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ISBN 2' 7295  0069  3
© Micheline CUENIN, 1979

Le plus beau livre que vous puissiez voir, répliqua Francion, c'est l'expérience du monde.

A mes maîtres Pierre MOREAU

Raymond PICARD
Jean MESNARD

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION p. 11
Chronologie p. 17
Abréviations p. 21

Première partie UNE FEMME EN SON TEMPS

Chapitre I : MARIECATHERINE DESJARDINS

La famille Desjardins, p. 25  Enfance et adolescence, p. 28. MarieCatherine soustraite à son cousin et séparation légale des parents, p. 29  Installation définitive à Paris, p. 30 Protection des Montbazon et Chevreuse, p. 31  La famille Boësset, p. 33  Liaison avec Villedieu, p. 36  Première promesse de mariage, p. 37  Rupture, p. 37  Le voyage en Provence et le mariage "de foi", p. 40.  Rupture définitive et mariage probable de Villedieu, p. 45  Départ pour les PaysBas et la Hollande, p. 46  Chez Constantin Huygens, p. 46  Le scandale des Lettres et billets galants, p. 49 L'été tragique, p. 50  Maladie et retraite, p. 51  Retour à Paris : "Mme de Villedieu", p. 52  Séjour au couvent, p. 53  Retour discret dans le monde, p. 54  La pension royale, p. 54  ClaudeNicolas de Chaste, chevalier, p. 54  Mariage de MarieCatherine, p. 55  Naissance d'un fils, mort de l'époux, p. 56  Retraite définitive, p. 57.

Chapitre II : RELATIONS ET FREQUENTATIONS

Mme de Morangis, p. 61  Mme de Montglat, p. 63 – Mademoiselle, p. 64  Mlle de Sévigné, p. 66  La duchesse de Mazarin, p. 68  Guillaume III de Bautru, p. 69  Les Montausier, p. 70  Le duc de SaintAignan, p. 73  Marie de Longue-ville, duchesse de Nemours, p. 75  Hugues de Lionne, p. 78 Sa Majesté, p. 81  Le milieu du Palais et académiciens, p.83. Colletet père et fils, Olivier Patru, p. 84  Les frères Soileau, Gilles et Nicolas, p. 85  Sauval, p. 86  L'abbé d'Aubignac, p. 87  "Les Buissons", p. 90  Gourville, p. 96 Hôtes illustres des PaysBas, p. 96  Conclusion, p. 98.

Chapitre III : LA CARRIERE DE MME DE VILLEDIEU

Les débuts : poésie et portraits, p. 103  Le Récit de la Farce des Précieuses, p. 106  Le premier roman, Alcidamie, p. 109  Remous, p. 111  Le Recueil de 1662, p. 113  La

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carrière dramatique; à l'Hôtel de Bourgogne, p. 114  Manlius, p. 115  Le Carousel de Mgr le Dauphin, p. 116  14'abbé d'Aubignac part en guerre, p. 117  Echec de Nitéti, p. 120  Lisandre, p. 120  Au PalaisRoyal et à Versailles le Favory, p. 122  Succès romanesques : Carmente, p. 126 Anaxandre, p. 126  Cléonice, p. 127  Barbin prépare en cachette le Recueil de quelques lettres et relations galantes, p. 128  Le Nouveau Recueil, p. 129  Barbin et Mme de Villedieu p. 130  La genèse du Journal amoureux, p. 130  Les Annales galantes, p. 130  Une année chargée, 1670; Fables, Les Exilés, Les Amours des Grands Hommes, Les Mémoires de 1a vie de HenrietteSylvie de Molière, p. 132  Galanteries grenadines, Nouvelles afriquaines, Le Portefeuille, Lettres, p. 133  Les Désordres de l'Amour, p. 134  Oeuvres posthumes Portrait des faiblesses humaines et Annales galantes de Grèce, p. 135  Conclusion, p. 136.

Chapitre IV LA PERSONNALITE DE MME DE VILLEDIEU

Traits de caractère et comportements, p. 139  Le tempérament, p. 140  Fierté naturelle, p. 143  L'amoureuse, p. 147  Souffrance et lucidité, p. 148  Mlle Desjardins belesprit les "rencontres", p. 151  La sincérité : comparaison avec Voiture, p. 154  Le coeur premier servi, p. 157  L'éducation par le monde, p. 157  Une culture "moderne", p. 159 Le milieu intellectuel, p. 160  L'influence de l'abbé d'Aubignac, p. 163  Sympathie pour les Boileau, et surtout Despréaux, p. 165  Une consultation théologique, p. 68  La réponse de l'honnête femme, p. 169  Conclusion, p. 173.

Deuxième partie L'OEUVRE ROMANESQUE

A. FORMES ET SIGNIFICATIONS

Chapitre V LES CADRES ROMANESQUES : LA TRADITION

Vue générale, p. 177  La tradition : les romans dits "à tiroirs", p. 178  Les mythologies : l'inspiration gombervillienne, Alcidamie, p. 183  Une Arcadie héroïque : Carmente, p. 189  Le mythe romain, p. 201  Les Exilés de la Cour d'Auguste, p. 203  Images contemporaines. Louis XIV et La Vallière, p. 204  Scribonia, la comtesse de Soissons, p. 207  OvideFoucquet ?, p. 208  MaximeColbert 7, p. 210  TerentiaMontespan ?, p. 210  La fiction dans Les Exilés, p. 212  Genèse du personnage d'Ovide, p. 2114  Problèmes d'actualité : opinions audacieuses sur les disgrâces, p. 216; sur le mécénat royal, p. 217  L'inspiration hispano-mauresque : Les Galanteries grenadines, p. 218  La tradition, p. 219  Point de vue adopté par Mme de Villedieu, p. 222  Clés probables : GazulGuiche, p. 223; ZaïdeMadame, p. 214; comparses, p. 225  Les droits de la fiction, p. 226,

Chapitre VI : LES CADRES ROMANESQUES : INNOVATIONS

La nouvelle mondaine à la cour d’un Grand : naissance de Li
sandre chez Mademoiselle, p. 227; et de Cléonice chez la



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duchesse de Nemours, p. 232  Faillite et dérision des clichés héroïques, p. 232  Le personnage de Cléonice Jeanne de Hochberg et Marie de Longueville, p. 233  La nouvelle d'hommage, p. 238  Surimpressions comparables en peinture et sculpture, p. 242  Récits à usage royal : Les Amours des Grands hommes, p. 243  Plutarque revu et corrigé, p. 243.
L'autobiographie : Anaxandre, p. 248  Les Mémoires de la
vie de HenrietteSylvie de Moudre, p. 254  Radiographie de l'héroïne, p. 256  Rapports de l'auteur et de son personnage, p. 256  L'héroïsme ridiculisé, p. 258.
Les systèmes de nouvelles, p. 259  Histoire et fiction généralités, p. 261  Élaboration de la nouvelle historique, doctrine et catégories distinguées, p. 269  Le Journal amoureux : réalité et fiction, p. 271  Les Annales galantes innovations, p. 280  La morale dans Les Annales galantes, p. 282  Personnages populaires : Agnès Sorel, Antoine de Chabannes, p. 283; Amédée VIII, p. 285; Don Sébastien, p. 286; Agnès de Castro, p. 287; Jeanne de Castille, p. 288  La Barbarie : histoire de Féliciane, p. 290  Une turquerie : la nouvelle des "Princes Dervis", p. 291.
L'histoire contemporaine : les Nouvelles afriquaines, p. 295 Sources, 295  Eléments romanesques, p. 300.
Les exempla. Les Désordres de l'Amour, p. 302  La 1Ième nouvelle et La Princesse de Clèves, p. 303  Sources écrites, p. 305  Sources orales, p. 307  Combinaison des éléments divers, p. 308  Le Portrait des faiblesses humaines, p. 309.
La narration épistolaire : Le Portefeuille, p. 315  Le Paris de 1673, p. 316  Rapports de la forme épistolaire et de la fiction narrative, p. 317  Le langage des personnages p. 318.
Mythe, légende et Histoire Les Annales galantes de Grèce,
p. 321  Conclusion, p. 326.

Chapitre VII DE LA GALANTERIE

Définition du terme, p. 329  Evolution sémantique, p. 330 La galanterie, esthétique du comportement, p. 336  Du fait de civilisation au fait littéraire : le rôle des poètes, p. 338  Galanterie et préciosité, p. 340  Galanterie et honnêteté, p. 341  Louis XIV incarnation de la galanterie, p. 342  La galanterie littéraire, p. 343.
La galanterie dans les romans de Mme de Villedieu. Un nouvel
Espace : la Cour, p. 345  Les ornements : les fêtes, p. 347;
les lettres, p. 352; leur rôle, p. 356; les vers, l'héritage
littéraire, p. 359; la poésie dans les romans de Mme de Ville
dieu, p. 363; les jeux, p. 365; emblèmes et devises, p. 366.
L'expression galante : l'art du suggérer, p. 374  Lexique, p. 375  Métaphores, p. 379  L'art d'envelopper, p. 381  La raillerie, p. 385  Traits d'esprit, p. 387.

La primauté de l'amour, p. 389  Conclusion, p. 392.

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B. L'IDEOLOGIE AMOUREUSE

Chapitre VIII : SURVIE ET DECLIN DE L'AMOUR HEROIQUE

Elimination de la matière héroïque, p. 397  L'héritage littéraire, p. 399  L'amour héroïque : sa naissance et son évolution dans les romans antérieurs, p. 401.
L'amour héroïque chez Mme de Villedieu. Généralités, héros et héroïnes, p. 403  Les souveraines courageuses; Carnente, p. 407 Cléonice, p. 410  Une souveraine indigne Almanzaide, p. 413  Les caractères "brutaux", p. 414  La décadence du héros : Zélide, p. 417; Artambert, p. 418; Rustan, p. 420.
Naissance d'un nouvel héroïsme, p. 424  Méhémet Lapsi ou le renoncement par amourpropre, p. 426  Théocrite ou la gloire d'être un sage, p. 428  Un héros "précieux", M. de Termes, p. 431  L'abnégation féminine : Xérine, 436  Givry ou la fiction au service de la réalité, p. 439  Les héroïnes de la fidélité : Iris, p. 444; Cynthie, p. 445; Mme de Maugiron, p. 47; HenrietteSylvie, p. 452  La générosité en question Célie, p. 457; Praxorine, p. 459  Conclusion, p. 464.

Chapitre IX : LA SCIENCE D'AMOUR

L'amour dans les romans : il est objet d'instruction théorique et pratique, p. 467  La perspective de Mme de Villedieu n'est pas celle de Mlle de Scudéry, p. 469  Satire des techniques de séduction, p. 471  La faillite du rituel, p. 474 L'amour souffle où il veut : l'Astre, p. 477  Le champ de la science d'amour, p. 484  Rôle secondaire de l'amour charnel, p. 485  La science psychologique tente de maîtriser l'évolution de la passion : apport personnel de Mme de Villedieu, p. 488.
Conseils pratiques. Comment faire parler une femme, p. 489 De la complaisance, p. 491  De l'esprit, p. 492  L'autodétermination, p. 493  Précautions à prendre, p. 495.

La théorie : plaisirs d'amour, p. 497  Plaisirs des sens,
p. 498  Plaisirs de l'esprit, p. 501  L'imagination, p.505
Le plaisir d'orgueil, p. 507  Le mystère, p. 508  Dégradations satiriques, p. 513  La délicatesse, p. 517  Délicatesse et jalousie, p. 522  Le bonheur, p. 523.
La vie de l'amour, l'obstacle, p. 525  L'obstacle interne, p. 528  Artifice, p. 529  Fuir toute extrémité, p. 532 Conclusion. Mme de Villedieu comparée à Ovide, p. 533; à Mlle de Scudéry, p. 5314; à BussyRabutin, p. 536. Sa position personnelle, p. 536.

Chapitre X : L'AMOUR A L'EPREUVE

Les rois et l'amour, p. 537  Les princesses et l'amour, p. 5145Le mariage et l'amour, p. 556  La vocation féminine, p. 565Les ennemis de l'amour : la soumission de la femme, p. 570; la coquetterie, p. 571.  Le paradoxe de l'amour, p. 574 L'amour condamné, p. 577  Conclusion, p. 582.

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C. L'ART ET LA VIE

Chapitre XI : LA SOCIETE CONTEMPORAINE
IMAGES ET OBSERVATIONS
MORALES

Images contemporaines, p. 585  La Cour et la ville , p. 587  L'actualité parisienne, p. 591  La province et l'étranger, p. 595  Scènes de moeurs, p. 598  Procès à rebondissements, p. 600  Les couvents, p. 601  La magie moire, p. 606  Les Grands vus par leur valet de chambre, p. 608  Le cadre quotidien, p. 611.
Observations morales, p. 614  La veine gauloise, p. 615 Dévêts, p. 619  Coquettes, p. 621  Hypocrites, p. 623 Pruderie, p. 624  Les Provinciaux, p. 626  Conclusion, p. 628.

Chapitre XII : L'ART DU RECIT

Remarque préliminaire, p. 631  Le déterminisme psychologique, p. 634  Les conversations, p. 638  Les récits, p. 641Le récit à la première personne, p. 646  L'auditoire se restreint à un être proche à qui le narrateur est lié,p. 647L'auteur et ses personnages : filiation mais autonomie, p. 650  Les récits dans les nouvelles, p. 652  Les nouvelles d'une seule venue, p. 654  L'auteur meneur de jeu, p. 655 Divertir, impératif premier, p. 661.
Le conte moral, p. 664  L'insertion de maximes, p. 667 L'art d'intéresser, p. 672  Aperçus politiques, p. 674 Le conteur juge de ses personnages, p. 675  Modèles d'astuce, p. 675.
Pour piquer la curiosité, p. 677  Les fins de paragraphes dramatiques, p. 682  Dialogues et récits, p. 683  Le pittoresque timide, mais présent, p. 685  Croquis et dessins animés, p. 685.
L'art de varier les tons. Le style héroïque, p. 692  L'éloquence, p. 694  Le jeu des temps, p. 696  Le style indirect, p. 698  Densité expressive, p. 699  Effets spéciaux, p. 701  L'humour, p. 702.
L'Amoureux Africain et les Nouvelles afriquaines
la manière de Mme de Villedieu, p. 704  Conclusion, p. 707.

CONCLUSION p. 709

ANNEXES

Bibliographie p. 1
Annexe I. Somaize, article Dinamise p. 18
M. Buffet, Eloge de Mlle Desjardins p. 19
Notice de Claude Barbin p. 20
Notice de Richelet p. 21
Tableau généalogique de la famille Des Jardins p. 22
Portrait de Mlle Desjardins par ellemême .. p. 23
Lettre de Mlle Desjardins au duc de SaintAignart p. 25

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A S.A.R. Mademoiselle, Billet . p. 27
A Mlle de Montbazon, Sonnet  Madrigal p, 28
Lettre (réponse à un message de sympathie au
sujet de la perte de son bien) p. 29

Annexe II Etablissement de la liste des oeuvres de Mme de Villedieu
Justifications p. 31
Catalogue  Oeuvres parues du vivant de l'auteur p. 55
Oeuvres posthumes p. 58
Oeuvres et pièces écartées p. 59

Annexe III Mme de Villedieu atelle été la Clymène de
La Fontaine ? p. 62

Annexe IV Mlle Desjardins exégète de Despréaux p. 66

INDEX des noms cités p. 73

RESUME des romans de Mme de Villedieu pp. 1182
Alcidamie p. 2
Lisandra p. 15
Carmente p. 17
Journal amoureux p. 39
Annales galantes p. 68
Les Exilés de la Cour d'Auguste p. 101
Galanteries grenadines p. 120
Nouvelles afriquaines p. 129
Le Portefeuille p. 135
Mémoire de la vie de HenrietteSylvie de Molière p. 141
Désordres de l'Amour p. 160
Portrait des faiblesses humaines p. 171
Annales galantes de Grèce p. 178

INTRODUCTION

On s'étonnera peutêtre de voir consacrer tant d'intérêt à un auteur de second, voire de troisième ordre. A vrai dire, les pages qui suivent sont nées d'un plus large dessein : l'étude du sentiment amoureux dans le roman de la période dite classique, jusqu'à La Princesse de Clèves inclusivement. Les premières lectures nous ayant fait découvrir Mme de Villedieu, il est vite apparu que sa personnalité et son oeuvre, inséparables d'ailleurs, constituaient un champ d'investigation suffisant, sans même invoquer les lacunes de l'érudition à son endroit.
La production de cette romancière représente en effet un document précieux, et à divers titres. Les historiens de métier nourrissent une juste méfiance à l'égard des grands créateurs que leur génie sollicite à disposer de la nature au profit de l'art. Or voici justement un de ces tempéraments moyens, ductile mais intelligent, aussi éloigné de l'obéissance aveugle que de l'anticonformisme de principe, et qui suit la mode avec franchise et lucidité. Certes, les grands esprits ne hantent pas ces régions tempérées, mais ce qu'on peut perdre sur le plan esthétique, on le gagne au niveau du témoignage. Estce à dire alors que l'étude littéraire n'est point ici en son lieu ? Nullement. Mme de Villedieu n'appartient pas à la catégorie de ceux dont les modes pression sont trop frustes pour se voir accorder la dignité littéraire, et dont le message se trouve stérilisé par la pauvreté du discours : on en jugera sur pièces. Il se trouve justement que dans cette oeuvre, en raison de qualités intrinsèques, tout un public se reconnut. Elle méritait donc de retenir tout spécialement notre attention.
Mais ces connexions vivantes imposaient des démarches originales : faire une assez large place aux réseaux de relations qui ont permis, et même déterminé la naissance de récits exem

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plaires ou significatifs; retrouver quelques canaux transmetteurs de ces informations non écrites dont l'importance est aussi considérable que malaisée à définir; approfondir à l'occasion certaines notionsclés qui imprégnèrent la vie de société et les ouvrages de fiction. Doiton se plaindre d'avoir dû dépasser le strict cadre de la monographie pour tenter de faire revivre le climat moral, la vie affective d'autrefois ? Et surtout n'estil pas enthousiasmant d'avoir pu constater que l'analyse même des formes littéraires apportait à cette résurrection une contribution inégalable ? Celles du roman paraissent prédestinées à cette vocation. N'étant pas soumis, comme la littérature dramatique, à une tradition auguste et contraignante, il peut librement recueillir et actualiser les aspirations diffuses d'une société qui se cherche  et se trahit  à travers ses représentations mentales. Mme de Villedieu fut témoin d'une époque qui portait un regard nouveau sur l'existence, qui, découvrant après la Fronde une autre manière de vivre et d'aimer, élaborait, fort consciemment d'ailleurs, une doctrine adaptée à ses nouveaux besoins. Lorsque le jeune Louis XIV, prince de la paix, fit son entrée à Paris, Mlle Desjardins écrivait son premier roman.
Sur cette femme sans lignage et qui ne cessa de lutter pour vivre, il n'est pas exagéré de dire que presque tout était à reprendre ou à établir. Peu de personnes, même parmi les plus cultivées, connaissent Mme de Villedieu. Lorsqu'elles en ont par hasard entendu parler, c'est à propos de Molière et de Mme de Lafayette; elles ont lu, dans ce cas, que cette femme de lettres était aussi, était d'abord "galante", et elles ont pu fort légitimement penser que ses lointains dévergondages présentaient aussi peu d'intérêt que son mince talent. On risque donc d'être surpris par les pages qui suivent, car elles invitent à renoncer à la fois aux truculences et au dédain; mais le nouveau visage de Mme de Villedieu, moins vulgaire et plus singulier, ne fera pas regretter l'ancien.
La légende biographique s'est constituée non pas même du vivant de la romancière, mais dès l'instant où elle fit parler d'elle. Tallemant a pris ses informations à bonne source, mais les faits sont déjà interprétés tendancieusement. Un témoin aussi

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sérieux que Pierre Richelet, qui a rencontré Mile Desjardins, amie d'Olivier Patru dont il était le secrétaire, ne se donne même pas la peine d'ajouter à la notice de Barbin, qu'il recopie en grande partie, ce dont Bayle se scandalise. Barbin luimême, son éditeur, son familier, ne paraît pas en savoir bien long sur elle et ne peut s'empêcher de glisser, dans les compliments obligés, quelque concession à l'opinion générale. Dès que Mme de Viliedieu quitte la scène littéraire pour vivre dans l'obscurité, les bruits les plus extravagants circulent elle sombre dans la débauche, elle s'adonne à la boisson, elle est emprisonnée. Toutes ces fantaisies seront fidèlement consignées par les frères Parfait au début du siècle suivant. Ainsi au moment même où l'oeuvre de Mme de Villedieu est le plus commercialement exploitée, où les éditions complètes se succèdent à Paris comme en province, personne ne sait plus qui elle est


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vraiment.
Cet état de choses va durer jusqu'en 1911, date à laquelle un officier, s'ennuyant dans la petite garnison de Mamers mais aimant les vieux livres, réunit une abondante collection de romans sortis des fonds de bibliothèques ou des greniers de la région beaucoup portaient le nom de Mine de Villedieu, qui avait précisément terminé son existence non loin de Mamers, dans la propriété de Clinchemore. Il s'attacha patiemment et passionnément à cette mémoire, dépouilla les minutes notariales en corrigeant avec indignation les erreurs des historiens. L'ouvrage d'Emile Magne, si précis sur la vie littéraire de l'époque, allait se trouver ébranlé par deux articles qui passèrent complètement inaperçus, sauf de l'éminent homme de lettres. Après avoir correspondu avec le capitaine Derôme, et tenté, après la mort de ce dernier, de récupérer ses notes, E. Magne s'apprêtait à récrire son livre sur nouveaux faits quand la mort, à son tour, l'empêcha de mettre la main à l'oeuvre.
En 1947, les éléments nouveaux sont encore mal connus, et B. Morrissette n'intègre pas dans son travail les lumières déterminantes apportées par le capitaine Derôme dans ses articles de 1912. Il était donc nécessaire de rassembler les trouvailles éparses, de procéder à d'autres explorations pour tenter d'arracher au passé ce qu'il cachait encore.
Il faut avouer que si le résultat n'est pas négligeable, il est quantitativement décevant. Outre le petit nombre de documents

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actuellement accessibles, beaucoup de pièces essentielles, tenues en main et décrites par les chercheurs, semblent avoir disparu depuis le début du siècle. Il demeure des incertitudes jusque sur le lieu et la date de naissance de MarieCatherine Desjardins, que la disparition de l'ancien étatcivil de Paris laisse peu de chances de dissiper. Cependant le peu qu'on a de sûr dessine de Mme de Villedieu une image assez nette, et, espéronsle, fidèle.
Un même retour aux sources a été opéré pour l'oeuvre romanesque. En ayant systématiquement recours aux éditions originales chaque fois que c'était possible, on a tiré ample profit des avis au lecteur ou dédicaces, qui ont permis d'effectuer un certain tri parmi les oeuvres attribuées à la romancière. La critique interne n'a été appelée au secours qu'en cas désespéré. Peu à peu s'est dégagée la véritable physionomie d'auteur que nous cherchions, débarrassée de ce qui l'alourdissait et la déformait.
La voie devenait alors libre pour entreprendre dans d'honnêtes conditions une étude littéraire spécifique qui devait elle aussi réserver bien des surprises, déblayer bien des pistes, mais s'achever sur bien des résignations. On ne manquera pas d'observer que certains aspects de l'oeuvre ont été sacrifiés, l'étude du personnage par exemple. Répartie, suivant les besoins de l'analyse, tout au long des chapitres, elle n'a été présentée globalement qu'en conclusion. Inversement, on pourra déplorer aussi le parti choisi pour la distrubution de la matière. L'investigation s'étant faite suivant une démarche plus méthodique que problématique  dans une intention de clarté qui n'échappera sans doute pas , il peut arriver que les mêmes documents ou les mêmes textes soient invoqués à plusieurs reprises. D'autres lecteurs regretteront de ne trouver qu'en notes des comparaisons qu'ils auraient souhaitées à une place plus éminente; certains souligneront l'absence presque totale d'une étude, évidemment utile, de la langue de Mme de Villedieu. Ce travail ne prétend pas être une somme.

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Le rôle de pionnier est ingrat. Puisseton dire plus tard que ces modestes recherches ont eu le mérite d'exister. Ce serait un signe que d'autres en auraient comble les lacunes et corrigé les défauts, et surtout qu'elles auraient suscité un regain d'intérêt pour la période la plus brillante sans doute, mais, mis à part quelques grands noms, la plus méconnue de notre histoire littéraire.

CHRONOLOGIE

1632 Naissance à Paris d'Antoine Boësset, 2ème fils d'Antoine Boësset et de Jeanne de Guesdron.

1637 (15 janvier) Mariage de Guillaume Desjardins et de Catherine Ferrand, à l'hôtel de Montbazon.

1640 (?) Naissance (à Paris 7) de MarieCatherine Desjardins.

1643 Mort d'Antoine Bosset le père.

1648 A. de Boësset est émancipé et prend le titre de sieur de Viliedieu.

1648 Installation de la famille Desjardins à Alençon.

1655 (janvier) MarieCatherine se lie à son cousin, François de
SaintVal, par une promesse de mariage.
(22 février) G. Desjardins assigne F. de SaintVal devant
le Parlement de Paris et obtient condamnation.
(24 mars) Jugement en séparation de corps des époux Des
jardins.
(7 juillet) Séparation de biens.
Catherine Ferrand s'installe à Paris avec ses deux filles.
MarieCatherine vit "sous sa bonne foi".

1658 Rencontre avec A. Boësset, sieur de Viliedieu. Composition du sonnet de Jouissance, première poésie à succès.

1659 11 pièces poétiques paraissent dans le t. V du Recueil de Sercy, et 4 portraits dans La Galerie des peintures. Version inédite du Récit de la farce des précieuses.

1660 Relations suivies avec les Boileau, O. Patru et Conrart.
Publication chez de Luynes et Barbin du Récit.

1661 (7 janvier) Publication d'Alcidamie (deux premières parties, l'oeuvre demeurera inachevée).
(sept.oct.) G. Desjardins est emprisonné pour dettes.
Brouille avec Villedieu, qui refuse d'honorer sa promesse.

1662 Le Carousel de Mgr le Dauphin, dédié à Mile de Montausier.
(5 février Privilege du Recueil de poésies de Mlle Desjardins, dédié à la duchesse de Nazarin.

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1662 (avril) Manlius Torquatus (tragédie) est représenté à l'H6tel de Bourgogne. Succès.

1663 (avril) Echec de Nitétis au même théâtre. Rencontre avec le
duc de SaintAignan.
(mai) Rencontre à Beaumont avec Mademoiselle.
(juin) Villedieu achète une compagnie a régiment de Pi
cardie, s'endette et rompt officiellement ses promesses.
(septembre) Lisandre, dédié à S.A.R. Mademoiselle.
(octobre) Mlle Desjardins invitée à Versailles.

1664 Rééditions augmentées du Recueil de poésies de 1662. Edition complète des Oeuvres.
(avril) Molière met en répétitions la tragicomédie du Favory.
Voyage précipité en Provence.
(21 juin) Solennelle promesse de mariage entre Villedieu et MarieCatherine.

16641665 Séjour à Carpentras. Correspondance et relations avec R. Le Pays.

1665 (avril) Retour à Paris.

(2 avril) Première du Favory au PalaisRoyal.
(mai) Catherine Ferrand rachète à son mari la propriété de Clinchemore, près d'Alençon, et s'y installe avec ses autres enfants.

1666 (novembre) Mort de Jeanne de Guesdron, mère d'A. de Villedieu. Début de la protection de la duchesse de Nemours.
1667 (5 février) Rupture définitive avec Villedieu.
(mars) Départ de M.C. Desjardins pour les PaysBas et la Hollande.
(mai) Villedieu, au départ pour la campagne des Flandres, se marie et remet peutêtre à Barbin les lettres de MarieCatherine.
Mlle Desjardins reçue par la plus haute aristocratie bruxelloise, et chez Constantin Huygens.
(juin) Privilège de Carmente, dédié à Mme de Nemours. Privilège des Lettres et billets galants.

1668 (20 juillet) Privilège d'Anaxandre, dédié aux dames de Bruxelles.
Correspondance assidue avec les amis français.
(août) Mlle Desjardins, malade, séjourne à Spa.
Mort de Guillaume Desjardins.
(25 août) Mort de Villedieu au siège de Lille.

16671668 Mlle Desjardins séjourne hors de France, peutêtre chez la duchesse de Nemours.

1668 Publication des Lettres et billets galants.
(juillet) Recueil de quelques lettres et relations galantes.
Retour à Paris. Mlle Desjardins prend officiellement le nom de Mme de Villedieu.

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1668 Grandes difficultés matérielles.

1669 (1er avril) Cléonice, dédié à la duchesse de Nemours.
Nouveau recueil de pièces galantes.
(25 septembre) Journal amoureux (1ère partie).

1670 Annales galantes.
Journal amoureux (II, V et VI).
Début de la composition des Exilés.
Fables, dédiées au Roi.

1671 Les Amours des grands hommes, dédiés au Roi.
Début de la composition des Exilés.

1672 Les Exilés, trois premiers tomes.
Les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière, trois premiers tomes.
Mme de Villedieu entre au couvent.

1673 Mme de Villedieu rentre dans le monde.
Les Exilés (suite et fin).
Les Nouvelles afriquaines.
Les Galanteries grenadines.

1674 Les Mémoires de la vie d'HenrietteSulvie de Molière (suite et fin).
Le Portefeuille.
Mme de Villedieu mène une vie dévote et retirée.

1675 Les Désordres de l'amour.

1676 (6 avril) Brevet de pension royale.

1677 (17 août) Mariage avec ClaudeNicolas de Chaste, chevalier, sieur de Chalon.

1678 (30 juin) Naissance de Louis de Chaste.
(décembre) M. de Chaste est Gouverneur des Invalides.

1679 (5 janvier) Mort de M. de Chaste.

1680 (8 mai) Baptême de Louis de Chaste em la chapelle royale de SaintGermain.
Mme de Chaste se retire à Clinchemore avec son fils et sa famille.

1683 (20 octobre) Mort de Mine de Chaste.
Claude Barbin recueille tous ses manuscrits.

1685 (14 novembre) Le Portrait des faiblesses humaines.

1687 (24 mars) Les Annales galantes de Grèce.

ABREVIATIONS
Oeuvres romanesques de Mme de Villedieu

Ale. Alcidamie
AG Annales galantes
AGG Annales galantes de Grèce
AGE Les Amours des grands hommes
Anax. Anaxandre
Carm. Carmente
Cléon. Cléonice
DA Les Désordres de l'amour
Ex. Les Exilés de la cour d'Auguste
GG Les Galanteries grenadines
JA Le Journal amoureux
Lis. Lisandre
MHSM Mémoires de la vie d'Henriette-Sylvie de Molière
NA Nouvelles afriquaines
Port. Le Portefeuille
PFH Le Portrait des faiblesses humaines
Divers

AA L'Amoureux africain (S. Brmond)
Ab. Abrégé de l'histoire de France de Mézeray
BC Bibliographie critique (G. Turbet-Delof)
BE Bibliothèque française (Ch. Sorel)
BUR Bibliothèque universelle des romans
CAIEF Cahiers de l'Association internationale des études françaises
CALC Cahiers algériens de littérature comparée
Guerres  HYPERLINK http://civ.de civ. de Gr Guerres civiles de Grenade (Perez de Hita)
HAG Histoire amoureuse des Gaules (Bussy-Rabutin)
Hist Histoire de France (Mezeray)
HLF Histoire de la langue française (F. Brunot)
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Poles . Polexandre (Gomberville) éd. 1637
P. de C La Princesse de Clèves (Mme de Lafayette)
RHLF Revue d'histoire littéraire de la France
RSH Revue des sciences humaines
VPA Vie de la princesse d'Angleterre (Mme de Lafayette)
PREMIERE PARTIE
UNE FEMME EN SON TEMPS

CHAPITRE I

MARIECATHERINE DESJARDINS

Celui qui tente de faire revivre MarieCatherine Desjardins doit d'abord se résigner, pour l'instant du moins, à traverser une zone d'ombre, qui couvre l'enfance et une partie de l'adolescence de la future "femme de lettres". Heureusement, quelques documents renseignent sur ses origines familiales. De petite noblesse terrienne, la famille Jardins des Jardins servait depuis deux generations la cause huguenote. Le grandpère paternel de MarieCatherine, François, bien que de religion catholique, avait été attaché aux SaintDenis, tout acquis à Henri de Navarre (3). Odet, baron de Hertré, neveu par alliance du duc de RohanMontbazon, avait fait de ce notable alençonnais son homme de confiance. A la mort du baron, en 1611, c'est François Desjardins qui se charge de la tutelle des biens de sa fille

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mineure tandis que le gouverneur du Poitou, Henri II de Rohan, s'attache à son tour ses services. Ce dévouement coûtera la vie à ce loyal serviteur il mourra assassiné en 1617 lors des troubles qui, dans cette province, suivirent la mort du roi Henri IV. Concurremment, François Desjardins avait été échevin d'Alençon et "secrétaire de la feue reine Marguerite". A sa mort, il laissait deux fils encore bien jeunes, et une succession difficile qu'il faudra trentetrois ans pour régler. L'aîné, François, hérite du titre de sieur de SaintVal, se marie en sa ville natale et y fait souche. Le sort du cadet est tout autre. Contraint de quitter le pays, il gagne la capitale pour y faire des études de droit qui lui permettront de se parer plus tard du ttre d'avocat en Parlement. Mais les choses s'arrêtent là. De nature aventureuse, Guillaume décide de s'engager sur un navire ; il semble avoir navigué quinze années. Après quoi, plus désargenté que jamais, il revient à Paris pour frapper à la porte de l'hôtel du Lude où résidait Hercule de RohanMontbazon. Il n'eut pas de peine à rappeler les services de son père le duc le garde comme écuyer, et cherche à l'établir par un mariage avantageux. Son choix se porte sur Catherine Ferrand, première femme de chambre de la duchesse. Beaucoup plus jeune que son futur époux (elle ne disparaîtra qu'en 1692, après vingtcinq ans de veuvage), elle est d'origine poitevine. Son père, Guillaume, est établi marchand à SaintMaixent, et son grandpère André Ferrand avait constitué, comme capitaine de navire, une petite fortune qui lui avait permis l'achat d'une terre noble : il était sieur de Rambure. Catherine n'était donc pas une domestique quelconque. Elle avait su se concilier les bonnes grâces et la confiance de sa maîtresse, car celleci va la doter

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richement. Sur le contrat, où l'on cherche en vain l'apport du futur conjoint, de très hauts et très puissants seigneurs lui font l'honneur d'apposer leur signature Hercule de Rohan et Marie de Bretagne son épouse, comme ii se doit, mais aussi Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, le fils du Balafré; deux jours après, le mariage est célébré à SaintEustache. Le mois n'est pas écoulé que Guillaume Desjardins est installé rue des Petits-Champs et fait signer à sa femme une donation mutuelle qui lui permet de disposer sans délai des biens de son épouse. Cependant, les Rohan lui obtiennent, par arrêt du Conseil du Roi, un emploi honorable : la charge des coupes et revenus de la forêt de Perseigne, tout près de sa ville d'Alençon. Il déménage alors pour un domicile plus bourgeois, et fait choix d'une maison sise exactement en face de l'hôtel de Rambouiliet, appartenant à un gentilhomme manceau. Voiture y était déjà locataire. C'est lé que naquit la fille aînée, Aymée, et que MarieCatherine passera ses premières années. L'illustre voisin remarque cette petite fille à la mine éveillée, la trouve un peu "folle", mais pleine d'esprit.
L'enfant n'a guère le temps de le faire admirer : la Fronde commence à agiter Paris. La famille Desjardins a toutes raisons

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de se replier en province, dans sa résidence alençorinaise du faubourg de Montsort (lit), c'est là que naîtra le troisième enfant de la famille, François, le 6 février 1651. Mais MarieCatherine, où estelle née ? Parisienne, elle le sera d'éducation, de goût, d'esprit, on dirait même de vocation. Dans ses romans, on la voit partager, avec quelque complaisance d'humoriste, les préjugés des habitants de la capitale. On la croit pourtant née à Alençon. Mais il y a plus grave : la date même de sa naissance est incertaine, les actes passés par elle ne l'indiquent jamais, et les doucments les plus irrécusables se contredisent.
L'acte de décès qui lui donne 5 ans en octobre 1683 la fait donc naître en 1638. Le père, lui, donne une autre date, 1640, confirmée par sa fille, beaucoup plus tard, au détour d'une phrase.
De son enfance normande nous ne savons rien. Sans doute s'estelle écoulée sans histoire, près des arbres et des ruisseaux de la douce campagne alençonnaise, sans histoire jusqu'en janvier 1655. Le 15 de ce mois, la famille entière était en fête on baptisait à la cathédrale NotreDame un nouveau François des Jardins, quatrième du nom. C'était le premier fils d'un troisième mariage de l'oncle François; deux ans auparavant, Madeleine Fauqueron lui avait donné une fille, prénommée Catherine, dont sa cousine germaine, MarieCatherine, avait été marraine. Pour ce petit garçon, on arrête comme parrain un jeune officier de vingtsept ans, son demifrère, fils de François des Jardins et de Renée de Cléré, sa première épouse, comme

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on est en plein hiver, il a pu se dégager pour tenir l'enfant sur les fonts, et faire briller sur les registres de la paroisse sa qualité de lieutenant de cavalerie au glorieux régiment de la Vieuvill. Marie-Catherine est charmée, et le jeune officier n'est pas moins séduit. Ils décident en secret de s'épouser. Les parents, sans être vraiment brouillés - on vient de voir que l'esprit de famille est bien vivant, du moins dans les grandes occasions - sont divisés par des questions d'intérêt : Guillaume en effet se considère comme lésé dans le règlement de la succession paternelle dont il n'a retiré qu'une somme ridicule, six cent cinquante livres. Mais les jeunes gens ne peuvent longtemps cacher leur idylle. Un beau jour de février, le père de Marie-Catherine apprend que sa fille s'est promise à son cousin. Il refuse de régler le différend à l'amiable et prend une initiative sans précédent dans cette famille honorable et respectée : il assigne son neveu, déposant au Châtelet une violente requête qui n'épargne pas sa propre fille, accusée de "criminelle désobéissance". Même en admettant que guillaume soit d'un tempérament bouillant, on ne peut s'empêcher d'être surpris du procédé. Cette union est convenable aux deux partis, consanguinité mise à part; et si c'est là le vrai motif de cette réaction brutale, il y a disproportion entre la cause et les effets. Le scandale est tel que Catherine Ferrand se désolidarise rapidement de son époux, dont ce n'était peutêtre pas la première incartade, et introduit aussitôt une instance en séparation de
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corps. Un jugement du 24 mars lui donne très vite satisfaction. Elle s'installe alors à Paris, dans le piedàterre de la rue Saint-Thomas du Louvre, emmenant avec elle ses deux filles. Puis elle engage une seconde procédure en séparation de biens, et là encore, gagne la partie. MarieCatherine est d'autant plus bouleversée qu'elle apprend que François de SaintVal a été incarcéré. Elle tente de lui faire parvenir des billets passionnés. Par bonheur, l'emprisonnement ne dura que peu de temps, car un an plus tard, il épousait l'unique héritière d'une noble famille du Perche.
Catherine Ferrand, sans grandes ressources, garde ses deux filles auprès d'elle : elles y seront encore en 1661. C'est pure fantaisie que d'imaginer MarieCatherine, après ce drame qui la marquera, courant la province dans la troupe de Molière. Cette hypothèse, appuyée sur une mauvaise lecture de TaliLemant,

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défie le plus élémentaire bon sens. Tout porte à croire plutôt qu'elle demeura près de sa mère et s'employa avec elle en sollicitations pour faire exécuter le jugement dont l'application leur était vitale. Mais Guillaume Desjardins ne songe guère à se mettre en règle. Bien au contraire, il ne peut résister à l'envie d'acheter à Jacques de SaintDenis la terre seigneuriale de Clinchemore : mais pour une fois, c'était une bonne affaire. Sise à l'orée de la forêt de Perseigne, dans une large et riante vallée, elle comportait une maison à tourelles, des dépendances diverses et des métairies : il s'y fixe à demeure, sans doute avec son jeune fils de quinze ans. Pendant ce temps, MarieCatherine griffonne, de chagrin, ses premiers vers.
De son côté Catherine Ferrand reprend ses habitudes. Plus que jamais, elle a besoin de Marie de Bretagn. Elle lui présente sa fille, qui a bien grandi; il en est de même de la petite Anne de Rohan, qui a tout juste quinze ans, comme MarieCatherine. Mlle de Montbazon éprouve aussitôt une vive sympathie pour elle, partagée par sa demisoeur la duchesse de Chevreuse (29), dont l'admirable hôtelse dresse aussi en face du logis des Desjardins. Mal remise de la mort brutale de Charlotte,

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Marie de Rohan prend plaisir à la présence de cette jeune fille tellement vivante. Mais brusquement le destin frappe cette famille si proche que MarieCatherine l'a faite un peu sienne. Funeste année 1657 ! Le 2 janvier meurt le duc de Chevreuse; le 5 mai, en une nuit, la duchesse de Montbazon; puis tout se désagrège. Incapable de subvenir aux frais de l'hôtel parisien, la duchesse de Chevreuse le vend au duc de Candale, qui luimême, à peine propriétaire, trouvera la mort en Catalogne. Vieillie par les deuils et les déceptions politiques, en proie aux embarras financiers, la duchesse n'est plus que l'ombre d'ellemême. Elle se retire à ampierre qu'elle vient d'acquérir. Non loin de 12, son fils, le duc de Luynes, vit pieusement dans sa superbe "solitude" de Vaunurier. Marie de Rohan entraîne avec elle la jeune orpheline, Anne, qui ne demande pas mieux, car elle nourrit aussi le goût de la retraite. MarieCatherine est navrée de ce départ; elle épie le retour de son illustre amie, et la prie, en vers, de revenir à Paris. Il n'en est guère question. Aussi estce l'inverse qui se produit on invite à Dampierre la fille de Catherine Ferrand, qui "divertira" ces dames. Elle en est fort capable, car

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à Paris, sa mère ne la tient pas en laisse. Elle lui a concédé rue SaintThomas du Louvre une petite chambre garnie où elle reçoit. Son pétillant esprit lui attire des admirateurs, et qui sait si cette fille si douée ne réparera pas les injures de la fortune à l'égard de toute la famille ? L'aînée, faute de dot, n'est pas encore mariée : seule la cadette peut, avec un peu de chance, tirer tout le monde d'affaire. Il se trouve que le Paris d'après la Fronde a changé de visage. Le bel esprit y règne en maître; la vie littéraire, la vie mondaine, la vie de la cour, stimulées par la jeunesse du roi, reprennent comme jamais. Que de choses à raconter à Dampierre! On questionne la petite Desjardins, moins il est vrai sur les nouvelles littéraires que sur celles du coeur, à commencer par le sien, car MarieCatherine est amoureuse. Il ne faut pas moins que le désir de ses grandes amies pour lui faire quitter Paris à une date où son "tendre" risque d'y séjourner. Son "tendre" ? Antoine Boësset , sieur de Villedieu vient d'entrer dans sa vie.
Il est superflu de présenter longuement son père, Antoine Boësset, que tous les musicologues connaissent bien. Né à Blois en 1589, il avait pu mettre ses dons à l'épreuve auprès de l'illustre Pierre de Guesdron, alors maître de la Musique des Enfants du Roi. Boësset plaît au jeune Louis XIII qui le voit avec plaisir épouser Jeanne, la fille du maître, et recueillir

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ainsi la survivance de la charge. Antoine devient bientôt célèbre : ses airs de Cour, ses chansons, d'une écriture à la fois savante et voluptueuse, ravissent les connaisseurs, et surtout le roi qui, de plus, éprouve pour leur auteur une affection toute personnelle. Le fils aîné du musicien, JeanBaptiste, est bientôt introduit à la Cour, et accompagne le monarque dans ses voyages. Antoine Boësset est couvert d'honneurs. Maître de musique de Sa Majesté dès 1617, il était devenu en 1632 son conseiller privé et son maître d'hôtel, charges qu'il cumulait avec la surintendance depuis la mort de Pierre de Guesdron. Aussi, lorsqu'en 1643, la même année que son cher prince, il quitte ce monde, laissetil sa veuve et ses cinq enfants fort à

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l'aise. JeanBaptiste a près de trente ans et habite seul rue Neuve. Le reste de la famille réside rue du Mail, c'estàdire deux fils, Jacques et Antoine, et deux filles qui mourront en 1649. Le testament du père spécifiait que les fils devaient être élevés selon leur rang. On les destine évidemment à la carrière militaire. Antoine, dès 1647  il a quinze ans  est pourvu d'une charge d'enseigne dans le prestigieux régiment de Picardie, et fait d'amples dépenses pour paraître avec éclat lors de la première campagne. L'année suivante il est émancipé : on lui constitue, ainsi qu'à son frère, un avoir personnel de douze milles livres, dans lequel il puise à pleines mains pour participer à toutes les opérations où son régiment se trouve engagé. Le 8 juin 1656, il acquiert une lieutenance. De son côté, JeanBaptiste épousait en 1647 Marie Boisseau de Courtemont qui lui apportait en dot la belle terre de Dehaut, dans la baronnie de la FertéBernard. Des relations ont pu se nouer très tôt entre les Desjardins et les Boësset, car Dehaut a justement été acheté aux SaintDenis, comme Clinchemore, dont elle n'est distante que de quelques lieues. De fait, c'est sans doute en 1658 que MarieCatherine vit Antoine de Villedieu pour la première fois.

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Ce fut un éblouissement. Séduisant, il devait l'être infiniment. Il était "bien fait" de sa personne, et avait reçu une éducation raffinée. Doué pour la musique comme son père, il dansait, chantait et jouait du luth à ravir, sans, ô miracle, donner dans la galanterie de mauvais aloi que stigmatise alors Ch. Sorel. En effet, il n'aime pas les mondanités, du moins pas encore. Aux fausses valeurs de la vie de cour, il préfère non seulement la gloire militaire, dont il arrive déjà tout auréolé, mais la solitude à deux dans la campagne. Tout de suite, c'est entre eux la grande passion, le sonnet de Jouissance en fera foi. Et la paix, la bienheureuse paix, va favoriser l'éclosion d'un sentiment qui n'avait pu mûrir encore. Pour la première fois depuis vingtquatre ans, au printemps 1659, les hostilités ne reprenaient pas, et MarieCatherine, qui jusque là avait bien défendu son coeur, ne put le contenir. Cet hiver 1659, à Paris, l'on dansa comme jamais, et le régiment de Picardie étant cantonné sur la Somme, le jeune lieutenant ne se privait pas d'escapades vers la capitale. Riche, installé à son aise rue des Vieills

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Augustins, il ne se refuse aucun plaisir. Un soir, après un bal, il trouve sa porte fermée. Quoi de plus naturel, pour MarieCatherine, que de lui offrir sa chambre ? Laissons parler Tallemant :
"Elle alla coucher avec sa soeur. Ce garçon tombe malade, cette nuitlà, et si malade qu'il fut six semaines sans pouvoir être transporté. Elle eut tant de soins de lui durant son grand mal que ne croyant pas en réchapper, il pensa être obligé à lui dire qu'il l'épouserait, s'il en revenait. Il en revint; il coucha trois mois avec elle assez publiquement."
Tallemant, que cette situation scandalise, aligne une "preuve" de ce qu'il avance : on les a vus, au lit, échanger leurs chemises! Estil possible qu'une jeune fille descende si bas ?
Elle a beau clamer partout que Boësset est son époux, celuici s'en défend énergiquement; mais elle est assez effrontée pour "ne s'en tourmenter que médiocrement" et dire : "S'il ne le veut pas être, qu'il ne le soit pas." Cette fille, décidément, ne ressemble à aucune autre.
L'amant est sincère, mais léger. Au bout de trois mois, "Villedieu s'est lassé". Où tournetil les yeux ? La réponse se trouve dans l'élégie À Clidanis qui parut dans les Poésies de 1662, mais qui dut être composée au moins un an avant, car Tallemant la transcrit comme inédite
"Le désir des grandeurs étouffe votre flamme;
La Cour et ses appas me chassent de votre âme;
Ma cabane n'est plus digne de vous loger;
Vous êtes courtisan et n'êtes plus berger.
Hé bien, cher Clidamis, suivez votre génie;
Acquérez, s'il se peut, une gloire infinie;
J'y consens, j'y consens…"
Les actes notariés viennent faire écho aux vers. D'un côté, les trois frères Boësset mènent grand train. JeanBaptiste doit soutenir son rang à la Cour; Jacques ne semble pas pressé de prendre un état ; il fait surtout des dettes ; quant à Antoine,


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il songe à se constituer le capital qui lui permettra de se porter acquéreur de la compagnie qu'il convoite aussi vendentils ensemble des immeubles à Paris afin d'obtenir des revenus plus élevés. D'un autre, Guillaume des Jardins et Catherine Ferrand sont aux abois. Non content d'avoir acquis Clinchemore, le père de MarieCatherine s'était mis en tête d'acheter pour douze milles livres  qu'il n'avait pas  la charge de vibailly d'Alençon. L'acte avait été passé le 7 avril 1659, des Jardins installé dans ses fonctions le 26 juin, mais la somme n'était toujours pas acquittée. Prudemment, sa femme fait alors valoir ses droits de créancière et le fait condamner, le 7 juin 1661, à restituer au moins la dot, six milles livres, avec les intérêts qui courent depuis six ans. Hélas! Il ne peut même pas solder ses dettes les plus criardes. Tandis que sa charge est mise en vente, il est si démuni qu'il est poursuivi par ses boucher, rôtisseur, fruitier, marchand de vin, qui s'entendent pour faire saisir ses meubles et biens malgré les cautions que lui avaient offertes des amis parisiens. C'est MarieCatherine qui, "agissant sous l'autorité de son père", car elle est encore mineure, obtient la mainlevée. Mais trois jours plus tard, il est emprisonné à la conciergerie du Palais pour nonpaiement de dettes à Alençon. Il faut bien l'élargir, sous sa caution juratoire et celle de sa femme "résident à Paris", "afin de lui donner le moyen d'aller faire diligence sur les lieux". Le lit septembre 1662, comme la charge n'est toujours pas payée, Guillaume des Jardins et
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Catherine Ferrand s'endettent pour en finir; mais ils ne peuvent faire face aux échéances, et le 23 janvier 1664, ils doivent faire opposition à la saisie réelle de leur métairie de Verzé. Dans ces conditions, la charge est vendue le 13 mai 1664, l'acquéreur s'obligeant à régler toutes les dettes. Ainsi donc, si Villedieu envisage d'épouser, ce n'est certes pas une fille pareillement embarrassée Malheureusement il a commis l'étourderie, deux ans auparavant, de signer une promesse de mariage à sa gardemalade. Jusqu'ici, elle a eu le bon goût de ne la point exhiber, mais Villedieu court le risque d'un procès en officialité et d'une condamnation à une amende qu'il serait présentement bien en peine de verser. Aussi, la veille du jour où il doit entrer en possession de sa compagnie, en s'endettant d'ailleurs, il dépêche à sa maîtresse un émissaire (il ne se déplace même pas luimême) pour obtenir d'elle une déclaration nette qui le libèrera. Tandis que MarieCatherine loge désormais seule rue Mauconseil, Antoine est revenu rue du  HYPERLINK mailto:ils Mail: ils n'habitent pas loin l'un de l'autre, mais ils ne se voient plus.
Heureusement le succès de ses oeuvres dramatiques console quelque peu la délaissée. Au début de 1664, elle est en relations
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avec Molière qui a mis en répétition son Favory. Mais soudainement un bruit atroce lui vient aux oreilles : on organise une expédition pour la Barbarie; le régiment de Picardie est déjà en Provence pour préparer son embarquement. Antoine est donc parti sans lui dire adieu ni même la prévenir. Immédiatement MarieCatherine décide de voler sur ses traces. Mais elle n'a pas de quoi payer le voyage. Pitoyable, Molière, qui pourtant à cette date n'est guère à l'aise, lui avance vingt pistoles. La flotte, par chance, n'a pas encore levé l'ancre. MarieCatherine se jette aux pieds d'Antoine, rappelle des souvenirs, invoque les arguments qu'on devine. La fermeté n'est pas le trait distinctif du sieur de Villedieu. Comme il y a quatre ans, il est convaincu qu'il ne reviendra pas vivant de l'aventure, il se laisse donc faire. Déterminée à agir au plus vite, MarieCatherine l'amène devant un prêtre, le vicaire du PuySainteRéparade, près d'Aix. Ils le prient de bénir leur union, mais on ne peut  Villedieu le savait sans doute  accéder à cette demande, contraire aux ordonnances royales. Cependant, ému par la détresse de la jeune fille, le prêtre se rend avec eux chez le notaire,
maître Rousset, qui rédige séance tenante un engagement solennel, contresigné de trois témoins. Les vaisseaux peuvent

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partir... MarieCatherine se retire à Cavaillon, peutêtre en l'un des nombreux couvents de cette ville. Mais comme elle s'y ennuie à mourir, elle écrit à René Le Pays de lui envoyer des livres. On sait quel désastre fut cette expédition. Pour comble, au retour, la peste décima les restes de l'armée. La quarantaine expira le 10 décembre. On ne sait si, après cette date, les deux amants séjournèrent ensemble en Provence.
Car Villedieu avait échappé une fois de plus à la mort, et se trouvait avec une nouvelle promesse de mariage sur les bras. Suivant son habitude, il cherche à gagner du temps. Il lui faut d'abord féliciter son frère JeanBaptiste qui vient de recevoir des lettres d'anoblissement, et une insigne dis

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tinction. Son dernier fils doit être baptisé le 28 février 1665, dans la chapelle royale des Tuileries : les parrain et marraine ne sont autres que le dauphin et la reine MarieThérèse. La célébrité de JeanBaptiste va croissant.
De son côté, MarieCatherine, vers Pâques qui tombe cette annéelà le 5 avril, reprend contact avec Molière; la Troupe du Roi répète le Favory. Les affiches sont déjà en place, car les représentations vont débuter le 24. Elles portent, comme il se doit, le nom de l'auteur Mlle Desjardins, et ce nom n'est pas inconnu du public parisien, puisqu'il avait eu déjà les honneurs de l'Hôtel de Bourgogne. Mais MarieCatherine espère bien profiter de cette occasion éclatante pour imposer le nouveau patronyme et forcer la main à Antoine qui, fidèle à luimême, persiste dans une irritante indécision. Le temps n'est plus où des élans de passion désintéressée laissaient à l'amant toute licence d'en user à sa guise. Célèbre, fêtée, MarieCatherine ne s'estime pas indigne du grand nom de Boësset. Aussi entend-elle que la troupe du PalaisRoyal emboite le pas et serve ses intérêts. Elle est maintenant Madame de Villedieu, qu'on se le dise! Elle s'adresse d'abord à une comédienne, qui le prend de

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haut avec cette extravagante; le ton monte, on crie, on en vient presque aux mains. Molière entend du bruit : il s'approche pour calmer ces deux furies et tenter de ramener au bon sens la requérante :
"Molière lui répondit doucement qu'il avait annoncé sa pièce sous le nom de Mademoiselle Des Jardins; que l'annoncer sous le nom de Madame de Villedieu, cela ferait du galimatias ; qu'il la priait pour cette fois de trouver bon qu'il l'appelât Madame de Villedieu partout, hormis sur le théâtre et dans ses affiches."
Il faut donc attendre encore. Villedieu ne se décide toujours pas, et pourtant la fille de Guillaume Desjardins est reçue à Versailles et complimentée par le souverain pour sa tragicomédie. Voilà de quoi faire peutêtre oublier ce qui se passe le même été 1665 à Alençon. En effet, toujours incapable de solder ses dettes envers son épouse, malade et découragé, Guillaume Desjardins, pour s'acquitter, vient de lui vendre Clinchemore. La famille quitte pour toujours la rue SaintThomas du Louvre, et MarieCatherine s'installe au Culdesac des Tuileries. Les deux amants se voient; ils s'écrivent même tous les jours, car afin de s'assurer les visites de celui pour qui elle éprouve un retour insensé de passion, elle les achète par des billets ardents qu'Antoine montre avec fiert. Mais l'hiver se passe sans événement nouveau, du moins sur le plan privé.
Car pour le reste, la propagande royale fait déjà valoir la légitimité des "droits de la Reine", et l'on prépare la guerre

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dans les "camps de plaisir". Le roi doit en personne prendre la tête des troupes, et le régiment de Picardie va faire partie de l'armée de Flandre que commandera Sa Majesté. Antoine de Villedieu, major depuis la fin de l'expédition de Gigery, entend y figurer honorablement. Or les finances de la famille Boësset sont en plus mauvais état que jamais. Jeanne de Guesdron meurt à l'automne dans un certain dénuement. Un mariage avantageux ferait bien l'affaire du capitaine. Peutêtre espéraitil une pension accordée à l'auteur du Favory, mais on ne la voit pas venir. Quant à MarieCatherine, impossible de lui faire entendre raison elle se croit vraiment son épouse. N'atelle pas, tout récemment, décliné cette flatteuse qualité en des circonstances où il ne viendrait à l'idée de personne de tricher, à savoir l'assignation en recherche de noblesse ? Enfin Villedieu parlera net, quoi qu'il en coûte à sa faiblesse naturelle. Il décide de se proclamer infidèle. Le coup est porté au début de la nouvelle année (1687), cette année qui commence sous des auspices menaçants.
Celle qui se faisait appeler partout "Mme de Villedieu" n'a plus qu'à quitter Paris, et même la France. Mais auparavant,

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Antoine Boësset prétend faire les choses en règle, et liquider tout le passé. Le 5 février, il fait présenter à la signature de Mlle Desjardins un texte sans équivoque qui le dégage entièrement. Cette fois il n'use plus des bons offices d'un tiers : il se rend luimême, avec son notaire, au domicile de sa maîtresse. Et désormais libre, il pense à se marier. C'est sur une jeune veuve de Paris, Jeanne Robin, qu'il jette les yeux;

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après quoi, il se « met en équipage », se munit de tout l'argent liquide qu'il peut encore récupérer, et se hâte de rejoindre son unité, la guerre étant officiellement déclarée.
Pendant ce temps, où est MarieCatherine ? Le but officiel de son voyage est d'aller soutenir un procès en Hollande, où ses intérêts sont lésés. Mais elle commence par séjourner à Bruxelles où elle est l'objet des plus glorieuses prévenances. Tous les émigrés lui font fête : son arrivée est pour eux une aubaine. Après un assez long passage aux PaysBas, elle se rend par voie d'eau à La Haye. Mais elle rêve surtout de rencontrer le grand homme de lettres qu'est Constantin Huygens, "l'Alexandre de son idée". C'est chez lui et dans sa famille qu'elle est reçue. On la promène, on lui montre la mer, les dunes, les digue. Mais la voyageuse souffre d'impécuniosité. Celle qui se fait encore appeler Mme de Villedieu  sans

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doute ignoretelle le mariage hâtif de Boësset, postérieur à la date où ellemême a quitté la capitale  emprunte dix pistoles à son hôte, ce qui conduit le fils du sieur de Zuylichen à s'informer auprès de son frère, précisément à Paris. En attendant, la solliciteuse observe curieusement Amsterdam, goûte quelque peu le pittoresque des canaux, mais note avec dédain l'incivilité des habitants.
Le 18 juin, elle arrive à Liège. Pour être reçue chez ces sauvages, il a fallu produire des lettres de recommandation d'Hugues de Lionne. Elle sait que les opérations sont engagées, mais la victoire militaire lui est indifférente, et, pour anesthésier sa douleur, remédier à une mélancolie qui ne lui ressemble pas, elle décide d'écrire une tragédie :
"Je suis une femme qui n'a de plaisir depuis deux mois que dans l'entretien de son cabinet..."
N'osant risquer l'envoi de son texte par la poste, elle s'en explique ainsi :
"Souffrez que je craigne le péril d'un enfant de mon génie auquel je dois toute la joie qui me reste."
A un correspondant qui se plaint de la rareté de nouvelles, elle proteste :
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'Je vous jure que je n'ai laissé passer de semaine sans vous en envoyer. Hélas, je n'ai plus que ce seul plaisirlà en cette vie (110). Un peu plus loin
"La langueur de mon âme a passé jusques à ma conversation; je pousse autant de soupirs que je prononce de mots et j'ai besoin de tant de force d'esprit pour opposer aux rigueurs de la fortune que je ne m'en trouve plus pour toutes les choses indifférentes." Anxieuse au sujet de celui qu'elle aime toujours, MarieCatherine quête des nouvelles; elle séjourne longuement au quartier général de Péronne (111); elle se rend aussi dans une autre cité, Bréda, pour l'heure carrefour diplomatique, où on lui donnera peutêtre des informations. Elle y trouve Gourville, qui demeure évasif : leur "conversation fut peu réjouissante" (112). Pour distraire sa peine, M. de Marsin l'emmène chez lui (113); la comtesse sa femme tente de lui présenter un autre galant. Oui, elle est bien guérie (114) de son amour passé, mais quelle triste partenaire elle ferait pour ce "redoutable garçon" qu'on lui propose! Son état dépressif est tel qu'à la fin du mois de juin elle pense mourir à Spa où on lui a conseillé de prendre les eaux
"Dater une lettre de Spa, ou la dater de l'Empire du Grand Mogol est à peu près la même chose pour vous, ma chère demoiselle (...) J'(y) étais venue pour prendre les eaux (mais) je crois que je prendrai le viatique dans peu de temps, tant j'y contracte de mélancolie et tant je vois peu d'apparence d'en sortir aussi tôt que je le voudrais... A l'heure où je vous écris, je suis très affligée d'être assez

(110) Thid., p. 167, lettre XVII. (111) "Si vous sçussiez de votre propre expérience ce que c'est que la diversité des objets d'une ville de guerre, vous seriez plus surpris de voir que j'ai pu revenir que vous ne le paraissez du long séjour que j'ai fait à P..." (Lettre WI, sans doute à Hugues de Lionne). (112) Lettre de Liège du 12 juin. (113) Lettre du 16 juin écrite de Bréda. (1l) "Vous me sollicitez en vain sur la liberté que non coeur doit avoir acquise depuis quelque temps; j'avoue, Madame, qu'elle est entière, et j'ai si bien profité de l'exemple d'autrui que s'il coule encore quelques lances de mes yeux, c'est la gloire qui me les arrache et non pas la douleur." (Lettre XVII, p. 172.)

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malade pour devoir craindre de mourir..." (115)
Abattue, désespérée, elle n'en est pourtant qu'à la première station de son calvaire. Un certain jour de juillet, tandis que le régiment de Picardie se repose sur ses lauriers (il vient d'enlever Douai), elle reçoit de Paris de stupéfiantes nouvelles. Barbin qui avait en vain tenté d'obtenir d'elle l'autorisation de publier ses lettres, a passé outre, et voilà que vont courir le monde non seulement ses "relations" indifférentes, mais ses cris les plus intimes!
Revenons quelque peu en arrière. Au début de mai, l'éditeur lui écrit jusqu'en Hollande, tant cette publication l'intéresse. D'Amsterdam, le 25 mai, Mlle Desjardins lui répond par un refus net et motivé (116). Elle est catégorique, mais non pas inquiète, car il faudrait supposer, pour que pareille édition pût voir le jour, que "le seul homme qui a d'elle des lettres tendres en fût mauvais ménager". Or cet homme, il est présentement à Péronne, pour la fastueuse revue que le souverain a commandée. Mais la malheureuse ignore que le 16 il était venu en coup de vent à Paris chercher des fonds; or il en avait trouvé, et pas seulement auprès de son frère. Car que se passaitil tandis que MarieCatherine jouissait en paix de l'hospitalité de Constantin Huygens 7 Claude Barbin, le 6 juin, prend un privilège sur le roman de Carmente, mais aussi pour un receuil de correspondance intitulé Lettres et billets galants. Il spécifie qu'ils sont "de la composition de la demoiselle Des Jardins" et que celleci les

(115) Lettre XIV, du 1er juillet.

(116) On voit mal à qui d'autre qu'à l'éditeur pourrait s'adresser ce qui va suivre "Quand les lettres tendres sont indifférentes, elles sont faibles; (...) si au contraire elles sont trop passionnées, celui qui les reçoit en est assez jaloux (ou du moins le doit être) pour les sauver de l'impression. Mais quand il serait possible que le seul hooma qui a des lettres tendres de moi en fût si mauvais ménager qu'il vous fût aisé d'en faire imprimer sans mon consentement, croyezvous qu'une lettre qui est belle aux yeux d'un amant parût telle aux yeux des gens désintéressés ? Non, Monsieur, il y a de certaines fautes dans les lettres d'amour qui font leurs plus grandes beautés, et l'irrégularité des périodes est un effet des désordres du coeur qui est beaucoup plus agréable qux gens amoureux que le sens froid d'une lettre raisonnée... Mes lettres amoureuses sont trop tendres pour être exposées à d'autres yeux qu'à ceux de l'amour même."

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lui 'aurait remis entre les mains". Grossier mensonge on vient d'en lire la preuve. Or en fait, qui détenait ces billets, sinon leur destinataire, Antoine Boësset ? Et sils vont paraître sur la place publique, n'estce pas parce qu'il les a donnés à Barbin ? Donnés, ou vendus ? Car on imagine mal pareil cadeau à un éditeur, quand le "bienfaiteur" est à court d'argent. Epouvantée, incrédule devant cette "trahison", Mlle Desjardins fait parvenir à son correspondant parisien toutes pièces utiles "pour arrêter le torrent de cette injustice". Toutefois, elle ne laisse pas de lui recommander la "modération" dans ce qu'il faudra entreprendre pour défendre sa "gloire" si odieusement compromise
"Prenez le parti del'équité et non pas celui de la vengeance, et songez qu'on se fait autant de tort en informant le public de l'aveuglement de notre estime que nos faux amis nous en font quand ils se rendent indignes de la posséder. Je suis encore si tendre làdessus, ou pour mieux dire si peu sensée que les intérêts propres de cet homme causent ma douleur la plus violente, et je suis plus sensible à la mauvaise réputation qu'il va s'acquérir qu'à celle qu'il avait entrepris de me donner (..) Je veux seulement qu'on
le trouve honnête, et non pas qu'on le traite comme un mé
chant; je veux empêcher qu'il ne fasse une action qui doit
détruire son honnêteté, et non pas soutenir la mienne.
Cependant si vous ne pouvez plus me défendre qu'en le per
dant entièrement, ne me défendez point, je vous en conjure.
J'aime mieux être la victime de son ingratitude que de le
voir victime de ma dureté, et je suis si assurée que le Ciel
me fera une justice plus sévère que je ne la ferais moi
même que je laisse entièrement la conduite de cette affaire
entre ses mains." (117)
Mais il est trop tard. Tout ce qu'on pourra gagner, c'est
que soit retiré du privilège le nom de l'offensée, et que la
publication soit réduite à un nombre discret d'exemplaires (118).
Quant à la procédure à engager contre Antoine, elle devint vite
inutile : à l'aube du 25 août, le capitaine Boësset de Villedicu
tombait glorieusement sous les remparts de Lille, à l'attaque du
bastion de Fives (119). Ce n'est pas tout : Guillaume Desjardins

(117) Lettre du 1er août 1667, de Spa. (118) Cf. Introduction de l'édition des Lettres et billets galants, 1975.
(119) Cf. Derôme, p. 46, d'après La Gazette. Voir aussi Robinet, ' septembre 1667, in J. de Rothschild, Les Continuateurs de Loret, t.II,p.1002, y. 122.

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déjà souffrant meurt à Clinchemore; enfin le procès hollandais,
où il semble que "tout le bien" de MarieCatherine ait été en
jeu, connaît une issue totalement ruineuse. A cette grêle, la
malheureuse fera face avec un courage qui force l'admiration
(120). Un sourire, tout de même, au milieu de ces larmes : de
Paris, une lettre de sympathie lui parvient; elle émane de Mme
de Morangis, sa première protectrice (121), et rappelle tant de
doux souvenirs que Mlle Desjardins, incapable d'écrire une ligne
de poésie depuis "dix mois", répond, en vers, tout aussitôt
(122). Le salut viendra de Carrnente qui vient de sortir à Paris.
En effet, la duchesse de Nemours, dédicataire de l'ouvrage, s'in
quiète du sort de celle qui lui offre son premier vrai roman,
et sans doute lui donnetelle l'hospitalité à Neuchâtel pour
l'hiver et le printemps 1668. C'est en effet à Neuchâtel que
Cldonice paraît bien avoir été composée (123), après la Revue
des troupes d'amour, publiée à Fribourg (12k).
Puis c'est le retour, sinistre, à Paris. Certaine incons
ciente, non identifiable, profite de ses malheurs pour trans
former en écrivain public cet être brisé
"Il faut être aussi absolue sur mon esprit que vous l'êtes, ma belle dame, pour me faire résoudre à répondre à une lettre amoureuse. Il y a si longtemps que j'ai renoncé à tout commerce avec l'amour que bien qu'il ne s'agisse ici que de parler pour un autre, je vous avoue que j'ai une peine extrême à obtenir cette complaisance de ma plume; mais, Madame, des obligations si essentielles et si récentes me soumettent à vos ordres qu'il m'est impossible de m'en dispenser." (Nouveau recueil..., p. 17.) Il faut maintenant tenter de vivre. La pension, sollicitée

(120) Cf. annexe I, p. 29.
(121) Cf. Chap. II, p. 61.
(122) "Aimable M(orangis), auraisje dû penser
Qu'au milieu de mes justes larmes
Vous vinssiez m'arracher par de vos charmes
Des vers où ma douleur m'avait fait renoncer ? Depuis dix mois ma veine était tarie Par les pleurs que j'ai répandus..." (Lettre XXIV non datée) (123) Cf. Chap. VI, p. 233. (124) Cf. annexe II, pp. 3941.

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au lendemain du Favory paraît, dans l'immédiat, la meilleure carte à jouer. Hugues de Lionne s'entremet et obtient gain de cause mille cinq cents livres, c'est fort convenable (125), même s'il faut voir dans cette faveur le salaire d'un certain nombre de pièces de circonstances qui n'ajoutent rien à la gloire de leur auteur (126). Mais entre les promesses et l'exécution, il y a un monde. MarieCatherine s'adresse alors directement à Colbert (127), et se voit matériellement contrainte de laisser Barbin publier, en juillet, ses lettres des PaysBas (128) en même temps que Cléonice. Cette fois, et c'est définitif, MarieCatherine se présente au public sous le nom de Mme de Villedieu. Le principal opposant n'est plus; son épouse, à cette date, est remariée. La famille Boësset n'y voit d'ailleurs nul inconvénient, bien au contraire, car quand JeanBaptiste se remariera pour la troisième fois, le 27 juillet 1673, celle qu'il considère comme sa bellesoeur est invitée à signer au contrat, aux côtés de son frère Jacques, mais de son seul nom de jeune fille (129). En revanche, elle avait pris l'habitude en toutes circonstances de rappeler une qualité précieuse entre toutes, plaçant côte à côte deux noms que la vie avait séparés, mais que la mort, sans véritable imposture, permettait enfin de réunir (130). Pour sa part,

(125) Nouveau recueil... "A Mgr de Lionne sur ce qu'il lui avait procuré une pension de mille cinq cents livres" (p. 154); "A Mgr de Lionne, estrennes" (p. 28).
(126) Nouveau recueil de pieces galantes par Mine de Villedieu, Paris, Barbin, 1669. "Vers irréguliers sur ce que le Roi se baignait dans sa chambre au lieu de se baigner dans la rivière" (p. 143); "Au Roi le jour de la fête de SaintLouis" (p. 149); "Lettre écrite à  HYPERLINK http://Mgr.de Mgr. de Lionne sur la naissance de Monsieur, second fils de France" (p. 31); "Relation d'une chasse du Roi et des daines de la Cour" (p. 3).
(127) "A Mgr de Colbert, pour être payée de l'ordonnance, placet", ibid., p. 159.
(128) Dans le Recueil de quelques lettres et relations galantes ne figure aucune lettre intime.
(129) Derrière le nom de Des Jardins "suit une ligne rayée et bâtonnée qui est indéchiffrable", écrit Derdme. Il y a gros à parier que le notaire des Boêsset croyait de bonne foi MarieCatherine mariée à Antoine, et qu'il avait préparé l'acte en conséquence. (Cf. XX, 3142)
(130) Marraine à Mamers le 214 août 1670, elle se fait nommer : dame Catherine Desjardins, veuve d'Antoine de Boësset, écuyer, sieur de Villedieu .1.

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le libraire ne fait aucune difficulté à croire, ou à faire sem
blant de croire à un mariage, célébré peu avant la mort du héros
de Lille (131). Ce nom de Villedieu, la romancière lui donne un
lustre considérable à partir de 1669 ses oeuvres s'arrachent
et elle écrit abondamment. Puis, vers 1672, la production se ra
lentit. Un certain dégoût de la vie s'empare de MarieCatherine,
è moins qu'il ne s'agisse de scrupules d'ordre intime et d'un
besoin profond de retraite 1près de rudes épreuves. Les Exilés
restent en panne, et Barbin doit lui arracher l'autorisation de
publier les derniers tomes dont il a le manuscrit depuis trois
ans (132). Selon toute apparence, pendant ces trois années,
Mme de Villedieu a voulu mettre entre elle et le monde la clô
ture protectrice d'un couvent. L'éditeur, mieux renseigné que
quiconque, est formel
"Elle voulut prendre un état qui la pût maintenir dans
la vertu qu'elle avait dessein d'embrasser." Sur ce thème les frères Parfait brodent des détails invérifiables (133). Derôme précise pour sa part que la maison religieuse choisie serait le couvent des Bénédictines de Conflans (13).

major au Régiment de Picardie. Précision inhabituelle sur le Registre de la Communauté des Libraires, pour l'enregistrement du privilège des Exilés et des Galanteries grenadines : "Dudit 21 ears 1672 Mlle Des Jardins, veuve du feu sieur de Villedieu, nous a présenté un privilège à elle accordé..." Cf. encore n. l'43.
(131) Cf. Notices, annexe I.
(132) Dans un avis au lecteur, il présente des excuses en ces termes "C...) il a le livre depuis trois ans, mais (il) n'a pu le donner plus tôt au public par suite de considérations qu'il n'a pu vaincre, mais (...) cellesci sont enfin cessées, ou du soins assez adoucies pour lui permettre d'en user à sa volonté". (t. V)
(133) Impressionnée par le décès subit d'une amie, qui avait trouvé la mort en ingérant un philtre d'amour, MarieCatherine se serait adressée directement à Mgr de Harlay, "qui, charmé de la conversation de cette spirituelle personne, la fit entrer dans une maison religieuse où elle se fit aimer et estimer par la douceur de son esprit et la piété qu'on remarqua dans ses actions." Mais des esprits mal intentionnés révèlent l'identité de l'édifiante recrue et la font chasser. Pour sa part, le ma. Nues acq. 4333 se borne à affirmer : "Elle est revenue à la dévotion 1674." (f° 321)
(134) Commune de Charenton; Il existait en effet à Conflans une maison religieuse nommée "Le séjour de Flandre et de Bourgogne", dont les Bénédictines avaient fait le prieuré de la Conception et de SaintJoseph c'est
.1.

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Mais la vie conventuelle a ses servitudes. Habituée à jouir de l'indépendance, MarieCatherine s'accommodait mal de la sainte obéissance; elle entendait bien, notamment, continuer à écrire des vers, pieux sans doute, mais néanmoins vers, déplorable amusement du siècle! (135) Entre la vie religieuse ainsi comprise et les exigences de sa nature, la femme de lettres qu'elle était ne tarda pas à opter : "Elle rentra dans le monde", écrit Barbin.
Mais cette conversion n'était tout de même pas une plaisan
terie. Attachée à l'écritoire pour assurer sa subsistance, la
religieuse manquée marque ses romans au coin d'un prosélytisme
iconoclaste. Les lecteurs, dûment avisés, ne s'étonneront pas
malignement de cette orientation inattendue de la part d'une
femme qui s'est acquis de la gloire à entrer dans les délica
tess de l'amour "pour en dire du mal", il faut précisément
"en avoir fait une parfaite expérience" (136). Dams son dernier
ouvrage, Mme de Villedieu choisit "les noires couleurs".
Mais la fortune lui réserve une surprise qu'elle n'attend plus. C'est lorsqu'elle acessé d'écrire qu'arrive enfin la pension naguère si désirée (137) : le montant en est diminué de moitié, mais en cette époque de restriction budgétaire, ce brevet constitue une rareté. Sans doute étaitce l'effet de l'intervention de JeanBaptiste. Fixée à Paris, Mme de Villedieu mène une vie retirée, fréquentant surtout les Boêsset. C'est sans doute chez eux, et particulièrement chez Jacques (138) qu'un jour de l'année 1676, elle fait la connaissance d'un officier d'origine illustre, revenu de l'expédition de Candie : c'était le petitfils d'Adhémar de Clermont de Chaste, commandeur de l'ordre de Malte, viceamiral du Ponant. Le roi Henri IV s'était souvenu qu'il devait à ce grand dignitaire la remise de Dieppe

l'actuel petit Séminaire. Mais, de cet établissement, il ne subsiste que les registres concernant les années 1742 à 1763.
(135) Notice de Barbin.
(136) DA, fin de la seconde nouvelle.
(137) A.N. 01 20 f° 253 y°. Brevet signé à Versailles par le roi et Colbert le 6 août 1676. Six cents livres.
(138) C'est ce que prétendent les frères Parfait.

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et le versement d'une somme considérable; aussi, après son ac
cession au trône, l'avaitil aidé à mettre un peu d'ordre dans
sa vie privée. Il avait légitimé ses neuf enfants, faisant du
troisième fils, Adrien, un moine de la belle abbaye de Fécamp
dont son père était commendataire. Mais Adrien n'avait pas non
plus la vocation religieuse; il était parvenu à se faire relever
de ses voeux et s'était marié en Dauphiné (139) où il était connu
sous le nom de sieur de Chalon. Il lui était né un fils, Claude
Nicolas, qui avait alors cinquantecinq ans (1O). MarieCathe
rine en avait trentesept. Qu'elle se fût éprise de ce vieux sol
dat est peu probable. Mais il lui demeurait en l'âme la nostal
gie de la "naissance", d'un mariage enfin légitime qui lui per
mettrait d'entrer régulièrement dans une famille noble, d'en adop
ter les traditions, les cultes ancestraux, la mentalité et les
vertus (1LI.1). Elle épousa donc ClaudeNicolas le 17 août 1677,
mais ce mariage demeura secret, pour des raisons qu'il paraît
difficile de pénétrer. Il n'est pas impossible que ClaudeNi
colas de Chaste, comme son grandpère le commandeur et son père
le moine, ait été voué au célibat. C'est la qualité de "chevalier"
qui est portée sur l'acte de baptême de son fils et comme il
ne tient pas ce titre de son père, au demeurant encore vivant,
c'est à l'ordre de SaintJean de Jérusalem qu'il appartenait
peutêtre. Pour se marier, il a donc dû solliciter une "permission

(139) Fils d'Isabeau Seudret, il est signalé en 1621 coince moine. Suivant A. de Gallier qui a dépouillé les actes qu'il passa chez son notaire de Tain 1 'Hermitage, Adrien s'était retiré auprès de son parent Dom Louis Dupré, de l'ordre de Cluny, prieur d'un couvent de cette ville (op. cit., p. 5).
(ixO) A ne pas confondre avec un cousin, sensiblement du même âge, prénommé aussi ClaudeNicolas. Légitime celuilà, fils de Charles de Clenimnt de Chaste, il était connu sous le nom de Marquis de Charpey, Gouverneur des Dombes. Il mourut sans alliance, em Piémont, la même année 1679, le 31 octobre. Cette confusion a entraîné E. Magne et B. Morrissette à faire de Mlle Desjardins une marquise.
(11) C'est ce qui ressort de la lettre adressée à Adriem de Chaste par sa bellefille, le 9 janvier 1679 "Dieu nous a donné un fils qui a présentement six mois, et dans lequel j'espère faire revivre le grand Einar de Cleriiont, son grandpère, par les soins que j'en prendrai."

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extraordinaire" (142), accordée par l'archevêque de Paris. L'union fut célébrée à NotreDame dans la plus stricte intimité. Elle fut si discrète que le père de ClaudeNicolas, qui pourtant conservait un contact régulier avec son fils, n'en avait rien su; MarieCatherine, de son côté, deux mois après ce mariage portait toujours le nom d'Antoine Boësset (143). Cependant le couple jouissait de la faveur royale. Les derniers jours de l'année 1678, M. de Chaste avait acheté la charge de gouverneur des Invalides, charge réversible sur le fils qui lui était né le 30 juin de la même année. Le revenu en était de six mille livres. C'était l'aisance, et l'honorabilité, le destin contraire enfin conjuré. Hélas! Au moment où le futur gouverneur se disposait à se rendre à SaintGermain pour prêter le serment d'usage, il est terrassé par "un accès de bile noire". Malgré les soins "des meilleurs médecins de France", il meurt le 5 janvier 1679, 'après dixsept jours de maladie". La charge retournait au roi. Apprenant la nouvelle, Louis XIV accorde aussitôt au jeune enfant, privé des espérances de la charge paternelle, une pension de mille deux cents livres sur l'abbaye de SaintMartin des Champs. Mais il n'y a pas là de quoi soutenir un train décent, ni élever un fils dignement. Mme de Chaste songe alors à prendre contact avec son beaupère. Peutêtre l'aideratil à vivre ? Comme il est fort âgé, il ne dédaignera pas les services d'une gardemalade qui a

(142) Le terme figure dans la lettre de Mme de Chaste, et dans la pro
curation du 6 juin (cf. n. 145), citée par A. de Gallier, op. cit., p. 49.
Le registre semble avoir été vu par le capitaine Derôme qui fait mention,
p. X, de "la célébration par maître Denis Carnpignon, chanoine de Notre
Dame, le 17 août 1677, du mariage de ClaudeNicolas de Chaste, chevalier,
seigneur de Châlon, avec dame MarieCatherine des Jardins, auparavant veuve
d'Antoine de Boësset, écuyer, sieur de Villedieu" etc... Ce mariage fut as
sorti d'un reçu par Mes Donc et Lange le jeune, le 19 novembre
1678, après le mariage religieux. Cet acte n'est pas un contrat. Les re
cherches faites dans les répertoires des études Donc (LXXXVII) et Lange
(XCII) sont restées sans résultat.
(143) Contrat de mariage de Louise Thibaut, fille d'un maître tailleur de la rue Pavée, et de Meichior Gravé, organiste des QuinzeVingt (A.N. Y 234 f° 115). Elle est appelée, le 25 octobre 1677, "veuve d'Antoine de Hoesset, écuyer, sieur de Villedieu, premier capitaine et major du régiment de Picardie". Le rédacteur des insinuations a ajouté : "C'est la célèbre Mme de Villedieu."

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l'avantage d'être une bellefille, et lu mère d'un petitfils. Mais il faudra annoncer toutes ces nouvelles à la fois. La veuve de ClaudeNicolas prend donc lu plume (1144), incertaine du succès. Or la réponse est favorable. Elle se rend alors à Tain, et le vieil homme lui signe une procuration sur tous ses biens (1145). Cet acte étant passé en bonne et due forme, Mme de Chaste rentre à Paris et s'occupe de faire baptiser son fils. Elle obtient deux parrainages illustres : le Grand Dauphin et S.A.R. Mademoiselle (1146), qui n'avait pas oublié qu'en des jours de cruelle disgrâce, MarieCatherine Desjardins s'était employée à la distraire.
Mais ensuite, elle renonce à venir résider dans le Dauphiné avec son fils, et, peutêtre malade, gagne Clinchemore où vivent sa mère, sa soeur Aimée, mariée à Gilbert de Fleurier, et son frère François. Il est indéniable que les dispositions religieuses qui s'étaient manifestées en elle depuis longtemps se traduisent maintenant impérieusement en gestes et en actes. On peut même penser qu'elle eut des sympathies marquées pour la spiritualité

(11414) Seule lettre autographe connue (cf. Introduction, p. 19). Elle a été publiée d'abord par celui qui l'a découverte, A. de Gallier, op. cit., pp. 47148, puis par E. Magne et B. Morrissette. Tous se sont montrés surpris des préoccupations matérielles que révélaient cette épître émaillée de chiffres. Elle prouve tout simplement qu'à l'école de la misère, MarieCatherine Desjardins avait appris à faire les comptes.
(145) Le 6 juin 1679. L'acte stipule que le testataire s'en remet à sa bellefille "è lu charge de remettre son dit héritage quand il plaira à ladite darne à l'enfant nomme de Chaste, bien que ledit enfant n'ait pas encore reçu le nom de baptême et au cas que ledit enfant vienne à décéder avant ladite dame sa mère, ledit sieur de Chaste, veut, ordonne, institue et nonne ladite dame MarieCatherine Desjurdins son héritière universelle". (De Gallier, op. cit., p. 4I4)
(1146) Extrait du registre de l'étatcivil de SaintGermain en Laye. En marge "cérémonie du baptême de Louis de Chaste." "Ce jour huit nui milsixcentquatrevingts ont été supplées les Cérémonies de baptême en la chapelle du Château Vieil par moi, curé de la paroisse de ce lieu à Louis, né le dernier juin milsixcentsoixante et dixhuit et ondoyé par la sagefemme nommée Madame (illisible), luimême se disant fils de défunt ClaudeNicolas de Chaste, chevalier et seigneur de Châlon et de dame MarieCatherine Desjurdins ses père et mère. Le parrain : très haut, très puissant, très excellent Prince Louis, Dauphin de France; la marraine très haute et très puissante Mademoiselle MarieAnne de Bourbon, duchesse de Montpensier, lesquels ont signé ainsi que la sagefemme."

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janséniste (1147). Dans sa jeunesse, elle avait connu PortRoyal. A Namers, elle fréquentait Julien Lunel des Essarts (1)48), qui avait épousé la fille de Françoise Pinel, la servante de Pascal. On verra aussi qu'elle lisait et aimait Saint Augustin dès 1667 (1149). Le 20 octobre 1683, elle achevait dans la paix une existence mouvementée et passionnée. On l'enterra le lendemain dans une petite église de SaintRémy du Plain, où, selon toute apparence, elle repose encore (150).
Louis de Chaste demeura auprès de ses oncle et tante qui l'élevèrent (151). Jusqu'à la mort de sa grandmère, il habita la propriété familiale. Puis il alla résider dans le Perche, avec son oncle François (152), Clinchemore ayant été vendu à la

(1147) Derône, op. cit., p. XII, déclare : "L'abbaye de Perseigne était infectée de cette hérésie qui a subsisté longtemps dans une partie du Sonnois, à Livet, Ancinnes, Neufchatel, où il existait encore, il y a peu d'années, quelques sectateurs de la PetiteEglise." Annotant le texte de Le Vavasseur (Bulletin do la Société historique de l'Orne, 1893) où l'auteur évoque le jansénisme de Mme de Chaste, il inscrit en marge "Exact. Elle portait un cilice. Voir inventaire de 1698". Il s'agit de l'inventaire lié à la vente de Clinchemore à Aymée et à son époux Gilbert de Fleurier. On conservait donc cette relique dans la famille, niais si elle n'est pas signe exprès de jansénisme, elle l'est du moins de piété. On songe à La Fontaine.
(1148) Il était son "compère" à Namers lors d'un baptême le 214 août 1670; cf. supra, n. 130.
(1149) Chap. IV et ann. I. Voir également Poésies en vers tirées de l'E
criture et des Pères, attribuées à Mme de Chaste par Cioranescu. Cf. annexe II, p. 53
(150) L'acte de décès, publié par Derôme, art, de 1911, l'indique expressément. Cet acte ne mentionne aucune qualité, mais seulement le nom de jeune fille ce serait également, paraîtil, un signe de jansénisme. Cf. Extrait des registres de l'étatcivil de SaintRémy du Plain, année 1683, f° 38.
(151) Il habite encore Clinchemore le 17 mai 1692, où il signe, comae témoin, deux actes à SaintRémy. Louis de Chaste de Châlon mourra le 20 juin 17142, ayant eu cinq enfants, dont seule une fille survivra, MarieLouise. Elle mourra le 8 germinal an II, laissant ellemême deux filles, dont l'une  arrière petitefille de MarieCatherine  épousera un baron d'Empire (Derôme, op. cit., p. X).
(152) En 1686 (±1 a trentecinq ans), François épouse sa cousine, MarieLouise Desjardins de SaintVal, la fille du premier amour de sa soeur. Il demeurera à Clinchemore jusqu'au décès de Catherine Ferrand et se fixera plus tard dans le Perche, pays natal de son épouse, avec son neveu âgé de 14 ans.

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famille de Fleurier. Aucun des parents de MarieCatherine Desjardins ne semble s'être souvenu, ou avoir voulu se souvenir de la célébrité d'une fille, d'une mère, d'une soeur dont les hautes relations, à tout le moins, pouvaient leur valoir une légitime fierté. C'est maintenant cellesci qu'il convient de dénombrer, tant leur étendue et leur qualité pesèrent dans la genèse des oeuvres littéraires qui nous intéressent.

CHAP ITRE II

RELATIONS ET FREQUENTATIONS

Mademoiselle Desjardins n'eut pas la vie heureuse, mais par un rare privilège, elle se fit apprécier, aimer, des plus grands noms de France et des gens de lettres les plus influents (1). C'est eux qui révélèrent, firent éclore et nourrirent son talent.
Pour elle, tout commence à Dampierre, un certain jour d'été où d'une plume alerte, elle trace un sonnet amoureux qu'on trouve exquis. Il y a 13 la duchesse de Chevreuse, Anne de Rohan Montbazon et, s'il faut en croire Tallemant, Mme de Morangis. Philiberte d'Amoncourt avait épousé Antoine Barillon, sieur de Morangis (2), d'une famille de parlementaires. Bonne et charitable comme son époux, elle tâchait d'allier son goût marqué pour la poésie à la pratique des plus austères vertus. Ainsi avaitelle recueilli chez elle "quatre fort jolies filles et fort mouchées qui dansaient, chantaient et jouaient du luth" (3). S'il est exact que bien des pièces en vers, et même un peu frivoles, lui

(1) Cf. Marguerite Buffet; cf. annexe I, Fioge de Mile Desjardins.
(2) C'est l'oncle du dédicataire de La Fontaine (Le Pouvoir des fables, VIII, 4).
(3) Talleinant, t. II, p. 461. Il ajoute : "C'était pourtant de la nourriture d'une dévote, de Mme de Morangis, qui n'ayant point d'enfant, se divertit à cela. Son mari et elle font assez de charités".

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furent dédiées (q), ses attaches jansénistes sont tout aussi bien établies (5). Dès 1635 au moins, elle est liée à la famille Pascal, puisque c'est à cette date qu'elle présente Jacqueline à la reine Anne, et qu'elle lui fait admirer les vers de cette poétesse précoce. Tout porte à croire que l'entrée au couvent de la jeune fille n'a pas interrompu leurs relations, et que Mme de Morangis est venue à PortRoyal lui rendre visite, surtout en 1659, alors que celleci souffre déjà de la maladie dont elle mourra deux ans plus tard. C'est sans doute à Dampierre que Mlle Desjardins a fait la connaissance de Mme de Morangis qui, par la suite, s'attacha à elle parce qu'elle était malheureuse et qu'elle composait de beaux vers. Elle la reçut chez elle à Paris (6) dès l'automne. C'est là que MarieCatherine entendit vanter la comédiefarce que Molière représentait avec tant de succès et c'est sur l'ordre de la maîtresse des lieux que naquit le Récit en prose et en vers qui allait faire la fortune de son humble auteur. La protection de Mme de Morangis ne connut d'autre borne que la mort, et elle porte garant, s'il en était besoin, des moeurs de celle qui en bénéficia (7).

() Le Voyage au mont Valérien, récit d'une partie de campagne (Ars. 0123, f° 615); un Madrigal de Laffemas ("è Mme de Morangis, en lui envoyant une bourse de cheveux') dans le t. II, 1653, p. 337, du Recueil de Sercy.
(5) Les Mémoires du P. Rapin mêlent nommément M. de Morangis aux activités de M. DuJiamel, le célèbre curé de SaintMerry, qui établissait la liaison entre Frondeurs et Jansénistes. "Outre qu'il gouvernait le Président de Novion, le Président de Blancmeny, Morangis, le frère du Président Barillon qui s'accommodait de tout, et Gué de Bagnols, ses paroissiens, il s'était établi auprès du duc de Beaufort... Enfin, c'était pour ainsi dire l'âme des deux partis..." "La chaire de SaintMerry était comme un écho de celle de PortRoyal" (Mémoires, éd. Aubimeau, 1865, t. IV, pp. 265, 167, 360). Sur les liens d'Antoine Barillon, sieur de Morangis, avec son parent le duc de Roannez, avec les dévêts et PortRoyal, cf. J. Mesnard, Pascal et les Roannez, pp. 118, 119. Sur les relations de Mme de Morangis avec Gilberte Pascal, ibid., p. 90.
(6) Dans une vaste demeure de la rue d Enfer, contiguë au Luxembourg et proche du couvent des Feuillants; M. et Mme de Morangis s'y installent en 1657 avec leurs neveux et nièces, enfants du Président Barillon. Ils succèdent dans cet hôtel à Mme de Sablé. (CF. J. Mesnard, op. cit., p. 602.)
(7) Mme de Moramgis meurt em 1669. Malgré les insinuations de Tallement, t. II, p. 465, sa vertu m'est pas em cause. C'est elle que le petit de Beauchateau choisit de chanter dès 1657 (cf. La Muse naissante..., p. 200).

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Des noms plus célèbres auréolent aussi la gloire naissante de la jeune poétesse. Une lettre à Mme de Montgiat nous les révèle tous à la fois. Mais parlons d'abord de la destinataire. Petitefille du chancelier de Chiverny, l'homme de confiance de Catherine de Médicis, CécileElisabeth IJurault était entrée par son mariage dans une famille qui jouissait depuis deux générations de la faveur et même de l'intimité des souverains (8).
Mile de Chiverny, bien avant son mariage, vivait dans l'entourage de Mademoiselle (9). Si l'on songe à la passion que Mme de Momtglat avait jadis inspirée au comte de Pussy (10), on imagine aisément de quels prestiges ces divers titres pouvaient la parer aux yeux d'une jeune fille de vingt ans, fille d'un officier déshonoré.
Des relations de famille ont aussi attiré Mme de Montglat
à PortRoyal (11) il est probable qu'elle fit halte au châ
teau de Dampierre avec son époux, dont la mère avait brillé,
lors du mariage anglais, aux côtés du couple ducal. Peutêtre

(8) François de Paule de Clermant, marquis de Montglat, grandmaître de la garderobe depuis 1643; il avait pour grandmère paternelle cette "Mamange" qui éleva Louis XIII, Gaston et leurs soeurs, et pour mère Jeanne de Harlay qui, après avoir partagé l'existence des enfants de France, suivit Madame Chrétienne en Savoie en qualité de dame d'honneur, puis Madame Hennette en Angleterre. Elle revint par la suite en France, pour y occuper les fonctions de gouvernante de Mademaiselle. Celleci la désigna dans ses Mémoires sous le titre de Mme de SaintGeorges (éd. Chéruel, t. I, pp. 4 sq.). Elle courut peu après le mariage de son fils, en 1643, laissant la princesse au désespoir. Le marquis de Montglat (16201675), rappelonsle, a laissé sur la période 16301660 des Mémoires estimés.
(9) "Cette jeune personne d'agréable compagnie fut depuis toujours auprès de mai, parce qu'elle vint demeurer avec Mme de SaintGeorges sa bellemère" (Mémoires, t. I, p. 64).
(10) Dans l'Histoire amoureuse des Gaules, l'épisode de Mme de Montglat commence ainsi "Cinq ans avant la brouillerie de Mme de Sévigmé et de moi..." Cette brouillerie se situant en 1655, la liaison de Bussy remonte à 1650, et la lettre de Mile Desjardins à l'année 1663. A cette date, Mme de Montglat avait quarantequatre ans.
(11) Sa soeur, la comtesse d'Aumnnt, était retirée à PortRoyal où elle s'occupait de l'éducation de sa jeune nièce, AnneVictoire de Clermsnt, fille de la marquise, et pensionnaire au monastère depuis l'âge de deux ans. Une autre soeur de Mue de Montglat, Mae de Chiverny, était abbesse des Bénédictines de N.D. du Val de Gif (monastère janséniste) et c'est AnneVictoire qui lui succédera, laissant un grand renom de piété.

 6'4 

estce dans ce cadre qu'il convient d'imaginer la première ren
contre de MarieCatherine et de cette femme spirituelle dont Bussy
nous a laissé de si vivants souvenirs.
Bientôt, elles correspondirent. Il ne nous reste malheureu
sement qu'une trace de cet échange quelques lignes aimables et
spontanées de Mlle Desjardins (12)

"L'obligeante lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'engageait à vous en faire une si galante que je n'osais quasi me la promettre de mon esprit, et si le destin ne m'avait fait naître une matière plus agréable que celle que je pouvais trouver en moimême, je crois que j'aurais été longtemps sans m'acquitter de cette dette.. . Ainsi, Madame, j'aurais renfermé dans mon âme tous les mouvements de ma reconnaissance, jusqu'à ce que le Ciel m'eût donné quelque favorable occasion de vous la témoigner. Mais j'ai fait un petit voyage dont je ne puis m'empêcher de vous rendre compte... Vous saurez, s'il vous plaît, que j'ai été rendre mes repects à Mademoiselle qui a passé à Beaumont chez Mme la Maréchale de la Mothe, et que pendant trois jours sa Cour a été composée de Mme de Montmorency, de Mme et Mlle de Sévigny, de Mlle de la Trousse et de vingt autres personnes toutes dignes de la réception obligeante que leur fit S.A.R."

Le château de Beaumont (sur Oise) m'était pourtant qu' ........................
un logis champêtre

Dont aucun art ne produit l'agrément
Et qu'à moins de le bien connaître
On nommerait cabane impunément..."

Mais

"Là combattaient à l'envi, tour à tour La majesté, l'esprit, la gloire, la jeunesse La beauté, l'éclat et l'adresse Les jeux, les grâces et l'Amour" (13)

(12) Poésies de Mile Desjardins, éd. 1664. Cette "Lettre à ne de ftrnt
glat", en prose et em vers, fait partie des pièces nouvelles qui ne figuraient pas dans l'édition de 1662 on peut donc la dater de 1663 environ.
(13) Les mémoires de Mademoiselle nous renseignent sur ce séjour à Beauiront, étape de son voyage vers Forges, où elle va couine chaque année prendre les eaux par autorisation spéciale "Je me mis em chemin pour aller à Eu. Je quittai SaintFargeau avec un très grand plaisir. Bien des gens me vinrent voir à Melun; Mme d'Epernon me vint voir à BrieComteRobert. Le lendemain à nia dînée, j'appris que le Roi se trouvait mal cela m'obligea à séjourner deux jours à Beauimnmt..." (IVème partie, année 1663, éd. Chéruel, t. III, p. 575). Ce texte permet de dater encore plus précisément la lettre de Mile Desjarims, qui fut écrite l'un des derniers jours de mai 1663.

 65 

Ii est inutile de rappeler longuement la place qu'occupe
alors la littérature dans la vie de la princesse exilée Les
Nouvelles françaises de Segrais, soustitrées Les Divertisse
ments de la princesse Aurélie, avaient retenu toute l'attention
du jeune auteur d'Alcidamie que Barbin venait à peine d'imprimer.
D'autre part, on trouve trois portraits de Mile Desjardins dans
la première édition publique, celle de  HYPERLINK http://Ch.de Ch. de Sercy, du Recueil
de portraits et éloges dédiés â S.A.R. la duchesse de Montpensier.
Mademoiselle connaissait donc, au moins de réputation, la nou
velle étoile qui brillait au firmament des lettres lorsque celle
ci vint lui rendre ses respects à Beaumont. L'accueil fut d'au
tant plus chaleureux qu'à cette réputation naissante s'ajoutait
la recommandation de Mme de Montglat (14).
Auprès de la "majesté" se voyait "la gloire"; c'est sans doute la noble et pitoyable duchesse de Montmorency que désigne cette abstraction; elle n'avait pas eu longue route à parcourir pour venir saluer son amie (15). Elle vivait alors retirée, toute à ses souvenirs, attendant que fût achevé le couvent des Filles de SainteMarie de Moulins où elle allait finir ses jours. Elle ne pouvait garder dans son âge mûr les traces d'un agrément qu'elle n'avait jamais eu (16), mais le tragique de sa destinée ne pouvait manquer d'impressionner fortement une jeune sensibilité.
Quant à l'hôtesse, la maréchale de la MotheHoudancourt, c'était aussi une femme célèbre (17). Sa beauté avait ému le

(14) "A la vérité, votre présence manquait à ma joie, et je vous jure que je ne fus pas la seule qui s'aperçut que vous étiez nécessaire à l'accomplissement de nos souhaits." (Lettre à Mme de Montglat, p. 113.)
(15) Le duchesse occupe une assez grande place dans les Mémoires de Mademoiselle. Elle était veuve depuis le 30 octobre 1632, abîmée dans son chagrin; le sort de son époux décapité la hantait, d'autant que, malgré ses infidélités, elle l'adorait (cf. Tallemant, t. I, p. 364). Mairet, dans la dédicace d'une de ses tragédies, la nomme "Trèsinconsolable Princesse". Elle était née MarieFélice des Ursins, et la reine Marie de Médicis l'avait fait venir exprès, dit Tallemont, pour épouser le duc.
(16) Cf. Tallemant, t. I, p. 2035, n. 3.
(17) Louise de Frye, fille du marquis de Toucy, amie de Mme de Montbazon, avait épousé en 1650 Philippe de la Mothe, duc de Cardona, maréchal de Prance, Viceroi de Catalogne qui l'avait laissée veuve sept ans plus tard, en 1657.

 66 

grand Condé alors duc d'Enghien, et suscité des jalousies (18).
Lorsque Mile Desjardins la rencontre, elle approche de la qua
rantaine, mais sans avoir perdu ses charmes (19). Elle sera nom
mée, quelques années plus tard, gouvernante des enfants de France,
en remplacement de Mme de Montausier (20).
Mais la maréchale n'était pas la seule à incarner la "beau
té" à Beaumont s'étaient aussi rendues Madame et Mademoiselle
de Sévigné. La marquise alors âgée de trentesix ans brillait
encore de tous ses charmes : les portraits qui la représentent
à cette date et les témoignages des contemporains nous le confir
ment. Mais ce n'est pas tellement la mère qui parut figurer les
Grâces aux yeux de MarieCatherine, ce fut plutôt Françoise
Marguerite, dans l'éclat de ses seize ans.
"Vous fûtes universellement regrettée, écrit Mlle Desjardins à Mme de Montglat, et particulièrement par l'aimable Mlle de Sévigny; vous ne pouviez être demandée par une plus belle bouche; et pour peu que je m'étendisse sur cette réflexion, je pense (Dieu me pardonne) que je ferais voir
Qu'il est des héros de tous sexes
Et des amants de toutes qualités." "La plus jolie fille de France" ne pouvait soulever moins d'enthousiasme. On imagine aisément l'effet produit par une telle compagnie, mais c'est encore la qualité des entretiens qui étonne le plus notre épistolière
"Que je vous plains, Madame, d'être accoutumée à tous ces charmes, et de trouver en vousmême de quoi entendre sans étonnement la conversation de toutes ces Dames; pour moi, je pense qu'à ce prixlà, je ne voudrais pas avoir votre esprit, tant je me suis bien trouvée de ma surprise, et tant les grâces de la nouveauté m'ont paru avoir de charmes en cette occasion." Malgré les observations intéressantes qu'elle avait pu faire à Dampierre, MarieCatherine n'avait jamais été à pareille fête.

(18) Celle de Mlle de Beuvron par exemple, "sa rivale en beauté". Elle empêcha un jour que les chanoines du chapitre de Rouen ne se laissent convaincre par l'abbé de Boisrobrrt de faire taire les cloches de la cathédrale qui importunaient Mlle de Toussy, malade non loin de là (Tailemant, t. I, p. 393).
(19) Née en 162'4, elle mourra fort âgée en 1709.
(20) Le chevalier d'Arvieux, son écuyer de 1666 à 1670, parlera lon
guement d'elle au début du t. IV de ses Mémoires.

 67 

Dampierre semble lui avoir fermé ses portes (21). Peutêtre la duchesse de Luynes ne goûtatelle que médiocrement les impertinences d'Alcidamie, où la branche aînée des Rohan se trouvait malmenée (22).
La rencontre de Beaumont va faire date dans la vie de Marie
Catherine Desjardins. C'est maintenant vers la maison d'Orléans
qu'elle cherche des protecteurs. Ii faut croire que Mademoiselle
a goûté le charme primesautier de la jeune fille, puisque la
voici chargée de distraire la princesse en lui envoyant des "nou
velles littéraires". Rentrée à Paris, elle s'exécute aussitôt,
et lui trace un alerte Billet (23). Puisque la mode, ditelle,
vient à la prose, elle s'y conforme, et adresse à l'exilée une
nouvelle qu'elle a composée à son intention (24). Mademoiselle
aime les romans elle se distrait à transposer la vie de sa pe
tite cour dans la Princesse de Paphlagonie. Aussi acceptetelle
avec joie la dédicace simple et naturelle, si différente de celles
dont elle a l'habitude (25), qui lui présente Lisandre.
Mademoiselle se montra dans doute satisfaite puisqu'elle agréa une autre dédicace, plus solennelle celleci ; il s'agissait de patronner la première tragédie de MarieCatherine, Manhue Torquatus. Mais la bienveillance d'une exilée, fûtelle aussi flatteuse que celle de petitefille de France, ne peut suffire à un jeune auteur qui veut réussir. Pour ses débuts dans la littérature, c'est ailleurs que s'était tournée Mile Desjardins elle avait songé à la duchesse de Mazarin.

(21) En 1661 justement, Sornaize a entendu dire que la brouille était consommée "Elle (Mile Desjardins) a été fort bien avec l'illustre Mélinde (Mile de Monthazon) mais on dit que cette charmante personne a maintenant quelque froideur pour elle."
(22) Cf. Chap. V, p. 185.
(23) Cf. annexe I.
(24) Lisanth'e, éditée par Barbin, privilège du 23 septembre 1663. Sur
les sources possibles de cette nouvelle, cf. Chap. VI, p. 227.
(25) "Comme V.A.R. doit mieux savoir des nouvelles de la Cour que moi,
et que les nouvelles de la Ville sont indignes de votre curiosité..., je crois que V.A.R. se divertira mieux à la lecture d'une petite histoire qui m'a été contée depuis quelques jours par une de mes aisles."

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Hortense Mancini avait récemment épousé, le 28 février 1661,
le fils du maréchal de la Meilleraye, ArmandCharles de la Porte,
grand maître de l'artillerie. Cette cérémonie avait précédé de
peu la mort du cardinal, le 9 mars. Hortense avait à peine seize
ans, mais sa beauté déjà célèbre avait fait l'admiration des
plus grands princes. L'oncle avait cependant préféré la marier en
France, élevant son époux à la dignité ducale, charge à lui de
perpétuer le nom et de gérer les biens immenses acquis par le
prélat. La duchesse de Mazarin avait été élevée à la Cour. Elle
s'y était fait remarquer par son naturel aimable et vif, et par
ses succès. Elle aimait la vie, et déjà les belleslettres (26).
Elle ne pouvait donc qu'être sensible aux vers amoureux. C'est
du moins ce qu'escompte MarieCatherine, que l'énorme
fortune dont elle vient d'hériter légitime l'espoir d'un mécé
nat, que l'avenir manifestera. Prenant prétexte du deuil et du
mariage récents qui viennent de mettre Hortense em vedette, notre
solliciteuse compose un épître où elle mêle adroitement condolé
ances, félicitations et sincère confiance en la réputation de
gentillesse de la toute jeune épousée; elle lui offre donc, le
coeur un peu battant, son premier recueil de vers, et sa première
dédicace (27). Elle espère se distinguer de la tourbe des sol
liciteurs et susciter l'intérêt de la sensible dédicataire en
faisant valoir le caractère personnel et spontané de ses produc
tions
"(...) une forte inclination à la poésie m'a fait pro
duire ces vers plutôt que l'art et l'expérience (...) j'ose
espérer que (... ) mes innocents bergers (...) ne laisseront

(26) On sait qu'elle tiendra à Londres, après son arrivée em 1675, un salon littéraire que fréquenteront notamment SaintEvremond et SaintRéal. Cf. son portrait par Mme de Lafayette, V P A, p. 21.
(27) "Cette douceur qui vous est si naturelle m'a fait espérer de rencontrer en vous un peu d'indulgence pour ces premiers essais de ira plume; c'est sur la confiance que j'ai en votre bonté que je prends la liberté de vous les présenter." Ce n'est point flatterie. Cette qualité lui fut reconnue par tous ceux qui l'ont approchée SaintRéal, qui suivit la duchesse en Angleterre ("Lettre touchant le caractère de Mme la duchesse de Mazarin", Oeuvres, 1757, t. VI, pp. 108, 116 sq.) et SaintEvremond ("Portrait de Mme la duchesse de Mazarin", Oeuvres choisies, éd. Gidel, 1867, p. 384) notannent.

 69 

pas de vous être agréable et qu'ils auront assez de bonheur pour m'obtenir la permission de vous consacrer quelque jour des ouvrages plus achevés (...)" Pour montrer que sa Muse sait aussi s'élever à la hauteur des circonstances et ne redoute pas le sublime, elle joint à l'épître un sonnet "Sur la mort de Monseigneur le Cardinal Mazarin" (28). Hélas, l'on sait comme la jeune duchesse, étroitement surveillée par un extravagant époux, répondit peu à ces voeux optimistes. Heureusement, MarieCatherine ne se laisse pas abattre par les déceptions. Au même moment, une curiosité insatisfaite la pousse à chercher l'occasion d'être présentée à Madame. Le mariage de la princesse venait aussi d'être célébré (31 mars 1661). HenrietteAnne, la perle de la jeune Cour, compte tout juste dixsept ans. Pour parvenir jusqu'à la princesse, MarieCatherine s'avise d'user des services de M. de Serrant (29), récemment promu chancelier de Monsieur : en effet, elle se trouve avoir rencontré son père, sans doute à l'hôtel de Montbazon (30); aussi s'empressetelle de faire valoir les qualités de ce dernier (31), tout en essayant de mettre à profit les circonstances

(28) Ce sonnet, malgré sa gaucherie encore juvénile, tranche sur la production contemporaine qui donne si souvent dans l'excès ridicule Mazarin est ici surtout loué d'avoir ramené la paix.
(29) Guillaume III de Bautru, et non Guillaume II son père, conne le croit Emile Magne. Le texte de la Lettre à Monsieur de Serrant en fait foi.
(30) Guillaume II de Bautru, né en 1588, protégé du maréchal d'Ancre, estime de Richelieu, faisait partie de l'entourage de Louis XIII bonne de confiance, il fut envoyé plusieurs fois en mission diplomatique. Il est célèbre pour ses calembours, ses "bouffonneries", dont Tallemant se plaît à faire toute une anthologie (t. I, pp. 365366). Il prenait singulièrement pour cible M. de Montbazon, dont la comtesse de Vertus, mère de Mme de Montbazon, avait, prétend Tellement, été la maîtresse : elle imitait, dans ses lettres, le style élégant de Bautru (t. II, p. 213).
(31) "Généreux, franc et secourable (...) cette vérité me fut connue
dès le premier jour que j l'honneur de voir Monsieur votre père, et l'ex
trême civilité que je trouvai ensuite en Mesdemoiselles vos filles prouva for
tement ce qu'on m'avait déjà dit plusieurs fois, que la vertu n'a point de
sexe. J'espère de vous et d'elles, Monsieur, que vous aurez la bonté d'ap
prouver la liberté que je prends aujourd'hui." (Recueil de poésies de 1662,
p. 91.) M. de Serrant avait perdu son épouse, Marie de la Bazinière, en 1655.
Il ne s'entendait pas avec elle. "Elle a laissé deux enfants, que je crois,
à ce mari qu'elle devait enterrer", dit Tallemant dans l'historiette qu'il
.1.

 70 

"Depuis que vous me dites chez vous que Madame la Duchesse d'Orléans était malade, j'ai fait incessamment des imprécations contre sa maladie (...)" Après ce début engageant, elle feint de se défendre "de considérations audessus de sa portée", mais fait très bien sa cour (32); et comme elle a calculé que Bautru irait montrer sa lettre à Madame, elle y glisse adroitement une allusion à la faveur dont elle jouit auprès de son royal beaufrère. En attendant, le nouveau chancelier se trouve circonvenu, forcé de ne pas faire moins que son père, et moins que ses filles. Comme la tentative est restée infructueuse, il faut croire que M. de Serrant fit la sourde oreille (33). C'est évidemment jusqu'à Sa Majesté que l'audacieuse cherchait à se fraïer chemin. Une oeuvre de 1662 nous fait découvrir son désir de s'assurer dans cette perspective l'appui du duc et de la duchesse de Montausier. Elle a l'idée, une fois de plus, d'utiliser les circonstances. Le roi ayant organisé à Paris un grand Carrousel, et Mme de Montausier ayant d'autre part été nommée gouvernante du dauphin, né le 1er novembre 1660, Mile

consacre à Mine de Serrant, t. II, p. 208. La mère étant morte à vintdeux ans, ces jeunes filles pouvaient avoir seize ou dixsept ans en 1661 : Mile de la Bazinière avait été mariée à douze ans.
(32) "... Comme je n'ai jamais eu l'honneur d'approcher de Madame..., bien que je n'aie jamais eu la gloire de parler à Son Altesse Royale, Sa vertu toutefois ne m'est pas inconnue Je sais quel est son éclat sans pareil... Qu'elle est un beau rameau de deux royales tiges... Qu'elle sort de deux Rois à qui furent donnés Les moyens assurés de faire des prodiges, Et que pour maintenir sa gloire, L'éclat de cent channes divers Lei soumettent un coeur dont l'illustre victoire Vaut l'empire de l'Univers..." Cette assurance ne doit pas étonner de la part d'une jeune fille à qui, presque dès sa naissance, la haute aristocratie fait fête : dans sa gazette, Leret notait déjà, le 25 juin 1660, que Mile Desjardins vit en familiarité "avec des femmes de qualité / En qui haute noblesse brille."
(33) Guillaume III de Bautru ne ressemblait guère à Guillaume II. Fils d'un valet, élevé loin de Paris par une mère tenue à l'écart, il manque d'aisance. Tallemant, parlant de ses débuts à la Cour, disait : "C'est un benais qui voulait railler et faire l'esprit fort comme son père, mais cela réussit si mal qu'il fait pitié. Il fait toutes choses à contretemps; il prend tout de travers" (I, 365).

 71 

Desjardins associe les deux événements et compose un Carousel
de Mgr le Dauphin en imaginant que le petit prince, échappant à la surveillance de sa gouvernante, a été ravi par les Amours pour être le héros d'une fête somptueuse. L'auteur de cette pièce la dédie non pas à la duchesse ellemême, mais à sa fille (34). MarieJulie de SainteMaure, fille unique des Montausier, avait alors seize ans. Elle avait fait figure d'enfant prodige (35), et semblait la dédicataire rêvée. Les premières lignes du Carousel, qui mêlent gracieusement la dédicace au texte, s'adressent à une jeune fille tout émue de veiller sur le royal enfant (36). Bien reçu par ses destinataires, l'ouvrage connaît un grand succès, attesté par Tallernant et Loret Mlle Desjardins est invitée dans les salons parisiens pour réciter son oeuvre (37).
Sept ans plus tard, dans une Lettre écrite à Mme la Duchesse de Montausier sur l'élection de Monsieur son mari au gouvernement de Mgr le Dauphin (38) elle sait évoquer habilement les jours heureux de l'Hôtel où brillait la divine Julie. Fuyant tout autant les insinuations "politiques" que les "nouvelles prophétiques" qui "ne sont point de son caractère", elle ne s'attache "qu'à l'allègresse des poètes"

(34) Le récit du Carousel est adresse e Mademoiselle . Mais la suite ne permet aucun doute sur la destination de la pièce.

(35) Née le 21 juillet 1646, elle épousera en 1664 Emmanuel de Crussol, duc d'Uzès. Tallemant, qui l'a bien connue, consacre à ses réflexions d'enfant trois pages admiratives et vivantes, car "la petite des Réaux", sa propre fille , était la compagne de jeu de cette extraordinaire enfant. Elle raisonnait de tout avec une pénétration gênante, et avait, avant onze ans, lu non seulement Esope mois les comédies de Corneille et le Cyrus, dont, à neuf ans, elle avait tiré une sorte de ballet qu'elle avait offert à sa grandmère de Rembouillet.
(36) "Le continuelle assiduité que le rang de Madame votre Mère et votre propre inclination vous obligent de rendre à Monseigneur le Dauphin vous a peutêtre fait croire qu'il ne faisait rien dont vous ne fussiez informée; cependant, Mademoiselle, j'oserais jurer qu'il vous a dérobé la connaissance d'un Carousel dont j'imagine que vous seriez bien aise de voir une petite relation."
(37) Muse historique du 27 moi 1662.
(38) Nouveau recueil de pièces galantes, Barbin, 1669, p. 55. Le duc fut promu en 1668.

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"Qui de tout temps vos nourrissons
Ont eu dans votre Hôtel, comme au cours du Parnasse, Audience pour leurs chansons, Et même souvent des leçons
Qu'à plusieurs il vous plut donner de votre grâce, Et que depuis avec audace
Ils ont produit ailleurs pour vers de leur façon." (39)
Il était adroit et délicat de faire revivre sa radieuse jeunesse à une femme de plus de soixante ans, alors que la mort de sa mère venait d'éteindre à tout jamais les lumières du passé (lb).
Malheureusement, Mme de Montausier était devenue "caballeuse" ('41), et les belles lettres ne figuraient plus au premier rang de ses préoccupations. Mlle Desjardins ne se décourage pas; elle s'adresse au duc, à l'auteur de la Guirlande de Julie, et lui présente au printemps 1670 un Ballet de Mgr le Dauphin pour lequel Barbin prend un privilège dès le 2'4 avril ('42). L'auteur y sollicite d'autant plus hardiment la bienveillance de son dédicataire qu'elle peut s'appuyer sur les succès passés. Comme pour le Carousel, le début de l'oeuvre intègre la dédicace en un mouvement aimable (43) Le ballet ne fut sans doute pas représenté, peutêtre en raison de la mort de Madame et du deuil

(39) L'on sait par Méré (Quatrième conversation, éd. Boudhors des Oeuvres, t. I, p. 50) que Voiture n'était pas le seul auteur du roman Alcidalis et Zélide, paru en 1658, dans les Nouvelles oeuvres. "Une dame qui lui en avait donné le dessein et l'invention y doit avoir la meilleure part. C'est cette dame qu'il a si bien représentée en la personne de Zélide".
('40) La marquise était morte le 27 décembre 1665, entourée d'un petit groupe de fidèles, dont Tallemarit des Réaux. Elle restait encore vive et ouverte au monde (cf. Taileniant, I, 1O42t455); il est possible que Mile Desjardins lui ait été présentée.
('41) Tallemant, I, '465. Ii ajoute "Je tiens que Mlle de Ranibouillet valait mieux que Mme de Montausier".
('42) Ballet à entrées de forme traditionnelle. L'étude en a été faite
par M.J. Vitu, dans une édition critique des Fables et histoires allégoriques
qui inclut le Ballet (Barbin, 1670). T.E.R. dactylographié de l'université de
Nancy, 1971, p. LXIII.
('43) Après quelques vers à la louange du sommeil et des songes, suivis d'une plaisanterie, la recommandation s'inscrit tout simplement : "Mme la duchesse de Montausier reçut autrefois si favorablement la vision du Carousel de Mgr le Dauphin, que j'ai osé me promettre que vous ne seriez pas insensible à celleci".

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qui suivit. De toutes façons, Mile Desjardins ne regardait pas seulement de ce côté pour tenter de réaliser son rêve : être un jour présentée à la Cour.
Elle sut frapper à la bonne porte en choisissant pour par
rain le comte de SaintAignan, alors au comble de la faveur (L)
Au plus tard en octobre 1663 (5), il la fait inviter à Versailles et peutêtre aux Plaisirs de 1,11e enchantée. A la date où se déroulèrent ces fêtes, MarieCatherine se trouvait sans doute en route pour la Provence. De fait, la relation qu'elle en donne dans les Mémoires d'HenrietteSylvie de Molière paraît s'inspirer de celle de Marigny. François de Beauvillier venait également, en 1663 toujours, d'être élu à l'Académie Française. Il inaugurait ainsi une nouvelle carrière, à cinquantetrois ans, après s'être couvert de gloire sous le précédent roi et s'être acquis, avant et après la Fronde, une réputation de droiture et de bravoure exceptionnelles.
Premier gentilhomme de la chambre grâce à son parent Abel Servien qui lui prête les deux cent milles livres que coûte cette charge, il la résigne dix ans après en 1659, pour survivance en faveur de son fils aîné, le comte de Séry, pour se consacrer à l'organisation des plaisirs du jeune souverain, et se livrer du même coup à ses activités favorites : la poésie, la musique et la danse (6). Sa bonté était devenue proverbiale. Bien que couvert de dettes depuis l'achat de sa charge, il ne pouvait refuser

(LL) Non seulement en raison de ses glorieux faits d'armes pendant la Fronde (ils occupent plusieurs colonnes du Dictionnaire de Moreri) mais aussi parce qu'il avait prêté sa chambre au jeune roi et à Louise de la Vallière (cf. chap. V, n. 97). En 1663, son comté vient d'être érigé en duché.
(5) La réponse du duc à la lettre de remerciement de Mile Desjardins porte la date du 5 novembre 1663 (cf. annexel). Il s'agit apparemment de la fête du 19 octobre où Molière représenta l'impromptu de Versailles.
(6) Sur ses différentes activités à partir de 1663, cf. Tnformation
littéraire, janvier 1972, pp. 2L_27. Il est impossible de dénombrer ici toutes les oeuvres qui lui sont dédiées; on en relève dans les Mss. Conrart, dans les oeuvres de Tristan, Scarron, Mme Deshoulières, Costar, Voiture, Dassoucy, etc... Notons seulement Les Muses illustres de Colletet (1658), le Recueil de poésies des plus célèbres auteurs de ce temps (1661t), La Muse coquette (1665). La Thébade de J. Racine (166') et la Satire des Satires de Boursault (1667) lui sont également dédiées.

 714 

l'appui de son crédit et de sa bourse à tous les gens de lettres en détresse qui venaient le solliciter (l7). SaintAignan était non seulement la providence des écrivains, mais un ami incomparable (148).
D'un tel personnage, Mlle Desjardis ne pouvait recevoir qu'un accueil gracieux. Elle séduit le duc par une épître de sa façon (149). La réponse ne se fait pas attendre : le duc s'engage à venir chez elle la remercier de cette lettre "extraordinaire" et à la montrer au roi à son coucher (50). Que demander de plus ? Cette faveur sans prix sera récompensée par la dédicace de Nitétis, déjà sous presse (51).
Le 1er octobre 1666, le duc perdit son fils, décédé à la suite de l'expédition de Gigery; il suivait de près son cadet, qui avait trouvé la mort dans les rangs de l'empereur, face au Turc. Il reçut de Mlle Desjardins une élégie en vigoureux alexandrins, où les conventions de la "consolatio" ne réussissent pas à étouffer l'accent de sincérité.
L'année précédente, Molière avait joué le Favory devant la

(147) Rangouze lui extorque cinquante pistoles (Tallemant, II, 231), I
défend et soutient Boisrobert (ibid., I, 416, et Eprtres en vers et autres oe4~
vres poétiques, pièce X "A Monsieur le Comte de SaintAignan de ce qu'il e jqa
tifié sans même qu'il l'eut requis et avant même de savoir son innocence"), La
Mesnardière est aussi son obligé (B.N. Mss Fds fr. 15276). Gombauld se trouvant
en peine après la disgrâce de Foucquet, il lui fait parvenir cinquante pistoles de sa bourse, en attendant de faire mieux pour lui (Tallemant, I, 566),
(148) Tallemant s'étonne de tant de dévouement (II, 696). Donneau de Visé, dans L'Amour échappé, manque de mots pour qualifier les vertus de SaintAignan (I, 145).
(149) Cf. annexe I.

(50) Ibid.
(51) Une fois de plus, l'auteur y fait le procès des lourdeurs artificielles dont le duc est accablé, et se contente d'exprimer son attachement avec simplicité. "N'attendez d'elle (Nitétis) ni grande harangue, ni panégyrique; je ne l'ai pas instruite à tenir le langage de la meilleure partie de nos poètes; et ooeme
je sais que, quelque illustres que soient vos ancêtres, vous les surpassez infiniment, elle ne parlera ni de la noblesse de votre race ni de la dignité de vos
emplois; vous êtes mieux connu par vos actions que par les louanges d'une épître
dédicatoire, et je trouverais Nitétis trop audacieuse si elle entreprenait d'a
jouter quelque chose à la gloire que vous possédez. Elle se contentera donc de
vous dire qu'elle se donne à vous de tout son coeur,.

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roi, à Versailles; le duc est heureux du succès remporté par sa protégée et l'invite à confier à la poésie le soin d'immortaliser ce jour (52). La reconnaissance de MarieCatherine atteint, dans cette Description d'une des fêtes que le Roi fit à Versailles, le ton de l'authentique ferveur
"0 toi dont l'ordre exprès m'inspire cette audace,
Illustre SaintAignan qui déjà tant de fois
A daigné de ma Muse être le digne choix,
Accorde à mes désirs de nouveau cette grâce
Sois le vivant écho de ma timide voix,
Et puisque c'est par toi que je romps le silence,
Que par toi cet essai de mon obéissance
Vole jusques aux pieds du plus puissant des Rois..." (53)
Cependant, après 1666, nous n'avons plus trace de relations entre le duc et Mlle Desjardins. Il est difficile de croire que ce parfait honnête homme ait pu trahir le confiant espoir qu'on mettait en lui. Assurément la fameuse année 1667, qui coupe en deux son existence et la prive de toute ressource, empêche MarieCatherine de paraître à la Cour; son âme endeuillée, son dénuement l'éloignent de cette vie brillante qui flatta quelque temps son ambition plus que ses goûts. Elle tourna donc ses regards vers un autre mécénat, plus discret et plus intime, celui de Marie de Longueville.
Depuis longtemps, elle cherchait à entrer en contact avec la duchesse de Nemours. Celleci, alors âgée de trentecinq ans (54), vivait depuis son veuvage dans une relative austérité, mais employait une part de son immense fortune à protéger les écrivains qui lui paraissaient fidèles à la galanterie de la vieille Cour. Esprit vif et curieux, fort indépendante, elle était alors

(52) La fête du 12 juin 1665 n'est pas une de celles qui marquèrent particulièrement la vie de la Cour. Elle ne dura que deux jours. Cf. chap. III, pp. 8283.

(53) Cette pièce et la précédente ont été publiées par Barbin en 1669

dans le Nouveau recueil de pièces galantes de Mlle Desjardins.
(54) Marie d'Orléans, fille du duc de Longueville et de Louise de BourbonSoissons sa première épouse, princesse de Neuchâtel et duchesse de Nemurs, était née le 3 mars 1625, fut mariée le 22 mai 1657, et mourut le 16 juin 1707. Elle assista son père durant les troubles de la Fronde et tenta de le rallier à la cause royale (cf. ses mémoires, éd. Michaud et Poujoulat, t. IX).

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une des figures les plus marquantes de la société parisienne (55). Corneille à l'époque d'Oedipe et de son retour à Paris, Cotin qui fera bientôt d'elle la trop célèbre Princesse Uranie, l'abbé de Torche qui lui dédie en 1667 le Démêlé de l'Esprit et du  HYPERLINK http://Coeur.se Coeur. se retrouvent chez elle (56). Loret, depuis mai 1650, lui offre chaque semaine sa Muse historique. Elle était apparentée aux Chevreuse par son époux Henri de Savoie (57) et devenue veuve l'année même où MarieCatherine Desjardins passa, nous en sommes sûrs, l'été à Dampierre; c'est sans doute dans ces circonstances qu'elle la rencontra. Néanmoins, elle attendit quelque temps avant de s'attacher l'auteur d'Aloidamie. En 1667 au plus tard, elle l'agrée dans son entourage, et définitivement. La première dédicace que lui adresse Mlle Desjardins est celle de Carmente (58).

(55) Somaize nous la présente sous le nom de Nitocris : "(...) Il n'est rien de plus avantageux pour les femmes spirituelles soit celles qui écrivent, soit celles qui se contentent de lire et de connaître le bon et le mauvais, le fort et le faible des ouvrages qu'elles lisent, que d'avoir à leur tête l'illustre Nitocris qui saris doute ne voit presque point d'égale ni pour la naissance, ni pour les clartés et les lumières de son esprit. Au reste, elle ne voit pas seulement ceux qui composent des vers et de la prose, mais même elle sert de sujet et d'idée à ceux et à celles qui nous tracent des heroines, et qui nous donnent des objets pour servir de modèle à ceux qui aspirent à la perfection..." On comprend mal pourquoi E. Magne la présente, en 1667, sous des traits caricaturaux. SaintSimon (Mémoires, éd. Boislile, IV, 19 sq) la peint très âgée, sans complaisance, mais avec respect.
(56) Plus tard, à partir de 1685 environ, elle accueille Mme de Pringy. Les Caractères des femmes de ce siècle (1685), L'Amour à la mode (1695) lui sont dédiés, ainsi qu'à son neveu Louis de Soissons.
(57) Henri de Savoie, deuxième du nom, avait d'abord été archevêque de Reins, mais la mort de son frère aîné, tué en duel en 1652, l'avait rendu à la vie civile et porté à la tête de sa maison. Petitfils de Jacques de Savoie (le duc de Nemours de la Princesse de Clèves) et d'Anne d'Este, il se trouvait donc, par cette illustre grand'mère, allié aux Guises et demineveu si l'on peut dire, du duc de Chevreuse, luimême petitfils de la duchesse, épouse en premières noces de François de Guise. Henri de Savoie avait épousé Marie de Longueville dans son âge mûr, et était mort deux ans après son manage, le 1 janvier 1659, après une longue maladie qui l'avait frappé le soir même de la cérémonie. Sur la vertu de la fiancée, le mariage et la mort du duc, cf. La Muse naissante du petit de Beauchâteau, p. 157, p. 219, et 1Ième partie, p. 18.
(58) "Madame, Me voici parvenue à l'honneur où j'aspirais depuis si longtemps, et depuis qu'il a plu à Votre Altesse Sérénissime de m'accorder la permission de lui dédier ma Carmente, j'aurai la gloire de voir votre nom illustre à la tête d'un de mes ouvrages."

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Le ton diffère de celui des épîtres précédemment examinées il est plus grave, plus fervent. On peut remarquer surtout que pour la première fois, MarieCatherine ne sollicite plus : on est venu à elle, comblant ainsi des voeux qu'elle n'osait manifester. C'est donc par sympathie personnelle que la princesse s'intéresse au jeune auteur, au demeurant déjà célèbre (59), Nous sommes au début de l'année 1667. Dans la détresse qui est la sienne, c'est Mme de Nemours qui la protège et la sauve du désespoir en lui mettant la plume à la main, et en lui découvrant sa vocation littéraire. Un an après Carmente, paraîtra Cléonice. Au changement de narration, correspond presque symboliquement un changement de nom : l'auteur de ce "roman galant" est "Mme de Villedieu", qui s'adresse à sa "grande Princesse" avec une familiarité révélatrice (60).
Les liens de confiance semblent bien s'être maintenus dura
blement, car la mystérieuse dédicataire des mémoires d'Henriette
Sylvie de Molière n'est autre que la duchesse de Nemours. Le texte montre en effet que celleci est une amie de longue date; le récit abonde en allusions à leurs souvenirs communs et en plaisanteries complices qui supposent un commerce déjà ancien; le fait qu'il s'agisse d'une princesse étrangère (61) ne ruine pas cette hypothèse, au contraire : Marie de Longueville était souveraine de Neuchâtel, et épouse d'un prince de la maison de Savoie (62). Enfin, la duchesse, ellemême auteur de Mémoires composés environ à cette date, a fort bien pu encourager Marie

(59) Elle est à ce moment poète et auteur dramatique, joué par Molière à la Cour et à la ville.
(60) Cf. chap. VI, p. 232.
(61) Parlant des procureurs d'un procès auquel elle se trouve mêlée, l'auteur d'HenrietteSylvie précise : "C'étaient ces mêmes Jurandon et Grasset que votre Altesse a choisis depuis pour prendre soin de ses intérêts en France, et dont je crois qu'elle sera assez contente". (Oeuvres completes, éd. Barbim, VII, 163.)
(62) L'hypothèse de B. Morrissette selon laquelle la dédicataire serait Henriette d'Angleterre semble assez aventureuse, même si l'on tient compte
du fait que les Mémoires d'HenrietteSylvie furent commences dès 166', avant
la mort de Madame, survenue comme l'on sait le 30 juin 1670, soit trois ans avant la publication de l'oeuvre de Mmc de Villedieu.

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Catherine à écrire les siens, en guise de contrepoint plaisant. On est donc fondé à penser que la faveur de Mme de Nemours adcompagna toute la carrière de Mme de Villedieu et qu'elle ne cessa qu'avec la retraite de celleci. Il est un autre protecteur dont Mile Desjardins eut à se féliciter : le ministre d'Etat Hugues de Lionne (63). Sur cette sympathie, les documents sont relativement nombreux, encore qu'ils n'aient pas tous été formellement identifiés. Comme SaintAignan, Hugues de Lionne aimait les poésies et les fêtes, et il aidait également les gens de lettres (6l)• C'est en 1664 au plus tard que Mlle Desjardins lui fut présentée, puisque la dédicace du Favory date du début de 1665. Le ton est moins chaud que pour le duc de SaintAignan, mais la tactique est la même : simplicité et esprit.
"Monseigneur, ce n'est pas pour avoir l'honneur de faire votre éloge que je prends la liberté de vous dédier cette comédie. Bien que ce soit la maxime de la plus grande partie des auteurs d'en user de la sorte (...) je suis trop mauvaise rhétoricienne pour l'entreprendre (... ) Le caractère du panégyrique n'étant conforme ni à l'enjouement de nia science ni à la faiblesse de mon génie, c'est moins pour vous louer que pour vous divertir que mon Favory et ma Coquette osent se présenter à vous..." Ce procédé sera goûté. Une réelle amitié va lier Hugues de Lionne et sa nouvelle protégée (65). Lorsqu'au printemps 1667,

(63) Né en 1611, il avait à peu près le même âge que SaintAignan, c'estàdire cinquantequatre ans environ, lorsque Mile Desjardins les approcha. Neveu d'Abel Servien, il était donc apparenté au duc, et Tallenient associe souvent leurs deux noms.
(614) Pour ne s'en tenir qu'au témoignage de Tallemant, nous le voyons
pensionner Chapelain (II, 48), faire des courtoisies à Balzac (II, 62), pro
téger Ménage (II, 331), faire pensionner Benserade par la reine "parce qu'il
se divertissait à faire avec lui des boutsrimés au cabaret" (II, '4914).
On voit que le ministre, pour se reposer de ses travaux, n'hésitait pas à
s'encanailler. Mais il prenait fort mal qu'on divulguât ses fantaisies poé
tiques; il le fit bien voir à Benserade, qui "avait publié des boutsrimés
de sa façon, ce qu'il lui avait défendu" (II, 1495). E. Magne a relevé les
noms de Bas soucy, Boisrobert, Pinchêne, SaintAmant, Scarron, qui avaient
autrefois bénéficié de sa sympathie; de moins éminents beauxesprits formaient
encore sa cour, dont les Du Buisson et Le Pays, grenoblois cosine lui; d'après
les mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière, p. 270, ce dernier a
recommande 1 'héroîne au ministre.
(65) "Ce généreux ministre trouva dans ma physionomie quelque chose qui
lui plut; il voulut savoir toutes mes affaires" (Mémoires de la vie d'Henriette
/.

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elle arrive à Bruxelles, c'est à lui que va son premier message, ainsi que les lettres II, XIII et XVI (66), qui portent la même suscription "Monseigneur".
L'accent de cette correspondance est étonnamment familier. MarieCatherine Desjardins plaisante sur la politique et les affaires d'Etat (67), taquine le ministre en écrivant à son épouse, apostrophe insolemment l'abbé de Lionne (68). On lui fait la grande confiance de lui adresser un sonnet, mais avec ordre de le brûler; elle s'en garde bien (69).
Le ministre se porte caution pour elle à Liège et lui fait parvenir le certificat de moralité qu'on exige d'elle. Lorsqu'après un an d'épreuves et d'absence, elle rentre à Paris sans ressources, c'est vers lui qu'elle se tourne pour faire agréer en haut lieu les talents qui sont les siens. Mais l'impécuniosité se fait si cruellement sentir qu'il n'est plus question d'attendre en badinant le bon plaisir royal. Lionne accepte de servir

Sylvie de Molière, Oeuvres, VI, 271). On voit effectivement Hugues de Lionne s'intéresser de fort près à l'existence de Mlle Desjardins, et même se montrer galamment jaloux de Gourville (lettre II du Recueil de 1668).
(66) Recueil de quelques lettres et relations galantes, Paris, Barbin, 1668. "Je fais saris cesse des assauts de zèle avec les sujets de Sa Majesté Catholique; j'ai déjà soutenu les droits de la Reine contre trois colonels flamands et contre autant de Jésuites espagnols (...) Pour peu que j e m'étendisse sur cette matière, j e crois que j e parviendrais à vous écrire une lettre d'Etat, et je m'assure que ce n'est pas ce que votre amitié me demande." (Lettre XVI.)
(67) Lettre XVI.
(68) "Je crois que j'oublierais la langue française si vous n'étiez point au monde, car je n'écris plus qu'à vous, et si l'Abbé attrape quelque lettre par hasard pour le payer de ses ports, c'est seulement parce qu'il est le canal par où les vôtres passent (...) Sans mentir, c'est un admirable garçon; il semble que son esprit prend de nouvelles forces à mesure que celles de son corps diminuent et le voeu que vous m'avez fait faire de brûler toutes les lettres qui me viennent de vous deux est à non gré aussi difficile à garder que la règle de Saint Bruno. Si je n'écrivais pas à un homme revenant du séjour de Sa Sainteté, il y a mille choses à dire ladessus qui 'échapperaient pas à mon bon naturel, mais j e rends honneur au voyage de Rome(... " (Spa, 1er août.)
(69) "Pardonnezmoi cette désobéissance, s'il vous plaît c'est M.L.T. (Le Tellier ?) qui me l'inspire et il me semble que ce serait me rendre indigne de la part qu'il prend à mes intérêts que de priver sa curiosité de cette merveille."

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d'intermédiaire, et de présenter au souverain des "galanteries"
qui, à travers la personne du serviteur, en fait au
maître (70). Mais au moment où MarieCatherine mettait tout son
espoir en la générosité de ce fidèle protecteur, il meurt subi
tement, pleuré par le petit peuple des beauxesprits, dont il
récompensait libéralement l'allégeance. Pour sa part, Mme de Vil
ledieu intégra son éloge aux Mémoires d'HenrietteSylvie de Mo
hère (71). Cette disparition l'affecte profondément. Tant que
vivait Lionne, elle pouvait espérer attirer l'attention. Pour y
parvenir, elle tente d'échapper aux plates conventions. Une pièce
vaut d'être distinguée du lot la Lettre écrite à Mgr de Lionne
sur les cabinets du roi, parue avec les Fables en 1670; il s'agit
d'un remerciement au roi pour la fameuse ordonnance. Parfaitement
consciente de sa maladresse dans la louange officielle, désireuse
de bien faire, l'auteur avoue ingénuement avoir demandé de l'aide;
mais comme elle se trouve mal satisfaite des propositions qu'on
lui soumet, elle décide d'en revenir à sa manière et d'envoyer au
diable le protocole. Avec l'appui de Lionne, on peut prendre le
risque de ce style primesautier que SaintAignan avait bien voulu
goûter. C'est ainsi que cette lettre en vers débute sur un ton
de friande confidence et par une plaisante équivoque, heureu
sement dissipée, sur les "Amours du roi". Honni soit qui mal y
pense il s'agit des miniatures qui venaient d'être peintes sur
les miroirs des meubles! Le souverain daigneratil sourire de
cette innocente invention ?

(70) A Mgr de Lionne, Rstrennes (1669); Lettre écrite à Mgr de Lionne
sur la naissance de Monsieur, second fils de France (naissance du 5 août
1668); Vers irréguliers sur ce que le Roi se baignait dans sa chambre au lieu
de se baigner dans la rivière (Mme de Villedieu y prie expressément le minis
tre d'être son interprête auprès du roi) in Nouveau recueil de pièces galantes (1669); Epithalcvne sur le mariage de Mlle de Lionne avec M. de Nanteuil (mariage du 11 février 1670), publié à la suite des Fables.
(71) "Ah! Madame, quelle perte pour moi! Le généreux et puissant protecteur que j'avais en ce digne Ministre!... Toute mon espérance était en M. de Lionne, et je n'y espérais pas en vain. Il m'aurait généreusement défendue car il aimait fort ce qu'il aimait et ne se faisait pas de lâches considérations pour les gens qui abusent de leur crédit... Je ne le pleurai pas toute seule; il fut regretté par tout le monde et on disait d'une commune voix que les gens de ce méritelà ne devraient mourir jamais." (MIL9M, p. 286) Hugues de Lionne mourut le 1er septembre 1671.

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Mile Desjardins n'a pas craint de s'adresser parfois directement à la Majesté royale, dans des circonstances variées. D'abord au début de sa "carrière", vers 1663, lorsque des succès récents l'enhardissent jusqu'à l'inconscience (72). Mais cinq ans plus tard, le ton et la manière ont changé. Pour la SaintLouis (25 août 1668), Mme de Villedieu fait parvenir au souverain une pièce mêlée dans l'évidente intention d'obtenir de lui la récompense matérielle de son talent Au Roi, le jour de la SaintLouis. L'auteur choisit d'utiliser l'allégorie qui offre le double avantage de ses procédés éprouvés et d'une présentation ingénieuse, propre à retenir l'attention de l'auguste destinataire. Voici donc le Coeur fier, le Coeur tendre, le Coeur délicat se disputant celui de Louis; mais leur rivalité se dissipe dès qu'apparaît 'celui qu'au grand Louis un noeud d'hymen assemble". L'invention 'surprend" comme il est de règle dans ce genre de littérature, et contrairement aux apparences, elle est de bon aloi, car s'il est vrai que le dénouement sacrifie (prudemment) aux conventions morales; le long détour qui y conduit et qui forme le corps de l'ouvrage chante le charme rayonnant du jeune monarque, 'traînant tous les coeurs après soi".
La dédicace des Fables est tout autre. Mme de Villedieu y suit un canevas presque dicté par le sujet et par les circonstances, et le fait qu'elle se rencontre avec La Fontaine dans

(72) "Monarque incomparable à qui j'offre ces vers,
Daignez vous souvenir d'une Muse naissante
Que votre vertu bienfaisante
Semble seule oublier dans ce vaste Univers;
Je sais qu'en ma faveur rien ne vous sollicite,
Et loin de présumer quelque chose de moi,
Ce qu'un autre croirait devoir à mon mérite,
Je veux bien le devoir tout entier à mon Roi.
Toutefois si l'erreur où nous jette l'enfance
Permettait à ma Muse un peu d'aveuglement,
Elle attendrait, grand Prince, assez confideoment
Quelque royal effet de ta magnificence..."
(Poésies, éd. 1664, p. 100)
On ne sait si ce placet fut présenté. Comme il remonte à l'année 1663, durant laquelle SaintAignan invita Mlle Des jardins à Versailles, il est possible que le comte se soit entremis pour qu'il atteigne son but; mais on ne peut s'empêcher de penser qu'une candeur si assurée en un style si abrupt passe les bornes de la bienséance.

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les vers liminaires qu'il adresse au jeune dauphin provient moins d'une imitation directe que d'une convergence presque nécessaire à laquelle l'auteur des Récits allégoriques s'est nécessairement rendu. Les Fables furent bien accueillies par le souverain. En effet, moins d'un an sépare leur privilège (2 avril 1670) de celui des Amours des grands hommes (Lt décembre 1670) (73). Mais alors que la dédicace des Fables étale quelques vers pompeux et pleins d'emphase, celle des Amours des grands hommes offre une prose familière dans le style des Avis au lecteur que Mlle Des'jardins a pris l'habitude d'inscrire en tête de ses ouvrages. On y trouve les éclaircissements ordinaires destinés à prévenir les critiques, et même des remarques sur le genre romanesque. En un an, Mme de Villedieu a pris beaucoup d'assurance. Elle se risque même à un brin de coquetterie à l'égard de son royal lecteur
"Il est permis aux dames de chercher des endroits sensibles dans les coeurs les plus illustres et celles qui ne peuvent y parvenir par leurs charmes sont en droit de se tracer un autre chemin. J'en aurais découvert un bien glorieux pour moi, Sire, si je pouvais me flatter de la pensée d'avoir diverti Votre Majesté pendant quelques heures." Après quoi, sans même se mettre en peine de formules neuves elle reproduit celles qui avaient servi pour la duchesse de Nemours; encore y metelle moins de chaleur et, presque, de déférence. Que s'estil passé 7 Depuis un an Mme de Villedieu a conquis le public. On verra quel accueil rencontrent le Journal amoureux et les Annales galantes qui paraissent par livraisons successives au cours de l'année 1670. L'auteur des Amours des grands hommes est une femme sûre d'elle, de son talent consacré par la réussite, et qui n'en est plus à attendre, le coeur battant, la bienveillante protection d'un grand seigneur, fûtil le roi luimême. Elle s'offre le luxe de n'envisager plus que le divertissement

(73) "La manière obligeante dont Votre Majesté reçut l'offrande que je pris la liberté de lui présenter la dernière année m'a inspiré l'audace de lui en faire une nouvelle au commencement de celleci." (Dédicace des AGH.)

 83 

du prince, dont le plaisir sera la consécration de son "génie", et non plus la condition de sa subsistance. MarieCatherine Desjardins est enfin sortie de la zone incertaine des beauxesprits sans emploi, et par ses seuls moyens.
Mais les contraintes de sa condition ou l'aiguillon de l'amourpropre n'ont pu suffire à pousser cette modeste femme au sommet de l'aristocratie. L'aisance qu'elle y déploya, les leçons qu'elle en retira, cet usage du monde qui lui tint lieu de dot, témoignent assez qu'elle trouva à satisfaire, dans ce milieu auquel elle s'adapta si bien, un sens aigu de la qualité. Non que les personnages qu'elle connut, estima et aima fussent tous des modèles de vertu, mais c'étaient d'authentiques mécènes, sincères et généreux, aux yeux de qui l'esprit suppléait au lignage, et qui vivaient exempts de préjugés et d'hypocrisie. L'espèce s'en fera de plus en plus rare sous Louis XIV. Les années les plus fécondes et les plus séduisantes du règne sont bien ces douze premières où la paix du royaume et la jeunesse du souverain permettaient à ceux qui en avaient l'envie de donner le meilleur d'euxmêmes'.
Cependant Mile Desjardins n'a pas seulement recherché la société des grands. On pouvait sans doute rencontrer chez elle le duc de SaintAignn, mais plus aisément des gens de robe, des amateurs de poésie et de littérature, des amis personnels dont le nom n'est pas autrement passé à la postérité. Pour beaucoup d'entre eux, nous ne connaîtrons jamais que des initiales.
Parmi toutes ces relations, le milieu du Palais semble être
le mieux représenté. Elle y fut accueillie non seulement par les
Morangis, comme nous vu, mais encore par ce "procureur
de la cour",
"Ce magistrat renommé,
Des honnêtes gens fort aimé" dont Loret parle dans la Muse historique et chez qui elle alla réciter le Carousel du dauphin. Au milieu du Palais appartient aussi cet abbé Parfait, d'une famille de robe déjà ancienne (714)

(714) Le dictionnaire de Moreri ne nomme pas précisément, au sein de sa
famille, cet abbé Parfait. "Conseillerclerc au Parlement, il rentra ensuite .1.

 81+ 

mais dont nous ne saurons jamais qu'une chose : Mile Desjardins tomba de faiblesse dans ses bras la première fois qu'il vint la voir, car on venait de la saigner! Elle lui adressa le lendemain, "au Palais, dans sa chambre", un madrigal plaisant pour s'amuser avec lui de l'aventure, et en prenant soin, dit Tallemant, de le lui faire parvenir en séance, "afin que plus de monde le vît".
Mlle Desjardins fréquentait aussi les académiciens. Sans doute eutelle de bonnes relations avec les Colletet, puisqu'elle donna aux Muses illustres (privilège du 8 avril 1658) le sonnet Etre en une maison solitaire et charmante (75). Après la mort de Guillaume, elle vit peutêtre la fameuse Claudine. En tout cas on trouve parmi ses "sectateurs" Gilles Boileau, le comte de SaintAignan qui demande à figurer comme huitième d'entre eux (76) et La Fontaine (77).
Elle s'acquit également la sympathie d'Olivier Patru. En 1660, date de la lettre qu'elle lui adresse, il a cinquantesix ans. Galant, sentimental (78), désintéressé, intègre et dévoué, il n'a pas dédaigné de plaisanter avec cette fine mouche. La lettre (79) qui nous est conservée prolonge une conversation de la veille, en mêlant prose et vers. Patru, trouvant MarieCatherine résolue à se tenir à l'écart des orages de la passion, l'avise qu'il "ne fallait pas si fort s'assurer sur sa fierté naturelle" et la met en garde contre l'humaine faiblesse. Patru était fort lié avec les Boileau et surtout avec Nicolas (80).

dans le monde et se maria" (éd. Adam de Tallemant, II, 901, n. 7). Estce un parent des frères Parfait, auteurs de la célèbre notice sur Mile Desjardins 7
(75) Sur l'attribution de cette pièce, cf. annexe II, pp.4849.
(76) Cf. A. Adam, Les Premieres satires de Boileau, 1941, p. 38.
(77) Cf. annexe III.
(78) Tallemant (II, 461) nous conte d'original la touchante histoire d'Olivier Patru et de Mine Lévêque.
(79) Mas Conrart, t. IX, p. 1026; mas Tallemant N° 672, p. 203; E. Magne, op. cit., p. 129.
(80) On se souvient que Despréaux, voyant Patru dans la gêne, à la fin de sa vie, lui acheta sa bibliothèque en lui en laissant la jouissance.

 85 

Mile Desjardins aussi.
Apprenant par Gourville, lorsqu'elle est en Hollande, les attaques dont Despréaux est l'objet, elle prend feu, défend énergiquement les Satires (81), et recommande leur auteur à cette éminence grise (82). L'amitié qui lie Mile Desjardins à la famille Boileau remonte au temps où le Premier président Pompone de Bellièvre rassemblait autour de lui quelques libres esprits et gens de lettres, aux propos volontiers hardis et "frondeurs", parmi lesquels Gilles Boileau. Ce dernier invita ses amis à s'associer à son deuil lorsque disparut le Premier président, le 13 mars 1657. Or nous avons conservé une épigramme de Mlle Desjardins Sur la mort de M.L.P.P. avec une Réponse qui parurent plus tard, d'une part avec le Carousel de Mgr le Dauphin et d'autre part dans les Oeuvres posthumes de Gilles Boileau (83). Ces deux pièces

(81) "Si l'estime que je fais de toute la famille de Messieurs B. (Boileau) m'a forcée de prendre le parti de l'un d'eux dans un lieu où il n'est pas connu, c'est un office d'amie que je ne prétends pas qui m'érige en bel esprit, que je réduis tout entier à vous supplier de croire que ceux qui font de si méchants portraits de M.D. (Despréaux) ne l'ont jamais envisagé qu'une plume à la main pour crayonner leurs défauts; il leur paraîtrait plus agréable sans doute s'ils se le représentaient sous une autre forme, aussi bien que l'un de ses frères que, d'un des plus honnêtes honines du monde, ils érigent en franc taupin. (...) Je ne puis m'empêcher de vous dire avant que de finir qu'il est fort audessus de toutes les injures qu'on vomit contre lui; la belle humeur qu'on lui reproche est une qualité singulière qui ne peut être blâmée que par ceux qui lui portent envie, et si jamais vous surrontez les obstacles qui s'opposent à votre retour en France et que vous puissiez juger de ces deux messieurs par votre propre connaissance, je m'assure que vous ne vous repentirez pas de la prévention avantageuse que vous leur accordez; ils sont si propres à s'en rendre dignes que je m'attends à les voir un jour vos créatures à Paris comme je vous ai vu leur défenseur à Bruxelles." (Recueil..., Lettre VI). Bien que Gilles ne soit pas nommé, il ne peut guère être question que de lui, seul avec Nicolas à avoir défrayé la critique. Il convient d'exclure l'aîné, Jérême, qui succéda à la charge paternelle comme greffier de la Grande chambre, et Jacques, chanoine de la SainteChapelle, célèbre par sa diatribe sur "l'abus des nudités de gorge".
(82) Despréaux fit la lecture de son Art poétique dans le salon de l'intendantdiplomatefinancier rentré en possession de la faveur royale, grâce à Hugues de Lionne d'ailleurs, ce qu'il n'est pas utile de souligner. 5e de Sévigné écrit en effet le 15 décembre 1673 "Je dînai hier chez Gourville. Vous y fûtes célébrée et souhaitée; et puis on écouta la Poétique de Boileau qui est un chefd'oeuvre". Un mois auparavant, dans une lettre du 2 novembre, la marquise représentait Gourville et Despréaux allant faire visite à M. le Prince.
(83) Oeuvres posthumes de défunt Mr B., 1672, pp. 187188. A cette date,
Gilles était aussi redouté que le sera plus tard Nicolas. Chapelain luimême
.1.

 86 

qui datent nécessairement de l'année 1657, constituent le premier témoignage de cette amitié et la preuve que MarieCatherine, très jeune, était introduite dans les milieux littéraires que les SQi leau fréquentaient.
A l'époque de ses débuts, Mlle Desjardins connut aussi Sau
val (8'4). Somaize, à l'article Dinamise, le désigne sous le pseu
donyme de Sidroaste (85), personnage inconstant et volage. Tallemant, pour sa part, nous le montre prenant chaleureusement le parti de Boileau chez un magistrat, Lefèvre Chantereau, où se réunissent des érudits favorables à Ménage, et ceci en pleine querelle de l'Avis, attitude qui n'est pas dépourvue de courage (86). En 16601661, date du Dictionnaire de Somaize, il travaille depuis au moins quatre ans à son grand ouvrage. Tel qu'il nous apparaît à travers ces quelques témoignages, il n'est pas étonnant qu'il se soit acquis l'amitié de MarieCatherine qui se plaisait en compagnie des fortes personnalités. Elle l'estime et, selon toute apparence, le choisit comme modèle un jour qu'on la priait d'exécuter un portrait, en 1659 justement, lorsqu'elle commence à écrire en prose (87). Daphnis présente des traits qui, bien qu'éclairés et nuancés par une sympathie perspicace, ne laissent pas de faire songer au jeune homme sensible et fier, inconstant en amour mais fidèle en amitié, dont Tallemant et

en a peur, (Tallemant, éd. Adam, I, 575). Cilles mourra en 1669, à trentehuit ans, et l'on a pu voir que Mlle Desjardins gardera pour lui des sentiments fidèles, malgré la désaffection dont il est l'objet en 1667.
(8k) Henri Sauval ou plus exactement Sauvalle, d'après les pièces notariées qui le concernent, était avocat au Parlement. Il avait accès, pour son grand ouvrage, au trésor des chartes et aux papiers de la chambre des comptes, mais il ne publia pas le fruit de ses travaux parce que Colbert lui refusa une pension de mille écus et une charge honoraire dans la maison de ville. Il mourut entre juillet 1671 et le milieu de 1673. Son oeuvre parut seulement en 172' sous le titre Histoires et recherches des antiquités de Paris. Son attitude visàvis de Colbert semble donner raison à Somaize. Chapelain, ajoute A. Adam (II, 1193), ne voyait en lui qu'un "médiocre vaniteux".
(85) Dictionnaire des précieuses, éd. Livet, II, 56, et annexe I.
(86) Sauval "fait le panégyrique de Boileau" (éd. Adam, II, 336).
(87) Recueil de portraits... dédiés à S.A.R. Mademoiselle,  HYPERLINK http://Ch.de Ch. de Sercy, 1659, et éd. Livet.

 87 

même Somaize permettent d'évoquer la silhouette. L'"esprit universel" que lui attribue son amie et le peu de bienveillance que rencontre ordinairement Daphnis  au point que le fait de le choisir comme modèle tient de la gageure  aident à l'identification. Nous nous souviendrons de Sauvai en nous interrogeant sur les sources et la documentation des romans de Mlle Desjardins, car elle a pu, malgré les insinuations de Somaize, tirer un grand profit de son savoir encyclopédique. Sauval fréquentait aussi Furetière, qui estimait fort ses travaux (88). Nous pouvons donc reconstituer autour de ces noms tout le milieu littéraire qu'a évoqué A. Adam dans son article intitulé L'Ecole de 1650 (89).
Dans ce groupe dynamique, vigoureusement décidé à jouer son
rôle critique dans un Paris qui fourmille d'écrits et de modes
nouvelles, l'abbé d'Aubignac reste encore un maître écouté. En
1660, il a cinquantesix ans. Théoricien révéré du théâtre, ses
conseils ont eu du poids. Nul doute qu'il n'ait exercé sur une
jeune débutante un ascendant d'autant plus marqué que certaines
affinités préparaient une rencontre l'auteur du Royaume de
Coquetterie ne pouvait que manifester de la bienveillance à celui
du Récit de la farce des précieuses. L'abbé n'est pas encore aigri
par l'oubli public, mais il éprouve déjà quelque peine à garder
bien en main des disciples prêts à s'affranchir. Son caractère
devient insupportable (90). L'académie privée, dont il a conçu
le projet depuis le jour de 1641 où il fut exclu de l'Académie
française (91), suscite en général des quolibets (92). Innovation
considérable elle n'exclut pas les candidates (93).

(88) Tallemant, II, 336.

(89) Revue d'histoire de la philosophie, 1942.
(90) "Il est tout de soufre" (Talleniarit, II, 905); Chapelain : "C'est un esprit tout de feu" (Mémoires sur quelques gens de lettres vivant en 1662, p. 175). Sur G. Boileau, cf. ibid., p. 181.
(91) Il avait "fait un libelle contre la Roxane de Mr Desmarets, où il blâmait le goût de Son Eminence et de Mme d'Aiguillon qui l'avaient estimée". Chapelain, Correspondance, lettre du 29 juillet 1641.

(92) Sorel dans la Relation véritable de ce qui s'est passé au royaume
de Sophie, 1659, p. 27, et Sauval, Antiquités de Paris, II, 496.
(93) "on avait eu dessein quelque temps auparavant d'y faire entrer des .1.

 88 

Mais il faut dire qu'à cette date les beaux jours du cercle étaient déjà loin, et l'on est en droit de croire que ces daines n'étaient pressenties que pour faire nombre. En effet le petit groupe homogène, cimenté autrefois par un idéal de liberté que l'échec de la Fronde rendait illusoire, ne pouvait longtemps s'alimenter de l'aigreur satirique de son chef. C'est justement vers 1662 qu'il se désagrège; le dernier coup lui est porté vient de l'intérieur, lorsque le tyrannique abbé exige de ses amis un tribut d'éloges qu'il veut faire imprimer en tête de sa Macarise. Si Mlle Desjardins fut sollicitée, elle ne répondit pas au désir de l'abbé; elle fera défection après Manhua, la même année, gênée de voir sa tragédie nourrir la querelle qui dressait son maitre contre le grand Corneille (911). Mais leurs deux noms apparaissent si bien associés en 1663 que Tallemant allonge l'historiette de Mlle Desjardins en narrant toutes chaudes les récentes passes d'armes du théoricien du theatre et de l'illustre dramaturge, tous deux à leur déclin.
Mais les beauxesprits ou les savants n'habitent pas tous Paris. Certains, sans quitter leur province, peuvent parvenir à la notoriété. Tel est ce René Le Pays, qui de son Dauphiné natal, remporte des succès de librairie dans la capitale. Comment Mlle Desjardins entratelle en relations avec lui 7 Il est impossible de le dire, car leurs rapports remontent à 16611, une époque où MarieCatherine ne connaissait encore ni Hugues de Lionne, ni la duchesse de Nemours, tous deux en liaison avec l'écrivain grenoblois : on pourrait plutôt croire que c'est lui qui recommanda son amie à ces puissants personnages. En 1664 justement, il adresse à la duchesse son propre portrait, en l'adjoignant à la publication qui le rend célèbre, Amitiés, amours

femmes, et l'on proposait Mine de Villedieu dont les ouvrages font tous les jours tant de bruit. On comptait aussi Mine la Marquise de Guibennény, fille de M. le Marquis de Vilaines : elle a l'esprit pénétrant et délicat, et on ne peut assez la louer. On n'oubliait pas Mine de Marquise Deshoulières vous en avez ouï parler, Madame, car son grand mérite la fait connaître partout..." (Mercure galant, 1672, t. I, pp. 266267.)
(9q) Cf. chap. III, pp. 117122.

 89 

et amourettes (95). Ii se peint comme un joyeux compère dont l"âme est toute sur les lèvres". Cet Hylas bourgeois, expansif et bavard, se distrait de ses tâches administratives en entretenant correspondance. Aussi MarieCatherine songetelle à lui demander des livres quand elle se trouvera seule à Cavaillon. Il accompagna son envoi d'une lettre qui fait flatteusement valoir les responsabilités de l'auteur à succès
"Je vous le dis sérieusement, Mademoiselle, je ne sais
ce qu'on penserait de vous si vous n'aviez pas pensé et
écrit de belles choses pendant votre retraite. Je ne sais
même si quelques envieux ne dient point que vous n'aviez
pas auprès de vous ce poète C (96) qui doit vous avoir
fourni les plus beaux vers de Manlius et Nitétis. "
Il se plaint, dans une lettre du 26 juin 1665, de la négli
gence de sa correspondante, maintenant revenue à Paris, et tout
enivrée de la fête de Versailles. L'ingrate a oublié les obli
geantes visites qu'il lui a rendues dans sa "solitude"; pour
quatre lettres expédiées, il n'en a reçu que deux. A ces plain
tes, Mile Desjardins répond avec insolence "qu'elle l'avait cru
mort"! Elle semble s'être cavalièrement débarrassée de lui, las
sée peutêtre de sa prolixité et de sa lourde suffisance. Il
est vrai qu'on éprouve la tentation, en lisant la prose du "pro
vincial", d'excuser un peu la Parisienne.
La lettre de réfutation qu'il croit utile à sa cause n'a
pas le mérite de la légèreté; du moins atelle celui de nous
renseigner de très près sur la vie de Mile Desjardins : à cette

(95) Ce recueil, publié par  HYPERLINK http://Ch.de Ch. de Sercy, est celui de sa propre cor
respondance, où il a modifié les noms et "les choses qui pourraient faire
tirer des conjectures". Despréaux le brocarde dans la satire III, en mettant
son éloge dans la bouche du campagnard, hôte du Repas ridicule "Le Pays,
sans mentir, est un bouffon plaisant" (y. 180). L'accusé répliqua avec
bonne humeur (cf. Nouvelles oeuvres, lettre I).
(96) r Cupidon. Cette leçon paraît probable : non seulement on
reconnaît un cliché poétique, mais le contexte l'impose. En effet, l'avertis
sement fait suite à une argumentation basée sur les dangers de l'absence de
Villedieu. Malgré la lourdeur du trait d'esprit  qui n'étonne pas de la
part de Le Pays . il est difficile de croire que le correspondant révèle ici
un secret de composition, qu'il serait d'ailleurs le seul à connaître. La
remarque serait aussi indélicate qu'illogique, après les éloges qu'il vient
d'exprimer. Cf. l'interprétation d'Adam, éd. Tallemant, II, 1588; celle
de B. Morrissette, suivant lequel C désigne Corneille, est franchement
insoutenable.

 90 

époque elle récite ses vers encore inédits du Ravory; elle lit
à Lyon, chez M. de la Tournelle (97) à qui elle en laisse une
copie, le début de la Sylvie elle est toujours assiégée d'une
foule de visiteurs qui ne l'empêche pas d'expédier sa corres
pondance avec une aisance déconcertante. Qu'atelle donc be
soin d'inventer des excuses pour se dispenser geste si sim
ple pour elle 7
"Nous savons combien les lettres vous coûtent peu.
Moi qui vous ai vue au milieu d'une foule, sur la table
d'une cuisine faire six dépêches de suite sans vous asseoir,
et sans cesser de nous entretenir, mais des dépêches qui
n'eussent pas cédé aux lettres de nos Maîtres les Sarrain,
les Marigny et les Voiture; moi, disje, qui vous ai vue
écrire avec tant de facilité puisje m'empêcher de condamner
votre paresse ?" (98)
On ignore ce que sera le sort de ces liens, mais on répu
gne à penser que Mile Desjardins se borna à utiliser les servi
ces d'un admirateur dans un moment difficile de son existence.
Mais elle avait tant de gens à recevoir! Au premier rang d'entre eux, en 1660, l'abbé Du Buisson. Il hante les ruelles avec la prétention de belesprit. Lorsqu'il fait l'assidu chez MarieCatherine, auteur du Récit de la fares des précieuse il est l'amant de Mme de Champré (99). Somaize fait son portrait en termes plutôt flatteurs (100), ce qui n'est pas obligatoirement une recommandation. Tallemant voit en lu! "un petit homme assez étourdi qui fait des chansonnettes et des vers burlesques assez meschants et dit qu'il ne conçoit point pourquoi on a primé Malherbe". On voit Donneau de Visé le louer (100'), ce

(97) Charles, sire de la Tournelle, gouverneur de Crevant. Illustre famille bourguignonne, dont les terres seront érigées en marquisat en 1681.
(98) Nouvelles oeuvres de Mr Le Pays. Lettre XVIII. "Sur ce qu'elle m'avait cru mort", pp. 40 sq.
(99) "Elle entretient l'abbé Du Buisson à cent livres par mois. C'est le fils de Du Buisson qui était gouverneur de Ham" (Tallemant, II, 279).
(100) Dictionnaire des précieuses, I, 46, art. "Barsinian. "Homme de qualité qui a autant d'esprit qu'on en peut avoir. Il fait des vers avec toute la facilité imaginable, et non seulement il en fait de sérieux, mais même d'enjoués et de satiriques."
(100') Nouvelles nouvelles, III, pp. 236237 ; "L'abbé Du Buisson qui est l'un des plus galands hommes du siècle..."

 91 

qui prouve qu'il était un homme à la mode. Il a ses entrées par
tout : "C'est encore un des introducteurs des ruelles et un des
protecteurs des jeux du cirque", continue Somaize. Il se pique
donc aussi de théâtre. D'après Donneau de Visé, il est venu pré
senter à Molière une petite comédie destinée à défendre L'Ecole
des femmes. Le personnage ne mériterait guère qu'on stattardât
sur lui s'il n'apparaissait pas à distance comme représentatif
d'un type social bien caractéristique l'abbé mondain papil
lonnant, occupé à des riens qui sont tout pour lui, et qui n'a
d'autre souci que de paraître (101). Ce n'est pas Mlle Desjar
dins qui est allée solliciter son entretien c'est lui qui s'im
pose et veut tirer de la maîtresse de céans une de ces "produc
tions d'esprit" dont elle a le secret. Pour parvenir à ses fins,
il galantise à sa manière, qui est du plus parfait mauvais goût
(102). Mais il est habitué à voir les dames se mettre en frais
pour lui et attend de celleci les faveurs contumières. Il reçut
une lettre ironique en prose et en vers qui ne le mettait pas
en flatteuse posture (103), et qui dévoilait son arrogant ma
nège : courtiser par devant, médire par derrière, et en toutes
circonstances, faire l'entendu (1014). Voilà qui le punira de sa

(101) Cf. Lettre de M. l'Abbé Du Buisson à M. le Chevalier de Gronont dans le Nouveau recueil de plusieurs et diverses pièces galantes de ce temps, 1655, p. 131, qui contient une énumération des différentes grâces auxquelles on doit aspirer : grâce de bien vivre, d'avoir le bel air, de bien écrire, d'être propre, rieur, libéral.
(102) Cf. Tallemant, II, 280.
(103) "Depuis le jour de notre connaissance je n'ai pas trop sujet de me plaindre de vos soins. Vous me cherchez avec empressement et malgré votre paresse naturelle, je n'ai guère passé de jours sans recevoir de vos visites. Il me semble même que vous vous divertissez assez bien chez moi. Vous trouvez, ditesvous, mon entretien charmant. Et pour m'en donner des preuves, vous blâmez si souvent les longues promenades de l'été qu'il est aisé de voir que vous craignez déjà non absence. 0m m'a de plus assurée que quand l'occasion se présente de parler de moi, vous faites admirablement bien votre devoir. Vous rejetez mes défauts sur non peu d'expérience et me louez avec emportement de savoir ce que je sais à non âge, et sans être sortie de la province..." (Poésies, 1662 et 16614, p. 87; Mss. Conrart, t. IX, p. 1057) Cette dernière phrase ne se trouve pas dans l'imprimé. Le manuscrit comporte quelques variantes et la suscription De Mlle Desjardins à l'Abbé Du Buisson.
(1014) Somaize dut revenir sur son opinion favorable car il se moque de ses prétentions à faire rire dans le Procès des précieuses, 1660, acte I, sc. XI

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causticité dépravée à l'égard des femmes (105) et dégonflera son insolente outrecuidance. Avec Hugues de Lionne, Mlle Desjardins continuera à rire de lui.
Ce Du Buisson a un homonyme, le chevalier Du Buisson, seigneur de Marcouville, qui recevait Constantin Huygens (106), et jouissait de l'estime de l'abbé d'Aubignac. En effet, lorsque dans sa Quatrième dissertation concernant le poème dramatique servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, ii essaie de défendre Mlle Desjardins, sans être toutefois obligé d'avouer qu'il est responsable des critiques dont l'argument de son ouvrage a été l'objet, il écrit
"Vous pourriez attribuer cette même pièce au chevalier
Du Buisson qui l'a vue tout entière aussi bien que moi et
n'a pas refusé de lui donner son avis." (107)
Il fréquentait sans doute également chez Mme de Sévigné (108). Lui aussi a voulu tenter l'esprit et peutêtre le coeur de Mile Desjardins. Mal lui en a pris. Pour entrer en matière, il demande une consultation sentimentale. Veuton lui expliquer la signification d'un soupir qu'une dame chère à son coeur a poussé en sa présence ? Sans doute attendil de sa correspondante qu'elle le confirme dans la bonne opinion qu'il a déjà de luimême, car sa lettre n'est malheureusement pas une plaisanterie (109). Mlle Desjardins se chargera de donner à ce lourdaud la leçon qu'il mérite (110). Il faut croire que le chevalier fut

(105) Stances sur les filles de la Reine, parues anonymement dans le Recueil Sercy de 1658, IVème partie, p. 13, faussement attribuées à Benserade (Oeuvres, 1697, I, 339) mais identifiées par Lachèvre grâce à un manuscrit signé.

(106) Cf. chap. I, p. 46.

(107) Quatrième dissertation..., 1663, p. 166.

(108) Vers irréguliers à Mlle de Sévigné sur la morsure d'un cousin.
Mss. Conrart, t. XIII, p. 323 et les Recueils de la Suze, 16714, III, 92; 1678, II, 290, etc. La vanité du personnage se peint assez par l'exiguïté des sujets traités, qui sentent d'autre part la vieille mode.
(109) Suite du Nouveau recueil de plusieurs et diverses pièces galantes de
ce temps, 1665, p. 87. Lettre de M. le chevalier Du Buisson. Le nom de la demoiselle à qui la lettre est destinée a été omis, mais la nature de la requête, sa longueur et sa ridicule maladresse correspondent exactement à la réponse de Mile Deajardins.
(110) Elle répond de même encre au correspondant des Lettres.Cf.O. C. 11,125.

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beau joueur puisque nous le retrouvons, lors de la composition de Manlius, faisant bénéficier MarieCatherine de sa compétence en la matière (111).
Ces passes d'armes avec "les Buissons" amusent les amis de la spirituelle épistolière; on en fait une plaisanterie d'initiés. Annonçant à Lionne un revirement d'opinion de sa part, Mlle Desjardins commence par déclarer
"J'ai jeté la +++(cotte) Monseigneur, et si ce n'est
aux orties, pour me servir de vos termes (112), c'est aux
Buissons, comme dit fort plaisamment M." (113)
Quelques isolés, parmi tant de personnalités, retiendront encore notre attention. Certains sont illustres, comme ce cardinal à qui elle adresse, pour sa convalescence, un billet de compliments (114). Il semble bien qu'il ne puisse s'agir que de Retz, éternel valétudinaire, mais dont la santé devint particulièrement précieuse lorsqu'Hugues de Lionne le chargea de mission auprès du saint Siège (115). Ce désir d'être agréable au prélat frondeur n'a pas lieu de nous étonner, en raison de l'ensemble des autres relations de Mlle Desjardins. Le ton est assez officiel et fort déférent. Elle fréquenta le cercle d'Etienne Pavilion, car non seulement il la cite parmi les femmes écrivains qui devraient approuver la Défense de la langue française de Charpentier (Oeuvres, 1750, II, 159), mais il lui dédie un madrigal assez flatteur, quoique énigmatique (116). Pavillon était un

(111) Donneau de Visé "Le Chevalier..., perpétuel auditeur des pièces de théâtre, grand amateur, et juste juge de ces poèmes" (cité par A. Adam, éd. Tailemant, II, 1141).
(112)L'expression, qui signifiait "changer d'état ou d'opinion", est indiquée comme "basse" par Furetière; aussi Mile Desjardins ne la prendelle pas à son compte "pour me servir de vos termes".
(113) Recueil de quelques lettres et relations galantes, Barbin, 1668, lettre XVI, du 1er août 1667.

(114) Lettres et billets galants, )00(III.
(115) Le cardinal se trouva en France, rentrant de Rome, de février 1662 à avril 1665, puis de novembre 1666 à avril 1667.
(116) Cité par E. Magne, op. cit., p; 364. Le voici
"Je ne suis point le malheureux Lisandre
Je n'ai point lu le Favory
.1.

 94 

féroce railleur. On voit que Mile Desjardins ressent des affinités indéniables pour les "pestes"
Elle connaissait aussi le marquis de Langey, rendu célèbre par le scabreux et ridicule procès dont il fut le héros. Il servit d'intermédiaire entre les Rohan et le jeune auteur d'Aloidemie, lorsqu'on s'inquiéta de voir narrée dans le roman l'histoire de Tancrède. Sa démarche fut mal reçue (117).
Il resterait à identifier bien des correspondants des Let
tres. C'est une tâche presque impossible, puisque la plupart des noms ont été enlevés. Par confrontation de documents on a pu obtenir quelques résultats. Bien que non datée, la lettre XXIII du Recueil de 1668 st particulièrement intéressante. Il y est
+++ +++ question d'un C... D Hont l'amitié s'est emparée de (son)
âme tout entière". Un ancien ressentiment pour le roi le pousse à
s'engager dans l'armée suédoise, qui, à ce moment risque fort de
basculer du côté des ennemis de la France : d'où cette lettre
"politique" qui analyse les raisons qu'auraient les Suédois de
ne pas commettre cette erreur (118). Or nous connaissons un comte
Deschapelles qui, selon Monmerqué, était le petitfils de ce
Deschapelles décapité en 1627 avec le comte de Boutteville;
c'est un familier de Mme de Sévigné : il est en admiration devant
FrançoiseMarguerite, il fait des boutsrimés avec le marquis
de Lavardin durant la session des Etats de Bretagne, qui lui ont
alloué deux mille écus; le "pauvre petit comte" mourra en 1672,
(119) et la marquise évoquera son souvenir à plusieurs reprises.

Maradate, à mes yeux, n'est ni cruel ni tendre. Seraisje bien votre mari ?
Composons làdessus agréable nouvelle
Que Cupidon et sa séquelle
Nous mettent la plume à la main
Hélas, pour vous marquer mon zèle,
Plût à ce même amour qu'il vous la mît demain."
(117) Cf. chap. III, p. 111 et chap. V, p. 187.
(118) Les Suédois vont en effet conclure avec l'Angleterre et la Hollande cette Triple Alliance (16681772) qui inquiète la France.
(119) "Le comte Deschapelles m'a écrit de l'année (lettre 223 du 27 mai 1672). Intégrée à la lettre du 9 septembre 1671, une page de lui à Mme de Crignan. La marquise l'appelle "le petit comte". Il était né Rosmadec, cousin du marquis de Molac, gouverneur de Nantes lors des Etats de Bretagne de 1671. Cf. Mm de Sévigné, lettre du 30 août 1671.

 95 

Enfin le comte Deschapelles se trouve, dans les Mémoires de la
vie d'HenrietteSylvie de Molière (120), le héros d'une aventure plaisante à laquelle le chevalier Du Buisson, soupirant de FrançoieeMarguerite, est également mêlé. L'existence de tels liens ne nous retiendrait guère ne mettaient en évidence une question plus intéressante. Mile Desjardins futelle reçue au Marais chez l'illustre marquise ? Lachèvre leur a découvert au moins un ami commun, SaintPavin, qui chanta les louanges de l'une (121) et de l'autre (122). Mais la dédicace de Barbin à la future Mme de Grignan apparaît d'un autre poids.
"L'estime particulière que je sais que Mlle Desjardins fait de vous m'oblige à vous présenter ce Recueil de quelques unes de ses lettres et à vous demander en leur faveur une protection que le beau sexe est obligé, en quelque sorte, d'accorder à tous ses ouvrages (... ) Ayez la bonté de le rendre favorable, Mademoiselle, s'il vous plaît; vous êtes toute propre à ranger la Cour au parti que vous soutiendrez (123), et le suffrage de Mme votre Mère est une autorité pour tout ce qu'il y a d'esprits délicats en notre siècle." Si MarieCatherine n'avait pas revu FrançaiseMarguerite depuis l'éblouissement de Beaumont, ii est difficile de croire que l'éditeur, nécessairement bien informé, ait pris sur lui d'arrêter son choix sur Mile de Sévigné cinq ans après, même si, en l'absence de l'auteur, il lui paraît judicieux de s'adresser à une jeune fille apparemment promise à une grande faveur (i2P). Les amitiés que MarieCatherine noua aux PayxBas méritent une mention spéciale. Des Parisiens comme le marquis de

(120) Oeuvres complètes, VII, 273277. (121) Le madrigal qu'il composa pour Mlle Desjardins fut très admiré. Barbim et Richelet le reproduisent. Cf. annexe I. (122) Cf. chap. III, p. 129, n° 92. (123) Des bruits courent sur les sentiments du roi à l'égard de FrançoiseMarguerite, à qui La Fontaine, la même année, dédie Le Lion amoureux. (12q) Quant au fait que les lettres de la marquise ne font pas mention de Mlle Desjardins, il est aisé de l'expliquer : ces relations se sont situées avant le mariage de Mme de Grigman, donc avant l'établissement de la correspondance régulière entre la mère et la fille. Après 1669, Mile Desjan:lims, devenue Mme de Villedieu, avait mis fin à toute vie proprement mondaine.

 96 

Vilaines (125), lui demandent par avance des "relations" de tout ce qu'elle verra de "singulier".
Hugues de Lionne tient à lui donner un compagnon dc voyage (126) et la prie à son départ de lui envoyel régulièrement de ses nouvelles. Il l'adresse tout aussitôt à Gourville, qui était précisément à cette date près de rentrer en grâce : le ministre venait de lui dépêcher un émissaire, M. Courtin (127), qui fait un détour par Bruxelles pour rencontrer l'exsecrétaire de Foucquet en se rendant à la conférence de Bréda. Gourville qui a réussi à s'imposer partout (128) et n'a d'autre pensée que de revenir d'exil, est trop heureux qu'on songe à utiliser ses services. Il est de même ravi d'avoir l'occasion de plaire en recevant une amie d'Hugues de Lionne; il va se faire son chevalier servant et emploiera tout son crédit, tous ses amis, pour lui rendre le séjour agréable (129). Comme Mlle Desjardins est à l'aise partout et que son esprit est un divertissement de choix pour ces étrangers ou ces exilés, il n'y a pas lieu d'imaginer qu'elle est chargée d'une mission secrète pour expliquer la nature de ses fréquentations (130). A peine estelle arrivée que Gourville se met à sa disposition pour la faire conduire dans les ProvincesUnies et particulièrement à La Haye, où elle doit soutenir son

(125) "M. le marquis de V..." (lettre XII). Sans doute le marquis de Vilaines, nommé parmi les membres de l'Académie des BellesLettres (cf. Mercure galant, t. I, p. 264). Elle lui adresse une tragédie inachevée, Agis.
(126) Cf. lettre I : "(...) notre petit ami (...) qui est retourné auprès de vous".
(127) Futur ambassadeur à Londres, auteur du célèbre traité de civilité.
(128) "Jamais homme hors de son pays ne s'est trouvé dans la considération où j'étais à Bruxelles." (Mémoires de Gourville, éd. L. Lecestre, Paris, 1894, I, 222.) Gourville sera représenté à la table d'un Grand d'Espagne dans les MHSM.
(129) "La manière dont il m'a établie dans l'esprit des gens de qualité de ce paysci et les offres obligeantes qu'il me fait pour l'avenir ont des charmes inévitables pour une âme tendre et reconnaissante au point que l'est la mienne." (Lettre II, p. 13, à H. de Lionne.)
(130) C'est ce qu'a supposé Jean d'Herval dans son article Mine de Ville
dieu inconnue, Revue de l'université de Laval 19561957, XI, 780788 et 897913. Cet article s'appuie d'ailleurs sur des affirmations erronées.

 97 

procès. Il la fait d'abord convoyer jusqu'à Anvers par son beau
frère, M. de la Nogerette, et comme il se trouvait que le gou
verneur espagnol, le marquis de CastelRodrigo (131), avec toute
une suite, se rendait aussi dans cette ville, on s'enquiert aus
sitôt de la jeune femme et on l'accable de prévenances. Elle
écrit à Gourville
"Ne voulezvous dire à votre duc d'Arschot (132) qu'il soit moins généreux et obligeant qu'il ne l'est 7 Il est arrivé en cette ville avec son Excellence le lendemain que Mr de la N. (Nogerette) m'y a conduite. M. le baron d'Ysola m'a fait des honneurs que je n'ose redire, par respect pour son discernement, et Mr de Rodrigo est venu me tirer de mon hostellerie sitôt que j'ai été arrivée pour me faire prendre dans sa maison un lit admirable et une table magnifique.. Le duc d'Arschot se montre particulièrement obligeant et lui fait aménager un bateau pour aller en Hollande; elle est aussi honorée à Anvers qu'à Bruxelles
"Pendant trois jours qu'il y a que j'y suis, il ne s'est passé aucun moment qu'il n'ait mis quelque obligation sur mon compte; il ne m'a quittée que quand son devoir l'y a forcé; il m'a fait connaître tout ce qu'il y a de galand à la Cour de Son Excellence; il a poussé son guetapens jusqu'à pourvoir aux meubles de ma barque pour mon voyage en Hollande." (133) A Bruxelles, elle avait fait la connaissance du comte de Marsin. La comtesse surtout est ravie de la présence de cette Parisienne qui la distrait dans son exil. Quand les pourparlers de Bréda se dérouleront, elle sera son hôte dans la splendide propriété de Modave (13q). A Spa, elle est reçue dans la plus

(131) Grand d'Espagne, viceroi de Sardaigne puis de Catalogne, gouverneur des PaysBas depuis 1664.
(132) CharlesEugène de Ligne, chanoine de Cologne, puis, après avoir quitté l'état ecclésiastique, gouverneur de Mons et lieutenant de son frère, prince d'Arenberg, capitaine général des armées navales aux PaysBas et gouverneur du Hainaut. (133) Lettre VII du Recueil...
(134) Elle en envoie la description détaillée à Lionne (lettre XIII). Le comte est une vieille connaissance de Gourville : il commandait Bordeaux durant la Fronde (1653) et était passé ensuite au service de l'Espagne. Il était alors mestre de camp général aux PaysBas, soit le deuxième personnage après le gouverneur.

 98 

brillante société; elle joue un soir chez des amis, perd, et s'acquitte en vers auprès de la princesse de Nassau (135). Revenue en octobre dans la province de Liège, à I9uy, elle descend chez M. de V... (135). Elle en repart pour une destination nouvelle, une maison religieuse sans doute (137), où elle s'attache la sympathie d'une duchesse (138). Elle y participe à des jeux de société, et compose une pièce mêlée adressée à la marquise de F+++, "pour trois dames qui allaient la voir en perruques et en justeaucorps" (lettre XXIV). On voit que Mlle Desjardins était accueillie dans les cercles aristocratiques, et que ses fréquentations, où qu'elle allât, ne s'établissaient qu'au niveau le plus élevé.

Avant de clore ce chapitre sur les milieux auxquels fut liée Mlle Desjardins, une remarque s'impose. Si variées et si apparemment hétérogènes qu'aient été ses fréquentations, on ne laisse pas d'être surpris de leur cohérence. On connaît les liens qui unissent la duchesse de Chevreuse et la fille du cardinal de Retz, à qui Mlle Desjardins adresse un billet "sur sa convalescence". Le prélat, par ailleurs, après avoir pris possession de l'archevêché de Paris, attira chez lui, vers 15'46, un petit groupe d'écrivains parmi lesquels on retrouve les futurs amis de MarieCatherine (139), et notamment l'abbé d'Aubignac qui, dès 1652, se montre partisan déclaré du cardinal, en le félicitant dans une harangue publique "d'avoir pu confondre la mauvaise joie de ses ennemis" (190). Quand, en 1656, Foucquet ouvre ses salons

(135) Lettre XIX de Spa : Aux Princesses de et de en leur
envoyant un panier plein de fleurs pour payer une discrétion.
(136) M. de Villiers 7 Nomme par Gourville parsi les exilés français (Mémoires, 1, 216) "(...) il avait été auprès de M. de Cardinal de Retz".
(137) Peutêtre la résidence des chanoinesses de Maubeuge, cadre de la
Vlème partie des MRSM.
(138) Lettre XXI : "Puisqu'il s'agit de plaire à Mise la D.D.M..."; Nouveau recueil, 1669, p. 17. Peutêtre la duchesse de Mazarin ?
(139) A. Adam, "L'école de 1650", Revue d'Histoire de la philosophie,
1942, p. 27.

(140) Ibid. , p. 41.

 99 

aux gens de lettres et achève d'opérer entre plusieurs d'entre eux le schisme qui menaçait déjè, Pompone de Bellièvre rassemble autour de lui ceux qui sont restés intransigeants parmi lesquels, comme mous l'avons vu, Gilles Boileau, mais aussi tous ceux qui vont déplorer cette mort rapide et brutale mettant fin à leurs espérances. Or qui retrouvonsnous ? Patru (ll), Furetière (1142) et Mlle Deejardins. Ce sont ceux mêmes qui entourent l'abbé d'Aubignac, et "qui sont restés fidèles au cardinal de Retz et à l'esprit de la vieille Fronde" (1143). La jeune MarieCatherine, patronnée au départ par la coterie des ChevreuseMontbazon, ne pouvait de toute évidence envisager, à ses débuts du moins, d'autres relations que les leurs, et était amenée à épouser leurs sympathies comme leurs aversions (1414). Ainsi en estil à l'égard de Corneille. Non seulement Mlle Desjardins ne se réclame pas de lui lorsqu'elle se lance dans une carrière dramatique, mais elle obéit docilement à son adversaire de principe, l'abbé d'Aubignac. Celuici n'est pas le seul, dans le groupe, à n'éprouver à l'égard de l'auteur du Cid qu'une admiration relative depuis 1636, tous les académiciens partagent l'opinion que Corneille est un auteur discutable et en tous cas discuté. Aussi bien ne s'estil pas déconsidéré aux yeux du petit groupe en faisant lui aussi sa cour au Surintendant (145) ?

(1141) Cf. O. Patru, Oeuvres, 1735, II, pp. 97 et 1405.
(142) Cf. Poésies diverses, louanges de Pomponne, p. 87 (1655).
(143) A. Adam, op. cit., p. 53.
(144) Elle peindra Mlle de Scudéry avec sympathie, mais sous l'influence
de la duchesse de Nemours (cf. chap. V, p. 197), en 1667 seulement, et peutêtre pour être agréable à sa protectrice.
(145) Contrairement à ce qu'on a pensé jusqu'ici, il ne semble pas que Mlle Desjardins ait fréquenté le salon de Mme de la Suze les liens de celleci avec Pellisson et par conséquent Mile de Scudéry rendent très improbable cette supposition qu 'E. Magne répand dans ses ouvrages sur Mise de Villedieu et sur ne de la Suze (Henriette de Coligny et la société précieuse, 1903). Mme de Villedieu admirait cette femme poète dont elle cite une élégie dans les MJISM. La pièce publiée à la suite du Carousel "Pour Mile de la Suze, sur ce qu'elle conduisait une calèche couverte de noir" fait partie des oeuvres désavouées dans l'Avis au lecteur du toise V du JA (cf. annexe II); son caractère mièvre et maniéré me paraît guère permettre une attribution è
Mile Desjardins. .1.

 :100 

On pourra penser que les relations de Mlle Desjardins comme de Mme de Villedieu ne méritaient pas un dénombrement si méticuleux; mais c'est que le cas de cette femme de lettres paraît à la fois singulier et exemplaire. Singulier, parce qu'on ne peut pas ne pas être frappé par la quantité et la qualité de ses fréquentations; depuis l'humble maison de la rue SaintThomas du Louvre jusqu'aux jardins de Versailles, elle franchit, grace à la vivacité de son esprit, tous les degrés qui séparent le peuple, où elle est née et continue à vivre, du trône, qui ne semble pas l'intimider. Le nombre des protecteurs qu'elle sollicite en l'espace de quatre ans, de 1661 à 1665, est curieusement élevé; une ambition indiscutable anime cette jeune fille qui s'adresse simultanément à la duchesse de Mazarin, aux Montausier, à Madame, à Mademoiselle, à la duchesse de Nemours et au roi, sans parler de SaintAignan et de Lionne. Après tant de démarches, fort peu d'échecs; ceuxci d'ailleurs seront dus aux circonstances, non pas au mépris. Dans son obstination à rechercher un protecteur, il y a la volonté de tirer parti d'un talent dont elle connaît les limites, mais aussi les ressources, et les rapports intimes avec l'art de vivre de son temps. Singulière encore, l'histoire de MarieCatherine Desjardins, car il ne semble nullement que sa qualité de femme ait entravé le progrès de ses tentatives. Pour quelques bourgeois scandalisés par ses vers expressifs que de grands seigneurs admiratifs, dont l'accueil, à la Cour ou à la ville, se montrera continûment bienveillant.
Cependant, nous aurions tendance à être surpris d'un tel réseau de protections, eu égard à la minceur du genre qu'elle a pratiqué avant de se replier sur le roman. Mais ce serait méconnaître le goût dominant d'une société qui joue des sentiments

Il y a peu de chance qu'elle ait fréquenté d'autre part le milieu de Mise Deshoulières, bien que cette dernière ait été liée à Chapelain, Conrart et quelques académiciens la protection corrunune que SaintAignan et Montausier leur accordèrent n'est pas un indice suffisant, vu la quantité de poètes auxquels tous deux firent bon visage. Le maître de Mine Deshoulières fut Dehénault qui recevait une pension de Foucquet, et Mme Deshoulières enfin fit partie de la cabale de l'hôtel de Nevers qui soutint contre Racine le parti de Corneille, l'ennemi de Manlius.

 loi 

comme musique pour s'en divertir en s'en enivrant; lorsqu'un
roi jeune et ouvert à tous les plaisirs développe autour de sa
personne fêtes et représentations, l'atmosphère invite au raf
finement parfois avec excès. Dans ces conditions, le succès de
Mile Desjardins est significatif. Le destin inscrivit ses années
de jeunesse et de réussite en ces temps heureux, dans un cadre
vibrant de joie de vivre, de sorte que la réputation qu'elle
s'acquit nous permet de mieux comprendre et sa personne et son
époque. Mais cette période ne durera guère, à peine une dizaine
d'années : elle se clôt, par une étrange rencontre, avec la mort
de Molière, la retraite de Racine et la guerre de Hollande; la
guerre qui passera désormais au premier plan, tandis que l'ins
tallation de la Cour à Versailles et la fixité de l'étiquette
paralyseront peu à peu le libre dynamisme de la vie mondaine.
Pour finir, il convient de mettre en lumière un caractère
distinctif des milieux où s'épanouit la jeune poétesse et la fu
ture romancière leur homogénéité idéologique. La haute aris
tocratie et les parlementaires gardaient encore des marques de
leur épopée commune, toute récente, où ils s'étaient retrouvés
dans leur goût traditionnel d'indépendance; c'est d'eux que naît
le courant antiprécieux qui tourne en dérision les affectations
pédantes et la prétention petitebourgeoise; c'est auprès d'es
prits libres et de personnalités vigoureuses que MarieCatherine
Desjardins, partie de rien, trouvera toute sa place.

CHAPITRE III

LA CARRIERE LITTERAIRE DE MME DE VILLEDIEU

Il ne manquait à Mile Desjardins ni le talent, ni la volonté de réussir, ni les relations nécessaires pour parvenir au succès. Cette conjonction, dans un climat de paix retrouvée, déterminera des débuts éclatants. Ils se situent évidemment dans cette zone marginale de la littérature abandonnée par les doctes aux gens du monde : la poésie mondaine, les portraits, le roman.

Les débuts

Le plus simple est de suivre la chronologie. Les premiers
vers de Mile Desjardins datent de l'année 1657, mais ne sortirent
pas du cercle lettré qu'avait réuni autour de lui le président
de Bellièvre il s'agit précisément d'une Epigramme que Cilles
Boileau pria sa jeune amie de composer à la mort de leur pro
tecteur. Elle ne parut que six ans après (1). Quant à la célé
brité, elle vint plutôt du hasard. Comme MarieCatherine, sé
journant à Dampierre, débordait de joie amoureuse, Mme de Che
vreuse la mit au défi d'écrire une Jouissance, à la façon des
poètes de la génération précédente "par gageure", elle releva

(1) Cf. annexe II, p. 55.

 104 

le gant, et traça d'une plume assurée ce sonnet (2) qui charme encore. Admiré, montré, copié (3), il courut Paris. François Coiletet s'empresse de lui en demander un autre, qu'il publiera aussitôt dans les Muses illustres (4). Tout cela fit un beau scandale. Non que le genre, en soi, fût condamné, mais il était réservé aux hommes (5) qui y bravaient souvent l'honnêteté. Les bienséances toléraient tout juste des femmes l'expression tendre

(2) 'Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeuré pâmée;
Aujourd'hui, cher Tircis, ton amoureuse ardeur
Triomphe impunément de toute ma pudeur
Et je cède aux transports dont mon âme est charmée.
Ta flamme et ton respect m'ont enfin désarmée; Dans nos embrassements je mets tout mon bonheur, Et j e ne connais plus de vertu ni d'honneur Puisque j'aime Tircis et que j'en suis aimée.
O vous, faibles esprits qui ne connaissez pas Les plaisirs les plus doux que l'on goûte icibas, Apprenez les transports dont mon âme est ravie.
Une douce langueur m'ôte le sentiment; Je meurs entre les bras de mon fidèle amant, Et c'est dams cette mort que je trouve la vie."
(3) Notamment par Conrart, Tallernant. Cf. annexe II, p. 56.
(4) Sur l'attribution de ce deuxième sonnet, cf. annexe II, pp. 48 et
19 . Ii est soustitré : "Sur les plaisirs qu'on (n') a point goûtés". Un ga
lant parle à sa Philis; il évoque des rêves érotiques
"Voir briller dans ses yeux la flamme impatiente
Chercher les lieux secrets de ce plaisant séjour
Y languir dans ses bras et la voir tour à tour
Tomber dedans les siens de plaisir languissante" (...)
On trouve encore une Jouissance de Mile Oesjardins dans la première partie du
Journal amoureux, Oeuvres completes, X, 45
(5) A titre indicatif citons SaintAmant (Oeuvres, éd. Livet, I, 110),
Isaac de la Peyrère, Benserade, Desbarreaux, dans le tome I du Recueil de
Sercy de 1653. Jouissances dans les Muses illustres, en plus de celle attribuée par la suite à Mile Desjardins. Conrart en a copié au moins une (Ars. 51418, t. IX, p. 1197) non loin de celle qui nous intéresse. Il en paraît encore une dans le Jardin des muses en 1660 : "Après mille amoureux discours", dans le tome V du Recueil de Sercy, p. 22 ("Baisonsnous, charmante Sylvie..."). Après 1661, voici, d'après Lachèvre, les Jouissances qu'on peut relever une dans les Délices de la poésie galante (1663), p. 113 ("Arrêtetoi, que veuxtu faire..."); une dans les Madrigaux amoureux de Picot ("Tircis voulait perdre le jour...", 1664); une de Desbarreaux, dans le Recueil de la Suas (1667), ("Dieux, quels sacrés embrassements..."); une dans Les Plaisirs de la poésie galante (s.d.), ("Vivons, adorable Aspasie..."). Enfin, si les dames n'écrivaient pas de Jouissance, elles en recevaient : "A Mlle de Guerchy, en lui envoyant la copie d'une Jouissance, Recueil de Sercy, I, 154.

 105 

de la mélancolie ou d'une passion déçue. Autant les Elégies de la comtesse de la Suze lui avaient valu l'estime générale, autant Mlle Desjardins suscita la réprobation. Outre Tallemant, porteparole des dames de son entourage, Somaize écrit
"Elle a fait bien du bruit dans Athènes par des Jouissances qui passent pour être fort agréables." Le rédacteur du ins. 333 déclare de même
"Elle est assez décriée pour ses vers trop libres et
trop impudents C...) (f° 237 y0). Elle a fait une Jouis
sance cela est fort impertinent pour une fille" (f° 320
y0).
Vers la même date, peutêtre même auparavant, fut composé
le portrait de "l'illustre Justinien", que MarieCatherine entre
prit à la demande amie (6). Ainsi donc, jusqu'en novembre
1659, du bruit, mais nulle publication imprimée, sauf le sonnet
anonyme et contesté des Muses illustres. Mais les choses vont
se précipiter.
Le 18 novembre avait lieu, à la salle du PetitBourbon, la première des Précieuses ridicules. Succès considérable, comme l'on sait, mais tout d'abord sans lendemain puisque la pièce, pour des raisons mal connues, fut aussitôt retirée de l'affiche (7). Les chanceux qui avaient assisté à cette première s'empressèrent de la raconter aux autres. C'est ainsi que Mlle Desjardins put entendre un compterendu détaillé de ce que tous appelaient alors "la farce des précieuses". Mine de Morangis qui n'avait pu bénéficier ni de la représentation ni des narrations qui l'avaient suivie, se tourna vers sa jeune amie pour la prier de consigner par écrit ces précieux échos. Toujours prête à s'exécuter quand il s'agissait d'être agréable et de prendre une plume qu'elle n'aurait peutêtre pas osé saisir de son propre chef, Mlle Desjardins ne mit pas vingtquatre heures à satisfaire le désir de cette femme si bonne pour elle (8). Le


(6) Il parut dix ans plus tard, à la suite des Lettres et billets
galants, imprimés en 1668.
(7)  HYPERLINK http://Cf.Introd.de Cf. Introd. de l'éd. Droz des Précieuses ridicules et documents
contemporains, pp. XLVIIXLIX.
(8) Voici en effet le début du Récit : "Madame, Je me prétends pas vous
donner une grande marque de non esprit en vous envoyant ce Récit de la Farce
/.

 106 

Récit de la Farce des Précieuses fut présenté dès le lendemain. Remplie d'admiration devant cette reconstitution si vive, si malicieuse (9), Mme de Morangis la répand partout, et on se l'arrache jusqu'au 2 décembre au moins, puisque Molière n'a toujours pas, durant cette quinzaine, repris le spectacle. Conrart en fait une copie (10). Le libraire de Luyne réussit à s'en procurer une, fort mauvaise, mais qu'il imprime en toute hâte; il y joint la Jouissance de Dampierre et déclare que le tout a été composé à la demande de Mme de Morangis, qui récuse, on s'en doute, la dédicace du sonnet (11). Dans ces conditions, il est conseille à Mlle Desjardins de procurer ellemême une édition correcte (12), Reste à choisir un éditeur. Barbin, qui vient de s'installer à son compte (13) et désire se spécialiser dans les genres mondains, lui fait des propositions : ce sera le début d'une longue colla" boration (1k).

des Précieuses, mais au moins aije lieu de croire que vous le recevrez comme un témoignage de la promptitude avec laquelle je vous obéis puisque je n'en reçus l'ordre de vous qu'hier au soir et que je l'exécute ce matin. Le peu de temps que votre impatience m'a donné doit vous obliger à souffrir les fautes qui sont dans cet ouvrage."
(9) Publiée dans l'éd. Droz cidessus mentionnée, pp. 103 sq.
(10) Abrégé de la Farce des Précieuses, Ars. 518, pp; 1017 et 1022, et éd. Droz, pp. 92 sq.
(11) Tallemant, hist. précitée.
(12) "Si j'étais assez heureuse pour être connue de tous ceux qui liront
le Récit des précieuses, je ne serais pas obligée de leur protester qu'on
l'a imprime sans mon consentement et même sans que je l'aie su... Malgré
des projets plus raisonnables, me voilà, puisqu'il plaît à Dieu, imprimée
pour une bagatelle" (préface). Tallemant confirme "Cela fut imprime avec
bien des fautes et elle fut obligée de le donner au libraire afin qu'on le
vît au moins correct." La version imprimée diffère sensiblement de l'Abrégé
de Conrart. Sur les moeurs des libraires, ajoutons encore le témoignage de
Furetière "Les libraires qui obtiennent des privilèges à l'insu des auteurs
sont si friands des pièces qui courent le monde qu'on n'en a pas sitôt lais
sé sortir une de ses mains qu'ils en sont les (préface des Poésies
diverses, 1655).
(13) C'est ce qu'on peut déduire, en attendant la diffusion en France de l'ouvrage de M. Reed sur Barbin, des indications données par H.J. Martin, Livre, pouvoir et société cl Paris au XVIIèrne siècle, t. II.
(1t) C'est très probablement à lui que s'adresse la lettre XX du Re
cueil de 1668, qui traite du succès de ses ouvrages et où elle fait allusion "à la société que nous avons contractée ensemble" et aux défauts qu'il a pu remarquer en elle "depuis que vous me connaissez".

 107 

La Jouissance avait été prudemment retirée et le succès du
Récit est tel qu'il fait quelque peu oublier le récent scandale
Mlle Desjardins vient de prouver qu'elle écrit aussi de la meil
leure prose et qu'elle pétille d'esprit.  HYPERLINK http://Ch.de Ch. de Sercy lui demande
alors des poésies pour le tome V de son Recueil elle lui concède
le fameux sonnet, qui paraîtra anonymement, et y ajoute dix piè
ces signées dont certaines dataient des jours sombres de 1656 (15).
On dénombre dans ce lot cinq poèmes en stances, trois madrigaux,
un sonnet, une églogue : nulle originalité, par conséquent, dans
les formes poétiques. Les stances inondent les étalages depuis
longtemps (16); les églogues remontent à Frenicle et au groupe
des "Illustres bergers" (17), de même que les élégies, récemment
anoblies par les vers de Mme de la Suze (18). Epigrammes et ma
drigaux foisonnent. Les mètres euxmêmes sont fort communs les
vers irréguliers ont acquis droit de cité depuis longtemps (19).
Pour les structures et les groupements, Mlle Desjardins est réso
lument fidèle à Voiture (20), qui a assoupli jusqu'à la désin
volture les dernières contraintes métriques. Non seulement sa

(15) Cf. chap. I, p. 29.

(16) Régulières chez Malherbe et ses disciples, elles deviennent libres

è partir de Théophile et de Voiture (cf. Y. Thicui, Raffinement précieux dans
la poésie française du XVIIème siècle, p. 79). Sarasin en écrit des quanti
tés (Oeuvres, éd. Festugière, I, 246298). Boisrobert (F1ptres en vers et autres oeuvres poétiques, 1646 et 1659) et même Fliretière (Poésies diverses, pp. 4860) s'empressent de l'imiter.
(17) Groupe constitué en 1629. Cf. Y. Fukui, op. ait., p. 119.
(18) Les premières élégies de Mme de la Suze parurent dans le tome II du Recueil de Sercy, 1655.
(19) Surtout à partir des années 16301640. Cf. Y. Fuicui, op. cit.,
pp. 147 sq. Leur vogue sera durable. Guéret les admire fort en 1668 : "On dirait que l'esprit se joue en les faisant. Ils se relèvent lorsqu'ils semblent devoir fuir; ils ont toujours quelque agréable surprise et c'est par eux que la poésie se peut vanter d'avoir maintenant ses fugues aussi bien que la musique" (La Promenade de SaintCloud, éd. G. Monval, p. 86).
(20) Il est considéré, à cette date, comme le représentant d'une esthétique nouvelle. Cf. P. Bouhours "Il y a de grandes beautés dans les livres de Baizac; ce sont des beautés régulières qui plaisent beaucoup; mais il faut avouer que les ouvrages de Voiture qui ont ces chenues secrets, ces grâces fines et cachées dont nous parlons plaisent infiniment davantage" (Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Le je ne sais quoi, 1671).

 108 

disciple profite de ces dérogations, mais elle décolore, comme
lui, le style poétique peu d'images, peu de métaphores; l'ima
gination est pauvre, la description tourne à l'abstraction; avec
la liberté prosodique se glisse l'habitude du prosaïsme, l'ob
jectif n'étant autre que les effets de grâce, de surprise et de
légèreté. Mais, comme les autres femmes poètes de son temps,
Mlle Desjardins introduit dans ce monde frivole des accents de
passion vraie.
A la même date, c'estàdire à l'automne 1659, Sercy est
également occupé à imprimer et augmenter le texte, inaccessible
et précieux, des portraits composés par Mile de Montpensier et
son entourage (21). Ii tend la main à Mlle Desjardins qui y dé
pose trois pièces (22), sans doute déjà rédigées le portrait
de Daphnis (23), celui de Mlle Gaboury (2k) et un autoportrait
(25). Le jeu plaît beaucoup alors : il consiste à prendre l'au
teur en défaut de lucidité ou à priser son adresse à parer les
disgrâces de la mature : les confidences directes ne sont pas
de mise. C'est en effet les dispositions du caractère et l'être
social qui sont ici objet d'analyse, en un style qui rappelle le
laisseraller de la conversation. Dans ces figures imposées, Mlle
Desjardins ne semble nullement mal à l'aise; elle ne cache pas
qu'elle suit la mode et lui obéit volontiers, non sans laisser
toutefois d'imprimer à l'exercice une marque individuelle (26).

(21) Divers portraits, imprimes en nombre limité à Caen, par les soins de P.O. Huet, "aux dépens de Mademoiselle".
(22) Le "portrait de l'illustre Justinien" demeurait confidentiel.
(23) Sauval. Cf. chap. II, p. 86.
(2k) Les Gaboury appartenaient au personnel domestique de la famille royale. On connaît un Jean Gaboury, valet de chambre ordinaire du roi, qui était parrain de Donneau de Visé. On signale encore un Gaboury portemanteau de la reinemère et son bonne de confiance (cf. Adam, éd. Tallemant, II, 1587).
(25) Cf. annexe I.
(26) "C'est un portrait typique de la mode, sans la mojndre originalité de composition et qui recueille quelques lieux communs presque obligés (du genre : 'J'aime mieux donner que recevoir'). Cela ne nuit point à l'exactitude du portrait. Le seul élément original, c'est la vigueur du style, et l'aveu qu'elle réussit en vers, aveu assez rare pour une femme. Mais l'introduction et la conclusion sont assez ordinaires; le portrait physique est un
.1.

