SAGOT-DUVAUROUX Pour La Gratuite - Réseau Recherche-action
... presque chaque fois au sujet de ces supercheries prises pour du bon pain. ......
le relatif confort mental qu'on trouve à se satisfaire de la normalité, la gratuité ....
en procès pour savoir qui bénéficiera le plus des profits escomptés sur les tests,
...
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Pour la gratuité
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Montréal : LÉclat, 2006, 216 pages (Premier Secours).
ISBN : 2-84162-121-9
Publication électronique : HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html" http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html
Sommaire
TOC \o "1-3" \h \z \u HYPERLINK \l "_Toc243425951" Rêves en crise (en guise de préface) PAGEREF _Toc243425951 \h 4
HYPERLINK \l "_Toc243425952" 1. Crise du langage PAGEREF _Toc243425952 \h 4
HYPERLINK \l "_Toc243425953" Le livre est une marchandise, mais le texte ? PAGEREF _Toc243425953 \h 4
HYPERLINK \l "_Toc243425954" Livre, lyber et droits dauteur PAGEREF _Toc243425954 \h 5
HYPERLINK \l "_Toc243425955" Modification anthropologique du rapport à la vérité PAGEREF _Toc243425955 \h 5
HYPERLINK \l "_Toc243425956" 20 % de produit gratuit en plus PAGEREF _Toc243425956 \h 7
HYPERLINK \l "_Toc243425957" Lécole laïque, obligatoire et coûteuse PAGEREF _Toc243425957 \h 8
HYPERLINK \l "_Toc243425958" 2. crise de lespace commun PAGEREF _Toc243425958 \h 10
HYPERLINK \l "_Toc243425959" Sécurité sociale du logement PAGEREF _Toc243425959 \h 10
HYPERLINK \l "_Toc243425960" Des services de moins en moins publics PAGEREF _Toc243425960 \h 13
HYPERLINK \l "_Toc243425961" Larticle 50 PAGEREF _Toc243425961 \h 14
HYPERLINK \l "_Toc243425962" Décors urbains PAGEREF _Toc243425962 \h 15
HYPERLINK \l "_Toc243425963" Espace public ou parties communes dune co-propriété PAGEREF _Toc243425963 \h 16
HYPERLINK \l "_Toc243425964" Droits à polluer PAGEREF _Toc243425964 \h 17
HYPERLINK \l "_Toc243425965" Assurance maladie planétaire PAGEREF _Toc243425965 \h 19
HYPERLINK \l "_Toc243425966" 3. crise de léchange PAGEREF _Toc243425966 \h 20
HYPERLINK \l "_Toc243425967" «Cest à moi !» PAGEREF _Toc243425967 \h 20
HYPERLINK \l "_Toc243425968" La propriété intellectuelle en question PAGEREF _Toc243425968 \h 21
HYPERLINK \l "_Toc243425969" Le paléontologue et Barbara Cartland PAGEREF _Toc243425969 \h 22
HYPERLINK \l "_Toc243425970" Épuisement de luvre-marchandise PAGEREF _Toc243425970 \h 24
HYPERLINK \l "_Toc243425971" 4. Crise du temps humain PAGEREF _Toc243425971 \h 24
HYPERLINK \l "_Toc243425972" Le travail de lesclave est gratuit PAGEREF _Toc243425972 \h 25
HYPERLINK \l "_Toc243425973" Féminisme et salariat PAGEREF _Toc243425973 \h 26
HYPERLINK \l "_Toc243425974" Virtualisation du temps humain PAGEREF _Toc243425974 \h 26
HYPERLINK \l "_Toc243425975" Lourdeurs, lenteurs et singularités PAGEREF _Toc243425975 \h 27
HYPERLINK \l "_Toc243425976" La poésie nest pas une marchandise PAGEREF _Toc243425976 \h 28
HYPERLINK \l "_Toc243425977" Pour la gratuité (1995) PAGEREF _Toc243425977 \h 30
HYPERLINK \l "_Toc243425978" Avertissement PAGEREF _Toc243425978 \h 30
HYPERLINK \l "_Toc243425979" 1. Une frontière à lempire-marchand PAGEREF _Toc243425979 \h 31
HYPERLINK \l "_Toc243425980" Tout nest pas à vendre PAGEREF _Toc243425980 \h 31
HYPERLINK \l "_Toc243425981" Une vraie transformation sans messianisme politique PAGEREF _Toc243425981 \h 32
HYPERLINK \l "_Toc243425982" Une vraie transformation sans lassujettissement des consciences PAGEREF _Toc243425982 \h 35
HYPERLINK \l "_Toc243425983" Consensus «durs» PAGEREF _Toc243425983 \h 38
HYPERLINK \l "_Toc243425984" 2. Le continent des gratuités PAGEREF _Toc243425984 \h 39
HYPERLINK \l "_Toc243425985" Bains de mer, idées et sentiments PAGEREF _Toc243425985 \h 39
HYPERLINK \l "_Toc243425986" Des gratuités socialement organisées PAGEREF _Toc243425986 \h 41
HYPERLINK \l "_Toc243425987" Quelle cotisation pour quelles gratuités? PAGEREF _Toc243425987 \h 43
HYPERLINK \l "_Toc243425988" Liberté, égalité, responsabilité PAGEREF _Toc243425988 \h 45
HYPERLINK \l "_Toc243425989" Temps libre, temps gratuit PAGEREF _Toc243425989 \h 47
HYPERLINK \l "_Toc243425990" 3. Nouveaux espaces PAGEREF _Toc243425990 \h 50
HYPERLINK \l "_Toc243425991" Ça va bien, ça va mal PAGEREF _Toc243425991 \h 50
HYPERLINK \l "_Toc243425992" Protéger les gratuités menacées PAGEREF _Toc243425992 \h 52
HYPERLINK \l "_Toc243425993" Chômage et pauvreté PAGEREF _Toc243425993 \h 53
HYPERLINK \l "_Toc243425994" Engager le combat pour conquérir à la gratuité des positions nouvelles PAGEREF _Toc243425994 \h 54
HYPERLINK \l "_Toc243425995" Lhypothèse du logement PAGEREF _Toc243425995 \h 56
HYPERLINK \l "_Toc243425996" Vrais choix et affaires courantes PAGEREF _Toc243425996 \h 58
HYPERLINK \l "_Toc243425997" 4. Des valeurs à chérir PAGEREF _Toc243425997 \h 60
HYPERLINK \l "_Toc243425998" Singularité PAGEREF _Toc243425998 \h 60
HYPERLINK \l "_Toc243425999" Unité PAGEREF _Toc243425999 \h 61
HYPERLINK \l "_Toc243426000" Autonomie PAGEREF _Toc243426000 \h 64
HYPERLINK \l "_Toc243426001" Don PAGEREF _Toc243426001 \h 66
Par tradition, la «culture de la gratuité» est associée à lenvers du marché, à un mode alternatif de penser les échanges, à des démarches démancipation sociale, au don. Mais elle subit aujourdhui de puissants effets de brouillage. Le développement dInternet entremêle inextricablement vraies et fausses gratuités. Les stratégies marketing annexent sans complexe lattrait du mot «gratuit». Les télévisions ou les journaux «gratuits» sont le cheval de Troie du tout-marchand publicitaire, alors que de grandes gratuités sociales comme lécole publique ou lassurance maladie subissent une crise grave et que la mécanique du profit semble occuper tout lhorizon. Quels enjeux de civilisation couvent sous cette question? À quel prix peut-on encore dire avec Bruce Sterling: «Gratuit comme lair, leau... gratuit comme la connaissance»? Jean-Louis Sagot-Duvauroux tente de répondre à ces questions et propose une éthique de la gratuité.
Rêves en crise (en guise de préface - 2006)
«Jai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité.»
Renaud Donnedieu de Vabres
1. Crise du langage
Cité Paradis, Paris XIe, début des années 1990. Nous sommes attablés dans lespèce de bocal vitré que des amis graphistes ont aménagé dans leurs bureaux pour leur servir de salle à causer. Nous: un petit groupe de personnes que jimagine sensibles à la perspective dune réflexion sur la gratuité. Je leur soumets mes idées. Nous les triturons ensemble. Mais le débat sengage très vite sur la façon de les faire partager. Un livre gratuit? Lutopie séduit. Elle est remuée dans tous les sens. Finalement non. Un livre gratuit, cest trop cher. Très classiquement, jécris mon texte. En réalité, je le tape sur un ordinateur, un Mac Plus, objet désormais paléonto-logique, mais alors vécu comme miraculeux. Puis je remets la disquette à léditeur Desclée de Brouwer qui veut le publier. Je peux enfin dire, me faisant comprendre de bout en bout: «Jai écrit un livre.»
«Jai écrit un livre.» Lénoncé semble limpide. Il ne lest pas. Il concentre en une trop rapide expression écrire un livre trois processus tout à fait hétérogènes. Dabord la production dun texte, travail de lesprit dont lécrit nest pas la forme obligée, qui peut aussi seffectuer par oral, qui pour une part préexiste dans le secret de la pensée. Ensuite lécriture. Elle fait bifurquer le texte vers un de ses modes de communication et le conforme peu ou prou à ce qui sera reconnu comme du style écrit. Enfin, le texte qui sest incarné sous la forme dun écrit pourra être édité dans un livre, opération industrielle et commerciale qui louvre à la circulation marchande et à la rencontre des lecteurs.
Le livre est une marchandise, mais le texte ?
Dans le texte saisi sur mon Mac Plus et véhiculé par les éditions Desclée de Brouwer, jinterrogeais déjà la notion très discutable de «propriété intellectuelle», ainsi que les stratagèmes brevets scientifiques, copyright, droits dauteur
qui permettent détablir des péages daccès aux biens placés sous ce régime. Jécrivais alors: «Un livre est une marchandise, mais le texte lui-même en est-il une? Sa qualité ninflue pas sur le prix et à la caisse du libraire, Sulitzer vaut Duras.» Souvenez-vous de ces temps lointains. Le texte reste ligoté à la marchandise imprimée grâce à laquelle depuis Gutenberg, on sait le faire passer de mains en mains. Londe Internet est déjà lancée, mais elle ne sest pas encore répandue. Onze ans plus tard, elle est devenue tsunami. Désormais, pour un coût marginal, le texte se déverse sans délai sur la planète entière. Grosse suée chez les garde-barrière de la propriété intellectuelle. Inquiétude aussi chez les écriveurs de textes écrits qui voient seffriter, sans solution de rechange en vue, une de leurs sources de revenus.
Dans lécrasante majorité des cas, publier un essai ne permet pas de réunir des droits dauteurs correspondant au temps passé pour lécrire. La plupart des essayistes gagnent donc leur vie grâce à des emplois qui convergent avec leur activité décrivain: enseignants, journalistes, chercheurs
Ce nest pas mon cas. Je ne suis pas salarié. Les droits dauteurs plus quelques interventions publiques rémunérées sont le seul revenu direct lié à mon travail de réflexion pour un montant sans rapport avec le temps que jy consacre. Il faut néanmoins remplir la marmite. Je vends une autre part de mes journées sous la forme de ces tâches quon nomme souvent alimentaires.
Quand mon essai Pour la gratuité fut épuisé, ce fut donc sans gros manque à gagner, mais avec une solide jouissance intellectuelle, que jen mis le texte à libre disposition sur la toile. Par un phénomène de contamination propre à ce média prolifique, plusieurs dizaines de sites diffusent aujourdhui ce texte ou bien y renvoient. Je ne sais pas si jy ai perdu de largent. Ce nest pas clair, car des travaux rémunérés me sont indirectement venus par cette voie. Mais je suis en tout cas certain dy avoir gagné ce pourquoi tout écrivain ou penseur prétend écrire: la mise au pot commun des idées et des phrases.
Livre, lyber et droits dauteur
Et voici quaujourdhui, usant des possibilités nouvelles offertes par Internet, les Éditions de léclat me proposent de jouer sur les deux registres: gratuité du texte, circulation marchande de lobjet livre. Il y a quelques années, cet éditeur invente un attelage éditorial inédit: la diffusion sur le net dun lyber, texte gratuitement mis à disposition des internautes ; lédition et la mise en vente dun livre portant ce texte. Un livre, un vrai livre de papier vendu dans de vraies librairies, me rapportant de vrais droits dauteur. Un texte gratuitement accessible, téléchargeable à volonté, librement ouvert à cette sorte déchange dont le bénéfice pourtant bien réel est néanmoins sans prix. Un texte vivant sa vie sans péage, plus un livre comme on laime, ciboire de la connaissance et de lémotion dans le tabernacle douillet dune étagère, précieuse custode grâce à laquelle nous pouvons offrir le viatique dun texte aimé à ceux quon aime. Le livre était le support du texte, mais aussi lenclos marchand permettant den monnayer laccès. Le texte sest libéré des postes frontières quimpose dhabitude la protection de la propriété intellectuelle. La liberté donnée au texte affranchit le livre de ses fonctions de police. Le jumelage dInternet et de limprimerie remet la marchandise à sa place. Subalterne. On disait jadis: «Bon esclave et mauvais maître.»
En plus, léditeur me dit quil vend davantage!
Il faut observer de près le découplage ainsi opéré. Imaginé sur la frontière mouvante du payant et du gratuit, il nous rappelle que nous savons vivre dans la contradiction, que nous pouvons sans dommage faire cohabiter dans nos têtes et dans nos existences les sphères du gratuit et du payant, que les frottements qui grincent à la frontière de ces deux univers antagoniques peuvent aussi les électriser lun et lautre, multiplier leur rayonnement. Sans perdre le bénéfice de son intéressement à la commercialisation des dérivés marchands de son uvre (son uvre qui est un texte et non un livre), un auteur peut néanmoins la préserver des obscènes contorsions auxquelles la condamnent les intégristes de la propriété intellectuelle. Dans le désordre produit par ce télescopage, il y a des remises en questions qui changent lavenir
Dun point de vue quantitatif, linnovation des Éditions de léclat est marginale, minuscule. Mais elle participe à ces expérimentations diffuses et multiformes qui semploient à fausser le mécanisme de la broyeuse marchande. Cest vraiment une bonne nouvelle, car parmi les biens communs daccès gratuits, et peut-être au sommet de tous, il y a le langage. Le langage établit entre nous un espace commun où nous parvenons à nous entendre, à nous comprendre, à débrouiller nos relations, à transmettre notre humanité, à la construire ensemble. Lacte posé par les Éditions de léclat en distinguant le livre du lyber, lobjet industriel du texte quil porte est très simplement, très normalement accordée à cette fonction essentielle du langage. Mais cest dans un temps où la vérité des mots et des formes prend à elle seule force de subversion.
Modification anthropologique du rapport à la vérité
Les processus dinnovation culturelle création artistique et littéraire, recherche scientifique, pensée théorique, inventions sociales sont désormais placés sous la prépondérance du capitalisme financier. Cest un bouleversement historique qui opère subrepticement une sorte de privatisation du langage avec pour conséquence envisageable un désastre anthropologique.
Fruit dune élaboration collective qui sest effectuée au cours de centaines de milliers dannées, le langage est loxygène de lhominisation. Dans la période moderne et dans la sphère occidentale, son élargissement à travers linnovation culturelle sest longtemps effectué dans un rapport dialectique entre pouvoir politique et liberté des créateurs. Cette contradiction active était représentée sous la figure dun affrontement entre deux vérités. Au nom de la raison physique, Galilée prétend que la Terre tourne autour du soleil. LInquisition affirme le contraire au nom du livre saint. Molière pense que lhypocrisie religieuse est une menace pour les individus et il écrit Tartuffe. Le pouvoir royal pense que le respect des dévots est une garantie pour lordre public et il interdit Tartuffe. Happés par lurgence de mettre en lumière la vérité des comportements, Manet ou Nabokov représentent des scènes jugées scandaleuses par lordre moral et se heurtent à ceux qui voient dans cette représentation une insulte à léternelle vérité. Aux toutes premières lueurs de la Renaissance italienne, les peintres Giotto ou Masaccio placent les sujets de leurs images dans une perspective optique. Le corps humain en est la mesure et le centre. La vision théocentrique de la peinture byzantine est effacée par lil humaniste. Ce qui caractérise cette évolution des savoirs, des formes et des mots est un débat dans lequel se confrontent deux systèmes de vérité essayant lun et lautre de convaincre de leur fiabilité.
Pour maintenir un ordre qui le sert, le pouvoir a dautres tours dans son sac. Certes, il use dargumentation. Mais il sait aussi la puissance du pur mensonge et de la manipulation des âmes. Dans La Guerre du Péloponnèse, ouvrage écrit par Thucydide au cinquième siècle avant Jésus-Christ, on peut lire un long développement qui mériterait dêtre cité tout entier. Lhistorien y commente la vie politique de la période en des termes dune permanence désespérante: «En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots /
/ En paroles ils navaient pour but suprême que lintérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour obtenir la suprématie.» Changer le sens des mots à son profit privé. Tirer à soi la couverture du langage, cet espace commun, cet atlas des points de repère qui nous conduisent à nous réunir en humanité. Cependant, la manigance reste décelable. Lacte mauvais est faussement prétendu bon. Le débat nest plus entre la vérité et lerreur, mais entre le mensonge et la vérité. Cest plus difficile à gérer. Cependant, pour que son stratagème réussisse, le pouvoir doit parvenir à convaincre quil dit vrai. La vérité, même travestie, reste la référence.
Nous assistons à leffondrement de ce paradigme. Ayant fait de linnovation culturelle une marchandise comme une autre, les énormes concentrations capitalistes qui désormais la cornaquent évaluent ce produit comme elles évaluent les autres, à laune de leur critère unique: la capacité à générer un taux de profit suffisant pour se financer sur le marché des capitaux. Le débat nest plus dans laffrontement de la vérité contre lerreur ou le mensonge. Lusage du langage, sa fiabilité, a cessé dindiquer la route. Non plus «de quoi ça me parle», mais «quest-ce que ça me rapporte». La friction entre la vérité conservatrice de lordre établi et les explorations de linnovation créative sefface devant un critère totalement nouveau, totalement hétérogène à la question du langage: laugmentation du taux de profit.
Or le langage, la création artistique, linnovation scientifique ou la pensée théorique ne sont pas des lave-linge. Le lave-linge sert à la fois à valoriser le capital de la firme qui le produit et à laver le linge de celui qui lachète. Mais ses capacités lavatoires, sa fiabilité mécanique ne sont en rien mises en cause par sa forme marchandise. Le langage, si! Son usage, ses fonctions centrales de communication seffondrent quand on leur applique ce traitement. Le langage, il faut quon puisse y croire, ou même sen méfier utilement, dabord se laisser prendre, puis deviner quil ment. Il faut quil entretienne un rapport déchiffrable à la vérité. Je dois pouvoir porter sur le message quon me délivre un jugement qui le mette en rapport avec la vérité: ce que tu mas dit est sincère, menteur, vrai, erroné, rusé, approximatif, irrationnel, limpide, naïf, etc. Si le problème est ailleurs, si le rapport avec la vérité nest plus la clef, si la fiabilité du langage devient aléatoire, si elle tombe au hasard, quand par hasard la recherche du profit croise un message véridique, alors le langage seffondre. De cet effondrement, Patrick Le Lay, PDG de TF1, a donné une description si saisissante et si brutale quon ne se lasse pas de le citer. Lhomme daffaires écrit: «Dans une perspective business, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, cest daider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...). Or pour quun message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: cest-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, cest du temps de cerveau humain disponible (...).» Ce qui est dit là, le téléspectateur le sait confusément. Le sachant, il ladmet. Il admet confusément quen regardant le journal télévisé, une émission de télé-réalité, un débat politique ou un documentaire, il se livre en proie consentante à un deal dont il est le pigeon. Ça ne le grandit pas. Ça aussi, il le sait, il le sent. Mais lhumiliation au cas par cas des pigeonnés nest pas le principal dégât. Si la parole de TF1 na pas pour critère décisif, pour dernier ressort sa fiabilité, sa vérité, mais sa capacité à proposer aux annonceurs du «temps de cerveau disponible», cest lusage même du langage qui seffondre. Seules subsistent ses fonctions de séduction, de manipulation, ses fonctions de spectacle. Tu me parles, et tu me parles joliment. Je peux y trouver du plaisir, mais je ne peux plus te faire confiance, plus me faire confiance. Je nai plus de repères pour savoir quand tu dis vrai et quand tu mens. Cest au hasard, sans importance. La société, traversée par un trouble dévastateur, se chuchote, amère et vaincue: on ne peut plus croire en rien.
Observons que le traitement opéré par la télévision sur le langage selon Patrick Le Lay se développe en deux temps. Dabord, le glissement global du critère endogène de la vérité au critère exogène du profit. Quelles quelles soient, les émissions produites sous ce régime entretiennent un rapport aléatoire à la vérité, parce que leur objectif nest ni la vérité, ni même le mensonge, mais leur capacité à générer un taux de profit suffisant. Ce processus formate tout message produit par une télévision publicitaire. Il modèle, également, à un degré plus ou moins élevé, tout entreprise culturelle soumise au critère capitaliste.
Dans le cas des supports publicitaires sajoute un second processus qui redouble le premier. La parole de TF1 est défiabilisée par son objectif même de production, qui nest pas de parler, mais de faire monter laction de lentreprise. Elle ne doit pas pour autant cesser dêtre influente. Ce nest pas évident, parce que pour être influencé par le propagandiste, il faut dune certaine manière accorder du crédit à sa propagande, éprouver en quoi elle rencontre son expérience, trouver en soi de quoi la croire vraie. Comment le faire quand le critère de la vérité sest dissous? Ce qui sopère dans le nouveau paradigme, cest une mise sous influence qui ne fonctionne pas au bourrage de crâne, mais au contraire par la vidange des cerveaux. Vider le temps de nos cerveaux pour le rendre disponible, lenvahir dun désir sans objet parce que dépossédé des mots. Cette influence sans contenu produit des effets eux-mêmes sans contenu, généraux, statistiques, randomisés: il y a toujours statistiquement une certaine proportion du «temps de cerveau humain», du temps de notre cerveau, que ces émissions auront mis en état de disponibilité pour ce qui doit suivre.
Ce qui suit, cest-à-dire la plage publicitaire, redouble le premier moment. Le message publicitaire se présente sans fard. Il soffre le luxe de venir à nous surligné par le mot publicité qui le précède presque toujours. Il nous dit sans complexe, avec le sourire et dans un clin dil suggestif: je suis le nouveau maître des mots et des désirs, laisse-toi caresser! Seuls le cynisme et la dérision entretenus par laffaissement plus global du critère de la vérité devant celui du taux de profit nous permettent de supporter cet abaissement. Notre cerveau vidé semplit de boniments. On ne nous demande même pas de les croire. Il suffit que nous en souriions. Les statistiques soccupent du reste.
20 % de produit gratuit en plus
Symptôme paradoxal de cette vénéneuse tambouille: la notion même de gratuité se trouve engluée dans la mélasse. Tandis que lart, les idées et les connaissances sont âprement rabattus par le marché vers les enclos à péage où ils deviennent enrôlables pour la valorisation du capital, regarder TF1, cest déclaré «gratuit».
Lire un quotidien gratuit, cest gratuit. Caresser des yeux les fesses impeccables des belles publiciteuses qui scandent nos promenades sur lespace public, cest gratuit. Traverser un hypermarché et y remplir son caddie, cest faire moisson de produits gratuits en plus. Jai récemment été contacté par un cabinet de consultants engagé pour étudier la disponibilité des peuples européens à la consommation de quotidiens gratuits. Dévidence, on attendait de moi, repéré sur Internet comme «spécialiste de la gratuité», que je contribue tout naturellement à la croisade publicitaire et que je mengage contre le combat darrière-garde des journaux payants. Quand un journaliste mappelle pour minterroger sur la gratuité, cest désormais presque chaque fois au sujet de ces supercheries prises pour du bon pain. Une décennie après la parution de mon texte, qui lévoquait déjà, le marché capitaliste est en train de réussir son OPA paradoxale sur les mots «gratuit» et «gratuité». Ce nest pas le moindre symptôme de leffondrement du sens provoqué par la privatisation du langage.
Dans une pièce écrite en 2005 avec Alioune Ifra Ndiaye et créée par la compagnie bamakoise BlonBa, le personnage principal, une directrice dassociation énergique et décidée, prépare un dîner pour séduire un important financeur. À son mari qui sinquiète des frais engagés, elle répond: «Quand tu jettes ta ligne dans le marigot, le poisson que tu veux prendre, tu ne lui demandes pas de financer lasticot.» Elle a raison. Lasticot est généralement gratuit pour les tanches. Les émissions enfantines du mercredi matin, les journaux gratuits, lespace public colonisé par la pub ou encore le feu dartifice des macarons jaunes fluo constellant dinvocations à la gratuité les rayons dhypermarchés sont des opérations commerciales. Comme dans toute opération commerciale, un fournisseur et un client se marchandent un produit qui doit passer de lun à lautre. Le client, baptisé annonceur, est le plus souvent une firme industrielle ou commerciale. Le fournisseur est une société de service dont le savoir-faire consiste à conditionner les cerveaux. Le produit, cest du conditionnement de cerveau.
En bref, le client veut de la tanche. Le fournisseur sait ferrer la tanche. La tanche, cest nous. Pour ferrer la tanche, il faut un asticot. Lasticot nest pas gratuit. Il est 100% facturé par le fournisseur à son client. Mais la tanche ne le sait pas. La tanche, cest-à-dire nous, se croit la cliente dun asticot gratuit. La gratuité de lasticot électrise son désir. «Bonne affaire, lasticot!» pense la tanche. Elle se fait prendre. Elle se laisse prendre. Elle se donne. Elle donne même ses enfants. La tanche, cest nous.
Certes, il y a aussi de bons films, de bons documentaires, de vraies informations sur TF1. Il y a des publicités dont linventivité contribue à élargir vraiment lunivers des formes et des signes. Il y en a dautres qui fonctionnent honnêtement, à la façon des anciennes réclames, simples informations sur les produits qui sortent. Les quotidiens gratuits reproduisent souvent des dépêches dagence vraiment informatives. Dailleurs, rempliraient-ils leur contrat commercial avec les annonceurs, sils nappâtaient pas le lecteur dun leurre désiré? Mais nous ne sommes plus devant une simple diversification de la communication commerciale à travers laquelle un peu desprit critique nous permettrait de slalomer sans dommage. Nous sommes emportés dans un basculement qui sest opéré par effet de masse, la concentration massive du secteur capitaliste de la communication, linvasion massive de notre temps et de notre paysage par les images-asticots, la contamination massive du modèle de la communication publicitaire sur linformation, lart, la parole politique, les simples relations humaines. La critique perd prise. Dailleurs, le métier quon appelait la critique a quasiment disparu au profit dun autre nommé promo. Pensons une minute à nos enfants. À quelle responsabilité critique oserons-nous les convier, nous les adultes qui avons par des lois démocratiques inscrites au journal officiel accepté que leurs principales sources dinformation et de loisirs soient désormais des leurres tendus par les annonceurs publicitaires? Nous savons bien que lesprit critique est derrière nous, impuissant, liquidé. Alors nous entérinons cette violence. Quand nous en avons les moyens, nous leur achetons de guerre lasse les baskets porte-logo qui les font entrer dans la société de ceux qui comptent. Et contre les enfants des quartiers pauvres qui seraient saisis par la même tentation sans en avoir les moyens, nous envisageons tranquillement la policiarisation des écoles.
Le critère du taux de profit comme nouvelle boussole dans la production du langage, surtout quand il est redoublé par le système publicitaire, ne détruit pas seulement la vérité. Il tue aussi le mensonge. Il nous dit: vérité ou mensonge, là nest pas limportant. Le débat se joue à la roulette et limportant, cest la mise. Nos phrases senfoncent dans les sables mouvants. La parole seffondre. Les beaux noms de la rencontre message, image, annonce, communication perdent leur charme et prennent lamère saveur de stupéfiants qui nous enchaînent. Il y a du bruit partout et pourtant nous sommes seuls. Mêmes les mots «gratuit» ou «gratuité», emportés par la tourmente, semblent nêtre plus opposables à la privatisation du langage. Les voilà traversés par le doute et la dérision que pose sur tout la profanation marchande. Ils marchent désormais plombés et beaucoup de leurs usagers naturels sen détournent.
Lécole laïque, obligatoire et coûteuse
Longtemps, les politiques publiques se revendiquant de lintérêt général prirent la gratuité pour étendard. Lécole de la République fut bravement décrétée gratuite. Nul nignorait pourtant que sa mise en place aurait inévitablement pour effet dinscrire au budget de lÉtat une dépense considérable. Les citoyens nen furent pas déboussolés. Lécole était gratuite, non pas quelle soit sans coût, mais parce quelle était ouverte à tous, même aux plus pauvres, même à celle ou à celui que sa pauvreté rendait incapable de contribuer au coût de lécole. Et chacun comprit ça. Et le mot plut. Et chaque fois quétait instaurée la mutualisation dun bien mis à disposition de tous, il était repris. Les municipalités senorgueillissaient des aménagements gratuits proposés aux citoyens.
Puis le vent changea et le mot devint suspect.
Dans le cadre dune étude menée pour Lieux Publics, le Centre national de création des arts de la rue, jinterrogeai des élus du peuple à propos de la gratuité des spectacles proposés sur lespace public. Maire de Morlaix, ville bretonne qui abrite un festival des «Arts dans la rue», Marilyse Lebranchu, ancien Garde des sceaux, était directement concernée. Demblée, elle me fit remarquer quen plaçant notre étude sous linvocation de la gratuité, nous la conduisions dans limpasse, puisque ces spectacles nétaient pas gratuits, mais payés par limpôt. Cette remarque eût été jugée totalement incongrue quinze ans plus tôt. Jadmettais néanmoins quau lieu de «gratuit» nous aurions pu dire «libre daccès ». Le free des anglo-saxons. Cest en effet plus direct, moins mêlé des pieuses connotations qui embrouillent un peu le substantif français de «gratuité». Mais je fis remarquer à cette femme de gauche, interlocutrice honorable et sincère, que nul ne ressentait le besoin dappliquer cette périphrase à lécole gratuite, bien que nous sachions tous son poids dans la dépense publique. Les temps avaient changé.
