transmission des savoirs au profit d’une école soumise à des pressions diverses, tire l’appréciation suivante :
« Victoire des préjugés. Culture du terrain vague, de la friche intellectuelle. Sale pute, sale feuj, sale pédé. Notre société réinvente l’intolérance. C’est le grand retour du Moyen Age. Torquemada, me voilà. » (Une école sous influence, ou Tartuffe-roi, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, pp. 8-9.)
 Une telle fracture linguistique renvoie à la question de l’intégration dans la Cité, qui suppose l’emploi d’un langage commun, alors qu’étymologiquement le « barbare » désigne précisément celui qui n’en parle pas la langue. Pourrions-nous envisager que la République, par la sacralisation d’une parole enfantine et déficitaire, soit gangrenée par la barbarie ? Chez Platon, comme plus tard chez Condorcet, cette dernière résulterait de l’ignorance. C’est parce qu’un individu ne possèderait pas les repères constitutifs d’une culture commune qu’il pourrait en venir à adopter un comportement tyrannique, mettant en péril le lien civique et, au bout du compte, la conservation de la res publica.
 Jean-Paul Brighelli dénonce ici en particulier la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (voir note 588, p. 155).
 Il inscrit bien la république dans sa version française dans une tradition politique libérale héritée des Lumières, qui voit dans l’éducation le moyen à la fois d’émanciper l’individu et d’édifier le lien civique.
 Jean-Paul Brighelli, Une école sous influence, ou Tartuffe-roi, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, pp. 12-14.
 Entretien à L’Express du 17 octobre 2002.
 Ainsi baptisé par son leader lui-même, Youssouf Fofana, et qui a défrayé la chronique en 2006 après avoir pris pour cible et assassiné Ilan Halimi au motif que « les Juifs ont de l’argent ». Jean-Paul Brighelli a mis ce fait divers en relation avec la question scolaire :
« Ilan Halimi, enlevé, séquestré et torturé à mort, en janvier-février 2006, à Bagneux, cité de la Pierre-Plate, par une bande de “barbares”, comme ils s’appelaient eux-mêmes. On a retenu le nom de Youssouf Fofana, “cerveau” - le mot est peut-être excessif - de la trentaine de jeunes gens et de jeunes filles de toutes origines qui constituaient le gang. Mais les autres, tous les autres, méritent bien qu’on s’y arrête : trente gosses ! De quoi constituer une classe un peu chargée - d’ailleurs, ils se sont connus à l’école, ils n’avaient pas vingt ans, ils en sortaient tout juste… » (Une école sous influence, ou Tartuffe-roi, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, pp. 7-8.)
 Du barbarisme à la barbarie, in Le Monde du 8 mars 2006, cité par Jean-Paul Brighelli, Une école sous influence, ou Tartuffe-roi, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006, pp. 16-17.
 Hitler, en 1933, s’empare ainsi de l’Allemagne démocratiquement, sur fond de crise sociale. Pour le dire autrement, et comme l’avait pressenti Alain, le peuple est devenu fou (littéralement, il a perdu le gouvernement par la raison) avant de se réveiller honteux parmi les troupeaux qu’il a massacré.
D’où le souci récurrent, face à une recrudescence d’actes dénoncés comme contraires aux « valeurs républicaines » (voir p. 7), de mettre en avant la transmission de ces dernières par l’école afin de conserver la république :
« […]
C’est à l’école qu’il revient de préparer à la citoyenneté. C’est dès le plus jeune que s’acquiert le sens de la fraternité, de l’égalité et du partage.
[…]
C’est à ce devoir que se propose de contribuer ce guide. Il permettra aux enseignants et aux élèves d’accéder aisément à la connaissance de notions clés qui fondent l’idée républicaine. Il permettra de les enrichir de concepts nouveaux comme la mixité, la lutte contre les discriminations ou encore celui si essentiel de la place de la femme dans notre société…
A l’aube du XXIe siècle, il nous faut plus que jamais offrir un nouveau sens à l’humanisme. Au cœur de cette ambition française, il y a la République. » (Guide républicain. L’idée républicaine aujourd’hui (ouvrage collectif, préface de François Fillon), Paris, Delagrave, 2004, p. 20.)
Par « république », il ne faut alors pas tant entendre un gouvernement qui n’est pas monarchique, mais, dans une perspective de désingularisation de la France, la participation à un projet libéral universaliste et émancipateur spécifique à la modernité occidentale.
 « […] Ces derniers mois, les médias se sont régulièrement penchés sur le problème des enseignants. Mais, une fois n’est pas coutume, c’est dans les rubriques nécrologiques ou faits divers que ces derniers ont reçu le triste privilège de trouver une tribune posthume. […] » (Véronique Bouzou, Ces profs qu’on assassine, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2009, p. 10.)
 « Ce serait rendre à la démocratie le pire des mauvais services que de vulgariser, d’étendre au peuple des ouvriers l’ancien préjugé nobiliaire. Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans jamais rien avoir appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine que de naître peuple. Jamais on n’aurait l’idée de faire du pain sans avoir appris la boulangerie, ni de labourer sans avoir le labourage. Pourquoi veut-on traiter des grands problèmes sans avoir fait l’apprentissage indispensable. […] » (Charles Péguy, De la raison, in Notre jeunesse, Paris, Gallimard, 1993, p. 88.)
 Tocqueville ne dit pas autre chose :
« Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? […] » De la démocratie en Amérique I, II, VI, in Pierre Manent, Les Libéraux (anthologie), Paris, Gallimard, 2001, p. 686.
 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.
 Ibid.
 Dont la figure se retrouverait de toute façon dans les différentes couches de la société. Par son appropriation des pouvoirs distribués selon un mode labyrinthique, il disposerait toujours d’un avantage considérable sur le non initié. Une situation d’ailleurs prise en compte, et condamnée, par la législateur, qui prévoit la sanction du « délit d’initié » :
« Toute personne qui, à l’occasion de sa profession ou de sa fonction, ayant reçu des informations privilégiées sur les perspectives ou la situation d’un émetteur de titres, aura réalisé ou sciemment permis de réaliser une ou plusieurs opérations avant que le public n’ait eu connaissance de ces informations. » (Loi du 2 août 1989.)
Cependant, dans les faits, bien des cas qui ne tombent pas sous le coup de la loi pourraient, s’ils étaient considérés de plus près, être apparentés à un tel délit. Officiellement, le système éducatif est ainsi un service public censé assurer à tous, comme nous l’avons vu, l’égalité des chances. Mais officieusement, il s’apparente davantage à un « marché » de l’éducation dans lequel certains parents, de par leur statut social, savent dans quels établissements « placer » leurs enfants afin de leur permettre de s’engager sur la « voie royale », tandis que d’autres, issus d’un milieu plus modeste, ignorent jusqu’à l’existence des « grandes écoles » et se trouvent par conséquent dans l’impossibilité de relayer les informations qui permettraient de bouleverser une orientation consistant généralement dans une reproduction des inégalités sociales. Pour le dire autrement, ces dernières se maintiennent au moyen, précisément, d’une multitude de « délits d’initiés ».
D’où la question écrite adressée au ministre de l’Education nationale par Simon Renucci, député de la Corse-du-Sud, et rédigée en ces termes :
« La réalité éducative favorise pour l’heure les élèves issus de familles averties, autrement dit celles qui sont capables de s’orienter parmi les différents parcours proposés. Les autres suivront un parcours convenu souvent en opposition avec les compétences et les savoirs de l’individu. Le système scolaire doit guider les jeunes vers une voie appropriée, ce qui signifie la mise en œuvre de pédagogies personnalisées et par voie de conséquence des moyens humains supplémentaires. L’école doit redevenir une priorité budgétaire de la nation. » (Législature 2002-2007.)