 109 

En Daphnis, en Mile Gaboury, elle met en évidence des qualités chères à son coeur, ou des travers qui intéressent sa sensibilité : si Daphnis est inconstant et "change souvent de prison", c'est plutôt par un "effet de raison", "puisqu'il est certain que s'il avait d'abord rencontré une personne de son humeur, il aurait été éternellement son captif". Mile Gaboury aille par un rare privilège l'esprit de raillerie et la bonté. Et quand elle s'est prise pour modèle, l'auteur ne se flatte pas; Tallemant ne fera qu'ajouter de la brutalité à des défauts (27) qu'elle a déjà reconnus ellemême. Elle est grande et maigre, et ne peut se vanter de cet embonpoint, canon de la beauté d'alors, qu'elle admire tant chez Mile Gaboury. A cet égard cependant nulle envie, nulle amertume; elle se console par d'autres dispositions, qu'elle
reconnaît sans fausse modestie. Ainsi donc, composer un portrait ne consiste pas, pour elle, à reproduire des conventions ou à jouer un personnage : c'est s'adapter à une forme dont les lois même invitent à se défendre de toute complaisance comme de toute acrimonie (28).
A la nouvelle vedette du Parnasse, Claude Barbin faisait
aussi des offres , Il obtient le manuscrit d'un roman qu'elle
avait ébauché quelques années auparavant (29). Le privilège
d'Alcidamie est pris au nom de Mile Desjardins dès le 19 sep
tembre de la même année, et les deux premiers tomes in40 sont
en vente "au perron de la SainteChapelle" à partir du 7 janvier

peu moins louangeur que d'autres, mais suit bien l'ordre en usage. Les transitions sont des plus courantes. Il est fréquent qu'une femme dise que la passion dominante de son sexe ne la touche point. La plupart des auteurs d'autoportraits affirment l'absence d'ambition. Mainte femme se dit journalière. L'insistance sur l'amour de la discrétion, un certain accent de mystère, la vivacité et la sensibilité me paraissent des éléments plus personnels." (Jacqueline Plantié, Correspondance du 10 janvier 1972.)
(27) "La petite vérole, dit Tailemant, n'a pas contribué à la faire belie; hors la taille, elle n'a rien d'agréable, et à tout prendre, elle est laide."
(28) On ne pourrait en dire autant des portraits composés par Mademoiselle, qui se montre parfois féroce. Cf. le "Portrait des Précieuses", éd. Droz des Précieuses Ridicules, p. 77.
(29) C'est du moins ce qu'elle prétendra en 1667 dans une lettre au marquis de Langey (Recueil.., de 1668, lettre XXIX).

 110 

1661. Ils devaient être suivis, conformément aux usages alors, de plusieurs autres; aussi certains lecteurs intéressés s'enquièrentils du plan de l'ensemble. Ils s'entendent répondre
"Je ne sais s'il y en a, mais s'il y en a un, il faut qu'il soit dans la tête" (Tallemant, II, 902). Cependant, le succès est indéniable
"Tous les gens emportés y ont donné tête baissée, et
d'abord, ils l'ont mise audessus de Mile de Scudéry et de
toutes les femelles." (Ibid.)
Mais les deux tomes avantcoureurs demeurèrent sans suite; l'histoire de Théocrite resta en suspens, tout comme celle d'Aicidamie (30). Tallemant conclut qu'on a affaire à une "étourdie". En fait, il semble bien que la nouvelle romancière ait conçu des projets vastes et précis. Pierre Bayle, toujours si soigneusement renseigné, écrit en effet
"Le premier, ou l'un des premiers (romans) qu'elle fit devait contenir plusieurs volumes in80 (31) selon la, coutume de ce tempslà. Mais elle ne le poussa pas si loin que son projet et j'ai oui dire que c'est à cause qu'on avait su qu'elle avait dessein de représenter sous de faux noms et avec quelques déguisements les aventures d'une grande dame qui s'était mésalliée. On la menaça du ressentiment des intéressés si elle menait l'intrigue jusques à la, queue du roman, c'est pourquoi elle s'arrêta à michemin." (Dictionnaire historique et critique, éd. 1702, article Jardins.) Le capitaine Derôme possédait d'autre part un exemplaire de l'édition originale d'Aicidamie où des motes manuscrites révélaient bel et bien un plan (32). On peut imaginer deux raisons à ce silence. La première, c'est le scandale suscité par un ouvrage qui traitait d'une affaire toute récente, ellemême assez horrifiante, où étaient impliqués les plus grands noms de France

(30) Cf. préface de Lisandre (1663) "Ce n'est toutefois pas la suite des aventures d'Alcidamie que je vous présente". (31) Les exemplaires originaux ont été publiés en (32) "L'édition originale que je possède renferme plusieurs notes manuscrites, et l'une de ces motes donne les titres de ses diverses parties" (art. 1912, p. 17, n. 3). Les acquisitions du capitaine Deréme provenant de ventes dans la région de Mamers (correspondance inédite avec E. Magne), il y a de fortes chances pour que l'auteur de ces motes ait bénéficié de renseignements pris à bonne source; il n'est même pas exclu qu'il s'agisse d'un exemplaire personnel de

iii 

continuer dans cette voie, c'était pure inconscience, bien qu'il eût été tacitement admis par la tradition romanesque qu'une certaine actualité pouvait sans grand risque être transposée dans les romans (33). Dans le cas qui nous occupe, Mme de RohanChabot s'était émue et avait demandé communication du manuscrit.
"Elle lut son histoire, écrit Tallemant, et pria de
changer quelque chose. La fille, au lieu de lui faire voir
le manuscrit corrigé, le donne au libraire en disant qu'elle
avait fait ce qu'on avait souhaité. Langey alla ensuite chez
elle, et il fit tant qu'elle envoya sa soeur dire à l'impri
meur qu'on sursît jusqu'à nouvel ordre. Cette soeur en ar
rivant trouve un huissier, mené par un laquais de Langey
qui vient saisir les exemplaires. Cela fâcha fort la fai
seuse de romans et elle veut y mettre toute l'histoire du
congrès (34). Cependant, elle fut à Mr le Chancelier (35)
qui dit : 'Je veux voir l'histoire qu'on m'apporte les
exemplaires'. Il l'a lue, et n'y trouvant rien d'offensant
pour Mme de Rohan (36), il donna la mainlevée. J'ai lu
l'ouvrage il n'y a pas grand chose. Mme de Rohan est bien
audessous de toute chose de celle sous le nom de laquelle
on a mis quelques endroits de son histoire. Ce livre est
meilleur qu'on avait lieu de l'espérer d'une telle cervelle;
il n'y a encore qu'un volume." (37)
Une autre raison peut avoir arrêté la plume de Mlle Des
jardins le dégoût du public pour ces interminables romans.
C'est ce que laisse entendre la préface d'Anaxandra, nouvelle
qu'elle présente en ces termes aux dames de Bruxelles
"Nous avons jugé, elle (Alcidamie) et moi qu'un jeune héros aurait plus de grace à vous faire des compliments qu'une princesse déjà effacée et à qui l'inconstance des

(33) Cf. chap. V, pp. 186187.
(34) Mme de Langey, voulant obtenir une séparation de corps d'avec son époux, n'avait d'autre ressource légale que de lui faire prouver son impuissance en public (épreuve du congrès). Tallemarit, qui n'a décidément rien compris au caractère primesautier de MarieCatherine, ne voit pas le côté plaisant de la réplique.
(35) La démarche paraît hardie, mais il faut se souvenir que le chancelier Ségrier était allié au duc de Luynes : on peut donc supposer que dans cette affaire, Marie de Rohan ne prit pas le parti de sa cousine et encouragea même Mlle Desjardins.
(36) Marguerite de RohanChabot, qui avait obtenu de conserver son nom malgré son mariage. Sa mère, Marguerite de BéthuneSully, venait de courir (le 21 octobre 1660).
(37) Cette phrase date très exactement les informations de Talleinant elles sont des premiers jours de l'année 1661.

 112 

gens du siècle n'a laissé qu'une très petite partie des attraits que vous avez autrefois trouvé en elle." Quoi qu'il en soit, en publiant son premier roman, Mlle Desjardins est bien éloignée de toute timidité. Elle est entrée dans la carrière des lettres, portée par la faveur du public aussi s'adressetelle directement à lui, sans l'intermédiaire d'aucun grand seigneur; de cette démarche singulière, elle n'est pas peu fière
"C'est à vous que je m'adresse, Amis, et comme c'est votre approbation qui donne ou qui ôte du prix aux choses, je crois qu'il est plus à propos de vous la demander que de briguer le favorable regard de quelque personne de qualité à qui j'aurais pris la liberté d'offrir mon livre (38). Entre nous autres personnes de peu d'expérience, la haute réputation et les grandes pensions sont des biens à quoi nous ne devons pas élever nos souhaits, et le désir de la gloire étant le seul avantage que je puis raisonnablement attendre de mon travail, c'est à vous seuls à qui je dois faire ma cour. Je ne doute point que cette maxime ne paraisse toute nouvelle puisque le désir de s'acquérir un protecteur illustre fait le motif de la plus grande partie des auteurs du siècle (39). Mais, lecteurs, les exemples publics ne m'ont jamais paru des autorités valables et je m'imagine au contraire que la nouveauté ayant un charme particulier qui donne de l'éclat aux choses les plus médiocres, la manière dont j'en use préoccupera favorablement les esprits à mon avantage. Si ce raisonnement est juste ou non, je n'en sais rien; je n'en ai demandé avis à personne et la peur d'importuner mes amis a toujours si fort occupé mon esprit que le malheur de mettre un méchant livre au jour ne m'a pas semblé si grand que celui de donner la peine à quelque habile homme de le rendre meilleur. Recevezle donc tel qu'il est, s'il vous plaît, amis lecteurs, et songez que je suis dans un âge qui doit rendre les fautes excusables, et que quand l'expérience et vos charitables conseils m'auront rendue plus savante, je vous offrirai un ouvrage plus achevé avec le même zèle qui me porte à vous donner celuici, puisque je suis, de tout ceux qui auront quelque bonté pour moi,

(38) Molière, dont le début de carrière est lié avec celui de l'auteur
du Récit, et à qui la fortune vient de sourire, ne s'exprime pas autrement
au même moment il y ajoute joyeuse de la réussite. "Outre quelque
grand seigneur que j'aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon
ouvrage et dont j'aurais tenté la libéralité par une Epître dédicatoire bien
fleurie, j'aurais parlé aussi à mes amis qui pour la recommandation de ma
pièce ne m'auraient pas refusé ou des vers français ou des vers latins (..J"
(préface des Précieuses ridicules).
(39) Allusion possible à Mile de Scudéry et aux poètes qui s'étaient placés sous la protection de Foucquet.

 113 

la très humble, très obéissante," etc... (40).
Il fallait en effet une belle audace et une désinvolture certaine pour tenir quand on est seule, pauvre, et femme, un pareil langage; ajoutonsy le goût du risque et cette envie de défier la fortune qui ne se démentira pas par la suite. En fait, il faudra bien qu'elle recourre, comme les autres, à quelque protection, mais ce sera avec une parfaite liberté, sans jamais quémander, et avec la conscience de donner de son côté tout autant qu'elle pourra recevoir.
De toute façon, Alcidamie n'était pas une oeuvre quelconque. On y voyait déjà la pénétration, la finesse et l'élégance d'expression des oeuvres de la maturité; elle se ressentait de la précocité des expériences du coeur.
Cellesci retentissent immédiatement sur sa carrière poé
tique, et lui permettent d'étoffer un Recueil personnel étape
considérable. Elle y reprend les dix pièces naguère données à
Sercy, moins la célèbre Jouissance, et y ajoute des nouveautés
variées : poésies, lettres que lui dictent des amours déjà mal
heureuses. Certaines circulaient depuis un an environ; ainsi
cette E'legie à Clidamis que Tallemant, malgré son partipris,
a tout de même trouvée assez émouvante pour la reproduire inté
gralement. Le succès fut grand, car le recueil connut une réédi
tion augmentée de lettres en 1664, le privilège étant partagé
avec Quinet. Le volume comportait un certain nombre de pièces
mêlées (41), très goûtées alors, dont cette plume généreuse

(40) Alcidamie3 "Avis au Lecteur".

(41) Fonne "(...) dans laquelle les vers n'y sont pas mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d'une même narration" (discours de Pellissom sur les Oeuvres de Sarasin, éd. Festugière, 1926, I, 113). Théophile l'illustra dans son Immortalité de Vine, mais elle fut par la suite réservée à la poésie mondaine, puisque les sujets sérieux étaient assujettis à la régularité. C'est Seras in qui en donna la plus célèbre démonstration dans La Pompe funèbre de Voiture en 1648. Ii y ajouta de nombreux specimens dans ses Oeuvres. Dans le Recueil de Sercy, celui des pièces en prose, on relève vingttrois pièces de ce genre dans la deuxième partie, quatre de notable longueur dans la troisième, douze dans la quatrième et onze dans la cinquième. Les mss. Conrart en contiennent également une quantité dont beaucoup de "Lettres en vers et en prose" (Ars. 5420). Le Recueil de la Suze, dans ses différentes éditions, atteste aussi la vogue de ces pièces, et le
.1.

 llL 

avait régalé ses correspondants (2).
Sa facilité à versifier donna aux amis de Mile Desjardins, et particulièrement à l'abbé d'Aubignac, l'idée de la pousser vers le théâtre : il suffirait de lui fournir un argument bien étudié et de guider l'exécution. C'est ainsi que le théoricien renommé, toujours frustré des gloires de la scène (3), vivrait un succès par personne interposée. Docile, parce que flattée, la néophyte se laissa faire. Elle était considérée avec bienveillance par tout un groupe d'académiciens, et l'entreprise n'avait rien d'insensé à une époque où la tragédie représentait pour tout auteur une manière de consécration.

A l'Hôtel de Bourgogne

La poésie de Mile Desjarins, dont le public est engoué,
assure déjà, au départ, une publicité encourageante. Elle est
l'auteur en vogue, qu'il faut avoir lu si l'on est à a page
(). Or l'abbé sent déjà les réticences de ses amis à lui pro
diguer l'encens qu'il exige avec Mile Desjardins, rien à crain
dre de tel. Au contraire elle lui offre l'occasion inespérée
de démontrer, grâce à l'intérêt qu'elle ne manquera pas d'éveil
ler, qu'il est toujours le législateur incontesté à qui revient
tout le mérite, et partant toute la gloire. On se met donc au

P. Bouhours ne dédaigne pas de leur accorder quelques lignes flatteuses dans les sérieux Entretiens d'Ariste et d'Eugène : "Les pièces délicates en prose et en vers ont je ne sais quoi de poli et d'honnête qui en fait presque tout le prix et qui consiste en cet air du monde, dans cette teinture d'urbanité que Cicéron ne sait comment définir." (1671, "Le je ne sais quoi".)
(L2) Lettres à O. Patru, aux Du Buisson, billet à Mademoiselle, lettre
è Mme de Montglat, lettre au duc de SaintAignan (dédicace de Nitétis).
043) Cf. n. 196.
(+) Cf. H. Brugmans, Le Séjour à Paris de Christian Huygens, suivi de son Journal de voyage à Paris, 1935 "(...) 23 février 1661. Au Palais, acheté des romans, Célinte de Mile de Scudéry, Alcidamie de Mile Desjardins" (p. 155); "17 mars. Esté avec Montconis chez le duc de Luynes à qui je monthai ma lunette d'approche et le microscope. Vismes Chaliot et le mont Valérien; vu Mr Justel qui me donna les clefs de Cyrus et des vers de Mile Desjardins" (p. 160).

 115 .

travail d'autant plus diligemment qu'en mars de cette année 1662 Corneille vient de donner au Marais un Sertorius qui a obtenu un grand succès. Mais Corneille est loin; de Rouen, il ne saurait être dangereux. Aussi bien le maître atil intéressé à cette cause les grands comédiens euxmêmes! Ceuxci représentèrent donc Maelius Torquatus les derniers jours d'avril ou les premiers du mois de mai. Il est assez difficile de savoir quel fut exactement l'accueil du public. D'après Tallemant, la pièce "ne réussit que médiocrement", ce qui sousentend une honnête moyenne, mais décevante après les espoirs qu'on avait conçus. La publicité avait pourtant été bien faite; dès le 6 mai, avant d'avoir rien vu luimême, Loret tente de convaincre sa protectrice, la duchesse de Nemours (45), de faire le déplacement pour applaudir l'ouvrage de cette jeune fille promue au rang de dramaturge. Car la moindre originalité de la tragédie n'était pas le sexe de l'auteur à elle seule, cette circonstance justifiait la curiosité. Loret ajoutait aux louanges, qu'il motivait, un rappel du passé déjà flatteur de cette gloire nouvelle (46). La semaine suivante, il insiste

(45) Muse historique du 6 niai 1662. Apostille. Manlius Torquatus."Que l'on tient d'un mérite extrêmeUne judicieuse suiteSujet grave, sujet romainDu génie et de la conduiteQui vient d'une agréable mainEt le tout si beau si touchantD'une fille étant la besogneQu'à moins d'avoir l'esprit méchantSe joue en l'Hôtel de BourgogneEnvieux, jaloux et sauvageoui, s'y joue, et certainementIl faut admirer cet ouvrageAvec grand aplaudissement.Que plusieurs nomment merveilleuxDes Jardins jeune demoiselleD'autres disent miraculeux,A fait cette pièce nouvelleEt la troupe qui le réciteOù très bien des gens sont d'accordLoin de rabaisser son mériteQu'on y voit du tendre et du fortY mesle un certain agrémentQui l'embellit extrêmement (...)"(46) "Déjà plusieurs beaux écrits d'elleDisent que dans son TorquatusCouraient de ruelle en ruelleCette belle âme et bien senséeOn trouvait fort doux et fort netsS'est infiniment surpassée.Ses quatrains, sixains et sonnets.J'irai demain s'il plaît à DieuElle avait fait mainte élégieEn ce délectable et beau lieuPleine d'esprit et d'énergie.Où cette pièce si vantéeSes impromptus et madrigauxEst dignement représentéeAux plus rares étaient égauxNullement pour l'examinerOn idôlatrait ses égloguesMais pour le plaisir m'en donnerQuoi que pourtant sans dialogue.Et selon les bons desseins nôtresMais des gens d'assez bon gustusBattre des mains comme les autres."
/

 116 



encre pour que la duchesse, au'i] sait favorable à Corneii
(47,i vienne juger par elamême (8). Mais la plus grande par
tic ilarité de la trgdie, c'était son dénouement
"(...) où Manlius Torquatus, dit Tallemant, ne fait
oint Louper la teste à son fils. Quoi qu'en dise l'abbé
i'Aubignac, son précepteur, je ne crois pas que cela se
 puisse soutenir»'
On imagine aisément les remous que provoquait en un "sujet grave, sujet romain", cette entorse voyante à l'Histoire, perpétrée sous l'autorité de l'infaillible théoricien. Mlle Desjardins se trouvait hissée à la pointe de l'actualité.
Elle en profite sans désemparer. On prépare aux Tuileries, en l'honneur des Reines, un carrousel sans précédent; des semaines à l'avance, on aménage le célèbre jardin, tandis que la reine conduit dans tous les couvents de la ville le jeune dauphin, âgé de dixhuit mois, et dont tout Paris raffole. "Notre rimeuse", en vue des festivités prochaines (9) imagine un carrousel enfantin dont il est le héros. Cette nouveauté s'imprime aussitôt, et Tallemant luimême daigne la trouver "jolie"; il n'est pas insensible aux charmes de l'allégorie (50). Dès le 27 mai, Loret

('47) A. Adam, Histoire de la littérature française du XVIIè,ne siècle,
t. IV, p. 20'4.
('48) 13 mai 1662.
"Altesse pour qui je compose Admirer les plus charmants vers
Lettres en vers et non en prose, Dont ris sur un beau théâtre
Ait jamais été idolâtre.
Si vous n'avez vu Torquatus Tous les auditeurs sont ravis.
Illustre tragicomédie Allez donc, suivez mon avis,
D'une fille de Normandie, Ne manquez donc pas ce miracle
D'une fille de grand renom Dont beaucoup de gens qualifiés
Dont Desjardins est le surnom, Sont hautement édifiés,
D'Alençon et non de Valognes, Lui donnant d'infinis éloges
Courez à l'Hôtel de Bourgogne Sur le théâtre et dans les loges."
Pour, en cinq cents endroits divers
('49) Elles eurent lieu les 2, 3, '4 et 5 juin 1662.
(50) Le dauphin est transporté par une Grâce dans une vaste plaine, où la Jeunesse, la Galanterie, la Mode et la Gloire, contées sur des chars et commandant chacune une quadrille d'enfants, vont tenter de conquérir son coeur.

 117 

en rendait compte avec les hyperboles coutumières (51).
Cependant on apprend une nouvelle qui remue profondément
les amateurs de théâtre è l'automne, MM. Corneille quittent
Rouen et s'installent à Paris; M. Corneille l'aîné prépare une
Sophonisbe qu'il va donner à l'hôtel de Bourgogne, et qui sera
la perle de la saison dramatique; déjà se forme autour de lui
une cour d'admirateurs, dont le duc de Guise, qui lui ouvre son
hôtel, le duc de Montausier et la duchesse de Nemours. Il vient
un jour à donner son avis sur Manlius, et ce n'est pas un éloge.
Les propos sont aussitôt rapportés à l'abbé d'Aubignac qui prend
feu surlechamp (52), mais retient encore sa plume, dans le
malin espoir que Sophonisbe tomberait. Bien soutenue, elle rem
porte au contraire un succès évident, ce qui fait rebondir la
controverse dès les premiers mois de l'année 1663. Donneau de
Visé ne fut pas le dernier à se mêler de l'affaire. Il décerne
d'abord à Corneille des louanges dédaigneuses qui sont autant
d'impertinences, puis, se bornant à mentionner les critiques di
rigées contre Manlius (notamment la modification des faits his
toriques), sans prendre parti, il renvoie dos à dos l'auteur du
Cid, qui dans Sophonisbe avait respecté l'histoire, et l'élève
de l'abbé d'Aubignac, qui l'avait mise à sa mode (53). Apparaît

(51) "Cependant que de jour en jour Deviendront les admirateurs
Tous les plus galants de la Cour De cette pièce singulière
Apprêtent tous leurs équipages Quand on l'aura mise en lumière.
D'habits, chevaux, valets et pages Ces jours passés, foi de Normand
Pour paraître en pompeux arroi Cette fille d'esprit charmant
Au Carousel de notre Roi. Faisant admirer son génie
La jeune autrice de Torquate En une illustre compagnie
Pièce charmante et délicate Chez un magistrat renommé
A fait, en style net et fin Des honnêtes gens fort aimé
Un Carousel pour le Dauphin Après une splendide chère
Partie en vers, partie en prose Que l'on fait illec d'ordinaire
Qu'on tient pour une rare chose Ledit Carousel récita
Que depuis longtemps par écrit Qui de tous la joie augmenta.
Ait produit un sublime esprit. On loua sa plume diserte
L'invention en est si belle Et tous criaient à gorge ouverte
Et l'économie en est telle Autant les bruns que les blondins
Que certainement tous lecteurs Vive l'aimable Desjardins."
(52) "Corneille dit quelque chose contre Manlius, écrit Tallemant,
qui choqua cet abbé qui est tout de soufre."
(53) Donneau de Visé Nouvelles nouvelles, III, 166, cité par
G. Couton, La Vieillesse de Corneille, 1949, p. 49.

 118 

alors une plaquette anonyme intitulée Lettre à Monsieur D.P.P.S. sur les remarques qu'on a faites sur la Sophonishe de M. Corneille (54) où l'on pouvait lire ceci
"Si Mile Desjardins qui dans son ouvrage a surpassé toutes nos espérances eût nommé sa pièce d'un autre nom que celui de Manlius, elle n'en eût pas été moins agréable et l'on n'aurait pas dit avec justice que ce n'est poi't Manlius Torquatus qu'elle a mis sur le théâtre. J'ai coi dira à plusieurs personnes que si elle n'avait déféré top aveuglément aux sentiments d'un savant qui s'est mêlé le conduire la pièce, elle eût fait mourir Manlius et ccnserver à Torquatus le caractère et la fermeté que l'Histoe lui donne»' Le spirituel pamphlétaire se faisait ensuite un jeu de mettre l'abbé en ccntradiction avec luimême, et renvoyait ce "sçavant" à la Pratique du théâtre où était justement orôné le principe d'Horace,
"(...) slon lequel il ne faut pas donner au.: acteurs principaux des moeurs  HYPERLINK http://dissembla.es dissembla.es à euxmêmes ni. entièrement éloignées le celles qu'ils ont dans l'opinion générale de l'Histoire, comme serait de iire César polton et Messaline chaste." Et il concluait exellemment
"Ces raison3 Înt voir clairement que ce sçaiant qui
s'est mêlé de co.iduie la pèc de Mlle Des jardins ne devait
pas donner à Torquats un caractère tout cctraire à celui
qu'il a dans TiteLiv et qu'il devait consulter Horace et
Mr l'abbé d'Aubignac»
On ignore l'auteur de e libelle, mais il coïncide curieu
sement avec la brouille de BoileauDespréaux et de son ancien
maître.. Aluns l'abbé ne peut se contenir; il entre en lice, mal
résa position délicate impossible de laisser accuser Mile
Desjardins sans passer pour méprisable couard, impossible, de
la part qu'il avait prise dans la création de l'ou
vrage sans faire dauber encore davantage sur sa direction. Il
ne lui reste donc qu'une solution : élargir le débat, feindre
d'y entrer en pur théoricien, en mettant bien sûr, par une vi
goureuse contreattaque, Corneille en accusation. Il n'y manque
pas, dans une Lettre à la duchesse de R. sur la tragédie de

(54) Cité par les frères Parfait, Histoire du théâtre français, t. IX,
p. 115.

 119 

Sophonishe (55), qui éclaire vivement certaine conception des rapports de l'Histoire et de l'oeuvre littéraire. Elle préfigure d'autre part, bien que de façon outrancière, les futures oppositions de Corneille et de Racine, au sujet de la "vraisemblance". Ecoutons donc l'abbé d'Aubignac

"Si l'on a blâmé injustement Mile Desjardins d'avoir sauvé la vie à Manlius qui par les raisons de la nature et de l'humanité ne devait point mourir, on ne louera pas M. Corneille d'avoir laissé Massinisse vivant et sans peine, et dans un état si déplorable qu'il ne pouvait conserver aucun reste de gloire qu'en mourant; et voilà comme il ne faut jamais s'attarder aux circonstances de l'Histoire quand elles ne s'accordent pas avec la beauté du Théâtre. Il n'est point nécessaire que le poète s'opiniâtre à faire l'historien et quand la vérité répugne à la vertu, à la générosité, à l'honnêteté ou à la gloire de la scène, il faut qu'il l'abandonne et qu'il prenne le vraisemblable pour faire un beau poème au lieu d'une méchante histoire.. . Les raisons historiques ne sont jamais assez fortes pour vaincre la persuasion que l'on a puisée dans le lait de sa nourrice... Et voilà comme sur la scène il est plus à propos quelquefois de tuer un homme qui se porte bien (56) que de conserver l'Histoire contre les règles de la scène." Pour sortir de cette galère et se dégager d'une querelle

où elle avait tout à perdre, Mile Desjardins voulut aussitôt dis
joindre son nom de celui d'un maître qui à la com
promettre, et décida de faire ses preuves en composant surle
champ une autre tragédie. Le sujet en était pris hors de l'his
toire romaine, ce qui couperait court aux examens trop nombreux
de spécialistes. Nitétis était inspirée du Grand Cyrus, avait
pour cadre la Cour de Cambyse, et empruntait beaucoup à une oeu
vre de Boyer, Oropasts, qu'on avait joué l'année précédente (57).
L'hôtel de Bourgogne monta cette nouveauté en avril 1663. Malgré

(55) La "lettre" parut anonyme, niais son auteur se révélait  HYPERLINK http://aisément.Cf.B.N.Yf aisément. Cf. B.N. Yf 25Liâ_i6, pp. 1_L_47
(56) Allusion à la Sophonishe de Mairet, donnée en exemple, "où Mr Mairet avait bien mieux sauvé cette fâcheuse aventure en faisant mourir Syphax dans la bataille" au lieu que Sophonisbe, chez Corneille, "son mari n'étant ni mort ni blessé reçoit les compliments de Massinisse avec effronterie et l'engage ellemême à un mariage précipité. Je ne vois pas de quelles couleurs on peut rendre cette action supportable à nos moeurs."

(57) Cf. B. Morrissette, op. cit. p. 72.

 120 

le commentaire résolument flatteur de Loret (58), qui a quelque tendresse pour l'amie de son parent Boësset, nous sommes sûrs que Nitétis essuya un échec sévère. Non seulement il est proclamé par Tallemant (59), mais l'auteur ellemême le reconnaît avec simplicité. Contrainte de retirer sa pièce de l'affiche, il ne lui reste plus qu'à la remettre au libraire et à prendre un privilège, qui lui est accordé le 7 septembre. Une fois l'impression achevée, elle se tourne vers l'indulgent SaintAignan, qui accepte avec bonté la dédicace de cette oeuvre discréditée.
"Monseigneur, La lettre que Vous m'avez fait l'honneur de m'écrire (60) m'a paru si obligeante que j'ai cru ne pouvoir y répondre que par un poème tout entier, et bien que la maladie de la ReineMère ait rendu celuici assez infortuné pour faire croire qu'il va demander Votre protection, il est pourtant très vrai que ce n'est que pour m'acquitter envers Vous que Nitétis prend la liberté de Vous rendre
visite (... Y'
Mais voici la belle saison, et pour oublier un temps ses aventures, elle va rendre visite à l'exilée de SaintFargeau(61).
A peine arrivée, elle se met en devoir de divertir la compagnie, et improvise les aventures d'un certain Lisandre, bien connu de la petite cour, qui s'amuse à ses dépens
"C'est un homme de la Cour qui est beaucoup plus spi
rituel que sincère et plus galant qu'amoureux." (62)
La première nouvelle de Mlle Desjardins était née. Barbin se hate de l'imprimer (63).
Cependant la polémique suscitée par Manlius ne se calme pas, bien au contraire. Corneille vient en effet de faire un adepte

(58) se historique du 28 avril 1663. "Nitétis, (...) tragédie exquise I
On y voit de l'esprit galant I Du doux du fort et du brillant / Enfin icelle Nitétis / Plaît, diton, à de grands esprits / Et des quidams m'ont fait entendre I Qu'elle a des endroits à surprendre." Ces banalités cachent mal la gêne.
(59) "Une autre (pièce) appelée Nitétis, réussit encore moins".
(60) Il s'agit de la lettre qu'écrivit le duc en réponse aux remerciements de Mile DesjardLns pour son invitation à Versailles (cf. annexe I).
(61) Le mécénat privé de Mademoiselle semble avoir pris fin avec son retour en grâce, en 1664.
(62) Dédicace de Lisandre.
(63) Privilège du 23 septembre 1663.

 121 

de choix. Donneau de Visé, changeant de camp, apporte à la cause de l'Histoire une Défense de la tragédie de Mr Corneille. Elle est adressée à l'abbé d'Aubignac. On peut y lire
"Si le Manlius de Mlle Desjardins dont Mr l'abbé d'Au
bignac a fait tout le sujet a eu plus de succès qu'Enrêne
(6L), la gloire n'en est due qu'à la beauté des vers de cette incomparable fille, et aux comédiens qui les ont si bien fait remarquer qu'ils ont fait réussir la pièce malgré tous les défauts de son sujet (... ) Vous êtes obligé à Mlle Desjardins, ajoutetil plus loin, de l'avoir soutenu par de si beaux vers." (65) Corneille aura le bon goût de ne pas se mêler de la querelie; il se contentera d'une allusion dédaigneuse dans la préface de Sophonisbe (66). Mais l'abbé ne démord pas. La querelle de Sophonisbe paraissant épuisée, ii revient sur le passé et s'en prend à Sentories (67). De Visé, aussi batailleur que lui, répond par une Défense de Sertonius. La position du maître devenait intenable loin de retirer quelque honneur de la promotion de son élève, il n'avait réussi qu'à la fourvoyer. En vain essayaitii de sauver le reste de confiance qu'elle aurait pu lui conserver en innocentant le malheureux auteur dont il avait abusé
"Pourquoi répandre son fiel sur lenom de Mile Desjardins, qui n'a point de part à nos démêlés et que son sexe devait mettre à couvert de l'envie que son ouvrage lui a suscitée (.. j" (68). Incapable cependant de se taire puisqu'il se sait visé, ii s'en prenait à Oedipe, nouvellement représenté, puis perdant toute mesure, s'attaquait cette fois non plus à l'auteur mais à l'homme.

(6) Tragédie de l'abbé d 'Aubignac, représentée en 1661, non imprimée. Cf. Chevalier de Mouhy, Abrégé de l'histoire du theatre frangais, 1780, I, 168, Art. Enrêne. (65) Pp. 1017. (66) "J'aime mieux qu'on me reproche d'avoir fait mes femmes trop heroines par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui sont venus jusqu'à nous, que de m'entendre louer d'avoir effeminé mes héros par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats." (67) Ii publie à nouveau sa première Lettre et intitule l'ensemble Deux dissertations concernant le poème dramatique en forme de remarques sur les deux tragédies de Mr Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. (68) Deuxième dissertation..., p. 96.

 122 

Il délirait au point d'écrire

"Vous avez une étrange aversion contre Mile Desjardins;

il vous fâche qu'une fille vous dame le pion et vous lui you
le dérober son Manlius par l'effet d'une jalousie sans ex
emple." (69)
Mais il n'allait pas tarder à se trahir
"Je confesse bien quelle m'en a montré le dessein et
que je lui ai dit mon avis en quelques endroits, dont elle
a fait après ce qu'elle a jugé pour le mieux."
Cette vilaine querelle qui n'avait plus d'autre aliment que les divagations d'un amourpropre têtu finit par s'apaiser d'ellemême.
De toutes façons, Mile Desjardins n'était pas douée pour la tragédie (70); mal conseillée, victime de la présomption d'un maître vieilli, elle avait obéi sans discernement. Elle n'avait fait qu'habiller de ses vers quelques thèmes auxquels ses contemporains se trouvaient alors sensibles; encore n'étaientils souvent que de pâles répliques de ceux de Corneille; Corbinelli s'en servit du mieux qu'il put pour ranger ces "sentiments d'amour" "par ordre alphabétique" (71).

Au PalaisRoyal et à Versailles

Toujours pleine de ressource, MarieCatherine tente alors une autre voie, la tragicomédie. Le genre se démodait bien, mais Molière, en difficulté avec Tartuffe et toujours prêt à monter des pièces nouvelles, s'intéresse à cette tentative. Dès le début

(69) Quatrième dissertation sur la tragédie de Mr Corneille intitulée
Oedipe, 1663, pp. 166167.
(70) Certains contemporains la considèrent cependant comme un auteur non négligeable : ainsi Chappuzeau, Le Theatre français, 1674, p. 109, et l'abbé de Pure, Idée des spectacles anciens et nouveaux, 1668, p. 165.
(71) Sentiments d'amour tirés des meilleurs poètes modernes, 1671. Des vers de Mlle Desjardins illustrent les articles absence, amour réciproque, amour généreux, amour seconde, beauté, colère, commencement d'amour, crainte, description de la fortune, dépit, difficulté, discordance, empire d'amour, force de l'amour, générosité, gloire, jalousie, jouissance, inclination, infidélité, langage muet, mort, pardon, peine, plaisir, prsence, rigueur, secrets souvenirs, union, vicissitude.

 123 

de l'année suivante (16614), il met en répétitions Le Favor8;
il ne prenait, ce faisant, aucun risque particulier, car la ré
putation de Mile Desjardins, loin d'avoir été atteinte par la
polémique précédente, s'affermissait sur d'autres plans. En ef
fet, c'est précisément en 1663 que les milieux littéraires la
porteront le plus haut (72), surtout en raison du nombre des gen
res qu'elle a abordés. Mais ce qui surprend dans ce Favory, c'est
le sujet. Au printemps 16614, la chambre de justice spéciale qui
a mission de juger le surintendant Foucquet, et qui est au tra
vail depuis l'arrestation de Nantes (5 septembre 1661), n'a pas
encore rendu son verdict; on sait que la France entière attend
cette sentence. Or quel est le sujet du Favory ? Un ministre dis
gracie a perdu, par suite de machinations passionnelles, la con
fiance de son maître. Tout l'accuse apparemment, mais la clair
voyance du prince l'emporte, et Moncade, le "favori', est réta
bli dans tous ses droits. Dira qui voudra que l'acte V de cette
tragicomédie rappelle, dans sa construction et parfois même dans
son style, le célèbre dénouement de Cinna; il n'en est pas moins
vrai que quelques mois avant l'issue du fameux prqès, des vers
comme ceuxci, dans la bouche du roi, sonnaient étrangement
"Il a bien mérité de si cuisants remords,
Et son exemple à tous doit servir d'une marque
Que nul ne voit bien clair dans le coeur d'un Monarque,
Et que pour bien sortir d'un pas si dangereux
Il n'est jamais rien tel que d'être généreux." (Ac.V, sc. 7) (72')

(72) Bien que l'éloge de Guéret, qui fait partie de la."caballe aubignacienne", soit suspect de partialité, relevons ce qu'il écrivait en 1663 dans la Carte de la Cour. Après l'éloge d'Uranie (la comtesse de La Suze), il ajoutait : "Elle n'est pas toutefois la seule qui se fasse admirer en cette ville : l'aimable Ponne s'y est acquise une estime que peu d'autres qu'elle pourraient rejinlir, et si l'on ne l'avait point fait passer partout pour l'une de7Grâces, j'aurais cru qu'elle en aurait été la mère." (p. 35; B.N. 8° Lb 31490) La même année, on peut lire, dans le Cercle des femmes savantes de Jean de La Forge, p. 14 : "Et c'est enfin ainsi que l'aimable Aréthuse / Méritera l'honneur d'une dixième Muse, / Et que son nom fameux porté par tant de vers / Doit visiter un jour cent rivages divers / C...) J'ai dit dans mes vers qu'elle était une dixième Muse, mais quand je considère tous ses divers ouvrages, son roman, ses pièces de théâtre, ses lettres et tant d'autres oeuvres galantes, j'ose dire qu'elle a surpassé toutes les Muses ensemble." (72') C'est l'argumentation de La Fontaine dans l'Elégie aux Nymphes de Vaux.

 124 

t

Ni Mile Desjardins ni Molière n'étaient des protégés de Foucquet, mais le sujet tirait tant d'intérêt de son actualité qu'un directeur de théâtre ne pouvait guère le refuser. Cependant la Troupe du Roi doit d'abord pourvoir aux plaisirs du prince et jouer à Versailles La Princesse d'Elide. Or, à peine les lumières de l'Isle enchantée sontelles éteintes que MarieCatherine disparaît, pour un an, de la capitale. Molière a le temps de donner le premier Tartuffe (12 mai) et Doni Juan (15 février 1665). Le mois suivant, l'auteur du Favory refait surface et assiste à la première le vendredi 24 avril. Un succès d'estime sans plus treize représentations consécutives jusqu'au 22 mai (73), qui rapportèrent de cent vingttrois à quatre cent dixhuit livres (chiffre du dimanche 10 mai), c'estàdire bien moins que Dom Juan qui ne fut pourtant pas un triomphe. Cependant, c'est Le Favory que Molière choisit lorsque le roi, malgré l'état alarmant de la ReineMère, voulut distraire ses intimes à Versailles, les 12 et 13 juin. Il l'agrémenta d'un prologue comique (74) qu'il "entremêla, dit La Gazette, d'intermèdes et d'entrées de ballet, avec concert de voix et d'instruments". Vigarani, ingénieur du roi, avait imaginé et exécuté les décors (75). La représentation fut suivie d'une collation et d'un bal donnés sur la scène même du théâtre de verdure. Pour ce Favory, Lully avait composé une musique dont la partie vocale était interprétée par Mile Hilaire (76). Comme d'ordinaire, la fête se clôtura par un

(73) Six autres furent données par la suite 7 et 9 juin à Paris, 12 juin à Versailles, 6 et 20 août, 22 septembre à Paris. En tout vingtsept représentations jusqu'en août 1666.
(74) Registre de La Grange, p. 74 " de Molière fit un prologue en marquis ridicule qui voulait être sur le théâtre malgré les gardes, et eut une conversation risible avec une actrice qui fit la marquise ridicule, placée au milieu de l'assemblée. La troupe est revenue le dimanche 14ème." Cf. aussi Description.., de Mile Desjardins, in Nouveau recueil..., 1669.
(75) Il s'était surpassé trois théâtres de verdure sous les portiques, séparés par des lignes de hauts cyprès en pyramides; les décors de la scène centrale s'ouvraient sur un jardin en espalier; vases de porcelaine, girandoles de cristal, cascades sautant des rochers, allées illuminées, tout est soigneusement rapporté.
(76) "Après le bal, la comédie / Divertit bien la compagnie I Ouvrage parfait et chéri / Intitulé Le Favory / Composé de la main savante / De cette .1.

 125 

feu d'artifice.
Tandis que le roi et la Cour rentraient sans tarder à Saint
Germain, MarieCatherine, à la suggestion de SaintAignan, rédige
ellemême, encore toute grisée, la relation de ces jours de rêve.
Cette Description d'une des fetes que le Roi donna à Versailles
circula d'abord en manuscrit (77), et ne fut imprimée que quatre
ans plus tard (78). Personne ne semble s'être aperçu d'une étrange
coincidence : le 20 décembre précédent, donc entre la composition
et la représentation du Favory, la chambre de justice avait rendu
son verdict l'exil, commué par le roi en emprisonnement à vie.
Il est vrai que si l'on en juge par la réaction des amis mêmes
de Foucquet, "cette nouvelle a été sensible et douce", car on
avait redouté le pire (79). Quoi qu'il en soit, cette tragico
médie mit un terme à la carrière dramatique de Mlle Desjardins.
Il faut croire que malgré les orages qui s'étaient élevés anté
rieurement, l'auteur de Manlius n'avait pas été trop éclaboussé,
car elle fait quelque figure en 1664, entre Boyer et Quinault,
dans la Bibliothèque française de Ch. Sorel (80). Mais Marie
Catherine, sans doute bien conseillée par la duchesse de Nemours,
prit la sage résolution de demeurer dans les bornes de son génie
elle revint, et définitivement, au roman.

Succès romanesques

Le privilege de Carrnente porte la date du 6 juin 1667, date

personne charmante / Qui dans un beau corps féminin / Enferme un esprit masculin." J. de Rothschild, Les Continuateurs de Loret, Robinet et La Gravette de Mayolas, comptes rendus du 21 juin 1665. Cf. aussi lettre du duc d'Enghien à la reine de Pologne, 12 juin 1665, in Lettres inédites sur la Cour de Louis XIV, éd. E. Magne, 1920, p. 183.
(77) Mss. Conrart, t. XI. Ars. 5420, p. 469.
(78) En 1669, dans le Nouveau recueil..., cf. infra, p. 127.
(79) Cf. Mine de Sévigné, Lettres à Pomponne (21 décembre 1664). On disculpe le roi (22 décembre à Pomponne) et "on espère encore des adoucissements" (30 décembre). Cf. Ed. Thierry, Le Moliériste, II, 14.
(80) P. 187.

 126 

à laquelle Mlle Desjardins a quité la France. Cette "histoire grecque" est donc écrite depuis un certain temps; si l'on en croit même la page de titre, qui porte "par, l'auteur de Manlius", le manuscrit remonte à 1662 ou 1663, puisque cette fière périphrase ne peut guère se comprendre en dehors du climat qui suivit les représentations de cette tragédie à l'hôtel de Bourgogne (81). Arrivée aux PaysBas, la voyageuse se fait regarder d'un oeil torve par les respectables dames de Bruxelles : il faut désarmer leur méfiante pruderie, et même, si possible, gagner leur sympathie. Celle qui ne passe que pour une Parisienne délurée tente alors, sous le couvert du roman, de dévoiler sa vraie nature. Une courte nouvelle, Anaxandre, se chargera d'expliquer quelle fidélité habite son coeur, tout entier à Clidamis, "officier considérable" (82). Parallèlement, la colonie française, qui n'a pas besoin de ces éclaircissements, songe plutôt à profiter de la présence de cette animatrice hors pair. Un jour de mai, tandis que venait de prendre fin la grande revue militaire de Péronue, l'on daubait en toute licence sur l'administration de Colbert, l'imperméabilité de ses commis aux belleslettres, et leur insensibilité aux besoins matériels de ceux qui les servent : Gourville, le généreux intendant de Foucquet, en usait d'autre sorte! Inspirée par les circonstances, il prend à Mlle Desjardins la fantaisie de dédier au sieur Picon, le plus revêche des serviteurs du ministre, une parodie galante et satirique dont l'ironie la vengera de tant de mépris. On imagine aisément le succès que dut remporter cette Relation d'une Revue des troupes d'Amour (83), alors manuscrite.

(81) Le début de la protection que la duchesse de Neniours accorde à Mile Desjardins (cf. dédicace de Carmente, chap. II, p. 76), se trouve ainsi daté. Le privilège de Cai'mente ne s'accompagne d'aucun achevé d'imprimer, pas plus d'ailleurs que celui des Lettres et billets galants que Barbin fit enregistrer simultanément.
(82) Pour l'analyse et la signification de cette nouvelle, cf. chap VI, pp. 2829. Anaxandre fut envoyé à Barbin depuis Bruxelles. Privilège du 13 juin, achevé d'imprimer le 20 juin, 87 pages in12; en soustitre "Nouvelle", comme pour Lisandre.
(83) Cf. annexe II, p. 39. La pièce fut imprimée à Fribourg l'année suivante.

 127 

Puis vint le tragique été : la composition littéraire, pour
un temps, ne servit guère qu'à tromper une attente angoissée (8k),
avant que le désespoir tarisse toute invention. Mais l'hospita
lité et l'amitié de Marie de Longueville en eurent raison. Moins
d'un an après les drames qui l'avaient abattue, MarieCatherine
se présentait à Barbin avec un nouveau "roman" (85), Cléonice,
qu'elle était doublement pressée de voir paraître elle avait
d'abord, bien sûr, à faire face à de grandes difficultés finan
cières, mais aussi, avec la bénédiction de sa chère princesse,
elle allait pouvoir, à cette occasion, prendre et imposer le nom
de Villedieu (86). Parallèlement, on rassemble, pour en faire une
publication globale, toutes les poésies composées depuis trois
ans, des pièces mêlées qui couraient en manuscrit, quelques let
tres, la relation de la fête du 12 juin le tout constituera le
Nouveau recueil. Barbin ne demande pas mieux : il n'a rien à re
fuser à celle qui lui vaut toujours des bénéfices coquets, et
surtout, il n'a pas la conscience tranquille. Non seulement il
avait, naguère, comme l'on sait, commis la faute de lancer sur
le marché des lettres dérobées, mais en l'absence mystérieuse et
prolongée de leur auteur, il allait récidiver! Déjà, et tout ré
cemment, il avait pris un privilège pour éditer les lettres des
PaysBas dont ii avait fait collection, soit qu'il eût en main
certains originaux  ne seraitce que ceux qu'il avait reçus per
sonnellement , soit qu'il ait pu obtenir des copies. Pour ce
nouveau coup, il avait joué serré. D'une part il s'était ménagé
un patronage qui ne pouvait, en tout état de cause, être récusé
celui de Mile de Sévigné, dont on chuchotait la future faveur

(8Lt) Pour la dernière fois, Mile Desjardins cède au démon tragique, et met en chantier un Agis dont un acte est achevé le 12 juin. "(...) Cependant, je poursuis le travail de mon Agis comme si j'étais encore inspirée par les Rossignols des Tuileries. Je dois à M.L.C.N.G. la découverte de ce sujet, et cet homme qui avec toute la galanterie des gens du siècle possède la connaissance parfaite de irmeurs des Anciens a taché de me donner une idée de Lacédémome dont j'ose vous assurer par avance que vous ne serez pas mai satisfait." La lettre semble adressée à Barbin (cf. Recueil..., lettre XII; "Elle a une comédie nommée Agis" (Mss 333 f° 320 y0).

(85) Sur le sens proposé pour ce terme, cf. chap. V, p. 177. (86) Sur Cléonice, cf. chap. VI, pp. 232238.

 128 

auprès du jeune monarque; d'autre part, désireux d'éviter les ennuis qui avaient marqué sa précédente et malheureuse initiative, il prenait cauteleusement les devants et s'arrangeait pour dégager sa responsabilité (87). Mise à son retour devant le fait accompli, la victime est d'autant plus fâcheusement impressionnée que le privilège a été pris, circonstance aggravante, au nom de Mile Desjardins. Mais comme chacun a besoin de l'autre, tous deux semblent s'être entendus sur la procédure suivante. Le Recueil de quelques lettres en relations galantes, dédié à Mile de Sévigné, paraîtra le premier tel qu'il est; puis, dans la foulée, le Nouveau recueil, couvert par le même privilège (88). La page de titre portera la mention "par Mme de Villedieu, autrefois Mile Desjardins". C'est ainsi que le même mois de juillet 1668 verra paraître coup sur coup chez Barbin trois ouvrages du même auteur,

(87) Les précautions étaient prises et dans le texte du privilège, et dans la dédicace. Privilège : "Notre bienaimé Claude Barbin (etc...) nous a fait remontrer que la satisfaction que le public a témoignée en la lecture des ouvrages de la Demoiselle Desjardins l'a obligé de prendre le soin de recouvrer les Lettres en forme de relations qu'elle a faites depuis peu lesquelles il désirerait faire imprimer."
Au Lecteur "Jusques ici je n'avais point eu raison de m'adresser à vous pour vous faire recevoir favorablement les productions d'esprit de Mile Desjardins. Le favorable accueil que vous leur avez toujours fait et le soin qu'elle a pris de vous faire ses compliments ellemême quand elle a jugé qu'il était à propos de vous en faire, m'ont épargné cette précaution. Mais comme celles de ses lettres que je vous présente aujourd'hui m'ont été mises entre les mains par des gens qui n'avaient pas reçu cette commission de sa part, et qu'il n'y a que l'estime que vous en ferez qui puisse m'excuser envers elle de ce que je les fais imprimer sans sa permission, j'ai cru être obligé de vous demander votre suffrage en leur faveur. Vous n'avez point besoin d'un grand effort pour m'accorder cette grâce. Ce qui part du génie de cette illustre personne porte sa recommandation avec soi et les lettres dont je vous fais un présent aujourd'hui ont été écrites en original à des gens d'un discernement assez éclairé pour devoir autoriser la publication de ce qui les a divertis en leur particulier. Lisezles donc s'il vous plaît, canine des ouvrages qui n'ont pas été inventés à dessein de les exposer à votre censure, et vous y trouverez des relations ingénieuses qui rendront à votre curiosité avec usure ce que votre indulgence aura la bonté de leur prêter."
(88) Il a été dédoublé en deux textes successifs également relatifs à
des Lettres en forme de relations. La seule différence est que le second porte
la date du 20 juillet, tandis que dans le premier on lit " juillet", le quantième du mois ayant été retiré (édition originale B.N. Z 3930; rééd. 1669, Z 14404).

 129 

le premier au privilège trafiqué (89), le deuxième assurant la transition entre les deux autres, et le troisième, Cléonice, patronné par une grande princesse qui cautionnait et l'oeuvre, et le nouvel étatcivil (90). Les lecteurs devaient pouvoir s'y retrouver sans "galimatias", pour reprendre le mot de Molière. Seule une femme, et pour des raisons affectives, peut s'entêter à changer de nom au moment où elle vient d'attacher à celui qu'elle porte cette célébrité qu'elle souhaite depuis longtemps et qui s'est confirmée. Celleci n'est pas seulement attestée par les gazetiers, les hautes relations, mais par des gens de lettres divers : Martin de Pinchêne, le neveu de Voiture (91) (peutêtre une vieille connaissance) mais aussi SaintPavin (92), Marguerite Buffet, qui la hausse au rang de "savante"  ce qui est plaisant  aux côtés de Mile Schflrman, de la Reine de Suède, de la duchesse de Montausier, et bien sûr, de Mile de Scudéry et de Mme de la Suze (93).

(89) Pas de date d'enregistrement, ni d'achevé d'imprimer. Pour le Nouveau recueil et pour Cléonice, au privilège distinct, la date d'enregistrement (15 juillet) est antérieure à celle de la délivrance (20 juillet).
(90) Barbin, pour se racheter, a peutêtre aussi promis d'accréditer la version du mariage avec Villedieu, juste avant la mort de ce dernier d'où les affirmations de sa Notice.
(91) "Reçois, célèbre Des Jardins / Dent les talents sont tout divins / En fait de vers et d'écriture / Ceuxci qui, te venant de moi, / Viennent du neveu de Voiture / Et pour les agréer, c'est assez dire à toi." Additions de quelques pièces nouvelles faites depuis l'impression des premières, s.l.n.d. A Mile Desjardins, p. 37; B.N. Ye 1375.
(92) Cf. annexe I, notices de Barbjn et Richelet. Les vers ont été identifiés par F. Lachèvre, Disciples et successeurs de Théophile, Paris, Champion, 1911, p. 418, par référence aux Mss frs Nues acq. 16097, où ce madrigal est transcrit comme "vers de SaintPavin". F. Lachèvre affirme que SaintPavin connut Mile Desjardins au Marais, chez Mme de Sévigné (op. cit., p. 417). Il avait dès 1630 une maison à Livry et la marquise écrit (éd. G.Gaiily, I, 410): "SaintPavin avait fait un épigramme sur les vendredis qui était un jour qu'il me voyait chez l'abbé". Outre de nombreux poèmes de lui, les mas. Conrart contiennent une pièce en vers irréguliers A Mme la Marquise de Sévigné : "Paris vous demande justice. I Vous l'aviez quitté par caprice (..J" (Ars. 5418, IX, 347). SaintPavin étant l'ennemi de Despréaux, on voit par cette pièce que Mile Desjardins n'était pratiquement pas mêlée à leur petite guerre.
(93) "(...) Faisant profession d'enseigner aux dames l'art de bien parier et de bien écrire sur tous les sujets, avec l'orghographe française par règle", elle dédie à la reine ses Nouvelles remarques sur la langue française .1.

 130 

Mais sous quelque nom que ce soit, Barbin n'est pas fâché
d'avoir désormais à sa disposition cette plume adroite et fertile.
Mme de Villedieu lui sert aussi de lectrice. Au printemps 1669,
il lui montre un manuscrit au titre ingénieux, "Journal amoureux",
mais dont le texte est fort décevant. Pourquoi ne pas le remanier,
puisque le libraire en est propriétaire ? L'ouvrage paraîtrait
anonymement, et la récompense, on peut le supposer, serait à la
mesure du service rendu. Tenaillée par les soucis d'argent, Mme
de Villedieu se mue en "nègre", et rhabille la version originale,
tandis que Barbin, qui n'a pas envie d'affronter la colère du
premier auteur, s'entend avec Denis Thierry pour partager le pri
vilège, et le charge de mener à bien la suite des opérations (9k).
Pour sa part, il a si vite flairé le parti qu'il peut tirer du
titre précédent qu'il traite avec Mme de Villedieu d'une nouvelle
série, non de "journées", mais "d'années". Le privilège en est
pris un mois après celui du Journal amoureux, tant il est pressé
de s'assurer la propriété commerciale de cette heureuse formule.
On voit alors paraître simultanément, au cours de l'année 1670,
chez Thierry la seconde partie du Journal amoureux dont l'adapta
trice avait pris la suite (95), et chez Barbin les quatre parties
des Annales galantes. Effectivement, l'auteur de la trouvaille
exige d'en percevoir le bénéfice; peutêtre menacetil d'un pro
ces . On cède donc, mais en le priant de bien vouloir s'inspirer
désormais des vertus de celle qui a dû prendre sa place. Il s'y
emploie du mieux qu'il peut, mais hélas : les fautes de goût
tournent à la "licence", et c'est au tour de Mme de Villedieu de
se fâcher, car on sait la part qu'elle a prise aux deux premiers
tomes. Il n'y a plus qu'à congédier le père du Journal amoureux,
et à dire aux lecteurs toute la vérité. Dans ces genres de choses,
Mme de Villedieu n'hésite jamais elle rédigera donc, en avril

avec les éloges des illustres sgavantes tant anciennes que modernes. L'ouvrage débute par un plaidoyer de type féministe, ai. ton assez mordant.
(9) Les exemplaires Ars. DL 22193 portent le nom de Denis Thierry. En fait, l'ouvrage était pratiquement imprimé quand le privilège fut accordé (privilège, 22 septembre, achevé d'imprimer du tome I, 25 septembre).
(95) Achevé d'imprimer du tome II, 21 avril.

 131 

1671, un "avis" racontant toute l'affaire. Elle en profitera même pour dissiper les équivoques qui planent déjà sur l'attribution de ses autres ouvrages (96).
Mais Barbin est insatiable. Sachant que son auteur jouit de l'amitié de Mgr de Lionne, il s'offre à imprimer quatre récits qui ont reçu l'agrément royal, et dès le décembre 1670 (les cinquième et sixième parties du Journal amoureux ne sont pas encore sorties, et les Annales galantes tout juste achevéesYlã "chère et bienaimée dame de Villedieu, veuve de feu sieur de Villedieu"  Barbin sait comment faire sa cour  reçoit le privilège des Amours des grands hommes. Elle n'a plus qu'à se mettre au travail et n'y manque pas moins de douze mois plus tard, le 22 novembre 1671, on pouvait se procurer le nouvel ouvrage "au perron de la SainteChapelle". En même temps, l'attentionné libraire mettait sous presse le texte des Fables et histoires allégoriques, présentées récemment au Roi sous forme d'un beau manuscrit.
Pourquoi ce retour à la poésie ? La raison paraît assez simple. En 1669, Barbin  toujours lui  vient de gagner de grosses sommes avec les Fables de La Fontaine; de son côté, Mme de Villedieu, appuyée par Hugues de Lionne, désire se rappeler au sou vnir du prince, dont l'ordre relatif à la pension n'a pas été

(96) "Un manuscrit de la première (partie) m'étant tombé entre les
mains, il me sembla que le corps de cet ouvrage ne répondait pas au bonheur
de son titre. Je m'avisai d'y chercher un plan et ce changement de scène de
mandant un changement de style, j e narrai les incidents à ma manière j'en
disposai l'ordre; je convertis quelques récits en action et quelques actions
en récits; je mis en vers la fable d'Actéon qui n'était qu'une pensée de qua
tre lignes de prose, et je la préparai par la conversation de la galerie. Si
j'étais demeurée la maîtresse absolue de cet ouvrage, je n'y aurais laissé
aucune chose que je fait gloire d'avouer, mais la licence où on s'est
dispensé malgré moi dans quelques endroits me fait supplier le Lecteur de sé
parer mes idées de celles qui ne doivent pas m'être propres. La seconde par
tie est toute de moi, et je n'ai pu refuser aux instances de mon libraire de
faire la cinq et la six que je donne aujourd'hui au public."
"Elle a fait deux livres du Journal amoureux, Barbin en a fait encore imprimer deux autres qui ne sont pas d'elle, mais elle a la suite" (B.N. Nlles Acq. 4333 f° 320).
Le "catalogue" des ouvrages que time de Villedieu reconnaît pour siens est reproduit et commente annexe II, pp. 5558.

 132 

exécuté. Ce faisant, elle se plie aussi à la mode nouvelle (97). Le succès de ces courtes pièces est médiocre. Une longue familiarité avec Mme de Villedieu nous invite à croire qu'elle avait plutôt agi sur le conseil d'autrui que par désir de rivaliser avec La Fontaine, dont personne mieux qu'elle n'était apte à sentir la perfection.
Aussi continuetelle à produire dans le champ romanesque, où présentement, on ne lui connaît pas de rival. Produire à rythme frénétique... Qu'on en juge plutôt. En 1670, elle mène de front la composition du Journal amoureux (tomes I et II), des Annales galantes, nous venons de le voir, mais aussi celle des Exilés de la Cour d'Auguste, qu'e1L termine avant la fin de l'année, en priant le libraire d meecoir à l'impression (98). Elle obéit à des motifs personnels, c'est hors de doute, mais peutêtre veutelle d'abord juger de l'accueil que les lecteurs vont
faire aux Amours des grands hommes. En effet, la faveur de l'histoire romaine baisse maintenant au profit de celle de l'histoire
de France, spécialement celle des Valais. En attendant le verdict,
l'infatigable travailleuse remet sur le métier, au début de 1671,
un nouvel ouvrage, les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de
Molière, commencées à Cavaillon sept ans plut tôt (99) et pour
lequel Barbin, le 29 avril, prend un privilège, mais à son seul
nom/,: précaution utile si l'on songe à la quantité de personnages
qui y étaient nommément désignés, et dont beaucoup vivaient en
core. La romancière met aussi la dernière main au Journal amou
reux (tomes V et VI) : sa carrière fructueuse s'achève en juin.

(97) Elle ne fut pas la seule. fhretière, Boursault et autres auteurs
plus obscurs imitèrent aussi La Fontaine (cf. A. Adam, Histoire de la litté
rature française du XVIIème siècle, t. IV, p. 72). Les Fables de Mlle Desjardins sont nettement supérieures à celles de Furetière, mais ce n'est pas lui faire là un grand compliment. Le manuscrit fut présenté au roi le 25 août 1669, jour de la SaintLouis, et Barbie procèdera à l'impression avec un privilège du 2'4 avril 1670. Les Fables de Mme de Villedieu ont fait l'objet d'une édition critique par M. J. Vitu, T.E.R. de Nancy, 1970. Cf. annexe II, p. 57.

(98) Cf. chap. I, p. 53.

(99) Cf. annexe II, p.

 133 

Enfin, comme si la tâche n'était pas assez lourde, elle médite le dessein d'un autre roman, Les Galanteries grenadines, dont elle va s'assurer la propriété le 6 février de l'année suivante.
Entre temps, les quatre récits des Amours des grands hom
mes ont subi victorieusement l'épreuve du public, bien que leurs héros fussent Solon, Périclès, César et Pompée. Un "cavalier" leur prépare même une suite, à la Cour de Henri III il est vrai (100). Encouragée, leur auteur fait donc coucher Les Exilés sur le privilège du 6 février. Sans relâche à l'écritoire, dès la fin de l'année 1672, elle aura pu remettre à Barbin quatre parties des Mémoires, qui sortent le 16 mai, en même temps que le début des Exilés, et sans doute la totalité des Galanteries grenadines, puisqu'elles vont sortir aussi en février de l'année suivante. Encore ometon dans cette liste les Nouvelles afriquaines qu'il fallut bien rédiger en 1672, puisqu'elles furent publiées, sembletil, en 1673 (101). On s'explique qu'une lassitude profonde, pour ne pas dire une véritable nausée se soit abattue sur la malheureuse, contrainte, pour vivre décemment, et presque sûrement pour payer des dettes, aux "travaux forcés de la littérature" environ mille cinq cents pages l'an! Sur cet ensemble, un ouvra e paraît goûté plus que les autres : Les Exilés. Le Mercure Galan1, dans l'une de ses premières livraisons, en fait un vif éloge (102) et Mme de Scudéry le recommandera à son ami Bussy, le trouvant "joli", c'estàdire bien pensé et bien tourné (103). Ce sera pour longtemps le roman des connaisseurs. Et pourtant, leur auteur est au couvent!

(100) Cf. annexe II, p. 51.
(101) Ibid., pp. 4244.
(102) "Livres nouveaux de Barbjn" "Les Exilés de Mme de Villedieu
vous divertiront beaucoup; les incidents en sont fort agréables et délica
tement touchés; cette spirituelle personne, dont jusques ici tous les écrits
ont réussi, mérite beaucoup de louanges" (Mercure Galant, 1672, I, 306).
(103) Mme de Scudéry ajoute "Il y a un endroit qui dit qu'une grande haine qui succède à un grand amour marque encore de l'amour caché; cela m'a fait souvenir de vous." Et Bussy qui pense aussi à Sine de Monglat répond à son amie "Je suis d'accord avec Mlle Desjardins (...) Je m'en vais mander qu'on m'envoie le roman des Exilés puisque vous le trouvez joli." Correspondance de BussyRabutin,

 130 

L'éclipse est de courte durée : un an environ, l'année 1673. En 1670 en effet, dans un volume d'"oeuvres mêlées' dont il ne nous reste qu'une contrefaçon rouennaise, se trouvent en tête quelques dizaines de pages exquises : Le Portefeuille. A la suite est imprimée une correspondance en prose et en vers, Lettres échangées entre Mme de Villedieu, clairement nommée, et un gentilhomme de ses amis (i0L). Conçu et réalisé à tête reposée, Le Portefeuille est sans doute le chefd'oeuvre de la romancière. Mais il semble être passé inaperçu. Il n'en sera pas de même des Désordres de l'amour, qui se recommandent aussi par leur écriture dense et soignée, mais de plus par la documentation nourrie qui a présidé à leur élaboration. Que leur auteur ait travaillé dans un couvent ou chez elle, il est évident qu'elle a rompu avec le rythme fiévreux quelle s'était naguère imposé, à moins que ce n'ait été Barbin le coupable, tirant d'elle toute sa substance parce qu'il la savait à sa merci. Le mystère enveloppe encore la publication des Désordres de l'amour. L'ouvrage est pourtant relativement connu puisque Valincour le cite longuement, qu'il sera traduit en anglais dès 1577 (105), et qu'il est imité dans les Flandres en raison de la célébrité de l'original, comme le fait remarquer Bayle (106). Il sera même encore assez lu au XVIIIme siècle pour inspirer une comédie (107). Cependant, nous ne posons jusqu'à ce jour que d'une contrefaçon elzévirienne malgré l'enseigne de Barbin (108).

(i0) Ces Lettres mériteraient un examen approfondi qui ne peut prendre place ici. Elles paraissent authentiques, nais de nature fort différente des Billets de 1667. L'échange est concerté, sans chaleur. Ces épîtres contiennent aussi des poésies. Mais leur intérêt idéologique est considérable, et il y sera fait référence par la suite.
(105) The Disorders of Love, London 1677, d'après B. Morrissette, op.
cit., p. lOi.
(106) Le rédacteur de La Nouvelle république des lettres signale, dans sa livraison de septembre 1686, des Nouveaux désordres de l'amour parus à Liège (catalogue de livres nouveaux, p. 1081).
(107) L'abbé de La Porte nous l'apprend dans l'Histoire littéraire des femmes françaises, II, 2. Il s'agit d'une oeuvre intitulée Le Caprice ou l'épreuve dangereuse (augument tiré de la 1ère nouvelle des DA) comédie en trois actes de Renout, représentée sur le Théâtre Français le 28 juin 1762.
(108) Les Désordres de l'amour sont répertoriés par le catalogue de la ./.

 :135 

C'est pourtant sur ce succès que se clôt pour Mme de Ville
dieu la carrière d'auteur romanesque. La raison en paraît assez
simple. Le mariage avec un noble authentique, de vieille souche,
lui conférait un état nouveau aux obligations et aux préjugés
duquel elle voulait faire place entière. On adopte souvent les
idées d'un milieu avec d'autant plus d'intransigeance qu'on vient
tout juste d'y entrer; il devenait malséant que Mme de Chaste pût
se confondre avec Mme de Villedieu (109). *
Cependant, MarieCatherine Desjardins, en cessant de publier,
n'avait pas cessé d'écrire. Huit ans après l'apparent adieu aux
lettres, Barbin se verra remettre des brouillons pour lesquels
il prend, quelques jours après la mort de Mme de Chaste, un privi
lège global, avant môme de savoir quel parti en pourra être tiré
(110). Puis il en dégagera de quoi constituer deux publica
tions dont les titres étaient déjà prêts : les Annales galantes
de Grèce, et le Portrait des faiblesses humaines. Il est évident
que le premier intitulé rappelle trop les Annales galantes pour
qu'on n'y voie pas une suite, à visée commerciale, des nouvelles
qui s'étaient bien vendues (111) l'ouvrage peut avoir été mis
en chantier dès 1671, puis abandonné au profit d'une inspiration
plus moderne et plus judicieuse, car le relâchement du style et
de la composition y sont particulièrement sensibles (112). Le
Portrait en revanche semble plus tardif. Par son orientation mora
lisante, par l'évacuation totale de la passion amoureuse au pro
fit de "faiblesses" diverses (l'étape de la condamnation est dé
passée), il appartient sans conteste à la dernière manière de Mme
de Villedieu.

Bibliothèque elzévirienne, p. 563, n° 2106, avec la mention "Bien qu'il porte l'adresse de Paris, on reconnaît au premier coup d'oeil que ce volume a été imprime à Bruxelles, chez Philippe Vleugart". Le privilège n'a pas encore été retrouvé.
(109) Sauf peutêtre pour les pieuses Pensées tirées de l'Ecriture et des
Pères, datées de 1681, mais dont la trace est perdue (cf. annexe II, p. 53 ).
(110) Cf. annexe II, p. 50.
(111) Le succès des Annales et du Journal est attesté par La Bruyère, qui voit dans ces deux ouvrages le type même de l'ouvrage frivole et creux. Cf. "Conclusion" de la présente étude, p. 710.

(112) Cf. chap. VI, p. 326.

 136 

Après ces ultimes publications s'ouvrira l'ère des abus et des contrefaçons (113), rançon de la célébrité.
Etrange "carrière' en vérité. Sur elle ont pesé deux servitudes majeures : celle du sexe et celle de l'impécuniosité, pour ne parler pas de la presque roture dont l'effet ne fut pas du moins voyant. Il est certain qu'un homme, même moins doué, aurait pu composer les vers les plus libertins sans susciter la moindre réprobation, la tradition réservant alors à la poésie mondaine toutes les indulgences, pour ne pas dire toutes les licences. Or il est indéniable que le sonnet de Jouissance restera pour toujours comme une marque d'infamie sur la réputation de Mlle Desjardins. Il ne fut peutêtre pas étranger à son obstination à vouloir changer d'étatcivil, quelque grande que fût la motivation passionnelle. Femme "ordinaire", qui n'avait reçu d'autre leçon que celle du monde, à l'exclusion par exemple de celles d'un Ménage, elle voyait son incontestable talent condamné à suivre les caprices de la mode, par défaut de toute formation intellectuelle solide. Mais MarieCatherine Desjardins avait de la personnalité. Tant que les modes sont compatibles avec ses goûts et ses convictions, elle s'y conforme avec joie, mais lorsque "les amants du siècle" fermeront l'oreille à ses leçons, elle n'hésitera pas à rester fidèle à ellemême, dûtelle leur déplaire en prônant comme dans les Galanteries grenadines (114) une conception de l'amour déjà quelque peu périmée. Ce divorce entre

(113) Cf. annexe II, pp. 3153.

(lin) "C'est à tous les jeunes gens de notre siècle que j'adresse cet ouvrage : ils y trouveront des leçons de galanterie qu'ils ne trouveront peutêtre pas indignes de la source où je les ai puisées. Et s'ils pénètrent délicatement mon dessein, ils connaîtront que sous les divers caractères de mes héros Maures, je donne quelquefois des louanges tacites et fais des satyres ingénieuses. Je laisse à la bonne foi de mes lecteurs d'en faire l'application... Ces desseins secrets ne devraient pas m'attirer la haine des Dames comme je me la suis attirée. J'avoue que dans les endroits où cela m'a paru à propos, j'ai peint le vice avec des couleurs assez vives, mais c'est plutôt un éloge pour qui ne le pratique pas qu'une supposition qu'on puisse le pratiquer (...) Quoi qu'il en soit, je ne propose point mes maximes comme une loi. On les suivra ou on les interdira si on le veut (...)" ("Aux Lecteurs", avantpropos des Galanteries grenadines, février 1673.
En 1674, on trouve dams les Oeuvres mêlées, p. 85 du t. II de l'édition
.1.

137 

l'auteur et son public n'intervint que lorsqu'une cascade de ro
mans eut épuisé l'inspiration et les forces de cette femme con
damnée à prostituer son talent, à plaire pour vivre, et qui écri
vit en trois années inhumaines plus des deux tiers de ce qui res
tera d'elle. Il est certain que de meilleures conditions d'exis
tence eussent permis à des Désordres de l'amour et du
Portefeuille de donner •toute sa mesure. Ne cherchons donc pas dans
cette production chargée, au débit irrégulier encore que toujours
abondant, au terme mal défini, un tracé qui plaise à l'oeil ou
qui satisfasse l'esprit. On y remarque toutefois une constante
l'ambition de MarieCatherine Desjardins, qui demanda à sa plume
ce que sa naissance lui avait refusé. Elle commença à écrire à
une époque où le vers  du moins la forme versifiée  l'emportait
en dignité et en faveur sur tout autre mode d'expression litté
raire : elle en usa donc largement, et d'autant plus volontiers
qu'elle rimait avec une étonnante facilité. Puis, lorsque la mode
de la poésie mondaine perdit de son crédit (115), elle choisit
le terrain où elle pourrait le mieux faire valoir ses talents
le théâtre et même la tragédie. Enfin, rebutée par les difficultés
et consciente des limites de son talent, elle élut définitivement
le genre romanesque, non sans omettre de rappeler, au sein de sa
prose, les rythmes aimables qui avaient fait sa naissante gloire.
Il se trouvait que la liberté dont jouissait le roman lui
permit d'y épanouir cette personnalité accusée qu'elle avait fait
connaître à son entrée dans les lettres. Comme c'est là qu'il faut
voir le seul principe d'unité qui ordonne des oeuvres aux formes
les plus diverses, cherchons à la mieux connaître les documents
nous y invitent.

de 1702, inclus dans une lettre "Le portrait de l'amant parfait et celui
de l'amant du siècle en forme de maximes, sur la manière d'aimer d'aujourd'hui et sur celle qu'on pratiquait autrefois, c'estàdire du temps de la bonne foi".
(115) Cf. Billet à Mademoiselle, annexe I, p. 27 : "Le siècle est ami de la prose / Et n'aime les vers qu'en chansons / (...) On ne voit plus sur le Parnasse / Qu'une nombreuse populasse / (...)."

CHAPITRE IV

LA PERSONNALITE DE Mmc DE VILLEDIEU

Ceux qui cherchent à connaître la personnalité de Marie
Catherine Desjardins n'auront pas à déplorer, comme c'est le cas
pour sa biographie, la carence des documents ils abondent. Les
notices de Tallemant, de Barbin, de Richelet, l'article de So
maize n'apportent que des informations insignifiantes, eu égard
à ce qu'on peut apprendre d'elle par sa correspondance et les
portraits qu'elle a tracés des autres et d'ellemême.
MarieCatherine en effet ne répugnait pas à la confidence. Dans ces lettres, elle s'engage toute. Elle aimait à s'extérioriser, elle en éprouvait même le besoin c'est sans doute là qu'il faut chercher la source de cette étrange facilité à produire qui déconcerta les contemporains, et nous gêne encore aujourd'hui. En termeh de caractérologie, on pourrait dire que c'est une "primaire", une "extravertie". Dans ces conditions, il importe de ne pas se laisser envahir par la masse des documents de toutes sortes dans lesquels il nous faudra puiser.
Il nous a paru logique de partir d'un texte majeur, le portrait qu'elle a tracé d'ellemême (1), sauf à le confronter à avec d'autres images qui ressortent de sa correspondance ou des impressions de ses contemporains. Mais écoutons d'abord Barbin

(1) Lorsque Mlle Desjardins trace d'ellemême ce "crayon", en 1658 au plus tard, elle est âgée d'environ dixhuit ans. Le texte en est reproduit annexe I.

 140 

"Elle était grande, bien faite, avait bonne mine, mais elle n'était pas belle (...) (2) Mme de Villedieu ne possédait pas tous les avantages de son sexe, mais en récompense, elle possédait tous ceux du nôtre." Richelet ajoute
"Mile Desjardins avait un caractère d'esprit excellent et une humeur charmante." On s'empressait chez elle, amis certes, mais aussi curieux, qu'elle accueillait avec gentillesse
'Elle se lève à cinq heures; l'aprèsdîner elle voit ses amis et en est vue. Elle ne cherche point les visites mais en est vue et les reçoit." (3) MarieCatherine a gardé les habitudes de la campagne, où l'on commence sa journée au lever du soleil; elle prend la plume aussitôt éveillée. "Elle écrit dans son lit" (3). Elle assure aussi ses taches ménagères : Le Pays l'a vue faire son courrier sur une table de cuisine (n). Attachante MarieCatherine, vive et simple, affranchie des préjugés, du respect humain et des contraintes de la vanité. Mais essayons de pénétrer plus avant : quelle est la dominante de son tempérament ? Cette nature très réactive, aux sympathies et aux antipathies marquées, semble se définir d'abord par la sensibilité, mais une sensibilité si franche et si saine, que l'expression des mouvements intérieurs revêtira parfois un aspect primesautier qui surprend, surtout les milieux qui la reçurent. Malade à Spa et craignant pour sa vie, elle confie à une amie "qu'elle envisage la fin" "avec beaucoup de faiblesse".
"Il me serait aisé de vous la déguiser si je voulais; je suis à deux cents lieues de vous et vous avez assez bonne opinion de ma sincérité pour me croire sur ma foi (...)." (Lettre XVII) C'est une nature entière, aux enthousiasmes vibrants, d'où l'on sait que toute flatterie est exclue. Séduite par les qualités d'esprit de Mile Gahoury, elle se demande "comment elle a

(2) Cf. avis plus cru de Tallemant, chap. III, n. 27. (3) Ms. 4333, f0 320. (4) Cf. chap. II, p. 90.

 11

pu avoir l'audace de les représenter". C'est sans doute ici fougue de jeunesse, mais elle ressentira plus tard, devant l'hospitalité de ses hôtes des Flandres, la môme confusion ravie. Emotive, en perpétuel mouvement, elle s'étonne de ce qu'elle appelle cette "inégalité du tempérament' dont elle essaie en vain de corriger les effets. Ils sont parfois gênants. Ainsi la voiton le 1er août 1667 écrire deux lettres radicalement différentes l'une est l'expression d'un drame intérieur qui la bouleverse, et contient des lignes pathétiques où elle évoque le souvenir de son amour trahi mais toujours vivant; l'autre, adressée à Hugues de Lionne, est railleuse et enjouée. On peut admettre, à la décharge de l'auteur, que la mauvaise nouvelle que nous vaut l'une n'était pas encore venue à sa connaissance lorsqu'elle écrivit l'autre. Mais pourquoi ne seraitce pas l'inverse ? En recréant, l'instant d'écrire, le climat d'une amitié qui l'anime, MarieCatherine oublie réellement sa tristesse. De telles brusques inflexions se retrouvent dans les Billets galants. Certains, qui accusent d'emblée la blessure de l'abandon, changent soudainement de cap et s'achèvent sur une pointe de bonne humeur; d'autres, qu'on voit partir sur un air gai, finissent au bord des larmes. Les sinuosités frémissantes, le jaillissement permanent d'impressions contrastées paraissent la marque propre de ces messages quotidiens.
Cette inégalité d'humeur, distincte de l'incohérence du caractère, Claude Barbin l'avait bien notée. Parlant de sa conversion, il a pour elle ce mot à la fois indulgent et terrible
"Elle entra en religion, mais il ne lui manqua que la
persévérance pour y rester, et la même inconstance qui 1'y
avait fait entrer servit à l'en faire sortir."
De son côté, Tallemant n'hésite pas à écrire "Il n'y a
pas une plus grande menteuse au monde", mais il ne nous donne au
cun exemple de ce qu'il avance. Peutêtre s'agitil de sincéri
tés successives, conséquences de la mobilité du tempérament.
Cet aspect de sa personne aura d'heureuses contreparties la possibilité de s'adapter à son interlocuteur et d'engager une conversation avec la certitude de plaire. Cette souplesse spontanée, jointe au plaisir qu'elle éprouve à communiquer ce qu'elle

 142 

ressent, fait d'elle une épistolière née, pour les mêmes raisons que Mme de Sévigné. L'aisance de ses "relations" des PaysBas soutient parfois la comparaison avec celles de l'illustre marquise, tant elles sont nerveuses, vivantes et spirituelles; Mile Desjardins anime tout ce qu'elle touche. On s'explique qu'elle ait pu devenir une romancière si féconde, et une conteuse si attachante.
Ses impressions, pour communicables qu'elles soient, elle entend bien cependant les garder pures de toute complaisance, et ce n'est pas sans raison qu'elle se trouve si "fière". Tout en 'sachant le monde", elle répugne B l'éloge lorsqu'il est imposé.
"Je fais avec répugnance tout ce que je fais par obli
gation; j'aime la gloire et le plaisir que la liberté donne
B mes actions."
On a vu comme ses épîtres dédicatoires différaient des autres; ses lettres B Hugues de Lionne sont exemptes de toute flatterie, et empreintes d'une familiarité de bon aloi qui n'exclut jamais le respect. S'il faut recommander un ami, point de développements : le mérite de son protégé, sur lequel elle ne s'étend pas, doit suffisamment convaincre sans qu'il soit besoin de chatouiller l'amourpropre du bienfaiteur (5). Amenée B composer un portrait, elle ne se dérobe pas, mais elle entend rester libre de toute entrave dans ses propos, se réservant un choix qui fera précisément éclater l'indépendance de sa position un portrait "impossible", celui de Daphnie.
"Pour. moi, qui ne suis pas dans un rang où la flatterie
me soit utile ni nécessaire, j'ai choisi un sujet qu'on ne
m'accusera pas de flatter puisqu'on ne peut le dépeindre
sans lui dérober une partie de son éclat."

(5) "Celui qui vous rendra cette lettre espère que je la remplirai de supplications pour vous obliger B la recevoir favorablement; mais je me contenterai de vous écrire pour vous avertir de son mérite. Je m'assure qu'il lui conciliera bientôt votre bienveillance, et qu'il aura plus de pouvoir pour gagner votre estime que les persuasions de Votre trèshumble (Billet XXXI.)
L'originalité du billet apparaîtra mieux si on en compare le style avec celui d'une autre lettre de recommandation, par exemple lettre XXIX de e de Brégy (Lettres, Paris, Ribou, 1567) : lourdeur des subordonnées, transitions artificielles, flatterie hyperbolique, absence d'humour, cadre latin de la période.

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Incapable de déguiser ses sentiments, elle n'hésite pas, fûtce en raillant, à éconduire un galant; on a vu comment avait été reçu le prétentieux abbé Du Buisson; voici le billet qu'elle adresse à un autre
"Si je vous avais fait une plus favorable déclaration de mes sentiments, je ne m'étonnerais pas que vous le voulussiez voir par écrit. Mais je vous ai assez fait connaître qu'ils sont directement opposés à ceux que vous désirez, et que vous ne devez pas prétendre qu'ils puissent changer. Si des discours fort souvent réitérés n'ont pu vous persuader cette vérité et que les lettres aient plus de force, je ne me lasserai point de vous écrire. Je souhaite que vous ne doutiez plus de cette dureté de coeur que je ne puis vaincre. Soyez assuré que je n'ai ni jamais ne saurais avoir de tendresse pour vous. Croyez la plus sincère personne du monde; perdez toute espérance, si vous ne voulez être trompé." (Billet XXXV) Voilà qui suffira à défendre Mile Desjardins de toute coquetterie, sinon de toute passion. Cette fierté qu'elle connaît bien et dont elle se pare, elle en perçoit finement les dangers, car elle ne sied qu'aux belles. Aussi lui substituetelle dans toute la mesure de ses forces "une douceur qui ne lui est pas si naturelle", mais plus "convenable" aux réalités. Si jamais nous avions douté des qualités d'intelligence de Mile Desjardins, ce seul trait suffirait à nous convaincre. Elle est de cette poignée d'êtres qui savent se voir tels qu'ils sont, prendre parti de leurs déficiences et employer leur volonté à développer les qualités qui relègueront leurs défauts dans l'ombre. Ceci fait, sans nulle fausse honte, ni fausse vanité, on peut être pleinement soimême, dûton affecter d'être sincère au point de "publier ses émotions amoureuses" en faisant violence à la "pudeur du sexe" (6). Mile Desjardins poussait même l'effronterie jusqu'à réciter ellemême, et sur un ton approprié, ces vers si confidentiels
"D'ailleurs, elle fait tant de contorsions quand elle récite ses vers, ce qu'elle fait devant cent personnes toutes les fois qu'on l'en prie, d'un ton si languissant et avec des yeux si mourants que s'il y a encore quelque chose à lui apprendre sur cette matièrelà, ma foi, il n'y en a

(6) Y. fhkui écrit à ce sujet : "Ce genre de poème audacieux et com
posé par une femme reste exceptionnel" (op. cit., p. 292).

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guères. Je n'ai jamais rien vu de moins modeste; elle m'a fait baisser les yeux plus d'une fois." (7) Il ne paraît pas que MarieCatherine ait été le moins du monde troublée par les commentaires désobligeants dont elle était l'objet
"Je tiens pour maxime que si les choses qu'on fait sont d'une espèce à devoir être cachées, on ne doit jamais les faire, et que si elles sont licites, elles se peuvent toujours dire." (8) Exhibitionnisme 7 Certes pas; mais en avance sur son temps, Mlle Desjardins ne concevait la passion que dans la liberté hors de là, les sentiments perdaient toute valeur à ses yeux. Mais les coeurs intelligents ne s'y trompèrent pas. SaintAignan savait reconnaître le courage dans cette attitude : "ayant toute la galanterie qui peut compatir avec une haute vertu", son "mérite" la plaçait, aux yeux de ce parfait honnête homme, "audessus du commun" (9). Pour sa part Mlle Desjardins avait choisi "une vertu également éloignée du scrupule et de l'emportement". Aussi s'amusetelle de bon coeur de voir les Liégeois la considérer comme "une perturbatrice de l'ordre public", parce qu'elle "avait fait imprimer des vers et de la prose", et exiger une attestation de M. de Lionne "pour dissiper le nuage que la vivacité de son esprit avait élevé dans le leur." (10) En fait, on a pu observer à quel point, reçue par les plus grands, elle savait se tenir à sa place. Une telle conduite suppose beaucoup d'intelligence mais aussi assez d'intuition. Cette intuition, elle la manifeste dans la façon dont elle sait tenir en bride les "impétuosités" de son humeur. Elle leur laisse libre cours tant qu'elles constituent un moyen de divertir par un trait ingénieux, mais la raillerie doit avoir des limites. Mlle Desjardins le sait si bien qu'elle loue Mlle Gaboury de cet heureux discernement

(7) Tallemant, II, 901. (8) Alcidamie, 1661, Oeuvres complètes, I, 28. (9) Cf. chap. II, pp. 737'. (10) Recueil de quelques lettres..., lettre XII du 12 juin 1667.

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"Ce n'est pas qu'elle n'aime à railler, mais c'est d'une manière qui anime la conversation sans l'empoisonner." Filtrée par l'intelligence et l'intuition, la vivacité se mue en esprit critique, non point tant celui qui s'adonne aux spéculations abstraites que cette pénétration qui "fait découvrir les imperfections cachées à tout le reste du monde". La charité commandera de les taire, sauf s'il s'agit de remettre en place quelque sot; mais pour ellemême, MarieCatherine fut sans ménagement. Dans les Billets galants, l'on ne peut manquer d'être frappé par la lucidité de l'analyse : dédoublement constant, grace auquel elle se regarde avec les yeux des autres. Parfois, la souffrance s'en trouve avivée; souvent aussi, cette distance qu'elle prend subitement avec ellemême fait surgir un trait d'humour
"Vous serez bien étonné quand vous verrez qu'au lieu d'une lettre passionnée, je vous en écris une toute indifférente. Mais ne vous plaignez pas : cette indifférence n'est pas moins obligeante que la tendresse; je crois que la diversité vous plaira et que vous devez être ennuyé de trouver toujours les mêmes discours dans mes billets. A vous dire le vrai pourtant, je suis bien embarrassée, et j'aurai sans doute de la peine à sortir d'une entreprise si extraordinaire. Ce genre de lettre m'est fort nouveau et vous jugez bien que je ne sais que vous mander quand je n'ai point à vous dire que je vous aime, ni à me plaindre de ce que vous ne m'aimez pas. Quoique je ne sois plus dans les sentiments qui me pourraient faire écrire dans ces termes, je crains qu'ils ne m'échappent par habitude. Il vaut donc mieux me taire peutêtre vous diraisje sans y penser ce que je vous dis si souvent : moncoeur, je n'aime et n'aimerai jamais que vous." (Billet LXVII) C'est manier la raillerie avec une maîtrise supérieure que de l'allier à tant de finesse et d'émotion contenue. On comprend que Barbin ait écrit : "Elle aimait la raillerie et la recevait parfaitement bien. Richelet ajoute pour sa part : "Elle aimait à railler finement et souffrait la raillerie d'une manière qui lui gagnait l'esprit et le coeur de tout le monde." En fait, Mile Desjardins avait trop de vrais amis pour douter d'ellemême, et ces amis, elle les aimait chèrement, au point de voir dans cette disposition une faiblesse de sa nature. Ouverte sur le monde et les autres, elle est bien éloignée de cette civilité universelle qu'elle méprise. C'est d'abord une "tendre",

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avec tout ce que ce mot comporte d'ombrageuse délicatesse et d'exigence. Elle veut des affinités profondes, et si elle se prétend, non sans raison, exempte d'ambition matérielle et d'envie, c'est qu'elle a reporté tous ses désirs sur les aspirations du coeur. Quoique indépendante de tout milieu particulier, elle aime Paris, comme l'aima Montaigne, en raison de la qualité de la vie sociale qu'elle y trouve; mais elle sait aussi bien, à l'âge de Célimène, goûter les joies simples d'un "désert". Aussi la "passion dominante du sexe", l'amour qui amuse et désennuie, la touchetelle fort peu; quant aux divertissements auxquels on la convie, elle prétend ne s'y plaire que dans la mesure où elle montrera par lé quelque reconnaissance à ceux qui auront voulu, de la sorte, l'obliger. Sa seule patrie, c'est un coeur sincère comme le sien, et qui joindra à cette qualité déjà rare une autre qui l'est encore davantage, la discrétion. Voilé pourquoi elle estime Daphnis malgré ses imperfections et pourquoi, aux yeux des indifférents ou des fats, elle fait figure de "cruelle". Lorsqu'elle rencontrera l'homme qu'elle va aimer, elle lui prêtera de bonne foi toutes les qualités qu'elle rêve de voir paraître. En composant le portrait de Justimien, elle entend bien faire savoir "que si elle conservait sa liberté, ce nTétait pas manque des occasions où les autres la perdent (...)"; et elle poursuit
"J'avoue enfin qu'il est juste de condamner l'engagement d'une personne qui s'était vantée qu'elle ne se rendrait jamais tant qu'elle trouverait seulement un défaut. Vous ne pouviez, sans être visionnaire, vous imaginer qu'un mortel pût rencontrer sa peinture dams l'idée que je m'étais faite et je ne pensais pas moimême qu'il y eût rien d'approchant sur la terre (... ) Bien loin de s'être laissé corrompre par les débordements de la Cour, il a conservé toutes les vertus en leur perfection. Les grandeurs et les vanités n'ont point de charmes pour lui; il aime la vie retirée et solitaire, et quoi qu'il dût souhaiter le grand monde pour s'y faire admirer, il le quitterait volontiers pour la campagne. Il ne peut souffrir les fourberies, les bassesses et les lâchetés du siècle ni toute cette infâme politique qu'il faut avoir pour arriver à une grande fortune." (11) Cet enthousiasme, on le sait, fera bientôt place à l'amère

(il) Sur l'identification du modèle, cf. éd. des Lettres et billets
galants, l'introduction.

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désillusion : les inclinations de MarieCatherine vont à contrecourant des tendances de son temps, et même s'opposent à des nécessités vitales, dans une société qui fait tout dépendre des grâces du souverain.
Dans ces conditions, elle était condamnée à beaucoup souffrir. "Songez que j'ai l'âme du monde la plus tendre" (billet VI). Indifférente aux plaisirs, cette âme était née pour la passion, ce qui explique que malgré "l'inégalité d'humeur" qu'elle constate en ellemême, l'amante de l'"illustre Justinien" soit demeurée si constante dans son attachement. La passion va désormais drainer tous les flots de sa sensibilité; nous les retrouverons sans doute, mais resserrés dans le détroit d'un amour malheureux. Elle y puisera matière à rebondissements, changements de perspective, renouvellements incessants de désirs et d'espoirs, avec des résonances amplifiées par la tension de l'attente. Le propre d'une telle nature en effet, c'est de donner tout, et tout de suite, amitié ou tendresse; d'entrée de jeu, elle avoue ses sentiments le premier "billet galant" n'est autre qu'un aveu sans réticence, après la première nuit. Car tandis qu'en amitié, elle répugnait à "recevoir" pour ne pas ternir la pureté du plaisir de donner, en amour la totalité du don, qui la laisse entièrement démunie, lui fait éprouver bien vite un besoin tout nouveau de réciprocité. Or elle connaît la richesse de son apport, mais redoute de ne se voir offrir en échange que des attentions transitoires et des complaisances intéressées; la fière "cruelle" se muera bientôt en une insatiable mendiante d'amour.
On va la voir, tout au long des quelque cent billets adressés à son amant, exiger de lui tout ce qu'elle prodigue ellemême, la passion, la sincérité, les mots simples et absolus. Cet appétit nouveau qui surgit en elle va rompre l'équilibre déjà précaire d'une personnalité complexe, et y faire naître une série de contradictions.
Elle qui ne pouvait concevoir des sentiments forcés, elle exige, elle fait pression.
"Si l'inclination ne dépend pas de vous, songez que la
reconnaissance en dépend, et qu'elle ne vous engage à guère
moins que l'inclination. Je sais bien que la reconnaissance
ne rendra pas votre coeur aussi passionné que le mien, mais

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souvenezvous qu'elle me le doit aussi entier et aussi fidèle." (Billet LXIII) Exigeante en amitié, elle devient, en amour, tyrannique. Si, par un retour d'objectivité, elle prend conscience des excès et se refuse à "violenter les inclinations" de l'homme qu'elle aime, elle se hâte, de peur d'être prise au mot, de reprendre la liberté qu'elle a étourdiment concédée : "Vous ne me verrez de votre vie si ce n'est aujourd'hui" (billet XXV). Comme Alceste implorant Célimène, elle prie qu'on veuille bien la tromper encore.
"Ne vous plaignez plus de ne pouvoir exprimer d'amour; je me contenterais de celle qui paraît dans votre billet, si j'étais assurée qu'elle fût véritable C...) Ces belles expressions ne persuadent pas bien une violente passion elles viennent de l'esprit et non pas du coeur (...) Néanmoins quoique vos lettres ne me persuadent pas autant que vous le souhaitez, ne laissez pas de me les continuer, et même plus fréquemment que vous n'avez fait. Vous ne me refuserez pas cette complaisance si mes satisfactions ne vous sont pas tout à fait indifférentes (...)." (Billet XLIII) Mais après cet aveuglement volontaire, ses yeux s'ouvrent soudain
"Votre procédé dément si fort vos discours que je ne puis
les croire sans renoncer tout à fait au raisonnement. Quelle
apparence y atil que l'on fuie volontairement ce qu'on
aime ? Je sais par ma propre expérience que rien au monde
n'est plus impossible. S'il n'était pas ainsi, il y a long
temps que je vous aurais primé, et que j'aurais évité les
regrets d'avoir eu trop de bontés pour vous (. .. ) Vous cher
chez par de continuels reproches un prétexte pour ne plus
me voir, sans pouvoir en être blâmé." (Billet XXXVIII)
Elle découvre progressivement de quel marché elle a été la
victime si on lui a promis une visite quotidienne, dont on ne
s'acquitte pas toujours, c'est dans la seule intention de tirer
de son esprit une "belle lettre" par jour, pour "satisfaire la
curiosité de ceux qui souhaiteraient seulement de belles choses"
(billet LIX).
"Sans doute que de bonnes dames vous ont accoutumé à recevoir des avances et qu'il vous est aussi nouveau de manquer de billets doux qu'à moi de trouver des gens qui prétendent que je leur écrive C...) Si votre coeur est à ce prix, elle (12) n'y prétend plus. Elle ne veut pas devoir à des

(12) "Elle", c'est Arthéinise, pseudonyme sous lequel le Desjardins se désigne parfois dans ses billets.

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lettres ni à aucune bonté ce qu'elle peut mériter d'ailleurs." (Billet XXXVI) Vains sursauts de clairvoyance et de dignité! De peur de perdre cette présence sans laquelle elle ne saurait plus vivre, elle se résigne à ce rôle humiliant, n'ayant d'autre consolation, pour sa gloire, que de faire connaître qu'elle n'est pas dupe.
"Je me fais autant de violence pour vous écrire que je m'en ferais pour écrire à l'homme du monde qui me serait le plus indifférent. Je ne vous trouve plus digne d'amour de mes lettres (sic) depuis que je connais le motif qui vous en fait dépiter. Aussi ne fallaitil pas moins pour vaincre ma répugnance que l'appréhension de la vengeance dont vous m'avez menacée. Vous n'eussiez jamais pu m'obliger à vous écrire si j'avais cru pouvoir vivre un jour sans vous voir." (Billet XC) De cette situation, il lui arrive d'entrevoir qu'elle est en grande partie responsable
"Je vous excuse pourtant un peu en considérant que ce changement ne vient pas tout à fait de votre inconstance, mais qu'il y a de ma faute. Il ne fallait pas vous témoigner tant de bonté pour vous conserver, et puisque je suis coupable en quelque façon de votre infidélité, vous devez croire que je ne vous en veux pas tant de mal." (Billet LXX VI) Ainsi l'amant coupable se trouvetil paradoxalement disculpé, sans pour autant que se trouve modifié le processus fatal. Dés lors, pour faire taire une fierté qu'elle ne réussit pas à étouffer, il ne lui reste plus qu'à mener une dérisoire petite guerre, alimentée par les trouvailles d'un tempérament que nous savons "vindicatif".
"Sans doute vous demeurerez d'accord que le manquement à votre parole peut bien me dispenser de tenir la mnne (13). Aussi n'estce pas pour m'acquitter que je vous écris, mais pour me venger de la malicieuse pièce que vous m'avez faite. Il me semble que je me vengerai beaucoup mieux par une lettre qui vous déplaise que si je vous privais seulement de celle que vous attendez. Je sais que vous y cherchez l'esprit et non l'amour, dont les témoignages vous sont ennuyeux et insupportables : il ne faut donc que vous faire

(13) Il s'agit du "marché" auquel elle a dû souscrire : Villedieu paie par une visite quotidienne le billet galant que lui écrira MarieCatherine.

 1_so 

la plus sotte lettre qu'il me sera possible (... )" (billet XV). D'autres fois, elle se plaît à troubler ses plaisirs en se faisant inviter au ballet où il figure
"Vous avouerez assurément que je ne joue pas mal mon personnage et qu'il n'y a personne qui puisse se vanter de mieux interrompre les plaisirs que moi (...) Si je ne puis vous ôter toute votre joie, je tâcherai au moins d'empêcher qu'elle ne soit aussi parfaite que vous l'espérez." (Bi1_let XVII) Piètre soulagement! Dès le premier jour, elle savait sa passion malheureuse parce qu'une nature comme la sienne est forcé

ment perdante en amour.

"Je voudrais vous pouvoir cacher des sentiments qui sont assurément les plus emportés du monde (...) Mais je l'entreprendrais inutilement ma raison est trop affaiblie, et j'avoue que parmi une si grande confusion de pensées, il ne m'est pas possible de l'entendre. Que cet état est insupportable, et qu'il me laisse peu espérer de repos et de joie! (...) S'il est des moments où je souhaite de ne vous voir plus, il est des heures où je meurs d'envie de vous voir. Je n'ai pas plutôt versé des larmes de regret d'avoir eu trop de bonté pour vous que je brûle d'impatience de vous les continuer. Voilà une partie de mes peines et des diverses agitations de mon esprit (... ) Si jusques ici vous avez douté de mes tendresses, vous devez bien être persuadé à cette heure qu'elles sont sans pareilles. Plût au ciel que les vôtres leur pussent ôter cet avantage!" (Billet I) MarieCatherine pressentait donc les souffrances qui l'attendaient. Bientôt, elle aura l'impression d'avoir fait le tour des douleurs humaines : toute "conversation" n'a d'autre effet que de mettre en évidence le tragique "aveuglement de son estime" et d'aggraver son mal.

"Je n'avais jamais si bien cru qu'à cette heure que
l'on ne meurt pas promptement de douleur quelque extrême
qu'elle soit. C'est un poison qui sans doute est mortel,
mais je vois bien qu'il est lent, et qu'il fait souffrir
et languir longtemps. J'en pris hier si prodigieusement
que je ne pensais pas qu'il me laissât vivre une heure; et
quoiqu'il me tourmente sans relâche, je n'ai pu être assez
heureuse pour mourir (...)."
Convaincue désormais que tout espoir de bonheur est impos
sible, il ne lui reste plus qu'à essayer d faire ménage avec
la souffrance qu'on lui accord, comme viatique, un peu de ten
dresse, et elle tentera de vivre.

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"S'il arrive toutefois que malgré ma résolution votre
absence ou quelqu'autre mal m'ôte la vie, ne m'en réputez
pas coupable il faudra que tous mes efforts aient été inu
tiles et que mon âme étant plus chez vous que chez moi, il
n'ait pas été en mon pouvoir de vivre sans vous." (lu)
Il fallait pénétrer dans cet enfer intérieur pour pouvoir
ensuite mesurer à quel point l'expérience de la passion aura ins
truit Mme de Villedieu, avant qu'elle en fasse plus tard la ma
tière de ses romans quelle que soit la part de l'imagination,
nous ne pourrons omettre celle de la mémoire. Il est regretta
ble qu'en raison du silence qui a jusqu'ici couvert un texte ma
jeur, le rôle de l'esprit ait été considéré chez elle comme pré
dominant. Encore faudraitil savoir de quelle nature était l'es
prit de Mlle Desjardins.
A ce sujet, les contemporains ont parlé de 'rencontres".
C'est le terme employé par Tallemant : "Quelquefois, elle ren
contre heureusement". Marguerite Buffet, précédemment citée,
écrit : "Ses pensées sont enrichies de rencontres si belles et
si pleines d'esprit que l'on est surpris." Pour Furetière, la
rencontre se définit comme "une équivoque, une allusion, une
pointe d'esprit, quelque not facétieux dit à propos'; "rencontrer",
c'est "faire surlechamp une plaisante repartie". Richelet pro
pose une définition toute voisine : "Jeu de mots. Jeu d'esprit
qui se trouve agréablement dans l'arrangement et la liaison des
mots les uns avec les autres." Suivant limage qu'ont gardée ceux
qui ont conversé avec elle, Mlle Desjardins étincelait de gaîté,
de répliques plaisantes, et son esprit aurait brillé dans les
trouvailles verbales et les tours ingénieux. Nous disposons heu
reusement d'un échantillon caractéristique de ce qu'ont admiré
les connaisseurs : la célèbre lettre au duc de SaintAignan, que
recopia Conrart et qui fut imprimée en tête de la tragédie de
Nitéti (15). Elle ravit ce grand seigneur, pourtant blasé sur
les productions d'esprit. Ce qui distingue cet envoi des autres
écrits généralement qualifiés de spirituels, c'est qu'il défie

(1'4) Billet XCI. (15) Le texte et la réponse du duc sont reproduits annexe I.

N

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le protocole et fait litière de tous les usages. Il s'appuie sur
un trait d'observation familière dont personne n'ose, en général,
faire état le noble destinataire, accablé de sollicitations,
ne lit que distraitement la prose lourdement traditionnelle qui
annonce la requête, et court droit à la signature pour y décou
vrir le nom de l'importun. MarieCatherine a assisté à des scè
nes de ce genre, chez le duc précisément, qu'elle a vu lassé de
ces épîtres invariablement flagorneuses, qui ne se distinguent
les unes des autres que par le paraphe final. Puisqu'il en est
ainsi, autant contenter d'entrée de jeu une si légitime curiosité
et commencer par le plus intéressant. L'épistolière renverse donc
l'ordre établi par les maîtres du genre en clamant bien haut qu'elle
le fait exprès : l'effet est irrésistible.
Mais essayons d'aller plus loin et de découvrir la source
de ce trait plaisant. Nous avons vu que l'auteur de ces lignes
n'est inspirée ici que par la seule gratitude : estil besoin
dès lors de s'enfermer dans le corset des formules consacrées ?
Venant du coeur, cette lettre va droit au coeur, et ne s'embar
rasse de rien d'autre. Cette tranquille audace "surprend", et le
duc n'en revient pas de respirer cette bouffée d'air frais. Que
voilà un billet "singulier" s'exclamera, enchanté, le destina
taire! Après la surprise, voici la "rencontre" : ne point con
fondre ce "poulet" avec un "oiseau de mauvais augure" le jeu
de mots mêle irrévérencieusement les réminiscences classiques
et la situation présente en risquant le terme galant et familier
de "poulet" (16), dont l'âge et l'esprit du duc innocenteront
l'impertinence. Après cette entrée en matière qui pique la curio
sité, l'objet de la démarche se trouve d'avance mis en valeur;
il n'en surprendra que davantage lorsqu'on saura sa nature, et
sa gratuité "Ce n'est qu'un très humble remerciement"! L'inat
tendu se colore d'un gracieux désintéressement. Mais pour plaire
vraiment, il convient de varier les tons, et, après l'enjouement,
de toucher le sérieux, en le nuançant même d'une pointe d'émotion
vraie : la reconnaissance l'apportera. Reste une dernière épreuve

(16) Le terme est alors dépourvu de vulgarité.

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à franchir : la conclusion; en l'occurrence, elle s'annonce particulièrement difficile puisque la formule finale a déjà servi au début. C'est pourquoi sans s'évertuer à remplacer ce qui ne peut l'être, elle se contente de renvoyer, avec une désinvolture délibérée, à la phrase initiale! Ainsi, dans cette lettre justement admirée, le jeu de mots, auquel on réduit trop souvent le trait d'esprit, a éveillé une série d'harmoniques où sont entrées en résonance les fibres les plus variées; l'unité d'un ensemble si complexe est assurée par un tact sans défaut, qui s'appuie sur un sens aigu des réalités. C'est ce sixième sens qui protège, malgré les virtuosités de la plume, des dangers auxquels s'exposent tous ceux qui, pour vivre, sont contraints de plaire. En effet, le charme de MarieCatherine Desjardins est dû à ce que, chez elle, la nature écarte spontanément l'artifice, dans un genre où l'usage imposait justement le plus de convention. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, voilà justement du bel esprit, et du meilleur.
"Il est des beaux esprits de plus d'une espèce (...) Il y en a qui sans avoir presque étudié que le monde ont tout ce qu'il faut pour réussir dans la conversation. Le caractère de ces espritslà est de parler bien, de parler facilement et de donner un tour plaisant à tout ce qu'ils disent; ils font dans les rencontres (17) des réparties fort ingénieuses; ils ont toujours quelque question subtile à proposer et quelque joli conte à faire pour animer la conversation, ou pour la réveiller quand elle commence à languir; pour peu qu'on les excite, ils disent mille choses surprenantes; ils savent surtout l'art de badiner avec esprit, et de railler finement dans les conversations enjouées; mais ils ne laissent pas de se tirer bien des conversations sérieuses; ils raisonnent juste sur toutes les matières qui se proposent et parlent toujours de bon sens." (18) Nous avons vu que, dans les genres poétiques qu'elle adopte, Mlle Desjardins suit la tradition de Voiture, dont le même P. Bouhours dit un peu plus loin
"On peut dire que Voiture nous a appris cette manière d'écrire aisée et délicate qui règne présentement. Avant lui, on pensait n'avoir de l'esprit que quand on parlait Balzac tout pur et qu'on exprimait de grandes pensées avec

(17) A l'occasion, dans certaines conjonctures (Furetière). (18) Entretievd'Arjste et d'Eugène, 1671, p. 213.

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de grands mots." (19) Cependant, lorsqu'on examine les choses de plus près, une différence sensible apparaît dans l'inspiration de l'un et de l'autre. Chez Voiture, le ton de familiarité respectueuse, les railleries aimables et inattendues, me sortent guère, quelle que soit la virtuosité qui les combine, du domaine de la fantaisie verbale, et nous laissent bien perplexes au sujet des sentiments profonds. Nous avons vu à quel point Mlle Desjardins, au contraire, s'engageait tout entière dans ce qu'elle écrit. Socialement, il lui en cuira, parce que les esprits ne sont pas mûrs pour une révolution de mentalité et de comportement, mais littérairement  ce qui ne pourrait manquer d'intéresser un historien  il en va tout autrement
"Il semble que, dans cette société mondaine, l'homme soit confiné dans les conventions établies; pour exprimer ses passions, il n'a d'autre moyen que de prendre le tom d'un "mourant". Sinon, il ne peut que se conformer à l'exemple de Benserade ou de Momtreuil : prendre un ton enjoué. La femme est beaucoup plus libre. Si la traditionnelle discrétion, ou pudeur féminine, est surmontée, elle peut alors s'exprimer sans aucune contrainte. Les conventions poétiques ne lui imposent aucun style, aucune expression déterminée." (20) 0m objectera que même supérieure à celle de Voiture, l'oeuvre poétique de Mlle Desjardins, n'offre pas de réussites de premier plan. Certes. Mais ce qui intéresse d'abord ici, c'est le rôle joué par la sincérité, qui renouvelle les modèles littéraires; On s'en convaincra encore mieux en comparant une lettre d'amour de Voiture (22) à un billet de l'amante de Villedicu (23). Le premier écrit
"Vous pouvez être assurée que la tristesse ni l'amour

(19) Ibid., p. 227.
(20) Y. Fuiçui, op. cit., p. 291. Mlle Desjardins écrit ellemême dans Carmente : "Les vers tendres ayant leur source dans le coeur, il ne faut que sentir bien de l'amour pour en exprimer beaucoup, et la matière de notre poésie étant cellelà même de nos désirs, il est impossible qu'elle manque à produire ce que nous ressentons véritablenent." (p. 173) (22) Lettre X, p. 1 des Lettres amoureuses, dams l'édition des Oeuvres de 1676. (23) Billet LXXX.

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ne font mourir personne puisque l'un et l'autre ne m'ont pas encore tué, et qu'ayant été deux jours sans vous voir, il me reste apparence de vie." On sent bien que cet amuseurné ne peut s'empêcher de plaisanter lors même qu'il prétend persuader de la violence de sa passion : l'expression "apparence de vie" achève de bloquer en nous toute émotion. Mlle Desjardins, qui a lu Voiture et en a conservé des marques dans son esprit, reprend, inconsciemment sans doute (2k), la même idée et le même tour, mais elle a le bon gout d'éliminer en cette circonstance toute "jolie chose" : c'est bien ce que lui reproche le destinataire des Billets. Voici ce qu'est devenu sous sa plume  nous venons de le voir  le modèle de Voiture (25)
"Je n'aurais jamais si bien cru qu'à cette heure, qu'on
ne meurt pas de douleur, quelque extrême quelle soit. C'est
un poison qui sans doute est mortel, mais je vois bien qu'il
est lent, et qu'il fait souffrir et languir longtemps."
Il n'y a plus ici de "rencontre", mais l'enregistrement d'une
expérience vivante, et cette référence à une très exacte réalité
transforme radicalement le schéma emprunté au maître. Le rythme
même, que ce dernier avait voulu allègre pour fuir tout pathéti
que, se traîne chez Mlle Desjardins en une langueur désespérée.
Mais c'est lorsqu'ils s'adressent aux Grands, c'estàdire
lorsqu'ils se trouvent tous deux dans les mêmes conditions, que
la différence entre ces deux beaux esprits apparaît le mieux.
Voiture taquine les convenances, se fait enjôleur et badin, voire
impertinent pour mieux faire éclater, par ses hardiesses, la sou
veraineté de l'esprit qui peut tout se permettre. D'autre part,
jamais de détente : il lui faut satisfaire des amateurs exigeants
qui s'attendent bien à ce festival permanent. Aussi le célèbre
amuseur feratil flèche de tout bois; plus de domaine réservé;
les élans du coeur euxmêmes sont mobilisés, absorbés pour four
nir à cette incessante dépense afin d'ajouter à ses charmes,

(2') Cf. sur ce point l'introduction de l'édition précitée des Lettres
et billets galants, 1975. (25) Méré n'aimait pas les lettres d'amour de Voiture, en raison de leur excès d'esprit. Cf. Conversations, éd. Bouhours des Oeuvres, I, 57.

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l'esprit dévore le sentiment. Mile Desjardins procède tout autre
ment. Pour ce qui est des convenances, elle ne les taquine pas
elle les bouscule, mais c'est pour en instaurer d'autres, celles
qui établiront entre elle et son correspondant ces rapports au
thentiques que les usages masquent, figent ou trahissent. D'un
trait, l'esprit remonte la hiérarchie sociale et rend au coeur
tous ses droits. On s'explique mieux la fidèle sympathie que
Mademoiselle, ce grand coeur simple, conservera pour sa jeune
amie.
Ainsi, dans les composantes de cet élixir raffiné qu'est
l'esprit mondain des années 1660, Mlle Desjardins apporte, pour
sa part, le naturel. Les théoriciens de la scène et de la poésie
s'empareront bientôt de cette notion pour la définir; Molière,
La Fontaine et Boileau, qui furent ses amis, y virent un carac
tère essentiel de l'oeuvre littéraire; il n'est pas interdit de
penser que la rayonnante facilité de MarieCatherine a peutêtre
contribué à l'élaboration de leur esthétique.
De cette prédominance du naturel, l'auteur du Recueil de
1668 fait un précepte en matière de correspondance : sur ce point,
elle tient à opposer les lettres aux romans
"Quand on fait un livre qu'on sait qui doit être vu de
tout le monde, on tâche d'y traiter de matières générales
dont le public puisse être satisfait. Mais lorsqu'on écrit
à ses amis, on leur parle en des termes qui ne sauraient
convenir à nul autre et qui perdraient toute leur grâce si
on leur ôtait celles de l'application et de la conjoncture."
(26)
Tandis que les contemporains, soutenus d'ailleurs par toute
une tradition, ont tendance à faire de l'art épistolaire un écha
faud d'esprit, Mile Desjardins y exalte la sincérité, et refuse
à la littérature le droit d'empiéter sur ceux du coeur.
La qualité de ses lettres apparaît encore plus nettement
si on les compare à celles de R. Le Pays qui publia les siennes,
avec tant de succès pourtant, sous le titre amours et
amourettes. Ce pâle disciple de Voiture y étale son intimité avec
autant de médiocrité que de vaine satisfaction.

(26) Lettre du 15 mai 1667.

 157 .

La vérité, c'est que, chez MarieCatherine Desjardins, le coeur l'emportait de loin sur l'esprit. Si l'on en croit certains témoignages, et d'abord le sien, elle n'aurait jamais tant écrit si elle n'avait été amoureuse. Un jour elle expédie de Liège une lettre remplie de considérations politiques; elle prévient aussitôt l'étonnement de son correspondant en révélant la raison profonde de cet intérêt nouveau
"Les bornes de mon bon sens ne sont pas si étroites que vous le pensez, et je tiens qu'il n'est pas plus surprenant de voir que l'estime que j'ai pour un des premiers hommes du monde (27) m'ait rendu femme de cabinet que d'avoir vu le désir de plaire à ce que j'ai aimé me rendre un poète fameux. Si j'ai dû l'amour de la poésie à une passion où je ne me suis laissé surprendre qu'à demi, je pourrai bien devoir l'esprit de politique à une amitié qui s'est emparée de mon âme tout entière (..j" (28) Nous avons vu que Le Pays s'inquiétait de voir MarieCatherine prostrée à Cavaillon, courant le risque qu'on impute à l'absence de Boésset les éclipses de son inspiration (29). Mais le lecteur ne peut s'empêcher d'éprouver un certain malaise : c'est tout de même un métier que de faire un livre! MarieCatherine eut heureusement d'autres maîtres que l'amour. Pourtant elle ne put guère compter sur sa famille pour veiller à son instruction; peutêtre fréquentatelle quelque couvent d'Alençon avant de revenir dans la capitale, mais les continuels déboires financiers que connut son père ne permirent pas, sans doute, de lui assurer plus que des rudiments. Certes, elle était d'origine noble, mais au plus humble degré et, par sa mère, elle appartenait à la petite bourgeoisie touchant de près au peuple. Il lui fallut, pour faire figure dans le monde, beaucoup observer, imiter, pour être en mesure d'adopter l'attitude mentale et le comportement qu'exigèrent ensuite ses hautes relations. Dans tout cela, point de "science". Elle l'avoue bien simplement chaque fois que l'admiration dont elle est l'objet la hisse sur le devant

(27) Hugues de Lionne, destinataire de la lettre. (28) Lettre XXIII. Sans doute celle du comte Deschapelles; cf. chap. II, ; t. (29) Cf. chap. II, p. 89.

_158 

de la scène, et il faut voir plus d'appréhension que de coquetterie dans les craintes qu'elle manifeste à ceux qui veulent publier ses lettres
"Estce là de quoi soutenir l'impression dans un siècle où la délicatesse de la langue française est au plus haut point de perfection où elle pouvait parvenir, et où la Science est devenue si à la mode que les dames apprennent le latin à présent avec aussi peu de précaution qu'elles apprenaient à écrire autrefois ? (. .. ) Moi qui ne sais aucune langue étrangère, qui n'ai jamais lu d'auteur plus ancien que M. d'Urfé et M. de Gomberville (...)" (30). Aussi doitelle, pour écrire un roman dans la bonne tradition, se documenter en appelant à l'aide. Nul doute qu'elle trouva pour Alcidarnie les bonnes volontés nécessaires, puisque en publiant Carrnente, elle sollicite en ces termes l'indulgence du lecteur
"J'ai été bien aise de t'avertir que ce petit roman est le fruit d'une solitude assez mélancolique où j'ai été privée de l'avis de tous mes amis et sur lequel je n'ai pu emprunter aucun des ornements que mon âge et mon peu de science me refusent. Tu sais bien que le génie seul conduit ma plume lorsqu'elle t'offre quelque chose et qu'un peu d'usage du beau monde est l'unique étude que j'aie faite." Pour Manlius, nous savons que l'abbé d'Aubignac "en avait fourni tout le sujet". Nous ignorons qui l'avait renseignée sur la Perse lorsqu'elle écrivit Nitétis : elle mit surtout à contribution le Grand Cyrus. Lorsqu'à Liège, elle trompe son ennui en composant Agis, c'est grâce aux conseils d'un gentilhomme de sa connaissance. MarieCatherine n'était cependant pas une ignorante. Ce qu'on appelait alors "l'usage du monde" incluait des "clartés de tout", et il n'y avait pas de meilleure école  on en est particulièrement convaincu à cette date  que la conversation des honnêtes gens (31). Très jeune, à la mort de Brébeuf, on l'estime suffisamment formée pour qu'elle puisse émettre un jugement sur le

(30) Recueil précité, lettre VIII, p. 68 sq.

(31) Depuis Montaigne au moins, cette affirmation tient du lieu commun. Mais Mlle Desjardins arrive dans le monde au moment précis où cette conviction se trouvait mise en évidence et brandie contre les pédants (cf. notamment  HYPERLINK http://Ch.de Ch. de Méré, Première conversation, éd. Boudhours des Oeuvres, I, 17).

 159 

Panégyrique de la paix (32), en mettant "des annotations à la marge". Sa réponse (33) la montre encore prisonnière de son admiration juvénile, et les éloges qu'elle décerne au poète normand semblent d'une bien décevante facilité (3q); notons cependant la timide observation finale, moins légère qu'il n'y paraît, puisque le retour de la paix transformera effectivement la vie civile. Dans cette lettre, Mlle Desjardins a repris à Brébeuf quelques ornements mythologiques (35). Quelle qu'y soit la part de la plaisanterie, il faut à ce propos relever l'importance de la fable dans la vie quotidienne : elle pouvait s'apprendre partout, et plus encore dans la décoration des demeures et les cartons de tapisseries que dans les dictionnaires; elle imprègne la poésie galante depuis François 1er. Sans effort, les femmes d'alors en meublent leur imagination et leur esprit. Tout ce que va retenir MarieCatherine, ce sont les éléments déjà divulgués d'une culture "moderne".
Ainsi, comme le Parisien moyen, tiretelle ses références des comédies à la mode; par deux fois, sa correspondance nous renvoie aux Visionnaires de Desmarets, que Molière reprend en 1659 et dont il donnera vingtetune représentations jusqu'en 1666. Nous avons vu que dans la lettre XI du Recueil de 1668, elle appelle Constantin Huygens "l'Alexandre de son idée"; dans la lettre VIII, elle se déclare "aussi effrayée que le fut le Capitan des Visionnaires à la vue des Rooles du Poète extravagant" (36). L'esprit satirique de l'auteur s'accordait avec le

(32) Cette pièce, nécessairement antérieure au 26 septembre 1661, date de la mort de Brébeuf, circula d'abord en copie manuscrite, avant de figurer dans le recueil posthume des Oeuvres de 1664.
(33) Cf. Oeuvres précitées, II, 108. Mile Desjardins était assez célèbre en 1664 pour que les éditeurs de Brébeuf aient cru judicieux d'inclure dans leur collection cet hcinrnage au défunt.
(3k) "L'ouvrage, ditelle, est conduit avec jugement, exprimé avec facilité, poussé avec feu, soutenu avec force (...)". Mais l'auteur "a fort injurieusement oublié l'Amour" dans son Panégyrique.
(35) "Ce merveilleux ouvrage m'a donné des idées si fort audessus de celles qu'il faut avoir pour écrire simplement un billet qu'il s'en faut de peu que je considère la tendresse come une hydre, et l'Amour champêtre canne les travaux d'Alcide."
(36) Rappelons que dans la comédie de Desniarets, Mélisse est amoureuse .1.

 160 

sien; Furetière aimait aussi cette comédie, car il cite souvent
les stances burlesques d'Amidor (le poète) dans son Diction
naire. La pièce de Desmarets remportait depuis sa création un très large succès, et il semble même qu'elle fut conçue dans l'entourage d'un homme que connut plus tard Mlle Desjardins, à savoir Guillaume de Bautru (37). Dans la lettre à Gourville, elle cite des auteurs devenus populaires : Hardy, et Corneille pour le Cid. Comme pour beaucoup d'autodidactes, l'actualité littéraire joue un rôle de premier plan dans l'ornement de son esprit.
Tout porte à croire que dès son arrivée à Paris, vers 1656, elle fut en quelque sorte prise en charge par un groupe littéraire dont nous repérons autour d'elle quelques figures représentatives; ce groupe, A. Adam, dans un article célèbre (38), l'a désigné sous le vocable d'"Ecole de 1650". On y trouve Chapelain, Conrart, Gombauld, Patru, Perrot d'Ablancourt, Boisrobert, l'abbé d'Aubignac, Ménage, Pellisson, Sarasin, Maucroix, Furetièrt, l'abbé Tallemant. Beaucoup d'entre eux seront reçus chez Retz lorsque le prélat ouvrira son salon parisien aux gens de lettres de son goût. Plus tard, en 16561657, certains se réuniront a'.e. tour de Pompone de Bellièvre, chez qui ils rencontreront Gilles Boileau. "Les jeunes gens qui viennent chercher fortune à Paris, écrit A. Adam, deviennent tout naturellement disciples de ces maîtres tyranniques". Nul doute que ces puissances tutélaires guidèrent les premiers pas de notre jeune poétesse, puisque nous avons noté dans ses relations les noms de Patru, des deux Boileau et très probablement de Retz (39). L'influence de Furetière semble

d'Alexandre le Grand, et que le Capitan Artabaze est mis en fuite chaque fois qu'il rencontre le poète Amidor, par les seuls vers du rôle d'Alexandre qu'il vient de concevoir (I, 2; III, 2, 3) : "J'ai le rôle en ma poche, il est fort furieux I Car je lui fais tuer ceux qu'il aine le mieux." Artabaze s'écrie "(...) ce ne sont que des vers, I C'est ce qui me fait peur (...)."
(37) On lit en effet dans les Menagiana,  HYPERLINK http://éd.de éd. de 1789, III, 39, cité pr
G; Hall, éd. des Visionnaires, Droz, TLF, 1963, p. XXX : "M. de Bautru m'a dit que c'était lui qui avait donné à M. Desmarets le dessein de la comédie des Visionnaires à laquelle il a si bien réussi que l'on peut dire que une pièce inimitable."

(38) Cf. chap. II, 87.

(39) "A un Cardinal sur sa convalescence"; cf. chap. II, p. 93.

01

bien aussi s'être fait sentir dans la préface dTAlcidamie et
celle de Cléonice car on ne peut s'empêcher de relever des coincidences curieuses entre ces deux textes et l'épître dédicatoire "A ses amis" des Poésies de 1655 (14Q). Conrart, nous l'avons dit, eut communication directe des productions de MarieCatherine, si l'on en juge par les variantes originales que révèlent les manuscrits de ses recueils (141). Quant au rôle de l'abbé d'Aubignac, il en a été abondamment traité.
Mais outre ces indices matériels, il apparaît que l'esprit du groupe a aidé Mlle Desjardins à prendre conscience de sa personnalité, et à s'engager avec assurance dams la carrière littéraire. Certes, à la date où elle prend contact avec elle, i'"école" est déjà bien disloquée. La Fronde a opéré une première division entre ceux qui sont restés fidèles au cardinal et ceux qui, comme Ménage, l'ont abandonné. Em 1653, c'est Peilisson qui passe dams le cercle de Madeleine de Scudéry, remplaçant Conrart dans les bonnes grâces de Sapho. Bientôt, le salon de la rue de Beauce deviendra un repaire d'ennemis pour ceux qui soutiendront Gilles Boileau dams la misérable querelle de l'Avis à Menage (1855). L'année suivante, Foucquet met à la disposition de ceux qui le désireront les ressources de sa faveur et de sa fortune, ce qui occasionne, selon le mot d'A. Adam, une "véritable débandade". Pompone de Beilièvre regroupe autour de lui les "purs", et c'est parmi eux que Mile Desjardins, vers 1657, trouvera ses premiers anis (142). Mais Pompone disparaît très vite, et, en cette année 1657 qui voit la mort du magistrat, la publication de la

(140) Même dédain pour les éloges de commande et les hyperboles avilis
santes. Furetière s'adresse donc à ses amis, "car, ditii, je ne trouve pas
de personnes plus considérables ni de plus honnêtes gens à qui je puisse dé
dier cet ouvrage". Préface d'Alcidamie : "C'est à vous que je dédie cet ou
vrage, amis lecteurs cf. chap. III, p. 112. En 16614, Furetière ad
joint ses Satires aux Poésies, "ayant connu que l'impression leur était un
mal inévitable". Même formule dans le début de Cléonice : "Comme l'impression
est un destin inévitable pour tout ce qui part de ma plume (..J".

(141) Surtout pour le Récit de la Farce des Précieuses.
(142) On peut augurer que tous ceux qui déplorèrent la mort du président feront impression sur la jeune fille, par exemple Boisrobert, dont on connaît une "Epitaphe de Pompone" (Epttres en vers et autres oeuvres poétiques, 1659).

 162 

Pratique du Theatre et les débuts poétiques de MarieCatherine, c'est l'abbé d'Aubignac qui rassemble sous son autorité les membres du groupe amenuisé; il y a Patru, Furetière, Glues Boileau, son frère Despréaux encore inconnu, Sauvai, Guéret... L'"école de 1650" avait gardé une dignité, une modération, un sens de l'élégance morale, qui imposent le respect. Avec d'Aubignac, nous descendons de plusieurs tons... L'académie aubignacienne continue l'"écoie de 1650", mais sous une forme durcie, agressive et passionnée. Chapelain et Conrart, qui n'ont guère d'autres troupes, approuveront ses polémiques; ils ne les dirigeront pas (3).
La doctrine pourtant conserve ses lignes générales, malgré
les excès du nouveau chef de file : d'abord "le souci d'indé
pendance, la haine de la servitude et des puissances d'argent",
surtout chez Furetière (1414) et Gilles Boileau, mais tous restent
fidèles à l'esprit de la vieille Fronde ('45), dans lequel Marie
Catherine a été élevée. Corneille, qui a répondu aux avances de
Foucquet, n'est pas excepté de cet ostracisme on lui avait déjà
fait sentir en 1637 le poids de l'autorité académicienne lors
de la représentation du Cid : il ajoute maintenant la servilité
aux fantaisies passées. Mais de toutes façons, même avant la po
lémique de 1663, Corneille ne semble pas apprécié. Sarasin, dans
son Discoure cur la tragédie, affecte de l'ignorer, et "construit
une théorie dramatique toute pleine d'Aristote". Ces points de vue
se trouveront condensés et formulés dans la Pratique du théâtre,
par avance avec la doctrine que Racine exposera plus
tard dans les préfaces de Britannicus et de Bérénice" ('46).
Vis à vis de l'antiquité, la position est tout opposée à celle des humanistes érudits. On retient surtout le naturel aisé du dialogue. "C'est une Antiquité naive, aimable et distin

('43) Op. cit., p. 51.
('4'4) Furetière "Satire à Ménage sur les poètes", Poésies diverses,p.27.
('45) G. Boileau célèbre le désintéressement de Baizac, l'incorruptible, et fustige "(...) Ces auteurs sans nom, ces plumes mercenaires I (qui) N'élèvent en leurs vers que les riches tyrans, I Leur consacrent leurs voeux, leur offrent leurs services (...)" (Oeuvres posthumes, p. 65).
('46) A. Adam, op. cit., p. 39.

 133 

guée" (47). Conrart, qui loge Perrot dTAblancourt, revoit ses ouvrages, bien que ne sachant ni grec ni latin, mais il fait porter sa collaboration sur l'élégance de la traduction. On imagine aisément les conséquences de ces doctrines sur une future romancière (48)
En 1657, l'antipathie déjà ressentie par le groupe à l'é
gard de Mile de Scudéry n'avait fait que croître depuis qu'elle
s'était placée sous l'égide du Surintendant. Elle atteindra son
paroxysme en 1659 lors de l'élection de G. Boileau au fauteuil
de G. Colletet. D'un point de vue plus particulier, l'auteur de
délie était fort hostile à Retz, à Mme de Chevreuse et à Mme de
Montbazon. D'autre part, "elle représentait au plus haut point
la littérature romanesque et précieuse; elle incarnait cette em
prise des femmes sur la littérature que l'Ecole condamnait" (49).
La Nouvelle allégorique de Furetière, soustitrée "histoire des
troubles arrivés au royaume d'Eloquenc&' (1658), est une parodie
de la carte de Tendre et des romans précieux, assortis d'une dé
fense de la littérature mondaine contre les Pédants; de même la
Relation du royaume de coquetterie de l'abbé d'Aubignac (1655)
s'inscrit violemment dans le courant antiprécieux dont Molière
ne fera que recueillir et dramatiser les éléments. Il n'y a plus
lieu de s'étonner de la vigueur de plume de l'auteur du Récit
après qu'elle eut été nourrie de telles leçons. On devine aussi
qu'elle ne voudra ni ne pourra paraître dans le monde littéraire
comme une émule de Sapho. Jamais Mile Desjardins n'aura en poésie
ou en littérature de points de vue propres du moins ne les
exposeratelle jamais. En aucune façon, elle ne se présentait
comme une "savante"; l'abbé d'Aubignac ne l'aurait point prise

(47) A. Adam, op. cit., p. 34.

(48) Sur ces "belles infidèles" et leur portée littéraire, cf. R. Zuber, Les Belles infidèles, ou la formation du gout classiques A. Colin, 1970.
(49) A. Adam, op. cit., p. 49. Si plus tard, en 1666, Madeleine de Scudéry devient personnage de Carmente (cf. chap. V), c'est que la duchesse de Nemours la protégeait encore, et que Mlle Desjardins voulait leur être agréable à toutes deux. Mais moins de deux ans plus tard, dans le début de Cléonice, la manière de l'auteur de Clélie est ostensiblement tournée en dérision (cf. chap. VI, p. 232).

 16'4 

pour élève si elle avait manifesté, sur le plan de la doctrine,
quelques prétentions à l'indépendance ou même à une certaine ori
ginalité. Son don naturel pour les vers, si révérés alors (50),
lui avait ouvert des cénacles fermés, malgré "la faiblesse du
sexe" sur laquelle insiste hypocritement le doctrinaire abbé,
lors de la querelle de Manlius. En écoutant disserter ces robus
tes misogynes (51) avec lesquels néanmoins elle restera toujours
en cordiales relations, Mile Desjardins trouva sa voie déjà
préparée par l'amour à être plus femme qu'auteur, elle comprit
qu'elle ne se ferait entendre qu'en n'enflant point sa voix, qu'en
restreignant ses prétentions, loin des volumineuses sommes qui
ambitionnaient d'embrasser toute la société contemporaine, ses
héros, ses combats, ses rêves et ses chimères.
Quand, en 1665, l'académie aubignacienne se désagrège, Mlle Desjardins se tourne vers un cercle dominé par une personnalité non moins accusée et qui lui rappelle la vivacité de ses maîtres. La duchesse de Nemours, qui avait sans doute de la sympathie pour certains membres de l'académie défunte (52), détestait en tous cas les fadaises. Son aversion pour Quinault se manifestait publiquement, comme nous le rapporte Somaize (53); chez elle se maintient la tradition des libres propos, des prises de position tranchées et des traits acérés, dont ses Mémoires fournissent maint exemple. MarieCatherine respire là l'air de liberté qui lui convient; elle se forme davantage à la critique littéraire sous la protection de cette grande dame de goût et d'autorité (5v).

(50) A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIème siècle,
II, 53 sq.
(51) Cf. Furetière, Roman bourgeois, p. 971 sq., les Portraits égarés
(1660) de l'abbé d'Aubignac, en attendant la Satire X de Despréaux.
(52) A. Adam, Les Premières satires de Boileau, 1941, p. 54.
(53) "Le nombre de personnes d'esprit qui sont du parti contraire à Quirinus et qui n'estiment pas ses ouvrages est plus grand et plus considérable que celui de ceux qui le soutiennent c'est ce que je montre par l'example de Nitocris qui s'est pour ainsi dire repentie d'avoir applaudi à la représentation de ses deux plus belles pièces (...) Je mettrai ici ses propres termes pour n'être suspect ni de haine ni d'envie. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir applaudi à de si méchantes choses." Scmaize, Grand Dictionnaire..., 1662, article 'itocris", éd. Livet, I, 174.
(54) Une étude d'ensemble serait à faire sur Mme de Nemours.

 165 

Néanmoins, il a fallu des circonstances bien particulières pour que nous ayons pu bénéficier, de la part d'une femme qui a toujours su s'enfermer "dans les bornes de son génie", d'un texte spécifiquement littéraire. A peine atelle quitté Bruxelles pour La Haye, que Gourville reçoit de Paris des nouvelles et des documents bien propres à intéresser MarieCatherine. Son ami Despréaux, qui vient de publier ses premières satires (55), a déclenché un orage de belliqueuses fureurs. On s'empresse donc de lui faire parvenir ces libelles, pensant bien qu'elle ne restera pas indifférente devant le bruit que le cadet Boileau, dont elle a suivi les débuts, vient de provoquer dans la capitale. Tous les noms qu'il cite, elle les connaît; elle a vu se forger cette poésie nouvelle et insolente. Aussi estelle fort excitée par cet envoi qui l'atteint, si loin de beux avec qui elle voudrait tant pouvoir commenter la situation. A défaut de cercle parisien, elle s'adressera à Gourville, et se livrera toute seule à une de ces explications de texte dont les Patru, Conrart et Boileau même lui avaient enseigné la méthode.
Rappelons brièvement les circonstances. Dans la Satire III (Le Repas ridicule), Despréaux déclare
"Jugez en cet état si je pouvais me plaire!
Moi qui ne compte rien, ni le vin ni la chère,
Si l'on n'est plus au large assis en un festin
Qu'aux sermons de Cassagne ou de l'abbé Cotin." (56)
Cette référence comparative laissait entendre que l'église était vide lorsque prêchaient ces deux ecclésiastiques. Dans la Satire IV , dédiée à La Mothe Le Vayer, c'est Joly, le curé de SaintNicolas des Champs, qui est pris à partie; il intervient à titre de comparaison lui aussi. La raison, dit l'auteur, "vient brider nos désirs"
"C'est un pédant qu'on a sans cesse à ses oreilles,
Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher,
Souvent, comme Joly (57), perd son temps à prêcher."

(55) Chez Barbin, on s'en serait douté. Privilège du 6 mars 1666.
(56) Sur Jacques Cassagne (16351679), célèbre prédicateur, mort fou à SaintLazare, cf. F. Lachèvre, Bibi. des réc. coil, de poésie, III, 26.
(57) Sur Joly, cf. annexe IV, p. 70.

 166 

On comprend qu'il y ait eu des réactions. Elles apparurent
sous la forme de deux factums La Critique désintéressée sur
les satires du temps (1666), attribuée Cotin et dédiée à Saint
Aignan, et la Satire des satires de Boursault, de 1666 également
(58). Ces deux ouvrages paraissent bien avoir vu le jour dans
l'entourage du hargneux abbé dVAubignac, abandonné par ses an
ciens disciples, dont précisément Despréaux. Il pousse Cotin
et Boursault, deux de ses derniers fidèles, à relever les inso
lences du jeune traître. Aussi bien se sentil également visé.
La Satire IV , qui s'ingénie, par un florilège d'exemples, è
démontrer la relativité de la raison et par conséquent l'erreur
de ceux qui en font un absolu, pouvait être comprise comme une
réponse à la Macarise de l'abbé, conçue par son auteur pour glo
rifier la raison, maîtresse des passions cette "folie" avait
justement sonné le glas de l'académie aubignacienne. Mlle Desjar
dine n'avait pas non plus à se féliciter de la direction dans
laquelle on avait engagé son Manlius il est donc probable qu'elle
a joint sa modeste voix aux éclats d'humeur des Boileau.
Cette défense de Despréaux, vive et plaisante, est caractéristique de son auteur; elle vaut aussi comme document historique, car elle constitue un des rares exemples connus  mis à part La Prétieuse  d'une critique littéraire pratiquée par une de ces "femmes spirituelles (...) qui se contentent de lire et de connaître le bon et le mauvais, le fort et le faible des ouvrages", comme dit Somaize (59). Enfin la critique de Mlle Desjardins (60) se présente à nous comme un écho à peine assourdi de ces conversations à la fois libres et bien conduites dont Valincour, dix ans après, mous laissera un précieux témoignage.

(58) Pour des détails sur ces libelles, cf. A. Adam, Les Premières sa
tires de Boileau, Lille, 1944, p. 5960, p. 191, etc. L'effet sensible des attaques de Boileau est relevé par G. Guéret : "Cependant vous voyez comme l'abbé Cotin se remue et came il s'efforce par des réponses de combattre les vers qui l'offensent. C'est un témoignage que sa satire est à craindre et qu'elle fait impression sur le esprits." La Promenade de StCloud,1888,11)
(59) Dictionnaire des précieuses, éd. Livet, dans l'article "Nitocris

(la duchesse de Nemours), I, 175,

(60) Cf. annexe IV, "Mlle Desjarcins exégète de Despréaux".

 167 

L'auteur s'y défend de toute prétention littéraire
"Les lettres savantes ne sont pas de mon style; je ne
connais ni Horace ni Juvénal (61) et si l'estime que je fais
de toute la famille de Messieurs B... m'a forcée à prendre
le parti de l'un d'eux dans un lieu où il n'est pas connu,
c'est un office d'amie que je ne prétends pas qui m'érige
en bel esprit.."
Elle insiste encore quelque temps (62), dans la crainte
qu'elle éprouve de se voir tirée de force hors des limites de
sa compétence, et taxée Dans ses protestations,
il serait inexact de voir de la fausse modestie MarieCatherine
Desjardins ne peut effectivement justifier d'aucun titre qui l'au
torise à se mêler de "science", et elle tremble de passer pour
pédante : ne la rangeraiton pas alors au rang des précieuses,
elle qui n'en a ni la naissance ni les assises sociales, et qui,
de surcroît, les a tant raillées ? La critique littéraire est
affaire d'hommes : "Je suis trop persuadée de mon ignorance pour
faire assaut de bel esprit avec ce qu'on peut appeler un savant".
Mais elle ne peut résister au plaisir de faire ressortir la mau
vaise foi et les carences de l'adversaire, insensible à l'humour.
Notons bien qu'elle se refuse, ce faisant, à prendre parti avec
sectarisme ou éclat. Sa défense de Despréaux est à usage privé.
D'autre part, elle n'apparaît pas inconditionnellement liée à
la personne et aux comportements de celui qu'elle défend. Non
seulement elle unit les deux frères Boileau dans son amitié et
les recommande indistinctement à Gourville tout brouillés qu'ils
sont, mais elle conserve l'estime de Guéret qui hait Despréaux.
De même restetelle en bons termes avec SaintAignan, dédica
taire de la Satire des satires, puisqu'elle fait imprimer par
Barbin en 1669 l'élégie Sur la mort du comte de Séry où la sym
pathie apparaît si évidente malgré les conventions du genre (63).
Il ne faut pas en effet exagérer la portée littéraire de la

(61) Mis en cause et nommés p. 17 de la Critique désintéressée (éd. P. Lacroix, 1883), et p. 3 de la Satire des satires (éd. P. Lacroix, 1888). (62) Lettre du 15 mai 1667. (63) Nouveau recueil de pièces galantes, p. 83. Le comte de Séry, fils aîné du duc, mourut le 1er octobre 1666.

 188 

lettre à Gourville, et tomber dans l'erreur inverse de celle qu'on
prétend dénoncer. Mlle Desjardins écrit privément; sa voix reste
dans la coulisse; elle ne pouvait être prise en considération,
compromise dans des affrontements polémiques; et même lors de
la querelle de Mcznlius, où elle jouait un rôle essentiel, son
sexe et sa formation empirique lui assignaient une place dis
crète. Il n'en est pas moins vrai qu'officieusement, on faisait
grand cas de ses avis et non pas seulement en littérature ou en
galanterie.
Le Recueil de 1668 nous offre en effet une grande surprise
on consulte MarieCatherine sur les dogmes! Cette particularité
a tellement gêné les biographes qu'on a délibérément omis cette
lettre seul, E. Magne lui consacre une note hâtive et laconi
que, contrairement à son habitude. Ce n'est certes pas de son
plein gré que la poétesse s'aventure dans ce domaine; mais il est
indéniable qu'un homme d'Eglise sollicite son jugement en la com
blant de louanges, et elle s'en trouve fort confuse.
'Ne m'obligez point à vous dire mes sentiments sur la
dernière lettre que le R.P.IR. (6) vous a écrite, mon cher
Monsieur, et pour de votre discernement, laissezle
dans l'erreur favorable où il est de mon génie, sans lui
découvrir mes défauts en lui envoyant mes réponses. Quand
il s'est agit de résoudre ses doutes sur mes ouvrages, j'ai
cru qu'il importait au désir que j'ai d'acquérir son es
time de maintenir le parti de mon bon sens, mais aujourd'hui
qu'il est question de mériter les louanges dont il me com
ble, j'avoue de bonne foi que je suis incapable de les sou
tenir. Il me flatte d'une rhétorique dont à peine je sais
prononcer le nom; il m'attribue des sciences que je
jamais apprises, et il faudrait que je tombasse d'accord
que j'ai reçu les dons du saint Esprit comme les apôtres si
j'avouais que je possédasse tant de qualités que je n'ai
point acquises. Mrndezlu donc, s'il vous plaît, que je suis
une bonne femme qui désire fort son amitié, et qui s'en ren
dra digne par les mérites du coeur plutôt que par ceux de
l'esprit." (65)
Mais l'on revient à la charge, et en usant d'un aimable chantage (66).
Elle s'exécute donc, non sans un préambule qui situera très exac

(6L) Correspondant non identifié. Le P. Rapin semble devoir être exclu. (65) Recueil de 1668, lettre XX, datée d'Huy, 12 octobre 1667, p. 187. (66) "(...) puisque je ne puis obtenir la faveur de Mr... pour Mlle... qu'en donnant cette marque de respect pour vos ordres (...)".

 169 

tement la portée de cette consultation on y relèvera ce mélange naturel d'enjouement et de sérieux qui fait le charme des lettres de MarieCatherine
"Je m'étais aperçue il y a longtemps qu'on pouvait me
consulter sur la tendresse et la galanterie un de vos amis
et des miens me reconnut pour juge de ses soupirs (67) dès
mes plus tendres années; mais je ne croyais pas qu'on dût
s'adresser à moi pour décider de l'Ecriture et des Pères. Je
suis d'un sexe qui devrait m'exempter de cet emploi et j'ai
de plus une ignorance dams ces sortes de choses qui passe
celle que mon sexe seul devrait me donner. J'ai vu tant de
personnes errer par un excès d'esprit que sitôt qu'on m'a
flattée de quelque vicacité, j'ai appréhendé de tomber dans
le piège que l'amourpropre pouvait me tendre (68), et il
n'y a pas de manoeuvre de plus bas étage qui se tienne plus
docilement à l'avis de son curé que je m'y tiens."
Voilà comment s'exprime celle qu'AugusteLouis Ménars ap
pelait "la courtisane des lettres", en la rejetant dans les té
nèbres d'où elle n'aurait jamais dû sortir. Il est bon de savoir
que la vraie Mlle Desjardins était une fine observatrice de la
comédie humaine dont elle avait vu mainte scène se dérouler sous
ses yeux; qu'elle savait, ce qui est plus rare, tirer leçon pour
ellemême des faiblesses qu'elle avait pu remarquer chez autrui;
qu'enfin les éloges, les relations flatteuses du plus haut rang
n'ont jamais altéré la solidité de son bon sens et la prudence
de sa conduite. Dans le cas qui nous occupe, il faut se rendre
à l'évidence. On n'aurait pas consulté sur des points de dogme,
malgré la familiarité de certains milieux mondains avec ces ques
tions, une femme qui n'aurait pas fait la preuve de sa vertu,
puisqu'elle ne pouvait faire celle de son instruction. La lettre
poursuit
"Vous me demandez pourquoi nous croyons qu'il y aura
un jugement final puisque nous tombons d'accord que les âmes
sont jugées au moment qu'elles se séparent de nos corps."
Réponse c'est d'abord "une vérité évangélique" dont un
esprit humain "ne peut pénétrer la profondeur". Comme une telle

(67) Le chevalier Du Buisson; cf. chap. II, p. 91.

(68) Thème mondain sans doute, mais aussi spiritualité vécue. Influence du fragment de La Rocijefoucauld paru dans la troisième partie du Recueil en prose de Sercy, mais connu auparavant (cf. J. Plantié, "L'amourpropre au Carmel", RHLF, juilletaoût 1971, pp. 570571).

170 

constatation fermerait la porte à tout développement, Mlle Desjardins y ajoute des raisons. Dieu convaincra de la sorte les élus de la droiture de ses jugements.
"Il y a tant d'hypocrites sur la terre (69) dont l'extérieur dément la conscience, tant de pécheurs et de pécheresses qui cachent des actions criminelles sous les apparences d'une intégrité convaincante (...) Vous me direz peutêtre que Dieu n'est pas obligé à justifier ses opérations divines dans la connaissance des hommes. Hélas! Qui estce qui ne sait pas qu'il n'est obligé à rien de ce qu'il fait pour nous . Mais, Monsieur, ce même Amour qui le porte à nous départir ses grâces sans qu'il lui soit nécessaire que nous les recevions, le porte encore à nous convaincre de l'infaillibilité de ses jugements sans qu'il ait besoin de notre approbation pour les faire exécuter. Ce sont des secrets de la bonté divine dont il faut admirer les effets sans les pénétrer et qui me persuadent par mille preuves visibles l'excès de l'amour de Dieu envers nous, sans que je puisse trouver dans tous les hommes de quoi autoriser les grâces qui leur sont départies." Mlle Desjardins aborde ensuite la seconde question on lui avait demandé "pourquoi la Providence a permis que saint Augustin soit tombé dans tant d'erreurs différentes puisque Dieu savait qu'il devait devenir un vase d'élection et un exemple d'amour divin". Voici la réponse
"Quant à ce qui concerne la conduite de Dieu sur saint Augustin, je trouve que ce que nos libertins regardent comme des abandonnements de la Providence sont des marques de son soin paternel pour ce grand saint. Car il semble qu'il n'ait tombé dans toutes les erreurs qui l'ont séduit que pour lui fournir des arguments plus forts pour les refuser; comme il avait vaincu l'hérésie dans son esprit propre, il savait la manière dont on devait travailler pour la vaincre dans celui des autres, et, s'étant dit luimême en secret ce qu'il a dit depuis à la face de tout l'univers, il avait commencé par sa propre personne à détruire les objections qui pouvaient lui être faites à l'avenir. Tombons donc d'accord qu'il n'y a rien d'inutile ni d'opposé en Dieu, et que ce qui semble choquer notre sens en apparence est ce qui devrait le convaincre. En effet, et sans nous élever à chercher ces raisons de ce que notre raison même ne saurait concevoir, prenons le parti de l'humiliation perpétuelle et ne nous servons de notre esprit que pour nous persuader que toutes ses lumières les plus pénétrantes ne sont que les articles de la Foi."

(69) A cette date, Molière subit les persécutions des dévots : nouvel
exemple de concordance entre Mlle Desj ardins et l'auteur des Précieuses. Sur
l'hypocrisie dans ses romans, cf. chap. XI, pp. 62362k.

 171 

Voilà, Monsieur, l'avis que vous avez exigé de moi sur
les deux questions que vous m'avez proposées; regardezle
comme une marque de ma spéculation que je soumets à l'avis
de tout ce qu'il y a de serviteurs de Dieu sur la terre,
et non pas comme une prévention de ma suffisance, et sans
recevoir mon sentiment comme une décision authentique, en
visagezle seulement comme un effort de mon obéissance dont
je n'ai pu me dispenser sans rébellion et sans ingratitude."
(70)
Il faut d'abord dater cette lettre. Elle se situe logique
ment entre le 12 octobre 1667, date de la précédente (71) et l'a
chevé d'imprimer du Recueil, c'estàdire juillet 1668. Où se
trouve à cette époque Mlle Desjardins ? Peutêtre dans un cou
vent (72) ce qui expliquerait le ton de déférence obligée et le
vocabulaire monastique de la dernière phrase. Ce qui est sûr,
c'est que nous avons sous les yeux quelquesunes des pensées
qui l'habitèrent dans les mois qui suivirent la mort de Ville
dieu. Quant au type de question qu'on lui pose, il "sent un peu
le libertinage", en ce sens qu'il implique une vision rationnel
le du dogme qui, sous cet éclairage, laisserait apparaître des
contradictions. Estce un piège que l'on tend à Mlle Desjardins
pour s'assurer de son attachement à l'Eglise; estce au contrai
re un théologien professionnel qui l'interroge pour obtenir d'el
le la simple réponse de l'honnête femme inspirée par une foi spon
tanée, et mieux appropriée que sa science à la pastorale quo
tidienne ? La justification finale le laisse entendre puisque
cette spéculation est due à 1'"obéissance"; elle est d'ailleurs
d'un caractère tout humain, pour ne pas dire sentimental le
besoin, ressenti par quelqu'un qui en a souffert, de voir les
hypocrites publiquement confondus en dernière instance. Cette
révolte contre les fourbes, qu'elle partage avec Molière, ne la
détourne cependant pas d'une adoration inconditionnelle des dé
crets providentiels devant lesquels on sent bien qu'elle s'est

(70) Recueil de quelques lettres et relations galantes, 1668, XXI. (71) On constate que Barbin a rangé les lettres du Recueil par ordre chronologique lorsqu'il s'agit des lettres datées; les autres occupent la place qui correspond aux événements qu'elles mentionnent. (72) Cf. chap. I, p. 53.

 172 

toujours inclinée, quelles qu'aient été les humiliations subies.
Mais cette foi du charbonnier a tout de même choisi de s'exprimer en un langage particulier, et quasi pascalien. Nous avons déjà signalé les relations de Mlle Desjardins avec la famille Barillon, et selon toute apparence avec le monastère de PortRoyal des Champs, lors des séjours à Dampierre. D'une part, tous les milieux mondains qu'elle fréquenta étaient pénétrés d'augustinisme le succès des Confessions, traduites en 169 par Arnauld d'Andilly, le prouve (73). En 1567 justement, on réédite la traduction bilingue de 1659 (septième édition du texte d'Arnauld d'Andilly). Il est très probable que Mlle Desjardins lut cet ouvrage à Dampierre; elle y revint sans doute en 1667, lorsque les épreuves l'obligèrent à rappeler en son âme les modèles inflexibles qu'elle avait admirés en sa prime jeunesse. D'autre part, si le vocabulaire dont elle use nous paraît teinté de jansénisme et si même ses réactions profondes en paraissent imprégnées, n'oublions pas que les curés de Paris sont en majorité sympathisants à la cause (7k). Ce curé, à l'avis duquel on la voit aveuglement déférer, lui a sans doute inculqué cette spiritualité de l'humaine impuissance face au mystère divin. Une fois de plus, MarieCatherine, dans son humilité, nous apparaît comme le témoin de son temps.
Une autre lettre vient compléter notre information. Elle
répond à un message de condoléances au sujet de la perte de ses
biens qui coincide, on l'a vu, avec la mort de Ville
dieu et celle de Guillaume Desjardins (75). Ce qui frappe d'a
bord, c'est l'authenticité qui s'en dégage; l'élévation des sen
timents se combine avec cette intelligence des réalités que nous
avons déjà observée. MarieCatherine se trouvait donc particu

(73) Rappelons les traductions plus anciennes d'Aemar Hennequin 1609 Lyon, 1621 Paris, 1633 Rouen, inspirées par les Jésuites.
(7') Notons pour mémoire les dix Ecrits de curés de Paris rédigés par Arnauld, Nicole et Pascal qui s'échelonnèrent à quelques mois d'intervalle au cours des années 1658 et 1659.
(75) Reproduite à l'annexe II. Elle a toujours été écartée par les biographes.

 173 

lièrement apte à recueillir en une synthèse personnelle les lieux communs stoïciens qui circulaient dans les milieux cultivés. Mais que de fois ceuxci, entraînés par Balzac, s'étaient laissé jouer par l'amourpropre! Insidieux, aux aguets, il dictait ces raisonnements exemplaires, paraphrases de Cicéron, où l'héroïsation des vertus solitaires se greffait sur les déceptions de l'ambition. Il soufflait à l'auteur du Socrate chrétien des effets littéraires qui allaient lui assurer une gloire plus solide que celle à laquelle il prétendait renoncer! Mais pour la petite MarieCatherine Desjardins, aucune compensation flatteuse ne viendrait jamais remplacer les biens matériels que la fatalité lui avait ravis; aucune coquetterie morale n'altère cette "philosophie", fortifiée par les leçons de PortRoyal. La spiritualité cyranienne attribue à l'esprit de pauvreté la valeur éminente que l'on sait, et dans cette humble et bonne terre, elle a porté ses fruits. Certains objecteront peutêtre qu'un témoignage de cette nature importe peu à la littérature mais outre la qualité de l'accent qui lui donne déjà de la noblesse, il constitue une preuve de l'efficacité de ces austères leçons sur le coeur des gens du siècle.

Il est temps de conclure et d'essayer de reconstituer, à
l'aide de ces multiples fragments, ce que fut sans doute la per
sonnalité de MarieCatherine Desjardins. "La plus heureuse nais
sance, disait le P. Bouhours, besoin d'une bonne éducation,
et de ce bel usage du monde qui raffine l'intelligence et sub
tilise le bon sens. De là vient que les savants de profession
ne sont pas d'ordinaire de beaux esprits" (76). L'heureuse nais
sance, l'on sait suffisamment que la fille de Catherine Ferrand
et de Guillaume Desjardins ne la trouva pas dans son berceau,
et c'est ce qui l'empêchera, irrémédiablement, de figurer parmi
ces "honnêtes femmes" dont Nicolas Faret évoque le radieux pres
tige (77). MarieCatherine sera privée de cette dignité que les

(76) Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671, IVème entretien, p. 212.
(77) "Sans elles, les plus belles Cours du monde demeureraient tristes et languissantes, sans ornement, sans splendeur, sans joie et sans aucune
.1.

 174 

meilleures qualités étaient alors impuissantes à conférer lors
qu'elles n'étaient pas entées sur une tige noblement racinée;
il lui manquera toujours cet équilibre personnel qui s'appuie
sur l'éducation et la tradition. Elle met en évidence, en sa per
sonne, lepouvoir d'un milieu sur un être né du peuple, mais qui
apportait à sa formation tardive des dispositions assimilatrices
de premier ordre; aussi représentetelle un cas particulièrement
intéressant pour l'étude de son époque et de la société qui l'ac
cueillit. Ce témoignage, elle eût été bien incapable de le por
ter si elle n'avait été que la jeune écervelée que nous voyons
s'agiter dans l'historiette de Tallemant, et que d'autres bio
graphes se sont méchamment amusés à salir. En fait, MarieCathe
rine Desjardins fut une fille solide, durement trempée par des
épreuves de toute nature, mais qui aimait à rire en provoquant
les usages si ceuxci venaient à traverser les options fondamen
tales de sa nature. Limage qui ressort d'elle est assurément
beaucoup moins excitante qu'il n'a semblé jusqu'ici. Il faut cer
tes s'en réjouir; car dès lors qu'on peut la prendre au sérieux,
elle éclaire d'un jour tout nouveau le temps qui la vit naître.
Ce temps qu'on dit propre à écraser les personnalités, favorisa
bien au contraire l'essor de la sienne, pourtant dominée par un
besoin profond d'indépendance et de liberté. Elle s'épanouit aux
côtés des Patru, Furetière, Boileau, auprès desquels elle se
grise d'ironie, de fantaisie et de bons mots. Avec eux, elle dau
be complaisamment sur les sots. Mais elle n'a point d'idées lit
téraires, et c'est ce qui la distingue radicalement de Madeleine
de Scudéry, avec laquelle d'ailleurs, nous l'avons noté, elle
n'eut aucune relation. Ce qui l'attache à ces terribles railleurs,
c'est qu'elle avait de la faiblesse pour leur tournure d'esprit,
car sa gaieté naturelle y trouvait trop bien son compte. Mais
ils baissaient aussi, comme elle, l'hypocrisie, celle des mots
et celle des attitudes; en ce sens, ils la rejoignaient dans cet
autre trait distinctif la sincérité. Dans un monde où les bien

espèce de galanterie. Et faut avouer que leur seule présence qui ré
veille les esprits et pique la générosité de tous ceux qui en ont quelque
sentiment." (N. Faret, L'Honnte homme, 1630, p. 204.)

 175

séances imposaient tant de contraintes, elle réussit, par un miracle de naturel et de distinction native, à côtoyer les plus grands sans jamais avoir à se reprocher une faute de tact et de conduite, et à se faire estimer comme femme et comme auteur, sans jamais non plus transiger avec ellemême. C'est l'honneur d'une société, dont par ailleurs on dit souvent tant de mal, d'avoir su la comprendre et l'aimer jusque dans ses "extravagances". En effet l'opinion d'autrui, lorsqu'il ne s'agissait que d'usage sans fondement, ne comptait guère à ses yeux, et la modestie même de ses origines lui permit de vivre entièrement "sous sa bonne foi" (78).
Mais MarieCatherine aimait la vie et par conséquent l'a
mour. Il emplit et ravagea son existence. Heureusement, pourrait
on dire, car son coeur la protégea contre toutes les compromis
sions de l'esprit. Dépourvue de tout orgueil, elle laissait sa
simplicité devenir audace, mais avec la mesure qui sied à ceux
qui accordent aux autres le respect qu'ils sollicitent pour eux
mêmes. Loin de se cacher d'aimer, elle était fière d'un don poé
tique qu'elle devait au sentiment et non à une vaine science.
Son nonconformisme si particulier d'autre source que le
besoin de rester vraie en toute circonstance.
Elle sut ensuite tirer un admirable parti des occasions. Si elle dut à son propre fonds la matière d'innombrables fictions, c'est que sa nature impressionnable et nerveuse ne laissa rien échapper de ce qui pouvait la former et l'enrichir em la faisant vivre plus intensément. Elle était donc amenée à convertir en jeux plaisants les conventions romanesques usées, en leur insufflant un ferment de renouveau, puisque ne la garottait aucune fidélité à la tradition. Contrainte de s'instruire seule, par osmose en quelque sorte, elle assimila les connaissances mais non les préjugés de ceux qu'elle fréquenta, opérant spontanément

(78) On mesure mieux maintenant l'incompréhension de Tallemant qui ne voit que malséante provocation dans l'anecdote du collet noir. MarieCatherine, qui n'a pas honte de sa pauvreté, fait preuve d'un optimisme malicieux et croit à sa chance au diable "l'effet épouvantable" du ruban noir! (cf. t. II, p. 901.)

 176 

une selection conforme à sa nature comme à sa condition, qu'elle ne perdit jamais de vue. D'autres auraient souffert de cette situation solitaire qui, si elle lui ouvrit bien des portes, la priva toujours de la solidarité réconfortante d'une famille ou d'un milieu qui l'eût soutenue et protégée. Cependant elle nit à profit avec l'adresse des autodidactes, tous les courants de pensée qui se croisèrent sur sa route.
On les retrouvera dans ses romans, vers lesquels nous nous tournerons maintenant.

DEUXIEME PARTIE

L'OEUVRE ROMANESQUE

A : FORMES ET SIGNIFICATIONS

CHAPITRE V

LES CADRES ROMANESQUES : LA TRADITION

Vue générale

L'oeuvre romanesque de Mme de Villedieu présente une telle diversité de structure, de sujets et de tons qu'elle semble d'abord décourager tout classement. Un examen plus attentif autorise cependant à y distinguer plusieurs types d'inspiration. Certains se rattachent à des cycles déjà connus : l'univers gombervillien (illcidamie, 1661), l'Arcadie légendaire (Carmente, 1667), la Rome impériale (Les Exilés, 1672), la chute de Grenade (Les Galanteries grenadines, 1673). A ces mythologies correspondent des structures traditionnelles : interférences de récits multiples, extension temporelle et spatiale. Parallèlement à cette production se font jour des oeuvres radicalement différentes : nouvelles mondaines nées dans l'entourage d'une grande princesse Mademoiselle (Lisandre, 1663), la duchesse de Nemours (Cléonice, 1668), ou dans l'orbite royale (Les Amours des grands hommes, 1670). Par ailleurs, sans qu'elle l'ait prémédité, les circonstances d'une existence mouvementée contraignirent Mine de Villedieu à s'expliquer sur sa conduite, volontiers mal jugée ainsi virent le jour la nouvelle d'Anaxandre (1667) et les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière (1672167k). Mais elle publiait simultanément des nouvelles (1) historiques

(1) Nous adoptons la définition de R. Godenrie, op. cit., pp. 103107, de F. Deloffre, La Nouvelle en France à l'âge classique, p. 3, et surtout de ci. Sorel, Bibliothèque frangaise, 1664, pp. 162 et 168.

 178 

organisées en systèmes cinquième et sixième parties du Journal
amoureux (1670), Annales galantes (1671), qui s'orienteront bien
tôt vers l'exemplum : Désordres de l'amour (1675) et Portrait
des faiblesses humaines (posthume). En 1674 paraît encore une oeuvre de facture absolument inédite, Le Portefeuille, narration épistolaire de quatrevingts pages environ. Pour finir, nous examinerons à part un récit posthume difficilement classable, où se mêlent assez indistinctement mythe, légende et Histoire : Les Annales galantes de Grèce.
On a pu observer que les cadres romanesques ont été évoqués ici indépendamment de l'ordre chronologique; alors même qu'elle innove, Mme de Villedieu continue à exploiter des formules anciennes. Seule la clarté de l'exposé oblige à présenter successivement des aspects effectivement contemporains. Cependant, comme il apparaît que la proportion des oeuvres novatrices croît au fur et à mesure que s'affirme le talent de l'auteur, il a semblé plus rationnel de distinguer pour l'ensemble deux grandes tendances, tradition et innovation. Cette approche permettra de mettre en évidence l'évolution interne et formelle qui a travaillé cette production abondante et multiple.

LA TRADITION

Nous présenterons donc d'abord le roman de type ancien, dit "à tiroirs", qui débute in medics res, puis se divise rapidement en "histoires" multiples, qui se recoupent en s'éclairant (2). Il se trouve qu'à ce type de structure correspond

(2) Cette disposition, qui restera en faveur jusqu'en plein XVIIIème siècle se distingue du procédé des "histoires intercalées", ou "épisodes"; ceuxci en effet interrompent l'action fondamentale pour faire momentanément place à un récit (nouvelle espagnole du Roman comique) ou à des narrations (Princesse de Clèves) où interviennent des personnages étrangers qui ne réapparaîtront plus.

 179 

organiquement un certain type d'inspiration et même certains schémas dramatiques dont la permanence mérite de retenir l'intérêt.

Les romans dits "è tiroirs

Considérablement réduits par rapport aux sommes romanesques de la première moitié du siècle, ils n'excèdent jamais un volume de cinq cent trente pages. Mme de Villedieu en a écrit cinq, dont quatre sont inachevés (3). Pourquoi ?

Romans inachevés Nous avons examiné au chapitre III le cas d'Alcidamie qui devait comporter une suite massive de volumes ('4). Outre certaines raisons personnelles à l'auteur, intervient ici la brusque désaffection pour le genre long (5) qui, dès après la Fronde, oblige Mile de Scudéry à se succéder à ellemême en écrivant désormais des nouvelles. Mile Desjardins qui, au moment de son entrée dans les lettres, a fondé son succès sur les formules à la mode, se gardera bien de persévérer dans un genre condamné par le goût nouveau elle préfère planter là l'oeuvre ébauchée. Mais cette explication ne saurait valoir pour les trois autres romans.
En nous référant aux dernières lignes de chacun d'eux, nous
constatons que l'auteur ne laisse pas sa narration en suspens
sans commentaire ou bien elle annonce une suite qui ne saurait
tarder : Les Exilés (6), Les Galanteries grenadines (7) ou bien

(3) Carmente (1667) est achevé; Les Exilés (1671, 1672), Les Galanteries
grenadines (1673), Les Annales galantes de Grèce (posthume) ne le sont pas,
('4) Cf. chap. III, p. 110.
(5) Cf. R. Godenne, op. cit., pp. 103107; F. Deloffre, op. cit., p. 38;
H. Coulet, op. cit., II, 8793, tous ouvrages s'appuyant sur Ch. Sorel, De la
connaissance des bons livres (1671), Bibliothèque française (166'4); l'abbé de
Villars, De la délicatesse (1671); Du Plaisir, Les Sentiments sur les lettres
et l'histoire (1683).
(6) Le désespoir de Tisienus !'était trop grand pour enfermer ses effets
dans la fin de ce tome; il est déjà d'une grosseur qui (...) pourrait le rendre
.1.

 180 

elle considère que l'intérêt du sujet, sinon le sujet luimême, est épuisé (Annales galantes de Grâce) (8).
Notons que le phénomène n'a rien d'insolite. L'Astrée, l'archétype du roman, n'avait pas été terminé par son auteur, et on lui connaissait deux dénouements divergents : celui de Baro et celui de Gomberville. Ce dernier remodela plusieurs fois son Polexandre, laissant chaque fois en panne le récit précédent. Ce n'est qu'en 1637, après une refonte complète du grand oeuvre, que celuici se voit doté de la fin traditionnelle: le mariage des deux héros. Il est clair que depuis longtemps la finalité d'un roman est indépendante de ce dénouement obligé, qui, d'une certaine façon, l'affadit (9). Tout se passe comme si le romancier magicien s'octroyait tous les droits, y compris celui de faire, à son gré, cesser l'enchantement.
Dans un registre plus modeste, celui du simple divertissement, Mme de Villedieu use librement de cette commodité : elle s'assure de la fidélité de ses lecteurs par des promesses, fait pivoter la scène pour y accrocher un nouveau décor, ou regarde délibérément ailleurs. Cette désinvolture, elle la pousse très loin sans doute, parce qu'elle pousse très loin aussi le sens du jeu : ne doitil pas prendre fin dès que l'on craint d'ennuyer, même si la partie n'est pas achevée ?
N'attachons donc pas une importance excessive à des conventions

ennuyeux. Il en faut au moins un suivant pour tracer l'image de ce qu'était alors la ville de Rome. Je me hâte d'y passer (..J".
(7) "L'idée douloureuse qu'ils (les malheurs à venir) me dorment éteint le feu de mon génie. Il faut quelques jours de repos pour le rétablir, et ce ne sera que dans le tome suivant qu'on verra la conversation de la reine et du prince de Léon (...)".
(8) "Mais n'y atil pas assez longtemps que nous y (l'île de Théras) séjournons ? Mes lecteurs ne s'ennuientils pas d'un si long séjour et me fautil point les en délasser par d'autres recherches ?"
(9) Aussi Goitherville l'égaietil par une plaisanterie fort inattendue "Ceux qui avaient eu la permission de suivre nos demidieux jusque dans leur sanctuaire en sortirent incontinent après que le peuple fût écoulé. Imitons des personnes qui savent si bien leur cour. N'allons point frapper effrontément à des portes qui sont si sacrées. Contentonsnous de savoir que Polexandre et Alcidiane sont eriseithle, et puisque nous les avons si longtemps possédés, ayons assez de justice pour trouver bon qu'ils se possèdent euxmêmes."

 181 

qui n'altéraient guère alors le plaisir de la lecture. Même avec l'élimination du genre long, nul n'a songé, même au XVIIIème siècle, à reprocher à Mme de Villedieu d'avoir laissé en suspens quelquesunes de ses intrigues (10).
Si nous examinons maintenant les cinq romans traditionnels sous l'angle de l'inspiration, nous constatons que chacun d'eux nous transporte dans l'un de ces mondes fictifs où se plaisait l'imagination des contemporains : aux constructions héritées des grands modèles se lient nécessairement des reconstitutions topographiques., psychologiques et dramatiques qui s'inscrivent dans des mythologies bien vivantes encore de 1660 à 1673 environ.

Les mythologies Deux auteurs, nous l'avons vu, ont charmé l'enfance de MarieCatherine Desjardins : Gomberville et d'Urfé. Son premier essai romanesque, Alcidamie, tente donc de recréer le climat de l'utopie gombervillienne, l'"Ile Inaccessible" s'étant muée en "11e Délicieuse"; avec Cements, elle rappelle au jour l'Arcadie des pastorales, tourmentée toutefois de guerres dynastiques qui s'étendent jusqu'à Syracuse, et dont certaines dérivent du siège de Marcilly, en passant par les antiques légendes romaines; le mythe de l'île imaginaire revient avec Les Exilés de la Cour d'Auguste, rassemblés par la disgrâce non loin de la sombre Scythie; société galante et angoissée, sur laquelle se projettent les intrigues de la Cour impériale, mais où les coeurs s'apaisent. Plus proche de Cythère est l'île de Théras, franche utopie galante; son code a fait droit aux plus téméraires des suggestions précieuses, de sorte que les héros de ces Annales galantes de Grèce y viennent panser leurs blessures et convertir leurs ambitions. Les Galanteries grenadines enfin n'hésitent pas à ramener les lecteurs sous le ciel de Grenade, pour faire revivre le monde raffiné des souverains maures dont le prestige n'est pas encore éteint.

(10) Ni Sorel (Bibliothèque française , p. 162) ni Bayle ni LengletDufresnoy ni l'abbé de La Porte ne lui font ce grief. L'Almahide de Mlle de Scudéry (8ème tome, 1663) n'est pas achevée non plus.

 182 

L'inspiration gombervillienne Alcidamie (1661) En 1660, Mile Desjardins qui n'avait attaché son nom qu'à quelques petites poésies, voit sa réputation grandir grâce à un "récit", celui "de la farce des Précieuses". Sans attendre, elle tâte du roman; mais son imagination ne s'est point affranchie des grands devanciers qu'elle admire : Alcidarnie reflète dès les premières lianes l'image de la divine Alcidiane (11).
Sans s'attarder sur la similitude de ces deux noms, nous pouvons accumuler les rapprochements : un autre Almanzor est ici roi de Maroc, le vieux père moribond de Néphize, Hely (12), se retrouve sous l'apparence d'Haly Joseph; Almanzaîre (13), la vertueuse épouse répudiée par le roi de Sénéga (l't), est devenue Almanzaîde, qui règne sur les Canaries, comme Polexandre. Mulay, l'amant persécuté d'Enoramita (15), a prêté son nom au fidèle serviteur de Théocrite; la perfide Lindarache est ellemême désignée par celui que Gomberville, à peu de chose près, a donné au non moins perfide Tyndarache (16).
Quant au théâtre des aventures, si l'ampleur en est assurement réduite, il est assez fidèlement maintenu de l'ue Délicieuse, quelque part en Méditerranée, le lecteur est vite transporté à Maroc, puis au Groenland, de même qu'il suivait Polexandre sur les mers chaudes et glacées, et aux mêmes escales. La somptueuse poésie de la mer, qui fait l'unité de l'oeuvre de Gomberville, a bien entendu disparu, mais il reste dans Alcidamie des traces de l'attachement que portait Marin Le Roy à la vie maritime : ainsi la sollicitude de Théocrite pour son bâtiment,

(11) Alcidamie, si l'on en croit Festugière, est aussi le nom que Sarasin donnait à Mme de Longueville (Oeuvres de Sarasin, I, 392 (it)). Cf. aussi Mss Conrart, p. S't, Ars. 3135. Et le Grand Cyrus (t. III).
(12) Polexandre, II, 155.

(13) Ibid., II, 720 sq.

(l't) Ibid., I, 725.

(15) Ibid., II, 197.

(16) Ibid., II, 255256. Le nom est aussi emprunté à Perez de Hita.
Lindarache est courtisée par Reduan, qu'elle désespère. Oh. Sorel (Bibliothèque française, p. 159) mentionne un roman intitulé Les Aventures de Lindarache, sans date.

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blessé par la tempête, estelle scrupuleusement notée (17). Ma
rieCatherine a gardé, du foisonnement de son maître, les visions
les plus saisissantes; édulcorées, elles sont pourtant lé : Plai
sance, au plan carré, aux rues largement percées, au port accueil
lant, rappelle dès les premières lignes la résidence d'Alcidiane,
qui n'apparaît dans Polexandre qu'à la page 59,2 du tome II; im
pressionnée par la splendeur inouïe de la grotte de Bajazet (18),
la romancière dote son héroïne de fabuleuses richesses orienta
les où figurent le cristal, les lambris d'or et les labyrinthes
en glaces de Venise (19); elle y ajoute toutefois, sous le nom
de Fez, le Paris monumental la place Royale et le palais du
Luxembourg (pp. 8294), imitant sur ce point Mlle de Scudéry.
Mais elle se garde de faire attendre mille cinq cents pages pour
réunir les deux héros (20), que le destin rapproche dès que le
décor est planté. Cependant l'éblouissement de Théocrite ne dif
fère guère de celui de Polexandre; il a devant lui la même divi
nité chasseresse, semblablement parée flèches, carquois, arc
d'ébène et d'argent, écharpe et plumes couleur de feu, cor d'ar
gent, perles et émeraudes (21); n'oublions pas non plus cette
"gorge", couverte d'une gaze fort claire, et que l'agitation du
vent relevait quelquefois" (22). Le même accident de chasse (è
ceci près que c'est un cerf qui effraie le cheval blanc d'Alci
diane, tandis que Mlle Desjardins a préféré un sanglier) crée
aussitôt cette "obligation" qui rive les deux amants l'un à l'au
tre, approfondissant entre eux le fossé que creuse la différence
supposée des conditions. Hanté lui aussi par un portrait quasi

(17) Ale., p. 2. (18) Polexandre, I, 163180, et Aid., 3383L0. (19) Ibid., I, 178, et Aic., p. 338. (20) Ibid., II, 572. (21) Ibid., II, 572580, et Ale., pp. 57. (22) Ale., p. 6, et Polexandre, II, 689690 "Son habit moins jaloux qu'à l'ordinaire découvrit à Polexandre des trésors que jusque là il n'avait pu voir que par le bénéfice de l'imagination (..J; (il) baissa la vue pour se recueillir (...)"  Mais Théocrite ne baisse pas les yeux devant "ces beautés qui avaient jusques alors surpassé son imagination".

 l8' 

magique, Théocrite se soumet religieusement à sa "divinité visible", mais n'éprouve pas devant "l'adorable original" l'ineffable soumission du grand Polexandre : la mystique de la lumière, la symbolique de l'esclavage céleste sont abolis. Restent encore les défis obligés, le chevalier inconnu qui ravit l'âme de la princesse mal "accordée" (23), la longue cérémonie du tournoi, et l'apparition des emblèmes féminins (2k). Mais la tragédie cruelle et compliquée qui se déroule à Maroc est sans commune mesure avec le divertissement donné à Thulé, tout dangereux qu'il se révèle pour le repos de la reine. En effet, l'amour, le sang et la mort s'évanouissent lorsqu'Hylas paraît.
Hylas, ou son émule Lisicrate, est invité à la Cour d'Alcidamie pour le divertissement général. Insolent comme son maître, il affiche une inconstance qu'il traduit aussi en vers, et à laquelle on réplique de même : occasion ménagée par l'auteur de s'exercer à l'imitation "galante" de d'Urfé. Les Règles de service pour Licicrate (p. 327), composées par Philimène (25), rappellent, en y répondant, les provocantes chansons de l'inconstant (26). Lisicrate bénéficie cependant d'une large audience; défendant vigoureusement sa thèse dans une dispute contre Osomar, le pendant bien falot de Silvaridre, il est heureusement appuyé par une PhilimèneSapho qui élargit bientôt la conversation aux mérites de l'Amour d'Inclination, opposés aux enjouements faciles de l'Amour Galant : souvenir évident du Grand Cyrus, nais surtout imitation délibérée, sur un thème à la mode, de Cllie à peine achevée. Deux autres conversations animent la Cour d'Alcidamie : l'une sur les lettres d'amour, écho persistant de Clélie, et l'autre sur la poésie mondaine. Exempte du dogmatisme

(23) Enoramita, épouse de Néphize (Poleirandre, II, 3) et A]manzaîde dans Alcidamie. Cf. chap. VII, p. 369.
(24) Cf. chap. VII, p. 370.
(25) Porteparole de l'auteur.
(26) Astrée, I, pp. 15, 72, 96, 11)4, 130 notamment, et surtout imitation du contrat passé entre Hylas et Stelle, préservant leur liberté, t. III, pp. 379380. Autre imitation de l'Astrée : la galerie de tableaux CAstrée, lEI, 19 sq, et Aic., pp. 175182).

 185 

de Mile de Scudéry, moins lourde et monotone, Mile Desjardins s'enhardit à exprimer un avis personnel et prône la sincérité sous tous ses aspects. Ces conversations n'immobilisent pas l'action, car elles se situent assez adroitement dans le reportage d'une vie de Cour, à l'abri des tumultes du monde qui ne viennent pas battre aux portes comme dans Clélie. Cette passe d'ar, mes entre Lisicrate et son adversaire ne fait ni vainqueur ni vaincu, et Almanzade, priée de raconter ses aventures, entraîne ses auditeurs à Thulé, oÙ nous retrouvons le souvenir de Gomberville dans la bataille navale finale, à peine évoquée, et gagnée sur les pirates par les vaisseaux d'Alcidamie. Le tiroir se referme; le lecteur a logé cette destinée dans le jeu complexe des
 vicissitudes que subissent tous ces êtres, réunis par le hasard souverain. Nous n'en saurons jamais plus. Fautil s'en plaindre ?
Ce ne sont pas ces sortes d'aventures, en effet, qui attirèrent beaucoup de lecteurs à Mile Desjardins, mais la présence, dans son roman, d'une actualité qui n'échappa à personne.

Les clés roman et réalité Bien que mentionnée par Ch. So
rd dans la Bibliothèque française, Alcidamie ne dut guère sa pas
sagère célébrité qu'aux clés immédiatement fabriquées pour ou
vrir les deux premières parties du roman. On y vit, sous l'iden
tité de la famille de Haly Joseph, roi de Fez, l'histoire encore
toute chaude de Tancrède de Rohan. Sans entreprendre de narrer
par le menu des événements connus et largement étudiés (27), nous
nous bornerons aux faits essentiels, sans la connaissance des
quels tout commentaire demeurerait obscur. Enfant naturel de la
duchesse de Rohan et de Candale, fils du duc d'Epernon, Tancrède
naquit en 1630 et sa mère s'en débarrassa aussitôt après sa nais
sance en le remettant à des serviteurs fidèles. Il passa pour
 mort jusqu'en 1645, date à laquelle on apprit qu'il se trouvait

(27) Outre Tailemant (I, 642) et les Mémoires de Mme de Rohan (Mss. Conrart), des récits contemporains se trouvent sous la plume de Baizac, de Guy Patin et des commentaires dans SaintSimon. Une Histoire de Tancrède de Rohan parut en 1767 à Paris. De nos jours, l'affaire a suscité l'intérêt de G. Gouton (Corneille et la Fronde, 1951, pp. 3811) qui voit dans l'histoire de Tancrède une source possible du Don Sanche de Corneille.

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en Hollande. La duchesse se décida d'autant plus rapidement à le faire passer en France qu'elle désirait se venger de sa fille Marguerite qui venait de se mésallier à épousant Chabot. On prétendit que l'héritière tenta de supprimer le gêneur en le faisant assassiner par Ruvigny, son ancien amant; Tancrède échappa, et sa légitimation fut l'enjeu de longs procès qui opposèrent la duchesse douairière et les ayanls droit du feu duc de Rohan, défendus par Patru (28). Ces derniers eurent gain de cause; Tancrède, déclaré bâtard, quitta la France. En 169 il y revint, au moment où, sur une reprise de la procédure "il allait être reçu duc de Rohan au Parlement". Mais il fut tué à Vincennes en une misérable rencontre "avec un parti des troupes royales" (29).
On verra, en lisant le résumé du roman, ce que Mlle Desjardins a fait de cette histoire, qu'elle ne mena d'ailleurs pas à son terne, puisqu'elle n'acheva pas son ouvrage. Elle nous conduit jusqu'à l'arrivée de ThéocriteTancrède à la Cour de sa soeur ZélideMarguerite, sous le vêtement d'un prince étranger, tandis que la ReinemèreMme de Rohan, ayant deviné en lui le fils tant pleuré, se répand en plaintes amères, et adresse à sa fille des lettres de reproches.
Les identifications ne parurent pas évidentes à tous : Tal
lemant luimême, peu suspect de partialité à l'égard de Mlle
Desjardins (30) déclara "Il n'y a pas grand chose", et le chan
celier Séguier, "n'y trouvant rien d'offensant pour Mme de Rohan
(31), donna la main levée", car les exemplaires avaient été sai
sis. Il faut dire d'abord que la destinée de Tancrède, par ses
incidents extraordinaires, passait les imaginations pourtant fer
tiles des faiseurs de romans dans ce cas, emprunter au réel,
c'était rejoindre les clichés romanesques les plus éculés. Il
est fort probable que Mlle Desjardins, malgré des dénégations

(28) Talleinant, op. cit., I, 62.
(29) Ibid., I, 6'46.
(30) Cf. chap. I, pp. 37 et '0.
(31) Il s'agit de Marguerite de Rohan, qui avait obtenu, étant unique héritière, de garder son nom et son titre. L'existence d'un frère ruinait donc tous les avantages acquis.

 187 

ultérieures (cf. chap. II, p. 914), n'éprouva guère de scrupu
les, non plus que d'Urfé qui, au dire de Patru, transposa dans
l'Astrée sous les noms d'Euric (transparent), de Clarinte et
d'Alcidon, les relations parfois orageuses de Henri IV, de la
princesse de Conti et de Bellegarde (32). Nous retrouverons ces
trois personnages sous leurs vrais noms, soixantedix ans plus
tard, dans Les Désordres de l'amour. Il semble bien que la plu
part des romans de cette époque ont dû une partie de leur succès
è des transpositions devenues presque une loi du genre (33).
L'ouvrage devenait donc susceptible d'une double lecture inno
cente pour les noninitiés, c'estàdire la grande majorité des
lecteurs modernes, et complice pour les autres. Mais la première
de ces deux lectures présente, dans son ordre, une cohérence tout
è fait satisfaisante et des causalités internes qui se suffisent
è ellesmêmes, tant dans le domaine des faits que dans celui des
caractères; le lecteur retrouve même en eux une certaine tradi
tion littéraire à laquelle il est accoutumé.
Ainsi, il faut être préalablement averti des détails de l'affaire pour opérer un tri entre ce qui est conforme à la réalité et ce qui a été modifié ou inventé (314). Mais, dans la façon par exemple dont le jeune Théocrite apprend sa naissance (p. 1141), on peut voir aussi un souvenir de l'histoire d'Almanzor, de Cornberville (35); de même, il faut avoir entendu parler des affrontements réels de Chabot et de Ruvigny pour les déclarer source de ceux de Rustan et de Gomelle, car ils s'expliquent fort bien

(32) 0. Patru, Oeuvres diverses, Paris, 17114, 3ème éd., pp. 555557. Eclaircissements sur l'histoire de l'Astrée. Patru prétend tenir cette clé de l'auteur luimême. Au sujet des romans, Sorel écrit en 16614 (op. cit., p. 168) "Il s'en trouve qu'on estime pour cela seulement que par leurs noms empruntés ils cachent des aventures véritables".
(33) Rappelons les clés des portraits du Grand Cyrus, de Clélie, celles de La Princesse de Paphiagonie, celles qu'on a récersoent découvertes pour la
Chrysolite (XVIIème siècle, article de A. Euslis, 1972, N° 97, pp. 323).
L'érudition en révélera sans doute bien d'autres.
(3't) Cf. M. Th. Hipp, Romans et mémoires..., thèse 1973, p. 121123.
(35) Cf. Polexandre, récit de Muet, homologue de Muley, le fidèle serviteur qui raconte la naissance de son jeune prince, fils de Zebairn, roi de Senega, et les révélations qui le suivent (I, 76 sq).

 188 

par la colère de Rustan, victime d'une machination et iniquement arrêté par l'époux de la reine. Rien de plus naturel que de voir la reine de Fez, émue d'amour maternel, envoyer chercher son fils dès qu'elle apprend qu'il est en vie. Si les ressemblances peuvent paraître troublantes à certains yeux, d'autres discerneront dans ces impitoyables luttes dynastiques des souvenirs de celles qui opposèrent Fez et Maroc pendant des décennies (36), et Mlle Desjardins ne ment peutêtre pas lorsque, devant encore se justifier vers 1667 auprès de Langey, elle affirme avoir "tiré mot pour mot son intrigue de l'Histoire d'Afrique" (37). En tous cas le tout est solidement construit et s'appuie sur une psychologie neuve.
Mais l'auteur prétend surtout que Ruvigny n'est le portrait que de luimême, et nous sommes bien tentés de la suivre sur ce terrain. Car ces données, prétendûment volées à une réalité parfaitement sordide malgré les grands noms qui s'y mêlent, se coulent sans difficulté dans le moule héroîque. Très adroitement, Mlle Desjardins fait jouer à un personnage purement fictif, Lindarache, le rôle ingrat du traître, qui, telle "la détestable Oenone", prend sur elle le chantage et le meurtre. Zélide, ignorante de ce qui se trame, n'a qu'un défaut une "furieuse amour de la couronne' (p. L5); mais sa personnalité estelle viciée par cette passion foncièrement noble qui la rapproche de l'image littéraire de tant de princesses ? Tallemant reconnaît que "Mme de Rohan est bien audessous de toutes choses de celle sous le nom de laquelle on a mis quelques endroits de son histoire". Il en est de même de Rustan : l'auteur s'est livré, dans sa lettre à Ruvigny, à son "apologie", afin que le défendeur, d'abord ulcéré de l'identification, puisse ensuite s'en avouer flatté. Abstraction faite de cette perspective particulière, il faut bien

(36) Cf. notamment les troubles qui précédèrent la bataille des Trois Rois (voir chap. VI, p. 286).
(37) Coniberville (Polesandre, II, 20320'4) s'étend sur la "fatalité" qui a fait commettre à "la maison de Maroc" "de grandes extravagances"; "les liens du sang et de la parenté ne servaient qu'à conduire plus sûrement les malheureux au supplice".

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189 

reconnaître que le caractère romanesque est des mieux composés.
Ce type d'amant abusé par un tiers reparaîtra dans Les Désordres
de l'amour (38). La reine enfin, dont le modèle avait tant dé
frayé la chronique scandaleuse (39), attire la sympathie par ses
malheurs et ne mêle nul sentiment dégradant aux griefs qu'elle
est forcée, pour la dignité de sa maison, de faire valoir à l'en
contre de sa fille pathétique figure de mère déchirée entre
deux affections, elle appartient à l'ordre héroïque, et l'on re
grette bien d'être condamné à ignorer comment la romancière comp
tait achever cet épisode.
Malgré son caractère composite et décousu, au demeurant conforme aux usages, Alcidamie, conçue par une jeune fille de vingt ans, contenait bien des promesses. Nous retrouverons bientôt ce roman, en étudiant la psychologie amoureuse, à laquelle ce premier essai apporte déjà une non négligeable contribution.
Son second roman, Mlle Desjardins le situe dans un autre univers de convention celui de la pastorale.

Une Arcadie héroïque Carmente (1667) En partant pour les
PaysBas au printemps de 1667, l'auteur de Manlius remet à Bar
bin un "petit roman", suivant l'expression de la Bibliothèque
universelle des romane (140), intitulé Carmente. Elle y demeure
fidèle aux structures traditionnelles, mais réduit les dimensions
de ce genre d'ouvrage dans des proportions révolutionnaires. Si
nous comparons à Clélie, cette proportion dépasse les douze trei
zième5 (141). Sur quoi porte cette réduction et comment s'estelle
opérée ?
D'abord par une modification de l'exposition. C'est sur

(38) Bussy répond aussi à de fausses lettres, et se rend à une fausse assignation, sur les conseils d'une vieille servante, soudoyée par Bellegarde; mais nous sommes passés au registre tragicomique.
(39) Cf. Tallemant, op. cit., I, 622 sq.
(140) BUR, mars 1776, p. 133.
(141) Clélie 7192 pages; Carmente 573 pages (le nombre des lignes par page et des caractères par ligne étant sensiblement constant, malgré la différence des formats).

 190 

l'apparition du héros principal que s'ouvre le récit, et malgré un début in medias res, nous sommes aussitôt informés des particularités de la destinée du protagoniste, de son double étatcivil, des raisons de sa présence en Arcadie, de ses espoirs et de ses craintes. Grâce à ces dispositions initiales sont économisés tant de récits de personnages secondaires, dont seul le recoupement, souvent tardif, apportait les éclaircissements fondamentaux.
Ensuite, le nombre des personnages a considérablement diminué. Certes, il en reste suffisamment pour que subsiste cette impression d'ample tragédie ou comédie humaine qui se dégage des romans héroiques; l'auteur n'a même pas hésité à obscurcir l'intelligence de son texte en donnant, suivant une habitude ancienne, des noms identiques à des personnages de la môme famille (Evandre, Arcaste). Mais elle s'est limitée à six couples qui passent et repassent devant nos yeux sans que nous ayons perdu le souvenir des aventures précédentes. Enfin, moins de personnages, moins "d'histoires" justificatrices.
Les "ornements" ont proportionnellement diminué nous ver
rons bientôt leur importance, mais chacun d'eux tient moins de
place. L'évocation des costumes est discrète (I.2) et s'intègre
aisément dans la trame de base. Les "conversations" sont rédui
tes à des mouvements dialogués, vifs et naturels, assez bien in
sérés dans l'intrigue, qu'ils ne ralentissent pas sensiblement.
Ainsi lorsque Théocrite, amoureux d'Ardélie, la jeune esclave de
sa mère, insiste pour faire recevoir ses voeux, il apparaît nor
mal que la jeune fille motive son refus par l'exposé rapide de
ses principes et de ses convictions.
Tous ces allègenents aboutissent à une ordonnance lisible
au premier coup d'oeil deux parties, de trois livres chacune,
soit six livres pour six couples, et six "histoires" constitu
tives, dont cinq sont brochées sur le récit principal, l'histoire
de Carnente et d'Evandre. C'est ce type de construction que re
prendra Mine de Lafayette dans Zade et, après elle, tant de

('2) Une seule description détaillée de toilette : elle se trouve à la fin de l'ouvrage et n'excède pas une page (p. 565).

 191 

romanciers du XVIIème et du XVIIIème siècle. Il semble que la formule en ait été inaugurée par Mlle Desjardins, dans le seul "roman" court achevé qu'elle nous ait laissé (J3).
L'influence du goût nouveau, sensible dans l'effort de con
densation de la matière romanesque, ne s'étend toutefois pas en
core jusqu'à l'abandon des "horizons chimériques". Le succès
persistant de laDiane de Montemayor, du Pastor fido, de l'Aminte,
de l'Astrée, des pastorales dramatiques françaises ou étrangè
res, des Bergeries de Racan, dont la poésie mondaine prolonge les
conventions et les plaisirs, entretient le mythe pastoral pour
quelque temps encore. Mais quel chemin parcouru depuis l'Astréei
Evaporé, traversé de réminiscences extérieures à lui, ce mythe
a perdu l'unité que lui conférait, chez d'Urfé par exemple, l'ob
session de la quête d'amour, symbolisée par l'attachement indé
fectible à la petite patrie. Cette curiosité du monde, qui se
réfractait à travers la spiritualité propre de chaque berger,
a fait place à une sorte d'élargissement géographique qui dis
sout le recueillement comme dans Clélie, le lecteur se trouve
transporté à ,Syracuse, puis à Stymphale (sans les oiseaux) pour
aborder enfin, sur les pas d'Enée, au rivage légendaire du La
tium. Mais la plus grande similitude entre Clélie et Carrnente ré
side dans le mouvement d'ensemble un mariage conclu et autori
sé se trouve rompu par un ennemi à la faveur d'un événement
tragique, cataclysme chez Mlle de Scudéry, mort subite du père
de l'héroine dans le cas qui nous occupe.
L'intérêt de l'ouvrage est donc à chercher ailleurs : dans
ses clés, et leur signification. Que Carmente soit un roman à
clés, il est difficile de le nier. Regardons l'héroine principa
le assurément sa beauté blanche et blonde se conforme aux ca
nons esthétiques qui font loi depuis le Moyen Age, mais elle
ressemble étrangement à celle de Marie de Longueville, dédica
taire de l'ouvrage. Loret a rendu hommage chaque semaine, à cette
"Princesse blanche comme ivoire" ('), cette "Princesse jeune,

(3) Estil besoin de dire que le dénouement consacre l'union des deux amants, qu'a séparés un destin longtemps et diversement implacable.
('44) Premier vers de La Muse historique, 4 mai 1650.

 192 

blanche et blonde" à "ce teint blanc comme neige" (46).
Les gravures et portraits qui nous restent d'elle confir
ment (47) qu'il ne s'agit pas de flatteries fabuleuses. Or voici
comme nous apparaît Carmente (la duchesse est veuve, ne l'u
blions pas)
"La fourrure noire qui accompagnait le visage de Carmente rehaussait l'éclat de son teint, d'une vivacité extraordinaire, et ses cheveux, qui étaient d'un blond cendré admirable, mêlés confusément entre les rubans et les perles, ajoutaient mille grâces nouvelles à sa beauté naturelle (. . . )" (p. 142).
"Un grand vole de gaze noire lui prenait la tête en forme de pointe (...) Ses cheveux, qui étaient d'un blond cendré admirable, étaient relevés avec des noeuds de jais et de perles, et laissant tomber quelques boucles qui semblaient s'échapper comme par hasard venaient ombrager ses joues et sa gorge qui, n'étant couverte que d'un voile plissé, paraissait d'un blanc éblouissant au travers de la gaze dont elle était cachée." (PP; 565566) (48) Quant aux lumières de son esprit, elles ont été universellement vantées. Précisément les dons et les goûts de Carmente se manifestent dés sa prime jeunesse
"Vous jugez bien que le ciel l'ayant enrichie es
prit et d'un mérite extraordinaire, il en a fait éclater
les commencements dès sa plus tendre jeunesse. Elle était
dès lors une enfant aussi miraculeuse qu'elle est à présent
une femme miraculeuse. Dès lors elle témoignait cet amour
pour les arts et pour les sciences qui la met si fort au
dessus de toutes les personnes de son sexe (... )" (p. 13).
Faisons la part des hyperboles obligées : Mme de Nemours
n'en est pas moins reconnaissable, d'autant que Carmente, comme
elle, deviendra veuve après moins de deux ans d'union conjugale
(49). On sait, de. plus, que Mile de Longueville fut demandée en
mariage par le duc d'York, en 1651, et que la Régente s'y opposa

(45) XXIème lettre, éd. 1656, p. 160. Voir encore les lettres du 19 juin et du 17 juillet 1650, oil sont évoqués les "blonds cheveux". (46) XXXème lettre, 10 décembre 1650, p. 244. (47) Gravure de Montcornet, Boulanger; portrait des Beaubrun. (48) Gravure de Regnesson, et Muse historique, 1er fév. 6 22 mars 1659.
(49) Née à Paris le 5 mars 1625, mariée à Trie le 22 mai 1657, veuve le 14 janvier 1659.

 193 

pour des raisons de "politique" (50). En 1657, le futur Jac
ques II, après s'être couvert de gloire sous Turenne (51), doit
gagner en hâte les Flandres en raison du rapprochement franco
anglais, et ceci l'année même du mariage de Marie (52). Il com
battra glorieusement aux côtés de Turenne à la bataille des Du
mes (53).
Examinons maintenant le personnage d'Evandre (54). Réfugié
chez son parent le roi d'Argos, il s'illustre dans la guerre que
celuici soutient contre le roi d'Elide, après avoir vécu pau
vrement à sa cour
sans royaume et sans autre recours que la générosité du roi d'Argos qui à la vérité était engagé par les droits du sang et par sa propre magnanimité à prendre mes intérêts : mais il avait des affaires si cruelles sur les bras par la guerre qui était entre lui et le roi d'Elide son voisin qu'il ne pouvait faire en ma faveur tout ce que son extrême bonté lui demandait pour moi." (pp. 1213.) Pour venger son père défait, puis assassiné par l'usurpateur ("d'une flèche empoisonnée"), il participe glorieusement è

(50) "Le duc d'York avait désiré d'épouser cette sage princesse; la reine d'Angleterre m'avait commande d'en parler à la reine. Elle me répondit que ce prince étant fils de roi était trop grand pour le pouvoir laisser marier en Prance, et par cette raison politique, l'affaire ne put réussir. Ce prince en fut fâché; il estimait cette princesse; sa vertu et sa personne lui plaisaient (...) En tout temps, ce mariage était convenable à lui et à elle." (Mie de Motteville, Mémoires, III, 392393.)
(51) Le duc d'York a laissé des Mémoires, dont il ne reste que son journal de marche des années 16521659; ii peut être intéressant de le confronter avec le texte de Carmente.
(52) En 1657. Ce changement de politique prélude à une alliance de fait, et se concrétise par la réception solennelle d'un ambassadeur de Crcemell; il bouleverse la situation des princes anglais. Tine de Motteville, gênée, croit nécessaire de plaider pour le roi : "Le roi avait été obligé de faire un traité solennel avec lui pour empêcher que le roi d'Espagne ne le prévînt C...) Le roi et la reine, à leur extrême regret, avaient reçu un ambassadeur de sa part, et il avait été traité come ceux des têtes couronnées. Le roi d'Angleterre et le duc d'York son frère furent obligés de sortir de Prance pour chercher un asile en Flandre." (Op. cit., IV, 95.)
(53) Récit de Tine de Motteville, p. 112. Les exploits du duc d'York sont signalés.
(54) Portrait physique, cf. Carm., p. 147 et p. 197. Rappelons que dans lTEnéide, Evandre est père ou époux (suivant les traditions) de Carmante; tous deux sont originaires d'Arcadie. Evandre aurait apporté la musique aux Latins.

 19'4 

plusieurs campagnes (55), soutenu dans son ardeur par la jeune Carmente, très sensible à ses malheurs et à son désir de recouvrer la couronne arrachée (56). Mais lorsqu'il peut croire que sa valeur le rend digne de celle qu'il aime, on lui oppose la "raison dTEtatT (57), et un renversement brutal des alliances l'oblige à quitter la princesse. Le vieux roi étant mort, son fils Tessandre fait arrêter Evandre et le dépose sous bonne garde à la frontière du Latium, tandis qu'il marie Carmente au fils de l'Usurpateur. Une étude plus approfondie permettrait de relever bien d'autres similitudes (58) et de nombreuses références aux guerres des années 16501660. Détail non dépourvu d'importance : Evandre sait aussi danser (59) et remporte le prix aux jeux organisés en l'honneur de Pan.
Assurément, la romancière a plié et subordonné ses sources aux impératifs romanesques. Les deux héros sont fils de rois c'est Evandre qui, dans le roman, ne peut prétendre à Carmente, et non l'inverse. Pour simplifier ce que l'histoire a de peu glorieux pour le roi de France, Mlle Desjardins fait mourir le roi d'Argos, et le remplace par un prince "envieux et farouche" (60)

(55) Care., pp. 22, 2'4, 26, 283 et 286; Evandre se bat contre le roi d'Argos,p. P4 et p. 75; ii est accueilli par les habitants du Latium, "fort affectionnés pour le feu prince son père et maltraités par les Aborigènes leurs voisins."
(56) Mme de Nemours est souveraine de Neuchâtel, et se battra toute sa vie pour conserver ses droits. "Quand on a porté une couronne, dit la jeune princesse, et que nos pères l'ont portée, je ne sais rien de plus cruel que de la voir sur la tête d'un autre" (pp. 1516).
(57) Cf. chap. VIII, p. '407.
(58) Evandre est de quatre ans plus jeune que Carmente; le duc d'York de même, né en 1633, était de huit ans le cadet de Mlle de Longueville. Cette différence d'âge n'est pas ordinaire chez les héros de roman.
(59) Dans Le Ballet de la nuit, le duc d'York figura "un amant transi".
(60) L'expression est employée à deux reprises, p. 14 et pp. 2627. Il est tentant de voir en Tessandre un portrait de Condé, peu flatté on s'en doute : "Bien que Tessandre soit assez bien fait et qu'il ait même assez
.1.

 195 

qui sacrifie sa soeur à ses ressentiments. Ainsi se trouve du même coup réhabilitée la mémoire de Mile de Longueville, considérée comme Frondeuse (61), mais qui, en fait, fut déchirée entre la solidarité familiale et sa loyauté personnelle (62). Dans le roman, la situation est bien plus nette mariée par obéissance, Carmente doit se conduire en reine d'Arcadie, endurer donc que son amant soit traité en ennemi, sans pouvoir se départir de ses devoirs d'état (63). L'exposé de son cas de conscience et de ses souffrances occupe de longs passages (64), car on fait grief à la reine de complaisance pour Evandre, lorsque celuici se trouve accusé, à tort, d'être l'assassin du roi d'Arcadie. Le niveau héro!que est toujours maintenu. Mais surtout le roman s'achève sur un dénouement heureux loi du genre, certainement, mais aussi .vocation du roman à clés, qui répare les injustices du destin, rectifie les réputations, console des déceptions. Vers la même date, le prince Ulrich de BraunschweigWolfenbUtel récrit presqu'en même temps qu'elle se vit, l'histoire de SophieDorothée de Hanovre (65).

d'esprit s'il le voulait bien appliquer, il a un naturel envieux et farouche dont il donnait des marques dans toutes ses actions (..J" (p. 14). Evandre dit plus loin : "Ce naturel farouche et envieux n'avait pu souffrir sans une rage inconcevable le bonheur que j'avais eu dans cette campagne, et le voyant suivi des applaudissements publics, il conçut un dépit si violent qu'il ne pouvait s'empêcher d'en donner des marques à tout le monde. Il lui semblait qu'on faisait tort à sa gloire en élevant la mienne." (Pp. 2627.) M. le Prince n'est guère mieux traité dams les Mémoires de la duchesse de Nemours.
(61) Mie de Motteville, Mémoires, II, 420.
(62) Parlant des "entreprises" des Condé et de Mine de Longueville, Mine de Motteville précise au sujet de Marie "Cette princesse n'y était entrée que par ses obligations qui l'avaient engagée par raison dans un parti dont le duc de Longueville son père était l'un des principaux chefs (... )" (III, 392).
(63) Sur ce conflit cornélien, cf. chap. VIII, p. 409 . A. Adam (op. cit., IV, 223224) indique comme source possible des tragédies cornéliennes le mariage manqué du duc d'York et de Mlle de Longueville.
(64) Pp. 475481.
(65) Cf. R. Mazingue, Anton Ulrich (16331714), un prince romancier au
XVIIèrne siècle, thèse dactylographiée de ParisSorbonne, 1974, pp. 416419. Le prince a connu Mlle de Scudéry.

 196 

Les "histoires" secondaires nous réservent d'autres surprises. Un savant poète a émigré à la Cour d'Argos, Théocrite.
"Ce savant personnage si connu par les ouvrages de son esprit, non seulement en Grèce, mais dans tout le reste du monde (. . .)" (p. 3).
"(...) ayant trouvé des lumières admirables dans l'es
prit de la princesse, cultivait cette jeune merveille avec
un soin particulier (...) (Il a) un talent merveilleux pour
la poésie et une science si profonde qu'on peut dire qu'il
est le premier homme de son siècle." (pp. 3334rn)
Or on sait que le duc Henri avait fait une pension à Chape
lain parce qu'il devait, dans La Pucelle, célébrer la gloire de
son ancêtre Dunois (66). La clé ne tarde pas à se préciser. Théo
crite, naturel austère, n'a pu se défendre de s'attacher è
Ardélie, son élève, "fille incomparable" (67), bien que jusqu'a
lors, il n'ait abordé les femmes que pour les entretenir de "ma
tières relevées"
"Quand je me trouvais en quelque promenade où il y avait des femmes, elles tournaient leurs pas d'un autre côté sitôt quelles m'apercevaient, et j'entendais qu'elles se disaient les unes aux autres : 'Ah mon Dieu, voici Théocrite : ôtonsnous de sa rencontre; car s'il nous aborde, il nous parlera tant de sa science, qu'il nous donnera la migraine'." (Pp. 156157) Et voici le portrait d'Ardéiie, sous lequel on découvre vite Mile de Scudéry (68)
"Bien qu'il y ait sans doute des beautés plus accomplies que sa sienne (69), il n'y en a guère de plus propre à se faire aimer. Elle ne fait pas un sourire qui ne touche, elle ne dit pas un mot qui ne plaise, et le ton de sa voix même semble être fait pour le coeur plutôt que pour l'oreille."

(66) Cf. éd. Adam de Tallemarit, II, 1178.
(67) Expression courante pour désigner Mile de Scudéry. Ici p. 318 et p. 322.
(68) C'est en général Valentin Conrart qui passe pour le chevalier servant de Madeleine de Scudéiy avant sa rencontre avec Pellisson. Mais la qualité de poète hérolque ne saurait lui convenir. Chapelain a entretenu une longue correspondance avec Mile de Scudéry, dont le tour est souvent galant, et Mile Desjardins renseignée par ne de Nemours pouvait disposer d'informations de première main. Enfin, il existe une lacune importante dans la correspondance de Chapelain entre l6'4O et 1659. Il est également possible que deux originaux aient fourni à un seul personnage de roman.
(69) Euphémisme romanesque! Voir aussi p. 158 : "(...) bien que son teint ne fût pas aussi blanc que beaucoup d'autres, il était uni et délicat." .1.

 :197 

Elle a appris "deux ou trois langues parfaitement" (p. 16k). Elle est si avertie qu'elle aime soutenir des disputes littéraires; ainsi dialoguetelle avec Timoléon sur les mérites respectifs des vers héroîques et des vers galants
"Ce n'est pas une conséquence nécessaire que l'Elégie qui plaira à l'homme tendre soit plus belle effectivement que l'Ode héroîque dont il ne ferait pas tant d'estime, et que le récit d'une bataille qui charmera un héros étouffe l'éclat d'une pièce galante qui sera faite en vers libres et familiers." (P 168) La discussion se prolonge; Théocrite intervient pour soutenir la prééminence des vers héroîques (p. 169) contre Tirnoléon, partisan résolu des vers galants
"Je ne suis pas de votre avis (...) Je tiens que les matières héroîques guindent l'esprit et lui fournissent une élévation qui rend ses opérations forcées et obscures". Ce Timoléon est aussi poète, mais il n'"écrit que des bagatelles jusques ici" (p. 170). Pourtant c'est lui qui est aimé. Or Ardélie refuse de l'épouser, faisant valoir qu'elle préfère l'amour de Timoléon à son propre établissement. Cette attitude extraordinaire surprend tous ceux qui les connaissent, mais ils trouvent leur bonheur dans un commerce exquis de lettres et de vers de plus en plus tendres (70). Théocrite (71) est consterné. Envahi par la "honte" d'avoir succombé à l'amour et de s'être laissé devancer par un jeune homme dont le mérite lui paraît inférieur au sien, il surmonte toute la pudeur que lui a donnée la "philosophie" pour se déclarer à son tour, profitant d'une longue absence de Timoléon (72). Ardélie reste froide et imperturbablement fidèle. Elle ne répugne cependant pas à expliquer

Quant aux yeux, ils sont "noirs, un peu petits et brillants d'une vivacité
sans égale." (Ibid.)  Au même moment, 1666, le malveillant Furetière fait
de l'auteur de délie un portrait féroce (Le Roman bourgeois, pp. 989992,
historiette de "L'Amour égaré").
(70) Fautil rappeler la tendre correspondance de Madeleine de Scudé
ry et de Pellisson, encore inédite évidemment ?
(71) Rappelons que ce personnage ne doit pas être confondu avec son
homonyme, le héros d 'A icidamie.
(72) "(...) l'intérêt de ma fortune et le conseil de mes amis me for
cèrent à accepter cet emploi dans le royaume des Eléens." (P. 315) Allusion è
l'emprisonnement de Pellisson, après l'arrestation de Foucquet (16611662).