La vie politique a subi de plein fouet les effets ravageurs de la crise du langage. La revendication politique de gratuité est une des victimes de cet embourbement. Elle doit affronter la montée en puissance des représentations marchandes: si cest gratuit, cest que ça ne vaut pas grand-chose. Et le glissement des représentations se traduit aussi par une modification des actes. Quand les évidences les plus fortement partagées ne sont plus celles qui montent de lexpérience du bien public, mais des calculs du marché, le respect de lintérêt général sen trouve en effet affecté. Lidée même dintérêt général, sa pertinence sen trouvent affectées. Mais ce qui plombe la fiabilité du politique est sans doute à chercher plus profond. Hommes et femmes politiques sont soupçonnés des mêmes jongleries verbales et des mêmes arrière-pensées privées que le marché. Ils sont comme englobés dans une représentation de la parole publique, de la parole officielle, de la parole de pouvoir qui naurait plus pour référence lautorité publique et ses arguments, mais «la télé», cest-à-dire le modèle publicitaire. Même le plus vertueux des politiques, quand il passe à TF1, est utilisé par la chaîne dans son deal avec les annonceurs. À son corps défendant, il contribue à assouplir les cerveaux pour lavantage dune lessive ou dune marque automobile. Le téléspectateur le sait, le sent. La quasi-disparition des débats politiques au profit démissions people, évidemment plus propices à lassouplissement neuronal, manifeste combien le critère publicitaire sait désormais tordre à son profit lensemble des champs de la parole publique. Le téléspectateur observe en continu cet abaissement du débat politique, son obscène asservissement à la farandole des marchandises. Les petites magouilles et les petites tambouilles dont une partie du personnel politique sait aussi se rendre coupable, le citoyen trouvait à les gérer politiquement, par exemple en les punissant de son vote. Mais que faire de cette dérision structurelle posée sur une parole qui se prétend dintérêt public et se place sous le tutorat des marchands de yoghourts? Certains chefs politiques sen trouvent bien et nhésitent pas à passer leur message politique au mixeur de la communication publicitaire. Mais ceux qui ne lont pas tenté eux aussi sont dans la glu. Pour tous ou contre tous, lhégémonie du marché sur la production des représentations contamine les formes et lusage du langage, portant le doute sur ses fonctions despace commun, gratuit et fiable de la communication entre les humains.
Ce qui a bougé en dix ans dans le débat sur la gratuité? Dabord cette crise du sens qui embourbe la notion même de gratuité et tend à la désamorcer de sa puissance émancipatrice. Cette crise met en jeu les principaux pouvoirs qui tiennent la société. Et dans ce jeu, cest lempire économique du capitalisme financier qui distribue désormais les cartes. Complices ou sur la défensive, les pouvoirs politiques salignent ou se recalent. Mais comme dans toute crise, on peut y lire également lempoignade entre la conservation de lordre et la montée de possibilités nouvelles. Le cynisme et la dérision portés par le marché sur le mot gratuit est aussi un hommage du vice à la vertu.
La tension entre lexplosion des besoins, louverture des possibles et la brutalité dun ordre incapable dy donner suite saiguise et se durcit. La revendication de gratuité se faufile dans les failles. On la voit se réinscrire dans le débat, surgir parfois dans les faits, reculer par ci, avancer par là. Comme cest largent qui a pris le pouvoir et que la gratuité nie en acte ce pouvoir, on la rencontre poussant du nez en maints endroits nouveaux sur toutes les lignes de lémancipation humaine. Indice de lacuité du conflit, les forces de répression ont été activement engagées en appui de la propagande marchande et de ses opérations de brouillage idéologique. Ainsi, lemprise symbolique et matérielle du boniment publicitaire sur lespace public a bénéficié dune protection vigilante de lÉtat. Dans les années 2003-2004, des «Brigades anti-pub» ont voulu la mettre en cause et rétablir de la libre expression sur les murs privatisés en barbouillant de graffitis hostiles les affiches commerciales qui se sont acheté lespace public. Pourchassés par la police et traduits en justice, ils ont été condamnés à de lourdes sanctions financières. Cette répression emblématique nest pas isolée et dans chacun des champs où la gratuité montre le nez, elle rencontre désormais le gourdin.
Lintense crise du langage, qui est notre espace symbolique commun, nest pas seule à marquer la période. Elle meut et représente une série de crises matérielles où la question de la gratuité monte en puissance. Parmi les principaux enjeux de ces conflits, la frontière entre le privé et le commun.
2. crise de lespace commun
Dans le texte de 1995, parmi les espaces dont jimaginais quils puissent être gagnés à la gratuité, ou plus exactement à de la gratuité, jémettais «lhypothèse du logement». Cétait un peu audacieux, presque paradoxal, car le logement est lespace privé par excellence. Quest-ce que la gratuité pouvait venir faire dans laccès à un bien de cette nature? Je mappuyai sur une évolution des représentations qui me semble toujours entretenir une certaine relation avec la gratuité, le sentiment montant que laccès à un bien produit par lactivité humaine est un droit. Si lon en croit les sondages, lopinion selon laquelle «dans un pays comme la France, tout le monde doit trouver à se loger» est très largement répandue. Indice significatif, depuis mai 1990, ce sentiment est inscrit dans la loi, qui stipule: «Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour lensemble de la nation.» Et comment respecter le droit au logement dune personne sans ressources, si ce nest en instillant de la gratuité dans laccès à ce bien? Il est donc instructif dobserver comment cette hypothèse osée a vécu le changement de siècle. Intéressant de repérer par quels chemins, dans la crise que connaissent ce secteur et ce besoin, la question de la gratuité a trouvé à se faire une place.
Sécurité sociale du logement
De la gratuité dans le logement? Cest peu de dire que lexpérience quotidienne ne confirme pas lhypothèse. Lemprise dun marché particulièrement spéculatif sur le foncier et limmobilier sest impétueusement déployée. La segmentation sociale et raciale des quartiers sest durcie. Le système de logement social craque de partout. Louer un appartement dans le secteur privé devient une gageure. Les jeunes ont de plus en plus de mal à décohabiter davec leurs parents. Dans un temps qui nest pas si lointain, les appartements collectifs dans lesquels plusieurs familles soviétiques étaient contraintes de cohabiter étaient brocardés comme des symboles de la malignité communiste. Des situations analogues se répandent dans la France contemporaine et sont désormais présentées par certains reporters comme une solution débonnaire et conviviale à la crise de laccès au logement.
Regardons-y de plus près.
Comme la moitié de la population française, M. Prudhomme est propriétaire. Ces dernières années, il a vu bondir la valeur de son bien. Merci le marché! Mais quand on habite le logement quon possède, quel avantage? Pour engranger ces profits spéculatifs, il faudrait vendre. Où dormir alors? Racheter un autre logement? Opération sans avantage, sauf pour le fisc, le notaire et lagence. Se réfugier dans une campagne reculée? Moins cher, mais sans commerces, sans bureau de poste ni services publics, le carburant qui augmente, peut-être bientôt lélectricité privatisée au prix fort
Et puis les enfants grandissent. Avec la croissance de lespérance de vie, il y a fort à parier quils atteindront lâge de la retraite avant dhériter. En attendant, ils devront malgré tout se loger. Sils sont chanceux, il leur faudra trente ans de crédit contre douze à leur père. Sinon, quatre à dix ans de patience avant dobtenir un logement HLM. En attendant, studettes à 400 ? le mois. Encore heureux quils soient Blancs. Non loin, Mme Slizewicz, ancienne secrétaire de direction, aujour-dhui grand-mère, entre dans sa quarante troisième année de loyers HLM. Elle a connu une bonne progression de carrière et paye un surloyer depuis seize ans. Au total, elle a deux fois financé la valeur dun bien qui lui est loué à titre social.
En 2001, le poids de la spéculation sur la structure des villes et la vie quotidienne des familles fait déjà sentir sa brutalité. Je fais circuler auprès dun certain nombre damis, des responsables du Parti communiste français, un appel audacieusement titré «Pour la gratuité du logement social» et destiné à être publié dans le quotidien LHumanité. Cinq dentre eux décident den être. Parmi eux, Bernard Birsinger, le maire de Bobigny, qui depuis conduit opiniâtrement le débat. Résultat, une belle pagaille dans le petit monde quinfluence encore le PCF. Le système des HLM est identifié aux «conquêtes sociales» que le reflux des politiques de solidarité a placées sur la défensive. Certains de ses chefs prennent mal une proposition quils vivent comme une attaque. Jean-Claude Gayssot est alors un des ministres communistes du gouvernement Jospin, en charge de léquipement, des transports
et du logement. Gênant. Ces tensions se traduisent par un débat très vif et passionnant dans les colonnes du quotidien communiste, nous amenant dailleurs à faire évoluer notre proposition, tant dans sa formulation que dans ses équilibres. Une modification majeure est proposée par le sociologue Alain Bertho: abandonner la dénomination de logement social, qui désigne un habitat destiné aux moins fortunés; penser désormais en termes de service public du logement, cest-à-dire commun à lensemble de la société. Après trois mois dintense controverse, voici ce que devient notre proposition, telle que la publie LHumanité du 6 juin 2001:
«1. Le service public de logement est ouvert à tous, sans condition de revenu ni par le haut, ni par le bas.
2. La gratuité du logement est de droit dans les moments de la vie où les revenus sont trop faibles pour payer un loyer.
3. Dans les moments de la vie où les revenus le permettent, lhabitant cotise à un «compte daccès à lusufruit» ; les paiements sarrêtent lorsque le coût du logement est atteint ; ils sont adossés à un service public du crédit permettant dadapter létalement et le montant des mensualités. Les logements du service public ne peuvent devenir un moyen de se faire de largent on ne peut ni les vendre, ni les louer , mais lusufruitier en a le plein usage.
4. Les charges et lentretien restent payants pour chacun, collectivement gérés par les habitants et protégés contre les risques graves par une assurance mutuelle.
Lemploi du mot gratuité reste difficile à avaler pour beaucoup : déresponsabilisant, trompeur
Son insolente nudité sera plus tard chastement recouverte par la dénomination plus classique et mieux repérée de « sécurité sociale du logement ». Mais le principe dun service public du logement assurant le droit à ne pas être mis à la rue pour défaut de revenus fait désormais partie du débat public. Il est devenu la position officielle du PCF. Lidée dune « propriété dusage » acquise grâce à ce que nous avions nommé « compte daccès à lusufruit » est encore en discussion, mais il est souhaitable quelle soit travaillée en profondeur, car il y a urgence à fonder de nouvelles formes de propriété garantissant à la fois ce qui nous est légitimement privé et les justes exigences de la solidarité sociale. Certains courants socialistes tournent autour de ces idées. Marie-Noëlle Liennemann, alors ministre déléguée au Logement, nous promet quelques moyens pour lancer une étude (les chefs communistes de la théorie économique ny tiennent pas ; en plus, cest juste avant que la gauche ne perde les élections ; ça ne se fera pas). Des propositions de loi, qui vont dans cette direction, sont déposées. Manque encore que prenne le mouvement populaire organisé qui seul créera la faisabilité et la forme définitive dune telle transformation. Mais il commence à pousser du nez. Les actions menées par les mouvements de précaires, des groupes dactivistes ou des associations caritatives placent régulièrement la question dans lactualité. Dans certaines villes, comme Bobigny, la mobilisation conjointe de la municipalité, des demandeurs de logement et de forces sociales concernées prend un tour vraiment populaire. En 2004-2005, une multiplication darrêtés municipaux anti-expulsions provoquent lémoi du gouvernement. Cest laffirmation par des autorités publiques que de la gratuité doit absolument être instillée dans laccès au logement, quil est inacceptable de mettre une famille à la rue pour défaut de revenus. LÉtat ordonne que partout, les préfets sopposent à ces mesures. Partout les maires concernés sont déférés devant la justice administrative, souvent en procédure durgence. Les arrêtés bienfaisants sont cassés.
Ces intimidations judiciaires manifestaient la volonté de répondre par la répression à une revendication de gratuité, mais les pénalités restaient symboliques. La violence dÉtat na pas la même retenue avec les pauvres gens qui se révoltent contre le sort. Parmi les actions engagées pour quen attendant une HLM, laccès au logement ne soit plus assuré par la simple brutalité du marché, la multiplication conflictuelle des squats a tenu une place particulière. Elle traduit lexaspération des besoins et des sentiments. Elle constitue une gratuité imposée de force par ceux à qui la République reconnaît dans les mots le droit de se loger mais sans accomplir sa mission qui est de protéger ce droit contre les intérêts privés ou les politiques locales qui en empêchent lexercice. Réponse de lÉtat, la répression et cette fois une répression mettant directement les personnes en joue. Les sans abris qui meurent dans la nuit glacée des rues provoquent la compassion posthume du public. Vis-à-vis de ceux qui prennent dassaut des logements vides, lopinion est plus mitigée. Nicolas Sarkozy, ministre de lIntérieur, a vite imaginé quil pouvait lustrer sa popularité en mettant en scène lassaut de la cour des miracles. Lété 2005, une série dincendies meurtriers ravagent plusieurs immeubles parisiens insalubres habités dexclus du logement social. Les morts se comptent par dizaines. De nombreux enfants. Tous sont des Noirs. Convaincu (peut-être à tort) des bons effets électoraux dune répression tous azimuts, le ministre dÉtat répond à ces tragédies en organisant lexpulsion policière de squats décrétés insalubres. Pour lun dentre eux, le relogement des familles dans des conditions normales devait se faire dans les semaines suivantes. Mais le spectacle de la répression des gratuités a semblé plus utile au ministre que la tranquille urbanité, même tardive, du retour au droit. Depuis Margaret Thatcher, fermer les issues et provoquer le désespoir social est devenu la méthode de gouvernement dun système libéral qui assure être laboutissement de lhistoire humaine. Les gratuités sont de la foule des espérances qui ne doivent pas sortir la tête de leau.
La crise de laccès au logement est suggestive, parce quelle met à jour un affrontement vital entre une urgence sociale de premier rang et un marché capitaliste aux manettes, mais qui se montre incapable de répondre à cette urgence. Dans les failles, encore puissamment dominée, mais entêtée néanmoins, et vivace, la tête chercheuse de la gratuité est à louvrage.
Le logement est un espace privé. La légitimité dinstiller de la gratuité dans son appropriation heurte les évidences les plus répandues. Elle ne tient pas à la nature de ce bien, mais à son urgence. Elle sappuie sur la constitution progressive dun bloc de droits de la personne, droits civils et politiques, mais aussi droits sociaux, intériorisés par les individus comme constituant une sorte de ligne de défense par rapport aux pouvoirs. Laffirmation dun droit au logement pour tous fait de cette question privée un enjeu commun dont la société tout entière affirme porter la responsabilité. Lélévation de laccès au logement au niveau dun droit apparaît alors comme une condition de la vie collective: comment pourrions-nous vivre correctement ensemble si certains dentre nous dorment lhiver dans la rue? Le rapport qui sétablit entre la reconnaissance dun droit au logement et les conditions de la vie en commun fonde lémergence dune gratuité nouvelle. Et la revendication dune gratuité dans le logement commence à poindre sur la frontière qui sépare le marchand et le non-marchand, sur le front qui met face à face la régulation par la concurrence et la construction de solidarités.
Des services de moins en moins publics
Sur de nombreux points de cette frontière, la gratuité est à la fois lenjeu et la cible. Cest le cas de lespace public, dont la gratuité est la condition dexistence. Pour le marché capitaliste et pour la pensée libérale, seuls ont vocation à être gratuits les biens que nous navons pas les moyens techniques de mettre à profit en les plaçant sur le marché. Ça fait de lespace public un territoire à soumettre. Services publics, voirie, sécurité, expression culturelle, rien néchappe au plan de conquête élaboré au petit point dans les négociations de lOMC, de lACGS ou de lUnion européenne quand ses chefs décident de constitutionnaliser la régulation de tout par le marché. La mise en crise de lespace public par le dessein libéral porte les mêmes enjeux anthropologiques que la crise du langage dans le champ symbolique. Lensemble des équilibres existants entre le privé et le commun est mis en cause au détriment du commun, peu à peu réduit à quelques commodités indispensables. Le basculement touche à tout ce qui nous fait humains.
Dans le texte de 1995, jabordais longuement le vaste champ des services publics et des «gratuités socialement organisées», y voyant un saut de civilisation dans la satisfaction dun besoin social, lavènement localisé, mais concret, du vieux rêve communiste et libertaire: «de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» Jinsistais sur la relative irréversibilité de ces gratuités, sur leur «viscosité» politique du fait de leur puissante intériorisation par la société. Une décennie plus tard, alors que la pression du marché sest considérablement accentuée, il reste malaisé dattaquer de front de grandes gratuités historiques comme linstruction publique ou la sécurité sociale. Mais laffaissement global de la perspective collective est un des biais par lesquels ces espaces communs se vident peu à peu de leur contenu. Le champ des gratuités publiques recouvre des fonctions concrètes de lexistence où les gens sont conduits à se penser et à se vivre en commun. Il joue un rôle clef dans lintériorisation dun destin social partagé. Cependant, quand latmosphère se raréfie autour de lui, il apparaît peu à peu comme une bizarrerie anachronique. Sa force dévidence sétiole.
La crise du dessein collectif désaxe notre façon dêtre et la recentre autour de la sphère privée. Ça ne se fait pas sans décharges de nostalgie, parce que lexpérience de la perspective commune nous a elle aussi construits, structurés et quelle nous laisse de bons souvenirs. Cette impuissance malheureuse à ressusciter le bon vieux temps se traduit par une rapsodie de gémissements moralisateurs à gauche comme à droite. On na jamais autant parlé de «vivre ensemble», de «citoyenneté», de «civilité». Mais en même temps, par négligence, légèreté, pleutrerie ou conviction déterminée, on laisse saffaisser les espaces de gratuité, ces lieux ouverts à tous, libérés du chacun pour soi, ces champs où sexpérimente concrètement la réalité dune histoire commune et où se forme le sentiment dun destin partagé. La crise urbaine qui nous saute à la gorge ressemble aux contorsions dun corps privé doxygène et qui lutte contre létouffement. Le système déducation en est un exemple.
Par effet de nostalgie, lécole de la République, école gratuite, est régulièrement invoquée pour rappeler à la jeunesse combien la nation est une et solidaire. Quand la rage des cités sabat en bouteilles dessence enflammée sur un établissement scolaire, leffroi sempare de la société qui nest pas loin de prendre les enflammeurs pour des Martiens. Mais derrière les trémolos, il y a une réalité face à laquelle on éprouve un sentiment dimpuissance honteuse: la privatisation de son école par la société elle-même. Ça ne se fait pas, pas encore, sous forme de choix politique déclaré. La nostalgie de lidée déducation nationale est pour linstant trop forte. Ça se fait en catimini, famille après famille, enfant après enfant, à loccasion du passage au collège, au lycée. Dabord, autant que faire se peut, jouer avec la carte scolaire. Ensuite, tant pis, lintérêt des enfants dabord, et cest le privé, dont les capacités sont désormais bien inférieures à la demande. Les parents des enflammeurs décole nont eu les moyens de jouer ni sur leur lieu dhabitation, ni sur la carte scolaire, ni sur la «liberté de lécole libre». Pour eux, contre eux, il reste la police, les remontrances du maire de Neuilly-sur-Seine et leffroi des bonnes gens.
Ce qui donne le vertige dans cette privatisation par fuite volontaire de ceux qui le peuvent vers le privé, cest létat de désespoir politique quelle révèle. Il ne sagit pas là dun phénomène extérieur à nous, pas un complot ourdi à notre corps défendant par le Satan libéral. Nous sommes devant un glissement global du rapport de force qui nous emporte les uns et les autres. La privatisation rampante de léducation nest quun des rouages dune segmentation plus générale de lespace urbain, qui sest notamment traduite par la formation rapide, délibérée et dailleurs très récente de ghettos raciaux. Le mouvement général est à lassèchement des instruments et des espaces grâce auxquels la société séprouve comme un ensemble au destin solidaire. Jadis, quand il est apparu que le système public déducation lavait emporté dans les lois et dans les curs, cette dynamique a entraîné lécole confessionnelle privée dans son orbite, la conformant autant que faire se peut aux principes du service public. Lécole privée confessionnelle nest pas devenue un secteur capitaliste de service placé sous le critère du profit. Certaines de ses équipes éducatives ont porté dintéressantes innovations pédagogiques. Le public imposait son hégémonie. Le changement datmosphère bouleverse la donne et laisse craindre un passage de la coexistence à la concurrence, concurrence qui, dans la dynamique actuelle, conduira à la mort du principe dinstruction publique. Dans certains quartiers, on y est déjà. Lécole publique y devient un service balai, recueillant par défaut ceux qui nont pas dautre issue. Non plus service public, mais dispositif social. En face, des entreprises de droit privé proposent aux enfants des conditions plus tranquillisantes daccès aux savoirs. Elles sont prises dassaut par tous ceux qui le peuvent. Pour linstant et par effet de volant, beaucoup de ces établissements conservent un certain esprit de service public. Mais la réalité est plus forte. Quelle le veuille ou non, placée dans ce nouveau rapport de force, lécole privée exacerbe les aspects marchands, ségrégatifs, voire communautaristes contenus dans son principe même, dès quelle est affranchie de lhégémonie et du prestige portés jusque-là par le service public -déducation.
Ce basculement des équilibres nest pas une histoire de bons et de méchants. Il est un mouvement de la société qui nous traverse tous, une dépression de la perspective commune dans laquelle chacun dentre nous se trouve pris. Le moteur sest mis en route. Le retrait sur des solidarités plus étroites fonctionne désormais tout seul. Les parents qui mettent leurs enfants dans le privé pour quils reçoivent une meilleure instruction ne sont pas des contempteurs malveillants de lécole publique. Ils constatent seulement que celle-ci nest plus en mesure de remplir son rôle. La gratuité à laquelle ils renoncent a cessé dêtre la clef dun espace commun. Reste une gratuité croupion, une gratuité sociale à destination des familles qui nont pas le choix. Ainsi dénaturée, la gratuité de lécole entre elle aussi dans la danse de la segmentation générale et de la concurrence entre tous. Elle devient un stigmate pour les pauvres et un fardeau pour les autres. Elle cesse dêtre aimée parce que la société a baissé les bras devant la perspective de se construire une destinée commune. On est loin de lépoque où la République française décidait par vu majoritaire de se mettre sur le dos lénorme fardeau du budget de linstruction publique afin doffrir à ses enfants lécole gratuite, lécole pour tous.
Larticle 50
La tension qui fait la crise a toujours au moins deux pôles. Ça tiraille de partout. Tandis que, dans le silence gêné qui entoure les petites bassesses, nous voyons légal accès à lécole prendre leau, des services tarifés se heurtent à de bruyantes poussées de gratuité. On lobserve notamment pour les transports publics urbains. Voilà longtemps que des groupes libertaires plus ou moins organisés, des écologistes soucieux de réduire les émissions de CO2 et surtout la cavalcade entêtée de jeunes banlieusards adeptes du jumping métropolitain posent dans les têtes et dans les faits la question du droit à bouger dans sa ville. Pourquoi les plus pauvres, ceux que la ségrégation urbaine condamne aux lointaines périphéries, sont aussi ceux qui payent le plus cher pour se déplacer dans leur agglomération? Pourquoi faire peser si lourdement sur eux le financement déquipements dont le bénéfice se répartit sur tous, du commerçant mieux desservi à lasthmatique assoiffé dair pur, en passant par le spéculateur immobilier ou lindustriel désireux délargir la concurrence sur le marché du travail? Cette injustice, comme beaucoup dautres, porte de la violence. Dans le texte paru en 1995, jécrivais: «Désormais, de plus en plus souvent, quand on séloigne des beaux quartiers, les transports en commun sont la cible dune agressivité qui sadresse, de façon désordonnée, à ces déprimantes injustices. La fraude, résistance désordonnée à la déprimante violence exercée par le marché sur ceux quil met au rebut, crée une atmosphère de non-droit, dinsécurité, dintimidation parfois, de flicage aussi. Rétablir, élargir, renforcer le caractère semi-gratuit des transports en commun (avancer vers la gratuité) est un des moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très inquiétante dégradation de la vie en ville, pour adoucir les relations sociales, pour les humaniser.»
La réponse des pouvoirs sorienta dans un sens inverse aux vux de ceux qui, comme moi, trouvaient dans la gratuité, au moins partielle, une issue apaisante et juste. Le 15 novembre 2001 était proposée par le gouvernement Jospin et adopté par sa majorité de gauche une «Loi de sécurité quotidienne» officiellement présentée comme un moyen de contrer le terrorisme, mais dans laquelle on pouvait lire un article 50 dune étrange violence et qui passa dabord inaperçu. La loi dit: «Toute personne qui aura, de manière habituelle, voyagé dans une voiture sans être muni dun titre de transport valable sera punie de six mois demprisonnement et de 7 500 euros damende.» Il y a de gens qui sont en prison du fait de cette loi. Cependant, la disproportion des peines contribua à la prise de conscience. En Ile-de-France, lors des dernières élections régionales, la gratuité des transports publics, au moins pour les jeunes jusquà ce quils aient un emploi, ou bien la suppression du zonage furent des éléments conséquents du débat, portés par des forces dont certaines participent à la majorité du Conseil régional. On na pas encore vu grand chose, mais on nest plus regardé comme un extra-terrestre quand on en parle.
Hégémonie croissante de la régulation marchande dans laccès au logement ou aux transports publics, développement des péages, autoroutes privatisées, stationnement payant, polices privées, quartiers sécurisés interdits daccès, en face ghettos ethniques et services publics délabrés
Tous ces marquages du marché sur lespace public jouent leur partie dans la crise urbaine. Ils saccompagnent et salimentent dun basculement symbolique de notre rapport intime à lespace commun.
Décors urbains
Sur les places de nos villes, le public et le privé se sont toujours interpénétrés. Moyennant une redevance payée aux représentants de lintérêt général, la frange débonnaire des commerces de proximité grignote dintérêts privés lespace aménagé par largent public: marchés, foires et manèges, devantures commerciales souvrant sur le trottoir, terrasses de restaurant
Cette interpénétration participe à la mise en commun. Elle crée une sorte de convivialité intermédiaire. Elle nous autorise ces moments où, assis dans le retrait dune terrasse de brasserie, nous observons les promeneurs et jouissons de leurs va-et-vient, de leur élégance, de leurs ridicules et des cent événements qui ne manquent pas de survenir dès que des inconnus se frôlent. Eux aussi peuvent nous voir. Car même assis là, nous nous sommes placés dans le paysage, offerts aux regards et peut-être à la rencontre. Il ny a pas de piège, juste un espace flou entre le pur privé et le tout public. Juste la continuité de lexistence.
Sauf quarrive le photographe et quil saisit notre image en passant. Alors monte en nous un dilemme qui ne nous aurait même pas effleuré il y a seulement vingt ans, un dilemme nouveau.
À qui appartient mon image?
Quelle question! Ton image est à toi. À qui veux-tu quelle appartienne?
Est-ce que je ne lai pas mise dans le paysage? Est-ce quelle nappartient pas aussi au paysage? Si le photographe veut la placer dans son album familial pour conserver le souvenir de ses émotions, je ny perds rien, jy gagne. Cest mon existence qui se dilate.
Attends, je rêve! Tu ne vois pas quil va la vendre à un magazine et sen mettre plein les fouilles. Tu as quand même le droit den profiter, toi aussi, de la mise en vente de ton visage. Après tout, cest ton visage, ta propriété.
Tu es sûr quon y gagne, à mettre son visage en vente?
Sans décider pour un bord ou pour lautre, ni vouloir tracer la bonne frontière entre les deux, remarquons seulement que lévolution des esprits va vers le sentiment que chacun est le propriétaire privé de son image, même quand nous la plaçons à la vue de tous sur lespace public. Et cest limage de lespace public qui se dissout. À la télévision, dans les magazines, les visages du public disparaissent de lespace public, floutés, grisés, volés de leur singularité, foules décoratives, regards passés à la gomme électronique. Lespace public privé de public. Longtemps, sans même y penser, nous avions établi une frontière entre la gratuité spontanée de notre image sur lespace public et la préservation de notre vie privée, dans lespace privé. Nous exercions notre esprit critique sur les images ou les graffitis politiques abondamment répandus sur les murs alors considérés comme un élément constitutif de lespace public, même si les murs de lépoque avaient déjà des propriétaires. Grâce à une efficace répression de leur usage gratuit, murs et façades ont pu être transformés depuis en support payant du boniment publicitaire. La communication politique des partis qui en avaient les moyens et celle de bien des collectivités publiques sest bonimentalisée afin de pouvoir y prétendre. Le graffiti et toute libre expression en sont désormais bannis, pourchassés, réprimés et considérés comme des atteintes à la bonne citoyenneté. Les images dintérêt privé, images-asticots, images-à-sen-mettre-plein-les-fouilles, images-à-piéger-les-pigeons se sont répandue partout sur lespace public. Nous savons dinstinct que ces pièges rapportent à leurs propriétaires. Répété des centaines de fois, le message a fini par faire son uvre. Nous aussi, nous voulons notre part: si mon image peut me rapporter de largent, pourquoi laisser passer laubaine? Nous nous plaçons de nous-mêmes dans la concurrence. Nous nous faisons complices de notre propre gommage. Nos goûts et nos habitudes évoluent. Ils nous entraînent à préférer les rues qui ressemblent à des décors proprets. Nous maudissons sans y penser les salissures et les salisseurs. Toute trace de conflits publics est très vite mise hors de vue par une urbanité décorative qui assure nos rues contre tout accident de la vie. Derrière les manifestations populaires avance le bataillon des balayeuses automatiques. Pour que tout se passe comme si de rien nétait.
Espace public ou parties communes dune co-propriété
Lascendant du privé sur le public se traduit par une sorte de subordination, dannexion symbolique de lespace public par lespace privé. De plus en plus, nous constatons que lespace public fonctionne comme une copropriété. Dans une co-propriété, les parties communes halls, couloirs, ascenseurs, parkings, jardins sont légitimement subordonnées à la vie privée, à lusage privé de son logement. Elles ne sont pas faites pour quon y vive, mais pour que chaque co-propriétaire accède le plus confortablement possible à lespace de sa vie privée. Tout ce qui protège la vie privée est bon à prendre. Tout ce qui la dérange est banni. Pas de bruit, pas de poussettes dans les couloirs, pas de rassemblements dans les halls, pas de tags ni de décorations inopinées, mais des sas, des codes dentrée, des clefs, des loyers, des cautions solidaires, des assurances et des portes blindées. On paye pour ça. Dans une co-propriété, le plus mauvais coucheur a toujours raison. La réclamation dun seul copropriétaire suffit pour rendre les parties communes à leur neutralité silencieuse. Même contre lavis de tous les autres. Et cest au fond légitime, puisque la co-propriété est une juxtaposition de propriétaires privés.
Lespace public, lui, malmène nécessairement notre vie privée, et à cause de ça, il lui donne sans cesse des occasions de sélargir. Il la confronte à des événements qui nous sont imposés par dautres, par le fait de vivre en société: bruits, calendriers des fêtes et des marchés, accidents inattendus de la rencontre. Lespace public est le lieu où se vivent et se représentent sous leur forme civilisée les liens et les conflits sociaux, lunité et la division, les singularités et leurs mises en résonances, la police et la révolution
Dans lespace public, il faut que le jeune homme et la vieille dame puissent se rencontrer, non pas le jeune homme chez la vieille dame, dans les meubles et sous les règles de la vieille dame, mais lun et lautre dans un espace qui leur est commun. Et cette communauté est nécessairement problématique. Le déplacement du corps jeune est parcouru dimpulsions, mu de forces qui inquiètent légitimement la vieille dame. Son corps à elle a perdu sa vigueur et sa souplesse, une simple bousculade peut la faire tomber. Le jeune homme va vite. La fixité de la vieille dame sur lescalier roulant, son cabas qui empêche le dépassement, lentravent. Il piaffe devant lobstacle. Aucune société ne peut éviter la maladresse ou la grossièreté. Laccident est possible. Il faut prendre ce risque, articuler nos relations en acceptant le droit égal de tous à constituer lespace public, ou alors rester chez soi. Sinon, cest la société quon fait chuter. Sur lespace public, il normal que lenfant coure et que la vieille dame peste. Et cest normal parce quil est bon de vivre jusquà vieillir et parce quil est bon pour nous tous de voir des enfants courir autrement que sur les gazons fleuris des écrans publicitaires. Courir dans nos jambes.