 Internet, en revanche, qui verrait chaque utilisateur en mesure de créer son propre labyrinthe, changerait la donne.
 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.
 Elle permet notamment d’orienter la réponse d’un interlocuteur dans le sens souhaité en intégrant dans la question qui lui est posée une suggestion qui ne sera pas l’objet de la discussion, alors même qu’elle est discutable. C’est par exemple : « Avez-vous cessé de battre votre femme ? ». Que l’on réponde par « oui » ou par « non », on finit par reconnaître la violence qu’on se voit ainsi attribuer. Il arrive qu’un gouvernement prépare, en amont, l’adhésion à un projet de loi en suscitant un débat élaboré selon ce modèle.
Dans son Sur la télévision, Pierre Bourdieu analyse les mécanismes qui peuvent contribuer à fausser un débat télévisé. Il écrit notamment :
« […] C’est lui [le présentateur] qui impose le sujet, qui impose la problématique (souvent si absurde, comme dans le débat de Durand - “faut-il brûler les élites ?” -, que toutes les réponses, oui ou non, le sont également). […] Le présentateur lui-même intervient par le langage inconscient, sa manière de poser les questions, son ton : il dira aux uns, sur un ton cassant, “Veuillez répondre, vous n’avez pas répondu à ma question” ou “J’attends votre réponse. Est-ce que vous allez reprendre la grève ?”. Autre exemple très significatif, les différentes manières de dire “merci”. “Merci” peut signifier “Je vous remercie, je vous suis reconnaissant, j’accueille avec gratitude votre parole”. Mais il y a une manière de dire merci qui revient à congédier : “Merci” veut dire alors : “Ca va, terminé. Passons au suivant”. Tout cela se manifeste de manière infinitésimale, dans des nuances infinitésimales de ton, mais l’interlocuteur encaisse, il encaisse la sémantique apparente et la sémantique cachée ; il encaisse les deux et il peut perdre ses moyens.
[…] » (Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, pp. 33-34.)
Dans une telle perspective, c’est la légitimité elle-même du processus dit « démocratique » qui pourrait être interrogée. Lors d’une élection présidentielle, par exemple, les électeurs sont appelés à faire un choix entre plusieurs candidats. Mais, dans les faits, un tel choix concernerait exclusivement les insiders bénéficiant de l’approbation de leurs pairs (réunion de cinq cents signatures d’élus pour pouvoir se présenter) et de l’accès aux médias (tribunes dans la presse écrite, plateaux de radio et de télévision…). Les outsiders, eux, y compris lorsqu’ils exprimeraient des idées intéressantes, peineraient à être entendus, faute de moyens de diffusion. Le choix porterait donc sur une offre électorale restreinte, et demeurerait tributaire de facteurs qui ne seraient pas nécessairement liés au programme lui-même : réseaux d’influence, visibilité médiatique, habileté de la communication…
Voir aussi :
Champagne (Patrick). La Construction médiatique des malaises sociaux. In Actes de la recherche en sciences sociales n° 90, décembre 1991. Pp. 64-75.
 « […] la télévision peut, paradoxalement, cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu’il faudrait montrer si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ; ou encore en montrant ce qu’il faut montrer, mais de telle manière qu’on ne le montre pas ou qu’on le rend insignifiant, ou en le construisant de telle manière qu’il prend un sens qui ne correspond pas du tout à la réalité. » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, pp. 17-18.)
 Espion, une anthropologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 108.
 Hayek, dans une note de bas de page, prend l’exemple du contrôle par l’Etat des échanges extérieurs pour montrer à quel point, selon lui, l’intervention de l’Etat dans l’économie se traduirait nécessairement par « le contrôle tout court de toute la vie », et notamment de la circulation des idées :
« […] Contrôler le commerce extérieur c’est, en effet, livrer l’individu, non seulement le riche mais chacun, à la tyrannie de l’Etat ; lui supprimer la dernière chance de résistance. Personne ne peut plus voyager librement, ni acheter des livres et des journaux étrangers de son choix. Toutes les possibilités de contacts avec l’étranger sont réduites à celles que l’opinion officielle approuve ou juge nécessaires : ainsi est obtenu un contrôle de l’opinion publique plus efficace et plus complet qu’il n’a jamais existé sous le règne des gouvernements absolutistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. » (Hayek (Friedrich von). La Route de la servitude (1944). Trad. De G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1945. Rééd. Paris, PUF, coll. Quadrige, 1986, cité par Pierre Manent in Les Libéraux, Paris, Gallimard, 2001, 896 pp. P. 782.)
Notons toutefois qu’il est possible de retourner l’argument : en quoi le « laisser faire » d’un marché entièrement abandonné à lui-même préserverait-il davantage la liberté de la presse et celle de l’opinion ? Ne pourrions-nous pas imaginer qu’un journaliste voie son travail devenir tout autant tributaire de la ligne éditoriale définie par la puissance financière à laquelle appartiendrait le quotidien qui l’emploierait ? Ne risquerait-il pas, sous peine de se voir licencier, de renoncer à dire certaines choses dans certains articles ?
 Un tel conditionnement, cependant, ne serait pas nécessairement intentionnel, mais pourrait procéder d’une « circulation circulaire de l’information » :
« […] le fait que les journalistes qui, au demeurant, ont beaucoup de propriétés communes, de condition, mais aussi d’origine et de formation, se lisent les uns les autres, se voient les uns les autres, se rencontrent constamment les uns les autres dans des débats où l’on revoit toujours les mêmes, a des effets de fermeture et, il ne faut pas hésiter à le dire, de censure aussi efficaces - plus efficaces, même parce que le principe en est plus invisible - que ceux d’une bureaucratie centrale, d’une intervention politique expresse. […] » (Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996, p. 26.)
Nous signalons du reste le travail de Lisa d’Orazio qui, concernant l’exemple corse, montre comment les médias peuvent construire une image fantasmée d’un objet :
D’Orazio (Lisa). Télévision et Corse. Le regard de la télévision française (1958-2005). In Interrogations n° 7, décembre 2008. Pp. 185-195.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, pp. 126-127.
 Ibid, p. 127.
 Jules Barni, Manuel républicain, 1872, p. 2.
 Voir pp. 28-30.
 La République, à cet égard, consisterait dans une gestion de services.
 Article 28 de la loi n° 83.634 du 13 juillet 1983 sur l’exécution des tâches.
 Voir note 104, p. 31.
 Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de poche, 1995. 2 vol.
D’abord publié sous forme de roman-feuilleton en 1844-1845, avant maintes rééditions, c’est l’un des grands succès commerciaux d’Alexandre Dumas. L’œuvre est par la suite l’une des plus adaptées à la télévision et au cinéma, avec des fortunes diverses. Elle est en revanche longtemps boudée par les spécialistes qui font autorité en matière d’études littéraires. Ainsi, elle ne figure nullement, et pas davantage que son auteur, dans le Lagarde et Michard XIXe siècle (Paris, Bordas, 1953). Pourtant, les thèmes qui y sont développés sont universels, et présentent un réel intérêt conceptuel.
 Un pirate, dans l’univers maritime, est un aventurier qui empêche un navire de suivre sa route jusqu’à destination. Il interrompt une course en ligne droite en introduisant du labyrinthique sur un itinéraire : création d’une impasse, détournement d’un bien, repli dans un repère secret.
 Sous la Restauration.
 Dantès, après une escale à l’île d’Elbe, est le porteur d’un message pour Noirtier, un bonapartiste convaincu qui n’est autre que le père de Villefort, et pourrait compromettre la carrière du substitut du procureur du roi. D’où sa mise au secret par ce dernier, prolongée pendant les Cent-jours, et confirmée après la défaite de Waterloo.