 198 

"tranquillement" ses sentiments. Le "sage" Théocrite veut donc "aimer comme un autre homme" ? Hélas! c'est ignorer "l'incornmodité de la science en amour"
"Il y a une grande différence entre ce qu'on appelle
un savant dans le monde et ce qui n'est simplement qu'un
homme d'esprit. Un savant a un certain air de Philosophie
qui imprime le respect et la crainte et qui fait peur à
l'amour. Ce Dieu qui de luimême est badin s'accommode bien
mieux de l'enjouement d'un jeune Chevalier que du sérieux
austère d'un savant personnage. En effet, Seigneur, si vous
me permettez de dire mon sentiment sur la manie de vos Sa
ges, à quoi sert pour la société civile cette science pro
fonde dont ce qu'on appelle un savant assaisonne ses dis
cours ? Qu'aije affaire de savoir comme les Anciens fai
saient l'amour quand je veux le faire dans ce siècle ici ?
Et de quoi me guérit la citation de cinq ou six auteurs qui
me sont inconnus quand il s'agit d'une affaire dont mon
coeur seul doit décider ?" (pp. 3'4i32)
Remarquons d'abord l'accent moderne de ces lignes, qui ne
doit pas nous étonner de la part d'une jeune fille qui n'a pas
eu d'autre éducation que l'usage du monde. Cette satire du pé
dant n'est pas nouvelle, mais elle se rafraîchit par l'applica
tion qui en est faite, de même que Molière s'éjouira à mettre en
scène un Vadius dont le comportement désigne assez clairement
l'original. Notons ensuite que Mlle Desjardins ne semble pas,
alors que le sujet s'y prêtait, s'être livrée à un pastiche. Le
personnage d'Ardélie est construit sur nouveaux frais la jeune
esclave écrit ses propres vers et intervient à sa mode. Elle doit
certes sa naissance à l'amour réel de Madeleine de Scudéry pour
Paul Pellisson (73); seul ce grand sentiment, respecté de tous
les contemporains, les hausse sur ce piédestal : pour le reste,
l'auteur de Carmente se réserve toute liberté.
Mais voyons la suite des événements.
Les rapports s'aigrissent vite entre ces deux beauxesprits
devenus rivaux; ils en viennent à des "différents publics" (p.
165), "enfantés par la jalousie amoureuse". Timoléon, sans cher
cher à séduire, règne dans le coeur d'Ardélie dès qu'elle le
rencontre et, "par l'effet de la sympathie", ils s'écrivent des

(73) On sait (Belmont, RHLF, 1902, pp. 6q6673) que Pellisson fut présenté à Madeleine de Scudéry au cours de l'été 1652 à Lésigny dans la maison de campagne de Mme Aragonnais.

 199 

billets amoureux exactement semblables. Non sans de longues luttes, dont tout l'épisode est occupé, Théocrite s'efface en homme généreux, mais à cette condition au moins donnezmoi votre parole, ditil à Ardélie, que, quoi qu'il arrive, vous ne vous donnerez jamais à lui que je n'aie obtenu de moimême d'y consentir." (p. 344) Document fort intéressant : peutêtre ces lignes nous introduisentelles dans l'intimité d'une aventure que nous ne connaissons guère que par ses retentissements littéraires (74); mais surtout les gens de lettres se trouvent promus ici à la dignité de héros de roman (75); leurs passions valent d'être contées, comme celles des "hommes ordinaires" dont nous parlait la préface; enfin, cette scène de "conversation" entre des interlocuteurs particulièrement qualifiés permet à l'auteur de s'inscrire dans la tradition de celle même dont elle s'inspire, et qui d'auteur, devient personnage! Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos découvertes. Au détour d'une page, Tinoléon présente au roi Evandre qui a recouvré son trône, le jeune Philiston.
"Ce Philiston est un Poète comique de Syracuse qui est fort estimé parmi nous. Sous le masque de la plaisanterie et de l'enjouement, il débite une morale fine et délicate qui rend sa conversation aussi utile qu'elle est agréable" (p. 325). A la fin du roman, après qu'il a rendu plusieurs services, on le prie de parler de ses aventures personnelles
"Prenant la parole avec cet enjouement qui lui était
naturel : 'Hélas, Seigneur, ditil en souriant, mes aventu
ras sont bien aisées à raconter; le bon ou le mauvais succès
d'un Sonnet ou d'une Ode de ma façon ont fait les incidents
de ma vie les plus mémorables; et les caresses ou la froi
deur de ma Muse sont les félicités ou les infortunes d'un
homme de ma professioa 'En effet, interrompit Timoléon, je
pense que l'heureux Philiston jamais eu d'amour que pour
Thalie ou pour Euterpe; quelques cheveux arrachés et quel
ques ongles rongés sont les effets les plus cruels de son
désespoir, et si je ne ne trompe, son cabinet est le champ

(74) Allusion aux affrontements de 1659 lors de l'élection de Cilles Boileau à l'Académie. (75) Pour ne pas contrevenir aux usages, Mile Desjardins fait de Théoente et de Timoiéon deux princes de Syracuse, ennemis politiques, aux idéologies antagonistes. Quant à Andélie, on la découvre bientôt princesse de Carthage.

 200 

de bataille où se sont terminés tous les combats qu'il a eus avec le destin.' 'Seigneur, répliqua le poète, j'ai peutêtre eu mes affaires secrètes comme un autre; mais je ne tiens pas que les incidents d'une vie commune comme la mienne méritent le nom d'aventures. Il faut être un grand Prince ou un grand Conquérant pour remplir le titre d'une histoire dignement et quand je vois un homme d'une naissance médiocre, et dont la vie est ordinaire, raconter avec emphase ce qui s'est passé entre lui et sa voisine, il me semble voir quelqu'un redire comme un prodige qu'une brebis a fait un agneau.' Tout le monde s'éclata de rire à cette expression de Philiston (...) Donnant une ample carrière à son humeur satirique, il fit une peinture fort plaisante de ceux qui faisaient un Roman de toutes sortes d'aventures, et qui mettaient au nombre des incidents remarquables les accidents ordinaires d'une vie obscure et triviale (...)" (pp. 526563). Qui aurait cru que BoileauDespréaux pût un jour faire figure de héros de roman ? Il semble bien cependant qu'il s'agisse de lui. Misogynie, inspiration limitée et exécution laborieuse (qu'on se souvienne de l'Epttre à Molière), attaque contre son ennemi du jour, Boursault, auteur de la Satire des satires, qui circule alors en manuscrit (76), et des Lettres û Babet; à moins qu'il ne s'agisse de Le Pays, déjà attaqué dans Le Repas ridicule et auteur d'Amitiés, amours et amourettes, recueil de sa propre correspondance amoureuse. De toutes façons, le passage est du plus haut intérêt. Que Mile Desjardins ait fait parler Boileau en lui prêtant des propos qu'il n'a pas tenus, ou qu'elle ait enregistré ici l'un de ses bons mots, nous sommes sûrs qu'elle n'a pu faire autrement, pour le moins, que de traduire fidèlement la pensée de l'auteur des Satires en ce printemps 1667. Ces lignes sont également très instructives pour l'histoire du roman et son esthétique. Ne parlons pas de la vivacité du "crayon" c'est un petit morceau d'anthologie. Tant de portraits presque familiers ne doivent pas faire perdre de vue la perspective d'ensemble. Carmente reste un roman "héroTque", ne seraitce qu'en raison de la multitude des schémas littéraires qui le soustendent. Le début s'inscrit dans la plus banale tradition

(76) Cf. chap. IV, pp. 16316k.

 201 
"Jamais la délicieuse Arcadie n'avait été favorisée d'un jour si beau que celui où devaient se célébrer les jeux de Pan et de la nymphe Syrinx; et jamais les agréables bergers du hameau de Légée (..J" etc. Les emprunts de détails sont innombrables. Comme Céladon, Evandre passe pour mort, et refuse de quitter ce monde parce que sa bienaimée lui a ordonné de vivre (p. 8); comme Polexandre, il se cache chez un sage ermite pour essayer d'apercevoir la reine (77). Le couple d'ambitieux, Arcaste et Nicostrate, fait songer à Tarquin et Tullie dans Cléle (78). L'histoire de Licoris et de Cyparisse est imitée de celle de Bellonde, de Célion et d'Amaranthe, au tome II de l'Astrée. Celle d'Ardélie rappelle les clichés qui se perpétuent depuis Héliodore. Cette matière composite est capricieusement disposée, et les aventures des temps présents revêtus d'oripeaux usuels, suivant une recette qui semble toujours plaire. Mais pardelà les conventions règne un climat moral, une vie psychologique qui fait l'unité de l'ouvrage, et qui s'affirme déjà avec une grande originalité. Le mythe pastoral, dans Carrnente, n'est plus qu'une mousseline transparente. En estil de même du mythe romain ?
Le mythe romain On se souvient que le roman de la première moitié du siècle y a largement puisé : rappelons pour mémoire Ariane de Desmarets, Cléopatre de La Calprenède et naturellement délie. Dans ce domaine, le genre romanesque accueille et met en oeuvre des représentations mentales qui ont pris corps ailleurs. Issues des humanistes, de Montaigne (79), elles ont reçu
(77) Polexandre se cache chez Osmin (t. II, pp. 619 sa.) et Evandre chez Sines. (78) Le portrait fortement individualisé d'Arcaste (pp. 150, 498, 506, 507) fait songer à Mademoiselle et à Mme de Longueville. "Cette passion (l'ambition) m'est naturelle et (comne) elle m'a paru noble et digne de ma naissance, j'ai pris si peu de soins de la cacher qu'il y a peu de gens à qui mon nom soit connu qui ne sachent jusqu'à quel excès elle est parvenue" (p. 498). Arcaste ne veut épouser qu'un roi. (79) Essai, III, 9 notamment.

 202 
leur expression achevée dans l'oeuvre de Guez de Balzac (80). Des travaux récents l'ayant mis en évidence, nous nous bornerons à un simple rappel (81).
'L'habitude était d'admirer les Anciens comme législateurs et comme capitaines, comme poètes ou comme architectes, mais de les admirer individuellement. S'étaiton jamais avisé qu'ils eussent non point une vie privée, ce qui était évident, mais une véritable vie sociale 7 (...) A Rome, Balzac rencontrait les esprits raffinés dont le premier mérite était d'avoir su combiner 'les grâces' avec la 'majesté'. La fin de la République, les premiers lustres de l'Empire sont pour cela des temps irremplaçables (...) Pensant aux anis de Virgile et d'Horace, Balzac se les imagine 'urbains', c'estàdire agréables à entretenir, soucieux de paraître, et si parfaitement è l'aise dans leur cercle de lettrés qu'ils n'enfreignent jamais la discrétion la plus polie." (82) Mais quand monte sur le trône le nouvel Auguste (83), le prince de la paix, le mythe se circonscrit autour de la personne impériale; l'éclat de sa vie privée oblige à mettre l'accent sur les passions qui s'agitent dans son orbite, et l'idéal d'urbanité qui avait séduit la génération précédente se charge d'un poids nouveau. Un échange s'établit entre la société galante, déjà fatiguée (nous sommes en 1672) et "l'idéologie romaine" (8'4); mais Suétone l'emporte désormais sur TiteLive, en attendant la
(80) Discours "De la conversation des Romains", Oeuvres, éd. 1665, II,
424, analysé par R. Zuber in Les Belles infidèles et la formation du goat
classique, 1968, pp. '40i'402. (81) Cf. M. Th. Hipp, op. cit., p. 316 sq. (82) R. Zuber, o. cit., p. 02.
(83) Sur l'identification de Louis XIV à Auguste avant Perrault, cf.
notamment P. Bouhours, Entretiens, p. 147. Admiration inconditionnelle de la duchesse de Nenurs, d'esprit pourtant très indépendant, aux premières lignes de ses Mémoires. Le roi est le "nouveau César" (p. 'i), le "nouvel Auguste" (p. 5). "L'étoile qui présida è sa naissance" lui prodigue tant de faveurs qu'il a été "destiné pour donner la loi à l'Europe" (p. 2). Eloges du roi dans les nouvelles de Mile de Scudéiy Célinte (pp. 232'), Promenade de Versailles (pp. 3537). Cf. Godenne, art. cit;, p. 511, n. 21. Tableau à double sens du "siècle d'Auguste" in Exilés, p. 62.
(8L) "On trouve dans l'idéologie romaine des éléments qui répondent à un besoin senti par l'époque et on prête aux Romains des qualités qui sont proprement l'apanage de la société contemporaine." F. E. Sutcliffe, Gue de Balzac et son temps, 1959, p. 205.

 203 
faveur de Tacite (85); sur cette toile de fond vont s'enlacer des arabesques "héroîques" (naufrages, courses éperdues, rixes, méprises) et des propos allègres, reflets de la vie mondaine, et des préoccupations d'alors.
Les Exilés de la Cour d'Auguste (16721673) Ce roman,
avonsnous dit, est demeuré inachevé. Cependant, s'il est écrit
que l'auteur prévoyait un second tome, le premier forme un tout
cohérent s'ouvrant sur l'arrivée d'Ovide en l'île de Thalassie,
il se ferme sur la mort d'Auguste et l'avènement de Tibère. Cet
événement considérable constitue une manière de dénouement, puis
qu'il marque pour ces "exilés" la fin d'une étape : en effet le
successeur du prince qui les avait disgracies peut rapporter ces
mesures d'exception, rappeler è Rome ceux qui en avaient été
bannis; une existence nouvelle commence.
Structurellement, Les Exilés sont constitués de dix récits,
dont certains s'entrecroisent, engagés dans la trame principale
"l'histoire d'Ovide". C'est en effet lui le héros du roman (86);
c'est sa personnalité qui assure l'unité d'intérêt et c'est autour
de lui que s'ordonnent toutes les intrigues secondaires. Ovide
connaît depuis 1660 une vogue généralisée l'abbé de Marolles,
après bien d'autres, a récemment traduit toutes ses oeuvres (87);
en 1663, Gilbert fait représenter une pastorale dramatique en
cinq actes intitulée Les Amours d'Ovide (88) et, pour nous limi
ter à trois noms, Thomas Corneille venait (1670) de traduire en
vers quelques élégies de l'illustre poète latin, Pièces choisies
d'Ovide. Les causes mystérieuses de sa disgrace, ses plaintes
nostalgiques attriaient une sympathie d'autant plus vive que
(85) Cf. chap. VI, "Portrait des faiblesses humaines".
(86) L'enregistrement du privilège (février 1672) porte qu'il est "ac
cordé à la Dame de Villedieu pour un livre intitulé Ovide ou les Exilés de la Cour d'Auguste".
(87) 1660 : deux éditions de L'Art d'aimer et des Remèdes d'Amour, Les
Fastes 1661 une Anthologie, les Réroîdes, Epftrec, Tristes. Chacune de ces traductions fut rééditée.
(88) Cf. Fr. Parfait, op. cit., IX, 204.

 2O' 
l'actualité d'après la Fronde proposait maint exemple de pareille destinée.
Thalassie, c'est donc moins la solitude absolue de Tomes,
que cette société de nobles proscrits qui se resserrent et se dé
chirent sur les terres espagnoles où ils ont trouvé refuge Bru
xelles, dans les premières lignes d'Anaxandre, est déjà une "île"
(89). L'intrigue du roman de Mme de Villedieu se déroule tantôt
sur les bords de la Mer Noire, tantôt, par le biais des récits,
à Rome même, vers laquelle convergent les élans d'amertume et
d'espoir. Tandis qu'ils nourrissent tous quelque chimère, ces
hommes et ces femmes souffrent d'amour, et tels Consalve et Al
phonse dans Zade, remâchent chagrins et erreurs. Mais simulta
nément, la mer jette sur ces côtes, en vagues successives, des
rivaux, des témoins de leurs malheurs qui irritent ou apaisent
tour à tour leurs coeurs ulcérés séquelles de fièvres anciennes
et incidents nouveaux s'éclairent et se complètent. Enfin les di
mensions relativement modestes de l'ouvrage en rendent la lec
ture aisée.
Ce n'était pas le cas de Cléoptre de La Calprenède (i6'461857) qui avait lui aussi réuni autour d'Auguste Livie, Ovide, Horace, Tibère et Lentulus. L'originalité du propos consiste ici à utiliser d'une part des transpositions temporelles propres à réactiver les nostalgies et, d'autre part, à superposer au mythe romain, toujours vivace, l'image d'une société close, où les contemporains pouvaient chercher et parfois trouver l'écho d'une réalité bien précise.
Images contemporaines Mme de Villedieu n'est pas la première à exploiter la fiction impériale pour autoriser des allusions, des événements et des portraits contemporains. Dès 1621, Comberville, dans le titre même d'un de ses romans, proclamait ses intentions sans ambages
La Carithée de M. Le Roy, sieur de Gomberville, conte
nant sous des temps, des provinces et des noms supposés plu
(89) Mile Desjardins a bien connu le milieu des proscrits de Bruxelles. Sur Anaaandre, cf. chap. VI, p. 27.

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sieurs rares et véritables histoires de notre temps.
Des personnages s'appellent Auguste, Germanicus, Agrippine... Qu'Auguste, dans Les Exile's, figure Louis XIV, il suffit pour s'en convaincre, de lire l'éloge du prince
"Son règne est doux et glorieux; il a conquis l'Empire, assujetti diverses Nations, et fait fermer le Temple de Janus. Quel autre Prince sur la terre a su mieux que lui rassembler les qualités héroïques et populaires ? Quel autre a jamais écouté avec plus de douceur les requêtes de ses sujets et les a répondues (sic) avec plus d'équité ?" (p. 386) (90) En principe, sa vie privée ne saurait souffrir aucun jugement "profane". Auguste est "susceptible d'amour", soit, mais
"Ne parlons de l'Empereur, interrompisje, ennuyé de
ce discours (91), que comme on parle des Dieux, c'estàdire,
sans applications profanes. Le penchant qu'on remarque en
lui s'accorde si bien avec les vertus héroïques qu'on pour
rait l'en louer comme de sa meilleure qualité. Mais souvent
ce qui dans l'esprit d'un sujet passe pour une louange prend
un autre caractère dans celui du Prince, et pour se tenir
dans le chemin le plus sûr, il ne faut apostropher son maî
tre que sur les matières générales." (p. 173) (92)
En dépit de cette prudente mise en garde, Hortensius se per
met une observation comment ce "vainqueur" peutil se laisser
surprendre "aux charmes de ses sujettes, et sans respect pour au
cunes lois, (mettre) sur le trône impérial la femme de Tibère Né
ron encore vivant 3" (p. 386). Agariste rétorque
"Auguste n'a violé aucuns devoirs qui dussent lui être si sacrés que le sont pour une femme qui aime la gloire,les règles de la bienséance et la modestie où l'engage son sexe. Un Conquérant n'en est pas moins Conquérant pour avoir de l'amour dans le coeur. Le souvenir de sa Maîtresse ne l'empêche pas de gagner une bataille. Et César n'en a pas moins les qualités essentielles d'un grand Empereur pour avoir enlevé une Epouse è Tibère Néron." (pp. 386387) Auguste vient d'éprouver une grande passion pour Varentille que Mme de Villedieu dépeint ainsi
"Elle est naturellement modeste et réservée. A ce tempé
(90) César (AGH; cf. chap. VI, p.243 ), et Périclès (PS'S, p. 240) présentent également des ressemblances avec le monarque français. (91) C'est Ovide qui parle.
(92) ?ne de Villedieu auraitelle déplu en glissant des allusions trop pré
cises dans la préface des Amours des grands hommes 3 Cf. chap. II, p. 82.

 206 
rament se joignait une délicatesse de coeur qui lui faisait regarder comme autant de larcins ce que le public apprenait de son aventure, et l'Empereur étant bien aise d'effacer par de grandes apparences d'équité les idées de triumvirat, voulait paraître réglé dans toute sa conduite et ne donner s'il se pouvait aucun sujet de plaintes ni générales ni particulières (93). Je pense que ce fut cette conformité de sentiments plutôt que la beauté de Varentille qui lui attira les soins amoureux de l'Empereur. Elle a de grands traits de beauté et une douceur passionnée dans la physionomie qui s'attaque droit au coeur, mais il lui manque de l'embonpoint (...) (93) et il y a même des irrégularités dans la beauté de Varentille que l'embonpoint ne réparerait pas. Cependant avec ses défauts, elle toucha si puissamment le coeur de l'Empereur qu'il n'aimera jamais personne d'un amour plus délicat et plus pur que celui qu'il eut pour cette fille." (p. '436) On a reconnu Louise de La Vallière, sa célèbre maigreur, les "irrégularités de sa beauté" (elle boitait légèrement) (95), son amour exclusif de la personne du roi (96), et la volonté de ce dernier de tenir ses amours secrètes (97). Auguste, comme Louis, est jaloux (98) et hait l'éclat
''Cet éclat était en ce tempslà (99) un des plus grands supplices de l'Empereur C...) et par une inclinaison assez
(93) Explication intéressante et inédite de ce "mystère" auquel AugusteLouis tient tant.
(9'4) L'auteur utilise le présent car le modèle est encore visible à la
Cour. On peut comparer ce portrait peint d'après nature à ceux de l'abbé de
Choisy (Mémoires, éd. Mongrédien, p. 85) et e de Lafayette (1/PA, p. 35 sq.).
(95) Princesse Palatine, Correspondance, II, 91.
(96) "Le peu d'esprit de La Vallière faisait qu'elle ne prenait pas le avantages et le crédit qu'une si grande passion aurait pu faire prendre à une autre : elle ne songeait qu'à être aimée du Roi et à l'aimer." (VPA, p. 53)
(97) "Le Roi, n'ayant de confident que luimême, se faisait un plaisir du mystère" (Choisy, op. cit., p. 61). "Il gardait beaucoup de mesures" (vP4, p. 38). Pour la voir en cachette, le roi emprunte la chambre de saintAignan (ibid., p. 14) puis oblige Louise "é rester dans sa chambre en contrefaisant la malade afin de la visiter le soir en secret" (p. '47). "Il lui. interdit d'avoir une confidente" (p. '5).
(98) Terentia dit d'Auguste : "Il s'abandonne à des soupçons injurieux. Il les fait éclater sans avoir daigné me faire la moindre explication" (Ex., p. 188). Sur la jalousie de Louis XIV au sujet de La Vallière, cf. Choisy "Il avait l'esprit extrêmement blessé sur la crainte qu'il n'eût pas été le premier qu'elle eût aimé", et VPA, p. 53 : la jalousie du roi à l'égard de Bragelonne. Louis XIV assiégera de même Lomenie de Brienne de questions anxieuses cf. J. Lair, Louise de La Vallière et le jeune Louis XIV, p. 58.

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rare chez une Dame, il faisait aussi celui de Varentille."
"Je sais (...) l'amour d'Auguste pour Varentille, interrompit Junie. Les actions personnelles d'un si grand Empereur se répandent par toute la terre et les fureurs de Scribonia contre cette fille ont fait un si grand éclat qu'il faudrait n'avoir pas entendu nommer Rome pour ne savoir pas cette histoire." (p. 435) Il est difficile de ne pas évoquer ici l'affaire de la lettre de Vardes ourdie par la comtesse de Soissons (100). Le portrait qui suit achèvera de nous en convaincre
"Scribonia était déjà disgrâciée dans le coeur d'Au
guste, et Livie remplissait sa place. Mais cette disgrâce
ne s'étendait encore qu'à des préférences dont Scribonia
n'est guère jalouse. Elle a plus que d'amour,
et si elle eût toujours conservé l'estime de l'Empereur, du
crédit auprès de sa personne et la réputation d'avoir part
dans les affaires, elle l'aurait vu sans regret préférer la
beauté de Livie et de dix autres femmes è la sienne. Elle
était donc en divorce avec le lit de l'Empereur sans l'être
proprement avec lui (101). Il la voyait tous les jours; il
avait une déférence extrême pour ses prières (...)" (p.
437) (102)
Mme de Villedieu se trouvait particulièrement bien informée
par la duchesse de Nemours (103). Aussi le texte romanesque béné
ficietil de détails précis et vivants
(99) L'auteur laisse entendre que le monarque a bien changé sur ce point.
(100) "La comtesse de Soissons ne doutait point de la haine que La Valhère avait pour elle, et, ennuyée de voir le roi entre ses mains, le marquis de Vardes et elle résolurent de faire savoir è la reine que le roi en était amoureux." (VPA, p. 54)
(101) Faisant le tour des beautés qui "pouvaient prétendre aux bonnes grâces du roi", Mme de Lafayette écrit d'Olympe Maricini : "La comtesse de Soissons aurait pu y prétendre par la grande habitude qu'elle avait conservée avec lui, et pour avoir été sa première inclination (...) Elle avait toujours conservé quelque crédit auprès du roi et une certaine liberté de lui parler, ce qui avait fait soupçonner que, dans certains moments, la galanterie trouvait encore sa place dans leurs conversations (...) Le roi avait aimé la comtesse de Soissons avant qu'elle fût mariée (...) Elle avait naturellement de l'ambition, et dans le temps que le roi l'avait aimée, le trône ne lui avait pas paru une chose où elle n'osât aspirer." (VPA, p. 15)
(102) La Vallière "avait souvent de la jalousie de la comtesse de Soiscons chez qui le roi allait tous les jours." (VPA, p. 53)
(103) Le comte de Soissons était le cousin germain de Mme de Nemours par sa mère Marie de Bourbon, princesse de Carignan.

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"Mais Scribonia qui était mécontente de ce qu'on lui avait refusé pour un de ses officiers une charge vacante dans la maison de l'Empereur, et de qui tous les premiers mouvements sont impétueux, avait dans sa colère dit certaines choses devant l'Impératrice qu'elle avait redites è l'empereur et qui lui faisaient appréhender qu'elle n'eût découvert quelque chose (...) Il connaissait parfaitement Scribonia; il savait que dans sa colère elle disait tout ce qu'elle avait sur le coeur" (i0). Et voici, à peine altéré, le récit de la mémorable fugue de La Vallière

"Scrihonia, qui ne pouvait se pardonner d'avoir si mal
profité d'une si grande occasion de faveur (105), avait
animé l'impératrice (106) et l'avait obligée è faire mettre Varentille dans une maison de filles voilées. L'Empereur avait été mortellement offensé de cette entreprise et pour apprendre è ces deux princesses à ne plus en faire de si téméraires, non seulement il avait envoyé quérir Varentille, mais, faisant céder toute considération au maintien de son autorité (107), il avait logé cette fille dans un des appartements du palais, lui avait donné des gardes (...)" (p. 448) (108). Mais revenons è l'intrigue. Varentille, avant de prendre le coeur du prince, était aimée d'Ovide, qui ne devine rien du nouvel engagement de sa maîtresse
"J'admire comme je ne m'aperçus point d'une chose si remarquable. J'aimais véritablement Varentille, et en amour j'ai plutôt des vues trop étendues qu'un défaut de pénétration. Cependant l'intrigue de Varentille et de l'Empereur était liée et leurs conditions arrêtées avant que j'en eusse le moindre soupçon. La principale de ces conditions fut d'observer un mystère qui trompa les plus clairvoyants (... On ne peut jouer un personnage plus indigne de moi que celui que je jouai pendant tout ce tempslà. J'étais la dupe
(1014) Mme de Lafayette note "un esprit vif et un naturel ardent" (p. i14), fort "peu capable de se contraindre" (p. 16).
(105) "La Comtesse de Soissons ne laissait pas de voir avec beaucoup de chagrin le plus grand attachement que le Roi prenait pour La Vallière, d'autant plus que cette jeune personne (...) ne rendait compte ni è Madame ni à la Comtesse de Soissons de ce qui se passait entre le Roi et elle" (p. 414).
(106) "Quoique la Reine sa mère le tourmentât incessanment sur La Val
hère (..J" (p. 147). Cf. encore Ibid., p. 38, et l'abbé de Choisy : "Irritée
contre Louise, elle (la ReineMère) volontiers chassée de la Cour."
(107) Mme de Villedieu insiste sur ce trait de caractère du Roi plus que ne le font les mémorialistes.
(108) Selon l'abbé de Choisy, Monsieur et Madame refusèrent d'abord de la reprendre. L'événement eu lieu le 24 février 1662.

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d'une jeune personne qui naturellement paraissait ingénue, et en qui la Cour n'avait pas eu le loisir de corrompre l'ingénuité (...) Et moi qui reconnais un rival avant qu'il soit assuré de l'être, j'en avais un dont les moindres démarches sont publiques (..J" (pp. 438439). Ce personnage de comédie auraitil quelque attache avec la réalité ? Les Mémoires de l'abbé de Choisy ne permettent guère de doute : il s'agit de Foucquet.
"On l'accusait d'être insatiable sur le chapitre des
dames (...) Il osa lever les yeux jusqu'à Mlle de La Val
hère, mais il s'aperçut bientôt que la place était prise,
et voulant se justifier auprès d'elle et de son amant se
cret, il se donna luimême la mission de confident, et
l'ayant mise à un coin de l'antichambre de Madame il lui vou
lait dire que le roi était le plus grand prince du monde,
le mieux fait et autres mêmes propos; mais la demoiselle,
fière du secret de son coeur, coupa court, et dès le soir
s'en plaignit au prince qui n'en fit pas semblant, et ne
l'oublia pas." (109)
Le 17 août qui suivit ce L mai, où pareil impair fut commis,
il le faisait arrêter à Nantes; Nicolas Foucquet ne devait pas
revoir la Cour, non plus que la liberté.
Ovide, suscitant l'envie par ses succès féminins, est en
butte à l'indiscrétion : on lui dérobe sa "cassette" où sont ren
fermées des lettres compremettantes pour les dames de la Cour.
Soigneusement visitée par les belles curieuses de Thalassie, elle
est inventoriée, et son contenu divulgué la plus éclaboussée
est Sulpicie, dont la correspondance révèle un partage déshono
rant (110).
Dans son "apologie", l'illustre exilé énumère toutes les
(109) Abbé de Choisy, op. cit., p. 91.
(110) Allusion évidente à la célèbre "cassette" du Surintendant, dont le contenu fit trembler tant de dames. Il est conservé à la bibliothèque nationale, fonds Baluze. Les plus compromises furent "Mlle du Fouilloux, demoiselle d'honneur de la comtesse de Soissons, et Mile de Menneville, une des filles de la reinemère, et une des plus belles personnes de la Cour, que Mr le duc d'Anville avait voulu épouser; elle fut chassée et se retira dans un couvent" (HPA, p. 22). Autres témoignages dans C. Mongrédien, L'Affaire Poucquet, p. 62. Sur le contenu de la cassette d'Ovide, déclarations galantes et poétiques, soigneusement édulcorées, cf. Les Exilés, pp. 7380; cf. aussi le Roman bourgeois allusion à "une Néréide, séduite par l'intendant des Coquilles de Neptune", Romanciers du XVIIème siècle, éd. de La Pléiade, p. 98'4.

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causes de disgrâce qui se sont conjuguées pour l'abattre. Non seulement il a déplu par une rivalité innocente, mais on le noircit auprès du prince. Maxime surtout : soupçonnant qu'Ovide, qui s'est effacé pendant quelque temps, s'est fait le serviteur de Créon (111), affranchie de la princesse Antonia, il décide de profiter de la faveur dont il jouit pour la demander comme épouse. Auguste n'a rien à refuser à Maxime
"(Il) aimait cet homme; il l'avait employé à des offices de confiance où il avait heureusement réussi, et c'est un faible commun à tous les grands princes que d'avoir toujours ainsi quelque créature indigne de leur discernement (..J" (p. L57) Maxime n'est qu'un "affranchi", mais qui,
'par les bienfaits de son maître, pouvait s'allier dans les premières familles de Rome. Cet homme, orgueilleux de sa fortune et de sa faveur, traitait les jeunes gens de la Cour avec une insolence sans égale." (p. 452) Ces traits de favori besogneux, devenu vite indispensable, évoquent naturellement l'implacable ennemi de Foucquet, Colbert (112). Poursuivons notre investigation. Auguste, tandis que Varentille lui demeure très fidèle, se trouve rencontrer les voeux de Terentia, qui l'a aimé la première (il3). La beauté de Térentia est éclatante, presque provocante. Ovide et Agrippa l'admirent
"La belle femme, dit Ovide, les beaux yeux, la belle bouche, le bel air, la charmante physionomie, enfin le parfait assemblage de toutes les beauté!  Vous ne la louez qu'à demi, interrompisje; il faut parler du tour de son esprit, de cette raillerie douce et délicate dont elle assaisonne les matières les plus sérieuses, de cette diction pure, de cette éloquence naturelle qui sans étude et souvent sans que Terentia s'en aperçoive, fait honte à nos plus grands
(iii) Une clé devrait être trouvée pour ce personnage fortement individualisé qui se rebelle contre l'autorité royale plutôt que de se soumettre à un mariage forcé, et choisit le couvent qu'elle abhorre. (Cf. Les Exilés, pp. 469473) Créon est finalement exilée "à Corinthe". S'agitil de Mlle de La MotheArgencourt dont l'entrée à la Visitation sur ordre de la reinemère venait de faire tant de bruit ?
(112) Maxime va jusqu'à dérober des pierreries du trésor impérial pour s'assurer l'alliance de EUlvie (p. 56).
(113) Mme de Villedieu paraît fort bien renseignée : cf. Les Exilés,
pp. 13, 181 et 190.

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orateurs." (114)
En ce portrait de la favorite montante, non encore déclarée, car Auguste ne paraît avoir encore "aucun penchant pour la femme de Mécène" (p. 181), 11 est difficile de ne pas songer à FrançoiseAthénaîs de Rochechouart, qui en 1669, date à laquelle Mme de Villedieu compose Les Exiles, n'est pas encore maîtresse en titre (115)
"L'empereur ne doit qu'à son mérite la tendresse qu'il
a fait naître; il ne l'a cultivée d'aucuns soins; il l'ignore;
et Terentia en est encore à croire qu'elle mourrait de con
fusion s'il pouvait la deviner." (p. 181)
Cependant chacun remarque déjà la "complaisance" de son
époux (p. 13). Peu à peu le prince se laisse séduire par ses qua
lités intellectuelles autant que par sa beauté il est convenu
de se retirer quand Auguste arrive chez Terentia. Bientôt l'in
clination de César ne fait plus de doute et scandalise bien des
témoins (116)
"Voyonsnous qu'Auguste se fasse scrupule de ravir à
Mécène les inclinations de sa femme ? Je ne me crois pas o
bligé à défendre la réputation de César, reprit Ovide, le
dépit est naturel dans le coeur d'un exilé." (pp. 1213)
On appréciera l'adresse de l'auteur, qui mêle critiques et louanges avec une audace que justifie et tempère la mentalité de l'exilé, enclin aux amertumes.
Cette mentalité, Mme de Villedieu l'a connue aussi bien que la chronique secrète de la Cour où régnait SaintAignan (117). A
(liP) La beauté et l'esprit de Mile de TonnayCharente, future marquise
de Montespan (p. 22), étaient unanimement vantés : voir G. Mongrédien, La Vie
privée de Louis XIV, p. 109 sq. Mais cet esprit des Mortemart, pour reprendre l'expression de Mademoiselle, était vif et mordant, non "doux"; la romancière se doit d'être prudente avec la favorite en plein triomphe.
(115) Ici Les Exilés tiennent presque du journalisme mondain; ils ont été écrits à la fin de l'année 1669, puisque Barbin, en février 1673, se plaint de n'avoir pu imprimer un manuscrit qu'il détient depuis trois ans (cf. chap. I, p. 53); la faveur de Itne de Montespan date du voyage de Flandre au printemps 1667.
(116) Ovide dit de Terentia 'Elle a l'esprit éclairé et (connaît) les
beaux endroits de mes ouvrages mieux qu'une femme moins spirituelle ne les
connaîtrait." (p. 12) On sait que Mine de Montespan sera notamment la dédica
taire du second recueil des Fables de La Fontaine.
(117) Peutêtre peint sous les traits du "grand Agrippa"; cf. p. 189, P62.

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SaintFargeau (118), è Bruxelles, elle a vécu dans ce milieu clos où fermentaient les propos les plus virulents. Qu'on en juge par cette scène. Ovide arrive en Thalassie
"On s'informa d'Ovide des raisons qui l'amenaient. Il réserva cette confidence pour ses amis particuliers, et se contenta de dire aux autres qu'il obéissait aux ordres de l'empereur. Il ajouta que sa conscience ne lui reprochait rien, mais qu'il ne pouvait se dire innocent, puisque César l'avait jugé coupable. Cette modération ne fut pas imitée par ceux qui en furent les témoins; on qualifia les ordres de l'empereur du titre d'injustice, et suivant la maxime de la plus grande partie des exilés qui ne s'aperçoivent pas qu'en murmurant contre leur disgrâce, ils fournissent de la matière aux maux qu'ils voudraient voir cesser, nos disgrâciés donnèrent è leur langue la liberté qu'on refusait au reste de leur personne." (pp. 910) (119) Cependant les hardiesses du texte sont couvertes par les conventions romanesques, dont l'auteur a su faire un emploi on ne peut plus judicieux.
La fiction dans Les Exilés Le thème de l'exil semble remon
ter d'abord è Gomberville, pour ne citer que lui. Rappelons que
le premier titre du fameux roman de Marin Le Roy était L'Exil de
Polexandre et d'Ericlée paru en 1619. Dans Clélie abondent des
personnages que leur opposition politique condamne è vivre loin
de Rome ou de leur pays d'origine, è commencer par Aronce. Les
événements de la Fronde vont ranimer ce thème littéraire Condé,
Mademoiselle, le duc de Longueville, Beaufort et bien d'autres,
attendent leur grâce pendant de longues années. Mais tout en gar
(118) Il n'est pas impossible d'identifier Junie, d'un caractère altier, fille de Lépide, triumvir, è Mademoiselle.
(119) L'exil d'Ovide est sujet de conversation dans les Galanteries
grenadines. Jugement sévère de l'arbitraire royal; la mesure qui frappe le
poète est considérée comme politique "Les historiens ne tombent pas d'ac
cord, interrompit MolalDut, de ce qui causa l'exil d'Ovide : on en dit une rai
son que pour l'honneur des souverains il est bon de ne pas publier. Et en ef
fet, dans ses livres qu'Ovine composa pendant son exil, il ne se plaint que
d'avoir trop vu; ce sont ses yeux seuls qu'il accuse de ses malheurs, et il
est aisé de conclure de 12 qu'on le perdit parce qu'il pouvait parler, plutôt
que pour avoir trop attenté." (p. 529) Dans la mesure où Ovide désigne Fouc
quet, ces phrases prennent beaucoup de poids.
A rapprocher de La Fontaine, Les Souhaits, VII, 5 "(...) On m'oblige
de vous quitter / Je ne sais pas pour quelles fautes."

 213 
dant en mémoire les souvenirs de ses voyages dans les terres d'exil, Mme de Villedieu reprend à son compte, en l'adaptant, le vieil artifice des conteurs du XVIème siècle : une compagnie d'honnêtes gens se trouve réunie non par leur volonté, mais par les vicissitudes de l'existence : torrent gonflé, chariot embourbé comme chez le jeune Marivaux, ou malheurs communs. Cette nécessité psychologique et matérielle rejoint donc la vieille tradition, mais, de plus, mêle le genre libre du conte aux dispositions classiques du roman. D'autre part, la fiction romaine est constamment tenue au premier plan, soit par la présence de personnages comme Livie, qui ne peuvent avoir d'homologues à SaintGermain, soit par le dédoublement de certains d'entre eux Agrippa, Mécène, Maxime, soit encore par la concentration sur une même tête romanesque de traits s'appliquant à des originaux multiples, par, exemple Scribonia, qui présente aussi des points communs avec Madame (120). Il existe donc une vérité générale d'ordre psychologique dans cette peinture de la jeune Cour, mais non pas une stricte correspondance.
Aussi bien les principaux personnages doiventils, par la force des contraintes inhérentes au genre, suivre une voie que la réalité n'a pas encore dégagée : Mme de Villedieu a marié Varentille "au chef de la famille Claudie" avant de savoir que l'original choisirait un tout autre destin. Terentia, présentée comme très amoureuse de son époux Mécène, se distingue sur ce point de l'ambitieuse favorite de Louis; Maxime, qui recherche une alliance pour luimême et n'est qu'en amour le rival d'Ovide, ne saurait être totalement identifié à Colbert; enfin l'interférence et le rôle actif de figures à demilégendaires, voire symboliques, sans cesse en dialogue avec ceux qui sortent de l'Histoire ou de la vie, achèvent de brouiller les pistes.
Il ne faudrait pas croire cependant que ces caractères à la
(120) "Madame vit avec chagrin que le roi s'attachait véritablement à La Vallière; ce n'est peutêtre pas qu'elle eût ce qu'on pourrait appeler jalousie, mais elle eût été bien aise qu'il n'eût point eu de véritable passion et qu'il eût conservé pour elle une sorte d'attachement qui sans avoir la violence de l'amour en eût la complaisance et l'agrément." (VPA, p. 36)

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genèse incertaine et aux traits composites soient dépourvus de cohérence et d'autonomie. Prenons l'exemple d'Ovide : on ne peut formellement l'identifier à aucun personnage historique particulier. S'il est Foucquet, c'est un Foucquet qui ne touche pas à l'argent; il peut encore être Guiche, qui lui aussi s'intéressa à la toute jeune Louise de La Vallière (121), ou Bragelonne (122), mais comme il 'cède" au maître une amante sur laquelle l'antério
•rité lui donnait des droits, il évoque Bellegarde (123) ou Bassompierre (1214); simultanément, par son aversion pour le mariage (p. 1455), il s'inscrit dans la postérité directe d'Hylas, et par sa science des choses du coeur, son expérience déjà riche, il est Hamilcar et... luimême : l'auteur de L'Art d'aimer. Devenu inconstant par tactique ou thérapeutique, il offre une version fraîche du type ancien, tout en relançant l'intrigue par de nouvelles aventures qui, à leur tour, expliquent un exil sur lequel n'a cessé de planer le mystère. Le vaetvient est permanent entre la réalité, la fiction et l'Histoire ancienne. Or la personnalité d'Ovide s'impose comme une synthèse vivante : c'est l'animateur, le causeur brillant, le poète mondain à la réplique toujours prête; familier et prudent, souvent victime de ses succès, au demeurant philosophené, ne prenant rien au tragique, aimant soutenir par jeu des paradoxes excitants, simple "chevalier", sans ambition que d'aimer et de vivre à sa guise des plus flatteuses conquêtes, sur lui seul reposent les divertissements dont il est
(121) "Tout le monde l'avait trouvée jolie; sitôt qu'elle était venue à la Cour, plusieurs jeunes gens avaient pensé à s'en faire aimer. Le comte de Guiche s'y était plus attaché que les autres, et il y paraissait encore attaché lorsque le roi la choisit pour une de celles dont il voulait éblouir le public. Mais il me s'opiniâtra pas contre un rival si redoutable" (ibid., pp. 3536). Guiche est lui aussi "exilé" : il part se battre en Lorraine en mai 1662.
(122) Bragelonne, intendant d'Orléans, avait connu Louise avant son arrivée à la Cour, comme Ovide a connu Varentille "avant cet engagement elle est née dans la campagne où mon père avait une maison de plaisance (...)" (Les Exilés, pp. 1435l437).
(123) Amant de Gabrielle d'Estrées. Donnée reprise dams Les Désordres de l'amour.
(1214) Amant de Charlotte de Montmorency, bientôt Princesse de Condé.

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l'occasion et la source; il est "l'âme du rond"; il est... Voiture! Nous nous croyions en pleine élaboration littéraire, et nous n'errions pas; mais voici que la réalité visible couronne la création romanesque.
Cette constante fécondation de la littérature par la vie se
retrouve au niveau des thèmes. Le roi luimême se fait l'apôtre
du "mystère" en protégeant farouchement les débuts de sa passion
"Il en faisait encore, dit l'abbé de Choisy, un mystère impéné
trable". Quelle aubaine pour une romancière qui affectionne pré
cisément pareille discrétion! Auguste conseille à Varentille d'en
tretenir les feux d'Ovide, qui va servir de "chandelier"; or si
"chandelier" il y eut, c'est d'abord è Louise que fut dévolu ce
triste rôle (125); mais il convenait d'une part de justifier 0
vide, et de l'autre de varier le thème du mystère par une plai
sante gageure l'expert en galanterie battu par l'ingénue sur son
propre terrain! Ovide rejoint ainsi dans ses mésaventures un autre
poète victime de la cruauté de son inspiratrice Marot du Jour
nal amoureux (126). Enfin, le "mystère" donne lieu è un échange
de vues et de vers : exploitation galante du sujet. De son côté,
la fameuse cassette ressemble trop è celle du Surintendant pour
qu'on néglige de s'en souvenir, mais les indiscrétions qui s'en
suivent n'entraînent que des effets comiques, et alimentent des
"conversations" fort amusantes.
Ces conversations vives et légères constituent l'un des charmes du roman. Elles aussi recoupent les préoccupations contemporaines (127). Ainsi ce débat entre Virgile et Horace sur la part de Bacchus dans les plaisirs de l'amour (128). Vieux sujet, qui des satiriques latins est passé par Montaigne (129) puis vient
(125) Mme de Lafayette, VPA, p. 36. La faveur de Madame fait jaser tout l'entourage. Louis et Henriette doivent se montrer plus prudents. "Ils convinrent entre eux que le roi ferait l'amoureux de quelque personne de la Cour."
(126) Cf. chap. VI, note 13.
(127) Tradition goniborvillienne. Dans Polexandre, opinions audacieuses sur la vénalité des charges (I, 19); critique des riches bourgeois qui ne participent pas à la guerre (I, 282).
(128) Cf. Polex., p. 228 sq.
(129) Chap. "De l'expérience" "Ce petit dieu indigeste et roteur" ne peut s'allier aux délices de Vénus.

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récemment de fournir un argument de ballet pour le Grand Diver
tissement du 18 juillet 1668 (130). Plus étonnantes ces allusions
audacieuses à l'absolutisme royal Cornelius Gallus (130 bis),
autre poète en disgrâce, refuse la sympathie agissante de Vir
gile
"N'affectez point la compagnie d'un malheureux dont la disgrâce deviendrait contagieuse. Les souverains aiment à voir leur courroux autorisé par le suffrage des gens illustres, et vous faites un reproche à César quand vous conservez de la tendresse pour un homme qu'il trouve à propos de hair" (p. 23't) (131). Sous cette maxime générale, il est difficile de ne pas entendre la voix de quelque opinion qui ne peut s'exprimer librement, surtout si l'on ajoute à cette hardiesse le dénouement de l'histoire, assez tragique cellelà, de la malheureuse Créon. Tenant tête à l'empereur, elle refuse de se courber lorsqu'il s'agit de sa vie privée
"L'Empereur avait donné sa parole, il faisait qu'il en était esclave; et la résistance qu'on apportait à ses volontés faisant de l'affaire de Maxime la sienne propre, le crédit du prince Marcel et l'Impératrice même qu'Antonia fit agir par le moyen de Drusus échoua contre cette jalousie de l'autorité souveraine." (p. 68) Autre avis précieux : il a trait aux rapports du prince et des gens de lettres, et sa portée est bien plus large que celui de Clitandre, au demeurant postérieur, dans Les Femmes Savantes; tandis que Cornelius soutient qu'"un poète fameux est souvent aussi nécessaire à la gloire des héros que leur propre vertu", Virgile rétorque
"C'est par ces flatteries qu'on trouble la raison de la plus nombreuse partie des auteurs. Ils s'imaginent faire le destin des plus grands hommes, et murmurent contre l'oubli de leur mérite comme contre une injustice punissable. Mais
(130) Ballet de Bacchus contre l'amour qui clôt la représentation de
George Dandin. Cf. Christout, op. cit., p. 115.
(130 bis) Gallus était ami de Virgile. Héros de la Xème Bucolique, brillant hmrne politique et remarquable horrme de guerre, il mourut disgrâcié, victime de la jalousie d'Octave, en 26. Il chante en ses vers Lycoris, et Volumnia. (131) Cf. La Fontaine, Les Oreilles du lièvre (V, ) le lion, "plein de courroux" exile toutes les bêtes cornues; le lièvre craint pour ses oreilles et sait ce qui l'attend "On les fera passer pour cornes."

 217 
à juger des choses sainement, à quoi sommesnous propres, et que nous doivent les souverains ? Il n'y a pas de poète assez téméraire pour reprendre les vices de son prince vivant et régnant, et les louanges qu'il lui porte sont suspectes de mensonges. Le mépris ou l'approbation des grands anéantit ou relève nos courages; et nous chantons en vain leurs hauts faits si les mémoires publics nous démentent. Ce n'est pas que par ces considérations je prétende les rebuter de faire du bien aux gens de lettres. Au contraire, ils acquièrent d'autant plus de gloire en les gratifiant qu'ils leur sont moins nécessaires." (p. 235) Ces Exilés, en toute liberté, débattent des questions qui leur tiennent à coeur; certains démythifient à plaisir les héros anciens, en reconstituant le mécanisme qui les a hissés au pinacle
"Pensezvous que cette vertu, cette bravoure, cette magnificence fussent telles en effet qu'elles nous ont été rapportées par les historiens 7 Ceux qui écrivaient les actions de ces hommes étaient leurs compatriotes; la gloire de leur patrie se trouvait inséparable de celle du Grec qu'ils vantaient, et la relation de leurs hauts faits est plutôt un jeu d'orateurs qu'une narration simple et fidèle (...) Leur vertu a été souvent favorisée des mêmes hyperboles (...)" (p. 86). Ovide se fait aussi le champion de la société de consommation face au revêche et rétrograde Volumnius. Point de vue d'autant plus remarquable qu'il peut apparaître comme un premier signe de ce qui sera au XVIIIème siècle la doctrine de l'optimisme écono
mique importée d'Angleterre
Que trouvezvous de si dissolu dans le siècle 7 On
y cherche à vivre commodément et agréablement. Mais ne doiton
pas aux Dieux ce compte des biens qu'ils nous ont départis ?
Et si vous aviez donné à l'un de vos domestiques quelques
terres à faire valoir, lui sauriezvous bon gré d'en laisser
la moitié en friche 7 Les hommes sont proprement dépositaires
des productions de la nature (...) Il faut en user en créa
tures reconnaissantes. La mer nous offre des poissons il
faut les faire pêcher; la terre nous donne des fruits : il
faut les cueillir (... )" (p. 293) (132).
Cependant si le contenu de ces échanges reproduit des propos
réellement tenus et peut prendre de ce fait une valeur de docu
ment, il reste pas moins vrai que, longueur et didactisme en
(132) B. Morrissette s'est intéressé à ce passage, à propos duquel il a rédigé un article dans les Mod. Lang. Notes, 1941, LVI, 209211, son attention ayant été attirée par le commentaire de l'abbé de La Porte.

 218 
moins, Mme de Villedieu se conforme ici è une tradition littéraire issue de Mile de Scudéry.
Nous sommes loin d'avoir épuisé les sources d'intérêt des
Exilés, mais il paraît surtout important d'avoir mis en lumière
l'une des fonctions du roman è cette époque répercuter l'actua
lité sous couvert d'une mythologie conventionnelle. A la même
date, La Fontaine adapte la légende de Psyché (133) non sans ou
blier de rajeunir le mythe par l'émergence d'allusions du même
ordre (13k). Le roman d'alors nourrit la curiosité des lecteurs
sans tomber dans les excès d'imprudence des manuscrits clandes
tins. Le procédé des clés, déjà ancien, n'a pas cessé de plaire,
suivant un mécanisme que Ch. Perrault a bien démonté quand il é
crit è propos des ballets de Benserade "Le coup portait sur le
personnage et le contrecoup sur la personne ce qui donnait un
double plaisir en faisant entendre deux choses è la fois." (135)
Les Exilés, dont le succès ne s'est pas démenti durant tout le XVIIIème siècle, semblent un cas typique. Après les oeuvres de Mile de Scudéry, ils attestent la permanence d'un goût profond celui du jeu, auquel le genre romanesque, souple et parfois servile, continue è fournir de la matière.
Les Exilés représentent une des dernières exploitations littéraires de la Rome antique. De même, Mme de Villedieu semble fermer la marche des auteurs qui sollicitent le mythe de Grenade.
L'inspiration hispanomauresque Les Galanteries grenadi
nes (1673) L'avis au lecteur des Galanteries grenadines, quelque peu désenchanté, proclame que ce roman fut composé dans une
(133) Privilège de mai 1668, achevé d'imprimer du 31 janvier 1669.
(i3L) Cf. Collinet, op. cit., pp. 232233.
(135) Cité par O. de Mourgues, O Muse fuyante proie, p. 39. On peut se demander si Mme de Lafayette, em 1678, n'a pas été tentée de peindre Henriette d'Angleterre sous les traits de la dauphine : même destinée tragique, même caractère galant et frivole, même petite Cour de soupirants tandis que la fiction, parfaitement déterminée, conserve tous ses droits. L'histoire de la turquoise perdue par La Vallière (VPA, p. 53) se retrouve transposée dans l'épisode de Diane de Poitiers pour mettre en évidence la jalousie du roi Henri II.

 219 
intention quasi didactique l'auteur désire proposer "des leçons
de galanterie" è ces "amants du siècle" qui en ont abandonné les
lois, et les tournent même en dérision. Peu lui chaut de n'être
pas comprise : ce livre, elle le compose pour elle, pour nourrir
sa nostalgie; aussi congédietelle le lecteur indocile et ajoute
telle fièrement : "Je me recherche moimême dans tout ce que
j'écris" (136).
Composé en 1673, et publié sans retard (Les Exiles ont traîné, de même que les Mémoires d'HenrietteSylvie) l'ouvrage semble bien pour nous un "manuel de galanterie", suivant l'heureuse expression de Marjorie Chaplyn (137), et, pour Mme de Villedieu, un retour aux sources.
Comme la galanterie, le mythe mauresque est d'origine net
tement aristocratique. Il est né de l'admiration éperdue que
vouent au roman de Perez de Hita (138) des cercles comme ceux de
l'hôtel de Rambouillet et de Mme de Sablé (139). Voiture, l'apô
tre et peutêtre le créateur de ce mythe, diffuse et fait admi
rer l'ouvrage espagnol avec tant d'enthousiasme que Julie d'An
gennes appelle le poète cl rep chiquito, expression qui, dans
Ces Guerres civiles de Grenade (1140), désigne Boabdil, le dernier
roi de la cité malheureuse. En 1632, alors qu'il voyage en Espa
gne dans la suite de l'ambassadeur de Monsieur, il assiste, au
près du duc d'Olivarès, è des fêtes splendides son coeur cepen
dant est à Grenade. Visitant l'Alhambra et les jardins du Géné
ralife, il éprouve pour les "images qu'il garde en (sa) mémoire"
(136) Phrase fréquemment mal comprise, et qui ne prend de sens que dans ce contexte.
(137) M. Chaplym, Le Roman mauresque en France de Zade au dernier Ahen
cérage, Nemours, 1928, p. 89.
(138) Historia de los Vardos de los Négris p Abencerrages... , Saragosse, 1595, couramment désignée en Prance sous le titre de Guerres civiles de Grenade. Oeuvre purement romanesque, mais écrite par le soldat murcien qu'était Perez de Hita, elle fut considérée comme véritable.
(139) Au sujet de Mme de Sablé, Mme de Motteville écrit "Elle avait
conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avaient apprise des
Maures (...) Cette dame ayant soutenu ses sentiments avec beaucoup d'esprit et
une grande beauté leur avait donné.l'autorité en son temps." (Mémoires, I, 13114)
(1140) Lettre à Mlle Paulet, oct. 1633, éd. Ubicini, t. I, p. 177.

 220 
une tendresse irrépressible (1'41) et les préfère è ce qu'il voit "de plus réel et de plus précieux". D'Urfé avait connu l'oeuvre de Perez de Hita (12) et lui doit sans doute quelques traits d'Hylas empruntés è Gazul. Tandis qu'en Espagne elle est exploitée par des romanciers et dramaturges comme Lope de Vega, en France elle est goûtée de toute une élite qui parle et lit couramment l'espagnol (1L3). Le mythe prend corps, mais la traduction de 1608 n'est pas rééditée : elle ne le sera, avec un succès considérable d'ailleurs, qu'en 1660 trois éditions la même année. Le Grince de Condé se plaira à paraître au grand Carrousel de 1662 vêtu en chevalier Maure, pendant que Mile de Scudéry, faisant fond sur cette mode renouvelée, entreprend sa longue Almahide, dont les huit volumes sont édités de 1660 à 1663. Puis vient Zaide, en 1671, très admirée; apparaissant deux ans plus tard, l'oeuvre de Mme de Villedieu prend donc place dans une tradition bien établie (iL) entretenue par des ouvrages non romanesques, mais d'une mondanité délicate, comme les Discours de Méré : l'un d'eux, "Des agréments", reprenait le thème chéri de Voiture (15).
(1L4) Lettre à Mile Paulet, juillet 1633, éd. Ubicini, I, 156.
(1L2) La Diane de Monteniayor (cf. J. Cazenave : "Le roman hispanomau
resque en France", Revue de littérature comparée, oct.déc. 1925, p. 607)
contenait déjà une nouvelle contant l'histoire malheureuse des Abencérages.
(13) Une édition espagnole, ne traduisant en marge que les mots inu
sités, avait paru è Paris en 1603.
(iL) Dans le Dialogue de Sarasin, évocation de la galanterie des Mau
res par allusion au récit d'Abindarasse de la Diane de Montemayor (p. 251)
et de la vie à Grenade è la veille de la conquête (p. 252) : "Le reste des Européens fut longtemps avant que d'arriver è la politesse des Maures, avant que le bal, les sérénades, les courses de bague, les combats è la barrière et le reste de la galanterie éclatante fût venue au point où notre Cour l'a vue du temps de la duchesse de Valentinois".
(1)5) Ed. 1687, p. 136. Le chevalier blâme toutefois, chez les Maures de Grenade, une galanterie trop visuelle qui dispense doomageablement de l'art exquis de l'expression. "Leur historien (Perez de Hita) témoigne assez que cette Cour ne pensait que se faire aimer par la galanterie, et sans mentir leurs habits et leurs Carrousels étaient fort galants, mais leur façon de vivre et de converser n'était pas ordinairement si bien imaginée, et ce qui m'en plaît le moins, ce sont ces couleurs qui signifiaient tant de choses (...), de sorte que leurs entretiens ne faisaient pas d'honneur è leurs Carrousels." L'évolution observée chez Mme de Villedieu, qui fait si largement place aux "entretiens", correspond donc à la tendance générale des mondains.
Le mythe de Grenade persiste encore dans le ballet : Carrousel des Ga
/.

 221 
C'est dans cette perspective qu'il faut examiner quel traitement la romancière a choisi pour une matière si estimée. Mais il convient de brosser d'abord un schéma de l'oeuvre espagnole.
Grenade, déchirée de rivalités inexpiables, s'abandonne néanmoins aux fêtes et intrigues amoureuses. Les Zégris, qui détiennent le pouvoir, insinuent au jeune roi Boabdil que son épouse Moraysèle reçoit les hommages de l'Abencérage Abenhamet. Cette accusation entraîne la mort du prétendu coupable et de trentesix Abencérages, tandis que la reine, inculpée, doit trouver quatre chevaliers pour défendre son innocence et sa vie. Elle fait appel, par nécessité, au gouverneur de Carthagène. Malgré des obstacles qui retardent sa venue et accroissent la tension dramatique, les quatre Espagnols, qui avaient dû se déguiser en Turcs pour pouvoir pénétrer dans la ville paraissent enfin, et lavent l'injure dans le sang des Zégris. Cependant la guerre civile s'allume dans la ville et la campagne; bientôt s'effondre la noble cité, sur laquelle les rois catholiques triomphants jettent un oeil orgueilleux.
Pour des raisons qui tiennent è leur "génie", Mlle de Scudéry (1'46) et Mme de Lafayette (1'47) avaient jugé bon de déplacer le
lants maures, 1685, où se retrouve la symbolique traditionnelle. Cf. chap. VII, p. 369.
(F6) Almahide, roman d'aventures, promène le lecteur du sérail du grand seigneur à la Cour des rois catholiques, où l'héroine (esclave musulmane, personnage inventé) séduit le grand Ponce de Léon. Celuici, déguisé en Turc, suivra sa bienaimée devenue reine de Grenade. Mlle de Scudéry renchérit sur les descriptions éclatantes du modèle; jeux, tournois, courses de taureaux voisinent avec des bergeries imitées de L'Astrée (cf. Cazenave, art. cité).
(1'7) Partiellement imité d'Almahide (début in medias res : l'héroine est jetée sur une plage après une tempête), le roman de Mme de Lafayette, essentiellement psychologique et de dimensions réduites, emprunte aux Guerres civiles le nom de l'héroïne et quelques personnages. La majeure partie de l'action se situe dans un cadre géographique différent de celui du modèle ce "désert" où Consalve et Alphonse revivent et méditent leurs cruelles expériences amoureuses. La cité des Maures ne paraît qu'à la fin; le récit dépouille tous les "ornements" pour se limiter aux incidents qu'entraîne la rivalité d'Alamir; bien que reproduisant mot pour mot la bataille des Alporchones dans la description de Perez de Hita, l'auteur prétend rapporter celle d'A]maras (Xème siècle), ce qui enlève tout le grandiose final l'entrée des rois catholiques dans la cité vaincue. Cf. Cazenave, art. cit., et Christiane Achour, "Les
.7.

 222 
théâtre géographique de l'original; dans leurs romans, la cité
grenadine n'apparaissait qu'au dénouement et la guerre servait de
prétexte è la réunion de deux amants longtemps séparés. Mme de
Villedieu, quant elle, conserve les décors et les personnages
principaux du modèle espagnol, mais elle le fait pour des rai
sons bien précises : Grenade est devenue un symbole, une terre
de choix, une manière d'utopie, où les leçons de galanterie trou
veront leur cadre d'élection. De ce monde divisé où les factions
s'agitent sournoisement, notre romancière garde l'atmosphère in
quiétante, moins toutefois en raison de la pression militaire qui
s'exerce sur la ville que des pièges passionnels qui y sont ten
dus è chaque pas. Point de climat tragique cependant, car le gran
diose et terrible tournoi (18), dont le récit occupe la seconde
partie de l'oeuvre de Perez de Mita, n'est qu'annoncé dans les
dernières lignes des Galanteries. Pour les mêmes motifs disparais
sent les batailles rangées et même les aventures dont les deux de
vancières avaient chargé leur narration. Assurément cette évacua
tion totale de la grandeur épique décolore, trahit même ce nom
sacré de Grenade que l'auteur exploite pour ses connotations lé
gendaires : elle préfère jouer è son aise avec des personnages qui
ne sont plus que l'enveloppe d'euxmêmes. Sarrazin et Galiane,
Abenarnar et Fatime, Alabez et Cohayde, pour ne citer qu'eux, dan
sent un ballet réglé par une chorégraphe experte en psychologie;
ils interprètent en effet le rôle commandé par les préoccupations
de l'auteur. Ainsi, contrairement è toute une tradition qui veut
que les Maures soient ardents, passionnés et volages (1)49), on
voit Abendaraez figurer l'amant guéri, insensible, type cher è
Mme de Villedieu; Gazul, le vaillant chevalier maure (150), "le
sources hispanomauresques de Zayde", CALC, 1968, pp. 3865).
(1'8) C'est lui qui inspire Gomberville au tome II de Polexandre, et è
travers lui, Mlle Desjardins ellemême du temps où elle écrivait Alcidamie.
L'idée du cartel d'Abenhamet vient des Guerres civiles Abenamar provoque les chevaliers è venir chacun "avec le pourtraict de leur dame au naturel (...) s'il les vainquait, il acquerrait le pourtraict." (IX, 108, Vème éd., 1608).
(l'49) Zaïde, éd. Gamier, p. 233.
(150) Fe de Lafayette en fait son Alamir instable et voluptueux.

 223 
seul des chevaliers de Grenade qui ait su devenir parfaitement
honnête homme sans être contraint en amour" (151), s'est dégradé
en petitmaître agaçant dont l'étourderie n'a d'égale que la légè
reté rouée de sa partenaire, la princesse de Fez; il prend place,
au troisième rang après Liscrate et Lisandre, dans la galerie des
descendant mondains d'Hylas. Si Ponce de Léon se déguise en Turc,
ce pas pour se glisser dans la lice sanglante, mais pour
pénétrer dans un palais où les dames s'inquiètent de "questions
d'amour"; le genre se démode, mais Mme de Villedieu lui voue tou
jours de la tendresse. La reine Moraysèle maintient la tradition,
pourtant elle ne diffère guère de Carmente. L'intérêt de ces ga
lanteries réside dans le croisement incessant de multiples cas
psychologiques qui composent une "marquetterie mal jointe" peut
être, mais aux effets contrastés et instructifs (152). Grenade
n'est donc qu'un prétexte pour réunir è la faveur des conventions
du mythe une série de couples qui vont mimer la vie amoureuse de
la société contemporaine.
En effet, une partie du divertissement que l'auteur propose
tient aux clés qu'on a pu y découvrir. Arrêtonsnous aux plus
voyantes. Le "charmant" et inconstant Gazul ressemble fort è Gui
che, et la coquette Zaîde è Madame.Séduisant et étourdi, il est
comblé de faveurs par des belles nettement individualisées ("Jour
nal de non coeur"), et surtout par Alasire (Mme d'Olonne), aisé
ment identifiable grace è l'allusion au fiasco que tout Paris
chantonna, et que Bussy avait complaisamment narré dans l'His
toire d'Ardélise. Mme de Villedieu, par la bouche de Gazul, touche
légèrement cette matière scabreuse
"Elle (Zaïde) me redit une particularité de mon intrigue que Zaîde seule était capable de rapporter délicatement pour être racontée devant Votre Majesté. Je ne me sens ni assez d'esprit pour l'envelopper, ni assez de mémoire pour rendre les mots propres de cette princesse." (p. 522) Confirmation est donnée par la référence è "un roman satirique de quelquesunes de nos dames" (p. 521) qui ne saurait prêter
(151) "Il trouvait que la constance n'était pas lé en son lieu". Cité par M. Chaplyn, op. cit., p. 91 sq.. (152) Cf. chap. IX, p. 469.

 2214 
à confusion. Esprit insolent (GO, p. 523) (on sait comme Guiche brocardait Louis XIV), frondeur prêt à toutes les aventures, Gazul paraît bien tel qu'est représenté l'amant de Madame. Maints détails peuvent être vérifiés dans la Vie de la princesse d'Angleterre, jusqu'à la rencontre "à genoux" (GO, p. 51414; VPA, p. 91) où l'un et l'autre ont le temps de se justifier; n'omettons pas les déguisements, le "commandement de partir" (GG, p. 51414), les lettres compromettantes (GG, p. 51414; VPA, p. 86), les "deux voyages incognito" (GG, p. 5146) pour revoir Zaîde, mentionnés dans Les Amours du PalaisRoyal. Zaîde ellemême est "blanche et blonde", ce qui contraint la romancière à une explication gênée et amusan te (153). On voit "un charme répandu sur toute sa personne" (p. 523), "un air libre et engageant qui séduit les coeurs" (p. 523). Elle a été fiancée malgré elle à un prince non dépourvu de "mérite", mais jaloux, et a cherché à éviter cette union "par une répugnance naturelle pour tout ce qui avait la moindre apparence de contrainte" (p. 518).
Elle favorise Gazul "d'oeillades engageantes", de "tendres civilités" et de rendezvous nocturnes, mais reprend finalement la contenance qui convient à son rang. Calomniée par les jaloux, elle passe pour capricieuse et même perfide : le "Bassa de la Mer" qui l'adorait (l'amiral d'Angleterre, rival du duc de Buckingham) (153 bis) a essuyé ses trahisons, et elle a perdu tel "ministre du conseil" dont elle n'avait pas craint de se servir tant qu'elle l'a cru utile pour empêcher son mariage (GO, p. 526) : Foucquet sans doute, bien que nous n'ayons pas de doucments précis sur les rapports exacts du surintendant et d'Henriette. Ces détails ne peuvent être inventés. Quant à la passion du duc de Buckingham, elle est plus qu'évoquée par Mme de Lafayette (VPA, pp. 2628).
Le décor n'est pas moins reconnaissable la reine (Anne d'Au
triche) joue son propre rôle, et veut donner son fils Molabut
(153) "Vous savez sans doute que Zaïde tenait cette blancheur de sa mère qui était Européenne" (p. 520).
(153 bis) Cf. VPA, p. 27.

 225 
comme époux è Zalde; il s'est formé deux factions opposées
'Les ministres étaient divisés, les dames formaient des factions; on demandait 'qui vive' dans les compagnies comme en pays de guerre ouverte" (p. 518). Les traits physiques prêtés à Alasire sont bien ceux de Mme d'Olonne bouche petite, yeux également petits (GG, p. 519, et début de HAG); Almanzaîre, traîtresse et manoeuvrière, tient fort. de Montalais, d'autant qu'elle est de surcroît volage et sans scrupule (GG, p. 5'O).
"La reine se plaignit au roi de la vie que menaient les
filles, de la princesse. Il en changea la plus grande partie
et Almanzaîre fut la première sur la liste; on la renferma
dans une maison de dames dévotes fondée depuis peu à Fez."
(p. 5140)
Gazul lui fait "secrètement passer une lettre" par laquelle
il l'invite à la discrétion, mais en vain. Tous ces éléments sont
empruntés à une réalité que la romancière a mise aussi à contri
bution pour Les Exilés. Mais il faut avouer que l'histoire de Gui
che et de Madame défie souvent l'imagination "des aventures de
roman" dit Mme de Motteville. Indépendamment du fait que seule
Mme de Lafayette a pu transcrire certains détails, Mme de Ville
dieu a opéré les modifications d'usage. Si le roi est bien parta
gé entre deux affections, il est présenté comme père, suivant la
tradition romanesque
"Le roi se trouvait tantôt père, tantôt mari. Il déférait quelquefois aux volontés de la reine, et quelques autres, il s'abandonnait à l'amour paternel" (p. 518). Pour satisfaire aux bienséances, Zaide est promise, et non mariée à Molabut, et Gazul est présenté comme un prince étranger. Inversement, des éléments typiquement romanesques comme les déguisements de Guiche en tireuse de cartes ou en laquais de La Valhère (PA, pp. 149, 95), ou son immobilisation dans une cheminée près d'un escalier dérobé (PA, p. 58), sont absents de l'ouvrage la romancière les atelle ignorés, écartés par prudence ou, ce qui serait assez piquant, rejetés comme invraisemblables ? Toujours estil que les droits de la fiction sont conservés. GazulGuiche prête à l'inconstant un visage de plus, et Zade, la princesse coquette et tentée, tête légère et coeur fragile, pose en termes humains et vivants un problème qui préoccupait la protégée de Mme de Nemours. Faute d'avoir deviné ces clés qui lestent

 226 
les personnages de réalité vivante, les auteurs modernes se sont montrés injustement sévères à l'égard d'une oeuvre où se reflète une bonne part de la réflexion morale d'une époque.
L'examen de ces romans encore traditionnels sur bien des points a permis de constater que jusqu'à la fin de sa carrière d'écrivain, Mme de Villedieu reste fidèle, dans une mesure variable, aux mondes imaginaires qui ont enchanté les lecteurs de la première moitié du siècle. Mais en en prolongeant la survie, elle en altère le contenu, la signification et la projection formelle. Réduits sous sa plume à des conventions rassurantes, à des références idéales ou à de simples masques, ils enveloppent et désignent à des lecteurs avisés des réalités contemporaines fort aisément repérables. Perdant leur efficience poétique, ils bornent leur rôle à nimber d'élégance et de distinction une vision des êtres et des choses qui se fait par ailleurs sans cesse plus objective. Leur présence confère cependant à cette réalité une homogénéité de traitement qui font de ces oeuvres les derniers témoins d'une esthétique qui se meurt.

H
CHAPITRE VI
LES CADRES ROMANESQUES : INNOVATIONS
Le désir de renouvellement qui caractérise les années d'après la Fronde se marque, dans le domaine romanesque, par la promotion de la nouvelle. De récents travaux ayant éclairé les débuts du nouveau genre, nous nous bornerons è cerner l'apport de Mme de Villedieu è son essor.
Les circonstances paraissent avoir joué un grand rôle dans la genèse des nouvelles que Mlle Desjardins composa avant 1670. Objet de la sympathie de deux grandes princesses, elle s'employa è les divertir; c'est ainsi que Lisandre et Cléonice virent le jour.
La nouvelle mondaine. Lisandre (1663).
Mme de Lafayette et Ménage venaient è peine de faire paraî
tre La Princesse de Montpensier que MarieCatherine Desjardins
offre è Mademoiselle un court récit, Lisandre, qu'elle sousti
tre 'Nouvelle" c'est tout ce que ces deux oeuvres, dimension
mise è part, ont de commun. Cette dénomination en effet revêt pour
chacune une signification particulière. Dans le cas présent, nous
sommes très près du sens étymologique. L'exilée de SaintFargeau
est avide de nouvelles; comme nous le révélait le Billet mention
né précédemment (1), elle utilise tout visiteur pour l'informer;
(1) Cf. chap. II, p. 67, et annexes, p. 27.

 228 
dans sa petite Cour, moins austère qu'on ne l'imagine, mais for
cément médisante, la moindre anecdote, originale ou rapportée,
prend figure d'événement considérable. Le voyage annuel è Forges
est la seule occasion de sortir de cet air confiné, de se mêler
un peu au monde, de recueillir des histoires, ou d'en être le hé
ros involontaire. Le reste de l'année, il faut bien vivre sur l'ac
quis, et s'amuser de ce qu'on sait. Aussi l'arrivée de l'auteur
du Récit de la Farce des Précieuses estelle aussitôt exploitée.
Sur un canevas proposé, Mlle Desjardins a tôt fait de démontrer
son savoirfaire; et sous les voiles transparents de la littéra
ture, cette bonne altesse et ses hôtes retrouveront, élevées à une
dignité bouffonne, leurs cibles ordinaires. Le jeu consiste è dé
mêler la fiction de la réalité. Ce cruel plaisir d'initiés se
double cependant d'un autre, plus délicat apprécier l'art d'har
moniser des matériaux disparates, pour les fondre en une histoire
homogène, dont le style railleur fait la véritable unité.
Que Lisandre soit une oeuvre è clé, dont presque tout le sel,
de ce fait, nous échappe aujourd'hui, il suffit pour s'en con
vaincre de lire sans prévention les fausses naîvetés de la dédi
cace et des formules finales
"V.A.R. se divertira (...) è la lecture d'une petite
histoire qui m'a été écrite depuis quelques jours par une
de mes amies; je ne sais point les véritables noms des per
sonnes qui la composent. On s'est si bien persuadé que ma dis
crétion ne serait pas è l'épreuve du moindre de vos ordres
qu'on ne m'a point voulu confier ce secret, et ce que je sais
seulement, c'est que l'homme dont j'ai è vous parler s'ap
pelle Lisandre; è juger de lui par sa manière de faire l'a
mour, c'est un homme de la Cour (... ) Mais si vous en voulez
croire mon amie sur sa parole, tout ceci qu'une pure
imagination. Je ne sais même dans quel lieu les aventures de
Lisandre lui sont arrivées; on me mande que c'est dans un
agréable endroit du monde, où la liberté de dire qu'on aime
est si bien établie que le mot d'amour n'offense la pudeur
d'aucune des dames; mais comme cette maxime commence à de
venir de tout pays, elle ne me fait point deviner celui de
Lisandre. V.A.R. en jugera, s'il lui plaît, ellemême : voi
ci son histoire mot pour mot."
Et dans les dernières lignes du récit
"Voilà, Mademoiselle, tout ce que je sais des aventurQs de Lisandre. Si V.A.R. peut deviner si elles sont vraies ou non, elle me tirera d'un grand embarras, car je vous proteste que je n'y comprends rien. J'ai même si peur que la peine que vous vous donneriez ladessus soit inutile que je vous

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supplie de rie la point prendre, et de regarder cela comme un pur effet de mon imagination. Quel qu'en soit le fondement, il ne peut être que fort glorieux pour moi, s'il me procure l'honneur de divertir durant quelques heures la plus éclairée et la plus magnanime Princesse qui fut jamais." Tant d'insistance è jouer l'ignorante tout en laissant entendre que l'histoire est vraie et que seule la dédicataire peut avoir des lumières sur le sujet, c'est inviter tout le cercle è procéder aux applications qui s'imposent. A trois siècles de distance, nous ne pouvons, avec de faibles lueurs, nous en défendre. A l'origine, une historiette plaisante : un galant qui va courant les compagnies en offrant è diverses belles le même bouquet poétique, se voit un jour confondu par l'une d'entre elles, antérieurement honorée de ses hommages, mais que protégeait jusquelà son incognito. Quoi qu'il fasse, inutile de tenter de revenir en grace : l'inconnue se révèle d'un rang à l'éloigner pour jamais
"(...) dans une conversation qu'il eut avec Arténire, il apprit des choses qui lui ôtèrent pour jamais l'espérance qu'il avait conçue, et qui bornèrent au respect et à l'admiration tous les sentiments qu'il avait eus pour cette illustre personne. Il a même conservé tant de vénération pour elle qu'il n'a jamais confié è aucun de ses amis le secret de cette aventure, et tout ce qu'on put deviner c'est qu'Arténire était d'un rang où Lisandre n'osait élever ses désirs (..J" (p. 486). Voyons de plus près. Arténire est "d'une belle taille" et "marche avec un air languissant et négligé qui plaît infiniment" (p. L6O); "elle avait paru belle, tendre, et infiniment spirituelle" (p. 66). Elle séjourne dans une petite ville" (p. 51) nais è l'écart des assemblées bruyantes, et affectionne la solitude des jardins extérieurs (p. 462); elle y réside "pour quelques affaires qui finiraient dans peu de jours" (p. 62), mais qui se prolongent encore durant quinze autres (p. 614); tout en s'amusant du galant, et en voulant bien lui découvrir qu'elle est Parisienne, elle le sème en lui donnant rendezvous chez elle, place Royale, la meilleure adresse de la capitale (2), et surtout, elle
(2) "Elle lui apprit qu'elle était d'une ville fameuse, dont Lisandre était aussi, et que lorsqu'elle y serait, il la trouverait dans une grande place qui est la plus belle non seulement de cette ville, mais de tout le reste du monde" (p. 4611).

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tente de le décourager "en avouant qu'elle est paresseuse". Naturellement, Arténire n'habite pas place Royale, mais on la retrouve "à deux petites lieues de Paris", dans une maison qui se signale par des "allées fort sombres, des cabinets de jasmin, et une certaine chute d'eau dans un endroit solitaire et sauvage" que de précisions pour lecteurs avertis! Risquons, plus de trois siècles après eux, un décryptage. Comme Mademoiselle, Arténire a les yeux bleus; elle aime la promenade, la solitude, les sorties incognito, et se divertit volontiers à agréer, en cette situation, des hommages insolites (3). En juin 1663, se rendant à Eu, par Forges, la princesse se vit assignée pour résidence la petite ville de Vernon, comme elle le rapporte dans ses Mémoires :. elle dut y demeurer jusqu'au début de juillet, et y reçut force visites. Lisandre est homme de Cour, et des traits particuliers le désignent aux initiés : il a la larme facile, il porte la barbe, et pour acquérir les bonnes graces d'une dame, sait perdre au piquet (Lis., p. 65). Quoique déjà mûr, il ne peut aborder une personne du sexe sans entreprendre sa conquête, et ne recule pas devant les intrigues simultanées; il a l'air du monde, la plume facile. On songe à un Vineuil par exemple, héros quelque peu malmené de l'Histoire amoureuse des Gaules, confident de M. le Prince, ami de Bussy, donc de Mme de Montglat, et sur lequel Mlle Desjardins pouvait obtenir des renseignements de premiere main (u). En Dorise et Cloriane, fières résidentes de la place Royale, on verrait volontiers Françoise et Marie d'Angennes, filles du marquis de Maintenon. Les deux heroines de Lisandre vivent en effet sous la tutelle d'une tante libérale : or le N° 15 de la place
(3) Cf. le portrait de Mademoiselle par ellemême in La Galerie des peintures..., éd. E. de Barthélémy, 1866, p. 411, et Cotin, Oeuvres galantes, pp. 323324. Pour plus de détails, cf. édition de Lisandre par M. Cuénin, in Nouvelles du XVIIème siècle, Callimani, Pléiade, 1978.
() HAG, éd. Lalanne, tome II des Mémoires de BussyRabutin, pp. 361, 387388, LO3_q!4, 4i'4i5; Mme de Sévigné, lettres à Bussy du 17 sept. et du 9 oct. 1675, Tallemant, éd. Adam, II, 107, 108, 450. Né d'une famille de robe, ce frère du président Ardier hantait la grande noblesse et la Cour. Il était bel esprit, et passe pour avoir composé le portrait de Margot Cornuel ("la reine Marguerite") dans La Galerie des peintures.

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était occupé par la marquise de Fontaine (5) qui, s'il faut en
croire Tallemant, mariera ses deux nièces, après s'être occupé
de leur éducation. Les deux portraits contrastés qu'en dessine
Mlle Desjardins, d'une plume ferme et délicate, comme il convient
quand on écrit pour un amateur aussi qualifié que Mademoiselle,
correspondent aux différences notées par le chroniqueur. Enfin,
la "maison" où Lisandre entraîne ses deux maîtresses, et dont le
seul choix leur fait augurer qu'il va se déclarer, c'est très pro
bablement la célèbre "Maison de Gondi", récemment acquise par Mon
sieur, qui en avait ouvert libéralement les jardins ombreux, la
cascade, è un public ravi de pouvoir goûter à ces délices champê
tres. Mile de Montpensier s'y rendait fort souvent, et quelques
Parisiens, dont M. et Mme de Morangis, fait construire
des résidences en bordure de Seine, non loin du parc. Aussi Mlle
Desjardins ne plaisantetelle peutêtre pas en affirmant être
informée de cette "histoire" par une de ses "amies" (6).
Quoi qu'il en soit, la peinture psychologique s'élève bien
audessus de ces applications. En Lisandre est raillée la galan
terie céréminieuse et littéraire de la vieille Cour, dont se gaus
se la jeune génération la dilatation d'un médiocre aux propor
tions d'un Hylas ou d'un Hamilcar est de la meilleure veine, la
narration est aisée et souple, l'observation du comportement fé
(5) Cf. M. Dumolin, "Les propriétaires de la place Royale", Bull. La
Cité, oct. 1925, p. 197. Sur les demoiselles d'Angennes, cf. Tallemant, II, 1t2_14, et notes p. 1028. Il reste que Cloriane et DDrise sont présentées cornea cousines. Erreur de bonne foi, ou mensonge littéraire 7
(6) Dès avant la fronde, la "Maison de Condi" est célèbre pour "(...) la sombre épaisseur de ces superbes bois, I Ces larges pronenaoirs, ces noires enfonsures, / Ces cabinets secrets, ces retraites obscures C...)" que chante Salomon de Priezac dans un "caprice" de huit pages intitulé Les Promenades de SaintCloud (163). Dans le village, cabarets et restaurants gastronomiques permettaient de traiter ses amis et amies. Une gravure d'Israël Silvestre représente la "maison", encore debout en 1653, Monsieur n'ayant commencé les travaux d'aménagement du jardin et des bâtiments qu'à partir de 1664. Après la Fronde et en raison des fréquents séjours du prince et de la Cour, SaintCloud redevient plus que jamais è la mode; la gazette mentionne toutes les réceptions qui y sont données dès l'acquisition qu'en a faite le duc d'Orléans (1658). Mademoiselle y séjourne à trois reprises en 1659. Les jeux d'eau et surtout la cascade ("certaine chute d'eau dans un endroit solitaire et sauvage") attiraient les visiteurs. En 1669, Guéret intitule son dialogue littéraire La Promenade de SaintCloud. Sur l'histoire de SaintCloud, cf. E. Magne, Le Château de SaintCloud, Paris, 1920.

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mmm, malicieuse sans méchanceté. Molière semble s'être souvenu, dans Les Femmes savantes, de certains dialogues entre les deux cousines (Lis., pp. 75_L8O), et d'une scène plaisante de coquette confondue lorsqu'il composa Le Misanthrope. Plus qu'un document sur les divertissements de la princesse d'Orléans, Lisandre apparaît comme un témoignage du goût mondain, au moment où il s'apprête è rayonner sur tout le monde littéraire contemporain.
L'analyse de cette oeuvre de chapelle nous conduit è regar
der d'un tout autre oeil la nouvelle intitulée Cléonice.
Cléonice.
Cette nouvelle a fait jusqu'ici la joie des spécialistes qui y ont vu, non sans raison d'ailleurs, l'adieu insolent è une forme romanesque périmée : "Déjà le Soleil commençait è dorer de ses Rayons les coteaux délicieux de la Fameuse" etc... "Mais pardon, ma grande Princesse, je le prends sur le ton d'un Roman dans les formes, et c'est une nouvelle Galante que j'ai résolu d'écrire".
Certes, Mme de Villedieu tourne ici en ridicule l'un des traits les plus caractéristiques du genre long : l'utilisation quasi obligée d'évocations poétiques grandioses, d'un moule périodique rituel, équivalent è l'invocation è la Muse qui ouvre les poèmes épiques (7). Mais que cet exorde iconoclaste ne nous abuse pas. L'auteur s'adresse è Son Altesse Sérénissime la duchesse de Nemours, et elle parodie ici très exactement le début de Clélie (8), dont la princesse, quatorze ans auparavant, avait accepté l'hommage. La familiarité du ton nous invite è supposer que la présente dédicace fait allusion è des moqueries complices
(7) A titre d'exemple, voici le somptueux début de la Cythérée de Comberville (l6tO) : "Le Soleil n'était guère plus éloigné des Indes que de la Mer Atlantique, et sa lumière, presqu'également répandue sur tout l'hémisphère ne permettait pas è l'ombre de trouver un asile au pied même des plus hautes montagnes lorsque sur la face tranquille de la Mer de Syrie parut une merveille qui n'avait jamais été vue (..J" On reconnaît le décor des Amants magnifiques.
(8) "Depuis que le Soleil avait commencé de couronner le Printemps de Roses et de Lis, il n'avait jamais éclairé la fertile campagne de la délicieuse Capoue avec des Rayons plus purs (...)."

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dont la docte Sapho avait fait les frais. Il ne s'agit pour l'ins
tant que de divertir en raillant. La preuve, c'est que la préten
due "nouvelle", tout en inaugurant une étape décisive, conserve
encore des traits irrécusables du genre héroîque : un récit de ba
taille, le dernier peutêtre, plus dramatique que décoratif dans
sa brièveté, mais bien présent; une série continue de hauts faits,
où le sort dTEtats se trouve engagé; un style grimpé au niveau des
exploits qui sont rapportés (9). Aussi bien Ciéonice n'estelle
pas soustitrée "le Romant galant" (10) ?
Mais Cléonice est bien aussi une "nouvelle" : la simple lec
ture du texte, en raison de détails dépourvus de toute gratuité,
suffira è nous alerter, et è "exciter notre curiosité" comme le
prévoit et le désire l'auteur; il nous invite en effet à décryp
ter le récit, où sont enclos les faits réels qui l'ont inspiré.
"Ce n'est ni d'Achille ni d'Enée que j'ai à vous entre
tenir; c'est de... et de... Vous ne verrez point de trônes
renversés ni de nations détruites... Souffrez que je m'éloi
gne de la fable et du prodige, puisque c'est d'une aventure
de nos derniers siècles dont j'ai è vous faire le récit. Je
nommerai mon heroine Cléonice, ou de quel autre nom de roman
qu'il vous plaira. Ce n'est pas que celui qu'elle portait
autrefois ne soit assez illustre pour n'avoir pas besoin
d'être déguisé; mais vous savez que les noms allégoriques ont
un son plus agréable pour l'oreille (11) que les noms con
nus; il faut exciter la curiosité du lecteur pour divertir
son imagination... C'est donc sous le nom de Cléonice que
va se présenter è vous. Je me passerais bien de faire
son portrait si cette nouvelle vue que de vous (...)"
(pp. 461463).
La narratrice, è sa protectrice, conclut par
ces mots
"Si jamais la vérité de cette nouvelle est développée et que quelque savant dans l'histoire de nos derniers siècles s'avise de reconnaître un général fameux sous le nom
(9) "Les flammes de l'amour vous sauveront de celles du feu" dit Célidor è Cléonice en la délivrant du péril de l'incendie (Cléon., p. 488).
(10) On sait comme la distinction entre roman et nouvelle s'embrume après 1660. Rappelons l'observation de Sorel : "Les nouvelles qui sont un peu longues et qui rapportent les aventures de plusieurs personnes ensemble sont prises pour de petits romans." (BF, p. 168)  Sur le sens è donner è "galant" dans ce titre, voir chap. VII, p. 346.
(11) La suite montrera qu'un titre germanique aux consonances rugueuses indispose notre romancière.

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de Célidor, il trouvera que cette aventure a été le noeud d'une alliance éternelle entre les deux couronnes qui étaient en guerre et que du commun consentement de deux rois, le pays de Cléonice a été érigé en souveraineté neutre, qui sert encore de monument è l'hospitalité de cette belle fille'.
Comment ne pas songer è la principauté de Neuchâtel ?
Rappelons succinctement les faits. En l'an 15014 se célébrait l'union de Louis XI, cadet de la maison d'OrléansDunois (i2) et de Jeanne de Hochberg, marquise de Rothelin en Brisgau, comtesse de Neuchâtel, fille unique et héritière de Philippe, marquis de Hochberg, comte de Neuchâtel, seigneur de Rothelin, Bandeviller, etc. et de Marie de Savoie (i3). Ce mariage prestigieux enrichissait la couronne de France et surtout la maison de Longueville de terres considérables en Suisse, FrancheComté et Brisgau, convoitées de longue date par Louis XI (1'+).
Après la mort du duc François en 1512, Louis prenait le titre de deuxième duc de Longueville et sur sa personne se réunissaient les énormes héritages des Longueville et des Hochberg. L'empereur ne reconnut pas cette acquisition; la famille de Bade entama un procès auprès de la Diète impériale. Au bout de
(12) Frère de François II, premier duc de Longueville, et petitfils de Jean d'Orléans, comte de Dunois, le compagnon de Jeanne d'Arc. "Très bon capitaine" dit Brantôme. Ses faits d'armes sont détaillés par le P. Ansejine et Moreri. Il négocia la paix entre la France et l'Angleterre, sanctionnée par le mariage de son cousin Louis XII et de Marie Tudor, soeur d'Henri VIII.
(13) C'est la bellemère de Marie de Lorraine et la grandmère de Marie Stuart, heroines de La Princesse de CZàVeS. Elle mourra au château d'Epoisses, héritage paternel et future demeure des Guitaut, le 21 septembre 15147. Sur cette période de l'histoire de Neuchâtel, voir Négociations et campagnes de Rodolphe de Hochberg, thèse manuscrite d'Ed. Bauer, d'après les archives de Neuchâtel, portefeuille 216. Sur les événements de 1503, voir Histoire de Louis XII, de Jean d'Auton, éd. P. Lacroix, 18314, t. I, p. 3147, 393.
(114) Au lendemain de la victoire de Morat, le rusé monarque avait secrètement détaché de l'alliance du Téméraire le comte Philippe, encore tout jeune, et lui avait destiné comme épouse sa nièce Marie de Savoie, fille de Yolande de France, alors duchesse régente, et d'Amédée IX. Conclu en octobre 11478, ce mange déclenche la colère de Maximilien qui prive son vassal de ses fiefs d'empire en FrancheComté et conseille à Christophe de Bade, chef de la branche aînée, de signer avec Philippe une convention familiale aux ternes de laquelle les seigneuries de Brisgau et le comté de Neuchâtel reviendraient à l'autre contractant, si la maison de l'un tembait en quenouille. Or, des nombreux enfants de Philippe et de Marie, une seule survécut, Jeanne, qui, lors de la mort de son père en 1503 se trouva seule souveraine de tant de biens.

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soixantedixhuit ans, en 1581, un arrêt fut rendu, validant les
droits des Germaniques; è leur tour les Longueville refusèrent
de s'incliner, et il fallut attendre les traités de Westphalie
pour que cette contestation de cent quarante années prît fin par
la transformation de Neuchâtel en principauté neutre, à l'abri
de toutes prétentions ultérieures (15). L'on sait que c'est le
duc Henri luimême qui conduisait la délégation française; il
s'était fait accompagner de sa fille Marie (16), et si l'on songe
que les pourparlers darrert a'pt aom, e LêS on mesure
l'importance que revêtit cette affaire pour la jeune fille dont
l'adolescence fut marquée par cette contestation séculaire.
Revenons maintenant au texte romanesque qui s'éclaire d'un
jour nouveau.
"Le lieu natal de cette belle fille a été dix ans durant le théâtre d'une guerre sanglante qui avait fait naître une guerre immortelle entre les deux nations qui la faisaient. Cléonice y avait perdu son père (17) et un frère unique très accompli, et bien que cette perte la laissât en possession d'une terre qui portait un titre de souveraineté (...), il n'y a rien qu'elle n'eût fait pour se venger de ceux qui le lui avaient causé." (p. 46) (18) On comprend la haine de Cléonice pour ces Français qui avaient transformé son pays en champ de bataille et venaient de lui arracher en des guerres lointaines ses protecteurs naturels. Des informations détaillées sur l'année 1503 nous renseigneraient peutêtre sur les préliminaires de l'union de Jeanne de Hochberg et de Louis d'Orléans. Mais dans une perspective romanesque, il est
(15) La duchesse devra néanmoins défendre sa succession de la convoitise de l'empereur et de celle de Condé, deux "voleurs" cupides (cf. SaintSimon, Mémoires, éd. Boislile, t. VI, pp. 105, 106, 205, 207, etc.). (16) âgée de onze ans en 1641. (17) Son décès est daté de 1503. Sans doute tombatil aux côtés du duc de Nemours et de Louis d'Armagnac è la sanglante bataille de Cérignole, le 28 avril. (18) Allusion au passé tourmenté du comté de Neuchâtel et aux guerres incessantes qui en avaient fait le champ de bataille privilégié des Bourguignons et des Bernois. Le roi de France avait pris le relais du Téméraire. Pour les événements qui précédèrent le mariage de l'héritière, il est fort possible que Mme de Villedieu s'appuie sur des pièces du procès qui traîna devant la Diète d'empire.

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préférable, quelle que se révèle la vérité historique, de poser è l'origine de cette alliance une conquête militaire, source de prouesses, plutôt qu'un coup diplomatique. 12e toutes façons, la romancière paraît bien renseignée. Rapportant que Célidor se livre en otage aux ennemis pour garantir la surêté de Cléonice, elle ajoute
"Cet excès d'amour paraîtra peutêtre fabuleux è Votre
Altesse, mais Madame. .. vous savez que dans les choses de
fait, comme l'est cette histoire, il ne s'agit pas d'affec
ter de la vraisemblance il s'agit seulement de rapporter
les aventures comme elles sont arrivées." (p. 79)
"Sicamber, brave et vaillant capitaine (...) commandait les troupes ennemies et (...) par plusieurs belles victoires s'était rendu formidable è cette nation (...)" (p. 6S). Malgré l'avis du "loyal serviteur" (19), on peut identifier Sicamber è François de Longueville, comte de Dunois (20) dont les hauts faits romanesques se doivent de rappeler ceux de l'illustre aieul, compagnon de la Pucelle. Ce qui semble plus embarrassant pour l'auteur, c'est de concilier la réputation de vertu du prince et son attitude occasionnelle de froid conquérant : il ne pénètre donc dans le pays de Cléonice que pour mettre fin aux exactions (ce qui n'est d'ailleurs pas impossible) du farouche Artambare (2i).
"(Sicamber) voyant qu'Artambare affectait de commettre des actes d'hostilité et de violer le droit des gens dans la personne de tous les prisonniers, surmonta la douceur de son naturel pour lui rendre la pareille." (p. 65) "La fortune se déclarant pour lui en toutes occasions", il ne tarde pas è se rendre détestable è tous les parents et amis de Cléonice, qui le voient approcher avec terreur. Le dénouement reproduit fidèlement les événements
"Sicamber reprit le chemin de la maison de Cléonice où cet hyménée ayant été résolu, on n'attendit plus que la per
(19) "Il ne fît rien qui è honneur montât" (Mémoires de Bayard, éd. MichaudPoujoulat, p. 521). Si François d'Orléans a conquis Neuchâtel, ce ne peut être qu'après la bataille de Cérignole, lorsque son cousin Louis XII le laissa en Roussillon è la tête des troupes françaises. (20) Voir cidessous, p. 239. (2i) Peutêtre Gonsalve Fernandez qui sème la terreur chez les Français en prenant des otages (d'après J; d'Auton et Godefroy, op. cit.).

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mission du roi, dont Célidor (22) était sujet, pour l'accomplir entièrement. Pour Cléonice, elle ne se crut pas obligée à cette précaution, car sa personne et son bien étant sous la puissance de Sicamber, elle de devait plus reconnaître d'autres ordres que les siens." (p. 58) Enfin, il semble bien que la ville même de Neuchâtel, terre d'asile et d'hospitalité, ait fourni un cadre pour l'élaboration de la nouvelle : durant l'année 16671668, Mile Desjardins publia à Fribourg la Relation d'une revue des troupes d'amour, pièce satirique (23) dont le lieu d'impression ne s'explique guère que par sa présence dans la région, sur les terres de sa protectrice. Que de souvenirs dramatiques et tragiques évoquaient ce château où planait encore l'ombre de la première souveraine, mariée en ces lieux, petitefille d'un roi de France et d'un duc de Savoie, et trisaïeule de la présente altesse! Comment résister à l'aimable tentation d'achever ce qu'une histoire déjà si romanesque avait commencé ? Remontant le temps, l'auteur prête à Cléonice les traits de Marie de Longueville
"Notre nouvelle captive avait ce jourlà un manteau d'étoffe blanche plissé sur les épaules, et doublé d'un crespon grisdelin, qui, rebordant aux extrémités, relevait l'éclat d'une peau que toutes les femmes de ce payslà ont admirable et qu'elle avait plus belle que toutes les autres. Ses beaux cheveux, qui bien que négligés, conservaient une frisure qui leur était naturelle, tombaient à grosses boucles sur ses joues et sur sa gorge (...)" (p. 539) (2k). Voici les yeux fiers de la princesse et cette "sincérité" parfois brutale qu'elle ne prenait pas toujours la peine d'adoucir (25)
"Comme cette sincérité des yeux est une marque de celle de l'âme, jamais il n'y en eut une plus sincère que celle de Cléonice; elle n'aurait pas fait le plus innocent des mensonges pour la plus grande des récompenses; et quand ses égards pour ses amis la forçaient à la moindre dissimulation elle s'y résolvait avec tant de peine.., qu'on peut dire qu'elle ne paraissait jamais plus sincère que dans les
(22) Ii est présenté comme fils de Sicamber, alors que Louis d'OrléansLcngueville était le frère de François. (23) Cf. annexes, p. 39. (2) Se reporter au portrait de Caimente, cidessus, pp. 191192. (25) Cf. le portrait de Nitocris au chap. II, p. 76. Et SaintSimon, op. cit., XV, 131132.

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moments où elle affectait de ne l'être pas entièrement. Ajoutez è cela une haute naissance, un esprit bien cultivé, une physionomie aussi noble qu'engageante. .. Aussi futelle l'amour de tous ceux qui la virent et le désir de tous ceux qui ne pouvaient la voir." (p. 6) Tout le long de la nouvelle, l'identification è la duchesse se poursuit, en un jeu de transpositions sinueuses qui appelle parfois un commentaire plaisant, car il n'est pas sûr que Cléonice, comme sa descendante, écrive des vers :Je ne sais si dans le tableau que j'ai fait de Cléonice è Votre Altesse au commencement de cette nouvelle, je l'ai préparée è voir des vers de son génie (... )" (p. 501). Il n'empêche que c'est è la Cour de Cléonice qu'on imagine fables (celle du Coq et de la Perle) et rébus, qu'on chante, qu'on moque les "innocents", qu'on invente des énigmes et des "mots retournés" (p. 82_I487). Les invités s'amusaient è se reconnaître dans les portraits dessinés par la romancière, non sans quelque malice et d'après nature (26). Ainsi saisissonsnous au vif le procédé déjà cher è Mile de Scudéry dès Le Grand Cyrus qui consiste è utiliser librement les figures connues du passé pour leur prêter le caractère de célèbres contemporains; mais la nouvelle rénove le cadre et les circonstances. Ecrite pour complaire è un Grand et contribuer è ses divertissements, elle s'attache è l'histoire dynastique d'une famille illustre. Si La Princesse de Montpensier, où l'auteur applique sans tarder les théories de Segrais et de sa protectrice, inaugure le genre (27), Mme de Villedieu l'illustre, et on l'imite. C'est en effet l'épître dédicatoire du Comte de Dunois, adressée en 1671 à la duchesse de Nemours, qui
(26) "Une veuve de vingtquatre ans, belle, riche et enjouée, sa soeur cadette", "quelques beautés innocentes qui réjouissent les yeux sans satisfaire l'esprit"; deux Français "étant d'un royaume qui semble avoir reçu du ciel la galanterie en partage", "un peintre admirable, un homme qui jouait bien du luth et qui chantait agréablement". Ces deux gentilshommes apportent "des livres rares et des vers nouveaux", le plus "sérieux", Eurillas, "parlait très bien trois ou quatre langues; il savait l'histoire et les moeurs étrangères (... )" (p. 69). (27) La Princesse de Montpensier retrace l'histoire romancée de Renée de Mézières, arrièregrandmère de Mademoiselle, mais comme le dénouement n'était pas glorieux pour la princesse, le libraire a dû faire paraître l'avis prudent que l'on sait.

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éclaire le mieux la genèse de ce type de nouvelles
"Ce n'était, Madame, que dans vos illustres aïeux que je pouvais trouver un héros digne d'être offert è Votre Altesse, et je m'applaudirais du choix que j'ai fait de M. le comte de Dunois si je me pouvais flatter de l'espérance de le faire paraître devant vous avec tous ses avantages. Votre Altesse ne le verra qu'amoureux et tendre dans cette aventure et c'est le seul endroit de sa vie dont l'histoire générale ne fasse pas mention. Elle l'a mille fois couronné de laurieurs pour les éclatantes actions qu'il a faites durant la guerre d'Italie, mais elle m'a laissé le soin de faire la couronne de myrthe qui doit être la récompense de son amour et de sa fidélité (...) Quel autre moyen auraisje pu trouver de signaler l'amour et les vénérations que j'ai toujours eus pour le grand non d'Orléans, de Dunois et de Longueville, et quelle autre occasion de publier les sentiments si extraordinaires lue j'ai toujours eus pour Votre Altesse en particulier, qui ne sont pas si fort établis sur la reconnaissance que j'ai pour les obligations dont je suis redevable que sur l'inclination qui porte naturellement vers elle tous mes respects, et sur l'admiration que j'ai pour son mérite qu'il me semble connaître mieux que personne (...)". "M. le conte de Dunois", c'est François de Longueville, peutêtre Sicamber, comme nous venons de le voir. L'auteur vante aussi ses exploits : la vaillance, après tout, n'estelle pas héréditaire ? Le roman s'attache è reconstituer, lettres galantes è l'appui, l'histoire de son mariage avec Françoise d'Alençon (28), tout comme Mme de Villedieu venait de romancer celui de son cadet. En cette occasion, il s'opère une conjonction de l'hommage è la duchesse vivante et du courant d'extraordinaire popularité dont son ancêtre le Bâtard d'Orléans était l'objet : il figurait sur les jeux de cartes et passait même avant la Pucelle dans le coeur des français (29). Son portrait, fort ancien et peint d'après nature, ornait la galerie de tableaux du duc Henri (30), père de Marie. Comment mieux faire qu'en évoquant la mémoire du grand homme ? On peut s'étonner que le roman, genre inférieur è la
(28) Ii épouse en 1500, un an après le mariage de son cadet, la fille du duc René d'Alençon et de Marguerite de Lorraine. C'est sans doute en l'honneur de cette brillante alliance qu'il fut promu duc l'année suivante. (29) Ph. Aries, Le Temps de l'histoire, p. 212.
(30) Nouvelle biographie universelle, t. 1516, p. 250, s'appuyant sur D. Godefroy, Recueil des historiens de Charles VII, 1661, p. 800.

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poésie, surtout épique (30 bis), ait contribué à l'édification d'une telle légende. Mais il faut se souvenir que seuls les doctes méprisent les genres mondains, et se rendre à l'évidence Boursault, en 1675, fait sa cour à Louis II de Condé en composant un roman à la mémoire de Louis 1er (31). Dix ans plus tard, Préchac dédie à la dauphine MarieAnne de Bavière, soeur de l'Electeur, son Séraskier Bacha, et déclare dans l'épître rituelle "Sous le nom de Séraskier, Mgr l'Electeur de Bavière en est le véritable héros" (32).
Le roman est donc fort bien accueilli par les grandes familles dont il flatte l'orgueil; il correspond à leur manière à elles de vivre l'histoire : "Au XVIIème siècle, on ne vivait pas dans une histoire, mais dans plusieurs systèmes particuliers dont chacun adoptait une origine différente" (33).
Ces systèmes se distinguent à ce point de l'histoire officielle que la vérité finit par compter bien peu, eu égard à la gloire individuelle. On a dit comme Mézeray fut pressé par de hautes interventions d'opérer certaines retouches à son Abrégé (3k). Ainsi voiton le roman, s'appuyant parfois sur des archives privées jalousement gardées (35), contribuer à fixer cette his
(30 bis) On songe à La Savoisiade d'Honoré d'Urfé, en plus de La Pucel
le. La nouveauté, c'est justement cette promotion du roman.
(31) Boursault exalte la valeur de M. le Prince, nouvel Alexandre dans la dédicace du Marquis de Chavigny à Jean Perrault (père de Claude et de Charles), homme de confiance du prince.
(32) Cité par M. Th. Hipp, op. cit., p. 222.
(33) Ph. Aries, op. cit., p. 209. LengletDufresnoy, Méthode pour écrire
l'histoire, I, 275291, insiste sur l'importance de cette histoire familiale.
(3L) Mine de Cressette fit intervenir Mgr de Bonnefonds et le P. Eudes pour que l'historien fît place à un épisode où s'était illustrée sa famille (cf. Evans, op. cit., p. 85).
(35) Mine de Villedieu y puisera appareninent pour l'une des nouvelles
des Annales galantes (voir cidessous, p. 283 ) et pour Les Désordres de l'a
mour (lettre authentique de Givry à Mile de Guise). Elle parle ici de "mémoires" rédigés d'après le récit de deux étrangers réfugiés chez Cléonice. "Ils vinrent en France, où ils racontèrent cette histoire à des gens qui en ont laissé des Mémoires". "Quant à moi, ajoute la romancière, qui ne fais ici que le personnage d'une historienne fidèle et qui crains même d'avoir déjà ennuyé Votre Altesse par la longueur de cette aventure, je ne rapporterai point ce qu'on ne m'a pas appris" (p. 549).

 241 
toire particulière, non sans l'adorner è la manière galante, ce dont les illustres bénéficiaires, gens au demeurant sensibles è la mode, ne semblent pas s'être plaints. La frontière est donc indécise entre la nouvelle, enracinée dans des souvenirs religieusement entretenus, et la pure fiction, qui sert la publicité des Grands et asseoit leur prestige. Le mécénat de Versailles semble avoir accordé sa protection aux architectes et aux peintres; mais c'est le mécénat privé qui a favorisé l'éclosion du roman.
Concluons. Il est indéniable que dans les années 16601670,
la nouvelle reste encore très proche de ses origines, et que sa
genèse est liée aux divertissements de cercles hautement aristo
cratiques, en général constitués autour de grands seigneurs ex
clus de la Cour après la Fronde, et souvent occupés è rêver des
gloires ancestrales; l'oeuvre romanesque sert de vêtement cha
toyant è leurs nostalgiques fiertés. Réalité et fiction s'imbriquent
en un inextricable mélange qui n'est senti ni comme irrévérence
ni comme flagornerie il "divertit" et tout est là. Certains raf
folent des noms d'emprunt qui irritent leur désir de "deviner",
et le roman s'apparente alors à une longue énigme; d'autres pré
fèrent éprouver les joies que procure la légence et se laisser
prendra è cette aura de grandeur que les noms réels traînent a
près eux il n'est en cette matière d'autre règle que le plai
sir. Les avis évolueront avec le temps, selon Segrais (36), Mme
de Lafayette (37), Mme de Villedieu (38), Boursault (3$) ou
(36) Divertissements de la princesse Aurélie, pp. 3233.
(37) "Avis au Lecteur" de La Princesse de Montpensier.
(38) Sur son évolution dans le choix du nom de ses héros, voir cidessous, pp. 276277.
(39) Préface du Marquis de Chavigny (1670) "Je n'accompagne d'aucune
clé l'histoire que je donne au public parce que je ne le veux pas faire valoir
par un artifice si grossier. J'aime mieux que de véritables incidents passent
pour imaginés que d'avoir recours è des noms imaginés pour les faire paraître
véritables, et j'ai moins envie de satisfaire la curiosité que de contenter
le jugement." Cependant le même Boursault utilise bien, pour Artémise et Po
liante (1668), des noms imaginés dans un cadre véritable, celui de la guerre
de Dévolution, avec les précisions qui désignent les personnages aux lecteurs
contemporains. Mais en 1675, les 'noms imaginés", tels que ceux de Bélise et
.1.

 2'42 
autres (LO), mais il serait sans doute imprudent de chercher à découvrir des traces de doctrine en un genre aussi libre et où la part de l'improvisation est si considérable.
D.ans Cléonice, en effet, tous les styles sont mêlés, et les
coutures fort négligées. Il y a même un mouvement bondissant qui
nous étourdit un peu, et bien là ce que cherche l'auteur,
qui nous conduit du jardin où résonne l'écho obligé ('41) aux af
fres du champ de bataille, en passant par la Cour de Cléomice dont
les hôtes rivalisent d'imagination poétique ou de médisance, tan
dis que Sicamber s'apprête à les réduire tous à l'obéissance. Ce
pendant la genèse de ce petit roman apparaît pleine d'enseigne
ments. Ne nous hâtons pas de rapporter à l'ignorance des roman
ciers les anachronismes matériels que l'on se complaît trop à re
lever : ils sont beaucoup plus délibérés qu'on ne l'imagine. Peut
on croire, par exemple, Mme de Lafayette assez peu éclairée pour
considérer comme interchangeables la Cour de Louis XIV et celle
de Henri III ? Il semble préférable d'attribuer cette symbiose
des deux mondes au désir d'opérer une fusion bénéfique où l'un et
l'autre apporteront ce qu'ils ont de meilleur l'étiquette céré
minieuse des Bourbon encadrera la 'magnificence et la galanterie"
des Valois, cette galanterie si compromise en 1678 et qu'il faut
déjà chercher dans le passé. Ainsi s'établit une continuité, une
communion avec le temps retrouvé; ainsi peut circuler dans l'âme
mélancolique des descendants le courant viril ou prestigieux des
vertus d'antan.
Le phénomène, dans les arts, est bien connu : qu'on songe par exemple, à saint Louis peint sous les traits de Louis XIII à la voûte de SaintPaul SaintLouis, ou sculpté sous les traits
d'Agénor qui subsistent encore dams Le Marquis de Chavigny, auront défini
tivement cédé le pas "aux noms illustres" car, dit la préface du Prince de
Condé, 'on est plus sensible aux aventures d'un prince que l'on connaît qu'à
celle d'un héros qu'on ne connaît pas". Le continuateur des Amours des grands
hommes (1671) ne raisonnait pas autrement. Cf. annexes, p. 51, n. 60.
('40) Subligny, préface de La Fausse Clélie (1671) "Peu de gens avant moi s'étaient avisés de donner des noms français à leurs héros".
('41) Cliché qui vient de L'Astrée en passant par d'autres romanciers
dont Mlle de Scudéry (Clélie, I, 318) et déjà utilisé dans Aicidamie.

 243 
de Charles V aux QuinzeVingts. Plus proche encore de l'époque qui nous intéresse, le portrait en costume du XVIIème siècle de SainteFrançoise Romaine, è qui Mme de Maintenon a prêté son visage (42). Il s'agit bien d'une tendance générale au mythe ancestral, que le pinceau, le ciseau et la plume sont conviés à édifier.
Récits è usage royal Les Amours des grands hommes (1670)
Après avoir contribué è sa manière a renouveler le mythe des ancêtres chez les Grands, Mme de Villedieu va servir aussi le mythe royal, enrichi par la séduction et le prestige personnels du souverain régnant.
Désormais étiquetée comme apôtre de la cause galante, MarieCatherine Desjardins, avec une belle audace, n'hésite pas à se présenter comme telle au monarque, en choisissant pour sa part de le flatter dans ses qualités d'homme privé. A défaut de l'image de saint Louis, dont le souvenir ne s'impose pas spécialement en ces circonstances, c'est le conquérant, celui des terres et des coeurs qu'on sollicitera : le César romain (43). En remontant si haut, l'auteur accroît et élève d'autant la gloire de Louis, sans se sentir tenue par l'exactitude des faits. Elle emprunte è Plutarque l'idée du contrat par lequel Caton cède sa femme è Hertensius et ne paraît pas redouter qu'on associe cette situation scabreuse aux amours du royal dédicataire et de la marquise de Montespan. Mais fautil s'en offusquer ? Ce n'est que deux ans plus tard que l'auteur des Exiles, hors de toute flatterie, exprimera des réserves è ce sujet (44). Pour l'instant, elle se range
(42) Oeuvre très célèbre de Mignard, peinte pour SaintCyr en 1694, actuellement au Louvre (Cat, n° 639). Copie au musée de Versailles (Cat. Dalbanne N° 302). Gravures tirées de ce portrait par N. Colin et vignettes par Fiquet.
(43) Sur le mythe du César séducteur, cf. P. Gouvert, L'Ancien régime,
II, 29; M. T h, op. cit., p. 322; Mme de Motteville è propos de Louis
XIV : "Il était aisé de voir que malgré la sagesse de ce prince, il commençait
alors è avoir plus de penchant è suivre l'exemple de César que celui de son
censeur" (année 1658).
(44) Cf. supra, p. 211.

 2' 
è l'avis général; la virilité triomphante du jeune roi, surhomme et donc "surmâle" de principe, rencontre plus que de l'indulgence : on y voit un des éléments de sa gloire
"Le coeur des rois est fait comme celui des autres hommes; et lorsque l'amour s'en empare, il aplanit toutes les difficultés, réunit toutes choses et dissipe en un moment les craintes et les scrupules (...)" (L5). C'est exactement 1h le thème de la fête royale des Galanteries grenadines (146). SaintEvremond luimême, pourtant peu sujet è caution, ne s'exprime pas autrement
"C'est une consolation pour nous de trouver nos faibles en ceux qui ont l'autorité de nous gouverner, et une grande douceur è ceux qui sont distingués par la puissance d'être faits comme nous pour les plaisirs" (147). On s'explique mieux le ton de complicité de la préface signée par Mme de Villedieu. Pour mieux autoriser les libertés morales que s'octroient les princes, il est simultanément opportun de démontrer que ceux que l'enseignement traditionnel leur a proposés comme modèles ont cédé comme eux aux charmes féminins. Dans cette intention, non seulement on réédite la correspondance d'Abélard, le philosophe amoureux, torturé par les tentations charnelles, mais on s'emploie à discréditer la vertu traditionnelle des Anciens, en s'appuyant sur toute une tradition apocryphe qui dérive des Mora lia de Plutarque (148). Ii n'échappe pas que ce dernier a fait aux femmes la belle part (149). Le personnage du philosophe amoureux apparaît donc bien avant l'exploitation presque systématique qu'en fait
(145) Cité par P. Goubert, op. cit., II, 37, extrait de C. Bollème, La
Bibliothèque bleue en France du XVIIème au XIXème siècle, 1971, pp. 198202,
Vie de la duchesse de La Vallière.
(146) Cf. chap. VII, p. 3149. (147) Discours sur les historiens français, publié par LengletDufresnoy, in Méthode pour écrire l'histoire, I, 123. ('+8) Cf. R. Aulotte, Arnyot et Plutarque, la tradition des Moralia au XVIème siècle, 1965, pp. 265266. Très lus, ces Moralia se superposent et se mêlent è l'oeuvre historique des Vies. ('+9) "Il faut qu'il les ait regardées came des personnes bien considérables puisque jamais il ne perd l'occasion d'en parler". LengietDufresnoy, De l'usage des romans, I, 103.

 2'15 
Mme de Villedieu (50) : il remonte à la fin du XVIème siècle, à l'imagerie populaire, aux contrefaçons de Simon Goulart, aux Histoires prodigieuses de Boaistuau (51), où sont narrées, entre autres, les "amours lascives" de Socrate, Platon (52) et Aristote. Cette tradition est encore vivace bien après Les Amours des grands hommes, puisque Vaumorière publie en 1672 une Histoire de la galanterie des Anciens, rééditée en 1676, et qu'un sieur Descouvel commet des Aventures de Jules César (53) en 1695. LengletDufresnoy luimême se fait l'écho de ces idées reçues
"Diraije tout ? Les oracles de la plus sévère morale, ces modèles de la vie retirée, enfin ces Jansénistes de l'ancien paganisme, c'estàdire nos premiers philosophes,ne les (les femmes) dédaignaient pas; et les plus sages ne les voulaient même qu'au titre de maîtresses tant cette qualité a toujours eu d'attraits pour les hommes (...)" (5). La préface des quatre nouvelles de Mme de Villedieu se trouve maintenant expliquée, et principalement l'allusion aux "chroniques secrètes"
"Les Grands Hommes n'ont été traduits à la postérité que sous des figures terribles. Les auteurs se sont imaginé de les élever audessus de l'homme quand ils les ont dépouillés de tous les sentiments de la nature. Ils nous représentent les philosophes insensibles et les conquérants ne se montrent à nous que les armes à la nain. Quant à. moi, Sire, qui suis persuadée que l'amour est aussi vieux que le monde, j'ai cru pouvoir le démêler dans les incidents où il semble avoir le moins de part. Je n'ai pas été déçue dans cette opinion; les chroniques secrètes ont été plus fidèles que les histoires générales (...) Je ne doute pas que les sçavants se révoltent contre cette métamorphose et je crois déjà leur entendre dire que je viole le respect dû à la sacrée antiquité. Mais je ne sais s'ils trouveraient autant
(50) Cf. chap. IX, p. 483. (51) Cf. M. Th. Hipp, op. cit., p. 218, n. 27.
(62) Sarasin, dans le dialogue S'il faut qu'un jeune homme soit amou
reux, fait de Platon un "autre Hylas", épris à la fois du bel Agathon dont il
évoque les baisers, et de Xantippe, l'épouse de Socrate, ce qui fait de ce der
nier le patron des maris disgrâciés. 'N'y atil pas un peu trop de ragoût
pour un philosophe ?" (Oeuvres, p. 169).
(53) "Mauvais livre" dit LengletDufresnoy, op. cit., I, 103.
(54) Le contenu des lettres d'Héloîse, louée peu après, se trouve rejoindre sur ce point la tradition précieuse; l'un et l'autre se mêlent au persistant héritage apocryphe en une contamination ouverte à un certain type de .1.

 2f6 
d'exemples pour soutenir leur censure que j'en ai pour au
toriser ma licence."
Nous avions déjà remarqué "moderne" de certaines
critiques littéraires de Mile Desjardins (55). La fréquentation
des mondains, ses amis et son public, confirment cette tendance,
qui rallie nombre d'esprits distingués (56). Dans le cas qui nous
occupe, l'affranchissement se double d'une intention satirique
caractérisée, qui explique les libertés prises avec l'Histoire
(57). Sous le nom de Socrate, è valeur symbolique (58), c'est une
vertu consacrée qui devient objet de dérision. Au maître jusqu'ici
incontesté est dévolu le triste rôle du docteur amoureux (59).
Solon excepté, les Grands Hommes se trouvent pris au piège de pau
vres ruses humaines et entraînés dans des situations vaudevilles
ques, qui rappellent les conteurs du XVIème siècle : à la faveur
de la nuit, César a réussi, croitil, G tenir dans ses bras sa
maîtresse Martia, mais c'est l'amant de son épouse qu'il étreint
passionnément! Ce cliché, pâli d'avoir trop servi, prend figure
nouvelle grâce au montage la scène prend place en pleine agita
tion politique : comices, séances du Sénat, et elle est interpré
tée par le futur vainqueur des Gaules. Le procédé s'apparente donc
au burlesque, et è la comédie; dans l'histoire de César et dans
"contestation". On reconnaît l'imitation de la célèbre formule de SaintEvremond qui, des Précieuses, passe aux philosophes.
(55) Cf. chap. IV, pp. 156457.
(56) Cf. J.P. Dens, "Le chevalier de Méré et la critique mondaine",
11/11ème siècle, N° 101, 1973, pp. l5O.
(57) Dans l'histoire de Solon, Plutarque n'indique que la rivalité avec Pisistrate; dans celle deCésar; elle fait de ce dernier le beaufrère de Pompée, alors qu'il fut son beaupère. La seconde feuune de l'illustre Jules s'appelait Portia, non Martia, l'épouse de Socrate Xantippe et non Myrto, etc. Ces inexactitudes en des faits si généralement connus paraissent bien intentionnelles et confirment le caractère fantaisiste de l'ouvrage.
(58) La valeur symbolique du nom de Socrate est attestée par de nombreux intitulés : Socrate chrétien, Socrate moderne (titre d'une traduction française du Spectator). Dans le Journal de conversation de R. Bary (1673) les devisants sont des abstractions aux noms limpides, Eusèbe le théologien, Epistémon l'esprit universel, Physandre le physicien, etc. Seul Socrate, qui représente la sagesse, garde son nom.
(58) B. Morrissette, "Les amours des grands hommes et le docteur amou
reux", Modern Language Notes, LIII, 1938, pp. 3Li4_3L7, et op. cit., p. 185.

 247 
celle de Sacrale, le dénouement a pour cadre un jardin où la com
plaisance de l'auteur réunit tous les personnages l'intention
parodique est d'ailleurs avouée, d'où la malice endiablée de l'en
semble (60). Par goût, et parce qu'elle s'adresse à un monarque,
Mme de Villedieu s'est gardée d'omettre le contexte politique
malgré ou à cause de la transposition, la vie romaine se trouve
bénéficier d'une sorte d'animation pittoresque : effets de scan
dale par la divulgation de lettres privées lues en plein Sénat,
interférences constantes de la vie intime et du rôle politique,
tractations secrètes... Mais l'actualité revient par les détours
les plus inattendus, et l'intrépide romancière risque un clin
d'oeil complice à son royal lecteur : Sacrale, tel un dévot ré
solu, n'atil pas décidé de faire d'Hyparette "un axiome vivant,
que les arguments de nos libertins n'auront pas l'audace d'atta
quer" (p. 33).
Elle ne se borne pas à des pointes d'anachronisme écorchant les contemporains. Espérant trouver une oreille favorable, Mme de Villedieu jongle audacieusement avec de plaisants paradoxes sur le mariage, le divorce, la fidélité (61). Les vieilles gloires de l'antiquité descendues de leur piédestal se font les champions de théories fantaisistes qu'autorise évidemment la liberté des moeurs romaines. A la faveur de ses hautes protections, Mme de Villedieu s'arroge le rôle de bouffon du prince, avec l'espoir que l'immunité royale s'étendra jusqu'à ses irrévérencieuses galanteries.
La part grandissante que Mme de Villedieu se réserve dans l'élaboration de ses ouvrages, qu'il s'agisse de jugements idéologiques ou d'initiatives proprement littéraires, la mettait insensiblement sur la voie de l'autobriographie. Il suffira d'une incitation des événements pour lui faire franchir le pas décisif; sous les noms d'Iris dans Anaxandre et d'HenrietteSylvie quelques
(60) 'Je passerai aux amours de quelques grands capitaines, qui puissent délasser mon style de l'air sérieux que j'ai été contrainte de prendre dans ces deux premieres histoires." (p. 64)
(61) Cf. chap. X, p. 567.

 28 
années plus tard, MarieCatherine Desjardins fera confidence au public de ses convictions et de ses expériences profondes.
L'autobiographie Anaxandre (1663)
C'est l'occasion qui a donné vie et forme è Anaxandre, dédié aux dames de Bruxelles. Tandis que les messieurs s'avouent conquis par l'enjouement de la jeune Parisienne tout autant que par les hautes recommandations dont elle est l'objet, les dames se scandalisent de voir cette impudique aventurière reçue et fêtée jusque chez le gouverneur. Bien décidée è convertir les mines offusquées en attendrissements, l'accusée va faire valoir ses dons poétiques, et procéder simultanément, par le biais de la fiction, è une justification de son comportement. A ces prudes revêches, dévorées de curiosité, elle offre en pâture l'histoire déjà mouvementée de son existence.
Suivant la tradition, le récit est prêté è un ami du héros principal, Clidamis (62). Anaxandre, "galant de profession", arrive dans une contrée où les moeurs sont si austères qu'il s'exclame : "Tout regorge de vertu en ce beau lieu" (p. 2).
Les dames en effet y affichent une vertu si sévère qu'il doit aussitôt remiser "son arsenal ordinaire de madrigaux, billets doux et chansonnettes". Désappointé, le fringant Français tâche è les convertir è la "belle galanterie" (63). Peine perdue. L'idée lui vient alors de faire circuler une Elégie en forme de songe (6k) dont l'accent de sincérité est si prenant qu'il a raison des gravités les plus résolues. On s'intéresse, on s'émeut. On rappelle
(62) Ce nom figure dans Cle'lie (II, 1202, Histoire d'Artaxandre) et désignait déjà Villedieu dans le Recueil de 1662.
(63) "Je tâchai è leur persuader que quand la galanterie est honnête et qu'elle est renfermée dans les bornes que la vertu lui prescrit, loin de détruire cette vertu, elle augmente ses charmes, et elle lui inspire une certaine douceur qui la rend plus propre à s'insinuer dans les coeurs que l'air farouche qu'elle prend pour l'ordinaire" (pp. 89).
(6) On la retrouvera, ainsi que les poésies suivantes, dans le Nouveau
recueil de 1669.

 249 
Anaxandre pour le presser de questions : qui peut être l'auteur de cette poésie ? C'est Tris, qui, ayant rencontré par hasard, un soir de bal, un jeune officierrevenu inopinément "des frontières du royaume", cède sans tarder è la passion qu'il lui manifeste publiquement; elle est pénétrée d'amour jusqu'aux moelles
"Elle remarquait des preuves si grandes de sa tendresse pour Clidamis qu'elle en concevait presque du dépit et qu'il s'en fallait peu qu'elle ne hait Clidamis par la honte qu'elle avait de trouver qu'elle l'aimait trop." (p. 30) On reconnaît sans peine ici l'un des thèmes les lettres publiées par Barbin. La suite est tout aussi probante
"Il ne faut pas s'étonner si notre amante, qui avait un très bel esprit naturel et beaucoup d'usage du beau monde, commença d'abord sa passion par des vers; elle en fit quantité du caractère que je (65) vous ai récités, et comme elle était enseignée par un maître excellent, elle y a fait des progrès qui ont étonné toute la terre.
Peutêtre vous sembleratil surprenant que l'amour ait fait un poète en si peu de temps d'une personne de l'âge et du sexe d'Iris, mais c'est le propre de cette passion de faire de ces sortes de métamorphoses" (pp. 3132) (65). Suivons le fil de la narration
"Les deux amants étaient de naissance égale et de biens assez conformes; ils étaient maîtres de leur volonté l'un et l'autre et ils ne furent pas plutôt assurés de la sincérité de leur passion qu'ils songèrent à y donner des fondements éternels (.. Ils eussent cependant préféré
"(...) pour satisfaire leur délicatesse, que leurs coeurs eussent été à une épreuve plus longue avant que de s'unir pour jamais, mais leur aventure avait fait un éclat si grand qu'ils comprirent qu'elle ne pouvait être justifiée que par un prompt mariage (...).
(Le mariage) était tout près è être conclu, et on les regardait déjà dans la ville comme des gens mariés lorsqu'il arriva une guerre en ce royaumelà qui força Clidamis de sacrifier son amour à son devoir et d'abandonner Iris pour se rendre sur la frontière où les ordres du roi l'appelait. Il se servit des termes les plus pressants que son amour lui put fournir pour obliger Tris à terminer leur mariage avant son départ, mais.., il était fort pressé de partir et (... ) Iris avait à répondre de ses actions à des parents façonniers qui voulaient des nopces dans l'ordre et dans les cérémonies".
(65) C'est Anaxandre qui parle.
(66) Ce passage achève de mettre en évidence le contresens commis sur le texte de R. Le Pays; cf. chap. II, p.89.

 250 
La séparation se produisit sans que rien ait pu être décidé. Clidamis, comme tous les "officiers considérables", ne peut obtenir de permission; mais il ne donne plus signe de vie. Nous renvoyons le lecteur au résumé de la nouvelle pour la suite de l'intrigue, qui se clôt sur une réconciliation auréolée de tendresse. Présentement, nous disposons d'éléments suffisants pour affirmer qu'Anaxandre est un récit autobiographique (67).
Quant è souscrire è cette version officielle des faits, des
tinée aux "farouches" Bruxelloises, c'est autre chose. Il est trop
clair que la réalité a été soigneusement fardée pour dissimuler
les motifs réels, et douloureusement humiliants, d'une mésentente
que MarieCatherine, au printemps 1667, croit encore passagère;
le destin n'a pas encore frappé. Ce qui nous intéresse pour l'ins
tant, c'est de dégager les traits distinctifs d'un ouvrage de cir
constance, et ce qu'il nous apprend sur la nouvelle galante. Com
me pour Lisandre, les lecteurs connaissent, au moins en gros, les
"fondements" de l'histoire; si on les trompe en enjolivant le ré
cit, c'est avec leur complicité, pour ne pas dire è leur demande.
Faire oeuvre littéraire dans ce cas, c'est prêter è une aventure
humble et contingente des couleurs idéales en l'aidant è partici
mer de la noblesse des conventions personne n'est dupe, mais
tout le monde est charmé. Ainsi voiton Iris faire valoir ses ta
lents d'écuyère dans une course de traîneaux (pp. 7_143), spec
tacle qui enflamme le coeur d'Anaxandre. Les faux rapport de ce
dernier, les lettres interceptées sont peutêtre des éléments em
pruntés è la réalité, mais ils appartiennent aussi à ces aimables
clichés qu'on retrouve avec satisfaction, tant il est vrai que
le plaisir consiste moins alors è découvrir l'inédit qu'à goûter
la "disposition". Faute de nous plier è cette esthétique si dif
férente de la nôtre, nous nous condamnons à demeurer étrangers
è une foule d'oeuvres de cette époque, "artificielles" au sens
(67) Tous les éléments de la biographie de M.C. Desjardins ont été groupés au chapitre I. On appréciera comment l'auteur d 'Anaxandre a partiellement renversé les rôles : les amants se soupçonnent d'infidélité mutuelle. Elle dissimule l'abandon et les renonciations qui lui ont été imposées. Autre signe autobiographique quelques noms réels, non modifiés : "le comte de G.T (Courville), "M. le comte de M." (Marsin) p. 82.

 251 
étymologique du terme, mais d'un art qui ne récuse pas la nature, car il en conserve la vérité abstraite, psychologique ou morale, et l'ordonne suivant les canons contraignants et consentis d'une certaine beauté formelle. Dans le cas d'Anaxandre, il se trouve que ce partipris littéraire servait les intérêts de la pudeur et de l'amourpropre, mais il n'est pas téméraire d'avancer que les lois du genre se sont imposées ici plus impérieusement que le souci d'une réputation dont l'auteur avait fait fi peu de temps auparavant.
Cinq ans plus tard, cependant, sous l'influence de la duchesse de Nemours, ce même souci de défendre sa réputation de femme semble prévaloir.
Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière (1672167k

L'ouvrage débute ainsi
"Ce ne n'est pas une légère consolation, Madame, au mi
lieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation, par
tout, que Votre Altesse désire que je me justifie."
Mais qui est déchiré ? MarieCatherine ou Sylvie ? Au seuil de toute analyse, il faut tenter de résoudre cette difficulté majeure.
Ce qui saute d'abord aux yeux, c'est le soin que prend la narratricehéroine des Mémoires de se doter d'une généalogie de premier rang. Le prestige de la naissance, on le sait, exerce une véritable fascination sur ceux è qui le sort interdit de pouvoir y prétendre. Pour peu que la fortune y prête la main, alors commence la persévérante et coûteuse ascension. Mais si l'on ne dispose pour tout capital que de son "mérite personnel", il ne reste guère que la voie de la philosophie, amère ou souriante, et celle de l'imposture. Pour ceux que peuvent satisfaire les compensations imaginatives s'ouvre une troisième voie. Elle peut mener tout droit au ridicule ou è la névrose. Molière nous en propose ainsi deux versions, Bélise et Madelon, l'une en proie au vertige galant, l'autre déjà coupée du reste des mortels par sa qualité de précieuse
"Je crois que quelque aventure, un jour, me viendra dé
velopper une naissance plus illustre" (scène V).

 252 
Mme de Villedieu, pour sa part, n'atelle pas, en la personne d'HenrietteSylvie de Molière, créé une manière de double 7 Tout se passe comme si la fille de Guillaume Desjardins, par le truchement de l'héroîne des Mémoires, recommençait une autre vie en la rêvant. D'un tempérament hypersensible et passionné, encline è l'affabulation (68), dotée de talents mais dépourvue de naissance, elle éprouve une propension d'autant plus grande è s'inventer un étatcivil flatteur qu'elle est reçue familièrement par les Grands sans être des leurs. Sous le nom d'HenrietteSylvie, fille du duc de Candale (69), le plus brillant des jeunes premiers de la vieille Cour, elle parvient mieux è se réconcilier avec ellemême, et avec la société qui la fête tout en la rejetant. Elle aurait pu s'en tenir 12; or Henriette a pour mère, non quelque séduisante roturière, mais une authentique marquise, Mme de Séville, sous l'identité de qui se cache sans doute un personnage bien réel (70). Mise è part l'origine, les analogies entre
(68) La vivacité du tempérament, et l'expansivité marquée manifestée par MarieCatherine malgré les usages (cf. chap. IV) invitent è déceler chez elle une nature de type hystérique. Les frustrations occasionnées par les déceptions et les échecs conduisent le sujet è une revanche compensatoire par l'imagination. Cf. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, éd. Gallimard, p. 354.
(69) "Le duc de Candale, le premier de la Cour en bonne mine, en magnificence et en richesse, celui que tous les homes enviaient, et dont toutes les dames galantes souhaitaient de mériter l'estime si elles n'en pouvaient faire le trophée de leur gloire, ce jeune seigneur qui en effet était aimable, revenant de Catalogne où il avait commandé cette année (1658) les armes du roi, mourut è Lyon come il revenait è Paris... Il fut infiniment regretté de toute la Cour et sa fin parut étonnante è toute la France" (Mme de Motteville, Mémoires, IV, 105). Bussy fait de lui l'un des héros de l'Histoire amoureuse des Gaules. Candale était par sa père, GabrielleAngélique de Bourbon, petitfils de Henri IV et de la marquise de Verneuil. HenrietteSylvie descend donc en ligne directe du VertGalant!
(70) Peutêtre la célèbre ne de SaintLoup. Ce que nous savons d'elle
par Tallemant correspond assez exactement au portrait fort sincère qu'en fait
sa "fille". Elle a su retenir six ans Candale (II, 5i5); la durée de la liai
son de Mue de Séville et du jeune duc est de "six ou sept ans" (MHSM, p. 5k).
Elle a connu Candale tout jeune à Paris, come Mme de SaintLoup a fait l'édu
cation du futur amant de Mue d'Olonne, selon Bussy : "Il était tombé entre
les mains d'une dame qui avait infiniment d'esprit". Mme de Séville avait "in
finiment de ce bel esprit qui plaisait tant en France avant que ce fût la mode
d'y être moins concerté", dit HenrietteSylvie. Elle est "femme de taille extrê
mement fine" e de SaintLoup était "petite et vive" dit Tallemant. Elle
.1.

 253 
du roman et son auteur apparaissent si troublantes qu'Emile Magne, non sans quelque complaisance il est vrai, a cru pouvoir fonder sur cet ouvrage de fiction toute la biographie qu'il a consacrée è Mme de Villedieu. Qu'en estil exactement ?
En l'absence d'acte de naissance, il y a tout lieu de présumer que MarieCatherine était bien la fille de Guillaume Desjardins et de Catherine Ferrand, et qu'elle n'a pu venir au monde en juillet 16147 comme son héroïne (71). Elle n'était pas douée non plus de cette beauté fatale qui infléchit sans relâche le cours d'une destinée; elle n'a sans doute jamais été mariée, même secrètement, à celui qu'elle aimait, et elle n'a jamais non plus traité de pair à compagnon avec le tout Paris de 1670 qu'elle fait revivre. Encore avonsnous compté pour rien des épisodes apparemment romanesques comme l'incendie du château d'Englesac (72), les chevauchées en travesti durant lesquelles il faut croiser le fer pour s'ouvrir passage, les coeurs féminins ravagés è la Cour comme à la ville par le faux prince de Salmes, et tant d'autres équipées. Aussi la prudence la plus élémentaire nous enjointelle de rejeter toute coïncidence exacte entre l'existence d'HenrietteSylvie et celle de la romancière qui lui a donné vie.
Car cette jeune femme est prodigieusement vivante, au point
d'entraîner d'emblée l'intime conviction que MarieCatherine parle
d'ellemême ingénuement. D'abord elle attribue à son personnage
quelquesuns de ses traits physiques la taille, la bouche, les
yeux (p. 7), et psychologiques : l'humeur folâtre et caressante
était l'amie de Marguerite de Rohan et de Gourville, qui parle d'elle dans ses Mémoires. Après la Fronde, et avant son départ pour les PaysBas, elle alimente La Gazette de Loret (éd. Livet, I, 13, 15, 414, 53, 60). C'est donc une connaissance de la duchesse de Nemours. La réputation particulière de Mme de SaintLoup lui vaut une place dans la Carte du pays de Braquerie, oÙ elle figure corme maîtresse attitrée de Candale. Il n'est pas absurde d'imaginer qu'elle pourrait avoir été la mère de MarieCatherine que l'on aurait confiée è sa naissance à la dévouée Catherine Ferrand, femme de chambre de la duchesse de Montbazon. Bien des mystères pourraient alors s'expliquer. En tout cas, Candaie, né en 1627, ne saurait être le père de Mile Desjardins.
(71) Ii s'agit seulement de faire coïncider la naissance de l'héroïne avec le début de la liaison de Mme deSeville et de Caudale.
(72) Fait divers réel cependant! Cf. chap. XI, p. 633. L'héroïne en est la reine d'Espagne.

 25 
(pp. 13, 2), le comportement fantasque, un soupçon provocant (pp. l31i, 173) (73), la bonne humeur et la gaîté naturelles en toutes circonstances (pp. 192, 209). Comme HenrietteSylvie, elle perd l'homme qu'elle aime au combat, et le pleure le sachant infidèle; auparavant il lui avait signé devant un prêtre (7) une promesse de mariage. Harcelée de procédures qui l'amènent des Flandres è Paris (75) comme HenrietteSylvie, elle se retire dans un couvent et voudrait y demeurer. MarieCatherine et HenrietteSylvie jouent et perdent un jour une discrétion (76). A n'en juger que par les rares documents qui subsistent, toutes les relations attestées pour l'auteur se retrouvent celles de son héroïne: Hugues de Lionne (p. 270), SaintAigman (p. 93), Du Buisson, Mme de Montausier (p. 201), et combien d'autres à Paris (77); è Bruxelles, tout ce que les PaysBas espagnols ont de grand, è commencer par le gouverneur, le marquis de Castel Rodrigo (pp. 6!4, 308) et son entourage (78), dont Mlle Desjardins eu tant è se louer pendant son séjour en 1667; ajoutons Gourville (79), chez qui HenrietteSylvie fréquente familièrement, les relations de Spa, le prince de Nassau, et tant d'autres dont les noms figurent dans la correspondance du Recueil.
En 1667, MarieCatherine s'était forgé une personnalité romanesque. L'Iris d'Anaxandre substituait son caractère semihéroïque è des réalités plus modestes et moins simples, tout en sauvegardant fidèlement l'exactitude et la sincérité psychologiques.
(73) Le terme de "folle" que Tallemant n'hésite pas è employer au sujet de Mlle Desjardims, se retrouve sous la plume même de cette dernière è plusieurs reprises pour qualifier HenrietteSylvi : pp. 145, 196, 257, 305.
(7) Le PuySainte Réparade devient Nice dans le roman. La promesse devait se transformer en célébration è l'église de La Madeleine (p. 1'40). Qu'en futil pour MarieCatherine 7
(75) Cf. chap. I, pp. 5_t46, 60 : la correspondance de 1667.
(76) Cf. Recueil de 1668 et chap. II, pp. 9899.
(77) Cf. chap. XI, p.588 sq.
(78) Sont nommés le prince d'Arenberg, le duc d'Arscot, le prince de CroDy, le prince de Ligne, Antoine de Cordoue dans des rôles très précis qui reproduisent des choses vues (cf. pp. 63, 6'4, 308, etc.).
(79) M. de G..., p. 74; des traits de caractère vivement peints, p. 77,

 255 
Cette fois, agissant sur l'invitation pleine de sympathie de la duchesse de Nemours (80), elle saisit l'occasion qu'on lui offre de se justifier de façon complète et définitive. Mais l'oeuvre qui sortira de ce dessein revêt une forme tout autre qu'en 1667. Depuis quatre ans environ, MarieCatherine est entrée en familiarité avec une grande dame qui écrit ellemême des Mémoires pour se défendre de collusion compromettante avec les Frondeurs les plus engagés : dans cette démarche elle rejoignait ces puissantes individualités aristocratiques, acteurs de la scène politique ou militaire, en révolte contre les jugements erronés ou les silences ingrats dont ils étaient victimes (81). Comment ne pas imaginer que cette perspective jusqu'ici réservée à ceux qui ont eu à servir le prince, la jeune femme, blessée par la vie, éprouvée par la fortune, n'ait pas eu la tentation de la faire sienne, en utilisant pour en appeler de ce déni de justice le type de composition consacré, les Mémoires 7 Injustement traitée par l'opinion, elle publie les faits tels qu'ils se sont passés, sans dissimuler les maladresses ou les erreurs de bonne foi qui ont pu donner corps aux accusations et beau jeu aux malveillants. Ainsi l'élan initial projettetil d'emblée la plaignante au niveau des grands procès de l'histoire : d'où l'effet humoristique et discrètement parodique (82) de la narration d'HenrietteSylvie, parfaitement consciente de cette position difficile
"Je ne cacherai rien, non pas même les plus folles aven
tures où j'aurai eu quelque part, afin que Votre Altesse en
(80) Cf. MRSM, pp. 56. Ii semble toutefois que MarieCatherine ait déjà esquissé durant son séjour cloîtré de Provence (hiver 16616S5) les premiers fragments romanesques de son histoire. Voir chap. II, p. 90.
(81) Cf. M. Fumaroli, "Les Mémoires du XVIIème siècle au carrefour des genres", XVIIème siècle, 1971, N° 995, pp. 1720. Une profusion de Mémoires apparaît tout au long du siècle. Notons ceux de Villeroy (1622, rééd. 1624, 1655), de Castelnau (1621, rééd. 1659), de Du PlessisMornay (1624, rééd. 1651, 1652), de Tavannes (1625), de Marguerite de Valois (1628), de Chiverny (1636, rééd. 1641, 1669), de La Rochefoucauld (1662), de Fontrailles (1663), de Sully (1664), du duc de Nevers (1665), de Brantône (16651667), de Gaspard de Coligny (1665), du duc d'Angoulême (1667), etc.
(82) L'effet tient même du conique, en raison de la distance

 256 
puisse rire dans le même temps qu'elle me plaindra d'autre
chose" (p. 6).
Car HenrietteSylvie a essuyé des séries ininterrompues de mécomptes, a souffert dans sa chair et dans son coeur, non par engagement au service de quelque grande cause, mais parce que l'Etoile l'a placée sur terre dans une situation fausse, instable, qui a donné prise à l'adversité comme à la malignité. MarieCatherine charge son héroîne de toutes les dissonances de sa propre personnalité.
Les relations entre l'auteur et son personnage sont en effet subtiles et ambiguës (83). D'une part la créatrice fait oeuvre littéraire en composant des Mémoires qui, vu son rang, et sans doute son sexe, ne peuvent être que "faux'; mais d'autre part, en raison des similitudes troublantes des deux ensembles, il paraît évident que le premier destinataire du récit n'est pas la duchesse, mais MarieCatherine ellemême. Par la plume, par son talent d'écrivain, par la construction de son personnage, ni tout à fait ellemême ni tout à fait une autre, elle édifie sa revanche contre le sort injuste. Cette oeuvre d'imagination vise donc un double but réhabiliter son auteur à ses propres yeux, et divertir une grande dame; le moyen est double également assez de vérité pour que la narratrice et sa complice repèrent au passage tout ce qu'elles connaissent  les signes de connivence sont innombrables (8l) assez de mensonge aussi pour satisfaire à la prudence, à la fantaisie et au rêve.
HenrietteSylvie, en effet, représente peutêtre moins ce
qui peut séparer une femme, de surcroît décriée, et tel grand serviteur de la couronne. Qu'on songe à Covielle soupirant pour Nicole, en faisant écho aux plaintes élégantes de son maître.
(83) Sur le narrateurpersonnage à propos des MJJSM, voir la pénétrante analyse de M. Th. Hipp, Romans et Mémoires, p. 703 sq.
(8) 'Vous avez su cette histoire, Madame" (p. 290). Allusion probable à Neuchâtel (p. 67); "pour me servir des tenues de Votre Altesse" (p. 61); "c'étaient ces mêmes Jurandon et Grasset que Votre Altesse a choisis depuis pour prendre soin de ses intérêts en France" (p. 163); "quand on n'est pas aussi sage que Votre Altesse" (p. 255). L'allusion à la succession DeslandesPayen ne vaut guère que pour la duchesse qui parle dans ses Mémoires de "ce Deslandes, conseiller (qui) avait connu M. dTElbeuf en Flandre où ils avaient été tous les deux en exil" (éd. 1719, p. Lt9).

 257 
que MarieCatherine a été que ce qu'elle aurait voulu être. La
fille de Candale ensorcèle tous les hommes par sa beauté celle
de Guillaume Desjardins était "plutôt laide", et la petite vérole
qui la marquait, c'est, dans le roman, sur le visage de la rivale
qu'elle se retrouve! Combien de fois, dans l'Ombre de Marie de
Rohan vieillie, n'atelle pas évoqué secrètement de folles che
vauchées impossibles 7 Impossibles, vraiment ? HenrietteSylvie
en travesti comme la fameuse duchesse, s'enfuit è l'aventure pour
échapper aux poursuivants, et comme elle irrésistible, fait des
conquêtes sur tout son passage. Les bijoux, les pierreries, cel
les de la maréchale d'Ancre qui constellaient le corps superbe de
l'épouse de Claude de Lorraine, ils sont enfermés dans la casset
te de notre héroîne, héritage de sa mère la marquise de Séville.
Et parmi les restitutions imaginatives, voici la plus expresse
l'époux secret, longtemps constant et fidèle parmi les pires tra
verses, indifférent aux suites des galanteries les plus fantas
tiques, comme de mettre le feu au château familial pour obtenir,
è la faveur du désordre ainsi créé, quelques minutes d'un entre
tien qu'il me peut plus différer. Villedieu, gâté par la passion
obsédante dont il avait été l'objet, pouvaitil se livrer è pa
reille extravagance 7 Ne seraitce point pour se venger rétrospec
tivement de ses mépris que sous le nom d'HenrietteSylvie, Marie
Catherine épouse un Grand d'Espagne, tandis que Villedieud'En
glesac s'en vient de désespoir servir chez sa bienaimée 7 Enfin
rêve caressé entre tous vaincre par la force de son amour tou
tes les résistances, surtout celle de Jeanne de Guesdron (alias
comtesse d'Englesac), sans doute amie de la ReineMère (85).
Ce fut une chose bien surprenante que de voir cette même personne qui était autrefois si animée è ma ruine me conduire par la main chez tous les parents du comte d'Englesac, les prier de me reconnaître pour la femme de son fils, et leur vanter ma constance, et ma vertu (...)' (p. 225). Mais le destin enlève è l'héroïne sa bellemère et son époux, et tandis que le hasard, plutôt que la justice, la met enfin en
(85) Cf. chap. I, p. 14, n. 80. Mme de Villedieu fait mourir la comtesse d 'Englesac è la date où disparut Jeanne de Guesdron, en 1666, un an avant le siège de Lille.

 258 
possession de l'héritage qui lui revient légalement, elle n'envisage plus que le repos, la paix du coeur, dans la sécurité du cloître et de l'amitié. Ce voeu ultime, le sort contraire lui en refuse apparemment la réalisation au moment précis où MarieCatherine rédige la fin de ses Mémoires.
Mais ce récit insolite n'offre pas seulement è son auteur des occasions de compensation mentale : il fait découler tous les malheurs de la jeune Henriette d'un handicap premier, celui de la naissance, qu'elle s'efforce de remonter en faisant valoir ses droits par devant notaires et tribunaux. Et non seulement elle se trouve en porteàfaux par rapport è une société qui lui ouvre ou ferme ses portes au gré des circonstances, mais c'est surtout è sa qualité de femme qu'elle doit la plupart de ses "surprises" qui dégénèrent vite en épreuves. Sa faiblesse, son ingénuité et sa confiance étourdie la prédestinent aux mésaventures, moins toutefois que la vulnérabilité d'un sexe exposé par nature au désir et au chantage de l'homme. C'est donc è la condition féminine ellemême tout autant qu'aux dispositifs sociaux qu'il faut imputer les vicissitudes de cette existence; elle ne trouvera d'ailleurs d'autre havre de grâce qu'entre femmes, dans un couvent, où la vie paraît "tranquille" et "douce". Ainsi s'éteint ce mythe personnel qui fait de HenrietteSylvie la première "picara" de notre littérature, et de ses Mémoires notre premier "roman de destinée" (86). Grâce è elle le roman d'aventure, suivant la formule de H. Coulet (87), a fait place au roman de l'aventurier.
Mais nous n'avons pas encore épuisé l'intérêt des Mémoires
de la vie d'HenrietteSylvie de Molière. En effet, cet ouvrage consacre la déchéance et la faillite par le ridicule des clichés héroîques naguère (quinze ans è peine) si prisés. Les traits pleuvent
"Le mariage du Roi (Louis XIV) n'était pas une conclu
sion de roman où tous les personnages se dussent retrouver"
(p. 56).
"Encore que mon mariage avec un autre amant... paraît
(86) Cf. J. Segard, Prévoet romancier, p. 107.
(87) H. Coulet, op. cit., p. 281.

 259 
blesser les règles des aventures héroîques C...)" (p. 66).
"J'avais tout sujet de craindre l'indiscrétion de ces esprits héroîques, ayant remarqué dans les livres qu'ils content toujours leurs histoires aux premiers inconnus sans aucune précaution" (p. 73).
"Il ne serait plus juste ni dans les règles que le héros d'une histoire qui doit ressembler è une belle fable fût mort tout è fait avant que d'avoir achevé ses aventures. Nous le ressusciterons donc, s'il vous plaît, quand il en sera temps C...) par la miséricorde du destin de roman." (p. 162) Birague, jaloux, invente un stratagème pour se délivrer d'un rival gênant : "On dit que c'était un effet de ce qu'il avait profité è la lecture de L'Astree, oÙ il se voit une malice toute pareille" (p. 163). Le mouvement qui s'amorçait encore timidement dans Cléonice, plus nettement dans Les Annales galantes (88), atteint ici toute son ampleur. Les grandioses constructions mentales qui avaient nourri l'imagination, le coeur et le sens moral de la génération précédente s'effondrent dans la dérision. Le roman enregistre un fait de mentalité caractéristique, qui se répercute aux niveaux de l'auteur, des personnages et de la conduite du récit. De cette mutation capitale, Mme de Villedieu apparaît bien comme l'agent actif et conscient. Ce rôle de pionnier ne se limite pas à l'autobiographie il s'étend è des formules inédites; elles vont faire le succès du Journal amoureux et des Annales galantes, qui réunissent plusieurs nouvelles. Tantôt elles jouissent d'une certaine autonomie, tantôt elles se trouvent ordonnées par une intention directrice.
Les systèmes de nouvelles.
Une intention nettement avouée groupait sous un même titre
(88) "L'adieu de ces amants fut tendre, et accompagné de grandes protestations de fidélité. Cet endroit ferait une beauté merveilleuse dans un roman , et je me garderais bien de le passer sous silence si c'était un roman que cette histoire; mais le style d'annales ne s'accorde pas avec ces sortes d'ornements, et je renvoie le lecteur curieux des adieux passionnés au Cyrus ou à la Clelie" (AG, p. 148).

 260 
les quatre "histoires" des Amours des qrands lommes. Cet ouvrage nous conduit è envisager maintenant ce que nous appelions au début de ce chapitre les "systèmes de nouvelles". Ils sont régis par des principes de classement qui diffèrent suivant les perspectives : "journal", "annales" ou exempla.
Le lecteur, dans le premier cas, se trouve en face d'une chronologie formelle et artificielle. Pour Le Journal amoureux (89), vingt "journées" morcellent un récit unique (première et deuxième parties), plus tard huit (cinquième) et onze (sixième) : la répartition est purement arbitraire, et la narration, surtout dans les deux dernières parties ne serait en rien modifiée si l'on biffait ces divisions. La raison de ce phénomène a été pénétrée par B. Morrissette : le titre n'a d'autre ambition que de promouvoir en dignité la matière amoureuse en dérobant au Journal des Sçavants, récemment fondé (1665) un sérieux qui lui fait naturellement défaut. Ce motif commercial n'entraîne nulle parenté avec la grave publication, pas même l'actualité (90) ou la variété des "nouvelles" ainsi consignées (91). Même titre de fantaisie pour Les Annales galantes (92), dont les récits distincts débordent ou ignorent tout rythme annuel, ce qui confère au titre, emphatiquement emprunté è Tacite (92 bis), un caractère nettement abusif. En effet, le lien qui unit les narrations est moins chronologique que fonctionnel.
A la faveur de l'évolution morale de la romancière, apparais
(89) Nous ne prendrons en considération dans notre analyse que les parties avouées par Mme de Villedieu.
(90) "Quelqu'un trouvera sans doute que l'amour fait bien du chemin en peu de temps dans ce journal, mais ce n'est pas un registre des jours de la vie que nous faisons : c'est une liste d'intrigues amoureuses et on doit présupposer que chacun de nos incidents remarquables a été devancé de toutes les préparations nécessaires è la rendre vraisemblable." (JA, p.L1.)
(91) Les libraires aiment les livraisons "hachées en menus fragments". C'est ainsi qu'on peut "débiter un auteur". Roman bourgeois, éd. de La Pléiade, p. 977.
(92) Le terne est è la mode depuis le XVIème siècle pour désigner les chroniques historiques. Cf. LengletDufresnoy, op. cit., II, 9293.
(92 bis) Ou, parodiquement, aux Annales ecclésiastiques. Cf. infra,
p. 283.

 261 
sent, en 1675, des séries aux éléments plus étroitement apparentés, soustendus par une thèse explicite, sous forme de maximes liminaires ou de réflexions préalables reprises en conclusion. Ainsi Les Désordres de i'A:mour présententils trois récits historiques destinés è faire mesurer au lecteur l'ampleur des désordres politiques provoqués par la passion amoureuse (et non inhérents è elle, comme on le croit généralement). Dans le Portrait des faiblesses humaines, on voit des failles ("faiblesses') du tempérament gâcher les destinées les plus glorieuses; l'auteur n'instruit plus ici le procès de l'aveuglement amoureux, mais décèle dans les caractères les plus solides des incohérences surprenantes on voit Agrippine l'Ancienne se livrer è des remontrances pharisiennes, et PaulEmile démontrer son incapacité è conduire sa vie privée.
Nous allons examiner maintenant plus en détail chacun de ces "romans". C'est Le Journal amoureux qui se présente chronologiquement le premier; or, comme il se trouve que cet ouvrage inaugure la mode assez durable du XVIème siècle français dans la littérature de cette époque, nous sommes amené è envisager ici les rapports de l'histoire de France et de la fiction romanesque dans l'oeuvre de Mme de Villedieu.
Histoire et fiction
Depuis la mémorable étude de Chamard et Rudler au début de
ce siècle, de nombreux spécialistes se sont penchés sur les rap
ports des textes historiques et de l'invention romanesque nous
ne saurions les énumérer tous ici. Mais on a moins songé, è l'ex
ception de G. May, aux sources orales, aux pistes pourtant repé
rables; or il semble bien qu'elles alimentèrent une quantité ma
préciable d'oeuvres de fiction. Un grand nombre d'entre elles pu
rent bénéficier d'une tradition continue dont il est possible de
localiser quelques foyers. L'un des plus rayonnants semble avoir
eu pour animatrice Mlle de Sennectaire (93). Fille d'honneur de
(93) Elle appartenait è une ancienne famille d'Auvergne (de Saint
.1.

 262 
Catherine de Médicis, auprès de qui elle demeura jusqu'à la mort
de la Reine (1589), elle représente l'un des liens vivants qui
unirent le monde des Valois à la "vieille Cour". Revenue à Paris,
elle avait demandé l'hospitalité au duc Henri de Nemours (94)
qui allait assez souvent la voir, "en voisin" nous dit Taliemant.
Il n'était pas le seul "Plusieurs personnes la visitaient; elle
avait de l'esprit et savait toutes nouvelles".
Comment ne pas imaginer qu'au soir de sa longue vie, elle
se soit plue à idéaliser les fastes de sa jeunesse ? Des "nouvel
les", elle en connaissait, et elle en écrivit
"Elle a fait un roman où ii y a assez de choses de son temps; on l'a imprimé depuis sa mort; mais elle affecte un peu trop de paraître savante (...)" (95). Or ce roman, il a été identifié il y a fort longtemps, par Sorel, qui prétend que François Eudes de Mézeray y collabora (96). Il s'agit d'Orasie, paru en 1646 (97) chez Sommaviile. L'épître dédicatoire, rédigée après la mort de l'auteur, est adressée par l'historien (98) au maréchal de Bassompierre (99)
"Bien que cet ouvrage porte le titre de roman, il n'est pourtant pas de ces ingénieuses fables qui ne sont propres qu'à amuser les esprits faibles et à enchanter l'imagination. C'est une véritable histoire toute pleine de rares événements et qui n'a presque rien de supposé que les noms. Mais il n'est pas nécessaire de vous en exposer le dessein plus particulièrement. Il a déjà eu l'honneur d'être vu de Votre Excellence et l'on m'a dit de bonne part qu'elle lui avait donné hautement son approbation (...) C'est un tableau de la plus magnifique et pompeuse Cour que l'on ait jamais vue, d'une Cour où régnaient les vraies civilités, et la plus
Nectaire). On ne sait sa date de naissance. Elle mourut très âgée en 1646.
(94) Fils du célèbre Jacques de Savoie, le héros de La Princesse de
Clèves, il avait épousé Anne de Lorraine, fille du duc d'Aumale, héros de la
suite des Amours des Grands Hommes, et mentionné dans Les Désordres de l'A
mour. "Un des plus galants de la Cour" précise Taliemant, "le premier qui se
soit adonné à faire des galanteries en vers" (I, 89). Il mourra en 1632.
(95) Tallemant, d. Adam, op. cit., I, 8990.
096) Bibliothèqye française, p. 426, repris par Evans, op. cit., p. 52.
(97) Le privilège est daté du 10 septembre 1645; Mile de Sennectaire
était encore de ce monde, mais "revenue en enfance", dit Tallemant.
(98) L'auteur est un homme ("Votre trèshumble serviteur") et signe M.
(99) Le maréchal, né en 1579, n'allait pas tarder à mourir (12.10.1646).

 263 
rare politesse, où les fausses galanteries et les bassesses
ne s'étaient point introduites."
Ce texte contient bien des enseignements. D'abord l'affirmation que cette oeuvre de fiction dépeint la Cour de Henri III (100) sous des noms d'emprunt, et dès 166; ensuite celle que le maréchal avait approuvé cette utilisation de la vérité par la fiction, ce qui souligne encore le rôle des grands seigneurs dans la genèse de ces ouvrages; enfin et surtout, la personnalité même du rédacteur de cette épître rend plus excitante la question du rapport entre l'histoire et le roman, spécialement durant les années 16691675, lorsque la nouvelle historique atteint son apogée.
Il nous a paru intéressant de recueillir sur ce point quelques rémoignages précis pour tenter d'expliquer un phénomène qui paraît aujourd'hui si choquant le succès du mensonge aux depens de la vérité. Nous avons déjà constaté que dans divers domaines et sous des noms supposés, l'oeuvre romanesque a contribué à diffuser une certaine vérité, celle qui flatte l'orgueil généalogique, ou, comme dans le cas d'Orasie qu'il faudrait examiner en détail, celle qui adoucit, par une perspective et un éclairage appropriés, des blessures personnelles. Mais il s'agit maintenant d'un développement bien plus vaste et qui affecte l'ensemble du genre : c'est donc qu'il répond à un besoin que l'histoire ne satisfait pas.
Il semble bien que le public se soit détourné de l'histoire telle qu'elle était comprise alors. Un seul historien a trouvé grâce à ses yeux, et encore : Mézeray. Que leur reprocheton à tous ? A en croire LengletDufresnoy, de refuser l'information directe. Ainsi le P. Daniel négligeatil, avant d'écrire sa longue Histoire, un fonds de documents uniques, recueillis par Sully (101). Plus partagé paraît un autre grief : ils ne s'intéres
(100) Cf. le tableau qui ouvre Les Désordres de l'amour.
(101) "N. Boivin le cadet, l'un des sousbibliothècaires du roi, s'a
visa, croyant bien faire, de communiquer à cet habile Jésuite les recueils
de M. de Loménie et ceux de M. le comte de Béthune (...) Le second renferme
une infinité de lettres originales des rois, princes et princesses et autres
seigneurs français depuis le règne de Louis XI". Mais le bon Père, après les
avoir parcourus par politesse, confia à un ami 'que toutes ces pièces étaient
'I.

 264 
sent qu'à l'histoire événementielle. C'est ce que déplore Aricie,
dans La Prétieuse de l'abbé de Pure, "dégoêtée de l'Hiistoire par
l'historien" : "Vous n'y apprenez que deux choses : la tyrannie
des Grands et l'oppression des faibles" (102).
Même reproche chez LengletDufresnoy, qui trace la voie à
suivre : "(L'Histoire) doit découvrir les causes et les motifs
secrets des grands événements, les ressorts et les intrigues qu'on
a mis en oeuvre pour y réussir" (p. 53).
Mais ils veulent ignorer les causes et l'incertitude ne les
gêne nullement (103). Paresseusement ils adoptent les thèses of
ficielles. Il arrive par chance que quelque "auteur moderne" lève
un coin du voile, et "renouvelle" les connaissances à propos d'évé
nements essentiels, ainsi les assassinats de Henri III et Henri
IV, prétendument machinés par deux femmes (i0L). Mais l'histoire
ordinaire, composée par des ecclésiastiques, s'entête à faire si
lence sur une réalité qui éclate pourtant aux yeux de tous. Dès
le temps des Gaulois (105), mais surtout depuis Louis XII, où
elles paraissent à la Cour, les dames se mêlent des affaires
"Que n'a point fait la princesse d'Eboli sous Philippe II, tout prudent et tout politique qu'il était 7 Les dames n'ontelles pas retiré Henri le Grand d'une guerre avantageusement commencée, et ne lui en faisaientelles pas entreprendre une incertaine et périlleuse lorsqu'il fut tué 7 Mme de Chevreuse a remué cent et cent machines dedans et dehors le royaume. Et que n'a point fait la comtesse de Carlille ? N'animaitelle pas du fond de Whitehall toutes les factions de Westminster ?"
des paperasses dont il n'avait que faire pour écrire son histoire". (De
l'usage des romans, I, 110) Cette Histoire parut en 1696.
(102) La Prétieuse, éd. Magne, I, 137. Mais Mézeray est encensé.
(103) Ils se contredisent au sujet dTElisabeth d'Angleterre (ibid., 7).
(i04) LengletDufresnoy se cite complaisamment luimême, car il est l'au
teur de la Méthode pour écrire l'Histoire, 4 vol. qui connut un immense suc
cès durant tout le XVIIIème siècle (rééditée en 1713, comprenant le traité
De l'usage de l'Histoire de SaintRéal, et le Discours de SaintEvremond;
1728 2 éd.; 1729 : 2 éd.; 1735 : 2 éd. avec cartes. En 1739, un supplément
avec 2 éd.; 2 éd. encore en 1740, un en 1741, et une en 1772). Le role joué
par la soeur du Balafré, sacrifiant sa vertu pour enflammer le moine Clément,
et celui de la marquise de Verneuil, soudoyant Ravaillac, sont exposés dans
cette Méthode, t. II, chap. XXIX, pp. 280281.
(105) Cité p. il'4, avec référence à Marcel, Histoire de France, I, 62.

 265 
Voilà l'avis de SaintEvremond, dans son Discours sur les
historiens français (106).
Or cette vérité à laquelle les professionnels tournent le
dos, elle est à notre portée, toute voisine. Les particuliers
bien souvent ont vu, entendu "Et j'y étais, j'en sais bien mieux
le compte" disait Marot; de même le comte Gordon de Percel, alias
LengletDufresnoy, qui a servi sous le prince Eugène, le jour de
Pâques 1708, et qui a recueilli de sa bouche des paroles "histo
riques" (107). Seuls les Mémoires représentent donc l'histoire
(108). Mais comme ils n'offrent qu'une vérité partielle, des
"anecdotes" comme on disait alors, force est de se tourner vers
le roman qui "peint les hommes avec toutes leurs dépendances (...)
(et) fait le portrait d'une Cour bien complète".
Si les historiens en faisaient autant, on les lirait!
"Je retrouve là ce qui se passe tous les jours à mes yeux, soit dans la province, soit à la ville, soit à la Cour. Montrezmoi tout cela dans l'histoire et je m'y livrerai." (109)
(106) Cité p. 80.
(107) Au passage de la Scarpe. "Ces paroles que j'ai cules moimême, tous ces petits morceaux qui sont le régal d'un lecteur judicieux et le ragoût d'une histoire exacte manqueront à notre siècle." (p. 68)
(108) "Seuls les gens qui ont eu le maniement des affaires peuvent en parler" (SaintEvremond, Discours..., cité p. 100). Voir Lenglet luimême, t. I, p. 402. L'auteur de la Méthode est un grand éditeur de Mémoires : ceux de Louis 1er de Condé (1703), de Comnynes (1767). Il publie aussi Le Journal de l'Etoile (1700). L'attachement qu'il professe pour le roman ne procède donc pas d'un goût immodéré du "mensonge".
(109) De l'usage des romans, I, 115. Bien que la nouvelle historique ne puisse exactement coïncider avec le genre apocryphe, voir sur ce point l'article de R. Picard, "De L'apocryphe comae genre littéraire", RSH, 1963, p. 102. "L'histoire apocryphe, outre sa vocation d'enracinement dans la réalité (...) apparaît comme destinée à satisfaire chez le public des besoins pour lesquels il devrait normalement s'adresser à l'histoire authentique. Or il arrive précisément que cette dernière est incapable d'y répondre parce qu'elle ne se soucie pas du détail de la vie et que surtout elle se tait lorsque manquent les documents." Les Mémoires donnent la première place au "particulier". "C'est ce particulier que ceux qui écriront l'histoire générale ne sauront point ou ne trouveront pas mériter d'y être mis. Cependant c'est ce particulier dans lequel on ne s'étudie pas qui trahit le secret de nos inclinations (...) C'est pourquoi on a plus de curiosité de la savoir que ce qui se passe devant tout le monde où nous voulons pour la plupart du temps paraître ce que nous ne sommes pas." Mue de Motteville, Mémoires, éd. 1855, t. IV, p. 312.

 266 
Enfin, les historiens ont achevé de se déconsidérer par leur
style; Aricie s'en plaint (110) tout autant que Lenglet leur
discours rugueux et "magistral" les rend illisibles. P. Mathieu,
Dupleix, Naudé sont rejetés par Sorel et LengletDufresnoy pour
leur qualité d'historiographes patentés et leurs compilations ar
tificieuses. Ils se contredisent fort souvent et obligent le lec
teur à recourir aux pièces originales (111). Seul Mézeray rallie
tous les suffrages, mais son travail cessera vers 1670 d'être ap
précié en haut lieu. Dès 1651, Goinberville s'interrogeait sur "les
vertus et les vices de l'histoire" et en 1638, La Mothe Le Vayer
mettra en lumière "le peu de certitude qu'il y a en histoire" (112).
"Ce pyrrhonisme historique", profondément éprouvé par Montesquieu, rejette quelques esprits vers une fiction qui les satisfait : témoin cette boutade de Samuel Sorbière (113)
"Je pense que sur mes vieux jours je préférerai la lec
ture des romans à celle de l'histoire si je continue dans
l'amour que j'ai pour la vérité, car je ne vois aucune op
posée à ce qu'ils racontent, et les histoires sont toutes
pleines d'obscurités, de défauts et de contradictions" (11'4).
Ainsi ce que les contemporains demandaient à l'histoire, c'est ce que nous lui demandons toujours et plus que jamais, restituer la vie ("la vérité"). Mais les difficultés commencent lorsqu'il faut s'entendre sur cette "vérité". Nous savons que toute
(110) "Il y en a si peu qui disent bien ce qu'ils disent de sérieux" (La Prétieuse, I, 137).
(111) BF, pp. 310 et 348.
(112) LengletDufresnoy observe que l'autorité royale lui retire sa. fa
veur pour "des endroits risqués et un peu trop républicains" (op. cit., II, 95); entendons par là "contestataires". Godeerville, Des vertus et des vices de l'histoire; La Mothe Le Vayer, Discours sur l'histoire, 1638, rééd. 16'47, cité par LengletDufresnoy, op. cit., II, 5.
(113) Neveu de Samuel Petit, homme de loisir et de lettres, disciple de Gassendi. Il fréquenta chez Habert de Montmort. Célèbre pour ses cots d'esprit (16151670).
(11'4) Sorberiana, Toulouse, 1691, p. 177; cité par LengletDufresnoy, op. cit., II, 117. La Calprenède s'était vanté d'un jugement aussi flatteur pour ses écrits. Il s'est "trouvé plusieurs personnes intelligentes (,..) qui m'ont regardé comme un homme mieux instruit des affaires de la Cour d'Auguste et de celle d'Alexandre que ceux qui ont simplement écrit leur histoire". (Préface de Faramond, 1661)

 267 
cette époque l'a confondue avec le "vraisemblable", au théâtre où Racine a peint Pyrrhus sinon "dameret", du moins "galant", et surtout dans le roman où règne sans difficulté majeure le précepte de Chapelain
"je pose que tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines font le sujet ne doit représenter ses personnages ni les faire agir que conformément aux moeurs et è la croyance de son siècle" (115). Les moralistes ont préparé l'interprétation galante de l'histoire dont le roman d'après 1660 va se faire une spécialité. Montaigne écrivait au chapitre "De ménager sa volonté"
"J'ai vu de mon temps les plus sages têtes de ce royaume assemblées avec cérémonies et publique dépense pour des traités et accords desquels la vraie décision dépendait en toute souveraineté du cabinet des dames et inclination de quelque famelette." Trois quarts de siècle plus tard, La Rochefoucauld ne dira pas autre chose
"Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions" (Maxime 7). Un historien comme Mézeray s'attarde souvent è méditer sur les "artifices des femmes"; le rôle de Diane de Poitiers lui arrache des mouvements d'indignation (116). La duchesse de Nenours, par exemple, raconte comment la place de Brisach fut conservée è la France, et avec elle toute l'Alsace (117). On comprend dès lors les affirmations de LengletDufresnoy
"(... ) les femmes, parlons mieux : le sexe anime tous les mouvements de 1'Etat. Ce que nous avons vu sous les
(115) La Lecture des vieux romans, 1607, éd. F. Gégou, p. 167. Cf. la polémique déclenchée par le dénouement de Manlius et les arguments de l'abbé d'Aubignac contre Corneille, chap. III, p. 117 sq. (116) Histoire, II, 602603.
(117) La maréchale de Cuébriant se rend près du gouverneur Charlevoi accompagnée d'une "demoiselle des mieux faites", l'attire dans une maison où la belle lui a donné rendezvous. "Charlevoi, qu'on ne pouvait tirer de Brisach sans quelque artifice de cette nature (fut arrêté) là, d'où il fut mené prisonnier è Philipsbourg". La mémorialiste n'ajoute aucun commentaire, tant le moyen lui paraît ordinaire. On imagine aisément le nombre de récits de cette nature dont elle a pu gratifier ses hôtes, et Mme de Villedieu en particulier (Mémoires, 11Ième partie, année 1651, pp. 1820).

 268 
derniers règnes nous doit faire sentir ce qui s'est fait autrefois, cequi se fait et ce qui se fera dans la suite. Les hommes ont toujours été ce qu'ils sont, et l'on ne doit pas croire que les femmes se soient jamais oubliées." (118) Aussi peuton comprendre que LengletDufresnoy s'exclame
"Eh bien je sais que tout est faux, plus faux même qu'on ne le pense encore; mais rien n'est plus vraisemblable et c'en est assez pour mon instruction." (p. 116) Comparant enfin les romans è l'histoire, il résume sa pensée de la sorte
"Les romans sont faux; on me le dit et je me le persuade; tant mieux s'il y a du vrai; c'est autant de profit dès qu'on me le fait connaître. Au lieu qu'il y a toujours è perdre pour moi dans la lecture de l'Htistoire dès qu'un fait vient è se trouver faux. Je suis au désespoir d'être la dupe d'un homme qui veut que je le croie sur sa parole parce qu'il me parle d'un ton grave et magistral." (pp. 5960) Concluons. La force du roman è cette époque est faite des faiblesses de l'histoire, au contenu incertain et è la forme pédante, et de la conviction qu'il est une école de vie, cette vie que les hommes du XVIIème siècle, pour des raisons complexes, ne concevaient guère en dehors d'euxmêmes. On se doute que le point de vue de LengletDufresnoy n'a pas rallié l'ensemble des suffrages (119). Il y a toute une querelle du roman sur laquelle nous ne reviendrons pas ici (120) : nous ne l'envisageons présentement que dans ses rapports avec l'histoire. Mais dans cette perspective précisément, il existe tout un courant"savant" qui dénonce avec vigueur les "faussetés" du
(118) De l'usage des romans, I, 10'4.
(119) Le succès de l'ouvrage de LengletDufresnoy, véritable guide du roman, est attesté par le nombre de ses éditions et la quantité d'exemplaires qui en sont conservés è la B.N. (cinq) et è l'Arsenal (sept). Il ne s'est appareirment élevé qu'un contradicteur dont la réponse, l'Histoire justifiée contra les romans (Amsterdam, 1735), en raison d'une page de titre erronée, est depuis toujours absurdement attribuée è LengletD. luimême. Il suffit d'ouvrir la préface pcur s'apercevoir qu'il s'agit d'une réfutation des "difficultés" énoncées dans les chapitres III et IV du tome I de De l'usage des romans. Notons soigneusement, p. 320 "L'histoire a raison ne de pas traiter l'amour c'est un sujet sur lequel il est difficile de parler avec assez de retenue".
(120) LengletD. en reprend tous les éléments dans les divers chapitres du tome I (op. cit.), s'inspirant d'ailleurs de Ch. Sorel sur bien des points.

 269 
genre, courant d'où se détachent des personnalités comme Boileau
(121), Valincour et presque sûrement La Bruyère (122). Enfin la
cause de la nouvelle historique a été perdue lorsqu'elle a fait
l'objet d'une fabrication vicieuse et quasi industrielle; cepen
dant les dégénérescences ultérieures ne doivent pas faire injure
è un type d'ouvrages aux lois délicates, mais claires, et qui comp
ta au moins deux réussites, Les Désordres de l'Aumour et Dom Car
los, sans parler d'un chefd'oeuvre, La Princesse de Cle'ves (123).
C'est précisément è l'abbé de Charnes que nous emprunterons
les éclaircissements qui nous sont nécessaires avant d'aller plus
loin. On se souvient de la polémique que déclencha l'avis du
"Sçavant" de Valincour se plaignant de "l'irrégularité" de l'ou
vrage, et déclarant "Il n'y a rien de véritable dans La Prin
cesse de Clêves que quelques endroits de l'histoire de France qui
è mon sens devraient n'y être point" (12k).
L'auteur des Conversations réplique en situant le roman qu'il
défend dans une. catégorie nouvelle, foncièrement originale, "in
vention de nos jours" (p. 125)
"Les histoires galantes que l'on fait aujourd'hui ne sont pas de ces pures fictions où l'imagination se donne une libre étendue sans égard è la vérité. Ce ne sont pas aussi de celles où l'auteur prend un sujet de l'BListoire pour le rendre agréable par ses inventions. C'en est une troisième espèce dans laquelle ou l'on invente un sujet, ou l'on en prend un qui ne soit pas universellement connu, et on l'orne de plusieurs traits d'histoire qui en appuient la vraisemglance et réveillent la curiosité et l'attention du lecteur (...) Ce sont des copies simples et fidèles de la véritable histoire souvent si ressemblantes qu'on les prend pour l'Histoire même. Ce sont des actions particulières de personnes privées ou considérées dans un état privé qu'on développe ou qu'on expose è la vue du public dans une suite naturelle en les revêtant de circonstances agréables, et qui s'attirent
(121) Fautil rappeler les célèbres vers de L'Art poétique : "Gardezvous
de donner, ainsi que dans Clélie / L'air ni l'esprit français è l'antique Italie
I Et sous des noms romains faisant notre portrait / Peindre Caton galant et
Brutus dameret".
(122) Son mépris pour le JA et les AG (cf. De la ville, 13) et l'aversion
qu'il manifeste pour Le Mercure galant permettent de dégager sa position.
(123) oman pour la structure, mais ayant utilisé les méthodes de la
nouvelle historique.
(12L) Lettres è la marquise, p. 88 (éd. 1678).

 270 
la créance avec d'autant plus de facilité qu'on peut souvent considérer les actions qu'elles contiennent comme les ressorts secrets des événements mémorables que nous avons appris dans l'Histoire." (125) Texte capital, insuffisamment exploité (126) et è la lumière duquel nous pourrons plus commodément étudier la nouvelle historique de Mme de Villedieu. C'est dans ce cadre large mais non point flou que s'inscrivent Le Journal amoureux comme Les Annales galantes. Lorsque Bayle sait gré è Mme de Villedieu d'avoir honnêtement prévenu ses lecteurs que "tout est mensonge dans Le Journal amoureux", il n'est nullement nécessaire de supposer, comme le fait G. May (127), qu'il n'avait pas lu Les Annales galantes, ce qui, matériellement et logiquement, paraît difficile. En fait, nous sommes en présence de deux variétés "d'histoires galantes": la première invente up sujet dans un cadre historique, elle est donc "mensonge" (128). La seconde représente "des actions particulières de personnes (...) considérées dans un état prive", rois et princes, qui "contiennent comme les ressorts secrets des événements mémorables que nous avons appris dans l'histoire". Dans ces conditions, il n'est pas contradictoire de mettre en lumière la fiction dans le premier cas, et, dans le second, la vérité (129). Lorsqu'il le faut, Mme de Villedieu, malgré qu'elle en ait, soumet la fiction è l'histoire : è propos de la destinée du prince Jacaya, elle observe
"Un auteur romanesque ne manquerait pas è lui faire
(125) Conversations..., pp. 127135 (éd. 1679).
(126) Cité tronqué par Ratner, et par G. May qui cite d'après Ratner
(p. 53).
(127) G. May commet l'erreur, parce qu'il travaille d'après B. Morris
cette, de dater de 1680 l'Avis au Lecteur du Journal amoureux, lequel est pour
tant imprimé dans l'édition originale de 16691670. Les Annales galantes ne
sont donc pas "un ouvrage déjà ancien" par, rapport è un Avis censément rédigé
è une date oÙ Mine de Villedieu avait cessé d'écrire. Les Annales galantes
étaient d'ailleurs aussi connues que Le Journal amoureux : La Bruyère les
associe dans son mépris. (G. May, atelle engendre le roman
RHLF, 1955, N° 2.)
(128) Ces avertissements sont examines plus bas, p. 277.
(129) Préface des Annales galantes en annexe.

 271 
la licence de broder l'aventure pour quelques incidents où
l'Histoire me sera moins opposée." (130)
Aussi bien les auteurs de nouvelles historiques n'ontils jamais prétendu reproduire toute la vérité; s'ils tiennent à exhiber leurs sources, ce n'est pas afin de prouver que tous les éléments constitutifs de leur travail sont issus des auteurs qu'ils donnent en référence : ils veulent souligner par là le caractère irréfutable de la part de vérité qu'ils ont mise à contribution. Quant à la part d'invention, elle se mesure à la quantité de modifications apportées aux sources, et aux connexions entre unités isolément exactes. Il s'y ajoute cette recréation autorisée et presque commandée par la vraisemblance. Toutes ces oeuvres appliquent le principe de la princesse Aurélie : "J'ordonne qu'on ne die rien que de véritable' (131).
Abordons maintenant l'examen des nouvelles historiques de
Mme de Villedieu : Le Journal amoureux et Les Annales galantes.
Le Journal amoureux (16691670
Qui a trouvé ce titre ? Barbin, sans doute, vu le côté publicitaire du qualificatif (132); Mme de Villedieu d'ailleurs
n'intervient, pour cette première partie, qu'en seconde position. Quoi qu'il en soit, une telle enseigne fait augurer que l'amour tiendra le premier rôle dans les motivations et le déroulement de l'intrigue. A l'effacement des grands intérêts, au renversement des valeurs dans les moeurs et l'idéologie (133) correspond une modification des perspectives littéraires. Ayant éclipsé tout
(130) Il n'y a donc à notre avis ni "érudition de pacotille" (C. Dulomg), puisqu'il n'y a même pas "érudition" du tout, du moins au sens moderne du mot, ni "poudre aux yeux" (G. May), l'auteur n'ayant jamais voulu tromper. Ces critiques sont d'ailleurs fort embarrassés pour rendre compte de cette prétendue malhonnêteté, qui succède brusquement à "tant de probité" (C. May, art. cit., p. 132).
(131) Divertissements..., I, 146. L'épithète "véritable" recouvre à la fois les motions d'authenticité et de vraisemblance.
(132) Nombreux intitulés contemporains où figure l'adjectif "amoureux". Cf. B. Morrissette, op. cit., p. 86.
(133) Cf. chap. VII, p. 389.

 272 
héroîsme, l'amour occupe, de sa vie propre, la place souveraine. Les auteurs, à commencer par Mme de Villedieu, lui abandonneront le soin d'ourdir tous les noeuds de l'action, y compris les incidences politiques dont il tient les fils secrets. Les personnages de roman demeurant les Grands qui font l'histoire; leur soumission à l'amour entraîne la subordination des événements historiques aux mobiles personnels, véritables ou supposés. L'ambition, passion politique par excellence, n'y trouvera pas toujours son compte, mais tandis qu'autrefois le combat traditionnel entre amour et ambition se déroulait en pleine lumière, il revêtira désormais un caractère inavouable et clandestin. Le dieu du jour exige tous les hommages, et l'amour l'emporte aux dépens de l'honneur.
Dans Le Journal amoureux, dont la matière est purement fic
tive, l'histoire ne sert encore que de cadre. A l'origine de la
première partie (1311), des faits qui s'étaient vivement répercu
tés à la Cour de France le massacre de l'allié du roi Henri II,
Louis Farnèse, par ses sujets révoltés; il fut suivi de l'inter
vention française qui plaça le fils de Louis, Octave, sur le trône
de son père. Ce rétablissement, que ne purent empêcher les ef
forts conjugués de CharlesQuint et de Ferdinand de Gonzague (135),
était resté gravé dans la mémoire des Français comme un geste
héroîque (136). Une fois le jeune duc à Fontainebleau (137), il
(1311) Le programme de cette première partie, rappelonsle, n'est pas l'oeuvre de Mme de Villedieu; elle n'a fait que l'agrémenter, en y ajoutant particulièrement la fable de Diane et d'Actéon, prêtée à Marot. Le sujet contient peutêtre une allusion au portrait de Louise de La Vallière en Diane que Louis XIV avait commandé à un peintre en 1661. Le peintre y ajouta Actéon sous les traits de Loménje de Brienne, amant malheureux de la favorite. "Et le pauvre Actéon c'était moi, malice innocente que le roi me dit" (cité par J. Lair, op. cit., p. 60). Une tradition persistante faisait de Marot un poète audacieux qui osait lever les yeux jusques à Madame Marguerite, duchesse d'Alençon. On s'explique de lui voir jouer ici le rôle de personnage éconduit.
(135) Sur la guerre de Parme, cf. Mézeray, Histoire, II, 605; et Ah., III, 106.
(136) "Le jeune Octave, si fameux par ses exploits et les infortunes de sa maison arriva en France. Il venait demander du secours au roi Henri II contre Andrea Doria et Ferdinand de Gonzague, appuyés par l'empereur CharlesQuint." (JA, p. 1) "Il eut recours à la France comme l'asile des princes opprimés" (Mézeray, op. cit., II, 6011). En réalité, Louis Farnèse, bâtard du
/.

 273 
ne sera plus question que de ses amours secrètes avec l'irrésistible duchesse de Valentinois, ingénieuse à tromper son royal et faible amant (138). Le récit brutalement interrompu à la fin de la première partie est repris au vol pour la deuxième, sans transition nous sautons pardessus la mort du Roi, l'avènement et le règne de François II, pour aborder celui de Charles IX (139).
L'événement historique de base, c'est ici le grand voyage dans les provinces organisé par la reine Catherine, qui promène le jeune Roi dans les régions méridionales traditionnellement agitées (Provence, Languedoc), après des séjours en Lorraine et à Lyon, pour y accomplir des gestes hautement significatifs, et fidèlement résumés par la romancière (140). Toute la Cour se déplace, ce qui explique la présence de grands personnages, soigneusement énumérés d'après Mézeray, acteurs tout désignés du roman qui va suivre. Les courtisans, ravis de la période de réjouissances qui s'annonce (141), ne songeront qu'à se divertir à l'occasion des fêtes données par les bonnes villes et la Reine pour les entrées solennelles (142). Le déplacement de la Cour de Lyon à Tournon (p. 106), puis en Avignon (p. 118), où se déroule essentiellement l'intrigue, est parfaitement attesté par l'his
pape, s'était rendu odieux par sa tyrannie, mais les détails atroces du meurtre avaient frappé les imaginations. Beaucoup de Français avaient été massacrés par Ferdinand de Gonzague (en 1551).
(137) Ah., p. 916 "La Cour était à Fontainebleau".
(138) Histoire, II, 602603. Long développement à ce sujet l'historien croit même à un philtre.
(139) Rappelons que, pour la première partie, seule la rédaction est de Mie de Villedieu, mais que les parties II, V et VI sont entièrement de sa composition.
(140) "Le roi prit sa route par la Champagne, s'avança jusqu'à Bar, où il tint un enfant du duc de Lorraine et de Madame Claude de France sa soeur, et de là, rabattant par la Bourgogne, il se rendit à Lyon au mois de mai 1564. Le duc et la duchesse de Savoie vinrent voir leurs majestés en cette ville." JA, p. 102. Cf. Mézeray, op. cit., II, 924, et Ah., III, 1039.
(141) Ils se ruinent en "excessives dépenses et habits" pour "parties
de chasse, comédies, bals, festins et semblables badineries" (Histoire, II,
924).
(142) Le roi visite aussi Aix, Arles (Mme de Villedieu en profitera pour utiliser le pélerinage de SainteTrophiine, p. 151) et Marseille "dans lesquelles il fit son entrée avec de grandes pompes" (ibid., p. 927).

 27 
torien (l3). Il s'attarde sur l'intense activité diplomatique déployée dans cette ville où le pape a dépêché émissaires, nonce et légats, tandis que la partie huguenote de la Cour, notamment l'amiral de Chatillon, suit les événements avec attention. Les assurances que Sa Sainteté exige de la Reine en ce qui touchait les Réformés et l'application du concile de Trente en France, évoquées par Mézeray, se trouvent largement reprises dans le "roman" (p. 128), qui va jusqu'à faire état d'un complot ourdi par 'l'évêque de Ferme, vicelégat d'Avignon, et Serbellony, gouverneur du Comtat pour Sa Sainteté" (p. 123); ceuxci figurent nommément dans l'Histoire (1L!4). Jamais tant de détails véridiques n'avaient encore servi à ancrer une fiction dans la vie réelle de la Cour où s'agitent sourdement les "grands intérêts". Toutefois, c'est assurément la galanterie qui demeure au premier plan. Il suffit que Mue de Villedieu ait lu que le cardinal d'Armagnac, venu de Rome, s'était montré "officieux et courtois jusqu'à l'excès" (15), pour qu'elle en fasse l'amoureux transi de la jeune Madame, future reine Margot, déjà douée pour enlever les coeurs "et les relancer jusque sous la tiare". Elle se sert des décors du Rhône pour y placer une fête maritime, d'ailleurs mentionnée par Mézeray (i'16).
Les cinquième et sixième parties nous ramènent quelque peu en arrière, sous François 1er. Le prétexte de l'intrigue, cette fois, c'est la mémorable traversée de la France par Charles
(143) "Après que le roi et toute la Cour eut séjourné quelque temps à Tournon, il alla en Avignon (...) belle ville où il se plaisait plus qu'en pas une autre" (ibid., pp. 928927).
(144) Pour achever le tableau politique, l'auteur du Journal ajoute des noms pris aux mêmes pages de Mézeray (Hist., II, 926) : PngennesRaithouillet (qu'elle appelle Martiguesbngennes) évêque du Mans, et Chavigny, lieutenant du roi en Anjou et Touraine (JA, p. 126).
(11f5) Hist., II, 926.
(146) Marseille, "où on lui (le roi) fit voir entre rares spectacles quantité de jeux et de combats sur la mer" (Hist., II, 27). Ces fêtes ne se déroulèrent cependant pas à l'occasion du mariage d'Henriette de Clèves et de Louis de Conzague, car à la date de cette cérémonie, le 4 mars 1565, le roi se trouvait dans le sudouest de la Prance. Il entra à Bordeaux le 9 avril.

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Quint en 15381539 (147). La romancière en profite pour regrouper tout ce que la France compte de noms illustres, mais non pas nécessairement l'Europe. Il est bien vrai que le roi Jacques V d'Ecosse vint luimême demander la main de Madame Madeleine, mais ce fut en 1535, puisque le mariage fut célébré le 1er janvier 1538, et c'est après son veuvage prématuré (la jeune reine d'Ecosse était morte è seize ans en juillet 1536), qu'il jeta les yeux sur Mlle de Vendâme, qui mourut elle aussi peu après ses fiançailles (è la Fère, le 28 septembre 1538), sans qu'il soit possible de voir en ce malheur la suite de la passion subite du souverain pour Madame, déjà décédée. Quant è Don Juan, le futur vainqueur de Grenade et de Lépante, il n'était pas encore né (148). En revanche, le fameux procès de l'amiral de Brion, effectivement intenté par Montmorency, qui haïssait cet autre favori, eut bien lieu à la suite du passage de CharlesQuint, après lequel le Roi, trompé par l'Espagnol, se crut trahi par les siens (149).
Sa liaison avec la duchesse d'Etampes paraît certaine pour
Mézeray "(L'amiral) s'était rendu fort agréable et de plus était
favorisé des dames, particulièrement de la duchesse d'Etampes,
qui le mettait en passe de prendre bientôt le pas sur les deux
autres" (150).
Il dut effectivement sa réhabilitation à l'intercession de la duchesse (151) et il est vrai, enfin, que la Cour et le Roi
(147) Il est convoyé par "les deux fils de France" qui, accompagnés par le connétable de Montmorency, sont venus l'attendre à Bayonne, en s'offrant è passer en Espagne comme otages pour garantir la sécurité de Charles jusqu'à son arrivée dans les PaysBas. Le roi François s'avance jusqu'à Chatellerault pour l'honorer. Les deux souverains entrent à Paris le 1er janvier 1539, et se rendent ensuite è SaintQuentin. Le monarque espagnol, grâce à la générosité de son cousin français, a traversé sans encombre un pays gouverné par le suzerain des Gantois qu'il allait durement châtier (Ah., III, 8081).
(148) Don Juan d'Autriche naquit le 24 février 1546. Cette entorse è la vérité historique s'explique peutêtre par une superposition. Un autre Don Juan, le fils bâtard de Philippe IV, vint incognito è Paris en 1659 (cf. Mme de Motteville, Mémoires. IV, 145; et Mémoires de Mademoiselle, année 1659). Mais Don Juan était surtout le héros du Tolédan(1649).
(149) Ah., III, 81; éd. 1717.
(150) Ah., III, 915. Le connétable de Montmorency et le cardinal de Lorraine.
(151) Ah., III, 915.

 276 
étaient alors tout occupés de l'attribution du duché de Milan è un prince français (JA, p. +61) (152).
Cet art, si est un aux yeux des détracteurs de la ga
lanterie, de s'appuyer sur l'histoire pour lui emprunter un cli
mat, mais de s'en moquer ensuite pour nouer les fils d'une intri
gue fantaisiste, n'a pas été accepté facilement par les lecteurs.
Habitués è classer comme "mensonges" les récits où les tradition
nels noms de roman les avertissaient d'emblée qu'ils pénétraient
dans le monde de la fiction, ils se trouvaient mal è l'aise de
vant les "noms illustres" que la théorie segraisienne et l'exemple
de La Princesse de Montpensier n'avaient pas suffi è familiariser
avec les lois de la nouvelle galante. Pour eux, il n'y avait pas
de troisième manière : ou bien l'on écrivait "è plaisir", et la
présence des Tircis, Clidamis ou Anaxandre le signalait d'abord,
ou bien l'on avait affaire è un ouvrage "sçavant", empruntant sa
matière è l'histoire générale ou particulière, ce qui seul auto
risait l'usage des patronymes et des titres, affectés à des sé
ries événementielles intangibles. En 1665 et 1670, on verra les
auteurs euxmêmes hésiter devant leur emploi, et mêler parfois
les deux méthodes dans un même roman (153). Quant à Mme de Ville
dieu, è partir du Journal amoureux, sa position est claire. Elle
avait cru qu'un simple avis, rappelant le précédent de La Prin
cesse de Montpensier, suffirait è éclairer le public sur la na
ture de son ouvrage et de ses intentions (l5). Mais à peine le
(152) Ah., III, 80.
(153) Boursault dans Le Marquis de Chavigny, dont les deux principaux héros sont nommés Agénor et Bélise. Sur le partage des opinions è ce sujet, voir cidessus, p. 2111, n. 39.
(15k) "Encor qu'il y ait beaucoup de noms illustres dans cette histoire qui la font croire véritable, il ne faut pas toutefois la regarder de cette manière. C'est un petit roman fait sous le règne de Henri II, comme nous en avons vu sous celui d'Alexandre ou d'Auguste. L'on n'y a inséré des noms connus que pour flatter plus agréablement votre imagination. La princesse de Montpensier, dont le nom semblait intéresser tant de personnes qui tiennent encore les premiers rangs en France n'en a intéressé aucune par cette raison. Ce journal étant un simple jeu d'esprit, et l'auteur n'ayant que votre divertissement pour objet, il se persuade que l'on n'en tirera aucune conséquence contraire à son intention." Les deux romans se passant sous le règne d'Alexandre et d'Auguste sont deux oeuvres de La Calprenède, respectivement Cassandre et Cléopêtre.

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premier tome paru, on l'accuse de ne pas savoir l'histoire, et d'avoir composé une espèce de relations bourrée d'erreurs grossières. Il lui fallut donc s'expliquer clairement, prendre même les devants, relever les exemples les plus patents de modifications délibérées de la vérité historique, pour éviter les contresens ultérieurs; faire admettre enfin les droits nouveaux des "jeux d'esprit", "divertissements", contre des "censeurs" scandalisés par les insolences indéfinies que le nouveau genre allait autoriser
'L'Avertissement que je vous ai fait sur la première partie du Journal semblerait devoir suffire pour celleci. La protestation sincère qu'on y fait que les noms connus ne sont qu'une couleur affectée pour rendre la fable plus agréable convient encore mieux è Madame Marguerite qu'à Madame la duchesse de Valentinois. On sait que cette princesse n'avait que neuf ou dix ans lorsque la Cour alla en voyage; ainsi il est assez facile de croire que c'est une histoire faite è plaisir qui sert de scène è cet ouvrage. Les gens qui savent un peu l'Histoire n'ignorent pas que Monsieur d'Aumale et l'amiral de Châtillon étaient è Paris en ce tempsla (155) et se trouvaient rarement ensemble è la Cour, et ceux qui ont pénétré les secrets de l'Histoire connaîtront bien que la fable du cardinal d'Armagnac est plutôt une ironie délicate de ses défauts qu'un reproche de sa galanterie, mais comme il se trouve des censeurs qui aiment mieux démentir leur propre connaissance que de renoncer è la censure, je me suis crue obligée d'avertir de nouveau qu'il n'y a rien de vrai dams cet ouvrage que la protestation que je lui fais qu'il est un mensonge." Cette dénégation radicale ne doit cependant pas nous dissimuler la part sinon d'exactitude, du moins de réalité vivante contenue dans ces pages. Ce que l'auteur a su toucher dans certaines conjonctures des règnes précédents, c'est le goût des lecteurs pour les occasions où les rois communient avec "les peuples", ce "carnet rose" de la Cour : baptême d'un enfant de Lorraine, "tenu" par le petit Roi de France, entrées dans les bonnes villes, où la vénération et l'amour des sujets débordent et effacent tous les ressentiments (15G); mariage célèbre, qui fait d'un prince
(155) Mme de Villedieu se réfère une fois de plus è Mézeray, qui raconte les détails d'une querelle de préséance opposant les deux hommes, tous deux è Paris è cette date (Ah., III, 201). (15G) Mézeray remarque, au sujet du voyage du jeune roi que "la per
.1.

 278 
mantouan l'un des plus puissants dignitaires français, la grande
maison de Clèves étant malencontreusement tombée en quenouille;
blessures d'amourpropre vivement ressenties par l'opinion devant
les tromperies de CharlesQuint qui ne tient pas sa parole au
plus généreux des princes (157), ou qui soutient traîtreusement
des actes criminels, comme lors des affaires de Parme : è deux
reprises, la romancière va donc lui donner un rôle ridicule (158).
Autre écho de l'opinion publique l'attitude franchement anti
huguenote. Le prestige et la fin tragique de Coligny n'empêchent
pas de faire de lui un amoureux de Madame, tout barbon qu'il est,
et de mettre dans la bouche des courtisans les commentaires les
plus moqueurs (159). La papauté n'est pas pour autant épargnée,
et l'auteur n'hésite pas, sans d'ailleurs trahir l'esprit des dif
ficiles négociations d'alors, è prêter au vicelégat des inten
tions de meurtre sur la personne de l'amiral (160).
Le choix des personnages et des sujets n'est pas moins révélateur. Des filles de France, de jeunes reines malheureuses
sonne du roi (...) a accoutume d n'exciter pas moins de vénération et d'amour dans le coeur des Français que celle d'une divinité" (Hist., II, 925).
(157) Charles traverse un pays pratiquement ennemi, sans conditions, suivant la proposition du connétable. "Ce sentiment paraissant plein de générosité plut fort au roi qui était le plus généreux prince du monde" (Ah., III, 80). Mais il promet le duché de Milan è un fils de France et ne tient pas parole, tandis que "Gand est abandonné par son souverain seigneur" (JA, 515). Aux yeux du chevalier de Méré, qui interprète 1h un sentiment général, François 1er est considéré comme un modèle d'honnêteté, précisément en raison de sa conduite è l'égard de l'empereur "quand CharlesQuint passa par ce royaume" (Oeuvres, éd. Boudhors, III, Oeuvres posthumes, pp. 95 et 97).
(158) Il a trouvé plus rusé que lui en la personne de Mile de SaintValuer, et un rappel peu glorieux de son passé nous apprend qu'il faillit, en courtisant la nièce du pape, être pris en flagrant délit.
(159) "Ce politique consommé, ce Caton de notre siècle est amoureux de Madame (...) la sagesse a ses hypocrites comme la dévotion" (p. 108).
(160) "Ils (l'évêque de Ferme et de Serbellony) résolurent de la faire assassiner. Ils savaient que cet article de foi n'est point dans le symbole et que l'attentat sur la vie du prochain n'a jamais trouvé sa place dans les préceptes de l'évangile, mais la puissance d'un vicelégat est d'une grande étendue" (p. 120). Mme de Villedieu note ensuite, en démarquant Mézeray (Hist., II, 921; et Ah., III, 202) qu'est agitée l'idée d'exterminer tous les huguenots, mais le dessein vient du pape, et non de la reine Catherine, comme la romancière le dit.

 279 
mourant la fleur de l'âge" Madeleine de France à seize ans,
Mlle de Vendôme à vingttrois (161), et bientôt, dans Les Anna
les galantes, Blanche de Bourbon; des fortunes grandioses; des origines mystérieuses comme celle de Don Juan, des destinées pitoyables comme celle de Mlle de Piennes. Le continuateur anonyme a même voulu trouver un rôle à Mme de Guise, cette Anne d'Este à la beauté légendaire, petitefille du père du peuple, qu'allait épouser par amour le brillant duc de Nemours, "dame, dit Mézeray, dont l'esprit et le visage avaient tant de charmes qu'elle pouvait captiver le courage le plus altier et le plus offensé" (162).
On ]ia voit donc aider la jeune Madame à faire un choix ju
dicieux entre ses galants et favoriser prudemment son beaufrère
d'Aunale pour se faire pardonner son prochain mariage avec Ne
mours (163). Enfin la position de Mme de Villedieu à l'égard des
favorites reflète bien celle des Français d'alors ce n'est pas
ici l'institution qu'elle accuse, mais la faiblesse du monarque
qui tolère de la concurrence. La SaintVallier, pardessus toutes,
se conduit comme une femme insatiable et rouée, plus froidement
calculatrice et plus sensuelle que sa rivale Mlle de Pisseleu.
Mme de Lafayette recueillera cette tradition, ne mettant dans la
bouche de la sévère Mme de Chartres qu'une surprise affligée de
vant la patience coupable du Roi.
Le nouveau genre littéraire apparaît donc comme beaucoup moins gratuit que l'auteur ne nous le veut faire croire; car pour "divertir" maintenant, il faut railler ou émouvoir, et il n'est
(161) Madeleine de France était de santé délicate et n'est pas morte d'amour; Mlle de Vendôme non plus aucun dépit passionnel n'a tranché sa vie.
(162) La figure de Mme de Nemours a été popularisée par Brantôme, qui parle d'elle à plusieurs reprises. Son attitude héroîque pendant le siège de Paris, en 1598, achève son personnage. Elle avait gardé sa grande beauté jusqu'à un âge avancé. Elle serait le modèle de la princesse de Clèves, d'après l'article bien connu de V. Poizat.
(163) "Elle était vertueuse, et le personnage que le duc l'engageait à jouer n'était pas du caractère de son âme. Mais elle aimait le duc d'Aumale comme s'il eût été son frère propre. Elle baissait l'amiral de toute sa haine et la tendresse qu'elle commençait de sentir pour le duc de Nemours lui faisait désirer en secret de mettre son beaufrère sur le pied des représailles." JA, p. 103.

 280 
guère possible d'y réussir qu'en rencontrant les courants de la sensibilité commune, polarisée à cette époque sur des attachements stables ou des options constantes, où se discerne un nationalisme naissant. L'étude des Annales galantes confirmera cette hypothèse.
Les Annales qalantes (1671)
Le titre de ce nouvel ouvrage, qui suit de près le précédent, paraît assez original. Doiton y voir le désir de l'auteur de concurrencer l'histoire officielle 7 On peut le présumer après la lecture de la préface et la conclusion de bien des nouvelles, sans parler de la manière plaisante de dater l'une d'entre elles (Delcm) "An de Galanterie V" comme si cette oeuvre révolutionnaire marquait le début d'une ère nouvelle.
Plaisanterie ou non, la nouveauté des Annales galantes est
extrême. L'auteur y joint un "Avantpropos" qui apparaît à trois
siècles de distance comme un véritable manifeste littéraire. Pro
fondément dédaigné jusqu'ici, il a été présenté par les rares cri
tiques qui le connaissent comme une imposture dont ce serait peine
perdue de s'irriter, s'agissant d'un genre et d'une personnalité
si mineurs. Nous avancerons cependant quelques observations. On
constate d'abord que François Barbin, de tous les avis, avertis
sements, épîtres dédicatoires dont Mme de Villedieu a été prodi
gue, n'a conservé pour son édition collective de 1702 que ce seul
texte liminaire, que corrobore l'"Avis au Lecteur" des Nouvelles
afriquaines, aux affirmations voisines (16ft) il avait donc jugé
de son importance. On remarque ensuite que l'auteur tient à coeur
d'être bien compris, ayant conscience d'inaugurer une formule iné
dite, qui ne ressemble à rien de ce qui a été publié jusqu'ici,
par elle ou par d'autres (165).
Après avoir exprimé sa réprobation pour ceux qui affectionnent les succès de scandale ("la licence d'écrire des intrigues
(16D Il a éliminé l"Avis au Lecteur" d'Alcidainie, de Carmente, l"Avertissement" du Journal amoureux, les dédicaces à Mademoiselle, à Mae de Nemeurs et à Hugues de Lionne, à SaintAignan et même au Roi régnant.
(165) On nous pardonnera d'avoir reproduit in extenso, à sa place, c'estàdire avant le résumé des Annales galantes, le texte de cette préface.

 281 
vivantes") (166), elle distingue ces Annales du Journal amou
reux (167), dans l'"Avertissement" duquel elle avait pris soin, à deux reprises, de mettre en garde les lecteurs contre une naïve crédulité. Elle déclare qu'elle a emprunté à l'histoire le canevas de ses présents récits, dont on retrouvera les personnages, nommément désignés, revêtus du rôle qu'ils ont tenu et tiennent encore dans la mémoire des hommes. Avec une telle matière on ne peut biaiser : "Il ne fait pas bon mentir en des choses si récentes" (168).
Voilà déjà une première innovation. La seconde, c'est la facon dont a travaillé l'auteur. Celuici, soulagé de l'invention par l'histoire qui lui fournit l'essentiel, s'est réservé l'histoire psychologique, et légitime son option par un grand principe humaniste : la permanence du jeu des passions à travers les siècles, et particulièrement de l'amour. Que ce principe nous paraisse foncièrement contestable aujourd'hui est une chose, mais c'en est une autre que de refuser de tenir compte de ce préjugé lorsqu'on aborde la littérature romanesque de cette époque (169). Mme de Villedieu, dont on vient d'apprécier l'objectivité et l'honnêteté à propos du Journal amoureux se croit de bonne foi autorisée à combler les lacunes de l'histoire, convaincue qu'elle ne lui est pas infidèle. Ce faisant, elle remplit l'attente des lecteurs si souvent déçus par la sécheresse (170) menteuse d'historiens de profession, au demeurant inaccessibles au public féminin qui ignore le latin (171).
(166) Doiton voir ici quelque allusion aux ouvrages de Boursault, ou quelque flatterie pour le pouvoir qui a condamné l'HAG ?
(167) "Ce ne sont point des fables ingénieuses revêtues de noms véritables, comme on en a vu un essai depuis quelques mois dans un des plus charcants ouvrages de nos jours." Ne nous étonnons pas de cette feinte Les Annales galantes ne sont pas signées.
(168) Ch. Sorel, à propos d'Orasie (BE, p. 168).
(169) On ne saurait le déplorer, par respect pour le génie, chez Corneille ou chez Racine par exemple or cette projection de la mentalité présente sur le passé le plus reculé procède du même principe.
(170) Mézeray luimême, trop misogyne, selon LengletDufresnoy, n'est
pas irréprochable sur ce point.
(171) D'où la fête que lui font les précieuses (La Prétieuse, I, 127139) et son succès de librairie.