Bien entendu, serpentant entre les conflits dusage qui sont indissociables de lespace public, des règles sétablissent et se modifient, tout ce quon peut mettre sous le vocable de civilité: code de la route, politesse, galanterie, usage différencié des mots. Les appels à la civilité sont voués à léchec sil sagit pour les uns de se conformer, de sintégrer, de se placer sous la loi des autres. Dans lespace public, chacun doit pouvoir en sécurité se sentir reconnu tel quil est. À partir de là, en effet, lenfant et la vieille dame vont trouver beaucoup dagrément à établir entre eux des règles de bonne compagnie. Observez la façon dont les fameux «jeunes de banlieue» usent de cet accent caractéristique qui a détrôné la gouaille parigote et sest étendu à bien des périphéries de grandes villes. Observez leur capacité à sen départir comme naturellement dès quils se sentent reconnus dans la communauté dune conversation qui les prend au sérieux. Deux accents, deux espaces de civilité. Lun pour marquer la communauté «jeunes de banlieue», lautre pour sinscrire la communauté plus vaste que forme la société. Lun qui participe aux codes de la communauté réduite et sert aussi à se démarquer des autres, peut-être leur faire peur. Lautre auquel on ne peut passer quà condition de se sentir reconnu comme membre de la communauté plus vaste. Mais si on tourne le dos à cette polyphonie, si lespace public nest plus un espace commun, mais un lieu vide où se croisent sans se rencontrer des individus ou des groupes indifférents, voire hostiles, alors il y a du souci à se faire.
Dans ses aspects symboliques comme dans ses avancées matérielles, la privatisation de lespace public induit langoisse envahissante de linsécurité. Si rien nest commun, si tout est segmenté derrière les clôtures matérielles ou symboliques de lappropriation privée, si limage du confort privé se projette sur la vie des rues et sen fait juge, si rien ne peut légitimement le déranger, en effet tout est danger. Le plus mauvais coucheur est aussi le promeneur le plus peureux. Remarquons ce symptôme: la peur quinspire les jeunes, particulièrement les jeunes de milieux populaires, se porte essentiellement sur leur occupation de lespace public, sur lusage quils en font et qui, en effet, transgresse les principes de la copropriété. La peur des jeunes est pour une part leffet dune peur plus large et plus diffuse, la peur dun usage public de lespace public ressenti comme de plus en plus étrange, de plus en plus hostile, par rapport à un espace privé mis en axe de tout, à sécuriser contre tout. Peut-être bien que les jeunes des quartiers populaires désirent autant que les autres lenfouissement dans le confort privé. Mais cest trop cher pour eux. Inaccessible. Alors, en attendant, là où ils se sentent forts, ils occupent les parties communes. Ils sautent les barrières de métro, rétablissant pour eux la libre circulation sur leur espace urbain. Ils griffonnent dans les coins sombres et sans droits dauteur les entrelacs de leurs singularités problématiques face à la domination lumineuse des standards publicitaires. Ils salissent. Incivilités? La civilité leur est inutile quand ils sont seuls dans ces lieux vides, parce quil ny a nul besoin de civilité là où lon est seul. La civilité leur est refusée aussi dans les lieux si nombreux où les attende lagression des tutoiements policiers et des regards obliques. Alors, quand ils ont le sentiment que la note est pour eux vraiment trop salée, ils brûlent indifféremment le bâtiment public et le véhicule privé.
Privatisation de lespace public. Implosion de lespace commun. Le basculement à luvre polarise lensemble du réel humain. Il élargit considérablement la dimension des enjeux de gratuité, leur dimension spatiale.
Droits à polluer
Dans le texte de 1995, jétablissais une distinction entre les gratuités dispensées par la nature, par exemple lair quon respire ou la lumière du soleil, et celles que la société construit par mutualisation, comme lécole gratuite ou léclairage public. Cette classification dit quelque chose, mais elle masque aussi la profonde et définitive imbrication entre laction humaine et le socle naturel sur lequel elle se développe. Les modifications climatiques, la détérioration de latmosphère, la raréfaction de ressources essentielles comme leau ou les énergies fossiles, en prenant le caractère aigu quon leur connaît aujourdhui, nous rappellent quaucun canton de la nature terrestre nest plus vierge, que partout nous vivons dans une nature modifiée qui est uvre humaine. Rien ne trouble davantage notre rapport à la destinée commune de lhumanité que cette modification de notre environnement planétaire. Elle émet en continu londe dune angoisse diffuse et joue le bourdon dans le désespoir politique dont nos sociétés sont accablées. Si même les rythmes de la nature nous lâchent, alors rentrons chez nous, allumons la clim et fermons la porte. Gratuité des dons de la nature? Dans Pour la gratuité, jécrivais: «Personne nest privé dair, mais il y a le bon air et lair vicié, lair pur dont la Nature nous pourvoit gratuitement, et lair quon utilise (dont on abuse) comme poubelle gratuite. Et cela revient à aliéner un bien la pureté de lair qui est naturellement offert à tous.» Ça reste vrai, et cest déjà plus grave. De la même façon que par désespoir politique, nous contribuons de nous-mêmes, sans besoin dune loi dÉtat, à la privatisation de lécole, de la même façon nous nous faisons, impuissants et désolés, les ravageurs de notre belle planète. Certes, ce nest pas par impuissance, mais au contraire en usant de sa grande puissance que le gouvernement des États-Unis dAmérique, premier pollueur mondial, se soustrait à leffort mondial de réduction des gaz à effets de serre, alors que ce pays est le principal responsable de la catastrophe. Mais sil peut se permettre un tel cynisme, cest parce que, conduite par le capitalisme financier, la civilisation américaine sest enchaînée à un modèle de consommation qui est la mise en uvre quotidienne de la suprématie du privé sur le commun, du marchand sur le gratuit. Nous sommes sous les mêmes chaînes et nous battons le même rythme. Jécris ça non pas pour entretenir un sentiment de culpabilité qui toujours coupe les bras, mais pour montrer la profondeur de ce qui est à luvre, quelle que soit notre bonne volonté, quand le rapport de force conduit à laisser en friche lespace commun et la gratuité qui lui est consubstantielle.
Il y a encore à venir quelques épisodes salés. Un sentiment diffus et persistant reconnaît un air de famille entre la gratuité et les dons de la nature. Le marché le sait et il se bat opiniâtrement contre ces enfantillages. Il lui a fallu durant des siècles aller contre des convictions profondes, exercer beaucoup de violence, mais il est parvenu à nous faire admettre presque partout que la destination naturelle du sol de la planète était son dépeçage en propriétés privées. Aujourdhui que sont menacées les conditions mêmes de lexistence humaine, un retour de gratuité dans la gestion de lécosystème planétaire paraît une perspective assez logique et qui pourrait séduire. Pourquoi pas la prise en charge commune et solidaire de leau, de la qualité de lair, des ressources minérales limitées, de la biodiversité ou de la lutte contre les germes de maladie transmissibles
Pour lévangile selon Wall Street, il faut à tout prix écarter cette chimère.
Face à la dégradation de lenvironnement et du climat, la proposition phare du capitalisme financier, relayée par les USA, consiste à organiser un marché des droits à polluer. On décide collectivement dun niveau global de pollution jugé acceptable. Le pays ou lentreprise qui veulent polluer davantage peuvent néanmoins le faire sous réserve dacheter cette licence à des contrées plus propres ou moins développées, cest-à-dire moins consommatrices de «droits à polluer». Certes, il sagit dun nouvel effort dimagination pour que le petit nombre fasse de largent sur le dos de beaucoup, mais il y a plus grave. Derrière cette proposition se dessine une des figures les plus suggestives du basculement anthropologique évoqué dans ces pages: la cession globale du destin de lhumanité et de sa planète au jeu des intérêts privés, la reconnaissance définitive que la volonté concertée des peuples a perdu la main. Le commerce des droits à polluer permet de désolidariser autant que faire se peut la prise en charge dune urgence dintérêt commun, à la gérer par la mécanique marchande dune concurrence généralisée et à écarter ainsi le spectre dune prise en charge collective des biens communs de lhumanité. De telles richesses potentiellement enrôlables dans la valorisation du capital et qui lui échapperaient? Tant de biens potentiellement proposés à la libre jouissance des humains? Comment tolérer un tel abandon ! Pour des raisons très emmêlées, la politique que mène le gouvernement américain provoque souvent un blâme automatique. Il est cependant loin dêtre seul à penser que la régulation de lenvironnement par largent est la solution la plus simple.
À une tout autre échelle, lenvahissement des parcmètres urbains désormais justifiés par le souci de contraindre lusage des voitures en ville, fonctionne selon la même logique que le droit à polluer. Ceux en ont les moyens achètent aux autres, représentés par la collectivité, le droit dutiliser comme bon leur semble leur tonne et demie de ferraille à pétrole. Les autres prennent le bus. Cette régulation marchande devenue banale nous rappelle tous les jours notre disponibilité quasi spontanée à abandonner au pouvoir de largent, et de la police qui partout laccompagne, nos responsabilités collectives. Dans lurgence du temps libéral, on voit mal une solution plus pragmatiquement efficace et cette expérience quotidienne doit nous amener à relativiser la résistance de nos esprits au procédé des droits à polluer, quand ils sont proposés par le gouvernement US. Nous sommes dans le même bain. À ça, il ny a pas dissue en dehors dun profond retournement des représentations et des mises en mouvement à luvre dans la société, cette culture de gratuité que jappelais de mes vux dans le premier texte.
Assurance maladie planétaire
Lélargissement désormais très concret de la perspective humaine à léchelle de la société planétaire tout entière est surplombé par la menace de dérèglements écologiques majeurs. Laffaire est en partie pliée. Nous pourrons peut-être en atténuer le rythme et les effets, mais non les empêcher. Nous sommes donc engagés dans un champ daction plutôt mélancolique, une gestion des dégâts. Et quoi quon y fasse, ces dégâts tordent lavenir de nos enfants. Bon! Leau versée ne se ramasse pas. Mais la mondialisation économique, sociale et politique elle aussi est en crise, et cette crise implique plus directement les foules humaines, parce quelle intervient dans des champs où elles ont un savoir-réagir plus éprouvé. Au début des années 90, le sida était encore partout une maladie dont on ne réchappait pas. Jécrivais alors: «Le sida est, comme on le sait, une maladie transmissible. De quelque façon quon tourne le problème, il ny a pas de victoire possible sur le virus sans que soit organisée une gratuité mondiale de la prévention et des soins, sans que la gestion de cette bataille soit arrachée aux lois du profit capitaliste. Il est effarant, cest une gifle à toute la civilisation humaine, quune telle évidence soit encore si peu suivie deffet.» Même si elle reste globalement tragique, la situation a bougé. Un rapport de force hétéroclite, mais mondial, sest mis en place. Les chercheurs ont découvert des thérapies efficaces qui reculent lissue fatale. Des mouvements très divers, radicaux ou non, ont contribué à sensibiliser lopinion. Pressés par lurgence, des États au poids politique et économique non négligeable comme le Brésil, lAfrique du Sud, lInde ou la Thaïlande se sont écartés des règles imposées par la «propriété intellectuelle» des brevets et ont fabriqué eux-mêmes des antirétroviraux génériques. Ils ont placé sur la défensive les firmes capitalistes du médicament, ainsi que les États qui les soutiennent. Cest insuffisant, mais ça prouve que cest possible. Le coût des médicaments salvateurs a chuté. Leur gratuité est devenue possible. Dans un pays comme le Brésil, les économistes ont même montré que laccès gratuit aux médicaments anti-sida favorisait lenrichissement du pays. De proche en proche, la bonne nouvelle sest répandue. Désormais, on trouve des États aux très faibles moyens financiers qui commencent à mettre en uvre la gratuité des soins. Cest par exemple le cas au Mali, où la progression du mal dans les populations à risque a baissé. Et comme cette avancée nest possible quavec une aide extérieure, on peut y voir un germe de sécurité sociale mondiale, une expérimentation où nous constatons déjà in vivo les bienfaits potentiels pour tous de ce que serait une solidarisation internationale de lassurance contre la maladie.
Le sida et les maladies transmissibles ne sont pas le seul champ où le débat soit mondialement engagé. Au moins le débat, et parfois déjà des dispositifs qui entravent la segmentation marchande. Lidée quil existe des biens communs de lhumanité se répand à la faveur dinitiatives altermondialistes, sappuyant sur des innovations politiques imaginées par les peuples au cours de leur histoire: les droits de lhomme, les grandes conventions internationales sur les droits sociaux, linvention française de lexception culturelle, qui innerve dimportants textes internationaux sur la diversité culturelle. En se mondialisant, la notion despace public se charge de missions nouvelles. Elle endosse la responsabilité de faire vivre ces biens communs de lhumanité, de leur donner leur champ dexistence. Elle souvre sur une notion plus large que celle despace public, notion moins juridique, moins liée aux vieilles divisions en États, finalement plus concrète, celle despace commun. Notre espace commun est en crise. Mais dans cette crise, le bien commun de lhumanité se donne à voir.
Et puis nous disposons désormais dune technologie qui révolutionne potentiellement les échanges dans des secteurs considérables de lactivité humaine. La violence de notre monde est pour beaucoup fondée sur lappropriation privée de denrées rares cest à moi, et il ny en a pas pour tout le monde. Dans cette situation, toute régulation politique des échanges porte sa part darbitraire et le marché peut avec quelque raison senorgueillir dy apporter une certaine rationalisation. Il impose en effet une règle vécue comme extérieure, naturelle, donc intériorisable par la société, un pis-aller convaincant. Mais voici que pour la première fois dans lhistoire humaine, avec Internet, un océan de biens de première importance peuvent être multipliés sans limites et distribués quasi sans frais. La toile est une place publique où déjà plus dun milliard de chalands glanent, achètent, échangent, piratent, séduisent, conspirent, prêchent ou se transmettent des images réprouvées. Ces biens et ces maux peuvent sy échanger pour un coût marginal sans que celui qui les fournit en soit jamais dépossédé. Si je donne ma montre, je men prive. Quand je donne lheure, je ne la perds pas.
Par où quon prenne le problème, on doit bien constater que cette extension de lespace commun pose un sacré problème aux vieilles palissades de la propriété privée, ses péages, ses administrations, ses points de vente obligés, ses pénuries artificielles, son alliance de fer avec tous les pouvoirs à disposition. Et le dépit du système est dautant plus vif que les richesses culturelles, très adaptées à la circulation du net, viennent tout juste dentamer vraiment leur enrôlement dans la valorisation du capital.
Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture dans le gouvernement Villepin, exprime ce désarroi dans une déclaration dune clarté au laser: «Jai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité.»
3. crise de léchange
Le contexte de la déclaration ministérielle est un vif débat parlementaire à propos des flux culturels sur la toile, la discussion dun projet de loi qui envisage de pénaliser lourdement le libre téléchargement des uvres de lesprit et détablir les procédures de contrôle nécessaires à cette pénalisation. Le ministre a pris la mesure du cauchemar qui se dessine. Mais il ne se résout pas à subir sans réaction la sueur froide que provoque chez lui le spectre redoutable. Il déclare la guerre au rêve de la gratuité: «Il faut du courage pour sy opposer. Je me battrai comme un lion pour que les artistes et les techniciens puissent continuer à vivre de leur travail.»
La fable que nous propose Noble le Lion mérite un petit détour critique. Dabord cette ardeur inopinée à se battre férocement pour le droit des travailleurs. Ça ne correspond pas. Renaud Donnedieu de Vabres appartient à une force politique qui accompagne avec obstination la dérégulation du droit du travail et laugmentation continue de la part de la richesse produite ponctionnée par le capital, au détriment de celle affectée à la rétribution des travailleurs. On na pas entendu dire quil ait viré syndicaliste. Si lenvie lui en venait, il perdrait son poste. Quest-il si urgent de camoufler par cette grosse ficelle? Pourquoi lévocation de cette empoignade improbable où lartiste et le technicien font tournoi contre le rêve de la gratuité?
«Cest à moi !»
La richesse marchande produite par les industries culturelles au sens large arts et culture, information, communication représentent quatre mille milliards de dollars par an. Telle est la pièce essentielle du décor. Les mains qui retiennent ce tas dor craignent de le voir filer entre leurs doigts comme sable fin. Elles désignent leur ennemi redoutable: le rêve de gratuité. Mais comme elles connaissent davance la difficulté quelles auront à provoquer la compassion, elles appellent à la rescousse «les artistes et les techniciens» qui veulent «continuer à vivre de leur travail».
Il y a quelques années, un homme daffaire richissime memmène dans sa propriété du Vexin. Nous arrivons. Il me désigne la colline qui domine le village et sécrie avec une emphase presque enfantine: «Cest à moi!» En effet, cétait à lui et ça se voyait parce quil y avait des murs tout autour et que lui seul en avait la clef. Il y a de nombreux secteurs où les conditions techniques de la production et de la distribution des richesses se prêtent encore assez bien aux enclos qui préservent les formes anciennes dappropriation privée. Le «cest à moi» y tient solidement. La fabrication des robots de cuisine ou le transport maritime ne sont pas directement menacés par lennemi redoutable. Il leur faut des usines, des cargos, des ports, des postes de recrutement géographiquement localisés, de lourds financements quon ne trouve que dans le circuit de largent-marchandise. Contrairement à une fable de La Fontaine ou à une cantate de Bach, la valeur de ces biens disparaît quand on en use et quon les consomme. Ils ne se multiplient quen étant produits à nouveau par le travail effectué dans lusine ou sur les mers. Du coup, le propriétaire de lusine de robots comme celui du cargo sont maîtres du jeu. Ils peuvent faire fonctionner à plein la concurrence sur le marché où les personnes sans fortune vendent le seul bien dont elles disposent: leur force de travail. Du coup, les salariés de ces secteurs qui veulent continuer à vivre de leur travail peuvent toujours se brosser sils pensent obtenir une sollicitude analogue à celle quune conjoncture insolite répand sur les artistes et les techniciens. Au mieux, on leur propose flexibilité, augmentation du temps de travail, baisse consentie des salaires. Sinon, délocalisation, licenciements et minima sociaux. Et lÉtat accompagne sans barguigner cet assaut contre les travailleurs, y ajoutant une bonne louche de gronderies moralisantes.
Quest-ce qui se passe avec Internet pour que les pouvoirs économiques et politiques rameutent autour deux, avec un certain succès, ceux qui veulent continuer à vivre de leur travail? Quelle échéance redoutable déboussole ainsi la bonne vieille stratégie thatchérienne des coups de massue obstinément répétés contre tout espoir démancipation sociale? Quel ennemi commun menacerait et celui qui travaille, et le fonds de pension qui lexploite? Quelle fragilité soudaine nécessiterait leur alliance improbable? Le ministre la nommé. Cest le rêve de la gratuité. Le rêve de la gratuité dans sa subversion de la propriété intellectuelle. Le rêve de la gratuité soudainement, massivement concrétisé dans le domaine où on lattendait le moins, léchange de richesses produites par lactivité humaine. Le marché et la monnaie étaient nés pour assurer ce type déchanges. Ils leur avaient donné une extension et une souplesse inouïes. Rien ne semblait pouvoir concurrencer leur efficacité à faire circuler et répandre partout les fruits de lingéniosité humaine. Ils semblaient se venger toujours des entraves mises sur leur chemin au nom de la justice sociale ou de légalité. Tant et si bien quon avait fini par les prendre pour la nature des choses. On se trompait. Dans un des champs les plus prospectifs de léconomie contemporaine, linformation, la connaissance, la culture, il était possible de sen passer. Pire, la gratuité se révélait considérablement plus fluide, plus simple, plus efficace, plus joyeuse que le vieux marché, contraint pour garder la main de hérisser les autoroutes informatiques de barrières, de contrôles, de péages et de flics. Bien sûr, cette révolution ne va pas sans tiraillements. Léchange gratuit des richesses de lesprit devient possible. Leur multiplication indéfinie seffectue dun simple clic. Mais leur production, et le travail dont elles sont le fruit, comment les financer si la propriété intellectuelle se laisse engloutir par le raz-de-marée des e-mails?
La propriété intellectuelle en question
Penchons-nous donc sur cette propriété intellectuelle, victime tellement digne de compassion quon voit dun même mouvement se lamenter sur elle Bouygues le bétonneur et la Société des Gens de Lettres, le doux rocker Francis Cabrel et Lagardère marchand de canons. Concrètement, elle apparaît dans le monde occidental, au XVIIIe siècle, sous la double forme du droit dauteur et du copyright. Lun et lautre englobent, dans un dosage différent, deux types de droits: un droit moral qui donne à lauteur un certain nombre de prérogatives sur lusage de ses uvres; un droit patrimonial qui fait dune production de lesprit une marchandise protégée, négociable par ses ayant-droit. Cette innovation émerge en un temps où lactivité créatrice sémancipe du pesant mécénat qui est jusque-là la principale source de revenus des auteurs sans fortune. En ouvrant aux créateurs une maîtrise mieux garantie sur lusage de leurs uvres et les moyens dune existence plus autonome, elle constitue indéniablement une étape émancipatrice de lhistoire culturelle. Elle sinscrit dans le mouvement général de libéralisation qui provoque alors lessor de la société britannique, lindépendance américaine, la révolution française.
Mais la forme prise par cette émancipation participe au match. Dabord, elle contribue à cristalliser une idéologie de luvre et du génie qui marque une vraie bifurcation de lhistoire culturelle occidentale, imprimant son estampille sur la nature même des uvres produites et sur leur relation à la société. Désormais, le génie créateur, de préférence solitaire, émet une uvre dont une des qualités principales est de pouvoir prendre son autonomie, circuler, éventuellement entrer dans un processus industriel, par exemple limprimerie. Luvre est ainsi distinguée, séparée des rapports sociaux qui ont permis son émergence, fétichisée au sens où Karl Marx parle du fétichisme de la marchandise. Jusque-là, le commanditaire dune uvre le pape de Rome pour Michel-Ange, le roi de France pour Molière, lélecteur de Saxe pour Jean-Sébastien Bach en était layant-droit légitime et le souverain ordonnateur. Désormais, cest son auteur qui est élevé à la dignité de «propriétaire intellectuel», Prométhée à linspiration démiurgique qui peut garder son uvre intacte dans le coffre à secret de son âme incomprise, ou la vendre au plus offrant. Luvre nest plus le nud dune réunion circonstanciée où lémotion collective dune communauté humaine lui donne sens et vie concours théâtraux de lAthènes antique, soumou du Mali, féries religieuses de Pâques ou de Noël, bals princiers, oraisons funèbres. Elle est luf inaltérable dun aigle solitaire offert à ladoration dévote des consommateurs de propriété intellectuelle. Elle est la forme sublime de la marchandise, son Saint-Sacrement.
Dun seul coup dil rétrospectif, on voit bien que ça peut mal vieillir. Méfions-nous néanmoins des anachronismes. Quand naît la propriété intellectuelle, la musique ne trouve à prendre la forme marchandise que sous forme de concerts ou de partitions. Son enregistrement et la démultiplication quil permet sont encore impensables. La chanson populaire poursuit son histoire sans même songer quelle puisse se rémunérer autrement que par les piécettes jetées dans un chapeau ou la vente de feuilles imprimées colportées par les chemineaux, diffuseurs dépenaillés didées anarchistes, de poèmes moralisants, dimages salaces et de bonbons. Certes, les peintres à succès disposent dateliers où leurs apprentis reproduisent au pinceau les réussites les plus reconnues. Certains tableaux sont même réinterprétés au trait, en noir et blanc, grâce aux différents modes de gravure. Mais il sagit de pratiques artisanales sans rapport avec lindustrialisation de limage quautoriseront plus tard la photographie, le cinéma, la télévision ou le traitement numérique. Pirater un portrait dIngres, quand il faut pour cela reproduire tous les gestes du peintre, est un exercice qui trouve assez rapidement ses limites. Le seul domaine où la production des uvres de lesprit touche alors vaguement à lindustrie, cest lédition, mais elle est souvent assurée par des imprimeurs-éditeurs-libraires dont lincorporation aux grands flux de capitaux est encore ténue. Le livre reste puissamment gouverné par sa valeur dusage. Le droit dauteur ou le copyright naissent dans une situation historique où léquilibre entre les producteurs duvres de lesprit et les professionnels qui en assurent la commercialisation est radicalement différent de ce que nous connaissons au début du XXIe siècle. Ces dispositifs apparaissent alors comme une réponse appropriée au besoin démancipation de lactivité créatrice. Cest dailleurs à Beaumarchais, un écrivain épris de liberté, quon doit le droit dauteur à la française.
Le paléontologue et Barbara Cartland
Cette adéquation à la situation dil y a deux siècles et demi a fait la gloire de la propriété intellectuelle et lenvironne dun sentiment dévidence. Mais ce succès idéologique masque les incohérences de dispositifs qui, pour ce qui concerne la rémunération des auteurs, ne peuvent être considérés que comme des pis-aller. À travers les droits dauteur, le créateur nest pas payé pour la qualité ni la quantité du travail fourni. Il est intéressé à la commercialisation de marchandises supports, produits dérivés utilisant son uvre. Cest juste. Il ny a aucune raison pour que le marché des produits culturels utilise gratuitement les uvres dont il a tiré des marchandises. Mais ce nest pas à proprement parler la rémunération dun travail. Un traité de paléontologie peut bien demander toute une vie de recherche et faire date dans lhistoire de cette science, en matière de droits dauteur, il ne battra jamais la bluette trimestrielle de Barbara Cartland. Cest pourquoi le droit dauteur ou le copyright ne sont quune des sources éventuelles du revenu dun créateur. Il existe des dispositifs tout autre, souvent plus justes. Les professeurs duniversité reçoivent une rémunération à vie pour une activité qui inclut la recherche et la publication. La plupart des chercheurs touchent un salaire et leur existence ne dépend pas déventuelles royalties sur lutilisation de leurs découvertes. Le régime de lintermittence des salariés du spectacle, même mis à mal, offre un filet de sécurité «aux artistes et aux techniciens qui veulent vivre de leur travail» grâce au financement solidaire de lassurance-chômage. Il nest pas menacé par l«ennemi redoutable», mais par le Medef et le gouvernement. De nombreux organismes publics, mutualistes ou associatifs proposent des bourses décriture. Des collectivités locales organisent des résidences dartistes ou décrivains. Des équipements publics comme les Centres dramatiques nationaux sont confiés à des créateurs qui assurent et financent des compagnonnages artistiques avec des troupes dont ils apprécient le travail. Chacun à son niveau, scènes nationales et théâtres de ville font souvent de même.
À côté de ces situations où largent public contribue à desserrer les liens établis par la propriété intellectuelle entre les aléas du marché et la rémunération des créateurs, il faut observer avec beaucoup dattention la façon dont se recalent ces liens eux-mêmes. La publication de ce livre par les Éditions de léclat en est un bon exemple parce quelle assure lintéressement de lauteur à une marchandise tirée de son uvre sans alourdir de contrôles insupportables les potentialités dInternet. Chanteurs et musiciens, moins assurés des jackpots espérés de la musique enregistrée, reviennent à la scène qui fait vivre aussi. La présentation des CD change. Certains deviennent de beaux objets quon a envie davoir chez soi, doffrir en cadeau et quaucun téléchargement ne remplacera. Il est possible quils résistent à la disparition annoncée des supports et trouvent, comme les disques vinyles, une nouvelle vie dans de nouvelles pratiques. Et puis il ne faut pas négliger non plus ni les profits fabuleux de la filière informatique Bill Gates, patron de Microsoft, est lhomme le plus riche du monde , ni limagination du marché quand un obstacle se dresse sur son chemin. La diffusion de musique et dimages par téléphones portables constitue déjà une voie royale pour faire passer largent de nos poches à la Bourse et récupérer ici les profits perdus là-bas.
Laudiovisuel pose un problème particulier. Le cinéma et la vidéo sont des arts industriels où luvre et le support se confondent. Leur production est onéreuse. Comment faire pour que leurs capacités dautofinancement sur le marché survivent au tonneau percé dInternet? La question nest pas simple et ne peut se résoudre dun revers de main. Mais si elle pose un vrai problème, cest dabord à la production plutôt quaux auteurs, aux artistes ou aux techniciens qui sont essentiellement payés par cachets lors des différentes étapes de la réalisation. Il y a donc urgence à repenser les moyens possibles de la production. En France, lélargissement des formes de mutualisation des ressources mises en place sous la responsabilité du Centre national du cinéma mérite dêtre exploré. On peut aussi sautoriser à se souvenir. Il ny a pas si longtemps, le cinéma, même le très bon cinéma, trouvait à se financer sans sa duplication vidéo qui nexistait pas. On comprend que les firmes audiovisuelles aient cherché à valoriser leurs investissements en semparant de ce marché nouveau. On imagine aussi que le voir fuir de partout est pour elles un crève-cur. Est-ce pourtant une catastrophe de revenir quelque peu à léquilibre antérieur, de recentrer les revenus marchands du cinéma, dont les droits dauteur, sur lévénement social et urbain de la séance de cinéma et dy consacrer les trésors dinventivité que le marché sait déployer pour séduire? Faut-il, pour sauvegarder une source de profit aussi récente, bloquer louverture Internet? Et si les auteurs ny retrouvent pas leurs petits, la part aujourdhui très minoritaire quils perçoivent sur lexploitation de leurs uvres est-elle définitivement fixée?
Tout ça plus ce que limagination sociale na pas encore mis au monde.
Lénoncé de ce bric-à-brac ne porte pas jugement sur lefficacité individuelle ou globale de tel ou tel dispositif. Il se contente de relativiser le rôle de la propriété intellectuelle dans la rémunération du travail créatif, mais aussi, a contrario, les prétendus ravages de la gratuité. Alors que larticulation de linnovation culturelle avec la vie économique et sociale a radicalement changé depuis lépoque où furent inventés le droit dauteur et le copyright, au moment où les puissances financières prennent la conduite de la vie culturelle menaçant les relations humaines dun Titanic anthropologique, cette simple énumération nous donne de lair et fait monter à la surface une série de questions fondamentales. Le rêve de la gratuité doit-il être écrasé au nom dune forme historique, partielle et bancale de rémunération des uvres de lesprit? Doit-on considérer comme une vache sacrée la forme de rémunération des uvres de lesprit la plus propice à lassujettissement de lauteur et de linnovation culturelle aux desseins du capitalisme financier? Nest-il pas temps pour les créateurs de remettre à plat lensemble des relations quils entretiennent avec la vie sociale, rémunération comprise?