 Dans le roman, à Villefort, donc, la faillite de l’institution judicaire, à Morcerf celle de l’Armée, et à Danglars celle de la Banque. Tous trois bâtissent leur carrière et conquièrent les honneurs à partir de la forfaiture originelle, dont Dantès, pourtant innocent, est la victime.
 « Les hommes sont comme les chiffres : ils n’acquièrent de valeur que par leur position. », dira Napoléon (in Manuel du chef (aphorismes choisis et préfacés par Jules Bertaut), Paris, Payot, 2006, p. 70).
 Oliver Stone le montrera parfaitement dans son JFK (Etats-Unis, 1991, avec Kevin Costner, Tommy Lee Jones, Garry Oldman, Donald Sutherland) : celui qui occupe des responsabilités dans un grand Etat, et qui sert de relais entre le sommet de la pyramide bureaucratique et sa base, a le pouvoir d’échapper à tout contrôle et d’abuser de sa position. En effet, il peut mettre en péril le gouvernement par la loi, asservir l’autre et nier en même temps :
« Il n’y a pas de coupable, parce que dans la hiérarchie du pouvoir tous ceux qui savent ont la possibilité de nier. », souligne M. X (Donald Sutherland) lors de sa rencontre avec Jim Garrisson (Kevin Costner).
 « Bonapartiste enragé : a pris une part active au retour de l’île d’Elbe.
A tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance. » Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de poche, 1995, vol. I, p. 185.
 Il s’agit d’une véritable chosification de l’individu (il n’est plus reconnu comme sujet, et sa version des faits n’intéresse personne), annonciatrice des mécanismes à l’œuvre dans les processus de harcèlement moral :
« […]
La disqualification consiste aussi à ne pas regarder quelqu’un, ne pas dire bonjour, parler de la personne comme d’un objet (on ne parle pas aux choses !) […]. » (Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998, p. 81.)
 Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de poche, 1995, vol. I, p. 224.
 Voir note 577, pp. 151-152.
 Par exemple, des élèves pourraient mettre en cause des énoncés scientifiques à partir de rumeurs véhiculées sur Internet. Le rôle du professeur serait alors de leur enseigner comment prendre de la distance par rapport à ce qu’ils voient et à ce qu’ils entendent, à hiérarchiser les sources d’information, et à distinguer un site « sérieux » d’un site qui ne l’est pas.
Ce qui ne se ferait pas sans difficultés, car le premier réflexe de l’élève serait de s’accrocher à ses certitudes, surtout lorsqu’il y serait habitué et qu’il entendrait d’autres individus les répéter. D’où les propos de certains élèves qui prétendraient que le professeur ne respecterait pas « leurs opinions » lorsqu’il entreprendrait de corriger leurs erreurs. L’enseignant se trouverait dès lors « en concurrence » avec ce que les élèves pourraient entendre des heures durant à la télévision ou voir sur Internet, ou encore, à proprement parler, lors de « discussions de comptoir » auxquelles ils auraient assisté en dehors du cadre scolaire.
 « Pourtant, si un professeur se pose avant tout en défenseur de la laïcité et de l’universalité des savoirs, sa mission a du plomb dans l’aile. En effet, il est confronté à la montée du communautarisme, d’un certain fondamentalisme religieux et de la misogynie qui en découle.
[…]
De quel stratagème un professeur d’histoire doit-il user pour éviter une émeute en classe de terminale quand il aborde la question du conflit israélo-palestinien ? Tout simplement botter en touche en choisissant de traiter la question de rechange prévue dans les programmes d’histoire en terminale, à savoir la question de l’Amérique latine, bien moins “risquée” dans des établissements scolaires en plein cœur de ghettos urbains et où la cause palestinienne ravive un antisémitisme à peine larvé.
[…]
Les croyances religieuses viennent remettre en cause les théories scientifiques expliquées à l’Ecole, comme celle de l’évolution des espèces. S’il veut avoir la paix, un professeur de sciences doit-il s’abaisser à reconnaître que la théorie de l’évolution est une croyance comme une autre, que tout est également vrai et que rien ne peut être démontré ? L’Ecole pratiquerait-elle une autocensure déguisée, n’offrant plus les mêmes enseignements à tous ses élèves en fonction de la “relativité des savoirs” ? » (Véronique Bouzou, Ces profs qu’on assassine, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2009, pp. 179-180.)
Des inquiétudes qui rejoignent le constat dressé par André Moreau :
« […] Dans certaines classes, c’était chaque jour que l’on mettait à mort la République. Pour acheter la paix face à l’ignare qui prenait le savoir du professeur pour une opinion parmi tant d’autre, une hiérarchie aveugle recommandait instamment l’abandon de tout discours rationnel. Il ne s’agissait plus de corriger l’erreur, mais de la conforter pour “ne pas jeter d’huile sur le feu”. Il ne s’agissait plus d’affirmer la force du droit face au tyran, mais de “faire attention à ce qu’on dit devant lui” tout en consacrant le droit du plus fort. Il ne s’agissait plus de transmettre des connaissances, mais au contraire de laisser l’école à la merci d’une multiplicité d’opinions, de préjugés, d’amalgames. C’était la tentation du renoncement. C’était la tyrannie de l’ignorance, devant laquelle on n’osait plus affirmer la règle commune, c’est-à-dire l’Etat de droit.
Dans certains quartiers, la loi de la cité régnait, et un élève pouvait affirmer en plein cours d’histoire sur la liberté de la presse qu’il ne fallait pas “caricaturer le Prophète”, ou encore que Hitler avait eu raison de “brûler les Juifs”, avec la bénédiction d’une hiérarchie qui minimisait la gravité de tels propos et ne manquait jamais de conseiller au professeur “d’éviter les sujets brûlants”. » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, p.215.)
 Si nous suivions l’analyse de Foucault, nous pourrions envisager que la préoccupation d’un chef de service, quelque soit l’institution concernée, ne serait pas tant l’atteinte des objectifs fixés par les textes que le contrôle des individus qu’il serait amené à gérer. Il s’agirait juste de préserver un ordre conçu comme une absence de troubles : « ne pas vouloir savoir », et s’assurer une place confortable.
 L’Ecole de la lâcheté, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p. 142.
 Ibid, p. 143.
 Ibid.
 C’est-à-dire conformément à son cahier des charges défini par les textes émanant de l’autorité souveraine.
 Une redirection épistolaire qui respecte scrupuleusement la formule consacrée : « Le problème que vous soulevez relève de la compétence de M. le recteur de l’académie de… ». Mais dès lors, de quel recours disposerait un agent dénonçant un abus commis par le recteur lui-même ou, dans tout autre service, par un haut fonctionnaire ?
 « […] la correspondance du ministre est telle qu’elle ne lui est même pas soumise », comme me l’expliquait l’une de ses proches collaboratrices, jointe par téléphone.
 Voir sur ce point :
Chereul (Pierre-Yves). Un blâme académique flatteur. Nîmes, Lacour, 2008.
Villach (Paul). Les Infortunes du Savoir sous la cravache du Pouvoir. Nîmes, Lacour, 2003.
Il s’agit du même auteur, qui présente lui-même l’institution scolaire comme un lieu « où la violation de la loi par l’administration est un mode de gestion comme un autre ».
 Nous entendons par là celle qui serait soustraite à la vue du plus grand nombre, en particulier des témoins éventuels :
« […] tout se fait en catimini, dans l’ombre, à l’insu du présumé coupable, qui, un beau jour, trouve dans sa case un arrêté de mutation ou la notification d’un blâme. Parce que le procès qu’on lui fait est arbitraire, les pièces sont trafiquées, la sanction est injuste ? Sans doute. » (Maurice T. Maschino, L’Ecole de la lâcheté. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p. 133.)