 282 
Mais voici poindre une objection. Toute vérité estelle bonne è dire 7 Que devient la morale 7 L'histoire, en raison de la majesté des matières qu'elle traite, tait les inconvenances! L'auteur des Annales galantes prend les devants et emprunte è la préface de Tartuffe les arguments de sa défense. Si elle a dû è la vérité de représenter parfois "l'impudicité" ou "l'effronterie", elle a trié les cas où cellesci se trouvaient finalement punies 'par le destin. Accuseton d'ailleurs d'immoralité les "congrégations" (172) qui produisent impunément sur leurs "theatres sacrés" "des attentats et des parricides" ? Pourquoi cette discrimination entre les auteurs et les genres 7 Peuton enfin concevoir qu'un romancier qui "a répandu l'air enjoué sur les matières les plus sérieuses" puisse logiquement faire l'éloge du vice 7 (173) Cependant, malgré toutes ces précautions et l'appui dont elle jouit auprès du puissant ministre Lionne, Mme de Villedieu n'ose pas signer Les Annales (171t). Elle redoute la réaction des lecteurs devant la nouvelle des Fraticelles, parfaitement historique pourtant, mais où l'on serait tenté de chercher "un tableau de l'hypocrisie du siècle". On voit donc mal, après l'analyse de cette préface, comment elle pourrait n'avoir d'autre but que "d'accréditer la fable", quand la seule défense de l'auteur, c'est d'avoir dit la vérité.
Cette vérité, elle prend soin, pour chaque nouvelle, d'en apprécier la part (175), afin de ne pas être excessivement crue quand la fiction l'emporte. Certes, cette table des matières historiques peut faire sourire; certains y voient même une rouerie supplémentaire! C'est l'opinion de G. May (176), qui s'appuie sur B. Morrissette. Ce dernier s'est empresse de suivre les pas
(172) Les Jésuites bien sûr, auteurs de tragédies et d'un répertoire considérable. L'argument s'adresse au même public que celui de Molière.
(173) Le roman, comme la comédie, fait rire (castigat ridendo mores)
pour guérir.
(17'4) Avec les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molièr, c'est la seule publication anonyme de Mme de Villedieu. Prudence dans les deux cas.
(175) Table des matières historiques, imprimée en tête de l'ouvrage.
(176) "Nouveau raffinement dans l'art de tromper"(art. cit., p. 137).

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de la romancière et a cru la prendre en faute (177). M. Th. Hipp a rectifié la principale erreur de ce chercheur (178), erreur qui, ajoutée è un raisonnement contestable (179), compromet en partie ses conclusions (180). Il s'étonne d'autre part, après un éditeur de 1700 (181), que l'auteur n'ait indiqué de sources que pour les premières parties de son ouvrage. Pour cette lacune, elle n'avance aucune explication. Il n'est toutefois pas impossible d'en proposer une.
En effet, si l'on considère la nature des sujets traités par
la suite, on s'aperçoit qu'ils correspondent è une série d'évé
nements connus du public relativement récents, ou à des
personnages semilégendaires dont' les aventures se transmettaient
de génération en génération. C'est le cas d'Agnès Sorel per
sonne n'ignorait les bruits qui couraient sur sa mort (182); de
Diane de Poitiers, l'une des favorites les plus célèbres (183).
(177) Op. cit., pp. 9697.
(178) Erreur due è la confusion, dans l'éd. originale des Annales, entre Platius et Platina. C'est dans ce dernier auteur, d'après M. Th. Hipp, que se trouve l'histoire des Fraticelles. Très lu au temps de Corneille (cf. Steginan, L'Réroîsrne cornélien, II, 211) son oeuvre (Vies, moeurs et actions des papes de Rome...) fut écrite sous le pontificat de Paul III dont Platina était secrétaire et archiviste. Elle avait été traduite en 1651 par le sieur Coulon, adaptateur de Turcelin, Jésuite,auteur d'une Histoire universelle.., parue en 1598 et traduite en 165'4; cette source est indiquée par line de Villedieu pour l'histoire de Dulcin, et confirmée par B. Morrissette p. 98, n. 39. Varillas admirait Platina (cf. M. Th. Hipp, op. cit., pp. 216217).
(179) Récuser les sources dont il n'a pas trouvé la traduction. Nous avons vu que line de Villedieu pouvait trouver un traducteur occasionnel dans le cercle de ses nombreuses relations. Elle pouvait aussi consulter la bibliothèque de M. de Morangis dont la richesse était renommée : "Le grand amas en est prodigieux" (Michel de Marelles, Paris ou la description sucointe de cette grande ville, p. '9).
(180) Il demeure des incertitudes pour la première référence (il existe en effet de nombreuses Histoire d'Espagne) et une erreur mineure dans la sixième le rédacteur des Annales ecclésiastiques è la date indiquée est Raynaldus et non Baxonius, niais la source est vérifiée.
(181) Edition séparée; cf. B. Morrissette, op. cit., p. 80.
(182) "Les causes de sa mort ne furent pas trouvées naturelles" (AG, 388). Moreri : "Plusieurs disent qu'on l'avait empoisonnée par ordre du dauphin Louis".
(183) Ph. Ariès, op. cit., p. 212.

 2814 
Lors de ses visites à Mademoiselle, la romancière avait eu tout
loisir de s'informer sur Antoine de Chabannes, comte de Dammar
tin, acquéreur du château de SaintFargeau qu'il avait embelli;
il demeurait même présent sur les murs par son blason et dans la
galerie par son portrait. Cet aïeul de la princesse de Montpen
sier, donc de l'illustre exilée, pu manquer d'alimenter
les conversations de sa lointaine descendante (1814). Mézeray de
son côté avait popularisé sa figure investi de toute la con
fiance de Charles VII, choisi par le dauphin pour être l'agent
d'exécution d'un assassinat mystérieux (185), poursuivi ensuite
de la haine de son maître devenu roi, embastillé, mais s'échap
pant par un trou pour rejoindre dans la Ligue du Bien public son
ami Dunois (186), il avait déjà tout d'un héros de roman (187).
Etaitil besoin de "tables" ?
Par ailleurs, rien de plus aisé que d'apporter à cet ensemble
une interprétation d'ordre passionnel qui relie et subordonne logi
quement les faits le comte, pressenti par Louis pour déshonorer
la favorite, est séduit par celle qui doit être sa victime (on
retrouvera ce schéma dans la première partie des Désordres de l'4
cour), devient son allié, et afin de mieux tromper le trompeur,
s'introduit auprès de la belle en utilisant  comme Guiche pour
se glisser jusqu'à Madame  tous les déguisements imaginables.
Il ne pourra cependant pas détourner d'Agnès le sort tragique qui
la guette. Dans ce récit, rien qui contrevienne à l'histoire,
bien au contraire ainsi se trouvent expliqués et la féroce colère
de Charles VII, l'exil du dauphin dans son apanage, la stupéfiante
mission dont Dammartin est chargé par le Roi (tuer le prince) et
la haine implacable de Louis XI à l'égard de ce "traître", tous
(1814) Antoinette de Chabannes, fille d'Antoine, avait épousé René de Mézières, père de Renée, la princesse de Montpensier, ellemême bisaïeule maternelle de Mademoiselle.
(185) Mézeray, Hist., II, 699700.

(186) Ibid., pp. 717718.
(187) Cf. La Comtesse de Ponthieuvre. Mua de Villedieu développe l'épisode de l'assassinat ourdi par le dauphin, et dont la victime était peutêtre Agnès Sorel. Mais la cruauté du dessein est atténuée.

 285 
éléments parfaitement attestés par Mézeray.
On constate donc une fois de plus que la nouvelle historique s'est proposé d'éclairer les zones d'ombre du passé au moyen de tout un arsenal de sources lumineuses plus ou moins variées (motivations, circonstances, détails remarquables, calculs, dialogues, etc.) analogiquement disposées sur le patron des présentes  mais éternelles  intrigues de Cour. La méthode est toujours la même une érudition encyclopédique pourrait la mettre en évidence dans tous les cas. Bornonsnous è quelques autres exemples.
Un destin hors du commun, c'est bien celui d'Amédée VIII de Savoie : premier duc souverain, ambitieux, puissant par ses alliances et sa nombreuse famille, puis abdiquant en faveur de son fils pour se retirer dans la chartreuse de Ripaille, il était devenu pape sous le nom de Félix V en 1)439, puis s'était démis de cette charge dix ans après, peu avant sa mort en 1)451. Entré tout vif dans la légende, c'était le plus populaire des ducs de Savoie. Mais il y a plus : Mme de Villedieu prétend avoir disposé d'une source d'informations particulières : Amédée VIII était l'ancêtre direct du duc et de la duchesse de Nemours (188); il n'est pas impossible que les archives du château de Neuchâtel aient contenu des documents relatifs è ce prince, ou même que les "mémoires en forme de récollection" mentionnés par la romancière (189) aient été conservés è Ripaille : cette "solitud&' existe encore aujourd'hui dans le Chablais, non loin de Thonon, et la duchesse avait pu amplement en parler è sa protégée (190).
Après le faux pape, le faux roi. Dors Sébastien évoque la tragique bataille dite en France "des Trois Rois" (191) et la légende
(188) Il est è la fois le bisaieul de Philippe, premier duc de Nemours, et de Jeanne de Hocbberg, petitefille par sa mère d 'Imédée IX, époux de Yolande de France.
(189) "Se retirant dans la solitude de Ripaille, il y demeura jusqu'à son élection è l'Antipontificat. Pendant cette retraite, il fit des mémoires en forme de récollection dont nous avons tiré cette aventure." (p. 343)
(190) Ajoutons que c'est Dunois qui fut choisi par Charles VII pour inviter Félix V a renoncer è la tiare. Les archives familiales des Longueville ne devaient pas être muettes sur cette mission confidentielle.
(191) Trois rois y périrent en effet : Sébastien de Portugal; le roi de

 286 
du faux Dom Sébastien è laquelle elle donna naissance, légende tout è fait comparable è celles qui naquirent après la révolution autour des prétendus Louis XVII. Cette affaire passionna toute l'Europe au début du XVIIème siècle, surtout en raison de la mort "avancée" (192) de celui qui voulait se faire reconnaître roi de Portugal, et des conséquences dynastiques de cette disparition, qui remettait le Portugal aux mains de l'Espagne. Le Portugal d'autre part était revenu è la mode è la suite des récentes expéditions françaises (i663 et 1665) et de leurs effets littéraires: Les Lettres portugaises, au succès desquelles Mine de Villedieu fait expressément allusion (1911). Ici encore, elle nous renvoie, en fin de nouvelle, d'une part aux "historiens" (p. 511), aux "mémoires" (p. 515) et aux "auteurs graves" (p. 482), de l'autre aux sources orales : "diton" (195). De surcroît, si elle fait une erreur de deux ans sur la date de la célèbre bataille (196),
Maroc et de Fez "Muley Mahomet" (Mohamed el Motawakkil), et "Muley Moluc dit autrement Abdelmelec" (AbdelMalik) son oncle, que le neveu avait dépossédé. D'innombrables échos demeurent encore de cette bataille. Sans parler des historiens de profession cités par TurbetDelof, BC, p. 9'4, et N° 51, 52, 53, 58, etc., notons A. d'Aubigné qui se montre troublé par les infortunes et la prison du jeune roi (t. II, p. 395; et t. III, p. 512). Montaigne raconte la mort héroïque de "Moluc" (II, 21). De Thou, qui croit pour sa part è une imposture, consacre au faux Toni Sébastien une page nuancée (éd. 17314, t. VII, p. 631). En 1602 parurent trois éditions d'une Histoire véritable des dernières et piteuses aventures de Born Sébastien roi de Portugal.
(192) AG, p. 511.
(193) L'élection de Théodore de Bragance en 1580 (AG, p. 5114) ne put être validée.
(1914) AG, p. 129.
(195) "Ce roi supposé mourut dans sa prison, et laissa de grands soupçons que sa mort avait été avancée. Il voulut voir Xérine avant que d'expirer, et ce dernier moment étant une pierre de touche admirable pour éprouver les artifices de la vie, il avoua, diton, è la princesse de Maroc qu'il n'était point le roi de Portugal" (pp. 511512). Il s'agit ici d'un mélange de la thèse française ("mort avancée") et de la thèse espagnole qui en tenait pour l'imposture (cf. G. TurbetDelof, "Observations sur deux nouvelles des Annales galantes", correspondance privée du 25 juillet 1973).
(196) 1578 et non 1580. La date ne faisait pourtant aucun doute pour
personne. Cf. Aventure admirable pardessus toutes les autres des siècles passés et présents, par laquelle il appert évidemment que Dom Sébastien, inconnu depuis la bataille qu'il perdit contre les Infidèles en Aphrique, l'an 1578, est celui mime que les seigneurs de Venise ont détenu prisonnier etc. Ira
.1.

 287 
l'expression "bataille de Tamista" révélerait des voies d'information personnelles (197), de même que l'allusion aux contacts que le prétendant prit avec la duchesse de Parme, et à la réunion des Etats de Portugal (198). Par ailleurs, le traitement "galant" de la matière est souligné par l'auteur même (199). La nouvelle de Mme de Villedieu se présente comme la première oeuvre romanesque inspirée par la survie possible de Dom Sébastien; une autre paraîtra neuf ans après (200).
Après la version romanesque des aventures de Dom Sébastien, le Portugal, décidément à la mode, nous vaut une autre "première", celle de la "Reine Morte", sous la forme d'une nouvelle de vingtcinq pages intitulée Agnès de Castro. Cette fois, aucun renvoi à l'histoire, mais les faits étaient eux aussi bien connus (201). Mme de Villedieu conserve le cadre général : assassinat d'Agnès (r Inès) par le roi (202) qui meurt peu après l'exécution du crime, vengeances du futur roi Pierre (203). Ici encore, nous sommes en
duction de 98 pages d'un ouvrage espagnol, parue en 1601 et due au P. Teixeira. "Ses nombreux écrits contre Philippe II abondent en relations imaginaires de la bataille des Trois Rois" (TurbetDelof, BC, N° 79).
(197) "La bataille dite en France des Trois Rois est connue sous le nom de bataille d'Alcazaquivir dans l'historiographie lusitanoespagnole, et dans la marocaine sous celui de l'oued El Makhasin, mentionné d'ailleurs par la romancière p. 85 : "le fleuve Mucasen". Tamista pourrait être le nom francisé de Tamesna, nom de la province située entre le Sebou et l'OumerRbia, au sud immédiat du champ de bataille" ("Observations" précitées).
(198) AG, pp. 506508.
(199) Sur un ton "enjoué" : "Je m'assure qu'il y en a beaucoup qui croient avoir feuilleté tous les Mémoires du siècle dont je parle, à qui la princesse de Maroc n'est connue que par Les Annales galantes" (p. 515). Cependant Teixera écrit luimême p. 2 : "Les femmes maures aiment extrêmement les Chrétiens. Ils recouvrent souvent leur liberté par les moyens d'icelles." Le Jésuite est convaincu que c'est parce qu'il fut caché par quelque femme maure que Dem Sébastien put demeurer si longtemps "sans se découvrir" (p. 1).
(200) Dom Sébastien, roi de Portugal, nouvelle historique, Claude Barbin, trois parties, en tout 67 p. in12. Comparaison avec la nouvelle de Mme de Villedieu, chap. VIII, p. 38.
(201) Cf. P. Mseime, Histoire généalogique..., t. I, art. des rois de
Portugal; Moran, Dictionnaire.
(202) Alphonse IV fit assassiner Agnès de Castro, maîtresse de son fils, en 1355, et mourut luimême en 1357.
(203) Mine de Villedieu parle de "dix ans de guerre" contre l'Aragon; elle est mal informée c'est son propre pays que Pierre ravagea, avec l'aide .1.

 288 
présence d'un récit d'actualité non seulement les deux expédi
tions de Schomberg occupaient encore toutes les mémoires, mais
des troubles récents, au coeur desquels se trouvait la reine, é
pouse d'Alphonse et nièce de la duchesse de Nemours (20l.), venaient
d'installer sur le trône un nouveau roi, Pierre II, dont le prénom
invitait è se souvenir de Pierre 1er, l'amant d'Inès. Le récit de
Mme de Villedieu diffère dans le détail de celui du P. Anselme;
la romancière fait silence sur le mariage secret révélé en 1361
par le roi Pierre, alors veuf (205), sur les honneurs posthumes
rendus à cette épouse illégitime, sur son prestigieux tombeau sur
monté de la couronne de Portugal. Nulle allusion à des sources
particulières, orales ou écrites : il semble que le récit des
Annales galantes ait seulement mis en forme des données diffuses,
qui ont permis l'adjonction de personnages supplémentaires comme
la comtesse de Castro, au rôle particulièrement intéressant (206).
La péninsule ibérique comble les romanciers amateurs de révolutions de palais et de rivalités dynastiques. Les prétentions de Jeanne de Castille è la couronne d'Espagne qu'elle disputa sa vie durant à sa tante Isabelle la Catholique, avaient un temps influencé la politique française, puisque Louis XI voulait faire
de son frère utérin, AlvarezPerez de Castre, mais il fit la paix avec Alphonse en août 1355. L'Aragon n'a jamais été mêlé à cette affaire de famille, et Pierre ne pouvait être pressenti comme l'époux de Léonor d'Aragon (AG, p. P14) qui mourut en bas âge, bien avant la naissance de son prétendu fiancé. La romancière a inventé une seconde femme au roi Alphonse, censément veuve de Jacques d'Aragon, mort en 1276! Le dessein poursuivi est clair : faire de l'histoire d'Agnès de Castro l'origine de la guerre séculaire entre l'Espagne et le Portugal, dont les récentes victoires francoportugaises venaient de marquer une étape mémorable.
(20k) MarieElisabeth de SavoieNemours, fille du duc de Nemours, mort en duel en 1652, sous les coups de son beaufrère le duc de Beaufort. Sa soeur JeanneBaptiste allait devenir duchesse de Savoie : c'était l'amie de Madame de Lafayette.
(205) Il avait épousé en 1336 Constance Manuel, princesse de Castille, qui avait emmené avec elle sa fille d'honneur, Agnès de Castre : elle ne peut donc être la soeur de lait de Pierre, cosine le dit Mme de Villedieu. La princesse Constance mourut en 13114, et Pierre 1er en 1367, après dix ans d'un règne "doux" (cf. AG, p. 3'14).
(206) Cf. chap. XI, p. 610.

 289 
épouser cette princesse à son frère (207). Sa naissance était entourée d'un scandale public (208)
"Je crois qu'aucuns lecteurs n'ignorent ce que l'histoire d'Espagne rapporte de Léonor, femme de Henri IV, roi de Castille, surnommé l'Impuissant (..J" (209). Si le mariage projeté s'était accompli, la face de l'Europe en eût été changée, car le roi de France comptait bien transformer la bâtarde en héritière légitime. Malgré des fiançailles officielles, où le comte de Boulogne représentait Monsieur, le projet n'eut pas de suite (210), et cette princesse, dont le destin hors série était la fable de toute l'Europe, acheva effectivement ses jours sous l'habit de SainteClaire (211). Où le roman intervient, c'est pour exploiter le silence des historiens sur la cause réelle de la rupture. Le comte de Boulogne semble avoir répandu le bruit flatteur qu'elle était due à ses charmes, et Les Annales galantes se font l'écho de ce qui est peutêtre une tradition orale (212); pour les mécanismes psychologiques qui ont déterminé
(207) "Ayant renouvelé les alliances avec Henri roi de Castille, il lui demanda sa soeur Isabelle en mariage pour lui (son frère)". Devant le refus d'Isabelle, Louis se tourne vers Jeanne, "espérant qu'il pourrait la faire déclarer légitime comme en effet elle fut reconnue telle par les brigues qu'elle dressa en Castille" (Mézeray, op. cit., II, 136).
(208) "Ce roi que ses saletés désordonnées avaient rendu impuissant pour les plaisirs légitimes du mariage avait prostitué sa ferme à l'un de ses favoris afin d'en tirer des enfants" (ibid.).
(209) Voici la suite, racontée avec "galanterie" "Henri, persuadé qu'il tenait à lui que sa femme n'eût des enfants et passionné pour en avoir pria Leonor de vouloir amiablement lui en donner un. Elle témoigna d'abord de l'horreur pour cette proposition, afin d'avoir le plaisir de s'en faire presser. Le roi lui donna ce régal il la presse, il la prie, et son choix ayant suivi celui de la reine, le bon monarque conduisit de sa main le comte de La Cueva jusques à la couche royale. L'aventure se consomma avec pleine licence et de cette rare union naquit Jeanne, appelée par les historiens supposée de Castille" (p. 422).
(210) "Le cardinal d'Albret employé pour cette recherche en fit passer le traité au mois de novembre (1q69) mais cela ne réussit pas." Cf. aussi Coïrmynes.
(2h) La romancière est très bien informée, et toutes les précisions his
toriques qu'elle donne sont exactes. Cf. Nouvelle biographie générale, )O(VI,
583. Jeanne, appelée "la religieuse de Coîmbre", mourut à Lisbonne en 1530.
(212) "Ce que je sais seulement, c'est qu'un rayon de la grâce la con
fina dans un monastère de SainteClaire où elle finit sa vie exemplairement.
Le comte de Boulogne qui, connaissant le bon naturel de cette princesse, re
gardait l'inspiration du ciel comme un dépit amoureux, communiqua son idée à
.1.

 290 
ce "dépit amoureux", faisons confiance à la technique éprouvée de l'auteur
"Ce serait renverser les lois de la nature et de la ga
lanterie que de donner une vertu farouche à une fille dont
l'origine était si peu chaste; il faut tacher à la rendre
digne de la naissance dont sa mère l'avait favorisée (...)"
(AG, p. 22).
Avec le Portugal et l'Espagne, la Barbarie tient le premier rang dans l'actualité des années 16701671. Certes, il y a fort longtemps que le roman s'est emparé de cette mine de sujets rêvés où la réalité dépasse la fiction (213). Mais il se trouve que, depuis le traité de 1665, des contacts nouveaux, le retour des esclaves prisonniers, et une courte guerre (2i) ont remis à la mode tout ce qui touche à Tunis. La nouvelle intitulée Féliciane commence et s'achève en cette ville. Elle prend sa source dans des faits peutêtre exacts, encore que moins divulgués que ceux qui ont constitué le noyau des récits précédents. Si l'on en juge seulement par les mémoires du chevalier d'Arvieux, il existait à Tunis une certaine quantité d'esclaves espagnols appartenant à des familles de marchands et qui, parfois bien traités par leurs maîtres, s'étaient fixés en Barbarie (215). Depuis 1665, il était devenu possible de négocier régulièrement les rançons, ce qui rend parfaitement plausibles les données de la nouvelle; enfin on ne peut manquer d'être troublé par les précisions que donne la romancière sur la famille Ribeiro (216), qui, de notoriété publique sembletil, avait fait souche à Tunis. C'est pour expliquer cette
tant de gens qu'il l'a fait passer jusques à nous. Je la rends comme je l'ai reçue." (AG, p. L4O.)
(213) Non seulement Gomberville mais, entre autres, Camus dont Le Penta
gone historique (1631), soustitré "Histoire portugaise", s'organise autour d'une histoire de rançon perdue. Cf. résumé donné par R. Godenne (op. cit., 5).
(21L) En 1670. Mais le traité de commerce et d'amitié de 1665 est rétabli en 1672 (G. TurbetDelof, "Observations...").
(215) "La femme d'un marchand espagnol qui trafiquait au Levant ayant été prise par des corsaires et son mari tué dans le combat (...) elle fut vendue à l'un des premiers seigneurs d'Afrique qui faisait sa demeure ordinaire à Tunis." (AG , p. 389).
(216) "Alphonse Ribeiro, fils de Don Garcie Ribeiro, natif d'Alcantara, vint à Tunis pour traiter de la rançon de son frère aîné (...)" (p. 390).

 291 
implantation, accompagnée de l'excommunication apparemment bien connue des adversaires de cette faction (217), que les aventures les plus typiquement romanesques (ressemblances, travestis, chevauchées éperdues, prison, etc.) se trouvent appelées à l'aide (218). Peu de vérité donc dans le corps du récit, mais au départ des faits sans doute attestés (219).
C'est encore l'actualité qui nous vaut la nouvelle des Princes Dervis(220). Fautil accorder quelque créance à la généalogie qui occupe les premières lignes, et aux allusions qui, dans les dernières, rappellent trois batailles et des guerres sanglantes pour la possession du pouvoir ("trois bassas tués") ? Nous avons vu que Mme de Villedieu était bien placée pour recueillir en haut lieu les informations les plus sûres. Mais surtout, la fameuse ambassade de juillet 1670 (221) n'était pas plutôt achevée que les Parisiens se gaussaient de l'étrangeté des visiteurs, et que Molière vengeait les désagréments diplomatiques essuyés (222) en imaginant la turquerie du Bourgeois gentilhomme, représenté cette même année 1670. La nouvelle de Mme de Villedieu, évidemment inventée de toutes pièces, donne aussi dans la bouffonnerie (223). Le recul du temps et l'éloignement dans l'espace favorisent son génie inventif qui s'en donne à coeur joie. Les personnages
(217) AG, pp. 20'421. Notons, parmi les ennemis des Ribeiro, le célébra marquis de Villena, héros assez maltraité dans la nouvelle, connu pour sa collusion avec Louis XI dans l'affaire de Jeanne de Castille.
(218) L'influence de Camus sur cette nouvelle paraît certaine.
(219) Briot venait de traduire (1670) avec grand succès l'ouvrage du
chevalier Rycaut, Histoire de l'état présent de l'empire ottoman.
(220) 0. TurbetDelof observe : "Il est frappant qu'elle n'ait usé (en ce qui concerne Tunis) qu'en très petit nombre des conventions romanesques à sa disposition l'Africain généreux (le père de Féliciane), l'évasion d'une Mauresque par mer sous prétexte de conversion au christianisme (p. 393). Elle ne s'est intéressée de près ni à la Barbarie ni aux écrits sur la Barbarie qui se trouvaient à sa portée." Sur les conventions romanesques en usage, cf. G. TurbetDelof, L'Afrique barbaresque, pp. 199206.
(221) Racontée en détail, notamment dans les Mémoires de d'Arvieux, IV.
(222) Ils nécessiteront l'envoi d'un ambassadeur extraordinaire et Hugues de Lionne propose d 'Arvieux.
(223) Cf. résumé en annexe.

 292 
sont sans doute historiques, car la romancière n'a jamais été prise en défaut d'information généalogique, mais elle profite surtout d'un intérêt épisodique pour la Sublime Porte.
Autre vision de l'empire ottoman les sultanes chrétiennes
qui tentent de protéger leur fils de rivalités féroces, et surtout
de les faire élever dans la foi maternelle. Jacaya, qui donne son
nom è la nouvelle dont il fournit toutes les péripéties, semble
bien avoir existé. Il serait, d'après Mme de Villedieu, apparu à
la Cour de France dans les bagages du duc de Mantoue, également
duc de Nevers (224). La mention du mariage de Louis XIII (225)
permet de dater approximativement les événements, mais le rôle
joué par les Strozzi, apparentés de près à la famille royale, ne
pouvait guère faire l'objet d'inventions fantaisistes. L'odyssée
du prince turc ne s'en trouve pas pour autant totalement authen
tifiée, mais nous avons vu que plus un romancier, qui conserve leur
nom aux personnages princiers, se rapproche de l'époque contempo
raine, moins il lui est loisible de tricher avec la vérité. Il
doit être possible de découvrir des traces écrites de cet étrange
personnage dont les aventures défrayèrent sans doute la chronique
de la vieille Cour (226). Sa disparition mystérieuse au cours d'une
partie de chasse autorise en tout cas toutes les variations pas
sionnelles.
Ces aperçus conduisent è deux remarques. Tandis que Le Jour
nal amoureux nous confine dans les intrigues de la Cour de Charles IX, toutes "supposées", la scène s'est ici élargie è l'Europe
(224) Charles de Gonzague, devenu duc de Mantoue è la mort de son cousin Vincent et grâce è son pariage avec Marie de Gonzague, héritière du duché. Il fallut une intervention armée, de la France pour l'établir en ses états (16271628).
(225) 25 novembre 1615, soit douze ans avant celui du duc de Nevers, alors que la romancière indique ces deux événements cosine contemporains (p. 5147)• Errsur volontaire ?
(226) "On ne sait si dans ces parties le duc de Mantoue lui fit dresser des embuscades (...) mais il est constant qu'il disparut cosine s'il eût été quelqu'un des Matamorphoses de la fable et qu'on n'a jamais pu découvrir ce qu'il était devenu." (p. 572)

 293 
entière, en fonction des horizons vers lesquels regarde la monarchie louisquatorzienne (227). Ajoutons è l'étude rapide des nouvelles finales, non éclairées par la Table, les rapprochements que suggère un coup d'oeil sur les précédentes. Avec l'Histoire d'E'thelvold, l'Angleterre est présente, alors qu'on vient justement de signer le traité de Douvres. Les négociations difficiles avec la papauté qui obligeront Louis XIV et Lionne è se réconcilier avec le cardinal de Retz occupent les années 16631669; elles raniment le souvenir des empereurs germaniques, continûment en butte aux prétentions des souverains de Rome : Barberousse, ridiculisé pour avoir courtisé aveuglément une religieuse nièce du pape (228), Dulcin, excommunié; Nogaret, que Philippe de Bel avait envoyé è Rome pour s'emparer du pontife, apparaît aux côtés du prince des Lombards. Les Annales galantes présentent donc un tableau complet de l'Europe et d'une actualité fertile en initiatives françaises couronnées de succès. Elles font office de chronique quasi journalistique pour milieux éclairés, feuilles spécialisées dans les "traits remarquables" (229) d'une histoire dont elles se vantent de connaître les secrets.
Mais en remontant si loin dans ce passé qu'elle veut animer, la romancière doit se livrer è un véritable travail de restauration. Il arrivait que le tableau légué par les aleux fût en excellent état : quelques retouches de couleur suffisent alors è le rafraîchir (La Comtesse de Ponthieuvre). Quand le dessin est effacé ou peu lisible, elle lui substitue une composition moderne, qui se fond parfaitement avec lui (Les Fraticelles, Jeanne de Castille, etc.). Le rhabillage donne d'autant plus satisfaction que les sujets hérités correspondent mieux aux goûts du public pour l'extraordinaire; dans ce cas, les détails inventés se mêleront invisiblement è l'histoire générale, et l'habile faussaire ne pourra s'empêcher de signer è la fin, très content de lui (230).
(227) Cf. MarieTh. Hipp, op. cit., p. 224.
(228) Rôle comparable è celui que joue CharlesQuint, obstinément ha!
des Français; cf. Le Journal amoureux.
(229) Cf. pp. 343, 388.
(230) Il s'agit aussi d'éviter de sombrer dans l"histoire tragique",
.1.

 2914 
N'imaginons pas que les lecteurs aient dépisté si facilement le truquage. Tant de Mémoires venaient de surgir de l'ombre entre 1662 et 1670 (231), accusant le rôle de l'individu, de ses passions dans le cours des "grands desseins"! Le spectacle quotidien de la puissance des favorites, les souvenirs récents, invitaient è majorer le rôle de l'amour.
Mme de Villedieu sait aussi toucher des points sensibles
jeunes princesses quittant la terre natale pour une fin tragique
(232), celle môme qui attend les favorites portant ombrage aux
princes (Agnès de Castro, Agnès Sorel) (233); ironies du destin
une prostituée sur le trône de Castille (La Comtesse de Castille);
détails sur la vie intime des couples royaux, dont tous les pu
blics demeurent friands, mais qui è cette date n'étaient pas cou
verts par le secret puisqu'il y allait de l'avenir de la dynastie
(Jeanne de Castille, L'Adolescent), amours entre Chrétiens et
Musulmans, plus fréquents qu'on ne veut bien le dire, concurren
çant souvent les fantaisies romanesques (Dom Sébastien, Féliciane,
Jacaya). Le public touché se situe è un haut niveau social il
est féru de généalogie, instruit des affaires du temps, poète è
ses heures, connaisseur en raillerie, amateur de réflexion mo
rale (2314).
Matérialisée par les maximes en vers, cette réflexion assure l'unité d'un ouvrage en apparence peu cohérent. Effets tragiques ou grotesques (la libido dans les couvents romains!) sont combinés
'genre démodé". "Le reste du règne de n Pedro de Castille est si rempli de meurtres et de cruautés de toute espèce que je ne pourrais achever de le décrire sans tomber dans le récit tragique que j'ai toujours soigneusement évité" (AG, p. 285).
(231) Cf. cidessus, n. 81.
(232) Don Pedro.La navrante destinée de Blanche de Bourbon était un sujet bien connu du temps. Il faisait partie du répertoire dramatique des Jésuites (d'où allusion de la préface) et Regnault le leur empruntera en 16140 (cf. Stegniann, op. cit., II, 72).
(233) P. Mathieu (en 1628) et Naudé (en 1630) avaient rappelé la mémoire de Louis XI et ses conflits avec son père et la favorite de ce dernier.
(2314) Un court "exemple sur le mensonge", montrant les dangers de la dissimulation (celle de Moraysèle, tante de la reine de Grenade) figurera dans Les Galanteries grenadines, p. 625 sq.

 295 
avec adresse et autorité par un auteur qui se plaît à écrire et
à conter. Reliées entre elles, abstraction faite des récits qui
les expliquent, ces maximes constituent une guirlande de saine et
amusante philosophie (235). Ainsi Les Annales galantes ressem
blentelles à une ample oeuvre mêlée, une comédie humaine que ses
rares lecteurs modernes ont su goûter (236).
Cette comédie humaine, on l'a vu, ne se borne pas à l'Eu
rope; elle embrassait aussi la Barbarie. Mais alors que l'his
toire de Féliciane remonte à près de deux siècles, c'est la Bar
barie contemporaine qui occupe Les Nouvelles afriquaines.
L'histoire contemporaine Les Nouvelles afriquaines (1673
Dans Le Marquis de Chavigny, Boursault avait déjà timidement introduit l'histoire contemporaine, en l'occurrence des éléments de l'expédition de Candie. Mais les héros principaux se cachaient sous des noms d'emprunt. Dans l'oeuvre de Mme de Villedicu, le héros principal paraît sous son identité véritable de Bey de Tunis toujours régnant. Assurément, en vertu d'un procédé de superposition qui nous est maintenant familier, la romancière a exporté sous les cieux barbaresques le visage de la galanterie française. Il n'en est pas moins vrai que ces Nouvelles afriquaines, suivant le sens premier du terme, s'appuient sur des faits récents, et des faits vrais. Les dernières lignes de l'ouvrage l'affirment expressément
"Il n'est pas nécessaire de faire une préface pour persuader le public que ces nouvelles sont autant de vérités. Mehemet Lapsi est encore vivant, et même assez jeune. Il n'aborde aucun Français sur la côte de Barbarie qui ne reçoive des marques de la bienveillance qu'il conserve pour notre nation. Il en parle assez bien la langue; j'ai vu de ses lettres originales qui feraient honte à certains Français, et pour peu qu'on rafraîchisse sa mémoire de ses dernières histoires de notre temps, il ne sera pas difficile de deviner
(235) Elles se distinguent de la sorte des Maximes d'amour de Bussy, antérieures de plusieurs années, et tout axées sur l'entreprise amoureuse (cf. chap. IX). (236) G. Dulong, L'Abbé de SaintRéai, p. 101.

 296 
qui est la belle Morte qui fut ressuscitée en Afrique. Mon dessein n'est pas de la faire mieux connaître, c'est pourquoi je finirai brusquement." Contrairement à ses intentions, l'auteur rédige pourtant un "Avis au Lecteur" et insiste
"Cette histoire semble n'avoir pas besoin d'un grand
éclaircissement; il suffit de dire qu'elle est vraie pour
répondre aux objections qu'on pourrait faire, et quand un
auteur ne fait que rapporter fidèlement une vérité il ne se
charge ni de l'embellir ni de la diminuer. Mehemet Lapsi
est encore vivant, il n'a pas encore trentecinq ans. Il y a
dans Paris plus de dix de ses lettres originales assez bien
écrites en notre langue; et l'action qu'il fit en renvoyant
au roi les deux chevaliers de Malte qui avaient été faits
prisonniers est connue de tous les gens de qualité. Mais je
m'assure qu'on cherchera notre Albirond et notre Uranie; et
j'ai cru devoir prier les lecteurs de les laisser sous le dé
guisement où je les expose. Qu'importe qu'ils soient Monsieur
Un Tel ou Mademoiselle Une Telle ils sont réellement des
personnes de notre siècle. Il doit être permis aux gens qui
écrivent de taire ce qu'ils jugent à propos de cacher, et
afin qu'on ait quelque respect pour mes intentions, je dé
clare que si l'on m'arrache mon secret, il sera le seul que
je mettrai en danger de m'être arraché; au lieu que, si on
me laisse dans la liberté que je demande, je prépare au pu
blic diverses histoires que je tacherai de bien choisir, et
qui seront toutes aussi véritables que celleci."
Pareilles déclarations, réitérées et quasiment assorties de
menaces, ne peuvent que piquer notre curiosité. D'une part, on
nous certifie l'authenticité du récit, mais de l'autre, on nous
prie de renoncer à mettre des noms sur certains personnages, tout
en garantissant leur existence réelle. Voilà bien du mystère, et
de quoi nous engager à désobéir à des avis si embarrassés.
Les rares chercheurs qui se sont intéressés aux Nouvelles
afriquaines n'ont vu dans cette préface que les conventions en
usage pour autoriser un récit fabuleux (237) d'ailleurs imité,
ce qui paraît évident, de L'Ibrahim de Mlle de Scudéry. Mais l'in
térêt que nous portons à la genèse de l'oeuvre, pour tenter de
définir la nature du roman des années 1670, nous oblige à aller
plus loin. E.P. Crabe, pour sa part, a trouvé la source des Nou
velles afriquaines dans un petit roman intitulé L'Amoureux Afri
quain dont la première édition accessible est datée de 1676, mais qui aurait
(237) B. Morrissette, op. cit., p. 187.

 297 
laissé des traces dès 1671 (238). Comme l'édition originale des Nouvelles afriquaines ne paraît pas encore connue, il est bien difficile de se prononcer à priori sur l'antériorité de l'un des deux textes. Sur l'imitation, la lecture ne laisse aucun doute les premières pages des deux sont similaires, et le récit centrai ("Histoire de Don Pedre et d'Isabelle") se retrouve sans changement de matière (239) dans les deux ouvrages. Mais là n'est pas pour l'instant la question la plus intéressante. Il s'agit plutôt de savoir si oui ou non Mme de Villedieu a menti en prétendant avec tant d'insistance avoir utilisé des faits authentiques.
La comparaison de son récit et de celui qu'on attribue à S. Brémond nous permet d'abord de conclure que des repères historiques très précis figurent dans Les Nouvelles.., et sont absents de L'Amoureux friquain, par ailleurs fort bien informé sur Tunis et ses beys (240) : ainsi l'allusion à une "alliance" (p. 534), à un "traité" "récent" entra Tunis et la France (p. 581) qui faillit être "rompu" par suite du refus des autorités locales de libérer deux chevaliers de Malte (p. 534), finalement offerts au roi de France par Mehemet Lapsi (p. 534). Or il suffit de se reporter aux Mémoires du chevalier d'Anvieux pour être promptement éclairé sur ces événements et se trouver même
(238) Cologne, Philippe le Barbu, 1671 d'après Willems, Les Elzévier, 1880, N° 1845; et E. Rahir, Catalogue d'une collection unique imprimée par les Elsevier..., 1896, N° 2460. Sur la date supposée des Nouvelles afriquaines cf. chap. III, p. 133.
(239) Les deux ouvrages sont confrontés plus en détail au chap. XII, pp. 704708.
(240) La trinité du pouvoir exécutif à Tunis, la libéralité, les cheveux blonds et la gourmandise (spécialement pour le vin et les confitures) de Mehemet ElHaffsi, ses distractions, notamnent la chasse, notés par Brémond, sont confirmés par d'Arvieux. Selon E.P. Grobe, et G. TurbetDelof qui cite ses travaux (E.P. Grobe, S. Brémond, his Life and his Works, Indiana University, 1954, et G. TurbetDelof, "Sébastien Brémond et la Tunisie", Cahiers de Tunisie, 1970, N° 7172, pp. 193195), Brémond a parcouru le monde, exilé de
France à la suite d'un duel, et a séjourné "près d'un an" à Tunis en qualité d1émissaire du duc de Beaufort, désireux de faire livrer Tripoli à la France en utilisant les services d'une tribu révoltée contre le Pacha de cette ville. C'est à cette occasion qu'il se lia d'amitié avec ElHaffsi, qui appuya ces tractations en cachette de son frère, avec qui il exerçait conjointement le pouvoir depuis le décès de leur père. Ces précieux renseignements se trouvent consignés dans le Récit des aventures de M. de Brémond par luimême au M. de Lagny, B.N. Ms. N. acq. fr. n° 9185.

 298 
en mesure de les dater. Ce traité récent, c'est celui que signèrent le 25 novembre 1666 le duc de Beaufort et le Pacha de Tunis, assisté de ses deux fils Mourad et Mehemed ElHaffsi (devenu Mehemet Lapsi chez nos auteurs), et dont l'article II fixait les modalités du rachat des esclaves français. Ces opérations eurent lieu du 13 juin 1666 au 15 août de la même année et connurent précisément des difficultés è propos des chevaliers de Malte (2'4l). D'Arvieux cite d'abord le chevalier de La Colombière dont ElHaffsi finit par "faire présent" è l'habile négociateur français, "par une générosité sans exemple" (2'42), et les chevaliers de Tonnerre et de Romilly, "pris avec lui" (t. III, p. '468) et "rachetés peu après" (t. III, p. '463). Dans l'ensemble, la négociation, qui partait sous de mauvais auspices, réussit pleinement, grâce è la courtoisie et è la francophilie d'ElHaffsi dont d'A:2vieux ne cesse de louer la bonne humeur et les heureuses dispositions, pour peu qu'on voulût bien être de moitié dans ses "débauches" (2'43).
L'épisode narré par Mme de Villedieu se situe donc "peu après" le départ des vaisseaux français, lors du rachat des deux chevaliers susnommés. Le récit de d'Arvieux nous apprend aussi qu'il fallut, pour parvenir au but, ruser avec un notable de Tunis, qui tenait è ses esclaves français (2'4'4). On lit dans Les Nouvelles afriquaines
"Il faut savoir que ces Chevaliers appartenaient è un
riche Corsaire, qui avait trouvé l'un d'eux fort bien fait,
et qui ne croyait pas que l'on pût le payer selon l'estima
tion de son coeur" (p. 581).
D'où le "présent" généreux du bey. Autre élément inédit chez
(2'4i) III, '43l'485. Le signataire du traité était mort entre temps.
(2'42) III, '480. Il y ajoute d'autres Français de moindre qualité, "se privant ainsi de ses meilleurs esclaves".
(2'43) Sur les amabilités d'ElHaffsi, les références sont innombrables. Voir notamment t. III, pp. '403, '406, '408, '410; réception dans sa maison de campagne de Marsa (pp. '4l3'421). Portrait du bey, grand buveur (on lui apponte de France des vins de Bourgogne et des Côtes du Rhône dont il s'enivre au mépris du Koran), homosexuel, mais plein d'égards pour la princesse son épouse (III, '496'499), "l'homme le plus aimable de toute la Barbarie".
(2't'4) Il s'appelait Cuchuk Mourad. Cf. t. III, pp. '480'+83.

 299 
Mme de Villedieu et qui joue un grand rôle dans l'intrigue : "le fameux Renégat", dont elle nous promet à plusieurs reprises les aventures (2115). Nous le trouvons dans Les Mémoires du chevalier d'Arvieux très abondamment présenté (246).
Que conclure ? Mme de Villedieu, une fois de plus, a assis sa narration sur des faits historiques dûment corroborés, mais non pas tous. Il reste bien des lacunes dans notre information : le départ des deux chevaliers, postérieur à la relation de d'Arvieux, s'estil bien accompagné de circonstances aussi romanesques qu'elle veut bien nous le dire ? Les moeurs de Mehemed ElHaffsi nous rendent sceptiques sur ce point, mais en Barbarie, tout peut arriver... (247). Puisque la plupart des affirmations contenues dans le texte et la préface se trouvent, à trois siècles de distance, vérifiées, ne peuton faire un certain crédit à l'auteur quand elle prétend qu'Albirond et Uranie sont bien vivants (248) 2 Cependant, la réalité a subi des modifications; nous sommes donc confrontés une fois de plus au problème des rapports indéfiniment variés de la fiction et des faits.
(245) Nouvelles afriquaines, pp. 541, 642, 547, 566, 585, 589 "Il faut réserver ce récit pour le tome suivant".
(246) Il s'agit sans doute de In Philippe, qui servit et conseilla les négociateurs français. Ses aventures, racontées en détail par d'Arvieux qui les a recueillies du héros luimême et se prétend de ce fait seul bien informé, dépassent en effet la fiction. Le duc de Beaufort lui avait fait envoyer une chaise à porteurs furdelysée, grande nouveauté! Cf. III, passim, à partir de la p. '40'I, et récit pp. 505523.
(247) Cf. G. TurbetDelof, L'Afrique barbaresque dans la littérature
française au XVIIème et XVIIIème siècle, Droz, 1972, p. 262.
(248) C'est ici qu'on peut faire intervenir S. Brémond, qui prétend lui
aussi dire "vrai" dans l "Avis au Lecteur" de sa "nouvelle galanterie" "Je
veux t'avertir en passant que c'est ici une histoire véritable pour que tu
ne t'imagines pas que c'est un jeu de mon imagination. quel ch'io dico,
e non n'aggiungo un pelo, jo'l vidi, jo'l so'. Il n'y a pas si longtemps
qu'elle est arrivée; on ne le peut encore compter que par mois (..J". Bré
mond seraitil Albirond 7 Mais "la belle morte" dont il ne souffle mot ? Mme
de Villedieu a pu aussi disposer de sources orales directes, le chevalier d'Ar
vieux jouissait de toute la confiance d'Hugues de Lionne, qui fit sa fortune
(Mémoires, préface du P. Labat, et t. IV, pp. 280287, récit des audiences
royales et des instructions données à d'Arvieux à son départ pour Constantino
ple), précisément entre 1666 et 1671, dates où l'auteur des Nouvelles afri
quaines était reçue dans l'intimité du ministre.

 300 
Assurément, Les Nouvelles afriquaines sont un récit romancé. Outre les pieux mensonges qui "normalisent" les goûts du héros, beaucoup plus d'ailleurs dans l'intérêt de la galanterie que dans celui de la pudeur (29), cette oeuvre littéraire se situe dans la tradition déjà ancienne de "l'enlèvement au sérail" (250). Elle est agrémentée des habituelles paillettes galantes (251). Plus intéressante cependant nous apparaît la contribution de cet ouvrage mineur au mythe du corsaire généreux, largement diffusé par Gomberville, sous les noms de Mustapha, Bajazet ou Almanzor, suivant les différentes versions de Polexandre. Mais ce mythe luimême se trouvait nourri de réalité : Mézeray et Brantôme venaient de conter les exploits prodigieux de Barberousse (252), glorieusement vaincu par CharlesQuint en 1535 et dont on chuchotait qu'il n'était autre qu'un cadet de la maison d'Authon en Saintonge (253). De même ElHaffsi étaitil né de grandsparents corses et provençaux (25k).
Quant à Albirond, il a subi un premier traitement idéalisant en passant d'une réalité assez sordide au récit autobiographique mais romancé de Brémond. Dans les mains de Mme de Villedieu, il perd de plus ses penchants libidineux, et se rehausse des souvenirs gombervilliens. Concurremment, un nouveau type romanesque, qui se profilait déjà dans Les Exilés, fait son apparition : le proscrit pour fait de duel qui, épargné par la mort telle nuit tragique, doit fuir en hâte la hache du bourreau, et parcourt l'Europe en quête d'un refuge. Lapsi proposant à Albirond de négocier son retour en grâce, celuici répond
"Vous ne connaissez pas ce Monarque : il pèse ses réso
(2'9) Cf. chap IX, p. '485.
(250) Amitié du Chrétien et du Mahométan, amour des deux hommes pour la captive, "cas de conscience" du sultan, départ plus ou moins clandestin des deux amants, ces éléments se retrouvent jusque dans l'opéra de Mozart.
(251) Cf. chap. VII, p. 3'47 sq.
(252) Grande Histoire, t. II; et Abrégé, t. II, p. 901.
(253) Brantôme, Grands capitaines, IV, 159165.
(25'4) Les grandsparents maternels, Mourad 1er et Yasmine étaient Corses, et le grandpère paternel, Djafer, était Provençal.

 301 
lutions et n'en prend aucune légèrement; mais quand il est
déterminé, rien n'est assez fort pour le faire changer (255).
Il a cru l'édit des duels utile au bien du Royaume; il s'est
promis à luimême de le faire observer; il ne s'en dédira
jamais." (p. 535)
Ce nouvel aventurier de haut rang, l'histoire le préparait presque sans retouche pour le roman (256).
Thème littéraire aussi, celui du renégat, mais venu cette fois de la nouvelle italienne et espagnole, et qui se croise avec une réalité (257) sans cesse plus tangible à mesure que s'aplanissent et s'intensifient les relations avec la Barbarie. Un courant circule entre les anciens schémas romanesques et une réalité fraîche qui leur infuse un sang nouveau. A la faveur de la légende de ces Corsaires dont l'hérédité plonge au coeur des vieilles provinces, la gloire louisquatorzienne s'étend audelà de la Méditerranée, car on ne doute guère que la déférence et la magnificence des beys ne soit partiellement due au rayonnement du monarque français. Mais inversement, par sa courtoisie exemplaire, ce même Corsaire contribue à régénérer l'idée chevaleresque qui se dégrade dans sa patrie d'origine. Il résulte de ce double mouvement une fusion romanesque par laquelle s'établir une "vraisemblance" garantie par le côté magnanime et galant de l'Infidèle. Implicitement s'élabore aussi une notion de type humain supérieur indépendant de la race et des climats.
Mme de Villedieu avait conservé aux Nouvelles afriquaines
un certain climat d'héroîsme, mais bientôt elle change définitivement d'orientation. Dans les deux années qui suivent, sans doute
(255) Les ordonnances de 1643, 1651 et 1660 déclaraient les duellistes coupables de lèsemajesté divine et humaine.
(256) Début des Nouvelles afriquaines : "Ce qu'on appelle le point d'honneur est un tyran plus cruel pour les braves gens que les passions les plus violentes. Albirond était en vain attaché à la Cour de France par un amour aussi tendre que constant. Une rencontre en forme de duel l'en arracha, et il voyagea longtemps comme un chevalier errant dans la plus belle et la plus
grande partie de l'Europe."
(257) Cf. G. TurbetDelof, pp. 133159, et les nombreux renégats cités par le chevalier d 'Arvieux, fonctionnaire d 'ElHaffsi ou de son frère, truchements accessibles à la pitié autant qu'aux espèces. Pour les modèles italiens et espagnols, voir le même ouvrage, p. 204.

 302 
en raison de sa conversion, ses horizons vont se rapprocher. Elle serrera de plus près la réalité des moeurs et des caractères, et sa réflexion prendra une direction et une autorité nouvelles. Un certain esprit de système l'entraînera vers une interprétation pessimiste des effets de l'amour.
Les Exempla Les Désordres de l'Amour (1675 (258)
Proposée dans Les Annales galantes, la maxime s'impose dans Les Désordres de l'Amour dont les trois récits convergents illustrent la même thèse : les désordres (politiques) (issus) de l'amour. La perspective s'est rétrécie dans l'espace et dans le temps règne de Henri III et début de celui de Henri IV. La technique enfin s'est perfectionnée. Cependant, l'auteur reste fidèle à des habitudes qui ont fait leurs preuves : nous retrouvons ici la favorite, mais dangereuse, agent fidèle de sa souveraine, flanquée d'une autre âme damnée Du Guast. Auprès de ces "méchants", la cohorte de leurs victimes, éminemment sympathiques (le roi de Navarre) (259) ou prestigieuses (Henri de Guise). Ce dernier est au centre de la première nouvelle; sa fille, la future princesse de Conti, domine la troisième, avec Givry et le duc de Bellegarde (260). Or ces personnages, lumières de la vieille Cour, n'avaient pas quitté ce monde depuis plus de vingt ans (261); ils étaient en tout cas vivants dans bien des mémoires. C'est une des raisons qui ont obligé l'auteur à respecter scrupuleusement, dans l'ensemble, les faits historiques, sans se priver de donner à certains de ses héros, ceux que leur destin malheureux grandissait, comme Guise et Oivry, une dimension déjà légendaire (262). Gravitant autour d'eux, des princesses bien humaines,
(258) Cf. Ed. Droz, TLF 174, 1970.
(259) Cf. M. Reinhard, La Légende de Henri IV, 1935, p. 27.
(260) Déjà héros de L'Astrée, mais sous des noms opposés (cf. supra,
n. 33).
(261) LouiseMarguerite de Lorraine était morte en 1631, et le duc de Bellegarde en 166.
(262) Blessure rouverte par la publication des archives du duc de Nevers par Gomberville en 1665. L'avantpropos met en lumière la faiblesse de
.7.

 303 
aux jalousies souvent aigres, et l'arachnéenne Catherine de Médicis, sortie, toute parée de ses talents machiavéliques, des fresques à peine sèches de Mézeray. Les voici jetés en pâture aux lecteurs, et prêts à passer au tribunal de l'opinion publique, leur procès instruit sans hargne mais sans indulgence, en dépit des bienséances.
Leur faute à tous, coquette (première nouvelle), couple désuni se servant des grands intérêts pour leur guerre privée (deuxième nouvelle), princesse ambitieuse et fantasque (troisième nouvelle), c'est d'avoir méconnu la gravité de leurs responsabilités, d'avoir entraîné dans leurs querelles domestiques des nations entières, d'avoir provoqué des mutilations nationales. Autant de "désordres" que des princes plus conscients de leurs devoirs eussent évités. De spectatrice intéressée, impressionnée ou amusée, Mme de Villedieu est devenue accusatrice.
Le principe et les procédés de l'exemplum peuvent légitimement agacer le lecteur moderne, surtout si le récit se trouve jalonné de maximes en vers démodées dès avant la fin du siècle. Mais l'oeuvre mérite largement qu'on prenne la peine de supporter ce désagrément.
Il se trouve qu'en raison de la mention qu'en fait Valincour
dans la deuxième des Lettres à la Marquise, Les Désordres de
l'4mour sont le seul ouvrage de Mme de Villedieu dont le titre soit parvenu jusqu'à nous de façon ininterrompue. Depuis, il fut amplement disserté sur la seconde nouvelle, selon qu'elle ressemblait ou non à La Princesse de Clèves sur le sujet de l'aveu. En fait, on s'aperçoit vite que les éminents critiques qui prirent parti dans ce débat, toujours dans le même sens d'ailleurs, ne l'avaient pas seulement lue (263). Sans revenir sur les détails d'une comparaison établie ailleurs, nous nous bornerons à quelques points importants. La nouvelle de 1675 a sans doute pour elle l'antériorité, car il n'est guère prouvé que le privilège pris
Henri III et de son entourage : le maréchal de Bellegarde est norrmément désigné comme traître.
(263) Cf. éd. Droz, p. XV.

 304 
chez Barbin en 1671 pour Le Prince de Clèves doive protéger une
première version de la célèbre Princesse l'abbé de Charnes n'en
dit mot, et déclare que la source de l'épisode, au demeurant ima
gine depuis longtemps, est à chercher dans Polyeucte. Quoi qu'il
en soit, il est probable que le fameux aveu du roman de Mme de La
fayette est la projection romanesque d'une "question" d'amour
qu'on trouve chez Bussy, sous la forme d'une "loi" dans Les A
mours des Grands Hommes et d'un incident des Galanteries grena
dines (264). On peut même remonter è l'histoire d'Eolinde au tome
II de Polexandre (265). Mais surtout, un examen, même superficiel,
de l'oeuvre de Mme de Villedieu fait rapidement apparaître que
cet aveu qui, dans Les Désordres, n'occupe que quelques pages li
minaires, n'est pas le véritable sujet de la nouvelle. En faisant
mourir le marquis de Termes dès le début de l'action, Mme de Vil
ledieu a d'abord voulu libérer un couple sur lequel les impres
sions de l'amour allaient exercer leur catastrophique emprise,
et elle a préféré è la vérité de l'Histoire (la mort naturelle
d'un mari très âgé) une solution moins plate et psychologiquement
plus riche.
Les conditions des deux aveux sont aussi foncièrement différentes. Mme de Termes, abattue et malade, parle comme une femme qui n'a plus rien è perdre, et pour qui l'héroïsme n'est pas de parler, mais de se taire. Le marquis luimême n'a rien à reprocher ni è son neveu, ni à sa femme qui fut mariée contre son gré et dont l'attachement était antérieur è ce mariage; la rigoureuse discipline que l'un et l'autre ont observée depuis coupe court d'avance à toute discussion; enfin M. de Termes n'a pas épousé Mlle de Saluces par amour; la jalousie passionnelle ne saurait donc l'atteindre comme elle fait pour le prince de Clèves, amant et époux tout ensemble. Cette différence capitale infléchit tous les développements ultérieurs. L'aveu de Mme de Termes la libère, puisque le marquis va travailler à la réalisation d'une union déjà
(264) Cf. chap. IX, p. 520.
(265) Cf. Pizzorusso, La Aoetica del romanzo in Francia, 16601685 et Kevorkian, Le Thème de l'amour dans l'oeuvre de Gornberville, p. 105.

 305 
scellée dans les coeurs avant qu'il n'apparaisse; celui de Mme de Clèves l'enchaîne davantage, car, trompée dans son attente, privée de l'allié dont elle escomptait le salut, elle combattra mal sa passion et l'entretiendra même en secret. Mme de Termes au contraire va pouvoir en faire l'expérience.
L'intérêt des Désordres ne se limite cependant pas à cette,
comparaison. Il réside également dans les sujets traités. Comme
pour Les Annales galantes, mais avec une information et une sûre
té dues à la proximité temporelle et aux sources orales dont elle
a personnellement bénéficié (266), Mme de Villedieu, ici encore,
a choisi des séries d'événements qui passionnaient toujours l'opi
nion, et dont les séquelles n'étaient pas éteintes le double
assassinat des Etats de Blois, à Noél 1588, la perte du marquisat
de Saluces, si sensible aux Français d'alors qui se résignaient
mal à se voir arraché, dans des conditions obscures, le dernier
bastion d'audelà des monts; la disparition dramatique de ce gen
tilhomme exceptionnel que fut René d'Anglure, soutien et gloire
de la dynastie encore mal assurée. De plus, si l'on réserve Dom
Carlos, aucune nouvelle historique du XVIIème siècle n'est aussi
proche de l'histoire que le sont ces trois récits. A une excep
tion près, tous les personnages, principaux ou secondaires, sont
historiques; tous y jouent le rôle que Mézeray dans sa grande
Histoire (t. III), complété par Brantôme dans ses Mémoires, ve
nait de leur prêter il ne manquait que les motivations. Grace
aux Mémoires de la reine Marguerite qui disposaient clairement
l'échiquier sentimental et politique de la Cour à l'avènement de
Henri III, la romancière a pu répartir et doser à son gré les
rivalités attisées par Mme de Sauve, l'agent actif de la reine
Catherine. La thèse qu'elle soutient, selon laquelle les duplici
tés de la coquette rejetèrent le duc de Guise dans l'opposition
armée d'où naîtra la Ligue, ne saurait évidemment tout expliquer,
mais elle est loin d'être absurde, et avec un sens infaillible
de la vraisemblance que renforce la connaissance de son sujet,
Mme de Villedieu réussit à la rendre crédible. Il en est de même
(266) Cf. éd. Droz, pp. )0(VII)0(VIII.

 306 
pour les deux autres nouvelles. Le dissentiment qui oppose le ma
réchal de Beilegarde et son épouse est imputé par Brantôme aux
mêmes causes que celles retenues dans la seconde nouvelle : "a
mourettes", pour lui, rime avec "noisettes", et la trahison finale
est entourée de tant d'énigmes historiques que le roman ne peut
se donner plus belle carrière. L'héroïne principale n'a fait l'ob
jet d'aucune modification dans son étatcivil et ses fonctions
elle figure déjà avec ses attributs romanesques, dont sa très
grande beauté, dans Brantôme, qui ne l'omet pas sur la liste des
dames d'honneur de la reine. Ne parlons pas de Givry, amant de la
bellesoeur de Mme de Chevreuse, époux de la tante de Mme de Mont
glat comment ruser avec les faits, quand les originaux imposent
encore une manière de présence ?
Pour le cadre et les données de ces trois nouvelles, Mme de Villedieu va s'adresser à Mézeray. Les deux premières commencent sur l'arrivée de Henri III en France, qui soulevait un espoir général de paix. Avec l'historien, nous suivons pas à pas l'itinéraire du roi de Pologne, son séjour en Piémont chez sa bonne tante la duchesse de Savoie, la rivalité des favoris, les intrigues qui se nouent tout aussitôt autour des projets de mariage de Sa Majesté, tandis que le futur maréchal de Bellegarde se pose déjà en personnage équivoque. L'influence de Mme de Sauve sur la politique des princes est attestée aussi par Mézeray, qui non seulement a fourni à la romancière tous les éléments qui concernent l'armée de Condé, mais tout ce qui touche la révolte de Monsieur le manifeste de Romorantin, l'attitude de Montpensier et de Nevers, la trêve de Champigny, la jonction des armées rebelles dans la plaine de Sozé, la négociation de la paix due aux charmes des dames dont la reine Catherine avait pris soin de se faire accompagner; historique enfin la colère du duc de Guise à l'annonce de cette paix qui consacrait l'abaissement de sa maison, et qui apparaît bien comme une cause profonde de la Ligue, ainsi que le dit l'historien. Dans la troisième nouvelle, l'auteur nous attache aux déplacements et mouvements de l'armée royale, depuis
l'assassinat de Biais jusqu'au siège de Laon en juillet 1594 campagne, assauts, sièges (Paris, Corbeil, Rouen, Laon), alternances de revers et de succès jusqu'à la victoire définitive. Partout l'his

 30'! 
toire est présente.
Lors même qu'elle invente, Mme de Villedieu sait adroitement se ménager une couverture historique. Elle saisira, deci dela, des détails vrais qui lui permettront de se mettre en règle avec ses sources, et qu'elle empruntera cette fois aux mémorialistes. Par exemple, tandis que Mézeray nous montre le maréchal de Montmorency oeuvrant pour la paix de Champigny, la romancière en confie la responsabilité aux efforts de Mme de Sauve; estce là un franc mensonge, lorsqu'on sait, par les Mémoires de Marguerite, que la favorite faisait toujours partie de la "petite troupe accoutumée" qui voyageait avec la Reine ? Parfois, on assiste à un événement en apparence imaginaire, mais qui est en fait une vérité déplacée. Mme de Villedieu a besoin, dans la première nouvelle, de représenter la reine de Navarre assez gravement mécontente pour qu'il soit vraisemblable de la voir animer un complot contre l'infatigable coquette; elle choisit dans cette perspective un motif réel, le renvoi de Torigny, confidente de Marguerite, qui eut lieu en réalité beaucoup plus tard si l'on en croit les mémoires. Enfin, pour nous limiter à quelques cas représentatifs, relevons comment l'auteur des Désordres a su associer au personnage inventé de Mme de Maugiron une fonction et des devoirs qui la font participer à la destinée de la reine Louise, qui résida à Loches puis à Moulins. Il est exact aussi que la duchesse de Guise sollicita un laisserpasser pour se rendre dans l'une de ses maisons, et si ce n'est pas Givry en personne qui le lui remit, comme il est fort possible, il est certain que l'itinéraire de la duchesse passait par Melun, capitale du gouvernement de Brie.
Emprunts è l'histoire, aux Mémoires, mais aussi informations de première main. Seule, Mme de Villedieu mentionne Gisors comme quartier général de l'armée du roi Henri IV, ce dont on a pu vérifier l'exactitude; elle seule déclare que Civry avait été élevé avec les enfants du Balafré, ce qu'elle ne peut avoir pris è Brantome, car l'éloge de René d'Anglure n'était pas imprimé dans l'édition tronquée de Sambix, parue en 1685, la seule consultable en principe vers 1670. Comment atelle connu, sinon par le duc de Chevreuse, successeur de Civry en ses charges, les étapes de sa carrière, l'âge du héros, celui de Mlle de Guise, alors que les

 308 
actes officiels sont imprécis sur ces points ? Réservons pour la
fin le plus saisissant l'insertion dans le roman, è la place
qui fut la sienne dans la réalité, du dernier message du grand •
capitaine è LouiseMarguerite, lettre que la romancière cite  c
d'original, et qu'elle affirme sans y être obligée, avoir tenue ,
entre ses mains.
Mais la fidélité de l'auteur des Désordres aux faits majeurs ou mineurs de l'histoire se double d'un grand respect du caractère des principaux personnages. Dans la première nouvelle, la meneuse de jeu, Catherine, est bien la reine dissimulée et autoritaire, parfois machiavélique, dont Mézeray, non sans quelque partialité, présente le portrait. Il en est de même pour Henri III, impulsif et influençable dans l'histoire comme dans le roman, abandonné è l'emprise d'un Du Guast; pour Monsieur, prince fort attaché è sa soeur Marguerite, mais prompt aux coups de tête; faible et incapable, sans autre poids politique que son nom.
Forte de cette armature, la romancière déjà experte ménage
une disposition savante, et va s'ingénier, pour les besoins du
genre, è faire plus vraisemblable que vrai. Mézeray et Brantôme 
s'accordent è dire que Monsieur, après sa mémorable équipée,ne 
dut son salut qu'à un "ordre exprès" de la ReineMère "de ne pas
ser plus outre", une embuscade funeste lui ayant été tendue sur
la Loire. Mais auraitil été cohérent, après l'image qu'elle
avait donnée d'elle, de montrer Catherine faisant volteface et
arrêtant au dernier moment, par un réflexe plus maternel que po
litique, Nevers et Montpensier chargés de le "rattraper" ? Mme
de Villedieu préfère attribuer le salut du prince è la mésentente
entre les ducs lancés è sa poursuite. Ailleurs, en personne ac
quise è la cause de la reine Marguerite, dont son grandpère
avait été secrétaire, elle n'hésite pas è avancer considérablement
l'aventure du roi de Navarre et de "Fosseuse", afin de donner è
l'épouse un légitime sujet de jalousie. Dans la seconde nouvelle,
deux personnages historiques sont confondus en un seul : le maré
chal de Termes, époux de Marguerite de Saluces, et le marquis de
Termes, son petitneveu, contemporain de la romancière et oncle
par alliance de Mme de Montespan. Prenant son titre au second et
son étatcivil au premier, elle fabrique un héros parfaitement

 309 
adapté au rôle psychologique qui lui est dévolu. Enfin, pour se
borner à ces quelques exemples, certains silences valent bien des
modifications celui qui est fait sur le fils né du mariage du
maréchal de Bellegarde et de sa tante, qui mourra à la bataille
de Coutras en 1587, et sur l'union célébrée à Chartres entre Re
né d'Anglure et la marquise de Nesle, fille du chancelier de Clii
verny, quelques mois avant le siège de Laon. Ces bavures auraient
nui à l'unité idéale des caractères.
L'utilisation de la matière historique, dont la technique est parfaitement rodée bien avant La Princesse de Cle'ves, est donc l'un des aspects importants des Désordres de l'Amour. D'autres méritent encore de retenir notre attention; nous y reviendrons (267).
Plus le temps passe, plus le regard de Mme de Villedieu s'attache aux défaillances humaines, rétrécissant d'un côté son champ d'observation, mais l'élargissant d'un autre audelà des terres ravagées par l'amour.
Le Portrait des faiblesses humaines (posthume)
Ces quatre nouvelles semblaient prêtes pour l'impression
(268), mais l'auteur les garda par devers soi. Pourquoi cette
publication futelle suspendue ? On ne voit guère de raison pro
prement littéraire à cette décision. Deux événements peuvent ap
porter un semblant de réponse en 1676, Mme de Villedieu, faveur
insolite en ces temps de restrictions budgétaires, se voit octroyer
une pension royale. Le chiffre n'est pas élevé, mais il permet
peutêtre de renoncer aux travaux forcés de la littérature (269).
Plus sûrement encore, elle se prépare à entrer, bien qu'oblique
ment, dans la noble famille de Clernont, ce qui change le cours
de sa vie et lui fait adopter aussitôt une autre mentalité (270).
(267) Cf. pour la psychologie chap. VIII et XI; pour la vie de Cour, chap. VII et XI, et chap. XII pour la narration. Les rapports détaillés de l'histoire et de la fiction ont été examinés dans l'introd. et les notes de l'éd. Droz.
(268) Le titre se trouve déjà tel dans le privilège pris par Barbin (1683).
(269) Cf. chap. III, p. 134.
(270) La lettre qu'elle adresse à son beaupère la montre très consciente du prestige du nom qu'elle porte. Cf. chap. I, p. 55.

 310 
Nous prendrons cependant cette oeuvre dans l'état où elle nous
est parvenue.
La visée de l'auteur était grandiose
"je n'écris présentement que le faible des hommes. J'es
père faire une suite de cet ouvrage qui traitera du retour
des hommes à la vertu, afin que ces deux divers Traités fai
sant envisager l'homme troublé par ses passions, et vainqueur
de ces mêmes passions, je tâche à donner de l'horreur pour
la faiblesse humaine aux gens qui ne sont pas encore tombés,
et à tracer un chemin vers le retour à ceux qui sont déjà
dans l'égarement." (p. 300)
Le terme de "traité" est révélateur. Convertie, et même re
pentante, il semble que Mme de Villedieu se sente contrainte à
réparation, sans avoir, bien au contraire, abdiqué l'autorité qu'er
raison de son expérience elle s'est acquise en la matière (271).
Elle pourrait cependant ne pas annoncer à grand fracas des oeu
vres à peine enfantées : il y a quelque naiveté dans cette immo
destie, et une certaine dose d'amourpropre d'auteur. Il est é
trange de voir cette femme, si craintive encore en 1667 (272),
se sentir maintenant l'étoffe d'un docteur. Ce dernier, en tout
cas, élimine définitivement tous les traits galants. Cette fois,
plus de maximes en vers, peu de raillerie. Ce n'est pas à dire
que la lecture du Portrait soit ennuyeuse, loin de là : la vie du
récit emporte la conviction, et l'originalité des vues dépasse
celle des ouvrages précédents.
L'amour, parmi les "faiblesses", n'occupe qu'un rang moyen.
Auprès de lui prennent place l'orgueil de la vertu et son vice
contraire l'obstination à fronder les idées reçues. Les "exem
ples" sont pris dans l'Antiquité, d'où la grande liberté que s'oc
troie l'auteur dans le traitement d'une matière historique réduite
à sa plus simple expression. Les deux récits illustrant les mé
faits de l'amour sont empruntés à l'histoire grecque
"L'histoire grecque est remplie de tant d'incidents extraordinaires et les Grecs ont si longtemps avant toutes les autres nations trouvé l'art de joindre la galanterie avec les vertus héroiques qu'il est impossible de chercher de la
(271) On retrouve cette forme de fierté dans les Oeuvres melées, p.
122 (lettre). (272) Cf. chap. IV, p. 165.

 311 
matière historique chez eux sans être forcé à la pousser plus
loin qu'on ne l'avait résolu (...)" (p. 272).
Mme de Villedieu ne fait qu'exprimer ici un point de vue alors largement partagé (273) et qui nous surprend fort aujourd'hui, pour bien des raisons. Peutêtre s'appuietil sur Plutarque, et la personnalité exceptionnelle d'Aspasie : "Cette femme domina les hommes d'Etat les plus influents et inspira aux philosophes une sincère et grave considération" (274).
Le continuateur des Amours des Grands ,jisrnmes avait déjà fait d'elle la femme fatale qui avait gâché les dons d'Alcibiade. Mme de Villedieu reprend la thè:se à son compte, mais le rôle dévolu à Socrate dans cette affaire est exactement inverse de celui qu'elle lui avait prêté en d'autres circonstances (275). Le philosophe s'emploie activement, par des initiatives concrètes (276) à calmer le vertige qui s'est emparé des cerveaux et des coeurs, sans y parvenir d'ailleurs, et par la grâce de rebondissements surprenants, Aspasie se trouve à l'origine de la guerre du Péloponnèse!
On retrouve Socrate dans l'exemple III. La romancière n'hésite pas à faire de lui le contemporain de Lycurgue pour se donner l'occasion, en la personne du grand Athénien, de réhabiliter la philosophie naguère si maltraitée. La faiblesse humaine, c'est
(273) "Je vous dirai que la Grèce était le plus agréable séjour que l'on se puisse imaginer. L'air du pays est doux et subtil, mais si tempéré qu'il arrive peu que l'hiver ni l'été l'incommode. On y trouvait en abondance tout ce qu'on pouvait souhaiter pour vivre heureusement. Les hommes y naissaient adroits à toute sorte d'exercices et l'art achevait aisément ce que la naissance avait si bien commencé. Les dames d'Athènes étaient naturellement galantes, et pour l'ordinaire plus brunes que blondes on leur trouvait je ne sais quoi de piquant qui plaisait. Et comme on voit souvent des éclairs dans une nuit sombre et tranquille, bien que leur manière de dire les choses fût simple et retenue, il y brillait toujours de l'esprit. On dit aussi que le son de leur voix était si touchant qu'il n'eût fallu que cela pour avoir du plaisir à les entendre. Mais outre que ce langage était pur et délicat, combien pensezvous qu'on y disait de bonnes choses ? Car il y avait des gens qui ne se contentaient pas de l'adresse du corps et qui cherchaient d'autres agréments. Jamais en aucun lieu du monde on ne s'est mieux pris à aimer ni à le dire." (Oh. de Méré, Deuxième conversation, éd. 1669, p. 79.)
(27L) Vie de Périclès (25, 2) cité par M.Th. Hipp, op. cit., p. 239, (3).
(275) Cf. cidessus, p. 2'6.
(276) Il propose d'isoler Aspasie, objet de convoitise et source de discorde en l'installant au "Palais public", puisqu'elle est, dans la nouvelle du moins, prisonnière d'Etat (p. 267).

 312 
chez le législateur de Sparte qu'elle apparaît, contraint qu'il
se voit d'abondonner son pays en raison de 'désordres' civils dont
la jeune Argélie est responsable. On assiste è la déconfiture de
la morale laxiste (p. 292) symboliquement prônée par Thalès, tan
dis que Lycurgue, sous la conduite de Socrate, apprend è se mieux
connaître. On se doute que ce n'est pas la richesse de la "matière
historique" qui a orienté sur ce sujet notre nouvelle apologiste.
Dams le texte de Plutarque, l'amour n'apparaît guère qu'à un dé
tour du chemin (277), mais il n'en faut pas davantage. Mme de Vil
ledieu n'hésite pas è transformer les patronymes (278) et è re
faire l'histoire, avec une désinvolture qui ne peut s'expliquer
que par la bonne conscience démonstrative, appuyée sur la tradi
tion apocryphe (279).
Heureusement, l'intérêt de cette composition est ailleurs.
En lisant Tacite (280) è la lumière de La Rochefoucauld, elle est
frappée de constater que celui qui refuse "d'être sage avec so
briété" encourt des peines aussi lourdes que la victime d'une
passion aveuglante. Tel est le cas d'Agrippine l'Ancienne
"Sa propre fermeté était son faible, et l'ambition de passer pour intrépide était pour elle une passion plus violente et plus dangereuse que touts celles de l'impératrice (Livie) (..J" (p. 238). Elle cède par l'effet de la même "passion" au plaisir de la remontrance (281) et au goût de l'ostentation. Bientôt, prisonnière de son personnage, elle provoque publiquement Tibère, qui l'envoie immanquablement è la mort. Dans la galerie des femmes fortes du P. Le Moyne, Agrippine occupait un rang éminent, mais les valeurs paraissent ici renversées : "N'auraitelle pas mieux mé
(277) Parlant de Lycurgue, Plutarque écrit : "Sa bellesoeur envoya secrètement des émissaires et lui fit dire qu'elle avait dessein de faire périr l'enfant avant sa naissance pour que lui, Lycurgue continuât à régner s'il consentait è l'épouser" (Vie de Lycurgue, 111,3). (278) Elle transforme Polydectès en Polyclète, Eunoncs en Euristion. Mais on sait avec quelle candeur les Français d'alors acclimataient les noms étrangers. (279) Voir cidessus, pp. 2142145. (280) "J'ose, après Tacite Corneille (...)" (p. 218). (281) Cf. pp. 126127.

 313 
rité le titre de femme forte en surmontant sa fierté qu'en la soutenant 7" (p. 238).
La propension inverse n'attire pas moins le malheur. PaulEmile, dont Plutarque se borne à mentionner le divorce et le remariage (282), devient l'exemple de l'obstiné qui s'attache systématiquement à prendre, en matière de vie privée, le contrepied des idées reçues; après avoir goûté du pharisaïsme de Papiria, il n'a qu'une exigence : que sa nouvelle épouse n'affecte point de paraître vertueuse! Occasion pour Mme de Villedieu de développer, avec un humour égal à sa conviction, un thème fécond en remarques plaisantes (283). Il en cuira au vainqueur de Persée de mépriser des principes séculaires fondés en experience: tandis qu'il défile au Capitole tel un dieu, la négligence de sa seconde femme produit les "désordres domestiques" les plus tragiques, pap des voles dérisoires (28!4).
Malgré des anachronismes persistants sur lesquels nous ne reviendrons pas, il est frappant de constater ici l'éveil du sens historique chez notre romancière. Elle a toujours aimé l'histoire et la politique, mais cette dernière oeuvre révèle chez elle une. curiosité nouvelle. Au lieu de simples transpositions, du type "maison de vierges voilées" pour 'couvent", périphrase quelle reprenait à Mlle de Scudéry, on voit apparaître sous sa plume le terme "patricien" "qui est ce que nous appelons noblesse parmi nous" (p. 303) et peutêtre un latinisme "Lucius Aniclus Préteur romain" (p. 315). Elle a reculé devant le mot "Prytanée" devenu "Palais public" (p. 257), mais s'est intéressée à l'institution
(282) Pour la bienséance et la "vraisemblance", Mme de Villedieu fait mourir Papiria, de sorte que PaulEmile sera veuf, et non divorcé.
(283) PaulEmile, des avant la mort de Papiria, se plaint de sa vertu
"Elle est chaste et n'est point stérile : mais j'aurais mieux supporté un peu de
galanterie que l'humeur contredisante que je lui trouve en toutes choses; la va
nité qu'elle se donne pour être femme et pour m'avoir mis au monde
deux enfants m'est plus insupportable que ne me serait sa stérilité" (p. 310).
B. Morrissette voit en PaulEraile un cas de "neurotic dissatisfaction with life"
(op. cit., p. 180). N'estce pas négliger l'intention satirique de l'auteur
pour qui le grand homme ne sert que de prétexte à brocarder l'hypocrisie et
le pharisaïsme dont a tant souffert MarieCatherine ?
(28P) P.F.Ji/., p. 330.

 314 
(p. 267). Enfin elle tient, par une profusion de datations G la manière antique ou scriptuaire, G situer PaulEmile dans son temps.
"PaulEmile était Romain, et vivait environ l'an 572 de la fondation de Rome qui, G la façon de compter des Hébreux, était G peu près l'an 3784 de la création du monde, et qui, si l'on comptait G la manière des Grecs reviendrait à la quatrième ou à la cinquième année de la cent quaranteneuvième olympiade" (p. 302) (285). Le commentaire qui suit est plein d'enseignements
"Je ne marque pas ces dates pour faire la femme sçavan
te en chronologie. Il y a longtemps que j'ai protesté qu'un
peu de génie me tenait lieu d'étude, et que l'usage du monde
poli est ma plus grande science, mais j'ai été bien aise de
marquer l'état oÙ était Rome quand les gens dont j'écris
vivaient, afin que si je les rends trop sociables, on obser
ve qu'ils n'étaient plus dans l'ancienne sévérité des matro
nes romaines, et que si je les rends aussi plus sérieux que
les jeunes gens de notre siècle, on considère que les moeurs
n'étaient pas encore parvenues G l'état de dissolution oÙ
plusieurs personnes les ont depuis portées." (p. 302)
Une "prise de conscience" se fait donc jour G cette date,
car l'observation de Mme de Villedieu répond G une objection sup
posée. Non seulement elle souhaite que ses Romains soient peints
G leur mode, mais d'une façon qui tienne compte de l'évolution
de leur propre civilisation. Nous ne voyons guère que l'exécution
ait suivi les intentions, mais nous noterons la nouveauté du souci
qui transparaît ici.
On voit même poindre dans ce dernier ouvrage une critique
de sources. A propos du fait, rapporté par Plutarque, que Paul
Emile descendait de Pythagore, ce que "travaillait à prouver" "un
homme sçavant en généalogie", elle observe "Ce bruit ne fut qu'un
discours populaire que l'histoire ne rapporte qu'en passant, et
qu'on ne peut citer pour une constante vérité" (p. 303).
Production composite, inégale, malgré la solidité de l'in
frastructure exemplaire, Le Portrait ouvre des horizons nouveaux,
(285) Enormité G nos yeux, mais non pas pour Bayle, assez indulgent. Après l'analyse des différentes parties, il écrit : "L'auteur raconte toutes ces choses d'une manière très agréable et y mêle plusieurs particularités historiques fort curieuses, fidèlement rapportées G quelque petite erreur près. J'appelle ainsi l'année cinquième qu'on nous cite d'une Olympiade, et le peu d'exactitude qu'on a en parlant de la généalogie des Scipions" (Nouvelles de la République des Lettres, nov. 1685, pp. 11841185).

 315 
et mérite de retenir l'attention par sa valeur de document psychologique et sociologique. S'il st tentant de le rattacher à l'inspiration de Camus (286), il paraît plus prudent d'y voir l'annonce de Marmontel, malgré des séquelles de ce que la nouvelle historique secrète encore de plus contestable, du moins pour nous (287).
Nous abordons maintenant une formule romanesque radicalement
différente, contemporaine des Galanteries grenadines et des Dés
ordres de l'mour, mais d'une conception inédite r le récit constitué par une série de lettres narratives, émanant d'un auteur unique, et adressées à un correspondant invisible mais présent.
La narration épistolaire r Le Portefeuille (167L).
Bien que nous ne soyons pas en possession de ori
ginale, l'attribution du Portefeuille est difficilement contes
table : elle n'a d'ailleurs jamais été contestée. En effet, dès
la première édition disponible, l'oeuvre est signée Desjardins
de Villedieu, par le biais d'une lettre initiale, destinée à ac
compagner l'envoi du lot, et détaillant les circonstances de la
"trouvaille". Cet artifice, alors inédit, connaîtra par la suite
une fortune prodigieuse. Il tire vraisemblablement son origine
d'un procédé romanesque courant r dans Le Journal amoureux par
exemple, l'amiral de Chatillon a égaré un "portefeuille" compromet
tant; le courrier de Don Juan a été intercepté, etc.
Quant aux lettres ellesmêmes, elles semblent issues des
Mémoires. Ceux d'HenrietteSylvie, composés peu auparavant,
affectent la forme de quatre longues lettres confidentielles et
narratives. Entre elles et Le Portefeuille, il n'y a pas de dif
férence r au lieu de couvrir une vie, il ne couvre qu'une
saison, et les neuf lettres qui le composent sont ramenées aux
dimensions des lettres ordinaires. La dernière se prolonge bien
(286) Cf. R. Godenne, op. cit., p. 17'4, è propos de Marmontel.
(287) Cf. compterendu du PFH, in Bayle, art. cit., pp. 11791185. Le rédacteur loue la vigueur du récit et la solidité de la morale, mais déplore le mélange de vérité et de fiction.

 316 
en une "historiette", mais loin de représenter une excroissance, elle contient le dénouement de l'ensemble, et s'intègre assez souplement au mouvement général. Le Portefeuille peut également se rattacher au genre de la gazette mondaine, par exemple celle de Loret, précisément dédiée è Mme de Nemours. Ces lettres hebdomadaires comportaient souvent, en dernière minute, une "apostille", comme celle qui clôt notre roman.
Ce qui frappe, dès l'avantpropos, c'est qu'il nous plonge
immédiatement dans le Paris de 1673, è la fin de l'automne, excep
tionnellement doux cette annéelà (288) on donne encore des con
certs dans le jardin des Tuileries (p. 3). L'oeuvre s'étend sur
sept mois, de novembre è Pâques 1674, date qui marque, avec les
beaux jours, la reprise des opérations militaires (p. 82). Le
Portefeuille, c'est d'abord la chronique d'un hiver parisien, do
cument plus saisissant pour nous que pour les contemporains, qui,
s'arrêtant moins sans doute è l'aspect journalistique des lettres,
s'amusèrent plutôt à y chercher des clés (289). Peu importe ici
le fait divers que nous ignorons. Ce qui compte, c'est cette brus
que surrection d'un passé devenu par enchantement vivant et per
ceptible. Voici le jardin du roi, et les rendezvous d'affaires,
aux Tuileries, pendant que défilent les élégantes; Frédoc, le tri
pot è la mode (290), les parties è SaintCloud, où les dames com
binent 1 cldisir d'aller s'attendrir sur le berceau de M. de
(288) "J'étais il y a quelques jours au jardin des Simples, où j'admirais avec une de mes amies l'indulgence que l'hiver a pour nous cette année. Nous y trouvions l'air aussi doux qu'au commencement de l'automne (...) Nous entrâmes dans le petit bois où il y a des sièges, pour nous reposer, et j'y choisissais ma place de l'oeil lorsque j'aperçus un portefeuille de velours noir (...)".
(289) L'auteur les y invite : "J'ai fort raisonné sur l'histoire dont elles (les lettres) traitent, et comme je suis persuadée que les noms en sont supposés, j'ai fait ce qu'il m'a été possible pour deviner les véritables. Mais je n'ai rien imaginé qui m'ait semblé juste. Ce qu'il y a de vrai, c'est que la manière dont cela est écrit est fort è la mode, et que le caractère des gens qui font les aventures est celui de la plupart des gens du grand monde (...)" (A Madame).
(290) Frédoc tenait au début du siècle une académie de jeu. Cf. Mont
fleury, La Fille Capitaine, I, 9; Tallemant, I, 36n365; Boileau, Satire IV.
Il était établi près du PalaisRoyal, et l'installation récente de l'Opéra è cet erdrclt (printemps 1673) l'avait fait revenir, è la mode.

 317 
Valois qui vient de naître (291) et celui de se régaler chez Des
champs (p. 29). Le narrateur, le jeune marquis de Naumanoir, est
venu au repos dans la capitale, et il entend bien se "récompenser"
de l'austérité des camps par quelque honnête intrigue. Son cor
respondant et ami, pour sa part, a préféré, pour des raisons qu'il
tient secrètes, la solitude de la campagne (p. 6). Les opérations
militaires ne l'intéresseront que médiocrement tandis que d'au
tres vont faire leur cour à Versailles pour le passage de la Grande
Chaussée par le duc de Luxembourg (292), il préfère s'amuser le
coeur. Comme son ami est affamé de nouvelles, il se met en devoir
de le satisfaire en lui racontant ses bonnes fortunes, et en fai
sant office de carnet mondain la mort de Chapelain (293), les
mariages en vue (29L), tandis que les taquineries dont le cheva
lier de Virlay est l'objet s'expliqunt par les succès de son com
pagnon en l'ordre de Malte sur les forces du Grand Seigneur (295).
Mm de Villedieu prêtant à Naumanoir son aptitude reconnue aux
narrations épistolaires, l'artifice est imperceptible; le lecteur
s'abondonne avec plaisir à un jeu si bien conduit, et l'illusion
est parfaite.
Ce plaisir est d'autant plus grand que le correspondant n'a
rien abstraction. Sa retraite ne l'a pas rendu indifférent.
Posant à l'insensible (296), il n'est pas moins friand de récits
galants : il suit de très près les aventures de son Parisien (297)
(291) Né le 2 juin 1673. La Gazette du 21 octobre signale que le roi, la reine, Monsieur et Madame ses parents, sont venus à SaintCloud pour le voir.
(292) P. 22. Cf. La Gazette du 13 janvier 167'4.
(293) 22 février 1674. P, 63.
(29L) "Mlle Marin épousa hier votre aimable parent Monsieur d'Aupède; Monsieur de Foix épouse aujourd'hui Mile de Roquelaure, qui sans avoir toute la beauté de Madame sa mère, est assurément une des plus accomplies personnes du monde"(p. 63). Frère du duc de Candale mort en 1657, le duc de Foix épousa effectivement en février 1674 MarieCharlotte de Roquelaure, dont les parents étaient grands amis de Mme de Sévigné.
(295) Port., p. 62. Allusion aux succès remportés par le chevalier d'Harcourt sur les forces turques en août 1673 (La Gazette, année 1673, p. 857).
(296) Les "dames hollandaises n'ont rien pu sur son coeur' (p. 46).
(297) Port., pp. 11, 19, 59, 6'.

 318 
dont il connaît les emballements et prévoit les déconvenues. Plus matériellement, il est présent par son courrier personnel, pressé de repartir (p. 5), ce qui contraint Naumanoir à interrompre sa relation, au moment le plus palpitant bien entendu. L'auteur pousse l'affectation de réalité jusqu'aux redites forcées, le rédacteur de la lettre ignorant souvent si sa précédente missive est arrivée à destination : le cas est fréquent chez Mme de Sévigné. La narration de Naumanoir constitue donc un véritable reportage : le lecteur compte les coups; la progression de l'intrigue est fonction de l'allonge et de la garde des uns et des autres. L'auteur a réussi à s'effacer totalement.
En effet, comme il est courant, nous aurions pu nous trouver en présence d'un narrateurauteur, dont la subjectivité de fait aurait influencé la vision des événements. Or il n'en est rien. La personnalité à travers laquelle se réfracte l'action est celle du marquis, dont la naIveté est à cent lieues de l'humour que nous connaissons à Mme de Villedieu. Le procédé rappelle celui de Mohère qui nous peint Tartuffe à travers Orgon, sa dupe béate. Ainsi le plaisir est double; il est même triple, si l'on tient compte du fait que l'intrigue progresse par bonds, en raison de la lenteur de Naumanoir à voir clair dans le jeu de ces rouées qui s'ébattent de lui à la pelotte. Avant lui, nous devinons tout, et le correspondant lointain avec nous : il n'y a coups de théâtre (pp. 38, 54) que pour la victime dont le désarroi contribue, par ricochet, à tout emmêler. Mais Mme de Villedieu a l'habileté de ne pas imposer d'emblée cette dissociation entre le narrateur et le lecteur : au départ, ce dernier, qui n'a pas appris à connaître le marquis, voit spontanément tout avec ses yeux : comme lui, par exemple, il admire la patience de Mme de Vareville qui refuse de se venger bassement du chevalier (pp. il12). Bientôt cependant, il discerne chez le rapporteur une imprudente tendance à l'optimisme systématique; il relève certains signes inquiétants qui échappent à Naumanoir, trop préoccupé de ses affaires, ainsi l'étrange calme de Mme de Vareville après la lettre de rupture qui lui est adressée par erreur. Nos soupçons s'accroissent en même temps que l'admiration éperdue de son amant. Cependant, tout en demeurant convaincu que l'interprétation de celuici est

 319 
erronée, nous ne disposons pas d'éléments suffisants pour lui en substituer une autre : l'intérêt dramatique se soutient donc sans relâche jusqu'au dénouement. Enfin, l'ingénuité du narrateur comporte un autre avantage : comme il accueille tout avec simplicité, propos et attitudes se fixent avec fidélité dans sa mémoire; il reproduit sans déformation les paroles exactes qui furent prononcées, ce qui nous vaut d'apprécier la différence des tons, des mimiques et des styles en chaque personnage.
Ne retenons pour l'instant que deux styles contrastés, et d'abord celui de Naumanoir, le gentilhomme moyen, s'exprimant volontiers en termes de chasse et de jeu (298), lecteur de Boccace (p. 59), assez froid plaisant (p. 62), d'un naturel docile, scandalisé d'entendre d'autres officiers se permettre de blâmer la conduite de la guerre (299). Il est fasciné par l'élégance, l'enjouement, l'àpropos de Virlay, brillant chevalier de Malte celuici, toujours sûr de lui, jure passablement (pp. 35, 38, 39), réplique vivement (p. 35), n'est jamais pris au dépourvu (p. 52). Son entrain, sa suffisance, son don verbal demeurent sensibles jusque sous le style indirect du narrateur.
Par ses lettres fidèles, ponctuelles, le marquis montre bien
es qualités de conscience, en même temps que son honnêteté niaise
et bornée. Personnage de roman, il l'est aussi de comédie, ainsi
que ses partenaires les indications de mise en scène sont pré
sentes dans le texte des lettres. Mais ne concluons pas à un per
sonnage de farce. Naumanoir, au printemps 167't, n'est plus le can
dide galant du mois de novembre précédent il a appris à vivre,
et à cette évolution, la lettre a contribué pour une bonne part.
à un correspondant qui s'est montré tout de suite plus
perspicace que lui, il en vient progressivement à se juger, à
évaluer la portée rétrospective de ses actes. Obligé de se racon
ter, il a dû, pour formuler son dépit, le remâcher, le revivre,
et le prendre en dégoût. Sans cette correspondance, ses yeux se
(298) Port., pp. 52, 53, 65, etc.
(299) "Je ne vous dirai rien des affaires de la guerre, je me contente de me tenir prêt pour les premiers ordres, et croyant toujours que les gens qui se mêlent de nous conduire sont plus habiles que moi, je ne pénètre dans les pensées de mon maître qu'autant qu'il faut pour les bien exécuter." (P. 63.)

 320 
seraientils ouverts ? (300)
Ainsi, bien qu'il soit évident que Le Portefeuille n'appartient pas au genre épistolaire orthodoxe, c'estàdire celui où l'intrigue se noue sous nos yeux, se vit et s'écrit tout à la fois, le correspondant figurant l'autre acteur du drame, on voit que la forme épistolaire a joué son rôle dans la progression psychologique qui aboutit au dénouement : le départ d'un Naumanoir désormais lucide et circonspect. Certes, le correspondant est non l'objet, mais le confident des sentiments; sa sagesse attentive aide à la guérison finale. Grâce à la lettre, nous voyons s'élaborer un type supérieur de narration, dont la dynamique interne ménage et dégage plusieurs plans. Le tissu épistolaire tend à s'identifier presque parfaitement avec celui de lettres réelles. L'auteur d'ordinaire si présente dans son oeuvre, s'est employée ici à entrer dans la personnalité de ses créatures, et à réagir par écrit suivant le tempérament de chacune d'elle; elle se montre enfin une véritable romancière, mais le terme de cette évolution, déjà amorcée dans Les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière, n'a pu être atteint que par l'entremise de la lettre, où elle at vait manifesté son excellence (301).
Nous avons laissé pour la fin une oeuvre d'interprétation plus délicate, parce que composite dans sa matière et irrégulière dans son exécution. On y relève d'une part, idéologiquement, le dernier état de la pensée morale de Mme de Villedieu, mais d'autre part, Les Annales galantes de Grèce sont dépourvues de l'unité
(300) Sur l'analyse des caractères dans Le Portefeuille, voir une fine édition de ce roman par J.P. Homand, T.E.R. de Nancy, 1970.
(301) Nous n'avons pas analysé ici une correspondance publiée avec Le Portefeuille en 167'4, t. II de l'édition collective de Barbin. Ces Lettres de Mme de Villedieu a M. de ..., et réponses de M. de... paraissent authentiques. On peut cependant les considérer comme un roman épistolaire, puisqu'il s'y dessine l'histoire d'une amitié que M. de ... aurait voulu transformer
en galanterie. Mine de Villedieu y jouerait alors son propre rôle. Les lettres ;
sont mêlées de vers, et le style du correspondant, assez lourd et laborieu
sement galant diffère de la légèreté railleuse de la dame. (Oeuvres mêlées,
pp. 83158, douze lettres, contenant le "Portrait de l'amour parfait et celui
de l'amant du siècle représentés en forme de maximes",lettrc I, sous la si
gnature de M. de ...). Ces lettres sont peutêtre celles auxquelles Bayle
fait allusion à l'article Jardins de Dictionnaire.

 321 
interne qui donnait cohésion aux autres ouvrages. Elles posent donc des problèmes particuliers.
Mythe légende et histoire Les Annales galantes de Grèce

(posthume)
Le caractère posthume des Annales galantes de Grèce impose la plus grande prudence dans leur analyse. On ignore les raisons exactes qui empêchèrent Mme de Villedieu, ou Mme de Chaste, de remettre à son éditeur attitré un roman qui semble prêt pour l'impression : le considéraitelle comme imparfait, ou avaitelle définitivement renoncé à son métier d'auteur ? Dans un cas comme dans l'autre, ce serait commettre une injustice autant qu'une erreur que de tirer de cette production des conclusions péremptoires. Quoi qu'il en soit, le titre même de l'ouvrage invite à le placer dans le sillage commercial des Annales galantes (302) et peutêtre également dans celui de la réédition d'Hérodote, dont latraduction déjà ancienne de Pierre du Ryer venait d'être réimprimée en 1677 par Claude Barbin (303). En effet, en prenant la plume, la romancière semble manquer d'enthousiasme, et surtout de doctrine. Autant il lui avait été aisé de s'appuyer naguère sur une "histoire" crédible, autant dans la tâche qu'elle entreprend, elle doute de la solidité de ses bases : "les auteurs célèbres" ont tant vanté les Grecs qu'ils en sont devenus suspects:
"Ils en portent la gloire si haut qu'ils nous ont donné sujet de douter si ce qu'ils rapportent comme des vérités historiques en sont en effet, ou si ce sont d'agréables fictions" (p. 377) (304). "Mais aucun, poursuit l'auteur, ne s'est avisé de parler des Grecques fameuses" (305). A la faveur de ce silence, elle se sent
(302) Le titre semble avoir été arrêté avec l'éditeur : "mes Annales", "commençons nos Annales" (p. 378). (303) Première édition 1640; réédition : 1658, 1660, 1667, 1677. (304) Cf. une conversation des Exilés, cidessus, pp. 216217. (305) Il s'agit de l'"histoire générale", car les "fenines illustres" sont connues par les moralistes : Vertus des femmes de Plutarue, Cour sainte /.

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invitée à suppléer par son invention au défaut d'6quite des Anciens. Il ne lui échappe pas qu'aucune femme ne peut être comparée pour ses hauts faits à l'un quelconque des héros célébrés par toute une tradition; qu'importe
"Au pis aller, je ne commets que moi, et ne m'expose
qu'au péril d'être blâmée d'un peu de témérité, ou de n'a
voir pas mis les matières assez fidèlement en oeuvre; le
hasard n'est pas mortel (..J" (p. 378).
Désinvolte ou scrupuleuse, l'attitude de Mme de Villedieu a au moins le mérite de la probité, car ses confrères en littérature romanesque ne paraissent pas avoir eu conscience de ces difficultés.
Pour justifier le choix de son sujet, elle commence par rappeler une vérité d'évidence, la beauté des Grecques, encore sensible au XVIIème siècle (306), exaltée, on l'a vu, par l'imagination de certains lettrés comme Méré, et source logique, pensaiton, d'aventures galantes et passionnées (307).
Dans le livre IV d'Hérodote (lL6_l55), l'experte façonnière repère deux schémas inspirateurs : l'histoire du roi de Crète Etéarque qui, sous l'influence pernicieuse de sa seconde épouse, se débarrasse de sa fille Phronime en exigeant de son obligé, le marchant Thémison (308), un serment aveugle. Connaissant ensuite qu'il faut noyer en mer la jeune princesse, il s'arrange pour la sauver sans manquer à son serment, et la débarque à l'île de Caliste dont le souverain Théras, fondateur de cette colonie lacé
du P. Caussin, Fermes illustres de J. du Boscq, Galerie des femmes fortes du P. Le Moyne, etc. Mais tous ces ouvrages respirent l'héroîsme plus que l'amour.
(306) "Quelque mélange qu'elle (cette beauté) ait souffert de plusieurs autres (nations) ce que nous voyons encore de Grecques sont naturellement et généralement plus belles que les autres femmes du monde" (pp. 378379).
(307) L'homosexualité, et la condition féminine dans l'ancienne Grèce, paraissent délibérément ignorées dans les romans, sinon dans la réalité (cf. chap. IX, p. 85 ).
(308) "Il trouva dur d'être commande par d'autres aprés avoir goûté du coirmandement" (Hérodote, éd. BellesLettres, IV, 146, p. 375). Oncle maternel des fils d'Aristodème, il avait exercé l'autorité royale jusqu'à leur majorité. "Il ne put se résoudre à obéir dans un lieu où il avait si longtemps commandé" (AGG, p. 396).

 323 
démonienne, assurera sa protection ancien chef de l'Etat spartiate, du temps où ses neveux étaient mineurs, il a préféré se faire pionnier pour continuer à régner, une fois sa régence achevée. Phronine devient la concubine de Polymneste, associé de Théras au gouvernement de l'île. L'autre récit est celui d'une femme spartiate qui sauve un jeune Mynien détenu dans les prisons de Lacédémone, en échangeant avec lui ses vêtements et en prenant sa place. Voici donc deux "Grecques fameuses" dont Mme de Villedieu entreprend d'étoffer l'histoire.
D'abord elle soude ces deux épisodes en leur affectant un
même héros principal le marchand et le Mynien sauvé ne sont
qu'une seule et même personne, le prince Mégabise, ce qui justi
fie adroitement le choix de l'île de Théras comme refuge : en ef
fet, le prince recherche l'appui d'un autre ennemi de Lacédémone,
et le texte d'Hérodote nous apprend justement qu'en froid avec
sa patrie, Théras était hostile à l'allié de cette dernière,
Etéarque. Simultanément, la personnalité du "tyran" de l'île,
telle que l'auteur la reçoit de ses sources (309), lui sert à as
surer l'unité psychologique d'une narration passablement hybride.
Par ailleurs Mme de Villedieu "amplifie" les données par l'adjonc
tion d'un premier ministre toutpuissant, Aristandre, dont l'ambi
tio politique s'allie sans peine à la jalousie passionnelle de la
Reine. Enfin, l'anonyme héroine qui se sacrifie pour Mégabise devient Pra
xorine, personnage complexe et original. On devine que Mégabise, malgré ses
vêtements trompeurs, se fait aimer de Phronine, et que le couple, après avoir
tourné l'horrible serment, se voit honoré par Théras; Polyimeste ne reçoit en
partage que le rôle de rival malheureux. Phronine, bientôt réhabilitée dans le
coeur de son père, est pressentie pour occuper le trône, et prend donc place
dans la lignée héroique des Alcidiane, Alcidamie, Carmerite, Cléo
qiuf organisent fêtes et divertissements. Des coincidences heureuses, dues au hasard météorologique, jettent sur la côte les personnes les plus utiles à la progression de l'intrigue
(309) "L'histoire le nome Thémison, et je le norrme Thémiste cette liberté est une complaisance pour la délicatesse de l'oreille, qui ne change rien à l'histoire, et qu'on peut supprimer si on ne la trouve pas à propos" (p. 380). Cette phrase, sans doute notée en marge, devait s'adresser à l'éditeur.

 32 
Praxorine, Aristarque repenti. Comme pour faire nombre, se trouve articulé en appendice l'épisode de Déodamie que se disputent deux époux également légitimes! Le procédé de liaison, éculé, est emprunté aux clichés les plus artificiels : une rixe sur le rivage.
Mais il y en a d'autres : la belle endormie découverte par
l'amant extasié, la présence divertissante d'un arrièreneveu
dHylas, Isicrate, qui comme chez entre en scène en chan
tant (p. 473); l'utopie insulaire (310). Assurément, le schéma
s'adapte aux circonstances et à la mentalité nouvelles, mais la
galanterie se réfugie obstinément dans l'imaginaire, et les para
doxes d'Isicrate égayent une assemblée féminine toute semblable
à celle qui semonce les propos audacieux de Gazul.
De plus, le lecteur moderne se sentira incommodé par l'ac
cueil complaisant réservé aux légendes. Bien qu'elle soit aler
tée par la confusion entre la fable et l'histoire (311), Mme de
Villedieu ne refuse pas ce qu'elle trouve chez Hérodote elle
ne manque pas de retenir, pour ajouter aux malheurs de Déodamie,
so escale tragique chez les Tauriens, qui s'apprêtent à la sa
crifier pour honorer Iphigénie (pp. '49799). Mais nous l'excu
serons moins d'avoir sollicité l'inépuisable 'métamorphose"
d'Iphis pour transformer en beauté sa laideur native, et d'avoir
fait appel à tout un synchrétisme hétéroclite (312) : il est vrai
que c'était là un matériau romanesque commun.
Les Annales galantes de Grèce se rachètent toutefois de cette insipidité par quelques trouvailles dignes d'intérêt. Nous avons signalé la personnalité attachante de Praxorine; notons aussi l'éducation sentimentale de Théras, qui tente, dans la sou
(310) Utopie galante. Cf. chap. X, p. 567.
(311) "Je suppose que les gens pour qui j'écris savent faire la distinction des histoires suspectes d'être un peu fabuleuses et de celles qui nous sont débitées sous le nom de pures fables" (pp. 03_!40Lt). Suit l'interprétation correcte des aventures d'Io, transformée en vache, disent les poètes, alors qu'en fait il s'agit d'une jeune fille enlevée et transportée en Egypte "pays admirable pour les pâturages". On voit que la lecture d'Hérodote a porté ses fruits.
(312) AGG, pp. 492, 97, 505.

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tude hygiénique de son île, d'échapper aux dangers des caprices
contraires : de la molle et trop docile Iphise, il est passé à
la fière Olympie qui ne favorise que ceux qui la dédaignent. Le
procédé (comique de contraste), issu de la comédie ou même de la
farce, est utilisé avec moins de maladresse que dans Le Portrait
des faiblesses humaines (313) et, servie par son habituel bonheur
d'expression, Mme de Villedieu nous propose là un intermède sa
voureux (31L). La figure d'Isicrate se trouve enfin renouvelée
par l'évolution des moeurs tout jeune garçon, Chérubin déjà
troublé, il, lui suffit, pour réussir, d'opérer un choix judicieux
entre toutes les bonnes fortunes qui s'offrent à lui, et qui as
saillent sa fraîche virilité (315).
Cependant, dans l'ensemble, l'imagination de la romancière paraît bien s'être tarie. Les Annales galantes de Grèce représentent l'un des derniers "romans antiques" du XVIIème siècle; mais malgré ses défauts, il reste encore supérieur aux platitudes conventionnelles qui paraissaient alors. L'oeuvre de Mme de Villedieu qui s'appuie sur un historien et cherche à vulgariser la connaissance de l'Antiquité en éveillant le sens critique (316), se signale par un accent moderne et original. D'un autre côté, elle réalise une fusion adroite des récits constitutifs et de la trame principale qui absorbe désormais ces morceaux distincts (trois "histoires") dans l'aisance d'une conversation libre et familière (317). Ce dernier ouvrage mérite donc notre attention, à tout le moins comme document sur l'histoire du roman et celle de son public.
(313) Histoire de PaulEmile.
(31) AGG, pp. 14O821.
(315) AGG, pp. 76_L485.
(316) "Il y a peu de personnes curieuses de savoir l'histoire des Grecs qui ignorent que les Phéniciens ont été les plus polis ( civilisés) et les plus industrieux des hoemes de leur temps. Ce sont eux qui les premiers ont inventé l'art de la navigation; on leur doit l'invention des lettres, et si les deux vers de Lucain dont seule la traduction rend M. de Brébeuf immortel, doivent être crus, les Phéniciens ont aussi inventé l'art de l'écriture" (AGG, p. 1403).
(317) L'intégration s'opère sans délimitation typographique. Cf. chap. XII, p. 5214.

 326 
Conclusion
Cet aperçu de la production de Mme de Villedieu, par tous
les signes d'innovation qu'il met en évidence, oblige à conclure
que nous sommes en présence d'une oeuvre de transition qui rompt
avec le passé, et expérimente des formules inédites, dont certai
nes sont appelées à un brillant avenir. "Roman" et "nouvelle" se
'fondent en un ouvrage unique, de dimension réduite, qui dévelop
pe en tous sens les suggestions de Segrais, mieux que Segrais lui
même. La matière romanesque s'élabore à partir de l'histoire ré
cente ou contemporaine, sous des noms supposés, puis véritables;
ainsi prend corps un genre original, caractéristique de la secon
de moitié du XVIIène siècle, la nouvelle historique, dont Mme de
Villedieu a énoncé la doctrine la romancière, devant les insuf
fisances d'une histoire tendancieuse, mensongère ou lacunaire,
se flatte, par sa connaissance des réalités du coeur, d'en écrire
une autre à la fois plus probable et plus divertissante. Quand
elle conserve les cadres anciens, elle les entretisse d'allusions
contemporaines qui, tout en procurant le plaisir toujours neuf
de la lecture chiffrée, opère une individualisation des person
nages, sans que pourtant ceuxci se désolidarisent de la série
imaginaire où l'auteur les a visiblement inscrits.
Sans cette vision binoculaire, le relief propre à ce type de roman risque de ne point apparaître. D'autre part, en vertu d'un phénomène du superposition, les nouvelles qui éclosent dans l'orbite des grands perpétuent la littérature d'hommage dans un cadre distinct de la Cour. Le roman qui semble avoir pris en cette fonction la place de la poésie, exalte la gloire dynastique des princes exilés ou souverains, plus ou moins éloignés du maître de Versailles dont l'absolutisme ne semble pas toujours goûté. Mieux que les vers trop conventionnels, ces récits contribuent aux divertissements d'une société dont le romancier joue le rôle de secrétaire et de mémorialiste. C'est à Mme de Villedieu enfin que remontent certains prototypes, non seulement des faux mémoires, mais du personnage central dont l'individualité marquée attire ou polarise les aventures; le fond social sur lequel il se détache, évoqué d'abord par nécessité, se trouve peu à peu décrit

 327 
pour luimême, parfois par le biais d'une narration épistolaire dont le naturel fait oublier l'habileté.
Mais ce qui frappe surtout, après qu'on a parcouru ces quelque quinze années de production romanesque, c'est qu'elle embrasse tous les genres, toutes les formes et presque tous les tons sans jamais pourtant briser ses amarres. Assurément, on en vient à se demander comment l'auteur du Portefeuille peut être aussi celui d'Alcidamie. La réponse, sembletil, tient à deux ordres de faits. Le premier, c'est l'appui et sans doute même les suggestions dont bénéficia Mme de Villedieu au sein de cercles aussi indépendants que ceux d'Hugues de Lionne, de la duchesse de Nemours ou de Mademoiselle. Sans eux peuton concevoir que cette jeune femme sans naissance et sans autre expérience que celle du coeur ait osé se lancer dans une littérature neuve avec tant de tranquille audace ? Le second c'est que cette protection s'adressait à une nature éminemment réceptive, ignorante de toute doctrine et vierge de tout respect obligé. En littérature comme dans la vie, elle est toujours restée "sur sa bonne foi". Or cette personnalité singulière était foncièrement incapable de tricher avec les autres et avec elemême. Peu disposée à accueillir les conventions d'où qu'elles viennent, elle est allée d'instinct à cette peinture "des hommes ordinaires" qui était sa vocation. La voie n'était pas frayée; elle s'est employée à le faire, non par ambition, mais pour s'exprimer ellemême, de sorte que l'élaboration de genres nouveaux apparaît d'abord comme la manifestation littéraire d'une évolution intime.
Nous avons vu que les lecteurs de Mme de Villedieu, mondains et aristocrates, ne méprisent pas, comme les doctes, le genre romanesque : ils y goûtent au contraire un "ragoût" piquant et délicat parce qu'y abondent, sous la plume d'une femme aux intuitions sûres, les tons contrastés, les jeux de surimpression, les hardiesses moqueuses et imprévisibles. Pour adapter plus expressément le genre narratif à la demande des contemporains, il fallait aussi l'imprégner d'un certain climat, proposer des traits d'esprit, une distinction de manières, des trouvailles et des bagatelles, satisfaire pour tout dire à la galanterie.

CHAPITRE VII
DE LA GALANTERIE
Définition
Mme de Villedieu est en général considérée comme l'écrivain qui a contribué de façon prépondérante à l'extension du genre romanesque "galant". L'expression "nouvelle galante", d'abord appliquée à Segrais, semble attachée à l'oeuvre de notre romancière (1). Aussi convientil d'approfondir la signification du terme "galant" dans son acception littéraire.
Il apparaît bien vite que des caractéristiques formelles, pour incontestables qu'elles soient, ne peuvent suffire à rendre compte de l'orientation nouvelle et décisive prise vers 1660 par la fiction narrative en prose, orientation particulièrement sensible dans l'oeuvre de Mme de Villedieu.
Qu'estce donc que la galanterie ? Cette question, et surtout la réponse à y donner, a préoccupé depuis longtemps critiques et chercheurs (2). La plupart se réfère, non sans raison, à la
(1) R. Godenne, Histoire de la nouvelle française au XVIIème et XVIIIème
siècle, 1970, pp. 5368.
(2) Citons notamment D. Mornet, La Pensée française au XVIIème siècle, 1936, p. 19; Y. Fukui, Raffinement précieux dans la poésie française du XVIIIème siècle, 1964, pp. 236239g H. Coulet, Le Roman jusqu'à la révolution, 1967, I, 242; R. Duchêne, tme de Sévigné et la lettre d'amour, 1970, pp. 8689; et surtout R. Lathuillére, La Préciosité, 1967, pp. 565571. L'aspect lexicologique a été étudié par B. Quemada, Le Commerce amoureux dans les romans mondains, thèse de Paris, 1949, pp. 183198, pour la période 1601700. Mais la .1.

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célèbre conversation du Grand Cyrus sur "l'air galant"; d'autres, plus sensibles aux formes, associent étroitement, voire confondent galanterie et préciosité, notions dont les avatars ne sont plus à narrer. Il s'ensuit un escamotage de la difficulté.
Indiscutablement, c'est de la galanterie romanesque que nous avons à traiter, et nous verrons qu'elle se signale par des traits distinctifs et restrictifs; mais nous ne pourrons les dégager net'tement que si nous nous souvenons que la galanterie fut d'abord un fait de civilisation, à la genèse duquel d'ailleurs la littérature n'est sans doute pas étrangère. C'est donc par un examen rapide de ce fait de civilisation qu'il faut commencer.
La langue en a gardé des traces indélébiles qui vont guider notre investigation. Essayons d'abord, comme l'a fait F. Brunot (3), de partir de quelques acceptions sûres, antérieures à l'extension quasi délirante du terme (vers 16621669 environ), qui sous l'effet d'une vogue incontrôlable, échappera à toute délimitation sémantique.
Evolution sémantique
"Galanterie" apparait au XVIème siècle comme substantif dérivé de "galant" dont, dès cette époque, il épousera la destinée (4). Galant, lui, est nettement plus ancien. Patru, annotant Vaugelas, en relève un exemple dans le Roman de 7a rose (5) et rappelle Villon : "Où sont ces gracieux galants (...)". Quant à la signification, Robert Etienne (1549), suivi par Thierry (1573) et Nicot (1584), lui donne les correspondants latins de "scitus",
galanterie n'ayant pas été littérairement analysée au XVIIème siècle, si ce n'est sous la forme de l'insaisissable "je ne sais quoi", elle semble exclue par les théoriciens modernes du classicisme coune D. Mornet dans son Histoire de la littérature française classique, et H. Peyra, Qu'estce que le classicisme ?
(3) Histoire de la langue française, III, 23724O.
(4) D'après Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française, art. "Galanterie".
(5) P. 401, ditil, vers la fin du Roman : "Quand la douce saison viendra I Seigneurs galants, qu'il conviendra / Que vous ailliez cueillir les roses".

331 
"graphicus homo"; Monet (1630) transcrit : "praeclarus, insignis, praestans", "metable en ce dont il se mêle". Cette idée de compétence, d'adresse dans l'entreprise (6), engendre dès le XVIème siècle une ambiguîté fondamentale : è la faveur du sens originel de "remarquable", applicable d'ailleurs dès cette date à une chose (7), deux acceptions antinomiques se développent, l'une emphatique, impliquant une notion de réussite due à la capacité mise en lumière, l'autre péjorative, impliquant que cette réussite est due à des manoeuvres illicites, donc à la fourberie. C'est en ce sens que Du Bellay, méprisant les jeunes courtisans è la fois serviles, insolents et moqueurs, s'adresse à Ronsard (Regrets, sonnet 152), construisant toute une pièce sur la double signification du terme, qu'il charge d'ironie è la pointe finale (8). Dans le sillage de l'idée de "réussite sociale", qui suppose une certaine audace, apparaît déjà l'entreprise amoureuse. Dans L'Heptaméron, on peut lire : "Ce jeune galant commença à pourchasser secrètement cette fille", mais l'auteur a plutôt dans l'esprit la tromperie; le sentiment, si l'on peut dire, n'est que l'un des domaines où cette dernière s'exerce ordinairement.
Au début du XVIIème siècle, la valeur dépréciative est toujours aussi vivace. Outre des exemples empruntés au P. Garasse
(6) Ce sens, consigné par Furetière en tête de l'article "galant" ("honnête, civil, savant dans les choses de sa profession") semble bien s'appliquer couramment en 1661 à l'actualité littéraire. Lorsque François Lneau, l'auteur de La Cocue imaginaire, vante "Au lecteur" les mérites des Prétieuses de Molière, il remarque : "Ceux qui font profession de galanterie et qui n'avaient pas vu représenter Les Pré tieuses d'abord qu'elles commencèrent à faire parler d'elles, n'osaient l'avouer sans rougir". Même valeur chez Donneau de Visé. Zélinde rétorque à un interlocuteur qui traitait Molièra de compilateur : "Il faut avouer que c'est un galant homme et qu'il est louable de se servir de ce qu'il a lu de bon (Zélinde, ou La Véritable Critique de l'école des femmes, cité par Mélèse, Donneau de Visé, 1936, p. 3L)•
(7) "Tout le monde appelle galand, galande ou galante un homme ou une chose remarquable" J. Penon, De linguae latince cum Graeca collatione, 1554, cité par F. Brunot, op. cit., p. 237, n. L Même valeur dans Les Essais de Montaigne, III, 9 "Combien de galands hommes ont mieux aimé perdre la vie que le devoir".
(8) Sonnet 139, è Dilliers "(...) / Faisant ce que je dis, tu seras galant homme"; sonnet 152, è Ronsard : "(...) / Laissons donc, je te prie, laissons causer ces sots / Et ces petits galants".

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et à Chapelain, cités par F. Brunot (9), on peut alléguer l'expression "faire le galant" que Pascal emploie dans la Xlème Provinciale, tournure que Monet (1636) traduit par "arrogantius age, re", après avoir enregistré les sens de "garnement" (improbus, nequam, nebulo) et "arrogant" (arrogans, praesidens). La Fontaine archaisetil vraiment dans Le Renard et la cigogne par exemple, en 1668, en traitant le trompeur goujat de "galand" ? Mais il ne faudrait pas croire que la valeur emphatique a pour autant cédé du terrain. A côté du sens de "compétent", noté précédemment, Monet fait place à "honnête, de belle humeur et de bonne convention", et ne ménage pas les traductions superlatives "excellentissimus", "praestantissimus", "juventutis flos", "lectissimus", "ornatissimus" (10).
Ce dernier qualificatif est fort révélateur : la culture de l'esprit intervient maintenant dans la notion de galanterie, ainsi que le haut niveau social ("juventutis flos"). En effet, la vie mondaine se développe, comme en témoigne l'ouvrage de Nicolas Faret. Caractérisant la galanterie des honnêtes gens, ce dernier n'y discerne même guère que des composantes intellectuelles (11). Le terme de galanterie n'est, dans le corps du texte, prononcé qu'une fois, mais la phrase où il se trouve employé ouvre des ho . rizons si vastes qu'elle mérite de retenir toute notre attention. Il vient d'être question des femmes : "Sans elles, écrit Faret, les plus belles Cours du monde demeureraient tristes et languissantes, sans ornement, sans splendeur, sans joie, et sans aucune : espèce de galanterie" (p. 2014). Mis en valeur par la clausule, le mot synthétise tous les charmes, et l'on mesure aussitôt l'extension du champ sémantique. Deux remarques s'imposent : c'est à la Cour seulement que peuvent fleurir de pareilles grâces, qui
(9) Op. cit., III, p. 237, n. '4
(lO)Op. cit., III, p. 237.
(11) L'Honnête homme, 1630, p. 161, éd. 1637. "Galanterie" figure en iwge, pour résumer d'un mot quelques observations relatives aux honnêtes gens, et not=ent celleci : "Dans leurs jeux même et leurs entretiens les plus sérieux, on remarque toujours des traits d'esprit et des effets d'un excellent jugement".

 333 
ne sont 'accessibles qu'à une élite aristocratique (12). D'autre
part on notera que si l'esprit se trouve excité et le jugement
affiné, c'est sous l'effet de la présence féminine, par l'envie
de plaire aux dames et de se montrer devant elles sous le jour
le plus flatteur. Ainsi voiton s'étoffer, s'enrichir le sens ori
ginel de "réussite", en extension comme en compréhension, phé
nomène assez rare pour être relevé. Enfin, constatation d'une im
portance capitale, la galanterie devenue art de plaire nous intro
duit dans le domaine du subjectif, de la gratuité, de l'irration
nel pour tout dire, avec les risques de toute nature que compor
te un tel déplacement. Certes, nous avons pu repérer dans la lit
térature médiévale une signification de caractère sentimental,
mais qui ne voit la différence entre les gracieux galants, jeunes,
insouciants et volontiers coquins même une rose à la main, tout
enivrés de joie de vivre, et "l'honnête homme" qui a choisi pour
conquérir une femme la voie difficile, celle qui séduit l'esprit
pour approcher du coeur 7
En 1644, le vocable couvre déjà des domaines si considéra
bles que Ch. Sorel peut assimiler la galanterie (plaisamment, mais
solidement) à un ordre de chevalerie régi par des statuts appro
priés. Sans entrer dans le détail de ces "loix", nous nous borne
rons au résumé de R. Lathuillère
"Le galant doit veiller avec un soin minutieux à l'élégance de sa personne et de ses habits. Il connaît la dernière mode et s'y plie. Il meuble sa vie, toute de loisirs, avec la promenade, les jeux, les cadeaux, les bals et les divertissements goûtés des dames. Il aime la musique, se montre d'une politesse délicate et cérémonieuse, raffine sur les caprices de la langue." (13) Comme les cartes allégoriques sont alors en pleine vogue, cette conception se traduit aussitôt en "géographie galande". La Description universelle du royaume de Galanterie montre ce dernier "divisé en quatre provinces qui sont l'opulence, le Jeu, la
(12) "J'avais un petit air galant qui accusait quasi ce seigneur (Je duc de Candale) d'être non père" (MHSM, p. 12). (13) Les Loix de la galanterie de nouveau corrigées et amplifiées par l'assemblée des Galants de France, Oh. de Sercy, 1658, rééd. considérablement allongée de l'éd. de N. de Sercy en 164.

 3314 
Bonne Chère et l'Amour... La capitale ville est Coquetterie". Pour y arriver, "on laisse le détroit de Vertu è gauche C...)" (14)
A cette date, l'élégance vestimentaire est tellement associée è la galanterie que "galands" désigne "des rubans noués qui servent pour orner les habits ou la tête tant des hommes que des fersmes" (Furetière). Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une métonymie, puisque, dès le XVIème siècle, nous avons vu l'adjectif qualifier ]es êtres et les choses; mais ici encore la valeur sémantique de "galant" déborde nettement le sens de "remarquable". Lorsque Lyse s'écrie, dans La Suite du menteur (161414)
"Que ce bout de ruban a de galanterie" Cv. 724), la jeune servante a tout compris des prétentions de Cliton, révélées par sa tenue.
Mais si l'on examine objectivement le texte de Sorel, on constate que, malgré la renaissance vigoureuse de la valeur dépréciative du terme et les effets humoristiques que l'auteur de Francion, tout comme Du Bellay, tire de l'ambiguïté fondamentale de sa signification, la galanterie commence è devenir un style de vie. Certes, elle paraît émaner d'un milieu où l'on cherche avant tout è se distinguer du commun par des signes éclatants, qui ne rallient que les "étourdis"; mais le galant de Sorel est plus innocent, plus inoffensif que celui des Regrets; il ne lui défaut d'ailleurs ni le sens de la magnificence, ni celui de l'honneur, qualités nobles par essence, ce qui peut tempérer le blame encouru par son incorrigible snobisme.
A sa manière le ballet de cour témoigne du souci d'élever la galanterie audessus de la coquetterie du siècle. En 1656, Beauchamp et Lully montent pour le carnaval la mascarade de La Galanterie du temps : elle alternait avec le somptueux ballet de Psyché. L'argument oppose un jeune "galant", "éperdument et discrètement amoureux d'une jeune beauté dont la modestie ne lui permet pas de dire le nom publiquement", et six "coquets mouchés" qui paraissent devant elle afin d'inspirer son mépris. Enfin le royal galant, aidé par "l'Amour véritable et sans déguisement", gagne
(114) B.N. Est. Te mat. 1. Date inconnue; sans doute vers 161451650, en raison de la forme ancienne "galande".

 335 
le coeur de sa belle, haussant jusqu'à lui l'art de plaire et lui
prêtant sa noblesse (15). Une oeuvre de ce genre, à laquelle le
jeune Louis XIV, âgé de dixhuit ans, daigne apporter le concours de son talent, amorce le déclin du courant satirique : c'est le monarque adolescent, le Soleil levant, qui désormais incarnera la galanterie.
Aussi, lorsque vers le même temps, Vaugelas essaie, dans ses Remarques, de tirer au clair le sens effectif du mot et de circonscrire son domaine propre, ne retientil que la signification aristocratique du terme; c'est "parmi les gens de la Cour" qu'on "agite cette question"; il faut que le "je ne sais quoi" et "la bonne grâce" soient accompagnés "d'un certain air qu'on prend à la Cour et qui ne s'acquiert qu'à force de hanter les grands et les dames" (16). Il faut qu'Olivier Patru, dans ses notes, remédie aux omissions du maître, lequel s'était contenté de faire savoir qu'il existait aussi 'une autre signification" (17).
Assurément, l'illustre "grammairien" n'avait pas pour dessein de rédiger un article de dictionnaire; mais en raison de l'extension que commence à prendre un terme d'usage, il cherche à la fois à maintenir les composantes acquises et à endiguer les excès, en fixant bien les idées. Toutefois, vivement conscient de la complexité du phénomène, il se garde de simplifier arbitrairement
"Cela présuppose beaucoup d'excellentes qualités qu'on
aurait bien de la peine à nommer toutes et dont une seule ve
nant à manquer suffirait è faire qu'il (18) ne serait plus
galant."
(15) In't° (pièce) S.L.D., et V. Fournel, Les Contemporains de Molière,
II, 37l47 Comptesrendus de Loret (5 mars 1656), de La Muse royale (22 février) de La Gazette (19 et 26 février)  La "jeune beauté", c'est Olympe Mancmi, future comtesse de Soissons.
(16) La compagnie s'entend finalement sur la définition suivante, demeurée célèbre; "galant est un composé où il entre du je ne sais quoi, de la bonne grâce, de l'air de la Cour, de l'esprit, du jugement, de la civilité, de la courtoisie, de la gaieté, le tout sans contrainte, sans affectation et sans vice." (167)
(17) Vaugelas prétend affecter la valeur péjorative à la graphie en d,
ce que conteste Patru; ce dernier rappelle les sens de fourbe et de fripon,
pour former en t, galant; et pour galand, galande,il précise : "Cela marque une plus grande jeunesse, quelque chose de trop éveillé". Enfin, il retient le sens familier d"ami", sans doute hérité du MoyenAge.
(18) Le prétendant au titre de galant.

 336 
Affirmation grave, lourde de proscriptions virtuelles, destinée à décourager les contrefacteurs. Ainsi se constitue, et presque en marge du lignage nobiliaire, un "ordre du mérite" dont le grand maître Voiture affiche sans vergogne sa roture (19). Pour y être admis, il faut justifier de "quartiers" qu'on ne trouve point dans son berceau : une pratique sans défaut de l'usage du monde, l'adhésion à une esthétique du comportement fondée sur une véritable éthique, ce qui distingue la galanterie du futur dandysme, ou du simple snobisme
"Pour se rendre capable de dire d'excellentes choses d'un tour agréable et galant, dit le chevalier de Méré, ce n'est pas assez que d'étudier de certains livres, quoique fort bons dans leur genre, ni d'acquérir de la science et de l'érudition. La source en est dans le coeur et dans l'esprit, et toutes les choses délicates partent du goût et du sentiment." (20) L'élégance des manières n'est donc que le signe de reconnaissance, l'insigne pourraiton dire, d'une aristocratie morale qui double celle de la naissance; aux yeux de tous, avec fierté, on "fait profession de galanterie" (21). L'expression "galant de profession" abonde sous la plume de Mme de Villedieu, comme on le verra plus loin, mais si elle la réserve à quelques dignes fils d'Hylas, il ne faut pas oublier qu'ils auront bénéficié d'un demisiècle d'expérience. Alors que les théoriciens de la vie mondaine mous éclairent parfaitement sur les prétentions élevées de la galanterie, ils ne paraissent guère en peine de récupérer le sens familier du mot, qui poursuit, en cavalier seul, une sorte de carrière bourgeoise. Toutefois Madeleine de Scudéry, à titre personnel sembletil,
(19) M. de Chaudebonne lui dit "Monsieur, vous êtes un trop galant home pour demeurer dans la bourgeoisie; il faut que je vous en tire". Mais Voiture, fort de la royauté de son esprit, se montre familier et désinvolte avec les grands (Tallemant, I, 85'89). (20) Ed. Boudhours, III, 121. 0e mauvais esprits s'autorisent de cette incompatibilité entre galanterie et pédanterie pour stigmatiser l'ignorance des mondains, qui ne leur permet d'autre lecture que celle des romans. Ainsi l'abbé d'Aubignac, Observations en tête de Macarise, p. 122. (21) L'expression se lit dans Le Grand Cyrus, X, 884, dans la conversation sur l'air galant. Elle fera fortune par la suite.

 337 
prend soin, dans Le Grand Cyrus, d'établir des liens de parenté entre les deux acceptions, et s'attache à mettre en évidence le rôle de l'amour dans la composition de "l'air galant" (22). Sapho (Cléonice dans Les Conversations) connaît bien assurément
"C...) cette espèce de galanterie sans amour qui se mêle quelquefois aux choses les plus sérieuses et qui donne un charme inexplicable à tout ce que l'on fait ou à tout ce que l'on dit." Cependant "cet air galant dont elle entend parler" déborde l'instruction, le jugement; "il naît de cent choses différentes", et surtout d'une disposition naturelle à le recevoir; il faut "que le grand commerce du monde choisi et du monde de la Cour aide encore à le donner". Tout cela, nous le savions déjà, mais Sapho ajoute
"Il faut que la conversation des dames le donne aux hommes, car
je soutiens qu'il n'y en a jamais eu qui aient eu l'air galant et qui
aient fui les personnes de mon sexe (23); et, si j'ose dire tout ce que
j'en pense, je dirai même qu'il faut qu'un honnête homme ait eu du
moins une fois en sa vie quelque légère inclination s'il veut avoir
parfaitement l'air galant." (24)
Mais malgré les efforts de Mlle de Scudéry, la galanterie
des manières continue à se distinguer de celle de l'amour la
différence se traduit par un fait que Patru compte parmi les "bi
zarreries" de notre langue un "galant homme" n'est pas identi
fiable à un "homme galant" (25). La réalité ne répond donc pas
aux vues idéalistes et féministes de l'auteur de CUlie.
(22) La Description du royaume de Galanterie nous apprend que la province d'Amour est "la plus grande et la plus peuplée"; et le commentateur consacre plusieurs lignes aux dangers qu'on y court. Il termine en disant : "Le fleuve Confidence va se rendre dans le lac d'Abandon qui par les canaux du Vice se décharge dans la mer de Perdition, où les voyageurs de cette province font souvent naufrage".
(23) Cette idée capitale explique la part prépondérante, puis bientôt exclusive de l'amour dans le roman postérieur, qui comportera obligatoirement des aventures amoureuses formatrices.
(24) Conversations nouvelles, I, 368. Cf. également Méré "On n'est jamais galant homme que les dames ne s'en soient mêlées". Conversations, éd. Boudhors, I, 18.
(25) Le "galant homme" "fait les choses avec honneur et sait bien se tirer de toutes sortes d'affaires"; l"homme galant" a "de la bonne grâce et cherche à plaire aux dames par ses manières complaisantes et honnêtes" (annotations aux Remarques de Vaugelas; art. "Galant, galaxmient"). La 2ème éd. (1650) des Oeuvres de Voiture sépare les Lettres de Galanterie des Lettres amoureuses.

 338 
Aussi bien, tant de gloses et de discussions ne se rencontrentelles que chez les gens de lettres, qui se font l'écho de conversations limitées è des cercles bien précis, où la littérature et le goût du raffinement permettent aux "professionnels" d'exercer une influence prépondérante. B. Quemada n'hésite pas è affirmer
"Si la galanterie s'est traduite par certaines manifestations d'ordre social, elle a été avant tout, dans le domaine du sentiment, une création des mondains et des hommes de lettres, et, è ses débuts, d'essence purement littéraire. Les véritables égards pour la femme, ce sont les poètes qui les ont eus les premiers, et, sembletil, surtout dans leurs vers." (26) Les poètes plaisent; ils "avancent leurs affaires" dans le coeur des belles, leurs hommages sont reçus, tout hyperboliques qu'ils sont; aussi fontils école. L'hôtel de Rarnbouillet, qui donne le ton, a porté aux nues les bagatelles de Voiture; bientôt l'habitude de vanter les charmes féminins en termes choisis, naguère l'apanage des "poètes de profession", s'étendra è l'ensemble de la société mondaine, et la galanterie se réduira pour beaucoup, dans la pratique de la vie courante, è un art de dire. Cette "simple galanterie qui ne trompe personne", évoquée par Mlle de Scudéry et, entre autres, par Gomberville dans l'histoire d'Eolinde (Polexandre, II, 898) dépasse è peine les "civilités". Mais elle se traduira nécessairement par des gestes. Aussi voiton la langue doter et doubler le terme abstrait d'une acception nouvelle, toute concrète cellela. On appellera "galanterie" des propos flatteurs pour peu qu'ils soient bien tournés (27), des poésies parfois lestes, des fêtes données en
(26) Op. cit., p. 55. A l'appui de cette thèse, citons les moqueries de Tallemant è l'endroit de Voiture, qui contait systématiquement fleurette è toutes les représentantes du beau sexe, eussentelles moins de dix ans; en revanche il demeurait "stupide" quand il était vraiment épris (Historiettes de Voiture, I, 85 sq). Souvenonsnous aussi du succès miraculeux des poètes dans le coeur des précieuses, celles de l'abbé de Pure, et celles de Molière. (Cf. l'introduction è l'édition des Précieuses Ridicules, TLF, Drnz, 1973, p. XXVIII.) (27) Quelques exemples entre mille, tirés de Polexandre. Zebaîm vient d'adresser è Cyndarie un compliment fier et adroit. "Bajazet eût bien désiré prendre part è cette galanterie, mais il n'était pas maître de son esprit"
.1.

 339 
l'honneur d'une femme, mais où son nom n'est pas imprudemment
commis (28), un hommage poétique (29, une trouvaille ingénieuse
en rapport avec la vie amoureuse (30) ou même une farce de bon
goût (31). Corneille, en 1660, qualifiera luimême son Illusion
comique d'"extravagante galanterie", ne retenant du terme que sa
valeur intellectuelle, mais éminemment précise, d'"invention sur
prenante".
Parallèlement, l'adjectif galant commence, avant mais sur
tout après la Fronde, è s'appliquer è tous les domaines de la vie
quotidienne. Mile de Scudéry en fait un usage qui nous paraît au
jourd'hui plus que lassant elle s'en sert pour désigner des in
dividus aussi bien que des paroles, des vêtements, un groupe hu
main, une chasse, des fêtes... Deux ans avant la publication des
premiers tomes de délie, le P. Le Moyne écrivait
"On a donné le nom de galant è tout ce qu'il y a de plus ingénieux et de plus exquis, de plus raffiné et de plus spirituel dans les Arts. On l'a donné è ce je ne sais quoi qui est comme la fleur et le lustre de chaque chose. Et non seulement il y a de la galanterie dans les beaux vers, dans les belles lettres, dans les belles devises qui sont des ouvrages de pur esprit, il s'en est même trouvé pour les armes et pour les meubles, pour les exercices et pour les jeux, pour les plaisirs et pour les délices, je dis pour les plaisirs des savants polis et pour les délices des sages de bel esprit." (32)
(éd. 1637, IV, 113). Cf. encore II, 901 : "Les ordinaires galanteries des jeunes gens". En général l'auteur de Polexandre emploie le mot dans le même sens que Mile de Scudéry, mais moins fréquemment en raison de la nature même du roman. "Galanteries" est le plus souvent revêtu de sa signification concrète "joustes, tournois, bals et autres galanteries" (II, 693, 893). Mais Gomberville passe sans décrire, alors que les "joustes et tournois" l'arrêtent longuement.
(28) Gd, p. 483. Ii s'agit d'emblèmes et de devises. "La comédie et le ballet qui suivirent cette première galanterie roulaient sur la même pensée". Cf. infra, p. 493.
(29) La célèbre Guirlande de Julie, "l'une des plus illustres galanteries qui aient été faites", dit Tallemant (I, 462).
(30) La "Carte de Tendre", qualifiée par son auteur même de "galanterie" (délie, I, 406).
(31) "Mme de Rambouillet, écrit Tallemant, est encore présentement d'hu
meur è se divertir des gens; elle fit une galanterie à M. de Lizieux (...)"
(I, 444). Elle le surprend, dans la prairie du château de Ranibouillet, par la vue d'un groupe de nymphes juchées sur des rochers, qui lui font des grâces.
(32) P. Le Moyne, La Dévotion aisée, 1ère éd. Sonmaville 1652, 2ème éd. 1668, p. 133. Epître dédicatoire à la duchesse de Montmorency.

 340 
S'il nous a paru nécessaire d'approfondir quelque peu, et sans prétendre en avoir épuisé les aspects, la notion de galanterie, c'est évideimnt en raison de son incidence romanesque, notarrunent sur rie de Villedieu. Quand celleci conmence à publier, c'estàdire en 1659, la société à laquelle elle s'adresse est pratiquement soumise à ce qui est plus qu'une *de : une éthique et une esthétique du comportement. Ce fait de civilisation va se traduire inévitablement en faits littéraires, surtout sensibles dans le genre qui nous intéresse. Mais avant de tenter de les dégager, il importe de fixer les idées, et de distinguer la galanterie de la préciosité et de l'honnêteté.
Galanterie et préciosité
Vers 16581660, sous l'influence des courants satiriques évoqués plus haut, il est certain que galanterie et préciosité encourent les mêmes sarcasmes : ne visentelles pas toutes deux à une "distinction" du commun ? Ainsi la carte allégorique Les Quatre parties du monde montre la province de Galanterie voisine du royaume des Précieuses, comme une marche de cet tat (33). En 1663 même, tandis qu'on se lasse de railler des précieuses de plus en plus fictives, l'abbé d 'Aubignac prétend confondre dans son mépris leurs grimaces ridicules et la galanterie romanesque (34). En admettant que cette humeur chagrine soit due à des causes personnelles, il n'en est pas noms vrai que l'abbé cherche exploiter à son profit une idée reçue, selon laquelle la préciosité ne serait qu'une perversion épisodique de la galanterie. C'est bien ainsi que l'entend l'abbé de Torche qui, imaginant un débat présidé par la Princesse Galanterie (35), croit utile de dissiper toute équivoque
"Dans l'île de Ruelle règne la Princesse Galanterie qui se fait
admirer par ses agréments et par ses charmes. Les sujets qui lui obéis
sent ont tous l'esprit bien tourné, ils passent leur vie parmi les jeux
(33) B.N. Est. Te mat. 1 et Exposition "Les salons littéraires" n° 127. De 1658 encore, La Carte du royaume des Précieuses, de même veine où les deux notions sont mêlées (Recueil en prose, Ch. de Sercy, p. 322).
(314) Les romans, "la plus fréquente et la plus vaine occupation de toute l'Europe", se plient aux tristes impératifs de la "mauvaise galanterie", en laquelle, grâce à eux, peuvent s'instruire quelques "jeunes personnes qui pensent être fort précieuses quand elles ont appris quelques paroles extravagantes carme aimer furieusement, plaire terriblement et mille autres façons de parler impertinentes" (Macarise, "Observations nécessaires pour l'intelligence de cette allégorie", pp. 121122).
(35) Le Démêlé de l'esprit et du coeur, épître dédicatoire à S.A.S. la Duchesse de Nemours, signée D.T. Achevé d'imprimer du 18 juin 1667.

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et les plaisirs; les belles conversations entretiennent la délicatesse de leur esprit et vous les voyez toujours prêts è exécuter avec grâce toutes les volontés de leur princesse.
Cette île fut autrefois infectée par une secte ridicule
qu'on appelle la secte des Précieuses, qui avaient introduit
des mots nouveaux et des manières bizarres qui commençaient
è gâter les esprits par des imaginations forcées et è démon
ter le corps par des grimaces insupportables; mais enfin on
en purgea tout le pays, et s'il en est demeuré quelqu'une,
elle se contraint et n'ose pas ouvertement avouer ses cré
ances et ses mystères."
La galanterie régnait avant ces troubles et demeure souve
raine incontestée depuis leur disparition. Son autorité atelle
même été mise en danger ? On en doute. La préciosité, c'est le
"lion devenu vieux" chacun s'empresse de lui décocher impuné
ment un trait. Le "galant" Cotin n'éprouve pas le besoin de s'ex
pliquer lorsqu'il rassemble dans un même recueil des pièces sati
riques dirigées contre la "secte", et une série de madrigaux et
épigrammes dédiés è Mademoiselle, dont on connaît l'aversion pour
les précieuses (36). Enfin, s'il était besoin d'une dernière ob
servation pour dissocier galanterie et préciosité, empruntonsla
è Mlle Desjardins ellemême on voit mal comment l'auteur du
Récit de la Farce des Précieuses aurait pu simultanément ou même
successivement flétrir et chérir les mêmes choses. Seuls donc une
certaine géographie satirique et quelques esprits amers s'emploient
è discréciter, en l'identifiant è un travers démodé, un raffine
ment dont ils se sentent exclus.
Galanterie et honnêteté
En revanche la galanterie se distingue plus malaisément de l'honnêteté; è en croire Méré, la confusion semble même ordinaire (37). Entendonsnous, seule la "vraie galanterie" peut intervenir ici è titre comparatif; suivant sur ce point Mlle de Scudéry et Chapelain (38), le théoricien de l'honnêteté écarte d'emblée la
(36) Oeuvres galantes, 1663; son recueil de 1659, Oeuvres mêlées, était déjà dédié è S.A.R. Mademoiselle. (37) "Que je vous suis obligé, Monsieur le Maréchal, de mettre de la différence entre l'honnête homme et le galant homme On les confond aisément" (Oeuvres, éd. Boudhors, I, 19). (38) La Lecture des vieux romans, 16147, éd. F. Gégou, Nizet 1971, in

 342 
"fausse", dont le "brillant" peut "surprendre" mais non attacher

(39), et il poursuit
"Il me semble, dit le chevalier, qu'un galant homme est plus de tout dans la vie ordinaire et qu'on trouve en lui de certains agréments qu'un honnête homme n'a pas toujours (...) La vraie galanterie, parmi les personnes qui s'y connaissent, est toujours bien reçues. Elle ne dépend que fort peu des avantages du corps (... ) Car ce n'est pas assez d'avoir de beaux dehors pour être agréable : le plus important consiste à donner ordre dans sa tête et dans son coeur. Aussi n'eston jamais galant homme sans avoir un bon coeur et bien de l'esprit (... ) Cette vraie galanterie se remarque principalement en ce qu'elle sait donner une vue agréable à des choses fâcheuses. Car bien souvent ce qui nous choque le plus ne nous serait pas difficile à souffrir si nous le regardions d'un bon côté." ('40)

Après avoir cité deux exemples ('tl), le chevalier passe à
la conclusion
"Je m'imagine qu'un galant homme n'est autre chose qu'un honnête homme un peu plus brillant ou plus enjoué qu'à son ordinaire (...) (Les dames) veulent cet abord galant que vous savez, les manières délicates, la conversation brillante et enjouée, une complaisance agréable et tant soit peu flatteuse, ce je ne sais quoi de piquant et cette adresse de les mettre en jeu sans les embarrasser, ce procédé du grand monde qui se répand sur tout, ce procédé hardi et modeste qui n'a rien de bas ni de malin, rien qui ne sente l'honnêteté".
Lettretrait de P.D. Huet sur l'origine des romans, p. 196.
(39) C'est la galanterie selon Sorel, et qui, dit Méré, "passe comme une fleur ou comme un songe". "J'ai vu de ces galants hommes devenir le mépris et le rebut de ceux qui les avaient admirés." Cf. Recueil en prose de 0h. de Sercy, pp. 1819, publicité pour La Chronique des Précieuses, avec "Description de la fausse galanterie et de la vraie, de la galanterie bourgeoise et de celle de la vieille Cour et de la moderne avec toutes leurs différences essentielles."

('40) Cf. Mlle de Scudéry : "Ceux qui ont un tour galant dans l'esprit
peuvent souvent dire ce que les autres n'oseraient seulement penser" (Grand
Cyrus, Xème partie, p. 892; et Conversations nouvelles, I, 37'4).
('41) A un rival moins favorisé qui, par vengeance, s'était avisé de le discréditer aux yeux de leur commune maîtresse, un "galant homme" réplique ainsi : "Je voyais bien que vous m'aimiez, mais je ne savais pas que vous me crussiez assez honnête homme pour être bien avec une dame de ce mérite et qui se connaît en gens. Cette pensée m'est si avantageuse qu'elle ne saurait nuire à notre amitié".  Méré cite encore la répartie d'une grande princesse dont "un fort honnête homme", mais un peu "bizarre" avait blâmé la conduite "Nous n'avons, ditelle, que trop de gens qui nous flattent; ce que vous m'apprenez de ce gentilhomme est plutôt un avis qu'une médisance; il ne tient pas à lui que je ne vaille un peu mieux, et je lui en suis obligée."

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Dans la galanterie, Mile Desjardins, pour sa part, apprécie
ra le naturel. Voici comme elle présente Lisicrate qui, à la Cour d'Alcidamie, brille au milieu "d'un grand nombre de gens spirituels et galants"
"Il ne disait jamais rien que tout le monde ne pût dire, mais il y donnait un tour si galant et prononçait toutes ses paroles avec une négligence qui lui siéait si bien que la moindre bagatelle dite par lui plaisait plus que les choses extraordinaires dites par un autre." (42) Accréditée dans le monde et revêtue d'une dignité sans précédent, la galanterie se trouvera définitivement consacrée lorsque les manuels de dévotion couronneront sa faveur. Le P. Le Moyne, afin de prévenir toute objection, croit utile de distinguer trois sortes de galanterie (43), dans un chapitre de La Dévotion aisée qu'il intitule "Si la dévotion peut compatir avec ce qu'on appelle galanterie". Ecartant vertueusement les deux premières, l'auteur exalte la troisième
"(...) toute innocente et toute pure, qui ne prend les choses que par leur esprit et qui donne de l'esprit à toutes les choses dont elle se mêle. (...) (Et celleci qui est) la fleur de la vie civile (se recommande "par un assemblage de grâce et de gentillesse (...) et d'autres semblables qualités mêlées ensemble et liées avec beaucoup d'esprit, mais d'esprit agréable et délicat qui les soutient et les gouverne, qui leur prête son fond et sa pointe, qui leur donne de l'action et du lustre." (44) L'apothéose de la galanterie nouvelle manière se marquera au carnaval de 1668 (18 janvier) dans Le Ballet de la Galanterie. Entièrement réhabilitée et repensée par rapport à la mascarade de 1658, elle est ici l'héroîne qui conduit les masques sérieux, formant un éclatant contraste avec les grotesques qui la précèdent.
(42) Alcidamie, IV, 171.
(43) La première est "cette galanterie scandaleuse et criminelle qui tue l'âme en souillant le corps", la seconde celle "qui se resserre dans les bornes du devoir mais qui va plus loin que son dessein" (chap. XIII, p. 122). La Rochefoucauld, quant à lui, ne semble connaître que la première. (44) Chap. XIV "Qu'il y a une galanterie de pur esprit qui peut compatir avec la dévotion; qu'il s'est toujours vu des saints polis et des dévêts civilisés" (pp. 130133). Même point de vue chez Méré "Je prends garde aussi que la dévotion et l'honnêteté vont presque les mêmes voies et qu'elles s'aident l'une à l'autre (...)" (Oeuvres posthumes, 2ème discours, III, 101).

 344 
Sur la fin, Carnaval descend de son trône pour l'accueillir solennellement, tandis que les Plaisirs le suivent en dansant et chantant : "Aimez, cherchez à plaire / Vous ne sauriez mieux faire" (L5)•
Le Roi, le marquis de Villeroy, de Rassan, Beauchamp et Noblet participaient aux entrées.
Qu'on ne s'étonne pas, dans ces conditions, de voir la galanterie considérée comme le propre de l'homme de Cour. Nous avons signalé déjà cette composante aristocratique chez Vaugelas, trente années auparavant : il s'agit maintenant non seulement d'un faisceau de qualités plus senties que définies, susceptibles de contrefaçons déshonorantes, mais de démonstrations concrètes de savoirfaire proposées aux suffrages d'oisifs constamment attentifs à plaire. Etre galant, ce n'est pas seulement donner des ordres avec grâce, se livrer d'une certaine manière aimable aux occupations habituelles, c'est en inventer de particulières destinées à mettre en valeur son esprit, et le faire en parlant d'amour, puisque la présence et la compagnie des dames, sans parler des désirs qu'elles inspirent, invite naturellement à traiter ce sujet privilégié. Dès lors que ces "productions d'esprit", comme l'on disait alors, se muent de jeux verbaux en genres spécifiques, elles vont directement intéresser la littérature. En opérant cette mutation, la galanterie se concrétisera en significations particulières suivant ses points d'application, et, parallèlement, les genres préexistants, sous son influence, seront appelés à changer de ton et même d'orientation.
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Deux genres paraissent tout désignés pour subir cette évolution, deux genres mondains par excellence : la poésie, de tout
(145) Cf. M.F. Christout, Le Ballet de Cour sous Louis XIV,
pp. ll'4115.

 345 
temps liturgie de l'amour, et le roman, fiction amoureuse par vocation et définition. Le roman d'après 1660 réunira même ces deux formes littéraires, en adaptant à ses besoins la tradition astréenfle; simultanément, il éliminera "l'héroîque et le relevé" (46) pour se consacrer à la seule passion d'amour, s'enfermera, au mépris des équipées exotiques, dans le monde clos de la vie de Cour, serre d'élection pour les espèces délicates, et cultivera les ornements à la mode. Mais la galanterie est aussi un langage : le roman le parlera donc avec son code, ses figures, ses traits de raillerie; enfin il préparera, sous, la multiplicité des "histoires", des effets et des dénouements identiques, à la gloire du dieu souverain des coeurs.
Un nouvel espace la Cour
En effet, le lieu de la galanterie, c'est le monde fermé de la Cour, pendant une paix qui permet et opère effectivement une reconversion du héros militaire en "homme ordinaire". Le décor de la Cour, son atmosphère pesante et raréfiée, voilà le théâtre du roman galant. Il semble bien quYentre 1660 et 1675, on ne puisse guère citer d'exception à cette règle ni chez Mine de Villedieu, dont toute l'oeuvre s'inscrit entre ces deux dates, ni chez Boursault (47), SaintRéal ou Vaumorière; ce caractère se maintient évidemment dans La Princesse de Clèves, et jusque chez Mlle de La RocheGuilhen (48) et Mine d'Aulnoy. Le roman bourgeois lui
(46) D'où l'embarras de La Fontaine qui s'exprime si clairement dans la préface des Amours de Psyché (1669). Il lui faut, en raison de la nature du sujet, émineament "merveilleux", hausser le ton; cependant, il lui faut aussi "plaire". "Pour en venir là, dit l'auteur, on considère le goût du siècle. Or, après plusieurs expériences, il m'a semblé que ce goût se porte au galant et à la plaisanterie (ce qui est plaisant) (...) Les personnages demandent quelque chose de galant". Comae il ne saurait être question de "ranpre l'unifonnité de style, la règle la plus stricte que nous ayons", Psyché est une gageure, mais tenue.
(47) Du moins mises à part les Lettres à Babet, partiellement autobriographiques.
(48) Cf. Catalogue des oeuvres de Mile de La RocheGuiThen dans A. Calame, Anne de La RocheGui ihen, romancière huguenote, Droz, 1972

 3'46 
même accuse à sa manière l'hégémonie du goût nouveau, en mettant en évidence l'incapacité ridicule des bourgeois à adopter un style qui n'est pas fait pour eux; comme cette littérature reste traditionnellement confinée à l'entresol, dans une zone satirique où Sorel et Furetière l'ont solidement installé, on peut être sûr que cet air galant, nos auteurs le réexpédient à la Cour d'où ils ne l'ont fait sortir que pour notre divertissement. Certes, le centree gravité du roman va bientôt se déplacer vers la ville, à l'instigation même de Mme de Villedieu (Le Portefeuille, 167'4) imitée par Préchac (L'Illustre Parisienne, 1679) qui tentera de combiner des données plus familières à une tradition déjà bien établie. Tous deux enregistrent en effet les débuts de la prééminence de la ville sur la Cour qui se fige dans une existence de plus en plus artificielle, s'éloignant des allures libres de la vie dont la fiction tend de plus en plus à s'inspirer (L9). Jusqu'à ces dates toutefois, cette dernière reste attachée à un style socialement circonscrit, et qui se suffit en quelque sorte à luimême.
Les ornements
Le roman galant ne se borne pas à nous imprégner de l'air
de la Cour. Plus formellement, il développe des séries d'"orne
ments". Notons d'abord et presque pour mémoire ceux qui, fort à
l'honneur jusqu'ici, n'interviendront plus qu'à titre exception
nel après 1660 : outre le récit de bataille, sera condamnée toute
une rhétorique en faveur depuis le début du siècle débats, plai
doyers, jugements, harangues (50); disparaîtront aussi quelques
spécialités de Mile de Scudéry portraits généralisés, conversa
tions (51) et ce qu'elle affectionne à l'instar de Gomberville
(9) La province apparaîtra bientôt dans les Mémoires de la vie d'Hen
rietteSylvie de Molière, mais dans une perspective plus personnelle.
(50) A titre d'exemples Astrée, II, 3't5'; III, 403 sq; Carithée,
pp. 5, 490, 571; Cythérée, IV, 358; Polexandre, I, 230, 410; Clélie, VI,
15031522; etc. Un souvenir des harangues dans Mme de Villedieu : celle de So
lon aux Athéniens, mais elle est courte et dépourvue de toute rhétorique.
(51) Elle les maintient même dans ses nouvelles, après 1660, en
immobilisant toujours le récit, notamment dans La Promenade de Versailles (1669). Sur le détail des sujets abordés, cf. R. Godenne, "Les nouvelles de Mlle de
.1.

 347 
tombeaux (52), palais imaginaires et maisons fabuleuses (53), cabinets enchantés, sites utopiques (54), tableaux (55).
Les fêtes
Les "pompes" (56), toutes fictives et paiennes, avec pro
cessions et défilés, abondent encore dans Clélie fêtes reli
gieuses ou commémoratives (57), fêtes privées, pourtant somptu
euses (58), mais qu'on voit se dérouler ici pour la dernière fois.
En revanche, apparaissent, sous des noms d'emprunt il est vrai,
des descriptions de demeures véritables (59), qui reposent en
quelque sorte l'imagination de la romancière, la réalité commen
çant alors à concurrencer la fiction. Mme de Villedieu ne fera
qu'amplifier et diversifier cette tendance nouvelle, car les cons
tructions royales, les fastes de Louis XIV éclipseront bientôt
ceux du Surintendant. Toutefois, elle ne s'attardera guère è des
Scudéry", Revue des Sciences Humaines, oct.déc. 1972.
(52) Ibrahirn, I, 229 sq.; III, 201 sq.; Clélie, VII, 347355.
(53) Clélie, IV, 801 sq.; VII, 386387 (Carisatis).
(54) délie, VI, 10371091 et 13871391.
(55) Notons particulièrement Astrée, I, 370379; Ibrahirn, les quatorze portraits des empereurs de Constantinople (I, 229 sq.); Clé lie, tableaux dans le temple de Vénus (II, 915 sq.) et tableaux représentant Hercule et Omphale (IV, 827).
(56) C'est le terme employé par l'abbé d'Aubignac au début de Macarise
(p. 161). Il ajoute "Il est bon d'en savoir au vrai la magnificence, è quoi les romans ne sont pas nécessaires (...) Celles qui sont inventées ne peuvent en rien nous être utiles car les auteurs qui ignorent la vieille politique et les cérémonies de la Religion n'ont point d'autre règle que leur fantaisie". Pompes funèbres :Grand Cyrus, II, 129 et VI, 57; Polexandre, I, 397413.
(57) Clélie, fête des fontaines (III, 461_465).
(58) Fête pour l'anniversaire de Clélie, sa robe, sa coiffure, procession (I, 547548).
(59) L'appartement d'Amalthée (Hôtel de Nevers, VI, 821 et IX, '478484); sa maison de campagne (Fresnes, VI, 822827); la petite maison de Mélinthe (selon A. Adam la maison de Charenton, appartenant à lima du PlessisBellière, X, 879 sq.) et surtout Valterre (VauxleVicomte, avec tableaux réels et projets de Lebrun, X, 10901l'42). Elle continue dans Célinte (1661) maison de campagne (77116), fontaine de Vaucluse (12), etc. malgré les dimensions plus réduites de l'ouvrage. Cf. R. Godenne, op. cit., p. 510.

 348 
descriptions de châteaux bien connus, qu'elle désigne par leurs noms véritables : Vincennes, Fontainebleau, SaintGermain, le château de Madrid au Bois de Boulogne, l'hôtel de Guise, le Louvre (60). Elle préférera les relations des fêtes officielles qui vont se succéder de l'entrée solennelle du jeune couple royal jusqu'au Grand Divertissement de Versailles (167k), c'estàdire, remarquonsle une fois de plus, pendant la période qui coincide avec la durée de sa production romanesque. Plus adroitement que Mile de Scudéry qui dans La Promenade de Versailles introduit un récit de fête paralysant l'action (61), elle préfère choisir pour héros un invité des Plaisirs de l'Isle enchantée, circonstances éminemment propres aux aventures galantes.
MarieCatherine Desjardins a assisté à presque tous ces spectacles. Parfois elle en combinera les souvenirs en les adaptant aux modèles littéraires qui ont enchanté la génération précédente: la contamination est d'autant plus aisée que les fêtes royales utilisent ellesmêmes des arguments littéraires, mythologiques, épiques ou surtout pastoraux, et que l'Antiquité fictive des romans longs se maintient dans les décors, les ballets et les comédiesballets. Tout en suivant la mode galante, Mme de Villedieu conserve donc, mais en en réduisant considérablement les dimensions, quelques ornements traditionnels. Les "Jeux Rustiques", jeux de Pan et de la nymphe Syrinx (l'auteur n'est pas allé chercher bien loin le nom de cette déité), sur lesquels s'ouvre le roman de Carmente, comprennent une série de tableaux mythologiques où concourent musique, poésie et danse, chacun des acteurs étant un prince déguisé en berger (62).
(60) Tous ces châteaux pour les seuls Désordres de l'amour. Pour les autres "extérieurs", cf. chap. XI, pp. 589595. Mile de Scudéry avait récemment décrit Versailles à sa façon prolixe (grotte, La Promenade..., pp. 7577), description d'ensemble précédée d'un plaidoyer justificatif. Le morceau est si indépendant qu'il a pu faire l'objet d'une édition séparée au XXème siècle; cf. R. Godenne, art. cit., p. 511.
(61) Cf. R. Godenne, art. cit., p. 508.
§62) "Cette fille charmante (Carmente) était accompagnée de six bergères déguisées en chasseuses, le pieu dans la main et le cor sur la hanche; et à peine eurentelles fait quelques pas dans le pré où se déroulait la fête qu'on vit paraître le dieu Pan, représenté par un berger le mieux fait et le plus
.1.

 349 
Les mouvements sont gracieux et mutins, à la différence des
attitudes hiératiques qu'on peut observer dans les romans hérol
ques. L'influence de l'Astrée, celle du Pastor fido de Guarini
évoqué dans le Journal amoureux (63), la mode récente de la pas
torale en musique (64), et peutêtre même le souvenir de l'Ercole
amante (65) inspirent les fêtes d'Hercule qui clôturent les An
nales galantes de Grèce, gracieux ballet champêtre (66). Plus
somptueuse apparaît la fête donnée par le roi Abdily (Galante
ries grenadines) en l'honneur de Zélime qu'il veut séduire à peine
uni à la vertueuse Moraysèle : réjouissances proprement royales,
mais parfaitement transposées de celles qui enchantaient alors
quelques spectateurs privilégiés, et pour lesquelles J.B. Boès
set écrivait des airs et des chansons concerts, théâtre de ver
dure, comédie, collations servies sur des tables roulantes figu
illustre du monde. Il était accompagné de six bergers déguisés en faunes". On dispute ensuite le prix de la lutte, de la course et du palet; puis le dieu et la nymphe exécutent un pas de deux; "la danse ayant conduit ceux qui la faisaient jusqu'au bord du fleuve, le dieu voulut atteindre la Nymphe; mais elle voulant l'éviter, elle se lança dans une petite barque remplie de joncs marins et de cannes sauvages qui l'attendaient en cet endroit (...) Le dieu Pan l'ayant perdue de vue, deux Dryades sortirent d'entre quelques arbres qui étaient proches de la prairie et chantèrent un récit pour la consolation de Pan, qui finit cette fête charmante". (63) JA, p. 515.
(64) Le Triomphe de l'amour, représenté en octobre 1671 à l'occasion
des noces du duc d'Orléans, oeuvre de Sablière, et Le Peines et les plaisirs
de l'amour de Cambert, représenté à l'académie de musique, rue Mazarine en
1672. Cf. M.F. Christout, op. cit., p. 123.
(65) cf. infra, n. 114.
(66) "Les musiciens qu'avaient assemblés Théras avaient mis en musique des vers à la louange de ce dieu (Hercule) qu'ils chantèrent dans la Galiote (...) Douze jeunes filles champêtres (...) bien faites et bien habillées (...) disputèrent le prix de la danse sans autres instruments que des tambourins entourés de sonnettes dont elles jouaient en dansant; d'autres disputèrent (...) le prix de divers ouvrages dans lesquels on peut dire qu'elles avaient excellé. Et il y en avait qui se disputant l'avantage de présenter sur l'autel les plus belles fleurs, en avaient des corbeilles pleines (...) Elles furent toutes les porter au temple, et, les musiciens s'y étant rendus, ils chantèrent : 'Sans les plaisirs et la tendresse, / Les plus beaux jours sont ennuyeux! L'amour pour la belle jeunesse, / A mis Alcide au rang des dieux. / Chantons, chantons dans ce jour d'allégresse, / Et qu'à nos voix on réponde en tous lieux, / Sans les plaisirs et la tendresse (...)'."

 350 
rant des Maures d'ébène. Cette relation originale vaut d'être citée
"Un grand théâtre orné de vases de fleurs et dont l'enfoncement laissait voir une cascade naturelle, s'avançait lentement è leur rencontre (67); et toute la Cour les ayant jointes, le théâtre vint se placer comme par enchantement dans un grand rond d'arbres où le Roi s'était arrêté et qui était è plus de trois cents pas du lieu d'où cette machine était partie.
Cent jeunes Maures, qui sans doute avaient apporté le théâtre, sortirent de dessous, vestus comme on dépeint les jeux et les plaisirs et posant diverses piles de carreaux de drap d'or et de pourpre autour de la place destinée pour voir le spectacle, poussèrent vis è vis de chaque personne qui s'assit sur ces carreaux de petits Maures d'ébène enrichis d'or et d'argent plantés sur une machine roulante qui portaient chacun sur leur tête une magnifique collation. Plusieurs instruments de musique entonnèrent un concert qui dura autant que ce galant repas; et les Maures, tant naturels qu'artificiels, ayant repris le chemin par lequel ils étaient venus, trente enfants deminuds et les épaules ailées, comme on représente l'Amour, vinrent décocher des flèches de cristal qui, se brisant contre ce qu'elles rencontraient laissaient tomber des essences admirables et de petites lames d'or émaillées sur lesquelles étaient gravés des vers ou des devises galantes." (68) Un tel texte nous permet de mesurer ce que la réalité a pu apporter è la fiction, et d'apprécier du même coup le progrès dans la qualité de la narration. Carmente reste encore empreinte des clichés répandus par les modèles pastoraux, malgré la souplesse et la brièveté aimable qui se substituent irréversiblement aux longueurs solennelles de Madeleine de Scudéry. Six années ont suffi pour que l'imagination se borne è accueillir, dans toute leur grandiose précision, le rituel des grands divertissements royaux, è peine masqué de quelque exotisme obligé, puisque nous sommes è Grenade. L'évolution se poursuivant, Mme de Lafayette introduira aisément dans La Princesse de Clèves des relations véritables de cérémonies princières, en particulier celle des cortèges et des tournois qui marquèrent les mariages de juillet 1559. Admis è assister par procuration è ces déploiements traditionnels, le lecteur d'alors avait pris l'habitude de trouver dans les romans les
(67) Les dames de la Cour : Zélime, Raliane et Fatime. (68) GG, pp. 50350'4.

 351 
spectacles dont il était friand. Ces ornements, purement imagi
naires quelque trente ans auparavant, s'appuient maintenant sur
des documents historiques qui ne laissent plus la moindre marge
è la fantaisie de l'auteur. Mais c'est Mise de Villedieu qui a
permis ce passage harmonieux, cette fusion adroite de la fiction
et du vécu.
Roman et réalité rivalisent d'invention. Le premier n'a
garde d'omettre les fêtes nautiques, orgueil des plaisirs royaux
(JA, pp. 154157; Ex., p. 373). Certes, ici encore, Mme de Vil
ledieu reste soumise à la tradition du roman long, présente dans
Le Grand Cyrus (V, 14181420; X, 202; etc.) et survivante dans
les nouvelles du même auteur (69) sous forme assez conventionnel
le (70). Il n'en est pas de même de la "galanterie" dont Junie
régale Ovide : quelques lignes précises en font toute la pein
ture, car elle rejoint une réalité devenue familière. Plus ori
ginal, ce retour en barque de SaintCloud au Louvre sur des es
quifs décorés (71). Mais comment ne pas songer è Versailles en
voyant le Roi Henri faire au comte de Salmes les honneurs du parc
de Fontainebleau, une nuit de printemps tout embaumée de senteurs
florales ? L'eau et la lumière scintillent et l'art multiplie les
ressources de la nature
"Les grandes allées étaient illuminées de lustres et de globes de feu entremêlés parmi les branches; l'étoile où elles aboutissaient était préparée pour y représenter une comédie italienne, un autre endroit du bois devait servir
(69) R. Godenne, art. cit., p. 508.
(70) "La surprise des habitants de l'Isle fut grande lorsqu'en se promenant un soir au bord du lac, ils entendirent le son des voix et des instruments partir de quelques bateaux qu'on avait préparés pour cette petite fête. Les gens qui n'en savaient pas le secret se regardaient comme pour se demander lequel d'entre eux s'était avisé de cette galanterie" (Ex., p. 38). Dans le Ballet des amours déguisés, représenté sur la scène du PalaisRoyal le 13 février 1664, la scène représente la mer, sur laquelle est figuré le combat d'Actium certains amours sont déguisés en rameurs. Dans Les Amants magnifiques (SaintGermain en Laye, 7 fév. 1670), Neptune apparaît sur une coquille tirée par des chevaux marins, entourés de tritons et d'amours juchés sur des dauphins; la mer se calme, les vagues se retirent, une île paraît soudain (cf. M.F. Christout, op. cit., 118). Mais n'estce pas ici le ballet qui utilise le roman antérieur 7 (71) DA, p. 18. On lira au même endroit les détails sur cette "partie" à SaintCloud, le "gazon artificiel", les "pyramides de verdure".., sur lesquelles on voyait diverses figures de l'amour habillé en chasseur.

 352 
è la salle du bal, et dans les allées de traverse qu'exprès on avait laissées plus obscures pour réjouir les yeux par cette diversité; il y avait de fausses figures éclairées en dedans et peintes d'une couleur de feu, qui, en trompant agréablement la vue lui servaient è distinguer les objets." (72) Précisément, dans ses Mémoires, relatives è l'année 1658, Mademoiselle évoque les plaisirs de l'été à Fontainebleau
"La Cour était fort belle; il y avait beaucoup de mon
de; les comédiens français et italiens y étaient; on se pro
menait sur l'eau avec les violons et la musique." (éd. Ché
ruel, II, 274)
Terminons par une relation où l'invention s'efface totale
ment devant la réalité celle des Plaisirs de l'Isle enchantée
(MHSM) (73). La voie est toute tracée pour l'auteur de La Prin
cesse de Clèves, qui obéira aux impératifs "galants" en détaillant,
sans nécessité dramatique évidente, les dispositions particulières
du dernier des tournois royaux.
Les lettres
Outre les fêtes, les lettres constituent un ornement fort goûté dans les romans : il suffit pour en être convaincu d'observer leur persistance, suivant des modes divers, pendant près de deux siècles. Dans la vie aussi, elles jouent un rôle considérable. Dans la vie de Cour d'abord, où sont épiés comportements et démarches, de sorte que le billet anonyme et sans suscription reste souvent le seul moyen sûr de communiquer; les héros de romans, personnages princiers, imiteront sur ce point les modèles vivants. Mais il y a plus. Certes, écrire des lettres d'amour est un phénomène universel qui, de soi, ne paraît pas devoir retenir spécialement l'attention. Cependant, on est bien obligé de constater que ceux qui ont promu la galanterie y attachaient une forme de volupté particulière; y entrait peutêtre l'amour, plus sûrement l'amourpropre, mais aussi une certaine délectation è manier la langue avec maîtrise et raffinement, à solliciter la
(72) DA, pp. 3637 et n. 6. (73) Pp. 9397. Mlle 1sjardins, partie pour la Provence, n'y assista sans doute pas; elle imite la relation de Marigny; cf. B. Morrissette, op. cit., pp. 1'49151.

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mémoire et l'imagination, à se traiter soimême avec humour ou sérieux, à amplifier enfin la jouissance amoureuse par l'appréhension intellectuelle. Il semble bien que la pratique si courante, voire quotidienne des lettres et billets galants, lors même qu'expéditeur et destinataire ne laissaient pas de se voir dans la même journée, constitue un trait distinctif des moeurs françaises du XVIIème siècle. Elle témoigne du besoin de doubler les plaisirs affectifs de celui de leur formulation artistique, qui les idéalise, les prépare et les prolonge. Paradoxalement, MarieCatherine Desjardins, qui s'efforce pathétiquement dans sa correspondance privée de se dégager de cette dangereuse interférence, paraît aller à contrecourant de la tendance générale; celleci est plutôt incarnée par Villedieu, obstiné à tirer de sa maîtresse, malgré elle, le plus de "jolies choses" possible. On comprend que Bussy, dans ses Maximes d'amour, consacre à l'activité épistolaire un article spécial
"Ayez et soie et plume et cire
De bonne encre et de bon papier
Car un amant dont l'écritoire
N'est pas toujours en bon état
C'est un homme cherchant la gloire
Qui va sans armes au combat." (ed. cit., II, 169)
En faisant donc une large place à ce type d'ornement, la littérature romanesque, une fois de plus, exploite à son profit les goûts et les usages. Mme de Villedieu, dans l'exercice de son métier, n'y manquera pas, et s'inscrira dans une tradition dont il semble utile de mentionner l'héritage immédiat (7'T). On a signalé l'importance des lettres dans L'Astrée et leur caractère artificiel (75), mais le relevé méthodique n'en a pas encore été fait. Signalons seulement qu'on en compte 98 pour un total de 5493 pages in16 (76); une notable proportion d'entre elles ne sont pas
(7k) Le dépouillement suivant ne porte que sur L 'Astr4e, sur trois oeu
vres de Gomberville (Carithée, Cythérée et le Polexandra de 1637) et sur Clélie.
(75) M. Magendie, Le Roman français de l'Astrée au Grand Cyrus, 112 sq. (76) Pour les trois premiers tomes signés d'Honoré d'Urfé, respectivement 35, 20 et 21 lettres; pour les tomes IV et V de Baro, 4 et 18 lettres.

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des lettres d'amour sentiments d'amitié, professions de foi diverses, nouvelles communiquées.
Sur les 735 pages de La Carithée (1621), directement issue de L'Astrée, 11 lettres amoureuses, 1 lettre "guerrière" (p. 498). On voit que l'importance de l'ornement épistolaire décroît rapidement la proportion tombe à une moyenne d'une lettre toutes les 61 pages environ, alors qu'elle était dans L'Astrée d'une lettre pour 47 pages (encore aton pris l'ensemble de l'oeuvre en considération, car les lettres sont beaucoup plus nombreuses dans les trois premiers tomes). Dans les six tomes de Polexandre, totalisant 292 pages, on ne relève que 23 lettres (77), en majorité dépourvues de sentiments amoureux, soit une pour 187 pages environ il est vrai que la nature héroique et les visées grandioses de l'ouvrage s'accordent assez mal avec les scintillements de l'esprit. Mais que dire de Cythérée (l6LtO), de caractère pourtant nettement poétique et sentimental, dont les cinq gros volumes ne présentent que deux lettres d'où l'amour est absent (78) ?
Si le partipris de Gomberville paraît évident, comment se situe Madeleine de Scudéry ? Dans Clélie, la fréquence des lettres et billets remonte è 1 pour 6 pages (112 pour 7192 pages) (79); et le quart environ d'entre eux (2 sur 112), comme dans L'Aetrée, agrémente des situations où la passion amoureuse n'a point de part. Dans l'ensemble donc, la tradition astréenne semble se perpétuer ici avec une certaine fidélité, du moins si l'on envisage la fréquence et la nature de l'ornement considéré celuici demeure réservé è l'expression directe, mais élaborés,
(77) Premier tome, quatre lettres, dont une amoureuse, mais indirecte
ment : Alcidiane confie è Pjninthe son amour pour Polexandre (p. 97); tome II,
deux lettres "politiques" (pp. 03 et 660); tome III, une longue lettre d'a
mour (Amalthée à Polexandre, pp. 200210, lettre très circonstanciée) et qua
tre autres qui ne servent que de véhicule à l'intrigue; les tomes V et VI con
tiennent chacun six lettres qui rien
(78) Tome II, p. 602 et t. IV, p. 715.
(79) Nous n'avons compté qu'une fois certaine lettre décryptée sous trois formes différentes, tome V, pp. 34'4, 348, 352.

 355 
de sentiments violents ou de prétentions héroïques. De leur côté, les "réponses", comparables à celles qui doublent certaines poésies des recueils contemporains, achèvent de nous convaincre que l'utilisation de la lettre obéit à des procédés bien définis qui n'évoluent guère en une quarantaine d'années.
Qu'en seratil pour les romans et nouvelles de Mme de Villedieu (80) ?
Romans
A lcidamie
Carmente
Cléonice
Les Exilés
Les Galanteries grenadines
Les Nouvelles afriquaines
Mémoires de la vie de Hen
rietteSylvie de Molière
Le Portefeuille
Annales galantes de Grèce
7 lettres et billets pour 448 p.
6 (dont 2 en vers) 573 p.
2 89p.
6 516 p.
1 184 p.
3 (dont 1 en vers) 117 p.
1 376 p.
82p.
1136p.
Nouvelles
Lisandre
Anaxandre (81)
"Systèmes" de nouvelles Journal amoureux (82) Annales galantes Les Amours des Grands Hommes Les Désordres de l'Amour Portrait des faiblesses humaines.
1 (en vers) 38 p.
O 85p.
2 262 p.
6 573 p.
6 130 p.
5 204 p.
2 116 p.
53 3929 p.
(80) Sur cette répartition, cf. chap. V, p. 177.
(81) Edition originale seulement, in12 à gros caractères.
(82) 1ère, 5ème et 6ème parties, les seules avouées par l'auteur.

 356 
Ce tableau invite à remarquer d'abord que la fréquence s'établit aux environs d'une lettre ou billet pour soixantequatorze pages, chiffre un peu inférieur à celui qui résultait du relevé opéré pour Clélie. En revanche, tous ces billets sauf deux (83) sont des messages amoureux, et surtout  nous touchons ici à un point essentiel  leur utilisation répond à une diversité sans précédent, car chacun d'eux revêt une valeur "dramatique" : jouant dans l'intrigue un rôle bien précis, il s'adapte à chaque situation, à chaque genre, et l'éventail épistolaire s'étend du lamento pathétique, si courant dans L'Astrée et Clé7ie, jusqu'au document dépouillé; tous s'écartent de la tradition déclamatoire, encore sensible chez Mlle de Scudéry, pour devenir des articulations vivantes, soit qu'ils apportent un élément nouveau, soit qu'ils constituent par leur libellé même une singularité qui contribuera à modifier le cours des événements. Enfin ils révèlent tous des cas psychologiques variés, parfois très originaux, à la limite authentiques, comme cette lettre que Givry adressa sous les murs de Laon à Mlle de Guise et dont Mme de Villedieu avait pu avoir communication (8k). Voyons le détail.
C'est dans Alcidamie, évidemment, que se rencontre le seul spécimen (85) de lettres de type ancien, clamant la colère ou exhalant la plainte, à l'imitation des monologues lyriques des tragédies : il émane d'une femme comme d'ailleurs la plupart des messages qui, chez Mme de Villedieu, revêtent quelque importance dramatique ou psychologique. Les lettres insérées dans ce premier roman sont encore coiffées des suscriptions en usage dans les modèles dont elle n'ose point s'écarter : intitulés destinés à éclairer par avance le lecteur sur le contenu du morceau, et à l'informer du genre traité (88). Plus nombreux, dès son second roman, les billets vecteurs d'une progression dramatique, comme c'était
(83) Ale., p. 405 : départ d'un amant qui exalte l'ambition en comparaison de l'amour.
(84) Ed. Droz, p. 206.
(85) Ale., p. 297 : de Cynthie à Iphile.
(86) "Le trop heureux Rustan à son adorable princesse" (p. 97); "A l'amoureux Rustan" (p. 99); "La trop constante Cynthie à l'infidèle Iphile" (p. 297).

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souvent le cas chez Gomberville : engagement compromettant d'une souveraine (Ale., p. 99), ultimatum d'un amant désespéré (CUon., p. 529 et NA, p. 517), assignation mystérieuse (NA, p. 5'+O) ou billets intervertis par l'expéditeur, avec les conséquences qu'on imagine (Port., pp. 2526), etc.
Mais le groupe le plus nombreux est incontestablement celui des missives déterminant au coeur de l'action une situation inattendue, grosse de développements imprévisibles, en raison de la nature particulière des sentiments qui interviennent : un ambitieux sans scrupule prétend à une princesse et ose le proclamer (PHF, 232); un homme trompé explique son mépris (AG, '411; DA, 55); ailleurs, jubilation d'un amant à qui la colère de sa maîtresse "a fait connaître tout (son) bonheur" et qui vaut par son tour imprévu : "Encore une querelle, Madame, je vous prie" (JA, 58), jalousie délicate et spirituelle (AG, 11'+), billets stigmatisant les "confiances soumises" qui "ne sont proprement que des tiédeurs de passion" (GG, 568), lettre vantant les charmes des situations clandestines (DA, '46), message audacieux d'un valet à sa maîtresse (AG, 522), lettre sublime de Gvry, constituant à elle seule une conclusion tragique (DA, 211), voilà pour les plumes masculines. On reconnaîtra partout des données "singulières" dont la lettre apparaît comme l'expression concrétisée, tandis que lui est simultanément dévolu un rôle de levier dans l'intrigue : le tour d'esprit qui l'a dictée aura pour effet de désarmer, inquiéter, inflammer ou désespérer le destinataire : l'ultime envoi de Givry représente une manière de vengeance posthume, car il escompte qu'à la lecture de ces lignes héroïquement respectueuses, le remords envahira le coeur de la princesse de Guise. Le texte luimême revêt donc une telle importance que le lecteur doit avoir communication de la pièce afin d'être à même d'en éprouver personnellement le pouvoir; la citation intégrale s'impose pour la justification des événements qui vont suivre, pour la logique comme pour le plaisir.
Les lettres féminines obéissent aux mêmes nécessités, mais elles méritent une mention spéciale, tant en raison de leur nombre que de leur hardiesse. Presque toutes sont des déclarations d'amour ou des "assignations", manuscrits ou copies compromet

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tantes, au style rarement direct (exception dans Aic., p. 99), le plus souvent enveloppé, assez obscur pour ménager les bienséances et la pudeur du sexe, assez clair toutefois pour que le correspondant ou celui qui interceptera le message puisse lire entre les lignes. Cynisme et surtout vénalité en moins, elles rejoignent dans l'économie de l'intrigue les billets intercalés de l'Histoire amoureuse des Gaules, qui jouent à leur place un rôle psychologique et dynamique exactement comparable. Les sousentendus, les euphémismes et litotes, les équivoques insinuantes, varieront suivant les conditions et les situations, mais l'efficacité reste la même : seule l'imagination de l'auteur multiplie les versions possibles d'un énoncé élémentaire (87). Si l'on ajoute à ce type de missive quelques lettres dTTexplicationsT, rendues indispensables lorsque les attitudes officielles infligent des démentis aux sentiments profonds (MHSM, 256), on constatera que le genre cultivé est celui de la lettre insolite, qui sort de l'ordinaire parce qu'elle ruse avec les apparences, pousse son avantage en tournant les usages, et en faisant intrépidement confiance à l'efficacité des mots. De cette lettre typiquement galante, Mile de Scudéry avait bien fait la théorie (88) mais elle s'était montrée incapable d'en fournir la moindre démonstration. Il appartenait à des auteurs comme BussyRabutin ou Mme de Viliedieu d'abandonner définitivement des habitudes devenues incompatibles avec les effets de surprise et de nouveauté qu'on attend désormais. Ici encore, Mme de Lafayette profitera de l'expérience de sa devancière. C'est un ornement galant que la lettre de Mme de Thémines, qualifiée à trois reprises de "jolie", terme usuel pour désigner les trouvailles de l'esprit : voilà pourquoi d'ailleurs elle a fait l'objet d'une indiscrétion commise par le vidame de Chartres, celuilà même qui aurait eu le plus d'intérpet à la tenir secrète; "jolie" cette histoire singulière d'une passion de femme assez fière et absolue pour atteindre un niveau de dissi
(87) Car'm., 76, 172; JA, 381; AG, 211, 212, 255; AGH, 79, 139, 255; Ex., 126, 176, 218, 272; Port., 4, 24.
(88) Cle'lie, IV, 1138111t8.

 359 
mulation exceptionnelle, "jolie" cette narration dépouillée et tendue dont l'effet dramatique est trop connu pour qu'on y insiste davantage. Ainsi loin de rejeter cet apport du roman ancien, la tendance nouvelle le circonscrit au domaine amoureux, puis en assouplit et diversifie l'usage, l'intègre enfin au développement de l'intrigue, en l'attachant à des situations toujours plus individualisées. Ne nous étonnons pas qu'après une étape de cette importance, la lettre tende à se constituer en genre autonome, ou à digérer peu à peu le tissu romanesque.
Les vers L'héritage littéraire
Autre ornement galant : les vers. S'ils abondent dans les romans de Mme de Villedieu, ce n'est pas d'abord parce qu'elle s'est montrée poète (cette qualité nous assure toutefois une meilleure provende), mais c'est avant tout parce qu'elle assume un héritage et suit une mode. Pour apprécier correctement le rôle de notre romancière en ce domaine, il faudrait disposer d'une étude méthodique d'au moins quelques romans de la première moitié du siècle, étude qui ne semble guère avoir été menée à bien que pour L'Astrée (89). Nous n'avons donc retenu que les oeuvres déjà dépouillées à l'occasion de la recherche des lettres, le travail ayant été simplifié par le souci d'Honoré d'Urfé de disposer une table des incipits et des formes poétiques à la fin de chacun des trois volumes de sa composition. On y relève cent trentecinq pièces et seulement trente et une dans les suivants rédigés par Baro. Cet univers poétique est d'une extrême diversité. Si les sonnets et les stances l'emportent numériquement, des chansons, dialogues, madrigaux, vilanelles, oracles, distiques, huitains et pièces libres composent cette palette admirable, au lyrisme noble et généreux. La poésie amoureuse est très loin d'y exercer un monopole tous les thèmes ronsardiens se trouvent sollicités. D'Urfé est inspiré par la mort, la vaillance, mais il se plaît
(89) Mireille Cornud, Les Genres intérieurs dans l'Astrée, la poésie,
thèse de Paris III, 1974.

 360 
aux mignardises (90) tout autant qu'il chante la nature; il lui
arrive aussi de se pencher sur la vie quotidienne d'un oeil nar
quois (91). Malgré le poids de l'influence pétrarquiste, il va
rie sans cesse les thèmes amoureux. Notons au passage celui du
départ cher è Marot, les "contentements" platoniques ou non, et
les plaintes aux modulations sans cesse renouvelées. Il est cer
tain que L'Astrée a dû une bonne part de son rayonnement è la
richesse de son lyrisme : il suffit de voir pour s'en persuader
avec quel empressement les auteurs romanesques les moins doués
pour la poésie, comme l'évêque Camus, croiront utile d'en repro
duire les traits (92). Gomberville est l'un des premiers, puis
que sa Carithée est parsemée sur 730 pages de 31 pièces assez va
riées : 10 chansons, 1 épitaphe, 5 stances, dialogues, 3 ora
cles, 2 sonnets, 1 élégie, 1 ode, 1 plainte et 1 "Hymne au Dieu
Nil" évidemment imité de l'Invocation au Lignon. Prophéties et
inscriptions adoptent la prose, le souffle poétique est plus
court, mais l'éventail des genres demeure, quoique péniblement,
è peu près sauvegardé. La Cythrée en revanche amorce un net re
cul de la poésie 9 pièces pour 2391 pages! Encore ne s'agitil
que de 8 oracles, traditionnellement versifiés, en face d'une
seule invocation (è une montagne, IV, 559), nouvelle imitation
des élans astréens. Juste juge de ses moyens, Gomberville, à son
texte de Polexandre, n'a pas mêlé la moindre fleur poétique.
Mlle de Scudéry, timidement, glisse dans Clélie quelques vers discrets, sans trop forcer son génie si prosaïque. Pour l'ensemble de l'oeuvre, elle se borne à 35 pièces, mais leur répartition est très instructive : alors que les 9 premiers tomes totalisent 20 pièces, le 10ème, paru en 1659, en comporte 15 à lui seul : l'auteur, malgré des dispositions médiocres, se sent
(90) Exemples : "D'une couche sur les lèvres de sa dame endormie" (II, 379); "D'un bouquet de fleurs de Clarinthe dans le lit" (III, 1'5); etc.
(91) "Stances d'une dame en dévotion" (I, 309); "Stances sur un mariage" (I, 338); "Tombeau d'un mari jaloux" (I, 375); etc.
(92) Mile de Scudéry suit la tendance dominante dans ses nouvelles et les farcit de poésies : Célinte (pp. 8891; pp. 9598 : thèmes et sujets précieux); Promenade de Versailles (189203 : églogues; 3L9_353 : élégies; etc.). A la même date Mile Desjardins, pourtant poète, se montre beaucoup plus discrete.

 361 
contrainte de suivre la mode. Elle évite le sonnet, et donne plus volontiers dans les vers irréguliers sans titre, les élégies et les quatrains (pour les entrées d'un petit ballet : X, 758). La liste des genres est très réduite par rapport à L'Astrée, les vers rampent, mais le signe est formel : le roman se fait l'écho de la nouvelle forme de poésie qui vient de naître dans les recueils collectifs d'après la Fronde (93).
Nous savons (9k) qu'elle est profondément différente de la
veine d'Honoré d'Urfé, et qu'elle s'est écartée de l'inspiration
maiherbienne. Faite pour les salons, elle répugne à la difficulté.
Sous l'influence de Voiture, le nombre des formes fixes a progres
sivement diminué au profit des vers libres (95) le sonnet survit,
mais il est dépassé par les stances libres, les petites pièces sans
titre, aux groupements variés, qui se coulent avec aisance et légè
reté. Si le rythme s'assouplit et s'accélère, l'inspiration s'af
faiblit et s'étiole; le lyrisme généreux, largement ouvert, du dé
but du siècle, se vide d'images et se dénature en un style anecdo
tique, qui ne retient guère que les métaphores conventionnelles.
A cette évolution qui éteint les fureurs anciennes et s'accommode des talents féminins (plus modestes, mais plus incères, comme viennent de le prouver la comtesse de La Suze et Mme Deshoulières), Mlle Desjardins trouve son compte, elle obéit volontiers à cette tendance qui rapproche prose et poésie, excelle, nous l'avons vu (96), dans l'oeuvre mêlée où l'entraînent spontanément son goût et sa facilité (97). Mais sa prédilection la porte au vers libre. Une "conversation" d'Alcidamie ne nous laisse rien
(93) Le Pentagone historique (1631) est émaillé des fleurs poétiques. Il semble que Camus se soit limite à cette expérience. Les romans étudiés par M. Magendie dans son célèbre ouvrage Le Roman français au XVIIème siècle de l'Astrée au Grand Cyrus Le Tolédan, Mithridate, Bérénice, Cassandre ne contiennent pas de poésies. Il n'y en a pas non plus dans Le Grand Cyrus ni dans Ibra him.

(9t+) Y. Fuioii, op. cit., pp. 198294.
(95) Hylas, pourtant, chantait en vers libres admirable trouvaille d'Honoré d'Urfé, adaptant la forme versifiée au caractère du personnage.
(96) Cf. chap. II, p. 113.
(97) Anaxandre, pp. 7071.

 362 
ignorer du rôle qu'elle assigne à cette muse familière, descendue de l'Olympe et du Parnasse pour visiter les simples mortels, pour peu qu'ils soient sincèrement amoureux. Une fois abolis les privilèges des auteurs de profession, les gens de qualités auraientils à rougir de s'adonner à ce passetemps raffiné ? Par la bouche de Philimène, dont les vingt ans de MarieCatherine empruntent l'autorité, une doctrine aimable s'énonce
"Il faudrait qu'il fût permis à un homme de qualité qui aurait de l'esprit et un talent particulier pour les vers (car il ne suffit pas toujours d'être spirituel pour être bon poète) de faire des vers, mais je voudrais qu'il n'en fît jamais que pour sa maîtresse et ses amies, et qu'il les fît pourtant avec la même justesse que s'ils devaient être vus de tout le monde." (p. 37) (98)
"La poésie est d'ellemême la plus belle chose du monde (...) mais je voudrais qu'on la considérât comme un divertissement plutôt que comme une occupation, et qu'on ne fît pas son capital d'une chose que le dernier de tous les hommes peut avoir commune avec un grand héros." (p. 36) La poésie naît spontanément du coeur
"Comme il y a des pensées vives auxquelles l'expression poétique convient mieux que la prose, il arrive insensiblement que l'on fait des vers sans dessein d'en faire C...) Je m'imagine qu'il faut que l'occasion, plutôt que le dessein, fasse faire des vers aux gens de qualité; qu'ils doivent être faits sans façon, lus et récités de même." (p. 3'47) Aussi l'impromptu aux vers libres rallietil tous les suffrages
..) cette sorte de petits vers libres et faits sans préparation sont presque les seuls qu'un galant homme qui ne fait point profession d'être auteur peut impunément faire." (p. 344) Point n'est besoin dans ce cas d'entrer dans toutes les "délicatesses" de la langue; comme pour la prose, remarquonsle, Philimène réclame pour les vers "la pureté du langage et la netteté de l'expression". Car
"(...) pourvu que quatre petits vers faits avec autant de promptitude C...) aient un sens agréable, du feu et des rimes justes, on n'examine guère s'il y a des mots impropres dedans ou non." (p. 33)
(98) Echo d'une longue conversation sur le même sujet qui figure dans Clélie (VI, 10811088), mais la conclusion y demeure indécise.

 363 
On ne saurait être plus clair. En faisant descendre la poésie du Ciel dans les salons, la galanterie la mêle è la vie quotidienne de ces gens de qualité, dont les personnages romanesques vont représenter une manière de projection. Malgré leurs rimes conventionnelles, les "petits vers" séduisent par toutes les combinaisons rythmiques; leur succès est général (99) et La Fontaine démontrera bientôt quel parti peut en tirer un véritable poète.
La poésie dans les romans de Mme de Villedieu
Mlle Desjardins avait assurément confié sa cause è la jolie Philimène. Sûre de plaire, elle introduit dans ses romans une proportion considérable de poésies. Qu'on en juge
Romans
Alcidcnie
Carmente
Cléonice
Les Exilés
Les Galanteries grenadines
Les Nouvelles afriquaines
Les Mémoires de la vie de
HenrietteSylvie de Molière
Le Portefeuille
Annales galantes de Grèce
13 pièces en vers libres pour 448 p.
8 pièces en vers libres
2 oracles en vers
1 chanson 573 p.
2 pièces en vers libres
1 élégie
2 chansons 89 p.
13 pièces libres sans titre 516 p.
17 pièces libres sans titre 18'f p.
5 pièces libres sans titre 117 p.
1 pièce libre sans titre 376 p.
1 sonnet 82 p.
17 pièces libres 136 p.
Nouvelles
Lisandre
Anaxandre
"Systèmes" de nouvelles
Journal amoureux
5 poésies dont 1 billet en vers 38 p.
8 pièces dont 2 longues élégies 85 p.
13 pièces libres
1 jouissance
maximes
1 chanson
1 fable Sib p.
(99) Cf. chap. III, n. 19.

 3614 
Annales galantes 15 pièces libres
8 maximes 573 p.
Les Amours des Grands Hommes 1 pièce libre 1416 p.
Les Désordres de l'Amour 9 maximes (non amoureuses) 2014 p•
Portrait des faiblesses humaines 0 116 p.
La diversité des pièces nous interdit de chercher è établir, comme pour les lettres, une manière de "fréquence". Bornonsnous è quelques remarques : les pièces libres l'emportent sans contredit sur toutes les formes fixes. Parmi cellesci, deux relatives innovations : la fable (101) et la maxime. D'autre part, c'est la proportion de ces "galanteries" qui donne è certaines de ces oeuvres une part de leur physionomie originale. A la Cour d'Aicidamie, on compose des impromptus (p. 351); è celle de Cléonice, des vers irréguliers, des élégies et des chansons (p. 1485, p. 502, etc.), qui voisinent avec les rébus (pp. 14811483) pour distraire la compagnie; è celle de Carmente, dans une Arcadie de convention, des "madrigaux en forme de dialogue", imités de L'Astrée (pp. 9091). Dans Le Journal amoureux, les courtisans d'Henri II, surtout dans la première partie, réécrite et "ornée" par Mme de Villedieu, combattent è coups de madrigaux, jouissances et chansons (102). Insensiblement la poésie "galante" s'est donc intégrée è l'action romanesque; mieux, elle contribue è la vérité psychologique, au réalisme de la peinture, puisque, loin de constituer seulement un genre intérieur, elle reproduit assez fidèlement les occupations et divertissements du monde aristocratique où l'auteur a voulu nous faire pénétrer. Dans ces conditions
(100) L'Elégie en forme de songe, et La Solitaire ont parcouru une carrière indépendante, et après avoir été copiées par Conrart, ont été imprimées par Barbin dans le Nouveau recueil.., de 1669.
(101) Certes, Esope récite une fable dans Le Grand Cyrus mais c'est un exemple isolé. Mme de Villedieu introduit dans JA, p. 70, la fable de Diane et d'Actéon, et avait déjà dans Cléonice glissé un apologue (six vers p. 1487). Cf. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, 1970, p. 281.
(102) "C'est si fort le propre de l'amour d'inspirer des vers aux nouveaux amants que notre duc (de Panne) ne put se dispenser de cette loi générale. Il fit un madrigal italien qu'il récita le lendemain chez la Reine comme une galanterie qu'il venait de recevoir de son pays. (...) Toute la Cour ne chantait plus que cette chanson." (JA, 1ère partie, VI0 journée, p. 140.)

 365 
on comprend mieux qu'aient disparu de la thématique galante les
grands sujets comme la mort, la vaillance, de même que l'aspect
mystique du sentiment de la nature, si sensible chez d'Urfé. L'a
mour règne toujours, un amour d'esprit autant que de coeur (103),
et la nature n'offrira plus guère qu'un cadre factice aux lan
gueurs du sentiment, dans de conventionnelles retraites pour ber
gers prétendument désabusés. Cet aperçu des poésies remanesques
de Mme de Villedieu vient renforcer les conclusions qu'autorisait
l'examen rapide des ornements épistolaires la littérature se
rapproche de la vie, la vie mondaine s'entend, celle qui produit,
si l'on peut dire, le genre romanesque. Mais comme l'audience ac
cordée aux "beaux esprits" témoigne aussi de l'imprégnation par
les "belles lettres" de ce milieu privilégié, la littérature et
la vie se croisent è michemin au royaume de galanterie.
Les jeux
La nouvelle galante accueillera donc les passetemps favo
ris de cette société (10'4). Mlle de Scudéry, en 1667, fait place
à des jeux avant de s'engager dans l'histoire de Mathilde d'A
guilar cent vingtdeux pages hors texte. A peine moins maladroi
tement, Mme de Villedieu, un an après, en introduira quelques
uns dans Cléonice. A la cour de la jeune souveraine (105), on
invente des rébus, jeu nouveau qu'on prend soin de distinguer de
l'énigme qui vieillit, et de l'allégorie aux obscurités lassantes;
il apparaît, à en croire Eurillas, "non comme le nuage d'une chose
claire", mais "la démonstration visible d'une chose obscure"
inutile de "donner l'estrapade è son esprit" pour en découvrir
le sens (p. 1484). On compose aussi des fables, celle du "Coq et
de la Perle" (106) : il s'agit de vers malicieux, destinés è bro
(103) Cf. M. Cuénin, "Variation sur une maxime de La Rochefoucauld, ou
"le coeur dupe de l'esprit", in Mélanges offerts à G. Mongrédien, XVIIème siè
cle, 1974.
(1014) Cf. R. Godenne, "Les nouvelles de Mlle de Scudéry", in Revue des
Sciences Humaines, oct.déc. 1972, pp. 503514.
(105) Celle de la duchesse de Nemours; cf. chap. VI, p. 238.
(106) Le privilège de Cléonice (15 juillet 1668) a été pris au lendemain .1.

 366 
carder une malheureuse
"C...) qui n'avait pris non plus de part à la conversation
que si elle avait été dans les déserts de la Thébaïde.
Bien qu'elle soit sans défaut,
Ce n'est pas ce qu'il me faut,
Il n'est si superbe gorge
Qui ne lui donnât emploi.
Nais un seul petit grain d'orge
Est plus précieux pour moi." (p. 487)
Le jeu, on le voit, n'est jamais gratuit il sert à masquer
ingénieusement une vérité morale, une médisance, ou permet par
fois, à la faveur d'un rôle d'emprunt comme dans les mascarades,
de dévoiler des sentiments que la prudence ou les bienséances con
traignent de dissimuler. C'est le cas du "jeu des familles" dont
les règles sont exposées dans les Nouvelles afriquaines il com
bine les agréments de la loterie et ceux de la comédie
"On compte les gens qui composent une compagnie, on les range par ordre, on fait des billets qu'on range dans un vase et qu'on tire au sort. Celui a qui échoit le billet de Père est obligé de remplir dans le jeu les devoirs d'un père de famille; on suit le même règle pour les autres. Mais pour bien jouer ce jeu, on prend autant qu'on peut le ridicule des caractères. On dépeint un père très avare, et il fait incessamment les remontrances inutiles. Les femmes sont ordinairement jalouses, et d'une humeur contrariante. Les fils aînés sont prodigues et débauchés; les filles ont impatience d'être mariées, les domestiques sont ennemis secrets de leur maître, et jusques aux amis qu'on met quelquefois dans le corps de la famille y sèment parfois la division et profitent du désordre qu'ils ont causé." (pp. 560561) (107)
Emblèmes et devises
On joue aussi à deviner le sens des emblèmes, jeu plus relevé d'initiés. C'est ce qui nous conduit à faire un sort privilégié à un ornement qui semble le mériter : la devise. L'Astrée en contient quelques unes : héroïques (III, 503) et amoureuses (108), sept en tout. Pour une oeuvre de cette
de la publication des Fables de La Fontaine. Itie de Villedieu se trope : l'apologue n'est pas ésopique, ccenne elle le prétend. Il est de Phèdre (III, 12); cf. J.P. Collinet, op. cit., p. 182,
(107) Les historiens du théâtre verrent peutêtre en ces "caractères" l'influence concrète de la comédie italienne.
(108) Edition Vaganay, II, 13, 13, 179, 185, 260  cette dernière reprise tome III, p. 28, p. 270.

 367 
dimension, c'est peu, mais c'est beaucoup plus, è ampleur égale,
que dans Polexandre et Clélie (109). Il est è remarquer en outre
que les devises amoureuses l'emportent en nombre et en intérêt
sur les devises héroîques, de caractère plutôt patriotique, et
qu'elles sont attachées è des emblèmes mythologiques Circé par
exemple a été peinte avec le visage de Circène, et on lit
L'autre avait moins de charme. Sur un écu apparaît une Sirène avec
ces mots Quels liens faudraitil ? D'Urfé éprouve un faible pour
la devise tragique Tu me donnes la mort et je soutiens ta vie
qui surgit par trois fois avec l'emblème du tigre dévorant un
coeur.
Mais après L'Astrée, on observe, sembletil, une régression de cet agrément, qui disparaît presque totalement des romans les plus lus. La mode vient surtout è partir de 1663, l'année où le roi fonde la Petite Académie, dont on sait qu'elle doit se consacrer aux projets de médailles et d'emblèmes è la gloire du monarque régnant. Une de ses premières réalisations concerne les cartons des Eléments et Saisons, tentures ornées de devises reproduisant celles des Carrousels (110). L'abbé d'Aubignac, qui obtient en décembre le privilège de Macarise, s'empresse d'en parsemer ce roman : il les présente gravées au fronton du temple de Cléarte, de sorte, précisetil bien, que "sous l'apparence de quelques galanterie, (elles) ont un rapport avec la doctrine" (p. 175). Des devises qui plaisaient alors, nous pouvons nous faire une idée assez claire grace è la collection qu'en conserve le Cabinet des Estampes (111), dont la plupart se retrouve dans le beau recueil in'4° du P. Le Moyne, De l'art des Devises, publié en 1666, et qui connut deux éditions la même année. Le célèbre
(109) Deux pour Polexandre, de nature héroîque (I, 936, et V, 131), et une dans Clélie, amoureuse (IV, 228).
(110) Celles de la Cavalcade de 1656 figurent dans le recueil de Gissey.
Cf. J. Vanuxern, "Emblèmes et devises, 16601680", Bull, de la Soc. d'Hist. de
l'Art français, 1954, pp. 6078.
(111) Te mat. 2 Symbola herofca Ludovico XIV. Pour le roi, nombreux emblèmes accompagnés de madrigaux; notons une devise espagnole, "nias virtud que luz". Sous la même cote, emblèmes et devises pour douze princes et grands dont le comte de SaintAignan.

 368 
Jésuite ne se contente pas de les reproduire : il en fait la théorie. Le "propre sujet de la devise", affirmetil est
un dessein qui tienne du grand et de l'héroïque ou de quelque passion où il entre de l'honneur et de la gloire S'il admet l'amour comme "digne sujet de devises" (112), c'est qu'il se rend à l'usage, "plus ancien et de plus grande autorité que les règles", usage selon lequel "les anciens princes, guerriers et amants" ont uni "l'entreprendre à l'aimer" dans les devises. Mais qu'on ne s'y trompe pas : l'amour dont on fait "déclaration publique dans les armes et les enseignes" doit être tout héroïque
"Je dis héroïque en son objet, héroïque en ses pensées,
héroïque en son élévation et en ses fins (...) L'amour con
traire à celuilà serait mal fondé s'il prétendait en devi
ses."
Lors de la Cavalcade de 1656, le jeune Roi portait deux em
blèmes l'un solaire avec la devise espagnole Ne piu, ne par,
et l'autre galant
un vase de cristal que le soleil échauffe et pénètre de ses rayons, sans altérer sa blancheur, pour montrer que le coeur le plus chaste peut s'enflammer d'un amour honnête et conserver sa pureté." (113) Tandis qu'emblèmes et devises envahissent les décors de théâtre lors des fêtes royales (lilt), et que le recueil de Bailly, édité et réédité sous plusieurs formes (115) contribue à répandre
(112) Titre du chap. 5, livre II : "Que l'amour héroïque et honnête peut être un digne sujet de devises; que le vulgaire et le sale n'y doit point entrer".
(113) Cf. Menestrier, Traité des tournois, joutes et carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 167ft, p. 243, cité par J. Vanuxem, op. cit.
(11'4) Notamment pour la représentation de L'Escole amante aux Tuileries en février 1662 où l'on admira les devises de Charles Perrault.
(115) Recueil d'abord manuscrit (1668) puis imprimé en 1669 (deux éditions) et en 1670, avec planches de Lebrun et textes explicatifs de Félibien. Réédition en 1679. Cf. J. Vanuxem, op. cit., p. 65.  La symbolique en usage apparaît déjà dans l'ouvrage du P. Le Moyne le soleil avec ou sans nuages, l'aigle, la fusée volante, les plantes amies du soleil, tournesol, héliotrope, girasol. Elle figure déjà dans des gravures exécutées par Boissevin en 1653 et publiées en 1658 Devises et emblèmes d'amour. Ambivalentes, les devises s'appliquent tout autant à l'amour profane qu'à l'amour divin. On peut en juger par la décoration du château de Bussy.

 369 
largement dans le public une mode si aristocratique, la devise galante s'étalera chez Mme de Villedieu dans ses récits de fêtes, et elle en utilisera la symbolique à des fins romanesques. Chaque fois, un monarque ou un prince laisse entendre par cette voie détournée un amour quelque peu mêlé d'héroisme, puis très vite purement passionnel. Dans Alcidaniie, il ne reste de la tradition que les tournois organisés par la reine des Canaries pour donner de l'éclat à sa cour. Artambert, le prince de Thulé, s'y fait remarquer par sa "grande dépense', son train magnifique et ses devises
"(...) (elles) étaient encore plus galantes que toutes les autres, et il paraissait même qu'elles avaient quelques secrètes explications; car tantôt il portait une Ourse gravée sur son Ecu qui formait son petit avec la langue et ses paroles autour
Du temps et de mes soins naissent mes espérances
D'autres fois, il avait un Icare sur son Ecu, et ces paroles pour âme
Mon vol est périlleux
Mais au moins il est beau."
La narratrice, la reine Almanzaîde ellemême, est fortement attirée par le prince, mais, récemment mariée à un époux "qui l'aime avec beaucoup de passion", elle reste prudente
'Comme toutes ces devises avaient quelque chose de fort amoureux et de fort particulier, j'avais une extrême curiosité de savoir ce qu'elles voulaient signifier, mais la crainte où j'étais d'embarrasser Artambert en lui témoignant un si grand désir d'apprendre ce qu'il n'avait peutêtre pas dessein qu'il fût su, faisait que je dissimulais mes sentiments autant qu'il était possible." (p. 357) Almanza7de organise ensuite une "course de chariots" en y joignant "quelque chose d'extraordinaire"
"Je serais d'avis qu'on ordonnât que tous ceux qui seraient reçus dans la lice portassent le portrait de leur maîtresse sur leur écu, et quelque galante devise autour; car je m'imagine que cette diversité de beaux visages et de devises spirituelles donnera une beauté particulière à cette course qui la rendra tout3fait divertissante." (p. 359) (116)
(116) L'idée vient de Gomberville. bde1melec s'est fait prendre l'écu
où est peint le portrait d'Alcidiane pour tenter de le recouvrer, il lance
un cartel à tous les princes (Polexandre, II, 367 sq.). Mais il ne s'agit pas
dans ce cas d'un "divertissement". La seule devise du tournoi accompagne 1'eir
blême sinistre de la comète, Ut perdat lucet (p. 33). Gornberville a luimême
imité Perez de Hita. ébeneemr défie tous chevaliers porteurs du "pourtraict en
naturel" de leur dame.