Épuisement de luvre-marchandise
Les lignées occidentales de la vie artistique se débattent aujourdhui dans des controverses dépressives qui amènent artistes et commentateurs à proclamer toutes les six semaines la mort de la peinture, du théâtre, du roman, de la musique, de lart en général. Kasimir Malevitch, John Cage ou Marcel Duchamp ont fait de cette proclamation des événements artistiques indéfiniment répétés depuis. Moustacher la Joconde et nous révéler quL.H.O.O.Q., élever une cuvette de chiotte au rang dobjet dart et de motif à commentaires savants, cest un plan dévasion, presque une clef pour sortir de lépuisement où parvient forcément un jour un art axé sur lui-même et des uvres figurées comme des hypostases du dieu Marchandise. Cest rappeler que tout art tient dabord dans un événement social, des regards qui se croisent, se nouent et transforment la vision du monde. Mais le geste salutaire de Duchamp (comme linterminable bégaiement de ses épigones) ne suffit pas encore. Il est encore prisonnier dun regard en arrière qui le condamne à la ponte dune uvre-marchandise. Le système le sait. Il le prouve. Il sen vante. Sûr de son fric, il nous lance, goguenard: «Jai acheté un Duchamp.» Dun appel dair, il fait une valeur refuge. Un croisement de regard termine sa destinée dans la nuit dun coffre-fort. Et dans cette obscurité, «le» Duchamp multiplie la mise de son nouveau maître. Le système a subverti la subversion, passé la laisse, laissé la provocation bénéfique en suspens. Elle est toujours là, interminable point final qui appelle, appelle les mots dune phrase nouvelle.
Ce nest pas en raison dune force quil aurait trouvé en lui-même que lart occidental sest pris pour centre de lui-même. Il était partie prenante dun mouvement historique qui le débordait de toute part, un mouvement non de lart, mais de la société. La clef invoquée par Malevitch, Cage ou Duchamp pour sortir de là ne se trouve ni dans une exposition davant-garde, ni dans une revue littéraire, mais dans une jonction nouvelle entre lhistoire de la société et celle des signes quelle se donne pour se dire. Il faut la chercher dans une nouvelle confluence de lhistoire sociale et de lart, confluence qui provoquera, qui provoque déjà la naissance des formes et des signes capables de nommer le nouveau monde, cest-à-dire de le faire advenir au réel humain. La vieille société marchande, quand elle était jeune, a brisé les barrières et laissé sépandre des forces qui voulaient vivre. Aujourdhui que le rêve de la gratuité trouve des outils nouveaux pour sincarner massivement dans les échanges humains, ce monde artrosé y voit un ennemi redoutable et se hérisse de barbelés. Mais tout porte à croire que lennemi redoutable des uns est lefficace ami de ceux qui ont encore de la souplesse dans les jambes et le goût des poignées de mains. Face aux enclos dressés pour protéger les gisements de plus-value capitaliste, quelle liberté plus radicale que la gratuité? Cest pourquoi, même à ceux qui gémissent sur leurs droits dauteur malmenés par internet, je suggère délargir le champ, de considérer léconomie de leur activité avec une focale plus large. Et dabord scruter attentivement ce qui se joue du côté du rêve tenace de la gratuité qui na pas éclos dans la tête des esprits forts, mais est enfanté par un désir de liberté à luvre depuis longtemps dans la communauté des humains.
4. Crise du temps humain
Dans les Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse (Editions sociales, Tome II, p. 192 à 194), on lit sous la plume de Karl Marx cette théorie fascinante: «À mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail.» Au milieu du XIXe siècle, le capitalisme industriel est encore loin davoir généralisé lexploitation capitaliste de lactivité humaine par la marchandisation du temps. Et déjà Marx voit poindre une crise nouvelle. Le développement de la mécanisation et de la productivité permet dimaginer une production presse-bouton où la machine assumerait lessentiel des tâches. Le temps de travail humain nécessaire à la production des marchandises devient négligeable. Cela ne signifie pas pour autant que lhumain soit voué à linactivité: «(Cette puissance), indique Marx, na aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et de la technologie. Lhomme /.../ se comporte en surveillant et en régulateur du procès de production lui-même.» Le niveau global de civilisation développé par lhumanité devient le principal facteur de production des automobiles, des casseroles et des chandails. Autrement dit, les êtres humains peuvent se consacrer presque exclusivement au développement de la civilisation dans ses aspects cognitifs et symboliques et laisser aux machines le soin de la concrétiser en richesses matérielles. «Dans cette mutation, ce nest ni le travail immédiat effectué par lhomme lui-même, ni son temps de travail qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse, mais lappropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature.» Lêtre humain nest plus un rouage de la production. Il nest plus un remplaçant momentané de la machine. Sa fonction nest plus du tout mécanique. Elle consiste désormais à cultiver sa créativité, à produire son humanité, son histoire, sa culture et tout ce qui le distingue progressivement de lanimal ou de la machine. Il conçoit, dirige, surveille la mécanique: le contraire de la chaîne qui cannibalise le Charlot des Temps modernes. Lutilité de lindividu humain dans le processus de production des automobiles, des casseroles, des chandails est enfin placée tout entière dans la capacité quil a acquise avec les autres de comprendre la nature et dagir intelligemment sur elle. Son activité peut désormais se consacrer à cultiver ça! «Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé dêtre la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement dêtre sa mesure, et par la suite, la valeur déchange dêtre la mesure de la valeur dusage.» Logique, mais vertigineux. Aujourdhui, automobiles, casseroles et chandails séchangent en gros sur la base du temps de travail quil a fallu mettre sur le marché pour les produire et qui mesure leur valeur déchange. Produits sans travail, ils nont plus ni «valeur déchange», ni prix. Ils nont plus que leur utilité mise en face de notre capacité à en jouir. Gratuitement. «Le surtravail de la masse a cessé dêtre la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé dêtre la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie lécroulement de la production reposant sur la valeur déchange.» Ce que nous connaissions, cétait dun côté, laristocrate ou le bourgeois qui ont le temps de se livrer aux joies de lesprit, de lautre des masses abruties par des travaux sans qualité pour lesquels suffit un bagage intellectuel minimum. Et ça, cest fini. Conséquence, tout le système marchand sécroule et commence une nouvelle vie: «Cest le libre développement des individualités /.../, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous.» Donc voilà ce que Marx avait en tête quand il parlait de communisme: nous imaginer tous voués à lart, à la science et à jouir de la vie
Le travail de lesclave est gratuit
Le texte de Marx porte la marque dun temps où lindustrie occupe tout le champ de vision. Les potentialités nouvelles ouvertes aujourdhui par linformatique et le multimédia sont insoupçonnées. La démonstration passe à la trappe locéan des corvées nécessaires à la vie sociale où les gains de productivité resteront marginaux. Naccordons pas plus quelle ne peut donner à cette utopie rationnelle. Reconnaissons-lui néanmoins davoir saisi en quelques phrases la collision historique qui bouleversent le rapport des êtres humains à leur temps et à leur activité. Longtemps, travail contraint et libre activité se distribuent non pas à lintérieur de chaque vie, mais en bloc, selon la classe sociale à laquelle on appartient. Il y a les classes vouées à diriger la civilisation: organisation des pouvoirs, développement des connaissances, luxe des plaisirs et de lart, vertiges de la guerre, encens des rites. Par la force des armes et la puissance des traditions qui consacrent le partage entre vainqueurs et vaincus, les classes dominantes dégagent leur temps de la contrainte pour se consacrer au développement général de la civilisation dont leur non-travail est la condition. Les peuples défaits sont condamnés au surtravail perpétuel. Le citoyen riche de la cité esclavagiste ou le seigneur féodal libèrent ainsi leur temps du travail et se donnent le luxe de pouvoir le consacrer au libre développement des individualités, dont ils proclament à raison la dignité supérieure. Ce partage par vies entières du temps libre et du temps contraint se distribue sur des bases quasi raciales entre les lignées de vainqueurs et les lignées de vaincus. Le travail est lobligation globale des humains subalternes. Dans les rapports sociaux esclavagistes ou féodaux, le temps travaillé nest pas une marchandise quon achète. Il est un butin dont on dispose. Gratuitement.
Avec le capitalisme, lexploitation du travail ne sopère plus dabord par la capture du travailleur et son assujettissement personnel, mais par cession marchande de ce que Marx a appelé la force de travail. Comme être vivant et pensant, je dispose dun potentiel dactivité que je puis exercer de façon autonome, mais également vendre à quelquun qui trouve intérêt à sen rendre maître. Quand le patron machète ce potentiel moyennant salaire, il sagit dune marchandise encore virtuelle et qui va sinscrire dans la réalité sous forme de travail. Toute richesse marchande provient du travail. Tout travail se réalise dans le temps. Le temps de travail devient ainsi la mesure de toute richesse marchande. À lâge du temps-marchandise, la frontière où se joue lémancipation humaine change de place. Elle ne sétablit plus sur la distinction personnelle entre le maître et lesclave ou le serf, mais sépare le temps gratuit, dont nous gardons la maîtrise, et le temps vendu placé par lacte de vente à la disposition de son acheteur. Pour prendre la main et donner toute sa force productive au temps dont il se rend maître moyennant salaire, le capitalisme promeut la liberté de vendre et dacheter, ainsi que légalité en droit qui fait de nous tous des contractants en puissance. On expérimente vite que le commerce du temps est biaisé, que le détenteur des moyens de production a la main sur le prolétaire, dont la seule propriété est un potentiel dactivité réalisable en temps de travail. Mais leur abstraite et nécessaire égalité, la liberté commune de vendre et dacheter bouleversent néanmoins toutes les lignes. Cest désormais en traversant la frontière qui sépare le temps gratuit du temps vendu que la masse échappe au surtravail et accède à la libre activité, consacrant enfin son énergie au libre développement des individualités.
Féminisme et salariat
Lexemple de lémancipation féminine offre une bonne illustration du télescopage évoqué dans le texte des Grundrisse, ainsi que des rôles successifs et contradictoires quy tient la gratuité. Jusquà présent, le pouvoir patriarcal fonctionne sur le mode antécapitaliste de lasservissement global et personnel. Le capitalisme a montré quil était disposé à saccommoder très tranquillement de lasservissement domestique des femmes, comme il a su utiliser à son profit lesclavage des Africains. Ces types doppression extra-capitalistes se sont inscrits sans peine dans le système général des pouvoirs et de la production modernes. Ils ne sont pas des morceaux de Moyen-Âge égarés dans les temps nouveaux, mais constituent bien un volet de la modernité occidentale. La traite atlantique est une invention de la modernité occidentale et elle en a pour longtemps modelé la figure. Dans les sociétés capitalistes occidentales, loppression patriarcale prend des formes inédites, par exemple la pudibonderie bourgeoise, qui redistribuent les cartes du pouvoir à la moderne. Cependant, le capitalisme est un prédateur dune grande souplesse. Et quand la révolte sajoute à la tension libérale pour mettre en cause ces oppressions personnelles, il retombe encore sur ses pattes. Libérer les femmes de lassujettissement patriarcal, cest ouvrir le marché du temps humain et donc un nouveau gisement pour la valorisation du capital. Notons que cette libération libérale du temps, cette libéralisation marchande de lactivité sopère dabord contre la gratuité. En effet, lorsquelles sont encore assignées comme par nature aux corvées ménagères, les femmes ne sont pas payées pour ça. Pas davantage que les esclaves. Elles effectuent ces travaux gratuitement. Et ce temps gratuitement mis à disposition de la famille patriarcale est la forme même de leur subordination. Aussi voit-on le mouvement démancipation féminine remettre fermement en cause cette gratuité et revendiquer à juste titre le travail salarié comme une libération. Premier moment dans la commotion du temps.
Donc, en sémancipant de loppression patriarcale, les femmes se rendent libres de vendre à leur profit un temps dont elles disposent désormais de façon autonome. Cette libération nest pas formelle. Elle est bien réelle. Elle se traduit par un revenu disponible, par des allées et venues sur lespace public, des occasions tout à fait nouvelles de socialisation. Sans compter la valorisation symbolique qui sattache à des travaux naguère affectés aux mâles. Mais cest en plaçant leur temps à la disposition dun nouveau maître quelles échappent à la gratuité de la domesticité conjugale. Les femmes se libèrent dune soumission personnelle et globale, mais cest par laliénation jour après jour de leur temps sur le marché du travail. Alors elles découvrent, avec les hommes, la nouvelle frontière démancipation que trace la possible gratuité dun temps libéré de sa marchandisation capitaliste, gratuité nouvelle, autonome, riche de toutes les potentialités humaines. Nous en sommes là, au cur de cette crise-là.
Virtualisation du temps humain
Temps vendu. Temps contraint. Mais aussi temps vidé. Ce quachète le capital sur un marché du travail désormais mondialisé, ce nest pas dabord du travail, cest cette marchandise magique qui permet le profit: notre force de travail, notre potentiel dactivité. Une fois quil en a fait lachat, le capital a un intérêt évident à utiliser au mieux ce potentiel quil a fait sien. Dabord quantitativement. À léchelle planétaire, toujours davantage dhumains rendus disponibles à lenrôlement dans le salariat. À léchelle de chaque existence, toujours davantage de temps rendu disponible au travail salarié. Cette boulimie a pour seul médicament la résistance organisée des travailleurs, qui imposent des lois et des conventions limitant le temps de travail: âge de la scolarité obligatoire, âge de la retraite, temps de travail hebdomadaire, jours fériés, congés payés. Mais cest réversible, et de lapprentissage à quatorze ans au lundi de Pentecôte, aucun canton du temps libéré nest plus en sécurité face à la fringale dun marché qui a retourné le rapport de forces en sa faveur.
Regardons aussi ce qui se passe du côté qualitatif. Le rêve du capital, cest dacheter au salarié un pur potentiel dactivité afin de pouvoir le mettre en uvre à sa guise avec le maximum de souplesse, une pure virtualité. Il sera toujours impossible dy parvenir, parce que la travailleuse ou le travailleur sont des personnes avec des qualités, des histoires, des tempéraments, des compétences et des limites qui leur sont propres. Et aussi parce que les conditions techniques du procès de production imposeront longtemps encore des compétences particulières. Même commercialisé sous la forme virtuelle dun simple potentiel dactivité, notre temps reste lourdement individualisé. Et il est impossible de laliéner tout à fait. Lamitié qui naît dans la société dun bureau ou dun atelier excède le contrat de travail. La joie de faire et de se sentir utile traverse aussi lactivité vendue. Lenclos défini par le contrat de travail permet parfois quon y épanouisse sa personnalité. Le pouvoir patronal nest pas contre par principe. Des amitiés de bureau, pourquoi pas, tant quelles nentravent pas la flexibilité du personnel. Il sait même manager ces rigidités et les retourner en sa faveur. Mais le rêve du capital, sa tension fondatrice reste de trouver sur le marché du temps vide, mobile, flexible, du temps-récipient afin de le remplir selon ses seuls critères. Un aspirant salarié déclare: «Ma mère est malade. Elle nen a plus pour longtemps et je ne peux pas méloigner du village.» Du point de vue du capital, son temps trop plein, trop lourd le disqualifie par rapport à lorphelin sans attache ou à laffamé prêt à tout. Vider le temps. Laisser vider son temps. Une multiplicité de dispositifs ont pour mission deffectuer la vidange: flexibilité, précarité, mobilité, contrats de travail sans garantie de durée, surqualification, sousqualification, globalisation planétaire du marché du travail, stress des cadres, esprit dentreprise, etc.
Lourdeurs, lenteurs et singularités
Aux innombrables dispositifs destinés à briser les lourdeurs, les lenteurs et les singularités qui sont la substance même dun libre développement des individualités sajoute désormais un embrigadement des subjectivités qui sapparente en bien des endroits à du lavage de cerveau. Il faut endosser subjectivement les objectifs de lentreprise. Non pas ses objectifs qualitatifs dusage: construire un bel immeuble où les gens seront bien. Ses objectifs quantitatifs de rendement, auxquels tout est subordonné. Et pour les récalcitrants, le placard ou la porte. Le critère du rendement nest pas nouveau. Mais il est nouveau den faire la règle morale du salarié. Il est également nouveau que les entreprises non capitalistes administrations, mutuelles, collectivités se conforment aussi étroitement et sans nécessité à ces fonctionnements.
Un jour, un chercheur salarié par le groupe pharmaceutique mondial Sanofi-Aventis me fit cet aveu: «Il y a vingt ans, mexpliquait-il, quand jai voulu me faire embaucher, mon métier, que jaimais, était de trouver des médicaments pour soigner les gens. Aujourdhui, ma mission est simplement de travailler sur des produits capables de générer entre 20 et 30 % de profit.» Sa profession, son goût de faire, son utilité sociale, ses motivations éthiques se trouvaient comme vidés de leur substance, brutalement, explicitement accordés à un objectif où ni lui, ni la société navaient un intérêt direct, et il en était malheureux. Le capitalisme pharmaceutique de papa admettait quà un certain niveau de la hiérarchie, ses employés pouvaient se construire des motivations autonomes et il sen accommodait. Le capital financiarisé daujourdhui se sent assez fort pour rappeler à tous quil ne leur a acheté ni leur utilité sociale, ni leurs motivations éthiques, mais un potentiel dactivité, une marchandise virtuelle à concrétiser au mieux des intérêts des actionnaires. Et il faut pour cela briser la tendance atavique du salarié à réinvestir sans cesse son temps et son activité de contenus concrets et singuliers. Il faut le conduire à cette «insoutenable légèreté de lêtre» qui permet de sapprocher du rêve capitaliste, un temps humain vidé de tout son poids.
La dernière décennie est marquée par des avancées significatives du capital dans lassujettissement quantitatif et qualitatif du temps humain. Ces succès sont malgré tout bornés par des modifications dans la nature même de la répartition du temps gratuit et du temps vendu. Longtemps, la part non vendue de notre temps permettait tout juste dassurer la réparation des forces. Elle était comme placée dans lorbite du temps de travail, satellisée autour de lui, mise à son service, envahie par son imaginaire et ses valeurs. Les luttes salariales, les progrès de la médecine et lallongement du temps de la vie lont fait basculer dans un autre univers, aussi bien temps de loisirs que temps destiné à une activité supérieure, pour reprendre une expression de Marx dans le même texte des Grundrisse. Cependant, la libération du temps humain ne sexerce pas sur une matière inerte. Lorsque lexistence sest laissé vider et quelle en a pris le pli, lexercice de la liberté devient une gageure. Le capital compte sur ça, cette vacuité potentielle du temps libéré pour le remettre en orbite autour de lui et réduire ainsi son autonomie. Pour y parvenir, il use de deux tentations. Au retraité qui sennuie, il rappelle quemployé sous ses ordres, il navait pas le loisir de sinterroger sur le temps qui passe. À la ménagère dépressive, il propose le vertige hypnotique des écrans publicitaires, des loisirs standard et des hypermarchés. Pousser le diable ou remplir le caddy. Sans fin. Sans but. Le temps dépossédé. Les repères qui nous permettaient de donner du poids à nos jours se sont évanouis dans le lointain. Alors nous implorons le pouvoir pour quil les remplisse. Il le fait à sa guise et à son profit. Il nous ajoute à sa mécanique.
La poésie nest pas une marchandise
Mortelles tensions sur lespace commun, révolution du libre échange grâce à la prolifération Internet, vacillement de notre rapport au temps sur les frontières qui séparent le marchand de linaliénable
La dernière décennie a connu de brutales avancées du marché encadrées par la montée du contrôle et de la répression. Mais elle a vu aussi souvrir à la gratuité des perspectives tout à fait inédites. Pas uniquement des perspectives. Déjà de lexpérimentation. Pas seulement louverture dun rêve. Mais de nouvelles mises en uvre.
Travaillons un exemple, un seul, de cette utopie à luvre. Il est possible que lexemple choisi paraisse très périphérique à certains lecteurs. Mais ce sera, me semble-t-il, par un de ces effets doptique que provoque la puissante gravitation du marché et qui tord la lumière de la gratuité à la façon dont des trous noirs tapis dans lespace dérivent le rayonnement des étoiles. Lexemple est la poésie, ou plutôt léconomie de la poésie. Ce précieux canton de lactivité humaine est en train de sortir du marché. De A à Z. Depuis le travail et le temps quil faut pour écrire jusquaux rencontres où les textes se partagent. Dans la poésie, dans léconomie de la poésie, toutes les crises dont ce texte a décrit le nud trouvent comme une issue.
Crise du temps humain
La poésie ne rapporte pas dargent, pas assez dargent pour être une activité concurrentielle sur le marché du temps. Au regard du critère unique qui est laugmentation du taux de profit, elle nintéresse pas. Mais elle ne meurt pas pourtant. Elle vit. Elle vit fort. Elle fructifie dans le temps quon lui laisse, le temps gratuit, et dans la forme dactivité qui lui convient, la libre activité. Celles et ceux qui pratiquent lart de la poésie vendent de leur temps, les pauvres. Il le faut bien. Par ailleurs. Pour pouvoir faire leur marché. Mais la poésie! Regardez-les, ces puissants forgerons. Ils repoussent à lextrême de leurs forces les parois blindées du temps vendu et lespace quils dégagent grâce à ce repoussement, ils le magnétisent. Sans le dire et peut-être sans le savoir, ils rejoignent à leur façon le grand mouvement civilisateur engagé par la classe ouvrière pour la réduction du temps de travail vendu et «labolition du salariat», comme on disait naguère jusque dans les statuts de la CGT. Le temps gratuit du poète nest pas vide. La poésie lenvahit et lenchante. Le syndicaliste et le poète ont des choses à se dire.
Crise de léchange
La poésie du temps gratuit séchange. La poésie est occasion de rencontre et de partage. Elle ne séchange pas comme une marchandise, parce quon ne sait même pas si on sera capable de la goûter. Parce que le poème sinscrit toujours dans la singularité aléatoire de la rencontre. Il peut faire du bien, comme une canette de coca-cola glacé au midi dun jour chaud peut, elle aussi, faire du bien. Mais contrairement à la canette de coca, la satisfaction quon attend du poème reste un mystère dont largent ne sera jamais la mesure. On en aura toujours trop ou trop peu pour son argent. La poésie nest pas une marchandise. Les poètes et les amis de la poésie se transmettent les textes dans des réunions ou par Internet. Ils se les parlent. Ils les apprennent par cur. Ils publient même et achètent aussi des livres, mais les éditeurs de poésie sont souvent des artisans, ouvriers dune marchandise artisanale clairement subordonnées à son usage. Une marchandise honnête acceptant de se laisser déborder par son bel usage.
Crise de lespace commun
Libérée de la double contrainte du pouvoir et du marché, la poésie prolifère et se dissémine. Son histoire sest longtemps représentée comme un vecteur gradué, comme une course au podium: prix littéraires et chapitres calibrés dans les programmes scolaires. Désormais, il y en a trop. Cest statistique. Trop dhumains sachant lire et écrire. Trop envie de faire un tour dans les sentiers inexplorés du langage. Trop étroits, les podiums. On persiste à parler de littérature contemporaine ou dhistoire de lart. On le fait avec linnocence de croire à ces mots menteurs où il est impossible de faire entrer autrement quau brodequin de fer les lignées littéraires et artistiques extérieures au centre de lempire occidental. Et quand ce traitement ne suffit pas, les arts non blancs sont déclassifiés en arts premiers ou en musique du monde. On est en train de construire un musée pour ça, quai Branly. Mais avec la poésie en réseau, en tissu, la généalogie impériale commence à vaciller. Le texte du chasseur-donso produit par oral dans des funérailles passe sa navette africaine entre les autres fils du tissu et ça rend bien. Dans le réseau des poésies croisées que délaisse le marché, lespace commun sétablit et se ressent.
Crise du langage
Les privatiseurs de langage ont délaissé la forge où se travaillent les mots du poème. Rien à tirer de ça. Sans valeur. Champ libre pour la vérité.
Pas sérieux, la poésie? On peut le dire en effet, puisque la règle du sérieux et de limportant, létalon sur lequel tout semble devoir sévaluer, cest largent. Mais alors il faudra en dire autant pour lamitié, la vie associative, lamour, léducation nationale, la promenade en bord de mer ou dans le bois communal, la conversation, la sécurité sociale, le meeting politique, la prière, léclairage public, la lumière du soleil, la bibliothèque municipale, le soin des enfants, lexercice du droit de vote, tous les biens produits par la libre activité, les grandes joies et les vraies mélancolies qui toujours se dissolvent à la perspective dêtre mises en vente
Au fait, si je nous rappelle que la gratuité nest pas à la périphérie de notre existence, mais quelle est en son axe, que le plus important dans nos vies nest pas ce qui sachète mais ce qui est sans prix, si jen conclus quil est bon de donner davantage despace à cette gratuité axiale et de périphériser ce qui se vend, cest une billevesée ou ça mérite quon creuse la question?
Pour la gratuité (1995)
à Safi
Avertissement
Pourquoi la gratuité?
Parce quelle existe. Parce quelle est linverse du marché qui se présente aujourdhui, de façon si pesante, comme lhorizon du projet humain. Parce quelle provoque, là où elle se déploie, une sympathie presque générale. Parce que la permanence despaces de gratuité enfonce un coin dans la toute-puissance de largent. Parce quaucune existence ne se vit sans être confrontée aux valeurs essentielles dont elle senvironne. Parce quelle offre peut-être une voie pour répondre à la question si brutalement posée par leffondrement du soviétisme: le dépassement du règne capitaliste est-il tout simplement faisable?
Cette interrogation-là a été le point de départ de ma réflexion. Elle plonge dans les déboires du mouvement de transformation sociale auquel, comme citoyen, jai cru et participé. Elle occupe presquentièrement la première partie de ce texte. Le lecteur quaura séduit le beau vocable de gratuité, mais qui ne se sent pas directement impliqué dans les aventures, les rêves ou les théorisations du «progressisme» politique aimera peut-être retrouver plus vite et plus directement la chair du sujet. Quil passe alors à la seconde partie, et sil est intéressé par la problématique développée, il aura le goût, je lespère, de revenir en fin de lecture à ces premières pages.
Quelle est la légitimité dune telle réflexion?
Les grands systèmes de pensée se sont effondrés. En même temps, le champ des connaissances sest tellement étendu, tellement diversifié quil semble bien présomptueux de penser légitimement sans se limiter à une spécialisation qui interdit tout point de vue densemble.
Peut-être reste-t-il néanmoins raisonnable de se fonder sur une constatation de bon sens: tout homme occupe une position unique et veille à un poste dobservation quil est seul à tenir comme si, dans une tour immense percée de meurtrières ou de trous de souris, chacun était fixé à sa lucarne, bénéficiant de panoramas plus ou moins larges mais toujours limités, ne voyant le monde que peu, ou mal, ne discernant quun lambeau de ciel, quun arpent de désert, un buisson dans la forêt profonde, un filet deau, prenant souvent sa parcelle de lumière pour la totalité des choses, linterprétant à laune de son bout de vision, se perdant dans ses déductions trompeuses et pourtant sommé par son esprit de témoigner sur ce quil voit.
Ce texte sur la gratuité prend racines dans mon histoire personnelle. Cest elle engagements, expériences, lectures, conversations
qui en a créé la motivation et fourni laliment. La pensée comme témoignage critique. Non pas mise en système, mais mise en relation. Avec lespoir que ce témoignage atteindra dautres hommes, dautres centres de pensée qui sont eux aussi placés sur un poste de guet au paysage unique, que de cette rencontre naîtra la vérification des idées et leur enrichissement.
Jai conscience que la confrontation avec ceux qui, dans une discipline ou dans une autre, ont réfléchi à la gratuité et la plupart dentre eux ont des titres plus importants que les miens à le faire , pourront mettre en défaut bien des idées que jexprime. Dune certaine manière, je le sollicite. Mais je sais aussi que pour soi comme pour quiconque, cest prendre ce risque, ou refuser de penser. Contre tout ce qui mutile cette faculté si noble, contre les intimidations multiformes par lesquelles tant de gens sont conduits à y renoncer, je serais comblé si, répondant à une belle expression un peu désuète, la lecture de ce texte pouvait donner à penser.
Comment être utile?
Cet essai nest pas neutre. Il est engagé contre la conquête de lêtre par lavoir. Les idées, les points de vue, les intuitions, les sentiments quil exprime et réunit sont polarisés par cet engagement. Face aux valeurs du marché, quil combat, il voudrait contribuer à renforcer une culture de la gratuité, à en dessiner la cohérence. Sil aide à la mobilisation des esprits à leur mise en mouvement, au refus de lengourdissement sous lhypnose des pouvoirs de tous ordres , alors, il est utile. Sil peut être lu non comme un traité, mais comme une proposition, alors, il est utile.
* Le texte qui suit a été publié en 1995 aux éditions Desclée de Brouwer dans la collection «Éthique sociale». Nous avons préféré le reproposer à la lecture sous sa forme originale à quelques détails près et en «commenter» en note les éléments qui nécessitaient une mise à jour.
1. Une frontière à lempire-marchand
La plupart du temps, les rayons du soleil échappent aux lois du marché et la lumière quils répandent sur chaque matin de la Terre ne fait pas acception des comptes en banque. Bien sûr, il y a les yeux qui refusent, les grincheux, les porteurs de raybans, les noctambules; il y a des yeux qui ne savent pas voir trop nigauds ou mal éduqués ; il y a aussi les yeux de laveugle, les yeux crevés, les blessures irrémédiables du corps. De chaque il selon ses capacités à chaque regard selon ses désirs. La lumière du soleil est gratuite.
Ainsi, ce que saint Benoît avait imaginé dans les privations du monastère, ce que Staline voulait construire en caserne et par la trique, le rêve antique du communisme saccomplit chaque matin dans la profusion, de préférence au mois daoût, et à la joie dune forte majorité des bénéficiaires.
Tout nest pas à vendre
Il ne faut pas rêver. On ne vit pas de lumière et deau fraîche. Et pourtant, cet exemple simple mais massif dun bien universellement dispensé rappelle quelques scies de la sagesse populaire. On dit: «Largent ne fait pas le bonheur.» Sauf maniérisme de salon, il ny a pas desprit normalement constitué qui ne souscrive à cette puissante banalité. On dit aussi, en creux, par dépit: «Tout se vend, tout sachète.» Ces phrases sont affirmées, il faut le noter, dans toutes les classes de la société. Les méchantes langues relèveront un ton plus cynique nostalgie? dans les salons bourgeois, de lamertume ou de la revanche quand elles sont dites avec laccent des faubourgs. Mais enfin, il existe bien, un peu partout, un puissant attrait de la gratuité, le sentiment profondément enraciné que sans les choses inachetables celles quil faut donc à tout prix préserver du marché , sans les choses gratuites, la vie perd son goût. Et ce sentiment partagé naît dune expérience commune la lumière du soleil en est un exemple , quon pourrait aussi appeler communiste au sens prémarxiste du terme, puisque lutopie communiste, cest justement la société imaginaire où tous les biens dont lhomme a besoin pour vivre et construire son éventuel bonheur sont produits à suffisance et gratuitement délivrés.