 Un rapport administratif débute d’ordinaire par le rappel des textes de référence :
« Lorsqu’un enseignant se distingue par son non-conformisme et qu’ils [les agents de l’Education nationale] l’apprennent (rapport de la directrice, du chef d’établissement, d’un inspecteur), ils le mettent sous surveillance ; à la moindre “incartade”, ils brandissent la menace d’une sanction, éventuellement l’appliquent et, pour se justifier, fabriquent un dossier, exactement comme dans n’importe quel pays totalitaire. Généralement, ils respectent les formes ; c’est le fond qui est truqué, manipulé, “arrangé” de façon telle que la sanction paraisse juste. » (Maurice T. Maschino, L’Ecole de la lâcheté. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, pp. 132-133.)
 Voir p. 81.
 Toujours un état, avant d’être un Etat.
 Psychiatre, nous devons à ses recherches sur les violences psychologiques ses deux ouvrages les plus importants : Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998, puis Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001.
 Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, p. 18.
Le juriste, lui, préfère parler de « toute dégradation délibérée des conditions de travail » (Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, p. 17).
 Il sort par conséquent du champ des pratiques admises dans un Etat de droit. L’enjeu serait pleinement la domination de l’autre, et il contredirait à cet égard le processus d’affranchissement de l’individu qui définirait la république dans sa version moderne et libérale.
 Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, pp. 152-153.
 Ibid, p. 153.
 Ibid.
 Voir p. 125.
 « Ne va pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge. Si tu penses qu’elle te reviendra pour la seule raison que tu es le plus compétent, tu n’es qu’un benêt. Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. […] », avertissait le cardinal de Mazarin (Bréviaire des politiciens, Paris, Arléa, 2007).
Le thème de la défiance vis-à-vis de la compétence est à rapprocher de celui du tyran qui, chez Platon, se débarrasse de tous ceux qui pourraient lui résister (voir note 111, p. 34). Une telle défiance serait symptomatique du détournement de l’institution, puisqu’elle apparaîtrait désormais régie comme la propriété de l’un de ses membres.
 Voir p. 49.
 « Chacun des êtres humains a le devoir de créer la justice… », lâche Jim Garrisson (Kevin Costner) dans le JFK d’Oliver Stone.
 Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et une nuits, 1995, pp. 14-15.
Sur le thème de la désobéissance, nous renvoyons également à :
Onfray (Michel). Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission. Paris, Grasset, 1997.
Thoreau (Henri-David). La Désobéissance civile. Paris, Mille et une nuits, 1996.
 La formule, conforme aux théories fondées sur le droit naturel (si l’autorité qui avait été instituée pour les sauvegarder viole mes droits fondamentaux, alors elle perd sa légitimité et je ne suis plus tenu de la reconnaître), aurait été chère à La Fayette, et se trouve retranscrite dans le Projet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de Robespierre (voir note 314, p. 83) :
« Art. 29. Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Remarquons du reste que les autres articles du projet prévoient une large série de garde-fous afin de prévenir les détournements institutionnels. Robespierre pose ainsi comme condition de l’obéissance le respect par le mandataire du gouvernement par la loi :
« Art. 24. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi. »
D’où un droit de résistance lorsque le gouvernement par la loi cède la place à l’oppression. Outre l’article 29, citons :
« Art. 25. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s'y soumettre ; et si on veut l`exécuter par la violence, il est permis de le repousser par la force. »
« Art. 27. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen. »
« Art. 30. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits. »
« Art. 31. Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie. »
Le texte insiste encore sur le fait que les responsabilités occupées dans le cadre d’un service ne sont nullement assimilables à un privilège, mais renvoient à une activité devant faire l’objet d’un contrôle public :
« Art. 32. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. »
« Art. 33. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. »
« Art. 34. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. »
« Art. 38. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers qui est la nature. »
 In Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 65-68.
Ce passage est la conséquence logique et immédiate de celui qui le précède :
« […] tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. […] » (Ibid, déjà cité p. 20.)
 « […] On se plaît à opposer l’Etat, totalitaire ou non, à l’homme ordinaire, punaise ou roseau. Mais on oublie alors que l’Etat est composé d’hommes, tous plus ou moins ordinaires, chacun avec sa vie, son histoire, la série de hasards qui ont fait qu’un jour il s’est retrouvé du bon côté du fusil ou de la feuille de papier alors que d’autres se retrouvaient du mauvais. Ce parcours fait très rarement l’objet d’un choix, voire d’une prédisposition. Les victimes, dans la vaste majorité des cas, n’ont pas plus été torturées ou tuées parce qu’elles étaient bonnes que leurs bourreaux ne les ont tourmentées parce qu’ils étaient méchants. Il serait un peu naïf de le croire, et il suffit de fréquenter n’importe qu’elle bureaucratie, même celle de la Croix-Rouge, pour s’en convaincre. […] Or la machine de l’Etat est faite de la même agglomération de sable friable que ce qu’elle broie, grain par grain. Elle existe parce que tout le monde est d’accord pour qu’elle existe, même, et très souvent jusqu’à la dernière minute, ses victimes. Sans les Höss, les Eichmann, les Goglidze, les Vychinski, mais aussi sans les aiguilleurs de trains, les fabricants de béton et les comptables des ministères, un Staline ou un Hitler n’est qu’une outre gonflée de haine et de terreurs impuissantes. […] » (Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p. 27.)
 Le régime libéral suppose la possibilité de confronter les points de vue, dans le cadre d’un débat contradictoire, par exemple dans le monde du travail :
« […] Un conflit est source de renouvellement et de réorganisation en obligeant à se remettre en question et à fonctionner sous des formes nouvelles. Il permet de mobiliser les énergies et de rassembler les personnes, de modifier les alliances, de sortir de la complexité […].
Ce qui caractérise donc un conflit, c’est l’“escalade symétrique”, c’est-à-dire une égalité théorique des protagonistes. En acceptant le conflit, on reconnaît l’existence de l’autre comme interlocuteur, on lui reconnaît l’appartenance à un même système de référence. C’est le côté positif du conflit. […] » (Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, pp. 27-28.)
A cet égard, le refus de toute ébauche de conflit peut révéler au contraire un recul démocratique et une absence de régulation sociale, pouvant dériver en harcèlement moral, voire indiquer un début de basculement vers la tyrannie :
« Dans le harcèlement moral, il ne s’agit plus d’une relation symétrique comme dans le conflit, mais d’une relation dominant-dominé, où celui qui mène le jeu cherche à soumettre l’autre et à lui faire perdre son identité. […]
C’est une erreur de vouloir éviter à tout prix les conflits, car ils constituent les moments où nous pouvons changer et tenir compte de l’autre, c’est-à-dire nous enrichir. A l’opposé d’un conflit, le harcèlement moral est une façon de bloquer tout changement. » (Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle. Démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001, p. 32.)
Des expressions telles que « vider une querelle » et « crever l’abcès » ont d’ailleurs conservé le souvenir du caractère salutaire du conflit.
 La culture populaire a conservé la trace de ce héros édifiant un contre-labyrinthe pour palier une insuffisance institutionnelle afin de parvenir à ses fins, en particulier dans certaines séries télévisées.
Dans Zorro (renard, en espagnol), inspiré du personnage éponyme créé en 1919 par le romancier Johnston McCulley, le justicier se dissimule, joue avec les identités et brouille les pistes pour lutter contre le commandant Monastorio, qui pratique l’abus de pouvoir sur le territoire qui lui est confié en profitant de l’éloignement de la Californie des années 1820 de la métropole (son action de comisionado échappe donc au contrôle de l’autorité qui l’a mandaté). Le premier épisode de la série voit Don Diego annoncer explicitement à son domestique, Bernardo, qu’il va opter pour la ruse plutôt que pour la confrontation directe :
« […] Quand tu as affaire à forte partie, il vaut mieux employer d’autres armes. Tu connais le proverbe : “si tu n’arrives pas à te mettre dans la peau du lion, mets-toi dans celle du renard”. », affirme-t-il en des termes qui rappellent Machiavel (cf. Le Prince XVIII).