 370 
Deux princes de Guinée font leur entrée : l'auteur, par le truchement de la reine, nous détaille leurs devises, qu'on ne peut s'empêcher d'admirer pour leur "galanterie" (117). Mais Artambert s'avance sur un char éclatant de luxe exotique, un écu au bras gauche
sur lequel il paraissait une femme dont la plus grande partie du visage était cachée par un petit voile qu'un Amour voltigeant lui tenait devant les yeux, et ces quatre vers étaient écrits au bas de cet écu
'Le respect me défend d'en montrer davantage Mais malgré ma discrétion
L'éclat de ces beaux yeux percera ce nuage
Et ne dira que trop quelle est ma passion.' Les dames présentes s'exclament devant cet emblème et ces vers si galamment imaginés." La jeune romancière imite de très près Gomberville (118), mais fait appel è la symbolique plus neuve du soleil perçant les nuages (119) qui d'héroïque devient galante. On trouve dans Cléonice l'écho d'un divertissement royal, celui "des emblèmes è deviner"
"Le dernier qui avait été imaginé était un de ces tableaux qui représentent des parties informes et séparées, lesquelles étant rassemblées par le verre optique forment un tout accompli de plusieurs parties imparfaites. Le sens général de cet emblème était qu'il n'y a rien de si imper
(117) Ce sont deux jumeaux qui portent le portrait de la même femme, mais sur l'un des écus "elle tenait des chaînes qu'elle présentait è un petit amour qui la regardait, avec ces mots autour : Plus belles de ma main que le sceptre d'un autre; sur l'autre écu, la même femme "tenait deux coeurs dans une de ses mains, avec ces paroles pour âme : La nature et l'amour de ces deux n'ont font qu'un" (p. 365).
(118) "On n'admira pas moins la nouveauté qui paraissait au pourtraict de sa dame. Elle était habillée de sorte qu'on reconnaissait aisément la grandeur de sa condition. Mais deux petits amours qui étaient peints audevant de sa tête lui tenaient un voile devant le visage et empêchaient qu'elle ne pût être reconnue" (Polarandre, II, 334335). On s'étonne de cette présentation énigmatique dans un tournoi où chacun doit faire valoir la beauté de sa maîtresse. Mais le prince français répond "qu'il appréhende le sort des armes et qu'il n'ose soumettre celui de sa maîtresse aux extravagances de la fortune" (p. 336). Les portraits décrits ne sont accompagnés chez (èmberville d'aucune devise.
(119) Exploité de toutes les façons, cet emblème est revêtu d'un sens
amoureux dams le recueil de Boissevin de 1658 (gravures de 1653) : Devises
et ,nblèmes d'amour, mais l'explication (p. 9) est d'une fort grande platitude, malgré l'interprétation dévote qui double chaque emblème. Celle de Mile Desj ardins respire l'héroïque.

 371
ceptible è nos sens que la science et l'art ne puisse ren
dre sensible. Mais le sens mystique de notre amant était que
les soins, les regards et les discours qui sont considérés
par les gens indifférents comme des parties de l'amour inu
tiles et sans liaison, tracent le portrait d'un feu très ar
dent quand ils sont regardés par les yeux d'une maîtresse."
(p. 520)
Le passage de l'héroîque au galant est ici particulièrement
sensible. Le symbole n'est pas absolument original, mais c'est
son utilisation qui paraît inédite. D'ordinaire, il sert è illus
trer le vers de Virgile Qui amant sibi omnia fingunt, lieu com
mun de la psychologie amoureuse (120). Dans le cas présent, c'est
l'amour d'une femme qui donne sens, cohésion et finalité è tous
les gestes de celui qu'elle aime.
Tandis que l'auteur de délie se risque très peu aux emblè
mes, è peine aux devises galantes (De mon feu vient ma force, IV
812; Je me donne è qui me prendra, VI, 871), Mme de Villedieu se
montre fort entraînée è cet exercice du haute école. Un jour, A 
rianire, la suivante de Clécnice, ouvre une boîte contenant
"L..) un coeur qui brûlait avec son flambeau, et ces paro
les écrites autour en langue espagnole Mas merece (..
Levant cette première couverture, elle fut bien surprise de
trouver dessous le portrait de Cléonice L..) Elle était
peinte comme on nous dépeint Dallas, et ces mots étaient é
crits au bas du flambeau Jove e homini (sic) comme pour si
gnifier que Jupiter et les hommes la reconnaissaient pour la
plus formidable des déesses." (p. '499)
Voici apparaître l'espagnol (121) mis è contribution pour
les devises royales, et le latin plus usuel que le français dans
la pratique du genre.
Dans Les Galanteries grenadines, les devises sont introdui
tes d'une façon surprenante. Elles apparaissent gravées "sur des
petites lames d'or émaillées" décochées par "des flèches de cris
tal", mais l'emblème mérite toute notre attention
"Sur l'une (la devise galante) on voyait un nuage épais que l'amour s'efforçait de dissiper avec son flambeau, et pour âme Mieux que celuiId, l'autre voulant dire qu'alors cette espèce de soleil était préférable è celui qui nous
• (120) Recueil de Boissevin, p. 28, avec pour devise Quis non videatur
cenanti.
(121) Plus tard, dans les NA, l'italien (p. 092).

 372 
donne le jour.
Dans une autre devise, l'amour était dépeint, prêt à
surprendre un coeur ailé. Un rayon du soleil l'éblouissait;
comme il avait quasi la main sur sa proie et la lui faisait
manquer, le petit dieu s'en plaignait par ses paroles Ce
n'est pas la première, entendant par là que le soleil était
souvent contraire aux occasions amoureuses, et que ce n'é
tait pas la première où l'amour avait eu sujet de se plain
dre de lui." (pp. 82'483)
On remarquera aisément la pauvreté de l'invention, sans qu'il
soit nécessaire d'appeler à l'aide par contraste les commentai
res des emblèmes glorieux recueillis par les ouvrages du temps.
Mais la galanterie se signale par la facture ingénieuse et insi
nuante, le mystère excitant; comme les poésies, les devises ga
lantes ne sont autres que des messages chiffrés, et si elles uti
lisent la symbolique royale (le soleil et les nuages) c'est pour
profiter de la grandeur qui s'y trouve attachée et bénéficier de
son prestige, tout en renversant la signification des symboles.
Dans le Ballet Royal de la Nuit (122), l'astre du jour à son le
ver, c'estàdire le jeune Roi, va conjurer les démons nocturnes;
en revanche, trois ans plus tard, dans La Galanterie du temps,
l'apparition finale de la Nuit jette un voile discret sur les a
mours royales.
Estce à dire que la galanterie, à partir de 1670 environ,
dénature la signification et la portée de la devise ? Il le sem
blerait bien, à s'en tenir aux religieuses objurgations du P. Le
Moyne. En fait, la distinction entre amour héroîque et amour ga
lant perd peu à peu de sa réalité. L'amour, en effet, paraît pro
mu à une royauté de fait qui lui permet de s'approprier tous les
symboles, et de monopoliser les devises qu'il adapte à ses entre
prises. Mais il y a plus non seulement l'Amour est Roi, mais
depuis 1661 et 1664 surtout, le Roi est l'Amour (123) jeune é
poux, amant toutpuissant, danseur incomparable, restaurateur de
(122) Dansé par Sa Majesté le 23 février 1653, composé par Benserade. Il figure en quatre "veillées" un tableau vivant et réaliste du Paris nocturne. (123) Au début de 1663, Mue de Motteville écrivait au sujet de la cour "Un Roi puissant par la paix et par d'immenses richesses, honnête homme, bien fait, jeune et magnifique en composait tous les plaisirs." GAmsterdam, 1723, V, 289.)

 373 
la paix qui invite aux plaisirs, il va jusque sur la scene incarner une manière de splendeur divine : c'est seulement le 7 février 1670, lors des Amants magnifiques, qu'il renoncera à se produire dans des "galanteries". Le Roi participe de la puissance céleste : ne purifietil pas tout ce qu'il touche ? Voici en quels termes le roi Abdily, récemment monté sur le trône aux côtés de la belle Moraysèle, entend solliciter Zélime, objet de son caprice "Il n'est amour, raison ni foi, Qui ne doivent céder aux ardeurs d'un grand Roi; L'éclat qui sort de sa Couronne Se communique à toute sa Personne, Attache un air vainqueur à sa moindre action Un sourire, un regard, le mot le plus vulgaire Renferme en soi le don de plaire Quand au rang de Monarque il a relation" (GG, 501). Veuton des précisions ?
"Les plus prudents d'entre les Maures, jugeant que les
ennemis de leur Puissance et de leur religion pourraient pro
fiter des désordres domestiques conseillaient au nouveau roy
de faire souvent des fêtes et des tournois, afin d'unir les
chevaliers des diverses factions et de leur donner une oc
cupation qui les empêchât d'en chercher une prérilleuse à
l'Estat." (GG, 478)
Les Mémoires de Louis XIV ne disent pas autre chose (12).
Ainsi voiton les devises galantes contribuer à leur façon
à entraîner les ornements littéraires dans le sillage d'une réa
lité qui, ellemême, dans ses manifestations les plus déterminan
tes, emprunte à la mythologie amoureuse, comme le montrent les
arguments et les titres de Ballets (125). Par ailleurs, les de
vises elles aussi joueront un rôle dans l'action romanesque loin
d'être artificiellement surajoutée, elles servent, comme les let
tres, de véhicule aux desseins passionnés, et leur plus ou moins
claire suggestivité relance ou ralentit le mouvement dramatique.
(1P4) Edition Champigneulles, p. 90 "Cette société de plaisirs qui
donne aux personnes de la Cour une nouvelle familiarité avec nous les touche
et les charme plus qu'on ne peut dire. Les peuples, d'un autre côté, se plai
sent aux spectacle, où au fond on a toujours pour but de leur plaire (...)
Par là, nous tenons leur esprit et leur coeur quelquefois plus fortement peut
être que par les récompenses et les bienfaits."
(125) Cf. supra, Les Amours de Psyché, Le Triomphe de l'amour

 374 
L'expression galante l'art de suggérer
Mais le roman galant ne se caractérise pas seulement par la présence quasi obligée de telles élégances : il implique un style particulier de récit, celuilà même que Segrais déplorait gauchement de ne pouvoir reproduire lorsque, dans Les Nouvelles françaises, il feint d'envier une narratrice qui conte de race "je ne l'ai pas écrite aussi galamment qu'elle la récita (...) avec les mêmes grâces qu'elle la raconta" (126). "Galamment"... Art de dire, la galanterie dans le roman s'ins'pire d'une conception esthétique précise, formulée par Méré, entre autres. Il déclarait
"Les excellents peintres ne peignent pas tout : ils donnent de l'exercice à l'imagination en laissant plus à penser qu'ils n'en découvrent. Ce Grec si célèbre par son esprit et ses inventions ne s'amuse pas à décrire Hélène il ne dit presque rien de son visage et de sa taille.Cependant il a persuadé à toute la terre que c'était la plus belle femme qu'on ait jamais vue (...) (Rien) ne donne une si belle idée que celle qu'on se fait faire à soimême (127), et l'on n'y manque jamais (...) Les grâces ne paraissent que fort rarement (...) il est malaisé de les peindre. Et quand on en viendrait à bout, comme chacun les regarde avec des yeux différents, la peinture ne satisferait pas tout le monde." (128) Ce texte d'un intérêt considérable, émanant d'un théoricien de la galanterie, éclaire d'un jour neuf le style romanesque de cette période. Il aide en particulier à rendre compte de l'emprise des séries superlatives si caractéristiques de l'expression de Mlle de Scudéry, et même encore de Mme de Villedieu, pour ne parler pas de Mine de Lafayette. En effet, de la beauté conçue, le superlatif ne traduit que les coefficients subjectifs, convaincu qu'est l'artiste que toute description réaliste, toute interprétation figurative n'aboutirait qu'à la mutiler. Or cette beauté, l'écrivain l'élabore à partir du réel, mais il doit, pour at
(126) Il s'agit d'Adélaîde. Cité par R. Goderine, Histoire de la nouvelle
française au XVlèrae et XVIIèrae siècle., p. 492. (127) Comment ne pas évoquer ici SaintExupéry, et l'épisode liminaire du mouton dans Le Petit prince ? (t28) Chevalier de Méré, Discoure et conversations, Amsterdam, 1687, pp. 250251, et éd. Boudhors, I, 63.

 375 
teindre son but, être infidèle è la nature (129). C'est ainsi que le langage galant, dans les arts et dans les lettres, idéalise la vie en l'exprimant. Le roman de Mme de Villedieu, formée par le monde, épouse cette attitude, d'abord reconnaissable au choix des termes (130).
Lexique
Une étude honnête du lexique dépasse le cadre de ce chapitre. Nous nous bornerons è quelques remarques significatives.
En règle générale, Mme de Villedieu ignore les mots "bas". Elle ne fait qu'exceptionnellement entendre les serviteurs : encore n'usentils alors, tutoiement excepté, que d'un langage fort citadin, comme les servantes de Marivaux (131). Même dans les passages satiriques et gaulois, on ne rencontre aucun des termes dont F. Brunot a dressé la liste (132). Non seulement la romancière proscrit le mot "cocu", mais elle prend justement plaisir à le remplacer par diverses périphrases amusantes (133). Elle hésite devant "poulet", pourtant courant dans le meilleur monde (13), mais un peu ancien, et que SaintAignan, en raffiné qu'il
(129) Après avoir critiqué le réalisme flamand "qui représente si bien (la nature) qu'on s'y est trompé", Perrault fait dire à l'abbé : "La plus grande difficulté ne consiste pas à bien représenter de beaux objets et par les endroits où ils sont les plus beaux. Je vais encore plus loin, et je dis que ce n'est pas assez au peintre d'imiter la belle nature telle que ses yeux la voient, il faut qu'il aille audelà, et qu'il tâche è attrapper l'idée du beau è laquelle non seulement la pure nature, mais la belle nature même ne sont jamais arrivées; c'est d'après cette idée qu'il faut qu'il travaille et qu'il ne se serve de la nature que pour y parvenir." (Parallèle des anciens et des modernes, III, éd. 1692, p. 21q.)
(130) Il ne saurait être question ici d'aborder une étude du style de
ne de Villedieu, qui justifierait un ouvrage spécial. On s'est borné è quelques traits caractéristiques, dans le cadre de l'esthétique galante.
(131) SainteColombe et Mortaing. Texte cité au chap. IX, p. 539.
(132) F. Brunot, ELF, III, 165177.
(133) "Titre de mari trahi" (AG, 12'+), "époux disgrâcié" (DA, 115). Pour "cocuage", on relève aussi "ce mal" (AGJI, 166), "ce titre" (seul), et "infortune" (AG, 33).
(13v) Des billets amoureux de Henri IV figurent dans les recueils sous ce titre "Copie de quelques poulets de Henri le Grand à la duchesse de Beaufort" (Mas. Conrart, t. XI, Ars. 5!420, p. 603).

 376 
est, ne manque pas de relever (135). Lorsqu'elle en fait usage,
c'est à propos de personnages qui ne méritent pas l'estime (136).
L'appellation de "sorcière", ridicule calomnie qui frappe Henriet
teSylvie, n'est reproduite qu'avec des excuses pour "ce gros et
déplaisant mot" (137). S'agissant de princes et de rois, "hymen"
et "hyménée" sont préférés à "mariage", qui finit cependant par
s'imposer, à partir de 1672 environ, dans toutes ses oeuvres (138).
Elle garde encore, comme Molière, le vocabulaire tragique et poé
tique de l'amour, lorsque ces termes sont reçus à la Cour et à
la ville "feux" est fréquent (139), mais "chaînes" est parodi
que (1'4O). Mme de Villedieu, dans l'ensemble, manifeste un gout
marqué pour les mots à la mode, fussentils familiers. Naumanoir
se plaint de son "chien de garçon", comme Mme de Sévigné de ce
"chien de Barbin". Cet amour de la mode, qu'elle justifie dans
son Portrait, lui fait affectionner "cavalier" et "cavalièrement",
sans excès toutefois (1114), des métaphores alors nouvelles emprun
tées au jeu : "jouer la balle", "découvrir son jeu" (1'42), l'ex
pression "donner des couleurs", "colorer" empruntés aux arts plas
tiques (1'43), des verbes comme "prendre", "garder", "rompre des
mesures", termes d'escrime (1'44).
La mode est aussi à certaines habitudes précieuses (1'45), et particulièrement l'emploi étendu des abstraits. Mme de Ville
(135) Cf. réponse de SaintAignan à Mlle Desjardins, annexe I.
(136) C'est un "gracieux poulet" qu'a rédigé la rusée coquette qu'est Jeanne de Castille (AG, '436).
(137) MHSM, p. 156.
(138) On trouve "hymen" et "hyménée" dans Cléon. (pp. 533, 537, etc.), JA (pp. 510, 511), AG (pp. 65, 116, 316, etc.); "mariage" apparaît dans AG, 68.
(139) GG, 625; DA, 46 notamment.
(1)40) Lis., 459.
(1'41) Lis., '453; MHSM, 219.
(1'42) Port., 52, 72.
(1)43) DA, 9'4.
(l'14) DA, 101; AG, 338, '439, etc. Pour ces domaines métaphoriques, cf. Brunot, HLF, 256259.
(1'45) Influence concrète et limitée. Nous avons noté l'écart entre les notions de galanterie et de préciosité.

317
dieu les utilise constamment du pluriel dans leur valeur concrète,
en commettant même quelques néologismes (1'6) : "les préférences",
"les vanités", "les indifférences", "les légèretés", "les dégoûts",
etc. Par ailleurs, ils allègent l'expression "Cette brûlante
imposition des lèvres réveilla Madame de sa léthargie (JA, 87).
Grâce aux abstraits deviennent possibles de remarquables brachy
logies "La Piémontaise (... ) pouvait faire l'erreur d'un ren
dezvous" (DA, 107). Le Bey de Tunis conjure les deux amants heu
reux de partir au plus vite 'elm d'accorder è sa vertu le se
cours d'une impossibilité" (NA, 588).
En groupe, ils contribuent à la fermeté du style et font
admirer la rigueur de l'analyse; il s'agit de la jalousie des ma
ris : "Leur fureur mal instruite dans l'art de se satisfaire sert
ellemême d'ornement au triomphe qu'elle voudrait empêcher" (AGH,
117). Précieuse aussi certaine tendance è désigner un être humain
par une périphrase abstraite Ahenhamet se désigne luimême à
la coquette Zulemaïde comme le 'rebut de (ses) mépris" (GO, 600).
Du fameux "on", Mme de Villedieu tire des effets très heureux,
et discrètement moqueurs, comme La Fontaine dans Psyche. Il lui
arrive aussi d'y mêler la valeur indéfinie pour accroître le mys
tère. Lorsque Bussy reçoit les messages que Bellegarde rédige,
et charge la vieille servante de les faire passer pour ceux de
son épouse, il faut qu'il simule les réticences habituelles aux
femmes vertueuses; la signification précieuse du pronom se trouve
comiquement majorée par les circonstances
"On lui fit d'abord de grandes difficultés, afin de l'engager davantage, et puis, insensiblement, on les adoucit. On prit de ses lettres qu'on assura qu'on avait fait lire. On y supposa quelques lignes de réponse, et on y ajouta que, si jusques è l'arrivée de la dispense, il voulait se taire et se contenter de cela, ce silence serait dignement récompensé." (DA, 105) Comme chez les prGcieusco, il arrive que le désir de ne point révéler l'identité de l'être aimé invite à user de l'indéfini "aimer quelque chose" (GO,, 519) ou du passif, ainsi dans La Tendre confession de coeur où les deux effets se renforcent; l'inconnu,
(116) Cf. F. Deloffre, Mai'1'aux et le marivaudage, p. 371.

 378 
héros de l'aventure, est rempli de confusion : "Plus on s'efforçait de la dissiper, et plus il me semblait qu'on aggravait mon crime; il fut trouvé aussi grand que je le pensais" (GG, 610).
De toutes les métaphores précieuses, Mme de Villedieu n'a rien gardé qui ne fût devenu usuel, "filer le parfait amour" (AG, 150) par exemple. Le lexique mondain écartant les mots cru "qui appellent un chat un chat", certains termes élégants se trouvent chargés de valeurs supplémentaires qui augmentent leur extension sans réduire la compréhension. C'est parfois une source de malentendus plaisants lorsqu'on veut jouer l'initié comme fait le marquis de Castel Rodrigo.
"Lorsqu'il vit que le mot d'estime en mon français ne
signifiait pas la même chose qu'en sa prétention espagnole,
il me rembarqua au jeu pour lui donner sa revanche" (MHSM, 65).
Le mot "disgrace" finit par n'avoir plus guère de sens que par le contexte, mais ces impropriétés voulues sont une forme d'esprit (1L7). Un des termes les plus chéris de Mme de Villedieu est celui de "langueur", avec l'adjectif "languissant", et l'adverbe "languissamment". Le sens fondamental, c'est "émoi intime", qui abat ou rend tendre; le contexte permet de le rapporter è la passion ou à la douleur. Le terme peut ainsi s'appliquer soit è la voix du marquis de Termes, après le trait qui l'a percé en plein coeur, soit è la souffrance obsédante de Givry, soit au trouble sensuel de Bussy ou à la rêverie de Lisandre (Lis., 59), soit è la passion profonde de Guise que rallume la coquette de Sauve, soit è cette même coquette quand elle simule l'amour. On pourrait faire les mêmes observations sur un adverbe comme 'froidement" qui accompagne suivant les cas des propos réservés, glacés, méprisants. La pauvreté lexicale sollicite donc la collaboration du lecteur et son imagination.
Parfois aussi, comme par jeu, le style mondain se plaira è rester en deçà des choses, è les contourner pour les faire entendre délicatement. La romancière aura donc recours è la métaphore,
(1L7) Il conserve son sens originel et politique, mais signifie aussi "maladie, cocuage, échec sentimental, mésaventure", en insistant sur le résultat de l'action plutôt que sur sa nature.

 379 
à la litote, à l'euphémisme et aux périphrases.
Les métaphores
Elles sont peu nombreuses et ne s'écartent guère, comme il
sied quand on ne joue pas à l'auteur, de l'usage du monde. Celui
ci a adopté depuis longtemps (148) les métaphores militaires, et
ce serait donner dans la préciosité ridicule et le galimatias pro
vincial que d'affecter de sortir de l'ordinaire. Mais elle lance
quelques originalités "sonder un gué dangereux" (149) emprunté
à Ovide, "attacher à son char" en parlant d'une coquette (GG,
623, Port., 65) et, dans le domaine militaire, "attaquer à la sour
din', l'expression "à la sourdine" étant alors assez nouvelle (150).
Il lui plaît aussi de donner des exemples de galanterie en filant
la métaphore. Voici un échantillon de cette virtuosité (151), qui
reste toujours dans les limites du bon goût, à l'exclusion de
toute surcharge. Le duc de Parme a perdu la chasse et rencontre
Mme de Valentinois
"L'occasion (152) est plus périlleuse que vous ne pen
sez, continuatelle en lui montrant un buisson d'épines fleu
ries. Le duc entra merveilleusement dans cette galanterie,
et lui donnant la main pour la conduire au lieu qu'elle mon
trait 'Vous avez peu de charité pour les étrangers, reprit
il d'un ton goguenard (153), de leur dresser ainsi des embus
cades sur les grands chemins. Qui se serait jamais défié de
cet attentat ? Allez, Madame, vous méritez d'être punie, et
j'espère me tirer du guetapens en galant homme'." (JA, 47)
Litotes périphrases et euphémismes
Ils sont prisés des honnêtes gens.
(148) Mlle de Scudéry dit déjà au tome III de Clélie "Il est si nécessaire pour parler galamment d'amour d'employer les termes de la guerre qu'on ne s'en saurait passer" (p. 484). Même Les Marguerites françaises dans leur "Thrésor du bien dire" n'ont garde de négliger cette élégance (Brunot, III, 253). (149) DA, 181; Cera vadum ternptet... (L. I, y. 435). (150) AG, 130; cf. Brunot, III, 259. (151) cf. chap. IX, pp. 503 et 504, pour un autre exemple. (152) Rappelons la valeur militaire du terme affrontement, corps à corps.
(153) r plaisant, qui n'est pas dupe.

 380 
"Pour bien parler, disait Méré (...) il ne faut pas tant
s'attacher donner de l'éclat aux choses que l'on dit qu'à
les mettre de la manière qui leur convient le mieux (...)
A mon gré, rien ne témoigne mieux que la manière de s'expli
quer est noble et parfaite que de laisser comprendre de cer
taines choses sans les dire : l'expression est assez claire
si l'on entend ce que quelqu'un dit, quoiqu'on n'entende pas
d'abord tout ce qu'il veut dire." (15k)
Or si l'entreprise masculine dispose de tout l'arsenal mili
taire, la pudeur et les bienséances exigent que les réponses fé
minines se voilent d'incertitude. C'est dans cette zone mal dé
finie que fleuriront toutes les suggestions du langage.
La litote est un merveilleux retranchement contre la bruta
lité des choses. Passons sur les demibanalités du type "n'avoir
pas un très grand esprit" (Cléon., 52), "se piquer d'une médiocre
sincérité" (Port., 52) ou "n'être pas ingrat", très répandu. On
relève avec plaisir : "elle ne me trouva pas indigne d'être con
sidéré"  double négation qui ouvre tous les horizons (155); une
femme aux moeurs officiellement libres "ne se pique pas d'extrême
délicatesse sur le point d'honneur" (156). L'assimilation de l'a
mour à un mal physique a engendré des séries de métaphores qui
ont empli la poésie du XVIème siècle, la tragédie, puis les vers
mondains; sous l'influence des précieuses, elles gagnent la prose
aristocratique des salons. Leur usage humoristique et modéré dis
tingue Mme de Villedieu des heroines de l'abbé de Pure. "Accor
der des soulagements" (Ex., 16) (157); "être touchée du mal de..."
(Ex., 16); "secourir" (Ex., 16) ou "emprunter le secours de la pi
tié..." (Ex., 17).
Il est de bon ton de mettre en avant la "générosité" des da
mes, ou leur "bienveillance" "honorer de sa bienveillance"
(15k) Méré, Discours et conversations, I+ème conversation, éd. cit.,
p. 2117. (155) Flore est courtisane et l'amour qu'elle éprouvera pour Pompée revêtira un caractère exceptionnellement violent (AGE, 123). (156) AGE, 97. (157) Variante : "Cette ardeur n'est pas soulagée par les remèdes qui lui sont propres" (Ex., 15).

 381 
(Port., 5); "avoir un peu de pitié pour les souffrances d'autrui" (Port., 72); "manifester de la complaisance" (NA, 319) (158); "se piquer de compassion" (Port., 64); "se piquer d'humanité pour les souffrances d'autrui (AG,360); "prendre de la bonne volonté pour quelqu'un" (MHSM, 370).
Plus l'euphémisme est vigoureux, plus l'effet est amusant "être sociable" (AGO, 432; NA, 255).
Sur un ton plus réservé, on parlera de "sentiments plus particuliers" (159) ou on jouera sur le sens (biblique) de "connaître" (160). HenrietteSylvie s'exprimera plus personnellement "Je ne sais même si on ne me fit pas désennuyer quelques chefs de bivouac" (MHSM, 195).
Les euphémismes peuvent se combiner avec les métaphores. Mme de Molière "avait eu pitié d'une langueur dont elle n'était pas coupable" (MHSM, 26).
Et voici comme est dépeinte Metzale, demimondaine, si l'on ose dire
"Cette dame était très belle; la liaison qui était entre
elle et le Polonais roulait sur l'utilité plutôt que sur l'in
clination, et elle était pourvue d'un de ces tempéraments
équitables qui rendent justice aux faveurs de la nature dans
quelque objet qu'elles se rencontrent." (AG, 520)
On ne peut associer plus heureusement l'humour et l'esprit, et le remarquable usage qui est fait ici des abstraits contribue à la réserve délibérée de l'expression.
Mme de Villedieu ne s'est pas interdit, nous l'avons vu, certaines situations scabreuses. Un de ses talents, c'est d'avoir su les envelopper.
L'art d'envelopper.
C'est là un des attraits du Journal amoureux ou des Annales galantes et l'inaptitude à cet exercice, où bronche le contrefacteur, suffirait à le détecter. Le conte italien, inséré dans le
(158) Il s'agit d'une femme débauchée.
(159) AGO, 435.
(160) AGI!, 98; GG, 517.

 382 
Journal amoureux, est déjà connu, puisque la duchesse d'Etampes
l'affirme le plaisir de l'entendre tient è ce qu'il est "spi
rituellement enveloppé". Dans ce domaine comme dans d'autres, ce
n'est pas la matière qui fait l'invention, mais l'art de la pré
senter.
La méthode la plus élémentaire consiste è jouer sur le sens
général et le sens spécial de certains mots, parfois simples ad
verbes, comme "naturellement" ou "dûment". Le comte de Chabannes
a passé la nuit entre les vitres d'une fenêtre double, tandis que
tout près de lui le roi occupe sa place auprès de la belle Agnès.
Une fois parti le royal importun, on va quérir le malheureux
"Quand le comte fut dûment réchauffé et rassuré C...)" (AG, 38k).
Ovide apprécie le bonheur de Sulpicie, è qui il porte les
ardeurs destinées è Julie, "naturellement parlant". Même jeu de
mots dans Le Journal amoureux, où les retrouvailles de Brion et
de Mme d'Etampes sont décrites de la sorte
"Mme d'Etampes daigna lui protester que son voyage lui avait paru un siècle. Il lui rendit grâces de cette protestation avec les transports qu'on doit è ces hyperboles obligeantes, et, cet entretien ayant duré aussi longtemps que naturellement il pouvait durer, ils jugèrent è propos de le soulager par quelques intervalles et conversation indifférente." (JA, 4314) Outre l'emploi intentionnel de l'adverbe (161), on notera le contraste entre la galanterie rituelle de l'entrée en matière et le caractère "solide" de la suite. Après "bonheur" (162), le terme "entretien", comme "conversation", commence è entrer dans le langage chiffré dont l'usage systématique constitue un des principes de ce style figuré. Quoi de plus innocent que l'expression "le reste de" 3 Mais tout dépend du contexte; et si c'est Ovide qui l'emploie au sujet de Sulpicie, voici le résultat : "Je crus
(161) Semblable jeu de mots sur l'adverbe "cavalièrement" que l'auteur ramène è son sens propre au moment où la mode lui confère un sens figuré. Il s'agit de l'évasion du couvent dans les MHSH. (162) Du Guest croise le duc de Guise sortant nuitamment de l'un des appartements des darnes, donnant sur la galerie, au château de SaintGermain "Il ne faut pas demander, ditil, si votre bonheur est parfait; vous n'êtes pas un homme è faire l'amour en vain, et je suis persuadé que vous en avez du moins autant donné que vous en avez pris." (DA, 46)

 383 
ne pouvoir reconnaître sa bonté qu'en lui offrant ce qui me restait de moimême" (Ex., 17).
Mme d'Albimont feint de dédaigner les plaisirs des sens, ne
vivant que de "vertu"; aussi fautil pour la déterminer au devoir
conjugal tout un effort sur ellmême, que rend à merveille cette
périphrase "Les petites indulgences que son mari exigeait de
sa vertu (...)" (Port., 71).
Quand on sait que l'entretien d'Agrippa et de Terentia por
te sur le "cruel supplice" d'une épouse contrainte de "recevoir
les caresses" de son mari sans l'aimer, on substituera sans peine
au vague intentionnel des tournures certains effets précis du re
mède proposé par Agrippa "choisir", pour "remplir" le "vide"
du "coeur",
"(...) un amant discret et sensible, qui mettant une épouse
en tête à tête avec son époux, délivre la complaisance de
cette nudité que vous avez si bien remarquée." (Ex., 17k175)
Sujet délicat que l'impuissance masculine. Gazul s'en expli
que "On me dispose point de soimême à son gré (... " (GO, 5l2).
Cette élégante tournure peut s'appliquer à diverses situations, mais elle ne revêt toute sa valeur que devant la colère d'Alasire, irritée de la "négligence" de son amant. Ailleurs, comme il s'agit de Jacques d'Aragon âgé de seize ans, l'auteur parle d'"ignorance". Implicitement, la vigueur amoureuse est assimilée à la santé et à la "science". Thérèse de Bidaure va donc recourir à des "charmes" (on verra derrière ce mot tout ce qu'on voudra) "redouble ses soins et ses complaisance", enfin "réduit le roi aux termes de lui demander quelques expériences de sa guérison" (AG, 167).
Sans le verbe "réduire" qui suggère le rôle actif de cette maîtresse experte, la seule "guérison" ne nous sortirait guère des platitudes habituelles. L'art d'envelopper consiste à filer la métaphore dans un domaine que les précieuses ont d'abord exclu de leur répertoire : il s'agit en effet de mobiliser une série cohérente de correspondances qui ne trouveront de signification que par suite de l'application à des réalités charnelles. Le libertinage du XVIIIème siècle trouve ici sa source. Dans Le Journal amoureux, on entend Mme de Valentinois se plaindre à SainteBrune, sa suivante, d'un certain défaut d'ardeur du duc de Parme

 38 
C...) Mme de Valentinois ne pouvait (...) se résoudre à lui pardonner non plus que le duc à demeurer d'accord qu'il fût criminel. La spirituelle SainteBrune fit des merveilles pour apaiser ce désordre : elle parla, elle pria; et comme les raisons du duc étaient des raisons de fait qui gisaient toutes en preuves, on tient que l'habile Italien en persuada SainteBrune par sa propre expérience, afin qu'il lui fût plus aisé de convaincre sa maîtresse. On croit même que cette science fortifia l'éloquence de SainteBrune, et que, n'ayant pas trouvé le silence du duc nécessaire au fait exposé, ce fut ce qui fit comprendre à la duchesse que ce n'était pas un crime d'avoir manqué à l'observer." (JA, 55) (163) Le conte italien, dans son entier, est un tissu d'allusions. Mais alors que dans le texte précédent, la série métaphorique a trait à la science juridique (fait, preuve, fait exposé, éloquence, crime), c'est au vocabulaire religieux et diplomatique, cette fois, qu'il est fait appel. Le commerce de Frère Adrien et du prétendu novice est découvert
"Les premiers avis du Chapitre vont à une prison perpé
tuelle, et un jeûne au pain et à l'eau le reste de sa vie.
Cette sentence reçut des adoucissements; le motif de la guer
re le devint de la paix, et Lesbie apprivoisa la sévérité
des plus sévères. Elle passa un an entier sur cette monta
gne qui n'était plus une solitude pour elle C...) On la pour
vut d'un lit, on lui trouva du linge et si le saint Père
ne fût venu mal à propos troubler les plaisirs de cette so
ciété, elle allait devenir aussi renommée que nombreuse (...)"
(JA, 243)
Le double sens des deux derniers qualificatifs, empreints
de componction, met la dernière touche au tableau, que le lecteur
a dévoilé à mesure qu'on le lui présentait.
L'expression galante suppose donc une participation active
du lecteur; c'est un jeu qui a ses règles, son code verbal et ses
conventions tacites; c'est un mode de divertissement. En ce sens,
elle engendre une manière particulière d'appréhender le réel, non
seulement pour le décanter de toute "grossièreté", mais pour en
extraire de quoi rire, ou sourire (161t).
(163) Ii faut se souvenir, pour l'intelligence de ce passage, que la duchesse se plaignait de l'expansivité verbale de son amant dans les moments d'intimité.
(16k) De nombreuses bourgeoises se rendent ainsi célèbres : ne Cornuel bien sûr, mais aussi Mme Pilou (Tallemant, II, 166).

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La raillerie
Nicolas Faret la définissait ainsi
"La raillerie est une espèce de discours un peu libre plus que l'ordinaire et qui a quelque chose de piquant mêlé parmi, dont l'usage est commun entre les plus galants et n'est pas même aujourd'hui banni d'entre les plus intimes amis de la Cour (...) Il est bien vrai que la raillerie, lorsqu'elle peut se contenir dans une honnête règle, est un doux aliment de la conversation, laquelle deviendrait è la fin bien froide et même ennuyante sans ces agréables intermèdes de petites contrariétés dont elle la diversifie, qui la réveillent, la réchauffent, ce semble, pour lui donner une nouvelle vigueur et de nouvelles grâces (.. J Ceci se remarque particulièrement parmi un certain nombre de personnes qui s'endorment dans l'oisiveté de Paris et parmi la jeunesse de la Cour, car si cet exercice ne tenait leurs esprits en haleine et ne les réveillait de temps en temps, il y aurait danger qu'ils ne tombassent è la fin dans un assoupissement léthargique (...) Il semble que ce soit une loi de ce jeu (afin que la liberté de mordre jusqu'au vif soit plus insolente) que le premier qui se fâche perd la partie quoi qu'il en soit, celui qui a eu la plus froide réplique n'a pas seulement la honte de se voir vaincu en une chose en quoi l'on cède rarement, qui est l'esprit, mais, outre ce. il lui reste presque toujours dans l'âme l'amertume des railleries dont son adversaire l'a pressé." (165) On devine que Mme de Villedieu, chez qui des connaisseurs comme Barbin et Richelet ont noté une prédisposition de cette nature, régalera le lecteur de ses trouvailles. Le railleur est sans indulgence pour les pédants et les prétentieux, son gibier préféré. HenrietteSylvie, avec l'un d'eux, pousse la plaisanterie jusqu'à la cruauté : "A un homme qui donnait dans le galimatias", elle "fait des questions" qui n'ont d'autre but que de jouir du spectacle de voir la victime s'enferrer davantage; comme elle proteste enfin, l'insolente lui réplique, faisant observer, racontetelle, "que c'était un ingrat, et qu'il devait se souvenir que quelquefois, je l'avais entendu" (MFJSM, 273). Pour confondre le chevalier Du Buisson qui se vante faussement de ses faveurs, la même HenrietteSylvie lui lance en public
(165) N. Faret, L'Honnête homme ou l'art de plaire è la Cour, éd. 1637, p. 161 (première édition : 1630; nombreuses rééditions durant tout le XVIIIème siècle).

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TA propos, Monsieur le Chevalier, faitesmoi souvenir, quand je serai chez moi, de vous dire que je vous aime; j'ai trop longtemps différé cette déclaration, et je vous aurais épargné bien des mensonges, si je m'étais avisée de vous la faire plus tôt." (MHSM, 2722714) MarieCatherine Desjardins est si entraînée à cet art qu'elle s'en fait, dans sa vie privée, une arme contre la souffrance et l'humiliation, et contre ellemême. La raillerie tourne alors à l'ironie amère, mais aussi à l'habileté surprendre l'adversaire par un mouvement brusque qui lui renvoie l'image de son insincérité; trompé sur le motif véritable du plaisir qu'on lui annonce, il ne comprendra qu'à la fin que son manège a été déjoué.
"(...) vous croirez qu'étant demeurée si malsatisfaite de vous, je ne manquerai pas de vous écrire le plus fièrement et le plus désobligeamment du monde. Mais vous allez être bien trompé, et je suis assurée que vous n'avez esté plus satisfait d'aucune de mes lettres que vous le serez de celleci. Je prétends (quoique je ne me sois de ma vie trouvé moins d'esprit qu'à cette heure) qu'elle sera au nombre de celles que vous appelez jolies. Vous y verrez assurément tout ce qui vous a plô dans la dernière, et tout ce qui vous a obligé à lui donner tant d'éloges. En voilà assez pour vous faire entendre que j'ay à vous mander de ne point venir aujourd'hui. Vous jugez bien que votre approbation m'est trop glorieuse pour que je ne désire pas de vous faire tous les jours de semblables billets (...)" (Billet LXXII). Les personnages de roman savent tous railler, mais surtout les femmes. Dans Les Exilés, Terentia congédie un insolent qui avait osé glisser dans sa poche des vers compromettants : "Elle lui dit galamment qu'il était assez redoutable aux maris par son mérite sans y joindre le poison de ses maximes" (p. 252) (166). Galanterie encore que cette virtuosité dans l'art de jouer avec les mots à double entente, judicieusement utilisés dans l'intrigue où ils servent à tromper les témoins aux aguets. L'auteur
(166) Même type de paroles adroites et appareinnent flatteuses dans La
Princesse de Clèves. M. de Clèves fait comprendre à Mme de Tournon qu'elle s'est trahie par son indiscrétion "Je la remis à son carrosse, et je l'assurai, en la quittant, que j'enviais le bonheur de celui qui lui avait appris la brouillerie du roi et de Nine de Valentinois" (éd. Gamier, p. 282). De la même veine, cette gracieuse taquinerie de la dauphine plaisantant Nemours sur ses bonnes fortunes : "N. de Nemours avait raison d'approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avait alors un si grand nombre de femmes à qui il donnait cette qualité que si elles n'y fussent point venues, il y aurait eu peu de monde" (p. 272).

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avec ses héros, se divertit des benêts qui prennent "tout au pied de la lettre". Jacaya, prince turc des Annales galantes, se recommande par une présence d'esprit admirable dans les conjonctures les plus délicates; déguisé en domestique, il peut pousser l'audace jusqu'à présenter luimême un message d'amour de sa composition en feignant de servir les intérêts de son maître (167). Cette adresse est un trait distinctif du héros galant, dont Nemours héritera (168).
Les traits d'esprit
Ils sont peu nombreux, mais incisifs. N'insistons pas trop sur des expressions faciles comme "par votre foi" (Port., 8)(169) ou sur des alliances de mots comme "un dépit obligeant" (AG, 36). Il est dec maximes qui fusent : "On a toujours assez d'esprit pour parler d'amour" (Lis., L59); "En amour, toutes les descentes sont des chutes" (AG, 351). D'autres fois, le trait d'esprit ne s'éclaire que par rapport à un ensemble. Mme de Séville est vraiment la mère d'HenrietteSylvie, mais ne veut pas qu'on le dise
"Je ne lui fis pas plaisir de lui en donner le nom; elle me dit que son coeur m'en avouait, mais que son visage n'y pouvait consentir; et en effet, il conservait depuis plus de vingtcinq ans une jeunesse qui rendait cette qualité incompatible avec lui." (MHSM, 60)
(167) "Voici, Madame, une nouvelle où vous ne vous attendez peutêtre pas. Si elle vous est agréable, j'attends un grand présent de votre magnificence; si elle ne vous l'est pas, le mépris que vous en ferez en sera la punition" (AG, 521).
(168) Il vient de glisser "tout bas" à Mue de Clèves une première galanterie : "On m'a prédit que je serais heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j'aurais la plus violente et la plus respectueuse passion." Surpris par la dauphine, il déclare "tout haut", par une seconde galanterie à l'adresse de cette dernière, ou relative, si l'on veut, à l'affaire d'Angleterre (tout en demeurant applicable à Mme de Clèves) : "Je lui disais, Madame, que je serais élevé à une si haute fortune que n'oserais même y prétendre". Citons encore la manière "galante" dont il essaie de réparer sa fatale indiscrétion en disant flatteusement à la dauphine, naguère sa maîtresse : "La qualité d'un homme amoureux me peut convenir, mais pour celle d'un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous puissiez me la donner".
(169) Elle semble courante. La Fontaine l'emploie dans la fable 15 du livre X, "Jeûneronsnous, par votre foi ?" (y. 35), et XII, 1, y. 91.

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Mme de Molière est la maîtresse de Birague, mais ne lui dit pas toutes ses affaires : "Mme de Molière ne lui avait jamais confié ce secret, bien qu'elle lui confiât souvent sa personne même". Voici l'un des mots les plus gracieux. HenrietteSylvie, qui passe pour le prince de Salmes, fait des conquêtes, et un jour, elle s'amuse è se substituer, sous ce déguisement, au comte d'Englesac qui a tendance è lui être infidèle. Mais alors, dit Sylvie,
"(...) je trouvai ma rivale si belle que nous liâmes depuis
une amitié fort étroite. Je lui dis, en souriant, que je par
donnais au comte d'Englesac les infidélités qu'elle lui fai
sait faire elle me répondit galamment qu'elle ne les lui
pardonnait plus." (MHSM, 199)
Si la galanterie romanesque est une forme, un "air" (langa
ge, comportement), elle est aussi, surtout è partir de 1660, un
contenu. Il semble s'être élaboré è partir du déplacement de la
notion de gloire, noté par les moralistes
"CIX. Si tu cherches la gloire, tu peux la rencontrer auprès des honnêtes gens et auprès des dames principalement. Tâche donc de t'en faire estimer, et pour cela, il faut être complaisant, respectueux et soumis auprès d'elles et leur rendre visite dans les occasions, car assurément elles donnent ou ôtent la réputation aux hommes." (170) Or pour plaire aux femmes, dont l'influence effective conduit les hommes è une déférence, è une flexibilité presque inconditionnelle, il ne faut que leur parler d'amour
"Quand on est longtemps avec des femmes, il faut de nécessité leur parler de l'amour qu'elles vous donnent, ou de celle qu'elles donnent aux autres, ou de celles qu'elles ont données (...) Si on ne leur avait jamais parlé que du culte des dieux, des cérémonies des vestales, des lois du royaume, de la conduite de leurs familles ou des nouvelles de la ville, les plus sévères des matrones romaines, quand elles ont été jeunes, se seraient ennuyées avec de fort honnêtes gens. Car dès que l'on a dit un tel est mort, il a fait son testament, une telle se marie è un homme riche et elle a des habillements magnifiques; celuici s'est brouillé avec celuilà, cet autre s'en va aux champs, cet autre a un procès, on ne sait plus de quoi parler, et je sais même avec certitude qu'en disant tout ce que je viens de dire, une jeune et belle personne ne s'en divertira point. Ainsi il en faut toujours revenir à l'amour soit que l'on en parle sérieusement
(170) M. de Valcroissant, Maximes pour vivre heureusement dans le monde
et pour former l'honnête homme, P., Ch. de Seroy, 1662.

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ou non. Car une folie de cette nature dite galamment parmi les dames les divertit plus que de grands raisonnements de morale ou de politique ou que des conversations de nouvelles, quand même on raconterait ce qui se passe par toute la terre." (171) Le roman, genre féminin par excellence, et auquel Mile de Scudéry a conféré une indiscutable autorité, reflétera ce fait de mentalité. L'hégémonie de l'amour dans la vie est aussi un fait social. Gagnée par l'exubérance de la jeune Cour, la société parisienne s'organise en fonction de la prééminence des dames. Elles ramèneront la conversation, matière et symbole de la vie mondaine qu'elles animent, è un domaine privilégié où s'accusent leur compétence, leur expérience et leur pouvoir. Emanation de ces cercles et leur lecture favorite, le roman épousera donc les tendances nouvelles (172).
La primauté de l'amour.
L'amour qui façonne et civilise l'être humain est considéré
è bon droit comme un levier aussi puissant que l'orgueil ou l'am
bition; il est même plus respectable. La "morale galante" l'en
tend bien ainsi "Et comme l'art de plaire est un art héroïque /
Un fin galant imite un sage politique" (173).
Mme de Lafayette aussi, qui, dans La Princesse de Clèves,
commente en ces termes l'échec du chevalier de Guise dans sa re
cherche de Mme de Clèves
"Mais pour quitter cette entreprise qui lui avait paru si difficile et si glorieuse, il en fallait quelque autre dont la grandeur pût l'occuper." (l7) Mme de Villedieu avait déjà raisonné de la sorte (175).
(171) Clélie, II, ll'40ll)41. C'est Célère qui parle. (172) Cf. Ch. Sorel, De la connaissance des bons livres, 1672, p. 136 sq. (173) Le Boulanger, Morale galante, 1666 et 1667, dédié au dauphin, Paris, Claude Barbin. (17L) Edition Gamier, p. 307. (175) Cf. chap. VIII, p. 441.

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La mode une fois lancée, et le succès aidant, les imitateurs persévéreront dans cette voie, telle Mlle de La RocheGuilhen; mais cette dernière a, si l'on peut dire, perdu la foi galante (176). Boursault, pour sa part, dans l'"Avis au Lecteur du Prince de Condé, paru la même année que Les Désordres de l'Amour, avait déjà cru honnête de "ne pas garantir" les endroits où l'amour avait quelque part. Préchac, dans l'Avis" liminaire du Comte Tékély, se montre beaucoup moins persuadé que sa devancière de l'identité du comportement amoureux à travers les âges, et partant, de la vraisemblance (ne parlons pas d'authenticité) des épisodes amoureux qu'il introduit dans son récit (177).
Mais il faut bien contenter les lectrices. Le public féminin a pris goût à ces narrations plaisantes qui exaltent les victoires du "sexe". Revanche de l'imagination contre une situation souvent subalterne, l'interprétation galante tend à compenser l'insatisfaction des lectrices relativement modestes (la femme de G. Scudéry par exemple, qui a aimé Les Exilés) exclues par leur naissance des grandes affaires, exclues des conditions où s'exerce ce pouvoir féminin qui bouleverse le cours des événements. On s'explique ainsi la vogue des 'histoires secrètes", directement issues de la manière galante. Mais alors que celleci s'attache délibérément aux grands moments de lliThistoire générale" pour les expliquer comme l'on sait, celleslà préfèrent se cantonner dans les révélations, sans mêler aux aventures amoureuses des événements trop connus avec lesquels il devient de plus en plus difficile de tricher. Les romanciers, dans des préfaces plus réalistes
(176) En 1674, dans la préface d'Arioviste, éditée par Barbin, elle promet de ne nous parler de César "qu'autant que l'amour y aura sa part". L'éditeur de son Scandenberg (1688) rappelle, dans la préface, que "tous les héros ont été sensibles à l'amour". Mais dans la préface d'Attila (Oeuvres diverses, 1711), elle déclare : "Sur la foi de l'histoire, je vous réponds de la vérité de ces dernières circonstances (la mort d'Attila), mais je ne garantis les autres que sur la foi des romans" (cité par A. Calame, op. cit., p. 83).
(177) "J'aurais bien pu donner ce livre sous le nom d"histoire veritable" (...) Ccmnte j e voulais y mêler les amours du comte Tékély, et qu'on ne sait jamais bien la vérité des intrigues, je me suis contenté d'en faire une nouvelle historique." (1679)

 391 
que celles de Mme de Villedieu, Boursault (178) et Préchac (179) par exemple, prennent soin de distinguer deux ordres de faits les "affaires" et la "galanterie". Ce faisant, les auteurs se sentiront plus à l'aise. Mme d'Aulnoy ouvre les Mémoires de la Cour d'Espagne (1690) sur cette affirmation : "Ce n'est pas dans l'histoire générale que l'on apprend de certaines particularités qui plaisent ordinairement plus que l'histoire même".
Il n'en est pas moins vrai que le courant galant est à l'origine du succès de ce genre nouveau, qui fleurira dans les dernières années du siècle (180). L'éditeur lyonnais ne s'y trompait pas qui, en entreprenant une édition plus que complète (181) des oeuvres de Mme de Villedieu, se justifie en prétendant qu'il a voulu "satisfaire à la galanterie dont il a toujours été un zélé partisan".
Comme idéal mondain et art de vivre, cette galanterie est
passée à peine moins vite qu'un songe. Dans la préface des Galan
teries grenadines (1673), l'auteur déplore sa décadence. "Peu de gens, disait déjà Méré, sont nés à cette façon de vivre si brillante." De fait, le mélange est si subtil qu'il ne tardera ces se dénaturer. Un an après Les Galanteries grenadines, on voit paraître, dans Le Portefeuille, un épisode tristement significatif intitulé "La galanterie sans éclat", tartufferie tout juste plaisante. Le vocable naguère prestigieux se mue, à peine dix années
(178) Boursault, préface du Prince de Condé : "Quoi qu'il y ait dans cette pièce assez de circonstances de l'histoire pour faire présumer que tout est véritable, on veut, s'il est possible, divertir le lecteur sans l'abuser et prévenir l'erreur où il serait s'il ajoutait foi à tous les incidents qu'il y trouvera. On peut regarder corne autant de vérités les endroits qui ne concernent que la guerre, mais on ne garantit pas ceux où l'amour a quelque part."
(179) Préchac, préface du Comte Tékély : "(...) des personnes qui auront la moindre connaissance des affaires du monde verront aisément que tous les faits sont véritables et que je ne me suis aidé de mon invention que dans les choses qui ont rapport avec la galanterie."
(180) R. Godenne, op. cit., p. 126, donne la liste des titres répertoriés.
(181) Sour le titre Les Héros illustres en guerre et en amour par Mme de Villedieu, 1696, Baritel, vingt volumes rassemblant nombre d'oeuvres apocryphes. Edition signalée par Derême, art. cit., 1911, pp. 2323b.

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plus tard, en euphémisme, et couvre des intrigues de moins en moins avouables, menées principalement par les sens et l'argent; l'esprit, s'il en reste, ne sert que d'assaisonnement : la réduction du champ sémantique reflète bien l'évolution des moeurs. Dans La Princesse de Clèves, pour une seule acception emphatique (précisément celle qui, ouvrant le roman, rappelle les fastes de la vieille Cour), "galanterie" désigne partout la vulgaire liaison, hantise de Mme de Chartres et de sa fille : y céder serait aussitôt devenir "une femme comme les autres", et se déshonorer. L'adjectif et l'adverbe conservent encore le parfum d'antan, mais le substantif s'engage irréversiblement dans une voie étroite et sombre, désertée par l'esprit.
Avant d'entrer dans l'interprétation de l'oeuvre de Mme de
Villedieu, il convenait de tenter d'approfondir la notion de ga
lanterie; d'une part pour essayer d'élucider un terme surabondam
ment employé et d'une dangereuse polysémie, ensuite pour démêler
les composants d'un ensemble complexe, aux connexions fragiles,
mais qui apparaît déterminant pour une production littéraire dont
notre romancière est considérée comme l'initiatrice. En vertu
d'une coincidence remarquable qu'on ne saurait trop souligner,
son oeuvre se situe très exactement dans la courte période où la
galanterie régla les pensées, les goûts et les démarches de ceux
qui donnaient le ton è leurs contemporains, et grâce auxquels
MarieCatherine Desjardins put devenir une des femmes les plus
célèbres de son temps. Ce délicat parfum de composition, elle
l'a respiré, elle en a imprégné toute son oeuvre. Enfin, comme
ce fait de civilisation s'est nécessairement traduit en phénomè
nes littéraires, se trouvait expliqué et ramené sa source tout
un aspect décoratif du roman auquel il semblait utile de faire
la part qu'il mérite, en un temps où la règle était de plaire et
de divertir. Grâce des propos, éclat des épisodes narratifs étroi
tement mêlés au faste de la vie de Cour où fleurissent le raf
finement et l'esprit, traitement systématique de la matière en
fonction du dieu d'alors, maître souverain des coeurs et de l'his
toire, cette galanterie paraît beaucoup moins artificielle qu'on
a bien voulu le dire (182). Elle sait imprimer à l'action un mou
vement qui épouse les élans diversifiés de la passion en y inté

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grant les ornements attendus, et, renvoyant l'image de la société à qui elle doit la vie, elle peut se prévaloir d'un réalisme incontestable. Cependant il est constant que ce qu'on a pardonné à Racine, qui avait tout semblablement transfiguré ses Pyrrhus, Britannicus et Achille, et même à Quinault, on n'allait pas tarder à s'en scandaliser dans le romane qui n'était protégé ni par le génie ni surtout par les préceptes immuables et sacrés du genre. Plus vulnérable, soumis aux exigences des temps et lieux, aux réalités quotidiennes, il allait très rapidement se détourner de cette harmonie fugitive dont les récits de Mme de Villedieu sont l'un des plus irrécusables témoignages.
On présage que le règne de la galanterie engagera l'amour romanesque dans des voies nouvelles, au tracé sinueux et aux carrefours multiples. L'amour devient une 'entreprise" qui mobilise toutes les énergies, et dans laquelles les aspirations à l'absolu subiront épreuves et brisures.
(182) Ch. Perrault dans les Parallèles, loue ces ouvrages où 'une certaine galanterie qui n'était point encore en usage chez les Anciens se mêle avec la tendresse de la passion, et forme un certain composé qui réjouit en même temps l'esprit et le coeur, et fait trouver quand on y a pris goiât, quelque sorte de grossièreté où il n'y a que la passion toute pure." (T. III, p. 189.)

L 'IDEOLOGuE AMOUREUSE

CHAPITRE VIII
SURVIE ET DECLIN DE L'AMOUR HEROIQUE
Elimination de la matière héroïque.
Présentant Carrnente, l'une de ses premières oeuvres romanesques, Mlle Desjardins s'adresse "Au lecteur" en ces termes
"Assez d'autres auteurs ont pris le soin de peindre des héros fabuleux; pour moi, je ne sais figurer que des hommes ordinaires, et pour peu que tu aies d'indulgence pour eux, peutêtre les trouverastu assez tendres et assez galants pour ne leur souhaiter aucunes des qualités que mon sexe et mon ignorance dans le métier de la guerre me défendent de leur donner." On ne saurait être plus clair. De fait, le seul récit de bataille qui subsiste dans toute l'oeuvre de Mme de Villedieu, c'est celui d'un Siège (1), sans doute imité de celui de Marcilly dans L'Astrée, mais présentant des caractères tout nouveaux. En effet, il est d'abord bref, il rencontre le goût des contemporains pour cette forme de guerre, enfin, loin d'apparaître comme un morceau de bravoure, il est destiné à permettre, par suite d'une prouesse manquée, le salut inespéré de l'héroïne. Dans Cléonice, dont pourtant toute l'intrigue se déroule durant de sévères hostilités, la guerre n'est présente que par allusions, et les jeux de Cour éclipsent les affrontements sanglants. L'évolution attendra son terme dans les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière. Toute
(1) Celui de Syracuse. Il n'occupe que deux pages (351352). Dans Les
Désordres de l'amour, les exploits de Givry, tout juste mentionnés, ne servent qu'à accuser l'injustice de son destin.

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la sixième partie de l'ouvrage tire sa progression dramatique des incidences du siège de Cologne sur le voyage qu'entreprennent l'abbesse et sa protégée pour se rendre en cette ville. Les batailles, bien avant Stendhal ou Victor Hugo, seront alors envisagées dans la perspective bornée du participant isolé, entraîné malgré lui dans des opérations dont il ignore le sens (2). Même effacement des combats singuliers, admirables pour euxmêmes. Des exploits comme la traversée du Tibre è la nage par Clélie, ou des performances comme celles de Zelmatide ou de Bajazet ont perdu leur sens et leur intérêt. S'il en existe encore, c'est pour défendre une belle qu'on enlève (3) et qui devra, sans tarder, manifester de la reconnaissance... Si tel animal "furieux" s'attaque è la vie de l'héroîne, le geste libérateur est aussitôt monnayé en prétentions intéressées. Avec le sanglier d'Alcidamie, "monstrueuse bête montrant des défenses d'une grandeur prodigieuse", dont le vaillant Théocrite, au bout de deux pages, finit par avoir raison, nous assistons au premier et dernier combat chevaleresque de l'oeuvre de Mme de Villedieu ('4). Douze ans après, un autre sanglier, à peine évoqué d'ailleurs, ne portera pas bonheur è son vainqueur : en effet la destinée ne tarde pas à favoriser le rival qui, lui, sauve la jeune victime.., de la fureur des flots, et se trouve de ce fait mieux placé dans la compétition. L'auteur s'amuse la première de cette parodie (5).
(2) MHSM, p. 304 sq.; M.Th. Hipp (op. cit., p. 199) signale une tendance semblable dans les Mémoires de BussyRabutiri (III, 28). On la retrouve un peu plus tard dans les anonymes Mémoires de Hollande.
(3) Aic., 89.
('4) NA : histoire de Don Pedre de la Mera et d'Isabelle de Penaroche (pp. 5065i0). La présence d'un premier sanglier (CG, '462) n'intervient que pour expliquer la disparition d'un bracelet précieux, dont la perte entraînera d'importantes conséquences.
(5) CG, '461. Aberthamet, aidé des frères de la jeune fille, soustrait Hache è ses ravisseurs. Le thème du sanglier, cliché romanesque, repris dans La Princesse d 'Elide et Les Amants magnifiques semble venir des romans antiques, notajm,ent de Tatius, Leucippé et Clitophon. Cf. Romans grecs et latins, éd. Pléiade, p. 913. Sa présence dans les comédiesballets témoigne d'une influence du roman sur le théâtre. On peut voir aussi dans cette persistance du thème un souvenir d'Ovide (mort d'Adonis, Métamorphoses, L. X; Méléagre et le sanglier de Calydon, ibid., L. VIII).

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Nous croirons volontiers que le 'sexe" et "l'ignorance" sont pour quelque chose dans ce changement de perspectives, du moins en ce qui touche notre auteur. Mais il est évident que l'emprise de la galanterie ne peut être sousestimée puisqu'elle draine déjà une grande part de l'invention romanesque. Reste à savoir si l'amour ne constituera pas justement le dernier bastion de l'héroïsme. Pour mieux en juger, jetons un bref coup d'oeil sur les tendances dont hérite Mile Desjardins.
L'héritage littéraire
A la date où paraissent les derniers tomes de Clélie, c'est
àdire la fin de la Fronde, tout roman, sauf s'il parodie, peint
l'amour héroïque. Or celuici se développe au sein d'une société
imaginaire cimentée par un système de valeurs bien défini, parmi
lesquelles l'amour occupe une place qui n'est pas toujours la pre
mière. Comme tous les personnages principaux sont rois ou fils
de roi, la première de ces valeurs, c'est la dignité de la cou
ronne un devoir impératif consiste à la défendre si on la pos
sède, à la reconquérir par tous les moyens si on l'a perdue (6),
en assortissant la victoire d'une vengeance éclatante qui écrase
les usurpateurs. L'amour en principe ne contrarie pas ces grands
desseins, car héros et héroïnes ont été élevés dans le respect
des mêmes valeurs (7). L'amour et l'approbation de la femme ai
mée arment même le bras du héros et décuplent ses forces; la sé
paration et l'absence presque continuelles, malgré tous les ris
ques qu'elles comportent, n'entament jamais une fidélité de roc.
(6) C'est le cas de Zelrrmtide, dans Polexandre. Dans Clélie, l'idéal républicain remplace la légitimité dynastique : Clélius, Brutus et leurs amis s'unissent pour chasser l'usurpateur Tarquin. L'indifférence à la couronne qui se manifeste chez Polexandre et Almanzor (qui a pourtant d'abord assuré son trône à la demande de son vieux père) s'explique par des raisons d'ordre mystique, et ne se retrouve guère dans les romans postérieurs.
(7) Dans délie (V, 163), Herminius "se résoudrait à sacrifier son amour, sa joie et même sa vie pour voir (sa maîtresse Valérie) sur le trône, quand même il la devrait perdre de vue pour toujours".

 LOO 
Enfin, pour nous limiter ici à quelques traits essentiels, règne
la soumission de la raison d'état, au pouvoir paternel, à des bien
séances rigoureuses code protecteur de la vertu féminine, per
sonne ne songe à les enfreindre. Les héros vivent d'ailleurs au
centre d'une Cour dont ils sont le point de mire, et leur vie pri
vée se distingue peu de leur vie publique (8). L'amour héroîque
ne s'adresse donc guère à des femmes mariées, contrairement à la
tradition courtoise. Dans ces conditions, on assiste moins à des
conflits entre l'amour et les valeurs fondamentales qu'à leurs
affrontements à des obstacles : catastrophes naturelles, renver
sements politiques, rivaux et ennemis, qui ne sont pas toujours
"généreux". S'il s'élève quelque divergence entre deux hiérarchies
de valeurs, celle de l'amant et celle de l'aimée, elle ne saurait
se prolonger, celuilà se soumettant par obligation consentie à
tout ce que veut celleci.
Cette société héroique, les premières oeuvres de Mlle Des
jardins la reproduisent d'abord dans ses grandes lignes; en dé
pit d'un lieu commun sur le mépris de la couronne (9), les héros
ne songent pas à s'en défaire : elle consacre au contraire leurs
vertus. Celui à qui elle échoit de par les droits de la naissance
doit soutenir son rang par sa vaillance c'est en faisant ses
preuves par les armes qu'Haly conquerra la royauté que lui con
teste sa soeur Zélide, laquelle ose lui opposer l'indigne Gomel
le (10). Par ce projet, Zélide ellemême se radie des rôles des
souverains estimables. Une mésalliance, et même une union avec
un prince non régnant sont inconcevables "Il faut attendre",
dit Carmente à Evandre (li), qui n'a pu encore recouvrer son
(8) Un enlèvement proposé par Herminius à Valérie et justifié par l'interdiction qu'oppose Tarquin à leur mariage suscite de la part de la jeune fille une indignation offusquée (V, 388).
(9) Longue page de Carinente, d'ailleurs fort intéressante, niais qui semble une intervention de l'auteur : "La crainte de perdre un sceptre, l'empressement de le conserver et la douleur de le quitter sont trois furies attachées au coeur d'un monarque qui empoisonnent ses plaisirs les plus tranquilles" (p. 522).
(10) Aic., 162.
(11) Cam., 52.

 401 
trône. La même impitoyable raison d'état sépare Don Juan, fils de roi mais bâtard, de Madame dont il est aimé, tandis que cette princesse devra épouser le roi d'Ecosse contre son gré : ni l'un ni l'autre ne s'opposent è ce qu'ils savent irrévocable (12). Ces principes sont si bien ancrés dans l'univers romanesque de Mile Desjardins qu'on les retrouvera constamment, qu'il s'agisse de la société fictive des premiers romans (Alcidaniie, Carmente, Cléoflice) ou des milieux princiers, historiques, qui serviront de cadre aux suivants. Aussi bien le passage de l'une aux autres s'opèreratil sans solution de continuité. L'identité des valeurs et même des habitudes entre les deux mondes (puisque l'un n'est que la projection idéale de l'autre), le choix systématique des destins "romanesques" parmi ceux que propose l'Histoire, enfin l'existence de clés, traditionnelles depuis le début du siècle, favorisent entre eux une osmose permanente. On retrouve chez Mme de Villedieu l'opinion répandue qu'une naissance et une éducation royales confèrent è coup sûr "des inclinations héroïques" (13). A tout le moins une princesse se considèretelle, du seul fait de son rang, comme "esclave de la vertu". Cette conviction semble émaner particulièrement du cercle de la duchesse de Nemours, inspiratrice et bon juge en la matière. Bien que la dégradation progressive de cet idéal restreigne le nombre des caractères de cette trempe, leur conduite exemplaire, en regard d'une société accessible aux bassesses fructueuses, ne fera que mieux ressortir les valeurs élevées auxquelles ils demeurent attachés.
L'amour héroïque : sa naissance.
Dès ses premières oeuvres, Mlle Desjardins se distingue de
(12) JA, Vlème partie : "Je ne vous demande pas de résister aux ordres absolus du Roi de France, de refuser ouvertement un époux qu'il a résolu de vous donner et de suivre la fortune d'un misérable qui n'a que des espérances è vous offrir" (p. 489).
(13) CG, 530 "Julie était fille d'Auguste et avait l'âme fort éclairée; il est è supposer qu'elle n'aurait eu que des inclinations héroïques si on leur avait donné le temps de se former."

 402 
ses prédécesseurs par les nuances qu'elle apporte aux clichés antérieurs. Assurément, elle n'arrive pas d'amblée è se défaire des souvenirs gombervilliens. Théocrite Haly, prince dépossédé, est habité par la hantise d'une "idée", celle qu'a fait naître un portrait inconnu; l'éblouissement de la rencontre avec "l'adorable original" achèvera de l'amener aux pieds d'Alcidamie, reine de l'île Délicieuse. Une rencontre plus fugitive peut avoir laissé des traces indélébiles : Célidor, un inconnu pour Cléonice, l'a délivrée d'un parti qui l'enlevait
"Elle avait conservé une idée si agréable de cette aventure qu'on peut dire qu'elle avait fait depuis tout le plaisir de ses rêveries (...) Et ne pouvant bannir cette image impérieuse, ni savoir à quoi elle devait l'appliquer, elle cherchait la solitude sans savoir pourquoi elle la cherchait, et elle fuyait la compagnie sans pouvoir tomber d'accord avec ellemême de ce qui la faisait fuir." (Cléon, 466_L67) Mise en présence de Célidor qui est amené prisonnier, elle commence, telle Clorinde, à "pousser son cheval à sa rencontre avec une impétuosité sans égale", puis reconnaissant l'hôte de ses pensées
"(...) elle pâlit, elle rougit, la voix lui mourut dans la bouche, et chancelant sur la selle comme si elle eût été surprise d'une maladie inopinée, elle n'eut pas la force de prononcer une seule parole." (Clon., 472). Même choc pour Givry, qui voit Mile de Guise jeune fille après l'avoir connue enfant, puis avoir "rêvé" sur des vers de sa composition
"La vue de Mile de Guise achevait ce que ses vers et les portraits que Vins faisait d'elle avaient commencé. Une émotion extraordinaire s'était emparée du coeur de Givry; il regardait cette princesse avec une attention qui ne lui permettait pas d'écouter Monsieur le Grand..." (14). Toutefois, pour ce qui regarde Carmente et Evandre, l'amour prend d'abord la forme d'une amitié d'enfance, alimentée il est vrai par de profondes affinités. C'est près de Carmente, au caractère et à l'intelligence si précoces, que le jeune prince trouve le réconfort dont il a besoin, tandis que des conseillers mal intentionnés l'entretiennent dans la résignation, en lui faisant valoir les tracas de la couronne
(14) DA, éd. Droz, pp. 151152.

 403 
"Ah! repartit la princesse avec un raisonnement mille fois audessus de son age, tout ce que vous dites là serait bon pour un homme qui ne serait pas né sur le trône mais quand on doit porter une couronne, et que nos pères l'ont portée, je ne sais rien de plus cruel que de la voir sur la tête d'une autre." (Carm., 1516)
"Je ressentis une joie si grande à ce discours, poursuit Evandre, que j'ai bien reconnu depuis qu'elle partait d'un amour naissant, et je fis des remerciements à Carmente pour la bonté qu'elle me témoignait qu'il était aisé de juger qu'ils venaient (15) d'une autre cause que de la reconnaissance d'un prince de douze ans (... ) Ce fut alors que la douleur que j'avais eue de la trêve devint plus forte que jamais et que faisant réflexion sur les facilités que ma couronne aurait apportées à mon amour, je sentis naître cette juste haine pour Pallans et les siens qui s'est depuis fortifiée si puissamment." (Caris., 1617) Cet amour, qui se dégage lentement d'une affection enfantine, remonte à L'Astrée et, pardelà, à Philémon et Baucis, plutôt, sembletil, qu'à Mlle de Scudéry (16).
Dans l'ensemble cependant, on voit que Mme de Villedieu accorde encore à l'imagination un rôle prépondérant dans la naissance de l'amour héroîque une véritable cristallisation s'opère dans le coeur et l'esprit des personnages. L'idée n'est pas neuve, mais l'expression, le sens inné des mouvements du coeur le sont davantage.
Généralités : héros et heroines.
Tous ces héros, ou presque, sont de race royale. Célidor est prince du sang, Givry ne l'est pas, mais ses qualités exceptionnelles ont fait de lui le soutien du roi : il conquiert vraiment un royaume à son prince (17). Ce sont aussi des "généreux"
(15) Tournure vieillie, encore fréquente chez Mlle de Scudér'y. Cf. Haase, éd. 1969, p. 83, I et III.
(16) Valérie, personnage de grande autorité, méprise une espèce d'amour progressif né de la familiarité : "Si je découvrais ce sentimentlà dans le coeur d'un amant, j'en aurais un dépit étrange, car je ne voudrais pas devoir son amour à l'amitié." (CleZie, V, 330.)
(17) Cf. éd. Droz, pp. 147, 168, 207.

 LtoL 
qui n'hésitent pas, à l'occasion, à sauver la vie de leurs enne
mis; c'est le cas de Théocrite (18) et d'Evandre (19). Leur vail
lance est héréditaire et s'impose en toutes occasions Théocri
te, à peine sorti de l'enfance, fait ses preuves dans les rangs
de l'armée de sa soeur qui pourtant lui dispute la couronne (20);
Evandre est général en chef des troupes latines; Don Juan sera
le vainqueur de Lépante, et Givry accumule les lauriers dans la
guerre de Paris (21). On ne saurait cependant les réduire au même
modèle, comme il arrive parfois pour les personnages des romans
de Mlle de Scudéry. Soit en raison des clés, soit en raison de
l'appel à l'histoire, Théocrite, Evandre, Célidor et Givry ne peu
vent rejoindre les abstractions coutumières. L'extrême jeunesse
de Théocrite (22), sa destinée particulière qui fait de lui l'en
jeu des prétentions opposées de sa mère et de sa soeur, rendent
son innocence plus touchante et plus pathétique. Evandre, pour
sa part, est la proie d'une "mélancolie" persistante
"(... ) quand sa mélancolie lui permet de se communiquer, il le fait avec tant de grace, et tout ce qu'il dit a un caractère si héroîque et si relevé qu'on ne peut l'entendre sans concevoir de l'estime et du respect pour lui»' Il danse à merveille et remporte le prix des fêtes de Pan; sous le déguisement, qui le rend méconnaissable, "il n'y avait que sa belle taille et son air divin qui eussent surmonté les horreurs de la figure de Pan". Célidor, pour sa part, "(...) était brave jusqu'à la témérité, libéral jusqu'à être prodigue, et d'une humeur si douce et si bienfaisante qu'il n'y avait pas un soldat dans l'armée de son père qui ne lui eût quelque obligation." (p. 470) L'exploit qui le fait entrer dans la vie de Cléonice est de ceux qui sortent du commun : il se laisse capturer pour que sa
(18) Aic., 176 sq. (19) Carm., 7'475. Le duc d'York s'illustre en effet dans les armées françaises contre l'Espagne. (20) Aic., 150 sq. (21) DA, troisième et quatrième parties, passim. (22) Son portrait physique, assez particularisé, est peutêtre aussi celui de Tancrède de Rohan (Aic., 11).

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vie garantisse celle de la jeune souveraine vaincue. Cette qua
lité d'otage en fait non "un prisonnier de guerre", ce qui eût
été infamant pour un héros de roman, mais "un prisonnier d'amour"
(23); tel Lancelot, il assume le déshonneur pour protéger celle
qu'il aime "Il n'était pas captif par un défaut de valeur ou
de bonne fortune mais par sa propre volonté" (p. 498) (24).
Givry frôle lui aussi la trahison : par amour pour Mlle de
Guise,, il laisse entrer un convoi de vivres dans Paris, alors
qu'il tient les assiégés à sa merci (25). Reprenant Corbeil dans
des conditions acrobatiques, il envoie à la princesse les baga
ges du duc de Parme, où se trouvaient des essences et des parfums
rares (26). Ces preuves d'amour inédites  au demeurant histo
riques  partent d'une personnalité originale, joignant d'une ma
nière exceptionnelle la vaillance aux ornements de l'esprit; tout
jeune, Givry est déjà un être accompli qui confond en sa personne
le clerc et le soldat
"Givry avait reçu de la fortune des faveurs qui l'affranchissaient de la règle des temps; il avait avant dixhuit ans achevé ses études et ses exercices; il avait une connaissance parfaite des belleslettres et des mathématiques; il possédait les langues grecque, latine et toutes les langues vivantes de l'Europe comme la sienne naturelle, et je marquerai dans la suite de cette histoire qu'à vingtdeux ans, il fut mis à la tête de la cavalerie légère de France." (pp. 122123)
Les heroines
Pour intéressants que soient les caractères masculins, il est évident que c'est aux heroines que la romancière a prodigué tous ses soins. Non seulement elle leur confie la conduite de l'intrigue, mais elle leur communique une présence, une authen
(23) Carm., 497. (24) François II de LQngueville fut fait prisonnier à la bataille des Eperons et passa de longues années en Angleterre d'où il négocia le mariage de Louis XII et de Marie Tudor. S'agitil de réhabiliter indirectement sa mémoire ? (25) DA, 147. (26) DA, 163. Tous ces éléments, rappelonsle, sont historiques.

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ticité qui les distinguent radicalement des figures hiératiques ou des bouches d'or de Mlle de Scudéry : leur consistance psychologique, leur variété surprennent dès Alcidamie.
Certes, ce n'est pas cette pale réplique d'Alcidiane qui nous retiendra : la suite du roman devait sans doute lui donner un rôle plus important, et espéronsle, moins conventionnel. Mais les épisodes réparent largement cette carence, et, par la suite, Carmente, Cléonice, Praxorine présenteront des versions fort individualisées des abstractions antérieures.
Notons d'abord que le lien mystique est rompu entre le héros adorateur et la céleste image, symbole de l'amour divin. Carmente et Cléonice, toutes deux souveraines, ont sans doute dérobé quelques rayons à la sublime figure, mais la conception gombervillienne de l'amour (27), où l'élue incarne la splendeur et le bon plaisir divins, est abolie. La "divinité visible" ne subsiste plus que dans le vocabulaire, qui conserve les termes religieux, mais vidés de leur contenu spirituel (28) et de leur signification transcendante. C'est à titre métaphorique que le héros se considère comme "l'esclave" de la reine. Chez Gomberville, le titre envié, refusé par Alcidiane, puis de nouveau promis, consacrait l'adoption du mortel par l'amour divin; malgré le dénouement obligé, la dame ainsi considérée n'est pas de même essence que son amant : ainsi s'explique la sévérité de ses décisions, et le respect inconditionnel avec lequel les reçoit le toujours indigne amant (29). Au contraire, les heroines de Mlle Desjardins sont
(27) Cf. S. Kevorkian, Le Thème de l'amour dans l'oeuvre romanesque de
Gomberville, 1972, pp. 177183.
(28) L'expression "divinité visible" (Alc., 56), typiquement gorubervillienne (cf. Polex., I, 786, 827, 841, etc.), est employée par Rustan pour désigner Zélide, d'une condition supérieure à la sienne, et par Givry pour Mlle de Guise (DA, 193), qui se trouve dans le même cas. D'ontologique, la différence est devenue sociale. L'adjectif "adorable" est encore beaucoup plus dévalué, et s'applique à toute femme de noble caractère. "Religieusement adorée" (Ala., 55) se rencontre dans la bouche de Rustan et dans celle de Givry (DA, p. 193).
(29) Bajazet blessé délire, et s'adresse en rêve à l'aimée "C'est assez que votre vertu et votre beauté aient produit me passion. Elle n'a besoin pour subsister ni de votre consentement ni de votre complaisance. Cela même qui lui a donné l'être lui donnera aussi la durée. Elle est exempte de
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des êtres de chair, confrontées à des réalités propres à leur rang, dans des royaumes de cette terre : Cléonice est fiancée sur un champ de bataille (p. 57), Carmente, promise par le sort de la guerre (p. 57), fait face aux convoitises armées de dynasties rivales. Mais surtout l'une et l'autre réagissent d'abord en princesses. Ce qui signifie qu'elles ont été soumises dès l'enfance à l'idéal et aux principes définissant le comportement féminin dans une société qui ne permet pas à une femme, même et surtout souveraine, de faire droit à ses sentiments. Il s'agit là de conventions partiellement issues des moeurs dont l'audacieuse imagination de Gomberville s'était souvent affranchie; il n'en a pas été de même pour Mlle de Scudéry et Mlle Desjardins qui héritera des mêmes principes; mais cette dernière ne se privera pas d'en dévoiler les injustes rigueurs.
L'analyse des caractères féminins est rendue délicate par le fait que chaque roman présente des épisodes qui nous éloignent de la société héroîque et de certains de ses impératifs. Le plus sûr est doncd'isoler d'abord les souveraines au comportement sans faille.
Les souveraines courageuses Carmente et Cléonice.
Toutes deux voient leur liberté restreinte par la raison d'état, le respect d'une constitution qui les lie et le devoir de vengeance, mais dans le fond de leur être, elles accueillent l'amour sans préjugé.
Carmente, dans son inexpérience des choses du coeur, commence par questionner Evandre, silencieux et troublé en sa présence, avec une coquette ingénuité. Comme il vient de clamer ses
la juridiction du temps et de la fortune, et par un prodige digne de votre puissance souveraine, les efforts qui ont accoutumé de ruiner les autres affections ne serviront qu'à son affermissement" (I, 827). Pallante, le hérault d'Alcidiane déclare à Polexandre "Alcidiarie est une divinité qui n'est pas moins juste quand elle punit que quand elle récompense. Ses vertus sont exemptes des fautes qui procèdent des faiblesses humaines. Elle fait bien de vous poursuivre coem un coupable puisque votre passion ayant offensé sa vertu par un peu trop de liberté l'a obligée de vous châtier par l'éloignement et le silence" (I, 81).

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ressentiments à l'égard des "voleurs" de son bien, elle remarque
"De tout cela il résulte que vous savez fort bien hair; mais je ne m'aperçois pas que vous sachiez aussi bien aimer. Car je vous trouve bien plus sensible à la haine que vous portez à Palans qu'à l'amitié que vous portez à Carmente." (p. 2'4) Enhardi par ces dispositions, Evandre glisse des allusions à sa passion qui, à deux reprises et en public (30), font rougir la jeune princesse; il met dans ses intérêts le poète Théocrite qui ensensiblement prépare le coeur de Carmente à se soumettre à des lois générales (31). La guerre ayant repris, Evandre est ramené grièvement blessé et la douleur de la jeune fille fait paraître ses sentiments. Malgré l'envie que Tessandre porte aux lauriers d'Evandre, leur éclat est tel que le roi fiance les deux amants. Mais Carmente n'avait pas attendu ce moment pour faire l'aveu de son amour, en même temps toutefois que celui de son obéissance absolue aux ordres qui pourraient lui être signifiés
"Voyezvous, Evandre, je veux bien vous avouer que je vous aime autant que je suis capable d'aimer : les sentiments que j'ai remarqués en vous depuis votre naissance me permettent de vous faire cet aveu sans scrupule (...) Je vous aime, Evandre, et je veux que vous le croyez; mais si dans ce moment où je vous parle, il fallait épouser le plus grand de vos ennemis, je ne serais pas capable de dire un seul mot pour m'en défendre. Quoi, Madame, m'écriaije tout transporté, même Palans ? Palans même, reprit la princesse." (pp. 5253) Cette soumission va pouvoir s'exercer. La mort du roi met Tessandre sur le trône et son premier geste est d'unir sa soeur à l'usurpateur. Avant qu'ait lieu l'irréparable, les deux jeunes gens peuvent avoir un ultime entretien. Carmente, è qui Evandre propose un enlèvement, fait preuve de réalisme et de résolution, mais bien autant de tendresse
!TEtes_vous en état de donner des lois au Roi d'Argos
dans son propre royaume et d'enlever sa soeur unique dans
sa ville capitale presque à ses yeux ? Non, non, mon cher
Prince, poursuivitelle en mouillant son visage de larmes,
ne nous flattons point de ces espérances chimériques je
vous perds et vous me perdez; cette passion si tendre et
(30) Carm., 35 et 38. (31) Care., .

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qui devait nous causer une félicité si parfaite ne sera plus qu'un supplice continuel pour vous et pour moi; et la seule espérance qui me reste, c'est que vous vivrez et que vous conserverez mon idée jusques à la mort. C'est une consolation pour une âme comme la mienne de penser qu'il y a un coeur dans le monde, le plus tendre et le plus honnête de tous les coeurs, où je régnerai souverainement jusques à son dernier soupir, et qui brûlera toujours pour sa Princesse, bien qu'il ait perdu l'espoir de voir jamais son ardeur récompensée." (pp. 8182) On pourra dire, sans risque d'erreur, qu'il y a là un lieu commun romanesque; mais l'accent et la clé le régénèrent entièrement. Carmente est vivante, et son déchirement le lot d'une princesse toute proche. Cependant, le roman reprend vite ses droits. Incapable de supporter la douleur d'Evandre, la princesse d'Argos finit par se laisser convaincre, non sans poser une condition
"Hâtezvous d'exécuter votre dessein avant que je sois à Palans entièrement; car si je suis assez malheureuse pour être un jour entre ses mains, souvenezvous que le mari de Carmente doit être un homme sacré pour vous et que je ne vous ordonne pas moins de respecter sa vie que de vous conserver pour votre Princesse et de l'aimer jusques à votre mort." (p. 84) Le projet ne peut être mis à exécution, car le mariage de Carmente est brusqué. Celle qui est maintenant reine d'Arcadie remplit ses devoirs jusqu'au jour où son époux, le roi Palans, est assassiné. Comme Evandre s'est introduit en Arcadie sous un faux nom et qu'il a été reconnu, on l'accuse du meurtre. Carmente, plus morte que vive, tranche le sort du prétendu coupable, et borne les adoucissements à venir ellemême dans sa prison lui annoncer la fatale sentence. Le débat intime qui a précédé cette résolution s'inscrit dans la pure tradition cornélienne
"Quoi ? La vie d'un homme mortel que mille accidents peuvent n'arracher une heure après que je l'aurai sauvé me sera plus chère que ma réputation, que l'opinion publique, et que la paix secrète de mon âme ? Car ne te flatte point, insensée Carnente, où il n'y a point de gloire, il n'y a point de tranquillité véritable, et le plaisir de savoir qu'on est estimé est le seul plaisir solide des belles âmes." (p. 487) L'innocence d'Evandre est reconnue, mais la "gloire" de la reine d'Arcadie n'est point satisfaite. Son devoir exige maintenant qu'on venge le roi défunt, et que l'instrument de cette vengeance soit le nouveau roi luimême, c'estàdire Evandre, à qui

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Carmente adresse cette prière
"Seigneur, pour faire quelque chose digne de la grandeur de votre âme, il ne faut pas vous contenter d'être justifié de l'assassinat du Roi mon époux; il faut, s'il vous plaît, venger son trépas. Je sais qu'il fut l'usurpateur de votre trône, et le ravisseur de la Princesse d'Argos. Mais, Seigneur, il n'est plus à présent qu'un monarque assassiné; la dignité de tous les Rois est offensée dans ce parricide; la sûreté de votre personne propre et l'exemple que vous devez à votre peuple vous demandent cette punition; et si à tant de considérations, poursuivitelle en se jetant à ses pieds, j'ose joindre encore ma prière, c'est la fille du Roi d'Argos qui vous demande la vengeance du sang du Roi son époux." (p. 527) On observera que ce mouvement héroïque ne nous arrache pas aux réalités terrestres. Fortement motivé par le sens des responsabilités inhérentes à la condition royale, il s'appuie sur une dialectique irrécusable et n'a rien d'une performance individuelle et gratuite. La situation particulière de Cléonice appellera des remarques du même ordre. La "gloire" de cette souveraine ne peut consister, au début de sa vie amoureuse, à obéir à des ordres, puisque c'est elle qui les donne. Aussi la verraton s'enjoindre à ellemême de refuser un sentiment qui la distrait du devoir sacré de vengeance elle a "honte" d'aimer. Et pourtant elle doit à Célidor sa liberté et sa vie, puisque sans lui, cette héritière exposée aux convoitises allait être enlevée et épousée de force. Cependant, telle Alcidiane, elle s'irrite des obligations qui la lient à son sauveur
"Ce cruel perturbateur de mon repos, ce bienfaiteur impitoyable que mon coeur n'ose ni aimer ni haïr... vient surprendre mon âme par des voies indirectes que je ne veux ni ne saurais prévoir. Il trouve l'art de désarmer ma vengeance en me sauvant de celle de son père. Il va me rendre ses jours précieux malgré moi, en garantissant les miens d'un péril inévitable. Qu'avaisje à faire qu'il s'empressât de cette sorte à me sauver la vie; quel intérêt atil à sa conservation et de quoi s'ingère sa générosité ?" (p. 491) A la différence de Carmente que l'amour d'Evandre ne bouleverse pas car il s'est lentement dégagé d'une affection enfantine, Cléonice s'insurge contre ellemême pour deux raisons : elle sent d'abord qu'elle perd sa liberté intérieure (32), ensuite qu'elle
(32) "Ce téméraire Célidor a changé toute l'assiette de mon âme, il m'a fait chercher la solitude malgré l'enjouement naturel de non esprit; il a
.1.

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le fait en faveur "du chef d'une armée victorieuse qui désole son pays natal, qui (lui) a ravi" un père et un frère. Aussi souhaitetelle découvrir quelque imperfection dans la conduite de Célidor, douter de son amour
"Si je pouvais me dire è moimême qu'il manque quelque chose è sa perfection, je croirais que vous en seriez en reste avec moi. A tant d'obligations que je ne puis reconnaître, j'opposerais mille délicatesses d'amour que vous ne sentiriez pas. Et comme l'amour est le seul prix de l'amour, vous me devriez encore plus que je ne vous dois." (p. 521) Si orgueilleux que soit l'aveu de "cette âme impérieuse", l'amour ne l'en a pas moins assujettie. Célidor ne s'y trompe pas et s'écrie, "transporté de joie è ce discours" : "Un siècle entier de soins et de services ne mérite pas un de vos regards" (p. 522) (33). Dès lors, Cléonice devient tendre (3) et promet sa foi "au fils de Sicamber", au moment précis où ce dernier, que précède la victoire, vient s'emparer du château et de sa dame. Tranquille et majestueuse, sous ses plus somptueux atours (35), la prisonnière s'offre è son destin, sans illusion sur ce qui l'attend
"Je suis cette même ennemie qui vous a fait et qui a
reçu de vous tant d'outrages; je dois votre sang aux mânes
de mon père et vous devez le mien è celles de plusieurs de
vos parents faites, Seigneur, ce que votre juste vengeance
vous demande, et croyez que, dans l'état déplorable où je
suis réduite, le dernier effet de votre courroux sera plus
favorable pour moi que celui de votre clémence." (p. 535)
L'amour ne semble pas retenir Cléonice è la vie; mais en fait
elle sait que Célidor ayant été repris par Artambare, leurs deux
existences sont symétriquement soumises aux mêmes risques. Affron
ter la mort, c'est s'unir è son amant qui s'y prépare aussi. Quand
mille fois troublé nn repos par son idée (...D" (p. 93).
(33) On remarquera la fermeté de ces deux décasyllabes.
(3k) "Estil bien possible que vous m'aimiez autant que vous le dites ?"
A Célidor qui s'étonne de cette question "Non, Célidor, je n'en doute pas;
ce n'est que pour avoir le plaisir de me le faire dire que je vous fais cette
demande." (p. 523)
(35) Ce portrait qui reproduit celui de Caniiente, est sans doute l'ima
ge de Mme de Nemours, dans sa tenue officielle de souveraine è Neuchâtel;
voir chap. V, p. 192.

 '412 
Artambare lui propose de sauver le fils de Sicamber en acceptant le mariage, elle refuse donc, persuadée que Célidor ne respirerait pas un moment après elle.
"Je suis résolue à remettre les jours de Célidor à la conduite du sort plutôt que d'immoler ma foi et la félicité de ma vie è un homme que j'abhorre. Il faut croire que le ciel est trop juste pour abandonner une destinée aussi belle que l'est la sienne à la tyrannie de son ennemi; et quand il pourrait arriver que la Providence fût capable de cet oubli pour la plus parfaite des créatures, il est bien plus beau pour une femme tendre et fidèle de suivre l'exemple qu'il me montre que de lui donner celui de survivre à la perte de ce qu'on a aimé." (pp. 532533) Par bonheur, "la Providence" emprunte le bras de deux étrangers (35) et délivre Cléonice des mains furieuses de son ennemi; après quoi la jeune souveraine, à qui les armes ont été contraires, ne fait plus aucune difficulté pour s'unir à Célidor sa personne et son bien étant sous la puissance de Sicamber, elle ne devait plus reconnaître d'autres ordres que les siens.' (p. 5148) La romancière n'a pas une phrase, au dénouement, pour peindre la joie de son héroThe. Cette sobriété met une dernière touche de grandeur à l'histoire : il eût été indécent qu'une manifestation de cette nature fît croire que l'amour avait effacé les deuils récents. Mais Cléonice ne regimbe pas, comme Chimène, contre la rapidité de l'hymen qui va lier son destin è l'assassin de son père. On notera, chez la créatrice de ces deux caractères, l'adéquation mutuelle des conventions héroîques, des réalités de civilisation et de la personnalité qui leur a servi de modèle. Le résultat de cette élaboration, c'est l'émergence du personnage romanesque qui ravive des peintures défraîchies par des couleurs et un dessin d'une vigueur surprenante. Mais tous les personnages n'offrent pas semblable cohérence, même lorsqu'ils appartiennent au même monde. C'est le cas de la reine AlmanzaTde dont l'histoire peut servir de contreépreuve è celle de Carmente et de Cléonice.
(36) Leur identité et leur rôle s'expliqueraient mieux par une clé que par des raisons littéraires. Cf. chap. VI, p. 236.

 413 
La souveraine indigne Almanzaîde
Reine des Canaries, elle a d'abord banni de sa présence le prince Artambert, fils du roi de Thulé, qui a osé lui déclarer sa passion du vivant même du prince son époux. Devenue veuve, Almanzaîde, qui ne peut oublier un homme si déférent à ses ordres, promène sa mélancolie dans une de ses îles, où le hasard la met en présence de celui qui occupait sa pensée. Il la supplie de revenir' sur sa décision; elle y consent, puisque les bienséances sont désormais sauves. Mais elle est si éprise qu'elle épouse secrètement Artambert, enfreignant ainsi les lois de son royaume qui interdisent aux reines un second mariage. Bientôt las d'une union qui le réduit à l'inaction (37), Artambert exige une couronne, qu'on ne peut lui donner. Il rentre alors dans son pays natal pour se faire accorder la princesse Ozolande, dont la possession lui assure pour l'avenir le trône de Thulé. Cette amère leçon n'éclaire pas Almanzaîde sur les dangers de faillir à l'honneur. Elle n'a plus qu'un désir : se venger de l'ingrat. La meilleure façon d'y parvenir, pensetelle, c'est de révéler sa faute au peuple, qui lui appliquera le châtiment prévu dans toute sa rigueur (38). Ainsi la "gloire" tant invoquée (39), d'autant plus sans doute qu'elle est davantage bafouée, a laissé place à la vengeance privée, de caractère passionnel (40), devant laquelle les
(37) Aic., 398406. Cc caractère préfigure celui du maréchal de Belle
garde dans la deuxième partie des Désordres de Z 'amour.
(38) "Je m'imaginais qu'il fallait une mort ignominieuse pour attirer la foudre du ciel sur la tête de mon infidèle époux, et dans ce dessein, j'avais résolu de déclarer mon mariage aux Canariens." (p. 416)
(39) Pp. 381, 383, 412, 415 et surtout 390 : "J'éloigne un prince de ma Cour parce qu'il n'y peut demeurer sans blesser ma gloire (...) et ce départ que je croyais devoir entièrement satisfaire ma gloire me fait penser des choses si obligeantes pour lui que cette même gloire en est encore plus offensée."
(40) Mlle de Scudéry est d'un avis opposé. "La vengeance est naturelle à l'amour" dit Démarate, dont l'amour pour Thérniste a été repoussé. "On me pardonnerait aisément quand même on viendrait à savoir la cause de la haine que j'ai ou que j'aurai pour Thémiste" (Clélie, VI, 1070). Taruin déclare un jour à Clélie qui se refuse à lui "Il y a deux passions dans mon âme que je veux satisfaire : la vengeance et l'amour, car pour moi je mets hardiment la vengeance au rang des passions les plus violentes, puisqu'il n'y a rien qui donne de si violents désirs ni de plaisirs plus sensibles" (ibid., III, 30).

 414 
devoirs du rang et de la naissance ne tiendront guère. La couronne
a mérité des égards puisque la souveraine pas osé rendre son
mariage public, mais non des sacrifices, et si Almanzaîde paraît
se repentir de ses fautes (41), c'est parce que la passion qui
les lui a fait commettre n'a pas été payée de retour sans le
revirement sentimental d'Artambert, elle eût coulé, dans une vie
double, des jours bienheureux. A cette reine égarée, une autre
reine va donner les conseils de dignité qui s'imposent
"Allez, Madame, retournez dans votre royaume, et ne vous opiniâtrez plus è courir après un traître qui vous hait et qui ne mérite pas les bontés que vous avez pour lui; vos malheurs me font compassion, et ce que ma juste douleur (2) ne m'aurait pas permis de donner è votre qualité, je le donne è la pitié que j'ai de vos infortunes." (p. 4142) Almanzaïde figure donc le négatif de la princesse intrépide qui trouve des forces dans son amour pour accomplir son devoir. Ceci amorce une décadence de l'héroîsme ancien, d'où va se dégager lentement un nouveau type, la femme éperdument fidèle. Le caractère ne représente qu'une des variations d'un thème majeur, l'amour non partagé. Avant de lui consacrer l'attention qu'il mérite, il est utile d'accorder un regard è ceux qui doivent leur fin tragique è un amour "brutal". C'est le cas d'Hermocrate, d'Arbambare et de Nicostrate.
Les caractères "brutaux"
Le premier n'est qu'évoqué il joue les utilités dans l'his
toire de Théocrite et d'Ardélie, mais les deux autres personnages
ont été mieux traités.
Tous deux peuvent prétendre è l'amour de celle qu'ils con
voitent, car ils sont souverains ou en passe de l'être; mais s'a
dressant è un coeur "préoccupé", ils commettent l'erreur de vou
loir s'imposer par la force. Artambare incarne ainsi l'amant sans
(4) La reine de Thulé considère Artambert comme responsable du suicide de sa fille Ozolande. (2) Nous avons intentionnellement écarté de cette analyse les deux héros saris amour, mus par la seule ambition, Lindarache (A le.) et Tessandre (Car,n.).

 1415 
merci. Usant de ses droits de général en chef, il tente de "pro
téger" Cléonice en l'enlevant; puis c'est de la personne de Cé
lidor qu'il s'assure; enfin il use de son pouvoir pour faire pres
sion sur celle qu'il aime en tentant le meurtre de son rival.
Loin de le condamner, car c'est un type de grandeur auquel Cor
neille a habitué ses spectateurs, Mlle Deejardins lui destine
une fin épique "outré de rage et de jalousie",
"(...) il tourna contre luimême cette épée qu'il venait de
tourner contre le sein de son rival, et se laissant tomber
dessus avec tant de précipitation qu'on ne put s'opposer è
sa frénésie, on la vit sortir presque entière de l'autre
côté de son corps. Son âme sortit par cette plaie (...)"
(p. 5146)
C'est en des termes identiques que la romancière rapporte
le trépas de Nicostrate (143). Voyant lui échapper d'un coup et la
couronne et Cyparisse qu'il a enlevée è la tendresse de Licoris
il court audevant de la mort è la tête de son armée, et "vomit,
avec son sang, son âme ambitieuse et parricide" (p. 561).
Cependant Nicostrate n'est pas qu'un séducteur obsédé de
"poursuite" et de "persécutions" amoureuses c'est d'abord un
ambitieux. Mais dans son cas, l'ambition ne concurrence pas l'a
mour, suivant le schéma traditionnel. Ici ces deux passions font
alliance, et conjuguent leurs forces de façon si parfaite que la
défaite de l'une entraîne celle de l'autre. Cette disposition
est dûe è Mlle de Scudéry (1414), mais Mlle Desjardins en épure les
lignes. Arcaste, qui met sa main au prix d'une couronne, tient
un peu de l'Emilie de Cinna; toutefois, elle est prête è perdre
son amant pour peu que celuici dévie de la conduite qu'il s'est
engagé è tenir. S'il lèse l'amour en s'attachant è Cyparisse,
elle répondra en lui fermant les voies du trône, puisque leur
amour est né dans la conspiration où leurs inclinations sembla
bles ont trouvé è s'exercer; leur mine fière et impérieuse témoi
gne de l'identité de leurs visées
(143) Personnage de Carrnente.
(144) Clélie, II, 920 sq.; le couple Tarquin et Tullie. A rappeler aussi
l'opinion de Théiniste "Je veux que ces deux passions ou
qu'elles se détruisent" (ibid., 935).

 416 
"Tous deux étaient superbes jusques à l'audace; tous deux ils aimaient le commandement et ils détestaient la sujétion, et tous deux ils avaient une passion secrète pour un trône qui les avaient jusques alors empêchés de s'épouser, ne pouvant se résoudre à suivre la fortune d'un sujet ou d'une sujette." (p. l) ('f5) Cette parfaite symétrie, un moment rompue par la passion sensuelle de Nicostrate pour Cyparisse, renaîtra devant d'adversité. Délivrée de ses inquiétudes au sujet de la jeune rivale, que l'infidèle voulait couronner malgré elle, Arcaste se range maintenant aux côtés du prince accablé. Cette nouvelle attitude n'a rien que de logique amour et ambition sont si étroitement imbriqués que tout espoir touchant l'un relance aussitôt l'autre. Hélas, Nicostrate ploie sous le nombre malgré sa vaillance
"(...) ayant appris par le retour de Licoris que Cyparisse n'était plus au pouvoir de ce tyran, elle sentit rallumer son ambition lorsqu'elle vit cesser l'obstacle qu'elle avait eu de partager le sceptre d'Arcadie avec Nicostrate; et le prince vaincu, fugitif et assiégé, réveillant la tendresse qu'elle avait eue pour lui autrefois, lui parut si digne de pitié dans l'état malheureux où elle le considéra qu'elle ne put jamais se pardonner de l'y avoir réduit. Elle sentit un remords pressant de tout ce que sa jalousie lui avait fait exécuter contre lui." (p. 556) (4S) Ce "remords" va devenir "honte" et "rage" mortelle, lorsqu'on l'informera que ce désastre, dont elle avait pris la responsabilité et qui la prive de la couronne, n'est dû qu'à la tragique méprise où l'a conduite une jalousie précipitée
"(...) apprenant de la bouche même de Cyparisse, lorsqu'elle fut arrivée, qu'il y avait eu plus de brutalité que d'amour dans le procédé de Nicostrate et qu'il avait eu moins de dessein de faire la bergère reine que de satisfaire sa passion, comme elle était bien moins sensible à ce qui regardait le coeur de son amant qu'à ce qui regardait la couronne, elle s'abandonna à une rage si violente qu'elle ne put en supporter les effets sans mourir. Elle fut surprise d'une mélancolie noire qui lui rendait le regard sombre et la physio
(L5) Tullie "craignait que si elle contentait son amour (celui de Tarquin) il ne cherchât d'autres voies pour contenter son ambition et que la sienne ne fat pas satisfaite" (p. 955).
(6) Ses sentiments ne sont pas sans rappeler ceux de Mme de Longueville à l'égard de La Rochefoucauld, ou de ses frères, Condé et Conti. D'un autre côté, Mademoiselle a nettement déclaré dans ses mémoires que la couronne fermée était son objectif unique. A. Adam (op. cit., IV, 224) propose cette princesse comme inspiratrice possible de l'héroTsme cornélien.

 417 
nomie funeste (...) Elle fut enfin si transportée de désespoir qu'elle avança ses jours infortunés par un poison qui l'emporta dans les vingtquatre heures." (pp. 556557) Le personnage d'Arcaste se distingue de ses semblables par une consistance et une vie qu'on chercherait en vain chez Micostrate, réduit à la soumission, au désir et à la vaillance. Mais Mile Desjardins scrutera davantage l'âme masculine quand elle décidera d'appeler à l'existence des héros défaillants et déchirés.
La décadence du héros
L'amour héroïque trouve sa place dans un ensemble de tendances et de valeurs dont l'équilibre ne se maintient pas de soi en cas de conflit, la priorité reconnue à l'une d'elles entraîne nécessairement le sacrifice des autres. La décadence du héros se marquera donc par le refus de ce sacrifice et la prétention à cumuler les avantages afférents à deux situations jugées jusque là incompatibles. L'austère joie de rester fidèle à soimême tend à perdre de son attrait; elle se dissipe au profit d'un droit au bonheur qui monte des profondeurs et lézarde l'édifice ancien. Nous l'avons constaté chez Almanzaîde dont l'héroïsme velléitaire finit par succomber. Mais un pas de plus sera franchi lorsqu'à la défaillance honteuse, clandestine  fûtelle délicieuse  se substitue le geste public qui officialise la déchéance. Dès son premier roman, Mile Desjardins nous fait assister à cette mutation. Zélide, de la maison royale de Maroc, est une "princesse accomplie". Toutefois, "le désir d'être la maîtresse en toutes choses" introduit une dissonance dans le concert de ses autres qualités
"Sans cette furieuse amour de la couronne, Zélide eût été la plus accomplie de toutes les princesses; car elle était belle et charmante, elle avait l'esprit incomparable, et le courage audessus de son sexe." (Aic., p. 5) Un tel attachement, en soi, n'a rien que d'honorable; le point de rupture se situe au moment où le prince, s'estimant luimême la valeur suprême, se croit audessus des lois. Zélide sait fort bien faire remarquer à Lindarache, qu'elle croit à tort amoureuse d'un "simple chevalier", l'indignité de sa conduite. Mais

 418 
à peine se sentelle éprise de Gomelle, simple chevalier lui aussi (147), qu'elle ne recule pas devant une assez cynique palinodie. A la reine sa mère qui lui remontre qu'elle ne doit pas laisser compromettre sa réputation, elle rétorque hardiment que la prétendue mésalliance n'est qu'un acte de générosité
"Bien loin de croire faire quelque chose indigne de moi,
je croirais au contraire donner une preuve assurée de la
beauté de mon me et de mon équité." (p. 132)
Pour bien montrer que rien ne saurait restreindre sa liberté souveraine, non seulement elle épouse Gomelle, mais elle le fait avec brusquerie
"(...) par une révolution si imprévue et extraordinaire que
ce mariage était résolu et prêt à se conclure qu'à peine en
avaiton eu la moindre nouvelle." (p. 117) (148)
Zélide met le comble au mépris des valeurs traditionnelles en épousant publiquement cet amant de basse qualité "sans qu'aucun des anciens seigneurs de la Cour qui désapprouvaient ce mariage eussent la force de l'en empêcher" (p. 1146).
Si Almanzaîde l'avait précédée sur ce chemin, elle n'avait
pas accompli le geste irréparable. Ce n'est pas l'envie qui lui
avait manqué (149), mais elle avait buté contre les lois du royau
me. Zélide ne reconnaît d'autre loi que celles qu'elle se donne
au gré de ses exigences. Elle ira jusqu'à partager la couronne
avec un époux dont les services ne font même pas oublier la mé
diocre naissance. Nul regret, nul remords le sens de l'honneur
est éteint.
Une défaillance aussi grave, bien que d'un ordre un peu différent, s'observe chez Artambert, le fils du roi de Thulé. Par sa "dépense" et "grande magnificence" aux tournois, par la galanterie étudiée de ses emblèmes et devises, il laisse entendre qu'il est épris de la reine Almanzaîde, que nous savons mariée. Dédai
(147) Ii "était d'une ancienne race des chérifs du Maroc, mais dont la maison était si fort déchue qu'il ne tenait que le rang de chevalier, bien qu'il fût véritablement prince" (p. 103). Rappelons qu'il s'agit, au départ, de Chabot et de Marguerite de Rohan.
(148) Entorse aux usages séculaires et aux égards dûs aux sujets.
(149) "(...) si j'eusse eu d'autres sujets que les Canariens, j'aurais eu la plus grande joie du monde d'en faire les siens" (p. 392).

 1419 
gnant de contrôler ses sentiments, il les déclare avec audace, ce qui lui vaut d'être banni. Mais à la première occasion, il manifeste qu'il ne peut pas vivre sans voir celle qu'il aime; il ne tolère pas l'absence, cette absence à laquelle tant de héros se condamnaient jusqu'ici avec courage (50). De son côté, Almanzaïde ne supporte pas non plus de voir souffrir son amant, de sorte que de la conjonction des deux faiblesses naîtra la décision qu'attendait le prince : l'union définitive, le mariage. Mais la présence tant souhaitée ne tient pas ce qu'elle promettait. Alors, n'envisageant pas un instant de rester prisonnier de son choix, Artambert fait valoir avec arrogance des droits auxquels il avait renoncé
"Je veux une couronne à quelque prix que ce puisse être,
et s'il n'y a point d'apparence d'acquérir la vôtre, j'en
veux gagner quelque autre ailleurs." (p. 1400)
L'amour est mort, soit, mais non pas la parole qu'il avait
donnée à une femme de surcroît toujours aimante. En fait, sur les
cendres de cette passion une autre a pris naissance, toute neuve
le goût du pouvoir. L'époux d'Almanzaïde n'entend pas plus lui
résister qu'il n'avait résisté à l'amour antérieur, mais il pous
se l'inconscience et la lâcheté jusqu'à prétendre que la reine
lui a manqué (51). Artambert se renie donc luimême, d'une part
en étanchant sa soif de puissance au prix de son honneur d'homme,
d'autre part en se dérobant à la responsabilité qui découle de
ses options précédentes. L'image du héros venue du fond des âges
est atteinte ici en son essence et en sa représentation les plus
traditionnelles. Nicostrate est sans doute criminel puisqu'il a
assassiné Palans pour le déposséder de son trône, mais il garde
la dimension héroïque en ce qu'il assume la responsabilité de
ses actes jusqu'à la mort, qu'il veut exemplaire et glorieuse,
à la hauteur de ses desseins. Artambert, pour sa part, s'il pré
sente encore quelques traits du héros authentique la naissance,
l'ambition justifiée, une certaine soumission à sa dame, s'est
(50) Ne citons pour mémoire qu'Aronte, Thémiste, Céladon et Polexandre, (51) Ses considérations sur sa vie "sans éclat" s'assortissent d'un ultimatum; cf. "Lettre d'Artanibert à Almanzaîde", p. 1405.

 420 
exclu par cette volteface dégradante d'un univers où règne la
grandeur.
Bien que n'appartenant pas au monde princier et n'étant donc
pas justiciable du même code de valeurs, Rustan nous offre un cas
remarquable d'effritement des principes qui régissaient jusqu'à
lors l'univers romanesque. Simple chevalier, il éprouve pour Zé
lide, "sa divinité visible", une adoration muette et désintéres
sée que seul l'esprit pénétrant de Lindarache parvient è détec
ter. Remarquable psychologue, cette dernière devine que Rustan
est capable de commettre des imprudences si l'on sait adroitement
flatter son amour, et son amourpropre elle n'y manque pas.
Ivre d'orgueil et d'espoir, il énonce alors tous les exploits qu'il
est capable de mener à bien. Aussi lorsque "l'artificieuse prin
cesse" lui propose "un enfant à combattre", "plus redoutable que
tous les monarques du monde parce qu'il faut faire un crime pour
le vaincre", il ne demande que d'être instruit
"Ah! Madame, achevez s'il vous plaît de m'apprendre quel est ce bienheureux crime qu'il faut commettre pour toucher le coeur de ma Reine et croyez que tout semble permis et que tout est possible quand on aime aussi fortement que je fais." (p. 58) On se souvient d'avoir vu Célidor se laisser capturer pour garantir par sa vie celle de Cléomice et encourir provisoirement une accusation de couardise : mais les jours de sa bienaimée étaient menacés, et la vaillance était si enracinée au coeur de ce héros que l'apparence même de la faute hantait ses nuits et ses jours. Ici le crime est réalité, et accepté d'enthousiasme avant même d'être connu. Dans la bouche de Lindarache, il va jusqu'à passer pour "hardiesse" et courage "de se mettre audessus des scrupules d'un me basse". Rustan enlève donc le jeune prince Haly, convaincu d'agir suivant le désir de Zélide qui a promis une "reconnaissance" sans limite. Ce qui est grave ici, ce pas seulement la soumission absolue à un "grand dessein" suspect, c'est que Rustan ait cru sa "divinité visible" capable de payer ce service du don de sa personne (52). La décadence de l'héroïsme
(52) C'est bien ce qu'un siècle plus tard la Reine de France reprochera au Cardinal de Rohan, qui avait voulu jouer au héros de roman, lors de l'Affaire du Collier.

 '2l 
n'est donc plus le fait d'un individu, mais de plusieurs, et non
des moindres.
Or le malheureux attend vainement, et pour cause, la récom
pense de son geste. Lindarache, décidément née pour l'intrigue,
exploite à nouveau cette "mélancolie" et le pousse un peu plus
avant sur la voie dangereuse si Zélide se montre hésitante, ex
pliquetelle, c'est qu'elle n'est pas assurée de la couronne;
pour la lui donner et concevoir les plus folles espérances, il
faut "se défaire" de l'enfant. Alors, enfin, Rustan se montre cho
qué par "l'horreur" de ce qu'il entend; il a foncièrement "l'âme
belle"
"Ah, Madame, lui ditil, que me conseillezvous et comment croyezvous qu'il soit possible d'enfoncer le poignard dans le sang de mon prince légitime V' (p. 75) Cependant, ce réflexe fait bientôt place à un mouvement ouvrant des perspectives toutes nouvelles. Lindarache, qui sait que la vertu de Rustan l'élève audessus de sa naissance, pressent qu'il ne restera pas insensible à certains arguments de fait empruntés à une réflexion politique fort évoluée
"Quoi, Rustan, vous avez la faiblesse de vous arrêter à ce scrupule lorsqu'il s'agit de toute votre félicité ? Et ditesmoi, de grâce, ne sontce pas les belles qualités plutôt que la naissance royale qui rendent dignes de la couronne, et n'avonsnous pas cent exemples de rois qu'on a dégradés pour leur incapacité pour mettre de simples chevaliers dans leurs places 7  J'avoue tout ce que vous me dites, Madame, répliqua Rustan, mais quand les choses que vous n'alléguez pour exemples se sont faites, ç'a été par l'avis de tout un conseil ou par le suffrage des peuples et non par un meurtre secret (...)" (p. 76). Ainsi Rustan se fût de suite laissé convaincre de jouer le rôle de Cromwell s'il s'était agi d'un monarque régnant qui aurait fait la preuve de son incapacité. La révolution anglaise a donc pu contribuer à l'évolution du héros romanesque, jusqu'ici hommelige de son prince comme le Muet d'Almanzor, le ViceRoi de Bajazet, et tous ces braves dont la masse anonyme demeure le soutien inconditionnel des preux souverains. Désormais, moins que la fonction, c'est l'homme en place qui commence à être considéré, et ceci bien avant La Fontaine, La Bruyère ou Fénelon nous sommes en 1661. Si Rustan refuse de répandre le sang royal, c'est seulement

 22 
parce que c'est celui d'un enfant innocent "dont on ne sait encore
s'il sera digne du trône ou non"; toutefois, tant qu'on aborde
la question sous l'angle de la généralité, il demeure encore "rai
sonnable". Aussi Lindarache abandonnetelle ce terrain et se
placetelle sur un autre, moins stable l'image que ce parvenu
de la gloire veut donner de luimême, image existentielle pour
ce chevalier sans naissance. Habilement, elle va jouer sur le mot
"gloire" en identifiant implicitement à la timidité celle dont
se targue l'orgueilleux serviteur
"Demeurez dans l'état où vous êtes puisque vous n'en sauriez sortir sans faire tort à la gloire dont vous faites profession." (p. 7677) Le trait a fait mouche. L'espace d'un instant, Rustan mesure l'erreur qu'on risque de commettre sur son compte, puisque son intime amie le prend peutêtre pour un lâche. Incapable de conserver son sang froid dans une telle hypothèse,
"Il demeura quelque temps sans parler, et puis, se jetant tout d'un coup à ses pieds, il lui demanda pardon de n'avoir pas reconnu la force de ses charitables conseils et lui promit que pourvu qu'il fût assuré que la princesse agréerait ses services après la mort du jeune prince, il ne balancerait pas un seul moment à la lui donner." L'affaire semble exécutée et sans l'ombre d'un remords. Rustan conduit ensuite à la victoire les troupes qu'il commande. Sa vaillance, une grave blessure achèvent de donner consistance au rêve héroîque dans lequel on l'entretient
"Ces belles espérances augmentèrent si fort son courage qui naturellement était grand ou capable des entreprises les plus périlleuses qu'il fit des choses dans cette guerre dignes d'une éternelle mémoire." (p. 100) Après être passé pour mort (car sa vie commence à gêner la diabolique Lindarache, qui a déjà tenté de le faire disparaître), il revient à la Cour réclamer son salaire. Pour éliminer ce témoin dangereux, il faut continuer à exciter en lui le sentiment de sa valeur : il ne manquera pas alors de commettre la faute qui le perdra. Effectivement, dès qu'il apprend par Lindarache que Zélide, diton, "redemande la parole qu'elle a donnée", il la classe aussitôt dans la catégorie de ces rois ingrats et parjures qui ne méritent pas le trône, lequel revient de droit au "mérite personnel", pour reprendre l'expression de La Bruyère. Désormais,

 423 
l'affectivité n'est plus le seul mobile de ses actions, puisque ses convictions les plus intimes se trouvent provoquées
"La probité est de toutes conditions et je ne sais si Zélide ne se rendrait point plus indigne de porter la couronne en manquant de parole comme la moindre de toutes les femmes que je ne le suis par la qualité dans laquelle le ciel m'a fait naître. Car il est vrai que je suis né sans couronne, mais j'ai du moins toutes les choses nécessaires pour la porter (..J" (p. 111). Rustan passe donc à la rébellion ouverte, et sans se donner le temps de raisonner sur une chose qui ne pouvait être faite avec trop de réflexion, il se résolut de retourner au camp sans voir Zélide et de venir lui demander un coeur la baguette à la main." (p. 113) On le fait passer pour fou, mais il dirige alors ses pas du côté de la reinemère, à qui il fait les révélations qu'on imagine. Le roman étant resté inachevé, nous ne saurons pas comment aurait évolué le personnage. Mais ce qui est présentement connu de lui est suffisant pour autoriser quelques conclusions. Rustan demeure encore dans le cadre de la tradition par sa vaillance, son dévouement et sa déférence aux ordres de sa reine. Mais par sa naissance, il n'appartient pas à la société héroîque; d'autre part, à la faveur de la crise passionnelle qu'il traverse et qui blesse au vif son amourpropre, il conçoit, dans l'agitation, le rêve insensé de pénétrer dans la haute aristocratie et même d'y occuper le premier rang en s'égalant aux princes du sang. Comme Zélide, comme Artambert, mais avec plus d'audace et d'outrecuidance, il prétend ne trouver qu'en luimême ses références et pose ses propres définitions. Or comme cellesci épousent le caprice quotidien de la passion, elles devront se prêter à autant de significations que lui en donnera l'appréciation toujours provisoire et revisable des situations. De la sorte, une rhétorique captieuse se substitue aux affirmations solides qui naguère réglaient sa conduite. Ainsi verraton les belles qualités, dans la plénitude intacte de leurs moyens, servir ruineusement des apparences. Mais le plus grave, dans le cas de Rustan, c'est qu'il n'est même pas l'agent de sa propre dégradation : il apparaît comme le jouet d'une intelligence manoeuvrière qui connaît ses ressorts mieux que luimême. En effet, par l'invention du personnage de Lindarache, la romancière lui a refusé au départ l'auto

 424 
nomie de jugement et de décision, dernier vestige du héros, qu'elle a encore laissée è Zélide et Artambert. Cette flexibilité du caractère et cet asservissement consacrent sa déchéance.
Les trois personnages considérés, Zélide, Artambert et Rustan, présentent donc entre eux une étroite parenté. L'élasticité du sens de l'honneur, le refus ou l'ignorance des responsabilités, les voltefaces irréfléchies et la démesure d'appétits incontrôlés ont produit chez eux cet aveuglement qui est, dans la littérature épique dont le roman procède, le signe exprès de l'excommunication.
Mais auprès des autels désertés, il semble qu'il s'instaure de nouveaux cultes.
Un nouvel héroîsme.
Il apparaît dès Alcidamie et Carmente; on le retrouve plus tard dans Les Nouvelles afriquaines, Les Désordres de l'amour et Les Annales galantes de Grèce : il s'agit donc d'une conception è laquelle l'auteur reste fidèle. Remarquons ensuite que les personnages qui vont répondre è cet appel n'appartiennent pas è la société héroîque telle qu'elle a été définie plus haut, nais au monde aristocratique. Ce monde se situe assez vaguement dans quelque royaume insulaire C Chypre, Sicile, Théras), ou plus précisément dans la France du XVIème siècle. Ces héros enfin sont tous la proie d'un sentiment non partagé. Ils occupent les récits secondaires dans Alcidamie et Carmente, puis figurent en bonne place, parfois è la première, dans les oeuvres suivantes.
Les personnages masculins se rattachent en général au type du rival généreux dont les exemples abondent dans le roman antérieur (53), nais on va juger de la façon dont Mile Desjardins puis Mme de Villedieu l'a diversifié, nuancé et enrichi. Variété déjà dans la naissance de l'amour : une amitié ancienne pour Thrasibule (5'4), une sollicitude admirative chez Théocrite (55),
(53) Ne citons qu'A]nanzor et Phélismond de Polexandre, Célère et Ad
herbal de Clélie
(5'4) AGG, '459.

 425 
un désir sensuel dans le cas de Méhémet Lapsi (55) et de Simas
(57), des qualités de coeur et d'esprit pour Xérine (58) ou M. de
Termes, époux de Marguerite de Saluces (59).
Mettons tout de suite à part deux cas différents des autres
ceux de Thrasibule et de Simas, dont le rôle aussi bien est assez
réduit. Le premier de ces deux amants a vainement essayé d'émou
voir Praxorine qu'il aime "dès l'enfance" : peine perdue, il ne
plaitpas. Il a patiemment joué l'ami, le frère, pour se faire
recevoir, mais cette souplesse s'est étrangement retournée contre
lui (60). Résigné de longue date, il dédaigne de troubler la fé
licité d'un rival qui ne rend même pas sa maîtresse heureuse.
Quant à Simas, son amour né de la contagion d'un autre et qui a
grandi en même temps que lui, n'a jamais imaginé d'autre état
"L'espérance ne m'a point séduit, les faveurs ne m'ont point attiré. J'ai aimé pour aimer seulement; j'ai reconnu l'amour aussitôt que je l'ai ressenti, et bien que je me sois attendu à être le plus malheureux de tous les amants, je n'ai pourtant pu m'empêcher d'être le plus amoureux de tous les hommes." (p. 214) Simas n'a donc ni à combattre ni à décider. Cependant le malheur fondra sur lui par une voie oblique qui entraînera la
(55) Garni., 158162. (56) NA, 575.
(57) Ce cas est très intéressant. Suas est d'abord séduit par la qualité des vers que la fiancée de son ami intime adresse à celui qu'elle aime "faisant réflexion sur la manière tendre et délicate" dont ils sont écrits. "Il relit "les endroits les plus passionnés avec un étonnement et un plaisir inexprimable" (p. 223). Puis il est le témoin involontaire d'entretiens "pleins de transport". "J'étais, racontetil luimême, comme éperdu de ce que j'avais lu et de ce que je venais d'entendre, et regardant Iphise avec étonnement et avec une espèce d'adoration, je ne pouvais songer à autre chose qu'au bonheur dont Artémis jouissait" (p. 225). Enfin, l'heureux époux est si enthousiaste qu'il ne peut s'empêcher de se confier à son ami avec une imprudente inconscience : "Il me fit cent petites confidences de leur procédé à tous deux, et en m'apprenant les particularités de l'amour d'Iphise et le bonheur de son mari, il portait les désirs et la rage jusques au fond de mon âme, et il ne rendit si amoureux et si désespéré que depuis ce jour fatal je puis dire que je n'ai pas goûté un instant de repos." (Cam., 226) (58) Epouse de Don Sébastien, dans la nouvelle des AG du même nom. (59) DA, 6869.
(60) "Praxorine se nit dans la tête qu'un honnie qui sait si bien déguiser une passion doit savoir la feindre" (AGG, 461).

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division puis la mort des deux époux ses amis. Après avoir cherché dans la retraite l'oubli de cette tragédie, il préférera mourir plus utilement sur un champ de bataille.
Bien que la romancière ait donné pareille fin è deux autres des héros qui nous intéressent, il serait inexact d'en conclure qu'elle exalte les vertus passives. Au contraire : le renoncement final apparaît dans tous les cas comme un sommet qu'on atteint par une série d'efforts et d'actes extérieurs. Mais la source d'énergie n'est pas toujours identique Méhémet Lapsi est animé par l désir d'être et surtout de paraître honnête homme, Théocrite par celui de retrouver sa vraie personnalité, c'estàdire, quoi qu'il advienne, celle d'un sage, et le marquis de Termes par une détermination inébranlable : faire le bonheur de son épouse.
Ces trois cas ont fait l'objet de développements d'inégale longueur. Le plus bref mais non le moins lourd de sens est consacré au marquis, sans doute en raison des dimensions ordinairement réduites de la nouvelle; vient ensuite l'histoire de Méhéinet Lapsi, qui occupe la majeure partie des Nouvelles afriquaines, enfin celle de Théocrite analyse plus fouillée, comme le permet le roman, et peutêtre attention particulière portée à un récit qui mettait en scène un original vivant, bien connu de l'auteur et de sa protectrice. Tous trois cependant méritent un égal intérêt.
L'itinéraire intérieur le plus simple paraît être celui du
Bey de Tunis. Il dispose absolument, suivant l'usage, de la per
sonne de Réhecma, capturée par ses vaisseaux et déposée dans son
sérail. Toutefois, bien qu'"amoureux jusqu'à la furie" (il est
Turc!), il se refuse è user de son droit, et ne veut rien obte
nir par la violence "Je me suis fait un plaisir de gagner son
coeur; je veux son amour plutôt que sa complaisance" (p. 1t8).
Il a donc employé tous ses soins è se faire aimer, allant jusqu'à proposer de recevoir le baptême pour épouser la captive, et de la suivre en quelque lieu de son choix, non sans l'avoir, bien entendu, couverte de richesses. En vain. Pourquoi, dans ces conditions, déployer tant de prévenances inutiles ? Mais lorsqu'il est tenté par sa violence naturelle, Méhémet reçoit les sages conseils de son confident français, Albirond comme grand

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seigneur mahométan, lui ditil, vous en êtes en droit d'en user,
"mais comme Méhémet Lapsi (...) vous avez l'âme trop délicate pour
employer la violence où l'amour doit seul être employé" (pp. 569
570). Chansons. Le prince turc est las d'avoir inutilement mis
en usage tout ce qui fléchit ordinairement un coeur : il ne veut
plus retarder d'un jour son contentement. C'est précisément alors
qu'il en vient à découvrir que les refus de Réhecma sont dus à
l'amour qu'elle ressent depuis longtemps pour Albirond, qu'elle
avait connu en France avant sa captivité (60 bis). Partagé entre
"ce qu'une parfaite amitié peut exiger d'un bon coeur" et les mou
vements impétueux de sa passion, Méhémet opte pour la vengeance.
Menaçant son hôte, "tu me paieras, s'écriatil, les obstacles
que tu m'as fait trouver dans le coeur de Réhecma" (p. 576).
Mais il se heurte d'abord à un premier obstacle l'absence
de chef officiel d'accusation contre un homme que chacun honore
et auquel le Bey est "trop généreux" pour "supposer" un crime.
Puis, alors qu'il se rend chez sa captive pour l'obliger à céder
à son amour, il la voit se jeter à ses pieds en lui rappelant ses
promesses. Elle sait flatter en lui, être encore primitif, l'or
gueil d'une vertu toute neuve et tout originale, qui le distin
guera du reste des autres Turcs
"Vous étiez le miracle de l'empire ottoman; vous aviez corrigé vos lois de ce qu'elles ont d'injuste, et vos victoires sur vos désirs étaient plus fameuses chez les gens vertueux que celles des Amurat et des Bajazet, chez les peuples qui composent leur monarchie." (p. 579) L'argument fait merveille, mais reste à vaincre une passion tout aussi légitime, la vengeance. Le hasard heureusement va y prêter la main. Albirond, en effet, sauve la vie du prince, lâchement attaqué par des rebelles. Dans un premier temps, il ne lui en veut aucun bien
"Prenez le caractère d'un rival furieux, et renoncez à celui d'un ennemi magnanime; n'arrêtez point mon sang, et laissezmoi dans la liberté de vous hair." (p. 583) Mais il se tait aussitôt, et "après quelques moments de silence", se ravise entièrement, car vient de germer en son esprit
(60 bis) Elle reprendra désormais dans le rmman son nom chrétien d'Uranie.

 28 
une manière inédite de tirer vengeance de son rival, l'écraser de sa générosité (61).
"Vous me conduirez au Bardou; vous y recevrez Uranie
de ma main, ma gloire vous la doit; et il me semble qu'elle
aura la force de vous la donner." (p. 581t)
Simultanément, le nouveau héros ne perd pas le sens des réalités : étaitil prudent, après tout, de sacrifier une réputation si précieuse et si rare à un plaisir "que six jours de félicité rendraient peutêtre indifférent" ? L'intérêt bien entendu vient opportunément au secours de la vertu.
On n'aura pas manqué de relever chemin faisant que le personnage conserve encore de solides attaches avec la tradition du Corsaire généreux. Mais sa nouveauté, c'est d'être inséré dans la réalité historique du temps : ce Corsaire a des raisons personnelles de se montrer magnanime; de plus cette espèce d'exotisme psychologique est doublé de nuances savoureuses qui lui donnent un relief qu'on chercherait en vain dans le passé. Ce Turc aux désirs violents, que l'orgueil d'être assimilé à un Européen galant incite à se vaincre, n'avait jamais été peint.
Théocrite ne saurait évidemment lui être assimilé, et d'abord parce que cet amant a mis longtemps à identifier le sentiment qu'il éprouvait pour la jeune "esclave" nommée Ardélie. Celuici n'est apparu sous un jour franc que lorsque Théocrite a vu jaillir une sympathie surprenante entre elle et Timoléon. Après cette révélation, il ne peut maîtriser le désordre de son esprit. "Je pensai expirer de honte à la connaissance de cette faiblesse" (p. 175) (62).
En philosophe courageux, il entreprend un premier voyage dont il revient, croitil, guéri. Mais le spectacle de l'amour qui unit les deux jeunes gens rouvre la plaie, qui s'infecte maintenant de jalousie
"Quoi, m'écriaije tout transporté, c'est donc pour
rendre ton rival le plus heureux de tous les amants que tu
(61) On reconnaît le processus qui détermine la décision d'Auguste dans
Cinna.
(62) Point important. Le mot reviendra cinq fois de suite ; p. 175, deux fois p. 187, et deux fois p. 189.

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t'efforçais de rendre l'âme d'Ardélie si délicate et si illuminée ?" (p. 183) Néanmoins, très atteint par la blessure faite è sa vanité de philosophe, Théocrite essaie une fois encore du remède de l'éloignement, mais il se ravise en apprenant le départ de Timoléon pour une destination lointaine : l'absence du rival glisse en lui la tentation de la mettre è profit. Mauvais calcul. Le philosophe, malhabile à "faire l'amour", essuie rebuffades et humiliations. Furieux de son échec, il laisse sa passion se répandre comme un torrent. Mais "paroles et conjurations" ne tiennent pas devant l'évidence. A quoi bon remontrer è Ardélie que la reconnaissance devrait la diriger sur Théocrite plutôt que sur TimoThon ? "Montrezmoi par vousmême", lui répliquetelle, "que l'amour est une chose volontaire, et je suivrai votre exemple" (p. 189). Sensible, en "philosophe", à la logique de l'argumentation, Théocrite s'incline
"Hé bien, s'écriatil (63) tout transporté, il faut me soumettre aux ordres de ma destinée. Je combattrais en vain contre la force des astres et puisqu'il est ordonné des dieux que vous aimerez Timoléon et que n'aimerez point Théocrite, je serais indigne non seulement de ce nom de sage qu'on m'accorde, mais de celui d'homme raisonnable si je m'opiniâtrais davantage contre une puissance supérieure è laquelle je ne puis résister." (p. 3) Qu'on remarque bien les raisons qui poussent Théocrite au renoncement : l'amourpropre s'y taille une large part, ainsi que l'opinion publique; il y a une réputation de solidité d'esprit è sauvegarder. Non seulement quelque impur filet se mêle è ce courant, mais ce généreux n'entend pas céder la place sans quelque compensation.
"Au moins donnezmoi votre parole", ditil à Ardélie, "que quoi qu'il arrive vous ne vous donnerez jamais è lui que je n'aie obtenu de moimême d'y consentir." (p. 344) Théocrite se reconnaîtrait donc des droits sur Ardélie ? Timoléon, qui a tout entendu, surgit furieux, et un duel est évité de justesse. Mais divers événements arrachent Ardélie de Syra
(63) Cette seconde partie de l'histoire de Théocrite est racontée par Timoléon, sur le rapport d'Ardélie.

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cuse. Théocrite, très affecté par sa disparition, s'en remet aux dieux, et l'oracle qu'il est allé consulter, accompagné de son rival, semble bien donner l'avantage è ce dernier. A quoi bon s'obstiner davantage ?
"Je commence è ouvrir les yeux, et je connais au mépris
que les dieux font de mes prières que je les offense visible
ment en donnant à l'amour une vie que j'avais vouée è' lté_
tude de la sagesse." (p. 372)
Décider est une chose, exécuter une autre. Pour tenir sa pa
role, Théocrite se retire en Arcadie, au fond de la forêt de Diane,
où la solitude favorise les réflexions amères. Il faut en finir.
Par une "résolution héroîque", il décide "de vaincre sa faiblesse
ou de mourir". Mais la guerre le tire de ses méditations, et c'est
è la faveur de la paix, de la félicité générale, que s'actualise
enfin la décision tant attendue (84). Solennellement, s'adressant
è la reine Carmente, il déclare "Je vous demande le contente
ment de Timoléon avec autant d'empressement que je pourrais en
avoir pour le mien propre" (p. 570).
Ce "miracle de la philosophie" ne fut pas instantané. Il a fallu que paraisse au premier plan tout un faisceau de réactions et de motivations humaines, qui, par degrés, le conduisent enfin au but. La vertu, La Rochefoucauld l'écrit au même moment, est un alliage subtil d'amourpropre, de réalisme et d'obstination.
Mme de Villedieu apportera de même des correctifs originaux au type romanesque du rival généreux pour lequel elle semble éprouver une certaine prédilection. Jacaya, dans Lea Annales galantes, s'est fait aimer de l'ambassadrice de Savoie, la plus brillante des dames de la Cour de France, mais il renonce è cette poursuite en faveur du duc de Nevers son bienfaiteur, et disparaîtra sans jamais plus donner de nouvelles. Hortensius, dans Les Exiles, est fiancé è Aurélie qui vient de s'éprendre soudainement du beau Cépion : incapable de forcer un coeur, il compte pour rien des droits que l'amour ne ratifie pas, et pousse l'honnêteté jusqu'à s'accuser luimême d'inconstance, pour ne pas avoir
(64) Un biographe de Chapelain pourrait apprécier la part de réalité vécue de ce récit.

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à révéler le caprice coupable d'Aurélie. Hortensius prépare ainsi
les voies au marquis de Termes, la version la plus soignée et
sans doute la plus chérie de ce type romanesque.
Mais cette abnégation ne semble plus guère comprise dans
les années même qui suivent la publication des Désordres de l'A
mour. Le petit cercle mis en scène par Valincour se gausse de cette
bonté : M. de Termes est "bien fou". Le marquis ne trouve comme
défenseur "qu'une personne de qualité, qui a infiniment d'esprit
et de délicatesse" : encore ce défenseur racontetil "en riant"
l'épisode en question, pour lancer à la fin, sur un ton à demi
moqueur : "C'était un mari, cela" (65); puis il ne tarde pas à
se rallier à l'avis général. Toutefois il n'abandonne pas sa po
sition sans la justifier par le climat héroîque où l'auteur des
Désordres a voulu situer son roman; ainsi s'expliqueraient aussi
bien l'attitude de l'époux que le ton "haut de la marquise
"Peutêtre que l'on vivait d'une manière plus héroîque du temps du Marquis de Termes, et que cela était d'usage. Sa femme même prend la conversation sur un ton bien plus haut que Mme de Clèves. Elle ne témoigne pas la même timidité que cette princesse; il n'est pas besoin de lui arracher les paroles de la bouche (... )" (66). Révolu ou non, l'héroisme de M. de Termes mérite d'être analysé. Ce personnage ne doit rien à l'Histoire, et son importance est telle que l'auteur a pris soin de nous transcrire en style direct tout le dialogue des deux époux (67).
Un héros "précieux" : M. de Termes.
Voyant sa femme dépérir sans raison apparente, car il n'a rien à se reprocher, M. de Termes l'interroge anxieusement
"Ditesmoi candidement ce qui vous oblige à verser des larmes, et croyez qu'il n'y a rien que je ne fasse pour en arrêter le cours." (p. 70) Il s'attire alors cette énigmatique réponse
"Que votre honnêteté m'est cruelle, et que je vous
(65) Cet homme de qualité est sans doute Valincour luimême. (66) Deuxième lettre, édition originale, pp. 218219. (67) Me de Lafayette fera de même pour la "scène de l'aveu".

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serais obligée si vous me témoigniez autant de mépris et de
dureté que vous me témoignez de tendresse et de considéra
tion." (p. 71)
De plus en plus inquiet, le marquis exige des éclaircisse
ments : contraignant son naturel, il emploie son "autorité, "fait
des commandements". Alors les explications viennent, nettes, tran
chantes comme du verre (68), suivies commentaire aussi cir
constancié que désespéré. De cette longue confession, il est si
'surpris" et si "touché" qu'il n'a pas "la force de l'interrompre",
tandis qu'il se sent traversé "par un mouvement de jalousie qui
le sollicite au mépris et à la vengeance". "Le premier trouble"
se dissipe. Cependant, avec une tendre mélancolie (69), ii s'é
tonne seulement que la marquise ait conclu une union avec l'oncle
alors qu'elle était éprise du neveu, fermant ainsi son coeur à
toute espérance (70). Mme de Termes, prisonnière de son désespoir,
ne lui épargne pas la vérité brutale qu'il a demandée
"Je fis ce qu'il était possible pour ne vous épouser pas (...) Je refusai d'obéir, je voulus me jeter dams un couvent, et cent fois, il me vint une pensée de me faire mourir plutôt que de consentir à ce funeste mariage, mais j'étais jeune et timide, mon père était absolu sur sa famille et d'ailleurs je ne croyais point mon amour aussi violent qu'il l'était." Que faire ? "Des aveux si rares et si ingénus" excluent tout accommodement. En proie à "une douleur inexprimable", le marquis se retire, et, une fois dans sa chambre, pose un premier regard sur luimême, envisageant "la cruauté de sa destinée"; puis il s'oblige à analyser objectivement la situation. D'un côté, les manquements à son endroit sont aussi grands qu'il est concevable
"Il n'aimait rien tant au monde que son neveu. Il trouvait dans ce jeune homme si bien fait, et dont il était le bienfaiteur, un rival qui lui enlevait toutes les affections de sa femme. Cette idée lui rendait toutes les vengeances légitimes."
(68) "Elle lui raconta comme dès son enfance elle avait eu une violente inclination pour le Baron de Bellegarde (...) qu'il en avait eu une semblable pour elle, mais que n'ayant pas assez de bien pour satisfaire l'avarice de son père, le marquis lui avait été préféré." (69) "Languissamment" dit le texte. Nous n'avons pas de terme équivalent. (70) Le droit canon interdisait à une tante d'épouser le neveu de son conjoint défunt.

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D'un autre cependant, il constate que son épouse, dans la violence qui lui était faite, n'a négligé aucune précaution non seulement pour sauvegarder l'honneur de son mari, mais même pour tenter de chasser de son coeur celui qu'elle aimait (71). "La plus sévère jalousie ne pouvait leur prescrire d'autre manière de vivre que celle qu'ils observaient." Dans ces conditions, toute vengeance se trouvait en fait injustifiée, le passé luimême étant exempt de tout reproche. Il fallait donc se tourner vers l'avenir. Il y avait présentement trois malheureux (72); peutêtre étaitil au pouvoir du troisième de réduire ce nombre 7 M. de Termes fortifie sa résolution "pendant deux ou trois jours", qu'il emploie à toutes "les réflexions que la prudence (73) put lui suggérer"; puis il va trouver sa femme "avec tranquillité", et lui fait part de ses projets
"Je vous aime avec une ardeur que rien n'égale, et si je pouvais en espérer de vous une pareille, je préférerais la qualité de votre mari à toutes les fortunes du monde, mais je ne sais point la conserver quand elle vous est odieuse." Suivent les mesures qu'il compte prendre pour l'annulation de ce mariage. Or, malgré une entrée en matière qui ne laissait guère de doute sur l'authenticité des sentiments manifestés, la marquise est si éloignée d'imaginer pareille abnégation, qu'elle croit discerner dans cette décision une manière de répudiation "Elle crut qu'irrité de l'aveu qu'elle lui avait fait, c'était par mépris qu'il se séparait d'elle." Assurément, elle s'était attirée cette disgrâce, mais ressentant finement qu'elle était imméritée, elle tient à souligner, pour sa dignité, qu'elle n'a rien à se reprocher. Elle le fait avec une "froideur respectueuse" qui lui dicte des mots fiers et distants
(71) Les précieuses de l'abbé de Pure admettent que, dans ce cas, une femme a le droit de "conserver le souvenir de son véritable amant" (I, 290). (72) "S'il rendait le Marquis le plus malheureux de tous les hommes, il les rendait les personnes de la terre les plus infortunées." (73) Il faut comprendre par ce mot, à envisager dans son sens plein de "prévoyance", que M. de Termes ne se laisse pas entraîner par un mouvement irréfléchi, qu'il voit loin, et se représente concrètement les moyens de sortir de la situation.

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"Vous avez raison, Monsieur, de me juger indigne de porter le nom de votre femme. Il y a longtemps que je fais le même jugement, et le remords qu'il m'a causé n'a peutêtre pas été le moins sensible de mes maux. Je ne vous en fais toutefois aucune excuse on n'en doit pas des crimes forcés, et s'il avait été en mon pouvoir de prévenir par ma tendresse le divorce que nous m'annoncez, je vous prie d'être persuadé que je ne me le serais pas attiré." C'est au marquis à être maintenant blessé. Mais, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, la douleur qu'il ressent ne vient pas de constater que sa générosité, prise à contresens, est passée pour mépris. En fait, encore mal assuré dans sa résolution, il avait besoin, pour avancer, de la joie que la marquise allait, pensaitil, manifester en voyant tout à coup réalisé le rêve impossible. Cet appoint de forces, cette ultime grâce dont il puisse encore être redevable à la femme aimée, elle la refuse. Il lui échappe alors cette plainte
"Ha! Madame (...) je n'étais point préparé contre vos reproches; ils ébranlent toutes mes résolutions et si, loin de m'accuser de mépris pour la qualité de votre époux, vous ne continuez à me témoigner de l'amour pour mon neveu, et ne me laissez voir toute la joie que doit vous donner l'espérance d'être à lui, elle sera fausse (7) et je n'aurai jamais la force d'exécuter ce que je ice suis promis." Pathétique dialogue de sourds! Monsieur et Madame de Termes ne respirent pas à la même hauteur (75). Murée d'ailleurs dans sa bonne conscience et sa bonne foi, la marquise n'a toujours pas vu de quelle dilection elle est l'objet, et jusqu'où son époux est déterminé d'aller pour la rendre heureuse. Elle remâche obstinément ses malheurs, déteste ces obstacles juridiques sur lesquels butte toute velléité de solution, et déclare sans ménagement
"Un moment de notre mariage a mis un obstacle invincible à tout ce que je puis désirer (...) Vous ne sauriez vous
êder d'être l'oncle du baron de Bellegarde, et je ne puis changer la loi qui défend aux femmes d'épouser le neveu de leur mari."
(7I) "elle" renvoie à "espérance". (75) Dans cette femme droite, mais égoîste et incapable de concevoir la grandeur, s'inscrit déjà en filigrane celle qui s'acharnera plus tard sur le maréchal de Bellegarde.

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Dans la perspective qui est la sienne, le seul service que puisse lui rendre son mari, c'est de demeurer à ses côtés, pour l'empêcher de succomber à la tentation
"Demeurez donc auprès de moi. Votre vue m'est plus utile que votre absence, et notre séparation, me laissant à moimême, me livrerait peutêtre au plus redoutable de mes ennemis." Que peut signifier pour un homme d'honneur un si misérable rôle 7 Pourtant, dans l'amère expression de cette infortune, le marquis discerne, sinon la "joie" qu'il espérait, du moins le regret de ne pouvoir l'éprouver jamais. Habitué de longue date à donner sans recevoir, il se contente de cette ombre d'encouragement, et ne songe plus qu'à mettre à exécution le plan qu'il a dressé.
"Je ne demeurerai point, Madame, et ce dernier discours répare tout le mal qu'a pensé faire le premier. J'y remarque une douleur de ne pouvoir épouser mon neveu qui va me faire tenter toutes choses pour le rendre votre mari. Adieu, Madame, vous ne me verrez plus que pour vous annoncer votre bonheur, et vous devez croire que si je ne le fais point, ce ne sera ni faute de soins, ni faute de sincères intentions." Le sacrifice est maintenant consommé. L'occasion en hâtera l'accomplissement. Grièvement blessé à la bataille de Jarnac, M. de Termes agonisant conserve la présence d'esprit de faire les déclarations requises pour asseoir sur des bases irrécusables le bonheur de sa femme (76). Ses dernières paroles ne laissent aucun doute sur la parfaite pureté de ses motifs (77). En quoi consiste essentiellement l'originalité de la conduite du marquis 7 C'est d'être resté amant dans l'union conjugale, obéissant à la conviction que le mariage ne doit pas fausser le jeu de l'amour : il s'efface devant le rival heureux comme
(76) "Il déclara qu'il n'avait jamais tenu la marquise de Termes pour sa femme, qu'il y avait eu défaut de consentement dans leur mariage, et, ajoutant qu'il voulait la récompenser de son silence, sans toutefois faire tort à son neveu, il le fit son légataire universel à condition toutefois qu'il épousât sa veuve." (pp. 7778)  Sur la conduite effective du maréchal de Termes, cf. éd. Droz, pp. XXV, 78 sq. (77) "Un autre homme que moi, qui à ma place aurait été aussi bien informé prendrait peutêtre des soins contraires à ceux que je prends, irais j'aimais assez e de Termes pour sacrifier toute ma félicité à la sienne." (p. 78)

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l'eût fait un honnête homme dans une galanterie ordinaire. Il ac
complit ainsi le voeu des précieuses (78) de l'abbé de Pure, en
se démarquant des usages, des moeurs, et d'une mentalité qui fait
consister l'honneur du mari dans la réduction de sa femme à des
bornes étroites que luimême transgresse aisément. Mais l'héroïs
me de M. de Termes ne se limite pas à cette équité affranchie des
idées reçues il consiste à ne considérer l'amour que comme un
"service", et ceci en toute occasion, sans considération du fait
que la femme aimée en soit digne ou non (79). Le conflit entre
égoïsme passionnel et altruisme est donc à peine esquissé, puisque
dans ce couple l'un n'a d'autre raison de vivre que le bonheur
de l'autre. Le marquis souffre et combat non contre luimême mais
contre les obstacles que la bénéficiaire incrédule apporte à sa
propre félicité. Il reste que malgré la sincérité et la clarté
de ses intentions, il n'a pu élever le dialogue jusqu'à ce niveau
où le sublime devient contagieux; mais cette déception se dissou
dra dans la joie du sacrifice.
L'abnégation féminine Xérine
A ces hommes disposés à s'oublier pour le bonheur d'une femme ou d'un rival aimés, Mme de Vllledieu n'oppose guère qu'une seule héroïne, Xérine (80). Cette princesse marocaine, au lendemain de la bataille des TroisRois, parcourt le champ de bataille jonché de cadavres; elle y découvre un blessé respirant encore, le ramène au palais, le soigne et lui rend la vie. Un tendre sentiment se développe entre eux, consacré par un mariage. Or celui que Xérine a sauvé se prétend le roi de Portugal, ce Dom Sébastien
(78) La Prétieuse, I, 250 sq. Le mari de Caliste se conduit aussi en "amant".
(79) Un détracteur de M. de Termes déclare au sujet de l'aveu de l'épouse : "Je ne sais si cette grande facilité de s'expliquer ne fut point une des raisons qui détermina autant le marquis de Termes à chercher les moyens de contenter sa femme en se séparant d'elle. Un aveu comme celui qu'elle fait ne paraît aussi propre à éteindre l'amour dans le coeur d'un mari que l'aveu de Mme de Clèves était propre à l'y entretenir" (p. 2i9). On voit que cette interprétation ne saurait être autorisée par le texte.
(80) AG, "Oom Sébastien"

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qui passe pour mort dans toute l'Europe. Après avoir vécu quelques années heureuses auprès de son épouse, il se lasse de cette obscurité (on reconnaît l'histoire d'Artambert et d'Almanzaîde), et décide de révéler son existence pour retrouver le trône perdu. Il part d'abord à destination de Naples, puis de Parme où il espère l'appui dela duchesse souveraine, alors veuve, dont il fut autrefois le fiancé. La duchesse s'émeut en effet, et son coeur se renflamme. Cependant Xérine, confiante et fidèle, adresse à son époux les plus touchants messages d'amour. Comme ils demeurent sans réponse, elle s'inquiète et part à la recherche de l'absent. Ses traces la conduisent à Parme où elle se fait connaître, provoquant chez sa rivale une crise de jalousie féroce. Jalouse, Xérine pourrait l'être encore davantage, et les deux femmes se mesurent. Pour sa part, la princesse de Maroc n'hésite pas. Aimer Dom Sébastien, c'est lui faciliter l'accès au trône, et comme elle pense que la duchesse de Parme est mieux à même de remplir ce rôle elle s'efface. Gâché, son amour pour l'ingrat l'est de toutes façons; peutêtre ne seraitil pas alors maladroit de demeurer présente dans ce coeur sous forme d'une image nimbée de reconnaissance, plutôt que de risquer, en faisant valoir ses droits d'épouse, de le perdre à jamais ? Elle déclare donc à sa rivale
"Employez votre crédit pour lui faire rendre son royaume, rétractezvous de ce qu'un injuste ressentiment vous a fait avancer, et je consens que ce prince vous tienne la parole qu'il vous avait autrefois donnée. J'aime bien mieux le voir régner et pouvoir me flatter en secret que, me devant la vie et la couronne, il m'aime mieux que celle qui veut les lui ravir (81), que de le posséder tranquillement et de pouvoir craindre qu'entre mes bras il ait sujet de regretter quelque chose." (p. 510) Si l'on veut bien admettre qu'un certain calcul a inspiré pareille résolution, il faut cependant avouer que Xérine aura la force de dominer ses ressentiments et de rentrer seule dans son pays. Mais elle n'a pas encore montré toute son âme. En effet, la nouvelle lui parvient que Dom Sébastien agonise en prison. N'écoutant que son coeur, elle se rend à son chevet, et recueil
(81) La duchesse de Panne, dans son accès de vengeance.

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le de la bouche du mourant l'aveu qui soulage sa conscience il n'est qu'un imposteur. Xérine déclare alors
"J'aimais la personne de Dom Sébastien plus que l'éclat dont elle était environnée (...) Les charmes qui m'avaient touchée n'ont rien perdu de leurs privilèges pour n'être pas placés dans un monarque. J'avoue que je ne les aurais pas remarqués dans un homme du. commun (...) Mais enfin mon erreur me fut chère; elle me l'est encore, toute funeste qu'elle devient à mon repos, et le caractère d'époux est si sacré pour une femme qui a véritablement de la vertu qu'il efface toutes les taches dont il pourrait être accompagné." (p. 512) Voilà le véritable dénouement de la nouvelle, que le coup de theatre de la fin rie fait que préparer. Tous les éléments de l'intrigue sont disposés en pyramide pour aboutir à ce sommet. Ce dessein appelle une remarque. Lorsqu'elles demeurent dans le siècle, les femmes sont presque toujours épouses : leur destinée ne multiplie donc pas pour elles les voies héroïques. Mais Mme de Villedieu, non sans raison personnelle, croit à l'héroïsme de la foi conjugale. La vraie passion sait s'estomper dans le bonheur, et reparaître, avec abnégation, dans l'adversité. Xérine est une création de Mme de Villedieu. Son homologue dans le roman anonyme qui paraîtra, sur le même sujet, en 1679 (82), présentera des traits tout différents.
Dégradations
Quant au thème du mari qui cède sa femme, déjà exploité par Corneille, il se retrouve encore dans des nouvelles plus divertissantes que Les Désordres de l'Amour. Passant dans le registre comique, il subit une dégradation prévisible. D'abord le sacrifice n'est pas offert mais demandé, ce qui change tout. Ainsi César, aimé de Servilia, prétend que cette amante dévouée serve la passion que le grand séducteur éprouve à l'égard de Marcia. Une pareille requête ne saurait être accueillie sans comporter quelques dédommagements! Le sacrifice tient du marché. Voici en
(82) Don Sébastien, ouvrage anonyme, Barbin, 1679. L'auteur y a dédoublé le personnage de Xérine. La princesse de Maioc, qui fait comme Xérine le voyage de Lisbonne (p. 507) a nom AJmaïde (emprunté sans doute à la nouvelle de Mlle de Scudéry). C'est sa cousine, appelée Abdélise, qui recueille Don Sébastien laissé pour mort sur le champ de bataille.

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quels termes César le propose à Servilia
"L'âme de César ne peut être touchée que par des sentiments extraordinaires; vous êtes en vain une des plus belles personnes de Rome si je ne trouve en vous de quoi charmer ma raison (...) Voulezvous que je vous aime autant que vous me soupçonnez d'aimer la femme de Pompée ? Il faut me sacrifier votre dépit contre Murcie; cachez ce que vous savez de notre intrigue, et obligez Claudius (83) au même secret. Etesvous capable de cet effort pour César ?  Oui, César, j'en suis capable, interrompit Servilia (...) mais récompensez ma discrétion par quelques marques de complaisance, feintes ou véritables. Je puis tout faire pour César si je crois en être aimée, mais je ne réponds de rien si vous mettez ma tendresse au désespoir." (AGH, 92) L'égoïsme pompeux du bénéficiaire n'est guère moins méprisable que la soumission intéressée de Servilia, la bien nommée (8). Poussons plus avant dans la médiocrité morale : voici avec Mécène le mari complaisant qui ferme les yeux sur la passion que son épouse Terentia entretient pour Auguste; Henri IV d'Espagne l'impuissant qui prostitue la reine sa femme à son favori; Pompée, qui prêtant Flore au jeune Germinius afin de le guérir d'une mélancolie mortelle (85), se rangerait plutôt dans la catégorie des "sots', car il s'étonne ensuite du trop bon résultat de la cure. Enfin, nous touchons à la franche bouffonnerie lorsque Caton, dans Les Amours des grands Hommes, remet sa femme en bonne et due forme à Hortensius, tel un cadeau empoisonné (86).
Givry ou la fiction servante de la réalité.
Dégageonsnous de ces miasmes pour respirer une dernière
fois, avec Givry, l'atmosphère limpide des passions nobles. Il
mérite un examen spécial, car c'est une recréation, pour laquelle
la romancière pas eu besoin d'apporter beaucoup de retouches
à l'histoire. Nous évoquons cependant ce personnage à propos de
la société héroïque, puisqu'il participe au premier rang à l'épo
(83) A=t de la femme de César. (84) On reconnaît le thème du Misanthrope, avec une dose de bassesse supplémentaire. (85) AGE, "Histoire de Pompée". (86) Cf. chap. X, p. 561.

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pée de Henri de Navarre. Les batailles que doit entreprendre, pour conquérir son royaume, le Roi légitimement désigné l'assimilent aux princes dépouillés de leurs droits et contraints de recouvrer leur trône les armes à la main. L'héroïsme militaire joue dans la troisième nouvelle des Désordres de l'Amour un rôle important; la passion de Givry pour la princesse de Guise ne serait sans doute pas née en temps de paix : elle voit le jour à la faveur des péripéties d'une guerre glorieuse, et croît dans un climat grisant de veillées d'armes et d'exploits individuels. L'art de la romancière n'a consisté qu'à faire habilement alterner les trêves, les repos de l'hiver, et les opérations "chaudes" qui galvanisent les courages, tandis que l'amour, dans les intervalles, se ressent de l'allure conquérante qu'une cause exaltante imprime à bouillants gentilshommes. Mile de Cuise, toute princesse qu'elle est, devra, comme Cléonice, s'incliner devant la vaillance victorieuse.
Cependant, des signes évidents nous avertissent que nous sommes bien sur terre : la présence autour de Givry d'êtres de qualité morale inférieure, et chez le héros luimême, d'imperfections et de défaillances. La princesse de Guise se joue du coeur de son "serviteur"; Bellegarde (87), rival déloyal, commet un faux pour "sonder", en s'épargnant les risques, "un gué dangereux", c'estàdire qu'il fait adresser à Mile de Guise un billet audacieux en abusant du nom de Givry, son meilleur ami. Parce qu'elle trouve le procédé inédit et "singulier", la destinataire en sait gré non pas à la victime, mais au faussaire, qui n'avait pas attendu ce succès pour se trouver content de lui. Certes, Civry bénéficie de l'appui d'un roi au coeur chaleureux', mais ce monarque bienveillant, loin de raisonner son favori, goûte l'aspect chevaleresque de cette passion et l'encourage; au demeurant, son pouvoir est nul sur une princesse dont la maison est puissante et impérieuse. Sur cette toile de fond sombre, l'amour de Civry se détache comme un anachronique flambeau. Simas, Lapsi, Théocrite
(87) Neveu du maréchal de Bellegar1e, luimêrr héritier de son oncle le marquis de Termes.

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sont soutenus dans leur combat moral par l'admiration de leurs amis et tout un consensus de valeurs unanimement respectées. Le marquis de Termes luimême peut espérer recueillir après sa mort une sorte de vénération on imagine qu'il s'est éteint en songeant aux commencements qui suivraient sa fin. Mais Givry est seul alors que plus qu'un autre il aurait besoin de réconfort. En effet, il ne peut trouver en luimême l'énergie nécessaire pour affronter les épreuves qui l'attendent; il ne s'appuie sur aucune représentation idéale dont la force d'attraction est capable de l'arracher è luimême. La source même de sa vaillance est en dehors de lui. Cette aliénation du héros, grand thème de discussion dans L'Astrée, s'observe chez Gomberville, mais la femme aimée est une valeur sûre; sa perfection mérite et justifie une soumission inconditionnelle, d'ailleurs parfaitement sereine. L'amour de Givry est au contraire dépendant des caprices d'une jeune fille intelligente mais légère, dont la raison de vivre se réduit è jouir du pouvoir que lui assurent sa beauté, sa naissance et son esprit (88). Givry, pourtant averti, s'accroche à cet amour qui flatte sa "gloire". Il a été touché "des avances de galanterie d'une grande princesse", autrement plus excitantes que son intrigue réglée avec une maîtresse aimante certes, mais sans autre piment que la complication (89).
"Je suis jeune, j'ai de l'ambition, et Mademoiselle de Guise est une des plus belles princesses du monde. On me traiterait d'insensé si pouvant avoir une intrigue d'amour avec elle, j'en manquais l'occasion." (p. 131) Cette fortune soudaine éclipse l'officielle médiocrité de relations désormais bien ternes, et le héros résiste de moins en moins è la fascination
"Il se faisait un dégoût de ce que ce bonheur était su de tant de monde; une intrigue plus secrète lui donnait de plus agréables idées, et quand il y joignait l'imagination d'être souffert d'une belle et grande princesse, de se trouver en droit, par ce qui s'était passé (90) de l'entre
(88) Sur le rapport entre le personnage de ranan et le personnage historique, cf. éd. Droz, pp. 129, 151, 18+ notamment. (89) Cf. la lettre qu'elle adresse è son amant, DA, 125126. (90) Mlle de Guise s'est plu è commenter en vers pénétrants les lettres de Mme de Maugiron qui avaient été saisies dans la cassette de Givry.

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tenir de discours d'amour, et de lui faire peutêtre oublier ce que l'austérité de son rang avait de trop tyrannique, il se laissait flatter à des illusions dont il ne pouvait divertir son esprit." (p. 138) Il entre donc dans la passion de Givry une part indiscutable d'ambition, mais cette constatation ne la déprécie pas elle indique seulement que les risques sont plus grands. Si on les •ajoute à ceux que lui fait courir l'instabilité sentimentale de la jeune princesse (91), on mesure les dangers auxquels il s'expose. L'héroîsme de Givry résideraitil dans la folie de ses espérances 7
videmment non. Le désespoir et la mort volontaire qui suivront nous invitent à le plaindre plus qu'à l'admirer. Ce qui confère sembletil le caractère héroique à cette destinée, c'est d'avoir été tout entière ordonnée, tendue par un besoin d'hommage et d'adoration. En dépit des mauvais traitements qu'il reçoit, Givry ne dévie pas : "Vous êtes ma divinité visible, je vous dois une religieuse sincérité" (p. 193). Pour éviter le malheur, rien de plus aisé que de se disculper : il lui eût suffi de désavouer un billet audacieux dont il n'était pas l'auteur. C'est ce que lui fait valoir l'artificieux Bellegarde
"Si (Mile de Guise) est véritablement irritée, je vous ai laissé la liberté de nier, et vous pouvez vous servir de votre raison pour vous guérir, ou continuer d'aimer sans le dire, comme si je n'avais point écrit." (pp. 181182) Mais c'est justement ce que Givry se refuse à faire. Se dégager, c'est d'abord se fermer tout espoir pour l'avenir, mais c'est surtout renier cette image merveilleuse qui l'enchante, et se renier luimême, puisqu'il s'est consacré à son culte : "La passion que le marquis de Bellegarde m'attribue est trop glorieuse pour être désavouée" (p. 177). On s'explique mieux alors sa fureur contre Bellegarde, qu'il assaille sans ménagement, avec une sorte d'âpreté méprisante. La générosité entre rivaux, chère au roman héroique, ne saurait être de mise en faveur d'un homme qui apparemment n'est pas aimé et
(91) e de Villedieu prête au Soi Henri le jugement suivant "Les caprices d'une jeune personne dont le coeur n'est encore déterminé à rien sont aussi changeants que vastes." (p. 19)

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qui ne peut, de surcroît, se prévaloir de l'avantage de la naissance. En même temps que son amour, c'est sa vie que Givry défend.
"J'aime Mlle de Guise jusques à la fureur et je suis
capable des derniers effets du désespoir si je la vois me
préférer un rival de ma qualité. Peutêtre que sans murmure
je lui verrais épouser un grand prince, mais je ne puis sans
mourir lui voir de la complaisance pour les feux d'un homme
de mon rang." (p. 187)
L'amant de la princesse de Guise n'est pas de ceux qui meu
rent par métaphore. Pour que Givry eût pu continuer de vivre, il
eût fallu que la "divinité visible" demeurât telle, qu'elle ne
se déshonorât pas ellemême en s'abaissant à souffrir des homma
ges inférieurs. Jamais Givry m'a pu concevoir les projets dérai
sonnables d'un Rustan il borne ses espérances, on l'a vu, à
pouvoir entretenir confidemment une grande princesse. Mais ce
rôle limité, il entend le jouer sans restriction, il lui appar
tient de droit parce qu'on le lui a fait entrevoir et surtout parce
que personne ne peut le remplir avec la même dévotion. Or, ce qui
fait le héros, c'est la persévérance, l'oubli de soi dans l'iden
tification à une cause; celle de Givry dépasse la personne déce
vante de Mile de Guise c'est celle même de l'amour.
Nous sommes donc amenés à constater qu'en faisant descendre
sur terre quelquesuns de ses héros, Mme de Viiledieu leur a con
servé une qualité essentielle : la fidélité à soimême. Il n'en
est pas moins vrai qu'à mesure qu'ils s'éloignent de l'archétype
traditionnel pour s'incarner dans l'Histoire, ils revêtent la per
sonnalité d'êtres réels dont ils portent souvent les noms, et les
faiblesses. Ce faisant, ils s'individualisent, mais la romancière
a choisi une étoffe suffisamment souple pour se réserver la pos
sibilité d'adapter la façon à ses convictions personnelles et aux
leçons de son expérience. Ces personnages historiques sont deve
nus, sans trop se mentir à euxmêmes, des êtres selon son coeur,
illustrant des situations qui lui sont chères : le respect qu'elle
apporte à peindre M. de Termes ou Givry en est la preuve. L'in
fluence de l'auteur, déjà sensible chez les héros masculins, se
manifestera plus visiblement encore dans les personnages qui in
carneront l'héroisme féminin.

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Héroïsme féminin, héroïsme de la fidélité.
Deux remarques liminaires ces personnages sont tous inven
tes, ce qui nous laisse présager bien des confidences indirectes;
ils sont moins nombreux que les héros masculins. En revanche, la
proportion se renversera lorsque nous en viendrons à examiner par
la suite les tableaux et moeurs du siècle, où les femme tiendront
une place prépondérante. Les héroïnes vertueuses peintes par Mme
de Villedieu se distinguent toutes, suivant des modalités varia
bles, par leur fidélité en amour, qui va parfois jusqu'au sacri
fice absolu ou à la mort. Nous retiendrons Iris (Anaxandre), Cyn
thie (Alcidamie), Mme de Maugiron (Les Désordres de l'Amour) et
HenrietteSylvie de Molière.
Clidamis, depuis son départ pour la guerre, n'a pas envoyé de ses nouvelles à sa maîtresse Iris qui s'en désole. Aussitôt Anaxandre, qui espère profiter de la situation, s'empressetil d'interpréter ce silence comme un signe d'abandon, et se proposetil pour aider à la vengeance (92). Qu'il se détrompe : "Je ne veux point, répond Iris, imiter l'exemple d'un homme que je condamne" (p. 62).
Comme toujours chez notre romancière, des arguments intelligents et réalistes viennent renforcer la spontanéité affective
'J'étoufferais le remords dont Clidamis se trouvera
peutêtre tourmenté malgré lui avec le temps, si je lui don
nais sujet d'envisager mon coeur comme un bien fragile et
que le premier accident pouvait lui ôter." (93)
Enfin et surtout, lorsque la passion qu'une femme éprouve
(92) Avis couramment partagé dans la littérature mondaine. Cf. Bussy, Histoire cznoureuse des Gaules, éd. Lalanme, II, +29, "Histoire de Mme de Sévigné"; et "Maximes d'amour" (II, 172). Mme de Monglat soutient le même avis qu'Iris, et Bussy lui répond "Vous dites qu'il se faut attendre / D'être moins aimé chaque jour / Et que pour voir affaiblir un amour / On n'en doit pas être moins tendre. / Pour coi, je tiens que c'est abus / Et conseille alors l'inconstance / Ne trouvant point de différence / Entre aimer moins ou n'aimer plus."
(93) "Je voudrais qu'une honnête amante (...) sauve en elle ce qui devrait être la vie de son amant, qu'elle lui conserve sa tendresse comme un trésor qu'il sera peutêtre bien aise de trouver quand par son expérience il aura connu ce qu'il vaut.' Lettre de Mme de Villedieu, édition collective, Barbin, II, 9899.

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est mal jugée, la seule façon de bénéficier d'un acquittement, c'est d'obliger le public à s'incliner devant la qualité du sentiment manifesté; or ce serait se priver d'avance de cet avantage que de se venger d'un ingrat par l'inconstance
"La faiblesse qui nous porte à aimer ne peut être excusée que par la fermeté de l'amour, et au lieu qu'elle peut être regardée comme l'effet d'un discernement fort juste quand on aime toute sa vie ce qu'on a jugé digne d'être aimé une fois, elle devient l'effet d'un caprice effroyable lorsqu'une me s'accommode de toutes sortes d'objets et que c'est moins le mérite d'un homme qui force à aimer que la pente naturelle qu'elle a vers l'amour." Anaxandre ne se tient pas pour battu et propose une feinte infidélité pour "ramener Clidamis à son devoir". Que peuton objecter à cette "trahison innocente" ? Mais, justement, l'amour!
"Ha, mon cher ami, s'écria la charmante Iris, vous ne
savez point aimer puisque vous me parlez de cette sorte!
Je ne veux point d'un coeur que la jalousie me rendrait et
que je croirais devoir à son ménagement plutôt qu'à ma ten
dresse." (p. 6't)
Iris sera récompensée de sa fermeté le silence de son
amant n'avait d'autre raison que l'artifice jaloux d'Anaxandre,
qui avait intercepté le courrier.
Cynthie aura moins de chance. Longtemps insensible, mais non
point cruelle (9L), elle est finalement touchée par la persévé
rante soumission d'Iphile, et lui accorde six mois de bonheur à
deux à la campagne. Or, rassasié dès avant la fin du séjour, l'a
mant qui s'ennuie revient en ville, négligeant de donner de ses
nouvelles. Lorsqu'on lui fait remarquer l'imprudence de sa con
duite, il s'exclame avec fatuité
"(Cynthie) m'aime fort; et quand elle ne m'aimerait pas, elle est naturellement trop constante pour changer de sentiment pour moi : elle se plaindra peutêtre de mon procédé, mais je sais trop le pouvoir que j'ai sur son esprit pour douter qu'il me soit facile de l'apaiser." (p. 279) Et pourtant Cynthia s'inquiète. Ecriratelle à Milo, la
(9L) "Car encore que j'aie oui dire qu'on témoigne de la colère quand un homme fait une déclaration d'amour et qu'on lui défend de nous voir jamais, comme je ne sais point dire ce que je ne pense pas et que je ne suis point irritée contre vous, je ne veux point feindre de l'être" (p. 26). On reconnaît un célèbre passage des Précieuses Ridicules.

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ville où habite Iphile, afin d'obtenir des informations sur son
emploi du temps ? Cette suggestion, émanant d'une amie bien in
tentionnée, la fait sursauter "A Dieu ne plaise que je fasse
l'injustice à mon amant de le soupçonner d'aucun changement!"
Aussi bien, quoi qu'on lui dise, aucun rapport ne tiendra devant
une protestation de l'homme aimé "Dans la confiance que j 'ai en
ses paroles, je croirais moins à mes propres yeux qu'à ce qu'il
me dirait" (p. 280).
Cependant, elle se laisse impressionner par un autre type
d'argument. Danisire son amie lui suggère, pour sortir d'incerti
tude, d'éprouver les sentiments d'Iphile.
"Car, Cynthie, tenez pour maxime que si l'on n'aime assez fortement pour suppléer par un excès de constance à la légèreté de la personne aimée, on ne sait point aimer parfaitement." (p. 281) C'est bien la conviction d'Iris; mais avec plus de prudence, elle s'en réservait les applications. Cynthie n'est pas dotée du discernement d'Iris. Son erreur consistera à faire l'essai de cette maxime sur un autre coeur que le sien; ainsi précipiteratelle ce qu'elle redoute au lieu de l'inciter au repentir; Iphile est ravi de faire l'économie d'une rupture, de se trouver "honnêtement dégagé" (95), et les malentendus vont s'enchaîner. Trop aimante, aveuglée par ses sentiments, et voyant que la feinte a mal réussi, Cynthie, de façon désordonnée, tente une autre voie. Comme elle n'a d'autre objectif que de se réconcilier avec Iphile, elle lui adresse une seconde lettre qui annule la première, où elle prend sur elle tous les torts, lettre dont la tendresse ne fait qu'exaspérer l'amant guéri. La mauvaise santé de sa maîtresse, minée par le chagrin, ne le conduit même pas à son chevet. Enfin éclairée, Cynthie se retire chez "les vierges voilées", détachée de tout bonheur terrestre, non sans toutefois faire parvenir à l'infidèle un ultime message
"Peutêtre considérerezvous plutôt l'action que je fais comme un effet de l'indulgence de l'amour envers vous que comme une punition de votre infidélité. Mais, Iphile, tout
(95) "Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes bien aises qu'on nous devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité." (La Rochefoucauld, Maximes supprimées, 581)

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ce que vous en penserez m'est indifférent; et quand il vous
resterait encore assez de tendresse dans l'âme pour vous don
ner quelque remords de ce que vous venez de faire, je suis
encore assez généreuse pour ne vous en point souhaiter, et
pour ne désirer jamais d'autre punition de votre crime que
votre crime même je vous ai trop aimé pour ne chérir pas
encore votre repos" (pp. 297298).
Le retour de flamme se produit, mais trop tard; aussi bien
Cynthie ne voudratelle plus d'un coeur "qui lui a échappé une
fois". Dans les mouvements absolus de son inexpérience, peutêtre
la jeune fille atelle sacrifié l'amour à l'idée qu'elle s'en
faisait. Iphile, désespéré, disparaît de son côté sans laisser
de trace, et Cynthia ne tarde pas à mourir.
Mme de Maugiron mourra aussi en apprenant la fin tragique
de Givry. Mais elle l'aimait assez pour lui pardonner son infi
délité. Plus âgée que Cynthie, déjà mérie par la vie (96), en
possession d'une certaine expérience du coeur, elle se laisse
néanmoins emporter par sa passion, et commettra le même type d'er
reur que la naïve Cynthie. Son intuition l'avertit que les adieux
assez tièdes de Givry, à son départ pour le siège de Paris, ca
chent une sourde menace (97). Pour la prévenir, elle l'assassine
de lettres tendres, par tous les courriers, et comme Civry, encore
qu'il soit ponctuel, est trop occupé de la pensée de Mile de Cuise
pour y répondre avec la même flamme, elle se répand en reproches.
Givry ne les relève pas, "croyant par cette négligence la rebuter
de lui écrire". Mais elle n'en devient "que plus prolixe et plus
impétueuse". Pour se défaire de ces importunités, il choisit la
brusquerie et "lui mande sincèrement qu'il n'avait plus d'amour,
pour elle". Ce n'est qu'une occasion de plus pour cette obstinée
d'exercer une vertu dont elle est fière, dont elle se grise
"Ces terribles lettres, loin de réveiller sa fierté et de procurer sa guérison n'attiraient que des protestations d'une confiance à toutes épreuves." (p. 166) La discrète pointe d'humour qui anime ce récit parfait laissr nettement entendre que la romancière n'est plus aussi émue de t1s
(96) Elle est veuve, et en butte aux vexations des enfants que son é 
poux avait eus d'un premier lit.
(97) DA, 139.

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malheurs que quinze ans auparavant, lorsqu'elle narrait ceux de Cynthie. C'est qu'il y a dans l'attachement de Mme de Maugiron une espèce d'acharnement qui passe les limites de la dignité. L'autosatisfaction, d'autre part, entre dans cette fidélité pour une part non négligeable
"Il ne faut avoir qu'un amour ordinaire, lui mandaitelle une jour, pour aimer un amant qui vous aime. Ma tendresse étant beaucoup plus parfaite, est capable aussi de plus grands efforts, et je vous aimerai ingrat et méprisant, comme je vous aimais quand je vous croyais ardent et fidèle." (p. 166) Plus tard, è Givry qui lui retire tout espoir, et lui avoue même qu'il s'attacherait plutôt è "une troisième personne" que de revenir è elle, on l'entend s'écrier
"Pousse tes duretés plus loin, et avoue que tu me hais
plus que tu m'as aimée. Je ne t'en aimerai pas moins pour
cela; ma fatale passion n'a besoin d'aucun espoir pour sub
sister, et il y a longtemps que sans lui elle semble repren
dre de nouvelles forces." (pp. 190191)
Le démarquage de Racine, et le souvenir de la religieuse
portugaise, de Gomberville (98) et de La Rochefoucauld (99) sont
si voyants qu'on aurait tendance è retenir plutôt la permanence
d'un thème que l'originalité de la situation. Mais tandis que
Mariane se replie sur un amour dont elle jouit secrètement sur
un rythme nouveau, et qu'Hermione se venge è la manière tragique,
Mme de Maugiron s'ouvre une carrière de vertu et de pharisaisme
subtils, et ses résolutions de fidélité è toute épreuve tiennent
de la menace. C'est le terme même qu'emploiera bientôt la roman
cière "Madame de Maugiron exécutait fidèlement la menace qu'elle
avait faite è Givry de l'aimer malgré lui toute sa vie" (p. 182).
En fait, la passion ne fait ici que développer certains élé
ments de la personnalité. Maîtresse "délicate", elle se plaisait
naguère à raffiner sur les témoignages de passion qu'elle rece
vait son amant, è son gré, n'était pas assez inquiet, trop tran
quille dans son amour. D'un naturel jaloux, elle souffrait déjà
(98) Voir cidessous, p. 406, n. 29. (99) "Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne" (259).

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d'être seule à ressentir ces touches de crainte qui doublent si souvent les certitudes les mieux établies. De telles dispositions trouvaient présentement matière à déploiement. Convaincue que seule une raison grave lui enlève le coeur d'un si parfait honnête homme, elle met des espions en course, moins scrupuleuse en cela que la jeune Cynthie. Très vite, elle apprend la vérité et réussit même à se trouver témoin d'une conversation entre Mlle de Guise et sa suivante, qui ne lui laisse aucun doute sur le malheur de Givry. C'est une aubaine, car il lui est du même coup révélé que la priricesse tourne ses regards du côté de Bellegarde. Et c'est alors que, pour perdre les deux amants, le destin emprunte l'erreur que va commettre Mme de Maugiron, erreur qui est d'abord d'ordre psychologique. Concevant inconsciemment l'espoir insensé de voir son ancien amant revenir à elle (100), cette désespérée traverse une partie de la France pour le rejoindre en pleines opérations, et commet deux maladresses en une : annoncer à un homme passionné que la femme qu'il adore se moque de lui, et se rendre odieuse à ses yeux pour avoir été l'instrument de cette révélation. Elle fait mouche. Ivre de douleur, Givry lui lance la phrase fatale
"Vous serez bientôt vengée, et vous ne n'aurez pas ap
pris inutilement la funeste nouvelle que vous êtes venue me
dire de si loin." (p. 187)
Bientôt la mort du héros se perdra dans les réjouissances de la victoire. La seule Mme de Maugiron, atteinte d'une "langueur qui ne finit qu'avec sa vie", entretient, dans le remords sans doute, le souvenir de l'homme qu'elle a contribué à tuer.
Il est visible que Mme de Villedieu ne s'attendrit que médiocrement sur cette fin d'une "trop constante amante". Sa propre expérience lui a montré le danger d'une fidélité ambigfie, signe de faiblesse, voire d'asservissement, et qui cache trop souvent une forme raffinée de vengeance.
On peut tirer la même conclusion de l'histoire de la maréchale de Bellegarde. Persécutant son époux de ses plaintes amou
(100) Devant son insistance, il avait dû lui déclarer peu de temps duparayant "Je pense que j'aimerais plutôt une troisième personne que je ne retournerais à vous." (p. 190)

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reuses, elle l'a dégoûté d'un mariage qui faisait leur félicité, et l'a de plus enfermé dans un foyer où sa légitime ambition ne peut se satisfaire. Il a dû, sur les instances de cette épouse possessive, vendre sa charge. Pour échapper à ses reproches, il sort, sans d'ailleurs se rendre coupable de la moindre infidélité. Nais son épouse le poursuit partout, lui fait des scènes publiques dont la vulgarité oblige le maréchal à des réprimandes. Le dépit (101), l'amour blessé incitent alors Mme de Bellegarde à se venger de la manière la plus efficace en même temps que la plus inattaquable. Son objectif est de transformer en une chaîne à jamais infrangible le lien juridiquement contestable qui l'unit au maréchal, dans la crainte que ses incartades inspirent à cet époux irrité le désir aisément réalisable de reprendre sa liberté. Sous couleur de dévouement, elle va se servir de la Reine pour rendre indissoluble l'union naguère scellée par la seule foi des serments, et c'est en jouant, avec quelle diabolique sincérité, le personnage de l'épouse fidèle jusque sous les mauvais traitements qu'elle fait coup double : se concilier l'estime générale tout en exaspérant secrètement son mari, privé de tout moyen pour dénoncer la manoeuvre (102).
Pareille fidélité jette le discrédit sur la qualité d'une âme et d'un caractère. Aussi Mme de Villedicu atelle pris soin d'en exempter son heroine préférée, son double, HenrietteSylvie de Molière.
HenrietteSylvie
Avec elle, disons tout de suite que nous changeons d'univers. Nous passons des êtres simples, habités par un sentiment unique, qui suivent jusqu'à la mort une trajectoire implacablement rectiligne, autrement dit des héros de tragédie, à des êtres médiocres,
(101) "Il entrait plus de dépit et de gloire que de passion dans tout ce qu'elle faisait" (DA, 109). La Rochefoucauld (176) distinguait une forme de constance où "l'on se fait un honneur d'être constant". Mme de Bellegarde illustre en outre la maxime 187 : "Le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi bien que les vices." Dans le cas particulier, nous pourrions mène dire "beaucoup mieux".
(102) Cf. éd. Droz, Intr. pp. XLIIIXLIV.

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incohérents parfois, accessibles même è des arguments souvent sor
dides. Ce n'est cependant pas une raison pour que toute fidélité
leur soit étrangère. D'autre part, les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Mo1ière étant un roman d'aventures, et un roman
qui se veut divertissant, l'auteur ne conduira son personnage que jusqu'au point où l'émotion risquerait de l'emporter sur le plaisir ou la réflexion morale, autre forme, et non négligeable, de 1 'agrément.
Les aventures de Sylvie ne sont pourtant qu'une longue histoire d'amour. Après en avoir reçu et donné de fabuleuses preuves, les deux amants parviennent è s'unir, mais par un mariage secret. L'un des deux, le comte d'Englesac, est en fait un instable, qui ne connaît que son épée (103), restant par ailleurs soumis è une autoritaire, devant laquelle il s'offre à toutes les capitulations. A plusieurs reprises, il expose sa vie pour Sylvie qu'il aime profondément, mais il se laisse fiancer à une jeune héritière, è (Ii ii jure sincèrement un amour sublime, sur la foi d'un simple bruit propageant l'infidélité supposée de sa maîtresse. Plus tard, bien que marié è Sylvie, il fait cause commune avec sa mère qui assigne sa bellefille, et va même jusqu'à insister auprès d'elle pour, qu'elle épouse, en bonne et due forme cette fois, son ami Signac qui ne demanderait pas mieux. Et pourtant Sylvie ne cesse d'aimer' l'ingrat, et lorsqu'elle apprendra sa mort en meffte temps que de nouvelles faiblesses (1OL), elle déclare : "Je le pleurai comme s'il avait été l'homme le plus fidèle" (p. 236).
Sylvie estelle aussi une femme "aliénée" par la passion ? Certes, jusqu'à la fin du roman, qui ne coïncide d'ailleurs pas avec la fin de son existence, cette jeune personne d'apparence évaporée se bat dans une solitude parfois totale contre les puir sances les plus variées, afin de sauver un amour qu'elle défend avec une obstination toujours renaissante. Voitelle donc d'Lngle
(103) Rappelons que c'est Antoine de Villedieu qui a servi de modèle au comte d'Englesac.
(lOP) 'Et voyez, Madame, si j'avais raison de m'en souvenir si fort, le comte d'Englesac m'avait fait en ce payslà mille nouvelles infidélités p. 237). Le comte meurt en Candie.

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sac autrement qu'il est ? En aucune façon, Pénétrante, dépouillée à chaque aventure d'une illusion de plus, elle n'en conserve désormais aucune lorsqu'à Grenoble il lui faut plaider contre la comtesse d'Englesac flanquée de son fils. Mais la raison d'une telle persévérance, la voici : "Je ne me souvenais plus de ses ingratitudes, je songeais seulement à notre amour passé" (p. 237).
D'ineffaçables images se substituent presque régulièrement aux déceptions successives (105). Présentes, vivantes, elles relancent l'espoir, et quand il se sera éteint, leur radiation consolante pourra suffire à faire supporter une existence qui, compte tenu d'un passé qui pèse si lourd, n'aura pas été si mal partagée (106). Il faut reconnaître que ce solide réalisme est payant. Grace à lui, Sylvie réussit à reconquérir son époux et à réveiller sa tendresse, pour la plus grande satisfaction du lecteur qui, par ailleurs, voit ainsi rebondir plaisamment l'action. Veuton un exemple de cette adresse ? A Grenoble, dans les jardins du palais, Sylvie rencontre sa "partie". Pour sa part, d'Englesac commence par l'éviter.
"J'en pensai d'abord mourir de douleur, et je lui te
nais des discours qui auraient dû toucher un tigre s'il les
avait entendus." (p. 219)
L'erreur à commettre, c'est la vengeance. Elle est de tradition dans les récits qui mettent en scène de grandes dames, parce que la vengeance est l'arme aristocratique de la dignité blessée, et le moyen de faire sentir à celui qui vous a offensé toute la gravité de son acte; c'est une façon de défendre l'honneur compromis, puisqu'une femme ne peut demander raison par l'épée. Or, Sylvie, en raison de sa naissance illégitime, est étrangère à ce monde d'usages et à ces susceptibilités cultivées. Elle est réduite à ses propres forces, c'estàdire à son intelligence, dont dépend sa vie et son bonheur, car au moindre faux pas, ses
(105) Il reste toujours quelque chose d'un grand amour, même après la trahison. A Caton qui l'interroge sur les raisons exactes de sa rupture avec Flore, Pompée répond : "Je n'aime pas à tomber sur ce discours : il n'est pas avantageux à Flore, et bien qu'elle ne soit qu'une courtisane, je l'ai si tendrement aimée que je conserve encore des égards pour elle."
(106) Même attitude préconisée dans La Prétieuse, I, 157, 328, 329.

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ennemis l'expédient dans un couvent. A cette rude école, elle a appris à ne prêter qu'une attention limitée aux blessures d'amourpropre. Tandis que d'autres resteront rivées à leur douleur ou leur ressentiment, Sylvie, avec son àpropos inné, à l'instant trouve la parade. Sa dignité, elle préfère la mettre à paraître guérie.
"Mais enfin je me lassai de jouer un si sot personnage
(107), et je feignis à mon tour d'être pleinement revenue de
la passion que j'avais pour lui. Cette feinte l'apprivoisa.
Nous liâmes un commerce d'honnêtes gens qui commenceraient
à se connaître, et nous parlions de nos affaires comme de
celles d'une tierce personne" (pp. 216217) (108).
L'un et l'autre en viennent à se proposer mutuellement des compagnons aimables; pour sa part, Sylvie se divertit des galanteries du neveu de l'évêque de Valence. Cette "comédie" amuse l'entourage. Il n'est pas jusqu'à l'actrice principale qui ne commence à y croire et à sentir qu"il n'y a point de coeur si constant qu'un mépris opiniâtre ne puisse à la fin rebuter" (109).
Mais c'est au moment même où sa fierté l'emporte sur son amour que celui du comte se rallume sous l'effet de la jalousie : "(...) ma perte lui devint sensible quand il la crut assurée" (p. 219) (110)
D'Englesac se montre jaloux, s'étonne avec mélancolie de voir la jeune femme, dont il connaît la foncière droiture, prétendre
(107) Cf. L Fontaine, Astrée.: "A quoi sert d'être jaloux ? / C'est le moyen de déplaire I Et de faire / Qu'à l'objet de vos voeux d'autres plaisent que vous" (éd. Pléiade, II, 451).
(108) On lit dans Les Exilés un commentaire de l'attitude de Sylvie. Junie parle des homoes "Ils aiment par caprice et changent par tempérament. Quand après nous avoir rendues les objets de leur inconstance, ils s'aperçoivent que notre fierté garde quelque apparence d'insensibilité, ils nomment cette indolence affectée du nom de perfidie; il semble que nous dérobons quelque chose à leur triomphe quand nous obtenons de nousmêmes de ne pas déplorer notre infortune, et comme si c'était trop peu d'être méprisées pour satisfaire leur vanité, les ingrats nous envient jusqu'à la légère consolation de cacher au public les effets de leur ingratitude." (p. 77)
(1W) Maxime semblable dans les DA "Il n'y a point d'amour si violent qu'un long mépris ne chasse d'un bon coeur" (p. 109). Cf. aussi la réaction de fierté de la princesse de Trébizonde (AG, 315316).
(110) C'est également par un mouvement de fierté, dur à son amour, qu'Ardélie réveille la passion de Timoléon, affaiblie par l'ambition.

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devenir coquette. Sylvie s'imagine qu'elle tient sa vengeance (111); d'abord, elle résiste à la douceur qui l'envahit et attribue la joie qu'elle ressent à une fausse sensation de liberté
"Je me repaissais déjà de mille idées de cruauté et je croyais que c'était par ce motif que je me sentais encore du désir de lui plaire (...) J'étais aussi gaie qu'avant mes malheurs; je riais, je folâtrais, je disais des choses plaisantes (...) Mais par malheur je jetai les yeux sur le comte d'Englesac et je vis tant d'amour dans les siens que je ne pus me défendre d'en sentir un peu." (p. 321) Après cette scène mémorable, narrée avec tant d'exquis humour, le comte quitte Grenoble, n'osant faire paraître qu'il s'est réconcilié avec son adversaire. Mais il écrit...
"Ah! Madame, quelle lettre, que d'amour était exprimé
dedans et qu'il eût fallu avoir le coeur dur pour la lire
sans être attendrie." (p. 222)
Ce message en annonçait un autre : faisant un grand effort
sur luimême, le comte écrivait à sa mère "pour la conjurer de
laisser (Sylvie) en repos".
Courageuse comme toujours, la jeune femme n'hésite pas un
instant elle court voir si la comtesse "est aussi sensible à
sa lettre" qu'elle l'était ellemême à celle qu'elle rêvait de
recevoir, et arrive "tout en pleurs". C'est pour essuyer des in
sultes en chaîne, en n'y répondant d'abord que par des larmes
"Qu'y auraisje répondu 1 C'était la mère du comte d'Englesac
qui me les faisait" (p. 223). Après un temps, n'écoutant que son
coeur, l'accusée prend la parole
"Dites et faites contre moi tout ce que vous voudrez, lui disje, vous ne sauriez me faire tant de mal que vous m'avez fait de bien en mettant au monde le comte d'Englesac. Je n'oublierai jamais que je vous le dois et quand vous m'ôteriez la vie de vos propres mains, vous n'effaceriez pas ce bienfait de ma mémoire." (p. 224) Tant de véritable amour, si sincère et si profond, retourne complètement l'adversaire de la veille, mère avant tout. Elle vante maintenant "la constance et la vertu" de son ancienne ennemie. Hélas la comtesse meurt presque aussitôt, et son fils
(111) C'est le type de vengeance que choisit Mme de Théinines dans La Princesse de Clèves, mais sur le mode impitoyable.

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continue à soupçonner Sylvie (112), même de l'île de Candie où il s'est embarqué sans la revoir. "Outrée de douleur et de désespoir", elle songe à courir le rejoindre pour se justifier, quand elle apprend sa mort.
Et cette amante infatigable continue à vivre, accablée de nouveaux procès, tenant à distance  mais utilisant aussi  les hommes qui s'empressent autour d'elle, fidèle en somme au sein des difficultés qui l'assaillent. Elle ne trouvera le calme que dans un assez aimable couvent où, sans vocation, mais affamée de paix, elle méditera sur les tracas du monde.
Les positions prises par ce personnage "consubstantiel à son auteur" éclairent bien l'évolution du thème de la fidélité chez notre romancière moraliste. Ce thème privilégié, situé au coeur de sa vie et de ses réflexions, se développe dans une direction visiblement pessimiste. De luimême, l'amour masculin s'attiédit, ou est confronté à une ambition plus ou moins légitime qui lui rogne sa part. En revanche, une femme tendrement éprise ne change jamais (113). Aveuglée souvent par la douleur d'amour et d'amourpropre, elle commet immanquablement les erreurs d'appréciation et de tactique qui conduiront à leur perte l'un et l'autre amant. Seule Sylvie réussit à reconquérir celui qu'elle aime, reconquête d'ailleurs fragile et toujours menacée; mais c'est justement parce que son amour, éprouvé par tant de traverses, marque provisoirement un temps mort.
Avec cet hommage rendu à la fidélité, qualité éminemment héroîque, mais dernière du cortège et presque méconnaissable, c'est tout un idéal moral dont le roman était jusqu'ici vecteur qui tend à disparaître. Il refera surface dans Les Illustres Françaises peutêtre à titre de survivance (11v), peutêtre aussi à cause d'un goût nouveau pour l'attendrissement délibéré, voluptueusement
(112) "Il devait être guéri de sa facilité à recevoir des impressions, niais on corrige rarement les défauts naturels." (p. 234)
(113) C'est une certitude de cet ordre qui entraîne le renoncement de le de Clèves.
(11) Il serait intéressant d'étudier la part des clichés dans l'oeuvre de R. Ctiasles.

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flatté par des destins 'pitoyables". La fidélité n'est d'ailleurs pas la seule valeur héroïque qui se trouve ici contestée : la générosité ellemême ne résistera pas à une impitoyable radiographie.
La générosité en Question : Célie et Praxorine.
Nous avons signalé en leur lieu les assauts de générosité entre amants ou rivaux, issus en droite ligne des romans antérieurs, en dépit dc notes discordantes assez sensibles. Mais 4lcidaniie nous présente déjà un exemple de générosité funeste dans son principe et ses effets, et sans doute menteuse. Célie a aimé Célimédon la première. Cachant soigneusement la "honte" d'aimer seule, elle évite de "donner des marques" d'un sentiment qu'elle est seule à éprouver. Mais elle voit Célimédon "mélancolique" et attaché è ses pas. Prenant aussitôt ses désirs pour des réalités, elle interprète trop favorablement son attitude; bien vite, elle surprend un regard qu'il adresse à Climène, princesse de Chypre (145) : hélas, Célimédon est sensible et ne sent rien pour elle! La déception est si brutale que Célie, envahie par la fièvre, demeure "dix jours sans sortir du lit". Mais elle ne les passe pas à se lamenter : elle se livre à une analyse et à un raisonnement d'une lucidité sans faille. Il n'y a pas d'illusion à se faire; sa passion est sans espérance
"(... ) la connaissance que j'ai des belles qualités de la princesse et de mes défauts me (fait) juger que je ne pourrais entreprendre de la surmonter dans le coeur de Célimédoc sans être la plus déraisonnable personne de la terre." (p. 205) Il faut donc priver cette passion de tout aliment, pour que "le temps et la raison" puissent faire leur ouvrage; et dans cette perspective, le mieux est de constituer un obstacle infranchissable entre elle et Célimédon, une "impossibilité d'en être jamais aimée".
"Ses résolutions n'étant pas combattues par la présence
(115) Climène est blessée et vient d'échapper à la mort. Cette preuve
irrécusable d'amour sera reprise dans Carmente et bien sûr dans La Princesse de Clèves.

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de cet aimable étranger, elle en prit une, la plus généreuse et la plus extraordinaire qui se pût jamais prendre en pareille occasion. Ce fut de servir Célimédon auprès de Climène malgré le déplaisir qu'elle avait de la voir aimée de lui, et de faire tous ses efforts pour lier une si forte amitié entre la princesse et Célimédon qu'elle ne pût jamais concevoir la moindre pensée de la rompre»' (p. 205) (116) Sa confidente et parente Philimène, qui raconte l'histoire, lui remontre aussitôt les difficultés de l'entreprise
"je n'ai jamais entendu dire qu'une grande inclination se pût surmonter avec une violence pareille è celle que vous voulez vous faire è vousmême." Mais y atil autre issue ? Toute idée de vengeance (117) doit être écartée
"Comment me puisje venger sur les auteurs de mon mal, puisque j'aime l'un plus que ma vie et que l'autre est ma maîtresse et ma bienfaictrice 7" (p. 204) (118) Célie passe sans tarder è l'exécution. Plus exactement, elle mande Célimédon è son chevet, et lui fait un aveu sincère de sentiments dont elle se prétend guérie, seule circonstance qui peut autoriser pareille révélation
"Je vous ai aimé de la manière du monde la plus tendre et la plus parfaite. Mais, Seigneur, une preuve trèscertaine qu'il n'en est plus rien c'est que je vous l'avoue (11?90 (... ) Ne vous imaginez donc pas que je vous fasse cette déclaration pour vous demander du soulagement è des maux où je ne pourrais en espérer sans me rendre indigne de votre estime." (p. 208) C'est mettre cet autre "généreux" qu'est Célimédon dans une situation plus qu'inconfortable (120). Ii n'importe, Célie est
(116) Même situation dramatique dans La Comtesse de Tende : la comtesse, pour couper court è son intrigue avec le chevalier de Navarre, prête la main aux désirs de la princesse de Neuchâtel et use de son influence sur son amant pour le décider au mariage qui doit les séparer è jamais.
(117) "Comment peuton conserver une grande passion méprisée sans s'en venger ?" (p. 204)
(118) Situation bien connue. La comtesse de Tende et la princesse de Neuchâtel se trouvent dans les mêmes rapports, ainsi que M. de Termes et son neveu, bien qu'à l'inverse. Toutes ces données proviennent de Corneille.
(119) L'aveu de Mue de Clèves è Nemours, lors de leur dernière entrevue, est innocenté par des raisons analogues.
(120) "Célimédon se troubla extraordinairement è ce discours, et comme il était infiniment généreux, il trouvait qu'il y avait de la cruauté è faire cet aveu (...)" (il a rougi en écoutant Célie) (p. 209).

 +58 
décidée. Sa position est bien plus périlleuse que celle où se
trouvait le marquis de Termes : ce dernier ne peut faire autre
ment que de prendre acte d'une déclaration qui souligne le carac
tère indissoluble d'un amour existant et partagé; son départ im
médiat par honneur et par nécessité facilitera en quelque sorte
la réalisation de ses intentions. Mais ici, l'entreprise est ren
due plus difficile par le fait que Climène "est une des personnes
du monde la plus sévère" et Célimédon un timide qui "prie tous
les jours Célie de ne point le découvrir"! A force d'adresse elle
parvient pourtant è réussir la princesse a accepté de recevoir
Célimédon.
C'est alors que tout change. A peine l'initiative de l'hé
rome touchetelle au succès que
"(.. .) toute la tendresse qu'elle avait eue pour Célimédon
se réveilla et un sentiment de jalousie et de douleur s'y
mêlant elle souffrait des maux incroyables." (p. 212)
Elle devient méconnaissable, "maigre", ne dormant plus. "Le
seul Célimédon" devine, et pour cause, l'origine du mal. Généreux
et "honnête homme" de surcroît (121), il lui est impossible d'être
heureux si Célie ne l'est pas. Il essaie bien, avec une touchante
bonne volonté, de renoncer è sa maîtresse, mais ne joue pas au
héros (122) et ajoute même avec une sincérité désarmante
"Je vous offre de ne point voir la princesse, et je sens bien que je mourrai dans ce moment si je ne la vois pas." (p. 216) Célie se lève, conduit le pauvre amant chez la princesse et le pousse dans son appartement. Mais l'effort a excédé ses forces. Elle se couche pour ne plus se relever, tandis que le nouveau couple veille en larmes dans la ruelle du lit, la malheureuse ne tarde pas è expirer Célimédon disparaît comme Iphile, sans laisser de trace, et la princesse demeure volontairement solitaire, "(... ) de sorte qu'on peut dire que cette Cour est è présent le tombeau de celle qu'elle était autrefois." (p. 219) (123)
(121) "Il est extrêmement fâcheux pour un honnête home de se voir aimé d'une belle et vertueuse personne sans pouvoir répondre è son affection." (214) (122) "Parlez promptement car peutêtre n'auraije pas la force de vous dire longtemps ce que je vous dis è présent." (p. 216) (123) Il n'est pas impossible qu'il y ait une clé pour cette histoire.

 59 
Un tel dénouement préfigure les désordres de l'amour, ou plutôt de la générosité (l2), prétexte subtil pour se tromper soimême. En effet, la véritable abnégation, celle de M. de Termes par exemple, aurait consisté d'abord è agir dans le secret, sans embarrasser la bénéficiaire de son geste. Par ailleurs, dans Alcidarnie, le geste luimôme ne constituetil pas, par le doux aveu qu'il occasionne, une manière de compensation è l'humiliation, la "honte" d'aimer seule ? Célie, grâce è son dessein, se réhabilite è ses propres yeux, tandis que sous couvert d'héroïque sincérité, elle fait connaître qu'il existe un coeur aimant, une âme admirable, tout prête pour le bonheur que l'inaccessible princesse ne promet guère. Il n'est pas jusqu'à la mort édifiante, assortie de dernières paroles déjà célestes (125), qui ne vise, inconsciemment sans doute, è empoisonner la félicité qu'elle prétendait établir et qu'elle déracine immanquablement.
Sur un plan plus essentiel, certains autres personnages mettent en oeuvre une réflexion sur la nature et la notion de générosité dans ses rapports avec l'amour. On assistera, dans une âme droite et sincère, dont les qualités mêmes la desserviront, è la percée d'une passion qui couvait dans l'inconscient.
Dans Les Annales galantes de Grèce, Mme de Villedieu a créé Praxorine, pour concrétiser le danger moral que fait courir le goût des exploits vertueux dans le coeur d'une femme qui ne sait pas y reconnaître assez tôt l'un des signes de l'amour (126).
Praxorine, fille de Praxoras roi de Sparte, a délivré des prisons lacédémoniennes le prince des Myniens, Mégabise, en prenant sa place. Seule, croitelle, l'iniquité de cette incarcération l'a poussée è pareille entreprise. Mais elle apprend un jour, après que la compassion publique l'a rendue è la liberté, que Phronine, fille du roi de Crète, qu'on savait disparue avec le marchand Thémiste, était en fait la compagne d'un prince, Mégabise
(12l) Cf. l'avis de nombreux lecteurs du Mercure galant au sujet de l'a
veu de La Princesse de Clèves.
(125) Voir pp. 218219 "Je meurs pour vous.
(126) Cf. La }lochefoucauld, 70 : "Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ou le feindre où il n'est pas.

 L1130 
et Thémiste ne faisant qu'un. Le premier symptôme du conflit profond entre l'interprétation consciente de cette nouvelle et la réalité qui couve dans l'inconscient, c'est la rougeur, la 'honte", le 'trouble", termes familiers aux lecteurs de La Princesse de Clôves (127). La logique et la raison gardent cependant privisoirement le dessus. A la reine de Crête qui veut se servir d'elle pour désunir les amants, elle répond
"Il n'eut jamais d'engagement avec moi, et comme je lui ai sauvé la vie sans conditions, il peut l'employer è ce qu'il lui plaira, sans que je sois en droit de lui faire aucun reproche." (p. 035) Mais "le dedans n'est que trouble et sédition"
"Je sentais un dépit que je ne pouvais définir, et sans savoir précisément ce que je voulais, je savais bien que j'aurais voulu que Mégabise n'eût jamais été en Crête." (p. 035) Or Praxorine croit encore que l'ordre barbare du roi de Crête a été exécuté. Pour donner issue è son ressentiment è l'égard de l'amant de Phronine, elle déclare è Thrasibule que le prince des Myniens la déçoit; mais la vivacité de sa réaction est telle que la pauvre généreuse doit user d'un sophisme pour l'expliquer
"Il ne doit point m'être indifférent qu'un prince que
j'ai assez estimé pour sauver sa vie en hasardant la mienne
ait fait une galanterie dans le temps que j'étais prête è
mourir pour lui. J'ai honte d'avoir si mal choisi l'objet
de mes bienfaits, et (... ) il me semble qu'en sauvant Méga
bise de la mort, je me suis donné quelque part dans le meur
tre de Phronine." (pp. 035037)
Ce jugement sévère, qui ne masque la jalousie qu'aux yeux de
celle qui l'éprouve, est fort correctement interprété par la reine
de Crête et par Thrasibule, lequel dévoile è Praxorine, non sans
arrière pensée, une nouvelle tranche de vérité Phronine n'est
pas morte! L'infidèle Mégabise doit donc être l'objet de la ven
geance de rigueur : c'est ce qu'attendent ceux qui ont intérêt,
par amour ou ambition, è voir Mégabise séparé de sa maîtresse.
On fait même envisager è Praxorne la possibilité d'épouser celui
(127) Praxorine dit ellemême : "Je savais que Praxoras avait envoyé chercher en Crête le prince des Myniens sans savoir qu'on l'eût trouve en la personne de Thémiste. Je rougis è cette connaissance, et n'aurais pu dire pourquoi je rougissais; la honte de laisser voir ce trouble l'augmentait." (pp. 030035)

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qu'elle aime, car la foi que se sont promise les deux fugitifs est dépourvue de toute valeur juridique. Cette fois, ce n'est pas la passion qui se fait jour, ce n'est pas Eros mais Agapé, que la jeune fille ne reconnaît pas plus, car les usages et l'expérience lui ont proposé de tout autres visages de l'amour; elle s'écrie
"Je n'en veux pas à ce prixlà! J'avoue que son ingratitude me touche : il devrait au moins s'informer de ce que je suis devenue (...) Mais pour aller accuser la Princesse de Crête au Roi son père, la livrer à son courroux et rendre la vie de Mégabise si malheureuse qu'il doive détester le moment où je la lui ai sauvée, c'est ce que je ne sais point faire et qu'assurément je ne ferai pas (128).  Mais, interrompit Thrasibule, vous aimez donc le Prince des Myniens ?  Mais au contraire, si je l'aimais, répliquaije, je m'efforcerais de l'arracher à une rivale aimée.  L'amour seul, reprit Thrasibule, donne des sentiments aussi délicats que ceux que vous exprimez." (pp. 438439) S'agissant d'une femme qui a fait "profession" de générosité, le diagnostic posé est humiliant. Aussi Praxorine relèvetelle le gant
"Si l'amour, reprisje, empêche de perdre une princesse innocente et de rendre funestes ses bienfaits aux personnes mêmes qui les ont reçus, j'avoue que j'ai de l'amour et suis résolue d'en avoir toute ma vie." Mais Eros refoulé attend la nuit pour faire valoir sa version des événements, et ses espoirs
"Je me repentais non seulement de ce que j'avais fait de bien, mais de n'avoir point fait tout le mal que j'aurais pu faire. Il me semblait que dans ce que j'avais fait (129) pour Mégabise, il y avait eu de la précipitation et du défaut de prévoyance." Praxorine qui se croyait une femme forte s'aperçoit enfin que ce désintéressement inutile met aussi en évidence son incapacité à se conduire dans le monde des affaires et de la politique. L'amourpropre joue donc maintenant le jeu de l'amour
"Je me reprochais sur toutes choses de n'être pas entrée dans les desseins de la Seine, et de ne m'être pas rendue assez maîtresse du secret des uns et des autres pour en retirer quelque utilité pour moimême." (p. 440)
(128) Générosité à base de réalisme, comme chez Xérine.
(129) Il s'agit du refus qu'elle vient d'opposer à la proposition de la reine de Crête.

 '+62 
La reine de Crète achève de la convaincre en lui représentant le caractère naîf de son apparente vertu, et son impéritie en matière de générosité; comme amante, elle s'est déjà rendue, lui ditelle,par le truchement de son agent Philonice "(...) la fable de ceux qui savent aimer. De quel usage est cette générosité chimérique dont vous vous faites une fausse idée de vertu ? Ne seriezvous pas plus solidement vertueuse en vous racommodant avec votre père et en autorisant par un heureux mariage l'emportement que vous avez témoigné, que par ces hauts faits d'amante héroîque qui troublent la tranquillité de votre vie et couvrent toute votre famille de confusion 7" (p. +'41) (130) Philonice a su prendre Praxorine par ses deux points faibles l'orgueil de la vertu et le contentement de son amour secret. Cependant, elle résiste encore è cette autorité maléfique par un dernier sursaut de bon sens (131), vite contrebattu par la honte qu'on lui fait de "l'éclat de ses affaires dans le monde". La jeune fille s'embarque alors pour la Crète, remplit sa mission, mais loin que ce soit Ptironine la victime de cette démarche, c'est Mégabise que le vieux roi veut exécuter, "jurant solennellement" de le faire mourir. Voici venue la dernière étape de la prise de conscience
"Ce fut è ce serment que je connus le véritable caractère de mon estime pour ce prince : je demeurai saisie comme si j'avais reçu le coup qui le menaçait." (p. +50) Ainsi c'est bien l'amour, non la générosité, qui inspirait les exploits de Praxorine, celui de Sparte, jadis accompli dans l'inconscience de sa motivation réelle (132), et celui qu'elle
(130) Notons l'aspect biographique de la situation. Des discours de ce type ont dû être tenus à MarieCatherine, éperdûment fidèle è Villedieu, qu'elle ne forçait cependant pas au mariage. (131) "Je me serai chargée d'un reproche éternel; je trouverai que Mégabise ne voudra point épouser une personne si indigne de son estime." (p. '+'42) (132) Moralité exprimée dans DA, p. 83; il est question de l'amour "Jamais, aux coeurs bien nés, il ne se laisse voir / Qu'appareninent soumis aux règles d devoir. / C'est la vertu, ditil, qui l'anime et l'engage; / Sans elle, il ne serait qu'une ardeur de passage. / Atil sous ce masque trompeur / Pris quelque pied dedans un jeune coeur, / Il ne bannit toute l'horreur du crime. / La vertu, la raison, le désir pour l'estime, / La bienséance et la pudeur, / Tout devient tôt ou tard la mourante victime / De cet impitoyable et rusé suborneur."