Lunivers du marché, celui où, par définition, tout se vend et tout sachète, sent bien que spontanément le consommateur qui est aussi un être humain, attache souvent plus de prix, accorde davantage de valeur à ce qui reste gratuit, inaliénable. Aussi, placé dans la nécessité de répondre à cette concurrence idéologique, le marché qui se confond désormais avec le marché capitaliste a tenté, dans ces dernières années où il sest tellement étendu, de trouver des parades en donnant des étaies morales à ses conquêtes. On a vu des jeunes filles et des jeunes gens étudier le meilleur moyen de se vendre, fiers quand ils y parvenaient, désolés et vaguement honteux lorsque par une résistance incontrôlée de lesprit, cet art leur restait étranger. Le gagneur (gagneur dargent, gagneur de places, car il y a beaucoup de choses à gagner et qui ne sont pas comprises dans cette acception du terme) a été présenté comme modèle à la société. LÉvangile même, par dextravagantes contorsions mentales, est sollicité pour justifier la polarisation croissante de la société entre élite et rebut et Georges Gilder, un des gourous du reaganisme, proclame que dans le capitalisme, qui «repose sur la confiance dans ses voisins, dans la société et la logique compensatrice du cosmos [
], la morale et la Providence président aux aventures de la raison» (in Richesse et pauvreté, Albin Michel, 1981).
Mais sans égard pour la divine caution, cest tout naturellement quon affecte à la gratuité ce communisme pratique des valeurs obstinément positives. Entre «Ça ne vaut rien» et «Cest gratuit», deux expressions qui pourraient être synonymes, il y a lépée de feu qui chasse Adam et Ève de lÉden. Partout où lon parle dhonneur, de dignité, de générosité, damour, de compassion, dhospitalité, de courage, le marché doit céder le pas. On peut sans doute en acheter tous les simulacres de la tragédie au mélodrame, la littérature est pleine de ces tristes aventures, et la vie aussi. Il reste néanmoins, issue dune expérience aussi universelle que le bon sens cartésien, une conviction diffuse répandue dans la société tout entière: seules les choses gratuites donnent sa valeur à la vie humaine.
À cette conviction, il faut ajouter une bonne nouvelle: la gratuité nest pas seulement une nostalgie de poète, ni la butte témoin de civilisations perdues, ni laimable utopie de moralistes déçus par largent; elle existe bel et bien; elle tient des positions concrètes, solides dans la vie des hommes, dans leurs représentations, comme dans lorganisation économique de grandes nations modernes. Quoique partout menacée, elle continue à simposer et parfois même, elle conquiert de nouveaux territoires. Lécole gratuite ou la sécurité sociale, attaquées, en recul, tiennent bon malgré lasphyxiant corset du libéralisme. Silencieusement, pas à pas, benoîtement emmitouflé dans un apolitisme administratif de bon aloi, mais sappuyant en secret sur la sourde approbation dune société brutalisée par largent, une institution comme le Conservatoire du littoral, arrache à la spéculation foncière des morceaux de paysages qui sont ainsi rendus à la communauté des citoyens et à la liberté des oiseaux de mer
Comme si elle puisait ses forces plus profond dans lêtre humain et dans la mémoire secrète des sociétés, la gratuité exerce sa résistance avec une relative indifférence aux bouleversements de lhistoire immédiate. Bien sûr, le règne de lEmpire marchand la met directement en cause et fait peser sur elle une menace mortelle. Mais en dépit de limmense pouvoir quil étend sur le monde, malgré son éclatante victoire contre le communisme, il doit biaiser, ruser et ne se risque pas à décréter labolition pure et simple des gratuités établies.
Cette constatation peut être utilement confrontée avec la question majeure posée par le XXe siècle à lorganisation des hommes, celle que la déroute des régimes communistes et lalignement des pouvoirs sociaux-démocrates laisse aujourdhui sans réponse: la faisabilité dune authentique transformation sociale. Autrement dit: la gratuité offre-t-elle un levier, une arme efficace contre lassujettissement de la société aux rapports sociaux établis par le règne capitaliste et lenvahissement du marché? Peut-elle se traduire en objectifs concrets, en succès politiques? Et en premier lieu: sa mise en uvre permet-elle dimaginer une alternative aux deux tares qui ont entraîné la ruine du socialisme réel: le totalitarisme et la dictature?
Une vraie transformation sans messianisme politique
Un point de vue messianique a longtemps encombré la pensée de gauche. Ce point de vue est totalitaire au sens où le projet politique prétend intervenir sur la totalité de lhomme; il lest également par lillusion que cette totalité émergerait potentiellement toute entière à la conscience (à ses Lumières, à sa Raison, à sa Science), quelle serait ainsi potentiellement toute entière un objet dexpérience, toute entière manipulable. Les premiers balbutiements dune compréhension scientifique de lhistoire enflamment à juste titre les esprits, et lon en déduit demblée, sans détour possible, la totale feuille de route du progrès. En 1968, on annonçait que «tout est politique». Cétait révéler à Monsieur Jourdain quil fait de la prose, car toute action humaine est forcément colorée par des déterminations qui touchent à lorganisation collective. Mais ce truisme ne doit pas faire oublier que, de la même manière, tout, chez lhomme, est biologique, psychologique, soumis à la loi de la gravitation universelle et quil y a cependant un paquet de médiations entre les choix politiques et la façon de faire son lit! En 1981, porté par un immense espoir politique, un parti de gauche brigue le pouvoir, et cest pour «changer la vie». Quand une assemblée de députés promet le bonheur, difficile de ne pas être déçu. La magie des démiurges sur maroquins ne résiste pas à un accident de mobylette ou à une bonne peine de cur! Encore heureux quen France au moins, ce bonheur-là nait pas été décrété obligatoire comme ce fut le cas, pour le malheur de ceux qui nen voulaient pas, à lEst.
En mettant à jour et en analysant quelques unes des déterminations qui, en effet, font lhistoire, le marxisme donnait des armes pour agir et transformer vraiment. On sen empara pour tracer la ligne dune eschatologie nouvelle inscrite dans le destin de la collectivité humaine. Cétait la découverte de la nécessité sans la reconnaissance du hasard, le socialisme inéluctable sur lautel duquel tous les sacrifices étaient dagréable odeur. Mais si la victoire du socialisme était inéluctable, pourquoi les mouvements communistes prévenaient-ils à juste titre contre la menace dune guerre nucléaire capable danéantir lhumanité entière et les espérances socialistes avec? Si la victoire des peuples contre la conquête coloniale et limpérialisme était inscrite dans les gènes de laventure humaine, comment expliquer la disparition corps et biens des Indiens caraïbes et de quelques autres? Sans compter que ce pieux optimisme, cette foi dans le paradis des peuples allégeaient la conscience des tchékistes en alourdissant leur bras puisque paraphrasant Simon de Montfort, le massacreur des albigeois, ils pouvaient sécrier devant les foules du goulag: «Lhistoire reconnaîtra les siens.»
Un des piliers théoriques du progressisme totalitaire résidait dans cette eschatologie, laffirmation que se succèdent inéluctablement des étapes historiques chaque fois meilleures à lhomme esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme, communisme . Chacune de ces étapes historiques est représentée comme une globalité dont tous les éléments seraient en quelque sorte orientés, magnétisés par les rapports de domination entre classes sociales (sous le règne capitalisme, hormis le happy few qui compose lavant-garde révolutionnaire, tout sera interprété par cette avant-garde autoproclamée comme servant le capitalisme). Et pour verrouiller cette globalité et maintenir sa cohérence, un deus ex machina: le pouvoir dÉtat. Cette simplification téléologique des pistes ouvertes par le marxisme dans la théorie de lhistoire et de léconomie a eu des effets profonds et dévastateurs: foi scientiste dans la capacité à analyser, à prévoir, à intervenir, hypertrophie du rôle dévolu au pouvoir dÉtat, surestimation de sa capacité à jouer sur les rapports de force qui traversent la société dans ses profondeurs. Des illusions doptique qui induisaient, au bout du compte, un comportement dapprentis-sorciers sanctionné par la ruine économique, puis leffondrement politique.
Plus enfouie, plus pesante, plus complexe quon ne lavait analysée, la réalité sociale et son Histoire résistent à la théorie (au parti) qui affirme avec orgueil: «Tout est sous lempire de notre conscience, tout peut changer, tout a changé.» Et comme la menteuse, ce ne pouvait être que lénervante, la cachottière réalité, la propagande et la police se virent assigner pour mission de la corriger, gommant sur les photographies officielles et dans la vie sociale les personnages ou les situations qui faisaient lapsus et par lentremise desquels émergeait, derrière la limpide planification du progrès, le poids du non-dit, du non-vu, du non-su, du non-officiellement désiré, du censuré, de limprévu (à gauche, notamment chez les communistes, celui qui pense bien est proclamé politiquement conscient, sacré appel aux vengeances de linconscient!)
De ce point de vue, la myopie de la vulgate marxiste (les grandes espérances de lhumanisme stalinien) quand elle analyse et traite la question nationale est tout à fait saisissante. Pleine de loptimisme que lui donne sa totale conscience de la réalité la découverte des mécanismes économiques de limpérialisme dont la puissante et néfaste efficacité sur les relations humaines est en effet déterminante , elle annonce pour demain, sans autre forme de procès, le règne de la fraternité universelle.
À travers larchétype biblique du premier conflit meurtrier, conflit tribal, ethnique, national ou tout ce quon voudra, jalousie mortelle qui ancre lhistoire humaine dans laffrontement entre le cultivateur sédentaire Caïn et son frère, Abel le berger nomade, quel avertissement, pourtant! La fraternité existerait bien. Elle fonderait, en effet, une histoire commune. Mais, comme on en fait si souvent lexpérience, elle ouvrirait aussi la possibilité dune cruauté et dune violence inédites, une cruauté réservée aux relations entre frères, avec les héritages détournés, les jalousies tétées au sein, les haines recuites, les craintes désespérées, les revanches macérées dans le souvenir de notre commune enfance, la cohorte de toutes les bonnes raisons qui nous jettent les uns contre les autres et nous rendent tellement plus féroces avec nos semblables quavec les autres vivants. Négliger cet inconscient profond de laventure humaine, bien antérieur à lavènement de limpérialisme, capable sans doute de lui survivre durant des siècles, cétait aussi sempêcher un véritable travail de fraternité et se retrouver, un mauvais jour, impuissant devant le réveil de Caïn.
Mais précédant le meurtre, plus originelle que lui, la Genèse met en scène la souveraine gratuité de la Création, la vie gratuitement offerte à lhomme et à la femme, les herbes portant semences, les arbres couverts de fruits, les animaux qui rampent, qui nagent, qui volent dans le ciel ou qui courent sur la terre, et la nudité mâle et femelle du corps humain comme image de Dieu. Le mythe du paradis terrestre est, depuis des milliers dannées, un symptôme du profond désir de gratuité. À travers les siècles et les modes de production, relativement insensibles aux révolutions de lhistoire, la résonance émotionnelle et poétique de cet archétype, la pensée quil exprime trouvent un écho répété dans les nostalgies des hommes et dans leurs espérances. Ny a-t-il pas, à travers le vieux récit maintes fois raconté, dénoncé, médité, rêvé, maudit, peint, sculpté, commenté, trahi, lindice que la gratuité, comme les tragiques contentieux de la famille humaine, senracine dans les profondeurs de laventure individuelle et collective, quelle nous structure bien au-delà des aléas des luttes de classes dans la société capitaliste marchande, lindice dune force souterraine capable, parfois, de propulser lhistoire dans de stupéfiantes avancées de civilisation.
Le mythe (lutopie) nest quun symptôme. Pour la part où il se fait croyance, sil prétend loger tout entier dans la conscience, il ment. Le totalitarisme est assez naïf (assez barbare) pour prétendre vivre éveillé la totalité du rêve. Il croit à lutopie comme les enfants croient au père noël et se raconte des histoires ou trépigne de rage lorsque les cadeaux ne pleuvent pas dans la cheminée. Il invoque un salut global, brutal, figuré par le grand soir tant attendu. Il emporte dans la vague de son espérance la complexité de la vie humaine qui réunit en chaque conscience, en chaque moment de lHistoire tant de déterminations hétérogènes et contradictoires, tant dintuitions prémonitoires mêlées à tant de bêtise; il en oublie que pour le plus ardent révolutionnaire, le grand soir sera le jour du malheur si cette nuit-là, par accident, sa compagne bien aimée passe sous un autobus. Dans la simplicité religieuse de cette vision des choses, le salut ne peut venir quen bloc, tout dun coup. Pas dîlot de socialisme dans lunivers capitaliste.
Et si les choses ne se passaient pas comme ça? Si dans les paysages tourmentés de la vie et de lhistoire humaines coexistaient le dinosaure et la colombe, la ronce et le réséda?
Car, en dépit de ses ardents efforts, le marché na pas tout envahi. Il laisse émerger dauthentiques îlots HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note1" 1, non pas de socialisme, mais de vraie gratuité de communisme. Cette gratuité est concrètement établie dans certains domaines de la vie. Elle jouit dune extrême popularité et se trouve affectée dune haute appréciation morale. Ny aurait-il pas là matière à tracer de nouvelles frontières où puissent se développer des transformations radicales et pourtant non totalitaires? Est-ce quune gratuité socialement organisée, même quand elle est bornée par des rapports marchands qui en effet lassiègent et tentent de la récupérer, ne va pas infiniment plus loin dans ses effets transformateurs pour la vie des hommes, que le marché socialiste mis en place par les régimes communistes?
Si lon y regarde bien, la propriété collective et la forme administrative de la production industrielle satisfont peut-être, sur le papier, à quelques exigences de la justice, de légalité ou de la rationalité organisatrice, mais elles restent inaptes à transformer le rapport des hommes à la marchandise et se sont historiquement traduites par une inefficacité mortelle et lappauvrissement général. Tandis que la cohabitation entre le marché capitaliste et des zones de gratuité libère réellement, durablement certains domaines de la vie humaine, tout en laissant sa part au feu, en abandonnant à la nature des choses, cest-à-dire aux brutales régulations marchandes, ce que létat profond des rapports de forces ne permettrait pas de gérer efficacement dune manière moins inconsciente (plus civilisée). Ce découpage, cette géographie possible de léconomie mixte permet à la fois daller plus loin et plus modestement dans la transformation sociale. Plus loin, parce que la gratuité écarte réellement les rapports marchands dans la satisfaction dun besoin de la vie humaine, ce qui ne pouvait être obtenu par léconomie socialiste de marché, ni a fortiori par la gestion social-démocrate du capitalisme. Plus loin aussi par lélargissement du point de vue qui permet de couvrir dun même regard la révolte intérieure provoquée par la vénalisation des sentiments avec les manifestations de rue qui appellent à maintenir la gratuité de lenseignement, la protection des dons de la nature et les remboursements de lassurance maladie. Mais ce point de vue est également plus modeste; en désignant des objectifs concrets, circonscrits, réalisables, non-globaux au désir de transformer cette société injuste et cruelle (écarter linjustice et la cruauté dans un aspect de la vie), il mine lillusion lyrique du salut par la politique.
Autrement dit, la transformation violente et globale de la totalité sociale (mais enfermée dans des frontières géographiques) a montré quelle ne pouvait se faire quà un prix exorbitant pour un résultat en grande partie illusoire; ne peut-on y substituer une transformation radicale de rapports sociaux, mais dans des frontières délimitées par les besoins chaque fois partiels de la vie humaine? La mixité de léconomie, non comme un saupoudrage de normes sociales (dailleurs indispensables) dans les pratiques marchandes, ni comme la propriété et la gestion collective dactivités marchandes («nationalisations» qui elles aussi peuvent aider aux régulations nécessaires), mais comme la constitution dun espace non marchand gratuit , suffisamment solide et bien identifié pour produire, dans les faits et dans les têtes un rapport de forces capable de tenir le marché capitaliste en respect, ses appétits, sa propagande.
Une vraie transformation sans lassujettissement des consciences
Le totalitarisme saccompagnait de la dictature. Il faut revenir à ce qui la fondait dans lesprit des pères du socialisme réel.
Rien nest plus coercitif quun compte en banque. La liberté du SMIC sarrête à cinq mille francs (en 1995 = 763 euros) . Au-delà, les valeurs et les lois de lÉtat, son école, ses églises, sa police, sa justice, ses prisons pèsent de toute leur violence et préservent avec lassentiment du plus grand nombre la frontière sacrée de la valeur déchange et du billet de banque. Chaque fois quun domaine nouveau entre dans lescarcelle du marché libéral, non seulement la collectivité perd le contrôle sur sa gestion, mais tout lappareil coercitif de lÉtat lui est automatiquement étendu ou, pour reprendre en linversant lexpression bien connue, le gouvernement des hommes vient sajouter à ladministration des choses. Les parcmètres, solution libérale aux problèmes du stationnement automobile, ne sont rien sans policier, sans amende, sans administration fiscale, sans juge, sans fourrière. Même chose pour les autoroutes concédées qui ajoutent à la paisible administration des ponts et chaussées, les guichets de péage avec cachés derrière les inévitables motards pour courser le fraudeur. Là où entrent largent, le prix, la marchandise, là entre inévitablement le lourd bras de lÉtat. Quelle différence avec lunivers de la gratuité, et quil serait poétique, le gendarme tenté de mettre à lombre les amateurs de soleil! La gratuité, cest déjà un îlot de société sans classe, sans État. En dautres termes, pour la part où elle échappe à la dictature du marché, la vie humaine échappe aussi à toute autre coercition que ses propres limites.
Le nud de ce paradoxe, cest lassentiment, le consensus qui entoure largent, et combien chacun intègre en conscience la violence dÉtat quil cache dans son portefeuille ou derrière le code secret de sa carte bancaire. Toute la violence sociale est là. Mais protégée, admise, naturalisée. Cest ce qui rend si tentante la régulation par largent (péages dautoroute, parcmètres
) Elle apparaît vite comme normale et finalement relativement indolore puisque le gros bâton quelle utilise a déjà globalement fait son uvre dans les consciences. Reste à la Providence de Reagan et Bush le soin de gérer et si nécessaire de réprimer les impatiences de ceux que le sort a déshérités.
Face à cette violence naturelle quils avaient démasquée, les progressistes révolutionnaires et notamment les communistes, en attendant quadvienne le règne général de la gratuité, proposèrent une autre violence, une violence déclarée à laquelle ils donnèrent ce qui avait du chien un nom violent: la dictature du prolétariat. Sur le papier, cétait une réponse efficace et légitime à la violence sournoise, mais omniprésente des rapports sociaux capitalistes.
Le mur de Berlin, dont chaque année le régime de R.D.A. fêtait solennellement lédification, protégeait la République des ouvriers et des paysans allemands contre lexode des cerveaux gratuitement formés pour le service du peuple laborieux. Il y avait de la logique dans ce point de vue. Sauf quil se traduisait à un moment donné par un policier tirant sur un homme et le tuant pour franchissement de frontière, ce devant quoi le plus mou des internationalistes aurait dû sécrier: le roi est nu!
On réévaluera sans doute, et peut-être assez rapidement, les conséquences de cette dictature: dun côté, une étonnante sécurité dans des domaines essentiels de la vie (emploi si lon excepte les rétorsions contre les opposants , santé dans la mesure dun développement économique moins rapide , éducation et culture pour ce quune dictature peut en supporter , coexistence et développement relativement égalitaire entre des nationalités différentes sous réserve quassurée par la force ou la propagande, ils restaient bien fragiles); de lautre, la présence visible, permanente, insupportable de la contrainte.
Comme on la tant répété à lextrême gauche: quand on a la poche vide, la liberté de regarder une vitrine pleine est bien maigre. Mais enfin, en dehors dune moins grande capacité à produire des marchandises, ce qui nest pas forcément un péché mortel, le socialisme réel se développait sous un lourd nuage: la contrainte matérialisée dans le refus du suffrage universel et contradictoire. Sans cette jauge de lassentiment populaire, la courageuse déclaration de violence contre la violence des formes capitalistes du marché perdait ses corsaires quelle remplaçait par des flics. Ce quon assassinait, ce nétaient pas seulement des libertés le rétablissement mondial du règne capitaliste a-t-il dailleurs interrompu le massacre? , mais, de façon plus générale et plus diffuse, le sentiment de la liberté sans lequel la joie de vivre est bien difficile.
Résultat, certaines de ces sociétés jouissaient dune indiscutable extension de la gratuité totale ou partielle (logement, éducation, santé, transports publics, spectacles, etc.). Et la quasi gratuité du logement, par exemple, cest la fin des huissiers, des saisies, un bon rempart contre les ghettos et linsécurité des quartiers abandonnés, un début de dépérissement de lÉtat. Mais la coercition qui avait quitté la porte des appartements rôdait dans les cages descaliers, les huissiers veillaient au seuil des consciences et la liberté que donnent les choses gratuites sévanouissait dans lengourdissement dune soumission générale.
La magie de la démocratie saura-t-elle dénouer le paradoxe?
Il faut dabord évacuer le fétichisme qui entoure le mot depuis quil est devenu la bonne à tout dire du capitalisme américain. Quand un responsable politique invoque la souveraineté populaire pour justifier ses décisions, il y a, dune certaine manière, un jeu sur les mots. La vérité, cest quun référendum cristallise en loi lopinion dun instant, cest quune élection met en place pour cinq ans une majorité qui sera peut-être honnie six mois plus tard. La démocratie institutionnelle un champ très limité dans le possible de la démocratie se résume essentiellement à lorganisation de procédures dassentiment majoritaire à lexercice du pouvoir dÉtat. En dautre termes, quand il sagit des institutions de lÉtat, la démocratie réside surtout dans lacceptation plus ou moins consensuelle dune règle du jeu, moyennant quoi le pays connaît la paix civile ce qui nest pas rien et une relative tranquillité sociale. Mais la tranquillité sociale, cest aussi lintériorisation, la naturalisation des injustices et des violences exercées par la classe dominante et lÉtat plus ou moins considérées comme normales, fatales, naturelles. Le suffrage universel naurait-il pas une tendance naturelle au conservatisme?
Une grande part de luvre théorique et de laction politique développées par Lénine sattachait à résoudre le problème. Il partait de la constatation, globalement vérifiée, que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. Comme elles sont dominantes, elles se confondent avec le bon sens (un de vos amis vient dêtre embauché; de son patron, il vous dit: «il ma donné du travail.» Si vous lui objectez que le patron ne lui a nullement «donné du travail», mais a plutôt «acheté sa force de travail», vous apparaîtrez comme un esprit paradoxal, idéologique. Et pourtant, vous aurez bien mieux décrit la réalité). Or jamais on na vu une majorité se prononcer contre le bon sens.
Lénine propose et impose la prise du pouvoir par une avant-garde, puis lutilisation de ce pouvoir pour briser la domination économique du capitalisme, avec lespoir que les classes majoritaires ouvriers, paysans étant devenues les classes dominantes, lassentiment du suffrage démocratique puisse suivre. Or, libéré par son choix dictatorial dune règle du jeu renvoyée aux surlendemains qui chantent, le pouvoir bolchevique qui était aussi un corps administratif, une police, une armée, un appareil dÉtat nira plus jamais chercher cet assentiment et senfoncera peu à peu dans le mensonge, puis dans le crime. Dun côté, la voie de lassentiment majoritaire serait par essence conservatrice et inadéquate à briser les injustices établies. De lautre, sans ce type de procédures, la plus héroïque, la plus prophétique des révolutions serait vouée à la décrépitude et à leffondrement. La difficulté est réelle.
La thèse développée ici repose sur la constatation quil existe des îlots persistants de gratuité qui produisent eux aussi, à côté des évidences du marché (tout ce qui est rare est cher), leur part de bon sens (largent ne fait pas le bonheur). Cette expérience concrète sétend non pas sur des zones géographiques, mais sur des pans de la vie humaine. Et même si elle cache des enjeux considérablement plus aigus chez ceux qui profitent le moins des biens présentés sur le marché, elle est commune à tous les membres de la société. Ny a-t-il pas là matière à reconsidérer le fonctionnement des combats et des rapports de forces idéologiques, peut-être beaucoup plus complexes, beaucoup plus entremêlés, beaucoup moins courus davance quon ne lavait dit ou cru?
Quelle que soit sa situation dans léchelle sociale ou dans les rapports de production, chaque être humain porte en lui la frontière, le conflit qui oppose lappropriation marchande et la gratuité. Cette frontière est relativement étanche. Elle crée une hétérogénéité réelle dans la représentation des territoires quelle sépare. Elle transforme vraiment la pratique selon quun aspect de la vie est placé dun côté ou de lautre. Être engagé dans les croisades du libéralisme marchand nempêche pas daccorder une valeur absolue à la gratuité de lamour ou aux plaisirs de la libre promenade dans le grand et beau domaine de la forêt publique. Les représentations antagonistes coexistent, cohabitent dans la même tête et, chose assez surprenante en tout cas très instructive , se contaminent assez peu. Cette expérience commune à tous, qui interdit à quiconque de porter unilatéralement ses représentations du côté du marché, on ne peut pas faire comme si elle nexistait pas. Elle existe. Elle est centrale. Toute vraie aventure humaine en dépend. Et cest une sacrée matrice à mettre les esprits en mouvements.
Ainsi, luniversalité de lattrait provoqué par la gratuité invite à réaménager le vieux débat entre les apôtres de la conversion personnelle et les tenants des luttes de classe. Les premiers font confiance aux élans du cur pour que la société saméliore. Ils sappuient sur les très nombreux exemples attestant quun individu peut traverser les rigidités de la société et, par des actes de courage ou de bonté, transformer réellement sa vie et celle des gens qui lentourent. Ils dénient non sans raison le déterminisme social. Ils pourraient à juste titre affirmer: «Chacun, même impliqué jusquau cou dans lunivers de largent, sait au fond de lui que sa vie nest rien sans gratuité.» Mais comme tous les saints du monde se sont révélés bien incapables de bouleverser des rapports dexploitation qui tiennent aux systèmes économiques eux-mêmes, on en revient imparablement à la vieille chanson réactionnaire: patrons, aimez vos ouvriers; ouvriers, respectez votre patron; gratuités, restez sagement là où on vous dit daller.
Sur lautre bord, on affirme à la suite de Marx quun système économique fondé sur la division entre producteurs de richesse et propriétaires des moyens de production produit des antagonismes «de classes» qui sont le moteur de lhistoire humaine, thèse matérialiste que bien des observations viennent étayer et qui engage à laction transformatrice ceux que leur position sociale rend spontanément méfiants à légard des bons apôtres. Cependant, la représentation de ces luttes telle quelle sest historiquement forgée est gravement obérée par le point de vue totalitaire. Sous leffet dun regard globalisant, uniformisant, on constate dans le discours et dans la pratique des mouvements qui sen inspirent une grave dépression de la pensée dialectique, lhyper-conscience des rapports dexploitation comme trait dominant de la vie sociale empêchant bien souvent dexploiter politiquement, et même de discerner les innombrables failles et fractures héritées de lhistoire ou de la nature humaine.
Puisque «tout est politique», on lit, on cherche à lire dans chaque réalité de la vie sociale la preuve dune domination de classe hors de quoi aucune explication ne tient. Le soupçon sétend à la gratuité elle-même, quelle soit une survivance de sociétés anciennes ou la conquête contemporaine dun droit. Lécole gratuite est interprétée, dénoncée par certains cercles révolutionnaires de lépoque comme une manuvre de la bourgeoisie industrielle en quête de main duvre plus qualifiée. De lidée, déjà fortement teintée par une pensée globalisante et totalitaire, que lidéologie dominante est lidéologie de la classe dominante, on passe au sentiment dune dominance omniprésente et quasiment uniforme quil faut partout savoir déceler, traquer, combattre. Cette dépression de la dialectique nourrit une inquiétude paranoïde face à une société oppressive où tout se dresserait à peu près également (avec une malveillance à peu près égale) contre les artisans de la justice, les soldats des luttes de classe. Cest justement ça quon dira être «politiquement conscient» cette dépression de la dialectique, cette vigilance paranoïde; cest justement ça quon appellera «avoir une conscience de classe»: voir le dessous des choses (donc dénier un dessous à ce dessous), comprendre ce qui se trame, ne pas être dupe.
Et maintenant, écoutons la convaincante bluette que nous raconte le bon apôtre: «Un banquier aime une femme dun amour ardent. Il croit passionnément en être aimé. Un jour, devenue riche, cette femme labandonne et le banquier perd le goût de vivre.»
Reconnaître que, dans lamertume du banquier, il y a aussi la nostalgie dun autre monde, que cette nostalgie est aussi le produit de lhistoire et de la nature humaine, quelle comporte dailleurs ce que lon pourrait appeler de la lutte de classe morte au sens où Marx parle de travail mort, la cristallisation dune histoire antérieure, profonde, le dépôt naturalisé des conflits de lhistoire, constater que cette fracture-là dans la représentation marchande de la société peut fournir un indice et constituer un levier pour avancer hors du monde où tout sachète (et donner une issue vivable aux luttes contemporaines qui naissent en effet, bien souvent, des antagonismes de classe, qui en tout cas en sont toujours informés), est-ce être dupe? Sil existe bien, dans chaque conscience, un camp retranché de la gratuité, est-il absurde de penser quen investissant cette redoute, en lui donnant des perspectives de désenclavement, les partisans de la transformation sociale soient en mesure dapporter à leur lutte des points d'appui presque universellement répartis?
Certes, pour reprendre lexemple de lécole gratuite, les besoins du capitalisme industriel ont joué en faveur du développement de linstruction, mais le fait que ce développement ait historiquement et localement pris la forme dune gratuité submerge en quelque sorte les calculs qui présidèrent aux rassemblements de forces suffisants pour lemporter. La profonde sympathie que la société dans son ensemble apporte depuis à cette gratuité nest-elle pas, en même temps quun démenti cinglant aux pisse-vinaigre de la pure «conscience de classe», le reflet dune résistance profonde à lenvahissement du marché, dune résistance venue des profondeurs de lhistoire et des individus? Lécho rencontré par les thèses écologistes dans toutes les familles politiques, dans toutes les classes sociales est lui aussi plus significatif et plus important dans ses fruits bien réels que les inévitables tentatives de récupération politicienne (quoique lappel à respecter les dons de la Nature ce quelle dispense gratuitement pour tous constitue à tout le moins une façon de borner lEmpire marchand, que, de ce point de vue, lécologie ait un authentique contenu de gauche).
Consensus «durs»
Les circonstances historiques et politiques dans lesquelles ont été conquises les deux grandes gratuités qui solidarisent la société française lécole et la sécurité sociale sont, de ce point de vue, tout à fait remarquables. Dans les deux cas sétablit peu ou prou un consensus politique inhabituel entre des forces acquises au libéralisme économique (les républicains «opportunistes» de Jules Ferry, le général De Gaulle) et des formations à lanti-capitalisme déclaré. Dans les deux cas, ces conquêtes de gratuité participent à des enjeux politiques globaux dont lurgence est vivement ressentie par le peuple, mais dont la mise à lordre du jour découle en partie des accidents de lhistoire: rétablissement du régime républicain, Libération et épuration du nazisme. Les esprits sont mobilisés, retournés par une situation nouvelle. Les luttes sont vives, dures souvent. Les rapports de forces et les événements historiques font apparaître à presque tous limpossibilité du statu quo. À travers les failles et le chaos provoqués par les séismes de lhistoire (la défaite de 1870, la Commune et le combat républicain; la victoire contre lAllemagne nazie et laccession au pouvoir des forces rassemblées dans la Résistance), apparaît un magma meuble et bouillonnant dénergies nouvelles. Ce qui semblait impossible parce que contraire à lordre durci des choses, on en voit subitement la perspective. Et ces immenses réformes sont adoptées, endossées par les uns et les autres. Il serait sans doute très intéressant danalyser sous ce rapport et en détail ce mélange détonant de consensus dur et de lutte acharnée, non pas la tentative de mettre tout le monde daccord, mais à loccasion denjeux politiques très vifs, très vivement ressentis, la capacité momentanée quacquiert une société de se mettre en mouvement, de désirer le changement et de le faire entériner par le pouvoir.