De fait, il se fait passer pour naïf et inoffensif, de manière à ne pas laisser soupçonner qu’il manie parfaitement l’épée et qu’il se cache derrière le masque de Zorro.
Dans Columbo, le lieutenant représente certes l’institution policière, mais se trouve régulièrement confronté à des assassins qui profitent d’une position sociale dominante pour commettre leurs crimes. Aussi produit-il du contre-labyrinthique, en adoptant lui aussi le masque de la naïveté et en multipliant les détours qui lui permettront de revenir au cœur de l’enquête, pour mieux les confondre. Au cours de l’un des épisodes (Etat d’esprit, 1975), son adversaire relève d’ailleurs très bien cette manière toute labyrinthique de mener l’enquête :
« Lieutenant, vous faites mine de vous éloigner du point vers lequel vous voulez aller... »
Les adjoints de Columbo, au contraire, qui ont tendance à aller au plus simple et au plus direct, ne sont pas en mesure de résoudre l’énigme. La construction de chaque histoire se démarque du reste de celui adopté dans les autres séries policières : ici, l’assassin est toujours connu du téléspectateur dès le début ; ce qui importe donc, ce n’est pas tant le « Qui ? » mais le « Comment ? » ou, pour le dire autrement, quel cheminement le héros (on parlera d’« anti-héros ») va-t-il suivre dans le labyrinthe.
Il s’agirait toujours d’une réhabilitation de la mètis contre le lógos (voir note 106, p. 32), dont le renard est l’une des figures :
« L esprit du renard abonde en astuce. Voici comment il s empare des outardes : il incline la tête vers le sol et doucement agite la queue. Elien prétend que les outardes abusées (apat½theîsai) s approchent de cette forme qu elles prennent pour un de leurs congénères. Quand elles sont à portée, le renard se retourne brusquement (epistréphein) et se jette sur elles. Si la mètis du renard s’affirme déjà dans l’art de faire le mort, elle éclate dans ce brusque retournement. En effet, le renard a le secret d’un renversement qui est le fin mot de son astuce. […] » (Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 43.)
 Cf. Milgram (Stanley). Soumission à l’autorité. Paris, Calmann-lévy, 1974.
Henri Verneuil, quelques années plus tard, s’est inspiré des travaux du psychosociologue américain :
« Dans I comme Icare, réalisé par Henri Verneuil en 1979, le procureur Volney (incarné par Yves Montand), enquête sur l’assassinat du président d’un Etat qui n’est autre que la transposition de l’attentat contre J. F. Kennedy, le 22 novembre 1963. Réfutant la thèse officielle, et mettant peu à peu au jour un complot tentaculaire [toujours la figure de la pieuvre, qui évoque un labyrinthe], il en vient à suspecter un personnage ayant participé à une expérience en laboratoire sur « l’apprentissage de la mémoire par la douleur ». Toute une scène du film présente l’expérience en question.
Deux candidats sont présents. Après un tirage au sort, l’un est désigné comme “le maître”, et l’autre comme “l’élève”. Le premier se voit installé derrière un pupitre doté d’un appareillage de stimulation électrique, qui permet d’envoyer du courant, de façon graduée, jusqu’à 450 volts. Le second est sanglé à une chaise destinée à recevoir les décharges.
Le maître lit alors à haute voix une liste de mots dans laquelle chaque nom se trouve associé à un adjectif.
L’élève doit mémoriser les associations avant de donner l’adjectif correspondant à chaque nom que le maître énonce. Chaque fois qu’il se trompe, le maître a l’ordre de lui envoyer du courant électrique : d’abord 25 volts, puis 50, etc. A la septième erreur, l’élève subit une décharge de 175 volts. Sous l’effet de la douleur, il tente de se détacher et demande l’arrêt de l’expérience.
Comme l’adjoint du professeur qui la supervise refuse, le procureur Volney réagit devant cette torture infligée à l’élève. Le professeur lui révèle alors qu’en réalité aucune décharge n’est envoyée, que le tirage au sort initial pour répartir les rôles est biaisé, que l’élève sait parfaitement que le véritable objectif de l’expérience n’est pas de mesurer sa capacité à apprendre sous la douleur, et qu’il n’a fait que feindre cette dernière. Non, c’est le “maître” qui a été testé, et à travers lui l’obéissance d’un individu face à une hiérarchie (ici représentée par l’adjoint du professeur en blouse blanche).
Dans une telle perspective, le professeur explique que 63 % des sujets sont obéissants, en d’autres termes qu’ils acceptent totalement le principe de l’expérience et sont prêts à aller jusqu’à 450 volts… Il fait du reste remarquer à son interlocuteur que lui-même a attendu le stade des 175 volts pour manifester son opposition. Le procureur Volney en tire la conclusion suivante :
“Ce qui signifie que dans un pays civilisé, démocratique et libéral, les deux tiers de la population sont capables d’exécuter n’importe quel ordre provenant d’une autorité supérieure…” » (Dernières nouvelles du front. Choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 201-202.)
Milgram montre qu’un individu ordinaire peut facilement se transformer en bourreau, du fait qu’il se soumet à ce qu’il considère être une autorité. Cette thématique est à rapprocher de :
Arendt (Hannah). Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. Paris, Gallimard, 1966.
Et voir aussi :
Arendt (Hannah). Le Système totalitaire. Paris, Seuil, 1972.
 Le critère retenu par Milgram pour définir ce qui est conforme à la conscience ou pas est essentiellement moral, et consiste à distinguer le bien du mal :
« Dès leur plus petite enfance, nos sujets ont appris que le fait de maltraiter un être sans défense constitue une transgression fondamentale de la loi morale. […] » (Soumission à l’autorité. Paris, Calmann-lévy, 1974, p. 233.)
Toutefois, nous pourrions tout aussi bien le mettre sur le plan légal, en considérant la hiérarchie des textes dans la république (voir note 104, p. 31). En effet, le refus de porter atteinte à l’intégrité d’un individu s’inscrit dans les principes affirmés par les différentes Déclarations des droits qui servent de références aux Constitutions des régimes démocratiques occidentaux contemporains. Le fait d’obéir à un ordre commandant « de maltraiter un être sans défense » est donc assimilable à une rupture du contrat social qui fonde la tradition individualiste et libérale héritée des Lumières. Dans une telle perspective, nous pouvons considérer que l’agent qui obéit à un ordre transgressant de tels principes renonce non seulement à son humanité (sur le plan moral) mais encore à sa citoyenneté (sur le plan politique).
« […] Cependant, écrit Milgram, près de la moitié d’entre eux ont enfreint ce principe en suivant les instructions d’un homme qui ne disposait d’aucun moyen de coercition pour faire exécuter ses ordres. Un refus d’obéissance n’aurait entraîné pour eux ni préjudice matériel ni châtiment. Les remarques et le comportement de nombre de nos participants prouvaient clairement qu’en pénalisant la victime, ils agissaient souvent à l’encontre de leurs critères moraux. Plusieurs blâmaient ouvertement une expérience qui leur demandait d’infliger un traitement douloureux à une personne en dépit de ses protestations, d’autres la jugeaient absurde et dépourvue de toute signification. Pourtant, beaucoup n’en continuaient pas moins à obéir. » (Soumission à l’autorité. Paris, Calmann-lévy, 1974, p. 233.)