 '463 
entreprend maintenant, mais en toute lucidité cette fois, pour
sauver l'homme qu'elle aime plus que sa vie l'intrépide Lacé
démonienne s'offre en effet pour satisfaire la colère du roi.
Elle réussit surtout à lui arracher une telle admiration qu'il
songe sérieusement à l'épouser, puisqu'il a répudié la reine
c'est même là le prix qu'il met au salut de Mégabise!
Mais l'analyse, très dynamique puisqu'elle suit pas à pas
les événements, entre maintenant dans une deuxième phase. Praxo
rine a donc assuré la vie et le bonheur de l'homme qu'elle aime;
or non seulement elle n'est pas en paix, mais son coeur saigne;
alors un autre voile se déchire. Maintenant qu'il lui faut envi
sager d'être témoin de ce bonheur qu'elle n'avait conçu qu'en
abstraction, maintenant qu'elle se représente la douceur de cette
tendresse, dont ellemême sera frustrée à jamais après l'avoir
tant méritée, elle défaille
"Je vis Mégabise avec des yeux dont je ne l'avais ja
mais regardé, et me représentant ce prince votre (133) pos
sesseur paisible dans un lieu où je ne pouvais être que mal
heureuse et où je verrais incessamment votre bonheur, je
n'avais pas plutôt donné quelque rayon d'espérance au roi
que je la détruisais." (p. 452)
C'est sous l'emprise de la nécessité absolue, car le Roi est
implacable, que la pauvre amante donne son consentement. Elle
vient ellemême en apporter la nouvelle et émeut tous les assis
tants sauf un Mégabise
sa générosité la séduit, et comme il faut avouer
qu'elle est extrême, elle s'imagine qu'elle est soutenue par
l'amour, mais elle se trompe l'amour a des mouvements plus
impétueux, et jamais véritable amante n'a mis une rivale en
possession de son amant." (p. '455)
Lignes saisissantes, et capitales pour l'histoire du pessi
misme dans la littérature romanesque. Certes, Mégabise incarne
ici l'ingratitude masculine, thème cher à Mme de Villedieu, mais
aussi une insensibilité à l'héroïsme qui ne saurait lui être pro
pre, et qui révèle l'avènement d'une nouvelle mentalité. Cet avis
consacre le divorce entre amour et générosité, qui n'étant pas de
même nature, ne peuvent se confondre pour inspirer un grand geste;
(133) Ce récit s'adresse plus particulièrement à Phronine.

 464 
il sanctionne donc la faillite d'un certain sentiment de style héroïque è qui semble désormais refusé le nom d'amour. Eros a étouffé Agapé. Malheureusement, l'absence de dénouement ne nous éclairera pas explicitement sur la position de l'auteur dans ce débat essentiel. Nous restons sur le pitoyable spectacle du désespoir de Praxorine qui a tout perdu, jusqu'à l'illusion de sa vertu
'Elle ne voyait jamais le Prince des Myniens auprès de Phronine qu'elle ne sentît un secret désir de les séparer; ils ne se disaient pas une parole obligeante qui ne la touchât dans l'endroit le plus sensible du coeur, et quand elle songeait qu'elle serait exposée toute sa vie è ce tourment et condamnée è satisfaire plusieurs devoirs opposés aux mouvements de son coeur, elle s'abandonnait à un désespoir dont elle n'était qu'à peine maîtresse." (pp. 46't66)
Après ce survol d'une matière si abondante et si diverse,
dégageons quelques conclusions. On observe chez Mme de Villedieu
la persistance d'un héroïsme de type cornélien dans les situa
tions, la psychologie et la dialectique. Cette influence, qui se
développe autour de Mme de Nemours, procède largement, sinon ex
clusivement, des goûts de la duchesse qui ne cachait pas son ad
miration pour le grand dramaturge (l34). Mais cet héroïsme, tou
jours tempéré de tendresse, quoique dans des proportions varia
bles, se trouve sujet è déformation rapide en raison des courants
internes qui l'agitent : contestation de valeurs ou d'idées re
çues, méfaits de l'amourpropre, qui entraînent une certaine forme
d'anarchie passionnelle. La dégradation est d'abord sensible dans
les histoires secondaires, où Mlle de Scudéry, dans Clélie no
tamment, avait inséré des développements de nature moins relevée,
voire plaisante. La tendance s'accentue plus nettement
chez notre romancière qu'elle est responsable de la liquidation
de la société héroïque, support et soutien de l'idéal appelé
jusqu'ici en référence. Le besoin de beauté morale ne reste pas
(l3) Lorsque Mme de Nemours alla rendre visite au cavalier Bernin séjournant è Paris, c'est Corneille qui lui donnait la main (cf. A. Adam, op. cit., IV, 2O'4).

 465 
moins, vif, mais il se donne jour suivant des modalités nouvelles. D'une part, son point d'application se déplace du mythe à la réalité vécue, non sans oscillations d'ailleurs. Consécutivement, l'héroîsme perd son aspect hautain et spontané pour se frayer une voie difficile, lente et semée d'embûches; pour arriver au but, les considérations d'amourpropre et d'intérêt bien entendu jouent souvent un rôle déterminant.
Cependant, pour organiser ses intrigues romanesques, Mme de Villedieu reste fidèle, bien que sélectivement, à quelques schémas littéraires traditionnels. Elle retient ceux auxquels son expérience de la vie amoureuse et son sens d'un certain pittoresque psychologique lui permettront d'apporter des variantes abondantes et personnelles. Ce faisant, elle se plaira, en des thèmes qui lui tiennent à coeur, à déceler les motivations secrètes et moins honorables, tel le pharisaîsme persécuteur sous les traits de la comédie sociale, magistralement jouée. C'est ainsi que, en dépit de permanentes nostalgies qui engendrent de rares mais sublimes figures, l'auteur de romans si variés apporte une contribution de poids à la démolition du héros, que l'on se plaît à relever dans des ouvrages contemporains et plus célèbres. Dans l'ensemble, les femmes sont plus sévèrement traitées que les honnies, et plus impitoyablement analysées, sans doute parce que Mme de Villedieu, à travers ellemême, les connaît mieux.
Dans cette ample production, l'importance de l'autobiographie est en effet considérable. Les caractères masculins dérivent de ce qu'elle a souhaité, rêvé, et parfois déploré ou enduré. Dans les personnages féminins, elle édifie ce qu'elle n'a pu réaliser; elle exorcise aussi ses démons sous la forme d'amantes illusionnées et encombrantes; elle se dédouble enfin en une Sylvie très originale, création sans précédent, somme de ses espoirs et de ses expériences, qui ouvre les chemins d'un nouvel et fécond héroîsme.
Ce nouvel héroîsme, pétri de réalisme et d'observations pénétrantes, infléchit considéralbmeent les conceptions naguère prédominantes qui se dégageaient 'des' romans longs. De force exal

 466 
tante et bénéfique, comme il est présenté dans le Dialogue de Sarasin ou le Discours attribué à Pascal, l'amour descend au rang inférieur de puissance trompeuse. Le roman d'après 1660 et d'avant La Princesse de Clèves tend donc, non seulement à le civiliser par la galanterie, mais s'emploie à en démonter les mécanismes, à en reconnaître les cheminements secrets, afin d'assurer la maîtrise des effets, à défaut de celle des causes. Dans l'élaboration de cette "science", Mile de Scudéry s'était acquis une compétence signalée. Mme de Viiiedieu, forte de dons différents, assure à sa manière cette succession difficile.

CHAPITRE IX
LA SCIENCE D'AMOUR
"Tout est mystère dans l'amour
Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance,
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour e d'épuiser cette science."
La Fontaine, Fables, XII, i'.
Lorsque Mile Desjardins se mêle d'écrire, son illustre devancière, Madeleine de Scudéry, a accoutumé les lecteurs è trouver dans les romans non seulement des formules pour s'exprimer avec esprit, mais toute une réflexion morale sur la grande et presque l'unique occupation des femmes : l'amour. L'expression "savoir aimer" jalonne les conversations du Grand Cyrus et de Clélie. L'une des précieuses de l'abbé de Pure, Didascalie, a composé "un petit traité de l'art d'aimer dans une absence" (t). Clélie accentue encore cette tendance; le nombre des "questions" de morale amoureuse qui y sont débattues le montre assez. On peut donc s'attendre è voir le genre romanesque d'après 1660 recueillir et même enrichir cet héritage. Mais les lecteurs viennent brusquement de changer d'attitude è l'égard des romans
"Les romans comme on les a faits ne prennent pas le tour du coeur; ils ne ménagent pas assez la pente qu'ont tous les hommes è l'amour déréglé; ils inventent une manière d'amour
(1) La Prétieuse, II, 267.

 68 
que la seule imagination autorise; ceux qui n'aiment pas pour se marier n'y trouvent pas leur compte. Le mariage est un ouvrage de la raison toute seule. Le coeur n'a guère eu de part en cette invention. C'est pourquoi on a vu cesser toutàcoup cette ardeur qu'on avait pour les romans : on y courait parce qu'on espérait sans qu'on s'en aperçût d'y trouver ses faiblesses autorisées; on les a quittés toutàcoup sans savoir pourquoi, parce qu'on n'y a pas trouvé ce qu'on y cherchait, et qu'on n'en a rapporté autre chose si ce n'est qu'il faut brûler ou se marier, et que le coeur ne cherche ni l'un ni l'autre."
Ainsi s'exprimait l'abbé de Villars (2) en 1671, tentant d'expliquer la soudaine désaffection dont Mile de Scudéry et ses émules avaient été l'objet. Toute une société, qui a goûté La Princesse de Montpensier, attend donc les moralistes qui sauront "ménager les faiblesses du coeur", et élaborer un art d'aimer. L'époque s'y prête justement. La paix dégage désormais pour l'amour des énergies que Mars s'appropriait une grande partie de l'année. La réédition des oeuvres d'Ovide à partir de 1660, notamment celle de L'Art d'aimer, témoigne de l'intérêt renouvelé que les jeunes gens nés vers 160 se mettent à manifester pour une littérature exclusivement consacrée aux choses du coeur. Refleurit simultanément, sous l'impulsion du jeune Roi, la mode des questions d'amour le monarque prie Quinault de répondre en vers à celles imaginées par Mme de Brégy (3) et Bussy, à la demande du prince, vient apporter ses Maximes, qu'il lit et propose à Monsieur, Mme de Montausier et Mme de Montespan, tandis que l'amant de Mlle de La Vallière se réserve le plaisir de les découvrir dans le secret de l'intimité (q). Enfin, un champ d'observations particulièrement étendu s'offrait à Mme de Villedieu, bien introduite dans tous les milieux de la Cour et de la ville, et dans les cercles aristocratiques les plus fermés. A cette matière précieuse, elle ajoute des leçons de son expérience. Bien qu'elle se défende
(2) De la délicatesse, 67. (3) Rédigées vers 1662, elles seront reproduites dans toutes les éditions du Recueil de la Suze. (q) Bussy, Mémoires, éd. Lalanne, I, 160. Bussy ajoute : "je remarquai que la jeune Mme de Montespan, toute jeune qu'elle était avait déjà un bon sens sur l'amour et bien droit, qui lui faisait toujours décider la question comme je l'avais décidée, moi qui y avais longtemps pensé."

 469 
dans une lettre d'en vouloir indiscrètement communiquer les fruits. elle reconnaît qu'elle a suffisamment souffert pour avoir beaucoup à dire. A plusieurs reprises, dans Les Exilés, à la fin de la seconde nouvelle des Désordres de l'Amour et dans ses Lettres, elle invoque cette "science" fondée sur une "parfaite expérience" (5); elle reprend aussi à son compte une élégie de la comtesse de La Suze, où l'auteur discerne au sein de ses épreuves comme une vocation pour son coeur,
"(...) mon coeur qui ne semble formé
Que pour enseigner l'art d'aimer et d'être aimée" (MHSM, 357).
Quel est cet art, et comment l'oeuvre romanesque l'exposetelle ?
Dans les romans évoqués au chapitre précédent, Mme de Villedieu, alors Mile Desjardins, se trouvait encore redevable à une certaine tradition héroïque. Mais la tendance novatrice qui se dessinait paraît au grand jour dans les nouvelles qui vont suivre. Par ailleurs, la romancière y accusera la différence de manière qui la séparait déjà de Mile de Scudéry. La science amoureuse que cette dernière dispensait sous forme abstraite, en des conversationsdébats de type astréen où abondaient les termes normatifs (il faut, on doit etc.), Mme de Villedieu convie son lecteur à la déduire de tout un catalogue de situations divertissantes et concrètes. Les acteurs euxmêmes les commenteront, et découvriront sous nos yeux, de façon empirique et hésitante, le plus souvent d'ailleurs à leurs dépens, les principes qui eussent dû orienter leur conduite. Dans tous les cas, l'auteur reste visiblement présente (6) et choisit ses récits en fonction des préoc
(5) "Je ne me défends point d'avoir dans mes beaux jours / Pénétré le secret des plus tendres amours / De savoir qu'il n'y a point de si sacré mystère / Dent je ne sois l'exemple ou l'éclaircissement / Et si j'en crois plus d'un serment / Quand je sus aimer je sus plaire / Et ne fus pas amante sans amant. / Mais si de cette expérience / J'ai retiré quelque science / Mon coeur la réserve pour lui. / Je sais imposer à moimême / Des lois pour aimer ce qui m'aime / Et ne sais point en faire pour autrui." (Edition Barbin, 1702, II, 122123)  ne de Villedieu réplique ainsi à un correspondant qui réclame d'elle des "lois" pour se faire aimer!
(6) Cf. chap. XII, p. 656.

 470 
cupations de ses contemporains. Leur demande paraît se focaliser d'abord autour d'un ensemble de problèmes pratiques d'actualité l'entreprise amoureuse (7).
L'entreprise amoureuse
Son caractère primordial et sa dignité incontestée, conséquence du déplacement de la notion de "gloire", sont affirmés sans détour : les chevaliers grenadins le déclarent solennellement
"Il est aussi honteux parmi nous d'être en âge d'aimer et de n'avoir point d'intrigues comme de porter une épée è son côté et de se cacher le jour d'une bataille." (GG, 554) Mais depuis Clélie, qui n'est pas vieille de plus de dix ans, le caractère de la poursuite amoureuse s'est profondément modifié. Spurius expliquait alors è Mutius par quels degrés il fallait accéder è la qualité d'amant expérimenté : les premiers stages demandaient humilité et patience, car il était plus éducatif de les accomplir auprès de "belles sévères"; c'est pourquoi il lui propose Valérie (8). Chez Mme de Villedieu, cette notion d'apprentissage a complètement disparu. Léonide dit è Isicrate
"Ne perdez pas vos premières démarches; cela vous porterait malheur pour le reste de votre vie, et si vous commenciez de si bonne heure è prendre l'amour sérieusement, vous seriez las de le faire avant qu'il soit temps qu'il vous en prenne envie." (AGG, '7948O) Certes, les entreprises occupent nombre de cavaliers, mais elles ont perdu leur portée morale : on cherche è conquérir par amourpropre, par politique, ou par divertissement, et l'on n'at
(7) Signe de popularité du sujet le Recueil de Sercy, prose, 1661,
contient, p. 27, un "Grand almanach d'amour" soustitré "Méthode pour gué
rir l'indifférence des belles".
(8) "Commencez de servir une personne qui soit déjà tout accoutumée è
n'aimer pas ceux qui la servent, afin que vous ne soyez pas seul è qui l'on
fasse ce reproche si votre dessein ne réussit pas. C'est pourquoi entrepre
nez de servir Valérie, car si vous êtes plus heureux que moi, il vous sera
sans doute assez glorieux, et si vous êtes aussi malheureux que je l'ai été,
vous aurez la consolation de n'être pas seul maltraité" (Clélie V, 'tO94O).

 471 
tend guère avant d'exécuter de "grands desseins". A Mlle de Guise qui le plaisante sur son inexpérience, Givry répond
"J'ai plus d'expérience que mon âge n'en promet, et
l'amour me ferait injustice s'il ne me mettait au rang des
amants consommés." (p. 153)
C'est souvent pour déloger un homme heureux qu'on décide d'aimer. C'est le cas d'Agrippa qui entreprend de séduire Terentia, femme de Mécène, parce que ce dernier l'a épousée par amour "Le grand mérite de Mécène, qui jusques alors aurait servi de frein è mes désirs, commençait à les animer" (p. 173).
Même réaction chez Bellegarde, lorsqu'il croit Givry favorisé de Mlle de Guise. Arimant, pour sa part, a entendu dire que Junie est inaccessible belle raison pour tenter de réussir là où les autres ont échoué
"Je m'imaginai une gloire infinie à surmonter ce coeur
si fier, qu'on dépeignait insupportable et qui jusques alors
n'avait pu être soumis." (p. 394)
Arimant est jeune et bien fait. Mais que penser de ceux que
la trop haute estime d'euxmêmes entraîne au ridicule ? Le car
dinal d'Armagnac n'hésite pas à faire choix de la jeune Madame
pour objet de ses voeux; l'empereur de Bysance Jean courtise sa
bellefille, que le prince héritier délaisse. D'autres entrepri
ses sont lus froides encore le dauphin Louis envoie Chabannes
séduire Agnès Sorel, et plus tard, le comte de Boulogne, pour né
gocier, par les mêmes galantes voies, le mariage de Jeanne de Cas
tille et de son frère, le comte de Guyenne; mais Jeanne est con
curremment courtisée par le marquis de Villena pour le compte de
son maître Don Alphonse!
L'entreprise peut être confiée au beau sexe, ce qui fait intervenir un personnage plus remarquable et plus nouveau, celui de Mme de Sauve, coquette en service commandé pour neutraliser le roi de Navarre; mais ce dernier est simultanément élu par une ligue de dames jalouses pour entreprendre le siège de cette même belle, qu'il devra s'engager à abandonner ensuite spectaculairement.
Si les motivations sont dépourvues de noblesse, les moyens ne le sont pas de variété. Ne sont cependant promis au succès que ceux qui tournent le dos aux habitudes anciennes. Arimant, qui

 'f72 
a cru bon d'assimiler tous les préceptes de L'Art d'aimer (9),
n'a pas grande chance d'aboutir (10). Le comte de Boulogne, qui s'en tient aux billets galants (11), se dépense en vain, malgré des trésors d'imagination : Jeanne de Castille mène deux intrigues de front en sousmain. Le rituel ordinaire, services et soumissions, appartient manifestement è un autre âge. Le doute n'est plus permis quand on voit la romancière le laisser aux barbons de la vieille Cour, comme le cardinal d'Armagnac, ou è tel inconscient féru de galanteries archaïques comme Lisandre. Il obsède Arténire durant "quinze jours bien employés", mais se montre d'ailleurs incapable de renouveler son répertoire. Voyons plutôt comment Horace procède avec Tullia, face è Ovide qui ne sait que composer des vers
"Je découvris une Grecque qui chantait d'une méthode
singulière je la lui fis entendre. Je sus qu'elle avait
fait une partie de chasse avec deux ou trois de ses voisi
nes je m'y trouvai avec une meute plus savante que la leur,
et après leur avoir donné de plaisir plus parfait qu'elles
ne l'attendaient, je le fis suivre du rafraîchissement d'une
superbe collation." (Ex., p. 227) (12)
Horace imagine encore un divertissement pastoral, des dan
(9) Mme de Villedieu saura pourtant se souvenir du poème latin, è l'oc
casion. A travers Ovide, le galant è recettes qu'elle entend railler.
(10) "Ayant recouvert par hasard un traité de l'art d'aimer fait par le fameux Ovide, j'en étudiai toutes les maximes. J'avais quelquesunes de ses élégies, je m'en rendis les expressions familières. Je tâchai de faire des vers (...) Il n'y eut aucun domestique chez Junie que je n'engageasse è lui dire par reconnaissance quelque bien de moi. Les soins, les assiduités, les petits services faute d'occasions pour les plus grands, les divertissements, les protestations, tout enfin ce que je pus faire ou imaginer fut mis en usage pour faire réussir avantageusement mon entreprise, ou au bout de trois sois, je me trouvai aussi avancé que le premier jour." (Ex., 3994OO).
(11) "Il lui parlait autant qu'il le pouvait; il lui écrivait tous les jours; il avait trouvé cent moyens de le faire tantôt le billet était coulé dans une espèce de confiture sèche (...) d'autres fois, il faisait venir des galanteries è la manière de notre Cour et glissait une lettre dans celles que la princesse trouvait è son gré. Il fut même assez ingénieux pour faire faire un busc de feuilles d'or sur un émail bleu, dont le dedans était creux; et la princesse feignant de lui en montrer l'ouvrage en jouant è des jeux où ce busc paraissait nécessaire, recevait des billets dedans et souvent les honorait de ses réponses." (AG, 32'433)
(12) Mme de Villedieu adapte ici aux moeurs françaises contemporaines les préceptes et exemples du livre I d'Ovide.

 473 
ses égyptiennes, "une troupe de comédiens qui feignait de s'être égarée", sans parler de ces vins exquis qui libèrent la sincérité (13). Enfin, pour pouvoir parler seul à seul avec Tullia, l'infatigable galant soudoie son charron, de manière que la belle, après l'accident prévu et imprévu tout ensemble, se voie dans l'obligation de solliciter une escorte auprès d'Horace, dont la villa est toute proche. Mais dans le genre, la palme revient à d'Englesac qui, pour un instant de conversation particulière avec Sylvie, lors d'un bal où il ne peut l'approcher, n'hésitera pas à incendier son chateau.
De la traditionnelle déclaration, dont Molière et Mlle Des
jardins ont fait une satire inoubliable (1), les romans de Mme
de Viliedieu, on s'en doute, n'ont rien conservé. Ne demeurent
que les démarches "singulières", qui vont attirer l'attention de
la dame par leur mystère. Le billet n'a pas perdu son pouvoir,
lorsqu'il constitue la pièce maîtresse d'une ruse bien ourdie.
Pour faire l'essai d'un aveu passionné sur le coeur de Mlle de
Guise, Bellegarde le signe du nom de Givry, après en avoir fait
parvenir d'autres émanant d'"un amant inconnu" qui les fait dé
poser "è tous moments" sur sa toilette ou dans ses habits (15).
Ce moyen détourné choisi par le Grand Ecuyer pour faire connaître
ses feux aux moindres risques, en "commettant" l'ami le plus in
téressé par cette affaire à la colère de la destinataire, est
d'une déloyauté et d'un égoïsme insignes, mais Mile de Guise est
précisément séduite par le caractère insolite de cette approche.
Don Juan ignore les sentiments de Madame à son égard il fait
glisser dans sa poche une lettre anonyme qui dénonce un prétendu
commerce du prince et de Mile de SaintVailier; une réaction de
jalousie de la part de la princesse serait de bon augure effec
tivement, cette dernière rougit (16).
(13) In vina veritasl Cf. Ovide, Art d'aimer, livre I, y. 229 sq. et 523 sq.
(114) Les Précieuses Ridicules et Le Récit de la Parce des Précieuses. Edition Droz, 1973, 1719.

(15) DA, 1814185.

(16) JA, '417.

 474
La présence d'esprit est d'un grand secours dans les cas désespérés. Jacaya est coupable d'indiscrétion : il a communiqué au duc de Mantoue les vers assez passionnés que lui a envoyés l'ambassadrice de Savoie. Mais avec une adresse consommée il réussit à retourner la situation en sa faveur, en utilisant, audace rarissime, les moyens directs
"Quoi, Madame, M. de Mantoue vous a fait cette confidence ?  Oui, sans doute, il me l'a faite, poursuivit la Piémontaise; il est trop de mes amis pour ne pas m'avertir de votre indiscrétion.  Ii est fort des miens aussi, Madame, repartit Jacaya. Le service qu'il me rend en est une marque signalée. Je n'osais l'attendre de lui, et ce n'était qu'à l'aventure que je lui déclarais le secret de mon coeur. Mais il en a fait un très bon usage; voici bien des cérémonies épargnées. Vous savez que je vous aime sans que je vous l'aie dit : je vais employer à me faire aimer de vous tout le temps que j'avais destiné pour vous persuader de mon amour." L'ambassadrice trouva cette déclaration d'amour si singulière qu'elle n'eut pas la force de garder son sérieux : elle fit un éclat de rire." (AG, 565) Quand on en vient à tant de liberté, c'est qu'on est sûr d'avoir déjà gagné, et qu'on ne cherche plus qu'une confirmation de son bonheur. La déclaration n'est donc pas un moyen de séduire, mais une preuve qu'on a fait mouche; elle ne vient plus s'inscrire dans le rituel, mais s'en désolidarise insolemment.
La faillite du rituel
En fait, le rituel traditionnel est descendu au rang de pur divertissement. Les vers, particulièrement, ne sauraient être pris au sérieux, de sorte que le pire malheur qui puisse arriver à un poète c'est de tomber sincèrement amoureux. Cette disgrâce atteint Marot, qui s'attire de Mile de Téligny, l'objet de ses voeux, cette désespérante remarque
"Mais, Marot, pourquoi changezvous votre manière de vivre ? Je la trouvais si divertissante! Vos vers m'ont donné des plaisirs que je ne puis vous représenter, et je ne vous pardonnerais pas cette explication si je ne la regardais pas comme la matière de quelque nouvelle élégie." (JA,1428) Parfois, toute une compagnie transforme en jeu, avec paris, "l'entreprise" de l'un de ses membres. Arimant, lors d'une con

 '475 
versation générale, avait eu l'imprudence de défendre l'effica
cité de la persévérance et des "services" on le prend au mot
et le voilà contraint de mettre séance tenante ses principes à
l'épreuve
"Sitôt que j'avais commencé à parler, il s'était élevé un murmure qui ne m'avait qu'à peine permis de continuer. Il cessa quand j'eus achevé, et comme si toute la compagnie se fût concertée ailleurs, on me condamna d'une voix à faire l'épreuve de ce que j'avais avancé; et à connaître par ma propre expérience s'il est possible de faire aimer un coeur malgré lui (...) Comme Junie était la seule personne qui fît profession d'insensibilité, elle pouvait seule me faire faire l'expérience à laquelle on me condamnait." (Ex., 398) Un galant à l'ancienne mode excite l'hilarité générale. Ainsi Lisandre
"Il se plaignait comme s'il eût été le plus affligé de tous les hommes. Il fit même des vers pour exprimer sa douleur qui étaient si tendres qu'il y eut plus de quatre personnes de bonne foi qui ont pleuré en les entendant réciter. Certes, il faut avouer que le ciel était bien irrité contre la terre quand il a permis que la sincérité fût si aisée à copier par les gens d'esprit." (pp. '452'453) La nouvelle de Lisczndre date de 1663, et fut écrite, il n'est pas indifférent de le rappeler, dans l'entourage de Mademoiselle, avec des clés certaines. Ce personnage de comédie sera suivi d'autres, moins chargés, mais qui seront tous confondus ou ridiculisés par l'emploi qu'ils font de ces moyens désuets : ainsi Gazul qui aime par défi et gageure l'inconstante Zulemaîde (17), Isicrate "qui donne envie de rire" par son étourderie inconsciente (18); cette postérité dégénérée d'Hylas (19) symbolise l'évolution rapide des goûts et des moeurs
"Dans les pays d'où je viens, déclare le prince turc Jacaya, on est de bonne foi, on ne dit que ce qu'on pense et quand on pense quelque chose, on se pique d'économie sur les démarches; les dames seraient bien fâchées d'en perdre aucune, mais dans cette Cour, la déesse la plus religieusement
(17) GG, 558559. Imitation de L'Astrée, et de la liaison HylasStelle, nais le dénouement est contraire.
(18) Il fait des déclarations d'amour à toutes les dames, et essaie sur celles qui lui sont indifférentes l'efficacité des propos qu'il a préparés pour Phronine, car il vise haut. Cf. AGG, '480'485.
(19) La conception philosophique de l'amour tel que le vit Hylas, qui se fonde sur l'universelle inconstance, est bien perdue de vue. Le type astréen s'est émietté, diversifié et perverti en une série de petits maîtres.

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adorée est l'apparence. Grande liberté, grande douceur; la société est non seulement permise, mais commandée, et quand, dans ce qui serait Tout dans un autre lieu, on veut retirer quelque utilité dans celuici, on trouve que ce Tout n'est rien." Les dames françaises furent généreuses, et jugeant qu'elles s'étaient diverties assez longtemps de ce qu'elles n'avaient regardé que comme un simple divertissement, elles commencèrent è laisser vivre le sultan è sa mode." (AG, 557) Mais le meilleur exemple de la faillite des techniques apparemment éprouvées, c'est le personnage d'Ovide luimême. S'il échoue en amour, c'est d'abord parce qu'il n'y a vu qu'un divertissement (20), ensuite parce qu'il s'est montré trop sûr de lui. A Rome, avec la princesse Julie, il prend trop de risques; en Thalassie, sa sagacité est mise en défaut par deux rusées, Junie et Roseline, et il fait longtemps erreur sur l'identité de son amante (21). Il se repose sur l'attachement de la sincère Varentille, mais elle le trompe en secret avec Auguste; Horace lui vole Tullia, et s'il gagne si facilement, c'est qu'il a su opposer une nouvelle méthode aux artifices usés de son rival : il n'omet pas de le faire remarquer
"(Ovide) a dit è toutes les dames de Rome ce qu'il vous dit présentement. Sa manière d'aimer n'a plus ni le charme de la surprise ni la grâce de la nouveauté. Vous trouverez la mienne accompagnée de ces avantages." (Ex., 223) L'amour luimême, "en courroux", se plaint d'être trahi par son poète attitré (22)
"En deux airs opposés, l'infidèle partage Les mouvements de son visage
L'un semble un vrai tableau de la sincérité
L'autre exprime un malin sourire
(20) 'Il ne fit aucun doute que Roseline ne fût la dame dont sa réputation avait touché le coeur, et s'applaudissant de cet effet de l'influence, il résolut d'en faire le divertissement de son exil." (p. t)
(21) Il déploie sa science è contretemps; d'où l'ironie du commentaire "Ovide était expérimenté; il savait qu'il faut ménager la pudeur des dames et laisser aux réflexions le soin des premières attaques. Roseline eut une liberté entière de se retirer. Ovide ne sortit que quand il la crut sortie et tout joyeux de ce coninencement d'intrigue, il retourna chez Hortens jus." (Ex., 5)  Roseline se garde de le détromper, et ne manque pas le plaisir de battre sur son propre terrain le technicien de l'amour "elle n'avait aucun dessein de profiter de l'erreur d'Ovide, nais elle aimait è se divertir." (92)
(22) Cette pièce amusante sera retenue par Barbin pour son célèbre Re
cueil de 1592.

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De voir qu'encore dans l'amoureux empire On lui croit quelque probité (..J" (Ex., 212213) Il ne réussit qu'avec Junie, déjà convaincue par ses vers avant de le connaître. La conclusion s'impose et il la tire luimême
"Quoi! J'ai pu me tromper au caractère d'un coeur! Une amante m'échappe sans que je l'aie ni prévu ni senti! Amour, ingrat amour, cherche un autre panégyriste et un autre historien. Ce n'est plus à moi à développer tes mystères, ou pour mieux dire, tu n'en as plus que de chimériques (...) Il n'y a plus en toi de règles certaines, et c'est le hasard seul qui décide du sort des hommes." (Ex., 229230) L'amour ne se laisse pas réduire au rôle de servant des calculs humains. Chabannes dépêché par le dauphin Louis pour conquérir la belle Agnès se trouve bientôt pris à son propre jeu
"Il s'aperçut qu'on ne se moque point de l'amour impunément, et ne pensant que feindre, il sentit qu'il disait vrai." (AG, 369) L'amour se venge de même du roi de Navarre qui avait entrepris de séduire Mme de Sauve à la prière des dames jalouses et "liguées" : après un brusque revirement, le monarque se met à servir les intérêts de sa naissante passion.
L 'Astre
Dès Alcidamie, Mlle Desjardins avait fait l'éloge de l'amour d'inclination, traitant les autres d'"agréables fictions" (23). C'est
"(...) le seul qui se peut proprement nommer amour et donner
des plaisirs tendres et touchants. Cette manière d'aimer
forme une certaine disposition à se vouloir du bien qui fait
qu'on s'aime sans s'être vu et qu'on s'adore quand on se voit;
elle engendre la complaisance on veut les mêmes choses, on
les exécute de la même manière; jamais l'aigreur et la contra
diction ne se mêle dans un commerce que la sympathie établit,
et c'est en quelque sorte exécuter les ordres de la provi
dence que d'aimer de cette manière." (Aic., 178179)
Dans le même roman, Philimène (qui représente Mile Deejardins)
(23) "Les autres amours ne sont à proprement parler que d'agréables fictions." (Aic., 177)

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avoue sans ambages
"Si j'aime jamais, je me ferai un amour tout nouveau, car j'avoue que celui du siècle présent est terrible pour une personne de mon humeur. L'amour à la mode est indiscret, emporté et inconstant. On ne voit plus ni probité ni tendresse dans le monde, et celui de tous les amants qui sait le mieux jouer la comédie est celui qui parvient le plus heureusement à son but. Pour moi, j'ai un pauvre coeur que la ruse et la méchante foi n'ont point encore empoisonné." (Ala., i83l8) Cette réaction contre une excessive intellectualisation de l'amour était déjà sensible dans maint passage de Clélie, mais la discussion qui oppose ici l'inconstant Lisicrate et le jeune Haly revêt un tour si catégorique qu'on ne peut manquer d'y voir le signe d'une évolution très profonde. Lisicrate objecte que cette sorte d'amour
"(...) est aussi bien à l'usage des gens du monde les plus stupides qu'à celui d'un fort honnête homme", puisque "les yeux et le discernement n'y ont aucune part." (2k) Mais Haly rétorque aussitôt
"Vous ne savez pas, quand vous parlez de cette sorte, que pourvu que le coeur soit content et qu'il trouve le lieu de son repos, il doit lui être indifférent de savoir ce qui le rend heureux (...) C'est le coeur qui est le siège de l'amour." (Ala., i79i80) (25) A partir de cette oeuvre de jeunesse, où les mots "étoile", "caprice" sont encore rares, Mme de Villedieu ne cessera d'insister sur le caractère imprévisible de l'amour. Parfois, l'influence se manifeste sensiblement par la "sympathie". Parlant de Flore, Pompée remarque
"La sympathie me prépara les voies; je n'eus qu'à parler pour être écouté. Je pense que si j'avais gardé le silence, on m'aurait prié de le rompre." (AGE, 124) Dans les Annales galantes de Grèce, la reine de Crète déclare à Praxorine
"Quand la sympathie fait ainsi de ces traits, on ne peut faire autre chose que de s'y soumettre sans réplique; elle se rend la maîtresse tôt ou tard, et plus tôt on la reconnaît,
(2L) Voici la suite du passage : "L'on aime parce qu'on ne peut s'empêcher d'aimer, et tel est passionnément amoureux qui n'en saurait donner d'autre raison que celle qui porte un animal à choisir les bêtes de son espèce." (25) Sur l'amour d'inclination, voir aussi Carm., 3'42, 393.

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plus on s'épargne de combats inutiles." (p. 418) La romancière imagine même une histoire où l'influence ignore jusqu'à la conformité des humeurs. Arimant s'est attaché à Junie dans une totale disconvenance de tempéraments et de goûts. Ovide s'étonne
"Comment la fortune vous atelle joints, et par quelle
injustice l'amour atil fait un assemblage si bizarre, puis
qu'il ne voulait pas en faire un triomphe de la sympathie ?
 C'est un grand triomphe pour lui, repartit Arimant, que
d'avoir malgré la raison, la fortune et le défaut de corres
pondance réduit un coeur jusques où il a réduit le mien."
(p. 390)
Junie, amoureuse s'exclame de son côté : "Par quelle
fatalité aije désespéré deux amants fidèles pour me livrer aux
injustices d'un inconstant 7" (p. 433)
L'antipathie n'est pas moins imprévisible. Arimant se plaint
de l'insensibilité de Junie à son égard
"Il y a des sympathies comme des antipathies; les effets de.l'une ne sont pas moins extraordinaires et souvent moins injustes que ceux de l'autre, et peutêtre la même étoile qui forçait votre ami à aimer Junie la forçait, par la rencontre de quelques inclinations opposées qui sont en elle, à demeurer insensible pour cet amant." (p. 394) Il est impossible de citer les innombrables références à "l'astre", à "l'étoile" (26). Nous ne présenterons que les plus significatives. Junie, 'majestueuse" et raisonnable, s'est éprise d'Ovide sans l'avoir jamais vu
"Elle aimait naturellement Ovide, et cet amour était né par un caprice des astres qui est d'ordinaire aussi violent que singulier." (p. 337) Le faux Hugues d'Anjou des Annales galantes et le roi d'Ecosse du Journal amoureux s'excusent pareillement sur "l'astre", "l'effet de l'étoile", "l'influence dominante". Le premier dit à la comtesse de Castille
"Cette sympathie est un effet de l'étoile; jamais elle n'aurait agi en moi pour tout autre que pour vous (...) Nous sommes nés pour nous aimer; la rencontre des astres l'ordonne
(26) Outre les textes cités, cf. notamment Ale., 184, 206; Anar., 92; Cain., 33'4 sq.; JA, 413; AGE, 24, 124; Ex., 75, 277, 396, 398, 490; AG, 275, 483; NA, 522, 526, 579, 586, 568; GG, 455; DA, 74, 113, 127, 130, 191; PHF, 275, 285, 297.

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de cette sorte, et il nous est impossible de résister à notre destinée." (AG, 25) Le pélerin ne cherche ici qu'à séduire, mais il doit justement, pour parvenir à ses fins, exploiter la croyance la plus répandue. Le roi dTEcosse pour sa part s'en sert pour alléger sa culpabilité
"Je suis innocent, reprit le monarque, si c'est une justification pour un crime que de n'avoir pu s'empêcher de le commettre : je suis forcé à ce que je fais pour un astre dominant dont je ne puis éviter l'influence." (JA, 413) "L'âme par la nature est en vain garantie. En mille occasions l'Amour a su prouver Que tout devient pour lui matière à sympathie Quand il fait tant que d'en vouloir trouver." (AG, 391) L'on peut encore se défendre dans les premiers temps, à condition d'être conscient de la blessure, et de s'employer à la guérir. Le duc de Mantoue à qui seule la jalousie va révéler son mal succombe à l'instant oÙ il le découvre (27). Il en est de même pour Bussy (28) et Lycurgue (29) dont les feux ont été flattés, et qui sont de ce fait trop engagés pour se reprendre. Ainsi cette importante notion de fatalité qu'on découvre d'ordinaire brutalement avec le théâtre de Racine, le roman en prépare l'épiphanie; celui de Mme de Villedieu la propose, la justifie puis l'installe, de proche en proche, sur le terrain que les illusions en retraite abandonnent peu à peu. L'idée qu'un destin capricieux préside à l'amour avait déjà été soutenue par Montaigne (30); Pascal avait rattaché la naissance de l'amour au
(27) Ii dit à Jacaya : "J'aurais juré que je n'aimerais jamais l'ambassadrice non amour s'est déclaré aux approches de ma jalousie; j'ai trouvé que j'aimais en apprenant que vous aimiez, et comme il y a longtemps que cet amour est secrètement dans non âme, ce qui semblerait ne devoir être que ses commencements est son extrême violence." (AG, 571) (28) Il fait pression sur Ftie de Bellegarêe, croyant encore que les lettres qu'il a reçues émanent d'elle : "Si je ne m'en étais point flatté, j'aurais peutêtre pris non parti quand j'étais encore en état de le prendre. L'amour n'est pas excessif dans son commencement, et on le surmonte quand on choisit le temps propre pour le combattre. J'ai manqué ce moment; l'espoir dont on m'a déçu a mis ma passion hors d'état de recevoir aucun remède." (DA, 111) (29) PEE, 299. (30) Essais, III, 5. Il cite Juvénal, IX, 323k : "Fatum est in partibus illis..."

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"je ne sais quoi", dans le célèbre passage oÙ "le nez de Cléopâtre" sert d'argument. Beaucoup plus tard, le P. Bouhours l'entendra de même, lorsqu'il tentera de définir cette expression
"Mais ne peuton pas dire, reprit Eugène, que c'est une influence des astres, et une impression secrète de l'ascendant sous lequel nous sommes nés 2  On le peut dire sans doute, répondit Ariste, et on peut dire de plus que c'est le penchant et l'instinct du coeur, que c'est un très exquis sentiment de l'âme pour l'objet qui la touche, une sympathie merveilleuse et comme une parenté des coeurs." (31) Nous reconnaissons là les idées de l'auteur d'Alcidarnie, imprimée à cette date depuis plus de vingt ans. Alors que sur un autre plan, Mme de Villedieu, tout comme La Fontaine, se gausse des devineresses exploiteuses de la crédulité féminine, et de tous ceux qui se mêlent de prédire l'avenir (32), en ce qui concerne l'amour, il semble qu'il en aille tout autrement : ce qu'elle clame partout, sous le couvert de l'"astre", c'est l'irrationnalité de la passion amoureuse. Or, à part La Rochefoucauld (33), cette opinion, avant 1675 environ, est loin d'être partagée unanimement. Toute une influence stoicienne milite encore en faveur du pouvoir de la raison sur l'amour. Sans parler du P. Bouhours (3L), notons la position de Bussy dépassant Ovide (35) et Sénèque (36), et B. Gracian (37). "Aimez et vous serez aimés" (38). C'est en gros ce que pense Mlle de Scudéry dans Clélie.
(31) Entretiens, éd. originale, p. 239. (32) Cf. chap. XI, p. 606. (33) Maxime 5 : "La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie." Maxime supprimée 638 "La plus juste comparaison qu'on puisse faire de l'amour, c'est celle de la fièvre; nous n'avons non plus de pouvoir sur l'use que sur l'autre, soit pour sa violence, soit pour sa durée." (3k) Selon lui, la volonté peut encore arrêter le cours des mouvements produits par le "je ne sais quoi" (Entretiens, p. 250). (35) Livre II, y. 107 : "(...) ut ameris, aniabilis esto". (36) Lettres Lucilis, 9, 6, reprenant les Martial, Plutarque, etc. Cf. éd. Budé, I, 27 (2). "Sivis aman, ama." (37) Le Courtisan, XL. (38) Mémoires, édition Lalanne, t. I, p. 161.

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Hamilcar, le technicienconseil du roman, prône encore l'efficacité du rituel, fort de son expérience et ses succès personnels (39). Assurément, il ne manque pas d'observer que chez une femme, le choix d'un amant procède moins de "l'équité" que du "caprice" (LO), mais le caractère plus délibéré de l'entreprise masculine corrige et rationalise en quelque sorte cette conduite, inhérente è la faiblesse du sexe. Celleci n'apparaît d'ailleurs pas chez les personnages féminins principaux, qui disposent souverainement d'euxmômes et de leurs sentiments. Les effets suivent la "résolution" d'aimer. Ainsi Mutius, qui a décid.é de servir Valérie "dont le coeur est défendu par un fort honnête homme", n'atil, pour devenir amoureux, qu'à le vouloir
"Nutius se mit si fortement dans la fantaisie qu'il fallait qu'il eût de l'amour pour Valérie qu'il vint effectivement è en avoir." (41) Hamilcar pour sa part a pratiqué toute sa vie "l'art des bagatelles", "cent petites choses qu'il faut savoir faire pour se ménager l'esprit des femmes" ('42). Or dix ans plus tard, l'année même d'Andromaque, Ardélie, heroine de Carmente dit è Théocrite
"Ne savezvous pas bien que l'amour ne dépend point de nous, et votre propre expérience ne devraitelle pas vous avoir appris qu'on aime souvent sans donner de raison, qu'on cesse d'aimer sans en avoir de cause légitime et qu'en tout cela, l'étoile préside plus souverainement que la justice et le discernement 7" (p. 3'+3)
(39) "J'ai presqu'été l'amant de toutes mes amies, et l'ami de toutes mes maîtresses; je suis plus expérimenté que vous ne pensez." (II, 1165)
('40) "L'on voit souvent des femmes mépriser des amants admirablement bien faits pour en favoriser qui n'ont presque rien de recommandable" (Clelie, III, 87).
(41) Ibid., V, 413. Autre exemple : Démarate aime Thémiste, qu'on croit disparu, et ses parents la forcent è épouser un homme qu'elle n'aime pas. Elle entreprend donc de combattre son inclination, cosine elle se lancerait dans une performance sportive : "Il la faut combattre pour ma gloire, et, pour mon repos, il la faut vaincre. Démarate prit donc cette généreuse résolution et n'oublia rien pour l'exécuter." (Ibid., VI, 877) ('42) Hamilcar è Tarquin : "Ne vous imaginez pas que cet art soit fort aisé è apprendre, car je vous déclare qu'il faut presque autant d'esprit pour savoir toutes les diverses manières dont on doit agir avec les sérieuses, les enjouées, les belles, les douces, les fières, les faibles, les opiniâtres que pour bien conduire divers peuples de divers tempéraments." (Ibid., III, 8384)

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Il ne suffit pas de remarquer ici que Mme de Villedieu a pu être sensible è l'esprit janséniste, ce qui s'explique par ses relations, ou qu'elle a lu avec fruit la première édition des Maximes; il importe de voir en elle, bien avant Mme de Lafayette, les signes d'un courant capital pour l'évolution du roman, et pour la sensibilité des mondains. En regard de ses romans, presque toute la première partie des Maximes de Bussy, écrites sous leur forme définitive en 1664, se trouve déjà démodée. Pour Mme de Villedieu, l'amour, nous en avons vu maint exemple, se maintient même s'il n'est pas partagé, ce que Bussy n'admet pas (3). Elle ridiculise les philosophes qui prêchent la victoire de la volonté sur la passion : Socrate, Cicéron, Caton cèdent malgré eux; seul Volumnius, rétrograde et borné, persistera dans ses convictions, insensible au riducule. La Fontaine, peu de temps après, met à l'index "l'indisret Stoîcien" ('4). Par dessus toute une génération qui a cru au pouvoir de la volonté, Mme de Villedieu renoue avec Montaigne, en compagnie de qui les Messieurs de PortRoyal ont fait tant de chemin.
"C'est en vain, déclare Ovide, que les philosophes nous vantent leurs maximes et prétendent que par elles on peut réprimer les mouvements de la nature et la réduire en esclave sous l'empire de la raison. J'avoue qu'en s'étudiant avec soin et en se faisant un grand honneur de se vaincre, on se rend les maîtres de quelques premiers mouvements, et on réduit l'extérieur à l'obéissance, mais le fond du coeur demeure toujours le même, et quand on nous cite des gens qui semblent l'avoir changé, c'est que la nature a fait en leur faveur ce qu'on attribue à la sagesse." (Ex., 31) Dans ces conditions, le domaine de la science d'amour va se trouver singulièrement, restreint. Il est amputé en particulier de tout ce qui peut toucher la naissance de la passion. L'analyse et la réflexion progressant, la romancière en viendra à considérer l'imprévisibilité et l'irrationnalité de l'amour comme son essence même; les plus humbles des paysans en savent autant sur lui que les plus grands penseurs. Dans les dernières pages des Annales
(3) "Car pour aimer sans espérance, Iris / Personne ne l'a jamais fait." (Op. cit., 168) (O+) "Le philosophe scythe", Fables, XII, 20.

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galantes de Grâce, on voit un jeune sujet de Théras, Adraste, s'éprendre subitement de Déodamie, alors qu'il adorait Hébé. Mégabise l'interroge
"Vous aviez aimé Hébé telle qu'elle était avant d'avoir vu cette étrangère. Comment peuton cesser d'aimer ce qu'une fois on a aimé 7  Je ne sais comme cela se fait, repartit Adraste; j'aimais Hébé sans en savoir de raison (...) (I5) Je ne sens plus ce même désir pour elle, et je le sens pour cette étrangère. Je ne sais ni d'où cela vient, ni pourquoi je change (...)  Sans mentir, s'écria Mégabise, la nature est une grande maîtresse, et c'est avec bien peu de raison qu'on applique notre jeunesse à tant d'études et qu'on remplit notre esprit de tant de difféhentes idées puisque la nature seule rend si éloquentes les personnes qu'elle instruit. Car l'amour n'est proprement que ce que nous dit cet homme. C'est un désir de l'âme qui se porte aveuglément vers l'objet qui lui convient. Il y a des tempéraments froids dans lesquels il s'enracine et ces genslà sont bienheureux (Lt6). Il y en a de plus vifs en qui la gloire et la reconnaissance font l'effet de la froideur. Mais tout bien considéré, cet homme a rendu de son changement toutes les raisons qui peuvent s'en rendre : j'aimais et je n'aime plus, ditil; je ne savais pourquoi j'aimais et ne sais pourquoi cet amour a cessé." (AGG, 509) Ainsi la constance n'estelle qu'une question d'humeur ou parfois une affaire d'orgueil ou de scrupule; mais dans la plupart des cas, l'amour, comme l'esprit, souffle où il veut.
Le champ de la science d'amour.
Si la volonté apparaît donc sans prise sur une création proprement "démoniaque", il reste qu'une fois l'étincelle jaillie, il n'est pas toujours impossible d'alimenter le foyer, et de retenir le présent des dieux. Adraste incarne un caslimite, commode pour la démonstration, car sa passivité naturelle aide à
(L5) Point de vue opposé à celui de Bussy : "Mais cependant la vérité / Iris, est que comme en soimême / On sait toujours pourquoi l'on aime / Pour peu qu'on l'ait examiné / Aussi jamais on ne se quitte sans raison / Ou grande ou petite." (I, 177)
(6) Mile de Scudéry vante les tempéraments "mélancoliques" (ClAlie, II, 11841185) qui donnent les plus "sensibles plaisirs", tandis que les enjouées qui n'aiment guère n'en donnent que de "médiocres" (p. 1190).

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mettre en évidence le mécanisme fondamental auquel nous sommes tous soumis. Cependant cette passivité est exceptionnelle. Les récits de Mme de Villedieu permettent de se convaincre qu'elle croit à la possibilité d'une vigilance informée,capable de protéger, au moins pour un temps, la créature ailée, toujours vulnérable. Cette information détermine les conditions de vie et de mort de la passion, et passe d'abord par la psychologie de ceux en qui elle a fait sa demeure.
Les réactions divergentes de l'un et l'autre sexe, les mésententes indéfiniment renaissantes (et littérairement si fécondes) voilà la matière de nombre de nouvelles. On s'explique alors que tout em frôlant l'évocation de l'homosexualité, suivant une tradition qui remonte au moins à L'Astrée, Mme de Villedieu ne s'y intéresse pas (47). Dans Les Exilés, elle met en scène le couple VirgileCorydon, sans pouvoir ignorer la nature exacte des relations chantées dans la seconde Bucolique. Mais le jeune garçon, par la grâce de la romancière, s'est mué en une jeune fille, Phila, qu'un oracle funeste a obligée à changer d'identité et à se travestir. Virgile satisfera du même coup aux bienséances : "Je pouvais aimer Corydon sans violer les lois de la nature" (Ex., 323) (48). Le cas est unique. En travesti, Sylvie ne suscitera que des passions féminines.
Autre remarque préalable : l'amour charnel ne jouera qu'un
rôle accessoire. D'abord en vertu d'une conviction profonde de
l'auteur, clairement exprimée dans les 'Lois de Solon"
"L'injuste amant dont les désirs
N'auraient pour but que ses plaisirs
Mériterait qu'on en bannît l'usage.
Mais sans qu'ils tiennent lieu de principal dessein Ce sont des gîtes de passage
Qu'il est bon de trouver parfois dans son chemin." (AGE, 2425)
(47) Polexandre fait une place non négligeable à l'épisode de Thalamant (I, 784) vieux et vaillant Corsaire à qui "la beauté d ' Iphidamante avait donné d'abominables pensées". Ecumant de "rage" il accuse Bajazet "de ce qu'il couvait luimême'. La perspective héroîque s'acconmode de ce surgissenent brutal des forces du mal.
(48) Ovide luimême, dans le préambule de L'Art d'aimer, avertit le lecteur qu'il ne chantera que l'amour permis : "Nos Venerem tutam concessaque furta canemus" (y. 33)•

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La prééminence de l'esprit sur les sens est signe exprès de civilisation. C'est c qu'Albirond rappelle à Méhémet Lapsi
"N'arrachez point les faveurs qu'on vous refuse, et songez qu'il est indigne de votre réputation de confondre le parfait amour avec les désirs qui n'en doivent faire que la moindre partie." (NA, 583) On ne saurait être plus clair. Ce principe qui, indépendamment du roman, s'applique à la conduite morale dans la vie, se répercute dans l'oeuvre de la romancière. Les "solides plaisirs", qui par euxmêmes ne peuvent nourrir l'invention, ne sont guère présents qu'à titre "d'ornements", soit comme cliché érotique (L9), soit comme galanterie versifiée (50). Plus sérieusement, ils sont évoqués avec le problème que pose leurs rapports avec le coeur. Lorsque Terentia se plaint de la lancinante jalousie d'Auguste, Tullia lui conseille de l'apaiser "en donnant à ses faveurs des limites plus étendues". Bien que l'une et l'autre ne voient là qu'un remède, Terentia s'offusque de cette proposition; elle soutient les droits du coeur
"Les marques d'amour qui ne sont point renfermées en lui sont les effets d'une faiblesse que je pense qu'on n'aurait point si on pouvait l'éviter." (Ex., 190) Certains personnages, tels des boucs émissaires, se voient chargés d'incarner les aspirations brutales de la nature, sur un mode ridicule (51), méprisable ou pathétique. Ce sont en général des femmes de condition servile comme la Phèdre des Exilés, la Génoise des Nouvelles afriquaines, ou même Sulpicie, qu'on
(L19) Cf. chap. V, p. 184 (Alcidamie) et GO, p. 461 : la reine de Grenade reçoit son faux esclave en déshabillé. "Elle venait de sortir du bain sans autre habit qu'une mante à l'arabesque, d'un tissu d'or et de soie couleur de feu. Elle était couchée négligemment sur quelques carreaux de pourpre (...) La vue de Moraysèle ainsi négligée et presque deminue rue mettait dans un trouble dont je devais tout appréhender". Cliché aussi que l'invention de la grotte à miroirs où le roi François 1er peut jouer au voyeur quand les dames sont au bain (JA, Vème partie, Vème journée). (50) Voir cidessous, pp. 498500. (51) Nérisse semble issue tout droit des Satires d'Horace. "Elle allait vêtue comme les jeunes villageoises et couronnant d'une guirlande de fleurs une tête qui n'a plus que des cheveux empruntés, elle folâtrait avec un chien, couine si elle eût encore été dans lAge où ces traits de jeunesse tiennent lieu d'agrément" (Ex., 310). Son sourire n'est qu'une "grimace".

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ne saurait confondre avec les femmes "bien nourries" (52). Une
exception toutefois : les favorites, assimilées aux âmes merce
naires, dans l'esclavage doré de la bienveillance royale. Ces
divers personnages, antithèses de ceux dont les romans s'honorent,
n'ont guère de raison d'être en dehors de leur fonction divertis
sante. Aussi bien l'amour physique, lorsqu'il intervient comme
conclusion de certains épisodes, estil toujours traversé dans
sa réalisation, et la romancière trouve matière à exercer son in
géniosité. Elle frôle les situations scabreuses et inédites sans
jamais s'y engluer, et les plaisirs charnels, loin d'apparaître
comme piments érotiques, agissent en ressorts dramatiques. Nous
y reviendrons (53). Quant aux "amours de commodité et de passa
ge", on ne les voit guère que rapportées è la postérité d'Hylas,
è titre de référence ou de survivance. Encore Ovide déclaretil
dans son Apologie "Les circonstances dont on m'accuse sont plu
tôt des effets de dépit et de courage que des légèretés naturel
les" (Ex., L33)
Le Portefeuille, malgré l'apparence, ne contrevient pas è la règle : le fin persiflage de l'inconstance, l'étendue de ses ravages, la tranquille bonne conscience de ceux qui la pratiquent n'en instruisent que plus sévèrement le procès. Dans l'ensemble, le périmètre où s'exerce l'exploration de Mme de Villedieu se circonscrit è l'amour partagé, sincère, et diversement ressenti suivant le caractère et le sexe.
Mais si l'on se souvient que seul l'astre décide, on voit mal a priori la part qui peut demeurer è l'initiative humaine, et partant, è une "science" quelconque.
Certes, nul autre que le dieu ne dispose des flèches fatales, mais la blessure qu'elles font est parfois si secrète et si insidieuse qu'elle échappe à celui13 même qui l'a reçue. Pudeur,
(52) Expression de Marguerite de Navarre, cinquième nouvelle, édition Gamier, p. 37.
(53) La suite des Amours des grands hommes s'écarte de ce principe de façon voyante : par exemple dans la sensualité affichée de Mme d'Aumale, au demeurant insultante pour la maison de Guise. C'est è des traits de ce genre qu'on détecte le contrefacteur.

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bienséances, ?gloire pour tout dire, se conjuguent pour refouler une passion encore mal assurée. A l'homme, il appartient alors d'appeler au jour ces virtualités intimes et d'obliger une femme à s'engager. Mais ce n'est pas tout : la divinité sème à tous vents dans une totale indifférence de la germination, de la croissance, de la durée de ce qu'elle jette au hasard. Si l'être humain veut recueillir ces faveurs de la fortune, il lui faut en pénétrer les lois secrètes, il lui faut construire son bonheur à partir de données éparses; il lui faut enfin défendre ce vulnérable trésor contre des agents de toute nature.
"Arte perennat amor" disait déjà Ovide (54). Il y a donc des erreurs à éviter, des recommandations à suivre. Le besoin de tels conseils se fait sentir depuis que l'amour existe, mais ii est plus grand dans une civilisation de galanterie. D'où le succès renouvelé d'Ovide après 1660, celui des questions d'amour, jeu certes, mais "éducatif".
L'apport personnel de Mme de Villedieu a cette science morale consistera à monnayer en récits la somme de ses observations et de ses expériences, en mettant plus particulièrement l'accent sur ce qui touche la condition et la psychologie féminines. Ovide (55), et Mile de Scudéry (56) avaient déjà relevé le polymorphisme de l'amour féminin, nais Mme de Villedieu ne se bornera pas à des remarques abstraites, comme celle qu'elle met dans la bouche de Junie s'adressant à Ovide
"Le coeur d'une femme est quelquefois si différent de
celui d'une autre qu'il ne faut pas juger d'eux sur des rè
gles générales et croire les connaître à fond sur le moindre
de leurs mouvements." (Ex., 345) (57)
Elle inventera des séries de situations qui mettront à décou
(54) Artis ciinatorias liber, III, 42.
(55) "(...) sunt diverse puellis / Pectora; mille aninos excipe mille nodis" (I, 763764).
(56) Dans Clélie, Haniilcar se vante d'entrer dans les nuances de tous les tempéraments féminins, répartis en catégories (cf. II, 11701176).
(57) Même point de vue dans les Lettres: "Ne me demandez point de règles pour plaire; il n'y en eut jamais de générales. L'amour en change suivant les diverses humeurs des dames qu'on aine" (Oeuvres melées, II, 106; édition collective Barbin).

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vert voies secrètes, détours et plaies cachées, non sans faire analyser aux intéressés euxmêmes les particularités qui les distinguent de la règle commune ou les y ramènent inopinément.
Comment faire parler une femme.
De quels moyens un homme peutil disposer pour obliger une
femme à se découvrir ? La romancière se plaît à revenir souvent
au même, en y apportant des variations de circonstances flat
ter l'amourpropre de la dame en lui proposant une conquête dif
ficile qui donnera du lustre à ses charmes. Pratiquement, poser
è l'insensible. Cette tactique, largement exploitée par les au
teurs de comédies et de pastorales dramatiques de la génération
précédente, passe ici pour recette éprouvée et infaillible
"La tiédeur affectée des cavaliers attire l'amour des
dames. J'ai fait l'expérience de ce que je vous conseille;
de tous les secrets de plaire, il n'y en a point de plus
infaillible qu'une feinte indifférence",
déclare l'un des héros des Galanteries grenadines (58). Plus as
tucieux encore laisser entendre que seul l'excès de "tendresse",
c'estàdire de sensibilité, justifie l'excès de sévérité; Jacaya
confie au duc du Mantoue
"J'aime ardemment, j'aime avec délicatesse, je me donne è tout ce que j'aime et je ne crois de plaisir sensible dans la vie que celui d'aimer et d'être aimé. Mais jusques ici, l'amour a semblé incompatible avec la sûreté de mes jours et avec la juste ambition dont j'ai l'âme possédée." (AG, 553_55L) Dès qu'il a fait connaître ses dispositions, il est assiégé par un essaim de beautés et moissonne aussitôt les succès les plus flatteurs. La plus en vue d'entre elles, l'ambassadrice de Savoie, lui tend des "embuscades" (59). Octave Farnèse, qui affiche les mêmes dispositions, se voit sollicité par la favorite ellemême, Mme de Valentinois (60).
(58) GG, 485. (59) AG, 554 sq. (60) JA, 2021.

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Le prince turc "fait rougir ses amis de (son) incivilité", mais le résultat ne se fait pas attendre. C'est l'ambassadrice qui fait les avances. Elle a deviné
"(...) que la manière dont Jacaya demandait quartier était toute propre à ne le point obtenir. Elle le trouva, aux Tuileries, avec le duc de Mantoue.  Oseraiton, Seigneur, ditelle au sultan en passant proche de lui, prétendre à l'honneur de vous avoir pour écuyer ?  Non, Madame, reprit Jacaya, vous êtes trop belle aujourd'hui." (AG, 558) Même tactique de Licoris envers Cyparisse (61), de Cépion à l'égard d'Aurélie (62), d'Abendaraez à l'adresse de Zulemaîde (63),du Malique Alabez vis à vis de Cohayde (611), de Gazul envers Zaide (65), de comte de Dammartin qui veut attirer les regards d'Agnès Sorel
"Par une ruse d'amant expérimenté, il faisait autant de pas vers la froideur qu'il remarquait qu'on en faisait vers l'emportement. Il connaissait la faiblesse du sexe d'Agnès : il ne veut jamais si rien fortement que ce qu'on lui refuse. Quand il observait que la comtesse le regardait avec attention, il tournait le visage d'un autre côté; si elle le recevait dans sa conversation, et qu'elle la tournât sur l'amour pour pressentir les dispositions de son âme, il ne parlait que de la tiédeur de son tempérament et de la peine qu'il aurait à aimer quelque chose. Tant de ruses eurent leur effet." (AG, 364) Si par malheur l'indifférence masculine est véritable, la dame ne se contient plus. L'amiral de Brion raconte comment Mlle de Pisseleu, la future duchesse dEtampes, se compromet pour le conquérir
"Cette froideur passa d'abord (...) pour un effet de dépit, et tant qu'elle lui donna ce caractère, elle n'aurait pas voulu me trouer moins réservé. Mais croyant s'apercevoir que ce dépit prétendu était une solide et tranquille
(61) Carm., 99 sq. (62) Ex., 113. (63) GG, 5514 sq. (64) Ibid., 486499.
(65) "Le plus sûr à mon gré fut de faire apercevoir Zaide du soin que je prenais de l'éviter. Je me trouvais soigneusement chez la reine aux heures où elle avait accoutumé d'y venir, je me trouvais aux promenades publiques, je devançais la princesse aux mosquées et sitôt qu'elle apercevait que j'y étais, je me retirais précipitamment. Cette affectation eut tout l'effet que j'en avais attendu Zaide voulut en savoir la cause." (Ibid. 531)

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indifférence, elle ne put en soutenir les marques sans colère. Les dames ne veulent rien perdre de ce qu'elles ont acquis, et bien que le roi fût assez jeune et assez bien fait pour remplir les désirs d'un coeur, la beauté aime toujours à peupler son empire. Mlle de Pisseleu recommence ses entreprises, elle me darde des oeillades significatives, elle m'adresse de temps en temps des paroles à double sens (...)" (JA, 376). Le cas est toutefois rare, car d'ordinaire le cavalier attend l'heureux succès de ses désirs.
De la complaisance.
Une autre recommandation, c'est de ne jamais offrir de résistance aux caprices d'une dame dont on sollicite les faveurs; "de la complaisance", clame le maître latin (66). Avec beaucoup d'àpropos, Mme de Villedieu adapte à la mentalité de ses lecteurs les préceptes antiques. "Abenhamet est le plus aimable des amants. Il est discret, il est assidu et constant'. Que lui reproche donc Zulemalde ? "Son humeur contredisante." Qu'on en juge. Un jour, raconte la belle, qu'on rapportait une opinion d'elle sans dire de qui elle provenait, "(...) il disputa deux heures que cette opinion était erronée, et se fit même un point d'honneur de soutenir la sienne longtemps après qu'on sût que sa maîtresse était de l'autre." (Ga, 562) Or Zulemaîde, précisément, supporte moins qu'une autre la contrariété. Abendaraez, qui veut supplanter son rival, abonde ironiquement dans le sens de la plaignante, et comme la dame est trop imbue d'ellemême pour y voir calcul, elle s'épanouit aux propos flatteurs, ce qui nous vaut de la part du galant un vrai morceau d'anthologie
"Oui, Madame, votre sexe est mille fois plus excusable que je ne pensais. Les amants détruisent euxmêmes leurs affaires, et j'avoue qu'Abenhamet ne sait pas assez bien l'art de se plaindre pour être apaisé. Il ne fallait rien vous reprocher. Quel droit atil de vous contraindre ? Il fallait
(65) 'Tac modo quas partes illa jubebit agas / rguet, arguito; quid quid probat illa, probato / Quod dicet, dicas; quod regat illa, neges." (II, 197200)

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seulement vous toucher de compassion; il fallait, par des soupirs douloureux, des regards languissants et par un visage abattu vous faire comprendre qu'il allait mourir è vos pieds si vous n'aviez la bonté de lui conserver votre coeur.  Votre maxime est si véritable, interrompit Zulemaîde, que si Abenhamet eût différé un moment è s'emporter, je me serais accusée la première, et j'aurais cru ne pouvoir assez faire pour récompenser sa modération." (Ibid., 570) Si l'on a le malheur d'être coupable, et même si l'on est innocent, il y a tout è gagner è s'accuser le premier. Ovide arrête è temps Hérennius qui s'apprêtait è répondre aux accusations d'Agarithe
"J'en sais plus que vous en amour. Il ne faut jamais entreprendre de gagner sa maîtresse par le raisonnement. Les dames en général sont portées sur la réplique et celles qu'on aime portent cette prérogative plus loin que ne le porteraient les indifférentes." (Ex., ll46l7) L'accusé va donc procéder è son autocritique, et avouer ses prétendus crimes
"J'aime mieux les confesser que de permettre qu'elle les aggrave en les récitant.  Ce que vous voulez faire est un secret infaillible, reprit Ovide, pour être jugé favorablement (... )" (Ex., 1'7). L'intolérance féminine est telle que Mme de Villedieu, donnant des conseils è un correspondant en désarroi, fera observer qu'il faut en tout "se conformer aux inclinations" de sa maîtresse, "devenir un autre ellemême" (67).
De l'esprit
Les femmes ont encore une autre faiblesse : leur goût pour les compliments bien tournés. Non seulement Tullia est flattée, dans sa vanité, d'avoir conquis et transformé Horace, nouveau desservant du beau sexe, mais quel frisson de fierté la parcourt en entendant si "galamment" proclamer sa victoire
"Quand vous n'auriez pas d'autre intérêt è m'écouter
(67) "Faitesvous une loi suprême / De vous rendre un autre ellemême / Devenez, s'il le faut, indiscret et jaloux / Bizarre, léger, téméraire / Ce qui, dans sa personne a le don de lui plaire / Lui plaira tôt ou tard en vous." (Lettres..., p. 107)

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que de donner è l'amour un partisan de mon caractère, il vous a partagé d'assez de grâces pour mériter cette marque de votre reconnaissance." (Ex., 223) Le chevalier de Virlay entretient simultanément plusieurs commerces de galanterie, tout en entendant bien conserver la tendresse de Mme de Vareville qui l'aime passionnément. Il sait le moyen de rentrer en grâce lorsqu'il est en butte è des reproches mérités, et particulièrement lorsque sa maîtresse se plaint de n'avoir pas été jugée digne d'une rupture en bonne et due forme, "avec tout l'éclat et toutes les suites des plus solides engagements"
"Je dirai donc, Madame, puisque vous le voulez (...) que vous ayant reconnue légère et parjure, j'ai plus de haine pour vous que je n'eus jamais de tendresse. Il n'y aura pas un mot de vrai en tout cela : je vous aime, je vous estime, et je crois que les assiduités du marquis de Naumanoir n'ont fait aucune impression sur votre coeur. Mais puisque vous voulez des mensonges, il faut vous servir è votre mode, et je me rendrais indigne des bontés dont vous m'avez favorisé si je vous refusais la complaisance que vous souhaitez de moi.' Cet air de raillerie devait être un nouveau crime dans le chevalier de Virlay (...) Mais Mme de Vareville fut charmée du tour agréable de son esprit; ses flammes se réveillèrent, elle pleura; elle conjura le chevalier d'être è l'avenir moins ingrat et plus assidu." (Port., 95O)
L'autodétermination
Pour trouver grâce auprès d'une femme, il est un moyen encore plus sûr que la complaisance et l'esprit : lui laisser croire qu'aucun engagement ne saurait lui faire de l'amour une loi. Entendonsnous bien : il ne s'agit pas seulement ici de la revendication des précieuses de l'abbé de Pure, lesquelles cherchaient è alléger le joug du mariage et de la maternité, mais de cette conviction profonde qu'une femme ne peut et ne doit être obtenue que d'ellemême. Pratiquement, on constate qu'un coeur féminin ne se donne que s'il se sent toujours libre de ne le faire pas. Cette susceptibilité particulière est sans doute la rançon des moeurs qui ont fait des femmes de l'aristocratie un capital ou une monnaie d'échange. Qu'en amour du moins, cette anomalie soit corrigée. On la compensera par un respect scrupuleux de leurs

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préférences et la possibilité de reconsidérer leur position quand bon leur semblera. Tout honnête homme bannit de son esprit comme de son langage l'idée, le terme d'autorité; il doit ignorer les facilités que lui concèdent les lois et l'usage. Cette attitude passe pour règle chez les grenadins
"Un véritable amant, dit Don Rodrigue au marquis de Calis, doitil disposer de la personne qu'il aime sans consulter sa volonté 7' (GG, 469) (68) Abenhamet s'étonne qu'Abendaraez ait osé faire valoir auprès de Zulemaîde des droits d'antériorité sur son rival. Il contrefait donc le généreux pour mieux le supplanter
"Je vous aurais demandé votre coeur en pure grace, et en renonçant è mes droits sur lui, je m'en serais acquis de plus puissants et de plus légitimes." (GG, 571)
"La belle Zulemaïde est maîtresse absolue de ses volontés comme des miennes, et quand elle m'aurait fait l'honneur de me préférer è tous les hommes du monde, je renoncerais sans murmure aux droits de cette préférence si j'étais assez malheureux pour l'en voir repentir." (Ibid., 572) On voit que cette réserve n'a rien d'héroïque, et qu'elle est inspirée par l'intérêt bien entendu, appuyé sur la connaissance des femmes. Il faut donc se montrer particulièrement vigilant quand une intrigue amoureuse se trouve coïncider avec des dispositions légales prises par les familles. Gomèle, fiancé è la toute jeune Hache, lui signe des "Articles de liberté" qui l'autorisent è "faire la fille" tout è loisir (69). Cette initiative passe pour fort habile aux yeux d'un galant expérimenté comme Don Diègue
"Vous en savez beaucoup pour un si jeune homme, et je
ne sais en quelle école vous en avez tant appris." (GC, 589)
Hortensius est réellement contrarié quand il apprend qu'Au
guste lui destine Aurélie qu'il aimait secrètement, car il redoute
de voir ainsi s'évanouir toutes les chances qu'il avait d'être
un jour véritablement aimé. Il refuse donc de faire officielle
ment agréer sa recherche et gagne son gouvernement d'Egypte "Je
(68) Ce qui est règle è Grenade n'est propose que pour mémoire par Parthénoïde dans La Prétieuse, II, 18. (69) GG, 587 sq.

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voulais devoir le coeur d'Aurélie à mes services et à son choix,
plutôt qu'aux lois de son obéissance" (Ex., 98).
Ces préceptes ne figurent pas chez avide; ils conviennent à un moment du temps et de la civilisation, mais ils dénotent aussi une insistance particulière à proclamer des vérités que la littérature ignorait jusqu'ici.
Précautions à orendre.
Voici maintenant un commerce d'inclinations bien établi. Qu'on se garde de donner aux indifférents le spectacle de son bonheur. Ce thème ovidien de l'amour contagieux se retrouve dans l'histoire de Pompée et de Flore, dont la romancière a trouvé la source dans Plutarque (70), mais elle y ajoute l'épisode de Germinius, qui tombe malade d'envie (71). Simas est malgré lui témoin de la tendre "conversation" de son ami Arténis et d'Iphise, son épouse; il entre en goût d'aimer, et pour ajouter à ces désirs, l'imprudent mari n'éprouvetil pas le besoin de lui faire des confidences 7 Il vante la tendresse de la jeune mariée, ses trouvailles charmantes
"(...) qui lui font imaginer mille secrets inconnus à toute
autre qu'à elle pour entretenir mon amour et me témoigner
la grandeur de la sienne." (Care., 226)
Simas endure stoîquement ce supplice mêlé de volupté; il se sent capable d'aimer sans le dire et sans espérer d'être jamais heureux. Mais il ne faut pas tant en demander à Agrippa qui, surprenant Terentia "faisant des caresses (72) à son mari" de jalousie et lui en fait la guerre (73). Dans Les Désordres de l'Amour, une donnée semblable est adroitement utilisée pour ser
(70) Alors que Plutarque, repris par Montaigne (Essais, II, 15) rapporte des traits de paroxysme sensuel, Mme de Villedieu se borne aux élans d'affection et aux abstractions qui sollicitent l'imagination.
(71) Il présente quelques traits communs avec la neuvième nouvelle de l'Jleptmnéron, mais le dénouement diffère.
(72) Rappelons la signification imprécise du terne.
(73) Situation reprise dans l'Histoire amoureuse des Gaules, mais différenment exploitée.

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vin les intérêts du maréchal de Bellegarde ce dernier, qui
odercho è mettre en défaut une épouse malheureusement irréprocha
ble, excite les sentiments de Bussy d'Amboise en évoquant la mar
quise en déshabillé.
Il est des imprudences moins calculées. Certains maris aimés
 il en est quelques uns  commettent l'erreur d'avertir leur
femme du succès qu'elles ont remporté ailleurs. C'est ainsi que
le comte Etbelvold, qui cloître la comtesse en province, croit
Len de lui donner la raison qui l'a déterminé è prendre de telles
î1ti0n le roi est amoureux d'elle.
"Quelle confidence pour être faite par un mari à une jeune personne dont le coeur n'est prévenu que de quelques jeune d'un amour conjugal. Ethelvold s'attendait que cette
jeratien étoufferait le désir qu'Alfrède témoignait pour
uivmn è Londres, et la tirerait de l'erreur où elle
te dc n'être pas assez aimée de lui. Mais hélas, qu'il
coruieiseat mal l'esprit dc la plus grande partie des fem
me: : l'ambition leur est naturelle, et la dignité de reine
flotte l'âme la plus philosophe." (AG, 3)
Autre maladroit, le comte de Toulouse. La comtesse est aimée
cime beaufrère, le prince de Galice, mais jeune et naïve, elle
7 'cu e:t pas aperçue. Pour la mettre en garde contre d'éven
tuels dangers, le comte ne se borne pas è lui révéler la passion
qu'elle a suscitée; il croit salutaire de se répandre en un luxe
dc détails qui la rendirent "plus savante par cette conversation
qu'elle ne l'aurait été par dix années d'expériences" (ibid., 3).
Le prince de Galbe cueillera sans grande peine ce fruit mûr.
élus généralement, Mme de Villedieu s'attache è prévenir le
ccxc :mmalcuiiu des inconvénients d'un excès de confiance en soi.
Qu'un homme no juge pas des sentiments d'une femme par les siens,
e' r [b repose pas sur les capacités qui ont assuré son succès.
Item femme en effet se sent intimement froissée d'être considérée
conne en bien acquis; elle n'entend en aucun cas être frustrée
des jouissances de vanité qu'elle goûte tant qu'elle se sent apte
è renouveler ses exploits de charme. Horace s'est mis en devoir
oc courtinor Tullia, mais Ovide n'en a cure
"Ovide n'était pas accoutumé à se voir chassé du coeur d'une dame; l'amour qu'il sentait encore pour Tullia lui semblait une sûreté suffisante." (Es., 224) d'il savait la vérité Pendant ce temps, Tullia fait ses

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confidences à Horace
"Si j'avais un amant, je ne voudrais pas le voir si persuadé qu'on ne pût me plaire. Je voudrais qu'il tremblât sur tout, qu'il trouvât ces vers beaux (7'4), qu'il les soupçonnât d'un dessein secret et qu'enfin il se fît de tendre inquiétudes pour les choses les moins vraisemblables." (Ex., 217218) Pour les mêmes raisons, Abenhamet voit sa "tranquillité" se retourner contre lui, et perd Zulemaïde sans rien comprendre à ce qui lui arrive. S'agitil vraiment d'un caprice féminin ? Le beau sexe auraitil de l'amour une intuition plus juste ? La réponse à cette question fondamentale dépend de ce que les uns et les autres attendent de l'amour, et des plaisirs qu'ils en escomptent.
Les plaisirs d'amour.
Car c'est bien le terme de plaisir qu'il convient de faire valoir. L'amour est désormais toute l'occupation de la vie; de lui dérivent toutes les joies, pourvu qu'il soit réciproque. On r.e trouve plus trace dans Mme de Villedieu de ces longs "services", de cet apprentissage aux satisfactions austères. Ovide déclare en public
"Je n'ai jusques ici trouvé de solides plaisirs que dans l'amour réciproque, et seul, il m'a paru digne de remplir un coeur bien fait." (Ex., 291) Si l'amant de Varentille ou de Tullia a essuyé quelques mécomptes, son autorité demeure incontestée sur le plan des principes. Jacaya affirme de même : "Je ne crois de plaisir sensible dans la vie que d'aimer et d'être aimé" (AG, 553). Nous voyons là de nos jours un truisme. Mais en fait toute une génération s'est posé cette question quel est le plus grand plaisir, d'aimer ou d'être aimé ? La réponse n'allait pas de soi. Pour un homme, le plus relevé et le plus prisé fut longtemps cette fierté, cette "gloire" de faire agréer ses services à une femme
(7'4) "L'amour en courroux" qu'Horace a composé contre Ovide.

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supérieure, fûton mal récompensé de ses sentiments. Pour Mme de
Villedieu cette question est dépassée, alors qu'elle arrête en
core nombre de ses contemporains (75), qui tranchent en général
dans le sens traditionnel. Peu séduite par ce qui ressemble à une
certaine exaltation solitaire du moi, elle ne conçoit guère les
douceurs du sentiment que dans la réciprocité, et le plaisir d'a
mour se gonfle de tout ce que l'héroisme défunt laisse en dépouil
le. Une certaine unification s'opère autour d'un hédonisme de
principe et de fait, dont le spectre fait apparaître des compo
santes, multiples plaisirs des sens, de l'orgueil, de l'esprit,
de l'imagination et du coeur.
Les plaisirs des sens.
Tout en leur assignant une place secondaire, Mme de Ville
dieu est bien loin de passer sous silence les plaisirs des sens,
comme le veut une tradition particulièrement respectée par Mlle
de Scudéry. D'abord, elle n'oublie pas la valeur, dans les orne
ments galants de ses romans, de certains thèmes poétiques comme
la "jouissance" ou l'"inquiétude amoureuse", lesquels bravent
souvent l'honnêteté la première partie du Journal amoureux,
dont elle assume la rédaction, se pare d'une Jouissance (76),
(75) Lens Clé., l prudente Césonie préfère être aimée, ca, qudnu on aime, au lieu de connander on obéit, et l'on a toutes les inquiétudes de l'amour sans en avoir les plaisirs' (IV, 1185). Mais son interlocutrice lui rétorque : "Je dirai toute me vie opiniâtrement qu'on ne peut trouver de véritable douceur à être aimée que si l'on n'aime, et qu'il faut avoir le coeur touché jusques à la préoccupation pour se faire un plaisir audessus de tous les autres plaisirs, qui puisse même consoler de toutes sortes de douleurs et qui puisse effectivement nous obliger à nous passer de tout le reste de la terre (...)" (ibid., 1188). Mariane ne parlera pas autrement dens la Troisième Lettre "Vous auriez éprouvé qu'on est beaucoup plus heureux, et qu'on sent quelque chose de bien plus touchant quand on aime violemment que lorsqu'on est aimé." Même avis dans les Maximes de La Rochefoucauld : "Le plaisir de l'amour est d'aimer et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne" (259). La Bruyère est moins affirmatif : "Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer quelqu'un plus que soimême, à qui feraije plus de plaisir, ou à ceux qui aiment ou à ceux qui sont aimés ?" (IV, 15).
(76) "Etre sur un gazon semé de mille fleurs / Contempler à loisir sa

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d'une Chanson (77) et d'un Manifeste amoureux (78). Le goût est sûr, ce qui les distingue des productions de ce style, mais d'une signification sans équivoque. Dans le même roman, figurent des notations érotiques assez traditionnelles, encore qu'insérées dans une anecdote originale : Don Juan, conduit par Montmorency, profite du dispositif inventé par François 1er pour pouvoir contempler en secret la duchesse d'Etampes dans son bain, et y surprend Madame et Mlle de Vendôme, qui précisément admire les formes de sa cousine (79). Le jeune voyeur s'excuse en alléguant "la pureté de ses intentions", mais se trouve è la fin puni de sa curiosité.
L'auteur des Exilée ne s'est pas refusée è décrire l'agitation sensuelle d'Ovide avant son rendezvous secret avec Julie (80), version prosaïque d'un thème poétique séculaire. Mais la
prochaine allégresse / En pénétrer l'excès et la délicatesse / Et d'un transport secret prévenir les douceurs II Triompher en vainqueur de toutes les rigueurs / Qu'un rebelle devoir oppose è la tendresse / Irriter nos désirs par ceux de sa maîtresse / Et lire dans ses yeux sa flamme et ses langueurs, II Retarder le départ du plaisir qui s'envole / Et bravant des remords le murmure frivole / Abandonner son âme è ses ravissements, II C'est savoir profiter du séjour de la terre, / Et sans lasser de voeux le maître du tonnerre / Du bonheur qu'il promet avancer les moments." (JA, 456)
(77) "Ce long baiser assaisonné / De doux élans de flamme / Souvientil à votre âme / Cooment il fut donné ? II Ah! Si j'étais le maître / D'un si tendre moment / Avec empressement / Je le ferais renaître! II Quand une véritable ardeur / Sensiblement nous touche / C'est toujours par la bouche / Qu'on veut gagner le coeur." (JA, 40; le texte de 1702 porte trois vers faux.)
(78) "L'autre jour un amant soulageant son martyre / Entre les bras de
l'objet de ses feux Augmentez, disaitil, mes transports amoureux / En me
donnant ces noms que le plaisir inspire. / Alors pour lui servir luimême de modèle / De ces noms emportés il voulut l'appeler / Ingrat, lui dit languissamment la belle, / Te restetil encore la force de parler ?" (JA, 5455)
(79) "Elle admirait la gorge de la princesse, sa taille, sa jambe, et
lui faisant sortir tantôt le pied, tantôt l'épaule, elle me causait des trans
ports d'amour et de joie que je ne saurais vous représenter." Madame sort du bain : "Le moment tant souhaité arriva, et bien que la modestie de la princesse dérobât plusieurs beautés è mes espérances, j'en découvris un assez grand nombre pour demeurer enchanté" (pp. 399LQQ).
(80) "Je sortis et j'allai préparer mon âme aux douceurs dont j'espérais
jouir la nuit suivante. J'avais une inquiétude amoureuse qui me rendait la so
litude et la compagnie également insupportables. Les moments me duraient des
siècles dans ma chambre, et quand, pour soulager cette impatience, je jugeais
è propos d'aller la divertir au palais d'Auguste, je passais incessamment d'un
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romancière préfère de beaucoup assigner à l'amour physique une manière de rôle fonctionnel dans l'invention romanesque. L'objectif primordial qu'elle s'est fixé, nous ne cesserons de le rappeler, c'est l'obtention de situations divertissantes : le scabreux y peut d'autant mieux contribuer qu'il oblige à d'ingénieux détours. Julie aime Ovide, mais en raison de son rang, ne peut lui appartenir. Le poète n'est pas en peine d'expédients. Ne peuton, comme on se marie, s'aimer par procuration ? Sulpicie, suivante de Julie, ne voit à cette proposition nul inconvénient. La princesse souscrit donc à ce compromis "singulier", "commerce si réjouissant et si nouveau", formulé comme suit par le rapporteur
"Si la belle Sulpicie pouvait se contenter du second rang dans le coeur où la fille d'Auguste occupe le premier, et que la délicate Julie ne regardât point comme une trahison envers elle la pitié dont j'emprunte le secours, l'état déplorable où je suis et qui excite justement votre compassion recevrait bientôt un heureux changement." (Ex., 17) La "belle Sulpicie" ne demande pas mieux; elle se trouve bientôt enchantée de son sort, et l'écrit au poète
"Quand je ne pouvais comprendre la division de vos adorations et de vos désirs, j'ignorais la manière dont ces désirs s'expriment (...) Je faisais injustice à vos transports et à mes charmes. Offrez toujours vos adorations à la princesse, tenezlui des discours tendres et délicats, faites des vers à sa louange, et n'en aimez pas moins Sulpicie de la manière que vous l'aimez : je ne me plaindrai point de mon partage, et je suis persuadée que naturellement parlant, c'est Julie qui doit se plaindre du sien." (Ex., 74) (81) Mais la cruelle, avec une malignité toute féminine, tient les mêmes propos à sa maîtresse, et se vante auprès d'elle de son bonheur. Julie goûte peu cette manière de provocation et déplore la trahison dont elle est victime devant Ovide qui n'attend que cela
"Elle va sans cesse me reprochant que la part qu'elle
y occupe est la meilleure; elle plus à se vanter de
ces avantages."
appartement à un autre sans pouvoir rendre raison de ce qui m'amenait ou de
ce qui m'avait chassé." (Ex., 3031)
(81) Cette lettre est contenue dans la cassette d'Ovide.

 501 
Ovide triomphe secrètement, sent son heure venue... Admirons l'art de la romancière en cette matière délicate
"Je donnai mille louanges au dépit de la princesse; je
lui dépeignis le partage en amour avec des couleurs qui de
vaient le lui rendre horrible. Je me plaignis de ce qu'elle l'avait souffert et je la conjurai délicatement de réunir en sa personne les devoirs qu'elle m'avait permis de rendre à la femme de Tisienus. La princesse entendit très bien ce que je voulais lui dire, et n'y répondit que par un trouble qui me parut de bon augure. Je lui fis plusieurs questions sur les vanités de Sulpicie elle m'en expliqua quelques unes et me laissa deviner les autres (..J" (p. 29). Dans le registre tragique cette fois, l'histoire de Phèdre rappelle, sur certains points, celle de Sulpicie. La jeune affranchie de Mécène est éperdûment amoureuse de Crassus, luimême épris de Terentia. Elle favorise cette passion, dans l'espoir de pouvoir à l'occasion se substituer à sa maîtresse (82). Le succès, hélas, ne vient pas couronner ses calculs; Phèdre se plaint amèrement et dit à Crassus : "L'amour m'a refusé jusqu'au bizarre plaisir d'exciter vos transports au nom d'une autre" (Ex., 281). On voit que ce ne sont pas seulement les bienséances qui éliminent des romans de Mme de Villedieu des développements centrés sur l'amour physique, puisque la poésie ne s'y refuse pas éventuellement; c'est parce qu'il n'offre pas, en raison d'une certaine monotonie, de ressources romanesques et littéraires suffisantes. Elle n'y fait donc appel que modérément, et dans la mesure où son évocation suscite un plaisir intellectuel chez le lecteur. Ce type de plaisir, les personnages romanesques l'apprécient aussi, et par le talent de l'auteur, savent le communiquer.
Les plaisirs de l'esprit
Ils sont l'essentiel de l'amour simplement galant, auquel Mme de Villedieu ne s'intéresse que médiocrement. Le prince Henri, dans Les Annales galantes, se trouve le rival de son père,
(82) Schéma hérité, on le voit, des contes et nouvelles du XVIème siècle, notannnent de Marguerite de Navarre.

 502 
l'empereur Frédéric Barberousse, auprès de Constance, la nièce du pape. Pour protéger ses amours, la jeune religieuse minimise l'importance de son commerce avec Henri. Elle se défend auprès du père en déclarant que toute jalousie serait déplacée
"Quand à l'intrigue de son fils et d'elle, c'était un
amusement de jeunes gens qui avaient pour but unique le di
vertissement de l'esprit et le plaisir des lettres galantes."
(AG, 149)
Ce cas limite est rare, et dans le roman même, ne repose sur aucune réalité; en fait d'"amusement", il s'agit d'un commerce très passionné.
Dans un précédent chapitre, nous avons tenté d'apprécier l'importance numérique et effective de la lettre. Examinons maintenant une autre manière de convier l'esprit aux plaisirs du coeur, la "raillerie", nous dirions aujourd'hui le marivaudage. Il ne date pas du XVIIIème siècle : en effet, le moindre des plaisirs de l'amour n'est pas celui de disserter sur lui, en présence d'une femme dont on observe les réactions, à travers les répliques qui s'échangent. Plus que le badinage, aux fleurs communes et vite fanées, cette manière de faire l'essai de ses chances en croisant les traits d'esprit est un exercice de haut vol, profondément excitant. En voici deux exemples chez Mme de Villedieu.
Dans Les Annales galantes, sans savoir encore quels sont leurs sentiments, Jacaya et l'ambassadrice de Savoie prennent plaisir à mimer une scène d'amour. Le piquant du jeu est de se demander si l'autre est sérieux ou non, de répondre en allant toujours un peu plus loin, sans jamais perdre le contrôle de ses paroles. L'exercice ressemble à un assaut. Le sultan a risqué une déclaration enjouée (83), et l'ambassadrice éclate de rire
"Venez un peu me dire des douceurs devant M. de Man
toue afin de lui apprendre son rôle; il y a deux heures
qu'il tâche à vous imiter et ne saurait y parvenir." (p.567)
Flatté comme on l'imagine, Jacaya s'y refuse courtoisement, mais il veut exploiter sans tarder son avantage
"Vous m'avez regardé ce matin à la messe d'un air qui
me glace pour le reste du jour. Je n'ai pu découvrir un seul
(83) Voir cidessus, p. '474.

 503 
mouvement de tendresse dans vos yeux. Estce assez qu'ils
soient brillants pour contenter un amant ? Je veux y voir
de l'amour, ou je renonce à leur empire, et quand les miens
leur disent j'aime plus que l'on a jamais aimé, je pré
tends qu'ils répondent : ma tendresse ne doit rien à la vô
tre.  S'il ne tient qu'à cela, reprit l'ambassadrice, que
M. de Mantoue reçoive une leçon : je vais vous regarder comme
il vous plaira. Faisje bien ? poursuivitelle en le regar
dant tendrement.  Ha, je vous reconnais, beaux yeux, vous
voilà disposés à m'entendre."
Les deux amants viennent de s'offrir en public un plaisir
raffiné. Le duc de Mantoue ne s'y trompe pas; il y a vu non point
un jeu, mais une manière de provocation.
C'est par l'éclat de son esprit que Mlle de Guise séduit
Givry; c'est noms l'admiration qui s'impose en lui que le désir
voluptueux d'être distingué "par une amante de ce caractère";
après avoir médité sur ses vers où il avait entrevu un coeur
"mettant à profit tous les innocents plaisirs de l'amour, et se
faisant une loi de cette tendre économie" (8), il la rencontre
enfin dans le jardin des Tuileries. A "l'émotion extraordinaire"
fait place une vraie passe d'armes, où Givry jouera de la méta
phore comme d'un fleuret. Mlle de Guise, apercevant ces deux
"aventuriers" que sont Bellegarde et son ami (ils viennent de tra
verser la Seine à la faveur de la trêve) leur fait demander s'ils
désirent "prendre parti" (85), comme il est logique de l'augurer
d'après leur présence en ces lieux. Givry, exalté par cette ren
contre, saisit l'occasion qui lui est offerte et répond hardiment
"Nous n'avons plus de parti à prendre dans la guerre,
Mademoiselle, mais nous serions bienheureux si on nous of
frait ainsi protection pour en prendre un dans l'amour. Tout
ce qu'on voit à Paris sollicite à cet engagement; les dames
y sont admirables et la conjoncture du siège fournit souvent
des occasions de leur rendre service (86). Mais cet honneur
doit être si brigué qu'en mon particulier je crains de par
ler trop tard, et de ne trouver plus de places vacantes."
Mile de Guise a parfaitement reconnu Givry, qu'elle a gra
tifié "d'avances de galanterie" en commettant en vers les lettres
(8k) DA, 128. (85) C'estàdire changer de camp et embrasser la cause des Ligueurs. (86) Paroles à double entente Givry avait laissé passer un convoi de vivres au pont de Samois parce qu'il le savait destiné aux dames de Guise.

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de sa cassette. Elle ne se refuse pas la satisfaction de relever le gant, et de tirer de lui, sous couvert de figures de style, l'aveu d'une intrépide passion; aussi lui proposetelle de préférence "l'emploi de volontaire", convenable è sa jeunesse, è ceux qui s'engagent et se dégagent... facilement. Comme Givry s'enflamme et fait valoir son "expérience", l'experte princesse feint de repousser ses voeux tout en lui indiquant spirituellement la façon de les contenter
"L'expérience que vous pouvez avoir acquise ailleurs,
poursuivit Mile de Guise en souriant, ne serait peutêtre
pas mise en compte par les dames de la Ligue. Elles crain
draient que les mystères de l'amour fussent altérés parmi
vous comme ceux de la religion, et qu'étant accoutumés è
soutenir le parti de l'hérésie, vous n'eussiez pas une foi
aussi pure quelles la demandent dans leurs amants."
Entrevue inoubliable pour le jeune homme : les fictions et
symboles fécondent et agrandissent sa passion, autorisent son au
dace et lui confèrent un tour de ferveur heureuse qui ne cessera
plus de le hanter.
Parler par métaphore quand on est sincère et épris est un
plaisir relevé dont l'intensité est peutêtre même fonction de la
difficulté. Mais il semble qu'on découvre aussi une autre jouis
sance, dont l'usage et les moeurs de la haute aristocratie ren
daient la pratique fort rare, quand elle n'en interdisait pas jus
qu'a l'idée ce que Mme de Villedieu appelle "le plaisir de par
ler ingénuement". Ovide se sait aimé de Junie, qui se garde pour
tant de montrer ses sentiments. Si elle savait de quelles joies
elle se prive!
"Mon coeur, lui dit Ovide, attend un aveu de votre bouche; ne le retardez pas plus longtemps, charmante Junie. Votre silence doit vous faire autant de peine qu'à moi, et si, pendant un quart d'heure, vous aviez éprouvé le plaisir de me parler ingénuement, nous renonceriez pour jamais è la contrainte de vous taire... C'est avec cette franchise qu'il faut vous parler pour vous rendre sensible. En effet, è quoi servent les discours languissants ? Ils endorment l'âme plutôt qu'ils ne l'échauffent, et c'est ennuyer l'amour que de lui parler toujours sur le même ton. Croyezmoi, Junie, donnezvous le plaisir d'un peu d'égarement et laissez aux amants du vieux temps ces langueurs insipides.' (Ex, 432) A l'esprit, il ne reste plus guère, dans la conviction de la romancière, que le domaine de la haute école, celui de quel

 505 
ques personnalités exceptionnellement douées. Le bonheur, c'est
"se dire des choses touchantes" (87), desserrer le corset des
bienséances. Il y a tant de douceur à parler (88).
Contrairement à ce qu'on pourrait croire de loin, Mme de
Villedieu simplifie donc l'expression de l'amour il suffit de
lire Mile de Scudéry pour s'en convaincre. Parallèlement, elle
intériorise et approfondit le sentiment, car elle a vu l'impor
tancede l'imagination.
L'imagination
"La jouissance et la possession appartiennent principalement à l'imagination; elle embrasse plus chaudement ce qu'elle va quérir que ce que nous touchons, et plus continuellement." (89) Mile Desjardins avaitelle lu Montaigne 7 Sans doute. En tout cas, elle a mis l'accent, dès Alcidarnie, sur la pureté et l'intensité du bonheur enfanté par l'espérance
"(Iphile) se figurait déjà le plaisir qu'il recevrait de passer des journées entières au bord du ruisseau avec son aimable maîtresse, sans craindre que rien ne pût interrompre leur conversation que la chute inopinée de quelque pluie d'été ou le désir de changer de promenade... L'espérance de cette félicité imaginaire donnait tant de plaisirs à l'amoureux Iphile qu'il en était méconnaissable." (Ale., 274) Si ce n'est la précision des images, et leur charme champêtre, ces joies d'anticipation ne revêtent pas d'originalité particulière. Il n'en sera pas de même pour Simas, héros de Carmente. Tout le personnage paraît construit pour traduire en un exemple les sentences de l'auteur des Essais. En effet, Simas a réussi
(87) Pompée dépeint le bonheur qu'il goûtait auprès de Flore "Je disais incessarrnent des choses touchantes à Flore, et elle m'en répondait qui ne l'étaient pas moins ... Les actions les plus indifférentes étaient mises à profit par notre laborieuse (attentive à exploiter le moindre geste) passion; tout devenait pour nous une occasion d'exprimer nos désirs." (AGH, 126) (88) Sur la douceur de l'aveu, indépendamment de la façon dont il sera reçu, cf. Can., 32; Ale., 54; DA, 178. (89) Essais, III, 9.

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à édifier un bonheur stable à partir d'éléments "indifférents"
auxquels seule sob imagination confère un pouvoir passionnel.
Il rappelle à ses auditeurs ces temps heureux où l'on pouvait
le voir, ditil,
"(...) rêvant à mon Iphise avec autant de transport que si
j'avais été le plus heureux (90) des amants. Je relisais des
billets que j'avais d'elle qui n'étaient que des compliments
indifférents comme s'ils eussent été des lettres très amou
reuses, et, les baisant avec une ardeur inconcevable, je
donnais une belle leçon à ces amants du siècle qui n'aiment
qu'en apparence et qui croient gagner tout ce qu'ils déro
bent à l'amour. Ces genslà ne peuvent avoir de plaisirs so
lides, car il est constant qu'on n'est heureux qu'en aimant,
qu'autant que l'amour est parfait, et que ce sont moins les
faveurs d'une maîtresse qui font la félicité d'un amant que
le prix qu'il leur donne dans son imagination." (Cairn., 238239)
De fait, le malheur de Simas n'est pas causé par la préca
rité de son bonheur intime dont la continuité, la constante dis
ponibilité suffisaient à le combler. Il faut que des circonstan
ces politiques imprévues dérangent cette ordonnance, introduisent
dans sa vie la présence, et non l'"idée" d'Iphise, pour qu'il
s'altère, par l'équivoque et les tentations.
Indépendamment de ce cas limite, la romancière a noté le rôle
capital de l'imagination dans des passions qui s'adressent à des
maîtresses de haut rang dont on ne peut espérer les faveurs ordi
naires. L'amant s'en forge d'autres en pensée. Ainsi Gazul rêvant
à Zalde, et se répétant, en "y donnant des bornes plus étendues",
une phrase imprudente lancée par la princesse (91)
"(...) répétant en moimême ces paroles : la fille d'un grand roi fait si souvent la grande princesse qu'elle est bien aise de se délasser des fatigues de son rang par un peu d'entretien familier, je donnais à cette maxime des bornes plus étendues qu'elles ne l'étaient sans doute dans l'esprit de la princesse." (GG, 524) La cristallisation est encore plus sensible chez Givry son esprit, ses élans se polarisent sur des représentations fascinantes
"Une intrigue plus secrète lui donnait de plus agréa
(90) = favorisé. (91) GG, 52352'.

 507 
bles idées (92) et quand il y joignait l'imagination d'être souffert d'une belle et grande princesse, de se trouver en droit, par ce qui s'était passé, de l'entretenir de discours d'amour et de lui faire peutêtre oublier ce que l'austérité de son rang avait de trop tyrannique, il se laissait flatter à des illusions dont il ne pouvait divertir son esprit." (DA, 138) Mais l'effervescente passion de cet amant se nourrit aussi des voluptés de la "gloire". Nous avons vu précédemment que la présence de cette valeur conférait au caractère de Givry une nature héroîque; mais il ne faut pas oublier de noter, avec Mlle de Scudéry, "que la gloire est ce qu'il y a de plus délicat dans les plaisirs de l'amour"
"(...) cette espèce de gloire secrète élève le coeur jusques à lui donner un noble orgueil qui fait qu'on méprise ceux qu'on sait qui ne peuvent jamais jouir du même bonheur qu'on possède." (93)
Le plaisir d'orgueil
Le mépris hautain pour tous ceux qui sont incapables des mêmes performances morales ou des mêmes conquêtes flatteuses ne s'observe plus guère chez les héros de Mme de Villedieu, qui a vivement ressenti pour sa part la douceur de l'amour. Elle le leur a toutefois conservé sous une forme dégradée : le plaisir d'amourpropre ressenti par celui qui réussit à enlever une maîtresse à un rival. Ce plaisir est si délicieux qu'il suffit à déclencher parfois un dessein de conquête, les sentiments éprouvés pour la dame passant au second plan. Agrippa est charmé par Terentia, femme de l'estimable Mécène. Comme il hésite à la courtiser pour cette raison, Ovide lui fait la leçon
"C'est par cet endroit que Terentia mérite mieux d'être aimée. Mécène est aimable; il a épousé Terentia par amour et il en est ardemment aimé. Ce sont là les dispositions qu"un homme de mérite doit souhaiter dans une maîtresse, et je suis surpris qu'Auguste, dont l'âme est susceptible
(92) Allusion aux relations officielles de Givry et de Mme de Maugiron. (93) Clélip., III, 88.

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d'amour, ne s'est point avisé quel ragoût c'est pour un amant déLicat que d'avoir è détrôner un époux de ce caractère." (Ex., 173) Assurément, on rencontre dans les romans antérieurs des cas comparables Aronce luimême entend bien jouir de la déconvenue d'Horace qui lui a enlevé Clélie, mais il tient garder certaines "mesures" è son endroit, en rival généreux. Dans les romans de Mme de Villedieu, mis è part quelques survivances héroîques, la plupart des amants ont dépouillé tout scrupule : Abendaraez enlève Zulemaîde è Abenhamet, Horace enlève Tullia è Ovide, Julie enlève Arimant è sa fiancée Agarithe, l'empereur de Byzance se fait aimer de l'infante de Trébizonde, promise è son fils; l'impératrice d'Allemagne, jalouse du bonheur du duc et de la duchesse de Modène, veut séduire le duc. Une femme sert parfois d'enjeu dans une rivalité politique. Maxime s'attache è Créon avec la seule intention de jouir du dépit d'Ovide : "Sitôt que Maxime crut que je perdais Créon sans dépit, il dédaigna de me l'enlever" (Ex., 471). Hortensius, qui ne peut concevoir qu'Aurélie se soit éprise de Cépion spontanément, est convaincu que ce dernier n'a eu d'autre dessein que de s'offrir le plaisir d'humilier un rival
"Ne vous refusez pas ce régal; il manquerait quelque
chose è votre félicité si m'enlevant la coeur d'Aurélie,
vous n'aviez pas le plaisir de me railler de sa perte."
(Ex., 104)
Mais la romancière ne laisse jamais ces audacieux sur leur
succès. L'issue de leur stratégie est décevante ou fatale s'a
gitil même d'amour ? Si le plaisir d'orgueil demeure digne d'en
trer dans la formule du véritable amour, il doit se borner è une
jubilation intime : ce que Mme de Villedieu appelle, en s'y ré
férant sans cesse, "les plaisirs du mystère". Leur importance
est telle que cette notion mérite quelque approfondissement.
Le mystère
"Le mystère est si fort de l'essence de l'amour, dit Chasan, que les amants ne peuvent rien dire de passionné sans son aide." (AG, '4LI6)

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Il est l'objet du premier commandement des lois de Solon
"Qui veut aimer parfaitement
Doit se faire surtout une loi du mystère.
Des plaisirs de l'amour c'est l'assaisonnement.
Il faut être jaloux des soupçons du vulgaire
Et l'amant tendre et délicat
Craint moins un rival qu'un éclat." (AGH, 23)
Ovide, par la plume de Nine de Villedieu, dédie au mystère
ses plus beaux vers
"Fils aîné de l'amour, doux et tendre mystère, Sans qui la loi d'aimer et le bonheur de plaire Ne sont pour les amants que des plaisirs trompeurs Dont le public goûte seul les douceurs, Estil sous l'amoureux empire Un coeur capable de désirs Dont vous n'excitiez pas les plus tendres soupirs, Et qui jour et nuit ne respire Après vos délicats plaisirs 7 (...)" (Ex., 441) Avant de répertorier quelques variations narratives de ce thème, essayons d'analyser ce plaisir. Mlle de Scudéry emploie rarement le mot (9L), mais elle connaît la chose, et elle la fait dériver de la gloire, au sens de satisfaction intérieure, victoire goûtée en secret dont la nature n'est d'ailleurs pas très élevée
"Imaginez quelle gloire il y a lorsqu'on se voit secrètement heureux au milieu d'une grande compagnie auprès de sa maîtresse, et qu'on la voit maltraiter quelque rival qui ne vous connaît pas pour être le sien et qui ne sait pas que vous régnez dans le coeur qu'il entreprend de conquérir... Y atil rien de si glorieux que de pouvoir se dire è soimême sans que ses rivaux en sachent rien quoiqu'on soit en leur présence : cette admirable personne qui méprise tous ceux qui l'approchent m'a donné son coeur qui n'avait jamais été assujetti... Ces gens qui n'aiment qu'afin qu'on puisse dire qu'ils sont aimés ne jouissent jamais d'une véritable gloire ni même d'une gloire tranquille (...) Le secret est une si douce chose en amour que sans lui toutes les faveurs qu'on peut recevoir ne sont presque ni douces ni glorieuses." Ç96) Le "secret" confère donc è l'amour une valeur hédonique supérieure, en y ajoutant des joies de sensibilité et d'amourpropre, mais ce n'est pas encore "le mystère".
(94) Brutus enfouit sa passion pour Lucrèce, car "le mystère est naturel è l'amour" (Clélie, III, 327). (95) Clélie, III, 472492.

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Ce singulier conserve en effet des traces des vertus mystiques du pluriel antique (96). Grâce au mystère, l'amour est conçu comme un cérémonial ésotérique dont les profanes sont exclus. Tout manquement au silence juré entraîne la déchéance de l'initié. C'est exactement la leçon è tirer de la "Tendre confession de coeur", incluse dans les dernières pages des Galanteries grenadines. Un jeune inconnu erre désespérément, condamné et chassé par sa maîtresse. Son crime est d'avoir parlé, sans doute à un rival
"L'avide appétit de parler de ce qu'on aime séduisit toute ma raison. Je me laissai entraîner à ce torrent, et ces mystères si secrets, et dont le secret faisait les plus grands charmes, furent indignement révélés è la personne du monde qui devait le moins les savoir." (p. 609) Ayant transgressé ces "lois sacrées", qui "faisaient le plus solide de (ses) plaisirs", le coupable comparaît devant son "juge" qui reconnaît le "crime pour aussi grand qu'il l'était" l'amour a été dénaturé, souillé, il est irrémédiablement gâché. On comprend maintenant pourquoi Varentille "regardait comme autant de larcins ce que le public apprenait de son aventure". Cette contrainte, loin de nuire au sentiment, l'intensifie.
"Ce ne sont pas toujours les choses honteuses que l'on cache, et quelque innocents que soient les effets de l'amour, il a cela de propre qu'il aime le secret et le mystère dans les moindres bagatelles", écrivait déjà la jeune Mlle Desjardins dans Alcidamie (97). Douze ans plus tard, elle y insiste
"N'en déplaise aux amants indiscrets, les plaisirs se dissipent en se communiquant, et il entre plus de vanité que d'excès d'amour dans tout ce qui découvre les sentiments d'un coeur." (GG, 609) Je mystère donne ainsi au thème de la retraite un fondement quasi scientifique. Dès qu'elle se sent vraiment éprise d'Iphile, Cynthie se retire dans sa "solitude" et hante "un bois de haute futaie qui la cache même aux regards du soleil". Bientôt, elle
(96) Cette valeur sémantique se retrouve dans le passage consacré au secret dans les Entretiens.., du P. Bouhours, pp. 155181. Cette notion presque religieuse sera laîcisée et utilisée à des fins épicuriennes. (97) Alc.3 250.

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accorde è son amant la faveur de l'y rejoindre, mais en prenant soin d'élire pour leurs amours une maison fort éloignée de Nib ils décourageront ainsi les visiteurs. Tous deux goûtent alors "des plaisirs si grands qu'ils avaient jusques alors surpassé l'imagination". La pureté du sentiment est totalement préservée. On comprend mieux pourquoi Alceste réclame de Célimène repentante ce test infaillible de ses protestations. Comme lui, Iphile est excédé par cette suite interminable de mondanités qui obsèdent sa maîtresse, mais il obtiendra gain de cause. Seuls les connaisseurs en amour s'attachent au mystère. Mécène est l'amant de l'affranchie Phèdre : personne ne songerait à blâmer cette liaison si elle était connue; néanmoins, il se garde bien d'omettre toutes les précautions qui la protègent
"Mécène ne voulut pas être surpris dans la chambre de
Phèdre il s'était fait un ragoût du mystère de cette in
trigue." (Ex., 302)
Les princes Dervis se plaisent è demeurer sous leurs dégui
sements bouffons; ils préfèrent couvrir leur noble et flatteuse
identité, mais jouir secrètement de leurs bonnes fortunes
"L'aventure déclarée est insipide, et l'amour n'est jamais si bien dans son centre que quand on ne se défie pas de son séjour." (AG, VI, '+53) Pour jouir des plaisirs du mystère, il n'est pas toujours nécessaire de fuir dans une solitude ou d'opérer sous travesti. Il suffit de mettre au point un dispositif qui égare l'Argus aux cent yeux qu'est la société de Cour. Quand des fonctions officielles y retiennent des amants, le mystère devient une providentielle nécessité. Il ne faudrait pas croire que la tâche est aisée. Les oisifs n'ont d'autre divertissement que d'être à l'affût de ce genre d'information, dont nous avons précédemment souligné aussi l'importance politique (98). Zalde, princesse de Fez, n'éprouve aucun scrupule à dire è Gazul
(98) Quand Octave Farnèse arrive à la Cour de Henri II, le connétable de Montmorency s'enquiert de l'état de son coeur aussi gravement que de celui des affaires de sa maison. Devant les réticences du prince il n'hésite pas à lui dire "C'est par là qu'il faut connaître les hommes, et je ne puis répondre de vous au Roi que comme d'une personne indifférente tant que je ne saurai de vous que ce que l'Europe entière en peut savoir" (JA, 9).

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"Un de mes divertissements est de savoir les galanteries secrètes de nos dames, et comme Alasire (99) n'est pas de mes amies, la difficulté que j'ai imaginé è les découvrir me les a fait chercher avec plus de soin." (GG, 523) La Gauphine de La Princesse de Clèves, qui peut fort bien, nous l'avons dit, avoir été inspirée par le même original, c'estàdire Henriette d'Angleterre, manifeste la même curiosité è l'égard des personnages marquants de la Cour. Le mystère est donc un plaisir que les amants sont comme forcés de goûter pour sauvegarder les droits de leur vie privée. On va voir qu'ils ne s'en plaignent pas. En effet, aux plaisirs de l'intimité s'ajoutera celui de tromper et de ménager de surcroît les intérêts d'ambition. Le duc de Guise est littéralement enchanté de son intrigue avec Mme de Sauve qui lui permet de cumuler tous les plaisirs
"Son intrigue n'était soupçonnée de personne; elle ne lui dérobait aucune des heures qu'il devait à ses affaires; il était tout le jour dans les plaisirs généraux et lorsque tout le monde était retiré, il se glissait sans bruit à la chambre de Mine de Sauve, et ils raillaient ensemble de la crédulité publique." (DA, '+2) Un jour, au mépris de toute prudence, il se laisse aller è conter sa joie par écrit
"L'amour n'a fait ses mystères que pour nous, Madame, et j'ai pitié des amants qui cherchent quelque félicité dans une passion déclarée. J'en avais une pour vous autrefois qui n'était que de ce caractère; je puis faire la différence de ce que je sentais et de ce que je sens. Hélas, Madame, que mon bonheur était médiocre en comparaison de ce qu'il est; les entretiens dont vous me favorisiez étaient sus ou devinés de tout le monde; on m'en dérobait tout ce qu'on en pouvait découvrir. Que j'ai de joie de me voir exempt de ces larcins et que je comprends qu'ils étaient précieux par le plaisir que je trouve à n'y être plus exposé." (DA, '+9) L'auteur de L'Art d'aimer avait déjà signalé que la discrétion était fondée sur un devoir religieux
"Nos etiam vero parce profitemur amores
Tectaque sunt solide mystica furta fide." (II, 6396'4O) (100)
(99) Maîtresse de Gazul.
(100) C'est donc à Ovide que Mme de Villedieu a emprunté le mot "larcin". On le retrouve encore dans une lettre qu'elle adresse en 1667 à une jeune fille qui la consulte "Tout ce que 1' amour produit dans nos âmes, il ne le fait naître que pour lui seul, et les larcins que le public nous fait quand il prend part à nos aventures sont autant de trésors du patrimoine de l'amour dont il .1.

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Mais il ne pouvait imaginer qu'il trouverait un allié inattendu, des siècles plus tard, dans la contrainte impitoyable de la vie de Cour. Un type de plaisirs nouveau peut se donner carrière celui de tromper, voire par légitime défense, les inquisitions continuelles. Le chevalier de Virlay a acquis dans cet art une dextérité particulière
"Je suis plus capable d'un sincère amour que tous les hommes du monde et si j'ai jusqu'ici affecté des airs coquets et dissipés, c'est que par là on dépayse les curieux, et qu'on cache sa véritable intrigue sous les apparences de n'en pouvoir faire de solides." (Port., 33) Lorsqu'il se réconcilie avec Mme de Vareville, il se garde bien de le laisser voir; le plaisir en serait amoindri
"Leurs nouveaux feux eurent encore le ragoût du mystère... Nous ne nous en verrons pas moins, disaitil (à Mme de Vareville) et comme nos entrevues seront secrètes, elles ne se feront que pour nous, et nous nous dirons plus de choses tendres en une heure qu'on ne s'en dit en quatre jours quand on est interrompu." (Ibid., 50) Coursivaux aurait pu épouser Mme d'Albimont, qu'il avait d'abord aimée "dès avant la mort de son mari" et qui était devenue veuve, mais
"(...) ils s'étaient fait un plaisir secret de leur aventure et avaient de concert résolu de la prolonger autant qu'ils pourraient." (Ibid., 75)
Les dégradations satiriques
On voit comme le mystère s'est progressivement dégradé. De loi sacrée, il s'est commué, par la force des choses, en jeu social, un jeu qui s'apparente au plaisir de la mascarade, si goûté alors. On adopte une personnalité d'emprunt d'abord par nécessité, puis gratuitement, sans autre raison que d'échapper à la
nous prive" (Recueil de quelques lettres..., )O(V, 23), texte choisi par Richelet pour son recueil Les plus belles Lettres françaises, édition 1698, t. II, p. 168. La présidente Ferraiid écrira de même : "Je crois même être redevable aux persécutions que l'on me fait souffrir depuis longtemps de la vivacité de vos sentiments. Vous m'aimiez moins quand il vous était persils de me le dire" (édition Asse, p. 21). Titre original : Histoire nouvelle des amours de Cléante et dc Bélise.

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pénétration des autres, ou même de s'assurer sur eux une forme d'avantage. Il n'est pas indifférent d'observer que celle qui y réussit le mieux est cette rouée d'Albimont, qui est donnée en exemple de vertu tandis qu'elle s'offre le luxe de deux intrigues simultanées : l'un des deux amants, Coursivaux, qui se croit assurément le seul, décrit ainsi son bonheur
"Vous n'avez peutêtre jamais aimé de cette sorte, et vous ne savez quel régal c'est pour des amants de faire l'amour (101) aux yeux de tout le monde sans que personne en ait aucun soupçon. Je lui (102) donne de mes lettres en compagnie qui passent pour des lettres d'affaires; je lui ai donné plusieurs divertissements où il semblait qu'elle ne vînt que pour y conduire des filles qu'on lui confie, et l'autre jour, chez Mme de SaintOrinain nous nous donnâmes un rendezvous et en prîmes toutes les mesures en feignant de blâmer des gens que nous supposions en avoir prises de semblables." (Ibid., 75) Pour jouir de cette sorte de plaisir, il peut arriver qu'on élabore toute une imposture. Le principe du "chandelier" étant passé dans les moeurs, il n'y a pas lieu de s'étonner d'en trouver maint exemple romanesque (103), d'autant que L'Astrée en a déjà fait un thème littéraire. Dans Carmente, Miris sert de paravent aux amours secrètes de Licoris et de Cyparisse; dans Les Annales galantes, Don Alphonse feint d'aimer Hippolyte de la Cueva pour mieux couvrir sa fidélité Féliciane. Mais certains amants manifestent une imagination presque diabolique (1O), en tout cas étonnanient cruelle. Pour mieux cacher son amour pour Agnès de Castro, le prince héritier de Portugal fait la cour la fiancée officielle qu'on lui impose, la princesse d'Aragon. Ce qui pourrait être une épreuve se transforme en "réjouissance" pour les deux complices; ils conviennent en effet d'un code secret, Agnès prenant pour elle tout ce que le prince dira
(101) z manifester des sentiments. (102) Mm d'Albùtnt. (103) Cf. Zade, 75. (1O) Sans jouer sur les nets, citons ce passage du Bonheur dans le crime de Barbey d'Aurevilly : "(...) il devait y avoir de fameuses jouissances dans ce concubinag caché avec une fausse servante sous les yeux effrontés d'une fesme qui potivait tout deviner" (Les Diaboliques, éd. Gamier, p. 11).

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l'Aragonnaise. Tout le monde y sera trompé, le roi, la reine, la
mère d'Agnès acquise à la cause de ses maîtres, et même la nourrice
"C'était une gloire rare pour l'amour de séduire par des amants de cet âge la pénétration de deux femmes habiles et intéressées et d'un roi consommé dans l'art de régner; mais ce qu'il y avait de plus réjouissant, c'était l'aveuglement de la princesse d'Aragon qui se trouvant assez aimable pour être aimée, et recevant du prince les mêmes marques d'amour qu'il aurait données è la jeune Castro s'il l'avait osé, faisait des lois de reconnaissance à sa rivale sans y penser (...) L'abusée princesse confirmait tout ce que le prince avait avancé, et Don Pedre, abusant de son erreur, lui faisait impitoyablement prononcer des arrêts contre ellemême; mais ce jeu d'amour était trop divertissant pour être durable." (AG, 3147_39) On reste confondu de la sécheresse de coeur que suppose ce goût pervers (lOti bis). Même innocents, les rivaux malheureux sont objets de dérision en un pareil "triomphe de l'amour". Dans cette perspective, la romancière ne se privera pas de remployer le vieux schéma de l'amant confident de son rival, lieu commun du répertoire dramatique. Mais elle le perfectionne : on se moque du rival en sa présence sans qu'il s'en doute. Licoris déclare
"La satisfaction que je retirais de tromper mon rival è ses yeux sans qu'il s'en aperçût me consolait de toutes mes peines." (Garni., 134) Ovide se croit aimé de Roseline, qui désespère Lentulus
"(Il) écoutait les complaintes de Lentulus avec un plaisir extrême; il se croyait la cause secrète du changement de Roseline et trouvant un ragoût admirable è devenir le confident de son rival, il n'y eût sorte de questions malicieuses dont il n'assaisonnât le régal qu'on lui donnait." (Ex., 56) Une des situations les plus comiques, c'est celle des princes Dervis qui se trouvent appelés comme directeurs de conscience auprès des sultans Selim et Imirse, qui leur avaient enlevé leurs maîtresses. Ces dernières sont entretenues de pensées édifiantes tandis que les pénitents sont dirigés sur d'autres dévotions è l'occasion d'un pèlerinage
(loti bis) La situation est courante dans la vie commune connie dans la littérature (cf. La Suivante de P. Corneille, L'Occasion perdue de Rotrou entre autres ouvrages dramatiques), mais l'originalité tient ici au climat d'insensibilité, de cruauté même, qui annonce Laclos.

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"Les amants abusés étaient toujours du pélerinage, et c'était un régal admirable pour leurs rivaux que d'abuser de leur crédulité pendant qu'ils parlaient d'amour à leurs maîtresses. Leurs discours en étaient plus passionnés, et si leur intrigue eût été sur un pied plus parfait, il ne faut pas douter qu'une faveur obtenue dans ces occasions eût été d'un goût singulier." (AG, '477) Nous touchons presque au vice. Encore les princes se dédommageaientils de ce qu'on leur avait fait endurer d'injuste. Cette excuse ne saurait valoir pour le duc de Parme, amant favorisé de Diane de Poitiers, qui s'amuse à induire en erreur son rival malheureux pour jouir gratuitement de son innocence, et de sa tranquillité injustifiée. Au sortir des bras de sa maîtresse, il se plaint au comte Stuart d'avoir perdu la chasse et d'avoir dû passer la journée à se reconnaître
"Encore si j'étais amoureux, je ne serais pas à plaindre pour avoir été seul si longtemps, mais j'avoue que la solitude est chagrinante pour un homme qui a l'âme insensible.Vous voyez, interrompit le comte Stuart, comme l'amour est quelquefois d'un grand secours.  Je commence à en tomber d'accord, répliqua le duc en souriant." (JA, '49)
Toute l'intrigue du Portefeuille est organisée autour de ce schéma de base. Naumanoir est le centre d'une série de ruses qui se croisent sur sa personne sans qu'il en ait conscience la progression du récit coincide avec celle de sa lucidité. Quel chemin parcouru des mystères sublimes à ce régal vain et avilissant, plaisir d'amour lui aussi, mais d'une âme basse, impuissante à trouver en ellemême les élans qui la purifient, et qui fonde sa satisfaction sur la dérision. A l'origine de cette dégradation, l'obligation de se défendre, mais aussi la propension particulière, datée, à travestir son coeur et ses pensées, à exceller dans cet art dignifié par les théoriciens, comme Machiavel, Gracian et même Faret. Heureusement, les héros de Mme de Villedieu ne nous laissent pas sur pareille déception. En effet, si l'amour participe du mystère envisagé sous l'angle idéal, il ne coincide pas avec lui; attribut capital de la passion, il n'en est pas l'essence. La source généreuse du bonheur, celle à laquelle boivent les âmes de qualité sans jamais être rassasiées, c'est la délicatesse.

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La délicatesse
Si elle se trouve au coeur des analyses de Mme de Viiledieu, cette notion sert de référence pour tous ceux qui, de près ou de loin, en moralistes surtout, ont cherché à définir une éthique amoureuse, ou une esthétique littéraire. En cette dernière acception, d'ordre intellectuel, on rencontre l'avis de Montaigne (105), de Méré (106) et de l'abbé de Villars (107). L'auteur du Discours sur les passions de l'amour distingue pour sa part deux formes de délicatesse, l'une qui se rattache au sens de sublime, et une autre, plus arbitraire, qui relève de l'intuition et du coeur
"Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans
les hommes, et c'est, ce me semble, l'endroit le plus ten
dre pour les gagner." (XXI)
Cette remarque ne fait qu'aiguiser la curiosité la suite
ne la contente guère : "La délicatesse est un don de nature et
non pas une acquisition de l'art".
Il semble donc que lorsque les moralistes de l'amour s'intéressent à cette notion, on puisse considérer comme un fait acquis qu'elle appartient au domaine de l'irrationnel, et que d'autre part elle corresponde à un type de sensibilité particulier.
La meilleure approche de la délicatesse chez Mme de Ville
dieu, c'est de partir de la référence inverse, qui lui est géné
ralement associée dans les plaintes féminines la "tranquillité",
le "repos", termes à résonance nettement péjorative. Ils désignent
cette satisfaction paresseuse d'un amour qui plafonne et qui
s'installe dans un confort d'après conquête. Etre délicat, c'est
(105) Essais, III, 13; éd. BellesLettres, p. 289, au sens de "goût difficile".
(106) "Les véritables graces, celles qui touchent le plus et qu'on aime toujours ne se peuvent que malaisément passer de la délicatesse (...) Ceux qui ont le discernement bon pour les choses l'ont aussi sur la manière de les exprimer (...) et c'est la délicatesse du sentiment (r jugement) qui fait celle de la pensée." (Cinquième conversation, éd. 1669, p. 22'4.)
(107) De la délicatesse, 1671. Le terme est assez peu employé par Mile de Scudéry; l'abbé de Pure connaît surtout le sens de "scrupule" (I, 296); l'adjectif "délicat" se rencontre à propos de la finesse des pensées et de l'élégance de l'expression, par exemple cf. t. II, p. 19.

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ressentir vivement le besoin d'une perfection en amour; c'est
souffrir de toutes les compromissions qu'entraîne la facilité,
les sollicitations extérieures, les ménagements de toute sorte
qu'imposent l'existence quotidienne, les égards dus aux Grands,
les soucis de la carrière et de l'ambition. Un coeur délicat se
sent vocation è protéger la pureté fondamentale du sentiment, et
c'est pourquoi la délicatesse est souvent associée au mystère,
comme dans les lois de Solon : l'invocation au mystère comporte
la mention de "délicats plaisirs"; l'inconnu de la Tendre con
fession de coeur est condamné par une maîtresse qui ne transige
pas sur l'indiscrétion : "L'amour qu'on avait pour moi était trop
délicat pour se piquer ladessus d'indulgence" (GG, 610).
Pourquoi la délicatesse estelle le propre du coeur fémi
nin ? Parce que la femme est gardienne de l'amour; parce qu'il
occupe toute sa vie, et qu'elle est particulièrement sensible è
cette fausse sécurité qui fige la tendresse. S'excuser sur la
confiance ne saurait être recevable nous avons vu qu'une femme
n'aime pas è être considérée comme une prop±été acquise une fois
pour toutes; elle ne tombe jamais d'accord de sa soumission; elle
entend que sa défaite ne soit jamais entérinée, qu'on y voie bien
des "faveurs" qui ne peuvent se renouveler que par un tendre cé
rémonial, et non par tacite reconduction. Une amante vigilante
doit protéger le couple contre l'engourdissement que la fatuité
masculine ne favorise que trop. Givry est un amant irréprochable
en apparence, mais Mme de Maugiron est inquiète
"Non, Givry, je ne serai jamais contente de vous tant que vous serez si persuadé que je dois l'être. Vous êtes assidu, fidèle et passionné, mais la pleine confiance blesse ma délicatesse, et le parfait amour exige tant de devoirs que vous ne le connaissez point si vous croyez les avoir tous remplis." (DA, 125126) Nais ces devoirs sont compensés par des plaisirs rares, sans commune mesure avec ceux de l'orgueil ou de la vanité. C'est ce que des amantes de grande classe comme la Religieuse portugaise (108) ou la Présidente Ferrand (109) avaient parfaitement éprouvé.
(108) Troisième lettre : 'Vous n'avez regardé ma passion que comme une
victoire et votre coeur n'en a jamais été profondément touché. N'êtesvous
pas bien malheureux et n'avezvous pas bien peu de délicatesse de n'avoir su
.1.

 519 
Mme de Villedieu, engagée dans cette direction, développe et pré
cise. Pour elle, la délicatesse est une tension intérieure vers
l'absolu, qui maintient fermement le cap sur une perfection sen
tie, en laquelle réside toute la félicité; avec le mystère, elle
fait l'objet du second commandement de Solon
"De l'excès de délicatesse
Naît souvent celui de bonheur.
Cette subtile enchanteresse
Donne aux faveurs leur titre et leur valeur." (AGH, 23)
Si Molabut s'est attaché è Moraysèle, veuve de Morayme, c'est parce qu'il a perçu en elle des dispositions de cette nature : ce
"C...) je ne sais quel air passionné qui m'a fait comprendre
que vous saviez aimer, et qu'un homme assez heureux pour ob
tenir le choix de votre coeur pourrait s'attendre è voir la
délicatesse assaisonner tous ses plaisirs." (GG, 629)
Ce sens particulier protège le sentiment contre tout ce qui peut en altérer la pureté et partant diminuer sa teneur en plaisir de qualité, contre tout ce qui risque d'en ralentir l'ardeur, donc l'intensité voluptueuse.
"Hors l'amour, dans l'amour, j e compte tout pour rien" (110).
D'abord, refuser tout partage. DionieAspasie juge avec raison que Périclès ne l'aime plus puisqu'il lui propose de céder aux désirs d'Alcibiade, qui dès lors lui laissera les mains libres en politique (111). Elle obéira è cet époux indélicat, mais sans qu'il le sache. Inversement, c'est quand se dessine chez Julie une intolérance è endurer les vanités de Sulpicie quTovide sent la partie gagnée : "Je laisse è penser la joie que je sentis à cet effet de la délicatesse de Julie" (Ex., 28).
Un coeur délicat s'offensera de toute compromission, même s'il s'agit de ces légères complaisances qui achètent la tranquillité. Phila s'offusque que Virgile ait osé lui conseiller d'accorder quelques menues concessions è la vieille Nérisse qui
profiter qu'en cette manière de mes emportement ?"
(109) "Je vous ferai bien voir qu'un coeur qui manque d'ardeur et de délicatesse est indigne du mien." (Edition Asse, p. 18)
(110) MHSM, 357.
(ill) PFH, 258 : "Vous ne m'aimez plus assez pour être délicat".

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la prend pour un jeune garçon
"Ah Virgile, interrompit tendrement Phila, je ne saurais obtenir de moimême la complaisance que vous me demandez. Elle m'était autrefois moins difficile, et tant que les discours de Nérisse n'ont blessé que ma pudeur et ma raison, je les ai soufferts avec assez de patience. Mais aujourd'hui qu'ils blessent ma délicatesse, ils me deviennent insupportables (... ) Ma fidélité est si pure que jusques à l'erreur de Nérisse semble lui faire une offense." (Ex, 321)
Bussy attachera lui aussi une importance non négligeable à cette "délicatesse" qu'il entend pour sa part au sens d'"exacte fidélité" (112). Mais qu'Ovide est loin, qui recommande à son lecteur de bien cacher ses infidélités (113) et de souffrir avec patience un rival (11k)! Endormir les soupçons d'un mari par quelque pieux mensonge est même un artifice insupportable pour un amant véritable. Par la bouche d'Abdily, dans Les Galanteries grenadines, Mme de Villedieu prône une rigoureuse sincérité
"Moraysèle s'attendait à de grandes louanges de la part d'Abdily pour avoir fait ce mensonge (...) Et en effet, qui ne chercherait que de l'esprit dans une dame, aurait trouvé la ruse de Moraysèle infiniment louable, mais l'Infant y cherchait une sincérité que rien ne pût détruire.
Vous n'êtes pas sage, lui dit Moraysèle lorsqu'ils se virent. Vous vouliez que j'allasse dire au prince mon époux le véritable sujet de ma promenade, et que par cet excès d'une sincérité ridicule je me misse dans le danger de voir Morayme tuer l'homme du monde que j'aime le plus, ou cet homme si bien aimé, me faire une loi de ne le voir de ma vie ?" Abdily démontre que la difficulté pouvait être tranchée différemment, et il conclut
"Enfin, mille choses pouvaient dissiper le péril que vous craigniez, et rien ne peut dissiper la juste défiance dont je me trouve prévenu. Savezvous bien ce que c'est pour un amant délicat que d'être toujours en garde contre la dissimulation de ce qu'il aime 7  Mais, interrompit Moraysèle, ce n'est pas dissimulation que d'éviter un mal qui nous menace, c'est prudence.  Vous appellerez cela comme il vous plaira, Madame, repartit Abdily, mais pour moi, je l'appelle le plus grand malheur qui pouvait m'arriver." (GG, 626637)
(112) Op. cit., 1, 195, 196, 197. (113) 11, y. 373 sq. (11L) 11, y. 53950.

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Agarithe éprouve à l'égard d'Hérennius un ressentiment profond il a cédé aux avances de Julie, parce qu'il croyait sa fiancée à jamais disparue. Cette raison ne saurait excuser l'infidèle. Hérennie, sa soeur, en convient dans une certaine mesure
"J'avoue que plus l'amour est ardent et sincère, plus il est délicat, et que votre dépit contre mon frère est une des plus grandes marques de tendresse que vous puissiez lui donner" (Ex., 349). Mais la colère d'Agarithe à l'endroit d'Hérennius vient moins de la supposition qu'il a pu se prêter au caprice de Julie que de la lettre "délicate" qu'il avait adressée à la fille d'Auguste (115).
"Les trahisons qui offensent la délicatesse du coeur sont bien plus difficiles à oublier que celles qui ont pour objet des légèretés plus grossières." (Ex., 382) Il y a tout lieu de se méfier d'un amant qui néglige de s'éclairer quand on lui rapporte des bruits touchant la conduite de sa maîtresse :
"Ces confiances trop soumises sont proprement des tiédeurs de passion que vous ne sauriez trop tôt ni trop rigoureusement punir" (116) s'empresse de déclarer Abendaraez. Et il ajoute : "Une dame délicate doit croire suspect de feinte un amant si peu maître de luimême" (GG, 568569). Tullia de même condamne Ovide : "Vous n'étiez ni jaloux, ni sensible, et on n'aime point quand ces deux qualités manquent" (Ex., 229) (117). Mais la délicatesse va plus loin encore. Son intolérance s'étend jusqu'à prendre ombrage d'abstractions. Terentia déplore qu'Auguste n'éprouve pas le scrupule de dissocier sa grandeur de sa personne et ne soit pas constamment en doute sur la pureté
(115) Hérennius y exprimait sa souffrance à l'annonce des fiançailles de Julie et du prince Marcel "Ce n'est plus à votre seule gloire que je suis contraint de céder, mais à un prince qui va vous posséder tout entière." (Ex., 379) (116) Ces paroles s'adressent à Zulemaîde. GG, 568. (117) "J5 trouve votre tranquillité si injurieuse que l'excès de la jalousie la plus terrible ne me paraît pas un mal si dangereux" (Lettres daLla Présidente Ferrand, p. 18). Même sens péjoratif de "tranquillité" dans AG, 301 et 302.

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des sentiments qu'elle lui voue
"Je voudrais qu'il fût jaloux de sa toutepuissance; qu'il craignît qu'elle eût autant de part à ma tendresse que le mérite de sa personne, et que sans cesse tourmenté de ce soupçon, il exigeât de moi tout ce qui pourrait le détruire" (Ex., 189) (118). La passion est toujours soif de l'autre, et quand la délicatesse a étréci la voie, l'impétuosité des élans s'accélère'; le désir de communion est lancinant. Non seulement tout être, mais tout objet s'interpose dominageablement entre l'amant et l'aimée. C'est ainsi que Mme de Villedieu reprend le vieux thème poétique qui a traversé les âges, et qui ornera bientôt le spectacle de Psyché (119). Iphile est irrité de voir des "gens indifférents" jouir du plaisir "de rencontrer les yeux de Cynthie". Lisicrate ne peut s'empêcher de sourire, mais il s'attire cette réponse
"Il est aisé de juger que vous n'avez jamais connu que la simple écorce de l'amour puisque vous pénétrez si peu ses délicatesses. La jalousie que j'ai pour les arbres et les fontaines est une certaine envie douce et passionnée que je porte à tout ce qui touche et divertit ma maîtresse je voudrais causer toute sa joie et je porte envie à tout ce qui lui donne un plaisir auquel je ne participe point." (Ale., 266267)
Délicatesse et jalousie
Faute de mieux, le mot "jalousie" a été prononcé, mais il est évident qu'il ne saurait satisfaire. Aussi multiplieton les distinctions. Abenhamet, véritable exemple de ce qu'il faut éviter, trouve précisément le moyen d'être jaloux sans être
(118) C'est tout le thème du Favory, et l'argument de la pastorale dra
matique de Psyché.
(119) "Des tendresses du sang peuton être jaloux ? L'Amour.  Je le suis, ma Psyché, de toute la nature Les rayons du soleil vous baisent trop souvent, Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent (...)" (y. 11881190) Le thème est très ancien. Il vient de la poésie italienne du XVIème siècle, abonde chez Ronsard, Despores, et se retrouve chez Théophile avec un grand bonheur d'expression : cf. Pyrame et Thsbé, y. 75976t.

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délicat : Zulemaîde s'en plaint
"Vous ne savez pas de quelle espèce était sa jalousie. Il tranchait avec moi de l'époux soupçonneux, me demandait compte de mes actions comme s'il eût été en droit de les régler et, sur la moindre apparence de coquetterie, portait ses idées jusques au crime. Une jalousie qui n'envisage que le coeur de la dame aimée est une délicatesse inséparable de l'amour parfait. Mais la grossière, et qui part de la mauvaise opinion qu'on a de sa maîtresse plutôt que d'une inquiétude amoureuse fait injure è ce qu'on aime." (GG, 557) (120) Dans ses Lettres, publiées en 167'4, Mme de Villedieu reviendra sur le sujet et imputera la décadence de l'amour au "défaut de délicatesse". Aujourd'dhui, ditelle,
une querelle qui roule sur des soupçons dégénère habi
tuellement en rupture. On ne cherche point è justifier ce
qu'on aime; on cherche seulement è rompre sans blâme, et au
lieu qu'un amant délicat doit être plus désespéré de convain
cre que d'être convaincu, on dirait qu'ils ont remporté une
grande victoire quand ils ont mis leur maîtresse dans son
tort (...) Un amant délicat tient un compte fidèle de tous
les regards de sa maîtresse; il s'aperçoit de ses moindres
distractions, il lui en demande raison et s'offense si elle
ne le traite pas avec la même sévérité. Ce n'est pas aimer
commodément. Mais l'amour estil fait pour la commodité ?"
(Lettres, pp. 110, 111, 112)
Non certes. Tant de précautions et d'observances n'ont qu'un
but le bonheur, et la durée du bonheur.
Le bonheur.
Il est précisément l'apanage des amants délicats. A eux sont réservées les suavités, incomparables de la 'sympathie" (nous dirions peutêtre "télépathie" ou "transmission de pensée"). C'est une émotion de cette nature qui lie è jamais Timoléon et Ardélie
(120) Cornent ne pas citer ici La Bruyère ? "Il semble que s'il y a soupçon injuste, bizarre et sans fondement qu'on ait une fois appelé 'jalousie', cette autre jalousie qui est un sentiment juste, naturel, fondé en raison et sur l'expérience, mériterait un autre nom. Le tempérament a beaucoup de part è la jalousie, et elle ne suppose pas toujours une grande passion. C'est cependant un paradoxe qu'un violent amour sans délicatesse. Il arrive souvent que l'on souffre tout seul de la délicatesse. L'on souffre de la jalousie et l'on fait souffrir les autres." (Du coeur, 19)

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au moment où ils découvrent qu'ils s'aiment par l'identité des vers qu'ils composent séparément. Il en est de même des deux amants anonymes de la Tendre confession de coeur
"L'amour nous dictait des expressions nouvelles. Nos âmes se disaient des choses en notre absence que nous trouvions des miracles de sympathie quand nous les répétions." (GG, 608) (121) Le duc de Guise et la comtesse du Bossut, héros des Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière, sont favorisés d'une expérience plus extraordinaire encore. La comtesse se trouve à Bruxelles, dans un bal masqué, et elle sait le duc en France. Mais celuici, à l'insu de tous, revient inopinément
"Sitôt qu'il entra, la comtesse sentit cette certaine émotion que sa présence avait accoutumé de lui donner. Elle ne put la croire trompeuse, et malgré ce que son amant lui avait écrit d'un voyage supposé, elle le chercha curieusement parmi les masques et fit si bien qu'elle le découvrit (...) Ces sortes de découvertes étaient à son gré une des plus parfaites joies qu'un amant puisse sentir, et rien ne lui paraissait plus touchant pour une âme délicate que ces épanchements de tendresse et de sincérité où l'art et la précaution ne peuvent être soupçonnés d'avoir aucune part." (MESM, 31463147) Ce bonheur sans mélange, d'une communion totale, on ne le goûte que dans le commencement d'une intrigue (122). Comment le retenir, le prolonger ? C'est encore à la délicatesse (123) qu'il incombe "d'éviter la léthargie des longues passions" comme dit excellement Terentia (1214). C'est elle qui entretient la vie de l'amour.
(121) Ce sont les "effets surprenants de la sympathie", chers au jeune Marivaux. (122) C'est le cas de Psyché : vivant dans le mystère et la délicatesse, ses peines mêmes sont transformées en joies "Ne doutez point que ces peines dont parlait Psyché n'eussent leurs plaisirs : elle les passait souvent sans s'apercevoir de la durée, je ne dirai pas des heures, omis des soleils, de sorte qu'on peut dire que ce qui manquait à sa joie faisait une partie des douceurs qu'elle goûtait en aimant." (Les Amours de Psyché, éd. Pléiade, II, 156) (123) "J'avais toujours compté sur ta délicatesse / Et c'est ce qui jusqu'à ce jour / Avait fait durer mon amour (..J", écrit Bussy en traduisant librement l'élégie XIX du livre II des Amours d'Ovide. CEdition Lalanne des Mémoires, I, 207.)Cette élégie a également été traduite par Th. Corneille, avec le titre "Il prie un mari de n'être plus si commode". On y lit, entre autres vers : "Et l'on voit rarement qu'on se laisse charmer / De ce que sans obstacle il est permis d'aimer" (Pièces choisies d'Ovide..., 228). (1214) Ex., 189.

 525 
La vie de l'amour.
L'obstacle.
C'est ici qu'il faut rappeler la vieille loi de l'obstacle, mise en lumière par Montaigne au livre II, chapitre quinze des Essais : "Que notre désir s'accroît par la malaisance" (125). L'auteur cite Ovide 126), Plutarque (127), Properce (128). Différentes situations romanesques illustrent, chez Mme de Villedieu, ce lieu commun.
Alcibiade, repoussé par Timandre, que couve Socrate, est allumé de curiosité et de désir, au point qu'il oublie son amitié pour le maître; la romancière commente : "Les désirs les plus modérés deviennent ardents quand ils rencontrent des obstacles" (AGE, 40).
Epreuve inverse : dès qu'Tphile a obtenu de Cynthia de passer auprès d'elle des moments tranquilles è la compagne, il s'ennuie
"La vue de Cynthie ne lui sembla plus précieuse dès
qu'il ne trouva plus d'obstacles à la voir, et le séjour à
la campagne qu'il croyait le devoir rendre si heureux lui
devint si insupportable qu'il fut obligé de faire un voyage
à Milo pour se divertir." (Ale., 275) (129)
Mais lorsque Cynthie, désespérée, se retranche derrière les grilles du cloître, un violent regain de passion se fait jour.
(125) Idée reprise au livre III, chap. 5 le plaisir d'amour est attisé par la difficulté.
(126) Elégie précitée, y. 33 : "Si qua volet rognera diu contemnat amantern", que Bussy traduit par : "Qui veut régner longtemps dans le coeur d'un amant / Doit quelquefois le traiter rudement".
(127) Vis de Pompée. Il s'agit précisément des amours du "grand homme" avec Flore.
(128) II, XIV, y. 19, 20.
(129) Lisicrate l'avait prévu "la facilité qu'on a de dire tout ce qu'on pense est ce qui fait qu'on ne le dit presque jamais; quand on est assuré qu'on trouvera toujours l'occasion de dire tout ce qu'on a dans l'âme, on ne se hâte jamais de le faire savoir, et tout au contraire, lorsqu'on appréhende d'être interrompu, on ménage si bien un petit quart d'heure qu'on dit plus de choses touchantes pendant qu'il dure qu'un solitaire n'en dit en quatre jours au bord de son ruisseau." (Ale., 182)

 526 
Jamais l'amour de Xérine pour le faux Sébastien n'a connu une
telle intensité que dans l'absence (130). L'histoire de la jeune
princesse maure est d'ailleurs coiffée de cette maxime
"Mais en amour les grands obstacles
Sont des appas pour les désirs." (Maxime VI, AG, 482)
L'impératrice d'Allemagne, jalouse du bonheur du duc et de
la duchesse de Modène, "inventait toujours quelque prétexte pour
les séparer",
"(...) et sans songer que les petits obstacles aux choses
indifférentes rendent l'amour plus ardent sur les choses
essentielles, elle allait augmentant insensiblement ce
qu'elle brûlait du désir de détruire." (AG, 69)
Quand Mine de Termes et le baron de Beliegarde s'aimentils
le plus passionnément 7 Lorsqu'ils sont en butte è une conjura
tion d'obstacles matériels testament attaqué, calomnies, inter
dictions de toute nature, hostilité des héritiers et même de la
famille de Saluces. L'abnégation de Praxorine se renforce d'une
considération de cet ordre. Si elle laisse agir l'esprit de ven
geance du roi de Crête, loin que la passion de Mégabise pour
Phronine soit altérée, elle prendra de nouvelles forces : "Ce
n'était point les séparer, c'était au contraire leur donner de
nouvelles raisons de s'aimer davantage" (AGG, 467).
La loi est sans exception; la froideur de la femme aimée
attise le sentiment dont elle est l'objet Arimant adore Junie
qui aime ailleurs, Bussy d'Amboise se consume pour Mme de Belle
garde, et Givry pour Mile de Guise "qui ne le repaît que d'idée",
tandis que Mme de Maugiron voit croître sa tendresse pour celui
qui la délaisse. Aurélie, aimée d'Hortensius, s'attache en vain
è Cépion, etc. De même c'est la loi de l'obstacle qui explique
(130) Mile t)esjardins console en ces termes une jeune fille dont les parents persécutent les sentiments : "Pardonnezmoi, ma belle demoiselle, si je ne puis obtenir de moimême de vous plaindre de la contrainte où vous vivez présentement. Vous me faites le portrait de vos chagrins avec des traits si touchants et mon âme est si sensible è tous vos intérêts que si vous étiez aussi malheureuse que vous croyez l'être, je ne pourrais éviter de le devenir moimême infiniment. Mais comme le changement de votre séjour n'en apporte aucun è votre coeur, que vous aimez toujours le plus honnête homme du monde, et qu'il a pour vous une passion sincère et violente, je ne trouve pas que l'obstacle que l'on met è vos lettres soit un accident aussi considérable que vous le pensez (...)" (Recueil de quelques lettres..., XXX, 275).

 527 
les difficultés sentimentales de Théras. Avant de raconter son histoire il donne à méditer la morale suivante
"La facilité d'obtenir ce qu'on souhaite est dégoûtante pour un amant C...) Un bien qu'on est forcé de dérober est préférable aux présents insipides qu'on reçoit de la faiblesse d'une femme ou des ordres de son devoir." (AGG, 408) Aussi atil bientôt détourné ses désirs d'Iphise (131), 113 qui on avait inspiré une complaisance aveugle" pour toutes les volontés de son fiancé, aussi "extravagantes" fussentelles. Par réaction, il s'est adressé à Olympie qui, lasse de son côté d'amants trop complaisants, est amateur d'obstacles.
T!11 faut avoir passé par l'ennui que donne une maîtresse trop soumise pour bien goûter le plaisir d'en trouver une difficile à surmonter. Il semble aux gens qui n'ont jamais aimé ou qui aiment faiblement que le moindre refus d'une dame met un amant au désespoir. Mais bien loin qu'il produise cet effet, il donne mille tendres désirs; il met le prix à toutes les faveurs que l'on reçoit, et l'espérance n'a de charmes qu'à proportion des difficultés qu'on trouve à réussir dans ses entreprises." (AGG, 415446) (132) Il ne faut pas être surpris que Mme de Villedieu, lisant Plutarque, ait bien retenu les lois de Lycurgue qui autorisent l'enlèvement (133). Elle les transporte à Théras, colonie lacédémonienne, et le maître du lieu les défend ainsi
"Les conquêtes légitimes et permises leur paraissaient indignes de leurs désirs (134), et ils ne connaissaient d'amour délicat et véritable que celui dont les plaisirs étaient assaisonnés du ragoût de les dérober." (AGO, 405) Une amante avertie n'a d'autre recours que de prévenir son malheur "en se faisant bien valoir par la difficulté", suivant
(131) Deux personnages féminins portent ce nom. Cf. index.
(132) "Vous qui ne croyez pas, imbeciles amants, / Voir jamais assez vos maîtresses / Vous pourriez bien par vos empressements / Trouver la fin de vos tendresses; I Laissez donc des difficultés, / Ne levez point tous les obstacles! Autrement, pas de grands miracles / Vous serez bientôt dégoûtés." (Bussy, op. cit., 188)
(133) "On se mariait à Sparte en enlevant sa femme." Les époux se voient ensuite en cachette. "Cette difficulté de se voir les exerçait à la continence et à la tempérance, et ils conservaient ainsi une fécondité corporelle et une fraîcheur d'amour toujours nouvelles et sans cesse renouvelées, sans connaître ni la satiété ni le déclin du sentiment qu'amène la liberté de relations sans entraves." (Vie de Lycurgue, 14, 10, éd. Budé, p. 141.) (134) Les habitants de Théras.

 528 
l'expression de Bussy (135) ou en s'affranchissant une bonne fois des intrigues réglées, dont le caractère officiel dissipe les éventuelles hostilités ou les résistances intimes. Cette prescription vise non seulement le mariage, sur lequel nous reviendrons, mais aussi les fiançailles, pourtant illuminées des joies de l'espérance. A en croire Julie, connaisseuse en la matière, la fadeur des plaisirs permis éteint è l'avance ce commerce voué è la légitimité. Pour convaincre Hérennius d'oublier Agarithe, elle lui fait entrevoir des voluptés moules
"Nous ne manquons pas de belles dames dont vous pourrez être épris sans espoir de les épouser; vous verrez que les passions qui naissent sans cette espèce d'espérance ont des transports plus impétueux que ceux qu'un espoir légitime peut donner." (Ex., 167)
L'obstacle interne
Par chance, il se trouve qu'il est dans la nature même de la passion de susciter des incidents qui la "diversifient". La comparaison de l'amour à un feu, une flamme n'est pas seulement traditionnelle è cause de l'ardeur qu'elle évoque, mais aussi à cause du mouvement
"C...) de tous temps l'activité N'estelle pas le propre de la flamme. Le repos ne convient qu'aux tranquilles plaisirs." (136) Même, et surtout, au comble du bonheur "C...) les amants ne sauraient vivre toujours en bonne intelligence, l'excès de l'amour faisant celui de la délicatesse. Les coeurs les plus enflammés sont les plus susceptibles de dépit, et on se ferait plutôt une manière d'explication de sa propre félicité que d'aimer longtemps sans avoir quelque brouillerie." (JA, 52) D'où vient donc le chagrin du duc de Parme, passionnément aimé de Diane ? Toute la Cour pense è une raison politique. Il est rien
(135) Op. cit., I, 167.
(136) Lettres, p, 113; et p. 108 "Le feu n'est guère ardent s'il n'est
impétueux". Lieu commun mondain "L'amour aussi bien que le feu ne peut sub
sister sans un souvenant continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'es
pérer ou de craindre" (La Roctiefoucauld, Maximes, 75). Cf. Zafde "Il n'était
pas assez amoureux pour trouver du plaisir dans l'amour seul, séparé des dif
ficultés et des mystères" (éd. Carnier, p. 175).

 529 
"L'amour seul était capable de diviser deux âmes si bien unies; seul il fit naître leur différend, seul il eut le pouvoir de le faire cesser." Et voici le motif
"La duchesse accusait le duc de n'être pas assez délicat sur les effets de cette passion; il conservait trop d'empire sur les facultés de son âme dans un temps où le plaisir devait conjurer toutes ses fonctions." La réponse ne se fait pas attendre. En amant expérimenté, Octave a perçu dans cette querelle une relance de plaisir
"Que je veux de bien à votre colère, car elle m'a fait connaître tout mon bonheur. Encore une querelle, Madame, je vous prie et joignant les plaisirs de l'esprit à ceux de l'imagination et des sens, le duc ajoute
"Punissez cet attentat contre l'excès du transport, ma belle duchesse, et pour inventer un supplice conforme à mon crime, défendezmoi l'émotion et le ravissement quand je vous reverrai." (JA, 58) A son fils qui dédaigne les plaisirs d'amour, l'empereur Jean peint justement celui des tendres éclaircissements
"Votre froideur ne durera pas, lui disaitil finement; le coeur accoutumé aux plaisirs de l'amour a de grandes peines à s'en passer; les transports secrets, les inquiétudes amoureuses, les craintes, les impatiences, enfin toutes les suites indispensables de cette passion occupent si agréablement l'âme quand elles y habitent que son oisiveté l'ennuie quand elle s'y abandonne." (AG, 305) Théras languit après ces voluptés qui se renouvellent d'ellesmêmes
"Je portais une envie extrême à tous les amants que j'apprenais qui étaient brouillés ensemble. Hélas, disaisje, ils auront mille plaisirs qui me sont interdits; ils se plaindront tendrement de leurs peines, ils s'éclairciront et se raccommoderont. Qu'on est heureux quand on peut diversifier sa vie, et qu'on est malheureux au contraire quand on a toujours l'esprit et le coeur dans l'indolence qui naît des désirs contents." (AGG, 408)
Les artifices.
Pour sortir de cette désespérante monotonie, il faut, lui conseilleton, "appeler la feinte au secours de la vérité".

 530 
C'est déjà ce que Danisire recommandait à Cynthie dans Alcidamie.
Mais la douce amante, qui ne se sait pas encore condamnée, hésite devant la souffrance que causera ce "mépris" supposé. Pour convaincre ce jeune coeur si peu entraîné aux exercices passionnels, elle lui fait valoir les avantages de cet innocent stratagème (137). Iphile, lui ditelle,
"(...) goûtera bien mieux le plaisir de vous trouver fidèle
après en avoir douté." (Aic., 282)
La technique est bien connue (138) : elle passe pour "loi". Déjà Ovide avait observé qu'il est judicieux de provoquer délibérément une crise de jalousie (139). Bussy reprend d'idée (1'+O) et c'est le troisième commandement de Solon "Quand la pleine félicité Insensiblement rassasie, Une pointe de jalousie
Est un ragoût de grande utilité (...)" (AGH, p. 23)
Le but de l'opération est de provoquer artificiellement peutêtre mais sûrement ce plaisir des commencements qui ravissait Don Juan par sa qualité voluptueuse, en l'augmentant encore du contraste entre la frayeur récente et la tendresse retrouvée. Rien n'est comparable à la douceur d'être rassuré (141). Les exemples abondent chez notre romancière Abenhamet, dans des vers adressés à sa maîtresse, en analyse le mécanisme :
"Heureux qui porte un coeur insensible à tes charmes (142)
(137) Dans Zade, le plaisir de tromper est bien plus malsain. Cf. His
toire d'Alphonse et de Bélasire, éd. Gamier, p. 7'4.
(138) Parthénoïde, dans La Prétieuse, déclare : "Il y va de l'intérêt des plaisirs de ne les accorder qu'à certaines conditions, d'en rendre les sentiments rares et les succès malaisés, d'en faire valoir les approches, et d'y mêler un peu de contrariété et un peu de peine" (II, 19).
(139) "Sic ubi pigra situ securaque pectora torpent / Acribus est stimulis eliciendus anar / Fac timeat de te tepidamque recalface mentem / Palleat indicio crijninis tui." (II, '443 sq.)
(140) "Amants donc qui mourez d'envie / De vous aimer toujours / Un peu de jalousie, d'absence et de difficultés / Vous feront passer entêtés / Tout le reste de votre vie." (Op. cit., I, 172)
(141) Alceste mendie un apaisement, mais ses craintes ne sont que trop
fondées. Entre sa délicatesse et la royauté tranquille de Célijnène, le malen
tendu est profond.
(142) Le sonnet s'adresse littéralement au "sexe fatal".

 531 
Mais plus heureux cent fois qui malgré tant d'alarmes Reconnaît ses soupçons pour des égarements.
Je tâche è m'appliquer l'heureuse destinée
D'un amant convaincu d'injustice et d'erreur.
Je rappelle dans mon idée
Tout ce qui doit calmer le trouble de mon coeur.
Je m'accuse d'ingratitude
Un amoureux remords succède è mes terreurs
Et me fait une certitude
De vos plus légères faveurs." (QQ, 567)
Xérine vante ces sortes de "ravissements" (1'43). Le Roi
François qui par jalousie avait fait incarcérer l'amiral de Brion,
a renoué avec la duchesse d'Etampes. La narratrice commente
"L'amour n'est jamais si violent que dans les raccommodements"
(JA, 463) (144).
Hérennius a retrouvé Agarithe après avoir été conquis par
Julie. Tout conspire è attiser l'ardeur de ce renouveau
"Hérennius n'était pas seulement revenu de sa sensibilité pour Julie; il avait passé de ce retour è un renouvellement d'amour pour Agarithe qui avait la chaleur des commencements d'une passion (...) et les froideurs de cette fille ayant irrité ses flammes, elle les avait portées jusqu'a la plus violente ardeur." (Ex., 421422) Mais Mme de Villedieu ne se borne pas è rappeler des vérités permanentes (145); attentive avant tout è sauvegarder le bonheur, elle n'entend pas qu'il soit sacrifié aux principes ou aux artifices qui n'ont d'autre raison d'être que de le servir.
(1143) "Abandonne ton coeur è ces ravissements / Qui succèdent toujours au dépit des amants / Eprouve avec quel art une rupture feinte / Sait ranimer l'ardeur par le temps presque éteinte. / Le courroux des amants n'est permis par l'amour que pour les préparer aux douceurs d'un retour." (AG, 502)
(1414) "(...) pour amuser la nature / Qui se plaît à la nouveauté / Recommencez vos soins jusques aux bagatelles I En amour c'est la vérité / Les recomnencements valent choses nouvelles." (Hussy, op. cit., 192)  "Après les raccceunodements / On voit croître toujours la flamme des amants / Et se surpasser ellemême. / Nous l'avons cent fois éprouvé; / C'est qu'on avait perdu quelque temps ce qu'on aime / Et qu'on est trop heureux de l'avoir retrouvé (ibid., 178).

(145) Lois remises en lumière par les sciences modernes du comportement;
role des stimuli et des "obstacles". Cf. 1K. Lorentz, Les huit péchés capitaux
de notre civilisation; chap. V 'Une tiédeur mortelle".

 532 
Fuir toute extrémité
Etre sincère par délicatesse, soit, mais non point jusqu'à
compromettre une tendresse trop précieuse pour qu'on en risque l'existence. Solon a prévu le cas
"J'estime la sincérité
C'est de toutes les lois la plus indispensable
Mais souvent la félicité
Aurait quelque intérêt qu'on fût moins véritable.
En amant délicat je voudrais tout savoir
Mais en homme informé de la faiblesse humaine
Je choisirai toujours sans peine
Un désaveu plutôt qu'un désespoir." (AGE, 25)
Ce précepte fait contrepoids aux scrupules nerveux d'Abdily, désormais le plus malheureux amant du monde. Dans ce grand débat sur la sincérité, au coeur de la morale amoureuse et qui resurgira bientôt avec La Princesse de Clèves, notre romancière ne prend pas systématiquement parti : elle observe, elle enregistre, elle transcrit le résultat de ses réflexions. Ii ne faut user de la jalousie qu'à bon escient, sans quoi on tue l'amour au lieu de le réchauffer.
"L'usage en doit être rare et peu durable
Et sur quelque raison qu'elle ait son fondement
Le soupçon le plus vraisemblable
Doit céder sans murmure au plus léger serment." (AGE, 214)
Voilà pour la théorie, et voici l'application. Agarithe, nous l'avons vu, reproche amèrement à Hérennius son infidélité; Hérennie, soeur du coupable, mais d'abord femme, a commencé par approuver ce ressentiment; mais elle ne tarde pas à assouplir sa réaction première
"Quand ces sortes de dépit sont de trop longue durée,
ils changent de caractère, et ii n'y a guère de personne de
bon sens qui ne choisît d'être aimée moins délicatement plu
tôt que de voir cette délicatesse donner à l'amour les ef
fets de la haine." (Ex., 3149)
Dans combien de cas l'indulgence n'estelle pas plus adroite
qu'un attachement rigide à des principes salutaires en soi, mais
aux incidences diverses selon les circonstances ? Mile de Vemdôme
est fiancée au roi qu'on accuse de complaisance pour
Mile de SaintValuer; or il ne se montre pas pressé de se jus
tifier. La jeune princesse se désole : "Estil d'un amant délicat

 533 
de me laisser en proie aux fausses idées que son silence peut me donner 7" Madame lui répond alors
"Il ne faut pas être si sévère sur le devoir des amants; il y en a si peu qui s'en acquittent que, pour s'épargner des chagrins inutiles, il faut leur faire grâce sur tout ce qui n'est pas essentiel." (JA, 389) Jusqu'où ne va pas HenrietteSylvie sur le chemin du pardon..? Dans Lee Désordres de l'Amour, le personnage le plus antipathique de la deuxième nouvelle, c'est Mme de Bellegarde, qui n'a pas su adapter sa délicatesse aux réalités. La responsabilité de la rupture lui incombe. Tandis que son époux est atteint de disgrâce, la pire des épreuves, elle "voulait conserver (le caractère) d'une maîtresse délicate et lui faisait un crime de la moindre rêverie" (DA, 87). Il y aura des cas où c'est l'institution même du mariage qui sera en cause : ici, c'est l'intelligence du coeur, ou le coeur tout court qui fait défaut.
Il est temps de conclure. Toutefois, avant de faire un bilan
de l'apport exact de Mme de Villedieu à la connaissance de l'a
mour, il n'est pas inutile de la situer par rapport à ceux qui
ont aussi traité de la "science d'amour", et d'abord au maître
latin.
Il est frappant de constater que les disciples qu'Ovide
compte à l'époque de la galanterie ont élevé l'amour à une digni
té inconnue du poète; la raison en est évidente des siècles de
lente promotion féminine ont donné une valeur inconnue au senti
ment amoureux. Les moralistes du XVIIème siècle, du moins les
mondains, ont négligé le livre II de L'Art d'aimer, manuel de sé
duction qui ne s'adresse pas aux honnêtes femmes (1146); à plus
forte raison n'ontils rien retenu des Remedia amoris en un siè
cle où l'amour a vertu civilisatrice. Même les imitations du li
vre I ont été reconsidérées dans une optique moderne. Toutes les
initiatives, chez Ovide, appartiennent à l'homme c'est à lui
(l'46) "Nil nisi lascivi per me discuntut enDres" (L. III, y. 27).

 534 
qu'il est conseillé, s'il veut faire durer son plaisir, de sus
citer la jalousie de sa maîtresse, afin d'intensifier la volupté,
masculine bien entendu. Plus grave il est spécifié que la femme
aime être prise de force (1L7), ce qui va à l'encontre des dis
positions fondamentales de la civilisation galante. Le poète la
tin recommande aux femmes de se donner (148), opinion qui n'est
soutenue que dans un cas très particulier par Tullia, et aussitôt
abandonnée devant l'indignation de Terentia. Le succès du poème
d'Ovide n'est dû, à l'époque galante, qu'à la philosophie hédonis
te qui l'imprègne, et pour ses disciples modernes, l'amour char
nal est relégué au second plan. Il ne faut pas seulement voir là
une raison de bienséance. L'amour physique pas la richesse,
les développements, les incidences multiples qui prennent l'être
tout entier. C'est dans cette extension et cette diversification
presque indéfinies qu'il peut devenir objet littéraire. En psy
chologues consommés, les moralistes du XVIIème siècle ont vu tout
le parti qu'ils pouvaient tirer, comme moralistes et gens de let
tres, d'un épicurisme du sentiment qui met en tête les plaisirs
du coeur et de l'esprit. Engagés dans l'aventure amoureuse, ils
la transfigurent, lui donnent une dimension insoupçonnée, en font
fleurir des variétés individuelles toujours neuves.
Mais parmi tous les visages de l'amour, les auteurs d'après 1660 ont élu la passion : elle majore les sensations, amplifie les peines, mais aussi les plaisirs, n'existe que par un mouvement de flux et de reflux dont les oscillations permettent d'atteindre des sommets de félicité. Vers 1670, cette "tranquillité", ce 'repos" tant prônés par Mme de Lafayette sont sujets à mépris. La tendance se dessine déjà dans délie. Au tome II, une célèbre conversation oppose Célère et Hanilcar, non sur le fond (tous deux s'accordent sur cet axiome que "les plus grands soupireurs de la terre n'ont pour but que d'avoir de la joie" (149)), mais sur les
(17) "Vim licet appelles, grata est vis ista puellis" (livre I, vers 671).
(18) "Gaudia nec cupidis vestra negate vins" (Livre III, y. 88); "(...) dennis munera vectra carent" (ibid., y. 98).
(1'49) Clélie, II, 1169.

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moyens. Hamilcar vante, si l'on peut dire, le plaisir sans peine, qu'il trouve de préférence chez les "enjouées"; mais Célère est convaincu que les tempéraments "mélancoliques" offrent une espèce de plaisir riche, parce qu'indéfiniment renouvelé et d'une intensité émotionnelle incomparable. C'est près d'eux qu'on goûte les "agréables transports", "les faveurs les plus exquises", "les grands et sensibles plaisirs" (150). C'est dans cette direction que se sont engagés La Rochefoucauld, Hussy, La Bruyère, pour ne citer qu'eux, et Mine de Villedieu.
Mile de Scudéry pour sa part agite des théories, et fait surtout de la caractérologie; elle croit encore, quoique de moins en moins, au rôle déterminant de la volonté dans la passion; elle n'indique que des directions de recherche et ne sort guère des combats d'idées. A l'opposé, BussyRabutin se montre plus pragmatique : aussi bien l'exige le genre qu'il a traité, les "questions d'amour". Homme de la vieille Cour, il reste attaché è un formalisme assez étroitement masculin. La délicatesse, pièce maîtresse de l'éthique de Mme de Villedieu, il ne la connaît que sous l'angle social, celui du point d'honneur asservi au qu'en diraton. Il abandonnerait "une maîtresse décriée, quoique sage au fond", précisément par "délicatesse" (151), ce qui est le contrepied du sens que Mine de Villedieu donne è ce not. Plus que Mile de Scudéry, il est persuadé qu'une affaire de coeur se règle délibérément (152), et s'ordonne au mieux des intérêts de chacun, compte tenu des impératifs matériels et des idées reçues.
Que nous sommes loin de l'esprit général de Mme de Ville
(150) "Je soutiens qu'un amant qui connaît toute la délicatesse de cette passion trouvera plus de plaisir è voir dans les yeux de la personne qu'il aine un certain air languissant et passionné que tout l'enjouement des yeux d'une personne gaie ne lui en saurait donner en toute sa vie (...) Les sensibles plaisirs que cette passion donne ne sont point des plaisirs qui fassent rire." Mais "il est certains saisissements d'esprit si doux et si charmants qu'ils sont préférables è tous les divertissements du monde" (ibid., II, 118't1185).
(151) "Il faut que sa délicatesse / Le force è quitter sa maîtresse" (op. cit., I, 174). Cf. aussi p. 195. D'Englesac, pourtant honnie médiocre sur bien des points, épousera HenrietteSylvie au mépris de tous les bruits qui ternissent sa réputation.
(152) Cf. cidessus, p. 481.

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dieu! Ne parlons pour l'instant que de l'aspect idéologique de son oeuvre. A l'opposé du relativisme simpliste (153) de son contemporain, ce qui frappe d'abord c'est le tourment d'un absolu (15k). L'amour entre dans l'existence comme un donné divin, caractère qu'avec du respect et de l'expérience, on peut lui garder quelque temps. Cette incarnation a pour conséquence que la passion relève, en une certaine mesure, de la psychologie humaine en général, et de celle de la femme en particulier, que sa nature, son sexe et sa vocation ont constituée gardienne du trésor.
C'est par la conscience de cette responsabilité qui lui in
combe que la romancière tend parfois à donner une prééminence immé
diate aux points de vue féminins, et de l'importance aux égards dûs
au sexe. Mais noblesse oblige : si des lois de l'amour, la femme
est appelée è ressentir la vérité supérieure, elle doit faire preu
ve de la patience du pédagogue à l'égard d'un disciple farouche et
impulsif. La science de l'amour chez Mme de Villedieu va aussi loin
qu'on peut atteindre : au seuil des perspectives spirituelles,
mystiques même, de la communion parfaite entre deux êtres, dociles
aux lois du mystère et de la délicatesse. Mais il ne s'agit nul
lement d'un système la doctrine recommande l'indulgence, l'intel
ligence des réalités; elle ne répugne pas è l'occasion è souligner
plaisamment les déviations vicieuses de certains conseils. Cette
"science" est nouvelle dans son contenu, sa cohérence (155) et son
ton. Elle écarte par la dérision les artifices mondains, pour re
commander un sérieux parfois religieux; elle fait de l'amour la
fin et le moyen du bonheur, mais un amour total soucieux de l'au
tre plus que de soimême. Reste à savoir si ces connaissances fon
dées sur une observation si étendue, animées de visées si élevées,
et élaborées dans un climat de relatif optimisme résisteront à
l'épreuve des faits.
(153) "Ce que l'amour est en effet : / Il est fou dans une me folle / Et sage dans un coeur bien fait" (I, 16'4).
(1Pt) Ces conclusions rejoignent celles de l'étude de Jean Mesnard "Le Misanthrope et l'art de plaire", RHEF, 1972, N° 56, p. 887.
(155) Comparer à 1a Rochefoucauld. "Il est difficile de définir l'amour. Dans l'âme, c'est une passion de régner, dans les esprits, c'est une sympathie, et dans le corps, ce n'est qu'une envie cachée et délicate de posséder ce que l'on aime après beaucoup de mystère." (Maximes, 68)

CHAPITRE X
L'AMOUR è L'EPREUVE
Lecteurs de Mme de Viliedieu, nous ne sommes pas seulement peu è peu pénétrés d'une éthique : nous sommes constamment en contact avec la réalité. Comme le cadre des romans découpe souvent des scènes de la vie de Cour, la confrontation d'une morale amoureuse et des usages effectifs mettra d'abord en évidence les problèmes spécifiques de la condition princière. Les plus évidents ont trait è la condition royale.
Les Rois et l'amour.
Chez un souverain, tout désir amoureux, se trouve, è sa naissance, dans une situation exceptionnelle : l'absence de contraintes non seulement matérielles mais morales; ainsi le veut une tradition ancestrale. Le monarque héros de roman en hérite aussi, mais alors que dans le monde héroîque sa vertu et sa gloire instituent d'ellesmêmes des freins è la passion, les princes "ordinaires" que la romancière se proposait de peindre dès la préface de Carmente n'en useront pas de même, surtout si la vérité historique impose des faits connus de tous.
Il était admis qu'un souverain, représentant de Dieu sur terre, ne pouvait être assujetti aux lois qui règlent la conduite des simples mortels. C'est ce que le roi d'Ecosse rappelle è sa fiancée Mile de Vendôme lorsqu'il reprend unilatéralement sa parole pour adresser ses voeux è Madame, en un geste passionnel qui

 538 
heurte cependant "les intérêts de son ambition"
"Madame est la plus belle princesse de l'Europe, je suis jeune, et les Rois seraient bien malheureux si étant nés audessus des autres hommes, ils étaient esclaves des censures publiques." (JA, 396) Abdily, roi de Grenade, qui vient pourtant d'épouser la belle Moraysèle, jette les yeux sur Zélime, peu disposée à céder au caprice royal. Elle s'entend dire
"Je croyais que la déclaration que je vous ai faite au tournoi avait changé la face de vos affaires, et que n'ignorant que nos lois (1), qui nous permettent d'avoir plusieurs femmes, vous ne songeriez plus que Muça est au monde (2) quand vous sauriez qu'un roi de Grenade a de l'amour pour vous." (GG, 5014) Pour des raisons d'ordre privé, Policlète, fils du roi de Sparte, refuse la couronne. Son père Euristion, pour le convaincre, lui fait valoir les avantages de la situation, au premier rang desquels il inscrit la liberté dont il va jouir dans la satisfaction de ses penchants; la fidélité conjugale ne saurait lier un monarque
"Le mariage n'est pas pour des princes de votre rang ce qu'il est pour un homme privé; vous n'en aurez que les douceurs, et vous aurez des gens auprès de vous qui vous soulageront des peines." (PFH, 275) Ce principe est admis de longue date par l'entourage royal qui raisonne de même (3). Si Terentia est une femme inaccessible, ce n'est pas pour appartenir à son époux Mécène, ou même parce qu'elle se fait une certaine idée de la vertu, mais parce qu'elle a reçu en son coeur, telle une mystique, l'ineffaçable empreinte de César
"J'avoue que mon coeur reçut l'image de César dès mes plus tendres années; que cette impression est crue avec moi et qu'il n'arrive rien à l'Empereur, ni pour la gloire, ni pour l'amour, où je ne prenne un sensible intérêt (...) J'aime César comme on aime la divinité, et je croirais l'offenser si je l'aimais autrement." (Ex., 185) Cette conviction est établie aussi dans le peuple, notamment
(1) Il s'agit aussi des tolérances non écrites dont bénéficie le roi de
 . . France.
(2) Zelime est la maîtresse officielle du prince Muça.
(3) Même raisonnement dans la même situation, tenu par le roi Ferrante,
dans La Reine morte de Montherlant.

 539 
celui des serviteurs. Angélique Strozzi est courtisée par Jacaya, qu'on sait fils héritier du Grand seigneur. Mais elle est arrêtée par le péché. Sa nourrice la rassure aisément; on doit bien plutôt craindre que le prince oublie sa promesse de mariage (u). Pour le reste, l'impunité est acquise. La fille suivante d'Agnès Sorel, maîtresse du roi, a noué commerce avec le valet de Chabannes, SainteColombe. Les deux amants se sentent exposés à la vertueuse colère de la comtesse, que sa situation de favorite ne trouble pas. Le seul moyen d'éviter le renvoi, c'est, à en croire le finaud serviteur, d'engager la dame dans une autre aventure, car pour ses relations royales, point de culpabilité
"Si ta maîtresse vient à s'apercevoir de notre amour,
ce qui ne peut manquer d'arriver, elle ne te pardonnera ja
mais ce qu'elle regarde à présent comme un crime; car, Mor
taing, ce n'en est pas un que d'aimer un roi; on est
que plus estimée des hommes, et je crois même qu'on n'en est
guère plus coupable devant Dieu. Les Rois lui sont si chers
que je pense qu'Il reçoit bien tout ce qui lui vient de leur
part; mais nous autres personnes du commun, nous ne devons
pas espérer jouir du privilège des Grands, et nous n'obtien
drons jamais l'indulgence de la comtesse si nous ne la met
tons sur le pied d'en avoir besoin ellemême." (AG, 361)
Souverains et favorites sont donc compris dans la même abso
lution. Peu de femmes résistent d'autre part à l'éclat qui en
toure désormais leur personne, d'autant que leur sont réservés,
pour elle et leur maison, des titres et biens inespérés. Le duc
Amédée VIII s'est épris de la comtesse de Maurienne, qu'aime en
secret son favori Savone. Ce dernier, au désespoir, ne sait quelle
raison invoquer pour dissuader son maître, et songe tout à coup
que la comtesse étant sa parente, il lui doit protection. Le duc
réagit vigoureusement à cette mauvaise raison
"Vous jugez bien que je ne veux pas faire de grands maux à la comtesse de Maurienne; je la tirerai d'un désert où elle ne peut manquer de s'ennuyer beaucoup; je lui donnerai le rang de tous qu'une femme d'esprit (5) doit le plus ambitionner; et si elle sait ménager sa fortune, ce que vous regardez comme un malheur pour le comte fera l'établissement de sa maison." (AG, 327)
(14) "Je sais bien que la naissance de Jacaya le met audessus des lois qui pourraient contraindre les particuliers (..J" (AG, 5140). (5) = une femme intelligente.

 540 
Pratiquement en effet, la favorite en titre se voit conférer prestige et autorité. La moindre de ses bonnes grâces entraîne la reconnaissance. Ovide se confond en remerciements parce que Terentia daigne lui donner un avis judicieux
"Le procédé d'une femme que la faveur de son mari et l'amour de l'Empereur faisaient regarder comme la première personne de l'Empire me toucha d'une véritable reconnaissance" (Ex., 20). Mile de SaintValuer, devenue duchesse de Valentinois, occupe ce rang à vie; la duchesse d'Etampes s'y cramponne au prix de mensonges si considérables qu'ils passent longtemps pour vérités. Terentia s'y tient avec plus de noblesse et de dignité, et a l'excuse d'avoir aimé en secret, n'en attendant aucune récompense (6), celui qui règne maintenant sur le monde. La comtesse de Maurienne cédera aux volontés du maître, mais par dépit, outrée que son amant Savone ait pu de sens froid se faire l'ambassadeur des désirs de son rival. Au dernier moment, quelques scrupules la montrent sensible aux "discours du monde", mais le duc ne manque "ni d'expédients ni d'exemples pour dissiper cette légère frayeur" (7). Zélime seule ose décliner les propositions d'Abdily, au nom de l'amour fidèle qu'elle voue à son amant, mais elle garde cependant des mesures et diffère d'abord sa réponse. Comme Muça s'en offusque elle déclare
"Je croyais qu'ayant à traiter avec un amant absolu,
un peu de politique ne serait pas hors de saison. Mais puis
que vous voulez des marques éclatantes de fidélité, vous en
aurez." (GG, 503)
Zélime affronte donc le monarque, et lui remontre que, mieux
que les lois des Maures, elle sait "celles de la véritable ten
dresse"; aussi se refusetelle avec quelque hauteur "Je supplie
Votre Majesté d'honorer de ses instructions quelque personne plus
capable d'en profiter" (ibid., 50k). Mais nous sommes au royaume
utopique de Grenade...
(6) "L'Empereur ne doit, qu'à son mérite, reprit Ovide, la tendresse qu'il a fait naître; il ne l'a cultivée d'aucuns soins; il l'ignore, et Terentia en est encore à croire qu'elle mourrait de confusion s'il pouvait la deviner." (Ex., 181)
(7) AG, 335.

 541 
En général, la docilité des dames est de règle. Il faut dire qu'elles n'ont souvent pas le choix. Exception notoire cependant : Don Juan raconte comment son père, l'empereur Charles, avait décidé de garder l'anonymat, en "monarque délicat", lors de son intrigue avec Elvire de Cordoue
"Il dit ordinairement que la couronne n'est pesante qu'en amour et que partout ailleurs il est agréable d'être reconnu pour le maître, mais qu'il n'y a pas de monarque délicat qui ne voulût emprunter l'obscurité d'un de ses sujets quand il va voir sa maîtresse." (JA, 358) On remarque que cette délicatesse n'est pas très pure : la commodité y entre pour une large part. Ainsi, sauf ce cas présenté justement comme étrange, "de quelque fierté qu'une dame se précautionne, il n'y en a guère qui soit è l'épreuve d'un souverain amoureux et libéral" (JA, 358). Elvire de Cordoue a refusé cet illustre galant, mais l'eûtelle fait s'il s'était dévoilé ? 'Une jeune fille est plus exposée qu'une femme mariée, car le souverain aura beau jeu d'opposer un veto è son mariage le jour où elle viendra solliciter l'autorisation de rigueur. C'est là que le Roi François attend le comte de Brion, fiancé è Mlle de Pisseleu. Pour se faire céder la jeune fille, le monarque attise l'ambition de son favori, lui fait entrevoir "de grands desseins", mais vainement Brion emmène sa fiancée en province et s'apprête è se marier secrètement. Survient alors l'ambitieuse Mme de Pisseleu, peu disposée è voir s'évanouir les perspectives éblouissantes un instant entrevues. L'adroite femme use d'un argument désarmant
"Vous devez prendre l'état de vie qui est le plus conforme è la volonté du Roi, et ma fille ne vous aimerait pas si elle souffrait qu'à sa considération vous en prissiez un autre." (JA, 372) La jeune fiancée se joint è sa mère qui a pris désormais l'affaire en main, et lorsque Brion rentre d'une ambassade de dix mois, è laquelle il ne pouvait se dérober, il trouve sa maîtresse "logée dans le Louvre", "favorite déclarée". Cette situation lui arrache des plaintes "qui auraient été des crimes capitaux sous un règne moins doux". Le souverain reconnaît galamment ses torts (8) et
(8) "Vous avez raison de vous plaindre, comte de Brion, me dit le roi; je vous enlève une maîtresse assez parfaite pour être regrettée, et pendant
.1.

 5142 
pour récompenser Brion de sa "modération", lui donne la charge d'amiral de France, vacante par la mort du comte de Bonnivet. Laissons maintenant la parole au nouveau promu
"Je vous avoue, Seigneur, que ce présent me consola de
ma perte; j'eus honte d'avoir été capable d'emportement con
tre un si bon maître, et je lui fis des protestations (qui
dans ce moment étaient sincères), que je lui cédais Mlle de
Pisseleu sans répugnance, et que je ne la verrais de ma vie"
(JA, 375).
On discerne assez clairement le processus qui a transformé un sentiment pur et inoffensif en un marchandage d'autant plus scandaleux qu'il se conclut dans une double équivoque on a fait jouer successivement la loyauté due au souverain et la reconnaissance pour des "bienfaits", qui, s'ils pouvaient venir d'une autre main, recevraient un tout autre nom. Le vrai vainqueur, c'est le désir, qui a su se concilier l'ambition. Mais l'amour n'est pas mort dans le coeur d'Anne de Pisseleu. Justement froissée de voir que Brion la perd sans douleur, elle le relance. Cette fois le roi, dont la confiance a été trahie  il entendait que les anciens fiancés continuent de se voir  expédiera l'amiral è Vincennes, ne renonçant pas aux droits du monarque en se faisant amant, suivant la belle formule de la narratrice.
Mais il y a pire. Le refus de Zélime déclenche des menaces non voilées è l'adresse de Nuça (9); Amédée VIII fait arrêter le comte de Maurienne, calculant que la comtesse viendra en personne demander sa grâce, qu'il mettra au prix que l'on sait. Dans ces conditions, tout homme prudent évite de présenter sa maîtresse au souverain : c'est bien la précaution qu'avait prise Brion, mais François 1er a rencontré Mlle de Pisseleu par hasard. Le roi d'Angleterre, pour sa part, est renseigné par un peintre sur
que vous travailliez à faire réussir mes desseins en Espagne, je détruisais les vôtres en France; mais vous avez éprouvé les charmes de Mlle de Pisseleu, vous savez de quoi ils sont capables; souffrez en homme de courage un mal que vous ne pouvez empêcher; ne troublez point ma joie par des reproches inutiles" (JA, 37k375).
(9) "Il y a plus d'emportement que de prévoyance è ce que vous dites, interrompit Abdily en se retirant, et vous devriez craindre pour votre amant ce que vos charmes vous défendent de craindre pour vousmême" (GO, 5014). Le roman étant inachevé, ces menaces demeurent sans suite.

 543 
l'existence de cette parfaite beauté qu'est Aifrede, car le destin se joue souvent des prudences humaines. Heureux lorsque le coeur du Roi est solidement occupé ailleurs, comme c'est le cas du Roi Henri, qui rassure aussitôt Grivry en lui vantant la belle Gabrielle. Le danger d'avoir le prince pour rival est si grand qu'il faut, comme pour Farnèse, la protection de l'immunité diplomatique, une part d'inconscience, la sottise d'un troisième homme, le comte Stuart, sans parler de l'incroyable faiblesse d'Henri à l'égard de Diane, pour échapper à la catastrophe, sans cesse frôlée. Nais l'histoire des amours d'Amédée VIII s'achève dans un bain de sang, Savone ayant fait évader le comte de Maurienne et son épouse afin de soustraire sa maîtresse aux désirs du duc.
Il est donc clair que les caprices royaux constituent une offense mortelle à l'amour (9 bis). Ils créent la confusion dans les esprits en faisant interférer deux ordres distincts : celui du coeur et celui de la vassalité. Ils usent d'armes empoisonnées, contrairement aux lois élémentaires de la chevalerie et de l'honneur, qui postulent l'égalité des chances dans un combat. "L'amour devrait égaler toutes choses", dit Mme d'Etampes au Roi François au départ vers sa "sainte retraite" (10). En réintroduisant dans les rapports sentimentaux les sens, la violence, et la volonté de puissance, les amours du monarque anéantissent ce que des siècles de civilisation avaient patiemment réussi à refouler. Heureux eston lorsque l'affaire se règle pacifiquement, et que l'époux déshonoré réussit à oublier son sort, comme Mécène qui se console grace au rayonnement de son crédit, joint à quelques amours secrètes... Mais dans leur principe, les désirs impérieux du monarque constituent une régression vers la barbarie. Assurément il est juste d'observer que Mme de Villedieu rapporte, dans les cas les plus tragiques, des "histoires" vieilles de plusieurs centaines d'années. Mais les transactions avilissantes sont ré
(9 bis) Thèse contraire à celle de Molière! On se rappelle les vers d'Amphitryon (1668), au début de la faveur de Mme de Nontespari "Un partage avec Jupiter / N'a rien du tout qui déshonore (...)" (III, 10).
(10) JA, 459.

 544 
cents, voire contemporaines, et l'amour s'y trouve incurable
ment lésé.
n effet tout ce qu'une analyse rigoureuse et pénétrante
avait isolé : la maîtrise des sens, la victoire sur l'amourpropre,
le gout de l'intimité, le refus du partage et la liberté laissée
à une femme de disposer de sa personne, toutes ces valeurs sont
bafouées dans la faveur royale. Deux exceptions toutefois Varen
tille, et, dans une certaine mesure, Terentia, dont le sentiment
est né pour l'homme plus que pour le prince, et qui souffre, nous
l'avons vu, de voir Auguste si peu "jaloux de sa toutepuissance".
L'empereur luimême, après avoir ressenti pour Varentille une pas
sion de jeune homme qui n'a pas encore goûté aux facilités du pou
voir, ne tarde pas, comme amant de Terentia, à dépouiller sa fer
veur et à prendre pour lois les suggestions de ses instincts.
La romancière, en un sujet si délicat, et si actuel, ne fait
guère de commentaire particulier elle laisse en général les
faits parler d'euxmêmes. Ce n'est que dans une oeuvre posthume,
qu'elle n'a donc pas livrée personnellement au public, qu'elle
ose mettre le doigt sur la plaie. Quoiqu'il s'agisse de Drusus,
le cas est proche de celui du prince français. Plautie est la maî
tresse de Dsusus, marié à Livie, petitefille d'Auguste. Bien que
leur passion soit violente, Plautie n'ose proposer à son amant
de divorcer pour l'épouser, malgré la facilité que le droit romain
concède aux requérants. Plancie lui dit alors
un amant a de naissance et d'autorité, plus les
sacrifices qu'il fait à l'amour doivent être parfaits. Sans
cela, les assiduités des grands princes traînent avec elles
tant d fâcheuses conséquences et dérobent à l'amour tant
de mystères et de délicatesses que le plus simple chevalier
devrait leur être préféré. Mais leur puissance répare ce qui
leur manque d'ailleurs, et pourquoi les preuves d'amour
qu'on leur demande doivent être différentes de celles des
autres hommes." (PFH, 222)
Mais Flautie n'ose tenir ce langage à Drusus Mal conseillée
par Plancie qui ne songe qu'à abattre Séjean, amoureux de Livie,
elle dévoilé à son amant les sentiments de l'audacieux favori,
de sorte que Drusus, loin de songer désormais au bonheur de Plau
tie, vit dans une jalousie obsédante à l'endroit de son épouse.
Le remède idéal proposé par la moraliste de l'amour est pratique
meet inapplicable, tant le tissu des passions humaines est serré,

 545 
si nombreux sont les liens qui attachent un être de chair à des réalités divergentes et à des intérêts opposés.
Le souverain devraitil renoncer aux prérogatives de sa condition ? Mme de Villedieu ne le dit pas. Mais elle prend tant de soin à mettre en évidence l'inconséquence de la conduite royale dans les affaires de coeur, elle emprunte si adroitement le bon sens goguenard des petites gens pour la souligner qu'on doit croire qu'elle en fut personnellement choquée, et non seulement en femme intelligente et avertie, mais en apôtre de la cause de l'amour.
Si les moeurs autorisent, pour les souverains, la persistance d'un état de rapports condamné par la civilisation galante, les princesses, en revanche, subissent un sort diamétralement opposé.
Les princesses et l'amour.
La condition des princesses, en effet, les enferme dans l'obéissance. Instruments privilégiés de la politique, toujours maintenues en réserve pour un mariage qui en sanctionnera les dispositions, elles mènent une existence confinée qui les isole du monde dont elles sont séparées par un mur d'interdits. Les reines ne jouissent pas d'un destin meilleur : elles ont de plus à endurer les infidélités de leur royal époux. Dans ces conditions, comment ferontelles parler leur coeur ?
Les reines qui apparaissent dans les oeuvres étrangères à la société héroïque, c'estàdire dans les ouvrages qui furent publiés après 1668, s'intéressent surtout à la politique et aux intrigues de Cour. La seule (11) dont les sentiments amoureux
(11) La passion coupable de l'impératrice Marie (AG) semble plutôt déterminée par l'envie que par l'amour. Peu attachée à son époux, elle s'acharne à détruire le bonheur du duc et de la duchesse de Modène "parce quelle n'avait pas trouvé dans le coeur de son époux tout ce que la princesse avait trouvé dans l'âme du sien" (p. 68). Son comportement amoureux à l'agard du duc avances (p. 75), paroles enveloppées (p. 76), sophisme de justification (p. 77), s'apparente néanmoins à celui des princesses en quête d'aventure.

 546 
paraissent s'émouvoir, c'est Moraysèle, la reine de Grenade, épouse
délaissée du roi Abdily. Elle se borne à nourrir l'amour dans le
secret de son âme, et dès que l'objet de ses rêves se découvre
à ses yeux, elle le chasse sans hésitation, invoquant la "gloire
et la réputation" (12), valeurs dans lesquelles toute princesse
a été élevée. Il est à remarquer à ce propos que les deux prin
cesses souveraines qu'on rencontre dans les romans d'avant 1668
usent de la liberté sentimentale qui les égale aux rois dont elles
occupent le trône, mais incapables comme les hommes de diviser
leur coeur, l'une se mésallie (Zélide) et l'autre, Almanzaîde,
subordonne ses devoirs de reine aux vicissitudes de sa vie de
femme. Libre de laisser parler son coeur dans le mariage, elle
s'égare, et a tout lieu de se repentir de son choix. Tout porte
donc à croire que la haute naissance entraîne avec elle des servi
tudes auxquelles une femme se trouve congénitalement familiarisée,
puisqu'elle se montre insuffisamment mûre pour l'autonomie quand
les circonstances la lui confèrent.
Estce à dire que les princesses de Mme de Villedieu ont
étouffé tout sentiment amoureux ? Il n'en est rien, leurs aventu
res occupant précisément nombre de récits; mais cellesci mettront
en lumière le caractère injuste, voire archaïque de leur condition.
Elles s'y soumettent em général, mais en gémissant. Madame (Made
leine de France), éprise de Don Juan d'Autriche, ne se fait guère
d'illusion sur ce qui l'attend; elle confie à Mile de Vendôme
"N'avezvous jamais remarqué la bizarrerie dont les astres traitent les princesses de ma naissance 7 Vous n'en voyez aucune dont on consulte les inclinations. Il semble qu'il suffise d'être fille de roi pour être livrée à un époux qu'on n'aime point, et je ne suis pas sitôt tombée d'accord avec moimême que Don Juan me plaît et qu'il est aimable que je conclus de là que je ne l'épouserai point." (JA, 466) Comme toutes les jeunes filles, les princesses rêvent d'amour. Mais le seul souhait qu'elles puissent formuler c'est que par une heureuse coincidence, dont l'Histoire montre quelques exemples, le prince qu'on leur destine soit aimable : dans ce cas, leur
(12) Si Muça, pour se venger du roi Abdily, introduit le prince de Léon,
déguisé, dans le palais, c'est à l'insu de la reine.

 547 
bonheur est plus stable que celui des simples mortels puisque le
sort des Etats y est intéressé. Mile de Vendôme en rêve (13), et
le dénouement de Cléonice, oeuvre de style encore héroique, con
sacre cette providentielle occurrence. Mais dans la réalité, il
en va tout autrement : les princesses doivent se résigner au pire,
et s'y préparer en renonçant même aux divertissements sans consé
quence. Arténire, pourtant protégée par l'incognito, ne prolongera
pas l'innocent manège qui lui permettait un peu son
coeur
"Noble orgueil d'un haut rang, importune chimère Qui bornez à vos lois tout ce qui peut nous plaire, Obstacles immortels pour nos plus doux plaisirs, Cruel qui captivez jusques à nos désirs, Impérieux devoir, dont l'ordre tyrannique Vend si cher à nos coeurs le titre d'héroîque (...) Ah! Que vous dérobez de vrais biens à notre âme (...) Et que le ciel chérit l'innocente bergère Qu'il exempte en naissant d'un devoir si sévère! (...) Lisandre n'est pas né pour la triste Arténire; Il m'offre vainement son amour et sa foi, Et j'étais à mon rang avant qu'il fût à moi (..J" (Lis., L4_4)• Effectivement, les bienséances qui règlent l'existence des femmes ordinaires sont encore renforcées lorsqu'il s'agit de princesses. Madame n'ose pas solliciter de son père l'autorisation d'épouser Don Juan qu'elle aime. Ce dernier se révolte contre pareille sujétion
"Pensezvous qu'il soit honteux pour une princesse bien née de publier des désirs innocents dont l'hymen est le but et dont l'honneur est la règle ? Quelle justice trouvezvous à vous rendre l'esclave de votre propre grandeur ? Fautil que la moindre des sujettes du Roi votre père ait des privilèges que vous n'osiez vous donner, et n'y atil que les filles de roi sur la terre qui ne puissent jouir des droits de la. liberté ?
(13) "Je tombe d'accord que les mariages d'inclination sont rares entre les princesses de votre rang; mais quand on peut devenir un de ces exemples dont nous parlons, ah! ma princesse, que de félicité suit l'heureuse rencontre de la sympathie et du devoir! (...) Les mariages des particuliers sont ou peuvent être sujets à de grandes révolutions; la fortune n'est pas toujours d'accord avec les désirs du coeur (...); niais quand on est une grande princesse, qu'on épouse un prince puissant et qu'on l'aime, le penchant qu'on s'est trouvé à l'aimer devient une source féconde de plaisirs parfaits qui ne peuvent être troublés que par le renversement de l'univers." (JA, 46667)

 548 
"Vous savez tout ce que j'ai à vous répondre, interrompit
Madame. Les déférences d'un devoir à un autre ne vous sont
pas plus inconnues qu'à moi. Vous n'ignorez pas que le même
rang qui élève une personne audessus du commun lui interdit
les licences que l'obscurité pourrait autoriser." (JA, 510511)
Cette fille de France se refuse à toute démarche; elle sera
"livrée au monarque amoureux", le roi d'Ecosse. Quant à Mlle de
Venclôme, qui aimait son fiancé et envisageait naguère la vie de
reine avec tant d'optimisme, elle se trouve brutalement abandon
née, sans les recours dont usent les simples particuliers. Une
famine ordinaire peut au moins faire des reproches : ceux qu'elle
esquisse devant l'infidèle Stuart lui valent l'ordre de s'enfermer
à jamais derrière les grilles d'un couvent de Beaugency. Quand
l'amante trahie est princesse, on lui dénie jusqu'au droit de se
plaindre (1k).
Aucune d'elles ne se révoltera donc 7 Effectivement, on trouve
un cas de rébellion ouverte, celui de Julie, et deux d'insoumis
sion larvée Mlle de Guise tourne la loi en s'octroyant la jouis
sance de mesurer le pouvoir de ses charmes, et Zade celle de jouer
avec le feu. Ces trois cas présentent des points communs.
D'abord, pour se lancer dans l'illicite, elles ont besoin
d'une sorte de doctrine justificatrice, en l'occurence une manière
de raisonnement à tendance égalitaire qu'on peut démonter ainsi
s'il est acquis que les rois ont toute licence d'aimer et qu'ils
aiment en effet, ils obéissent, ce faisant, malgré leur toute
puissance à un suzerain suprême, l'Amour, dont ils reconnaissent
en fait Les princesses, comme tout sujet d'un roi,
ne pourraientelles donc pas interjeter appel de leur condition
d'esclave auprès de cette juridiction supérieure qui s'impose
même aux monarques ? Carmente ellemême se berce un temps de cet
espoir (15). Zaîd.e s'en laisse charmer (16), mais la formulation
la plus nette se trouve dans la bouche de Julie qui mène à ses
dernières conséquences la démonstration précédente : si l'Amour
(1) AG, 513. (15) Car'm., 48. (16) 00, 545.

 549 
renverse les dispositions prises par les rois, c'est que leur autorité, du moins en matière de coeur, est contestable
'C'est proprement en cela que l'Amour se montre une divinité. Comment mériteraitil nos temples et nos sacrifices s'il suivait l'ordre établi par les hommes ? Il serait noms dieu que l'Empereur dont il recevrait la loi, si parce que je suis sa fille, il ne touchait mon coeur que pour le prince qu'il m'a choisi. Mais en renversant les desseins de la puissance humaine, en égalant les coeurs de tous les hommes, et en considérant la couronne impériale qu'autant qu'elle est utile à ses feux, il fait voir qu'il est quelque chose de plus élevé que les plus grands hommes, et pour cette raison, mérite nos adorations." (Ex., 365366) Justifiée envers leur conscience, ces jeunes filles se trouvent bien embarrassées pratiquement, pour nouer la moindre intrigue. Il leur faut en effet renverser l'ordre établi, se charger ellesmêmes de toutes les avances (17) et dépenser des trésors d'imagination, tant pour ménager leur pudeur que pour tromper l'entourage qui ne leur laisse pas un instant de répit. La princesse de Guise a l'idée de commenter en vers anonymes, mais troublants, les lettres que Givry conservait dans sa cassette. Lors de leur première entrevue, elle engage le dialogue la première et donne galamment la réplique en insinuant qu'elle ne refuse pas les hommages dans le rang qu'elle occupe (DA, 153), se montre ensuite discrètement familière (p. l54), en vient enfin à une allusion limpide (18). Les "avances de galanterie" sont encore plus nettes chez Zade, de nature primesautière, et qui, elle, oublie tout à fait sa condition. Gazul lui plaît : elle le sait inconstant et volage, mais décide précisément de monopoliser ses hommages. Première attaque : elle lui glisse, "tout en raccomodant quelque chose à sa coiffure", seul moyen de s'isoler quelque peu, le portraitcharge de sa maîtresse du moment, Alasire (GG, 519); elle se montre informée des détails les plus intimes de sa liaison, ce qui doit prouver l'intérêt qu'elle porte au jeune cavalier;
(17) "A l'égale il faut demander I A l'inférieure il faut prendre. /
Celles du plus haut rang doivent le conrander (..J" (GG, 525).

(18) "Elle avait poussé cette conversation jusques à dire à Givry qu'il
méritait une destinée meilleure que celle de faire le chevalier errant d'une provinciale." (DA, 159)

 550 
enfin en public elle énonce des vérités générales aux applications évidentes (19). Un jeu, où le perdant doit s'acquitter en poésie, lui fournit l'occasion recherchée de se faire adresser licitement des vers. Toujours sous le couvert du jeu, elle y fait réponse en donnant un rendezvous nocturne sous son balcon (GG, 537). L'entrevue tourne mal, mais le galant est dédommagé par des lettres tendres. Cependant, pour éviter les "éclats", Gazul se voit contraint de rentrer à Grenade; la princesse doit donner son assentiment è cette mesure nécessaire, d'ailleurs fort clémente, eu égard aux imprudences commises. Dans une dernière entrevue, clandestine assurément, Zade, dégrisée, s'explique sans ambiguité
"Je me laisse quelquefois persuader que les premières
intentions du ciel n'ont mis aucuns degrés entre les hommes;
qu'on devrait être égal en dignité comme en qualités naturel
les, et cette imagination m'a dispensé en votre faveur des
sévérités de mon rang. Mais je n'erre point sur la vertu comme
sur les caprices de la fortune. Je suis esclave de tout ce
qu'elle ordonne d'essentiel, et c'est sans doute sur cette
confiance que vous m'avez trouvée moins scrupuleuse qu'une
autre." (GG, 545)
Déniant toute valeur aux rigoureux usages propres à son rang,
Zaîde s'est réservée en sous main les libertés dont jouissent ordi
nairement des femmes. Seule, une loi de portée générale
lui paraît contraignante. Avec cellelà, elle ne transige pas.
Aussi Gazul estil prié de mettre fin à la plaisanterie, et avec
une dignité soudain retrouvée, la princesse Zaîde l'invite à donner
leur juste prix aux "bagatelles" dont il fut favorisé
"Je vous ai comme avisé de me parler d'amour; j'ai reçu vos déclarations sans colère; j'y ai répondu. Je vous ai donné un rendezvous sous mon balcon, et vous voilà déguisé la nuit dans ma chambre. Auriezvous dû vous promettre des grâces de la fille d'un grand roi 7 Si je me réserve la pureté des intentions (20), c'est un détail dans lequel je vous permets de ne point entrer. Donnez à votre bonheur toutes les couleurs
(19) "La fille d'un grand roi, poursuivit Zaîde, fait si souvent la grande princesse qu'elle est bien aise de se délasser quelquefois des fatigues de son rang par un peu de conversation familière." (0G, 522)
(20) Formule de casuistique qui n'est pas là par hasard l'auteur juge
discrètement ce personnage qui connaît l'art de se trouver toujours en règle.
Si l'on se souvient que sous Zaîde se cache Henriette d'Angleterre, on constate que même après sa fin tragique, l'opinion informée n'éprouvait pas la même indulgence que &ssuet ou I4ne de Lafayette.

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qui peuvent le rendre parfait, j'y consens (21). Mais Ga
zul, ne soyez pas ingrat è tant d bontés; et pour vous en
rendre digne, partez sans délai et sans murmure." (GG, 5!t5_5!46)
Cruelle désinvolture, moins grave toutefois que celle de la princesse de Guise. Ayant élu pour son plaisir un coeur fidèle et généreux, elle change capricieusement d'amant lorsque la passion qu'elle a déchaînée ne connaît plus de bornes, reste indifférente aux preuves d'amour les plus sublimes, s'étant offert un simple intermède galant au prix d'une vie. Ces deux princesses, cependant, restent "honnêtes femmes", au sens courant du terme.
Il n'en est pas de même de Julie. Son cas est singulier pour deux raisons : d'abord parce qu'elle brave les interdits de sa condition princière, et qu'elle le fait par liberté sexuelle. Qu'on ne s'attende pourtant pas è des scènes de débaucher La romancière se contente d'évoquer, en des conversations qui courent sur la conduite de la fille d'Auguste, le nombre et la gravité de ses incartades; elle ne détaillera que celles qui donnent lieu è des complications diverses, justement parce que le but n'a pas été atteint. Aussi bien ne faisonsnous connaissance avec le personnage que lorsqu'il commence è s'assagir quelque peu (22). Ovide a charmé Julie; elle voudrait bien s'offrir cette aventure supplémentaire, mais il est un poète connu, dont les démarches sont aussi observées que les siennes. Elle se borne donc, dans un premier temps, è des "confiances" sur lesquelles, dans son "apologie", l'exilé passe rapidement (23). Puis, elle lui permet "de consacrer è son idée tous les vers passionnés" qu'il a faits "sous le nom de Corinne". Ovide poursuit
"Elle a souvent répondu par des regards obligeants
è ce que mes yeux ont pris la liberté de lui dire. J'ai
porté ma témérité jusqu'à des entreprises qui sont crimi
nelles dans un simple chevalier quand ell ont pour objet
(21) Phrase sybilline. Zaîde invitetelle Gazul è des compensations oniriques ?
(22) "L'expérience m'a rendue sage; et je me suis imposé des règles de prudence que je ne pratiquais pas quand l'amour d'Ovide a été découvert." (Ex., 367)
(23) Ex., lLt.

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la fille de son empereur, mais qui seraient innocentes si
Julie n'était que la fille d'un chevalier romain." (Ex., 14)
Mais quelles sont donc ces entreprises 2 Ce ne sont d'abord que des "conversations secrètes" (p. 15), mais si l'on songe à l'euphémisme inclus dans ce terme, il faut en entendre beaucoup, même si l'on tient compte de la phrase suivante
"Ces plaisirs, tout grands qu'ils étaient, ne flattaient que ma vanité, et ne faisaient pas le bonheur essentiel d'une me accoutumée à se repaître d'aliments plus solides". Ovide se confie à Sulpicie, et nous avons vu précédemment sur quelle transaction les trois personnages se mettent d'accord Julie appartiendra à Ovide par procuration. Mais il est intéressant de noter le raisonnement moral qui va décider la princesse à cet accommodement. C'est Sulpicie qui parle
"La conduite que vous tenez avec Ovide (...) offense également l'amour et la vertu; vous laissez périr un homme que vous aimez parce qu'un reste de bienséance vous défend de le secourir; et vous ne feriez guère plus d'injure à cette bienséance en la supprimant entièrement qu'en la soumettant aux licences où vous vous relâchez. Prenez le caractère de la fille de César, ou renoncez courageusement aux devoirs qu'il vous impose. Ces vertus mitigées tiennent de l'irrésolution et de la timidité (...)" (Ex., 15). Texte remarquable! Il s'inscrit dans la ligne héroîque de Corneille et plus récemment de La Rochefoucauld (2), mais ce qui est ici nouveau, c'est la matière touchée par le courage un domaine réservé, où les compromis sont exclus, sauf par la voie méprisable de l'hypocrisie. Il s'agit ici, très précisément, de jeter le masque, et de suivre la nature au nom de la logique et de la morale des forts. Mais la solution adoptée ne donne pas satisfaction, et Julie est près de céder aux empressements d'Ovide quand ce dernier est surpris dans ses appartements : on le punit d'exil. Cette peine redoutable, le nouveau favori, Hérennius, n'entend pas la risquer. Il veut bien compter parmi les esclaves de la princesse, mais non point l'approcher de trop près. Des lettres tentent de le convaincre, qui, une fois
(2k) "Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans le
devoir, notre vertu en a souvent tout (Maxime 169)

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sur deux, sont adressées nominalement è Armant, ceci pour ré
partir les risques (p. 504) qui demeurent néanmoins considéra
bles.
Mais ces princesses disposent d'un moyen de pression non
négligeable, comparable è celui qui fait s'incliner les favori
tes, quoique d'une nature plus spécifiquement amoureuse la
"gloire". Nous l'avons relevé è propos de Civry, dans un climat
héroîque. Il en reste ici des traces sensibles, et ce sentiment
n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur. Ecoutons Ovide : "Les
commencements d'une intrigue d'amour avec la première princesse
de l'univers ont des agréments inexprimables pour un chevalier
ambitieux" (Ex., l4). Cette opinion est si partagée qu'Agarithe
reconnaît sur ce point bien des circonstances atténuantes è son
amant Hérennius; elle se serait résignée au partage
"Les droits d'une amante dont les prétentions roulent sur la foi n'ont guère d'intérêts è démêler avec les capricieuses faveurs de la première princesse du monde (... ) et quand ses flatteries eussent charmé la vanité d'un jeune homme de son rang, je n'en eusse pas moins été le solide attachement de son âme.' (Ex., 350351) Plus tard, Agarithe dira encore malicieusement
"Le destin qui l'attendait était si glorieux pour lui qu'il aurait dû être pressé par son bon génie d'en avancer les moments. Il avait è charmer la premiere princesse du monde : jugez s'il devait être arrêté par la guerre quand il était si égréablement attiré par l'amour." (Ex., 383) C'est le même motif qui engage Gazul è corps perdu dans l'aventure (25). Mais l'issue de ce genre d'intrigue est exactement inverse de celle, en général favorable, qui accompagne les amours des princes. Les filles de roi ne disposent pas de l'autorité même lorsqu'elles commandent, leurs ordres ne sont pas toujours suivis; ceux même qui sont chargés de les exécuter les soupèsent et en examinent le bien fondé. Julie peut toujours faire rechercher Hérennius qui lui a échappé, et le faire passer pour cri
(25) "Ces bornes étaient resserrées pour un homme qui n'avait pas été infortuné en amour et qui se sentait assez hardi pour tenter les plus grandes entreprises. Mais ce peu de permission venant d'une des plus grandes princesses du monde et qui n'était pas moins considérable par son mérite que par sa naissance était pour moi toutes choses." (GG, 528)

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minel : elle est trahie par Sulpicie qui abuse de son nom (26), par l'officier Gallus (27) et par le capitaine du vaisseau qui ramène le fugitif.
"Il lui était véritablement dévoué, et aurait donné sa vie pour. lui rendre un service essentiel, mais bien loin que ce fût lui en rendre un que de lui ramener un chevalier qui fuyait l'honneur de ses bonnes grâces, on ne pouvait mieux la servir qu'en aidant le fugitif è se sauver Tout bien considéré, l'obéissance qu'on doit aux enfants des souverains n'est que par rapport aux princes leurs pères et doit se dissiper comme une vapeur sitôt que l'intérêt du père y fait quelque opposition." (Ex., '428429')
Assurément, ils ne peuvent, tel leur père, avoir "toujours une raison d'état en poche", comme dit Mine de Villedieu en d'autres circonstances. Que pense l'auteur de la conduite de ses héroines ? Si l'on en juge par les commentaires qu'elle place dans la bouche des comparses, la princesse de Guise ne reçoit qu'un blâme discret de la part d'un roi qui va bientôt la regarder d'un oeil doux (28) malgré sa coquetterie homicide. Za.de est peinte comme une jeune étourdie, souvent dangereuse (29). Quant è Julie, elle est prise sous les feux croisés des censeurs des deux sexes, avec cette différence toutefois que les hommes sont en général moins rigoureux que les femmes dans leurs jugements. Agarithe, on s'en doute, a de bonnes raisons d'être sévère, mais elle l'est moins par jalousie personnelle que parce qu'elle veut défendre la vertu féminine è laquelle la conduite de Julie porte préjudice
"Dès lors qu'une personne du sexe de Julie fait une profession ouverte de galanterie; que sans autre but de satisfaire son caprice et ses désirs, elle se porte è des libertés qu'à peine l'obéissance ou l'esprit de l'hymen peuvent autoriser, elle pourrait avoir les qualités les plus héroîques, qu'elles n'ont plus en elle aucun éclat; et les règles de la bienséance sont si fort sa vertu essentielle que si elles ne servent de fondement aux autres
(26) Ex., 423424. (27) Hortensius se charge de l'éclairer sur les dangers de son obéissance (ibid., '47'). (28) "Vous m'avez tué Givry, Madame (...) Quelque beauté que vous ayez, vous aurez de la peine è voir dans vos fers un captif de cette importance"(DA,207) (29) GG, 525.