Puisquil sagit de gratuité, on ne peut sempêcher de poser la question plus largement. Pour réaliser des consensus de forces si différentes, si objectivement antagonistes, consensus sanctionnés par une satisfaction elle-même consensuelle, na-t-il pas fallu, entre autres énergies, le remuement des grandes nostalgies telluriennes laissées en alluvions par lhistoire de la collectivité et lexpérience personnelle, ce quont déposé en nous, pêle-mêle, le bon sauvage de Rousseau et la communauté chrétienne des temps apostoliques, lextase de la jouissance partagée et les vieilles franchises communales, la cueillette des champignons, lair iodé sur un paysage marin, la bande dessinée gratuitement lue et remise dans son rayon, le communisme primitif, le sein maternel
?
En dautres termes, la fenêtre que la gratuité ouvre sur la réalité humaine fait apparaître une ligne de fracture qui traverse lesprit de chacun, où quil soit placé dans léchelle sociale. Elle révèle, non linexistence des antagonismes nés du procès de production des richesses, mais leur profonde imbrication dialectique avec des strates antérieures de lhistoire collective et de laventure individuelle (ces strates qui sont elles-mêmes le produit dialectique de la nature et de lhistoire, du reçu et du vivant).
Et cette fois encore, il sagit dune bonne nouvelle. Car de ces sédiments, de ce terreau que nous ne maîtrisons pas, dont la fécondité ne nous est que partiellement connue et ne se révèle quen même temps que lhistoire se fait, on peut attendre autre chose que les sinistres prévisions orwelliennes, autre chose que les chants inquiétants de lendemains programmés.
Ainsi, peut-être est-il permis de penser que des mutations concrètes, durables, réellement transformatrices par exemple, lextension de la gratuité totale ou partielle à des domaines nouveaux de lexistence peuvent seffectuer sans quune mutation globale et préalable de la société soit nécessaire, quelles sont susceptibles demporter ladhésion majoritaire des citoyens.
Ainsi, peut-être dispose-t-on là de leviers efficaces pour relever, avec les mécanismes institutionnels de lassentiment populaire, le combat contre la toute puissance du marché capitaliste.
2. Le continent des gratuités
Le premier type de gratuité, le plus évident, cest celui qui découle de la profusion. La lumière du soleil est gratuite parce quelle est universellement et généreusement répandue par la Nature, quelle ne semprisonne pas ou peu, quil suffit douvrir les yeux pour en profiter. Sa valeur ne se calcule pas en argent la lumière du soleil nest pas une marchandise mais en plaisir, en joie, en poésie, en énergie pour la croissance des plantes ou le fonctionnement dune centrale solaire.
Bains de mer, idées et sentiments
Dautres dons de la Nature peuvent être rangés dans la même catégorie: lair quon respire, les paysages, les flots de la mer, le corps humain
À les citer, on sent bien que leur gratuité nest pas inéluctable. Les forces du marché naiment pas les terres vierges et chaque fois que la possibilité soffre à elles de les rentabiliser, cest-à-dire de mettre au profit de quelques uns ce qui aujourdhui est à tous, elles le tentent, par conquête ou par destruction (conquête quand elles annexent à leur empire des biens dusage qui jusque-là lui échappaient; destruction quand elles abîment ou anéantissent un don de la Nature et donc son usage pour augmenter le profit dune activité déjà intégrée au marché capitaliste).
Bien sûr, personne nest privé dair, mais il y a le bon air et lair vicié, lair pur dont la Nature nous pourvoit gratuitement, et lair quon utilise (dont on abuse) comme poubelle gratuite. Et cela revient à aliéner un bien la pureté de lair qui est naturellement offert à tous. On ne sétonnera pas que la pollution atmosphérique, ce brigandage dun bien commun, soit davantage rejetée dans les banlieues populaires que dans les cités bourgeoises.
Faute davoir un chalet dans les Alpes, on peut toujours en observer les panoramas du bord dun chemin
jusquà ce que celui-ci devienne une voie privée. Et lâpre combat de la paysannerie française contre la désertification des campagnes a montré à lopinion publique combien le diktat imposé par la libéralisation du marché mondial nuirait à lentretien des paysages.
La gratuité des bains de mer est inscrite dans la loi qui rend inaliénable une mince bande côtière. Mais le marché des loisirs a sa façon bien à lui de répartir les départs entre les plages dAntibes et celles de Calais. Et lorsquun navire pétrolier hors dâge, démesuré, battant pavillon de complaisance vient détruire la faune et la flore de côtes entières, cest chaque fois le hold up du siècle pour diminuer de quelques milliers de dollars le débours dun armateur richissime.
Quant au corps humain, malgré lhorreur naturelle quinspire son aliénation, voici longtemps que lachat dorganes prélevés dans le tiers-monde pour des Américains malades et fortunés, les sex tours en Asie ou certaines formes de mariage ont montré quil pouvait être transformé en vulgaire marchandise et monnayé comme tel.
Les idées et les sentiments sont un autre domaine que la majorité des consciences trouvent spontanément inappropriés aux rapports marchands. Un mot, pour déblayer le terrain, sur la propriété artistique et littéraire. À cette curieuse expression correspondent en fait une procédure et des garanties de rémunération pour certains types de travaux intellectuels. Cette procédure et ces garanties permettent à un créateur (artiste, écrivain, savant, penseur
) dêtre rémunéré en proportion de la commercialisation de ses uvres, ou plutôt des dérivés marchands de ses uvres. Un livre est une marchandise, mais le texte lui-même en est-il une? Sa qualité ninflue pas sur le prix et à la caisse du libraire, Sulitzer vaut Duras. Les idées que développe un livre, les représentations quil fait vivre sont aptes à se propager de bouche à oreille. Leur fluidité, leur destination même, les processus par lesquels lesprit se les approprie rendent spécieux le terme de propriété. Il est possible, sans problème et sans délit, de consommer un livre ou un film dont on nest pas propriétaire. Tentez la même expérience avec une côte dagneau! Le marché de la peinture lui-même et les milliards quil draine néchappe pas à cette réflexion. Ce que vend un peintre coté, ce nest pas tant luvre de lesprit que lobjet de collection. Luvre de lesprit, en effet, nimporte qui pourra se lapproprier pour le prix dun billet de musée. Tandis que lobjet de collection passera de mains en mains, pour aboutir peut-être un jour dans la nuit dun coffre fort. La législation éprouve dailleurs une certaine pudeur à faire entrer la propriété intellectuelle dans le droit commun de la propriété privée, et si, de génération en génération, on peut hériter de lobjet livre, les droits dauteur ne sont transmissibles que durant quelques décennies, après quoi, ils tombent dans le domaine public (belle destinée!)
Il faut cependant sinquiéter dévolutions qui, à linstar du copyright américain, durciraient lidée de propriété intellectuelle en la tirant davantage encore du côté de la marchandise. Ainsi, une directive européenne met en cause le prêt gratuit dans les bibliothèques publiques, arguant de la défense des auteurs HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note2" 2. Par delà la commercialisation du support livre, lappropriation par lesprit dune uvre littéraire serait rangée dans la catégorie «consommation». Et sous largument biaisé de rémunérer les auteurs, on étoufferait peu à peu lâme de la création artistique, un processus qui a audacieusement choisi de prendre en exemple la gratuité de lacte divin placé par la Bible à lorigine de tout. Si lon suit cette logique, il faudra un jour interdire aux enfants dapprendre des poésies par cur et de les réciter à leurs parents, taxer les correspondances amoureuses quand elles senrichissent des grandes confidences laissées par les écrivains, renoncer aux soirées chantantes!
Lambiguïté de la notion de propriété intellectuelle est dailleurs plus diffuse, plus néfaste encore. Lidéologie coloniale sen est emparée pour enfoncer dans les têtes et pas seulement les têtes blondes lidée que, lEurope ayant fait le développement technologique des trois derniers siècles, entrer dans cet aspect de la modernité, cétait seuropéaniser, soccidentaliser. Comme si on sarabisait en étudiant lalgèbre et quon vivait à la grecque parce quon défendait lidée démocratique!
Les idées sont volatiles. Aussitôt prouvée et prononcée, la formule dEinstein, E = MC2, est offerte en bien commun à toute lhumanité. Il y a, cest vrai, des connaissances moins aériennes. La répugnante course au profit qui a entouré les découvertes liées au Sida montre bien tout ce que lhumanité perd en ne sauvegardant pas une certaine gratuité du savoir (mais à linverse, prouvant quen la matière, la dérive marchande nest pas inévitable, léquipe française du Généthon a mis ses découvertes sur la «carte génétique» de lhomme à la libre disposition de la communauté scientifique internationale).
Les idées sont aussi des biens qui transforment la vie courante. Lexemple le plus frappant, vraiment extraordinaire par la révolution quil a provoquée dans la vie pratique de millions de femmes, dhommes, de couples ou de familles, cest le combat féministe. Celles et les quelques ceux qui lont mené avec un courage et une détermination magnifiques, sans grandes dates historiques, sans loi cadre, sans commémoration pompeuse, par la force des idées, des mots, des comportements, à lencontre des puissances spirituelles les plus respectées, sous les quolibets que les pantouflards de linégalité jetaient à chaque bégaiement dune aventure inédite, au prix bien souvent de leur tranquillité familiale et de leur bonheur amoureux, cétait le don de la pensée qui les rendait efficaces. Puisquelles ont donné, celles et ceux qui viennent ensuite nont pas de dette. Mais cette capacité à transformer lexistence, en regard des résultats si maigres atteints par les tenants dun pouvoir dÉtat, dailleurs essentiellement masculin, et qui sétait engagé rien moins quà changer la vie, quelle leçon pour dégager, demain, de nouvelles libertés quotidiennes!
Quant aux sentiments, ces «histoires de bonnes femmes» qui emplissent la quasi totalité de la littérature universelle, ils sont le pivot des grandes joies et des grandes douleurs, le sel de la vie et si largent peut les dissoudre, il ne peut jamais les acheter.
Des gratuités socialement organisées
Les gratuités, menacées mais encore vivaces, qui nous viennent de la nature, de lesprit ou du cur, forment un archipel de terres émergées sur la mer montante des rapports marchands. Mais qui regrette vraiment le continent perdu, le temps de la cueillette, des chèvres sauvages et de la convivialité cavernicole, quand toute consommation humaine était gratuite? Car parmi les moteurs de la civilisation et du progrès, on trouve aussi, bien sûr, le marché. Et voici quau cur même du système marchand et de la socialisation quil génère, reliées à lui par de multiples fils, surgies des urgences et des affrontements sociaux, chaque fois vécues comme des progrès de lorganisation humaine, sédifient des gratuités dun type nouveau.
Payées, mais non payantes, ces gratuités socialement construites proposent des biens dont lusage est rendu libre daccès par cotisation: routes, éclairage public, ramassage des ordures, santé (dans la mesure des remboursements effectués par la sécurité sociale), école (sous réserve des évolutions négatives qui se développent aujourdhui)
Bien quelles ne soient pas données par nature, ces gratuités ont la caractéristique dapparaître peu à peu comme naturelles et les stigmates des combats parfois violents qui ont permis de les organiser seffacent vite devant leur évidence. Lidée quun pauvre puisse ne pas bénéficier des mêmes médicaments quun riche heurte comme naturellement la conscience de la plupart des Français habitués aux bienfaits de la pourtant jeune sécurité sociale. «La santé, cest sacré», «devant la maladie et la mort, nous sommes tous égaux» dira-t-on, largement au-delà des frontières politiques de la gauche et de la droite. Aux États-Unis, où lessentiel de la vie sanitaire est traitée selon les moyens financiers du patient et les lois du marché capitaliste, de telles affirmations nont aucun caractère dévidence et certains y sentiraient même le soufre du communisme.
Linstitution de lécole gratuite, au début du siècle, révèle également comment une gratuité établie porte plus haut la conscience même quon a du domaine de la vie concerné. Selon la presse catholique dalors, qui combat le projet, la gratuité de lécole est un piège: linstruction facilement acquise perdra son prix, et les enfants risquent de ne plus avoir la gratitude salutaire envers leurs parents si ceux-ci ne sont pas contraints de se sacrifier pour les envoyer à lécole. Avant la gratuité de lécole, lopinion, ébranlée, avait du mal à voir limmonde méchanceté de tels arguments. Aujourdhui, ils paraissent si énormes quils laissent incrédule. Dailleurs, les forces hostiles se débarrasseront vite de leur propagande contre le caractère obligatoire (atteinte à la liberté) et gratuit (atteinte à la vertu) de lenseignement public pour aller chercher plus haut leurs alliés en se concentrant sur la laïcité (atteinte au droit divin).
La caractéristique principale des gratuités socialement organisées, cest quà un moment ou à un autre, il faut les payer. Cest au prix du marché et selon ses lois que des biens à répartir gratuitement sont acquis. Pour assurer léclairage public, une commune achète sur le marché de lélectricité, des réverbères, de la force de travail, etc. Et pourtant, le destinataire du bien produit (des rues éclairées) napparaît pas comme un consommateur il nachète pas la quantité de lumière quil souhaite consommer , mais comme un usager: il acquiert par cotisation ici les impôts locaux le droit dutiliser à sa guise la lumière répandue dans la ville. La cotisation tient nécessairement compte de la somme globale à réunir pour produire ce bien, mais elle est versée cest en tout cas lobjectif dune fiscalité juste en fonction de critères non marchands comme le montant des revenus de chacun. Cette procédure amène dailleurs à se représenter le bien ainsi produit très différemment de ceux qui sont entièrement marchands. Son intérêt pour lusager individuel est évidemment perçu par la conscience de chacun, mais aussi son intérêt pour le corps social en tant que tel et il est bien rare que les personnes qui ne sortent pas la nuit voient une injustice dans leur contribution à léclairage public. Le ramassage des ordures est, en France, un service public à peu près également réparti. Chacun se félicite de ne pas marcher dans les immondices, mais ce sont aussi la beauté de la ville et lhygiène publique qui en bénéficient. À linverse, aux États-Unis où cest selon les moyens de tel ou tel quartier, de tel ou tel groupe humain, les déchets de la vie urbaine peuvent saccumuler des semaines entières là où les habitants nont pas directement acheté les services dune compagnie spécialisée.
Une des caractéristiques des gratuités socialement organisées, cest quelles peuvent se doser, quon peut mettre en uvre des gratuités partielles. Quand la politique de La Poste consistait à maintenir, contre toute rentabilité marchande, des bureaux de villages, elle incluait dans son fonctionnement une certaine dose de gratuité; il y avait en quelque sorte, dans le prix des produits quelle vendait, une part marchande et une part de cotisation destinée à un service du public également réparti. Et lorsquelle veut fermer les bureaux des campagnes, en même temps quelle déchire le tissu de la vie rurale, elle vole à la collectivité des citoyens une part de la gratuité quelle avait acquise et pour laquelle elle cotisait sans rechigner (dailleurs, le prix du timbre baisse-t-il pour autant?), une part de travail utile qui servait à la satisfaction de vrais besoins.
Même problématique pour le prix des titres daccès au métro parisien, et notamment celui du forfait mensuel connu sous le nom de carte orange. La carte orange comporte en effet une dose de gratuité intrinsèque du fait des subventions qui sont accordées à la RATP par lÉtat et les collectivités locales concernées. Mais en outre, son caractère forfaitaire contribue à produire ce quon pourrait appeler un effet de gratuité: louverture pour lusager du droit à utiliser le réseau comme bon lui semble. De ce point de vue, il est utile (et préoccupant!) dobserver lévolution négative marchande qui grignote cette semi-gratuité. Tout dabord, la baisse proportionnelle du financement public tend à faire supporter par lusager, qui peu à peu se métamorphose en client, un équipement dont, à linstar de la voirie, lutilité sociale dépasse très largement la réponse aux besoins de déplacements individuels (comment intégrer au financement des transports en commun la plus value quapporte au propriétaire dun appartement, au commerçant ou à lindustriel le prolongement dune ligne de métro? Comment calculer léconomie que représentent les transports en commun en matière denvironnement? Comment lagglomération parisienne pourrait-elle assumer correctement sa fonction de capitale et son rayonnement sans un tel réseau?)
En second lieu, létablissement dun système de zones (plus on est éloigné du centre, plus on doit payer cher) atténue leffet de gratuité lié au forfait et aggrave directement linjustice sociale. Ce sont en effet les habitants des banlieues les plus éloignées, ceux que la spéculation immobilière et une politique délibérée de ségrégation sociale ont contraints aux trajets interminables et aux cités sans cur qui doivent de surcroît payer plus cher des déplacements imposés et pour les familles aux revenus modestes, cela représente désormais une part non négligeable du budget . Dans le même temps, ceux qui ont les moyens, ou la chance, ou les relations quil faut pour se maintenir dans le centre ville ajoutent à lagrément de leur situation les bénéfices dune semi-gratuité vraiment très intéressante par létendue et la qualité de la zone quelle couvre.
Désormais, de plus en plus souvent, quand on séloigne des beaux quartiers, les transports en commun sont la cible dune agressivité qui sadresse, de façon désordonnée, à ces déprimantes injustices. La fraude, résistance désordonnée à la déprimante violence exercée par le marché sur ceux quil met au rebut, crée une atmosphère de non-droit, dinsécurité, dintimidation parfois, de flicage aussi. Rétablir, élargir, renforcer le caractère semi-gratuit des transports en commun (avancer vers la gratuité) est un des moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très inquiétante dégradation de la vie en ville, pour adoucir les relations sociales, pour les humaniser.
Quelle cotisation pour quelles gratuités?
Autre caractéristique des gratuités socialement organisées, qualitative cette fois: pour quil y ait vraiment effet de gratuité, la cotisation doit être suffisamment éloignée par son montant, par sa périodicité, par son mode de perception, par son extension sociale, du bien concret quelle va mettre à la disposition des cotisants. Plus la cotisation est générale, abstraite, socialement étendue, plus la gratuité est ressentie et défendue comme telle par les consciences individuelles. À linverse, plus le groupe des cotisants est étroit et lobjet de la cotisation défini, plus le consommateur perce sous lusager. On entend beaucoup parler aujourdhui détendre le financement local de lenseignement. Ainsi, un département, une ville prendraient en charge le recrutement et le paiement des enseignants. Il est clair que cela aggraverait les disparités déjà existantes entre zones riches et zones défavorisées. Mais une telle évolution va plus loin. Elle sattaque à tout ce que la gratuité de lenseignement a construit de valeurs spécifiques dans les consciences, de solidarité ressentie comme naturelle, de cohésion nationale, de point de vue collectif sur la formation des jeunes. De telles propositions, essentiellement destinées aux localités favorisées, créent un vrai débat dans la tête des parents/électeurs: lutte pour une amélioration densemble du système éducatif contre utilisation de ses privilèges locaux pour favoriser léducation dun groupe restreint. Les effets pervers de ces reculs qualitatifs de la gratuité touchent dailleurs aussi les classes populaires et face au délitement des solidarités nationales, le chacun pour soi fait des ravages. Quand un département bourgeois embauche des enseignants pour soutenir ses élèves, le département voisin et ouvrier demande à son conseil général si, faute de mieux, ce nest pas en effet une bonne solution contre léchec scolaire.
Lexemple de lassurance, notamment lorsquelle porte sur les compléments de frais de santé, est encore plus significatif. Mutuelle ou privée, lassurance repose sur la cotisation. De ce point de vue, elle entretient un certain cousinage avec la gratuité. Lorsquelle est privée, ou de logique privée, elle est bien entendu soumise à une loi du marché: recherche du profit maximum, concurrence des prix. Cela conduit les établissements financiers qui la pratiquent à limiter le plus possible les éléments de solidarité contenus dans le principe même dune assurance. Ainsi, en matière de santé, lassureur va déterminer des groupes à moindres risques (critères dâge, examens médicaux) et leur proposer des primes extrêmement faibles, quitte à rendre inabordable ou même impossible lassurance des vieillards, des handicapés, des malades chroniques ou des personnes de faible constitution. Le consommateur sera explicitement incité à réaliser pour son compte une bonne affaire, mais au prix de tout sentiment de solidarité avec les groupes fragilisés par lâge ou menacés par le sort. Il lui faudra dailleurs oublier que lobjectif de la bonne santé, cest en particulier de vivre longtemps et quen savonnant ainsi la planche des personnes âgées, il contribue à ruiner la sécurité de ses vieux jours. Cette évolution socialement catastrophique commence à poser de graves problèmes au mouvement mutualiste, retenu par ses présupposés idéologiques, ses objectifs et ses statuts de se laisser aller au tout-profit. Fondé sur la cotisation mutuelle dun groupe relativement étendu par exemple une profession , dépourvu de but lucratif, et donc dispensé de distribuer des bénéfices, il a longtemps proposé déminents services pour des primes calculées au plus juste prix. Jeune ou vieux, actif ou retraité, malade ou bien-portant, tout membre du corps enseignant, de la fonction publique, tout salarié de la métallurgie ou du textile trouvait dans sa mutuelle, à prime égale, une égale protection contre les inégalités du sort. Aujourdhui, en poussant les jeunes à sen retirer, la concurrence de la logique assurantielle privée fait peser sur le mutualisme un risque mortel: le reniement ou lexplosion. La société peut-elle laccepter sans se condamner à une terrible inhumanité? Ni lefficacité économique, ni la qualité du service rendu, ni la concurrence internationale, ni le niveau global des prix, ni les contraintes légales, rien sauf les appétits de la finance ne justifie quon laisse ainsi les assureurs empêcher et détruire la mutualisation solidaire des risques de la vie.Sil faut rechercher ou défendre lextension optimale de la cotisation, cest aussi sous réserve quelle puisse être endossée par la majorité des consciences dont on sest fixé lassentiment pour règle. Et cest là un paramètre une limite qui fixe absolument lallure. Extension optimale de la cotisation, cest voir à la fois jusquoù peut aller son abstraction, sa généralisation (impôt de lÉtat, cotisations salariales, impôts de la commune, etc.) sans trop séloigner des communautés dintérêt consciemment ressenties par les cotisants. Le sentiment dappartenir à une cité, à une nation, à une profession, à une classe sociale, à lhumanité entière coexistent, mais suivant les domaines de la vie concernés, il nest pas vécu aussi intensément. On peut penser que lhumanité entière se sent concernée par la pandémie de sida. Chacun est en mesure de comprendre que la guerre contre le virus doit nécessairement être mondiale. Il y a là une base objective pour lorganisation dune gratuité internationale des soins et de la prévention. Par contre, il parait difficile de convaincre une majorité quavancer aujourdhui vers une certaine gratuité du logement doive sorganiser sur la base de solidarités internationales.
Labstraction à la source, celle qui caractérise la cotisation, doit aussi saccompagner dune abstraction de destination. La vraie gratuité ne fait pas acception des personnes. Aux États-Unis, certains services sociaux peuvent, dans des conditions très délimitées, être gratuitement rendus. Mais il sagit alors dune gratuité réservée aux pauvres et vécue comme une aumône sociale. Dabord, la médiocre, voire infâme qualité du service se charge de faire sentir aux bénéficiaires tout ce qui les sépare de ceux qui payent; suite logique, les symboles de cette charité publique sont pris dassaut par la colère des curs sous forme de dégradations multiples qui ne surgissent pas seulement du manque dentretien: les déchets de la société se vengent en contaminant leurs poubelles. Des phénomènes du même ordre se produisent désormais, pour les même causes, dans certaines cités HLM des banlieues françaises devenues le symbole du bon marché (gratuité partielle) à destination de ceux quon appelle poliment les défavorisés, mais quune propagande à lancienne, violente ou insidieuse, présente comme des corps étrangers ou de dangereux parasites HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note3" 3. Le développement de la solution humanitaire nest-il pas, dailleurs, un aboutissement de la dégradation progressive des gratuités? Au droit dêtre logé, de manger, dapprendre, de se soigner, elle substitue la générosité dun groupe médiatiquement identifié envers des pauvres préalablement mis en spectacle et qui paieront de leur soumission au sort la gratuité momentanée dune station de métro ou dune tartine que beurrent les surplus européens. À la source, la tontine; au bout du compte, les restaurants du cur: dernière étape de la dégénérescence sociale, et après, la jungle.
La possibilité dintégrer par doses progressives de la gratuité dans un domaine de la vie économique, la recherche dune extension optimale de la cotisation, la mise en place de gratuités de hautes qualité intéressant directement tout le corps social offrent des axes dintervention à qui veut améliorer ou étendre la part gratuite de la vie. Ce combat enracine dans la vie concrète de la société des objectifs politiques et des représentations qui, pour une fois, échappent au cinéma des discours dominants.
Liberté, égalité, responsabilité
Liberté. Ce qui est gratuit est libre daccès. Les Anglo-Saxons disent free. Pas de policier pour contrôler la contemplation des paysages.
Égalité. Ce qui est gratuit est à égalité daccès pour tous. Et le sentiment dégalité que produit la gratuité est dautant plus vif quà la source, comme cest le cas pour les gratuités socialement organisées, il a fallu un combat consciemment égalitariste.
Il ne sagit pas là de cette égalité et de cette liberté formelles si justement suspectes aux classes dominées. La liberté et légalité que procurent les choses gratuites réunissent le droit et laccomplissement du droit. Tout Français a le droit daller et venir librement. Même purement abstrait, ce droit est capital car il dépose dans lesprit de chacun une perspective de liberté sans laquelle on a limpression dêtre en prison. Mais enfin, le voyage est malgré tout strictement limité par le budget dont on dispose.
Ce nest pas le cas du droit aux soins. Grâce à la sécurité sociale et sous réserve des imperfections et des remises en cause du système, il a quitté les abstractions juridiques et sest plus ou moins également répandu dans la vie concrète de tous les cotisants. Il est significatif que lopposition entre le droit et laccomplissement du droit ait été durant des décennies une pierre dachoppement dans les conversations opposant les partisans du socialisme réel et ceux du monde libre:
Quest-ce que le droit à la culture dans un pays où la majorité des enfants douvriers sont écartés des études supérieures, où une place dopéra coûte cinq-cent francs (76 euros) HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note4" 4?
Quest-ce que laccès aux uvres de lesprit quand la création artistique doit se plier aux canons officiels, quand on jette en prison les écrivains qui ne pensent pas comme le pouvoir?
Ces oppositions se retrouvaient dailleurs dans les grands textes internationaux sur les droits de lHomme parmi lesquels la Charte de lONU, divisée comme était divisé le monde, entre les droits civiques (liberté dexpression, droit de vote
) et les droits économiques et sociaux (droit au logement, droit au travail
).
Même interrogation en France où un pouvoir, socialiste par ses références historiques et idéologiques, sest cru obligé de proclamer dans la loi le droit au logement, mais qui, faute de le vouloir ou de le pouvoir, a laissé le marché maître du jeu dans un domaine pourtant vital, alors que jamais les sans-abri navaient été si nombreux.
La question reste donc posée. Et peut-être la gratuité indique-t-elle, là aussi, une voie féconde puisquelle réunit toujours le droit à laccomplissement du droit, quelle est susceptible dentraîner une adhésion populaire solide et tenace, que plus elle recule, plus la liberté et légalité sétiolent, deviennent des garanties abstraites, sans effet pour ceux qui ne disposent pas dargent pour les accomplir.
Responsabilité? La liberté et légalité qui sont intrinsèquement liées à la gratuité vont-elles contre la responsabilité? Cest, on sen souvient, la thèse quopposèrent les catholiques à la gratuité de lenseignement. Cest aussi celle qui est utilisée contre les gratuités les plus fragiles: «On ne connaît pas la valeur des choses quon na pas payées.»
La gratuité constitue une limite de laction politique et sociale, un aboutissement dans lorganisation de la société. Quand, pour la satisfaction dun besoin de la vie, on atteint la gratuité totale, les problèmes posés à lindividu et à la société changent de nature. Jusquà cette limite dominaient le combat politique pour la liberté et légalité, pour la conquête dun droit effectif, avec sa relative simplicité idéologique, son caractère plus ou moins interchangeable quel que soit le domaine concerné (droit à la santé, droit au logement, droit à léducation
) Au-delà, les perspectives, les choix, les débats, les conflits, les urgences, débarrassés du combat négatif contre des injustices de lorganisation sociale, se portent enfin directement, pour tous, sur la meilleure satisfaction des besoins eux-mêmes. Avant la gratuité de lécole, la responsabilité des parents sans fortune était un combat: sacrifices financiers, lutte contre les habitudes, lignorance, les privilèges. Après, la responsabilité bondit au niveau supérieur: qualité de lenseignement, suivi scolaire, etc. Ni avant, ni après, elle nest donnée davance.
Cela dit, lexpérience quotidienne des abus de gratuité et plus généralement des abus de bien public, limpact quils ont sur les esprits parfois disproportionné, toujours influencé par la propagande agressive du marché représentent un réel danger et posent de vraies questions. Face aux biens dont lusage est désormais libéré de la relation marchande, la responsabilité doit procéder à des ajustements inédits et que naiguillonne plus la force coercitive de largent. Responsabilité dabord à la source, chez ceux qui sont en charge de loffre: la qualité des biens gratuitement mis à disposition est essentielle; lespace gratuit meurt sil est traité en parent pauvre. Mais la concurrence entre le secteur gratuit et le marché est plus vaste, plus insidieuse et dépose ses germes dans lesprit même des usagers. Non payé, donc sans valeur? Ce soupçon et les pratiques qui en découlent lemportent chaque fois que le rapport de force idéologique, culturel, moral est défavorable à la gratuité. Sans un accompagnement quasi affectif des gratuités socialement construites, sans un attachement consciemment ressenti, elles connaissent une dévalorisation qui précède toujours létouffement. Il faut donc, si lon veut efficacement et durablement conquérir de nouveaux espaces gratuits(et même conserver les anciens), les entourer dune véritable culture de la gratuité qui fasse contre-feu aux valeurs du marché, sans craindre de puiser à toutes les sources de la pensée, de lengagement militant, de la communication, de lart ou de la vie spirituelle. La gratuité est un nouveau-né quil faut chérir.
Cette culture de la gratuité rejaillira sur lélaboration même des biens gratuits ou semi-gratuits. La carte orange, qui étendait brutalement la part de gratuité des transports parisiens, et le ticket chic, partie émergée dune politique culturelle de revalorisation et de revitalisation du métro eurent, au début des années 80, un effet saisissant et vérifié sur le rapport subjectif des usagers à leurs moyens de transport. En amenant de la vie en sous-sol expositions, débats, rencontres, services, animations
, les responsables dalors tiraient les conséquences dune statistique impressionnante: un Francilien passe en moyenne un an et quatre mois de son existence dans les transports en commun. Le métro, en effet, nest pas simplement vital parce que les citadins en ont désormais absolument besoin pour aller au travail et en revenir. Il est vital en ce sens quon ny cesse pas de vivre, quil transporte non des machines muettes mais des personnes humaines. Et ça devrait se sentir.