 Au passage, Milgram relève quelques limites de la raison (entendue comme lógos) :
« […] Il existe ici un contraste flagrant entre le domaine de la logique et celui de la psychologie. Du point de vue purement quantitatif, il est plus odieux de massacrer dix mille hommes en envoyant un obus au beau milieu d’une ville que d’en tuer un seul en le frappant avec une pierre. Cependant, sur le plan psychologique, ce dernier acte est de très loin le plus difficile à accomplir. La distance, la durée et les obstacles physiques neutralisent le sens moral. » (Ibid, p. 185.)
Les résultats des expériences peuvent également être mis en relation avec la fracture culturelle, le sens critique de l’agent semblant proportionné à son degré d’instruction :
« […] Plus les sujets étaient instruits, plus ils étaient enclins à se rebeller. Ceux qui exerçaient des professions touchant à l’humain (justice, médecine, enseignement par exemple) se révélaient plus contestataires que ceux qui exerçaient des professions plus techniques (engineering, sciences physiques). Plus le service militaire avait été long, plus le sujet était disposé à obéir - sauf dans le cas des anciens officiers qui, eux, se soumettaient moins fréquemment que les appelés, quelle qu’ait été la durée de leur service. » (Ibid, p. 252.)
 Ibid, p. 145.
 Ibid, p. 151.
 Dans une note de bas de page, Milgram s’appuie sur Tocqueville pour préciser la distinction entre les deux attitudes, et les mettre en relation avec différents types de régimes :
« Comme l’a subtilement observé Alexis de TOCQUEVILLE, le conformisme est le mécanisme logique qui régit les relations démocratisées entre les hommes. Il est “démocratique” en ce sens que la pression déterminante qu’il exerce sur le comportement de l’individu n’a pas pour objet de rendre ce dernier meilleur ou pire que ses pairs, mais de le maintenir sur un plan d’égalité avec eux.
L’obéissance résulte des inégalités dans les relations humaines et elle les perpétue, ce qui explique que, sous sa forme la plus poussée, elle constitue le mécanisme régulateur idéal du fascisme. Il est rigoureusement logique que la doctrine philosophique d’un gouvernement fondé sur le principe de l’inégalité élève l’obéissance au rang de vertu cardinale. L’attitude de la soumission inconditionnelle est inculquée dans le cas d’une structure sociale hiérarchique et a pour conséquence la différenciation d’un comportement entre supérieur et subordonné. Ce n’est pas l’effet du hasard si la marque distinctive du Troisième Reich était l’importance qu’il attachait aussi bien au concept des groupes supérieurs et des groupes inférieurs qu’à l’obéissance prompte, impressionnante, orgueilleuse, avec claquement de talons à l’appui et exécution instantanée des ordres. » (Ibid, p. 146.)
 Ibid, pp. 151-152.
 Ibid, p. 152.
Nous avons vu comment le faux argument du nombre pouvait déboucher sur le règne de la doxa (voir note 107, p. 33), voire, avec Tocqueville, sur l’avènement du tyran (voir note 667, p. 180). Aussi la seule référence au groupe ne saurait-elle être satisfaisante.
 Ibid, p. 153.
 Dans une note de bas de page, Milgram précise la signification de ce néologisme :
« Autoritarien : Néologisme employé dans Les Meurtres collectifs de H. V. Dicks pour désigner les individus qui ont besoin d’une autorité supérieure pour parvenir à un certain équilibre (voir aussi “autoritarianisme”). » (Ibid, p. 221.)
 Ibid.
 Cf. Bierstedt (Robert). Freedom and Control in Modern Society. New York, 1954.
Cité par Milgram :
« Bierstedt souligne à juste titre que le phénomène d’autorité est plus fondamental même que celui de gouvernement : “… Le problème de l’autorité est à la base de toute théorie logique de la structure sociale… même le gouvernement, en un sens, n’est pas simplement un phénomène politique, mais originellement et fondamentalement un phénomène social… la matrice d’où il est sorti possède un ordre et une structure. Si l’anarchie est le contraire du gouvernement, l’anomie est celui de la société. En d’autres termes, l’autorité n’est en aucune façon un phénomène purement politique au sens étroit du mot car elle n’est pas seulement présente dans l’organisation politique de la société, mais dans chacun de ses aspects. Si restreinte ou si provisoire qu’elle soit, chaque association à l’intérieur de la société a sa propre structure d’autorité.” […] » (Soumission à l’autorité. Paris, Calmann-lévy, 1974, pp. 221-222.)
L’autorité légitime émanant du gouvernement par la loi, dans une telle optique, et particulièrement dans les grands Etats, se trouverait inévitablement concurrencée par des autorités informelles à chaque étage de la hiérarchie.
 L’ouvrage paraît aux Etats-Unis en 1974, alors que prend fin l’engagement américain au Viêt-Nam, de plus en plus contesté dans les dernières années de la guerre.
 Ibid.
 Ibid, p. 232.
 Rappelons que, si nous considérons la hiérarchie des textes dans la république, cette impression est erronée et que l’autorité qui transgresse les droits fondamentaux de l’individu, par définition, perd en réalité sa légitimité.
 Ibid, p. 233.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 168.
 « […] la voie droite est fermée à qui veut vivre dans la réalité. », écrit-il (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 163).
 Ibid, p. 160.
 Ibid.
 Ibid.
 Ibid, p. 161.
 Ibid.
 Ibid, p. 162.
 Ibid.
Nous avons cependant relevé combien elle était aléatoire (voir pp. 199-200).
 Ou encore mètis (voir note 106, p. 32).
 Ibid, pp. 197-198.
 Ibid, p. 199.
 En tant qu’incarnation de la mètis, il tient peut-être plus du poulpe que du renard :
« Comme le renard, le poulpe définit un type de comportement humain : “Livre à chacun de nos amis… un aspect différent de toi-même (ep¯strephe poik¯lon Åthos). Prends exemple sur le poulpe aux nombreux replis (poléplokos) qui se donne l apparence de la pierre où il va se fixer. Attache-toi un jour à l un, et, un autre jour, change de couleur. L habileté (soph¯½) vaut mieux que l intransigeance (atrop¯½). [& ] Le modèle proposé, c est le polétropos, l homme aux mille tours, l ep¯strophos anthrÑpán, tournant vers chacun un autre visage. Pour toute la tradition grecque, il porte un nom : Ulysse, le polém½tis, celui-là même dont Eustathe disait : c’est un poulpe. […] » (Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 47.)
Le poulpe, plus encore que le renard, est effectivement l’animal labyrinthique par excellence :
« Si le renard est souple et mince comme une lanière, le poulpe se diffuse en membres innombrables, flexibles et ondoyants (aióla guîa). Pour les Grecs, le poulpe est un nœud de mille bras, un réseau vivant d’entrelacs, un poléplokos. C est le même épithète qui qualifie le serpent, ses spires, ses replis ; le labyrinthe, ses dédales, son enchevêtrement de salles et de couloirs. [& ] » (Ibid, p. 45.)
Aussi conviendrait-il de l imiter afin de produire du contre-labyrinthique.
 Odyssée IX, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 165.
 Ibid, pp. 166-167.
 Ibid, pp. 168-169.
 Ibid, p. 248.
 Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 22.