 555 
vertus, elles deviennent comme empruntées et méritent à peine la plus légère considération." (Ex., 387) Cette intransigeance n'est pas partagée par tous. Ovide, blessé d'avoir été si tôt remplacé, n'est guère compréhensif et joue le scandalisé, mais Hortensius, tout en déplorant les "faiblesses", n'oublie pas les qualités de caractère
"Elle a le courage ferme, et soutient les remontrances et le courroux de César avec une intrépidité qu'auraient à peine les plus grands hommes de l'empire. Cependant cette âme si forte en apparence cède presque sans combat à l'attaque des moindres charmes" (ibid., 385). Lentulus fait observer que cette inconséquence n'est pas le fait de la seule Julie, et qu'elle la partage "avec les plus grands hommes" première tentative pour dépasser les idées reçues (30). Auguste, après tout, fait de même : ne se laissetil pas surprendre aux charmes de ses sujettes ? Il a même, "sans respect pour aucunes lois", mis sur le trône "la femme de Tibère Héron, encore vivant, et voit naître dams la couche impériale l'enfant dont elle était enceinte d'un autre" (ibid., 386). Gazul mettra une dernière touche au plaidoyer en faisant remarquer, dans un cercle où le comportement de Julie (31) est unanimement blâmé (il s'agit de la Cour de Fez)
"Il est à supposer qu'elle n'aurait eu que des inclinations héroîques si on leur avait donné le temps de se former, et il n'y a pas moins de danger à contraindre un beau naturel qu'à donner trop de licence à un naturel pernicieux." (GG, 530) La princesse qui ne consent pas à se pétrifier le coeur est donc condamnée ou à souffrir mortellement lorsque ses sentiments sont contrariés, ce qui est le cas le plus fréquent, ou à ne connaître de l'amour que des franges incertaines. La coquetterie, le
(30) Ex., 414.
(31) Il s'agit là du personnage historique, si l'on en juge par la référence exacte au texte d'Ovide : "flans les livres qu'Ovide composa pendant son exil, il ne se plaint que d'avoir trop vu; ce sont ses yeux seuls qu'il accuse de ses malheurs, et il est aisé de conclure de là qu'on le perdit parce qu'il pouvait parler, plutôt que pour avoir trop attenté". Ce lignes suffiraient à prouver, s'il en était besoin, à quel point est délibérée l'altération romanesque de la vérité historique, au demeurant bien connue. Mais il se trouve qu'ici le portrait psychologique de la Julie des Exilés peut convenir à ce qu'on sait de la véritable.

 5S6
divertissement, pour lesquels l'indulgence lui est généralement acquise. Mais estce là de l'amour ? Dans cette attitude, pour explicable qu'elle soit, on discerne trop de vanité et en quelque sorte d'abus de pouvoir pour ne pas affirmer que, dans de telles conditions, le jeu de l'amour est faussé. Aucun des deux partenaires n'est libre : l'un est fasciné par la gloire, l'autre fait peser plus lourd qu'une autre femme sa beauté et ses charmes. Et dans le climat d'impudeur forcée où se font les "avances", que devient le mystère 7 Ne parlons p de la délicatesse, avec le partage obligé, la surrection automatique de l'ambition, et finalement l'utilisation du sentiment aux fins proscrites : les sens et l'amourpropre.
Ainsi, bien qu'apparemment, la situation d'un prince et d'une princesse devant l'amour puissent être considérées comme opposées, l'absence et l'excès de contraintes leur assignent les mêmes effets, puisque les barrières, dans le cas des femmes, sont souvent contournées et que, la violence en moins, ces intrigues fallacieuses font lever les mêmes dangers, j nous n'assistons pas, pour les princesses, è des gestes brutaux, il n'en est pas moins vrai que les principes fondamentaux d5 l'éthique du sentiment sont bafoués ou refoulés. On aurait pu 5attendre, après la lecture de Mlle de Scudéry, è voir "les beaux sentiments" demeurer l'apanage des rands, mais il se produit le phénomène inverse : la condition royale fait entrer en jeu tant de passions ou de nécessités étrangères è l'amour qu'elle représente un monde irrespirable pour les adeptes d'une passion sincère et loyale.
Cette passion trouveratelle accueil chez les sujets ? Il lui faudra compter alors avec une autre institution, le mariage.
Le mariage et l'amour.
Comme bien d'autres romancières, Mme de Villedieu a abordé le problème de la femme maiée contre son gré, mais elle l'a fait avec une franchise qui ne se paie jamais d'illusions. Simplement évoqués dans la deuxième nouvelle des Désordres de l'Amour, ces "complaisances douloureuses" qui désignent les souffrances phy

 557 
siques et sexuelles d'une femme violentée, font ailleurs l'objet d'une analyse courageuse. La princesse Ozolande, dans Aloidamie, est prête è se donner la mort plutôt que d'être "violentée dans une action de cette nature " (32). Terentia, chérie d'un mari qu'elle n'aime pas, n'entend pas pour sa part se ranger à l'"honnête complaisance" qui règle d'ordinaire les unions et laisse les coeurs en liberté. Comme Agrippa se fonde sur cet usage pour faire agréer ses feux, elle se rebiffe avec indignation
T?(•• .) la complaisance ? s'écria Terentia. Quoi 7 Sans amour et par le pur effet d'une complaisance toute nue, il faut passer sa vie avec un homme, recevoir ses caresses et... Non, non, Agrippa, cette pensée me fait horreur, et il faut qu'une femme aime son mari ou qu'elle se prépare au pire supplice qu'une âme délicate puisse souffrir." (Ex., 174) (33) Ce supplice est encore plus atroce quand la jeune femme a le coeur "préoccupé" d'une autre tendresse; c'est à quoi serait condamnée Rehecma si Méhémet Lapsi la prenait de force. Albirond tente de représenter au Barbaresque en quoi il consiste
"Songezvous au vide qui reste dans un coeur amoureux quand il demeure persuadé qu'on l'a compté pour rien, quand il voit achever sans lui ce que seul il doit accomplir, et qu'encore altéré de transports et de tendres prénitudes, il s'aperçoit qu'on le traite comme s'il en était rassasié." (NA, 570) Ce point de vue, celui d'Eulalie dans La Prétieuse (34), est loin d'être unanimement partagé. Les cavaliers trouvent leur compte dans cette situation qui abandonne à leurs entreprises un coeur disponible et un corps insatisfait. Le duc de Cuise ne plaint qu'à demi la jeune HenrietteSylvie qu'on promet au vieux Cabrières; il emploie tout son sérieux, dit l'héroîne, "poux' me
(32) Ala., 430.
(33) Quelle différence avec l'héroîsme de PersélideAmatonte, mariée de force à Néphise tout en aimant Muley! "Muley possédait véritahiiment mon esprit et mon coeur. Je puis vous assurer toutefois que je vécus avec le prince de Tarudant comme une honnête femme doit vivre, et que ne voulant rien faire qui fût indigne de mon courage et de ma naissance, je lui laissai l'entière disposition de mon corps." (Poles., II, 57)  Mile de Scudéry, pour sa part, n'aborde pas, sembletil ce sujet délicat.
(34) La Prétieuse, I, 282283.

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faire concevoir quel avantage c'était souvent pour une belle
femme d'avoir un mari qu'elle pût être dispensée d'aimer" (MHSM,
L2). L'intéressée ne fait que rire de cette perspective, dont
Bussy remplit quelques maximes (35). Mais notre romancière éprouve
trop de considération à l'égard de l'amour comme du mariage pour
donner dans ces grivoiseries faciles la dissociation du corps
et du coeur lui répugne; or il reste que le mariage est par défi
nition l'état où pareille monstruosité se pratique impérative
ment, Bien beau encore quand cette forme d'esclavage ne s'étend
pas jusqu'à l'esprit! C'est ce qui arrive à la malheureuse Hache,
promise par ses parents à Gomele. Ce dernier veut se donner les
gants d'avoir, en bon chevalier grenadin, épousé sa femme par
amour; mais la famille prend la chose au sérieux, et oblige la
pauvre fiancée à feindre des sentiments qu'elle ne ressent pas
"Il trancha de l'homme équitable, et dit à son père qu'il ne pouvait se résoudre à l'épouser si je n'y donnais un plein consentement. Ce fut là le comble des violences qu'on me préparait; il fallut que je parusse empressée pour ce que je craignais plus que la mort. Comme Gomele ne voulait pas être persuadé, aucune de mes actions ne le persuadait, disaitil, assez bien. On me faisait des lois d'emportement comme on en fait de modestie au reste de mon sexe, et je pense qu'on les aurait étendues jusqu'à des extravagances si Gomele aussi fatigué de mes feintes que j'en étais lasse n'eût entrepris de les faire cesser." (GG, 597599) Hache et Ozolande échappent à la mort qu'elles envisagent, Madame succombe à son sort, et Mme de Termes est la proie d'une mélancolie (nous dirions de nos jours "dépression nerveuse") qui fait désespérer pour sa vie. Si l'absence d'amour dans les relations conjugales entraîne une femme  l'homme, lui, ne semble pas en souffrir  à la catastrophe, sans doute sa présence, en rétablissant l'ordre de la nature, favoriseratelle l'épanouissement du couple, comme le laissent entendre les romans traditionnels dont c'est là l'heureux dénouement ? Hélas, ce serait trop simple. Presque tous les con
(35) Op. cit., 199201. Parlant de son mari, Climène avoue : "(...) je n'ai rien pour lui que de la complaisance. Avec lui j e vis honnêtement. Je ne l'aime qu'en apparence" (p. 201).

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temporains sont convaincus que le mariage tue l'amour (36), et
Mme de Villedieu se rallie le plus souvent à leur opinion. En
effet, ce type d'union supprime le mystère et surtout engendre
la satiété, le 'dégoût". Cette vérité d'expérience (37) est pas
sée dans les romans dès le XVIème siècle à la suite des conteurs;
on la trouve exprimée dans L'Astrée (opinion de Silvandre), chez
Mlle de Scudéry, où elle ne tient pas une place con
sidérable (38), dans Psyché de La Fontaine (39). C'est un lieu
(36) Bussy écrit : "L'amour n'est fait que de mystère / De respects, de difficultés. / L'hymen est peint d'autorités (...) / Assembler l'hymen et l'acour, c'est assembler la nuit et le jour (..J" (op. cit., 188). Césonie, à qui l'on proposait d'annuler son mariage avec Turnus pour épouser Persandre qu'elle aime, écarta cette proposition : "Césonie disait qu'elle tenait pour certain que le mariage fait mourir l'amour, que pour cette raison elle se contentait d'avoir perdu un amant en épousant Turnus, et qu'elle ne se voulait plus exposer à en perdre encore un em épousant Persandr&'. Même opinion chez Danaé qui préfère conserver un mari amoureux d'une autre, donc plein d'égards pour elle par'ce qu'il se sent coupable, et ne pas épouser Turnus qui l'aime, car elle perdrait tout (Clélie, IV, 1338_13!lO). On nommait l'avis de Montaigne au chap. V du livre III "J'ai vu de mon temps, em quelque bon lieu, guérir honteusement et déshonnêtement l'amour par le mariage; les considérations sont trop autres C...) Le mariage a pour sa part: l'utilité, la justice, l'honneur et la constance, un plaisir plat, mais plus universel, l'amour se fonde au seul plaisir, et l'a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu; un plaisir attisé par la difficulté (...) La libéralité des dames est trop profuse au mariage, et émousse la pointe de l'affection et du. désir".
(37) A propos de l'enlèvement d'Isabelle de Montmor~_ncyBouteville par le comte de Chêtillom, Mme de Motteville note : "Le comte de Châtillon se dégoûta par la possession" (Mémoires, I, 231).
(38) Un fait divers à Carthage. On rapporte l'histoire de deux couples.
Tandis qu'un horrune tombe amoureux d'une Phénicienne "dès le premier instant qu'il l'avait vue (...) avait cessé de l'être aussitôt après ses noces"; un autre "ayant épousé celle qui lui était destinée sans en être amoureux semblait l être devenu depuis son mariage. De sorte que comme cet événement avait quelque chose de singulier et d'agréable, on examina d'abord cette bizarre aventure (Clélie, I, 195196).
(39) L'Amour démontre à Psyché qu'elle a tout intérêt à ne le pas con
naître. "Le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession,
vous ayez toujours de quoi désirer; c'est un secret dont on ne s'était pas
encore avisé." (p. 15't, éd. Pléiade, t. II)  "Mille fois heureuse si elle
eût suivi les conseils de son époux et qu'aile eût compris l'avantage et le
bien que c'est de ne pas atteindre à la suprême félicité. Car sitôt qu'on est
là, il est forcé que l'on descence (...) Son mari, qui sentait approcher ce
moment fatal, ne la venait plus visiter avec sa gaieté ordinaire C...) 'D'où
vient la tristesse que je remarque depuis quelque temps daims tous vos dis
cours I (...) N'estce point que vous commencez à vous dégoûter 7 En vérité,
je le crains; non pas que je sois devenue moins belle; mais comme vous dites
'I.

 560 
commun des moralistes. Pour sa part, Mme de Villedieu y fait
souvent référence comme à une réalité bien connue (LW) "C'est
assez pour rendre un homme détestable qu'il y ait une nécessité
à l'aimer" (JA, 35). Que les jeunes fiancés fassent provision de
tendresses les élans qu'ils manifestent encore vont bientôt se
ralentir. Don Diègue de Ribeira, faisant d'ailleurs erreur sur la
cause réelle de la joie affichée par Gomele et Hache, ne manque
pas de les avertir
"Vous faites bien, mes enfants, de fomenter un violent amour entre vos deux coeurs. Assez de choses s'efforceront de l'éteindre, et quelque provision qu'en puissent faire les gens destinés à se marier ensemble, ils trouvent toujours que l'union conjugale en dissipe plus qu'ils n'avaient amassé." (GG, 588) Mlle de Vendôme n'est pas moins désabusée
"(...) de quelque violent amour dont on se soit précautionné en s'épousant, je conçois que la nécessité a de grands secrets pour en modérer les ardeurs." (JA, 67) Cet érosion de l'amour est si probable que la meilleure vengeance que Caton ait pu trouver à l'égard de son épouse Martia qui aime Hortensius, c'est de la céder à ce dernier en mariage légal! Le mariage clandestin peut paraître une solution acceptable, en ce qu'il maintient le mystère, mais cet avantage ne compense pas la déperdition d'ardeur occasionnée par une possession fré
vousmême, je suis plus vôtre que je n'étais. Seraitil possible, après tant de cajoleries et de serments que j'eusse perdu votre amour ? Si ce malheur m'est arrivé, je ne veux plus vivre'." (p. 156)
(LW) Allusion aux "tiédeurs qui suivent la pleine félicité" (JA, 'f59); à propos de Sébastien et de Xérine : "Tant que la possession fut victorieuse du dégoût, Sébastien se trouva le plus heureux des hommes" (AG, 89). AThianzaïde après son mariage avec Artamber't : "Je trouvais une si grande différence de l'un de ces Artambert à l'autre que je ne pouvais croire qu'ils fussent tous deux la même personne; mais quand je venais à songer de plus que la seule qualité de non amant et celle de iron époux faisaient cette différence, ma douleur et ma confusion augmentaient" (Aic., LtOl). L'expression la plus sobre et la plus cynique du dégrisement se lit dans Les Désordres de l'Amour "La marquise de Termes était très belle, et l'admiration de tout le monde en faisait foi. Mais quand le marquis fut en possession de cette beauté, il lui sembla que peutêtre l'auraitil trouvée dams une personne qui aurait mieux acconodé ses affaires" (p. 86).

 561 
quente et répétée ('41). Il a beaucoup intéressé les auteurs de romans (42) parce qu'il met en jeu des situations où souvent la réalité dépasse la fiction Mme de Villedieu ellemême pouvait parler savamment. Aussi atelle multiplié dans ses ouvrages les couples clandestins : Almanzaîde et Artambert, Xérine et Don Sébastien, Jacques d'Aragon et Thérèse de Bidaure ('43), Isabelle et Don Pedre, HenrietteSylvie et d'Englesac, M. et Mme de Bellegarde, Phronine et Mégabise. Dans l'ensemble, l'expérience se solde par un échec. Pour deux couples heureux, en utopie comme Phronine et Mégabise, ou en fantaisie comme Jacques et Thérèse, on compte trois catastrophes et une incertitude, car rien ne prouve qu'Isabelle et Don Pedre, mariés quelques heures avant d'être séparés, ne doivent pas leur ardeur à l'obstacle. D'Englesac, amant parfait jusque là, s'éloigne de Sylvie dés qu'il peut jouir de sa présence constante : "Il se dégoûta, comme c'est la coutume, et dès que je lui plus moins plusieurs autres femmes vinrent à lui plaire beaucoup" (MESM, 195) ('4'4).
Les "Articles du mariage clandestin" prévoient le danger et tentent dans des vers, par exception fort mauvais, de le conjurer
"Nous, amants que l'amour destine
Au mariage clandestin
Promettons rareté de faveurs clandestines
L'abondance des mets dégoûte du festin. D'aucun amour d'obéissance L'épouse ne suivra les lois;
Et l'époux renonçant à sa toutepuissance,
En figure de dons recevra tous ses droits.
En cas qu'un jour d'époux prétende
Arracher au devoir un tribut de plaisirs,
Il permet à l'épouse un fâcheux de commande,
Un obstacle à propos aiguise les désirs." (AG, 169)
('41) Ce n'est pas l'avis de La Fontaine dans les Contes (1671) : une chose aije à vous dire / C'est qu'en secret il nous faut marier (...) / Un tel hymen à des amours ressemble / On est époux et galant tout ensemble" ("La courtisane amoureuse", éd. Gainier, p. 198).
('42) Cf. particulièrement Les Illustres Françaises, mais ces unions ont été situées dans la classe bourgeoise, mon dans l'aristocratie.
('43) La nouvelle "L'adolescent" (AG, 162 sq.) est entièrement bâtie sur cette donnée, et sert de prétexte à des "Articles du mariage clandestin".
(44) Cf. La RocIiefoucauld : "Il est plus difficile d'être fidèle à sa maîtresse quand on est heureux que quand on est malheureux" (Maximes 331).

 562 
L'hymen détruit le mirage, et la déesse inaccessible est devenue une femme comme les autres. Sur ce point, les "intrigues réglées" ne diffèrent pas du mariage, et subissent le même sort. Iphile s'ennuie près de Cynthie dès qu'il peut la voir et l'entretenir è son gré, dans la retraite que l'imprudente a choisie pour leur intimité. Le malheur estil donc irrémédiable ?
Il ne semble pas. D'abord parce qu'il n'est pas impossible de trouver quelque artifice qui épargne l'odieuse "complaisance". Terentia se force è aimer son mari, espérant que des gestes naîtra le sentiment (5). Pour une femme, en effet, il n'y a pas d'autre solution l'amour conjugal est une nécessité; si elle ne veut pas vivre dans l'aversion de son époux, sa seule chance de bonheur, c'est d'unir l'amour et le devoir. Lorsque Terentia fait des "caresses" è son époux, ce n'est pas mensonge, et Agrippa est bien malavisé de lui en faire la guerre (L6)
"Une femme est si malheureuse quand elle se trouve
forcée è feindre un amour qu'elle ne sent pas que, pour son
propre intérêt, elle doit, autant qu'elle peut, s'exciter
è sentir." (Ex., 17'4)
Bienheureuses celles è qui la fortune a fait don d'un époux qu'elles aiment : elles ont de plus le plaisir de voir qualifier de vertu leurs emportements (7), condamnables et condamnés hors de cette bénédiction légale. Notre romancière eût bien voulu, quant è elle, être mariée, et l'amertume qu'elle manifeste devant
(J15) On a vu (chap. IX, p. 477) que lorsqu'on feint l'amour, il peut se déclarer.
(J15) Mm de Villedieu a sans doute en pensée l'Histoire amoureuse des
Gaules où l'auteur se gausse des caresses que Mme d'Olonne fait è son mari.
(7) C'est le cas de la duchesse de Modène qui se livre è des vengeances sanglantes après la mort d'un époux qu'elle adorait "Heureux est le mortel que des destins amis / Ont daigné partager d'un caprice permis / Et de qui le transport devient une justice. / Quand de ce don du Ciel un coeur est revêtu / Quoi qu'il ose, quoi qu'il chérisse / C'est toujours l'honneur qu'il fait un sacrifice / Mais si d'un sort contraire il était combattu, / Le faible ferait pour le vice / Tout ce qu'il fait pour la vertu."
"La duchesse de Modène avait été prévenue de cette heureuse constellation, et sa chimère était autorisée par la foi conjugale. Elle aurait peutêtre fait pour un amant ce qu'elle fit pour un époux... Mais canine elle marchait sous l'étendard du devoir, ce qui aurait été une fureur criminelle dans une autre conjoncture est un exemple de vertu dans celleci" (AG, 8687).

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la relativité des jugements humains montre assez qu'elle a plutôt éprouvé les malheurs d'une union clandestine que ceux de la vie régulière. Ce n'est pas elle qui partage le préjugé de beaucoup de ses contemporains; elle s'indigne des ridicules usages qui interdisent aux époux quelques gestes d'affection
"Pourquoi cette politique et ces précautions, inter
rompt Terentia ? L'amour conjugal estil un monstre ? Et
n'estce pas une erreur digne de pitié de voir un époux
cacher aux yeux du monde la tendresse qu'il conserve encore
pour sa femme pendant qu'il poursuit ouvertement celle
d'un autre ? L'amour que les dieux et l'honneur rendent
légitime estil plus honteux que celui dont ces mêmes dieux
et ce même honneur défendent la pratique 7" (Ex., 260)
Plutôt qu'une telle absurdité, il est plus logique de
croire à un prétexte inventé là par la légèreté des maris (8).
Mme de Villedieu ne cache pas son attachement et son res
pect pour l'institution conjugale. De fait, si l'on réserve le
cas, peu clair, de la comtesse de Maurienne, et celui d'Alfrede,
primitivement destinée au roi d'Angleterre et qui manoeuvre
pour l'atteindre, cette romancière qu'on dit si libre ne pré
sente, dans tous ses romans, aucun exemple d'infidélité fémi
nine. Nous sommes loin des arrangements auxquels se complaît
Bussy, pour lequel le mari est "l'intendant des plaisirs" de
l'amant comblé. On chercherait en vain pareille faute de goût
dans les oeuvres que nous examinons (9). Précisément, Agrippa,
qui est amoureux de Terentia, tente de proposer ses services
à cette jeune femme qui lutte (50) mais elle refuse jusqu'à
(8) "S'ils établissent dans un temps ce qu'ils abolissent dans un autre, c'est que leur coeur leur inspire avant la possession ce qu'ils ne leur inspire plus quand leurs désirs sont satisfaits" (Ex., 270). (49) Cf. Bussy "L'autre jour près de Climène I Je voyais son mari sans cesse sur ses bras. / Cette belle vit ma peine / Et me dit ceci tout bas / Remets le calme en ton âme / Et sache que l'empressement / D'un mari que hait sa femme I Fait plus aimer son amant" (op. cit., 200). "Bien loin de me mettre en courroux / Contre votre mari jaloux / Je l'aime, Iris, plus que nu vie. / C'est l'intendant de mes plaisirs C...)" (ibid., 171). (50) "On estime dans un époux ce qu'il a d'estimable : on l'aime même, si vous voulez, comme on aimerait un ami fidèle; mais couine cette espèce d'amitié laisse un vide dans le coeur, on choisit pour le remplir un amant discret et sensible, qui, mettant une épouse en tête avec son époux, délivre cette complaisance de cette nudité que vous avez si bien remarquée. On ne
.1.

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cette amitié honnête hors mariage, solution souvent retenue ailleurs (51), et dont le seul exposé la trouble. Si elle feint d'y répondre ensuite, verbalement, c'est afin d'égarer les soupçons et de protéger sa dévotion secrète pour l'empereur (52). Il existe donc des remèdes honorables au supplice intime. Il peut aussi arriver que certaines passions masculines soient si violentes qu'elles résistent è l'épreuve de l'hymen, celle de Pompée pour Flore par exemple
"Il est difficile de définir l'amour dont je suis capable. Il a toutes les violences de la débauche, et cependant, il a toujours été renfermé dans les bornes de la vertu. Il faut un lien conjugal pour arrêter mon coeur, et ce qui est le tombeau des désirs dans tous les autres hommes est l'unique source des miens. J'ai eu des emportements de passion pour Antistie ma première femme que tous les gens de mon age me reprochaient comme la dernière des faiblesses." (AGE, 120) (53) D'autres fois, on voit l'amour naître de l'état de mariage. C'est le cas du marquis de Termes (Sit), d'Alfrede, femme du comte
convertit point cette complaisance en amour, mais on y porte son âme sans répugnance, parce qu'à bien considérer les choses, on trouve quelque justice à la pratiquer. Je ne parle que du coeur, Madame, ajoutaije, voyant que Terentia se troublait; et quand on borne là ses idées, on peut sans témérité leur donner une vaste étendue.' (Ex., 174175)
(51) "Cette si célèbre question", dit Gélasire dans La Prétieuse (I,
298); elle fait l'objet d'un discoure de Sorel publié dans ses oeuvres di
verses.
(52) Si l'on se souvient que Terentia renvoie partiellement à Time de Montespan, il est probable qu'Agrippa désigne l'un de ses amants vers 1667, avant le début de la liaison royale.
(53) Les catéchismes du mariage réprimaient ce type d'indiscipline. Celui du concile de Trente est formel "(Las fidèles) doivent se souvenir continuellement de ce que dit l'apôtre, 'que ceux qui ont des femmes soient cornue n'en ayant point', et de ce que dit saint Jérôme, qu'afin qu'un honnie sage soit le maître de sa sensualité dans l'usage du mariage, ce doit être sa raison et non sa passion qui soit la règle de l'amour qu'il a pour sa femme, n'y ayant rien de plus honteux que d'aimer sa fente avec autant de passion et de dérèglement qu'on ferait une adultère" (éd. 1673, p. 357). Dans Car',nente, on voit Persélide, la reine de Carthage, s'accuser ainsi des malheurs qui surviennent : "C'est moi qui ai attiré le courroux céleste sur ma tête en recevant et en donnant à mon époux des adorations qui ne sont dues qu'aux Immortels" (p. 297).
(51+) "Ii n'avait jamais vu cette personne lorsqu'il la fiança; mais
lui trouvant une beauté parfaite, et plus d'esprit et de politesse qu'on n'en a ordinairement dans les provinces, l'amour qui n'avait pu devancer le
.1.

 565 
Ethevold (56), et de bien des jeunes filles si elles n'ont encore
jamais rien aimé. Enfin, il existe des époux heureux : Artémis
et Iphise, le duc et la duchesse de Modène. Leur destin ne prend
un tour tragique que par suite de d'un tiers ja
loux de leur bonheur.
Mais surtout, Mme de Villedieu est convaincue qu'il incombe à la femme d'assurer la vie du couple, et de s'adapter intelligemment à une situation nouvelle. Une "maîtresse délicate" ne saurait faire une bonne épouse. La première peut exiger d'exercer une sorte de monopole affectif de courte durée, la seconde est une associée. Un amant peut momentanément négliger les soins de sa carrière pour se consacrer tout entier à sa passion, un mari ne le peut ni ne le doit. C'est ce que n'a pas su voir Mme de Bellegarde, véritable responsable de la ruine du bonheur commun, avec ses reproches malséants (56); ce qu'a compris trop tard Almanzade (57), mais ce que Xérine a discerné opportunément (58). D'où cette maxime qui ouvre l'histoire du duc et de la duchesse de Modène
mariage le suivit" (DA, 6869). Ce sentiment n'a rien d'une violente passion, ce qui permettra ultérieurement l'attitude désintéressée que l'on sait.
(55) "Bien que ce fût l'obéissance seule qui eût obligé Alfrede à l'épouser, comme elle n'avait jamais rien aimé, et qu'Ethevold était bien fait, l'hymen fit sur le coeur de cette jeune personne ce que l'amour fait sur celui de quelques autres." (AG, 39_140)
(56) "Que peutil vous manquer quand vous me possédez tout entière, et quelle plus heureuse destinée souhaitezvous que de passer tranquillement vos jours auprès de moi 7 Aije changé de coeur ou de visage depuis que cette destinée faisait tous vos désirs ?" (DA, 87)  C'est ce type de reproches que Mme de Clèves n'est pas sûre de pouvoir taire, bien qu'elle les juge effectivement déplacés : "On fait des reproches à un amant, mais en faiton à un mari quand on n'a qu'à lui reprocher de n'avoir plus d'amour ?" (La Princesse de Clèves, éd. Gamier, p. 388).
(57) "J'avais cru que la possession de ce qu'on aime rendait un homme si heureux que rien ne pouvait plus manquer à sa félicité, et j'ai reconnu par la suite du temps que quand on est amant et prince tout ensemble, il ne suffit pas d'être le mari de sa maîtresse pour être entièrement satisfait" (Ala., '499).
(58) Après avoir dit à Sébastien : "Je vous aime bien sans couronne (...) Faites toute votre félicité d'être aimé de moi comme je fais la mienne d'être aimée de vous, et vous n'aurez plus de souhaits à former", elle retire des "propositions si peu recevables" et s'offre à aider son époux à recouvrer son trône (AG, 1490).

 566 
"Il est des maris si charmants Qu'ils peuvent être époux sans cesser d'être amants.
Lorsqu'une âme tendre a l'adresse
D'assembler les devoirs de femme et de maîtresse,
Ceux d'amant et d'époux s'assemblent è leur tour.
Quand par la loi du coeur une main s'est donnée,
Le ciel n'a pas fait l'hyménée Pour être, comme on dit, le tombeau de l'amour." (AG, 6566) Tout repose donc sur "l'adresse" de l'épouse, qui doit savoir se convertir è temps. Il n'en est pas moins vrai que l'institution recèle en soi de graves dangers. La solution qui empêchera l'amour de mourir, c'est que l'époux demeure amant. Dans cette perspective, on peut concevoir l'idée de supprimer la contrainte majeure du mariage, celle qui fait fuir la passion, è savoir l'autorité è vie, l'indissolubilité. En rendant leur liberté è chacun des époux, on rétablit les conditions vitales du sentiment. Plaidoyer pour le divorce ? Pas tout à fait. Qu'on en juge par la nouvelle intitulée Le Dégoût. Dulcin et Marguerite, qui règnent sur la Lombardie, décident d'instaurer le divorce dans leurs Etats, en se réseivant de le prononcer euxmêmes après audition des plaignants. Marguerite entend d'abord une épouse se plaindre du trop d'ardeur de son mari, la seconde du trop peu; quant à la troisième, elle déplore les effets de la seule légalité, qui éteint la passion c'est Mariáne de Nogaret, qui s'explique ainsi
"La nécessité indispensable de nous aimer nous donnait des tentations continuelles de nous hair (...) Si le caprice ou l'habitude nous arrachait quelques caresses, elles nous semblaient hors d'oeuvre, et on aurait dit que c'était pour nous acquitter d'une corvée que nous nous rendions les petits soins è quoi notre devoir nous obligeait (...) Ce n'est pas contentement pour de jeunes coeurs qui s'étaient attendus è quelque chose de plus fort. On voudrait que les commencements fussent durables" (AG, 2LI1_22). Nogaret criant à qui voulait l'entendre qu'il ferait une cour passionnée è Mariane si elle n'était pas sa femme, on devine la suite. Après avoir changé de vêtement, portant masque, l'épouse métamorphosée séduit le tiède mari. La ruse est fort mal accueillie par ce dernier : "Ce n'est que ma femme", clametil tout furieux! Blessée, Mariane vient donc solliciter d'être délivrée de pareil goujat, d'autant qu'il a le front d'accuser l'auteur de cette innocente pièce d'être une "dissimulée", capable, pour

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s'être déguisée de cette sorte, "des infidélités les plus hor
ribles". Coup de théâtre : à peine les deux époux ontils de
mandé la séparation que cette seule perspective leur fait opérer
une volteface "La nécessité de nous aimer a fait naître notre
antipathie, la liberté de nous hair doit rallumer notre passion"
(AG, 266). Et la romancière de commenter
"Cet époux et cette épouse se reprirent avec autant d'amour qu'ils s'étaient pris la première fois, et leur exemple ayant été suivi de beaucoup d'autres, ils ramenèrent en France plusieurs maris et plusieurs femmes qui renoncèrent au privilège du divorce, et qui publièrent que le désir de changer cesse entièrement sitôt qu'il est permis de le faire." (Ibid., 267) L'humour du dénouement montre assez la part que se taille la fantaisie dans cette narration, sur laquelle nous reviendrons. Il n'empêche qu'elle est construite sur une observation psychologique déjà faite par Montaigne (59) qui y voit le fondement de certaines dispositions institutionnelles de Lycurgue : d'où les lois de Théras. Tandis que la légalité du divorce consolide aussitôt les couples, c'est, dans cette île, l'encouragement à l'adultère qui assure la moralité publique! Expliquonsnous
"Cette idée blesse d'abord l'imagination, repartit
Théras (...) mais je me suis rendu aux raisons dont j'ai
vu les preuves (...) En faisant consister la gloire de nos
dames à charmer beaucoup d'amants et à leur faire faire
souvent des entreprises pour les enlever, nous leur donnons
un amour pour leur propre beauté qui les rend plus aimables
et plus galantes que les autres femmes du monde. Plus elles
ont de charmes, plus leurs pères, leurs maris ou les autres
personnes dont elles dépendent s'appliquent à les conserver.
On ne leur dit point d'un ton sévère si vous abandonniez
votre mari, vous seriez indigne de vivre; on tâche seulement
par mille petits soins à leur faire aimer leur condition, et
ne se trouvant attachée ni par la honte ni par la crainte,
un mari que sa femme préfère à tout autre homme peut s'as
surer qu'il la tient par le coeur et qu'il est véritablement
aimé." (AGG, 405407)
Ce plaisant paradoxe a l'avantage de renverser le sens de
l'autorité désormais dévolue au seul sentiment, mais fondée sur
le mérite des dames, auquel doit obligatoirement répondre celui
(59) Essais, III, 5. C'est le postulat psychologique qui, à l'abbaye de Thélème, tient lieu de règle.

 568 
des hommes. De cette émulation incessante naît une forme d'éga
lité nouvelle, celle des deux sexes devant l'amour. Autre avan
tage : les dames obéiront à leur vocation première, inspirer la
passion par leurs qualités, ce qui rendra leur commerce déli
cieux. Le principe est simple : la suppression des contraintes
légales en instaure immédiatement d'autres, plus conformes à
l'équité. Assurément, l'influence des utopies à la mode paraît
ici sensible, et l'intention divertissante est primordiale. Il
n'empêche que de son premier à son dernier roman, Mme de Ville
dieu n'a cessé de réfléchir à cet aspect des moeurs de son temps,
à en définir les injustices et y chercher remède en essayant
toutes les voies (60).
Celle qui lui paraît la plus correcte, en fonction de l'idée
qu'elle s'est faite de l'amour, c'est le mariage "de foi", bien
connu du vieux rituel français, mais comportant une révocation
possible au simple consentement des parties, sans ingérence de
la Justice. La famille d'Englesac assigne HenrietteSylvie devant
de multiples instances pour faire rompre l'union secrète con
tractée avec le jeune comte; tout cet appareil répugne à la
délicatesse de l'accusée. S'adressant directement à son époux,
elle s'emporte
"Pourquoi plaidezvous contre moi ? N'avezvous pas été toujours le maître de ma destinée 7 Vous avez autrefois voulu que cette destinée fût de passer mes jours avec vous; j'y ai consenti, et ce n'a pas été sans éprouver longtemps si ce discours était sincère. Vous voulez aujourd'hui rompre cette union; eh bien, j'y consens; je ne voulais que votre coeur; le reste ne m'est rien. Mais veuillez devoir ma différence à mon amour. Ditesmoi : 'Je te demande la liberté que notre mariage m'a ôtée; rendsla moi, et je la recevrai de ta main comme une marque de ta passion'. Ingrat, je s4nerai par ce motif tout ce que tu voudras. Viens user de ton autorité, et rien ne lui sera impossible; mais n'emprunte pas celle de la Justice, car s'il faut te céder à tout autre qu'à toimême, je te disputerai jusques à mon dernier soupir." (MHSM, 211)
(60) Les maximes sévères qu'on lit dans PFB (p. 227): "Il n'y a point de traitements d'un mari qui ne soient plus supportables pour une me délicate sur la gloire que le moindre discours contraire à la réputation", sont prêtées à Agrippine, personnage qui sert d'exemple de la vertu orgueilleuse et butée.

 569 
Toute sa vie, Mme de Villedieu restera fidèle à cette conviction. Voici ce qu'elle fait dire à Ariston, lié par serment à Déodamie, mais qu'un autre époux, sacramentel celuilà, revendique coucurremment
"C'est la foi qui fait les mariages, nous nous la som
mes solennellement donnée, et si quelques accidents ont em
pêché l'accomplissement de notre mariage, il est pas
moins véritable devant les dieux." (AGG, 98)
C'est son expérience qui dicte à MarieCatherine Desjardins une profession de foi si pathétique. Jamais Mlle de Scudéry, qui met au demeurant peu de femmes mariées en scène, du moins à titre principal (61), n'aurait pu concevoir pareille audace.
Concluons. En ce qui regarde certains lieux communs comme l'incompatibilité du mariage et de l'amour, la position de Mme de Villedieu s'écarte des vues ordinaires, et révèle une option claire pour une femme mariée, hors de l'amour conjugal, pas de salut. Il ne s'agit nullement d'un précepte de discipline, mais du bilan de confidences douloureuses. Ainsi l'éducation de Mlle de Chartres apparaîtelle comme moins originale qu'on ne l'aurait cru de toute évidence, l'auteur de La Princesse de Cle'ves a repris les conclusions de sa devancière (62). Mais la véritable solution aux drames de la condition féminine, et particulièrement de la condition princière, passe par une libération des usages, entachés d'illogisme et d'iniquité. Le recours à l'utopie atténue et majore tout à la fois, par l'usage de divertissants paradoxes, des revendications qui montent des profondeurs d'une conscience blessée. Les droits qu'elle paraît exiger pour son sexe ne correspondent en fait qu'à l'impérieux besoin de ce climat de respect et de justice qui permet à une femme de mieux s'acquitter de ses
(61) L'union de Lucrèce et de Collatin donne lieu à quelques débats abstraits sur le role de l'amour dans le mariage, sans que les difficultés concrètes soient évoquées; mêmes remarques au sujet de Césonie et de Danaé. Quelques épisodes plus réalistes restent cependant en marge des questions bnflantes.
(62) Une partie du caractère tragique de la destinée de I4ne de Clèves vient du fait que sa mère, par une inconséquence fatale due aux circonstances  l'échec des projets de mariage  et à son caractère "glorieux", a pris la responsabilité ("ne craignit pas") "de donner à sa fille un époux qu'elle ne pût aimer", enfreignant par làmême ses propres principes.

 570 
devoirs. Au premier rang de ceuxci, ranimer la flamme de l'amour,
avec de l'intelligence et du courage.
A ces conditions, l'amour et le mariage pourront peutêtre
cohabiter. Mais il est d'autres réalités auxquelles achoppe le
dieu des coeurs.
Les ennemis de l'amour.
"Deux coeurs bien faits", pour reprendre l'expression de
Bussy, peuvent éviter les dangers de la possession, et, en de
hors du mariage où elle est de règle, il semble que les amants
de Mme de Villedieu aient échappé è ce genre de péril, puis
qu'elle n'en dit rien. Mais elle en signale d'autres. Dès qu'une
femme vaincue et qu'elle manifeste de tendres sentiments,
elle court le risque de voir l'amant conquérant se désintéresser
de l'objet de son succès la "chasse" échauffe, la "prise" "dé
goûte". Ce lieu commun moral, répandu de Sénèque à Molière en
passant notamment par d'Urfé et Pascal, la romancière l'éclaire
par des situations qui échappent à la banalité en ce sens que
l'angle de vue est toujours féminin. Hérennie, avant d'avouer son
amour è Lentulus, est pleine d'appréhension
"Elle me (63) dit, avec un enjouement qui me désespérait, que l'assurance d'être aimé rend ordinairement les amants indolents, et qu'elle a beaucoup de joie de me trouver encore susceptible de crainte." (Ex., 65) La princesse de Trébizonde, moins avisée, a donné spontanément tout son coeur è Emmanuel, son fiancé
"L'Infante, qui l'aimait autant qu'elle en était aimée, n'oubliait rien pour soulager sa longue attente. Elle lui laissait voir dans ses yeux toute la tendresse de son âme; elle étudiait ses regards; elle prévenait les désirs que sa pénétration lui découvrait." (AG, 298)
L'Empereur dit à son fils
"La complaisance de l'Infante atelle porté votre
amour jusques à ce degré, qui en est comme le période, et après lequel il faudra nécessairement qu'il descende ?" (Ibid., 303)
(63) C'est Lentulus qui parle.

 571 
Les conséquences ne se font pas attendre, car
"Pour guérir le plus tendre amant,
Il ne faut que l'aimer tout autant comme il aime;
La tiédeur irrite ses feux,
On en voit cent renaître;
Mais sitôt qu'il se croit heureux,
Il sent qu'il se lasse de l'être.
"Il en arriva ainsi au jeune prince Emmanuel. Il com
mença de s'accoutumer à sa félicité; elle ne lui parut plus
désirable dès qu'elle lui devint familière." (Ibid., 298299)
Malheureusement, ce changement n'ouvre pas les yeux de la
princesse. Une femme commet l'erreur de juger du coeur d'un homme
par le sien; c'est la source de toutes les maladresses que com
mettra Cynthie, dont les attentions touchantes produiront l'effet
contraire à celui qu'elle escompte. Le même mécanisme va jouer,
dans un premier temps, chez l'Infante "Quand on aime beaucoup,
on se flatte toujours de la pensée d'être un peu aimée" (ibid.,
209).
Auguste, sur ce point, se révèle un amant du commun. Terentia remarque en effet : "Que les hommes sont injustes! Le plus accompli d'entre eux devient ingrat ou tyrannique sitôt qu'il se croit aimé" (Ex., 188).
Seule la courageuse et lucide Sylvie, par un effort sur ellemême, retient sa tendresse, joue l'indifférente, et voit alors revenir son amant. Mais d'ordinaire un homme lassé ne revient jamais par amour; c'est l'orgueil blessé qui le rappelle, ou une complaisance nécessaire et souvent tardive, comme c'est le cas pour Emmanuel, pour Iphise, tandis que Mme de Maugiron, par sa tendresse encombrante, prépare l'infidélité de Givry.
On s'explique alors que certaines femmes se réfugient dans
la coquetterie, et tentent d'imiter la carrière de quelques il
lustres inconstantes. Mais la romancière est plus sévère pour
elles que pour leurs homologues masculins. Admettre la légitimité
des menées de la coquette, reconnaître que la fausse mon
naie vaut la bonne, c'est surtout abattre le dernier rempart qui
peut sauver l'amour : la détermination et l'abnégation de la
femme; c'est aussi désaisir celleci de sa vocation (6k). Certes,
(6k) Evidence d'ordre sociologique que Mine de Villedieu ne souligne pas. .1.

 572 
en commettant un certain nombre d'abus de confiance, en jouant la comédie de l'amour, d'autant mieux qu'elle est moins éprise (paradoxe sur l'amoureuse!), une femme n'est pas, en principe, plus coupable qu'un homme. En fait, elle est beaucoup plus dangereuse, comme mieux entraînée è la séduction feutrée, plus riche d'inventions charmantes et plus armée pour la trahison. Mlle de Guise mime admirablement une sincérité insinuante et retenue; Mme de Sauve, comédienne consommée, maintient sous ses lois trois coeurs sincères. L'amourpropre féminin, qui inspire tant de manoeuvres, est plus avide de succès que la "gloire" masculine, laquelle admet l'échec. Une femme ne le tolère pas (65), et s'engage dans toutes les bassesses lorsqu'elle voit une victime lui échapper
"Zulemaïde aimait plus sa beauté que tous les amants du
monde, et elle ne put apprendre sans dépit qu'un coeur sor
tait de ses liens pour rentrer dans d'autres elle résolut
de n'épargner ni oeillades, ni tendres reproches pour rame
ner ce fugitif." (GG, 582)
Mme de Sauve, pour "attacher à son char" le plus d'adorateurs
possible pleure et languit à volonté, et prostitue des charmes ré
servés aux seuls mystères du véritable amour. Encore n'agitelle
pas avec cynisme, et prendelle le soin, en jouant si parfaitement
la comédie de la sincérité, de rendre hypocritement hommage à la
droiture. Mais avec Mme de Montferrier, on franchit un pas décisif
vers l'avilissement, qui consacre la mort de l'amour. Sensualité
et vanité passent au premier plan, tous éléments qui n'entrent
pas dans la composition d'une passion digne de ce nom. Voici comme
se peint ellemême la coquette nouveau style, s'adressant au che
valier de Virlay
"Je ne veux point de votre estime : il faut à ma ten
On lit dans Montaigne : "Nous les dressons dès l'enfance aux entremises de
l'amour; leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur
instruction ne regarde qu'à ce but." (III, 5)
(65) "Un jeune prince fait gloire d'être galant et une victoire amou
reuse lui dorme souvent autant de réputation qu'une victoire sanglante, mais
il n'en est pas de même d'une femme. Elle ne peut faire un pas d'avance qui ne
la charge de tous les frais de l'intrigue, et ce qui ne serait qu'une indif
férence ordinaire d'une dame à un amant devient un mépris injurieux d'un ca
valier à une amante." (AG, 80)

 573 
dresse quelque chose de plus fort; et vous ne sauriez croire
combien on offense une femme quand elle demande de l'amour
et qu'on ne lui donne que de l'amitié. Vos liaisons avec le
marquis de Naumanoir ne vous empêchent de rien je n'ai
point passé contrat avec lui de l'aimer toute ma vie, et si
vous ne devenez l'objet de mon changement, un autre le de
viendra. Défaitesvous donc de vos scrupules et ne vous ex
posez pas à ma vengeance." (Port., )
Enseignant l'art de se garder des peines et de profiter des
plaisirs d'amour, les coquettes ont fait école, et bientôt, faire
leur procès sera instruire celui de toutes les femmes.
"Les dames (... ) s'attachent moins à cette délicatesse de l'amour qu'à sa superficie, et pour prendre trop de plaisir à ce que leurs sens leur en découvrent, elles n'en cherchent point à ce que l'esprit (66) leur en peut découvrir. Comme leur discernement n'est que dans leur caprice, ou dans leur passion (67), il n'est pas possible qu'elles fassent un bon choix. Elles aiment moins qu'elles ne désirent, et désirent moins pour être aimées que pour être désirées. Elles désirent même l'amant pour le plaisir plutôt que pour sa personne, au lieu que si elles n'aimaient le plaisir qu'à cause de l'amant, elles examineraient soigneusement son mérite, et voudraient en être convaincues avant de le récompenser." (Lettres, 8687) Voici comment sont jugées, apparemment par un homme (68), celles qui font "l'ornement du monde", pour reprendre l'expression de Mme de Motteville. De la disparition de l'amour, les femmes sont donc amplement responsables, puisque les hommes, pour les conquérir, doivent "les servir à leur mode". Le règne de la coquette stérilise les coeurs et présage la fin d'une civilisation qui reposait sur l'élévation des sentiments (69). La coquetterie est présentée comme une plaie de la société, mais cette maladie peut épargner certains coeurs bien nés, et ne
(66) Le terme, souvent ambigu, semble recouvrir ici des qualités de coeur, d'intelligence et de jugement. (67) Sens évidemment péjoratif dans ce texte élan aveugle.
(68) Si ces Lettres sont authentiques, le passage cité émane du correspondant de Mme de Villedieu; dans le cas contraire, d'ellemême.

(69) Mile de Scudér'y prononce peu ce mot; elle lui préfère "enjouée",
qui m'a d'ailleurs pas le même sens. Le Fat'ory, écrit en 1664, soit trois ans avant Le Misanthrope, était soustitré La Coquette, mais le personnage de Lindamire, axé sur l'ambition, ressemble assez peu à Céliréme. Mme de Sauve, en revanche, doit beaucoup à Molière. Le terme est très flatteur chez l'abbé de Pure (cf. infra p.579 ) et chez Bussy (op. cit., II, 161).

 5714 
pas mettre en cause le sentiment luimême. Pourtant, une analyse rigoureuse révèle que le pire ennemi de l'amour, c'est luimême.
Le paradoxe de l'amour.
Par toute son oeuvre, Mme de Villedieu, dans le sillage de Gomberville (70), a stigmatisé les effets désastreux de la passion, mais elle n'a pas cru, du moins dans ses premiers romans, que l'amour fût un mal en soi. Pendant longtemps, elle s'est rangée à l'avis le plus souvent exprimé chez Mile de Scudéry l'amour est un multiplicateur de forces dont les effets dépendent de la qualité de l'âme qui le reçoit
"L'amour est une espèce de Protée qui prend toutes les formes que les âmes veulent lui donner. S'il se trouve dans une âme basse, il devient l'auteur de toutes les bassesses qu'elle commet; mais quand il est assez heureux pour rencontrer des inclinations élevées, il se rend le motif des plus grandes actions et le lustre des vertus les plus éclatantes.' (AG, 66) "Il avait pris ce caractère dans l'âme du jeune duc de Modène", mais le caractère opposé dans celui de l'impératrice Marie. Dans Garments, dans Cléonice, la romancière s'attache è en montrer les manifestations glorieuses, ce qui lui permet d'affirmer : "Tous les excès d'amour portent leur excuse avec eux" (Cam., 1148). Car l'amour, même en une nature généreuse, porte aux excès : c'est même sa marque propre, comme l'avait déjà remarqué Mile de Scudéry (71). Dans Cléonice Mme de Villedieu proclame pour sa part
"Quelqu'un dira peutêtre que je suis fertile en effets violents de l'amour, mais je remets ma défense aux reproches secrets du coeur de mes lecteurs, et il est si vrai que cette passion ne peut être justifiée que par son excès qu'on ne serait jamais pardonnable de s'y être soumis si on conservait assez de bon sens pour la renfermer dans les bornes de la droite raison." (Cléon., 538) (72)
(70) Polex., 11, 1407, 768, 769. (71) "Je suis persuadée que lorsque l'amour est plus faible que la raison ce n'est point une parfaite amour" (Clélie, VI, 929). (72) Cette pensée est développée dans les Lettres. "Si l'on peut à son gré régler tous ses transports / Que n'appliqueton ces efforts / A garder
.1.

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Et plus tard : "Un amour qui reconnaît encore des bornes est de toutes les faiblesses de l'âme la plus noble et la plus dangereuse" (PFH, 292).
Estil une passion sans ces élans sublimes qui sont autant de folies ? D'Englesac ne séduit vraiment Sylvie que parce qu'il met son entretien au prix de l'incendie du château de ses pères, de l'humiliation è servir parmi les gens de sa bienaimée; Célidor se constitue prisonnier pour garantir les jours de Cléonice; Birague fait enlever Sylvie, Ponce de Léon se déguise en esclave pour pénétrer au mépris de sa vie dans Grenade ennemie, Givry frise la trahison en desserrant le blocus de Paris pour les beaux yeux de Mile de Guise. Sans ces extravagances un sentiment n'est qu'une paisible amitié qui fait injure è l'amour. Le prince Emmanuel en est le triste exemple. Sachant que l'hymen va refroidir ses ardeurs, il prend les devants et veut incontinent habituer sa fiancée è la "tranquillité" qui sera infailliblement son lot par la suite (73).
Or les folies mènent l'amour è sa perte. Le mariage clandestin de Bellegarde et de sa tante, qui entraîne l'exil et la disgrâce, est générateur de catastrophes. Si encore les yeux des amants s'ouvraient au même moment! Mais tandis qu'un homme se dégrise vite, ne seraitce que par la possession, une femme s'attache de plus en plus. La "science d'amour" a été élaborée sans tenir compte de réalités effectives : la carrière, la faveur vitale è maintenir, et qui obligent è des sacrifices que la délicatesse condamne. Mais l'antinomie interne va encore plus loin. En effet, l'art de faire durer la passion et d'en extraire un
son coeur de surprise 7 / Tant qu'il lui reste assez de liberté I Pour affecter un dehors concerté / Ses désirs sont inexcusables. I Leur seul aveuglement peut les rendre innocents / Et nous ne sommes pardonnables / Qu'autant que notre scour est maître de nos sens." (Oeuvres mêlées, pp. 109110)
(73) "Je n'ai pas cru, Madame, ditil à l'infante tout troublé, que vous reçussiez comme un mépris des marques de droite raison et qui sont toujours des suites infaillibles d'une intrigue déclarée. Je vous regardais comme une femme forte, et je m'imaginais qu'il vous serait plus doux de me prendre sur le pied d'un mari, même avant que d'être ma femme, que d'avoir à changer de manière après l'hyménée." (AGJ 316)

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bonheur suave suppose un éveil constant de l'intelligence et du discernement, une intuition libre de toute contrainte instinctive; pour aimer, il faut donc conjuguer les ardeurs de l'insensé et la prudence du sage. Peuton reprocher à Mme de Bellegarde d'avoir passé le seuil fatal sur les instances d'un homme qui fait d'une folie la preuve expresse de ses sentiments ? La coquette, à tout prendre, en use plus raisonnablement, en tout cas plus logiquement.
L'amour exige donc, pour assurer le bonheur ou même pour
survivre, des comportements contradictoires et incompatibles;
il lui faut, pour durer, consentir à sa propre mort, et à tout
ce qui a fait sa félicité. Une femme se pliera moins facilement
qu'un homme à cette rude loi, et le désir lancinant de conserver
à tout prix les joies passées lui font commettre les maladresses
les plus touchantes ou les crimes les plus odieux; plus vulné
rable à l'amour, plus violente dans son attachement, elle ne
connaît pas de demimesure. Pour une seule issue héroïque, celle
de Xérine, c'est la mort qui résout de dilemme tragique, ou la
dégradation morale. Cynthie, Madeleine de France perdent la vie;
Célie, Mlle de Vendôme, Créon, Phdre, enterrées vivantes dans
des cloîtres sévères, ne subissent pas un sort tellement meil
leur; Mme de Bellegarde se métamorphose en furie, toute à la ven
geance, usant de yens inavouables et d'une dissimulation à
toute épreuve. Son époux, pour se défendre, est gagné par la
laideur des menées dont il est victime et, de perfidie en perfi
die, par un mécanisme implacable, l'amour semble avoir perverti
les inclinations les plus élevées.
Tel est le sort de ceux qui se sont abandonnés aux erreurs de jugement que la passion force à commettre. Mais ceux qui parviennent à les éviter sontils assurés d'être heureux ?
Le véritable amour entretient, pour maintenir la tension nécessaire, un perpétuel déséquilibre intime. A ce sentiment aux ferveurs toujours incertaines, aux retombées sans cesse menaçantes, il faut constamment redonner un nouveau souffle; il faut veiller sur lui comme sur un malade en puissance. Toute choquante qu'elle soit, la réaction du prince Emmanuel n'est pas indéfendable; la muflerie provient seulement du caractère prémédité de

577 
son comportement, et de la ladrerie affective qu'il dénote; mais en soi le point de vue mérite examen
"Il faut prendre de l'amour ce qu'il a d'agréable et
laisser ce qu'il a de pénible; les craintes, les émotions
et les jalousies ont eu leur temps il est juste que la
confiance et la tranquillité aient le leur." (AG, 301)
Evidemment blessée en plein coeur, la princesse répond
"Ah! Seigneur, vous ne m'aimez plus; cette confiance et cette
tranquillité sont incompatibles avec le véritable amour". In
compatibles peutêtre, sûrement épuisantes! Eston sûr, au moins
que le bonheur qu'elles procurent compense tant de peines ?
L'amour condamné.
On observe dans Les Nouvelles afriquaines, une revalorisation incontestable de la tranquillité, qui annonce la valeur emphatique que Mme de Lafayette donnera bientôt è ce terme. Chose remarquable, c'est une amante comblée, tout près de voir se réaliser ses voeux, que Mme de Villedieu choisit pour être l'auteur d'une analyse désabusée de la passion, où la romancière, reprenant les idées qui lui sont chères, les mène jusqu'à leur conséquence logique : l'impossibilité, au moins pour une femme, d'être heureuse par l'amour
"Puisje disposer de mon coeur comme il me plaît ? Et pensezvous que si j'en étais si fort la maîtresse, je ne l'eusse pas empêché d'être charmé 7 Oui, Seigneur (7k), j'aurais usé de cette puissance pour conserver ma liberté (75). L'amour, quoi qu'on nous dise, n'eut jamais tant de charmes qu'une tranquille indifférence; il ne donne que des plaisirs inquiets; c'est une source inépuisable de craintes et de soupçons, et telle est sa fatalité qu'il ne peut cesser d'avoir ce caractère sans cesser d'être un amour parfait." (NA, 578579) Dans ces conditions, l'amour n'est plus qu'un dangereux mirage, une "chimère" (76). Ii promet la félicité, la laisse entre
(7L) Rehecma s'adresse è Mehemet Lapsi.
(75) Cf. Lettres "Il faut faire tout ce qu'on peut pour ne jamais
aimer"... (p. 109).
(76) Hérennie fait le compte des gestes de générosité de Lentulus
.1.

 578 
voir, l'accorde au mieux quelques courts instants, assez pour en laisser durablement le goût exquis. Puis il la retire cruellement, abandonnant è ses ravages les coeurs qu'il a charmés. HenrietteSylvie, qui a fait front è tous ces orages, semble bien élire de plein consentement l'existence "tranquille et assez aisée" qui peut être la sienne dans le couvent paisible de Cologne. Cet adieu è l'amour paraît se confirmer dans Les Annales galantes de Grèce. Théras, délivré de ses alarmes, est maintenant, comme le second Faust, tout entier consacré au bonheur de ses sujets. Evoquant le passé sans amertume, puisqu'il a recouvré sa liberté intime, il s'exclame : "Qu'on est insensé quand on aime, et qu'un homme qui ne trouve pas sa félicité dans sa propre sagesse la cherche vainement ailleurs" (AGG, t425).
Cette profession de foi prend toute sa valeur dans la bouche d'un homme qui éprouva joies, caprices, et inconséquences du coeur; elle représente plus qu'un lieu commun stoicien (77), une conviction profonde, dure leçon de toute une vie (78).
Par cette évolution, Mme de Villedieu relie d'un trait continu l'optimisme de la première moitié du siècle au pessimisme ultérieur, si sensible dans les Maximes de La Rochefoucauld, mais qui ne touchera le roman que plus tardivement. Nous connaissons mieux désormais les antécédents de La Princesse de Clèves, que seule jusqu'ici l'exploration de Dorothy Dallas, bien que limitée è un thème, avait éclairés, et qu'on avait trop tendance è croire surgie tout armée d'une masse enténébrée. D'autre part,
"Vous m'avez essentiellement arrachée è la mort où me fureur me livrait; la liberté de non frère est une grène réelle; les biens que vous m'avez rendus sont des biens affectifs. Votre amour n'aura peutêtre pas la même solidité; c'est une chimère que le temps dissipera sans votre permission; mais par une manie que j e ne puis vaincre, la chimère plaît è non coeur plus que la vérité." Trois ans plus tard, Molière dans Les Fermes êcwantes, joue sur le mot "chimère" è propos de Bélise (II, 3). La réaction de cette dernière étiaire le sens péjoratif du terme.
(77) "Quand on cherche sa satisfaction ailleurs que dans soimême, il est bien difficile de la trouver" (Ala., 116). Mais cette maxime s'applique aux vicissitudes de la faveur.
(78) Dans ses Lettres (pp. 141'42), Mme de Villedieu exalte l'amitié aux dépens de l'amour et déplore d'en avoir connu si tard les douceurs.

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nous constatons que la romancière, dans le choix des sujets
traités, a pris le relais d'Honoré d'Urfé, de Mile de Scudéry
qui, bien que de façon encore abstraite, définissent les ques
tions qui passionnent leurs contemporains théories de l'amour,
platonisme adapté à la morale de la gloire, rôle et caractères
de la passion, dont on souligne en général l'aspect légitime et
fécond (79). Mais c'est le roman de La Prétieuse qui, par ses
incidences concrètes, prépare le plus directement la réflexion
de la romancière, car il met en évidence le fossé qui s'est
creusé entre la morale théorique et les moeurs; par les révoltes
qui s'y font entendre, il ne permet plus de disserter dans le
vague. Cependant les amies d'Agathonte apparaissent à la fois
plus téméraires et plus timorées que Mme de Villedieu. Unani
mement, en effet, elles couvrent d'opprobre le mariage qui se
conclut presque toujours sans amour, et leurs réquisitoires,
réalistes et circonstanciés (80), sont d'une violence inouTe.
Mais d'un autre côté, outre que les débats font toujours droit
à l'adversaire (81), on observe que les plus déchaînées sont
aussi les plus strictes sur la morale conjugale (82) C'est
pourquoi leurs audaces ont surtout valeur de défoulement (83);
même si elles nous apparaissent comme prophétiques (8L), ce ne
(79) Cf. Cllie, II, 1052105k; III, 193215, etc. C'est également la
tendance du Dialogue.., de Sarasin et du Discours sur les passions de l'csnour, et bien sûr de toutes les oeuvres inspirées par L 'Astrée.
(80) On connaît celui d'Eulalie (I, 282283, éd. Magne), mais il faut y ajouter celui de Philiciarie (II, 1) et surtout de la sage Sophronisbe (II, 3233).
(81) Après les "dégoûts" du mariage, les "ragoûts" (11Ième partie).
(82) Eulalie (I, 325), Mélanire (I, 328), Sophronisbe (I, 303). On condamne le mariage clandestin comme une cornnodité iwnorale (II, 53, 157) "mariage mariné".
(83) Mariage à l'essai, limite à un an, au premier enfant, divorce du consentement des parties, transfert des plaisirs en cas d'infidélité, etc. (cf. II, 23'41).
(8) "Ce qui semble inutile dans cette ruelle et dans notre conversa
tion pourra profiter à nos neveux et servir de loi à d'autres siècles (...)."
Pour le présent, elles contrent qu'elles sont "sçavantes" des maux qu'elles souffrent, ne les embrassant "ni par stupidité ni par ignorance" mais "avec connaissance et courage" "c'est en honorer l'esclavage, c'est en dorer les fers (...)" (II, 18).

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sont guère que des vues de l'esprit (85). Pour elles, le mariage est "un mal incurable", qui ne laisse le choix qu'entre l'héroîsme (86) et le refus. Assurément, bien des positions de Mme de Villedieu procèdent des analyses des précieuses : condition de la femme mariée, tolérance è l'infidélité (87), horreur des complaisances conjugales, et même fuite en utopie. Mais ses vues sont moins fantaisistes et s'inscrivent dans les moeurs des cours, que la romancière connaît bien, ne fûtce qu'indirectement. Des précieuses, elle n'a gardé que l'esprit général, consécutif à la prise de conscience qu'elles paraissent bien avoir déclenchée. Un seul passage des Galanteries grenadines condense avec vigueur les longues discussions de l'abbé de Pure. La jeune Hache, qui a demandé l'arbitrage de la Reine dans le conflit qui l'oppose è ses parents, élargit le débat et s'insurge non seulement contre les rigueurs de l'obéissance è leur choix, mais contre le sort de la femme, quel que soit son état
"Il semble que le nom de femme traîne après soi des dépendances continuelles. On les éprouve de la part des parents quand on est fille. On en souffre souvent de plus rigoureuses quand on change de condition; et quelle que soit
(85) "Vous avez, reprit Tanatime, expliqué tous les moyens de jeter le joug, de reprendre la liberté, de contenter vos désirs et tous ces moyens ne sont qu'imaginaires et audelà de toute exécution". Rivées aux usages, tributaires de leur réputation, les femoes auraient d'ailleurs "honte", fait observer Eulalie, d'obéir à une loi qui les libérerait (II, 3738). La seule Didascalie cherche è "travailler à la liberté de son sexe", en "dépossédant" l'autre (p. 286 sq.), mais ses "imaginations d'empire, d'élévation et de justice" sont tournées en ridicule (p. 280).
(86) Conclusion tirée par Mélanire "(...) une honnête femme ne doit pas avoir égard aux défauts de son mari comme si la justice pouvait les punir, l'imitation pouvait la venger; mais son courage et sa vertu doivent la faire agir cosine à l'égard d'un mal incurable (...) qu'elle a assez de force pour supporter, assez d'esprit pour dissimuler, assez de fermeté pour y résister, assez de bonté pour le souffrir, et assez de charité pour le pardonner" (I, 328329).
(87) En reconnaissance du passé "Le prix de ce premier amour, le mérite de ces premières ardeurs, le courage qu'il aurait eu de s'exposer è l'engagement du mariage ne peut se payer par tous les efforts de la vie ni par toutes les peines qui l'accompagnent. C'est le point de vue d'HenrietteSylvie. Cf. chap. VIII, p. 52. Mais l'ensemble des causeurs admet, avec Géname, qu'un mari est autorisé à délaisser une épouse vieille et enlaidie. Pour Mine de Villedieu, comme pour La Bruyère (IV, 36), une laide peut se faire passionnément aimer. Cf. AGG, "Histoire de Déodamie".

 581 
enfin celle où une femme est assujettie, la bienséance (88)
a pour elle des bornes si resserrées, qu'à proprement parler
sa vie n'est qu'un honnête esclavage." (p. 583)
Ce dernier terme se retrouve souvent dans La Prétieuse, et Mme de Villedieu n'apporte ici rien de nouveau si ce n'est la fermeté limpide de la formulation. Bien qu'elle ne s'obstine pas sur le sujet et qu'une révolte de ce genre soit unique, elle assure l'acquis et conserve l'orientation d'attitudes désormais répandues dans l'aristocratie.
Ce qui est plus original ici, c'est l'étude de l'amour, que les précieuses n'ont envisagé qu'avec un optimisme sommaire, telle une panacée, et surtout à travers le filtre d'une intelligence réductrice. Pour elles, l'amant heureux baigne dads la félicité (89) et si son amour n'est pas partagé, ce qui alors ne saurait se nommer amour, il est aisé de se dégager puisque tout sentiment est volontaire. La formule idéale est appliquée par la coquette, experte, raffinée et généreuse (90). On voit donc quelles modifications de perspective a apporté sur ce point l'oeuvre romanesque de Mme de Villedieu. Se dégageant à la fois des scrupules normatifs et de l'indignation gratuite, elle est partie des faits, de son expérience, et a tenté, dans sa quête de bonheur, d'asseoir des vérités psychologiques simples. Il s'est trouvé que leur dynamique propre conduisait à la condamnation de l'amour, dans l'impossibilité de s'y soustraire.
(88) Il y aurait toute une étude à faire sur les bienséances dans les romans de Mme de Villedieu; quand les femmes s'y soumettent, c'est toujours malgré elles. Une des plus choquantes habitudes consiste à cloîtrer une jeune fiancée, tandis que son futur mari se divertit librement. Gomele avait envisagé ses fiançailles plus équitablement "Je trouverais de l'injustice à vous soumettre à des lois que je ne veux point observer", déclaretil à Hache. "Couine je veux être galant avec toutes les femmes, je vous permets d'être enjouée et divertissante avec tous les hommes qui vous inspireront cette humeur" (GG, 587).
(89) Cf. I, 273. L'amour est d'ailleurs le seul "ragoût" qui puisse faire "avaler le mariage" (I, 113).
(90) "La coquette (...) a l'art de contenter les coeurs et de ravir les esprits. Elle sait aimer et se faire airier, allumer des flammes et puis s'en consumer (...) Elle aime d'une façon particulière et toute ravissante qui, outre les plaisirs du raffinement et des ragoûts de l'art, élève l'idée de l'amour et fait airier tout autrement que les autres." On mesure le chemin parcouru en moins de vingt ans l'évolution sémantique du mot porte témoignage de la dégradation des moeurs (cf. II, 101).

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Ce faisant, elle ne saurait être qualifiée de féministe.
Outre l'anachronisme du terme, la signification ne peut corres
pondre aux conclusions d'une moraliste qui a fait de l'amour la
vocation de la femme, et fait peser sur ses épaules toute la charge
de l'improbable salut. Sans doute une sorte de "conscience de sexe"
l'atelle aidée souligner les divergences irréductibles qui sé
parent la psychologie d'un homme et d'une femme amoureux, diver
gences qui contiennent en germe des catastrophes fatales ou des
tourments endémiques. Ce pessimisme est au demeurant fort résigné;
s'il est en général tout humain, fondé sur le compte des peines et
des joies, il s'élargit au moins une fois sur une perspective reli
gieuse, ce qui enfreint les conventions ordinaires du roman. Pompée
a perdu Flore par maladresse et déclare
"Je puis dire n'avoir jamais passé de temps plus heureux que les
cinq ou six premiers mois de cette intrigue; mais il n'y a pas de féli
cité durable icibas et l'homme oublierait la fin pour laquelle il est
né si la sage prescience des dieux ne détrempait ses plaisirs de quel
ques peines." (91)
Ce pessimisme a mûri lentement. Il est né de la confrontation
des conditions du bonheur par l'amour avec la réalité des moeurs
et celle des aspirations passionnelles. Méprisé par les Grands qui
le dénaturent et le ravalent au niveau de leurs caprices brutaux,
l'amour ne s'épanouit pas pour autant dans le coeur des hommes or
dinaires, car ses exigences brûlantes tournent le dos aux préceptes
qui le feraient vivre. Ce dieu aux yeux bandés égare ses adora
teurs et les conduit des gestes irréparables, quand ils n'épui
sent pas leurs énergies en jalousies et soupçons débilitants. Pour
survivre, l'amour devrait mourir à luimême : or le temps n'est
plus oÙ ce langage héroîque peut encore être entendu.
(91) AGH, 125. Cet ouvrage est dédié au Roi : estce la raison de cette pieuse remarque ? Mme de Villedieu n'est pas coutumière de ce genre de servilité.

L'ART ET LA VIE

CHAPITRE XI
LA SOCIETE CONTEMPORAINE
IMAGES ET OBSERVATIONS MORALES
L'importance considérable de l'idéologie dans l'oeuvre de Mme de Villedieu peut con dure è douter de ses qualités de romancière. Or si l'on entend par ce terme l'art de créer la vie, la lecture des quinze romans qui font l'objet de notre étude est pleinement rassurante. Cette vie, l'auteur la fait surgir de la peinture des moeurs contemporaines, et lors même qu'elle s'aventure dams le passé ou les pays lointains, elle la fait jaillir par ses dons de conteuse et les qualités de son style.
Images contemporaines
L'aire romanesque est ici très large la Cour, la ville, mais aussi la province et l'étranger. Il s'ensuit, en dépit d'une certaine homogénéité du milieu social, une géographie humaine passablement diversifiée; mais elle n'intéresse guère qu'une même époque, la France du XVIIème siècle, avant 1680. En vertu du principe de la permanence des manifestations du coeur, les intrigues amoureuses se déroulent dans un climat de galanterie que nous avons perçu; mais il se trouve qu'elles sont inséparables d'un cadre qui leur donne l'e>dstence et leurs marques propres; elles sont aussi conduites selon des habitudes mentales bien particulières et souvent par des acteurs qui ont laissé derrière eux des traces indélébiles de notoriété publique. Dans ces conditions, l'exposé des

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relations passionnelles entraînait la présence d'une vie sociale
assez intense, reconstituée dans les lieux mêmes où elle s'épa
nouissait. Elle représente beaucoup plus cu'un décor. C'est un
réseau de liens enchevêtrés liens du sang, de l'amitié, de l'in
térêt, des obligations; inimitiés aussi, dont le déterminisme pèse
avec force sur la destinée. Les peindre comme ils sont, telle ap
paraît la démarche d'un auteur soucieux de toucher un public émi
nemment curieux de sa propre image.
Les lieux et acteurs contemporains ne portent pas, dans un premier temps, leur identité véritable. Au début de sa carrière, Mme de Villedieu demeure prisonnière des conventions qui régissent l'évocation des villes, palais, jardins. La transposition régulièrement pratiquée dans les romans invite à décrire Paris sous le nom de Fez (Alcidamie, Les Galanteries grenadines), dûton y reconnaître clairement la Seine (U, l'île de la Cité, la rue Dauphine, et la statue de Henri IV sur le PontNeuf qui, lui, garde son nom (2). Ailleurs, Paris sera Syracuse, déchirée de guerres civiles (Carrnente) ou plus abstraitement "cette ville fameuse" dans Lisandre. Neuchâtel, c'est "le pays de Cléonice". Des périphrases non moins impératives enveloppent des réalités trop modernes pour ne pas trouer un tissu intentionnellement exotique Mlle Desjardins reprend à Madeleine de Scudéry l'expression "maison de vierges voilées", ou "de vestales" pour désigner un couvent, dans les romans qui se déroulent à Rome, en Sicile ou en Grèce. Plus personnelle et amusante pour nous, la conversion du Bureau d'adresses en "Bureau des esclaves" dans Les Exilés (p. 156). A titre de survivance, des descriptions chiffrées avec précisions numériques s'étendent sur les merveilles monumentales de la capitale : le palais du Luxembourg (3), l'abbaye SainteGenevière (f4)
(1) "(...) le grand fleuve qui passe au milieu de Fez" (Ale., 8'4).
(2) "(...) le PontNeuf, sur lequel est élevée la figure équestre du grand Haly" (ibid., 85). Sur le palais de la Cité, le PontNeuf luimême, la rue Dauphine, cf. ibid., 8586.
(3) "Il peut se dire du dessin des meilleurs architectes de notre siè
cle." La description détaillée occupe huit pages façade, pavillons, galerie
de peintures ornée des oeuvres de Rubens ("(...) celui des peintres de notre
temps qui ordonnait le mieux les histoires qu'il peignait et qui inspirait le
.1.

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la place Royale (5), la Sorbonne (6), la place Dauphine (7). Mais la mode de ce procédé passée, Paris, la Cour et la ville vont entrer sans fard dans le roman. De plus, les descriptions sont complètement abandonnées : les lieux sont censés connus, voire familiers, surtout dans les oeuvres dédiées è Mme de Nemours qui garde en sa mémoire jusqu'au moindre recoin des résidences royales. En revanche, ces palais vont s'animer d'une foule de figurants réels.
La Cour et la ville.
Les décors princiers sont ces châteaux de la Couroniie toujours visités par un jeune Roi avide de divertissements : Fontainebleau est plus spécialement affecté au Journal amoureux et aux Désordres de l'Amour qui se déroulent sous les Valois; SaintGermain revit dans Les Désordres et Les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Moliere, ainsi que le Louvre (DA), les Tuileries (DA), le château de Madrid (DA), le palais d'Orléans (Luxembourg) (MHSM), le château de SaintCloud (Port.) et le "petit parc de Versailles" (MHSM). Simplement mentionnés, ils doivent aussitôt se présenter è l'imagination des lecteurs. Ne seront notées que les particularités qui joueront un rôle dramatique : la grotte è miroirs de Fontainebleau, le balcon de Mme de Montausier è SaintGermain, les portes qui ouvrent sur la terrasse du premier étage,
plus de vie è ses figures"), statues, portique, chapelle ("mosquée"), bibliothèque, jardins de Le Nôtre ("le plus intelligent jardinier du royaume"), bassins, parterres, cabinet des médailles, et chambre basse è transmission diagonale et secrète de la voix (pp. 8492).
(4) "La grande mosquée forimée par le premier roi mahométan du royaume de Fez qui est enterré dans cette mosquée avec la reine sa femme" (p. 94). Les tombeaux de Clovis et de Clotilde y étaient en effet vénérés au XVIIème siècle.
(5) Paroi les places publiques, "l'une appelée la place Royale a près de soixante et quinze toises en carré, et est entourée de vingtquatre rnaginifques palais où logent les grands du royaume" (p. 84).
(6) "C...) un gros dôme rehaussé d'or sous lequel le plus saint de nos rois è planté le siège de la théologie" (pp. 939lt).
(7) "La place Princesse est faite en triangle, et environnées de maisons particulières faites de briques liées avec des chaînes de pierres et couvertes d'ardoises."

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et qu'on peut confondre la nuit, la salle voûtée du Luxembourg (8).
Toute la vie se concentre sur les relations humaines, passées ou présentes. Dans le passé, les rois et reines, acteurs de premier plan, occupent le devant de la scène; dans le présent, c'est l'inverse ils jouent les utilités et avec HenrietteSylvie, avec Naumanoir, nous allons être associés, au fil du récit, è la vie quotidienne des gentilshommes et dames de la capitale. L'auteur ou le libraire  par prudence, a bien biffé quelques noms (9); la plupart demeure. Apparaissent surtout ceux que pare le prestige de leurs fonctions et leur réputation galante SaintAignan, le premier gentilhomme de la chambre qui dirige Les Plaisirs de l'l5 enchantée (10), le marquis de Castelan, major du régiment des gardes (11). La ReineMère est plus que nommée elle intervient dans les événements comme amie de Mme d'Englesac, et le lecteur la découvre sous un jour familier (12). Il en est de même du duc de Guise, qui conformément è sa réputation de paladin fait la cour à Henriette, è peine dégagé de la comtesse du Bossut (13) dont les espérances viennent tout juste d'être déçues. Les Lorraine, par le duc (1k) et le prince de Salmes, au rôle important, ne manquent pas à l'appel, non plus que les Condé, par le marquis de SaintEtienne, "capitaine de M. le Prince" (15). Henriette, passant pour le prince de Salmes, fréquente au palais d'Orléans chez les filles de Madame elle y rencontre le chevalier de Lorraine, le marquis de Villeroy, le Prince de Monaco, le "galant Benserade" (16); elle
(8) Cf. cidessous, p.613.
(9) Sans doute ceux de personnes encore vivantes. Il semble qu'on puisse restituer Gourville, assez ma3.jnené (ibid., 75), Condé (98), le président Fieubet (212), le duc de Guise et la comtesse du Bossut (1148 et 3144).
(10)Ibid ., 93 sq.
(11) Héros d'une anecdote, ibid., 201 et 2147.
(12) MHSM, 30, 41, 51, 113.
(13) Ibid., 346.
(1'4) "M. de Lorraine, dont on avait fait le traité à SaintJean de Lux, vint joindre le roi en poste à Avignon." (Ibid., 40); cf. encore p. 142.
(15) Ibid., 52.
(16) "(...) que Votre Altesse aime tant" (ibid., 101).

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est reçue chez la belle Mme du Lude, chez Mile de Fiennes (17).
Invitée par le Roi à qui il avait "pris envie" de "donner un nou
veau régal aux dames qu'il mena à la plaine de Trévers, vêtues en
amazones" (18), elle assiste à la revue qu'il passe en l'honneur
du Prince de Florence (19) et à la réception de l'ambassadeur de
Moscovie (20) où resplendissent toutes les beautés de la Cour (21).
De la Cour à la ville, il n'y a qu'un pas. Admise dans l'in
timité de Lionne, Henriette fait la connaissance du Grand Prieur,
du maréchal d'Albret (22), du maréchal d'Estrées et de leurs con
vives (23). Un jour, le duc de Guise la prend sous sa protection,
dans son hôtel; de là, elle peut se rendre au Val de Grâce et sur
prendre la ReineMère à ses dévotions (2k); ce qui ne l'empêche
pas de connaître, certains jours de détresse, l'anonymat des "lo
gis bourgeois" et de "l'hôtel de Hollande' (25); de louer en se
cret, chez Blavet (26), une chaise de mauvaise qualité pour fuir
à Avesnes, tandis que le vrai prince de Salmes descend dans le
luxueux hôtel de Brissac (27).
Paris de jour se double de Paris la nuit. Dans les rues du Marais,
chez un chartier du port, près du PontMarie, la baronne de Saint
de Fer et Mme Féronne, déguisées et sans suite, se rendent dans
(17) MHSM, 101. Fille d'honneur de Mademoiselle. (18) Ibid., 107. (19) Ibid., 203. (20) Ibid., 201. (21) Ibid., 208. (22) Ibid., 200. (23) Ibid., 183. L'auteur fait allusion à la "belle maréchale" (lLt9), expression qui désignait souvent alors Mile de Grancey, favorite de Monsieur. (2L) HenrietteSylvie se lance dans un plaidoyer "qui eut la grâce de la nouveauté et produisit quelque chose de bon, car la Peine s'en divertit. Elle dit en souriant à toute sa suite que c'était l'action d'une amante tendre et fidèle. Cela donna la hardiesse à une partie de ses filles de dire quelques mots en ma faveur, et enfin à Sa Majesté ellemême de bonnes dispositions à me faire grâce" (ibid., 1461Lt7). (25) Ibid., 87, 190. (26) Ibid., 190. (27) Ibid., 136.

 590 
des lieux suspects. Henriette qui, pour sa part, se fait un jeu
de courir après son volage époux, entre par surprise chez une
grande dame qui devient son amie; voit son carrosse attaqué par
trois hommes apostés par un jaloux, que le guet arrête; rôde sous
les portiques de la place Royale, oÙ elle est galamment invitée
è faire "deux tours de galerie", interrompus par l'arrivée, "aux
flambeaux" d'un illustre résident, le duc de Richelieu (28). La
narratrice fait défiler quelques personnages pittoresques ou ridi
cules de la capitale : Desbarreaux (29), le chevalier Du Buisson
(30), des jeunes gens bientôt fauchés par la guerre de Hollande,
le marquis de Villars (31), le jeune comte Deschapelle (32). Il
est impossible de noter tous les noms cités. Peu importe, d'une
certaine façon, que l'érudition parvienne è prouver l'existence
historique de tous. Ce fourmillement de personnages marquants crée
une impression d'intense activité mondaine, rend possibles toutes
les rencontres, tous les coups de théâtre dus è la faveur, aux re
lations, ou aux brusques disgrâces "les mystères de Paris" ne
datent pas d'Eugène Sue.
Dans Le Portefeuille, reviennent les promenades è la mode
préquntait HenrietteSylvie : le Jardin es Simples et son labyrinthe, le Luxembourg, mais aussi Vincennes, le bois de Boulogne. L'oisif Naumanoir flâne è la foire SaintGermain, et, le dimanche, se rend è des rendezvous galants aux Minimes, la paroisse élégante du Marais. Le soir, il retrouve ses amis chez Frédoc, près de l'Opéra, et profite des dernièresjournées d'automne è SaintCloud (33).
(28) Il rentre è Paris chaque printemps après avoir passé l'hiver en Provence (MHSM, 259 sq.).
(29) Ibid., 200.
(30) Ibid., 279 sq.; cf. chap. II, p. 91.
(31) "(...) qu'un coup de mousquet" tuera "devant DandermDnde" (sic) (ibid., 189).
(32) "Vous pouvez vous souvenir que nous avions fait partie d'aller vous
voir dans le temps qu'il est mort" (p. 275). Cf. chap. II, p. 93.
(33) Cf. chap. VI, p. 316.

 591 
L'actualité parisienne.
Tout aussi prenante est l'émergence continuelle de l'actualité, qui aide à localiser et dater les événements rapportés. Grands moments historiques, mais vus par une héroïne qui n'en perçoit que quelques bribes, et qui d'ailleurs est agitée de bien d'autres soucis. Le passage de la Cour à Avignon, en route pour l'île de la Conférence, qui se prolonge en raison du refus du gouverneur d'Orange de démanteler sa citadelle, n'a pas d'effet plus clair que de permettre à HenrietteSylvie, détenue dans un couvent de la ville, de s'échapper à la faveur de l'ouverture dxteptionnelle des portes, pendant le séjour de Sa Majesté (34). L'avance des troupes françaises entre Sambre et Meuse (35), le siège de Cologne (36) ne méritent attention que parce que ces opérations retardent le voyage de la petite troupe qui espère enfin trouver le repos dans un couvent de la cité rhénane. Le comte de Monterey, qui, au même moment, tient dangereusement en échec le duc de Luxembourg, n'est nommé q parce que l'héroïne comptait bien sur son appui dans ses misères de procédure, et que le malencontreux mariage d'une fille qui lui "appartenait" est venu rompre ces mesuries (37). La guerre de Dévolution sépare les amants; Signac meurt à Lille, mais c'est le confident tendre qu'HenrietteSylvie pleure, et non le héros. D'Englesac s'illustre en juin 1666 dans une bataille navale qui oppose l'Angleterre et les ProvincesUnies, sauve la vie au Prince de Monaco (38), mais il s'agit
(34) MRSM, 39, 45, 46.
(35) Ibid., 349. Le baron de Roste, qui doit guider les voyageuses, est
immobilise "au pays d'entre Saithre et Mense où il avait une maison, et où il
fut obligé de demeurer pendant le passage des troupes, de peur que malgré les ordres que les officiers s'efforçaient de donner, les coureurs ne fissent quelque violence" (ibid., 369370).
(36) "Les habitants de cette villelà ayant refusé leurs portes à leur Electeur qui est aussi prince de Liège, il s'appuya du pouvoir du roi de France qui lui avait promis du secours et résolut de les faire ouvrir de force. (...) Cela fit une guerre aux environs de Cologne qui en rendit les approches très dangereuses pour des personnes comme nous" (ibid., 306).
(37) Ibid., 298.
(38) Allusion aux causes secrètes qui ont motive l'engagement "de ces deux illustres volontaires" qui, conma d'Englesac l'exilé, combattaient pour .1.

 692 
seulement de rendre plausible le bruit de sa mort dans ces "actions effoyables". La déroute du général de Marsin n'est mentionnée que pour expliquer le retard de dTEnglesac, qui participe à la poursuite du vaincu de Lille (39). Ce dernier d'ailleurs se répand en courtoisies à l'égard d'Henriette (140) et la reçoit "généreusement dans sa belle maison de Modave" (41). Dans Le Portefeuille enfin, le passage de la Grande Chaussée par le duc de Luxembourg n'entraîne que l'obligation d'aller faire sa cour à SaintGermain et à Versailles (p. 22) (142).
La vie parisienne est aussi marquée par l'actualité judi
ciaire le procès de Foucquet ('43), la difficile succession
de DeslandesPayen dont Henriette essaie d'attraper une miette
(1414), l'actualité mondaine surtout. La mort de la. Duparc ('45),
celle de Chapelain (146), celle de la comtesse de La Suze, dont
l'auteur, à titre d'hommage, publie la dernière élégie encore
inédite (147), la naissance de M. de Valois (148), la fuite de la
une "gloire mêlée de quelque autre chose" (160161). Ces deux beauxfrères ont la vie perturbée l'un par le penchant du roi pour Mme de Monaco, l'autre par sa passion pour Madame.
(39) Ibid., 195.
('40) Ibid., 299. De Marsin, depuis la Fronde où il avait épousé le parti des princes, e erçait un commandement dans les troupes espagnoles.
('41) Ibid., 298. Elément autobiographique, cf. chap. II, p. 97.
('42) On remarquera la différence qui sépare Le Prince de Condé de Boursault et ces oeuvres adroites ui évitent tout morceau rapporté, laissant de côté les compterendus militaires.
(143) Simple allusion à propos di"Sieur de G... qui s'était retiré à Bruxelles depuis la disgrâce de M. Foucquet, surintendant des finances" (MHSM, 7'4).
(4'4) Ibid., 27'4. Moe de Nenours nomme cette famille dans ses Mémoires.
Mme de Villedieu les apparente aux d'Englesac (r Boèsset).
('45) A propos des Plaisirs de 1 'tle enchantée. "Puis le printemps vint c'était la pauvre Duparc qui le représentait" (p. 95). Marquise tuparo était sorte en 1668, mais sa brusque disparition, dans des circonstances obscures, laissait encore des traces dans les mémoires.
(46) Ibid., 63. "Le pauvre Chapelain est sort et 000 n'a pas voulu le laisser partir sans compagnie." Chapelain mourut le 22 février 16714.
(47) "La pauvre comtesse de La Suze était malade d'une maladie dont elle ne pouvait guérir, et (...) on la regardait canne morte. Sans mentir, c'est grand domiege que cette personne meure si tôt; elle avait un bel esprit, et
.1.

 593 
la comtesse de Cardonnoy qui, pour échapper è son mari, s'en vient
è Neuchâtel déguisée en homme (49), le mariage de Mlle de Roque
laure et du duc de Poix, et celui de Mile Marin avec M. d'Aupède
(50). La généralisation du guet dans tous les quartiers de Paris,
à la suite des ordonnances du lieutenant de police La Reynie, gêne
paradoxalement les escapades nocturnes (51). L'actualité litté
raire pas oubligée, et les lectures des personnages sont
révélatrices de leurs gouts. L'Histoire amoureuse des Gaules est
mentionnée deux fois (52), les Lettres de la Religieuse Portu
gaise le sont dans Les Annales galantes (53), de même que la tra
duction en vers du Paster Fido de l'abbé de Torche (54) et le
succès des fables (55). Pour sa part, HenrietteSylvie lit !la
comédie des Fâcheux" dans sa chambre d'hôtel, en compagnie de
l'abbesse de Modane (56). Quant à Naumanoir, parcourant la capi
tale à la recherche de Virlay, il le croit à l'opéra, nouvellement
elle faisait bien des vers passionnés. Marigny envoyait une de ses élégies à la baronne de Reste (...) Elle voulut bien que j'en prisse une copie et je vais vous l'envoyer, car je trouve cette pièce admirable" (355). se de La Suze mourut le 9 mars 1673.
(48) Port., 38. Fils de Monsieur et de la princesse Palatine, né le 2 juin 1673.
(49) MHSM, 121. "Vous pouvez avoir appris toutes les particularités de cette histoire : la dama s'est réfugiée dans les pays de Votre Altesse."
(50) Port., 63.
(51) MHSM, 151. "Le guet, qu'on établissait alors par tout Paris"...
(52) Dans les MESM, 152. L'héroïne parle des bruits qui circulent sur son compte: "C'était quelque chose de pis (s'il est possible) que cette satire fameuse où la trop belle Mme d 'Olonne est indignement décriée par ces fables pour avoir plu sans doute è quelqu'un qui ne lui plaisait pas". Dans les GG, simple allusion à propos de GazulGuiche, p. 521. Cf. chap. V, pp. 222223.
(53) AG, 129. "Nous avons vu courir des lettres de nos jours qui nous ont appris qu'il n'appartient qu'à une religieuse de parler d'amour en termes affirmatifs."
(54) AG, 562. Cette traduction parut de 1664 à 1666.
(55) "Ah, que ce fameux fou avait bien raison quand, par sa fable de la chatte métamorphosée en femme, il nous a montré que la nature est toujours la maîtresse." (Ex., 315)
(56) MHSM, 89.

 594 
installé dans la salle du PalaisRoyal (57). Dans Garments résonne un écho de la grande controverse qui divise les doctes et oppose, en ThéocriteChapelain et TimoléonPellisson, l'esthétique balzacienne et celle de la grâce (58). Actualité religieuse aussi. La nouvelle intitulée Le Fraticelles paraît dans Les Annales galantes en 1671, un an après la publication des Pensées de Pascal. On y lit une discussion renouvelée des Provinciales entre Hortense, nièce du pape, qui joue dans l'intrigue un rôle comparable à celui d'Elmire dans Tartuffe (59), et le frère Conrart. La conclusion est imprégnée d'un accent pascalien (60). La satire des jésuites, sous le manteau du Muphti, directeur compréhensif (61), celle des "devineresses" en la personne dAg1aonjc5, obsédée d'horoscopes (62), rejoignent la flèche décochée en passant à la nouvelle académie de l'abbé d'Aubignac, qui depuis peu (63) se réunissait chez l'abbé de Villeserin (6'+).
(57) Port., 53. On y jouait sans doute l'Alceste de Lulli, représentée en janvier 167 pour l'ouverture de la salle rénovée.
(58) Cern., 31t131t2.
(59) AG, 185186. "(...) ces saints personnages (...) vont de famille en famille apaisant les désordres domestiques, calment les scrupules de l'âme par des discours qu'on pourrait appeler angéliques, et montrent des chemins si faciles à tenir pour aller au ciel qu'on n'a qu'à vouloir être sainte pour le devenir."
(60) "Quand je fais réflexion sur les préceptes de l'évangile et que je considère combien ils sont opposés aux actions les plus indifférentes des sienthins, je vous avoue que je tremble, et qu'il n'y a que la miséricorde de Dieu qui me rassure." (pp. 185186)
(61) CG, 619620. "Canine je crois moins offenser notre prophète en me relâchant à quelque indulgence qu'en laissant sans conducteur un troupeau si facile à s'égarer, j'entre obligeamment dans l'intérêt secret de leur coeur, et je ne leur défends que ce qu'une amie prudente leur défendrait." Sur l'hypocrisie en général, cf. infra, p. 624.
(62) AGH, Ito. Alcibiade déguisé lui dit : "Je savais bien qu'on peut tirer de l'influence des astres des jugements sur les inclinations et sur le tempérament. Je veux même croire que la vie d'un honnie est sujette à des révolutions assez surprenantes, niais que vous sachiez ce que fait Alcibiade au moment où je parle, c'est ce que vous aurez de la peine à me persuader".
(63) Cf. A. Adam, op. cit., III, 16.
(6It) MHSM, 190. "Monsieur l'abbé de Villeserin logeait visàvis, et l'assemblée de beauxesprits qui s'est faite depuis chez lui se projetait dès ce tempslà. Je ne voyais autre chose que gens à visage sévère arrêter à sa porte et passer par ma rue, et je les prenais pour autant d'envoyés de Mesdames les dévotes."

 595 
La province et l'étranger.
Paris est assurément, grâce au développement de sa vie mon
daine et en raison de la prdximité de la Cour, "le bureau des mer
veilles"; nul meilleur terrain de galanterie. La province n'est
cependant pas ignorée par Mme de Villedieu. Sont absents de son
oeuvre Alençon et Clinchemore, sauf sembletil dans Aloi darnie,
où elle retient certains éléments de paysage qui, pour être assez
communs, s'appliquent cependant bien è la demeure et au parc fa
miliaux (65). Pour le reste, ni Pézenas, ni Montpellier où Hen
rietteSylvie passe son enfance, ni Bordeaux où elle rencontre
Mme de Séville (66), ne font l'objet de détails topographiques.
Là comme ailleurs, il n'est guère de pittoresque qu'humain. Gre
noble n'est vu qu'à travers l'élite sociale qui réside è la Gre
nette et s'ennuie è la Saulssaye (67) l'arrivée d'une person
nalité aussi accusée qu'HenrietteSylvie provoque aussitôt des
remous qui s'étendent jusqu'à l'évêque de Valence (68). Lyon est
présent par Mme de Carle (69), Dijon par le comte de Tavannes (70),
le Languedoc par le marquis de Birague, absolu sur ses terres,
s'octroyant tous les droits, et par l'évocation de l'histoire tra
gique de la marquise de Castellane, assassinée par ses beaux
frères jaloux (71).
(65) La "solitude" où Cynthie entraîne Iphile pendant deux unis permet de longues promenades et "des journées entières au bord de quelque ruisseau". Un large ruisseau bordé de saules et de peupliers traverse toujours la propriété de Clinchemore, pourtant très dégradée.
(66) HenrietteSylvie est conduite dans cette ville par une Mme Duprat, patronyme typiquement local.
(67) Promenade publique. Cf. p. 213.
(68) La noblesse provinciale est représentée par le gouverneur de Lesdiguières, qui n'est que nomme, par la famille de La Mothe, la marquise de Fargues, l'abbé de Montreuil, le chevalier de Montchevreuil (pp. 218228). Tous ces figurants paraissent historiques. L'évêque de Valence est D. de Cosmac.
(69) Elle est le centre d'un cercle d'admirateurs (p. 252).
(70) Sans doute celui qui dut, en 162, s'assurer de la personne d'Anne de Gonzague, épouse secrète du duc de Guise (cf. Tellement, I, 592). Voir "Histoire du comte de Tavannes", MHSM, 24626L.
(71) "Je dis que j'étais cette belle marquise de Castellane qui a eu depuis peu une fin si tragique, et que j'avais voulu fuir ainsi la persécution des frères de mon mari qui me cherchaient pour m'assassiner" (MHSM, 111). Cf. Tallement, op. cit., II, 1210.

 596 
Les villes d'eaux sont à peine mieux traitées. Bourbon nous vaut toutefois le seul détail topographique de tant de pérégrinations : au prieuré SaintGeorges qu'on voit "en descendant d'un vallon qui aboutit dans le bourg, à l'endroit des bains", on peut entendre de belles voix. Mais la saison à Bourbon rassemble d'illustres curistes de toute l'Europe, même de Suède (72) et les intrigues sentimentales vont bon train (p. 21'4). Spa ne présente d'autre intérêt que "la belle compagnie qui y était cette annéelà" (73); on s'y gausse, "dans une prairie où tous les buveurs s'assemblent", d'un Anglais féru de généalogie qui veut à toute force être apparenté à HenrietteSylvie. De la petite ville qui sert de théâtre à "la galanterie sans éclat" (7k), nous ne connaîtrons que trois traits de moeurs : on y chasse agréablement, les SaintHubert y sont somptueusement fêtées,et on y mange bien.
Cette indifférence aux extérieurs s'observe aussi dans les épisodes des PaysBas. La correspondance de 1667 révélait déjà une attention presque exclusive aux comportements humains (75) chez cette voyageuse pourtant chargée de "relations" par ses amis français (76). Mais le regard qui se pose sur l'aristocratie espagnole est perspicace. Des anecdotes peutêtre véridiques situent aussitôt certains désirs indiscrètement manifestés. Quel contraste avec les usages galants dont les Français de condition sont imprégnés! (77) Tout ce que les PaysBas comptent d'illustre, depuis
(72) "La ccmpagnie y était belle cette annéelà, Mme de Fontevrault, digne fille de Henri le Grand, M. le Maréchal de La Ferté, M. et Mae de Sully, Mme de Guitaut, Mae la Marquise de La Trousse et plusieurs autres personnes françaises ou étrangères y prenaient le bain et les eaux." (p. 213)
(73) P. 295. Les détails ont toute chance d'être authentiques, puisque Mlle Desjardins a séjourné à Spa à l'automne 1667, au moment où "la saison des eaux commençait à passer" (p. 298).
(71t) Port., 70.
(75) Une exception cependant, la description des canaux d'Amsterdam. Cf. Recueil de quelques lettres et relations galantes, lettre X du 25 mai 1667.
(76) Ibid.., 1667, lettre I à Mgr de Lionne.
(77) Cf. anecdote de jeu, MHSM, 61t65. Le plus grand compliment qu'on puisse faire au prince d'Arenberg et au duc d'Arscot est de juger que leurs "belles qualités mériteraient de briller à la Cour de France" (ibid., 63).

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le gouverneur Castel Rodrigo jusqu'à ses humbles subordonnés,
est compris dans une condescendance amusée; la jalousie brutale
de Don Menèze, personnage fictif, vient s'ajouter à l'étroitesse
ambiante. Seul un indépendant comme Marsin, à qui nul ne songe à
rechercher sa défection et son commandement espagnol, rehaussent
quelque peu la qualité d'ensemble de cette société. Une gracieuse
scène de jeu nous apprend un terme original, le "reverquière, sor
te de trictrac de ce payslà", mais l'expression dit assez l'ab
sence d'intérêt pour ce qui n'est pas réductible à la mentalité
française. Dieu sait si Les Annales galantes entraînent souvent
le lecteur vers la brûlante Espagne : il n'en ramène d'autre dé
tail pittoresque que le nom d'une "confiture sèche", appelée "scor
sonère" (p. 32) encore la remarque ne vautelle que "parce qu'on
en voit en France". Des plaisanteries sur les dames de Bruxelles
émaillent Anaxandre; on en retrouve sur les Allemanides, peu douées
pour les choses du coeur (78), sur les Flamands ridiculement fi
dèlès à leur femme (79), sur les Allemands en général qui ne sa
vent pas plaisanter (80), et si la baronne de Roste, bien que
Bruxelloise, trouve grâce aux yeux de MarieCatherine, embusquée
derrière HenrietteSylvie, c'est qu'à Bruxelles elle avait connu
M. le Prince lors de son exil
"Elle nous racontait quelquefois les intrigues et les
galanteries de cette Courlà et nous dit entre autres choses
que Marigny avait été fort de ses amis." (p. 354)
On demeure surpris, à trois siècles de distance, des dimensions réduites de ces perspectives. Mais le sentiment de supériorité qui définit leurs limites a pour corollaire d'enfermer l'auteur et le lecteur dans un monde de connivences et de complicités qui les lient, qui raffermissent à chaque page les liens des habitudes et soulignent l'identité des sensibilités. La vie contemporaine, en quelque lieu qu'elle soit saisie, est donc envisagée
(78) "Les dames de ce climat ne sont pas accusées de prendre les matières trop à coeur sur le fait de l'amour" (MHSM, 320).
(79) "En ce payslà, on tient assez pour maxime d'être fidèle à sa femme" (ibid., 318).
(80) "C...) nation la plus fidèle (r exacte dans les narrations), la plus sincère, la plus véritable de la terre" (ibid., 138).

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par référence à une image plus sentie que définie, mais qui habite la conscience des lecteurs. Dans ces conditions, les plus friands des morceaux qu'on puisse leur présenter sont des scènes de leur vie quotidienne, dont chaque détail sera reconnu ou, s'il est insolite, découvert avec délices.
Scènes de moeurs
L'art de la narratrice consiste à corser de singularités des démarches pourtant ordinaires. Prenons par exemple les voyages. S'il est relativement courant qu'une femme s'habille en homme pour chevaucher à son aise, une fuite en plein hiver où l'on doit distancer le poursuivant peut paraître invraisemblable. Mais HenrietteSylvie trouve les chemins durcis par la gelée (81), fait un crochet par le Luxembourg et la Lorraine, et grâce aux sommes d'argent et aux pierreries qu'elle a pu emporter, loge chez un certain Cavigny (82), qui ne connaît que l'or... La traversée de la Champagne est mouvementée, mais on trouve refuge au château de SaintSépulcre, "maison superbe appartenant à M. de Villacerf" (83), puis, toujours grâce à des relations, on découvre aux abords de la capitale un parent de Mérinville, la suivante d'Henriette, qui veut bien jouer le rôle de gouverneur de l'héroïne (814), laquelle peut alors se faire aisément passer pour le prince de Salmes. "Personne ne douta" de cette affirmation, "sachant qu'il y en avait un qui courait l'Europe" (p. 80). Il suffit, pour accréditer la supercherie, de parler allemand, ce qui, sans être fréquent, n'a rien d'invraisemblable : Henriette vient des Flandres. Des aventuriers couraient ainsi le monde et réussissaient à se faire recevoir à la Cour (85). Lorsque le voyage se déroule norma
(81) La nuit est claire "et la gelée rendait tous les chemins commodes" (pp. 7879).
(82) Hôtelier de Nancy sans doute assez connu (p. 80).
(83) A "une ou ceux lieues, au sortir de Troyes" (p. 81).
(814) Ce SaintCanal représente une catégorie sociale bien connue "C'était un vieux soldat, mal accomdé des biens de la fortune et assez empêché de sa personne. Mérinville le sut si bien tourner qu'il consentit à tout" (p. 86).
(85) "Je ne fus pas sitôt seul qu'un cavalier passa proche de moi et
après de grandes exclamations mit pied à terre et m'aborda. C'était à ce que je
.1.

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lement, le lecteur suivra sans indication spéciale le coche d'eau qui remonte le Rhône et la Saône, où les passagers se distraient cruellement aux dépens d'un honnête citoyen de Montpellier(86). et le trajet par chaise à travers la forêt de Senlis (87); il imaginera sans difficulté l'écuyer de la marquise de Séville "cherchant une voie aux bureaux des voitures publiques" dans l'espoir d'en trouver une qui part pour Grenoble (88). Ii ne faut pas s'attendre non plus à de grandes explications sur les soirées de jeu4 sauf quand on y rencontre un personnage grotesque (89), qu'on s'engage dangereusement (90) ou qu'on touche le coeur d'une fraîche jeune fille (81).
Certains sujets toutefois donnent lieu à des considérations plus circonstanciées : procès en annulation de mariage (92) clandestin, vie dans les couvents, magie noire.
Procès à rebondissements
Les mariages clandestins sont monnaie courante à Paris (93) et entraînent des procédures parfois acharnées. Voici un procès plus original que les autres, et particulièrement intéressant. D'abord une promesse de mariage en bonne et due forme où le curé de Nice appose sa signature, et qui doit être suivie d'effet devant le curé de la Madeleine à Paris. L'histoire s'ébruite; la
pus comprendre par ses discoure un homme qui se disait fils naturel du Roi de Portugal et qui sous ce nom a visité toutes les Coure d'Europe" (pp. 191192).  On sait comment Brisacier, secrétaire des commandements de la reine avait réussi à se faire passer pour le fils naturel du roi de Pologne Jean Sobieski.
(86) P. 259 sq.
(87) P. 190.
(88) P. 268.
(89) P. 272.
(90) HenrietteSylvie joue "son estime", p. 6'4.
(91) P. 370.
(92) Nous laissons de côté les divers épisodes d'un autre procès, en validation d'héritage celuilà, qui forse le trame des parties V et VI des Mémoires. HenrietteSylvie le gagne par son coeur la plainte est retirée.
(93) "Vous savez la commodité qu'il y a à Paris de rendre le joug invisible" (La Prétieuse, II, 157).

 600 
mère du jeune homme fait jouer ses relations avec la ReineMère, qui donne ordre d'emprisonner les deux amants, coupables d'infraction è la législation en vigueur (9k). Une démarche désespérée, mais efficace, de la jeune fille auprès de la souveraine, permet au procès de s'engager dans des conditions plus pacifiques, mais le comte doit quitter le royaume et prendre du service è l'étranger. L'affaire passe d'abord "devant je ne sais quels juges"; elle est ensuite évoquée au Parlement de Paris, puis au Conseil du Roi. La capitale se divise alors en deux clans opposés : d'un côté de grandes dames auxquelles se joignent "deux présidentes", de l'autre le bloc des dévotes : en fait, c'est dans les salons que l'affaire se juge. Elle est presque gagnée par les "belles solliciteuses" lorsqu'on apprend la mort du jeune comte. Loin que le procès s'éteigne de luimême, il est rallumé par la colère de la comtesse d'Englesac qui fait assigner HenrietteSylvie pour conduite scandaleuse, tandis que celleci contreattaque par une plainte en diffamation. Les avocats des deux parties, hommes de bon sens, essaient de calmer ces deux furies (95), lorsque resurgit celui qu'on croyait mort! Il se marie au plus vite avant de se présenter è sa mère, qui prend feu, et attaque pour défaut de consentement des parents (96). Four plus de sûreté, la comtesse s'arrange pour faire juger l'affaire è Toulouse, où les membres de Parlement lui sont apparentés. HenrietteSylvie déjoue la manoeuvre et obtient le renvoi è Grenoble, où, coup de théâtre, sur une démarche émouvante de l'accusée, la comtesse se retourne subitement, prend sa bellefille sous sa protection et signe avec elle une transaction. Nais elle meurt bien malheureusement : aussi
(9k) Elle est en fait déjà ancienne, mais on passait outre. L'ordonnance de Louis XIII, dite de SaintGermain (26 novembre 1639) rendait obligatoire le consentement des parents. Mais des édits antérieure (1556, 1579, 1606) réprimaient déjà les abus de ce type d'union, longtemps favorisé par l'Eglise de France. Cf. J. Gaudemet, "Législation canonique et attitudes séculières à l'égard du lien matrimonial au XVIIème siècle", in XVIIèrne siècle, 1974, N° 102103, pp. 1530.
(95) "Nous y fumes opiniâtres malgré nos procureurs qui jugeaient que cela serait saris effet, et nous en détournaient de bonne foi. C'étaient ces mêmes Jurandon et Grasset que Votre Altesse a choisis depuis pour prendre soin de ses intérêts en France" (p. 163).
(96) P. 181.

 soi. 
tôt ses héritiers prennent le relais, font désigner un curateur aux biens du jeune comte, lequel, dépourvu de ressources, influencé par une famille qu'agacent les succès d'Henriette, s'engage sur un coup de tête en Candie où il mourra, non sans avoir donné "procuration à ses parents pour faire casser le mariage".
A première vue, on est impressionné par l'accumulation de tant de mésaventures, mais è la réflexion, on s'aperçoit que, compte tenu de la date è laquelle elles ont lieu, elles sont fort vraisemblables. i661667, nous sommes en pleine querelle du Tartuffe; Paris est divisé, le crédit de la ReineMère est grand. D'autre part, les nouvelles de la guerre arrivent avec retard et erreurs; enfin des procès de ce genre soulevaient des haines inexpiables, sujettes au demeurant, pour des raisons sentimentales, à brusques revirements. Que les éléments de cette histoire soient presque tous autobiographiques (97) n'est pas un argument, car le vrai, en littérature, peut, comme chacun sait, n'être pas vraisemblable. Ce qui compte ici, c'est l'adresse de la narratrice. Elle a choisi un sujet familier (la chicane) où les passions se trouvent particulièrement exacerbées mais aussi sujettes è retours soudains, où l'amour joue un rôle de premier plan, ainsi que la jalousie. En cette matière d'autre part, la jurisprudence est complexe et les cas d'espèce majoritaires : on peut donc s'attendre è tout. Enfin, l'auteur force la conviction en mettant en cause des personnalités illustres parfois encore vivantes, de sorte que le lecteur est bien obligé de se rendre.
Les couvents.
La vie des couvents n'est pas présentée de la même façon, car aucun nom propre n'y figure, mais on va juger de l'intérêt qu'elle peut susciter. Le sujet, par luimême, éveille une inépuisable curiosité. Or Mme de Villedieu nous ouvre quatre maisons
(97) Les dates des difficultés juridiques de MarieCatherine sjarins à
la suite de la promesse de mariage du PuySainteRéparade, et celles du procès
d'HenrietteSylvie coincident exactement. Cette dernière est arrivée è Paris "au
sois de janvier de l'année mil six cent soixante quatre" (p. 78) et Villedieu
meurt è Lille en août 1667, comice d'Englesac en Candie. Cf. chap. I, p. 50.

 602 
religieuses fort différentes les unes des autres (98) : une abbaye perdue dans un coin de province, è une lieue du château de Sersac en Languedoc, un couvent cloîtré d'Avignon, le pensionnat de l'abbaye SaintPierre è Lyon, et le collège des Chanoinesses de Maubeuge. Dans ce dernier les messieurs sont admis officiellement, s'ils sont "épouseurs", en vertu des dispositions spéciales d'une règle particulièrement souple (99). L'abbesse du premier couvent, qui a reçu des mains du marquis de Birague la jeune personne qu'il convoite, n'a rien è refuser è ce seigneur du lieu il vient quand il veut, fait parvenir autant de lettres d'amour qu'il le désire, ce dont l'abbesse n'a garde de se plaindre, car leur lecture dissipe l'ennui de sa morose existence. La maison d'Avignon appartient è un ordre rigoureux (100), mais un événement exceptionnel, qui n'est rien moins que le séjour prolongé de la Cour dans la cité des Papes, bouleverse toutes les habitudes; pour "honorer" le passage du monarque, on fait une entorse è la règle, et un flot de cavaliers affriolés pénètre è l'intérieur de la clôture (101). Comme tout le monde perd un peu la tête, c'est le moment de songer è une évasion; des péripéties palpitantes en font un vrai morceau d'anthologie (102). Le pensionnat de Lyon est une sorte de centre d'accueil où des jeunes filles de passage peuvent séjourner. HenrietteSylvie y va attendre que le Roi soit rentré de son voyage de Lille, car ses sollicitations se trouvent interrompues tant que les courtisans qui accompagnent le monarque séjournent hors de la capitale.
(98) Nous laissons de côté, comme moins représentatif, le couvent romom où, dans Les Annales galantes ("La Religieuse"), la nièce du pape reçoit les assiduités de l'Empereur Barberousse et de son fils.
(99) "On leur écrit des billets et des vers, et elles y font réponse si bon leur semble; on vient les voir comme si elles étaient chez elles, et elles reçoivent leurs visites dans les salles ou dans des jardins où elles ne sont observées que par des dames aussi sociables que vertueuses." (MRSM, 307)
(100) "C'était un couvent, bon Dieu, quel couvent! qui semblait plutôt une affreuse prison que toute autre chose" (ibid., 38).
(101) "Tous les galants de la Cour se répandirent de côtés et d'autres, et (...) les parloirs des dames religieuses eurent part è cette inondation de courtisans" (p. 2).
(102) Pp. Ll4q5.

 603 
Tandis que dans les maisons de Languedoc, on pratique la garde
à vue, à Lyon en revanche les messieurs sont librement admis au
parloir, où la tourière les introduit sans la mondre hésitation (103).
Plus intéressante que cette vie galante, que seules certaines
circonstances rendent plus piquante, est l'histoire individuelle
de quelques unes des jeunes filles qui s'y sont retirées. Peu ont
prononcé des voeux; l'une d'elles, fille du baron de Fontaine, a
été sacrifiée dès l'enfance à la fortune de son frère aîné, et
bien que celuici soit mort et qu'elle soit la seule héritière
des biens de sa famille, elle reste liée par des voeux qu'on lui
a fait prononcer prématurément (104) : elle réussira à s'échapper
d'Avignon avec l'aide d'un galant. Une autre qu'on rencontre à
Lyon puis à Maubeuge, a contracté des engagements secrets "avec
un jeune mineur"
"(...) qui, suivant la coutume de la plupart des jeunes gens,
s'était repenti des promesses qu'il lui avait faites et avait
voulu les faire casser. Cela causa beaucoup de procès entre
cette personne et son amant, et comme ils ne s'étaient pas
tournés à l'avantage de la fille, elle s'était retirée du
monde (...) Elle me paraissait résolue à ne sortir (du cou
vent) de sa vie." (MFJSM, 334)
Mais le jeune homme est gagné par le remords il affirme
n'avoir agi que contraint et forcé, et s'engage à "faire son de
voir" dès qu'il le pourra.
"Cette pauvre fille le crut; ils recommencèrent leur commerce et comme après ce qui s'était passé, elle n'osait le voir publiquement, elle sortait quelquefois de son couvent sous des prétextes d'affaires, et ils allaient secrètement faire de petites promenades ensemble." Les parents de la fille en ont connaissance; ils dressent aux amants "des embuscades" et se saisissent d'eux dans une "maison de plaisance" proche de Lyon; le jeune homme se défend, "tue un homme" en protégeant sa maîtresse et doit s'enfuir. Il gagne
(103) P. 243.
(104) "Le défunt Baron de Fontaine (...) suivant la maxime de la plus grande partie de la noblesse en avait fait un sacrifice au couvent pour rendre son fils plus riche . Cette victime avait protesté plusieurs fois contre ses voeux, son frère était mort depuis, et il lui fâchait extrêmement de voir un grand bien dont elle pouvait hériter passer entre les mains de deux tantes." (p. 43)

 60' 
les Flandres où sa fiancée parvient à le rejoindre; elle demeure à t'Iaubeuge dans l'incertitude de son avenir. Une des chanoinesses du même lieu va épouser Don Antoine de Cordoue, officier espagnol (105) au moment où celuici est capturé à Lille; pour faire prendre patience à la pauvre fiancée, un camarade de l'absent se charge de lui rendre visite et agit si courtoisement qu'il passe pour un nouveau prétendant. Don Antoine est libéré, mais loin de s'irriter de se voir censément remplacé, il se dégage de ses obligations sur son ami, fort gêné de la tournure que prennent les événements. Ainsi "la pauvre fille demeurait en grand danger de n'être point mariée", et, en tout état de cause, reste enfermée au couvent.
Les abbesses ont accepté leur sort. Certaines, cadettes de grande famille, peuvent sortir à leur aise et séjournent parfois à Paris, comme la soeur de Mme d'Englesac qui ne résiste pas, à l'occasion, au charme d'un beau jouvenceau (106). L'abbesse de Cologne, quant à elle, est en fait mariée. Elle le fut par force, aux flambeaux, croyant être unie à l'homme qu'elle aimait, mais une bellemère jalouse avait imaginé cette supercherie pour se réserver le vrai fiancé, tandis qu'un sien oncle le remplaçait le soir fatal. Mais au moment de consommer le mariage, la jeune épousée réussit à attendrir le vieillard qui consent à l'annulation du mariage. Cependant, des scrupules de conscience retiennent la pauvre victime qui préfère la vie religieuse aux fourberies du siècle; son amant, pour sa part, lui conserve tout son coeur et refuse tout autre union (107).
De grandes dames viennent parfois demander hospitalité à ces maisons de prières, mais certaines ne peuvent laisser leurs habitudes à la porte. C'est ainsi que l'une de ces pensionnaires
(105) "Votre Altesse a saris doute entendu parler d'un nommé Don Antoine de Cordoue, qui avait quelque conndement sur les troupes que le Roi d'Espagne entretient en Flandres et qui fut fait prisonnier de guerre à la campagne de Lille" (p. 308). Le personnage est historique cf. MHSM, Tours, 1977.
(106) "Elle se donnait bien cette belle liberté de dire et d'aimer tout ce qui lui plaisait, qui est comme permise aux dames quand elles ont trop d'esprit." (p. 90)
(107) MHSM, 320 sq.

 605 
ne se résigne pas è passer au cloître la SaintHubert elle se
fait donc envoyer "un lièvre en vie et quelques chiens pour le
courre"; l'animal s'étant échappé, la poursuite eut lieu dans
les couloirs, au milieu de la nuit, à la grande frayeur des reli
gieuses (108).
Il échappe parfois è la romancière quelque jugement sévère
sur les vocations forcées. Cynthie s'est réfugiée dans un cou
vent par désespoir et s'y ennuie à mourir
"Il faut une tendresse è étouffer et le souvenir d'un amant infidèle à rappeler pour avoir des occupations agréables dans un lieu comme celuici." (Ale., 3Q3_3Qt4) L'aversion se manifeste encore avec plus de vivacité lorsqu'il s'agit d'une décision arbitraire qui arrache du monde une jeune fille en plein épanouissement pour la plonger dans un autre qui ne vaut guère mieux. Créon se débat pour échapper è l'ordre fatal
"Non qu'elle n'eût l'âme assez forte pour supporter toute sa vie une clôture et une solitude perpétuelle, mais elle savait les maximes particulières de ces vierges, leur obéissance, l'abus qu'en faisaient celles qui exerçaient les premières charges et plusieurs petits usages communs qui répugnaient entièrement è l'esprit de Créon." ('x., 70)
La magie noire
Avec un sens aigu de l'actualité, dans ses aspects mystérieux et excitants, Mme de Villedieu n'omet pas de faire place à la magie. D'Englesac, le soir de son mariage, se trouve dans l'incapacité de prouver son amour à la jeune épousée, car un sort semble lui avoir été jeté (109). Mme de Séville, amoureuse d'un très jeune homme qu'elle craint de perdre, a ingéré quelque "breuvage" qui l'a conduite au tombeau. La narratrice ne prend au tragique ni l'un ni l'autre de ces événements qui paraissent faire partie du quotidien. Plus surprenante est la scène extravagante qui se déroule telle nuit sans lune dans un bas quartier du Marais.
(108) MBSM, pp. 307308. (109) C'est "l'aiguillette nouée", sort jeté couramnnt à l'époque. Cf. R. Maridrou, Magistrats et sorciers au XVIIème siècle, pp. 8182.

 606 
L'objectif est de fabriquer "un philtre merveilleux et inévita
ble' qui, administré à un capitaine et à ses soldats, leur com
muniquera une chaleur telle qu'ils pulvériseront les portes et
les tours qui séparent du monde un illustre prisonnier (110).
L'ingrédient principal s'obtient à partir des humeurs qu'on re
cueille à la naissance d'un jeune poulain. Les dames intéressées
par la préparation avaient donc dérobé à prix d'or (111) la ju
ment à terme d'un de leurs amis et surveillaient "la cérémonie
jusqu'à sa conclusion". Mais le propriétaire de la jument a suivi
la trace de sa monture et ces dames sont surprises "dans ce bel
exercice'. Voilà qui n'est pas méchant; mais il en va tout autre
ment quand apparaît la Voisin. Le marquis de Birague, qui veut
absolument épouser HenrietteSylvie, déplore que la marquise sa
femme "malade depuis longtemps d'une maladie dont elle ne pouvait
réchapper" le fasse indéfiniment attendre; il se rend
"(... ) chez une femme devineresse ou astrologue, comme on
voudra la nommer, femme savante à ce qu'on disait, qu'on ap
pelait la Dame Voisin et à qui toutes les belles infortunées
de la Cour et même plusieurs amants (car tout le monde a ce
faible et peut bien l'avoir puisque je l'ai eu moimême) (112);
a qui, disje, toutes les belles amoureuses de la Cour (car
cette démangeaison de savoir le passé ou l'avenir ne prend
guère qu'aux gens qui ont l'amour) n'avaient fait aucun
scrupule d'aller demander quelque consolation." (113)
Sachant que sa bienaimée devait consulter chez elle le len
demain, il la prévient et informe la devineresse de tout le passé,
ajoutant "ce qu'il faut dire et prédire". La Voisin se laisse
convaincre. Une autre fois, l'on apprend qu'elle a prédit à cet
aventurier qui se dit prince de Portugal une bonne fortune bien
précise
(110) Ii est désigné par une périphrase. "Ces deux belles s'étaient lassées de la longue disgrâce de l'homme dont vous me demandiez des nouvelles par votre dernière lettre. Soit que ce fût reconnaissance ou simple faiblesse humaine qui les intéressait en son malheur, elles avaient pris la résolution de s'employer à le faire finir..." (p. 153). 0m ne peut s'empêcher de penser à Foucquet, transporté à Pignerolles en 1665, et qu'on tenta de délivrer en 1672. (111) "(...) dix ou vingt pistoles" données au palefrenier. (112) HenrietteSylvie ou MarieCatherine ? (113) P. 153.

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"Il prétendait que cette même Voisin qui m'avait autrefois donné tant de peur d'épouser Birague lui avait fait voir dans un verre d'eau une personne qui me ressemblait et lui avait prédit de grands malheurs s'il manquait à s'en faire aimer. Je ris bien fort quand il me tint ce discours et je lui fis à mon tour de terribles prédictions, mais elles ne le rebutèrent point : elles étaient, disaitil, marquées par la Voisin, je devais lui répondre comme je faisais, et par la même nécessité, il devait porter ses entreprises plus loin." (p. 191) Il y a peu de chances pour que la Voisin se soit pareillement penchée sur la destinée du galant; il se sert pour entrer en matière du crédit de la devineresse et de la confiance aveugle dont les Parisiennes l'ont investie. On voit qu'elle n'est pas encore représentée comme une empoisonneuse (11L), mais le rôle qu'elle joue dans la société aristocratique est parfaitement analysé. Les dames, dit la narratrice à propos de l'évasion cidessus mentionnée, avaient décidé "(...) de s'adresser premièrement au Ciel (et je pense que c'eût été toujours le plus court) et si cela ne faisait rien, de prendre un chemin tout contraire, d'avoir recours è la force des charmes." (p. 153) Les qualités de Mme de Villedieu en ces matières s'apparentent à celles d'un bon journaliste, qui projette la lumière sur des sujets délicats et toujours passionnants, propose des tranches de vie où l'insolite est roi, et s'attache plutôt à des scènes animées qu'à des tableaux fixes. La personnalité du rédacteur n'est pas indifférente : ce dernier dirige le regard des lecteurs ou auditeurs vers ce qu'il a d'avance repéré et mêle le commentaire au déroulement des faits.
Les Grands vus par leur valet de chambre.
Mais l'aspect inédit du contenu narratif n'est pas seul à paraître nouveau : l'angle de vue ne l'est pas moins. En effet, la romancière a saisi les Grands dans leur intimité, et a recueilli les propos de leurs serviteurs; elle a montré ceuxci conseillant leurs maîtres et exerçant sur eux une influence décisive par la dépendance effective où les puissants se trouvent par
(11'4) Le procès conunence en 1679.

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rapport à leurs domestiques. D'autres fois, c'est leur gaucherie
et leur logique à ras de terre qui fait dévier le cours des com
binaisons les mieux ajustées. Comprenons bien qu'il ne s'agit
pas ici du vieux thème du valet maladroit qui gâche tout, mais
d'une mentalité parallèle à celle du maître parfois elle s'as
socie à la sienne, parfois aussi elle s'en écarte foncièrement.
Mme de Villedieu a saisi sur le vif ce jeu d'intérêts réciproques
d'où l'attachement sensible n'est d'ailleurs pas exclu. Sa gale
rie de serviteurs intéressants va de laquais à la comtesse de Cas
tro, nourrice du prince de Portugal.
Chacun d'eux a sa personnalité et voit son maître à sa fa
çon. Le laquais de Lisandre est "un jeune garçon intelligent au
quel il n'avait pas accoutumé de donner de grandes instructions
quand il lui faisait faire quelque message". On le prie d'aller
porter un billet à Cloriane en lui indiquant simplement "le lieu
où étaient ces dames". Dès l'entrée, il s'adresse à celle qu'il
juge, lui, la plus belle; convaincu que le goût de son maître ne
peut que rencontrer le sien, c'est en fait à Dorise qu'il remet
le pli (115). Plaisante façon de varier l'éternel thème du billet
qui s'égare, tout en confiant à un élément psychologique la pro
gression de l'intrigue. SainteColombe, nous l'avons vu, persuade
Mortaing, suivante d'Agnès Sorel, d'écouter favorablement son
maître le comte de Chabannes, en lui faisant ressortir que seule
une infidélité de sa maîtresse au Roi Charles peut l'amener à
fermer les yeux sur leur commerce à tous deux (116). Voici com
ment l'experte femme s'y prend
"Ce même soir, en déshabillant sa maîtresse, elle la met adroitement sur les portraits des gens de la Cour. Il n'y en eut aucun qui échappât à cette censure secrète. Mais quand ils vinrent à celui de Chabannes : Ah! Pour celuilà, Madame; nous ne pouvons en dire que du bien; je ne vis jamais un homme si parfait, et je ne souhaiterais que d'être
(115) "Ce garçon n'avait jamais vu Cloriane, mais il savait que son maître n'était pas d'humeur à perdre un billet. Il cru que puisqu'il écrivait à Cloriane, c'était une personne dont il était amoureux, et connaissant de plus son maître pour un houe de beaucoup de discernement, il se persuada que Cloriane était la plus belle de la troupe. De sorte que jugeant des yeux de Lisandre par les siens, il s'adressa à tbrise (..J" (Lis., 472).
(116) Cf. chap. X, p. 51.

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belle et grande dame pour l'aimer sans extravagance." (117)
La scène est admirable familiarité du geste, moment bien
choisi, faux naturel du discours, spontanéité calculée : les sou
brettes de Marivaux ne feront pas mieux. La Mothe, suivante de
Mile de Guise, éprouve pour Givry une profonde sympathie, et même
une tendre pitié devant ses folies d'amour. Lorsqu'il s'est at
tiré l'irritation de la princesse et que, fou de douleur, il des
cend dans le parc, elle court sur ses pas, et tente de lui faire
la leçon
"A quoi avezvous donc pensé quand vous vous êtes porté avec Mlle de Guise è des libertés si condamnables 7 Estce de cette sorte qu'on obtient les faveurs d'une Princesse vertueuse et pleine de courage ? Et la regardiezvous comme une ville rebelle que vous auriez résolu de prendre d'assaut 7" (DA, 20320'4) SainteBrune, la suivante de la Duchesse de Valentinois, prend encore avantage d'initiative. Elle n'a reçu aucune instruction particulière pour diriger le Prince de Parme vers sa maîtresse; elle a carte blanche, d'autant que l'aventure est périlleuse et que rien ne doit transparaître. SainteBrune commence par se placer, à la messe, à côté de Farnèse, puis, ayant réussi à capter son attention, elle lui parle par contrevérités (118); le duc, qui était "à peine tombé d'accord avec luimême que la duchesse était aimable demeura dans le plus grand étonnement où il se fût trouvé de sa vie. Il avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que la remontrance affectée de SainteBrune était une leçon ingénieuse de ce qu'il avait à faire". En revanche, en descendant la hiérarchie des serviteurs, l'auteur manifeste progressivement son mépris. SainteBrune, La Mothe sont des filles de condition; la comtesse de Castro, qui
(117) AG, 362.
(118) "Oui, oui, vous l'aimez, reprit SainteBrune en contrefaisant l'ingénue, vous lui jetâtes hier cent regards qui l'en assuraient, et c'est par son ordre que je vous avertis qu'elle s'en est aperçue et qu'elle est fort surprise qu'un homme aussi sage que vous le paraissez préfère de cette sorte ses désirs à son utilité. Elle dit qu'elle tombe d'accord que l'audace sied bien aux jeunes gens, mais qu'elle ne vous croyait pas capable de celle que vous lui avez laissé remarquer et qu'enfin elle vous conjure de ne vous point abandonner à cette passion." (JA, 2526)

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prend pourtant sur elle de violer l'intimité du prince de Portugal
pour se maintenir personnellement en faveur, est moins marquée du
signe de son état que de celui de sa naissance. Mais, passé un
certain seuil, on pénètre dans le monde anonyme des "gens", dont
l'esprit fonctionne manière radicalement différente de ceux
auxquels ils sont attachés. La vieille femme de chambre qui avait
d'abord servi Bellegarde avant d'être à son épouse, vit de "récom
penses" et exécute ponctuellement les ordres du maréchal. Elle
n'hésite pas une seconde à trahir sa maîtresse, en faisant par
venir des faux à Bussy. Quand l'affaire tourne mal pour celui qui
donne les ordres et paie en conséquence, elle se garde bien de
lui communiquer les observations qui pourraient le sauver à temps
du ridicule et d'une disgrâce irrémédiable : "Les gens de ce ca
ractère vivent de la prévention d'autrui et n'aiment pas à la
faire cesser" (DA., 112).
Herennius, dans Les Exilés, est faussement accusé par Julie qui n'aspire qu'à se saisir de sa personne; la plupart des serviteurs de la princesse déplorent le malheur du jeune homme, mais l'un d'eux "songeait aux moyens d'en retirer de l'utilité. Il avait l'âme conforme à sa condition". Il se substitue, après s'être acquis la confiance de la victime, à celui qui devait exécuter les ordres de Julie, et "se représentant les récompenses qu'il devait espérer de la Princesse", "anticipe sur la commission". (119)
Cette attention aux gestes des petites gens qui vivent dans la familiarité des Grands s'explique sans doute par des raisons autobiographiques (120) et le souci de Mme de Villedieu de faire vrai. On observera que, sur ce point, l'art de Mme de Lafayette est tout autre : les serviteurs n'apparaissent pas dans son oeuvre, en particulier dans La Princesse de Clèves (121). Mais ici,
(119) Ex., 510511. Il s'agit d'un "esclave", niais la tranposition est évidente.
(120) Rappelons que Catherine Ferrand, la mère de Mm de Villedieu, était première femme de chambre de la duchesse de Nontbazon, poste d'observation de premier ordre. Beaucoup d'anecdotes des romans de sa fille doivent être empruntées à ses souvenirs, sans parler, bien évidemment, de ceux de la duchesse de Neineurs.
(121) Mine de Lafayette use de formules comme "on envoie quérir", "on dit qu'elle ne recevait pas", "on donna ordre", "on renvoya"; elle utilise
.1.

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l'éclairage qu'ils apportent sur les dessous des existences fastueuses et "glorieuses" (dans tous les sens du mot) complète heureusement l'image vivante que la romancière nous donne du monde où elle a vécu (122).
Le cadre quotidien
Bien qu'essentiellement défini par l'existence des femmes de l'aristocratie, il reste intime (123), évoquant les soucis journaliers : le mari, les enfants, les domestiques, les comptes de la maison et les occupations quotidiennes. La nature et les paysages, toutefois, ne sont pas totalement absents. La romancière n'a pu s'empêcher de souligner au passage la beauté de certains sites savoyards que l'Histoire assigne pour décor è la vie orageuse du duc Amédée, et qu'elle a pu contempler de ses yeux. Le lac Léman vu de Genève paraît dans notre littérature dès 1670
"Cette vue est assurément l'une des plus belles qui soient au monde elle a pour premier objet le lac Léman, deux ou trois petits villages dont il est couvert (12k), et de là, s'étendant sur quelques montagnes dont les unes sont stériles, les autres plus favorisées de la nature et qui toutes sont chargées de pelotons de neige, elle se rabat sur les ruines d'un Arc triomphal qui semblent n'être demeurées dans ce paysage que pour y fairecette beauté." (AG, 330) (125)
aussi le faire "faire" : "on fit dire". On relève une seule fois "Elle envoya une de ses femmes dire è M. de Nenours (...)" (p. 328).
(122) Mœ de Viiiedieu a cependant le bon goût de ne jamais représenter d'anoure ancillaires, et c'est ce qui distingue, entre autres différences, les nouvelles des Amours des Grands Hommes qui ne viennent pas de sa plume, de celles qu'elle a vraiment signées.
(123) On découvre aussi chez Gomberville, bien plus que chez Mile de Scudéry, des allusions à la vie familière. Dans Poles., il arrive qu'on prenne plaisir à bien manger (II, 205), qu'on ait souci de bien dormir (II, 208). Les femmes, le romancier ne l'omet pas, ont soin de se bien coiffer (II, 51), savent être coquettes (II, 2122). (124) = qui le cachent aux yeux ?
(125) Le sens esthétique de l'auteur est indéniable. Cette vue est sentie cosine un tableau avec un premier plan qui fait penser à la célèbre description de la campagne romaine par Chateaubriand, avec son "palmier placé tout exprès... pour les peintres et les poètes" (Lettre à M. de Fontanes, éd. Droz, 1951, p. 13).

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Voici la nature familière des promenades dans la campagne, qui fait songer à Watteau
"Ils ne pouvaient choisir un lieu plus agréable. Un
petit ruisseau qui prenait sa source d'in rocher prochain
formait entre quelques autres une cascade naturelle et ve
nait serpenter dans une prairie émaillée de fleurs et bor
dée des plus beaux arbres de la Grèce." (AGG, 489) (126)
Il faut avouer que des lignes de ce genre sont rares. En général, les monuments, les détails d'architecture retiennent davantage l'attention : la grotte aménagée à Fontainebleau par le Roi François (127), l'escalier à double entrée sur le modèle de Chambord (128), la salle à écho (129), dont les particularités servent à un dénouement ingénieux ou à des rebondissements inattendus.
L'espace romanesque se restreint de préférence autour d'une grande dame (130), qui fréquente les églises, où se donnent parfois des rendezvous (131), le théâtre, où les "marqueurs de place" font la loi (132), participa aux bals et ballets (133), suit la chasse (1314), aime le jeu (135) et les loteries (136).
(126) Cf. encore AG, 428.
(127) Cf. chap. IX, p. 499.
(128) "Cet escalier avait une visse double, telle à peu près que celle de l'escalier de Chanbord; si on ne traversait entièrement le premier perron, on prenait un appartement pour un autre, et il fallait descendre tous les degrés pour reaicnter où on avait affaire" (JA, 475).
(129) "(...) ce que l'on disait à l'un de ces cabinets était porté à l'autre sans être entendu par ceux qui étaient sous le corps de la voûte. Ce transport de voix de l'angle d'une voûte à un autre n'est point un incident romanesque inventé à propos pour dénouer non intrigue. Il n'y a qui que ce soit qui ait voyagé en Italie qui n'assure qu'il y a plusieurs endroits du Pratolin bâtie de cette manière, et avant qu'on eût fait un mur de refend dans une des chambres voûtées du Palais d'Orléans, cet effet d'architecture y était remarquable" (AG, 587).
(130) Une rare allusion à ce qui regarde l'entretien des anis, réservé aux hommes : "Coursivaux eut affaire de bourre pour ses pistolets" (Port., 73).
(131) JA, 23214; GG, 527; etc.
(132) AGH, 108.
(133) DA, 1ère partie; Port., 77; JA, Sème partie; etc.
(134) Les scènes de chasse sont nombreuses, mais surtout prétexte à galan
terie DA, 1617; JA, 357; Port., 7375.
(135) lie., 465; cUon., 481 sq.; MHSM, 64 et 471; etc.
(136) GG, 535. Détails précis sur une loterie, distraction alors nouvelle.

 613 
Les descriptions de toilettes è demiféeriques ont disparu,
mais non pas la curiosité des lectrices pour la mode et les vête
ments somptueux. La duchesse de Valentinois, célèbre pour ses re
cettes de beauté et ses goûts raffinés, se fait porter d'urgence
des peaux d'Espagne (137), et éblouit Farnèse par un déshabillé
fastueux rehaussé de pierreries (138). Mais la beauté négligée
pas moins touchante (139), et le deuil sied aux blondes,
surtout à la lueur flatteuse des flambeaux (140).
Pénétrons plus avant dans les mystères féminins : voici la "toilette" où l'on rajuste sa coiffure (141), et sur laquelle les galants audacieux déposent parfois des billets (142), la corbeille posée sur le guéridon de l'entrée où l'on place les messages à l'arrivée (143), le livre de prières où l'on glisse un "poulet", la robe aux amples plis et aux poches dissimulées (144).
Mais une femme a soin du "ménage". Quel que soit son rang, il lui faut "avoir l'oeil sur ses gens". Les bons maîtres font les bons serviteurs (145), et si la maîtresse de maison manque à ses devoirs, la nourrice étouffera le nouveauné ou laissera le jeune enfant se noyer (146). Les gens de livrée sont naturel
(137) JA, 26.
(138) JA, 22.
(139) "La forme d'une taille paraît sous un habit d'étoffe simple, congre
sous un d'étoffe plus riche; les cheveux ne perdent rien de leur lustre pour être négligés; les dents, et cette rougeur de gencives qui rend l'ouverture d'une bouche si différente d'une autre n'empruntent aucun éclat de la qualité" (AGO, 507).
(140) "Hache était blanche, blonde, de bonne mine. Son grand deuil relevait l'éclat de sa blancheur, et les flambeaux ont toujours été favorables aux beautés de cette espèce" (GO, 582). Voir aussi une allusion aux canons de beauté d'alors. Lisandre complimente Dense "sur ce qu'elle n'était point hâlée de son voyage, et que l'air de la campagne avait encore augmenté sa beauté" (Lis., 474).
(141) 00, 519; Ex., 28; AGG, 365; etc.
(142) DA, 184.
(143) Port., 4.
(144) GO, 527.
(1)45) Principe reçu et notamment développé dans La Maison réglée d'Audigen, 1695, préface.
(146) Accidents alors fréquents. Servilie est responsable de la mort de I.

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lement étourdis et leurs bévues sont fâcheuses, surtout si une dame "porte même livrée que son époux" (1147). La gestion d'une maison ne va pas sans souci, mais il est risible de faire ses comptes devant son époux (148); des goûts différents en cuisine compliquent la vie conjugale et occasionnent des frictions (149), de même que la cohabitation souvent forcée avec une bellemère assombrit les premières années d'une union (150). Notons bien que ces touches de réalisme sont discrètes, sans rien de ce style "bas" qui signe le caractère "bourgeois; donc satirique : il s'agit seulement de créer un climat de familiarité entre l'auteur et ses lectrices, et de marquer le récit au coin de l'authenticité; les personnages en retirent une présence immédiate, et ces détails contribuent è prouver que les Grands sont soumis aux mêmes misères que les petits, surtout lorsqu'il s'agit de femmes.
On a pu juger, à la lecture des extraits précédents que le regard de Mme de Villedieu ne peut rester impassible. Comme beaucoup de ses contemporains moralistes, elle isole instantanément les ridicules. Et, indépendamment de la pente naturelle de son esprit, auraitelle pu échapper è l'influence d'un Despréaux, d'un d'Aubignac, de Molière et de la duchesse de Nemours, dont on connaît, au moins par SaintSimon, la causticité ?
Observations morales
Nous signalerons pour commencer quelques simples points de vue qui, sans constituer des peintures, méritent la mention
ses deux enfants. "Le jeu, les spectacles, les promenades l'occupaient les jours entiers et ses domestiques à son exemple, n'entrant chez elle que pour dormir, un de ses enfants tourmenté par la soif se noya dans un seau d'eau en s'efforçant d'y boire et l'autre fut étouffé par sa nourrice qu'on disait s'être enivrée" (PEH, 330).
(1147) DA, 108.
(1148) AGG, 14214.
(149) PFH, 306.
(150) DA, 70.

 615 
ainsi quinze ans avant La Bruyère, une critique de la gloire militaire (151), de la mentalité aristocratique opiniâtrement attachée è une forme absurde de point d'honneur (152) ; nous avions noté (153) dans Les Exilés, le procès de l'absolutisme et de l'arbitraire royaux, qui s'accompagne, dans ce roman, d'une sympathie non dissimulée pour les nations opprimées par Rome, Germains et Gètes (15't) or nous ne sommes qu'en 1671.
Les vieux thèmes gaulois qui circulent chez les conteurs du XVIème siècle, chez La Fontaine è la même date, et dans quelques Satires de Boileau se retrouvent ici maris trompés, religieux dépravés, femmes coquettes, sensuelles et rouées. Cependant, Mme de Villedieu les a tout è la fois diversifiés, enrichis et modernisés.
La veine gauloise
Les maris trompés (le mot "cocu", pourtant moins vulgaire qu'aujourd'hui, n'est jamais prononcé) sont assez nombreux. Tisienus incarne le jaloux amoureux et borné, qui fait retentir les échos de son désespoir indiscret. Tel Arnoiphe,
"Il était naturellement défiant; il avait pris des pré
cautions pour ne tomber pas dans le malheur de quelques au
tres maris qu'il croyait devoir le mettre en sûreté pour ja
mais. Il s'applaudissait incessamment de cette prévoyance;
(151) Don Rodrigue déclare dans Les Galanteries grenadines que "la gloire a ses transports comme les autres passions, qu'il faut s'appliquer è leur donner des règles et que les conquérants avaient fait plus de faute par un excès d'impétuosité que par un excès de sens froid" (p. 453). Ces lignes sont écrites en 1673, au début de la guerre de Hollande, pourtant populaire.
(152) Dans un mouvement imité de la tirade de Don Louis dans Dom Juan,
le Prince de Léon tente de convaincre deux chevaliers grenadins de mettre fin è un duel. "Toutes les occasions où on se recherche soimême n'apportent è mon gré qu'une réputation douteuse, et j'estime autant un simple soldat qui s'est trouvé dans deux ou trois batailles et autant de sièges que le plus noble des chevaliers qui n'aurait éprouvé sa bravoure que contre son compatriote" (GG, 553). Et pourtant, Mue de Villedieu ne prise pas particulièrement les soldats, qu'elle accuse de dénigrer systématiquement leurs chefs (PEN, 320 et 323).
(153) Cf. chap. V, p. 216.
(154) Ex., 355 racisme de Sévère, noblesse d'âme du jeune Gète, qui annonce Le Paysan du Danube (pp. 4547).

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et non seulement elle lui avait été inutile, mais il semblait que le monde entier fût devenu un écho qui lui répétait les assurances de son infortune." (Ex., 514) En effet, Sulpicie, l'épouse coupable, entre dans toutes les galanteries de Julie, et les cruels compagnons d'exil de l'époux aveuglé ne cessent de souligner la part qu'elle y a prise. Aussi ne contientfl. plu sa "rage"
"Où fuiraije, disaitil en mordant ses draps et en se roulant dans son lit comme un frénétique, pour ne plus entendre que Tisienus est trahi par sa femme 7" (p. 515) Don Garde est tout aussi a5f, du moins dans un premier temps. Il bénit la fugue de la comtesse sa femme qu'un prétendu pélerin accompagne à Compostelle pour le salut de son âme, tandis qelle recommandera au saint 14 santé de son cher époux. Mais bientôt
"Don Garde apprit de particularités du voyage qui ne lui permirent plus de douter du nom qu'il portait. Ce titre lui déplut au dernier point; il l'avait toujours considéré comme le plus insupportable de tous les titres du monde. Mais il fallut bien qu'il prît patience; il n'était pas le seul qui pratiquait cette vertu, et pendant qu'il en trouvait l'usage si difficile, et qu'il méditait une vengeance digne de l'injure qu'il avait reçue, l'amour travaillait à lui donner des compagnons dont l'exemple le consolât de son infortune." (AG, 33) Don Garcie se vengera, et 'uoe manière tout originale (155), 1!1istoire le veut ainsi. Mais le prince de Lorraine, époux de 1!infidèle Thérèse, en juge autrement, convaincu que cette disgrâce est de celles "dont il n'y a que l'éclat qui fait la hante" (156). Caton va jusqu'à faciliter le remariage de Martia et de son amant Hortensius (157), et Be1egarde, dont l'épouse est devenue un fléau, "porte envie aux époux disgrâciés" au point de vanter au galant Bussy les charmes secrets de 14 maréchale (158). Le thème gaulois, par la plume de Mme de Villedieu, s'éclaire donc d'un jour nouveau et sans doute révélateur d'une
(155) Cf. résumé annexé de la nouvelle intitulée Don Garais. (156) AG, 125. (157) Cf. chap. VIII, p. '439. (158) DA, 115. L'aventure se répand et chacun se fait son "conte".

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évolution de mentalité dans les milieux éclairés. Il en sera de même pour
l'image stéréotypée de la femme, héritée de la littérature médiévale popu
laire.
La romancière, pour détendre l'atmosphère, et plus tard,
dans le Portrait, par amertume devant la décadence morale de son
sexe, décochera au passage des traits plaisants (159) ou gron
deurs (160). L'un d'eux se recommande toutefois par une finesse
particulière. A la fin d'une conversation courtoise et détendue
sur l'inconstance des hommes, favorisée, prétendent ces derniers,
par la vanité féminine, la romancière met dans la bouche d'une
aimable femme cette conclusion nuancée; il s'agit d'abord des
hommes :
"Il faut avouer, dit Roseline, que cette maudite espèce de créature est bien contraire è notre tranquillité; mais tels que sont les hommes, nous avons un penchant naturel è leur vouloir du bien. L'expérience tâche en vain de nous rendre sages : l'exemple de tant de femmes trompées n'empêche point qu'on ne s'expose au péril de se faire tromper, et qui nous prendrait toutes è notre serment, nous aimerions mieux courir le risque d'être abusées dix fois en notre vie que d'être condamnées è ne voir jamais aucun de ces abuseurs." (Ex., 7778) Le type fort ancien de la vieille amoureuse n'est pas absent non plus, mais il s'est mué en une figure moderne, celle de la grande dame, veuve bien en cour, qui monnaie ses services auprès d'un jouvenceau, astreint è quelques complaisances. Toujours inquiète de voir son protégé lui préférer une fraîche beauté, elle se répand en imprécations sur son ingratitude lorsque le malheur prévisible se déclare. Nérisse est d'abord ainsi dépeinte par la jeune Philia
"Considérez cette femme que la grande jeunesse ne rendait autrefois que passable, et qui, dans un âge où les belles personnes deviennent hideuses, s'imagine avoir acquis le don de plaire. Savezvous quelque chose de plus extravagant que les ajustements qu'elle affecte 7 Ii semble qu'ils ont de la raison, et que, pour se venger de ce qu'elle leur fait perdre leurs droits, ils augmentent sa laideur. Les
(159) "Si le témoignage d'une fen pouvait être croyable..." dit Len
tulus (Ex., 53). Mais la phrase peut s' interprêter aussi cone un regret que
le témoignage d'une femme, en justice, ne soit pas toujours recevable.
(160) FF11, 239 et passim.

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mignarderies dont elle tâche è déguiser sa décrépitude, la honteuse avidité de son coeur qui, tout prêt de la consomption ne peut encore se passer de désirs, et la manie intolérable qui lui faisant oublier ce qu'elle doit à la mémoire de Poillo lui fait ouvertement rechercher un simple berger, sontce des qualités qui dussent me faire compter pour un plaisir les moments que j'accorderais aux feux de Nérisse V' (Ex., 322323) (161) La violence de cette peinture laisse loin derrière elle les prétendues audaces de Despréaux (Satire X) et la vigueur de La Bruyère (Des Femmes). Il semble que Mme de Villedieu se sente déshonorée, en temps que femme, par le comportement de celles qui s'avilissent. Nérisse, méprisée, se déchaîne bientôt
"Corydon est né dams le fumier d'un village, et se sentira toute sa vie de son origine; il n'a point d'ambition, et au lieu de tâcher à me plaire pour se voir du bien, du crédit et des dignités, il s'attachera sans doute à cette jeune étourdie, qui n'a de fortune que celle que je puis lui faire. Ce n'est pas pour ses charmes, poursuivaitelle avec une impétuosité qui l'emportait, hors un peu d'éclat de jeunesse, qui tôt ou tard finira, et quelques bonnes grâces que mes soins ont bien eu de la peine à lui donner, j'ai sans vanité l'esprit plus mûr, et je suis plus désirable qu'elle!" (Ex., 315). Ce morceau nous fait regretter que Mme de Villedieu n'ait pas écrit de comédie. A la veine gauloise se rattachent la nouvelle des FraticeZles (162) et celle de la Dame Romaine, insérée dans Le Journal amoureux. Cette dernière est une traduction "enveloppée" d'un conte italien (163). Il s'agit de tourner en dérision non le clergé ou les moines en général, mais la débauche organisée que la vie conventuelle peut favoriser dans certains cas. Toute ambiguité est exclue
(161) Rappelons que Virgile souhaitait voir Phila alléger, sous le nom de Corydon, le martyre de Nérisse, en toute innocence, et pour cause.
(162) L'analyse de cette nouvelle montrera corruint l'auteur a imite Mohère dans le rôle qu'il fait tenir à Hortense, la nièce du Pape. Les Fraticelles "s'étaient impatronisés dans cette famille, disposaient des biens et des revenus corne de leur propre, et gouvernant à leur gré l'esprit du mari et de la femme, ils attiraient sur eux les railleries de tous les gens de bon sens et les muniuires et tous leurs domestiques" (p. 195). Pour sa part, Frère Conrart envoie chaque matin "des fleurs et des fruits" à Hortense, qui feint d'entrer dans son jeu.
(163) Cf. chap. VII, p. 386.

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"Ces ermites se vantant d'avoir reçu leur mission d'en haut, avaient négligé d'en demander la confirmation aux gens commis à cet office. Ils étaient frocqués, titrés et sanctifiés de leur autorité privée. Soit qu'ils crussent la charité du caractère de quelques vertus mondaines qui agissent plus efficacement à l'aspect des objets agréables qu'à celui des gens disgrâciés par la nature, ils avaient élu pour quêteur l'homme le mieux fait qui fût dans leur congrégation." (JA, 1437) Les dévots ne sont intéressés que par une pointe innocente ils encouragent le pélerinage de la comtesse de Castille que Don Garcie désapprouvait d'abord; leur bonne foi est évidente. "Mais les dévots de Burgos combattirent son opiniâtreté avec tant de ferveur qu'enfin ils la vainquirent" (AG, 27). Le Jésuite, sous son vêtement littéraire de Dervis, se montre très fin psychologue, et n'est pas brutalement écorché (1614). Mais le manège des deux Dervis des Annales galantes, qui confessent les maris pour mieux disposer des épouses, appartient déjà à un autre registre. Ils commencent par s'assurer une réputation de vertu solide, et jouent les anachorètes
"Faisant semer dans les villes prochaines le bruit de leur haute vertu, ils ne demeurèrent pas longtemps dans leur désert sans y être visités de tous les bigots de Mahomet. Ils n'entretenaient cette sainte compagnie que de la vanité des choses de la terre et du plaisir solide qu'on trouve dans la contemplation de celles du Ciel. C'est une maxime générale que les faux dévots sont toujours plus éloquents que les véritables; leur esprit n'est plein que de luimême; l'humilité des bonnes âmes, la méditation sur les mystères qu'on traite, et cette simplicité évangélique qui est le caractère inimitable de la vraie piété ne dérobant rien à la richesse de leurs expressions, elles sont toutes fortes et persuasives." (AG, 4601461) On ne s'attend guère à trouver dans un ouvrage d'apparence légère une analyse si pénétrante du succès des faux dévots, et une apologie de la simplicité oratoire que prêchent, à cette date, les disciples de saintCyran. Pour mieux persuader les bonnes âmes, nos Dervis exhibent "un instrument à déchirer la peau" (p. 1462). Puis ils prêchent en ces termes aux deux royaux pénitents
"Les mystères du Ciel ne s'expliquent et ne se reçoivent
(1614) Voir encore AG, p. 201, et parodie de "règles et constitutions" dans le même ouvrage, p. 179.

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pas avec si peu de préparation, dit Chasan. Il faut des prières et des austérités pour ouvrir les sacrés réservoirs des grâces célestes. Vous avez le coeur plein de désirs mondains : comment voulez.vous que les inspirations divines y trouvent place ? Commencez à nettoyer ce vase des souillures dont il est taché, et puis notre grand Prophète le remplira des salutaires écoulements qu'il vous réserve (...) Privezvous de la vue de ces objets que vous savez qui émeuvent vos passions (..j" (p. 63). Outre que la romancière parodie avec bonheur les fleurs de l'éloquence religieuse et ses luxuriantes métaphores, elle ne perd pas de vue son intrigue puisque les deux princes chapitrés sont invités à se séparer des deux jeunes filles qu'ils ont enlevées et que leurs fiancés, sous leurs déguisements, sont venus récupérer. Ainsi est actualisé le thème gaulois du moine paillard, encore si vivace dans L'fleptaraéron. Toutefois, la satire est franche, et elle se limite clairement : l'écho des sermons rejoint même un très ancien genre littéraire, celui des sermons joyeux, heureusement décanté des grossièretés d'usage. Mais les romans que nous étudions offrent aussi la surprise de crayons nouveaux des coquettes, des femmes hypocrites et des prudes.
Les coquettes
Nous avons déjà analysé la cause de la sévérité de Mme de Villedieu à leur égard. Voyonsles maintenant à l'ouvrage. Les favorites semblent rangées dans cette catégorie, en ce sens que leur vanité, montée sur le faîte, aspire à s'y maintenir en monopolisant tous les succès. Agnès Sorel, qui a remarqué la "bonne mine" de Chabannes lui fait "des avances de minauderies" (165). Diane de Poitiers doit se mettre en frais pour faire fondre le coeur de Farnèse : "déshabillé" excitant, "posture" avantageuse sur "un lit de repos semé de fleurs", "manières amoureuses" (166). Bientôt convaincue d'infidélité par le Roi, elle rétablit sa faveur grâce à une mise en scène étudiée
(165) AG, 362. (166) JA, 2223.

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"Prévenant ce qu'il allait lui dire d'un torrent de larmes feintes dont les femmes de ce caractère ont toujours un réservoir, elle lui dit qu'elle était bien malheureuse d'être en butte à toutes les calomnies de la Reine (...)" (JA, 76) Elle demande ensuite à se retirer dans un monastère. Sans cet art de reconquérir un coeur méfiant, la coquette ferait faillite. C'est ce qui lui permet de pratiquer ouvertement son métier. Au duc de Guise qui se plaint de n'être pas le seul aimé, Mme de Sauve, sûre de ses charmes, répond fièrement
"La loi de n'aimer que vous et celle de n'être aimée de personne sont différentes et le droit que vous avez de me plaire ne m'ôte pas celui de plaire è quelque autre C...) Pour vous aimer à votre mode, il faudrait devenir l'ennemie de soimême, être au désespoir de ce qu'on a quelques attraits, et, sans cesse irritée contre eux, se traiter comme une rivale è qui on aurait été sacrifiée." (DA, 12) Mme de Montferrier, en galanterie avec Naumanoir, ne se gêne pas pour faire, elle aussi "des minauderies" (167) au chevalier de Virlay, en lui écrivant, de surcroît, pour se railler de Naumanoir. Mais, si le même Naumanoir revient, croitelle, lui offrir des voeux, elle s'attendrit sur le compte de cette docile victime
"Le pauvre garçon, ajoutatelle tout haut, c'est le meilleur fond de coeur qui soit au monde. Car enfin, il faut convenir de la vérité : les apparences étaient contre moi, et è ne juger que par elles, il devait tenir longtemps sa colère. Voyez, je vous prie, comme il y renonce dès les premières démarches que je daigne faire et avec quelle chaleur il court aux occasions de se raccommoder avec moi." (Port., 27) Cette fois c'est par erreur qu'elle croit avoir, comme d'habitude, gagné. La comédie du désespoir fait toujours merveille; de plus, la coquette avait proposé des gages de réconciliation, et avoué une part de torts pour expliquer par un excès d'amour sa conduite répréhensible. Ecoutons Naumanoir
"On commença par me quereller, on m'appela léger et parjure; on voulut me faire croire qu'on n'avait feint tout ce qui s'était passé que pour éprouver mon amour. Je n'étais pas d'humeur è donner dans ce panneau...  Hé bien, me ditelle tout è coup en prenant et en serrant une de mes mains,
(167) Port., 27. Naumanoir "est le seul de la cité à les ignorer".

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il est vrai, si tu le veux, que je me suis trouvé du faible pour le chevalier de Virlay et que tes plaintes sont bien fondées. Je te proteste, ingrat, que je ne voulais qu'échauffer ton amour par un peu de jalousie, et si tu m'avais bien aimée, il te serait plus doux de me croire que de persister dans tes erreurs... Je consens à m'avouer coupable puisque tu me veux comme cela... Mets un prix au retour de ta confiance, et je l'achèterai de tout ce que tu voudras..." (Port., 17). Jeu identique chez Mme de Sauve, dans un style plus relevé, et en plusieurs temps
"Elle commence à lui darder ces mêmes regards dont autrefois son coeur avait été si pénétré; elle y joint des soupirs affectés et des paroles flatteuses (...) Le duc s'étudiant à donner à Mme de Sauve des marques publiques de son indifférence, elle en conçut un dépit si violent qu'il surmonta toutes les autres considérations (..J" (DA, 3536). La même méthode que celle de Mme de Montferrier produit les mêmes effets. Aveux, raisonnements, supplications (168) ont raison de la colère du duc
"Elle soupira, elle laissa couler quelques larmes de dépit qu'elle fit passer pour des larmes d'amour, et joignant à ces pleurs simulés des serrements de main et des regards que le duc ne pouvait encore méconnaître, elle lui fit si bien oublier toutes ses résolutions qu'avant qu'ils se séparassent, ils prirent heure pour achever le lendemain leur explication." (DA, 40) Zulemaîde est moins intelligente que Mme de Sauve, et plus capricieuse. Il lui plaît tout simplement de réduire un homme à sa merci, et ne voit même pas qu'Abendaraez la retourne comme un gant. Le trait constant de ces femmes, c'est qu'elles aiment leur beauté plus que tous les amants du monde. La dame grenadine, par exemple,
"L..) aurait voulu être le tombeau de l'amour d'Abenhamet et qu'après avoir perdu son coeur, il me reçût de consolation que par une froideur dépiteuse." (Ga, 582) Or Abenhamet vient de retrouver Hache, sa première passion. Mais, malgré "les tendres oeillades", "les reproches", ce "fugitif" me revient pas. Dans tous les cas, en effet, la coquette est confondue. Pour
(168) "Mettez votre crédulité à si haut prix que si je ne suis pas sincère elle n coûte plus qu'à vous." (DA, 39)

 623 
conserver tous ses amants, telle Célimène, elle prend trop de
risques, et propose à chacun de lui sacrifier tous les autres.
Mme de Sauve s'est ainsi compromise par écrit, entraînant dans
ses galanteries le poids politique que représente la faveur de
la Reine Catherine. Mme de Montferrier, coquette de moindre enver
gure, ne tombera pas de si haut elle bénéficie même, un court
moment, d'un regain d'intérêt de la part de Naumanoir, horrifié
de la dissimulation plus rouée de Mme de Vareville, qui jouait
les femmes douces et fidèles, mais se servait du naîf marquis pour
remener Virlay. Finalement, tous sont mis d'accord par la maî
tresse du genre, l'hypocrite Mme d'Albimont.
Les hypocrites
Les coquettes sont "amantes de profession". On sait, sur leur compte, à quoi s'en tenir. Mais que penser de celles qui affectent la vertu pour mieux cacher le vice ? C'est pourtant ainsi qu'en usent, dit le comte de Boulogne à Jeanne de Castille,
"(...) les plus habiles personnes de notre Cour; elles prennent des prétextes honnêtes de tout ce qu'elles font. L'apparence est toujours hors de censure, mais elles se réservent l'intention secrète, et ce serait avoir l'imagination trop stérile que de la renfermer dans les bornes d'un dessein unique." (AG, '+2'+) Mme de Nodane, la galante abbesse, se dispense volontiers de sévérité. Elle enseigne à Sylvie une morale aimable
"Elle me dit que beaucoup de lois n'étaient pas faites pour les gens d'esprit, qu'il n'y avait qu'à savoir un secret de les violer sans qu'elles s'en aperçussent, et qu'alors elles n'avaient plus de châtiment pour nous, mais que toute la difficulté était de bien mettre ce secret en usage." (MJiSM, 89) Voilà bien ces "accommodements avec le Ciel" chers à Tartuffe. A vrai dire cependant, Mme de Villedieu n'a pu représenter de Tartuffe femelle dans ses romans : ce rôle, sur le plan sociologique, est celui d'un homme. En revanche, elle a évoqué, en Mme d'Albiinont, la femme qui veut jouer sur tous les tableaux. Experte en plaisirs de toute nature, elle s'offre à la fois ceux de la réputation, de la clandestinité et des amours multiples (169).
(169) Cf. chap. IX, p. 514.

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"Elle semblait être la règle de toutes les dames de sa Province; les maris la proposaient pour exemple è leurs femmes et les mères les plus habiles croyaient avoir assez fait pour le repos de leurs gendres futurs quand elles avaient dit è leurs filles étudiez et imitez bien Mme d'Albimont." (Port., 70) Lors d'une soirée de bon ton, oÙ "quelques personnes de qualité s'étaient diverties è apprendre une comédie" et l'avaient invitée, "(...) il fallait voir comme Mme d'Albimont assistait è tous ces divertissements. Elle semblait n'y prendre de part qu'autant que la bienséance et la civilité l'y obligeaient" (p. 78), et quand le marquis d'Altevoix, qui se doute un peu de la vérité, la met "sur 1e endroits tendres de la pièce qu'on jouait" pour lui demander son avis, elle s'excuse
"J'ai si peu d'expérience en amour, lui disaitelle froidement, que je suis un méchant juge de tout ce qui le concerne." (p. 78) Mais toute révoltante que soit cette dissimulation, elle n'est pas directement nocive. La pruderie l'est bien davantage.
La pruderie
Une femme qui fait constamment valoir sa vertu peut être pour certains maris un fléau domestique. Ecoutons PaulEmile se plaindre de Papiria
"lle est chaste et n'est point stérile (...) mais la vanité qu'elle se donne pour être femme d'honneur et m'avoir mis au monde deux enfants m'est plus insupportable que ne le serait sa stérilité." (PHi, 310) Aussi, après l'avoir répudiée, se gardetil de choisir pour épouse telle femme bavarde qui déclarera
"Quand è moi, qui, grâces aux Dieux, n'ai rien è me reprocher sur l'honneur, je veux parler tant qu'il me plaira. Quand une femme a de la vertu, elle ne craint rien, c'est aux personnes qui en manquent è se taire." (PHi, 316) La cinquième partie du Journal amoureux contient un curieux morceau. Le Roi François découvre, dans la cassette du comte de Brion incarcéré è Vincennes, "des mémoires en forme de soimnaire" (170)
(170) "Sorrniaire des déportemants secrets de 000, mere ooo. Voici le 'chapitre I' : 'Cament, étant encore feimie du 000, elle jeta les yeux sur 000, jeune genti1hIuE du duc son mari pour l'honorer de sa valeur"(p. 1450).

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assortis d'une "satire" moins "succincte" intitulée "Avis charitable à Mme OOO' Des historiens identifieraient sans trop de peine la destinataire de cette violente adresse, née princesse, et dont l'occupation majeure consiste "à mettre des espions en campagne' pour détecter avec un acharnement passionné toutes les liaisons de la Cour (171). Littérairement, le fragment se signale par l'éloquence indignée du ton, et mérite de figurer dans le dossier de la pruderie; en voici un passage
"Que vous importe, Madame, de savoir ce qui se passe
entre cet amant et cette amante, cet ami et cette amie ? Ils
ne sont point engagés à votre service, ils ne vous touchent
ni par le sang ni par le devoir. Pourquoi mettezvous tant
d'espions en campagne pour observer leur conduite, portez
vous envie à l'union de leurs coeurs ? Avezvous fait des
sein sur cette fille, ou regardezvous cet homme avec des
yeux de convoitise ? Vous répondrez sans doute que non, et
en effet vous êtes chaste, ou vous cachez vos affaires
bien finement. Mais, Madame, croyezvous que la chasteté
suffise pour faire une parfaitement honnête femme? Non, non,
Madame! Une Princesse qui aspire à la glorieuse qualité d'hon
nête personne doit joindre les qualités d'un honnête homme
à celles d'une femme d'honneur. Il faut être sincère, loyale,
bienfaisante et bien pensante. Etesvous tout cela, Madame,
je vous le demande à vous même? Vous ne sauriez voir deux
personnes ensemble sans juger mal de ce qu'ils se disent."
Suivent les exemples de cette curiosité malsaine aux consé
quences désastreuses : scandales découverts, immixion dans des liaisons discrètes qui a entraîné mariages de commande et vocations forcées.
"Guérissezvous donc d'une curiosité si indigne de votre rang et si funeste à la tranquillité publique; laissez en liberté l'amour et la haine dont vous n'êtes point l'objet, ou craignez qu'ils ne se trouvent des curieux, qui vous blessent des mêmes armes dont vous blessez toute la France." (JA,

Cette diatribe n'est pas un portrait littéraire elle con
(171) Il n'est pas impossible que ce factum vise la ReineMère. On a vu, dans la Vie de la Princesse d'Angleterre, sa sévérité pour les filles d'honneur de Madame qu'elle envoya au couvent (cf. chap. V, p. 208) ou maria d'autorité (Ex., histoire de Créon; cf. supra, p. 208). Cette "princesse" a le pouvoir de "blesser toute la France". Ajoutons enfin que 1i de NenDurs avait de bonnes raisons, tout couine Mlle Desjardins, de ne pas aimer la ReineMère. Elle paraît avec son titre, et coirme amie de Mm d'Englesac, dans les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière.

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serve trop d'attaches avec une clé qui lui donne sa signification et restreint sa portée. Nais elle apporte des lumières sur un type social et moral que Molière a incarné au théâtre en Arsinoé; femmes qui ne jouissent d'une réputation de vertu que par la charité d'un prochain qu'elles ne ménagent pas.
Les Provinciaux.
Pour la plus grande joie des Parisiens, Nolière venait de porter sur le théâtre, outre les pecques qui jouent les précieuses, les Sotenville, M. de Pourceaugnac et la comtesse d'Escarbagnas. Mme de Villedieu, associée è la gloire naissante de Mohère grâce è la satire de provinciales, continuera è exploiter cette veine. Elle le fait d'autant plus volontiers qu'elle se trouve personnellement sensible au contraste ParisProvince, puisqu'elle voyage de l'un è l'autre, et que son coeur est è Paris. HenrietteSylvie, après la mort d'Hugues de Lionne, croit prudent de quitter la capitale où ses ennemis "recommencent leurs poursuites et leurs calomnies".
"Bien qu'il me fût arrivé è Paris plusieurs choses fâcheuses, j'avouerai à Votre Altesse que je ne le quittai point sans quelques soupirs. C'est une commode et charmante demeure; on trouve ailleurs comme là des Palais, des promenades et d'autres choses semblables, mais on ne trouve qu'à Paris seul la liberté de vie qu'on y pratique, et c'est è mon gré la plus précieuse chose du monde." (MHSM, 288289) Et puis, il y a surtout l'air de Paris, humour et bon goût, que les provinces ne peuvent même concevoir. C'est une chance pour la baronne de Roste qu'elle ait vu Monsieur le Prince du temps qu'il était è Bruxelles, qu'elle ait connu Marigny à sa cour, qu'elle continue à correspondre avec lui, et qu'il lui mande "tout de qui se passait de considérable à Paris et è la Cour de France" (172). D'ordinaire, les dames de Bruxelles dégagent un parfum d'âcre vertu (173); de même certaine tante du comte
(172) MHSM, 36'4. (173) Cf. Dédicace d'Anaxandre, chap. III, p. 126.

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glesac qui chasse d'autorité tout élément mâle, en paraphrasant Cicéron (174). Les Provinciaux et leurs moeurs rigides servent surtout à étoffer la rencontre de Cyparisse et de Licoris dans Carmente : c'est en effet leur commun mépris pour eux qui réunit d'abord les deux amants. Mais l'adresse de Mine de Villedieu consiste ici à fondre deux satires en une : en effet, celle des Provinciaux est mise dans la bouche de Cyparisse, jeune Parisienne que le sentiment de sa supériorité rend impitoyable. La vision de la Province, réfractée par cet esprit prévenu n'est pas fantaisiste, mais les traits se trouvent accusés et portent à la fois sur l'objet et l'auteur de la satire. Laissons parler Cyparisse
"Par une manie assez ordinaire aux jeunes personnes qui ont goûté l'air des gens du grand monde, nous avions contracté une certaine haine pour les gens de Province qui nous les faisait regarder comme des Barbares. Ma tante, qui était prudente et à qui l'usage du monde avait donné l'art de dissimuler ses sentiments, cachait assez bien son antipathie secrète pour les Provinciaux, et ce n'était que dans nos conversations particulières qu'elle donnait des marques du mépris qu'elle avait pour eux, mais moi, qui étais plus jeune et plus étourdie (...) je blâmais tout ce qu'ils approuvaient. Je faisais de grands éclats de rire lorsqu'ils me donnaient quelque louange, et, quand ils avaient une parure nouvelle et que, pour la produire en bon lieu, ils venaient nous en donner l'étrenne, je tournais en ridicule tout ce qu'ils croyaient qui devait me charmer." (pp. 101102) Les visites rituelles exaspèrent la jeune personne. Un jour, on l'avertit de descendre.
"Quand on me dit qu'il arrivait des gens dans la bassecour dont les visages étaient inconnus, je compris que c'était une première visite, et sachant qu'on passe la moitié du tempo en compliments et révérences en ces sortes d'occasions, je m'y préparai avec un chagrin qui devait paraître sur mon visage." (p. 104) Un jeune Provincial, Timante, ne peut s'empêcher de déplorer ces incessantes railleries
"Je ne hais point leurs personnes, repartisje, mais...
(174) Cette dame est chargée de veiller sur la vertu de Sylvie, nouvellement admise par la famille d'Englesac conjr épouse du jeune commute. Castelan voudrait venir rendre visite à Sylvie suivant les habitudes parisiennes. La duègne se scandalise : "Quel siècle, quelles iroeurs! On ne vivait point dans non temps de cette sorte" (MHSM, 228229).

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pourraisje trouver de charmes dans cette circonspection perpétuelle qui leur fait étudier jusques è leurs éternuements et qui, les tenant en garde sur toutes leurs actions, fait que, par la peur de faire une sottise, ils demeurent dans une contrainte qui est en soi la plus grande sottise qu'ils puissent faire 7 Ces contorsions qu'ils nomment des révérences, ces éclats de rire affectés, et ces citations de bravoure dont ils assaisonnent la conversation qu'ils ont avec les dames comme si elles étaient des généraux d'armées ?" (pp. 105106) Malgré les avis de son interlocuteur, Cyparisse insiste
"On ne prononce guère un nom sans l'accompagner d'une épithète, et on se connaît par le brave, le triste, le fier, ou le généreux (175), comme o se reconnaîtrait à la Cour par le nom de sa race ou par les armes de sa maison." (pp. 107108) Dans Les Désordres de l'Araou, c'est l'auteur en personne qui avec un parfait naturel, égratigne la Province. La future Mme de Termes "a plus d'esprit et e politesse qu'on en a communément dans les Provinces" (DA, 689). Ajoutée è la beauté, cette circonstance déterminante fait
atre l'amour dans le mariage, ce qui est une rareté. Pour piquer l'amourpropre de Givry et e?ççter son sentiment passionné, il suffit que Mlle de Guise lui glisse, comme suprême argument, "qu'il méritait une destinée meilleure que celle de faire le chevalier errant d'une Provinciale" (pp. 159160). Le préjugé est donc tout ensemble vérité d'observation et conviction (176); les effets littéraires n'en sont que plus sûrs.
Dressons un rapide bilan. La place considérable que tient, dans les oeuvres de Mme de Villedieu, la société et l'actualité
(175) A noter pour l'histoire du style romanesque. La persistance des épithètes qu'on observe chez Mile de La 1çtheGuThen par exemple est un provincialisme, hérité des usages de la première moitié du siècle. (Cf. chap. )CtI, p. 692.)
(176) e de Brér écrit è M. le Président G. : "J'ai su par M. Votre Frère que vous retourniez è Paris, et je trouve que c'est avec raison que vous le préférez la Province dont toutes les fleurs et les fruits ne valent pas nos peines, les gens d'esprit trouvant encore mieux leur compte dans les embarras de Paris que dans l'oisiveté des lieux qui ne paraissent agréables qu'à ceux qui ont plus de plaisir è voir qu'à entendre" (Oeuvres galantes, s.d., lettre XV, p. 3').

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contemporaines nous invite à revenir sur certaines affirmations.
On avait tendance à croire que la vie sociale et la satire se
circonscrivaient, dans le roman, au genre burlesque ou "bour
geois", parodie de l'héroîque. Or il existe, sembletil, une
espèce intermédiaire qui comble le fossé qu'on avait artiflciol
lement creusé entre ces deux extrêmes. On la connaît bien au théâ
tre : elle est représentée par exemple par des comédies de Pierre
Corneille, ou celles de Thomas en ses meilleurs moments; on la
connaît en poésie, dans les Contes et les Fables 0e La Fontaine.
Or c'est avec Mme de Villedieu que se constitue dans le roman la
variété correspondante, c'estàdire le roman de moeurs. A tra
vers dialogues, allusions, réflexions de toute nature, tableaux
et évocations, surgit l'image société. L'observation morale
y revêt bien des visages; elle correspond en gros, pour les su
jets, à ceux que traite Molière : veine gauloise, province, coquet
tes, hypocrites (177), maris bafoués, éducation et occupations
des femmes. Mais Mme de Villedieu insiste plus particulièrement
sur ce dernier point qui intéresse davantage son public. Sans
jamais donner dans le bas, elle dispose avec adresse et tact des
détails qui ont le pouvoir de recréer un décor et un climat. Mais
ce quotidien n'est pas gratuit. Mme de Villedieu a écrit pour le
théâtre; sa peinture des moeurs sert ou parfois détermine l'ac
tion, qui l'intègre, avec une sorte de nécessité.
Cette image est longue à se dégager des conventions et des transpositions qui écrasent encore l'inspiration romanesque au milieu du siècle. Mais peu à peu, avec l'usage des patronymes réels, s'impose la nécessité d'un décor, d'un milieu conforme sinon à la vérité, du moins à la vraisemblance. La peinture qui en résulte est sélective : non seulement elle se limite à une certaine société princière et aristocratique, mais elle s'adresse de plus à un public informé de l'actualité, use de sousentendus et d'allusions. Cette peinture enfin est tendancieuse em ce qu'elle est colorée des préjugés d'un milieu auquel la narratrice ap
(177) Pas de précieuses depuis le Récit, ce qui tend à prouver le caractère très actuel et littéraire de cette satire lors de sa grande vogue. Pas de "femme savante" non plus.

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partient par l'adoption, sinon par la naissance. Il s'ensuit une
telle homogénéité dans la représentation de ce monde qu'il est
impossible de détecter l'artifice. Les faits et anecdotes sont
parfois vrais, parfois inventés, mais se confondent dans le cou
rant de la narration qui va toujours de l'avant. Le sommet de
l'art consiste ici bien moins faire croire que la fiction est
vérité que l'inverse, c'estàdire que le vrai est imaginaire.
Mais comme les deux intentions se croisent sans cesse, les person
nages contemporains, par leur présence souvent agissante, avalisent
les risques que prend la romancière; le lecteur se laisse entraî
ner au plaisir de ce divertissement qui lui renvoie sa propre image,
ou, ce qui est notre cas, celle d'un passé ressuscité par tran
ches de vie intense.
L'analyse des techniques narratives permettra de mieux comprendre en quoi ces récits diffèrent des procédés romanesques en usage è cette date.

CHAPITRE XII
L'ART DU RECIT
La réflexion morale, la vie amoureuse ne constituent pas, en principe, l'ossature du récit, du moins dans l'héritage littéraire dont Mme de Villedieu peut disposer. Concevratelle et construiratelle ses narrations suivant les usages, ou manifesteratelle sa personnalité dans leur organisation et leur enchaînement ?
Problème liminaire les prétendus clichés narratifs
Avant d'examiner les techniques narratives dans les romans et nouvelles de Mme de Villedieu, il importe de dissiper un malentendu. A première vue, les actions, le dessin de nombreux récits paraissent remonter directement à des procédés éculés datant d'Héliodore. Mais dans le cas qui nous occupe, deux observations s'imposent. La première, c'est que ces schémas anciens (tempêtes, abordages, rapt, déportation en Barbarie, lettres perdues, travestissements) disparaissent rapidement pour faire place à partir de 1668 è une trame historique, ou empruntée directement à la réalité quotidienne; la seconde, c'est que ces schémas incriminés ont été adaptés è la vie d'alors : qu'on se reporte aux sources des Nouvelles afriquaines, au témoignage précieux qu'apportent les mémorialistes pour tout ce qui a trait à la vie de cour. Les travaux de M.Th. Hipp ont démontré les rapports étroits qu'entretiennent la littérature et la réalité, lors même qu'on croit nager en pleine extravagance. La littérature a seulement adouci certaines

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anecdotes trop brutales, elle les a polies, niais sans jamais briser les amarres qui les relient aux faits. Nous nous bornerons ici à quelques confirmations empruntées aux oeuvres qui nous intéressent.
La lettre perdue, interceptée, anonyme, faussement signée
intervient à maintes reprises essentiellement dans le Journal
amoureux, Les Désordres 4e l'Amour, Le Portefeuille. Or ces romans peignent précisément l'existence dans les châteaux royaux, où le billet secret représente le seul moyen de communiquer sans être observé. Ne parlons pas des courriers interceptés pour raison politique : la police royale ne s'en privait pas (1). La faveur représentant le seul moyen de vivre à grands frais, toutes les intrigues sentimentales peuvent prendre une couleur différente selon qu'elles touchent de plus ou moins prés aux intérêts des grandes maisons : tous les coups sont permis pour sauvegarder ce qu'on croit menacé ou acquérir ce qu'on convoite. La lettre, toujours remise furtivement, peut très réellement échapper à son destinataire; elle peut être aussi "sacrifiée" comme preuve de bonne foi; elle est alors exhibée victorieusement et devient quasi publique (2). Les travestissements sont monnaie courante. Il serait difficile de répertorier tous les exemples de déguisements pendant la Fronde 3) Dès qu'une femme, en temps ordinaire, avait à chevaucher, elle s'habillait en homme, qu'elle fût grande dame ou roturière (4). Les usurpations de titres ou même d'identité
(1) Cf. la grave affaire des courriers des princes (Conti, Bouillon, en 1685). Cf. La Fontaine, XII, 12. Le Milan, le Roi et le Chasseur, et naturellement les Mémoires de SaintSimon.
(2) Qu'on songe aux lettres de Mme de Montbazon reproduites et commentées
par Mademoiselle dans ses Mémoires.
(3) Rappelons seulement, outre celle de la duchesse de Chevreuse, la fuite de la duchesse de Bouillon déguisée en cavalier, son fils étant déguisé en fille. (Mémoires de l'abbé de Choisy.)
(4) Mine de SaintssJjnont, par ailleurs auteur de tragédies, défendait ses terres à cheval, habillée en homme, durant les opérations de Lorraine, sous Louis XIII. Elle est peinte dans ce costume par Claude Iruet (Musée Carnavalet). Voir aussi l'Amazone, dessin du même , plume et lavis, NewYork, Pierpont Morgan Library. Cf. planches VII et VIII in Herotome et création littéraire sous les règnes de Henri IV et de Louis XIII. Actes et colloques N° 16, Klinck sleek, 1974. Mentionnons aussi les exploits de Mine de La Guette pendant la Fronde.

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se trouvaient favorisées par l'existence de nombre de bâtards de grande famille, élevés sous le nom des domestiques qui en avaient pris soin, et qui plus tard proclamaient leurs origines sans qu'on pût ni qu'on voulût les démentir. Le thème du maître amoureux de son élève (Carrnente, Les Exilés) est mis è l'honneur par les éditions des lettres d'Abélard et dTHéloîse, mais aussi par les relations de Ménage et de Mme de Sévigné, puis du même et de Mme de Lafayette, auxquelles on peut ajouter celles de Chapelain et de Conrart avec Mlle de Scudéry. Les dénouements heureux dus è un recours au Roi ou è la Reine ne sont pas exceptionnels, non plus que les résultats miraculeux d'influence individuelles quand Jcs solliciteurs sont bien en cour qu'on songe à toutes les grâces obtenues par SaintAignan. Quant aux effets surprenants de la beauté féminine et de l'esprit, comment s'en étonner dans une société qui met l'amour au rang de la gloire ? La meilleure prruve du caractère vivant de ces prétendus clichés, c'est leur persistance. Si en 1660 on ne les a pas jetés pardessus bord comme il a été fait pour toutes les structures héroïques, c'est qu'ils continuaient à faire retentir l'écho de faits d'observation courante ou d'anecdotes qui se colportaient.
Pour les rajeunir, il suffisait de les charger de faits divers récents. Parfois, Mme de Villedieu n'a fait que reprendre des historiettes qui couraient dans Paris, soit en les transposant quand il était prudent de le faire, soit en les laissant aux acteurs réels dont les noms sont alors biffés. Le geste extravagant du comte d'Englesac dans les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière est è rapporter au comte de VillaMediana que le Roi d'Espagne Philippe III fit assassiner par jalousie (5);
(5) "Historiette de Villa Mediana", Tallemant, I, 188; Dialogue de Sarasin, p. 159; un Voyage d'Espagne de 1665 (cité par A. Adam, éd. Talleresnt, L, 869); La Fontaine, IX, 15 : "L'amour peut dompter la peur / J'en ai pour preuve cet amant / Qui brûla sa maison pour embrasser sa Dame / L'emportant è travers les flammes. / J'aime assez cet emportement / Il est bien d'une âme espagnole / Et plus grande encore que folle". L'héroïne de l'aventure était la Reine d'Espagne. Villa Mediana étant mort en 1621, cinq ans avant l'ambassade en Espagne du marquis de Ramubouillet, on peut penser que c'est là la source de cette histoire qui impressionna fort les contemporains.

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dans Les Galanteries grenadines, on voit Abenhamet, contraint de laisser sa maîtresse en tête è tête avec son rival et dévoré d'impuissante jalousie, se déchirer la paume des mains avec les dents. Le fait est rapporté par Bussy dans l'Histoire amoureuse des Gaules, et le héros en est le duc de Nemours qui enrage de devoir assister malgré lui è l'entretien de Condé et de Mme de Chatilion (6). Le phénomène de télépathie rapporté dans les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière est un fait divers facile è éclairer il s'agit du "duc de °°°" (Guise) et de la "comtesse °°°" (du Bossut), c'est3dire du neveu du duc de Chevreuse. En regard de ces cas remarquables qui concernent les puissants, lesquels alimentent les romans après s'être inspirés d'eux, que de traits anonymes mais véridiques : ainsi l'Anglais de Spa, entêté de généalogies, le Liégeois irritable, plus fier de la bourgeoisie de sa ville natale que de tous les titres de noblesse. L'interférence est constante entre les choses vues ou entendues et la création romanesque, entre la fiction et la vie. En conséquence, nous n'aurons pas è porter de jugement sévère sur les éléments de l'invention, qu'une connaissance meilleure des réalités quotidiennes démontrerait souvent authentiques, mais sur l'utilisation qu'en fait le romancier.
Le __déterminisme psychologique
Si l'on excepte Carmente, dont le dénouement rassemble avec une évidente complaisance la totalité des personnages au terme d'aventures aussi improbables que concertées; si l'on met è part quelques épisodes d'autres romans d'ailleurs peu nombreux (7), on constate que, dans les oeuvres où ils subsistent, ces clichés dramatiques ont pour fonction de mettre en place un dispositif de base è partir duquel s'engagera le récit qui, lui, exclura toute facilité. Des tempêtes jettent encore des rescapés sur les îlesrefuges : 11e Délicieuse dans Alcidamie, 11e de Thalassie
(6) HAG, I, 388; et CG, 57'+. (7) "Histoire d'Isabelle de Pennaroche et de 1)n Pedre" dans NA; de Déodainie dans AGG.

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dans Les Exilés, Tie de Caliste dans Les Annales galantes de
Grèce, mais les narrations qui rayonnent à partir de cette don
née s'organisent autour d'un thème psychologique directeur qui
maintient la trame romanesque dans les limites d'une étroite
vraisemblance. Qu'on se reporte à l'histoire de Célie, illus
trant les défaillances du renoncement en amour, ou à celle de
Cynthie, développant les dangers de la commodité et le malheur
de trop aimer, et cela dans une oeuvre de structure aussi archal
que qu'Alcidarnie. La réunion des "exilés" en Thalassie occasionne
des récits où interviennent des données historiques guerres ci
viles et étrangères, révolutions de palais, disgraces diverses;
la convention initiale ellemême est cautionnée par l'exil
d'Ovide en ces régions, et aussi par l'assimilation à la réalité
contemporaine, qui groupait les exilés français aux PaysBas.
Même remarque pour Les Annales galantes de Grèce : parmi les per
sonnages qui abordent à Caliste, les trois principaux le font par
la vertu d'Hérodote, mais l'épisode rapporté de Déodamie pose le
problème de la légitimité du mariage clandestin, en combinant
des éléments issus tout droit de la France du XVIIème siècle.
assurément un hasard assez suspect qui, sous les murs de
Grenade, confronte successivement le héros principal des Galan
teries grenadines, Ponce de Léon, à deux hommes qui se battent,
à une jeune fille qu'on enlève, à un inconnu désespéré; mais les
"histoires" qui s'ensuivent ne sacrifient nullement aux procédés;
leur mouvement est d'ordre purement passionnel : jalousie d'Aben
hamet à l'égard de son rival, coquetterie quelque peu perverse
de Zulemalde, oppression familiale pour Hache.
Quant aux oeuvres qui adoptent la forme de la nouvelle, elles abandonnent par définition toutes ces conventions. L'Histoire, générale ou particulière, qui faisait de timides apparitions sous le voile de la transposition, se substitue désormais au hasard, et la nature de l'invention romanesque se modifie. En conséquence, l'auteur n'a plus à construire d'échafaudage de conventions qui soustende les différentes parties de son ouvrage il le reçoit tout prêt à prendre vie dans la mémoire des lecteurs. Son travail consiste à éclairer de l'intérieur des situations, à doter des événements connus mais demeurés mystérieux ou sur

humains, de motivations secrètes qui les ramènent sur terre. Entreprises militaires audacieuses, relevant jusqu'ici de la vertu guerrière, volteface diplomatiques, rencontres de héros luttant pour la même cause, auraient pu, vingtcinq ans auparavant, donner naissance è quelque Grand Crus Mme de Villedieu en fait Les Désordres de l'Amour. Les victoires des Français è Neuchâtel dénouent l'intrigue de Cléoni et la romancière s'est donné pour tache de montrer que cette conclusion couronne, sans nul apport extérieur è l'Histoire, les impulsions combinées de l'amour et de l'honneur. Il a été précédemment montré (8) qornment l'auteur des Annales galantes et du Journal q ursi, s'est employée è démythifier les héros de l'Histoire générale pour les représenter en proie aux passions éternelles.
Or ce déplacement du centre de gravité de la création roma
nesque recèle une vertu inépuisable, effet, aux mains d'un
connaisseur, expert en psychologie, le roman event comme une
matrice féconde puisque le coeur et l'esprit, branlés par les
passions, conçoivent sans se lasser des moyens ingénieux de se
satisfaire et de se perdre. Pour reprendre les termes de Pascal,
l'imagination se lassera plutôt de concevoir que la nature de
fqurnir il n'est que d'organiser les oIervations éparses, de les
normaliser en quelque sorte, pour donner corps un ensemble co
hérent, Ai besoin, si le vrai paraît trop etreordinire, on le
réduira è des proportions plus "ra onnables", a gens où Racine
emploie le mot dans la préface de P1dre, Ainsi vpitpn Mme de
Villedieu inventer le personnage dc Mme de Maugiron dans Les Dés
ordres de l'Amour pour rétablir les maillons d'une chaîne dont
l'Histoire ne connaissait que l'extrémité glorieuse, et les rayons
héroîques.
Prenons quelques exemples de ressorts dramatiques. Si Julie est amenée è céder è Ovide, c'est è la suite des vanités typiquement féminines de Sulpicie, qui éveillent un dépit très naturel chez la princesse, et ce dépit luimême est générateur de décisions aux rebondissements imprévus, mais parfaitement logiques.
(8) Cf. chap. VI, pp. 262271.

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Combien se sont perdus parce que leur passion flattée n'avait pu
garder le silence le duc de Cuise qui écrit son bonheur, l'in
connu de La tendre Confession de coeur, et bientôt le duc de Ne
meurs dans La Princesse de Clèves Souvent les personnages posent
euxmêmes le piège qui va se refermer sur eux; ce type d'intrigue
peut déboucher sur le tragique ou le comique, suivant les données
initiales et la manière adoptée on assistera soit au malheur
d'Almanzade, de Praxorine, et de tant d'autres, soit è la décon
fiture du ridicule Tisienus, è la jalousie justifiée, mais stude.
D'autres fois, l'action est si allégée de matière qu'elle se dé
roule implacablement comme une tragédie régulière, entièrement
mue par une seule passion : ainsi l'histoire du duc et de la du
chesse de Modène, drame de l'envie. Il arrive aussi que les con
tradictions même de l'amour provoquent des revirements inattendus
et amusants, comme dans la nouvelle du Dégoût. Enfin, il n'est
pas indifférent de noter que l'oeuvre qui, de toutes, paraît réunir
le plus de procédés, les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de
Molière, est aussi celle qui, paradoxalement, contient le plus
de traits moqueurs à l'adresse des romans (9). La raison en est
double. D'abord, ces procédés ont été adaptés au réel, puisque
c'est dans ce roman que se trouve peinte le plus crûment la société
contemporaine, le romanesque résidant plutôt dans l'accumulation
des faits vrais. Ensuite, il devient rapidement évident que les
aventures narrées, pour divertissantes qu'elles se veuillent,
présentent toutes un air de famille : c'est l'étourderie de Syl
vie, son caractère incurablement primesautier qui les fait naître
è la file. Ainsi, quels que soient le propos, le genre, ou la mé
thode adoptée, la psychologie, "science d'amour", n'est plus can
tonnée dans des territoires qui lui sont spécialement affectés
elle s'est installée au coeur de l'action pour l'informer et la
diversifier. A partir de Mme de Villedieu, le roman s'engage dans
une nouvelle voie celle de la nécessité interne, fondement du
roman psychologique moderne.
(9) Cf. chap VI, pp. 258259. En plus des exemples cités, cf. p. 120 et
p. 321 des MHSM.

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Une évolution aussi essentielle se répercutera sur les techniques narratives. Le roman ancien était constitué de récits parles, de conversations et d'un texte de liaison. Que deviennentils ?
Les conversations
Sur leur nature et leur présence, les doctrines divergent après 1660. Sorel, dans La Connaissance des bons livres, les condamne expressément (10). Du Plaisir y tient encore, peutêtre par goût des traditions (11). On sait que dans L'Astrée, elles sont le lieu d'expression de fortes personnalités comme Hylas et Silvandre; Adamas en fait même le véhicule d'un enseignement moral et spirituel. Chez Mile de Scudéry dont cet enseignement est la spécialité, tous les sujets sont abordés et, tandis que l'action sommeille, la romancière occupe ses personnages è de longs débats, auxquels elle ne met un terme qu'au gré de sa propre fantaisie. Elle y a tellement pris plaisir que même lorsqu'elle essaie de se convertir è la nouvelle, elle garde ses habitudes (12).
Mme de Villedieu, pour sa part, ne conserve les conversations
de type traditionnel que dans ses romans (13). Alcidamie n'en of
fre qu'une seule de 28 pages assez gauchement raccordée è la trame
principale (1k) Lisicrate y défend contre Philimène les plaisirs
(10) "On n'écrit plus rien dans une histoire qui ne lui soit indispensablement nécessaire, et Je croie qu'il serait difficile d'y introduire une question è décicior, si galante fûtelle." (p. 162)
(11) "Les conversations sont une des premières beautés de l'histoire". Sentiments, 1683, p. 183.
(12) Notamment dans La Promenade de Versailles, 1669. Les vers envahissent ILa prose, beaucoup plus que chez tne de Villedieu qui est poète. L'auteur de ClCLLe a voulu se mettre au goût du jour, mais ne peut s'empêcher de faire une large place sex débats qui lui sont chers (cf. pp. 219220). Voir è ce sujet, R. Godenne, art. cit., p. 512.
(13) Nous avons délibérément écarté les conversationstableaux de genre qui figurent è la rubrique "galanterie", chap. VII. On peut les considérer d'autre part comme un hommage aux princesses dédicataires, puisqu'elles peignent dans Lisandre et Cléonice des personnages véritables, et la propre cour de chacune
(1L) "Il se fit une conversation toutèfait divertissante. Ce qui en donna le sujet ce fut que Lisicrate qui ne voyait rien qui ne s'appliquât
.1.

 639 
et la dignité de l'inconstance. Mais si l'imitation de L'Astrée
est plus que sensible dans le sujet, les modalités de l'affronte
ment sont tout autres. Ici encore, l'aspect dynamique l'emporte
sur le statisme rhétorique : Philimène s'amuse à composer pour
le galant des "Règles de service" en vers, que la compagnie admire
fort; et tout naturellement, comme à bâtons rompus, on en vient
à disputer des mérites des vers et lettres galantes (conversation
littéraire à la façon de délie), du rôle de la poésie dans la
société, de la valeur respective des genres. Puis, de la théorie,
on passe à la pratique, et l'on organise un concours de vers.
Mais voici qu'Ozomar triche, en usant de ce divertissement géné
rai pour déclarer sa flamme à l'innocente Philimène la Reine
se sent donc obligée de lever la séance. Dans Carmente, la fuite
du Roi dArgos, Tessandre, parti "comme un aventurier, sans suite
ni équipage", déclenche forcément les commentaires. Ils s'élèvent
bientôt à des considérations générales sur la part respective de
l'amour et de l'ambition chez les souverains, puis même jusqu'à
des vues plus audacieuses (15). L'ensemble n'occupe que deux pa
ges. Dans Les Exilés, la compagnie n'a d'autre occupation que de
converser, vu l'oisiveté forcée où on l'a condamnée, mais les
conversations se trouvent étroitement subordonnées, dans l'ensem
ble, au mouvement général de l'intrigue. Celle qui oppose Ovide
et Volumnius au sujet de la nature de l'amour intervient à un
moment où le maître en l'art d'aimer vient d'essuyer des échecs
cuisants, et il retrouve confiance en lui devant l'étroitesse
bornée de son adversaire; la dispute s'élargit jusqu'à des théo
ries "progressistes" sur l'exploitation des biens de la terre,
mais cette phase nouvelle s'inscrit dans un ensemble qui vise à
déconsidérer le stoLcisme sectaire. Les trois autres conversa
aux effets de son humeur inconstante ne put s'empêcher de dire que le plaisir qui accompagnait une nouvelle amitié était le seul qu'il trouvait comparable à celui qu'on goQtait dans l'aimable bois où ils étaient alors." (p. 322)
(15) "Le sceptre ne porte point de vertus avec lui et le caprice de la nature qui fait naître un enfant d'un Souverain plutôt que du moindre de ses sujets ne donne pas une autre âme à ce Roi naissant qu'à un enfant né parmi le peuple." (p. 31'4)  Cf. encore Ex. 303.

 640 
tiens remarquables ont une incidence directe sur la marche de
l'intrigue : Terentia et Tullia se font des confidences sur l'im
portance du coeur et du corps dans l'amour : Auguste en attend
la conclusion avec impatience, car sa jalousie a suscité des ai
greurs (16). La discussion sur la fortune et la faveur qui oppose
Virgile et un sage philosophe (17) cristallise les réflexions de
tous ces exilés que augustéen sépare du monde; las
diverses "réflexions" sur la puissance des Astres, è laquelle Hor
tensius se refuse de croire (18), pourraient s'appliquer è la
plupart des victimes de l'amour, si nombreuses dans ce roman.
Une conversation de quatre pages roule, dans Cléonice, sur les
ajustements féminins, et semble étrangère è l'action. Il n'en
est rien : les avis délicats de Célidor sur la question ouvrent
è Cléonice un aperçu inattendu et charmant sur la personnalité
de son prisonnier
"Cette exactitude pour les petites choses dans un homme
qui en avait exécuté de si grandes remplissait l'âme de notre
héroine d'une tendresse si violente qu'elle ne pouvait plus
la contenir tout entière dans son coeur." (Cléon., 513)
Les dernières résistances fondent, et cette conversation,
en apparence anodine, est en fait le grand tournant de l'ouvrage.
Le bilan de l'examen conduit à conclure que chacune de ces
conversations occupe une place réduite : une page ou deux au plus;
que son mouvement épouse celui d'une conversation véritable, oil
règnent la souplesse et les associations d'idées. A cette réduc
tion, d'effet quantitatif et qualitatif s'ajoute une sélection
de plus en plus rigoureuse des sujets, moins déterminés par le
plaisir de l'auteur que par le caractère des personnages, comme
c'était le cas chez Honoré Aux survivances des
modèles anciens se substituent peu è peu des méditations collec
tives sur les incidents qui surviennent. Plus souvent, des per
sonnalités s'affrontent : y atil encore "conversation" lorsque
Théocrite et Timoléon, d'ailleurs rivaux, se heurtent è propos
(16) Ex., 188189. (17) Ibid., 301t306. (18) Ibid., 3'8.

 641 
de littérature, eux que leur passion secrète dresse l'un contre l'autre ? Il arrive que le débat serve simplement de prétexte è communication clandestine sous forme de maximes générales, comme font Zalde et Gazul dans Les Galanteries grenadines; la conversation se vide alors de tout intérêt spéculatif au profit de l'action. Le dernier stade de l'évolution sera atteint lorsque, resserré dans les limites du temps, tel échange de vues décidera du sort des protagonistes. Comparons les circonstances où intervient, dans Les Exilés, la discussion précitée sur le pouvoir de l'Astre, et celles des Nouvelles afriquaines où s'opposent, sur le même sujet, Albirond et Méhémet Lapsi. Dans le premier cas, on songe è une "consolatio", dans le second, trois destinées nouées tentent de se dégager des emprises de la passion on demande au Bey de se sacrifier puisqu'on ne peut rien contre la fatalité d'un amour fidèle (19). Dans le Journal amoureux, le pathétique dialogue qui réunit les deux princesses (20), Mlle de Vendôme et Madame, en un débat sur la façon de lutter contre leur esclavage, contient en puissance le dénouement, suivant que l'emportera la révolte de l'une ou la soumission de l'autre. Intégrée dans l'action dont elle constitue un rouage capital, la conversation a pris une valeur dramatique de plus en plus contraignante; elle s'est diluée dans une narration sobre dont elle est devenue une simple modalité.
Les récits.
Les récits oraux constituent la charpente du roman de la
première moitié du siècle. L'"histoire" qui en fait l'objet n'est
en général pas racontée par celui qui en est le héros, car sa
modestie serait mise è trop rude épreuve. Dans délie, l'arrivée
ou l'évocation nouveau personnage est accompagnée d'un re
tour en arrière qui a pour but de satisfaire la curiosité géné
rale, et dont se charge tel ami bien informé. La règle est moins
(19) NA, 568569. Le Bey se défend âprement : 'Il n'y a pas d'Etoile
que la reconnaissance et la raison ne dussent surmonter". (20) JA, 1466_1467.

 6142 
strictement observée dans Polexandre. Si les héros sont doublés
dc fidèles serviteurs ou favoris qui content leurs exploits et
leurs malheurs (récit écrit du Muet pour Almanzor, récit oral de
Carruca lour l'Inca Zulemaîde, de Toumanama pour Corize, etc.),
certaines femmes parlent en leur propre nom (Enoramita, Eolinde);
dans l'ensemble toutefois, c'est un tiers qui prend la parole
Pallante ou le ViceRoi font connaître les amours d.'Aicidiane
et de Polexandre, qui garde le silence sur sa vie privée.
L'inconvénient de cette formule, c'est l'invraisemblance.
L'cuteur, chemin faisant, perd souvent de vue les conventions
initiales, tend è se substituer è sen personnage, auquel il re
prend insensiblement la parole après la lui avoir donnée. Il se
laisse aller, par exemple, è rapporter des dialogues que le nar
rateur n'a pu entendre, même s'il est un familier du héros en
cause. Dans AlcLdamie, son premier roman, Mile Desjardins a par
faitement conscience de la difficulté. Lorsque Muley raconte
l'histoire de Théocrite, Philimène celle de Célie et Lisicrate
celle de Cynthie, ils essaient de ne pas passer pour omniscients
et rappellent constamment que le récit qu'ils font en une fois
rassemble en fait des informations largement réparties dans le
temps et l'espace leur discours est ponctué de tournures du
type "J'ai su depuis..." (Ale., 209), "Comme il me l'a redit
depuis..." (Aie., 207) (21). Moins maladroitement, l'auteur choi
sit pour narrateur un ami intime qui a participé è l'action aux
côtés du protagoniste et ne l'a guère quitté. Lisicrate accom
pagne Iphile jusque chez sa maîtresse, lui prodigue ses conseils,
recueille ses légèretés comme ses remords : ses comptes rendus
revêtent alors une couleur toute naturelle (22). Malgré ces pré
cautions qui révèlent è quel point Mile Desjardins possède le
sens inné de la narration, elle n'a pu éliminer toutes les inco
hérences qui inquiétaient si peu ses prédécesseurs : il subsiste
encore dans ce premier ouvrage des scènes dialoguées auxquelles
de toute évidence le narrateur n'a pu assister et pour lesquelles
(21) Cf. encore 47e., 53, lIS, 123, 202, 219, 259, etc.
(22) 1. Ale., 223229, 276277,286287.

 643 
il ne fournit aucune explication (23).
Six ans plus tard, avec Carmente, ces faiblesses ont disparu pour la bonne raison que désormais tous les récits sont faits à la première personne Evandre, Simas, Licoris, Timoléon et tous les autres abdiquent une part de leur mythique dignité pour s'adresser sans intermédiaire à ceux qui leur manifestent de l'intérêt. Il en sera désormais de même pour tous les romans que signera Mme de Villedieu (24). D'autre part, la romancière a diversifié et assoupli la méthode élémentaire de raccord entre les récits et l'action principale.
Pardessus les introductions cérémonieuses et monotones de Mlle de Scudéry (le narrateur "satisfait au désir" de tel membre influent de la petite société qui l'accueille) nous revenons à la manière gombervillienne, plus libre et plus imaginative, à laquelle sont apportées des touches de vraisemblance familière. Alcidarnie reste encore abritée derrière les usages invétérés (25), Carrnente y est encore parfois fidèle (26), mais si la technique traditionnelle demeure dans Les Exilés, elle se trouve régénérée par la fiction sur laquelle repose ce roman. En effet, n'estil pas naturel qu'un nouveau venu, destiné à s'agréger à une communauté de proscrits apprenne aux Anciens le crime qui l'y a conduit 7 Chaque nouvelle disgrâce passionne, inquiète ceux qu'a frappés le bras de César, et chacun d'eux attend les nouvelles qui pourront intéresser son sort. Toutes les "histoires" ont évidemment pour rôle d'apaiser la curiosité des auditeurs, mais celleci est d'autant plus vive qu'on propose de dévoiler les dessous d'une affaire qui a défrayé la chronique : les amours de Gazul et de Zaîde (27), la disgrâce foudroyante de Cornelius
(23) Ainsi dans Ale., 5462, 76 sq.
(24) Les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molire, pour être écrits à la première personne, conservent de rares traces de l'état ancien. "(Sigriac) courut sur les pas du Comte, et j'ai su depuis qu'il n'oublia rien pour le faire revenir." (p. 188)
(25) Récits de Muley (p. 21), de Phili.mène (p. 187), de Lisicrate (p. 220) et d'AJ.manzaîde (p. 352).
(26) Cf. articulations traditionnelles pp. 98, 153, 212, 289.
(27) La clé (Guiche et Madame) les rend encore plus palpitantes.

 644 
Gallus, le succès inexplicable d'Horace aux dépens d'Ovide. Le
récit peut avoir pour mission de corriger des idées reçues : les
mésaventures sentimentales de Théras prouvent combien sont judi
cieuses les lois paradoxales qui régissent son île. D'autres
fois, la narration prend valeur logique, psychologique ou drama
tique.Logique, lorsque deux princes grenadins qui en sont venus
aux mains sollicitent l'arbitrage de Ponce de Léon, qui doit évi
demment juger après instruction (28), lorsque Hache en appelle
è la reine (29); psychologique, quand on voit s'expliquer des
amants bavards ("les amants parlent volontiers de ce qu'ils ai
ment") comme Virgile (30) et Timoléon (31), qui vont audevant
des désirs de l'entourage, s'il s'agit de leur coeur; d'autres
fois un récit bien conçu permet d'esquiver les reproches d'une
maîtresse irritée : c'est le cas d'Hérennius qui prévient Agari
the (32). La narration naît parfois spontanément des circonstan
ces seuls sur le navire qui les arrache è la mort, Mégabise et
Phronine, tout è leur amour, en revivent les commencements, et
Phronine, comme toute femme amoureuse, prie son amant de lui par
ler sans détour de ce passé d'où elle fut absente (33). Valeur
dramatique enfin : Ovide passe pour avoir joui des faveurs de
Julie : il s'explique par écrit, enfermant le plaidoyer dans sa
cassette ("Apologie d'Ovide"); Ponce de Léon, reconnu sous ls
murs de Grenade, ne peut bénéficier de la protection de Muça
que s'il donne les raisons de sa présence; Crassus doit sans tar
der se disculper aux yeux d'Auguste qui le croit son rival (3).
Le récit manuscrit d'Arimant, plusieurs fois interrompu, contient
la solution de bien des énigmes; celui d'Arcaste ferme le roman
de Carmente, et constitue le pendant romanesque du récit final
(28) GG, 554. (29) Ibid., 584. (30) Ex., 303. (31) Carrn., 315. (32) Ex., 147. (33) AGG, 399. (34) Ex., 170.

 645 
d'une tragédie, car il dénoue les drames où tous les personnages se trouvaient impliqués. Tous ces récits perdent insensiblement leur raideur, leur longueur, en s'intégrant de mieux en mieux à l'action.
De son côté, le texte de présentation, qui soude récits et conversations, tend à déborder des strictes limites qui lui étaient ordinairement assignées. Il s'allège des rituelles descriptions, encore présentes dans Alcidamie, et s'il s'efface provisoirement devant les récits dans Les Exilés (35) et Les Galanteries grenadines (36), il absorbe tous les éléments narratifs antérieurement autonomes dans Les Annales galantes de Grèce, oeuvre qui marque le terme de l'évolution des genres intérieurs au roman chez Mme de Villedieu. Dans cette composition, en effet, trame de base, récits et conversation se fondent en une matière unique. Les récits ne sont plus distingués typographiquement et leur début n'est plus marqué par une articulation visible. Lorsque Praxorine se présente à la cour de Théras, chacun la questionne tour à tour; elle hésite à parler par pudeur ou découragement, de sorte que les assistants reprennent où ils l'avaient laissée leur conversation précédente. Ainsi l'on voit les narrations déchargées du rôle écrasant que l'usage leur avait attribué pour rester plus proches de leur source naturelle; leur mouvement, leur style s'accordent mieux au caractère de chaque personnage; le monologue s'élargit aux dimensions d'un cercle mondain, sans rigueur dans les transitions ni parti pris pédagogique.
Cependant des trois éléments fondamentaux de l'ancien roman, ce dernier est doué d'une vitalité toute particulière. Le récit à la première personne (37) qui s'impose déjà dans Carmente, gagnera tant de terrain dans les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière qu'il envahit toute l'oeuvre, de môme dans Le Portefeuille, qui dérive des narrations épistolaires des Mémoires, puisque ces dernières sont composées de six longues lettres formant
(35) 13 pages d'introduction, et quelques lignes entre chaque récit.
(36) pages d'introduction, de 6 à 9 pages entre chaque récit.
(37) Cf. la thèse de René DénDris, Le Roman à la première personne du
Classicisme aux Lumières, ParisSorbonrie, 1974, 1Ième partie.