Payés au moins en partie par la cotisation solidaire des citoyens, les biens gratuits ou semi-gratuits nont pas à jouer la comédie du bonheur, ni à convaincre que chaque tranche dune vie saucissonnée est le chemin de lÉden pour peu quon ait la sagesse de choisir le shampooing X, lauto Y ou le pyjama Z. Cest dune autre manière quils doivent se faire aimer, en considérant chaque fois lhomme dans sa totalité et non pour une de ses fonctions. Car ce qui est interdit aux simples marchandises leur est à eux permis. Le comprendre, cest se donner le moyen douvrir un vaste champ à lhumanisation de la vie sociale, cest retrouver, mais avec des couleurs et des perspectives rajeunies, le grand et bel esprit de service public aujourdhui dévalorisé dans ses hommes, dans ses tâches, dans ses objectifs et dans ses moyens.
La pente qui pousse à la trouver normale dès quelle est établie fragilise la gratuité dans sa cohabitation conflictuelle avec un marché avide et conquérant. Oublier quelle est aussi un combat, quelle a toujours, au coin du bois, des adversaires puissants et voraces, démobilise la responsabilité. Lorsque lécole gratuite était encore dans lenfance, combattue par la principale force spirituelle du pays, tenue à bout de bras par le courage, lhéroïsme parfois des hussards de la république, entourée dune sollicitude idéologique qui savait au besoin se montrer véhémente, elle simposait au respect et même à laffection de ceux quelle servait. Mais cent ans après, force de lhabitude, elle est ressentie comme un droit naturel. Et au moment où elle se trouve déchirée par les choix budgétaires, les attaques du marché et leffondrement général des idéologies de solidarité, le souvenir quelle fut conquise de haute lutte reste souvent bien vague. Comment faire pour maintenir la flamme, ou tout au moins la conscience que rien, jamais, nest irréversible? Ne faut-il pas imaginer, par exemple, quun acte conscient et volontaire qui ne peut être la simple cotisation, généralement obligatoire et fixée par la loi accompagne laccès aux biens gratuits, réanimant le souvenir que les gratuités socialement organisées ne tombent pas du ciel et que celles qui tombent du ciel ne subsistent pas sans défense, manifestant à la fois la revendication dun droit et le respect des devoirs qui accompagnent son exercice? Ainsi, quand une collectivité territoriale met en place des transports gratuits (ça arrive!), ne serait-il pas judicieux de marquer le caractère social et acquis de ce droit en le soumettant à la présentation dun titre de transport non payant, mais régulièrement et volontairement retiré à ladministration chargée de gérer la cotisation?
Le marché sait bien lattrait quexerce la gratuité. Faute de pouvoir lanéantir, il sefforce, en lutilisant à ses propres fins, de le désamorcer. La confusion qui sinstaure entre les vraies gratuités et ces singeries contribue aussi à miner lexigence de responsabilité. Assaut des placards miraculeux qui offrent tout pour rien HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note5" 5 et... pour que sentrebâillent les porte-monnaie! Gratuité gadget, gratuité fantaisie qui infantilise, et mitonne ses cadeaux comme le pêcheur à la ligne plante un asticot sur son hameçon. Moyennant deux-cent vingt-cinq francs (34 euros) HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note6" 6 par personne plus le voyage, lhôtel et les coca-cola quil faut boire pour ne pas se faire remarquer, toutes les attractions dEurodisney sont gratuites. Gratuites également les émissions de TF1 ou M6 comme est gratuite la contemplation des images publicitaires. Sauf quà un moment ou à un autre, dans lopacité la plus complète, chacun paye en même temps que son paquet de lessive une larme de reality show ou léclat de rire monté sous un sitcom, contribuant en prime et sans lamorce dun consentement, à financer la plus assourdissante, la plus unilatérale, la moins scrupuleuse et la mieux servie des propagandes: celle qui par linvasion de la publicité directe et son poids sur la programmation proclame à longueur de journée lévangile du salut par largent.
Face aux ambivalences de la gratuité, deux notions centrales peuvent aider le discernement: lutilité et le bien publics. Les gratuités qui sy adossent sont toujours de bon aloi. La prise de conscience, lintériorisation quun bien est public ou devrait lêtre, quune activité est utile à lavancement de la collectivité toute entière, que tel besoin individuel doit être satisfait de droit si lon veut conserver lharmonie du corps social, sont le soubassement subjectif dun usage responsable de la gratuité. Dabord, ce sentiment constitue un puissant moyen de mobilisation contre linjustice et la confiscation des vrais pouvoirs par largent privé. Ensuite, il fonde lattachement aux gratuités qui marquent une limite concrète à cette dictature. Il féconde enfin la réflexion sur une société qui développe à vive allure dinnombrables réseaux solidarisant chaque jour davantage la destinée des hommes (transports, télécommunications, télématique, internationalisation de la vie économique ou culturelle
), mais où grandit en même temps la mortelle solitude dexistences instrumentalisées par largent.
Temps libre, temps gratuit
La gratuité existe. On lobserve, toujours vivace, dans lespace naturel. Elle sest fait une place dans lespace social. Mais son lieu de réalisation, son territoire vivant, cest le temps humain.
Temps libre. Lexpression rassemble peut-être à elle seule lenjeu (lutopie, lenjeu en partie utopique) qui se cache derrière lorganisation des hommes, derrière la civilisation. Avoir du temps à soi. Temps gratuit. Temps donné. Un monde dans lequel on ait du temps à donner.
À lorigine du marché capitaliste, il y a la mise en vente du temps humain, notre vie. Le marché capitaliste nexiste pas sil ne parvient à sectionner notre temps de vie, à en transformer au moins une partie en marchandise. Il faut que nous procédions à cette mise en vente pour pouvoir obtenir en échange ce qui est présenté sur le marché. Et comme le marché étend son empire sur des biens qui nous sont absolument nécessaires, il nous est absolument nécessaire, pour survivre, de vendre une part de notre vie et den perdre ainsi le contrôle.
Cette partie de nous-mêmes passe alors sous lempire des fameuses lois du marché, lois qui échappent à lorganisation consciente et concertée des hommes (cest-à-dire la part civilisée des relations humaines, la part démocratique de la vie sociale), lois auxquelles, sous peine, nous dit-on, de catastrophes infernales, nous sommes invités à nous remettre. Pour cette part de nous-mêmes que nous sommes contraints de vendre quand un homme sévalue essentiellement par rapport à la section de sa vie quil met en vente sur le marché , il nest pas faux daffirmer: je vaux cent, ou cent cinquante, ou trois cents mille francs par an, cest-à-dire un certain tonnage de pommes de terre, un certain cubage de pétrole, un certain nombre dallées et venues dans un hôtel de passe, ou une seconde despace publicitaire en prime time.
Cette aliénation du temps humain qui est au cur de tous les processus dexploitation économique, cette punition originelle (tu travailleras à la sueur de ton front!) qui nous empêche de nous appartenir et de disposer de notre existence comme dun bien gratuitement reçu et gratuitement dispensé, fondent par réaction la profonde nostalgie du paradis perdu, le profond désir de gratuité. La diminution du temps de travail, le droit à la jouissance, à lactivité gratuite et délibérée, à lamour des siens, à lautonomie, au temps donné, le droit à prendre du bon temps sont le seul critère intéressant du progrès. Sans eux, le progrès nest quune vue de lesprit, un mot pieux, un mot creux posé sur lenchaînement des choses. Sans eux, lhomme moderne constate avec désarroi que son espérance de vie triple celle de ses ancêtres, mais que son temps ne lui appartenant pas, il nen tire aucune douceur supplémentaire.
Or, en un siècle, des conquêtes sociales décisives et répétées ont permis que le temps de travail diminue dans des proportions considérables (interdiction du travail des enfants, école obligatoire, semaine de quarante ou trente-neuf heures, congés payés, droit à la retraite, puis abaissement de lâge y donnant accès
) Obtenues pas à pas, dans des luttes sociales et politiques acharnées, rendues possible par le développement phénoménal de la productivité du travail (et restant dailleurs bien en deçà de ce quelle autorise), soutenues par les progrès de la médecine et lallongement du temps de la vie, élargies dans leurs perspectives par les occasions de divertissement, de culture, de communication, de voyage, dactivités autonomes et utiles quouvre la modernité, elles apparaissent aujourdhui comme bien autre chose que de simples avancées quantitatives. Naguère entièrement englouti dans les espérances professionnelles pour les hommes, et chez la plupart des femmes par les joies de labnégation domestique, le temps humain inaugure son grand retour sur le continent de la gratuité. Cest le projet même de la vie qui en est bouleversé.
Le temps libre provoque dans les consciences les mêmes effets que les autres gratuités. On sy attache avec force. On le considère rapidement comme naturel. Cest un acquis sur lequel il est fort difficile de revenir. Mais comme les autres gratuités, il est encombré par les vieilles pratiques, les vieilles représentations, les remugles de la culpabilité venues dun monde où lagréable est dénoncé par lutile pour mieux asservir la force de travail. Comme les autres gratuités, le temps libre doit donc être soutenu, entouré des valeurs et dune culture qui lui permettent de donner tous ses fruits.
Ce qui est en germe dans ces premières et importantes avancées est dune autre nature que le nécessaire repos accordé aux salariés en ré-création de leur capacité à produire. Une fois encore, la réalité est plus contradictoire que ne limagine une visée totalitaire de la lutte de classes contre la domination du marché. Car passé le seuil des heures nécessaires à effacer la fatigue du travail, le temps humain redevient en effet libre et gratuit, comme la lumière du soleil ou lusage de la voirie publique. Il change de nature. Et la majorité des gens seraient affreusement vexés si, offrant une part de ce temps en service à un ami ou à des voisins, ceux-ci leur proposaient den payer le salaire.
Tout ce qui rapproche les hommes, tout ce qui les réunit à eux-mêmes, la vie de famille, lamour, lamitié, la rencontre, la générosité, la culture, la vie spirituelle trouvent dans le temps libre leur espace naturel. Et désormais, de nombreuses activités qui peuvent ressembler au travail, mais qui sen différencient absolument par labsence de contrainte, de nécessité et de paiement, activités individuelles ou associatives qui prêtent de réels services et fournissent de véritables biens, élargissent leur territoire en marge du monde marchand.
Évidemment, les forces du marché ne lentendent pas de cette oreille. Dès lenfance, on agite le martinet du chômage pour tenter dimposer aux écoliers et à leurs parents un type denseignement et des filières scolaires étroitement adaptés aux besoins des employeurs. Malgré la résistance dun corps enseignant dans lensemble imprégné par lesprit de service public, la culture générale, celle qui peut illuminer le temps libre et libérer la compréhension du temps vendu, est dévalorisée par rapport aux connaissances utilitaires, censées ouvrir le marché du travail. Ainsi, cette extraordinaire conquête qui donne à chacun loccasion de dix ou quinze ans consacrés à létude est comme menacée de réannexion par le système marchand, son enjeu réduit au minimum, et son intérêt aussi.
«Je suis vidée», dit à son compagnon la caissière, de retour de lhyper-marché où elle travaille. Temps vendu. Temps vide. Épuisement du temps. Faire en sorte que le temps hors travail soit strictement utilisé à reposer de la fatigue et de la vacuité du temps vendu est un enjeu majeur pour le marché capitaliste, car ainsi, il reste partout le maître du temps, et maîtriser le temps dautrui est la source du profit. Aussi le système marchand se bat-il bec et ongles pour le contrôle des divertissements destinés à occuper le temps vide (temps où lon est encore enchaîné par la fatigue du travail) de manière exclusivement reposante délasser sans instruire , afin que le lendemain matin, la caissière soit suffisamment en forme mais aussi suffisamment idiote, ou dressée, ou soumise au dressage, ou contrainte par la nécessité de se soumettre au dressage pour ne pas être incorrecte avec le client.
Le temps libre, le temps gratuit, celui qui civilise, qui permet délever son esprit et de se cultiver, qui donne le temps daimer et les moyens de se faire respecter ne commence vraiment quaprès épuisement de la fatigue. Et là, le contrôle du marché devient sérieusement plus compliqué. On peut rétorquer quil sexerce encore, mais par dautres canaux: sa maîtrise sur les revenus, son empire sur les moyens de se cultiver ou de prendre du bon temps. Cest vrai. Ce quil perd dune main, le marché cherche toujours à le reprendre de lautre, et lorsque le citoyen est momentanément libéré du pacte salarial à travers lequel il vend son temps de vie, il est puissamment sollicité, en tant que consommateur, à se maintenir dans le cycle de la marchandise, ses tentations, ses frustrations, sa mise en scène du bonheur. Néanmoins, dès que le temps est libre, le marché nest plus en mesure dempêcher les amants de saimer, les promeneurs de se promener, lami des livres dinvestir la bibliothèque municipale, ni les enfants de regarder voler les oiseaux. Et lévolution qui arrache au marché, à force de luttes, une part grandissante du temps humain entretient un étroit cousinage avec la conquête de nouveaux espaces de gratuité.
Cest pourquoi les mouvements sociaux et politiques qui se battent pour cette avancée civilisatrice nont pas besoin de se creuser la cervelle à chercher dautres motifs. Plaider pour la diminution du temps de travail sous prétexte que le travailleur a droit au repos réparateur, cest encore se placer dans la logique du marché, celle qui axe le projet des individus autour de leur rentabilité marchande. On entend souvent justifier lappel à réduire les horaires travaillés par la nécessaire lutte contre le chômage. Si lon peut sarranger pour quune telle relation sétablisse, tant mieux. Si, de façon conjoncturelle, parce que la menace dexplosion sociale rend momentanément le chômage dangereux pour le système, un tel argumentaire aide à faire pencher le rapport de forces dans le bon sens, tant mieux. Mais en filigrane dun tel plaidoyer, on sen remet encore aux puissants arguments du marché, la contrainte qui pousse le chômeur à désirer ardemment être enfin dans la situation de vendre son temps de vie, la culpabilisation des salariés sils rechignent à partager cet immense privilège avec les exclus du travail.
Il faut lutter pour la diminution du temps de travail parce que cest un objectif civilisateur, parce que les formidables gains de productivité que permet et va permettre la révolution technologique en ouvrent la possibilité, parce que pour la première fois peut-être depuis les débuts de la division du travail, puis son exploitation systématique, une part significative du temps de vie et des projets quil porte peuvent échapper à la mise en vente, être rendus à leur originelle gratuité. De ce point de vue aussi, le temps libre sattache aux autres gratuités. Comme elles, il borne lempire du marché et présente une vraie perspective de le réduire encore, de le remettre à sa place.
Déjà, la retraite à soixante ans place des hommes et des femmes souvent en pleine santé devant la pleine responsabilité de leur temps (il est dailleurs bien significatif que le marché tire argument de leur bonne forme pour mettre en cause cette conquête, comme si hors de lui, ils étaient inutiles, que leur temps de vie ne valait plus rien, et en effet, il est devenu sans valeur marchande). On les appelle retraités, un mot plein de morgue marchande et qui donne à penser quen sortant du salariat, on bat en retraite, on fait retraite, on se retire de lexistence. En fait, ils sont des pionniers. Ils se trouvent, avec une réelle liberté, cest-à-dire sans quon sache comment ils sen sortiront, devant un réel enjeu de civilisation. Pour eux. Pour tous.
Liberté, égalité, responsabilité, temps libre. À tâtons, les uns et les autres cherchent ailleurs que dans la loi de largent des raisons dimaginer lavenir individuel et celui de la société. De puissantes et lumineuses flambées dhumanité ont jalonné les années du libéralisme triomphant: concerts monstres contre le racisme, générosité spontanée et souvent impressionnante en faveur des affamés, des sans logis, des malades, des peuples brisés par la guerre ou les calamités naturelles, formidable retentissement de messages simples mais radicaux comme les points de vue de labbé Pierre sur le droit au logement, mouvements de fond contre la destruction de la Nature. Souvent récupérés et parfois pour les objectifs les plus sordides, ces grands moments de respiration populaire rappelaient néanmoins la frustration de citoyens qui, dans la contradiction et le débat, persistaient à croire que la civilisation humaine signifie la socialisation libre et solidaire de ses membres. Une question aujourdhui se pose: existe-t-il une perspective davancée politique à cette aspiration millénaire?
3. Nouveaux espaces
Jamais de toute son histoire, la France na été aussi riche. Bon an, mal an, nonobstant des (courtes) périodes de (légère) récession, la production nationale sest constamment accrue depuis la guerre, tant en chiffre absolu que proportionnellement au nombre dhabitants. Autrement dit, la France est beaucoup plus prospère quau temps du plein emploi, des grandes avancées sociales et de léchelle mobile des salaires. Dailleurs, les chefs politiques, économiques, moraux de ce pays au zénith de lopulence courent le monde pour y distribuer leçons de démocratie et conférences de saine gestion.
Ça va bien, ça va mal
Pourquoi sen priveraient-ils? Aspiré du travail seul vrai producteur de richesse vers le capital, puis de la trésorerie des entreprises vers les alléchantes promesses de la finance, en dépit des gémissements de façade sur la dureté des temps, le butin de cette prospérité na pas disparu en fumée et les convives sont réunis. Depuis les vallées arides où sactive le menu peuple, des maigres collines où croient sêtre élevé les valeureuses couches moyennes, on perçoit désormais, de plus en plus bruyante, la joyeuse bacchanale de largent facile. LOlympe est un casino permanent. Les mises y sont dautant plus énormes quelles bénéficient dassurances payées par dautres austérité, licenciements, baisse des salaires, aides publiques et que les joueurs ne peuvent jamais vraiment perdre. Longtemps, la spéculation monétaire fut montrée du doigt par une opinion mauvaise coucheuse qui la trouvait immorale et antipatriotique. Désormais, les banques nationalisées ou les organismes qui gèrent les fonds de retraite jouent allégrement largent des petites vieilles contre la monnaie de leur pays et quatre fois par jour, la télévision informe la nation de cet édifiant bras de fer. Le marché à terme des matières premières permet aux membres du club de mettre sous hypothèque lavenir de continents entiers, leur interdisant ainsi tout plan raisonné de développement. Quimporte, les remises de dettes sont au frais du contribuable et la mort dans les pays chauds entretient la flamme humanitaire. Il arrive, bien sûr, quune mouche tombe dans lambroisie. Les pays du Sud producteurs de pétrole ont essayé lOPEP, et Saddam Hussein avec, il est vrai, des méthodes de gangster a tenté den empêcher le sabotage par Koweit interposé. Aujourdhui, les Irakiens savent que cest Jupiter, le maître de la foudre HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note7" 7.
Les dieux, cest bien normal, préfèrent profiter seuls des fabuleuses richesses produites par la croissance continue de léconomie. Mais le nuage dargent qui environne la montagne sacrée est désormais bien lourd. Des coups de vent imprévus le portent à gauche, à droite, dans des mouvements brutaux que plus personne ne contrôle vraiment. Les instruments mis en place pour aspirer les richesses dans le maelström du marché financier ont enfanté des monstres avec lesquels on se fait peur pour ne pas savouer quils sont les fictions dun roman comptable dont le déluge pourrait bien être lépilogue. Comment éponger la dette dun Tiers-Monde quon étrangle? Qui remboursera le pharamineux déficit américain, et par le commandement de quels huissiers? Quand un spéculateur vend à terme un produit quil ne verra jamais, quil a acheté avec un argent qui nexiste pas en escomptant des surprises dautant plus prometteuses que sont fortes les turbulences qui secouent la profession ou le peuple auxquels on doit cette richesse, ny a-t-il pas de quoi sinquiéter? Sans parler de la drogue et du crime dont les centaines de milliards introduits dans le marché grâce une dérégulation sans frein commencent à donner des sueurs froides aux pouvoirs légitimes. Mais cest bien égal: cacao dAfrique, banques européennes, hi fi dextrême orient, dollars, eurodollars, pétrodollars, narcodollars, charbon, blé, empires de presse, emprunt Pinay, maïs, soja, café, studios de cinéma, bons du trésor, caoutchouc, informatique, médicaments
banco! Le monde est riche et la France itou.
À ceux qui produisent cette richesse par leur travail, on explique quil faut abandonner le SMIC, diminuer les prestations sociales, que même une croissance doublée, triplée ne permettrait pas déponger le chômage et quen dépit de fantastiques gains de productivité, on ne saurait diminuer le temps de travail sans diminuer dautant les salaires. Quant aux pensions de retraites, on nous invite déjà à ne pas trop y compter. Des entreprises aux bénéfices florissants, mais dont les propriétaires sont pressés de renforcer leur main au poker menteur de la Bourse, licencient à tour de bras. Tout impôt nouveau, toute augmentation des cotisations sociales touchent dabord les revenus du travail, et souvent exclusivement. Et le dieu Capital se gonfle allégrement des sacrifices imposés à des salaires bloqués ou en diminution.
Dans le tiers-monde, la potion est plus amère encore. Des pays au bord de linanition sont sommés par la banque mondiale et le FMI dengager des cures damaigrissement qui les contraignent à licencier jusquaux médecins et aux enseignants, asséchant toute vitalité propre, brisant toute velléité de développement que la finance internationale ne pourrait immédiatement ingérer. En application de théories jugées ailleurs comme extrémistes, des gouvernements dont lautonomie daction est devenue marginale reçoivent lordre de privatiser lénergie, la poste ou les chemins de fer. Les crédits de coopération, cachectiques et en diminution constante, représentent une proportion toujours plus faible de largent aspiré dans les pays pauvres par le système financier et toutes les études montrent que, de ce point de vue, cest le Sud qui aide le Nord.
Il ny a pas beaucoup darguments pour légitimer un tel programme. À vrai dire, il ny en que deux. Le premier est dordre historique. La déroute du socialisme réel, totalitaire et dictatorial a provoqué dans les consciences comme une interdiction de penser la transformation des rapports sociaux. Quand elles sont honnêtes, les forces qui, de près ou de loin, ont porté le rêve qui a mal tourné sont proprement interdites, médusées devant les gros yeux quon leur fait à chaque retour de pensée. Elles souffrent dune hésitation compréhensible devant la suite à donner à cette constatation, aveuglante dans tous les sens du terme, qui sous sa forme la moins agressive et peut-être la plus profonde se traduit en une phrase: cette société est mal organisée HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note8" 8.
Le deuxième argument est économique. En raison des contraintes du marché international, on ne pourrait rien faire contre les injustices criantes de la très prospère société française et la liberté sans frein de la finance. Sauf que, puisquon en est rendu à ce niveau dévidence, on ne comprend pas très bien à quoi servirait que léconomie fleurisse et que la production fructifie si la ruine des hommes est le prix de cette prospérité. Quant aux fameuses contraintes, cest-à-dire le libéralisme économique et la domination américaine, on ne peut tout de même pas oublier quelles sont imposées par des forces et des organismes tout à fait identifiés, dont la politique nest pas clandestine, qui orientent de façon décisive les grandes négociations internationales, qui interviennent dans le monde entier pour punir les récalcitrants. Et cela amène à penser que dautres forces, dautres points de vue politiques, dès lors quils lemporteraient, peuvent eux aussi proposer leurs règles du jeu.
Il ne faut donc pas renoncer à changer les choses. Le combat de la gratuité est un axe possible pour lintervention politique et sociale transformatrice. Il correspond à un rêve profondément ancré dans lesprit humain, une utopie qui depuis des millénaires dégage un horizon à laventure collective des hommes. Il donne de loxygène aux perspectives ouvertes par la révolution scientifique et technique, et la socialisation accélérée quelle entraîne. En permettant de circonscrire le champ de bataille à des besoins humains chaque fois délimités, il rend possible le regroupement de forces suffisantes pour emporter des victoires partielles mais solides.
La gratuité sappuie sur une expérience et des résultats indéniables. Elle peut avancer grâce à la prise du pouvoir politique, mais elle peut également être défendue à partir des multiples positions sociales, économiques, idéologiques, culturelles, spirituelles tenues larmée de ceux qui en profitent et qui laiment. Une fois acquise, la gratuité possède une épaisseur, une viscosité qui rend difficile son anéantissement. Depuis la dernière guerre, la droite et la gauche se sont succédées au pouvoir; on a vu passer tour à tour sur la société française les ombres de la Révolution culturelle puis de lextrémisme reaganien, mais la sécurité sociale, même mise à mal, a finalement résisté. Ce phénomène suggère une issue originale à la vieille et maléfique question de «lirréversibilité du socialisme». Posée dans le cadre dune représentation totalitaire de la transformation sociale, elle mettait les esprits devant une impasse: comment revenir à lexploitation capitaliste après quon lait vaincue, comment laisser faire un tel retour en arrière, si scientifiquement contraire au bonheur de lhumanité, et finalement, comment supporter la démocratie? La gratuité sa relative irréversibilité tient non pas grâce au pouvoir, mais à côté du pouvoir, souvent en dépit du pouvoir, parce quelle est endossée par la société qui ne simagine plus vivre sans elle. Cest un indice très riche des limites que connaît tout pouvoir politique quel quil soit, qui tient à des rapports de force ancrés dans les profondeurs de la vie sociale, peut-être même dans les profondeurs de la vie tout court, et sur lesquels les joutes et les succès électoraux interviennent beaucoup moins que ne le croient ceux qui sy adonnent. Cest un indice quil existe de vastes territoires encore vierges à conquérir pour laction civique.
Comment agir? Quelles directions prendre? La gratuité découpe-t-elle dans le vaste panorama de la vie collective des représentations suffisamment fécondes pour mobiliser des énergies, fédérer des forces, remporter des victoires? Où coïncide-t-elle le mieux avec les besoins concrètement ressentis? Et quelles urgences nous impose lévolution de la société?
Protéger les gratuités menacées
De nombreuses forces politiques et sociales mènent ce combat. La dégradation qualitative et quantitative des gratuités dans les domaines de la santé ou de lécole, les atteintes à lenvironnement, linvasion de largent dans la pratique sportive, les choix libéraux en matière de transport et dinfrastructure routière, la frénésie marchande qui entoure les biotechnologies et les possibilités quelle ouvre de monnayer des morceaux du corps humain, lempiétement des rapports marchands sur des aspects de la vie quon croyait à jamais préservés provoquent déjà une résistance organisée. Mais cette résistance se déroule dans un éclatement qui favorise les manuvres de ladversaire. La cohérence de luttes dispersées napparaît que par défaut et sous des rubriques à limage conservatrice: défense des acquis sociaux, corporatisme (les fameuses rigidités de la société française). Faute dune cohérence politique et idéologique minimum chez ceux qui défendent des positions de gratuité, ladversaire a beau jeu de sappuyer sur les uns pour attaquer les autres, dutiliser tantôt les ardents amis de la Nature contre les poussiéreux défenseurs de Jules Ferry, tantôt de saluer le courageux combat des infirmières tout en moquant les ayatollahs de lécologie. Dans léclatement des références et lécroulement des hégémonies politiques, la protection déclarée et vigilante de toute gratuité existante dans ses aspects quantitatifs mais aussi qualitatifs peut constituer une vraie boussole. Elle incite à répertorier tous les espaces de gratuité qui subsistent et que la nomenclature habituelle de nos représentations éparpille sous des rubriques différentes. Et cela permettrait très certainement de faire apparaître un territoire beaucoup plus imposant quon ne limagine au premier abord, un rapport de force beaucoup plus disputé entre le gratuit et le marchand, prise de conscience qui constitue en elle-même un puissant encouragement à combattre le règne de largent. Affirmer la pertinence de la notion de gratuité, contribuer à mettre en évidence le découpage et la forme quelle imprime à la réalité, cest déjà un acte politique de rassemblement contre les puissances du marché.
Récupérer les positions fraîchement perdues
Les évidences marchandes et le bon sens produit par les espaces de gratuité coexistent et saffrontent sur un champ de bataille singulier: les consciences individuelles. Suivant la situation des uns et des autres, limplication dans le mouvement social ou civique, lhistoire personnelle, les influences ou les lectures, rapports de force et dispositifs de défense sont chaque fois différents. Mais cest un fait: aucune conscience néchappe à ce débat. Chaque fois quune gratuité est écornée ou supprimée, laffrontement prend un tour plus vif. Certains se rendent sans combattre, et cest souvent quand les solutions payantes de remplacement sont directement à leur portée ou même les favorisent . Dautres vivent cette régression avec la rage au cur, parce quune atteinte à la gratuité, cest toujours la privation dun bien qui était vécu comme un droit.
Laissez-moi passer, jai le droit.
Non Monsieur, plage privée!
Le bord de mer est à tout le monde.
Tentez lexpérience et je lâche les chiens.
Parce que la suppression dune gratuité est généralement ressentie comme une atteinte à lautonomie et à la dignité de lindividu, toute part de gratuité abolie, mais à mémoire humaine, laisse dans les esprits des nostalgies qui peuvent être transformées en motivations et servir de propédeutique au combat pour des gratuités nouvelles.
Imaginer et privilégier les solutions gratuites aux problèmes nouveaux posés par la modernité
La démocratie par oui et par non nest pas apte à dégager des solutions gratuites. Lélaboration de ce qui nest pas déjà donné, de ce que le laminoir du marché na pas rendu naturel à lesprit, engendre nécessairement des formes nouvelles, pleines, riches dintervention civique parce quelles demandent chaque fois de penser lévolution de la vie sociale. Les solutions payantes peuvent être techniquement différentes, mais le type de société quelles dessinent est toujours le même (le maximum de droit pour qui a le maximum dargent) et sil ny a quune façon marchande de limiter le stationnement automobile dans les villes payer!, les solutions gratuites sont diverses avec des effets qui peuvent être contradictoires; elles impliquent un vrai travail de réflexion collective, et de vrais choix puisquil peut y avoir plusieurs solutions efficaces.
La régulation par largent est la plus paresseuse des issues. Ceux qui limposent sappuient sur la lassitude globale dune société qui, en dépit de résistances partielles et momentanées, a fini par se soumettre au dressage du marché, par y voir la nature des choses. Au contraire, chaque fois quon envisage daller vers la gratuité, il faut dabord engager la bataille contre les forces puissantes et voraces qui règnent sur largent, sur la puissance publique et sur les idées reçues. Mais ce combat négatif est tout juste destiné à déblayer la route. Ensuite, il faut que les esprits se mettent à travailler, à communiquer, à sentendre. Et à sentendre pour la chose la plus difficile qui soit: faire du nouveau.
Imaginer des solutions gratuites nest pas seulement un objectif transformateur par le type de vie sociale qui en découle; cest aussi transformer radicalement les formes et le contenu de lintervention civique, cest élever au niveau supérieur la pratique de la démocratie.
Chômage et pauvreté
Le chômage et la pauvreté, ces deux maux que la fatalité marchande impose avec une brutale cruauté à des millions de familles, sont le signe le plus durement vécu de la déchirure qui traverse les sociétés dabondance. Labandon déclaré dune perspective de plein emploi, laveu cynique que léconomie roule pour son propre compte, que lutilité sociale nen est ni le moteur, ni lobjectif, tout au plus une conséquence et en tout cas sans engagement ni garantie, ont fini par simposer à la majorité des esprits comme une lugubre mais incontournable fatalité. Lextension mondiale du capitalisme marchand et de ses règles est invoquée pour briser toute tentation dimaginer que lorganisation de la production des biens et des services puisse un jour permettre à chacun dy participer par son travail et den profiter grâce à ses revenus. Chômage massif et revenus bloqués seraient linévitable rançon de la concurrence mondiale, compétition hissée par les principales forces politiques et financières de la planète au rang dimpératif catégorique. Seulement, ces inaltérables lois du marché sont devenus si agressives pour la société quun peu partout (à droite comme à gauche), des propositions naissent pour en tempérer leffet.