 Lorsque le lógos ne suffirait plus, la mètis fournirait à l’individu des armes nouvelles pour affronter l’initié tapi dans le labyrinthe et déjouer ses pièges :
« Par les traits et les comportements qui la caractérisent, les domaines où elle s’exerce, les stratagèmes qu’elle emploie pour inverser les règles du jeu dans l’épreuve de force, la mètis paraît bien engager toute la conception que les Grecs se sont faite de ce type particulier d’intelligence qui, au lieu de contempler des essences immuables, se trouve directement impliqué dans les difficultés de la pratique, avec tous ses aléas, confronté à un univers de forces hostiles, déroutantes parce que toujours mouvantes et ambiguës. Intelligence à l’œuvre dans le devenir, en situation de lutte, la mètis revêt la forme d’une puissance d’affrontement, utilisant des qualités intellectuelles, - prudence, perspicacité, promptitude et pénétration de l’esprit, rouerie, voire mensonge -, mais ces qualités jouent comme autant de sortilèges dont elle disposerait pour opposer à la force brute les armes qui sont son apanage : l’insaisissabilité et la duplicité. Comme l’eau courante, l’être à mètis glisse entre les doigts de son adversaire ; à force de souplesse il se fait polymorphe ; comme le piège, il est aussi bien le contraire de ce qu’il apparaît : ambigu, inversé, il agit par retournement. » (Ibid, pp. 52-53.)
 L’itinéraire du héros d’Alexandre Dumas est plein de labyrinthique et de contre-labyrinthique. Après son évasion, on le suit notamment en Orient et à Rome, avant d’accomplir sa vengeance à Paris. Par ailleurs, il se fait polétropos en multipliant les masques entre ses ennemis et lui : Edmond Dantès, au cours du roman, devient le comte de Monte-Cristo, bien sûr, mais aussi Simbad le marin, l abbé Busoni ou Lord Wilmore.
 « Le héros d endurance », ainsi est qualifié Ulysse à plusieurs reprises dans l’Odyssée (par exemple dans le chant XIV, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 260). Il fait à cet égard figure de héros antiplatonicien, dans la mesure où sa mètis mise au service de la traversée du labyrinthe vient s’opposer au lógos qui s’appliquerait à un simple itinéraire en ligne droite. La mise en avant des expériences vécues par le marin errant sur la Méditerranée peut effectivement être comparée par leur rejet par Platon, qui privilégie le but contre le parcours lui-même :
« […] quel est l’homme, en effet, qui accepterait volontiers de traverser les mers, d’y connaître tous les dangers et tous les ennuis de ce métier ? Non, ce que ces hommes veulent avoir, à mon sens, c’est le bien pour lequel ils sont allés en mer, c’est la richesse qu’ils veulent, et, c’est pour gagner cette richesse qu’ils se sont mis à naviguer. » (Gorgias, 467d.)
 Au début du vingt-et-unième siècle, et alors que s’accomplit la révolution du numérique, plusieurs ouvrages abordent cette thématique :
Besson (Eric). La République numérique. Paris, Grasset, 2008.
Vanbremeersch (Nicolas). La Démocratie numérique. Paris, Seuil, 2009.
La formule fait référence à la République des lettres, telle qu’elle a pu se développer à la Renaissance, puis pendant les Lumières :
« Le XVIIIe siècle, celui des Lumières, professait une confiance totale dans le monde des idées - que les encyclopédistes appelaient la république des lettres. Un territoire sans police ni frontière et sans inégalités autres que celles des talents. N’importe qui pouvait s’y installer pour peu qu’il exerçât l’un des deux attributs de sa citoyenneté, à savoir l’écriture et la lecture. Aux écrivains de formuler des idées, aux lecteurs d’en apprécier le bien-fondé. Portés par l’autorité du mot imprimé, les arguments se diffusaient en cercles concentriques et seuls les plus convaincants l’emportaient. » (Robert Darnton, La Bibliothèque universelle, de Voltaire à Google, in Le Monde diplomatique n° 660 de mars 2009, pp. 1, 24-25.)
 Telle qu’envisagée par De Jaucourt dans l’Encyclopédie, puisqu’il y parle d’« accident » (voir p. 49).
 Comme celle évoquée dans l’article de Robert Darnton.
 L’autoroute, en effet, renvoie à l’image d’un chemin direct et rapide, à l’inverse du labyrinthe :
« C’est parce que la métaphore majeure servant à désigner le progrès fut la ligne droite que le mot “autoroute” est venu à l’esprit paresseux de ceux qui avaient à nommer les réseaux multimédias en gestation. Internet est en fait un labyrinthe d’informations potentiellement doté d’un nombre infini de buts et de bifurcations, ainsi que d’une infinité d’usagers branchés sur ses “bibliothèques”. […] » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 143.)
 Ibid, pp. 141-142.
 Robert Darnton rappelle que, si l’égalité devant la diffusion des connaissances demeurait illusoire au dix-huitième siècle, c’est en partie parce que les Lumières restaient tributaires des privilèges :
« […] il importe de souligner que la république des lettres n’était démocratique que dans ses principes. En réalité, elle appartenait aux riches et aux aristocrates.
[…] Loin de fonctionner comme une agora égalitaire, la république des lettres souffrait d’un mal qui rongeait toutes les sociétés du XVIIIe siècle : les privilèges. Ces derniers ne se limitaient pas à la sphère aristocratique. En France, ils s’appliquaient aussi au monde des idées, notamment aux imprimeurs et aux libraires, dominés par des guildes en situation de monopole, ainsi qu’aux livres eux-mêmes, qui ne pouvaient paraître qu’avec l’accord du roi et l’approbation de la censure. » (Robert Darnton, La Bibliothèque universelle, de Voltaire à Google, in Le Monde diplomatique n° 660 de mars 2009, pp. 1, 24-25.)
Or, la République numérique, au vingt-et-unième siècle, pourrait également pâtir de l’influence de sociétés privées contrôlant l’accès aux données informatisées :
« Il serait naïf d’identifier la Toile [Internet] aux Lumières. Tout juste offre-t-elle un moyen de diffuser le savoir bien plus largement que ce qu’espérait Jefferson [voir note 193, p. 50]. Mais pendant qu’Internet se construisait pas à pas, hyperlien par hyperlien, les grandes entreprises ne sont pas restées inertes sur le bord du chemin. Elles veulent contrôler le jeu, s’en emparer, le posséder. Elles rivalisent les unes avec les autres, bien sûr, mais en y mettant une férocité telle que les moins coriaces disparaissent. Leur combat pour la survie a donné naissance à une oligarchie au pouvoir démesuré, dont les intérêts diffèrent très sensiblement de ceux du public. » (Ibid.)
 Cette manière de qualifier les utilisateurs d’Internet est révélatrice du caractère labyrinthique du réseau. Elle renvoie effectivement à la figure du marin naviguant, à l’instar d’Ulysse, d’un rivage à l’autre :
« […] Les logiciels nécessaires pour y circuler (on dit d’ailleurs “naviguer”) viseront à résoudre le même genre de problèmes que ceux que pose un labyrinthe. » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 143.)
Elle se rattache également à la mètis, indispensable pour arpenter le dédale :
« La ruse est la principale qualité des navigateurs : elle permet à l’homme de barre de garder le cap, fût-ce en louvoyant, de mener le bâtiment à destination par la route la mieux ajustée à l’imprévisible et instable état des éléments. Sophocle met la navigation au premier rang des capacités de l’homme “plein de ressources”, qu’il nomme déchiffreur de chemins, pantaporos : “Trouver un poros, un chemin, une issue ou un expédient, ruser avec le vent, être sans cesse sur le qui-vive, prévoir l’occasion la plus prompte pour agir, toutes ces activités et toutes ces manœuvres exigent une intelligence à multiples facettes.” Ulysse, l’homme “aux mille ruses”, “qui connaît toutes sortes de tours”, “qui sait tramer des projets”, est le prototype du navigateur. […] » (Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 199.)
 Certes, il dépend du moteur de recherche qu’il est obligé d’employer et, s’il tient lui-même un site, ce dernier est accueilli par un hébergeur. Cependant, le contrôle qu’il peut être amené à subir diffère de l’avis systématique donné par un comité de rédaction, par exemple.