 66 
autant de "parties". Il est donc intéressant d'examiner comment et en vertu de quels germes évolutifs ce type de récit a su prendre une telle extension chez Mme de Villedieu.
Le récit à la première personne
Les récits à la première personne qui structurent les ro
mans (38) de Mme de Villedieu se distinguent dans leur majorité
par un trait remarquable : ils s'adressent non à un groupe d'indi
vidus, mais à un auditeur unique, qui prend un intérêt personnel,
à des titres divers, à ce qu'il entend raconter. Le narrateur se
tourne donc expressément vers lui, et de plus, a tendance à créer
de ce fait un climat d'intimité qui l'affranchit de tout le ri
tuel des bienséances. Par ailleurs, il adapte son discours à la
demande qu'il pressent, et met ipso facto en valeur les moments
dramatiques auxquels il sait intéressé cet auditeur privilégié.
Ce n'est plus à un public, même favorable, que le récit est des
tiné, mais à un confident (39), dont le rôle peut être détermi
nant : aussi se dépouilletil de toute bravoure, de toute rhé
torique, pour associer aux expériences rapportées celui qui y
prend tant de part le tour oral s'en trouve renforcé.
Peu sensible dans Les Galanteries grenadines, où la valeur psychologique relègue au second plan les innovations techniques, la tendance se dessine déjà dans Alcidamie. Muley qui parle au nom de son maître a deviné quelle sympathie Théocrite a éveillée dans le coeur de la jeune Reine. L'on perçoit, au milieu de pages encore ampoulées, comme une détente, une sourde complicité, qui confèrent une familiarité inattendue à ses propos
"Imaginezvous, s'il vous plaît, Madame, quel effet
une telle nouvelle fit dans l'âme du pauvre Rustan. TT (p. 118).
"Vous avez pu juger, par le portrait que je vous ai fait
de Zélide (...) qu'elle supporta la menace de Rustan avec
une impatience extrême" (p. 127).
(38) Le ternie est évidemment employé ici au sens strict : ensemble composé de récits brochés sur une trame principale.
(39) Ainsi seront construits nombre de romans du XVIIIème siècle, et particulièrement Manon Lescaut. Sur ce point, Les Illustres Françaises, aux récits moins motivés, revêtent un tour plus arohaîque.

 647 
Ce qui est déjà décelable dans les récits qui utilisent un personnage interposé l'est bien davantage quand le narrateur parle pour son compte. Lorsque Timoléon plaide coupable auprès de Carmente, il lui expose du même coup les étapes du renoncement surhumain de Théocrite, ce "savant" qui touche la Princesse de si près puisque c'est à lui qu'elle doit sa formation morale. Ce récit est pour elle comme une révélation, et Timoléon, qui l'a bien vu, multiplie les signes d'entente et d'attention entre son auditrice et luimême
"Comme Votre' Majesté sait..." (p. 315)
"Ne doisje pas craindre de perdre l'estime de Votre
Majesté si je lui apprends..." (p. 318)
"Je vous laisse à juger, Madame, combien ce commandement
me fut agréable" (p. 338);
"Je ne sais, Madame, si vous n'avez point oui dire..."
(p. 351)
"Voilà, Madame, quelle fut la résolution d'Ardélie..
(p. 324)
"Voilà, Madame, ce que vous avez désiré savoir..."
(p. 373)
Auparavant, Théocrite était lui aussi passé aux aveux, humilié d'avoir à reconnaître ses faiblesses, mais son discours, adressé à une ancienne élève, gardait les distances. Aussi Carmente l'interromptelle ellemême pour manifester sa stupéfaction (40). Elle fera de même plus loin en découvrant la clé d'un mystère demeuré longtemps impénétrable (41).
Malgré les apparences, Les Exilés ne contrarient nullement
le sens de l'évolution indiquée c'est seulement une communauté
homogène, cimentée par des épreuves identiques, qui tient la place
de l'interlocuteur unique. Le "vous" collectif dont use l'orateur
désigne des compagnons d'infortune dont il prévoit les réactions
d'après les siennes mêmes rancoeurs, mêmes amertumes, mêmes
(40) "Quoi, interrompit la Reine, Tixioléon est votre rival 7 Et ces différends publics que vous avez eus ensemble et qu'on attribue à la liberté de la patrie toute seule étaient enfantés par une jalousie amoureuse 7" (p. 165)
(41) Timoléon était "ce Chevalier aux armes d'azur dont la bonne mine charria toute la Cour d 'Argos (...) et qui ne parut que pour la gloire du Prince Evandre" (Carin., 317).

 68
espoirs. Deux des récits de ce roman, au demeurant, sont destinés au seul Auguste, qui, craignent des rivaux en Crassus et Agrippa, exige des justifications circonstanciées. D'où la presence de tournures usuelles
"Qui n'aurait cru, Seigneur..." (p. 176)
"Jugez, Seigneur.,." (p, 177)
"fl est difficile, Seigreur, de résister l'occasion de parler de son amour.,." (p. 177)
!'Imginez_vous, de grace, l'état pitoyable où me réduisit le discours d'Ovide" (p. 12); et même l'interruption de l'auditeur
"Q Dieux, que me ditesvous, interrompit César, doisje
voue croire, et seraitil passible que je fusse moimême
l'objet de ma jalousie 7" (p, 181)
Dans Le Portefeuille, Naumrolr et son correspondant sont
unis par la camaraderie des combats et des bonnes fortunes. De
surcroît, le comte attend des nouvelles de la capitale, s'amuse
des aventures du marquis dont il qnnaît la naïveté, et se montre
assidu l'écritoire. Ses réponses relancent le dialogue, comme
le prouvent les incipit de chaque lettre du Parisien
Lettre II : "Votre prophétie est fausse, M. le Comte..."
Lettre III "Vous l'avez fort bien dit, il est vrai, M. le
Comte..."
Lettre VI : "Vous n'avez sis doute pas jugé..."
Lettre VII "Vous êtes cruel, mon cher ami..."
Lettre VIII "Vos predictions sont fausses, M. le Comte..."
Lettre IV : "Je porte honneur et respect vos remontran
ces, M. le Comte..."
Apostille "A votre avis, M, de Comte, aije eu tort ?"
Le corps de chaque missive comporte souvent des provocations di
rectes
"Vous connaissez mon coeur, M. de Comte... " (Lettre V, p. 45)
"ltesvous encore aussi insensible que vous l'étiez pendant la campagne, et quelque Champenoise ou quelque Picarde ne vengeratelle point les dames de Hollande du mépris que vous avez fait de leurs attraits 7" (Lettre VI, p. 46) Dans le Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière, l'espace de diffusion s'est encore réduit. Les rapports entre

 5149 
l'auteur et la dédicataire ne sont plus seulement de confiance, mais de connivence permanente, et cette dernière est si présente dans le récit, qu'elle a pu être identifiée grâce aux seules indications du texte (142). A ce récit commandé par elle et conduit pour elle, la duchesse et sa protégée prennent un égal plaisir toutes deux en effet présentent les mêmes signes distinctifs indépendance du jugement, sens critique aiguisé, gaîté naturelle. Toutes les barrières tombent et devant Marie de Longueville, MarieCatherine Desjardins peut être totalement ellemême. Des années de relations suivies autorisent non seulement la spontanéité mais une foule d'allusions è des événements vécus ensemble; la narratrice se permet parfois de flatteuses taquineries, voire des indiscrétions
"Votre Altesse ne peut être juge de la douleur que j'en ressentis, car il faudrait qu'elle ait aimé quelquefois un homme aussi éperdûment que j'aimais le Comte d'Englesac, mais elle est trop sage." (p. 162)
"Quand on n'est pas aussi sage que Votre Altesse..." (p. 255) Il est impossible de relever tous les termes vocatifs qui ponctuent les Mémoires du commencement à la fin de l'ouvrage. En voici quelques uns
"J'ai dit à Votre Altesse..." (p. 2814)
"Comme je vous l'ai dit, Madame..." (p. 317)
"J'ai bien marqué è Votre Altesse..." (p. 317)
"Votre Altesse n'en sait qu'une partie..." (p. 261)
"Vous avez su cette histoire, Madame..." (p. 290)
"Vous pouvez juger, Madame... " (p. 285)
"Comme Votre Altesse peut le penser..." (p. 286)
"Votre Altesse est sans doute étonnée..." (p. 291)
"Cet échange a quelque chose de si extraordinaire (43)
(42) Cf. chap. VI, p. 256. Le procédé du destinataire unique qui com
mande l'ouvrage sera maintes fois repris plus tard, entres autres par Marivaux dans La Vie de Marianne. A noter aussi le même choix délibéré du style épistolaire. Les ressemblances ne s'arrêtent pas là.
(43) Il s'agit de la substitution d'époux è la faveur de la nuit, dont
l'abbesse de Cologne a été victime.

 650 
qu'il paraîtra fabuleux è qui ne le sait pas d'original comme
moi, ou qui n'aura pas, comme Votre Altesse, un peu de con
fiance en mes paroles" (p. 32L);
"Je crois Votre Altesse assez pitoyable pour prendre
en cet endroit quelque part è mon affliction" (p. 269) (LI4);
"Je vous confesse, Madame..." (p. 168)
"Votre Altesse peut se souvenir..." (p. 239)
"J'ai promis è Votre Altesse de m'étendre ladessus..."
(p. 93).
Pour la seule quatrième partie de l'ouvrage, on compte, sous la forme "Madame" ou "Votre Altesse", 26 adresses directes en 56 pages, soit un peu plus d'une toutes les deux pages.
La plume è la main, Mme de Villedieu recrée par l'imagination l'entrain des dialogues de vive voix : parenthèses (5), associations d'idées libres, "è propos" cocasses, rythme bondissant. Ce style écrit, qui allie l'élégance au naturel, a conservé de l'expression orale toute son animation sans ses incertitudes.
Mais une question surgit. La qualité naturelle du récit ne procèdetelle pas d'une sorte d'infirmité fondamentale ? N'estelle pas obtenue è un prix trop considérable, celui du sacrifice des personnages è l'auteur, devenu incapable de les faire parler selon l'humeur qu'elle paraît avoir voulu leur prêter 7
Assurément, tous les personnages de Mme de Villedieu ont un air de famille. Comme celle qui les a appelés è l'existence, ils s'expriment avec aisance et vivacité, et savent intelligemment conter. Tous ceux de Carmente manifestent des préoccupations morales et envisagent leur expérience comme une voie de salut, conduisant è une sagesse empirique et sûre, c'estàdire le propre itinéraire de la romancière (6). Cette manière d'exposer leur cas les maintient, malgré le "je" voyant, dans une zone exemplaire qui est fort voisine de celle des abstractions. Les narrateurs appartiennent même è des catégories déjà connues
() Cf. encore, notamment, pp. 30, 'f5, 15'4, 192, 275, 269, 303, 30'4, 312, 319, 320, 321, 325, 333, etc.
(45) Pp. 152, 153, 163, etc.
('f6) Cf. début du récit de Théocrite (Carn., 15); début de celui de Cyparisse (p. 99); début de celui de Simas (p. 213).

 651 
Arcaste est une ambitieuse de tragédie, remarquable par l'emphase provocante de ses périodes, Ovide, Abendaraez et Gazul sont des inconstants. Cependant on s'aperçoit vite que l'un s'exprime avec l'autorité que lui confère sa réputation, que le second, ironique et rusé, joue à merveille des galanteries insinuantes, et que le troisième fait passer dans ses discours enjoués l'audace et l'insouciance qui lui sont propres. Théocrite et Simas représentent deux philosophes amoureux, mais quel écart entre la docte componction de l'un et la mystique naiveté de l'autre! Les trois récitsconfessions sont fort différents r celui d'Ovide respire la prétention, celui de Timoléon frappe par sa sincérité directe; l'auteur de la Tendre Confession de Coeur multiplie les indéfinis et les litotes pour mieux sauvegarder son voluptueux anonymat. Cléonice et Carmente doivent la vie à Marie d'Orléans, et autant divergent leurs tempéraments, autant divergent leur discours : tendu, énergique et altier pour l'une, serein, calme, mais non moins digne pour l'autre. Ainsi, bien que sortis du même moule, ces personnages sont loin d'être interchangeables. L'auteur a res1ecté ses propres créations, et ne s'en est pas servie pour multiplier les manières de se raconter. Elle ne s'est vraiment réservé qu'une seule héroine, HenrietteSylvie, et bien qu'elle ait doté Ardélie de sa propre fierté, Agarithe de sa délicatesse, Hache de ses révoltes, et toutes les narratrices d'une solide volonté, c'est sur HenrietteSylvie seule qu'elle a projeté sa vigoureuse personnalité. Mme de Villedieu ne s'est donc pas laissée prendre au piège que cache, pour un auteur insignifiant, cette licence de parler d'abondance que lui octroyait une tradition déjà longue, et cette technique romanesque privilégiée qu'est le récit à la première personne. Abandonnant les invraisemblances, elle se limite très vite à une méthode qui lui paraît commode et vivante, elle en élimine ce qui reste de figé, en assouplit les contours, et en renouvelle l'inspiration. En treize ans, le récit personnel, amorcé dans Alcidarnie, retrouve le dynamisme gombervillien, mais s'allège, s'intériorise, réduit ses dimensions et ses prétentions, découvre une relation personnelle qui l'anime et le féconde. L'instrument est prêt pour les confessions dramatiques et les orchestrations épistolaires.

 652 
Les récits dans les nouvelles,
Les oeuvres intitulées "nouvelles" par Mile Desjardins ellemême, c'estàdire Lisandre et Anaandre ne comportent évidemment aucun récit. Mais il n'en va pas de même pour les nouvelles organisées en systèmes. Là Mm de Viliedieu conserve encore quelque peu cette technique traditionnelle.
Dans un premier temps, elle lui fait une place non négligeable. Le Journal amoureux, en effet, est émaillé de sept récits : deux sont indispens4bles à l'intelligence de l'intrigue et projettent sur le devant de 1a scène des personnages effectivement importants : l'amiral de Brion et le roi d'Ecosse. Leur intervention directe se trouve de plus parfaitement légitime. En effet, le premier est accusé par le Roi François 1er d'avoir des visées coupables sur la duchesse d'Etampes, alors que des faits antérieurs, que le Monarque cache soigneusement, prouvent au contraire que c'est lui qui a enlevé sa maîtresse à l'amiral. De son côté, le roi d'Ecosse, par suite de coincidences fâcheuses, est soupçonné d'être l'amant de Mlle de SaintVallier, favorite du dauphin (futur Henri II). Mais il ne peut se disculper qu'en révélant une vérité presque aussi préjudiciable à ses intérêts que l'était la calomnie précédente, puisqu'il lui faut découvrir avant "la saison" favorable, son amour pour Madame, soeur du prince. D'où la longue rétrospective dans laquelle il se lance à son corps défendant (7).
Quatre autres récits peuvent être considérés comme de véritables "histoires intercalées", puisqu'ils ne font pas intervenir de personnages déjà engagés. ,l arrive qu'on retrouve la manière ancienne de les introduire, mais ce n'est que survivance exceptionnelle ('48) : il s'agit alors d'un simple hors d'oeuvre divertissant. Mais en général, l'auteur prend soin d'assigner à ces épisodes une place toute naturelle dans une action qui se détend, en épousant l'emploi du temps de la vie de cour. Don Juan, qui
('47) JA, 395'403.
('48) "Histoire de Marot et de Mile de Telligny", précédée de "Le moindre
désir de nœ d'Alençon étant un ordre absolu pour Marot..." (p. '421)

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accompagne les dames à la chasse, ne peut sans discourtoisie rester muet ('f9); Brion et la duchesse d'Etampes, en pleine intimité, éprouvent le besoin de quelque interruption "récréative' et s'amusent à "envelopper" un conte italien assez leste (50). Une raison d'ordre psychologique peut déterminer tel ou tel à parler inopinément. Le jeune Farnèse, nouveau venu à Fontainebleau, est si ému par la beauté de Mme de Valentinois qu'il en "bégaie" et "change de visage"; la pitoyable duchesse dirige alors la conversation sur un sujet moins brûlant, et invite le prince à parler de ses voyages. "L'adroit Italien" saisit aussitôt cette occasion inespérée de briller sans péril, et invente une "fable" inédite (51). Enfin, pour préparer les lecteurs à l'apparition de CharlesQuint en posture de galant, Mlle de Vendônie ajoute au récit antérieur de Don Juan une autre anecdote qu'elle a "ouï conter" à feu son père, et dont le vertueux Empereur est aussi le héros déconfit (52).
Mais moins d'un an plus tard, Les Amours des Grands Hommes
ne présentent plus qu'une histoire indépendante de la narration
de base. C'est une (53), amenée par le mouvement
spontané d'une conversation à coeur ouvert (5) : elle n'est d'ail
leurs pas distinguée typographiquement du reste, et ne comporte
évidemment pas de titre. Le récit constitutif a disparu de cette
oeuvre.
(9) n Juan dit à Mlle de Vendaiie "Cette histoire a fait trop de bruit pour être ignorée d'une Princesse de votre rang (...)". "Il se mit entre Madame et elle, et, maxohaxit lentement sur les traces du gros de la chasse, il raconta aux Princesses, comme par manière de conversation de promenade, ce qu'elles avaient envie de savoir." (p. 357)
(50) JA, q36_Li45
(51) JA, 3'.39.
(52) JA, 72'75.
(53) Il s'agit des anoure de Pompée et de Flore. On lit à la fin des AGH : "Fin de la confidence de Caton et de Pompée" (p. 130). Le récit occupe environ dix pages (pp. 119130).
(5k) Cf. p. 119. Caton dit "Puisque nous sommes sur le récit de nos
intrigues secrètes, apprenezmoi le détail de cellelà; Flore n'était qu'une
courtisane, mais sa beauté l'a rendue si fameuse que son amour pour vous n'est
pas un des moindres présents que vous ayez reçu de la fortune".

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Il reparaît pour la dernière fois dans Les Annales galantes,
sous une forme devenue désormais archaîque. Les deux nouvelles qui ouvrent l'ensemble offrent une particularité : elles se trouvent imbriquées l'une dans l'autre, è la manière des anciens romans, et dans la première, l'auteur donne sans tarder la parole au Pélerin pour une "histoire" assez courte (moins de quatre pages in12) (55), mais de structure apparemment classique. Cependant, cette disposition disparaît très vite, puisque dès la troisième nouvelle, les narrations se juxtaposent sans chevauchement. Quant aux récits d'information, ils ne dépassent pas la paire; encore pourraiton biffer les traits et les titres qui les isolent de l'ensemble, car ils s'y trouvent fonctionnellement incorporés. En effet, le récit tendancieux du faux Hugues est nécessaire pour faire croire è sa haute naissance, susciter dans le coeur de la trop charitable comtesse une pitié bien venue pour les malheurs de ce cadet d'illustre maison, et préparer de la sorte la fugue prochaine. De même dans la nouvelle intitulée Dulcin, le récit personnel de Mariane, coiffé d'un titre spécial (Le Dégoêt), s'imposetil è cet endroit, puisque l'épouse de Nogaret, présente pour demander le divorce, doit motiver sa requête.
Les Désordres de l'Amour et Le Portrait des faiblesses hu
maines sont écrits d'une seule venue, è l'exclusion de tout récit constitutif ou épisodique. Quant au Portefeuille, il est pourvu d'une "petite relation" annexée à la dixième et dernière lettre, et qui mérite un sort particulier. En effet, c'est une nouvelle insérée dans une narration épistolaire, et dont l'auteur est Naumanoir luimême, bien qu'elle soit écrite è la troisième personne. Nul mystère au demeurant : le marquis, pour annoncer sa conversion au scepticisme, a choisi de communiquer è son correspondant, tels qu'ils furent vécus, les événements qui ont parachevé son éducation sentimentale et lui ont définitivement ouvert les yeux. Aucun commentaire superflu, les faits parlent d'euxmêmes. Il s'opère ainsi une distanciation aussi originale qu'ingénieuse entre le romancier et son personnage, lequel se dédouble discrè
(55) AG, 2025.

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tement en faisant le lecteur juge de l'importance de ce qu'il a observé comme témoin et qu'il rapporte. A la valeur dramatique de cette "historiette" qui contient en puissance le dénouement, s'ajoute donc une habileté technique inédite. Quatre ans avant La Princesse de Clèves, on avait su donner aux épisodes un pouvoir de résonance déterminant sur l'intrigue principale : la méthode est au point, et déjà perfectionnée.
Ainsi s'est réalisée la fusion progressive des récits romanesques et de la nouvelle, qui poursuivait jusqu'alors une carrière indépendante. Le principal facteur de l'opération, c'est le caractère galant des récits. Chargés d'un contenu sentimental, voire scabreux, ils excitaient le plus naturellement du monde la curiosité des personnages féminins qui, en général, les réclamaient. Ils prenaient donc une place toute naturelle dans la peinture des existences oisives de la Cour que ce genre de conversation absorbait presque entièrement. Les récits galants, d'autre part, tendent vers l'anecdote ils sont brefs (56), s'ils veulent divertir et amuser, comme c'est leur rôle; sans heurt, et même sans surprise, le roman et les nouvelles ont donc fusionné.
Les narrateurs ne s'interposant plus entre la romancière et son public, celleci choisiratelle de se démasquer ingénuement, ou ménageratelle en secret ses intrigues et ses effets ? Très vite le lecteur va s'apercevoir que Mme de Villedieu est incapable de ce renoncement.
L'auteur meneur de leu.
En dépit de l'ordonnance immuable de récits souvent cérémonieux, bien des auteurs de romans anciens se sont départis d'une
(56) Le plus long d'entre eux, celui de Mariane de Nogaret, qui n'occupe que 29 pages, commence par une parodie des récits è la mode ancienne : "Je ne sais, Madame, par où je dois commencer mon histoire : le portrait des héros et de 1 'héroine, qui est le prélude ordinaire des narrations, m'est interdit, car vous voyez canine je suis faite, et vous verrez le héros quand il vous plaira, puisqu'il est dans la salle prochaine avec le Prince Dulcin. Je ne ferai point aussi de généalogie inutile : il doit vous être indifférent de savoir qui étaient mes prédécesseurs, pourvu que vous sachiez l'affaire dont il s'agit je suis femme, et je me plains de mon mari" (AG, 237238).

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attitude de passif respect è l'égard de leur personnage. Gomber
ville pour sa part, non sans une certaine désinvolture, passait
parfois prestement d'un théâtre d'opérations è l'autre (57). Ii
lui arrivait même, feignant le naturel, de faire pénétrer le lec
teur dans les coulisses (58). Mine de Villedieu ne pouvait manquer
de d'un tel exemple, dispensé par un auteur quelle
admirait, alors que cette méthode s'accordait si bien è son tem
pérament. Dans Carrnente, elle se montre en train de faire pivoter
son décor le lecteur est invité en ces termes è s'attacher dé
sormais aux pas des amis d'Evandre, après avoir suivi ceux de la
Reine d'Arcadie
"Nous la laisserons dans cette triste occupation (59) afin d'aller voir ce que fait notre savant homme (60) que nous avons fait embarquer avec Turnus pour aller travailler au salut et è la liberté de notre héros" (p. 375). Dans Les Exilés, le changement de perspective est pareillement souligné : on quitte sans façon la Cour d'Auguste pour Tusculum
"Il faut leur laisser prendre è tous quelques heures de repos et retourner voir ce que font è Tusculum le disgracie Cornelius et son cher ami Virgile." (p. 302) Le comte d'Englesac, qui s'est engagé dans la guerre anglohollandaise, passe pour mort
"Il n'en était pourtant rien encore, et il ne serait pas juste ni dans les règles que le héros d'une histoire qui doit ressembler è une belle fable fût mort tout à fait avant que d'avoir achevé ses aventures. Nous le ressusciterons, s'il vous plaît, quand il en sera temps. Et il se trouvera que les flots lavaient seulement emporté en divers endroits de la mer, jusques è ce que, par la miséricorde du destin de Roman, qui en faisait son jouet, aussi bien que de moi, il avait été secouru par une frégate des ennemis mêmes." (MESM, 161) On passe de Tusculum en Thalassje avec cet avertissement
(57) "Laissonsla ces ressentiments vulgaires (ceux de la Reine Hismélite) et nous entretenons un peu d'Izatide." (Polex., I, 89) (58) "Je ne vous conterai point l'histoire de cette fatale beauté, bien qu'elle soit fort étrange, pour ce qu'elle ne sert de rien à mon propos." (Thid., II, 155) (59) "Rêver aux malheurs de sa destinée." (60) Théocrite.

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"Il faut, avant que les (61) y faire arriver, dire quelque chose de ce qui s'y passe et voir si Lentulus que nous avons laissé blessé guérira de sa blessure aussi facilement que de sa jalousie»' (p. 331) L'action des Galanteries grenadines se déroule tour à tour dans et hors Grenade. Chaque fois, le lecteur est explicitement avisé
"Il faut aller retrouver le Prince de Léon que nous avons laissé dans un assez long oubli et qui mérite bien qu'on ne l'abandonne pas ainsi seul à son juste désespoir." (p. 547) Chacune des lettres qui composent les Mémoires s'achève, sans autre raison apparente que l'obéissance à une tradition littéraire, sur une formule de ce type
"Ce récit demande que je prenne un peu haleine. Je vous supplie de me le permettre; il y a déjà longtemps que j'écris, et je craindrais d'abuser des audiences dont Votre Altesse m'honore si je la fatiguais par une trop longue narration." (p. 303; fin de la IVème partie) (62) Des charnières de cette nature ne se justifient pas par leur utilité; elles semblent provenir d'un besoin d'échapper à l'emprise héroique, d'éviter de céder à l'illusion romanesque et surtout de bien marquer que l'auteur reste souverain arbitre de situations qu'il agence à sa mode : graves s'il l'a décidé, plaisantes s'il le juge bon. Le rapport auteurlecteur s'établit donc sur le mode oral, puisque paraît nécessaire ce rappel constant de conventions, cet appui sur une communauté d'intentions, marquée par le "nous" qui réunit le meneur de jeu et son public. L'habitude se maintient dans les nouvelles. La majorité de celles qui composent Les Annales galantes sont reliées entre elles de la sorte. Tel un animateur moderne, la romancière réapparaît à la fin de chaque numéro pour élaborer quelque savante transition avec le suivant. Après avoir tiré le rideau sur l'histoire des Beauxfrères et de leurs épouses infidèles elle déclare
(61) Crassua et Cornélius.
(62) Voici comment l'imitateur de Mme de Villedieu, auteur des parties II, III et IV du Journal amoureux, s'acquitte des devoirs consacrés : "Le Cardinal alla à Rome se reposer quelques jours pour donner le loisir aux lecteurs de la seconde partie du Journal de nous demander la troisième" (p. 170). Tout coîmientaire est superflu.

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"Mais ne parleronsnous jamais que de ces pauvres femmes ? N'y atil point de matière pour nos Annales dans quelque autre condition de la vie que le mariage ?" (p. 127) Ainsi se trouve introduite la nouvelle suivante : La Religieuse. Le lien peut être tout simplement d'ordre chronologique "Environ le même temps dont nous venons de parler..." (63) ou accidentel Agnès de Castro fait penser à "une autre Agnès" (6k). Passant de L'Adolescent aux Fraticelles, c'estàdire d'une nouvelle assez mince à une substantielle et croustillante narration, l'auteur croit utile de préparer son public à ce changement
"Mais trop occuper notre loisir à une aventure
si stérile. La chronologie nous conduit insensiblement à une
histoire plus divertissante et il est temps de mettre l'amour
sur la scène sous la forme la plus plaisante qu'il ait en
core empruntée." (p. 171)
Un montreur de marionnettes s'exprimeraitil autrement ?
Parfois, plusieurs nouvelles sont réunies sous la même rubrique;
débauche (65), effets imprévus de l'amour (66); d'autres se ré
clament seulement du titre général (67). Les parties III et IV
des Amours des Grands Hommes se tiennent par le moyen d'une re
marque psychologique qui expliquera la suite. Après leur brouille,
Caton et Pompée deviennent confidents, d'où l'explication
"Quand les froideurs entre les deux amis ne détruisent pas l'estime la réconciliation dont elles sont suivies rend l'amitié plus ardente." (p. 96) Certaines nouvelles peuvent ne pas être explicitement reliées à la précédente, mais la romancière ne laisse pas d'apparaître personnellement pour les présenter : il lui arrive même dans ce cas de justifier sa politique et sa méthode
"La chronologie historique ne s'accorde pas avec la
(63) Début de Féliciane, p. 389. (6L) P. 358. (65) Début de Dulcin, p. 228, où se trouvent associés Les Fraticelles, nouvelle qui s'achève, et l'histoire du scandaleux couple lombard, qui commence. (66) "Nous sommes en train de parler des effets imprévus de l'amour; il faut satisfaire le caprice de notre génie..." : début d'Agnès de Castro, 343. (67) Fin de l'histoire d'Amédée VIII "Nous le laisserons faire pénitence et nous continuerons nos remarques sur les traits galants de l'Histoire" (AG, '421).

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chronologie galante; il y a tel siècle oÙ il ne se trouve pas une seule intrigue amoureuse; il y en a tel autre dont l'amour fait tous les incidents. Mes Annales ne contenant que des traits de galanterie, je ne puis pas être juste dans l'observance des temps..." (AG, 88). Le lecteur est convié à participer aux difficultés rencontrées, et l'on va jusqu'à évoquer les exigences du libraire!
"(...) trouvant notre troisième tome des Annales suffisamment rempli, je me hâte de passer au quatrième" (AG, O). Pareille légèreté peut surprendre, mais, outre qu'elle atteint rarement ce degré, il ne faut jamais perdre de vue que l'auteur cherche à varier ses transitions parce que le public l'attend à cet endroit. Il y a donc une part normale d'improvisation, de virtuosité, et disonsle, de jeu, dans ces escamotages de sujets et de personnages. Mais parfois aussi le ton se fait plus grave. A partir de 1673 environ Mme de Villedieu, convertie, concevra tout autrement son rôle. Ce contact avec les lecteurs, elle le maintient pour dispenser cette fois une manière d'enseignement. Elle s'est fixée un programme ambitieux. Elle le réalise dans Les Désordres de l'Amour en annonçant solennellement ses intentions
"Je vais tâcher à prouver de même..." (p. 66)
"C...) après avoir découvert la source de la Ligue, (il
faut) tracer un fidèle tableau de ses horreurs et de ses homi
cides. Je la prendrai dans le commencement de sa déclaration
et la conduirai jusques au siège de Laon, qui fut pour ainsi
dire son agonie." (p. 117; fin de 1Ième nouvelle)
En revanche, l'ample programme qui préside au Portrait des
faiblesses humaines ne produira que peu de chose. Ce n'était pas
faute de visées les premières lignes de l'ouvrage ont un ton
de préface (68), de même que les dernières de l'Exemple I (69).
Tout se passe comme si l'auteur percevait les réactions de l'audi
(68) "Le Portrait que l'entreprends de faire a été ébauché par tant de personnes différentes, le sujet en est si vaste et il est si difficile de lui donner les couleurs qui lui sont propres sans tomber dans le péril de faire des peintures particulières que ces diverses considérations ont cent fois interrompu nn ouvrage (..J" (PFH, 215). (69) "Ii faut C...) chercher quelques autres exemples de faiblesse humaine si fameux qu'on ne puisse m'accuser de choisir des matières trop aisées à traiter" (p. 239). Le premier "exemple" avait en effet une ferme pour heroine!

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toire et répondait à ses observations.
Ce pas seulement à la fin ou au début des narrations,
mais dans leur cours même que le lecteur est présent, exactement
comme dans les récits oraux qui s'adressaient à un destinataire
visible. Un personnage déjà engagé antérieurement est salué à son
retour
"Le même Duc de Guise dont j'ai déjà parlé dans le pe
mier de mes exemples" (DA, 119);
"Le Duc Damville qui, comme je l'ai dit dans l'hi toire
précédente, était chef des rebelles du Languedoc" (DI, 90);
"Le Marquis de Bellegarde, Grand Ecuyer de FrF tce, et
neveu de celui dont j'ai fait l'histoire dans la rrtie prér
dente" (DA, 128).
On conduit le récit à visage découvert, ne ser itce e
pour feindre d'omettre ce qui est en fait le prinr..pal près
avoir narré la scène de magie, l'auteur ajouts
"je ne m'amuserai point à vous prcr d'avoir compassion de cette simplicité, ni à voids ire que ces femmes passaient pourtant pour avoir de l'esprit, de peur de refroidir ma narration." (p. 15) Ayant décidé d'égayer le récit d'anecdotes provinciales, HenrietteSylvie annonce ses intentions : "Ii faut, s'il vous plaît, que j'arrête Votre Altesse quelque temps à Bourbon" (p. 213). Le spectacle peut être commenté en plein déroulement. La nouvelle de Cléonice est interrompue inopinément, et l'auteur se tourne
vers la duchesse de Nemours qui doit être surprise de voir son illustre aleule s'exprimer en vers (70). Dans le même ouvrage, après avoir montré Artambare reculer devant le risque de faire mourir Cléonice, elle ajoute
"Quelqu'un dira peutêtre que je suis fertile en effets violents de l'amour, mais je remets ma défense aux reproches secrets du coeur de mes lecteurs (..J" (p. 538) On retrouve dans Les Annales galantes, entre autres, les tournures relevées dans les récits romanesques, mais à l'adresse
du lecteur
"Je laisse à juger au lecteur,.." (4G, 168, 383, etc.) Des couplets gaulois sont introduits par cette phrase
(70) Cf. chap. VI, p. 238.

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"Je crois que le lecteur ne sera point fâché que nous les augmentions à cette histoire." (AG, 28) Telle maxime en vers sur lTamour conjugal est assortie de ce commentaire
"J'avoue que les exemples de cette maxime sont devenus rares, mais encore en estil quelques uns." (AG, 66) Des interruptions de ce genre jalonnent malheureusement Le Portrait des faiblesses humaines où le naturel devient négligence, voire procédé (71). Mais il est vrai que cette composition ne fut pas publiée par son auteur qui la jugeait sans doute imparfaite. Ainsi donc, dès que sa personnalité créatrice se dessine, notre romancière fait figure d'auteur magicien qui arrange l'histoire avant de l'exposer au public sous l'éclairage qu'il a choisi. On reconnaît là un des caractères distinctifs du conte par opposition aux narrations ordinaires. Or la vocation traditionnelle du conte est de divertir et d'instruire, parfois simultanément, comme le fait Marguerite de Navarre et souvent La Fontaine dans ses Contes. Divertissement et instruction seront différemment dosés suivant les ouvrages, mais des objectifs s'interpénétrant, les moyens de réussir sont souvent identiques.
Divertir
Divertir est la raison d'être de la littérature de salon, et le divertissement qui chasse l'ennui est devenu l'idole de l'aristocratie oisive. L'acception pascalienne du terne, impitoyablement étymologique, vise précisément à le dépouiller de son prestige. Dans la dédicace de Lisandre à Mademoiselle, le mot est mis en évidence
"Je crois que V.A.R. se divertira mieux à la lecture d'une petite histoire qui m'a été écrite depuis quelques jours."
(71) "J'ai déjà dit que..." (p. 214, p. 235, etc.)  Interruptions trop
fréquentes, tendance au bavardage : "Je ne pensais tirer qu'un exemple des
Grecs, en voici un second qui se présente à nu vue et à nom imagination et je me sens poussée par non génie à faire encore en ce moment de séjour en Grèce avant que de visiter les autres parties du sonde" (p. 272). Transitions démesurément allongées : la p. 301 est entièrement occupée à relier le troisième et le quatrième exemple.

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Même attention pour le Roi dans celle des Amours des Grands
Hommes
"J'aurais découvert un (chemin) bien glorieux pour moi, Sire, si je pouvais me flatter de la pensée d'avoir diverti Votre Majesté pendant quelques heures. Cette noble ambition a devancé en moi les lumières de la raison." La préface de cet ouvrage se termine sur le mot "divertir", précédé deux lignes plus haut de "divertissement" (72). Dès que Les Annales galantes, par la force de l'Histoire, tendent à verser dans l'héroïque, l'auteur redresse la barre
"Passons à quelque incident qui nous délasse d'une constance aussi opiniâtre" (p. 87). Nous avons précédemment noté son aversion pour le "récit tragique" à la Rosset, "toujours soigneusement évité" (73). De toute évidence, les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Mohère sont écrites à plaisir. L'auteur veille scrupuleusement à conserver le style enjoué. La duchesse de Nemours aime rire (7't) et l'on change de cap dès que l'atmosphère s'alourdit ou se tend. Combien de paragraphes commencent par : "Vous auriez trop ri, Madame..." (75), tandis que le récit s'écarte de tout pathétique
"Mais c'est peutêtre m'arrêter un peu trop sur un passage qui n'est pas divertissant (76) et pour faire diversion, il faut revenir aux aventures plaisantes, qui ne me manquèrent pas depuis." (pp. 163l6Lt)
"Mais c'est assez vous parler de choses sérieuses; il faut, pour diversifier cette histoire et pour vous réjouir un peu après vous avoir peutêtre affligée (77), que je raconte à Votre Altesse de quelle sorte mon Rapporteur se pre
(72) Il ne faut pas oublier qu'on rit dans L'Astre, ne seraitce qu'aux plaisants paradoxes d'Hylas. Mme de Villedieu a été marquee par cette influence qu'elle rappelle dans une de ses lettres. Cf. chap. IV, p. 157.
(73) Cf. AG, 295.
(7k) L'humble Loret s'estime ravi lorsqu'il a fait rire sa bienfaitrice:
"Quand me Muse ignorante et plate / Epanouit vore noble rate" (Muse histo
rique, 22 octobre 1650).
(75) Cette tournure so lnotanmant pp. 217, 266, 282, 333, etc. Cf. encore p.152. "Votre Ajtease entenditelle jamais parler d'une chose plus risible?"
(76) HonrietteSylvie vient de narrer  brièvement ses démêlés juridiques avec d'Englesac.
(77) Signac, en un mouvement de rival héroïque, court derrière d 'Englesac pour le ramener à Sylvie.

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naît à rechercher mes bonnes grâces." (p. 188)
"Cette histoire ne me regarde point, et je me passerais bien de vous la dire, mais pourquoi ne vous la diraije pas 7 Elle augmenta ma confiance et divertira peutêtre Votre Altesse." (p. 246)
"C'est ici que je promets des aventures, que Votre Al
tesse me va plaindre, et quelle rira peutêtre aussi en me
plaignant." (MHSM, 18)
Même sur la mort, on ne guère; on passe assez vite
sur celle de la comtesse d'Englesac, aux conséquences pourtant
si graves, sur celle de Signac, tombé en héros, sur celle de Mme
de Seville, et sur celle de la jeune fiancée du comte, morte comme
une sainte. Seule la disparition d'Hugues de Lionne qui plonge
HenrietteSylvie dans la stupeur et le désarroi, la force à un
regret poignant et intéressé. Il est évident que cette apparente
sécheresse ne peut être imputée ni à la narratrice, ni à sa dédi
cataire (nous connaissons les qualités de coeur de l'une et de
l'autre) mais au propos délibéré qui anime cette littérature
prendre la vie comme une aventure qui nous mène de surprise en
surprise.
Dans sa dernière lettre au comte, Naumanoir parle en badi
nant de la campagne prochaine et de "cet autre voyage d'où on
n'écrit pas souvent" (Port., 82). Même si cette remarque s'expli
que dans la bouche d'un officier qui aime à braver la mort, elle
est bien dans le ton général de l'oeuvre. Les Annales galantes
nous proposent même une situation "romantique" : l'argument du
Roi s'amuse, de Rigoletto, de La Tosca, dans l'histoire d'Amé
dée VIII, avec cette différence que le mari, pour le salut duquel
la comtesse avait cédé au duc, réussit à s'échapper et poignarde
l'infidèle épouse. Mme de Villedieu, on s'en doute, ne voit pas
là matière à rire : mais elle se borne à enregistrer les faits de
l'extérieur, ramenant leur déroulement au train général du monde.
"Les coeurs consommés dans une grande stoïcité tenant un peu du barbare, le Comte prit une résolution digne de sa haine pour Améd.ée et de la férocité de son humeur. Il poignarda la belle Comtesse et se poignarda luimême après. Que le lecteur s'imagine, s'il lui plaît, le transport du Duc à cette triste nouvelle." (AG, 342) La place de l'émotion est donc mesurée au plus juste. Mais le divertissement n'exclut pas la réflexion morale, et comme la

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morale galante n'a rien de pesant, on peut y faire largement appel sans cesser de plaire. Pour instruire, il faut divertir, et pour divertir intelligemment, il faut faire penser. Dans le cas du conte, la liaison des deux grands principes classiques se trouve particulièrement intime elle est de nature fonctionnelle et même essentielle.
Mous avons pu apprécier l'importance de l'idéologie amoureuse. Il reste è examiner de quelle façon elle a pénétré le récit.
Le conte moral
Bien des personnages de romans, chez Mme de Villedieu, pré
sentaient déjà leurs aventures comme d'un propos
moral. Insensiblement, sans doute sous l'influence des fables,
è la mode de 1665 è 1670, une morale formulée s'inscrit parfois
en tête d'une narration, et plus fréquemment se mêle au tissu
narratif. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens du terme : cons
tatations, vérités d'observation courante, remarques narquoises,
telles sont d'abord ces morales incorporées ou initiales.
Cette dernière technique est la moins usitée : c'est aussi la plus fruste. Dans Eea Annales galantes, on la rencontre deux fois au début des Fratice'j.les (78) et de Dulcin (79), et dans ]e Portefeuille, un propos du même ordre ouvre la "galanterie ans éclat", sur un mode ironique (80). Mlle de Vendôme qui raconte l'histoire de CharlesQuint et de Louise de Ferrare "aux deux enfants de France" commence par cette phrase qui révèle l'habileté de l'auteur entendu faire ce conte è feu mon Père plusieurs
(78) "Tout le monde tombe d'accord que la contrainte inspire le désir de la liberté; nous ne voulons rien si fortement que ce qui nous est interdit, et cependant on ne saurait guérir certains maris de 'erreur de garder leurs feinns." (AG, 172)
(79) "La débauche est une espèce de graine infernale qui provigne jirveilleusemant sur la terre. Un exemple de libertinage en attire mille (...) (AG, 128).
(80) "La réputation de grande vertu est de soi une chose très désirable, mais elle coûterait trop cher si elle çQtait une renonciation entière è la galanterie." (Port., 70)

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fois (...) Il le faisait ordinairement pour montrer que les plus grands hommes ont un faible, et quand il entendait vanter la conduite et la sagesse de l'Empereur Charles." Plus fréquemment les observations morales ponctuent le récit. Il est rare qu'un romancier de cette période (81) entraîne son lecteur à la découverte d'un personnage : il va droit au but, c'estàdire justifie de l'intérieur son comportement en lui conférant valeur générale, donc vraisemblance. L'habitude est constante. L'on juge alors du talent du romancier à l'aisance et à la vraisemblance avec lesquels sont insérés ces mots d'auteur. Chez Mme de Villedieu, il peut y avoir maladresse (82), mais le cas est rare. Le plus souvent la maxime d'auteur est glissée légèrement sous forme d'incidente ou de causale. discrète
"(...) et comme ordinairement on dit tout à ce qu'on aime (. . . )" (AGG, 395);
"(.. .) car les véritables amants sont plus tendres dans le malheur que dans la prospérité (... )" (AGG, 67). Elle s'étoffe au plus en une phrase explicatrice
"Le Duc revint à luimême pendant ces questions; il ne manquait ni d'esprit ni de coeur pour tenter une grande entreprise, et la timidité qui ne provient que de surprise ou de transport ne sert qu'à mettre la vivacité d'esprit en haleine." (JA, 33) L'insertion de la maxime est parfois très naturelle
"Elle se promit bien de l'en faire repentir, et c'est une promesse à quoi les gens prudents doivent éviter d'engager les dames, car elles la font rarement sans l'exécuter." (DA, 56) Mlle de Pisseleu soupçonnée d'infidélité, vient de dire au Roi un adieu fier et touchant
"Les dépits violents s'expriment ordinairement par un morne silence. Le Roi avait laissé parler la Duchesse sans l'interrompre et sans daigner même jeter les yeux sur elle, mais quand elle fit mine de sortir et que la manière adroite dont elle usa de cette feinte laissa craindre au Roi que ce ne fût une vérité, l'amour du Monarque se réveilla (...)" (JA, 459) (83).
(81) Exception notable : les passages de La Princesse de Cle've où
l'héroine se cherche pas à pas. (82) "Le désir des choses défendues est un dérèglement de la nature qui ne reconnaît que l'excès pour ses bornes. La déférence qu'on a pour lui le rend insatiable et nous voyons communément que le premier pas qu'on fait vers l'impunité n'est pas longtemps sans être suivi du dernier." (AG, 133)
(83) Cf. aussi pp. 52 et 63, morales déjà citées au chap. IX.

 666 
Autres exemples
"La personne qui faisait ce discours devait le rendre suspect, mais l'amour et ses effets se règle rarement sur la raison. Le Roi de Navarre crut le bonheur de Monsieur aussi parfait qu'on voulait lui persuader." (DA, 32)
"Elle proposait incessamment ce mariage à Othon comme un exemple de ce qu'aurait dû être le leur, et les reproches des femmes étant le plus mauvais moyen dont elles puissent se servir pour réchauffer les désirs de leurs maris, l'Impératrice ne fit que ralentir ceux de l'Empereur." (AG, 68)
"Le Marquis alléguait plusieurs raisons en sa défense, mais il n'avait pas l'art de les faire recevoir : comme on est toujours innocent quand on plaît, on est toujours coupable quand on commence à déplaire." (AG,334)
"(Féliciane) sème quelques complaisances à propos. Une femme d'esprit contente à peu de frais un homme dont elle est aimée. Voilà Don Fernand satisfait de sa bonne fortune" (AG, Oll4O2). (8L) Ces nombreuses citations n'ont pour objet que de mettre en lumière le procédé. Morale courte, enchassée entre deux phrases la première est fréquemment à l'imparfait et exprime à ce temps un état instable de l'affectivité ou des événements, la seconde, au passé simple, annonce le geste, et entre les deux, la remarque de l'auteur introduit la motivation. Un récit de style typiquement oral comme les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière semble a priori se prêter plus difficilement à l'inclusion de phrases de cette nature. Et pourtant, Mme de Villedieu trouve le moyen de placer au passage une vérité éclairante, un thème de méditation, en variant les tours. D'Englesac, obsédé du désir de céder sa femme à Signac est cependant heureux de la retrouver après avoir failli la perdre accidentellement. La narratrice ajoute en fin de paragraphe
"N'admirezvous pas la manie des maris d'être si jaloux de ce qu'ils semblent si fort mépriser ?" (p. 197) HenrietteSylvie plaît à Mme de Roste
"La Baronne me louait beaucoup, et il me semble que dans la bouche des femmes, les si grandes louanges partent plutôt du coeur que de la tête." (p. 372) On remarquera qu'en général ces morales, qui tendent parfois
(8'4) Cf. encore AG, pp. 69, 72, 3614, '429, etc.

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vers la maxime, se situent aux tournants de l'intrigue. On les
trouve à l'aube de certaines "journées" décisives du Journal
amoureux, quand la précédente s'achève sur une situation tendue, ou au contraire fort paisible. Farnèse et Diane se croient bien tranquilles mais, liton aux premières lignes de la XIXème journée
"Les Amants ne sont jamais plus en danger d'être découverts que lorsqu'ils sont abandonnés à leur propre défiance. Tant qu'un rival les observe ou qu'une fâcheuse les incommode, ils appellent tout leur espoir à leur secours pour les délivrer des pièges qu'ils présupposent qu'on leur tend, mais sitôt qu'ils s'abandonnent sur la foi de l'aveuglement public, ils ne peuvent éviter d'être surpris." (p. 95) Le duc d'Aumalé hait l'amiral de Chatillon pour des raisons politiques. Le lecteur n'en sait pas davantage, mais une maxime l'avertit d'un événement nouveau dont il connaîtra la cause avant la nature ainsi débute la XXIVème journée
"C'est quelquefois un grand aiguillon de l'amour que la
haine. Le Duc d'Aumale n'avait jamais regardé Madame que
comme une Princesse soeur du Roi (...) Le désir de nuire à
l'Amiral la lui fit regarder d'une autre manière." (JA, 110)
Les maximes en vers signalent souvent les temps forts de la
narration. C'est le cas des quatorze maximes des Annales galan
tes (85) et des six premières des Désordres de l'Amour. Le virage
dangereux qu'amorce dans la seconde nouvelle le couple Bellegarde
Mme de Termes est signalé par l'une d'elles. Elle est également
chargée, tel le songe d'une tragédie, d'annoncer au lecteur une
catastrophe encore imprévisible (86).
L'auteur peut aussi derrière un personnage, mais
on connaît l'écueil, que ne sait éviter Mlle de Scudéry : il im
porte d'assigner un rôle autonome et en quelque sorte opération
(85) Huit maximes en vers pour les quatre premières parties (I, 35; II, 5'; III, 65; IV, 70; pas de maxime V; VI, 97; VII, 111; VIII, 136; IX, 159). Six maximes également en vers pour les trois dernières parties I, 298; 11, 302; 111, 329; IV, 384; V, 391; VI, 432. (86) Maxime V : elle condense toute l'évolution qui se prépare en en expliquant par avant le mécanisme : confrontation brutale du rêve et de la réalité : "Et tel mettait un plus haut prix / A la félicité si longtemps désirée / Qui la trouve à son gré plus digne de mépris / Quand avec son espoir il l'a bien comparée." (DA, 8586)

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nel à la morale si l'on veut échapper au risque de disposer arbi
trairement du héros.
Dans l'ensemble, Mine de Villedieu s'est tirée plus qu'hono
rablement de ce pas difficile. Ses personnages usent des remar
ques morales soit pour justifications, soit pour persuasions,
soit par manière de philosophie, lorsqu'assagis, ils codifient
l'expérience acquise. Pour un effet douteux (87), on peut ins
crire quelques jolies réussites à l'actif de la romancière. Mine
de Monferrier s'est servie de Naumanoir pour tenter de ramener
Virlay. Convaincue de fausseté, elle rétorque ingénument
"Que voulezvous que je fasse ? Il est naturel qu'un bon coeur retourne à ses premiers engagements." (Port., 3) Mariane de Nogaret achève sa narration par une conclusion qui résume toute l'histoire de son mariage. Nogaret, malgré sa répugnance, se décide à jouir du privilège accordé aux époux mécontents car "(...) les maris chargés de femmes qu'ils n'aiment pas ne trouvent rien d'impossible pour s'en délivrer" (AG, 266). Dans une argumentation, la vérité générale sert d'appui. César a besoin de l'entremise de Servilia pour le sortir d'une situation délicate. Or il n' pas honoré la tendresse qu'elle lui voue. La tactique à adopter se recommande d'un principe constant présenté ici en style indirect, l'auteur lisant dans l'esprit de son personnage
"Il savait qu'il en était ardemment aimé, et bien qu'il se fût rendu indigne de cet amour par le mépris qu'il en avait, il n'ignorait pas que le dépit le plus violent se dissipe à la moindre apparence d'une conversion de coeur. Il écrit à Servilia, lui proteste que l'Amour l'amène à son devoir (...)" (AGH, 80). Mais Servilia négocie ses services et profite de cette situation favorable pour exiger ce à quoi elle aspire le plus : un aveu public de l'amour que César pretend lui porter
"Je vous aimais avec assez d'emportement pour ne me
(87) JA, 80482. Cinq lignes de commentaire moral prêtées à Mlle de Vendôme qui, en proie à un violent dépit, disserte bien mal à propos. C'est à ce genre d'habileté qu'on reonnaît, entre autres signes, la griffe de Mie de Villedieu. Qu'on se reporte à la lourdeur de l'imitateur, p. 321 du Journal amoureux par exemple.

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faire point une honte qu'on sût mon amour. Quand une passion est extrême, elle méprise les bienséances et on n'aime que faiblement quand les précautions sont encore les maîtresses du transport." (AGII, 8990) Il est fort naturel que l'amante blessée motive assez longuement une revendication contraire è tous les usages. Pompée tente d'apaiser le courroux de César dont l'épouse néglige ses devoirs. La modération qu'il lui prêche est si contraire aux idées reçues qu'il lui faut la justifier expressément
"Que vous reviendratil de perdre votre femme de réputation 7 Le tort que vous lui ferez rejaillira sur vous, et si vous poussez la chose jusques è la répudier, vous en prendrez une autre qui sera peutêtre encore moins honnête. Le hasard préside aux mariages et il faut choisir une femme les yeux fermés." (AGH, 77) Maxime è l'emportepièce, dont la formulation lapidaire contraste humoristiquement avec la complexité du sujet. Le prince Emmanuel s'aperçoit que son défaut de délicatesse lui a fait perdre le coeur de la Princesse de Trébizonde : il la supplie de revenir sur sa décision de rupture, et tente, au moyen d'une "morale", de lui faire prendre conscience du véritable motif qui l'anime
"Le dépit est un trompeur qui n'a jamais rien tenu de
ce qu'il a promis" (AG, 316).
Dans le récit rétrospectif, les maximes morales concrétisent
le dédoublement du narrateur qui longtemps après les événements
les envisage d'un autre oeil et raisonne sur son propre cas
Mariane de Nogaret analyse ses erreurs de jeune mariée, et les
rapporte aux illusions ordinaires des femmes le rang des époux
nécessite des toilettes qui occupent un temps les épouses;
!T(•••) mais ce n'est pas contentement pour de jeunes coeurs
qui s'étaient attendus è quelque chose de plus fort (...)
Le mariage devient un pesant fardeau pour les gens qui ont
le coeur délicat." (AG, 242)
Caton ne s'explique que plus tard son aveuglement è l'en
droit de Martia qui lui jouait la comédie de l'amour et le flat
tait sans cesse
"Je soutenais son opinion de toutes les complaisances qu'une femme peut exiger du meilleur des époux, et quand on est persuadé qu'on mérite la tendresse de quelqu'un, on croit facilement qu'on la possède." (AGE, 99) Lorsque Cyparisse, après bien des épreuves, songe è sa jeu

 670 
nesse d'étourdie, sans pitié pour ceux qui n'avaient pas respiré
le même air, elle parle d'ellemême comme étrangère et mani
feste une sévérité rigoureuse (88).
Mais c'est évidemment HenrietteSylvie qui se livre aux plus
fréquents et aux plus spontanés retours sur ellemême
"Je me repaissais déjà de mille idées de cruauté et je croyais que c'était par ce motif que je me sentais encore du désir de lui plaire mais mon Dieu, qu'on se connaît mal soimême!" (MHSM, 220) (89) Il lui arrive même de donner dans la paraphrase
"Qu'une femme est folle quand elle aime, ou qu'elle est malheureuse quand elle a de la vertu et de l'amour!" (p. 30) (90) Les "vérités générales" ont parfois un rôle dramatique direct car elles peuvent représenter autant de messages chiffrés dont seul le destinataire fera l'application. Mlle de Scudéry, au cours des conversations qu'elle rapporte, use largement, mais pesamment, du procédé. Mme de Villedieu est plus rapide et plus subtile. C'est sous couleur de "matières indifférentes" (propositions théoriques sur la conduite des princesses) que Gazul se fait entendre de Zaide et que celleci lui signifie qu'elle l'a bien compris (91). Mais la trouvaille la plus originale de la romancière, déjà signalée précédemment (92), c'est d'avoir chargé les maximes anonymes introduites par Mlle de Guise dans la cassette de Givry d'un pouvoir de séduction d'autant plus infaillible que ce dernier est inconsciemment las des délicatesses de Mme de Maugiron, et que la nouvelle doctrine d'amour, toute de tendresse abandonnée, émeut profondément son coeur (93). Nous réservons pour la fin un procédé digne de Molière; faire énoncer
(88) Cf. encore MHSM, 128, 232, etc.
(89) L'inspiration biographique achève de donner ce passage le couve
ment naturel qui enorte avec lui la morale incorporée. (90) On a reconnu la maxime 58 (posth.) de La Rochefoucauld. (91) tans JA, 66, le duc Farnèse défend ainsi en public une thèse è l'intention de la seule Diane. (92) Chap. VII, p. 357. (93) Maximes VII, VIII et IX, DA, 126127.

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un principe, et avec suffisance, par celuilà même qui, à son insu, s'en trouve la malheureuse illustration. Tisienus, dans Les Exilés, stigmatise dédaigneusement la complaisance de Mécène ne rappelletil pas Arnoiphe ?
"(Tisienus) le plaignit d'avoir une épouse si peu fi
dèle. Passe encore pour César, ajoutatil il est glorieux
de partager quelque chose avec son maître, mais Crassus,
mais Ovide, mais quelque autre! Car quand un coeur fait un
premier pas en galanterie, il s'arrête rarement en si beau
chemin (... )."
"Cette raillerie" est "si plaisamment placée' dans sa bouche
qu'avide sur le même ton, ne peut s'empêcher de lui donner la
réplique
"Il faut être assuré de la vertu de sa femme pour gloser ainsi de celle d'autrui." (Ex., 6970) Même procédé, mais plus finement mis en oeuvre, dans Le Portefeuille. Naumanoir, à peine arrivé dans la capitale, se croit déjà au fait de tout, et plus pénétrant que quiconque. Très sûr de lui, il renvoie à son correspondant les conseils que celuici vient de lui adresser, lors même qu'il en aurait le plus besoin; la troisième lettre débute ainsi
"Vous l'avez fort bien dit, et il est vrai, Monsieur le Comte, rien ne détermine si fort une femme à bien traiter un amant que la concurrence d'une rivale." (Port., 19) L'enseignement moral que Mme de Villedieu se plaît à dispenser, en le semant à son gré, revêt donc tous les visages, sauf un : l'ennui. Il emprunte la prose ou les vers, l'aspect méditatif, interrogatif, ou encore le libellé rigoureux de la maxime traditionnelle, mais sans cette tension qui contribue indiscutablement à la beauté hautaine de celles de La Rochefoucauld. On observe toutefois que les oeuvres les meilleures de Mme de Villedieu s'allègent de cette composante. Dans Les Désordres de l'Amour, les maximes en vers concentrent sur elles les réflexions morales, de sorte que le récit, libéré, gagne en intensité dramatique et en cohésion. Le Portefeuille ne comporte que les deux courtes propositions précédemment citées et dont on a pu remarquer la parfaite intégration à l'ensemble. Inversement, le Portrait des faiblesses humaines semble bien marquer une decadence proverbes communs (94), absence d'humour, ton pédant, prolixité

 672 
sermonneuse. Une bonne maxime est l'exception (95).
De fait maxime et roman obéissent à des lois divergentes les assembler n'est possible que dans cette marge étroite où tous deux brillent d'intelligence psyc1ologique. Maniée alors avec dextérité, la maxime paraît un mode de communication, un système de références qui situent les uns par rapport aux autres l'auteur, le lecteur et les personage.
Pour instruire en divertissant, il ne suffit pas d'ajuster adroitement une morale il importe aussi de savoir susciter l'intérêt.
L'art d'intéresser.
Nous avons vu que Mine de Vledieq avait attaché ses lec
teurs par des sujets d'actualité ou d'Histoire récente. D'autres
remontent à une date plus lointaine pu sont choisis arbitrairement
dans ces cas, elle ne répugne pa les éclairer d'une lumière
inattendue et à cultiver le paradoxe,
Le paradoxe Il n'est jamais gratuit, même et surtout s'il revêt un tour plaisant. Ayant personnellement souffert de la rigueur de certains impératifs, la romancière se plaît, dans se romans, à dénoncer en riant la relativité des usages, de la morale et à démonter le mécanisme des préjugés au sein de la vie quotidienne.
Lisandre tente d'apaiser les amants offensés de Lisidore au moyen d'une démonstration inattaquable
"Il entreprit (...) de leur prouver par de vives rai
(9L) C PEW, 308311. Quelle différence entre ce laisseraller et le
gracieux proverbe italien qui fern la nouvelle d'Amédée VIII, duc de Savoie:
"Al Negocio del Cielo / Se bastava gli Angeli" que l'auteur traduit par "Aux affaires du Ciel, I Il suffit des Anges" (AG, 33).
(95) "lle avait cru le hair de toute ca haine, mais elle avait trouvé que toutes les haines dont l'amour se mêle sont toujours de nouvelles espèces d'amour." (PHF, 2514)
Mais long discours moral de deux pages (237238), examen de conscience intersiinable (237), maxime maladroite (308). Quelques faiblesses de cet ordre se découvrent dans Lee Annales galantes (131, 133); cependant elles sont rares.

 673 
Sons que c'était hair sa maîtresse que de s'affliger lorsqu'elle faisait un nouvel amant, 'car, leur disaitil, n'estil pas vrai que la plus grande gloire d'une jeune personne, c'est de voir sa beauté préférée à toutes les autres, et si cela est, comme vous ne sauriez le nier, pourquoi vous affligezvous de ce dernier effet de la beauté de Lisidore ?'" (p. 457) L'un des rivaux plaidant malgré tout la cause de la jalousie ("je préférerais pourtant la mort à la rage de voir Lisidore aimer quelqu'un de mes rivaux") Lisandre réplique
'Sans mentir, Lisidore vous est fort obligée, et vous lui souhaitez de grands avantages!" (p. 57) (96) Un peu plus loin, le même Lisandre croit avoir rencontré en une inconnue la maîtresse idéale : une "paresseuse"!
"Il y avait longtemps qu'il s'était fait un portrait d'une maîtresse paresseuse qui lui faisait souhaiter avec passion d'en trouver une de cette espèce. En effet, il y a des dames au monde qui sont très fidèles seulement parce qu'elles ne peuvent se résoudre à prendre la peine de faire un nouvel amant; et bien souvent les personnes paresseuses laissent prendre mille petites faveurs qu'elles refuseraient opiniâtrement si ce n'était point une fatigue pour elles que de défendre à un amant de leur dérober ces petites grâces." (pp. 46l62) Préjugé dangereux que celui du mari dont l'honneur est attaché à la conduite de son épouse. En effet, dit Pompée
"Quand un Général prend la fuite par terreur pour ses ennemis, cette lâcheté est personnelle et il est juste que celui qui la commet en souffre l'opprobre; mais ma femme fait galanterie, je n'y contribue ni de ma tolérance ni de mes conseils, et la honte de cette action rejaillit sur moi ?" (AGI!, 97) "L'usage autorise cette injustice" et Caton renchérit
"Je ne m'en estime pas moins pour voir Martia entre les
bras et je la reprendrais abandonnée de son
amant comme veuve du meilleur de mes amis, si je trouvais la
moindre utilité à la reprendre." (p. 97) (97)
(96) Ce texte fut écrit quatre ans avant Le Misanthrope, et s'il y a
source, ou identité de sources, on constate que le rival qui joue ici le role
d'Alceste, est nettement tourné en ridicule. Quant à l'exclamation de Lisandre, elle rappelle curieusement le "C'est me vouloir du bien d'une étrange manière" (acte IV, sc. III) de Célimène.
(97) La moderation du comte, dans La Comtesse de Tende a donc au moins
un précédent littéraire. Sur ce thème est bâtie la nouvelle des Beauxfrères
qui s'achève par ces mots prêtés au mari sage "Nous montrerons à la postérité .1.

 674 
Abandonnant la plaisanterie, MarieCatherine Desjardins, veuve de son amant Viiledieu, ne peut s'empêcher de commenter è sa manière l'acharnement tragique de la duchesse de Modène à venger la mémoire du duc. Le crime même apparaît comme héroîque vertu s'il s'agit de défendre l'homme aimé dans le mariage : hors de l'institution, la même persévérance devient vice (98). A quoi tient en effet la réputation de vertu ? Bien souvent au hasard. Que seraitil arrivé si l'Empereur Charles, qu'on cite en exemple, avait été surpris dans la chambre de Louise, nièce du Pape ? La catastrophe a été évitée de justesse, par l'erreur imprévisible d'une domestique
"La belle décoration pour un Empereur, et le beau trait
pour l'Histoire universelle, si la méprise de la matrone
avait prévalu sur l'imprudence de CharlesQuint!" (JA, 76)
L'accent de cette phrase est déjà voltairien. La vertu n'estelle qu'une question de circonstances ?
Ces affirmations audacieuses formulent ce que bien des esprits indépendants doivent penser tout bas, car Mme de Viliedieu, pour plus d'une raison, ne fait pas figure de révolutionnaire. Ces mêmes lecteurs ont trouvé pâture dans Les Exiles par exemple, lorsqu'au détour d'une conversation, quelques aigris lancent des remarques subversives (99) sur l'absolutisme, les disgrâces brutales et injustifiées, la nocivité de certains arrivistes en place.
Aperçus politiques Les gens de Cour qui lisent Mme de Villedieu seront intéressés par l'analyse aiguë qu'elle conduit dans l'imbroglio des intrigues où la politique manoeuvre la passion. Sur ce point, Les Désordres de l'Amour le cèdent è peine au Dom Canoe de SaintRéai, mais ce qui est le propre d'un unique roman chez le second est fréquent dans la plupart des nouvelles de la première : impressionnant tableau de Rome à la mort de Mécène,
par l'exemple de notre famille, que souvent il n'y a que la prudence des maris qui mette quelque différence entre les femmes qui paraissent les plus prudes et celles qui sont les plus déréglées." (AG, 126)
(98) AG, 87.
(99) Cf. chap. V, p. 212.

 675 
génératrice de renversements de fortune (100), démarches insinuantes de la reine de Crète qui exploite à des fins personnelles les sentiments de l'innocente Praxorine (101), interférence de la politique de Catherine à l'égard des exigences papales et des fantaisies du légat d'Armagnac (JA, 129130) et surtout, interaction constante, dans Les Désordres de l'Amour, des intrigues diplomatiques, des faits de guerre et de la vie privée qui, malgré ou par eux, s'obstine à se tailler une place. Les menées de Danville en Languedoc, la politique entêtée du duc de Savoie freinée par la duchesse fille de France, l'adresse de Bellegarde à jouer une partie personnelle en mettant à profit la divergence de ces intérêts sont lumineusement exposées, et sans la moindre surcharge (102).
Modèles d'astuce Mieux encore : nous disposons des paroles mêmes prononcées par ces maîtres en affaires, nouveaux héros dont l'intelligence manoeuvrière et l'habileté diplomatique remplacent maintenant, dans l'admiration générale, les Céladons et les Cyrus. D'admirables et sobres "discours", celui de Mme de Bellegarde à la Reine Catherine, d'une composition savante et subtile sous son apparente sincérité, la réponse respectueuse et feutrée du maréchal qui voit le coup sans comprendre d'où il vient, autant de morceaux de choix propres à régaler des courtisans toujours susceptibles de se trouver le jouet d'intrigues comparables. Modèles d'ingéniosité que les inventions du dauphin Louis pour perdre Agnès, que celles des reines et princesses de Valois pour perdre Nine de Sauve. On nous fournit même la parade : ruses de Chabannes pour faire pièce à celles de son redoutable maître (103), finesse de Guise, de Henri de Navarre, et dangers qui s'ensuivent. Mme de Villedieu se trouve donc fidèle à la vocation traditionnelle du roman qui propose des modèles de beau langage, mais
(100) Ex., L95 (101) AGG, 433_L34 (102) AG, 9091. (103) DA, 98101.

 57B 
il s'agit cette fois d'un art directement utilisable et d'une importance pratique qui dépasse de loin, par sa portée, les lecons de délie ou celles de "secrétaires à la node". Parler aux Grands est un art qu'en dehors des romans nul n'enseigne.
Bien des situations présentées dans le cadre de la vie de Cour se retrouvent aussi à la ville. C'est la duchesse d'Etampes, c'est Agnès Sorel qui, prises en faute, doivent leur salut à leur éloquence; or pareilles aventures courent les rues, mais le roman propose une manière plus élégante de sortir d'affaire car, devant la Majesté toujours irascible, il faut calculer ses risques et ses mots (lO). L'air de la Cour, si précieux, idéal de tout honnête homme, se respire ici à chaque page, mais, par la grâce du roman, pénètre le lecteur moyen. Comment Lisandre en useratil face à deux maîtresses qui se disputent ses soins (105) ? Comment César réussiratil à capter la sympathie de Pompée et de Servilia sans faire savoir au premier qu'il courtise sa soeur, et sans apprendre à la seconde qu'il lui préfère une rivale (106) Assurément, les procédés mis en oeuvre ne réussissent pas toujours, mais l'instruction, comme dit Montaigne, est à prendre parfois à contrepoil. Rien ne serait plus ennuyeux que des héros toujours parfaits.
Le conteur juge Le conte en effet suppose au départ une op
tien commune de la part de l'auteur et du lecteur l'un et l'au
tre sont des adeptes du bon sens, les servants d'une morale du
juste milieu que l'auteur peut formuler, nous l'avons vu, nais
qui demeure souvent virtuelle, quoique présente. C'est en son
nom que l'auteur et ses lecteurs, en communion de points de vue,
jugeront les personnages. La confiance qui s'établit entre eux
prend sa source dans un sentiment inconscient de supériorité chez
les auditeurs : eux du moins, s'ils ne sont pas princes ou sis
(1O'4) Le discours d'HenrietteSylvie à la Reine, peutêtre réellement
prononcé par MarieCatherine, est particulièrement intéressant. Cf. MHSM, 15.
(105) Lis., 76,
(106) AdS, 8587.

 677 
n'ont pas la chance de vivre un grand amour, sont à l'abri des excès et du dévergondage. On applaudit donc è la déconfiture des coupables et des maladroits, sans nulle pitié. Le conteur sait jouer des réactions implistes de son public, flatté au demeurant d'être pris sans cesse à témoin par un narrateur instruit et "habile".
Ce dernier, fort d'un appui inconditionnel qu'il rappelle constamment par l'intermédiaire du possessif, s'arroge donc tous les droits : il est sans indulgence pour les pécheurs.
"Nos amantes voilées..." (AG, 133).
"Notre vieille prenait ombrage de tout" (MIISM, 229).
"Notre Porgugais..." (AG, 192).
"Ce pauvre Comte..." (AG, 193).
Hors de cette comédie humaine, on jouit du recul nécessaire pour juger sainement. On approuve le raisonnement de Bellegarde qui a vu clair dans les motifs de sa femme
"Comme l'avait très bien jugé le Maréchal..." (DA, 109).
On fait valoir l'adresse de l'épouse qui attaque pour se défendre
"Ce discours adroit, qui, en ne touchant aucune chose
è la Reine des avis que la Maréchale lui avait donnés lui
demandait en pure grace ce qu'elle aurait pu espérer comme
récompense (...)" (DA, 99).
On se permet à des plaisanteries à l'égard des
personnages les plus sympathiques, tant l'on se sent, d'une cer
taine façon, loin d'eux Mlle de Vendême est abandonnée par le
roi d'Ecosse, et n'y atil pas quelque cruauté à dire
"L'abondance des pleurs de la triste Princesse les
ayant épuisés (... )" (SA, 77).
La narratrice va jusqu'à la critique des sources, car elle a conscience de représenter le bon sens, le discernement
"L'Histoire médisante rapporte que..." (AG, 33).
Car le conteur occupe une position privilégiée : il est celui qui sait. Pour la conserver, il importe qu'il fasse sentir cet avantage, c'estàdire qu'il sache piquer la curiosité.
Pour piquer la curiosité Le talent de Mme de Villedieu, sur
ce point, se manifeste particulièrement dans les Mémoires de la

 678 
vie d'HenrietteSplvie de Molière, récit presque oral et relati
vement long, les autres nouvelles de style plus soutenu permet
tant en principe le recours au texte écrit.
L'auteur maintient d'abord une certaine part de mystère.
iLs Lation sur les mobiles d'un personnage
"Je ne sais si ce que je lui avais dit de moi avait mon nom dans sa mémoire, ou si le hasard seul l'ama maison ( ... Y' (MHSM, 200).
"Je ne sais si Mme d'Englesac craignit la pitié que je
taimL aux Juges (.. . ) ou si elle voulait simplement tirer
(Son fils) Jo Paris (p. 212).
ill mes
"Tout cela avait ses allusions et ses mystères' (p. 98).
En lin, il n'oublia rien pour me rendre heureuse, du ce pparcnce.' (p. 66) Sousentendus ténébreux : l'héroîne, qu'on prend pour un H)1flOC, est surprise de nuit par un mari jaloux; il commande à volctc do dépouiller le coupable
"L'ordre était bizarre, chacun en peut penser ce qu'il voudra. Un mari qui ne tue pas d'abord se venge quelquefois d'une étrange façon.' (p. 109) (107) Mais plus que les ténèbres, Mme de Villedieu aime la lumière. Jas entrées en matière sont réduites au minimum nécessaire. Le tableau dc la Cour è Fontainebleau, sur lequel se lève le rideau de la Vèmo partie du Journal amoureux, n'excède pas huit lignes.
"Fontainebleau était devenu le théâtre de la magnificence de François 1er par l'arrivée de l'Empereur Charles V dans cette royale maison. On n'y parlait que de fêtes et de réjouissances, et chaque jour s'y rendait mémorable par quelquo divertissement. La chasse étant l'un de ceux où Jceour témoignait prendre le plus de plaisir, il s'en fit une partie dont les Dames voulurent être' (p. 35) (108). Valincour, qui estime si languissant le début de La Prin
Je ClJes, ne trouverait rien è redire ici. Mêmes attaques nerveuses dans Les Annales galantes, malgré la transition morale
(107) Influence du succès des lettres d'Abélard et d'Héloîse ?
(108) Comparons, è titre indicatif, au début de la seconde partie, sortie je la plume d'un imitateur : "Je veux parler de Monsieur d'Anjou, le Prince du condo b mieux fait et dont la physionomie promettait (...)". Mme de Villedieu a fait le portrait du même au début des DA; la confrontation des deux Lexteu est instructive.

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obligée (AG, 128 par exemple). Mais les meilleures sont sans con
tredit celles des trois nouvelles des Désordres de l'Amour, bâ
ties sur le même schéma présentation instantanée du héros dont
le nom est le premier mot du texte, avec, dans le cas de Givry,
qui n'est pas de sang royal, l'indispensable position généalogi
que, puis portrait limité aux seuls traits utiles pour l'intel
ligence de la suite. Pour Lisandre, pas la moindre indication,
son nom suffit d'abord, mais comme il entre en plein mouvement,
déjà affairé, c'est la narration même qui le caractérise (Lis.,
451), tout comme Hylas dans L'Astrée arrive en chantant des vers
irréguliers.
La seconde nouvelle des Désordres de l'Amour s'ouvre sur
l'arrivée pleine de promesses d'Henri, roi de Pologne, dans son
royaume de France; la première, sur un tableau somptueux de sa
cour et des dames qui la parent. Ces débuts font valoir ce qui
va suivre. Mme de Villedieu a très souvent (109) recours à ce pro
cédé. Ainsi elle souligne d'avance l'intérêt des aventures qu'elle
met en réserve pour la cinquième partie des Mémoires
"Je les apprendrai dans leur ordre à Votre Altesse, et elle ne les trouvera pas moins singulières que celles dont je lui ai déjà fait le récit." (p. 235) et l'importance de celles qu'elle aborde dans la quatrième
"Me voici enfin parvenue, Madame, à cet endroit de ma vie si longtemps attendu et si ardemment souhaité." (p. 179) Partout, dans ce qu'il faut bien appeler un roman, les transitions sont étudiées pour relancer l'intérêt, en laissant présager une surprise
"Mais l'aventure la plus nouvelle et la plus terrible..." (p. 99).
"Le plus grand danger que je courus ce jourlà ne fut
pas d'être tuée." (MHSM, 110)
"Je fus découverte par l'incident le plus inopiné et qu'on pouvait le moins prévoir." (MHSM, 58)
"Mais ce ne fut rien auprès de ce qui m'arriva par la jalousie que Birague eut du jeune Signac." (p. 165)
(109) Elle pratique beaucoup moins la méthode inverse : étonner le lecteur, puis expliquer ensuite. Un exemple toutefois dans MFISM, 133; et un dans FF11, 235.

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Sylvie met sa confiance, avec apparence de raison, dans le neveu de l'Evêque de Valence
"Mais, Madame, è qui avionsnous affaire ?" (p. 231) Une cascade d'événements heureux est annoncée par
"Quand le hasard se mêle d'être favorable, il ne fait rien è demi" (AG, 375). Quand le récit est long, on anticipe pour ne pas laisser languir l'auditeur et lui faire prendre patience
"La chose était vraie, et on ne se trompait que dans les circonstances, mais il faut achever le récit du combat" (MHSM, 85).
"Ce bruit qui s'était répandu de mon talent m'attira de grandes et horribles affaires sur les bras, et je prétends bien en divertir Votre Altesse, mais il faut auparavant rendre compte de quelques particularités qui sont de la suite de mon histoire." (p. 81) (110) Il importe aussi d'opérer un tri dans une matière abondante, de ne retenir que le plus intéressant, fûtce une digression, si elle est amusante (111). "Si je voulais dire tout ce qui se passa entre nous (112) durant quelques jours, il ne s'y trouverait rien d'ennuyeux. Mais pourquoi ne pas le dire 2 Votre Altesse sera peutêtre bien aise d'en être divertie, et cela ne fera pas grand tort è Madame l'Abbesse." (p. 88) Les événements sont disposés suivant un ordre délibéré, qui ne correspond pas à l'impatience de la duchesse, laquelle veut surtout des détails sur les aventures sentimentales de sa protégée (113). Mais pour une .meilleure intelligence de cellesci, il convient de mettre en place les décors, les personnages et les antécédents ensuite seulement, il sera débattu des ingratitudes du comte d'Englesac
"Votre Altesse ignore les dernières, et il me semble que voici l'endroit où je dois les lui apprendre." (p. 250) Une série de faits connexes se trouve alignée logiquement ou
(110) La duchesse veut connaître les infidélités du comte : "Je les dirai à Votre Altesse dans leur temps, mais il faut que je lui dise avant comment se passaient mes affaires de Grenoble." (p. 237) (111) Digression avec retour aisé dans Lis., 465. (112) L'abbesse, soeur de Mme d'Englesac, et Sylvie. (113) Cf. MHSM, 93.

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chronologiquement
"Il faut vous instruire, Madame, de ce qui se passa de particulier à ce retour si peu attendu.
"Premièrement (...
"Secondement (... Y' (p. 17'4)
"Cela produisit deux plaisants effets le premier,
c'est que la femme de chambre fut saisie de peur (... ) et
l'autre, c'est (...) que je trouvai ma rivale si belle que
nous liâmes depuis une amitié fort étroite." (p. 199)
La réalité se trouve en quelque sorte découpée et mécanisée
au profit de l'impitoyable clarté d'un exposé auquel la narra
trice prend un plaisir dominateur. Le souci chronologique, dans
Les Désordres de l'Amour et Les Annales galantes (liLt), trouve
rait plutôt son origine dans la fréquentation assidue des Abré
gés historiques, et notamment celui de Mézeray.
Enfin, Mme de Villedieu possède un sens inné de la mesure
elle coupe court au moment précis où telle anecdote se range dans
1 commun; un "enfin", un "que voulezvous, Madame" ferme
alors le chapitre
"Enfin nous étonnâmes tout le Palais de nos querelles, et ce fut un procès sans exemple." (p. 163)
"Que vous diraije, Madame, nous eûmes la conversation du monde la plus agréable et la plus rare." (p. 199) (115)
"Enfin j'eus raison de mes débiteurs avec le temps, mais
cela est trop détaché de mon sujet, et je le laisse." (p. 131)
Les fins de paragraphe sont particulièrement soignées. Mais
on ne les observe pas telles dans toutes les oeuvres qui nous oc
cupent en effet seule les Mémoires, Les Désordres, "la Galan
terie sans éclat", et Le Portrait des faiblesses humaines sont
composés de la sorte la narration traditionnellement compacte
s'impose ailleurs.
Comme chez Gomberville, ces finales permettent une pause
où le conteur reprend son souffle; mais il laisse l'auditoire en
suspens, soit dans l'incertitude de l'avenir, soit sur un début
de bouleversement (technique du roman feuilleton), soit sur une
vue d'ensemble qui satisfait l'esprit. Voici quelques exemples.
(11Lt) AG, 320; et DA, 63. (115) Cf. encore MHSM, 199, 2214, etc.

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Dans le premier cas, la dernière phrase se présente souvent à l'imparfait dans sa valeur suspensive, inquiétante ou pathétique
"La plus sévère jalousie ne pouvait leur (116) prescrire d'autre manière de vivre que celle qu'ils observaient, et s'ils rendaient le marquis le plus malheureux de tous les hommes, il les rendait les personnes de la terre les plus infortunées." (DA, 75) (117) Mais plus fréquemment le passé simple a engagé l'action dans une direction nouvelle. C'est en fin de paragraphe que se situent les coups de théâtre : HenrietteSylvie, de nouveau arrêtée, est enfermée au couvent (MHSM, 285); elle est retenue prisonnière en pays liégeois (p. 3'42); d'Englesac disparaît brusquement et s'embarque pour la Candie (p. 187); Coursivaux, qui a tendu un piège, "courut aux nouvelles" (Port., 80). Dans Les Désordres de l'Amour, sommet du talent de Mme de Villedieu, on ne sait que choisir : effet de stupeur provoqué par le testament du marquis de Termes
"(...) il le fit son légataire universel, à condition qu'il épousât sa veuve" (p. 78); conclusion du mariage des deux amants
"(...) la marquise se trouva la femme du jeune marquis,
sans qu'on ait bien su si elle avait trouvé le secret de la
devenir en conscience." (p. 85)
Innombrables sont les clausules dramatiques signature ines
pérée d'une trêve entre Henri IV et les assiégés parisiens (p. 1149),
rupture soudaine des pourparlers (p. 159), perte consternante de
Lagny (p. 161), filet tendu par les princesses, où doit se pren
dre Mme de Sauve (p. 20), fuite de Monsieur dans son apanage,
avec jonction des rebelles (p. 52) (118).
Fort à l'aise dans la conduite du récit, Mme de Villedieu
atelle su résoudre avec autant de bonheur le délicat problème
des dialogues ? Atelle su, mieux que Mlle de Scudéry, équili
brer texte parlé et texte écrit ?
(116) Mine de Termes et le jeune baron de Bellegarde. (117) Cf. encore DA, 99, 190; Port., 72. (118) Cf. encore PFH, 312, 313, 315, etc.

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Dialogues et récit.
Il suffit de parcourir rapidement Lisandre, Les Annales
galantes, Les Désordres ou Le Portefeuille pour être convaincu du don de la romancière en cette matière. Intelligence et souplesse des alternances, variété des implications, renouvellement constant des formules dans la permanence d'une animation agréable mériteraient une étude plus approfondie que celle è laquelle il faut se limiter ici. A titre d'exemple, examinons la construction de Lisandre. Cinq pages de narration précèdent une confrontation dialoguée de trois pages. La nouvelle en comprend quatre autres rencontre de Lisandre et d'Arténire, soit deux pages agrémentées de commentaires discrets que suivent deux pages de narration; dialogue des deux cousines jalouses (trois pages) après un texte de dix pages è la troisième personne; arrivée racontée de Lisandre, sommé d'expliquer son coeur (deux pages de dialogue assorti de jeux de scène), enfin, l'irruption d'Arténire, dernière explication directe entre les deux cousines : c'est le dénouement. Point de symétrie monotone, de dimensions trop égales, mais interpénétration du parlé et de l'écrit, des personnages et de la narratrice, qui ne retient des paroles prononcées que les "mots de nature", les traits d'esprit, ou ceux qui démasquent. Simultanément, l'auteur intervient avec discrétion, ou insolence, suivant des intentions qu'elle ne cherche pas à cacher. Nulle régularité mécanique : narration, dialogues, allusions et même vers sont emportés dans le même mouvement sinueux mais sûr, la romancière tenant fermement les rênes. Dès sa première nouvelle, Mme de Villedieu, qui n'est encore que MarieCatherine Desjardins et ne compte que vingttrois ans, a déjà trouvé sa voie.
Avec les années, la technique ne pourra que s'affiner. Dans Les Désordres de l'Amour, la part de l'auteur et des ornements est très réduite, mais les combinaisons variables du dialogue et du récit obéissent toujours à la même dextérité. En raison de la nature du sujet, il arrive parfois que certains morceaux doivent être cités en entier c'est le cas de la requête de Mme de Bellegarde et de la défense du maréchal, toutes deux adressées à la Reine. Mais pour bien apprécier la portée de la seconde, il faut savoir ce que la souveraine a retenu des accusations de l'épouse

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mortifiée, et comment elle les a présentées à un maréchal de France, que son crédit auprès du duc de Savoie oblige è ménager. Citer consécutivement trois discours n'était pas envisageable dans le cadre d'une nouvelle. Mme de Villedieu a donc reproduit le second en style indirect (119), mais en substance, è cause de la lourdeur d'une transposition intégrale (120). Cependant, elle a réussi à en conserver tous les accents, tous les temps forts, et surtout la menaçante péroraison. Elle varie les verbes d'introduction ("elle lui représenta...", "après lui avoir dit...", "elle ajouta...", "elle l'avertissait..."). Enfin, entre chacun des trois morceaux, s'intercale un bref commentaire au double rôle détendre l'atmosphère en revenant à la narration linéaire, et aider è percevoir les prolongements dramatiques de ces courtoisies obligées (121).
Dans Le Portefeuille, l'art de la romancière s'adapte instantanément au genre épistolaire. Là prédomine, et pour cause, la narration subjective; mais dès le début de ses expériences, Naumanoir tient è rapporter fidèlement è son attentionné correspondant les termes exacts qui, dans la bouche de ses nouveaux amis, ont suscité en son âme réceptive des élans d'espoir ou d'indignation : les phrases dialoguées se placent donc d'ellesmêmes. Dans la suite, comme il devient peu è peu philosophe, son regard change, mais non point sa consciencieuse diligence : désormais, c'est par curiosité qu'il enregistre les paroles dont il est témoin, et qu'il s'amuse même è recueillir mot pour mot leur proportion dans le roman s'accroît justement en fonction de l'évolution du protagoniste vers le détachement.
Equilibre des composantes, intérêt tenu en éveil, ces qualités ne suffiraient pas si Mme de Villedieu ne possédait aussi un sens aigu des choses vues, qui donne à son texte des touches remarquables de pittoresque.
(119) Cf. infra, p. 694.
(120) Cette lourdeur, que les lecteurs des romans de la première moitié du siècle n'ont pas ressentie (des pages entières de style indirect chez Mlle de Scudéry) semble être devenue insupportable après 1660.
(121) DA, 97101.

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Le pittoresque
Parler de pittoresque au sujet de romans du XVIIème siècle paraît fort téméraire. Expliquonsnous. Les observations qui précèdent montrent assez que l'orientation des ouvrages analysés est nettement abstraite; toutefois, la démonstration, au sens commercial du mot, s'opère par le truchement de personnages doués d'une vie intense, dont le comportement ne prendra valeur exemplaire que s'il est replacé dans un décor familier, et que si le lecteur peut se le représenter avec précision. Le pittoresque en question est donc celui des gestes et du mouvement (122).
Croquis et dessins animés.
L'auteur, qui aime écrire se plaît à camper personnages et décor comme le voit sa bondissante et claire imagination. Le lecteur moderne de Mme de Villedieu se croit parfois plongé trois siècles en arrière. C'est Sylvie, assise piteusement au pied d'un arbre de la forêt de Senlis, parce que sa chaise de louage vient de se rompre
"Je demeurai assise au pied arbre, attendant qu'on
allât quérir des ouvriers à un village prochain" (MHSM, 190).
Naumanoir entre chez Deschanips à SaintCloud
"Le Chevalier de Virlay, qui venait de Versailles où est le Roi, m'y vit entrer; il fit arrêter son carrosse, et m'ayant fait appeler : 'Quoi, me ditil, à SaintCloud, avec des dames, en cette saison ?'" (Port., 38) La Roche, écuyer de M. de Villacerf, chevauche "de l'autre côté de l'eau" et, entendant des cris, "accourt sur le bord" de la rivière. L'Impératrice d'Allemagne, à l'arrivée du duc de Modène est "(... ) seule avec ses filles, qui lui aidaient à mettre des pierreries par ordre pour faire des chaînes et des bracelets." (AG, 76) Mais les scènes sont rarement immobiles : il faut qu'il soit question du sort de sa vie pour que Sylvie écoute figée, les yeux
(122) Les seuls traits exotiques des Nouvelles afriquaines (détails
sur la pêche au thon, p. 510) sont copiés sur S. Bréirond : L'Amoureux Africain.

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baissés, l'arrêt de Mme d'Englesac qui l'écarte de son fils (123). D'ordinaire c'est en mouvement quelle voit et fait voir ses personnages. Lisandre se baisse pour ramasser le voile d'une inconnue (Lis., 60), le duc de Modène fait de même pour une boîte de portraits, mais se rencontre avec l'Impératrice qui se lève pour le saluer et l'empêche de rendre la boîte è la destinataire (AG, 76). Voici un galant rôdant la nuit dans la ville déserte : en écoutant Gazul, on croit voir Almaviva
"J'étais dans l'équipage d'un homme qui va en bonne fortune, c'estàdire seul, armé, le visage couvert d'un des pans de sa casaque et je cherchais les rues détournées." (GG, 538) (12) Que dire de la plaisante aventure d'un autre qui s'embourbe et manque le rendezvous où l'attendait.., sa femme ? La verve de la conteuse est irrésistible
"Il se planta au milieu d'un bourbier d'où il eut une peine extrême è se retirer (...) Se voyant dans une bourbe puante qui commençait è lui glacer les jambes et se trouvant sur une masette (125) usée qui ne sentait ni la main ni l'éperon, (il) faisait mille voeux secrets è l'amour pour obtenir de lui qu'il le tirât de ce vilain lieu. Il voulait se jeter dedans, et essayer de se sauver è pied, mais outre que cette boue était grasse et profonde, il n'avait point d'habit pour se nettoyer : il perçait les flancs de sa rosse, il jurait, il murmurait (... )" (AG, 260261). Chabannes, surpris par le Roi auprès d'Agnès Sorel, m'est guère mieux loti, puisqu'il doit passer la nuit entre les vitres d'une double fenêtre, tandis que la belle est dams les bras de son possesseur officiel
"Je laisse è juger au lecteur comme l'aventurier se divertissait : il n'osait ni souffler, ni remuer, et le moindre éternuement le mettait en danger de vie." (AG, 383) La romancière réussit è raviver les clichés romanesques ordinaires par tel détail visuel qui les individualise. Arimant (Les Exis) est invité, comme il se doit, è conter ses malheurs, mais
(123) "Une douleur secrète, qui avait succédé è ma rougeur, m'avait fait tenir les yeux toujours baissés jusqu'à ce qu'elle eût fini son discours" (M12'SM, 29). (12') Jeu de scène traditionnel de la comédie italienne. (125) r mauvais cheval. D'après Bloch, issu par métaphore du berrichon, du normand et du franccomtois.

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on commence par l'installer confortablement
"Mettezvous sur ce banc..." (Ex., 147).
Le poncif du mari ou de l'amant caché, témoin ignoré d'une
conversation qui le concerne, est agrémenté par des précisions
qui font oublier sa banalité Pompée entend César etServila,
assis sous des berceaux de jasmin, mais il a pris soin de se pla
cer "è portée de voix" (AG/I, 89); Bellegarde et Fervaques réqui
sitionné comme témoin, ont choisi, derrière l'inévitable "palis
sade", l'endroit stratégique
'Se glissant dans les palissades, il fut guidé par le bruit des voix jusqu'auprès d'un banc sur lequel la maréchale et son amant étaient assis." (DA, 113) (126) Que de gracieuses scènes à la fenêtre, dont les encoignures abritent des regards indiscrets (127) mais qui ouvrent aussi sur le monde d'oii parviennent nouvelles et distractions. Le comte de Boulogne rôde sous celles de Jeanne de Castille
"Il prend le chemin des fenêtres de la Princesse, qu'il savait qui donnaient sur ce jardin, résolu d'y heurter (...) Mais ii fut surpris d'une pluie d'orage qui lui fit juger que la Princesse ne pourrait ni sortir ni mettre le nez è la fenêtre (..J" (AG, 428). HenrietteSylvie a aperçu de la sienne un carrosse extraordinaire
"J'étais è ma fenêtre du coin de laquelle je m'amusais è contempler l'aimable Mme de Castelnau dont le carrosse était arrêté vis è vis de ma porte, satisfaisant ainsi une ancienne curiosité que j'avais de voir cette dame qu'on m'avait toujours dépeinte très accomplie." (MJISM, 171) (128) Mme de Bellegarde est allée chez Mme de Nemours. "Regardant par hasard au travers d'une vitre", elle remarque un manège bizarre un laquais de son mari remet un billet è une demoiselle piémontaise, dans un petit jardin sur lequel donnait l'appartement de la duchesse
(126) M. de Nerrours, caché è Coulommiers derrière une palissade, n'est pas suivi avec tant de précisions : ainsi l'exige le ton noble de ce roman. (127) "Caton se retira proche d'une fenêtre pour lire la lettre en particulier" (AG/I, 79). (128) Dans AG, 541 (è Florence, chez les Strozzi) et dans NA,494, au Palais du Bardou, la "jalousie", décrite avec précision, remplace la fenêtre.

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"Mine de Bellegarde avait la vue attachée sur ce jardin C... )" (p. 108). Toutes ces images, on a pu le constater, s'inscrivent dans la narration à titre fonctionnel, et non décoratif. De même, c'est de l'esprit, des caractères qu'émanent certains gestes révélateurs. La reine Aristie, après avoir "fort examiné" l'innocente Praxorine, la juge propre à servir ses desseins. Elle se fait donc insinuante et lui "fait le grand honneur de s'appuyer sur un de (ses) bras pour aller à la promenade" (129). Plus charmants sont ces gestes spontanés qui trahissent la gêne ou l'émotion. La duchesse de Valentinois, émue devant l'inexpérience du jeune Farnèse "s'amuse à badiner avec des fleurs comme si elle eût oublié que le duc était là" afin de lui laisser le loisir de se remettre (130). Une jeune Liégeoise, dont le coeur vient de se prendre pour la première fois, et qu'on abuse gentiment en lui faisant "perdre son coeur au jeu", jette brusquement son cornet sur la table avec un dépit touchant (131). Julie, elle aussi, contrôle mal son trouble devant Ovide
"Julie tenait des fleurs dans sa main qu'elle rompait avec une action brusque et dépiteuse" (Es, 28). Qu'il est commode, lorsqu'on veut glisser quelque mot particulier, de s'approcher discrètement du miroir pour se recoiffer
"Chabannes à son ordinaire avait évité plusieurs fois les regards de la belle Agnès : elle le cantonna proche d'une table sur laquelle il y avait un miroir et feignant de raccommoder quelque chose à sa coiffure, elle lui demanda d'où venait qu'il fuyait ainsi les regards des dames." (AG, 3614365) ZaLde veut parler confidemment à Gazul et lui faire une
avance
"Elle vint un jour accommoder sa coiffure à un miroir de la chambre de la Reine, proche duquel j'étais appuyé et (parla) à demibas, sans me regarder (...) Elle se retira brusquement après ces paroles et me laissa très surpris de les avoir entendues." (GG, 519)
(129) AGG, 433. (130) JA, 33. (131) MHSM, 371.

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Que de coups d'oeils furtifs et perçants! Celui de Naumanoir dans la chambre de Mme de Vareville, qui aperçoit un billet sur un guéridon et le prend "en badinant" (132); celui de SainteBrune qui poursuit Farnèse
"Elle fut à la messe du Roi, et, choisissant sa place de l'oeil, elle fit si bien que, sans témoigner aucune affectation, elle se trouva aux côtés du Duc de Parme. Elle se fit remarquer à lui par une révérence si profonde qu'elle attira sa curiosité. Il demanda qui elle était (... ) (JA, 24). Regard insistant de Gazul qui veut obliger de la sorte Zaïde à se découvrir tout à fait
"Je quittai ma place, j'allai me mettre vis à vis de la
Princesse, je cherchai ses yeux et je les trouvai." (GG, 519)
Autres coups d'oeil celui de la duchesse d'Etampes qui sur
veille la réaction du Roi à ses feintes lamentations
"La fine dame (...) regardait du coin de l'oeil la contenance de l'amoureux François." (JA, 460) En un regard, deux rivaux décident d'un duel
"Nous n'eûmes besoin que d'un signe d'oeil pour nous
communiquer nos sentiments." (NA, 523)
Les gestes s'ordonnent donc en scènes muettes qui s'organi
sent parfois en véritables scénarios, dignes du cinéma d'autre
fois les gestes en effet, trahissent leurs auteurs. Voici des
amants qui ne savent pas s'observer
"Le lendemain l'Impératrice donna une collation suivie
d'un bal, où je m'aperçus qu'Ovide n'était pas si mal avec
Tullia qu'il ne l'avait persuadé. Je les surpris se faisant
des signes obligeants; Tullia passant auprès de lui, lui pin
ça follement (133) l'épaule; il remarqua que je l'observais,
et ne fit aucun semblant d'avoir reçu cette faveur; mais un
moment après l'amour surmonta sa prudence, et il ne put s'em
pêcher de lui en rendre grâces par un geste passionné." (Ex,
179180)
Gazul et Zaïde, sans un mot, réussissent à échanger des bil
lets tendres l'adroit galant commence par signaler sa présence
en répondant "fort haut", bien qu'on soit à l'église ("la Mosquée
royale"), à un voisin qui se montre curieux des "cérémonies" bar
baresques; la manoeuvre consiste ensuite à glisser le billet dans
(132) Port., 4. (133) sans pudeur et imprudemment.

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un livre de prières
"La Princesse tourna la tête, me vit remettre son livre où je l'avais pris, me fit signe de l'oeil qu'elle m'entendait, et le même jour, à une promenade publique, où je pus me mêler sans conséquence à une foule de Chevaliers qui la suivaient, elle mit adroitement dans une de mes poches des tablettes où je trouvai ces vers (... )" (GG, 527) 13'4). Le scénario peut être composé d'une série de gags que tel réalisateur moderne n'aurait aucune peine à adapter à l'écran ainsi la désopilante évasion du couvent d'Avignon qui mériterait d'être citée tout entière (135), car elle est compliquée d'imprévus sur lesquels, de peur d'être découverts, les acteurs doivent garder entre eux un parfait silence. Le dénouement étourdissant de La Comtesse de Ponthieuvre est bâti sur le même modèle (136) cascades d'incidents inopinés que la conteuse, pour la forme, s'efforce de rendre vraisemblables, alors que personne n'est dupe, le lecteur ne demandant même qu'à se laisser faire. Mais la romancière excelle aussi à représenter, avec une dramatique lenteur, les derniers moments de la duchesse de Savoie, tandis qu'à la faveur de l'émotion générale, Mme de Bellegarde profite des mouvements d'antichambre pour exercer son pernicieux espionnage (137).
(13L) Cf. encore NA, 555.
(135) On en jugera par quelques extraits "Comme il n'y avait point de sûreté à prendre notre chemin par la treille qui s'était déjà rompue, (Fouquet) se courba en s'appuyant des deux mains contre ce mur et nous fit nonter l'une après l'autre sur son dos. Nous ayant ainsi sur son dos, il se rehaussait peu à peu et nous montions sur ses épaules. Tandis que nous nous tenions en cet état à des chevilles de fer qui soutenaient la treille, il mentait luimême sur une grosse pierre qui était à ses pieds. Après cela nous marchions sur sa tête, et de sa tête nous nous asseyions sur le mur, d'où une espèce de valet de chambre qui n'avait pas si haut à atteindre de son côté parce que le terrain y était plus relevé, nous descendait sur des chevaux." (MHSM, 45)  Il y a gros à parier que cette scène a été vécue. (136) AG, 368.
(137) DA, 9596. "Cette lettre trouva la duchesse à l'extrémité. Elle était tombée malade quelques jours après le départ du Roi et son mal fut si violent que le duc son mari, qui, sur cette nouvelle, était revenu du pont de Beauvoisin, arriva trop tard. d'une demijournée. Tout ce qu'il y avait de dames de qualité à la Cour de Savoie ne quittait pas son appartement, et la nouvelle maréchale y était assidue canoe les autres. Elle vit un courrier de son mari que les médecins défendirent qu'on laissât parler à la malade (...)."
w

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La valeur scénique de presque toutes les nouvelles est si évidente qu'on se demande parfois si l'on n'a pas affaire à des comédies narrées. Le grand nombre de dénouements obtenus par la présence simultanée de tous les personnages, contraints de s'expliquer, inviterait à le croire dénouement de la première partie du Journal amoureux, dans les calanques proches de Marseille, lors d'une fête nocturne où se télescopent les rendezvous; mêmes scènes nocturnes de jardin (ceux de l'Académie!) à la fin des Amours des Grands Hommes (1ère partie), à la fin des Désordres de l'Amour (1Ième partie). Scènes diurnes, mais non moins déterminantes, à la fin de Lisandre. Molière pour Les Femmes savantes n'auraitil pas retenu l'amusante explication des deux cousines qui se disputent le même coeur ? En tout cas les jeux de scène sont explicitement indiqués, et la raideur contrastée des attitudes, doucement forcées, est de la meilleure veine comique(138). Le plus intéressant à signaler, c'est le fait que Mme de Villedieu avait parfaitement conscience de cet aspect de son talent. Ne l'avaitelle pas, à l'aube de sa carrière, illustré d'une manière éclatante dans le Récit de la Farce des Précieuses ? Ce texte plein de verve réussit le tour de force de mêler vers et prose sans ralentir le mouvement, combine récit et dialogues avec une aisance qui fait disparaître les coutures, conserve la vigueur moliéresque, sans l'affadir par les détails bien féminins qui marquent l'originalité du Récit par rapport au modèle. Dans ses romans même, l'auteur est si consciente de ses effets qu'elle se charge ellemême du commentaire, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un de ses personnages. Elle introduit de la sorte le dénouement de la première partie du Journal amoureux
"Il faudrait avoir été un des acteurs de cette scène pour bien représenter ce qui s'y passa. Le Duc et l'Amiral, surpris de la vue du jeune Duc, se demandaient si leurs yeux ne les trompaient pas." (JA, 165)
(138) Lisandre, 7477. Lisaridre revoit les deux cousines après une longue absence durant laquelle elles ont pu découvrir son manège. Elles tentent de le confondre (p. L74), mais couine on ne sait pas laquelle des deux est jouée : "Quoi (reprit Cloriane avec le plus aimable souris du monde) ce billet n'est pas pour coi ? (...) M'auriezvous trompée, interrompit Ijrise en lui jetant un regard tout engageant ? Lisandre était dans une telle .1.

 692 
La scène finale des grottes est ainsi décrite dans le Journal amoureux
"Monsieur solennisa la vision par un tel éclat de rire qu'il tira la vieille gouvernante de sa méditation. Elle courut aux lieux d'où cet éclat était parti, et voyant le Cardinal découvert, Monsieur d'Anjou pâmé de rire, Madame, qui, bien qu'un peu confuse ne pouvait s'empêcher de rire elle aussi, elle eut un tel dépit de cette comédie que, si elle avait osé, elle aurait battu le jeune Prince." (JA, 131) Madame vient d'entendre le conte d'Elvire de Cordoue et dé
dare
"Je le trouve fort réjouissant; je le trouve même plus singulier que si l'amour en faisait le dénouement et je m'imagine que la surprise où vous étiez tous ferait une bonne scène è représenter.  Ce fut d'abord une scène muette, Madame, repartit Don Juan; la colère de l'Empereur, l'étonnement de la Reine et l'effroi de la jeune Elvire ne purent s'exprimer que par un morne silence C...)" (JA, 361362). L'originalité de Mme de Villedieu se dégage donc peu è peu conception de l'amour, organisation du récit, don de la vie. Ce don est particulièrement sensible dans l'art de varier les tons en fonction du sujet, de passer du style héroîque au plus strict dépouillement.
Le style héroique
Dès ses premières oeuvres, Mme de Villedieu desserre le réseau des conventions stylistiques qui régissaient alors le roman. Elle réduit le nombre des épithètes antéposées, d'origine épique, des superlatifs adverbiaux, signes extérieurs d'idéalisation, l'usage envahissant de l'articulation consécutive; mais elle ne s'écarte pas pour autant du style soutenu. Elle sait que
"Les gens du monde appellent un bon livre bien écrit" (. . . )" (139) et se garde de perdre de vue qu'en composant Carmente è l'instigatiôn de la duchesse de Nemours, elle rivalise avec l'illustre
perplexité qu'il ne pouvait leur répondre. Quand il regardait Cloriane, il
était tout prêt de dire la vérité; niais quand il venait è jeter les yeux
sur Dorise, il la trouvait si belle qu'il ne pouvait se résoudre è renoncer
ainsi è son amitié" (p. Lt76). On notera que les "jeux de scène", dans Lisan
dre, figurent, comme dans les comédies imprimées, entre parenthèses.
(139) Ch. Sorel. De la connaissance des bons livres, chap. I, p. 15.

 693 
Sapho, qui avait dédié délie è cette princesse. Parallèlement, elle demeure influencée par ce qu'elle a écrit pour la scène, non seulement dans la conduite de l'action, mais dans le ton luimême. Traditionnellement, le roman donne d'ailleurs dans le morceau de bravoure, et les accès de haut style n'y sont pas déplacés. Raisonnons sur pièces.
Théocrite, tel l'Antiochus de Bérénice, se reproche sa fai
blesse et s'encourage au renoncement il le fait toutefois sur
un ton cornélien
"Taisezvous donc, passion téméraire 10 1
laissez en repos un coeur 7 2
qui n'a pas été formé 7 3
pour céder à votre aveugle puissance 10
et sans entreprendre de nouvelles conquêtes 12 5
sur un esprit que vous n'avez que trop longtemps soumis 1 6
souffrez que je sois Théocrite pour le reste de ria, vie (14O) 16 7
puisque ma raison, ma promesse et les Dieux (l'11) 12 8
me défendent d'être l'amant d'Prdélie plus longtemps" 14 9
Réhecma se croit trahie par Albirond
"Perfide, tu connais si peu le parfait amour 12 1
que tu ne lui donn(es) aucune place 9 2
dans les soins de la Providence. 8 3
Tu crois que les trahisons d'un amant 10
sont indifférent(es) à la justice du Ciel, 12 5
et parce que tu comptes pour rien 9 6
des serments que tu n'as faits qu'en secret 10 7
tu t'imagines que les crimes faits de cette sorte i 8
doivent demeurer impunis ( )" 8 9
Première observation : ces envolées sont en fait des monologues de tragédie, puisqu'elles sortent non des lèvres du narrateur, mais de celles du personnage. On remarquera ensuite qu'elles n'excèdent pas une dizaine de lignes, contrairement aux longues tirades des romans antérieurs; la périodicité des groupes rythmiques oscille entre 6 et 16 syllabes, d'où l'harmonie du discours. L'architecture logique est rigoureuse et ramassée énoncé des faits, élément moteur déterminant présenté sous forme causale (parce que) ou concessive soulignant l'obstacle à franchir
(1LO) On notera l'assonance.
(11) On notera le rythme ternaire : 5/3R (diérèse pour Dieux). Autre effet ternaire, avec néologisme parodique dans JA, 37 : "Ils étaient frocqués, titrés et sanctifiés (..J" (5/2/5).
s

 6914 
(sans entreprendre) résolution finale sous forme de futur, d'impé
ratif, ou d'indicatif agressif contenant une menace voilée (Tu
t'imagines...). Le morceau n'a donc rien d'un ornement pathéti
que, mais il est entièrement orienté vers l'action exemple sup
plémentaire de l'utilisation dramatique de tout ce que le roman
comporte d'agréments, y compris la rhétorique (1142).
On remarquera enfin l'usage judicieux de l'impair pour les
tonalités mineures retour sur le passé, douceur passagère, ins
tabilité affective, phrasés négatifs (1143); on notera la vigueur
des accents à la finale, l'ampleur progressive du discours qui
culmine à 16 syllabes, la prédominance des groupes pairs (tona
lité usuelle dans les vers irréguliers mondains) soulignant la
clarté dynamique du discours.
Mais l'emploi du style cadencé (11414) qui n'étonne qu'à demi
de la part d'un auteur également poète  à la différence de Mlle
de Scudéry  s'étend aussi aux nouvelles : l'éloquence vient alors
moins parer le récit que l'authentifier, dans ses moments de plus
grande tension.
L'éloquence Quand la Reine Catherine, dans Les Désordres de
l'Amour, fait venir le maréchal de Bellegarde pour un avertissement, ses paroles se trouvent rapportées au style indirect, mais conservent les cadences qui seraient imprimées à ces paroles si elles étaient citées directement : "Elle ajouta
qu'avant d'en venir à cette extrémité 11
elle avait voulu tenter les voies douces, 10
qu'elle avait fait venir la Maréchale 10
qu'elle était à Lyon du soir précédent 10
(1142) Cf. encore Ale., 271; Car',n., 260; AGG, 443 sq. (1143) Très heureuse utilisation de l'impair dans un mélancolique passage de Carmente : "Non, non, mon cher Prince / ne nous flattons point / de ces espérances chimériques / Je vous perds / et vous me perdez; / cette passion si tencire I et qui devait nous causer une félicité si parfaite / ne sera plus qu'un supplice continuel pour vous et pour moi / et la seule espérance qui me reste / c'est que vous vivrez / et que vous conserverez mon idée / jusques à la mort." Passage admirable : les seuls groupes pairs assomment et contiennent les deux touches de lumière espérance et idée. On remarquera simultanément la valeur et la forme négative des verbes.
(1414) Déjà relevé par B. Morrissette, op. cit., p. 36.

 695 
et qu'il était encore en son pouvoir, 10
de se fair(e) raccommoder avec elle 10
mais que, s'il ne prenait ce parti 9
et qu'il continuât à la traiter 10
avec les mêmes indignités, 9
ell(e) l'avertissait que les bons Rois 9
ne peuvent refuser justice 8
à l'innocence opprimée" 7
On remarquera l'effet dramatique des cadences majeures régulières (exposé rigoureux des données), le choix des cadences mineures pour les griefs faits au maréchal, et le rythme régressif qui ajuste la menace (1'45).
Des passages purement narratifs à la troisième personne peuvent être construits de la sorte. Voici comment sont résumés les entretiens de Givry et de Mile de Guise, lorsque celleci est convaincue que le jeune amant lui a manqué de respect.
"Mais quelques marques de respect et de zèle 11
qu'il pût lui donner, 5
ell(e) demeurait dans un silence dédaigneux, 12
ou si ell(e) se résolvait à le rompre 10
c'était pour lui mander 6
des cho(es) plus dur(es) encore 6
que cell(es) que son gentilhomme 7
lui avaient rapportées." 6
Mouvement initial ascendant, qui culmine à la seconde ligne (la douleur de Givry) puis retombe brusquement après un accent d'intensité douloureuse ("plus dures encore").
Mme de Villedieu sait aussi jouer des rythmes rhétoriques rythme binaire, et même parfois à deux degrés
"Que votre honnêteté m'est cruelle, et que je vous se
rais obligée si vous me témoigniez autant de mépris et de
dureté que vous me témoignez de tendresse et de considéra
tion!" (DA, 71)
La symétrie des deux énoncés accuse l'opposition entre le souhait de la marquise et la réalité qui la gêne.
Voici un ensemble de facture ternaire très intéressant
"Il se fait en moi 5
un combat de pitié 6
d'amour et de devoir 6
qui semble déchirer mon âme"
(15) Cf. aussi DA, 187.

 696 
La cadence majeure régulière exprime l'équivalence exacte des forces en présence et le caractère insoluble du drame (i46). Le rythme quaternaire se rencontre dans des énumérations rapides, et plutôt pour des effets comiques. L'exemple suivant comporte en outre un cinquième élément surajoute. Henriette joue avec le marquis de Castel Rodrigo, qui perd généreusement car il espère bien qu'elle lui en sera très concrètement reconnaissante
"(...) je le pris au mot, et je jouai le carrosse. Il
le perdit; je lui gagnai de plus les chevaux, le cocher, les
laquais, leur entretien, et jusqu'à la paille de l'écurie
pour trois ans." (MHSM, 6)
On note la longueur des groupes 3/3/3//l2. Mais nous n'en
avons pas terminé. Déçu dans ses espérances, le marquis espagnol
prend sa revanche
"Il me regagna le carrosse, les chevaux, les laquais et la paille." 5/3/3/3/3. La rigueur est plus grande que précédemment, et suggère, par sa mécanique, la colère mesquine du marquis dépité qui ne fait grâce de rien et regagne tout dans l'ordre. Comme tout conteur expert, Mme de Villedieu sait aussi exploiter, avec un instinct très sør, les ressources des temps.
Le jeu des temps La narration est fondamentalement au passé simple. Mais, pour accélérer le rythme, le présent est préféré, par alternance avec le plusqueparfait, l'asyndète amplifiant l'effet
"Il n'avait gagné qu'un des portiers du jardin, il les gagne tous; il apprend que le Marquis de Villena y était entré (...) il envoie chercher l'ouvrier (.. .); il le questionne luimême C)" (AG, 432). Le plus souvent, il y a combinaison de passés simples et et de présents
"Quand il jugea C...) qu'il pouvait avancer sans péril, i. prend le chemin des fenêtres de la Princesse C...), résolu d'y heurter C...), mais il fut surpris d'une pluie d'orage." (AG, '428)
"Mortaing s'avisa d'une Anglaise dont la taille était
(i'46) DA, 73. Ce mouvement est repris 383.

 697 
extraordinaire (...); elle va quérir un de ses habits (...), l'ajuste sur Chabannes (...), et lui donnant une coiffe de ce tempslà qui couvrait les femmes jusqu'à la moitié du corps, elle le fit passer par la garderobe." (AG, 385) (147) L'alternance des deux temps donne du relief à la narration, et ménage plans et durée relative des actions. Les présentatifs contribuent aussi à donner une impression de rapidité
"Le voilà transporté de joie" (AG, 376);
"La voilà désespérée (..J" (AG, 379);
"Les voilà donc sur le grand chemin de la sympathie." (AG, 130) (148). Même effet obtenu par ellipses du verbe
"Les mesures étaient prises, la clé du jardin attrapée et contrefaite, et une tourière de l'intelligence (...)" (MHSM, 44). L'imparfait est utilisé avec une grande maîtrise. Nous nous bornerons ici à quelques réussites. Images se déroulant lentement, d'où effets comiques si la situation exige qu'on aille vite c'est le fameux récit de l'évasion (149). La durée suggérée par l'imparfait est rendue plus interminable encore par les explications que donne intentionnellement la narratrice sous forme de subordonnants et coordonnants (tandis que, après cela, parce que,); ils sont aussi destinés à traduire la difficulté de l'opération, qui doit être menée dans l'obscurité, avec circonspection et sans moyens appropriés, d'où la combinaison calculée des gestes. Mais voici un emploi tout différent du même temps : il transcrit la lenteur tragique, obtenue par la juxtaposition des énoncés
"Cependant le mariage de ma maîtresse et de mon rival se concluait entre lui et le père d'Isabelle, les articles en étaient signés. Le Seigneur de Pennaroche se faisait fort du consentement de sa fille; le jour était pris pour aller la quérir chez sa tante." (NA, 526)
"On traitait en Guyenne l'évasion de la marquise de rapt, et on en informait sévèrement contre Bellegarde. Cette procédure lui fermait les chemins de sa patrie, et il recevait tous les jours des nouvelles de la Cour qu'on l'y blê
(147) Effet semblable AG, 373. (148) Même procédé chez Marivaux. Cf. F. Deloffre, op. cit., 219. (149) Cf. supra, p. 690, n. 135.
n

 698 
mait fort de l'action où il avait porté la veuve de son oncle. C'était en vain qu'il s'excusait sur le testament du défunt pour une personne qui le croyait véritable, trente le jugeaient fabuleux." (DA, 86)
Le style indirect.
Le style indirect est l'un des modes narratifs les plus pratiqués dans le roman, surtout dans la première moitié du siècle. Très vite, Mine de Villedieu, même dans Alcidamie, s'en débarrasse au profit des dialogues. Cependant, il lui arrive de le conserver jusque dans ses nouvelles, sous la forme rigoureuse ordinaire. La maréchale de Bellegarde surprend les paroles que la Piémontaise adresse è son maître
"Elle trouva que cette fille représentait au Maréchal que le jardin qu'il avait choisi et qu'elle nommait était sujet à bien des surprises; qu'il y songeât, et qu'en cas qu'il changeât de dessein, il l'en avertît; que si toutefois elle n'avait point de ses nouvelles, elle tiendrait la chose pour résolue et ne manquerait pas de se rendre au lieu qu'il avait marqué." (DA, 109) On perçoit l'effet stylistique du discours indirect dans ce cas : Mme de Bellegarde, sans doute, n'entend pas avec précision tout ce qui est dit, car elle est cachée : elle retient la substance des propos, plutôt que la lettre. Mais la romancière préfère en général le style indirect libre. C'est sous cette forme, on vient de le voir, qu'elle transcrit l'avertissement de la ReineMère à Bellegarde; mais elle n'utilise pas le discours subjectif, le monologue intérieur, si remarquable dans La Princesse de Clèves. L'importance des récits è la première personne, le parti pris d'animation et de mouvement expliquent sans doute cette absence, pour ne pas dire cette lacune. On en rencontre pourtant au moins un exemple. Le marquis de Termes, très inquiet de la "tristesse secrète" de son épouse, a fait venir les médecins qui ne peuvent se prononcer
"Il la remarquait comme eux, mais il ne pouvait en pénétrer la cause : il ne manquait rien à sa femme, il ne s'apercevait point qu'elle eût de galanterie (...) et il ne lui donnait aucun sujet d'être jalouse." (DA, 70) L'analyse se limite à ces trois lignes. Il n'y a pas ici, comme dans La Princesse de Clèves, de lents cheminements et de longues prises de conscience.

 699 
Mine de Villedieu sait, en revanche, combiner les avantages
de la narration suivie et ceux du style indirect et libre il
lui suffit d'une incise
"Givry retourna même à la Cour avec M. de Bellegarde afin, disaitil, de chercher dans les yeux de Mme de Maugiron un préservatif contre les maux dont on le menaçait." (DA, 132) Ailleurs, la narratrice a introduit des paroles prononcées par un autre, mais comme elle tient toujours le fil du discours, elle conserve la première personne pour se désigner si besoin est. HenrietteSylvie reçoit, nous le savons, les visites de Castelan dont la prétendue assiduité irrite la tante de Mine d'Englesac.
"Pourquoi, disaitelle, venir me visiter ? Pourquoi les femmes mariées recevoir de telles visites V' (MHSM, 228) L'avantage du procédé est de pouvoir maintenir la vivacité du style direct jusque dans l'interrogation. Le meilleur usage qui en est fait semble se trouver dans Le Portefeuille. Naumanoir rapporte à son correspondant des propos qu'il a prononcés luimême une incise "disje", comme tout à l'heure "disaitelle", désigne le changement de locuteur
"Je lui fis une réponse très civile, mais elle était
en forme d'excuses. J'avais, disaisje, tant d'affaires,
que je ne pouvais disposer d'une heure de mon loisir et je
ne savais même quand je pourrais être moins occupé." (Port.,
1)
On constate aisément quel allègement cette tournure apporte
à la narration.
Rapidité, aisance, tension dramatique ou rythme endiablé,
telles sont les qualités de l'expression dans les nouvelles il
faut y ajouter la densité.
Densité.
Elle est obtenue d'abord par une économie de copules et de subordonnants qui resserrent la phrase autour du verbe. Les romans anciens, qui chérissaient la période, la semaient de participes présents à valeur circonstancielle pour éviter une surcharge logique. Ces participes, Mme de Villedieu en maintient une proportion raisonnable qui n'appelle pas de remarque particulière. Mais elle procède souvent par éléments juxtaposés, de sorte que
a

 700 
les valeurs circonstancielles se déplacent, sur des relatives par exemple, dont elle fait ample usage
"Nous sortîmes cavalièrement de la ville, qu'on ne
fermait pas depuis la venue du Roi." (MHSM, 45146)
La relative causale remplace avantageusement le participe ou une subordonnée explicative.
Dans un contexte approprié, une simple apposition, voire un adjectif épithète, peut se charger d'un poids particulier. Danville rejoint Monsieur dans son apanage; la gravité des conséquences tient en cinq mots
"(...) le duc Danville, chef des rebelles du Langue
doc?? (DA, 2p).
Après avoir entendu sa femme manifester des regrets douloureux, M. de Termes est surpris
'Ce discours si bijarre ayant augmenté la curiosité
du marquis (...)" (DA, 71).
C'est en raison du caractère étrange de ce discours que le marquis va harceler sa femme de questions.
Tout le sens des deux phrases suivantes repose sur un seul mot : légitime dans la première, et inutilement dans la seconde, l'importance de l'adverbe étant renforcée par sa position en finale
"Ii eût acheté de tout son bien une légitime indiffé
rence en Mme de Maugiron." (DA, 166)
"Vous êtes trop pénétrant pour ne pas l'avoir remarqué,
et trop fier pour le remarquer inutilement." (DA, 31)
Voici comment Mile de Guise juge l'indélicatesse du duc de Bellegarde qui a imité la signature de Givry
"Il a finement voulu savoir par l'expérience d'autrui,
comme je la (150) recevrais." (DA, 185)
Compte tenu du sens de finement, qui équivaut ici è "en rusant", mais sans valeur péjorative, un mot suffit pour nous apprendre que Mile de Guise est moins scandalisée qu'intéressée. Dans la même phrase, on notera comme l'abstrait experience remplace avantageusement un gérondif. Mme de Villedieu excelle à certains raccourcis expressifs, alliant le concret (par métonymie)
(150) Sa déclaration d'amour.

 701 
à l'abstrait
"On passait des trousses au commandement" (AG, 371). C'est presque un trait d'esprit, un de ces mots qui contribuent au plaisir de conter et d'écouter.
Effets spéciaux Certains décorent la narration d'antithèses élégantes; une belle fin de paragraphe résume le changement de fortune de Bellegarde
"Le Roi (... ) l'honora de tant d'autres marques de sa
bonté que sa faveur surpassa de beaucoup sa disgrâce." (DA,
91) Antithèses dramatiques
"Toutes les paroles aigres étaient adressées à Givry,
et les douces à son rival." (DA, 199)
"(...) j'ai plus de haine pour vous que je n'eus ja
mais de tendresse" (Port., 49).
"Les occasions de joie lui devenaient un supplice."
(DA, 165)
"C'est ma personne qui offense Mlle de Guise, et non
mon amour." (DA, 20't)
Antithèses de qualificatifs en relation comparative
"(... ) caprices aussi changeants que vastes" (DA, 194).
"Du Guast le crut plus discret que sincère (.. . )" (DA,
46).
L'auteur paraphrase le célèbre invites invitam
"Elle continua de l'aimer malgré lui et malgré elle" (DA, 191) (151). Les contrastes peuvent être groupés symétriquement : Timoléon est "(... ) libéral jusques à être prodigue et brave jusques à la témérité" (Germ., 282). L'antithèse peut prendre une valeur descriptive, surtout quand elle se combine à la satire. Voici comment sont présentées deux invitées de Cléonice
"Les deux autres hôtesses de Cléonice étaient de ces beautés innocentes qui sont dans les conversations de que les conversations sont dans les pièces de théâtre; je veux dire qui réjouissent les yeux sans satisfaire l'esprit, et
(151) Il s'agit de Givry et de ne de Maugiron.

 702 
qui sans être proprement de rien donnent du lustre à tout." (Cléon., 68) Mme de Lafayette auraitelle, en composant le portrait du duc de Nemours, gardé en mémoire celui de Mile de Guise par le baron de Vins ?
"Elle a mille charmes qui ne se trouvent qu'en elle, et des talents si fort audessus de son sexe qu'on peut dire que la plus grande beauté du monde était une de ses moindres qualités." (DA, 135) (i52) On pourrait multiplier les exemples; mais sur ce point, Mme de Villedieu ne fait que se conformer à l'usage de son siècle. En revanche, son humour la distingue des autres romanciers.
L'humour
Le détachement qui est propre au conteur (153) se traduit logiquement par de l'humour. Mme de Villedieu excelle à cette fausse naiveté qui prive délibérément de toute résonance affective des faits qui en sont chargés par la nature ou la tradition morale. Cette attitude, elle l'observe essentiellement vis à vis de ses propres personnages : feignant d'entrer dans leur jeu, elle affecte un sérieux imperturbable. Elle peut utiliser, pour mieux jouer l'impassible, la sobriété du participe présent
"Mme de Séville se trouvant sans amant (...)" (MFISM, 192). Une simple négation peut traduire l'insensibilité de la do
quette
"(Ses amants) doivent s'attendre à ne recevoir aucun fruit de leurs travaux que l'assurance qu'ils ne sont pas ignorés." (GG, 623)
L'effet d'humour peut reposer sur un adjectif
(152) "Ce Prince était un chefd'oeuvre de la nature; ce qu'il avait de ruins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait 'et le plus beau." (Edition Gamier, p. 243) (153) L'émotion surgit pourtant, bien que rarement, au détour d'une phrase et par manière de digression. Sentant renaître en elle l'amour qu'elle croyait éteint, HenrietteSylvie s'écrie : "Ah! Madame, j'en frémis encore au simple souvenir. Cette puissance secrète qui enchaîne les coeurs et qui les rattache toujours à ce qu'ils aiment, malgré toutes les ruses que la fortune emploie souvent pour les séparer, me fit rougir et pâlir vingt fois en un moment." (MHSM, 68)

 703 
"Le zèle des bonnes âmes est impétueux" (MHSM, 189);
sur un verbe
"On dit qu'il (l5L) avait profité è la lecture de L'As
tree où il se voit une malice toute pareille." (MHSM, 165)
sur une périphrase
"Tous les galants de la Cour se répandirent de côté et d'autres, et les parloirs des dames religieuses eurent part è cette inondation de courtisans. Dans cette réjouissance universelle pour ce petit peuple de Dieu (...) on ne me tint plus de si grandes rigueurs." (MHSM, 38) sur une métaphore, qui opère, à la sourdine, un féroce transfert de signification
"La vertu scrupuleuse dont la Reine décorait ses vieil
les années (... )" (AG, 436).
Une apparente objectivité fait ressortir à merveille l'amourpropre piqué au vif d'Agnès Sorel
"La Comtesse avait regret è ses oeillades perdues (.. .
(AG, 363) ;
les attendrissements encore voluptueux de la vieille baronne de Reste
"Elle disait souvent è ma soeur supposée que j'étais le plus joli garçon du monde, et quand on trouve les gens si aimables dans un sexe, on ne s'avise point de leur en chercher un autre." (MHSM, 370) la sotte crédulité de la comtesse de Castille menée par ses sens
"Sans mentir, reprit la Comtesse avec un soupir, cette destinée a pris un chemin bien détourné pour parvenir où elle voulait aller, et elle se serait bien passée de me faire la femme d'un Comte souverain de Castille, puisque j'étais née pour devenir la maîtresse d'un Pélerin." (AG, 25) Inversement, la conteuse peut donner è une bagatelle un tour
épique
"L'amour de Hugues (155) ne languit qu'un mois dans les
agonies de la déclaration." (AG, 2)
Une comparaison associe placidement des phénomènes hétéro
gènes
"La vertu est comme les fruits de la terre : il lui faut,
pour mûrir, une certaine saison." (PFR, 250251)
(15L) Le marquis de Birague.
(155) Nom du Pélerin roturier.

 704 
Dans Les Désordres de l'Amour et particulièrement dans la troisième nouvelle, le sujet et le style sont tendus vers le grave et le dramatique, mais la conteuse ne peut résister à ce trait d'humour noir
"Mme de Maugiron exécutait fidèlement la menace qu'elle
avait faite à Givry de l'aimer toute sa vie." (DA, 182)
Les remarques qui précédent invitent à conclure que, tout en faisant varier ses desseins, ses sujets et ses tons, et en adoptant conséquemment des styles divers, Mme de Villedieu ne se départit jamais d'un langage soutenu, cadencé et souvent nerveux. Ayant l'instinct des ressources de la langue, comme tant d'honnêtes gens qui n'avaient pas longuement étudié, elle a su rendre ses narrations descriptives, brillantes ou dramatiques par l'emploi judicieux et d'ailleurs discret des temps, des rythmes et des figures.
En guise de conclusion concrète, la meilleure façon de mettre en évidence les qualités propres de notre auteur dans la conception, la conduite et le ton du récit, c'est de la voir à l'oeuvre sur le même canevas initial que son contemporain, Sébastien Brémond.
L'Amoureux Africain et les Nouvelles afriguaines la ma
nière de Mme de Villedieu.
Il se trouve que, pour mettre en relief la manière deMme de Villedieu, nous disposccns d'un roman déjà évoqué précédemment (156) et qu'elle a, sinon imité, du moins adapté suivant ses principes et son goût : il s'agit de L'Amoureux Africain de S. Brémond. Ce dernier utilisait, pour composer son ouvrage, des données biographiques précieuses, mais ignorant que "c'est un métier de faire un livre", il abandonne au public un matériau brut, document curieux au demeurant, mais totalement dépourvu du minimum de cohésion que requiert un roman, surtout après 1670. La romancière professionnelle a vu d'emblée le parti qu'elle pouvait tirer de cette médiocre "histoire véritable".
(156) Cf. chap. VI, p. 295 sq.

 705 
Elle commence d'abord par l'alléger : 185 pages de Brémond se réduisent à 8, de même format. Elle supprime les éléments d'un portrait détaillé pour ne garder qu'un trait général qui peut s'appliquer d'ailleurs au moral comme au physique, sans toutefois omettre radicalement le pittoresque
"Il n'avait de Turc que l'habit et le nom" (p. 476) (157).
Elle écarte les descriptions de repas, beuveries, fort curieuses, mais sans utilité pour l'intrigue et ressortissant au registre "bas"; elle fait de même pour les détails et épisodes érotiques, voire pornographiques, sur lesquels Brémond s'étend longuement (158), mais elle conserve les extérieurs et décrit, en suivant le modèle de très près, les beautés du Bardou.
En ce qui concerne la conduite de l'intrigue, elle opère
un véritable bouleversement. Dans la réalité, c'estàdire dans
le texte de Brémond, il se passe beaucoup de faits extraordinai
res. Ce sont eux qui, précisément pour cette raison, ont incité
le premier auteur è écrire Mme de Villedieu, une fois de plus,
va altérer le vrai au profit du vraisemblable. Ce n'est pas Isa
belle qui raconte son histoire, mais Don Pedre, car il faut des
acrobaties exceptionnelles pour pénétrer dans le sérail et y de
meurer familièrement, ce qu'avait pourtant réussi è faire Albirond.
Si Mme de Villedieu conserve le renégat et réussit même è l'iden
tifier, c'est qu'il est indispensable au dénouement. Mais ce dé
nquement, elle le transforme complètement évasion manquée chez
Brémond sans qu'on sache ce que sont devenus les acteurs de cette
opération risquée; par contre, départ officiel dams les Nouvelles
afriquaines, obtenu de la générosité de Lapsi et rendu matériel
lement possible par la présence en rade de Tunis de bateaux
(157) Voici ce qu'avait écrit Brérrmnd "Lapsi est plutôt blond que brun; sa mine et sa taille ont quelque chose de grand et de majestueux, et l'on ne voit rien em lui de Turc qu'un certain air de fierté qui ne lui sied pas mal. Sa manière de traiter avec les gens est honnête et douce plus que d'un Barbare." (AF, 15)
(158) AF, 29, 43. Sept pages avec commentaires sur un fiasco dû è l'éirïtion, thème littéraire lui aussi, mais que Mm de Villedieu aborde ailleurs, tout autrement (cf. chap. V, p. 224), dix pages sur la réhabilitation (pp. 240251), charme des baisers è la confiture (p. 274), etc.

 706 
français dès le début, des données politiques précises sur les
relations de la France et des beys laissaient présager cette pos
sibilité. L'épisode de Don Pedre et d'Isabelle est maintenu, car
dans ce cas, le vrai et le vraisemblable ne font qu'un, malgré
les apparences fuite des deux amants, capture en mer par les
pirates; cependant, pour les bienséances, Isabelle se marie clan
destinement avant le départ elle est seulement enlevée chez
Brémond.
De plus, modifications d'importance dans les personnages et
les caractères Lapsi, nous l'avons vu, rejoint, pour une nouvelle
version, le type du Corsaire généreux; Uranie et Réhecma, qui
sont deux personnes distinctes dans L'Amoureux Africain, coin
cident dans l'ouvrage de Mme de Villedieu, d'où fidélité et "re
connaissance" de style héroîque. De la sorte, Réhecma, loin d'être
l'épouse délaissée du Bey, est une captive chrétienne, et traîne
avec elle toute une convention littéraire. Cependant, tout en ré
duisant à l'unité deux personnages différents, l'auteur des Nou
velles afriquaines dédouble la Sultane amoureuse en Uranie d'une
part, et d'autre part en une Génoise ardente, type satirique connu
lui aussi. L'opération n'a pas pour but, on s'en doute, de "sau
ver" les grivoiseries douteuses du modèle, mais d'utiliser pour
l'intrigue les offres concrètes d'évasion de cette Italienne avi
sée, sauf à l'abandonner ensuite sans trop de remords puisqu'elle
n'était, tout compte fait, qu'à demi intéressante! Mme de Ville
dieu conservera ce qu'il faut pour que les lectrices puissent mé
priser cette pauvre impudique (159). Enfin, après tous ces rema
niements, Albirond n'a plus qu'à interpréter le rôle sans sur
prise de l'amant déchiré entre l'amour et l'amitié l'Albirond
de Brémond profitait sans trop de scrupule d'une hospitalité aussi
large que confiante, d'autant que son hôte ne cachait pas des
goûts plus particuliers. Ce n'est qu'à la fin, et pour un court
(159) "(Albirond) se sentit tendrement serrer entre d'aussi beaux bras qu'il y en eût sur la terre" (NA, 52). C'est "le courroux des Astres", lui dit la belle Génoise, qui t'a donné trop de charme à mes yeux". Sa confession rappelle par certains traits celle d'Erophile dans Iphigenie.

 707 
instant, qu'il se sentait moralement mal è l'aise (160).
On ne manquera pas de remarquer que Mme de Villedieu a sans
doute dépouillé son modèle d'une certaine saveur pittoresque et
que ce retour aux clichés n'est peutêtre pas un progrès. C'est
évident les Nouvelles afriquaines, nous l'avons vu, ressortis
sent encore è une certaine mythologie. Mais ce nettoyage (161)
du texte, d'ailleurs nécessaire si l'on veut pouvoir parler de
littérature, n'est pas obtenu au prix d'un sacrifice de toute ori
ginalité. Nous avons vu è quelle espèce bien impure de générosité
est dû le renoncement du Bey (162). Un grand réalisme psycholo
gique, marque propre de la romancière, imprègne tout son ouvrage.
Le récit garde enfin des attaches sensibles avec la réalité poli
tique. Mais le signe le plus éclatant de la qualité, c'est la ri
gueur dans la répartition de la matière, l'économie des moyens,
l'intelligence des transformations et l'élégance du style.
Mme de Villedieu a donc prouvé son aptitude à composer el: ordonner une intrigue, mais elle a trouvé sa voie dans le conte, après avoir dégagé de leurs servitudes les longs récits romanesques. Narrer est vraiment senti comme un plaisir partagé, un divertissement de société qui, tout en fuyant les effets tragiques, incite les lecteurs à la réflexion. La morale qui se dégage de ces dessins animés n'est pas systématique; elle est une attitude mentale plutôt qu'une théorie organisée. En ce sens, s'il est indéniable que les Contes moraux de Marmontel procèdent de la littérature d'"exemples" que Mme de Villedieu a diffusée dans les milieux mondains, le mouvement et la variété de ces derniers les distingue de cette postérité. Constamment sollicité par l'intérêt, la surprise, le paradoxe, mené par un animateur qui connaît toutes les ficelles du métier, le lecteur ressent une satisfaction intellectuelle comparable à celle qu'il éprouve au
(160) "Tout le favorisait (...) NénanDins son âne lui reprochait sa perfidie à l'égard du Bey." Nous sommes è la page 279, et c'est là tout le sujet du roman de Mine de Villedieu.
(161) Ce terme n'implique pas que les elements sacrifiés soient en euxmêmes inintéressants.
(162) Cf. chap. VIII, p. 428.

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theatre; en effet, le roman, au sens large du terme, et désormais mû de l'intérieur, s'est rangé sous les lois de l'action dramatique, ellemême surbordonnée à l'impératif supérieur de la vraisemblance. Les clichés dramatiques, lorsqu'ils subsistent, se trouvent de ce fait rafraîchis et régénérés.
Enfin, on s'explique mieux les louanges unanimes que ses contemporains décernèrent à Mme de Villedieu pour la qualité de son expression (163). On mesure quelle contribution cette expression apporte à l'intérêt du récit par sa souplesse, sa pertinence et son adéquation parfaite au sujet. C'est la loi du genre que le narrateur s'interpose entre le lecteur et la matière même qu'il traite; dans le cas qui nous occupe, il a su se placer à une distance telle de l'un et de l'autre que l'humour perd aussi peu ses droits qu'une certaine émotion, intellectualisée toutefois par le désir fréquent d'expliquer et de divertir. Ce faisant, en dépit de ses réussites inégales, Mme de Villedieu élève à un niveau inattendu la tradition des conteurs; elle la fait bénéficier de toute la réflexion morale dont le roman de la première moitié du siècle se trouve dépositaire, et de tout le progrès dialectique que l'art de la conversation, pratiqué avec aisance pendant deux générations, avait réussi à imprimer au discours.
(163) Cf. Notices de Barbin et Richelet (Annexes). P. Richelet, assurément difficile, vante "dans tous ses ouvrages de nouveaux tours, de nouvelles expressions". LengletDufresnoy (De l'usage des romans, II, 514_55) porte l'appréciation "bien écrit" en face de Car',nente, Annales galantes, Amours des Grands Hommes, Nouvelles afriquaines; Cléonice et le Journal amoureux ont mérité la mention "assez bien écrit", et les Mémoires de la vie d'HenrietteSylvie de Molière "écrit d'une manière sensible et touchante". Marguerite Buffet (op. cit., 2714), Bayle (Nouvelles de la République des Lettres, nov. 1685, pp. 1181) louent de mêma son expression, et "la vivacité du style".

CONCLUS ION
Le moment est venu de dresser le bilan de cette étude. La première impression d'ensemble, pour un spécialiste de littérature, c'est que Mme de Villedieu n'est ni un très grand esprit ni un très grand auteur, et qu'elle n'a été victime d'aucune grave erreur judiciaire, puisqu'aucun impérissable chefd'oeuvre ne gisait oublié dans les nombreux tomes qui rassemblent ses romans.
Ceci posé, on ne peut s'empêcher de demeurer surpris, voire ému, de tout ce que recélait cette personnalité et cette production; mais peutêtre fallaitil attendre jusqu'à nos jours pour que ces résultats pussent être obtenus. Mesurons le chemin parcouru.
C'est comme poète et auteur dramatique que Mlle Desjardins acquit d'abord quelque célébrité en son temps. Comme romancière, elle remporte des succès de librairie considérables, mais surtout auprès d'un public mondain, essentiellement féminin, celui même du Mercure Galant, que les gens de lettres de formation "ancienne" comme La Bruyère mépriseront avec ostentation (1). Le premier è avoir pris Mme de Villedieu au sérieux, c'est Pierre Bayle. Loin de voir en elle un amuseur ordinaire, il se montre sensible è ses qualités de fond. En 1686, il consacre au Portrait des faiblesses humaines un compte rendu de six pages et écrit
(1) On annonce la mort d'un homme du monde "spectateur de profession", è la pointe de l'actualité "Qui prêtera aux femmes les Annales galantes et le Journal amoureux ?"  Le mépris de l'auteur des Caractères s'étend d'ailleurs à toute la littérature mondaine, tombant spécialement sur son héraut, le Mercure Galant, "immédiatement audessous de rien".

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"Ce dernier ouvrage n'est pas inférieur aux autres que l'on a vus d'elle ni pour la vivacité du style, ni pour la délicatesse des pensées ni pour la fidélité des peintures." (2) Cette "fidélité", l'auteur des Nouvelles de la République des Lettres l'avait perçue dès 1675; la "galanterie" de Mme de Villedieu lui paraît plus véridique que celle de Mlle de Scudéry
"Si j'ôte à Mme de Villedieu l'Astérie, je lui donne en récompense trois tomes de conversations galantes qui paraissent depuis quelque temps (3). Je sais par ceux qui lisent cette espèce d'ouvrage que tout y est poli et fort galant et selon le train du monde, au lieu que le Cyrus et la Clélie nous étalent une idée de galanterie plus modeste et plus vertueuse que celle qui se pratique dans le siècle. On veut fort, présentement, que les romans aussi bien que les conversations soivent une image fidèle des moeurs et des coutumes qui règnent à présent." ('4) Dans les Nouvelles Lettres, Bayle propose Mme de Villedieu comme exemple typique de ces "nouveaux romanistes" qui se sont dégagés des conventions vertueuses, et la loue aux dépens de Mme de Lafayette (5).
"On n'a qu'à voir les Annales galantes de Mme de Villedieu et son Journal amoureux et l'on verra que les heroines de romans ne sont pas meilleures que les femmes ordinaires." (6)
(2) Nouvelles de la République des Lettres, novembre 1685, p. 1181.
(3) Publication anonyme qui venait de sortir en librairie : Le Cercle
ou les conversations galantes, Paris, 1675, trois tanes en un volume. Signalée
par LengletDufresnoy, De l'Usage des romans, II, 55. Bayle demeure si atta
ché à l'idéal galant qu'il déplore que Mme de Villedieu se soit déchaînée conine
elle l'a fait contre les "désordres" de l'amour, avec l'appui de "grands exam
ples". "Peutêtre même qu'on s'y est trop étendu, et que de là est venue cette
molle et basse tendresse qui est apparemment sur son déclin, puisqu'à la Cour
on se fait aujourd'hui une honte et une infamie d'être (Ibid.,
p. 1181)
('4) P. Bayle à son frère, 3 août 1675, in Nouvelles Lettres, La Hays, 1739, t. I, p. 254.
(5) "Le monde ne produit point de gens de cette espèce : ils ne sont que le pur ouvrage d'un romaniste. Je voudrais bien qu'on me montrât une dame en France qui soit le pur original de La Princesse de Clèves... Mais je crois qu'il serait encore plus rare de trouver l'original du duc de Nenours parmi les seigneurs de la Cour." L'auteur renvoie Mme de Lafayette à Brantôme. (Nouvelles Lettres de l'auteur de la Critique générale de l'histoire du calvinisme, Villefranche, 1685, II, 657.) L'opinion de Bayle devait être partagée, puisque les bibliothèques privées s'ouvraient plus à Mme de Villedieu qu'à La Princesse de Clèves. Cf. D. Mornet, "Les enseignements des bibliothèques privées, 17501780", RHLF, 1910, p. '473 sq..
(6) P. Bayle, op. cit., II, 735.

 711 
Il vaut mieux, après tout, "sentir fort la nature" (7) que donner dans une fausse "idée", et représenter des caractères "chimériques" et"outrés" (8).
Cependant, Bayle s'accommode assez mal de l'interprétation galante de l'histoire. LengletDufresnoy la défendait encore au nom d'une certaine exactitude ponctuelle, et d'informations de première main que les historiens dédaignaient. Mais au début du siècle des lumières, alors que l'Histoire se dégage de l'exemplum et se constitue en science exacte, la nouvelle historique charrie trop de reconstitutions arbitraires pour être tolérée par les gens sérieux
"Il est fâcheux que Mlle Desjardins ait ouvert la porte
à une licence dont on abuse tous les jours de plus en plus." (9)
Voltaire comprendra dans son mépris non seulement les oeuvres de Mme de Villedieu, mais tous les romans qui procéderont des principes qu'elle a proclamés (10). Le postulat sur lequel ils reposaient, à savoir l'identité de la nature humaine à travers les ages, n'est d'ailleurs plus reçu à cette époque où le développement du sens historique éveille une attention nouvelle pour le singulier plutôt que pour le général, pour le vrai plutôt que pour le vraisemblable.
Bientôt après se produit un phénomène des plus intéressants en un siècle, le public de Mme de Villedieu s'est déplacé. Lors
(7) mid., 735. Pour disculper Mne de Villedieu, on doit montrer à une dame effarouchée "la préface d'un tome de ce Journal où l'auteur renonce pour une de ses productions un des tomes précédents où il y avait des choses un peu trop libres". Bayle lit donc Mme de Villedieu dans les éditions originales.
(8) "Nos petits romans donnent quelquefois des caractères si outrés et si chimériques que ceux qu'on faisait il y a trente ou quarante ans en plusieurs volumes n'ont rien de plus excessif." (ibid., 656)
(9) P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. Jardins, éd. 1697. A l'article ATidhard, il s'emporte contre les "histoires secrètes" où "l'on s'éloigne de l'air romanesque" "pour mieux tromper.
(10) Le Siècle de Louis XIV, "Catalogue des écrivains français", art.
Villedieu, éd. Gamier, t. II, pp. 288289. "Ses romans lui firent de la répu
tation. Au reste, on est bien éloigné de vouloir donner ici quelque prix à tous ces romans dont la Fiance a été et est encore inondée : ils ont presque tous été, excepté Zatde, des productions d'esprits faibles qui écrivent avec facilité des choses indignes d'être lues par les esprits solides."

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qu'en 1751 Restif de La Bretonne arrive è Auxerre et qu'il cherche des livres pour passer le temps, que lui "donneton è lire" ? Les Oeuvres complètes diffusées par la Compagnie des libraires, et il les prête è la petite Manon Prudhot qu'il aperçoit sur le pas de sa porte (11). De plus, l'imagination enfiévrée du jeune "apprenti" ne s'arrête pas aux ouvrages qui peignent fidèlement les moeurs d'un siècle et d'un milieu qui lui sont étrangers il va droit è Carrnente (12), roman de type ancien, peu édité au XVIIème siècle, et qui ne prenait de sens que par ses clés. Restif "s'enchante" de ces clichés démodés (13) et projette sur son humble existence les "hasards" (1k) heureux et les grandes passions découvertes en un auteur qui précisément s'apprête è les abandonner.
La Bibliothèque universelle des romans qui pille Mme de Villedieu comme tant d'autres, et de plus médiocres, se chargera, par ses résumés infidèles (15), d'accommoder ce qui fut mets de prince au goût de petites bourgeoises sentimentales. Celles de la haute société, pour qui l'abbé de La Porte rédige l'Histoire littéraire des femmes françaises, doivent se garder d'entrer dans cette oeuvre sans un bon guide qui trie ce qui peut être sauvé
(11) "Elle m'accueillit et me pria de lui prêter des livres, de ceux qu'on
donnait à lire. Je lui fus chercher Villedieu (...)" (Monsieur Nicolas ou le
coeur humain dévoilé, Paris, Jonqulères, 1929; I, 327).
(12) "J'ai lu ces joursci une histoire bien intéressante, c'est celle de Carmante et d'Evandre", ditil à la jeune Marion, qui promet de la lire aussi, l'endroit étant marqué (p. 36).
(13) "Les romans de Mme de Villedieu m'enchantent; je leur préfère cependant La Princesse de Clèves", ditil è Mae Parangon (ibid., 327).
(1k) "Je lisais alors les romans de Mae de Villedieu où tout est donné au hasard, où les moindres indices annoncent presque toujours que les femmes aiment è la fureur." (p. 308)
(15) "Il fallait qu'elle mît de la galanterie partout; c'était son goût, son habitude et l'on se peint. On a dit qu'elle avait dérobé une plume des ailes de l'Amour pour ses romans. Mais selon Platon, il y a deux amours : l'un enfant du ciel, toujours noble et délicat; l'autre fat et petitmaître. Il nous semble que c'est ce dernier que Ma de Villedieu a volé." (BUR, janv. 1780, y. I, p, 188)  Le roman présenté est le Journal amoureux. On remorque la position déjà bien pensante du rédacteur, et son incompréhension totale de ce que fut la galanterie, un peu plus d'un siècle après sa période de gloire.

 713 
quelques dialogues, et les passages des Exilés qui annoncent l'indépendance de pensée du siècle suivant. Pour le reste, la décoration à l'ancienne (16) achève d'abîmer ce que "les fautes énormes contre l'Histoire" avaient commencé de gâter (17).
Indépendamment de ces causes générales, des raisons particulières ont défavorisé Mme de Villedieu. De son vivant déjà, pour des motifs commerciaux, on lui prêtait des ouvrages audessous du passable qu'elle reniait opiniâtrement. Après sa mort, on ne se gêna plus. Ce malheur se doubla d'un autre, conséquence et rançon du succès. Les imitateurs pullulèrent, faisant perdre à l'initiatrice "les grâces de la nouveauté". Sa personnalité littéraire devint bientôt indécise, et l'estime intellectuelle dont elle jouissait encore auprès de Pierre Bayle, pourtant exigeant, s'altéra progressivement (18). Plus tard, dans la seconde moitié du siècle, c'est aussi sa personnalité morale qui fut dénaturée. L'anticonformisme honnête et courageux, l'indépendance de coeur et d'esprit qui avaient conquis l'intelligente Marie d'Orléans avait déjà passé pour provocation dès lors qu'ils émanaient d'une femme ayant osé braver l'opinion dans sa conduite. Quand la biographie des frères Parfait fit autorité (l'abbé de La Porte la recopie fidèlement), l'on parla de "vie singulière" : du moins Mme de Villedieu n'étaitelle pas, comme femme, ouvertement
(16) Histoire littéraire des femmes françaises, II, 10; il s'agit des Désordres de l'Amour : "Je vous fais grâce des maximes sèches qui remplissent la fin de cet ouvrage; c'est un genre proscrit que nous n'aimons ni l'un ni l'autre".
(lL) Les opinions sont loin d'être toutes sévères. Le principal mérite de Mine de Villedieu, souligné par Bayle, est rappelé, sans être assorti de la moindre critique, dans un ouvrage de nature pourtant violemment polémique, la Relation de ce qui s'est passé dans une assemblée tenue au bas du Parnasse..., 1739, p. 43 "Cyrus et Clélie tombèrent dans l'oubli pour faire place aux Historiettes de Mue de Villedieu".
(18) "Le nouveau goût qu'elle créa subsiste encore, et quoique cette espèce d'ouvrages perde promptement la grâce de la nouveauté, on lit encore avec plaisir les romans qu'elle composa selon sa nouvelle idée" (art. Jardins). "J'en pourrais nommer cent autres qui ont été faits sur le modèle de ceuxlà, et sur celui de La Duchesse de Montpensier (sic), chacun ayant cru que la meilleure méthode pour bien décrire le caractère des femmes était d'imiter les romains écrits par des femmes (Nouvelles Lettres de l'auteur de la Critique générale..., II, 736).

 71)t 
méprisée. C'est ce qui l'attendait au XlXèrne siècle. Malgré les documents les plus irrécusables, on ira même jusqu'à retirer è Mme de Villedieu ses Fables qui devaient, c'était évident, avoir été dérobées è La Fontaine, de même que seule Mme de Lafayette avait pu concevoir la trouvaille de l'"aveu". Au début du XXème siècle encore, ceux qui ont bien voulu lire les romans de cette "femme galante" font effort pour y trouver de l'intérêt, et les travaux universitaires récents demeurent encore è la surface de l'oeuvre.
Cet état de choses tient à plusieurs raisons. La première, c'est la désaffection rapide pour les mythologies du début du siècle Rome, Grenade, la Barbarie, au profit d'une réalité apparemment sans fard. Ainsi se démode toute une partie de cette oeuvre, pourtant différente des autres, mais dont les allusions contemporaines, sensibles aux initiés, cesseront bientôt d'être perceptibles : les lecteurs de la fin du siècle n'y verront vite que des défroques; et la disparition de la mode des ornements galants contribuera è discréditer ce qui choque un goût plus moderne. Plus tard, une cause nouvelle de dédain s'ajoutera è la première : le préjugé entretenu tout au long du XIXème siècle par le conformisme bourgeois et le culte des grands auteurs. De cette double hégémonie, Mme de Villedieu comme femme prétendûment légère et comme écrivain de second rang allait souffrir plus qu'une autre. Mais tous les préjugés ne sont pas morts : il reste encore è déraciner une certaine conception de la littérature qui tend è priver les oeuvres littéraires de leurs connexions vivantes avec les réalités quotidiennes qui les entouraient, même si elles leur échappent évidemment par le caractère irréductible de leur fonction créatrice. On porte aux nues La Princesse de Claves, et non sans raison, estil besoin de le dire, parce qu'elle a traversé les siècles sans prendre une ride. Ce roman constitue en effet un ensemble homogène de ton et de facture, indépendant des fluctuations de la mode et de l'opinion, et surtout centré sur l'histoire intérieure d'un coeur. Le contenu même de l'oeuvre, en revanche, et même sa disposition formelle, n'offraient rien qui ne fût déjà répandu dans les ouvrages antérieurs. Pour Mme de Villedieu, il en va tout autrement.

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D'abord parce que la carrière de cette femme de lettres représente un cas è la fois original et exemplaire. Original, car voici la première romancière qui non seulement signe ses oeuvres, mais leur doit sa subsistance, dûtelle passer sous les fourches caudines d'un libraire insatiable. Tandis que le roman ne représente pour Mme de Lafayette qu'un passetemps d'aristocrate, pratiquement inavouable, que Mlle de Scudéry jouit des revenus de N.D. de la Garde, de la pension royale accordée è son frère qui lui sert de prêtenom pendant longtemps, Mlle Desjardins n'a pu compter que sur son esprit pour assurer son existence, même si elle fut encouragée et inspirée par une grande princesse. Cependant, malgré ces circonstances particulières, on constate que le goût du roman est tel qu'on voit se lever derrière Mme de Villedieu, alors retirée de toute vie publique, une cohorte d'émules qui, elles aussi, vont vivre de leur plume. La première, c'est Anne de La Roche Guilhen, jeune huguenote que la Révocation réduit à l'exil et à la misère; elle sera suivie de Catherine Bernard, de Catherine BenacierDurand, dont les noms disent assez la roture, tandis que Mme d'Aulnoy, grâce à sa réputation d'écrivain, réussira è reléguer dans l'ombre un passé sans doute criminel, et que Mile de La Force, malgré son illustre origine, n'hésitera pas à écrire des romans pour vivre (19). La comtesse de Murat, Mme de Pringy, Mile Lhéritier appartiennent aussi è cette nouvelle race d'écrivains, que protège toujours Marie de Longueville. Il semble qu'à la fin du siècle se soit en quelque sorte établi un statut de la femme de lettres, reconnue comme telle et autonome.
Paradoxalement, celle qui avait ouvert la voie à cette promotion n'en profita que le moins possible : en effet, elle était femme avant d'être auteur. Dès que l'occasion se présenta pour elle de s'agréger à cette société, que, comme romancière, elle
(19) CharlotteRose de Caunont de La Force, d'une famille ruinée par les guerres de religion, fut placée chez Mme de Guise comme demoiselle d'honneur. Après de brillants, mais assez tapageurs succès à la Cour, puis l'annulation retentissante de son mariage avec le fils du Président de Brion, elle se fit romancière, et signa ses oeuvres, malgré sa haute qualité.

 716 
avait si narquoisement décrite, elle renonce, en plein succès, è la célébrité. Son anticonformisme n'a servi qu'à défendre son amour; celuici éteint, elle reprend la mentalité de ses contemporains, rentre dans le rang, et joue son rôle social avec application et orthodoxie.
Cette considération ne diminue en rien l'intérêt de sa production. Il réside d'abord dans la nature même de cette oeuvre, littérature de divertissement avant tout (20). Divertir, c'est moins alors exciter le rire que se détourner du tragique, des histoires de Rosset par exemple, en répandant un air plaisant sur toutes les situations, y compris celles qui le sont le moins. En s'en prenant au divertissement, Pascal stigmatise cette attitude mentale qui non seulement fait oublier l'unique nécessaire, mais imprime è l'existence un mouvement délibérément rapide et enjoué; on glisse alors sur l'essentiel pour ne retenir de la comédie humaine que les effets surprenants et inattendus. "On veut de la gaîté", écrivait justement La Fontaine en 1669, l'année du Journal amoureux, des Annales galantes et des Amours de Psyché. Certes, immanquablement, le "dieu caché" reprend, è son heure, tous ses droits; il n'en faut pas pour autant négliger l'importance de ce besoin réel et impérieux de rie pas prendre la vie au sérieux, de s'occuper è y voir toujours, au sens strict, le ridicule, suivant une forme de sensibilité particulière qui complète et explique peutêtre l'extension de l'attitude tragique, généralement mieux étudiée.
Le roman de Mme de Villedieu a plu aussi parce qu'il se présentait comme une vaste énigme è déchiffrer. Non seulement la tradition des clés ne meurt pas en 1660, mais elle refleurit de plus belle. Les personnages du Grand Cyrus, bien que reconnaissables, baignaient dans une lumière flatteuse, et se trouvaient héroïsés par le seul traitement romanesque. Mais dès lors que les oeuvres
(20) Ils le méprisent d'autant mains qu'il est intégré à leurs divertissements coutumiers. A 13 ans, le jeune Louis XIV s'amuse, le soir, jusqu'à minuit, en compagnie des filles de la Reine "au jeu des romans". "L'un commence un sujet de roman et suit jusqu'à ce qu'il soit dans quelque embarras; cela étant, celui qui est proche prend la parole et suit de même" (cité par P. Goubert, L'Avènement de Louis XIV, p. 66.

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de fiction déclarent ne peindre plus que "des hommes ordinaires", il faut s'attendre à découvrir les contemporains, et même la jeune Cour, même parfois le Monarque régnant, sous un jour moins flatteur (21). On les voit concurremment emprunter le support et le passeport  d'une série conventionnelle, ce qui, sans compromettre leur cohérence profonde, leur confère toutefois une personnalité plus complexe. Cette double appartenance donnait aux personnages, du moins à un grand nombre d'entre eux, un charme équivoque que le plaisir du décryptage rendait encore plus piquant; les clés se perdant, ces Janus ne montreront bientôt plus qu'un profil (22), mais suffisamment attachant pour continuer à plaire.
Ces romans en effet s'adressent d'abord à un public d'initiés, l'entourage de la duchesse de Nemours, le ministre Hugues de Lionne, le duc de SaintAignan, les informateurs de Mme de Villedieu. Pour la première, il ne fut d'abord question, avec Cléonice et Carînente, que d'une littérature d'hommage, qui magnifiait les premiers Longueville et leur illustre descendante. Mais en même temps, respirant à cette hauteur, Mme de Villedieu se trouvait naturellement dans son élément. Elle trouve sa voie en imprégnant ses récits de cet air galant si prisé alors, formule typiquement parisienne, où entrent la raillerie légère, les jeux d'esprit, les ornements poétiques et épistolaires. Irrévérencieuse et polie tout à la fois, plus caustique dans l'ensemble
(21) Mine de Caylus raconte comment l'histoire d'Ovide est mise à contribution par Mine la Duchesse, durant l'été 1691. "Elle imagina de faire un roman et de transposer les caractères et les moeurs du temps présent sous les moms de la Cour d'Auguste. Celui de Julie avait par luimême assez de rapport avec Mine la Princesse de Conty, à ne le prendre que suivant les idées qu'Ovide en donne, et non pas dans la débauche rapportée par les historiens; mais il est aisé de comprendre que ce canevas n'était pas mal choisi et avec assez de malignité. Nous ne laissions pas d'y avoir toutes nos épisodes, mais en beau, au moins pour celles qui étaient de la cour de Mine la Duchesse. Cet ouvrage ne fut qu'ébauché et nous amusa : c'était tout ce que nous voulions." (Souvenirs in mercure de France, 1966, p. 107)  Ce texte atteste à la fois le succès des ExilAs de Mine de Villedieu, et la décadence littéraire, vers 1690, de ce type de fiction.
(22) Les clés paraissent perdues en 1685, car, dans le cas contraire, il semble que Bayle n'aurait pas manqué d'y faire allusion.

 718 
que l'auteur des Amours de Psyché, elle excelle, dans ses nouvelles, è cette fausse naiveté, à cet art de varier les tons qui l'apparentent si visiblement à La Fontaine; elle renouvelle la veine gauloise avec un tact sans défaillance, éloigné de la grivoiserie comme de l'artifice, habile aux litotes spirituelles et aux euphémismes humoristiques. Le style de Mme de Villedieu nous restitue avec une fidélité intégrale ce que toute une société raffinée appelait alors le "naturel" (23). Sa production, par toutes ces qualités, est d'essence aristocratique. Elle pare ses héros de la grâce des manières et des propos; comme les maîtres de son temps, les Voiture, les Méré ou les Bouhours, elle ressent la galanterie comme une esthétique du comportement, mais dans laquelle les qualités de l'esprit ne tuent pas les élans du coeur.
Sûre de plaire, Mine de Villedieu n'a pas laissé non plus d'instruire : le roman dans sa nain se plie spontanément aux impératifs que le théâtre a consacrés et répandus. Sous l'influence de Segrais, de Mademoiselle et de l'historien Mézeray, Mme de Villedieu jette les yeux non plus sur les Romansprétextes mais sur ces nouveaux héros que sont les grands princes du siècle passé, si proches par le sang et le comportement de ceux du siècle présent, et dont les intrigues et les passions venaient tout justement d'être révélées. Mine de cas exemplaires, de vérités nues, l'Histoire générale et particulière semblait avoir déroulé d'avance, dans ses jeux dramatiques, des fatalités incluses dans la vie présente. Mais s'adressant à des femmes, la romancière avait tendance à mettre surtout en lumière le rôle que cellesci, è des titres divers, avaient joué sur l'échiquier politique par les passions qu'elles avaient inspirées ou ressenties. Dans ce nouvel espace romanesque, ouvert sur le temps immobile, Mme de Villedieu créait ainsi une forme particulière de roman historique, où allait s'inscrire La Princesse de Clèves; mais l'héroisme, encore sensible chez Mme de Lafayette, s'est dissout, depuis plus
(23) "La plus grande de toutes les erreurs en matière d'écrire est de
croire, comme font plusieurs, qu'il ne faut pas écrire comme parle" (Vau
gelas, Remarques, II, 289; cité par F. Brunot, op. cit., III, 2'42).

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de seize ans, dans l'oeuvre de notre romancière l'ambition y
frôle l'arrivisme, et le souci de gloire tend à s'y confondre avec
les lâches précautions de la pruderie.
Parallèlement, ces oeuvres incitaient à une réflexion morale
constante. Lenglet donnait en exemple Les Désordres de l'Amour
et le Portrait des faiblesses humaines (214). Restif, à cause de
Mme de Villedieu, se trouve captif des illusions (25), mais témoi
gne de son action salutaire (26). Or, la galanterie répandait,
du moins avant sa décadence, le respect de la femme et de l'amour.
Nourris par son expérience personnelle et par celle d'une grande
princesse à l'esprit ouvert, les écrits de Mme de Villedieu abor
dent avec franchise tous les problèmes qui se posent dans le monde
aristocratique à la femme de son temps : princesses devant la rai
son d'Etat, femmes vulnérables et abusées, mariages ruineux, et
surtout inconséquence d'une société qui pardonne tout à l'homme
en se montrant implacable aux voeux innocents d'un coeur féminin.
Elle ne conclut nullement à des droits utopiques, mais bien à
des devoirs, précisément accrus par les dangers que font courir
è l'amour le mariage imposé, l'esprit de conquête masculin et
le pouvoir discrétionnaire des princes. Longtemps, elle croit au
bonheur par l'amour, fûtce dans le renoncement et le sacrifice;
mais dans son dernier ouvrage, se rangeant aux leçons de sa vie
passionnée comme è celles de l'Histoire, elle s'emploie à mettre
l'accent sur les "désordres" semés par le dieu naguère adoré.
Dans cette évolution, nulle palinodie. En fait, l'héroisme l'a
toujours laissée sceptique les attitudes les plus nobles s'ex
pliquent pour elles par un réalisme intelligent, quand elle n'y
(24) "... avec quelle sagesse n'êtesvous pas conduits dans ces secrets détours connus seulement de la plus ardente passion, et quel dégoût cependant n'y inspireton pas pour les excès blâmables!" (De l'usage des romans, I, 82)
(25) "J'eus cependant une distraction puissante des romans me tombèrent sous la main. Hé, quels romans ? Ceux de Mire de Villedieu; ils me mirent sous le charme ; ils me tinrent trois mois dans le pays des illusions; non imagination romanesque se trouva dans son élément" (Restif de La Bretonne, Monsieur Nicolas ou le coeur humain dévoilé, Paris, Jonquières, 1929, I, 293).
(26) "En lisant les romans de Mire de Villedieu, je puis protester, d'après ma conscienc qu'ils me portaient à la vertu." (Ibid., p. 323)

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distingue pas de l'intérêt bien entendu. Dès son premier roman,
elle introduit des failles et des dissonances dans les belles
surenchères d'honneur : la générosité se ment è ellemême, et la
fidélité, particulière aux femmes, dégénère souvent en cruelle
tyrannie. Mme de Lafayette concevra encore des caractères cohé
rents et des volontés tendues, même è la limite de leurs faibles
forces dixhuit ans auparavant, Mlle Desjardins y avait renoncé.
Ce faisant, elle s'éloigne des Précieuses, si dédaigneuses du réel, mais si complaisantes aux "chimères" et si naïvement idéalistes en amour. Leur influence sur elle n'est pas nulle, mais elle se limite è une attention particulière aux problèmes féminins, auxquels toutefois une dure expérience l'avait déjà sensibilisée. Au reste, il est visible que la place qu'elle a faite aux joies charnelles, décente mais incontestable, écarte d'emblée toute assimilation abusive. Dans son style même, Mme de Villedieu n'est précieuse que dans la mesure où toute la langue mondaine avait recueilli quelques métaphores discrètes et plaisantes, acclimatées chez les honnêtes gens . Enfin, l'auteur du Récit de la Farce des Précieuses s'est faite avec trop de verve l'écho de Molière pour qu'on soit tenté d'établir une quelconque parenté entre le bon sens railleur de l'une et les prétentions singulières des autres. De toutes façons, la romancière avait suffisamment è dire par ellemême, sans qu'il lui fût nécessaire d'emprunter è toutes mains.
Mais si la charge idéologique de ses romans est riche d'enseignements, que vaut Mine de Villedieu comme créatrice de personnages ? Avant de répondre, observons qu'il faut distinguer dans son oeuvre plusieurs univers : société héroïque, utopie, France des Valois et d'Henri IV, le Paris des années 1672167'4, pour ne rien dire de quelques images provinciales, et plusieurs perspectives : narration divertissante, exemplum, étude de moeurs. Devant un tel foisonnement, il est difficile de poser des conclusions péremptoires. Contentonsnous ici de quelques remarques. Il est d'abord évident que la typologie traditionnelle s'effondre au profit de caractères plus individualisés. Disparaissent sans retour ces héros, sommes de vertus ou incarnations de conceptions abstraites, qui s'opposent en débats rhétoriques. Pour ne prendre

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qu'un exemple, le personnage d'Hylas se monnaie en quelque douze
versions différentes, dont chacune jouit d'une parfaite autonomie.
Les facteurs de cette individualisation ressortissent à trois or
dres de causes. En tête vient le rôle important joué par les clés
et générale", qui contraint la romancière è doter son
personnage de traits connus empruntés au modèle vivant. En second
lieu, le goût de l'auteur et de son public pour les cas psycholo
giques "singuliers", caractéristique d'une tendance nouvelle dans'
les préoccupations qui contraste de manière éclatante avec le dog
matisme éducateur de Mlle de Scudéry. Enfin l'influence détermi
nante de l'autobiographie qui aboutit, non pas è la réédition
de caractères semblables entre eux et pures projections de leur
auteur, mais bien plutôt è la promotion de l'individu qui se dé
tache sur un fond social distinct. Certes HenrietteSylvie ne pose
pas encore au "marginal", mais il se trouve que son invention, due
aux affrontements de la personnalité vigoureuse de MarieCatherine
Desjardins et d'une société dont la mentalité est irréductible è
la sienne, fissure tout l'édifice des usages littéraires en ce
domaine. On connaît la fortune d'un tel personnage dans l'his
toire du roman. Il va drainer toute la tradition picaresque; mais
c'est Mme de Villedieu qui, pour la première fois, fera d'une
femme le pivot, la pierre d'angle d'une oeuvre de cette nature,
dont le héros principal, de Sorel è Lesage, était toujours un
homme de forte envergure : Marianne, Manon, Justine, Corinne et
Lélia, pour ne citer qu'elles, procèdent d'HenrietteSylvie (27).
Si l'individu a tendance è passer au premier plan, ce n'est pas que toute typologie ait disparu. On s'aperçoit au contraire que des courants nouveaux favorisent la constitution de nouvelles séries. Mézeray surtout, dont l'influence est si grande sur Mme de Villedieu, impose sa vision particulière des Grands, ses clivages personnels, ses sympathies et ses haines, son nationalisme
(27) La première imitation semble provenir de la comtesse de Murat qui écrit au début de ses Mémoires (Barbin, 1697) : "Il y a longtemps que Dieu m'a fait la grace de regarder les bruits injurieux qu'on a répandus sur moi dans le monde couine une punition de me vanité, et è cet égard, j e me soumets è la conduite de la Providence, trop heureuse de rue sentir innocente de tout ce que la calomnie m'a imputé" (pp. 34; cité par M.Th. Hipp, op.. cit., p. 494)  On remarque toutefois à quel point ce pharisaisme tortueux s'écarte de la franchise divertissante et saine d'HenrietteSylvie.
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convaincu. La répartition des personnages historiques s'en trouve
schématisée, d'autant qu'interviennent des idées reçues d'origine
plus populaire : le bon Français contre le méchant Espagnol; les
princes chevaliers, François 1er et Henri II, contre le déloyal
CharlesQuint; catholiques fidèles contre hérétiques, rois hon
nêtes comme Henri de Navarre, contre reines aux desseins téné
breux comme Catherine de Médicis. On voit même se dessiner toute
une hagiographie historique filles de France au destin pitoya
ble, sacrifiées è la raison dTEtat, reines et princesses vénérées
comme Claude de France et sa fille Marguerite duchesse de Savoie.
Simultanément, le mépris pour les favorites n'est pas dissimulé,
surtout si, comme c'est le cas général, elles trompent la con
fiance du monarque qui a fait leur fortune. Enfin, l'histoire
particulière des grandes familles, les OrléansLongueville par
exemple, fait apparaître dans le roman de vraies dynasties de hé
ros. Très proche de la vie de son temps, Mme de Villedieu intro
duit aussi dans son oeuvre un type aristocratique nouveau, le
proscrit pour fait de duel, assez magnifié tout compte fait, et
autour duquel on respire un certain air héroîque. Antithétiquement,
on voit s'élaborer à partir de la vie de cour une manière d'anti
héros favori artificieux, courtisan délateur, coquette perni
cieuse, voire princesse indigne de son rang. On distingue par con
séquent des familles de personnages nouvelles, mais fortement
ancrées dans la réalité contemporaine. A la vieille typologie
morale, une certaine typologie sociale semblerait s'être subs
tituée.
Ainsi subsistent des éléments de convention, ce qui n'est pas une tare, à condition que le personnage passe la rampe. Sur ce point, la réponse ne peut être que nettement affirmative. Mme de VilledLieu romancière profite du tempérament dramatique de Mile Deejardins qui s'était affirmé dans le Récit de la Farce des Précieuses, et dans le Favory surtout. La vie naît sous sa plume. Même sortie du même moule galant, même réduits parfois à de simples traits, tous vivent au moins par le naturel percutant de leurs propos, et emportent la conviction. Mote de Villedieu possède quelques uns des dons de La Fontaine nouvelle raison de déplorer la hate avec laquelle elle dut composer. Ce qui est sûr,

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c'est que le roman, dans ses mains, est devenu une littérature scénique et gestuelle.
Mais on ne juge pas seulement un romancier sur ses person
nages on s'attend le voir créer des formes et peindre un dé
cor. Sur le premier point, l'apport de Mme de Villedieu est con
sidérable; il est même prépondérant. C'est elle qui a sinon fondé,
du moins consacré la nouvelle historique, définitivement banni le
genre long, imaginé les nouvelles en systèmes, créé le roman auto
biographique, le récit épistolaire et la nouvelle mondaine. Cet
esprit fécond et inventif, curieusement sûr de lui, se donnait
vite carte blanche à cette époque où s'épuise l'ancien roman, et
où la place est nette pour toutes les initiatives. Quelle est
la part personnelle de Mme de Villedieu dans ces innovations ?
Même si Barbin a proposé, et si la duchesse de Nemours a 'commandé,
l'exécution porte trop évidemment la griffe de Mile Desjar'dins
pour qu'il ne soit guère douteux que seuls les suggestions et les
encouragements soient venus d'ailleurs. Assurément, le roman se
prête alors à des expériences que le dédain des gens de lettres
permet de pousser aussi loin que la fantaisie le désire : mais
de cette plasticité inhérente au genre, Mine de Villedieu a su dé
gager des structures solides et des cadres qui lui survivront.
Présente à son siècle, dont nous avons vu qu'elle épousait les modes, affrontait ou adoptait la mentalité, connaissait les aspirations, atelle aussi voulu en laisser une image concrète 7 De pittoresque au sens strict du mot, il n'en faut point chercher dans les romans de Mine de Viliedieu, bien que rien d'intéressant dans ce qu'elle a vraiment observé ne l'ait laissée indifférente sa correspondance des PaysBas est là pour en témoigner. Le théâtre de ses intrigues est varié : châteaux de la Couronne, Paris, Bruxel les, Liège, la province française. Mais n'en est jamais dit que ce qu'il faut pour suivre les méandres de l'action, où la disposition topographique, souvent très précise, joue un rôle important. Il faut vraiment un paysage exceptionnel, comme celui du lac Léman qui dut l'enchanter, pour que la romancière ralentisse le rythme toujours rapide de son récit, et tienne à faire partager au lecteur l'émotion qu'ellemême, plus d'ailleurs que les personnages impliqués dans la narration, ressent à la vue du spectacle

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qu'elle a mie sous leurs yeux. Dans l'ensemble, c'est le pittoresque psychologique qui retient son attention, sous quelques cieux qu'elle le rencontre. Si le lieu de ses actions se déplace de la cour à la ville, puis secondairement à la province, c'est donc plutôt un signe de l'évolution générale, du déclin de la vie de cour à partir de la guerre de Hollande, que celui d'une violation consciente et délibérée des usages.
De toutes ces remarques, il ressort que Mme de Villedieu est beaucoup plus une conteuse qu'une romancière. Sa personnalité s'accommode mieux du rôle de meneur de jeu, traditionnellement dévolu au conteur, que des entreprises qui exigent maturation et effacement des coutures. Le regard est vif, la formule heureuse, mais le souffle est court.
Cependant, c'est dans cette oeuvre de transition qu'on verra se mettre en place les mécanismes les plus importants et les plus significatifs des structures dont Mme de Lafayette jouera bientôt avec bonheur. En effet, c'est bien à partir de Mme de Villedieu que s'installe dans le roman français, et pour des siècles, le déterminisme psychologique que Racine, très exactement à la même date, implantait au théâtre. Réservons pour la fin le plus grand mérite, à notre avis, de ces ouvrages : par leurs attaches étroites avec la société du temps, ils forcent à méditer sur les rapports de la littérature et de la civilisation. Rencontrant la galanterie en son âge de royal épanouissement, ils en ont fixé non seulement les grâces pieuses, mais aussi les intuitions délicates, les aspirations fondamentales, et l'image d'élégance morale (28) qui rayonnera pour longtemps sur l'Europe entière. Les romans de Mine de Villedieu aident à définir un moment privilégié de l'histoire du goût, du coeur et de la sensibilité.
(28) Ce que l'auteur des Entretiens sur les romans (l'abbé Jacquin 2)
appellera en 1755 "la délicatesse du siècle", associant "les beaux jours de notre monarchie" aux noms de Mine de Villedieu et de Mine de Lafayette (pp. 28285).

 Cf. Annexe I, p. 20.
 "L'auteur qui m'a fourni ce passé a omis beaucoup de choses (B) et n'a point été exact sur les circonstances du temps; car il veut qu'elle n'ait commencé à prêter l'oreille aux fleurettes qu'après la mort de ses deux maris, mais bien des gens m'ont assuré que cette époque était très mal placée et que la galanterie de cette dame fut infiniment plus petite que jamais au temps dont il parle." Au renvoi B, on peut lire : "Il serait dans l'ordre que je les suppléasse, mais je ne suis point à portée de consulter ceux qui pourraient me le dire... Comme Richelet demeurait à Paris et qu'il n'y menait pas une vie sédentaire, il lui était facile de s'informer du temps que Mlle Desjardins quitta la Province et s'établit dans la Capitale du Royaume; il pouvait apprendre avec la même facilité les habitudes qu'elle y contracta d'abord, les patrons qu'elle s'y fit, quand et par quels livres elle débuta, quelle fut la date de son premier mariage et de son premier veuvage, celle des secondes noces et celle de la mort de son second mari, la suite chronologique de ses romans, le temps de sa mort et plusieurs autres choses de cette nature dont il n'a pas dit un seul mot." (Dictionnaire historique et critique, art. Jardins, éd. 1702.)
 Sur sa légèreté et son inconstance notamment. Mais la notice peut avoir été rédigée par quelqu'un d'autre que Claude Barbin, déjà fort âgé, et pratiquement retiré des affaires. Il vend son fonds le 28 février 1695.
 Lettre à l'abbé de Pure d'un ami toulousain, nommé Jean Maury, du 6 mars 1680 "Vous m'avez écrit la capture de Mlle Desjardins par laquelle je crois que vous entendez Mme de Villedieu. Cette nouvelle n'est confirmée par aucune lettre. Mandezmoi au vrai ce qu'il en est." (B.N. Mss. fds fr. 15209 f° 69.)
 Histoire du théâtre français, P., 1735, t. IX, pp. 127 sq.
 Il compte quarantehuit notices entre 1692 et 1911, toutes pleines d'erreurs, mais ne nomme pas E. Magne. Cf. art. 1912, éd. Fleury, p. VII.
 Femmes galantes du XVIIe'me siècle, Mine de Villedieu, Mercure de France, 1907.
 "Madame de Viledieu inconnue", Revue historique et archéologique du Maine, 1911, pp. 225  236, et 1912, pp. 23 . 50, 113  142, 235  277; ce dernier réédité en un ouvrage unique intitulé : "Madame de Villedieu inconnue; la famille Böesset et ses relations avec le Maine", Mamers, Fleury, 1912.
 Nous remercions Mine E. Magne d'avoir bien voulu nous communiquer des notes inédites et la correspondance de son mari avec le capitaine Derôme.
 Les collections Ravenel et Rochebilière sont muettes, de même que les archives d'Alençon, du Mans, et le fichier des archives de la Seine.
 MarieCatherine et non Hortense. L'erreur vient de Beauchamps (Recherches sur les theatres de France, 1735) et s'est propagée par les ouvrages d'Henri Chatenet et Emile Magne. Mme de Villedieu signe MarieCatherine et est ainsi prénommée dans toutes les pièces d'archives.
 Comte de Souancé, Documents généalogiques d'après les registres d'Alençon, p. 229, art. Jardins.
 La famille est originaire de SaintDenis sous Southon, en Normandie, et possède de nombreuses seigneuries en Maine et en Anjou. C'est un SaintDenis, sieur de Her tré, qui, mettant à la disposition de Henri de Navarre 250 gentilshommes réunis à Alençon, le 7 avril 1596, l'aida à gagner la bataille d'Arques. (Derôme, art. 1912, p. 6.)
 Contrat de mariage de Guillaume Desjardins et de Catherine rrand, Minutier central, fonds XXIX, liasse 404.  La reine Marguerite de Valois s'était éteinte à Paris en 1615. Le duché d'Alençon, sans titulaire depuis la mort de Monsieur, frère cadet de Henri III, lui était revenu.
 L'acte sera signé le 6 août 1650. Cf. Derôme, art. cit., p. 6.
 Derôme, art. cit., p. 6.
 Ibid., p. 5.
 Outre 5.000 livres de biens propres, Catherine reçoit 9.000 livres données par le duc, la duchesse et ses enfants, auxquelles s'ajoutent 12.600 livres provenant de la succession paternelle, des meubles, des vêtements et des bijoux.
 Le contrat est daté du 15 janvier 1637 et le mariage religieux du 17. Cf. B.N. Mss 32587 f° 306.
 Donation du 29 janvier 1637. A.N. Y 177 f° 143 v°.
 Derôme, art. cit., p. 3. Il est qualifié de "noble".
 Projet de partage de Clinchemore du 17 juin 1698 entre "Gilbert de Fleurier, fils de défunt Gilbert de Fleurier et de Dlle Aymée des Jardins, fille aînée de Guillaume des Jardins et de Catherine Ferrand et François Desjardims, sieur de Clinchemore, son frère" (papiers Derôme).
 Cf. Tallemant, t. II, p. 902. Derôme confirme em citant (op. cit., p. 3) les Registres de la Maison du Roi (B.N. Mss. fr. 9474) : "26 mai 1648. Convoi de Voiture, mort avant, demeurant rue SaintThomas du Louvre, apporté de SaintGermain l'Auxerrois et inhumé en SaintEustache." Le propriétaire de la maison était um nomme Paul Théart, sieur des Pommerais, secrétaire d'Etat, né au Mans (Der'ôrne, art. cit., p. 15, n. 1). La cote B.N. indiquée semble erronée.
 Derôme, art. cit., p.4
 Barbin et Richelet, qui le copie partiellement, la font naître à Alençon (cf. annexe ii) parce que c'était en cette ville que son père était "prévôt". Les recherches effectuées sur place sont demeurées sans résultat.
 Lettre du 15 mai 1667. Elle n'a, ditelle, "pour toute science, qu'un peu d'usage du monde et l'expérience de vingtsept années de vie" (Recueil de quelques lettres et relations galantes, p. 72), et une lettre non datée mais de la même année, commence par ces mots : "Je savais bien que j'avais vingtsept ans passés, Madame..." Cf. infra n. 20.
 Souancé, op. cit., p. 229.
 Né à Alençon, le 26 août 1628.
 D'abord entré à dixneuf ans, en 1647, dans la compagnie d'hommes d'armes de Maurice de Savoie, il s'était fait incorporer dans le régiment de la Vieuville, levé en septembre 1651. Adjointe à l'armée de Turenne, cette unité avait notamment participé, durant la Fronde, au combat d'Étampes (1652) et à celui du faubourg Saint-Antoine. Le régiment fut licencié en Champagne à la fin de l'année 1655. (Susane, Histoire de la Cavalerie, t. III, p. 192).
 La requête est déposée au nom de Guillaume et de son épouse. Ils portent plainte, le 22 février 1655 "pour faire poursuivre en justice François Desjardins de SaintVal, leur neveu, qui avait extorqué par violence, indiction et autres pernicieuses voies, à leur fille à présent âgée seulement de quinze ans, un consentement pour céder mariage, nonobstant leur consanguinité, ce qui est une criminelle désobéissance de ladite fille aux intentions et volontés de ses père et mère." (Derôme, op. cit., p. t) D'après ce texte, MarieCatherine serait née en 1640.
 En 1661, au dire de Tallemant; l'historiette se trouve datée par la mention de la récente publication d'Alcidamie, MarieCatherine habite avec sa mère et sa soeur et dispose d'une chambre garnie. Cf. infra, n. 38.
 Jugement du 7 juillet 1655, sentence du Châtelet. Le mari est condamné à restituer la dot de sa femme et "tout ce qu'elle justifiera lui être advenu ou échu tant par succession, donation ou autrement." Il doit également verser une pension alimentaire de deux cents livres par an avant que douaire soit constitué. (A.N. Y 87L8.)
 Somaize a recueilli des bruits concernant 'ce cavalier de profession attaché au service du grand Alexandre (Turenne), troublé en ses amours par une prison dont il ignore la cause et qui a donné lieu à des billets doux, à des plaintes faites sur ce sujet." La clé, à la suite d'une faute de transcription ('la garde d'Alexandre") a vu en lui, de façon erronée, "un mousquetaire du Roi". Somaize, Le Grand dictionnaire des précieuses..., art. Dmamise, reproduit à l'annexe I.  Les "plaintes" en vers paraîtront en 1659 dans le Recueil de Sercy. Cf. p. 107.
 Esther de Fontenay. Guillaume se réconciliera avec son neveu après le mariage de ce dernier. On le voit en effet représenter François de SaintVal dans un acte notarié du 23 mars 1661 à SaintGermain de la Coudre, dans le Perche. François mourra en 1686, laissant deux filles et une veuve (cf. A.N. XI A 5889 f0 209, et Derôme, art. cit., p. 19 et p. 25).
 Il s'agit du passage où Tallemant raconte une visite de Molière à Mile Desjardins. Lorsqu'il entre chez elle, "une femme qui était au lit" l'interpelle et tente de se faire reconnaître de lui, en déclarant que "lorsqu'il était à Narbonne, on ne venait au théâtre que pour (la) voir". Il est impossible que cette "femme" désigne Mlle Desjardins, que Molière connaît depuis plus de cinq ans et dont il est justement en train, à la date où écrit Talleniant, de jouer le Favory. La syntaxe de la phrase s'oppose d'autre part à cette interprétation. Cf. l'avis d'A. Adam, éd. de Tallernent, t. II, p. 1591, et M. Cuénin, Mme de Villedieu (M.C. Desjardins). Mise au point biographique', RADE, N° 5, 1970, pp. 1617.

 Clinchemore, mutilé, est toujours debout, dans un cadre à peine modifié, commune de SaintRémy du Val, autrefois SaintRémy du Plain.
 Dans une lettre de 1667, Mlle Desjardins reconnaîtra qu'elle a dû à l'amour sa vocation poétique (cf. Chap. IV, p. 155).
 Le duc Hercule était mort l'année précédente, en 1654. La duchesse de Montbazon est veuve.
 En 1655, Marie de Rohan a cinquantedeux ans. Elle a pris sous son toit Geoffroy de Laigues, grand Frondeur comme elle, fort pieux, et très lié à PortRoyal, dont les religieuses seront les héritières.
 Ce fut d'abord l'hôtel de Luynes. Il avait été édifié pour le connétable per l'architecte Métezeau, s'inspirant des plans du Louvre de Lescot. C'était l'une des plus belles demeures de Paris, et les jardins, grâce à un don de Louis XIII, s'étendaient jusqu'aux remparts. Il était mitoyen de l'hôtel de Rainbouillet.
 Mlle de Chevreuse, fiancée au prince de Conty, était morte le 16 novembre 1652, à vingtcinq ans.
 Futur personnage, et non des moindres, des Mémoires d'HenrietteSylvia de Molière.
 "Se voyant assez hors d'oeuvre à Paris, elle avait pris le parti de s'en sortir et de s'en aller à Darnpierre" (Mémoires de Retz, éd. Allem. Thomas, Pléiade, p. 672). La duchesse a acheté Dampierre à son époux, par acte du 15 octobre 1655, dressé, devant les notaires Ogier et Gallois, rue SaintThomas du Louvre. Elle doit verser un million de livres, dont 280.000 comptant. Parmi les prêteurs sollicités moyennant constitution de rentes et d'hypothèques, on relève les dames abbesses et religieuses de PortRoyal pour 4000 livres, Simon Arnauld de Pomponne pour 4000 livres et Jean Hamelin pour 6000. (L. Battifol, La Duchesse de Chevreuse, Hachette, 1920, p. 293.)
 Cf. annexe I.
 Mme de Chevreuse médite de marier Anne à Charles de Luynes, et la famille n'a plus à Paris, pour l'instant, de domicile fixe (cf. Battifol, op. cit., p. 290).
 Le mot est de Tallernant, historiette citée.
 En 1660 en tout cas, et peutêtre avant, MarieCatherine vit "sous sa bonne foi", ce qui signifie que, bien que mineure, on lui laisse la liberté, et la responsabilité de ses actes.
 "Quoiqu'elle y (à Paris) soit sous sa bonne foi, elle ne laisse pas de voir toute sorte de gens, et de les recevoir dans une chambre garnie." Cette chambre est bien située rue SaintThomas du Louvre, puisque Sorrmize dit que Dinamise est logée "près du palais de Jupiter", c'estàdire le Louvre, et non l'Arsenal comme l'assure Livet (note du portrait). Les sentences du Châtelet de 1661 et 1662, mettant en cause la famille Desjardins, la ncntrent toujours domiciliée dans la même rue.
 C'est bien ce que déclarent Barbin et Richelet. Cf. annexe I.
 Sans doute Villedieule Chateau, LoiretCher, canton de Montoire.
 Cf. Fétis, Biographie universelle des musiciens, 1860, t. II; J.F. Paillard, La Musique française classique, Que SaisJe, 1967; N. Dufourcq, La Musique française sous les rois Bourbons; "J.B. Boësset, musicien et naître de musique des reines Anne d'Autriche et MarieThérèse", A. & J. Picard, 1962.
 Boësset, la douce violence
Que nous fait ton luth et ta voix,
Si j'en veux parler quelquefois,
M'arreste et m'impose silence.
Tes airs ont un charme puissant
Qui me rend même en y pensant
Muet comme une vaine idole,
Et je suis contraint d'avouer
Que si tu m'ostes la parole,
Boësset, je ne te puis louer."
Gombauld, Œuvres, 1646, p. 262 sur un air de Boësset.

 Au sieur de Boësset, intendant de la Musique de chambre du Roi.
Boësset, la fleur des plus accorts,
Où prenezvous ces beaux accords
Qui nous charment si bien l'oreille
Qu'il nous faut ou ne pas les ouïr
Ou se laisser évanouir
D'aise, d'envie et de merveille ?

Quand Boësset chante vos louanges,
Grand Prince, son concert est tel
Qu'on doute s'il vante un mortel
Ou bien le monarque des Anges.

Lorsque Boësset chante à la Cour
Du Prince, son plus cher amour,
Sa voix tant de beauté explique
Qu'Apollon l’oyant en ce lieu
Ne pense plus être le Dieu
Qui présidait à la musique.
(Jardin des Muses, 1643, p. 274.)

 Cf. Derôme, art. cit., p. 9, reproduisant un codicille du testament d'Antoine Boësset, daté du 20 novembre 1643.
 Rien qu'à Paris, outre leur résidence de la rue du Mail, ils possèdent alors un hôtel spacieux loué au duc de Beaufort.
 Cf. infra, n. 58.
 Cf. Derôme,  HYPERLINK http://art.cit.et art. cit. et généalogie, présente étude, t. III.
 Cette unité fait partie de l'année de Turenne qui se bat contre Condé et les Espagnols à la frontière des Flandres.
 Cf. Derôme, p. 16.
 Cf. Derôme, p. 14.
 Le portrait que MarieCatherine trace de son amant est, ditelle, "son coup d'essai". Il est donc antérieur à celui de Mlle Gaboury, de Daphnis et d'ellemême qu'elle donnera à Ch. de Sercy en 1659 pour son Recueil de Portraits et éloges.
 Il avait pris ce titre, hérité de son père, à l'age de douze ans.
 "Ce n'est ni le jeu ni aucune sorte de débauche qui font ses divertissements. Il n'aime que la chasse, la musique, la peinture, les belles lectures, et les autres semblables occupations. Jamais personne n'a eu une voix plus agréable, plus touchante et mieux conduite et jamais personne n'a rendu le Tuorbe si charmant qu'il fait quand il le touche. La moindre de ses perfections est de danser avec une grâce et une justesse tout à fait merveilleuse. Il réussit parfaitement et glorieusement aux armes. Son adresse est sans pareille dans tous les exercices et l'on peut dire avec vérité qu'il fait toutes choses dans la dernière perfection. Sa valeur, son courage, trouveraient aussi difficilement des semblables que sa générosité et sa constance dans les périls. Son esprit est infiniment agréable, brillant, doux et très bien tourné; sans affectation et sans vouloir paraître savant, il parle judicieusement de toutes choses. Dans un âge à peine sorti des emportements de la grande jeunesse, il possède une prudence achevée et un jugement de cinquante ans." Publié en 1668, à la suite des Lettres et billets galants. Sur l'identification de ce portrait, cf. Introd. de l'édition récente de ce recueil, Société d'Etude du XVIIème siècle, 1975. Voir aussi le portrait de Clidamis dans Anaxandre.
 Cf. Chap. III, p. 1O3_1OL.
 Elle a réputation de cruelle. Cf. Lettre à Patru, datée de mars 1660, annexe III. Cette lettre a été copiée par Conrart (Ars. 518) et a paru dans les pièces nouvelles de l'édition des Oeuvres de 1664.
 A sa majorité qui intervient quelques mois plus tard (avril 1660), il se trouve possesseur d'un capital de quatrevingtquinze milles livres.
 Tallemant se prétend bien renseigné par sa soeur de Ruvigny (c'est l'épouse de Ruvigny, l'homme de confiance de Marguerite de RohanChabot, héros d'Alcidajnie), et par certaine "demoiselle" dûment informée.
 Cf. Derôme, p. l4. Jacques Boësset avait pris le titre de sieur de SaintRomain à la mort de son père. C'est à lui que ce dernier avait d'abord réservé la surintendance de la musique. Mais il la vend à son frère Jean-Baptiste, se tourne assez tardivement, vers le métier des armes, et achète en 1663, à Antoine, la lieutenance au régiment de Picardie. Il mourra à Paris, en décembre 1683, sans postérité, ayant épousé Antoinette Le Febvre.
 En juillet 1662, ils avaient échangé contre une rente de 5.650 livres leur maison de la rue Royale (actuellement de Richelieu), louée au duc de Beaufort pour 4.200 livres il faut croire que les 1.450 livres de différence leur étaient précieuses; neuf jours après, ils revendent une partie de cette rente contre 3.766 livres d'argent comptant.
 AN XI A 5873 f0 393  22 octobre 1661.
 AN XI A 5873 f° 427it28  27 septembre 1661.
 AN XI A 5873 f° 410.
 Cf. Derâme, art. cit. 1912, p. 33.
 AN XI A 5908 f° 23, 28 (Verzé, dépendance de Clincherrore).
 Il y sera fait allusion infra, n. 93.
 Dans le Roman bourgeois, p. 947 (éd. Adam), on voit, dans un cas de ce genre, négocier une transaction de deux milles écus comptant.
 Le prix de la charge a été fixé à 22.750 livres tournois. La veille de passer l'acte, ce même 13 juin, JeanBaptiste Boësset contracte, avec son frère, un emprunt de 3.250 livres pour pouvoir acquitter cette somme. Cf. Derôme, pp. 2627. XX, 320.
 "MarieCatherine Desjardins (...) a affirmé véritable en son âme
qu'elle n'a passé aucun contrat de mariage ni contracté celuici ni célébré en
la Sainte Eglise avec A. de Boësset, écuyer, sieur de Villedieu, dont de quoi le sieur de Villedieu a requis acte, et pour faire pareille affirmation en justice constitue son procureur le porteur des présentes." (Derôme, pp. 2728).
 C'est l'adresse que porte la déclaration que MarieCatherine signe le 13 juin 1663.
 Cf. Tallemant, hist. citée.
 Le départ aura lieu de Toulon, dans la nuit du 1er au 2 juillet.
 Voilà les 'gaillardises" dont parle Tallemant.
 Il se conforme aux prescriptions réglementaires, et notamment à la dernière ordonnance de Louis XIII (1639) qui les rappelle. Pour faire pièce aux enlèvement et mariages clandestins, les curés devaient publier les bans par trois fois, exiger quatre témoins, paroissiens du curé célébrant, et en cas de personnes étrangères à la paroisse, permission du curé des fiancés et de l'évêque de leur diocèse.
 "L'an 1664, le 21e jour du mois de juin, environ une heure aprèsmidi, par devant moi, notaire royal soussigné, est comparu Antoine de Boësset, de la ville de Paris et de la paroisse SaintEustache et demoiselle MarieCatherine Desjardins, de la même ville et paroisse SaintGermain (72), lesquels nous ont dit et recontré qu'ils se sont mutuellement promis se prendre en vrai et loyal mariage, en face de Notre Sainte Mère l'Eglise; et pour ce être fait, se sont présentés à Maître Antoine de Bonpuit, prêtre et vicaire du présent lieu du Puy SainteRéparade, pour les vouloir épouser; auxquels ledit sieur de Boësset l'ayant requis qu'attendu le consentement des parties pouvait les épouser. Sur quoi ledit Maître de Bonpuy, les ayant refusés pour n'avoir nulle permission de son ordinaire, et à cause des formalités qu'ils devaient apporter et à ce fait requises, ledit sieur de Boësset et la demoiselle IDesjardins ont dit et déclaré qu'ensuite du susdit refus se sont à la présence des témoins ciaprès nommes mie et prosternés audevant du grand autel de l'église paroisse de ce dit lieu, et là se sont promis respectivement l'un l'autre de se prendre en légitime mariage, observer et garder les formalités de l'Eglise, à la première réquisition de l'une à lautre des parties et ainsi sont jurés. Et pour foi et vérité de ce que dessus (...) ont requis nous soussigné notaire royal de leur être concédé acte (...) sauf à iceux se pourvoir ainsi qu'il appartiendra pour la confirmation de leur mariage, ainsi qu'ils aviseront." Cf. Deréme, p. 51.
 Le vicaire de Puy SainteRéparade, celui de Permes et le clerc de Maître Rousset. Cette pièce, malgré nos efforts, n'a pu encore être retrouvée, mais le capitaine Derôme l'a tenue en main.
 Il était intendant des gabelles pour le Dauphiné et la Provence, et résidait à Grenoble.
 "Je vous envoie les livres que vous m'avez demandés pour dissiper le chagrin de votre solitude. Mais souvenezvous, Mademoiselle, que sachant écrire avec tant de justesse, vous ne devez pas employer tout votre temps à lire. N'alléguez point pour votre excuse que Cavaillon semble une demeure tranquille où pourtant l'inquiétude ne laisse pas de se glisser, et que ceux qui combattent en Barbarie vous causent un souci capable de troubler votre solitude. Nous n'ignorons pas, Mademoiselle, que vous avez un amant à Gigery et que vous devez craindre tous les coups de mousquet qu'on y tire." Nouvelles oeuvres, 1712, 2ème partie, p. 40.
 Sans parler du naufrage, en vue de la côte, de l'un des vaisseaux du convoi.
 Nul doute qu'il ne se soit conduit vaillamment, mais ce n'est pas lui qu'exalte La Gazette (1664, p. 1121) : il s'agit d'un Poitevin, Gilliers de la Villedieu, également capitaine au régiment de Picardie (Derôme, p. 1, n. 2, et p. 47).
 "En considération des services que Jean Boésset, seigneur de Dehaut au pays du Maine lui avait rendus depuis longtemps, tant dans sa charge de surintendant de sa musique et de celle de la reine que dans les années où il avait servi en qualité de volontaire et où il avait donné en plusieurs rencontres des marques de sa valeur, et aussi en considération des services qu'il avait reçus de feu Antoine Boësset son père, de son aïeul, et même de Pierre de Guesdron, son aïeul maternel, S.M. l'anoblit lui et sa postérité mâle et femelle..." etc. (avril 1664).
 Après la mort de sa première épouse, JeanBaptiste a épousé Marguerite Loret dont il a déjà eu ClaudeJeanBaptiste, baptisé à SaintGermain le 3 août 1663. C'est lui qui succédera à son père dans sa charge, mais il s'en démettra en 1695 en faveur de MichelRichard Delalande. Louis, filleul royal, ne vivra pas.
 Cf. Derôme, p. 49.
 Richelet, Dictionnaire, art. "Chanson" : "Nos meilleures chansons sont celles des Boësset". Et Furetière, Roman bourgeois (éd. Adam, Gallirard, p. 9714) : "... Lambert, Le Camus, Boësset, et tous les autres musiciens en renom". Dix pièces du Recueil des plus beaux vers mis en chant sont signés Boësset le fils, et onze du Recueil Balard.
 Cf. Chap. III, p. 114.
 Tallemant, t. II, p. 908.
 Le 13 avril 1665, G. Desjardins reconnaissait devoir à sa femme près de trente milles livres, plus les intérêts de cette somme depuis 1665. Il lui cédait sa terre de Clinchemore pour douze milles livres, celle de Verzé pour quatre mille cinq cents livres et le bordage de la Diguette pour mille six cent soixante livres. Il lui abandonne même ses meubles et ses deux chevaux pour mille quatre cents livres
 Sans doute le Culdesac de l'Orangerie.
 Cf. Introduction et texte des Lettres et billets galants, pp. 1920.
 En 1665, le 31 octobre, Picardie est en manoeuvres à Joué sous Bois (Revue historique de l'Orne, t. XIV, p. 213) et en 1666 au camp de Breteuil (15 janvier), au camp de Mondy (5 et 11 mars), à Vincennes (26 août); cf. Derôme, p. 51.
 Elle meurt le 8 novembre 1666, dans un nouveau domicile, rue Montmartre. En 1651, elle avait partagé ses biens entre ses trois fils. Ceuxci refusèrent sa succession, comme devant être plus onéreuse que profitable. Cf. Derême, p. 30. Il est vrai qu'elle avait souscrit une donation à ses trois fils, en échange d'une pension dont seul JeanBaptiste s'acquittait, réglant la part de ses deux frères.
 Elle représente son père (procuration du 24 août; ce dernier y est qualifié de "gentilhomme ordinaire de la Grande Fauconnerie du Roi") à Chinon où elle se déclare "dame MarieCatherine Desjardins, épouse d'Antoine de Boësset, écuyer, sieur de Villedieu, capitaine du régiment de Picardie." (28 août 1666.) Cf. Derâme, p. 50, et Recherches de la noblesse dans la Généralité de Tours, Mamers, Fleury, 1895, p. 426.
 "Je crois qu'enfin j e puis bien vous promettre de ne point mourir après cette dure séparation à laquelle je ne pouvais me résoudre. Il m'est indifférent qu'elle se fasse ou par un départ ou par un mariage... Sans doute vous avez cru que je ne serais pas touchée de ne perdre que l'amant d'une autre, qu'un ingrat, qu'un fourbe, qu'un infidèle. Mais vous êtes bien trompé vous avez cru me donner un remède et vous m'avez donné du poison. Rien ne me pouvait faire vivre sans vous voir que les assurances de votre amitié. Que n'auraisje point fait pour me conserver si j'eusse cru vous être chère..." (Billet LXXXV).
 "Le 5 février 1667, furent présents de leurs personnes Antoine de Boësset, écuyer, sieur de Villedieu, capitaine au régiment de Picardie, demeurant rue N.D. des Victoires, paroisse SaintEustache d'une part, et damoiselle MarieCatherine Des Jardins, fille majeure et jouissante de ses biens et droits demeurant au CuldeSac des Thuileries, paroisse SaintJoseph d'autre part, lesquels se sont volontairement et respectivement désistés et départis de toutes les promesses de mariage qu'ils se sont mutuellement faites tant sous seing privé que par devant notaire, spécialement de celle passée le 21 juin 1664 par devant Rousset, notaire tabellion du Puy SainteRéparade près Aix en Provence, consentent respectivement qu'elles soient nulles et sans effet comme non faites ni advenues, ensemble les sanctions de conditions et d'écrits qui sont insérées en conséquence desdites promesses, et que chacun d'eux se puisse pourvoir par mariage ou autrement, ainsi que bon leur semblera, après avoir affiné n'avoir passé outre audit mariage... Ce fut fait et passé à Paris, en la maison de ladite demoiselle, l'an 1667 le 5 février et ont signé."
 De ce mariage il ne demeure qu'une trace indirecte le contrat que Jeanne Robin passe, pour une troisième union, le 13 février 1668 (A.N. Y 214 f° 89). Elle s'y déclare veuve en premières noces de Claude Gaultier, avocat, et en secondes de "feu le sieur de Villedieu, capitaine au régirent de Picardie." On ne peut confondre dans ce cas avec FrançoisCharles Gillier, comte de la Villedieu, qui appartint au régiment du Dauphin dès le 15 février 1667, et vivait encore le 15 février 1680, date à laquelle il épousa Louise de la Chesnaye (BeauchetFilleau, Dictionnaire de la noblesse du Poitou, t. IV). Le fait que ce contrat stipule qu'une partie de la dot de la future épouse est à prélever sur la succession de Claude Gaultier, qui n'est pas encore réglée, laisse supposer que le second mariage, avec Villedieu, était relativement récent. La dot de Jeanne Robin se monte à onze mille cent livres "à prendre sur les biens de la succession dudit Gaultier et les arrérages du douaire coutumier qu'elle a droit de prendre sur les biens du sieur de Villedieu, soit trois milles livres." La nouvelle mariée ne semble pas un très beau parti sa dot est toute virtuelle. Ne seraitce pas précisément parce que son second époux a disposé de son bien ? Sa succession, obérée de lourdes lettres, sera refusée par sa famille (cf. Derôme, op. cit., p. 68). Le 13 février 1668, elle était encore pendante. Mais le capitaine, épouseur à toutes mains, semble bien s'être encore engagé ailleurs. Le 15 juillet 1667, il signe une procuration (Min. centr. VII, 12) à Marguerite Dufaix, fille d'Olivier Dufaix, secrétaire du roi, contrôleur de la Grande Chancellerie, et la présente carme son épouse. On ne sait rien d'autre à ce sujet.
 Il se fait verser le 16 mai par JeanBaptiste un reliquat d'argent provenant de la succession paternelle, mille cent soixante livres (Derôme, p. 66). En 1650, il avait eu besoin de neuf cent quarantequatre livres "pour se mettre en équipage" d'enseigne, et en 1656 de mille neuf cents livres "pour se mettre en équipage de lieutenant". Il faut maintenant à A. de Villedieu, qui va servir sous les ordres directs du roi, une sorrune bien supérieure, sans parler du renchérissement du coût de la vie après la Fronde.
 Des manoeuvres sont en cours, notamment à Houilles, près de la Seine (20 avril 1667). Derôme, p. 66, d'après les archives du ministère de la guerre.
 Le 14 mai, lors d'une séance solennelle du Parlement.
 Les lettres qu'elle expédie en France y font expressément allusion, et particulièrement celles qu'elle adresse de La Haye, le 15 mai 1667 (Recueil de quelques lettres et relations galantes, p. 78).
 Cf. Chap. II, pp. 9798.
 Elle demeure aux PaysBas une quarantaine de jours, puis s'embarque à Anvers pour la Hollande le 10 mai.
 Lettre I. Hugues de Lionne voudrait savoir qui se cache sous cette appellation. Dans sa réponse adressée à mme de Lionne, Mlle Desjardins prie sa correspondante de rassurer "M. le M(inistre)" : cet homme a "cinquante cinq ans"; "c'est M. Zulchem (sic)", que vous avez vu autrefois chez M. D(u) B(uisson)". (Lettre du 18 juin) Cet "Alexandre de son idée" (allusion aux Visionnaires de Desmarets) est en fait âgé, à cette date, de 71 ans, mais, dit l'épistolière, "il fait des vers comme s'il n'en avait que vintdeux." Auteur de poésies latines et de pièces de théâtre, Constantin Huygens était l'ami de Chapelain et de Conrart
 Ibid., lettre XI.
 Elle dut partir en mars, car la première lettre qu'elle écrit est datée du 1er avril.
 Réponse de Christian Huygens à Lodewick, du 20 mai 1667 : "Je n'ai encore rien à vous dire touchant ce que vous me demandez de Mme de Villedieu, mais je m'informerai." Oeuvres de Christian fluygens, t. VI, p. 130, La Haye, 1888. Quelques mais plus tard, Constantin craint fort d'avoir eu affaire à une aventurière et cherche sans façon à se faire rembourser. Christian n'est pas charmé de la démarche : "Le signor Padre (écritil à son frère le S juillet 1669), m'envoie ici redemander dix pistoles qu'il a prêtées à la Des Jardins lorsqu'elle était à La Haye."
 Lettres des 15 mai, 25 mai, 7 juin et 12 juin. Les Liégeois recueilleront pourtant la palme de la discourtoisie : "C'est à peu près le séjour des Cyclopes, écritelle à l'un de ses correspondants français,et pour la couleur des maisons et pour les moeurs des peuples qui l'habitent." (Lettre XII).
 Capitulation dc. Tournai, le 25 juin.
 Cf. Chap. IV, p. 156.
 Ibid., p. 120, de Liège.
 Ibid., p. 162, de Spa, le 1er août.