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 127.
 Comme l’indique Milgram (voir p. 199).
 Dans l’un de ses ouvrages, Delphine Minoui signale l’existence d’un véritable « Bloguistan » autorisant le contournement de la censure en République islamique d’Iran :
« […] cette province virtuelle d’au moins 700000 âmes iraniennes [le Bloguistan] est un exutoire idéal pour cracher sur le pouvoir, raconter sa vie sexuelle, et livrer ses impressions sur la dernière vidéo vendue au marché noir. Sans limites et dans l’anonymat le plus total. » (Les Pintades à Téhéran. Chroniques de la vie des Iraniennes, Paris, Jacob-Duvernet, 2007, p. 160.)
La confrontation entre la république individualiste et libérale d’une part, et la république qui restreint les libertés individuelles d’autre part, pourrait s’incarner de plus en plus dans le développement de telles républiques numériques, qui favorisent la dénonciation en temps réel des atteintes aux droits fondamentaux :
« […] Le blog peut très facilement virer au politique. C’est également une arme idéale contre la censure.
En janvier 2007, les Iraniennes en ont fait la meilleure expérience. Alors qu’elles s’apprêtent à s’envoler pour New Delhi où elles doivent assister à une conférence, trois activistes féminines se font arrêter à l’aéroport Imam Khomeini et jeter derrière les barreaux de la prison d’Evin. Branle-bas de combat sur le Net. Telle une étoile filante, la nouvelle fait le tour des journaux électroniques. “Talat Taghinia, Mansoureh Chojai et Farnaz Seyfi ont été arrêtées. Faites passer l’information”, alertent en une des dizaines de webzines. En un éclair, l’information arrive aux oreilles de la presse internationale et des organisations de défense des droits de la femme. En moins de 48 heures, les trois Iraniennes sont finalement libérées. En d’autres temps, où l’information restait facilement étouffable, leur histoire aurait été tenue au plus grand secret. Et leur sort largement plus incertain. » (Ibid, p. 161.)
 Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Paris, Fayard, 1996, p. 141.
 Ibid, p. 142.
 « […] de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. » (Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 1992, pp. 39-40.)
 Par exemple l’Iran. Ce qui révèle que la laïcité, si couramment associée à la république en France, ne saurait être universellement reconnue comme l’un de ses attributs.
 Voir note 88, pp. 26-27.
 Voir p. 47.
 La Convention européenne des droits de l’homme, en particulier, occupe aujourd’hui un rang plus élevé dans la hiérarchie des textes (voir note 104, p. 31) que les diverses législations nationales, et peut servir de référence pour rappeler à l’ordre un gouvernement qui ne respecterait pas les principes qui y sont énoncés.
 « […] En Autriche, l’article 108 du code pénal prévoit des sanctions contre tout “dénigrement de préceptes religieux”.
C’est au nom de cet article que le diocèse d’Innsbruck, en 1986, a engagé des poursuites contre la projection d’un film inspiré du drame d’Oskar Panizza, Le Concile d’amour. Après la saisie du film sur ordre du tribunal d’Innsbruck, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg confirma la sanction. […] La même Cour européenne avait tranché dans le sens inverse le 7 décembre 1976, dans l’arrêt “Handyside”, en rappelant que la liberté d’expression vaut également pour les idées qui heurtent. On le voit, le flottement des institutions européennes est révélateur de bien des incertitudes […]. » (Henri Pena-Ruiz, Revendications identitaires et liberté de conscience, L’Europe a besoin de laïcité, in Le Monde diplomatique n° 555 de juin 2000, p. 11.)
 « […]
La laïcité peut donc valoir pour toute l’Europe. Reste évidemment à promouvoir la justice sociale pour déjouer la tentation des replis communautaristes, et rendre ainsi pleinement lisible à tous l’idéal laïque. L’Europe laïque va de pair avec l’Europe d’une culture émancipatrice dont elle esquissa le programme à l’époque des Lumières. […] » (Ibid.)
 Le Socle commun des connaissances et des compétences (voir note 577, pp. 151-152) s’inscrit à cet égard dans le cadre d’une harmonisation européenne des politiques visant à identifier ce qu’un individu doit savoir et être capable de faire pour s’orienter dans la Cité, alors assimilable à un labyrinthe dans lequel on se perd si on ne maîtrise pas les points qui y sont déclinés.
 Au nom duquel les singularités pourraient être confisquées, comme chez les Anciens ou dans les utopies socialistes. A moins d’entendre bien sûr la chose de tous, à l’instar de Rawls (voir note 619, 167), comme l’espace dans lequel le principe de non-domination est assuré, et où le programme libéral devient viable.
 Qui prend elle-même un aspect labyrinthique, avec le dépassement des Etats-Nations et la prédominance de réseaux impliquant des organisations internationales, des acteurs économiques ou encore issus du monde associatif :
« Sous l’influence des ONG, organisées en réseaux planétaires, des problématiques universelles s’imposent pour la première fois à l’échelle d’un espace désormais mondial, transcendant les anciens clivages Nord-Sud comme Est-Ouest et appelant des réponses communes. » (Sylvie Brunel, Le Développement durable, Paris, PUF, 2009, p. 28.)
 Cf :
Lille (François) et Vershave (François-Xavier). On peut changer le monde. A la recherche des biens publics mondiaux. Paris, La Découverte, 2003.
 Même si la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 reste la référence d’une organisation internationale telle que l’ONU ; ce qui tendrait à indiquer le triomphe du libéralisme émancipateur, y compris dans une république mondialisée :
« L’ASSEMBLEE GENERALE proclame
LA PRESENTE DECLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. » (In Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, pp. 130-135.)
 « […] Il [le développement durable] incarne aujourd’hui l’une des faces positives de la mondialisation, la prise de conscience qu’il existe des problèmes communs à l’ensemble de l’humanité, qui transcendent les frontières et doivent être traités à la fois globalement et localement. Une action s’inscrit dans le développement durable quand elle parvient à concilier les 3 “E” : Economie, Equité, Environnement. », explique Sylvie Brunel (Le Développement durable, Paris, PUF, 2009, p. 5.)
Indications bibliographiques :
Brunel (Sylvie). Le développement durable. Paris, PUF, 2009.
Coméliau (Christian). La Croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance et développement durable. Paris, Seuil, 2006.
Ferry (Luc). Le Nouvel Ordre écologique. Paris, Grasset, 1992.
Serres (Michel). GHJKNOTUVWjkïÛÒÛʱ£•„ync[MR40JUhw!4h-/ø6] hw!4h-/ø h
nVh-/ø hà0Êh-/øjh-/ø0JUh-/ø hû$Ih-/øhû$Ih-/øCJaJ'--…/†/0T2U2©5w9¼9T>´@_A¸A…C†C¸D¹DFFFíFîFööööêêÞÕööÌöÃÌÌÌÌÌÌÌÌÌ„n`„ngdˆ3G„n`„ngdö0"„n`„ngdÈQ $„n`„na$gdˆ3G $„n`„na$gd-/ø„n`„ngd-/ø!7"77£7ß7à7¤8É8Ù>ä>2?3?²?³?µ?[@_@v@š@²@òëçëãëçÜçÜçÜçÜçÕÎÕǽÇÕ¶Õ¯ç¯ç¯¨ž¨ž¨çՔ½ç½ç†|çxçhö0"h*Bh-/ø6] hˆ#àh-/ø h Cÿh-/øh Cÿh-/ø6]h¦óh-/ø6] h¦óh-/ø h¬-Ïh-/ø hÉdáh-/øjh-/ø0JU hY6äh-/ø hÊv®h-/ø h-/ø5\ hÌ Jh-/øhˆ3Gh-/ø h
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