Parmi celles-ci germe lidée de tracer une frontière entre les activités, notamment industrielles, qui seraient par nature vouées à la concurrence internationale et celles qui, en particulier dans les services, pourraient en être retirées sans dommage. Ainsi, la compétition entre firmes automobiles serait le moteur du progrès technique et la condition dune offre au juste prix. Par contre, les nombreux services imaginables pour améliorer les conditions dexistence et lintégration du grand âge pourraient être le résultat de politiques conduites à un niveau national. Cette sage remarque ne met pas en cause lappétit marchand, même sil sen trouve limité dans les frontières nationales, et le capital guigne la décrépitude de nos corps comme tout autre phénomène de la vie humaine, en cherchant comment il pourra semparer des besoins quelle provoque pour faire de largent. Cependant, elle ouvre un champ propice aux activités de service public et dessine du même coup un critère de faisabilité pour des gratuités nouvelles. Pourquoi, en même temps quon imagine douvrir à lemploi des chantiers nouveaux, utiles, et que ne menace pas structurellement la concurrence internationale, nenvisagerait-on pas la possibilité de les emmener le plus loin possible des contraintes marchandes en en ouvrant le bénéfice solidairement pour tous par la gratuité totale ou partielle, contribuant du même coup à réparer les fractures de la société, à réduire les injustices quengendre le marché capitaliste?
On en a déjà lexpérience. Les collectivités territoriales, principales organisatrices de gratuités, sont aussi le premier investisseur de proximité. La décentralisation leur donne de réelles prérogatives qui peuvent encore être étendues. Leurs administrations propres, les commandes quelles passent aux entreprises privées représentent des millions demplois. Et lorsque les services quelles proposent sont gratuits ou semi-gratuits, elles jouent un rôle décisif de répartition des richesses, libérant dautant le pouvoir dachat des ménages les plus modestes, ceux dont limposition directe reste faible. Le transfert aux collectivités de moyens supplémentaires, pris par exemple sur les milliards daides aux entreprises dont on na pas vu quils aient réellement incité à lembauche, serait susceptible de libérer du revenu disponible grâce à lextension des gratuités (transports en commun, services culturels ou de loisirs, logement
), tout en ayant un effet direct et immédiat sur lemploi.
Il y a peut-être là le moyen dengager une politique originale des revenus. Certes, elle ne dispense pas de mettre en évidence lanomalie du blocage des salaires quand la productivité du travail, le produit national brut ou les profits capitalistes connaissent une croissance continue, ni de se battre pour être mieux payé. Mais largument de la concurrence internationale ne peut être balayé dun revers de main, ni les contraintes qui pèsent sur bien des entreprises, aussi injustes soient-elles pour les salariés. Le détour par des dispensateurs de gratuités comme les collectivités locales, pourrait ainsi permettre que les milliards consacrés par lÉtat à la lutte contre le chômage naillent pas gonfler les profits financiers, et cest souvent la destination de laide aux entreprises. Investis dans des équipements et des services daccès gratuit ou semi-gratuit, ils se traduiraient par une augmentation du revenu disponible, et ceci de la manière la plus égalitaire quon puisse imaginer. Enfin, une telle démarche engagerait une société aujourdhui déchirée par la misère et lexclusion dans la voie de sa resolidarisation.
Engager le combat pour conquérir à la gratuité des positions nouvelles
On peut dire, parce que lexpérience la montré, que sont particulièrement propices à la gratuité les biens dont lusage est ressenti ou peut être ressenti comme un droit (la santé, léducation). Au départ et à lorigine de ce sentiment, il y a un besoin reconnu comme vital. Cette reconnaissance nest pas spontanée, elle naît dans les affrontements de lhistoire. Le besoin de savoir lire, écrire et compter est apparu comme vital à un certain stade du développement historique. Des conditions objectives rendaient souhaitable sa satisfaction; il prenait forme aussi grâce à la volonté politique dhommes et de forces qui proposaient comme objectif une société plus instruite. Dès lors, ce besoin était mûr pour la gratuité. Et cest dans la lutte pour obtenir cette gratuité que léducation également proposée à tous les enfants a été désignée comme un droit (belle arme idéologique!) Ceci donne à penser que des besoins qui apparaissent aujourdhui périphériques ou qui nont pas encore surgi peuvent un jour être désignés et considérés comme vitaux, puis porter des luttes qui les transformeront en droits. On peut très bien imaginer, par exemple, et à perspective humaine, que laccès aux réseaux de communication connaisse une telle évolution, ce qui devrait faire réfléchir à lenjeu dune éventuelle privatisation de France Télécom HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note9" 9. Et déjà, devant la multiplication des coupures pour impayés que provoquent la misère et le chômage, certains syndicats dÉlectricité de France proposent que le service public de distribution dénergie assure un droit minimum, gratuit, au courant électrique HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note10" 10. De façon générale, peut être considéré comme vital tout bien dont, en fonction de lévolution de la société, on ne peut se passer sans être dune manière ou dune autre exclu de la vie normale.
À lopposé de ces besoins vitaux, il existe une multitude de biens dont on peut se passer, ou plutôt de biens auxquels on attache dautant plus dimportance quon peut y renoncer pour en préférer dautres, tout ce qui, peu ou prou, sera désigné comme étant du luxe («les belles fringues, je men fiche, mais pour rien au monde je ne me priverais de voyager»). Ce luxe-là est très subjectif: il nest pas le même à vingt ans quà cinquante; ce qui est du luxe à une certaine époque historique peut devenir vital à une autre. On peut aussi, par amertume ou renoncement, dire «cest du luxe» à propos dun bien quon na pas les moyens dacquérir et qui pourrait être néanmoins considéré comme vital. Mais sur le fond, et pour une immense part des richesses produites par le travail humain, il existe bien des choix non contraints, un rapport de plaisir à la consommation et qui intervient largement dans lart de vivre. Certains biens sont du luxe par leur raffinement, leur rareté, leur prix, et la taille malgré tout limitée des ovaires de lesturgeonne est un grave obstacle à la libre distribution du caviar. Soffrir un petit luxe, cest également introduire dans la consommation une fantaisie, une particularité, se différencier, choisir. Une belle automobile, un papier peint délicat, une cravate originale, une bonne bouteille, un livre rare, une nuit dans un grand hôtel ne méritent peut-être pas quon les vénèrent religieusement, mais il faudra longtemps avant de trouver plus efficace que le marché, même capitaliste, pour alimenter cet univers de la variété. Dans ces domaines, la gratuité peut attendre.
Entre le luxe déclaré et les biens indispensables à la survie, il existe des domaines plus mélangés. Certains produits de consommation sont tout à fait vitaux, mais avec cette particularité que le développement qualitatif et quantitatif de la production ainsi que lévolution des murs y ont intégré dans la quotidienneté même de leur utilisation une certaine dose de variété, de luxe, même sil est souvent rendu illusoire par la faiblesse des revenus. Cest le cas par exemple de la nourriture ou de lhabillement. Le «socialisme réel» a montré combien il était délicat et périlleux dy manipuler le marché. Même si elle permet la survie biologique, la relative uniformisation des produits alimentaires ou vestimentaires entraîne une pénible frustration. Il faut donc réfléchir à la manière de faire respecter le droit de manger à sa faim ou dêtre chaudement habillé lhiver sans rompre le lien subtil que les mécanismes du marché ont établi entre le producteur et le consommateur.
Certains biens, enfin, sont rares, chaque fois originaux, leur besoin nest aujourdhui consciemment ressenti que par une minorité et pourtant, on leur consent presque spontanément une part de gratuité. Cest par exemple le cas du spectacle vivant, théâtre, opéra, ballet, concerts de musique savante, qui bénéficie souvent de larges subventions publiques. Disons tout dabord que profitant, par la force des injustices de la vie, à une élite intellectuelle et financière, ces biens avaient davantage de chance dattirer les fonds publics. Pas suffisamment néanmoins pour que, la part faite aux subventions, le prix des places les rende vraiment accessibles à tous. Cependant, lintervention publique et la part de gratuité qui en découle restent indispensables à la survie même de ces arts. Et il est très intéressant de constater que lentretien et le développement du patrimoine contiennent déjà, avec lassentiment public, de sérieuses amorces de gratuité. On touche là, en effet, au domaine socialement vital mais dans lunivers de lesprit de lidentité collective sans laquelle sinstalle linconfort mental, la dérive des points de repères, lincapacité de juger, dagir, de donner. Étendre qualitativement et quantitativement loffre des biens qui étayent cette identité (conservation et développement du patrimoine culturel, mais aussi naturel) est sans doute un autre territoire, très vaste, ouvert aux chantiers de la gratuité.
Ces réflexions circonscrivent des familles de biens dont on peut raisonnablement souhaiter quils deviennent totalement ou partiellement gratuits. Elles invitent à penser un vrai rééquilibrage qui ouvrirait une dialectique nouvelle entre efficacité économique et justice sociale, entre un marché aux coudées franches mais recentré sur les domaines où il reste irremplaçable et un vaste secteur dintérêt public vraiment dégagé, dans ses objectifs, de la course au profit, ses lois, ses contraintes. Les entreprises du marché peuvent dailleurs y trouver elles aussi de puissants avantages comme cest déjà le cas avec la fluidité que permettent le libre accès à la voirie ou des transports en commun subventionnés. Grâce à ce rééquilibrage, bien des aspirations que le marché avoue nêtre plus en mesure de satisfaire ou ne pas avoir lintention de traiter peuvent retrouver un commencement de perspective: retour à des tâches utiles de la main duvre inemployée, mise en valeur de lenvironnement naturel, humanisation des villes, revitalisation de lespace rural, aménagements et services susceptibles de rétablir la convivialité perdue, tout ce que la gestion capitaliste laisse sur le bord de la route pour courir après les taux de profit. Or peu à peu, ces rebuts de lefficacité libérale représentent les aspects humainement les plus prometteurs de la modernité.
Traduction économique de lexercice dun droit, la gratuité sappuie sur des outils profondément ancrés dans la culture républicaine de la France. Pouvoir ou non les mobiliser constitue même un critère de faisabilité pour le passage à la gratuité totale ou partielle de tel ou tel domaine aujourdhui tenu par le marché. Bien public, parce que le simple fait pour un bien dêtre sous contrôle ou propriété de la collectivité qui en a lusage crée la base dun accès de droit pour ses membres; utilité publique, pour établir la hiérarchie entre les avantages individuels et lintérêt général, pour marquer la légitimité supérieure de la solidarité et, quand cest nécessaire, faire appel à la cotisation; service public, comme type dorganisation du travail où, dans le cadre des ressources mises à disposition, la satisfaction des besoins peut lemporter sur le critère du plus fort profit financier.
Lhypothèse du logement
Choisir à froid lexemple dune possible nouvelle gratuité peut paraître contradictoire avec ce qui a été dit précédemment. Lémergence dun désir social de gratuité nest sans doute pas du ressort des programmes politiques, même sils peuvent contribuer à le susciter, à lentretenir, et quil sont nécessaire pour le mettre en uvre. En la matière, linconscient de lhistoire, le hasard des conjonctures, linattendu des opinions qui se forment et se défont, la puissance ou la mollesse des mouvements qui se manifestent concrètement jouent un rôle prépondérant, et si ce sont en effet, dans la profondeur de leurs remuements internes, les masses qui font lhistoire, cela se passe pour une large part à linsu des prétendues avant-gardes. Le choix dexplorer lexemple du logement ne doit donc en aucune façon être pris pour un programme. Il na pourtant pas été choisi au hasard. Il correspond à une inquiétude exprimée de mille façons par la société. Il connaît déjà des instillations de gratuité, grâce à un système de subventions personnalisées, et surtout à travers limmense parc de logements sociaux. Mais il constitue un des domaines où les logiques du marché capitaliste font un retour en force: explosion de la spéculation foncière, baisse drastique des subventions de lÉtat, dévalorisation du logement social par la concentration programmée des familles en difficultés, etc.
Le logement est un besoin vital, déjà reconnu par la loi comme un droit, mais de façon si formelle que des millions de familles vivent dans langoisse des loyers à payer, voire de lexpulsion, quand elles ne sont pas purement et simplement à la rue ou, ce qui revient presque au même, entassées dans des logis dinfortune qui excluent les parents de la vie sociale et condamne les enfants à léchec et à la marginalité. Problème beaucoup plus vaste dailleurs puisquil ne suffit pas dêtre au chômage, ou au SMIC, ou basané pour souffrir dun urbanisme aux ordres de la spéculation foncière et immobilière. À Paris, capitale de la France, à moins de disposer de revenus mensuels supérieurs à vingt mille francs (3000 euros) HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note11" 11 ou de bénéficier de solides amitiés politiques, comment fait une famille de trois enfants pour trouver un logement à sa taille?
Alors, de la gratuité dans le logement? Enfantillage ou scandale? (Tous les enfants gratuitement à lécole, tous les grands malades gratuitement soignés: scandale ou conquête sociale désormais concrétisée?) Avant de simposer dans un domaine jusque-là dominé par le marché, lidée de la gratuité apparaît toujours comme utopique, merveilleuse et donc hors du réel. Elle apparaît aussi comme un scandale parce quelle sattaque à cette idée si profondément enracinée si adroitement utilisée que les bonnes choses se méritent et de préférence par la souffrance (la masse des efforts, des renoncements, des frustrations, des fiertés dérisoires que cristallise la porte blindée du petit pavillon de banlieue!) Scandale enfin pour les formidables puissances financières et leurs porte-parole politiques qui seraient inévitablement lésés par ce recul du marché. Mais lorsque la conscience dun droit arrive à maturité, quelle se répand dans la société, que toute atteinte à ce droit provoque un sentiment de révolte, quand lordre établi ne parvient plus à imposer sa représentation des choses et ne récompense plus la soumission des esprits par le relatif confort mental quon trouve à se satisfaire de la normalité, la gratuité est lavée du soupçon de douce utopie et peut se transmuter en objectif mobilisateur. Pour en arriver là, les rassemblements de forces et laction civique débordent largement les formes traditionnellement identifiées du militantisme politique. Ainsi, les engagements et les discours si variés, souvent hétéroclites, qui contribuent à diffuser dans le corps social le sentiment quêtre logé est un droit, interviennent tous pour rendre possible, le moment venu, une révolution dans les modes daccès au logement sans quil soit nécessaire délire un comité de coordination, ni dinvestir tel ou tel organisme dune mission davant-garde.
On ny est pas encore. Aujourdhui, le besoin vital que chacun a de se loger sert de tremplin pour faire fructifier le plus vite possible des capitaux immenses qui peuvent demain, au gré des taux de profit, sinvestir dans la spéculation monétaire, le marché des matières premières ou, plus rarement, lindustrie. Larmée des sans-logis ou des mal-logés est utilisée comme moyen de pression pour faire accepter la hausse parfois vertigineuse des loyers, de même que larmée des chômeurs sert dargument pour le blocage, voire la baisse des salaires. Le spectre de la rue, lapartheid social, lallongement constant des trajets domicile-travail, les ghettos naissants HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note12" 12, langoisse très réelle, très répandue de perdre son logement par simple décision du propriétaire ou impossibilité momentanée de payer, lendettement et la perte de mobilité des familles qui ont choisi dacheter pour échapper à la loi des propriétaires imprègnent la vie quotidienne dune immense partie de la société. Linsécurité et la dégradation des relations humaines dans les villes ont pour vraie cause, non la violence innée des arabes, non le priapisme débridé des Noirs, non la vulgarité des faubourgs, non limmoralisme communiste, ni les odeurs de morues, ni les excès dalcools anisés, mais la bonne vieille et inextinguible soif dargent proposée en modèle de vie par la classe qui dirige léconomie.
Bien public. Comment aller vers de la gratuité dans le logement sans dabord briser la spéculation foncière? Elle interdit toute politique visant à rendre aux villes la diversité sociale sans laquelle, soit elles se dessèchent, soit elles senfoncent dans le désespoir. À Paris intra muros, le seul poids du foncier renchérit dun million de francs (150 000 euros) HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note13" 13 la construction dun F3 HLM. Dune manière ou dune autre, le foncier urbain le sol de nos villes; celui, gratuit, de nos rues, et celui, si cher, sur lequel sont posées nos maisons doit échapper aux règles du marché (il nest pas, que lon sache, le fruit du travail humain, et sa viabilisation est à la charge du contribuable). Étant donnés les formidables intérêts engagés dans ce secteur, une telle orientation se heurtera à une résistance désespérée. Il faudra quelle sappuie sur une prise de conscience puissante que les appétits financiers doivent céder le pas devant le droit au logement, le droit à des villes humaines. Mais comme le combat ne sera pas mené sur tous les fronts, quexpulsé du foncier, le profit pourra se retourner et continuer à prospérer sur la plupart de ses autres territoires, quun pacte politique pourra même être conclu en ce sens (prenant acte de lextrême difficulté technique quaurait la société à remplacer efficacement sur tous les fronts de lactivité économique les mécanismes de gestion mis en place par le marché capitaliste), on peut penser quune victoire puisse être acquise dans ce domaine.
Utilité publique. Est-il possible dassurer une offre de logement suffisante, de bonne qualité, qui permette à toutes les couches de salariés de se loger près de leur lieu de travail et sans se ruiner? Contrairement à largent engagé dans la spéculation ou le profit capitaliste, la richesse dont dispose la collectivité nest nullement tenue à faire des petits. Un immeuble quon entretient conserve sa valeur et aucune règle économique ou morale nimpose quon doive, en le louant, faire la culbute tous les sept ou dix ans. Alliée à la maîtrise publique du foncier, la simple gestion non capitaliste du parc locatif peut se traduire par une chute brutale du prix des loyers. Or lÉtat dispose dune immense fortune HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note14" 14. Est-il absurde de penser que, sengageant dans une véritable révolution du système daccès au logement, il redistribue différemment (et sans la perdre) cette immense fortune, quau lieu de gérer en bon capitaliste banques ou trusts industriels, il ouvre les chantiers dun autre type de propriété, dun autre rapport, dun rapport solidaire à la richesse sociale et à son usage individuel? Cette orientation dintérêt public aura besoin de décisions énergiques, de mesures clairement coercitives pour que la spéculation étant devenue impossible, les portes ne se ferment pas sur les logements vides. Mais elle ne sera pas pour autant une machine de guerre contre le marché en général. Cest au marché et en le vivifiant quelle fera appel pour la construction, lentretien, les aménagements, car lintérêt public passe aussi, en la matière, par le jeu de la concurrence dans les prix et dans la qualité.
La maîtrise publique du foncier urbain introduirait une première dose de vraie gratuité dans le logement. On peut en imaginer dautres. Hormis lindispensable solution des cas extrêmes, pourquoi, par exemple, ne pas pondérer le loyer sur la base du quotient familial; que lon puisse sagrandir, mais sans dépenser plus gratuitement , quand la famille sagrandit ou quon prend avec soi des parents âgés. En plus de lagrément quelle apporte dans la vie quotidienne, on voit bien les effets connexes quune telle instillation de gratuité peut avoir dans des domaines aussi différents que la réussite scolaire des enfants, lintégration du grand âge ou même les équilibres démographiques. Comme chaque fois, mais ici de façon très claire, une mesure de gratuité est aussi une mesure de solidarité sociale. À la source, par la cotisation (loyers pondérés, impôts
) À larrivée, par le type de vie sociale quelle permet denvisager. De ce point de vue, un gigantesque travail dimagination reste à faire. Lhabitat nest trop souvent que labri où tromper sa solitude. Comment le réintégrer dans un univers urbain qui ne se contente plus de faire le lien entre les fonctions éclatées de lexistence, mais qui soit conçu pour réunir des êtres humains vivants, parlants, entiers? Tâche de service public immense et multiforme pour laquelle, sur la base dune gratuité naissante, peuvent là encore être mobilisés ensemble les salariés de la collectivité et de nombreuses entreprises qui offrent sur le marché, des biens, des services et une expérience utiles.
Vrais choix et affaires courantes
La succession des gouvernements de gauche et des gouvernement de droite a donné aux Français limpression déprimante que leurs élus était incapables dagir sur les forces économiques, que gauche ou droite, le résultat était le même. Cétait percevoir, mais sans lanalyser, les limites du pouvoir politique face à la formidable puissance de ceux qui dirigent léconomie. Les gouvernements se succédaient, mais aucun vrai changement dans la vie des gens, ou peu, et cette impression tenace que finalement, avec plus ou moins de bonheur, dintelligence, de brio, les uns et les autres se contentaient de gérer les affaires courantes.
Imaginons maintenant quune force politique admette franchement que dans lensemble, sa direction de lÉtat ne pourra pas faire grand chose dautre que de gérer les affaires courantes, mais que sur un domaine au moins, même un seul, elle rendra aux citoyens les pouvoirs aujourdhui confisqués par ceux qui dirigent léconomie. Imaginons que cette force politique mène en cinq ans, le temps dune législature, avec lindispensable soutien des citoyens, un combat sans merci pour de la gratuité dans le logement, et quau bout de ces cinq années le droit au logement, cest-à-dire sa gratuité au moins partielle, ait réellement avancé, pense-t-on que les électeurs ne reconnaîtraient pas: là, au moins, quelque chose de lorganisation sociale a changé. Et même si pour dautres raisons, ces électeurs renversaient la force politique avec laquelle ils auraient conquis ce changement comme tomba le gouvernement (dont le chef était de droite et les ministres de gauche!) qui avait institué la sécurité sociale, croit-on quil serait si facile de revenir sur ce qui aurait été ainsi commencé?
Il sagit dimagination. Bien sûr, une multitude de choix modestes qui modestement penchent dans un sens, ce nest pas rien. Et puis aucune fatalité ninterdit de mener de front plusieurs objectifs transformateurs et il y a sans doute bien dautres domaines propices aux combats pour la gratuité (prévention sanitaire, télécommunications, transports en commun, loisirs...). Deux au moins sont apparus sur le devant de la scène sociale.
Reconquête collective de la vie rurale. Brutalement assujettie au marché capitaliste international, entièrement polarisée par la recherche dune rentabilité marchande sans cesse remise en cause par la concurrence, lactivité agricole ne remplit plus sa fonction séculaire daménagement de lespace rural et dentretien du patrimoine biologique. Placés sous la tutelle du profit financier, les extraordinaires progrès qui permettent à lhumanité de produire désormais davantage daliments quil ne lui en faut pour se nourrir, non seulement sont incapables de supprimer la faim dans le monde, mais se réalisent au prix du sabordage de la vie rurale des pays développés. Les villages meurent. Les jachères sétendent à côté de champs gorgés dengrais dévastateurs. La riche et merveilleuse diversité du cheptel, si intégrée au paysage français, sévanouit sous la pression des races les plus financièrement productives (affreuses et omniprésentes usines à lait que sont les holstein!) elles-mêmes touchées par la surproduction et les primes à labattage. Sur ce recul de civilisation se développe dans lélevage un productivisme industriel qui se traduit par une instrumentalisation et un mépris de la vie animale, une violence qui, au-delà de toute sensiblerie, finit par poser un réel problème éthique à la société des hommes.
Ne peut-on imaginer que la nation française, plutôt que dentretenir un système de subventions agricoles humiliant pour les récipiendaires et ruineux pour la collectivité, soffre le renouveau de la vie rurale en finançant directement un certain nombre de tâches agricoles capitalistiquement non rentables et pourtant dintérêt public? Est-il absurde dimaginer par exemple quau lieu de financer la mise en jachères, on paye le travail dhommes et de femmes qui assureraient sur des prairies entretenues la conservation des innombrables races de bovins, ovins, caprins, équidés élaborées au cours des siècles par le savoir-faire paysan (et au bout du compte, ces animaux produisent également de la viande ou du lait)? En rendant à ce grand pays urbain sa profondeur rurale, en réconciliant par la même occasion la ville et la campagne, la collectivité ne soffrirait-elle pas un correctif aux malaises de lidentité plus fécond que la misérable propagande raciste ou les rodomontades du chauvinisme. Car la campagne est aussi un bon médicament pour les enfants des villes.
Sida. Des hommes et des femmes, souvent jeunes, souvent frappés à travers la plus bouleversante des joies humaines, quittent la vie par milliers, atteints dune maigreur terrifiante qui les fait ressembler aux victimes des grands malheurs emblématiques: la faim, la déportation, la misère des guerres sans fin, la peste. Jusquau dernier souffle, ils ont attendu de la science humaine quelle les sauve comme elle sait le faire pour tant dautres maladies. Toujours rien HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "note15" 15. Et de puissants groupes pharmaceutiques dépensent des centaines de millions en procès pour savoir qui bénéficiera le plus des profits escomptés sur les tests, les médicaments ou les vaccins. Pendant ce temps, en Afrique, la quasi totalité des malades sont privés des quelques médicaments offrant une rémission. Et de nombreux laboratoires privés orientent délibérément la recherche en direction de thérapies exclusivement adaptées aux populations solvables.
Le sida est, comme on le sait, une maladie transmissible. De quelque façon quon tourne le problème, il ny a pas de victoire possible sur le virus sans que soit organisée une gratuité mondiale de la prévention et des soins, sans que la gestion de cette bataille soit arrachée aux lois du profit capitaliste. Il est effarant, cest une gifle à toute la civilisation humaine, quune telle évidence soit encore si peu suivie deffet.
4. Des valeurs à chérir
La gratuité existe-t-elle? Dun côté, le marché fait débauche du mot «gratuit», récompense offerte aux fidèles du shampoing, du liquide vaisselle ou du sirop de grenadine (25 % de produit gratuit en plus), aux aficionados de la vente par correspondance (gratuit: un ravissant pendentif égyptien plaqué à lor fin), aux acheteurs impécunieux (crédit gratuit) ou aux claustrophiles affamés (les pizzas sont livrées gratuitement). De lautre est-ce en réaction à ces bouffonneries? , les organisateurs de gratuité, par exemple les élus ou les responsables de collectivités locales qui développent des services libres daccès, se récrient très généralement lorsquon met laccent sur laspect gratuit de leurs réalisations. Comme sils craignaient que cette qualification minimisât le sérieux de leur engagement. Comme si elle délestait le citoyen de sa responsabilité. Alors, avec ce sérieux et cette responsabilité où perce une pointe damertume, ils rabrouent lami des choses gratuites en lui rappelant comment et combien il reste avant tout un contribuable.
Ils nont pas tort. Le passeport pour la gratuité est en effet payant. Et sils sont en charge de boucler le budget des écoles ou dassurer les achats de la bibliothèque municipale, leur regard, cest compréhensible, se porte sur lamont de la gratuité, sur les liens qui lattachent encore au marché, à largent, comme si cette triviale réalité les retenait de se souvenir quen aval, là où porte leur action, le rapport marchand est vraiment aboli. Mais peut-être cette réticence tient-elle aussi au caractère obnubilant quont pris les représentations marchandes dans la dernière décennie; peut-être est-elle aussi un effet de lintimidation que produit dans les représentations lhégémonie du marché et de largent, comme si, devant la découverte quune partie de lespace lui échappe encore, ou même quon est parvenu à la lui arracher, lesprit était retenu dy croire et de sen réjouir.
Aussi, ce qui est proposé dans ce texte, ce nest pas seulement une réflexion sur des perspectives faisables de vraie transformation sociale, cest louverture dun autre point de vue: se placer ailleurs et regarder ce que ça donne; ouvrir sur la réalité la fenêtre de la gratuité et regarder ce que ça donne. Fenêtre qui na pas, qui ne peut pas avoir la prétention douvrir sur la totalité des choses. Fenêtre doù lon observera, mais différemment, des réalités qui ont déjà fait lobjet de descriptions pertinentes. Éclairage qui peut-être permettra de faire la lumière sur des paysages jusque-là hors de vue, ou plongés dans lombre. Parti-pris.
La gratuité est une notion transversale. Elle touche à lorganisation économique, à lhistoire des sociétés, mais aussi à la formation de la personnalité, mais aussi au rapport de lhomme et de la nature, ou aux grands archétypes de la vie morale et spirituelle. Faut-il se méfier de cette diffusion de sens, ou au contraire sen emparer, en profiter pour contribuer à construire une pensée de laction transformatrice qui ne sectionne pas lhomme, qui inclue dès le départ la dialectique permanente et sans cesse en mouvement par laquelle idées et valeurs naissent du réel, naissent au réel et interviennent sur lui? La gratuité nest pas seulement une mesure politique. Elle ne subsiste, ne naît et ne prospère quentourée des valeurs qui la font chérir et désirer.
Singularité
La gratuité ouvre dans notre rapport aux gens, aux choses, à la vie une perspective qui est à lextrême opposé de linterchangeabilité marchande. Tout être humain lit spontanément en soi ce message: «Je suis unique, singulier, incomparable; on ne peut méchanger contre aucun autre»; et cest ce qui fonde sa dignité. Alors le marché entre dans la maison, le matin, le soir, il poursuit chacun le long des rues, dans les transports en commun, dans les conversations privées, sur les vêtements, dans les lectures, dans les réunions politiques, au cinéma, partout, et chaque fois, il demande avec un grand sourire: «Pourquoi pas?»
Parallèlement à largent, moyen déchange et dévaluation qui étend peu à peu son empire sur des aspects de la vie quon croyait inéchangeables »Ça nest pas à vendre» , inévaluables »Ça na pas de prix» , le marché met au point et diffuse en tous lieux la monnaie déchange, létalon de limaginaire, une félicité de référence en regard de laquelle toute autre pourra être évaluée, dévaluée et se placer sur le marché des valeurs humaines, miroir menteur suggérant sans cesse et partout que le bonheur humain na rien à voir avec la singularité. La publicité ne chante que ça. La même femme nue, les mêmes cocotiers sur le même sable blanc, le même soleil ou la même cuisine de soixante mètres carrés, les mêmes enfants souriants et blonds, tendres et moqueurs sont la récompense du même acte: acheter. Et tout ce qui se vend a le même bonheur en récompense.
La gratuité, au contraire, ouvre un espace où peut être vécue la singularité des gens et des choses. Elle laisse à lesprit le loisir de se rendre compte quun arbre ne vaut pas un autre arbre, quune heure du jour ne vaut pas celle qui lui succédera; chaque promenade dans un jardin public, chaque haie de mures ou chaque rond de girolles, chaque fleur des champs cueillie au hasard du chemin, chaque chapitre dun livre (en tout cas ce qui dans un livre ne sachète pas) vaut pour soi-même. À lâge de lenfance, avant quon soit contraint de travailler pour vivre, avant que notre esprit ait été (dé)formé à connaître le prix des choses, quand tout nous est encore gratuit (gratuitement dispensé par les parents), on sait bien quune pomme nen vaut pas une autre et nos caprices se chargent de le rappeler aux grandes personnes , quun bon après-midi nest pas fonction de largent quon y consacre, que la peluche décatie quon traîne avec soi, au grand dam de lhygiène adulte, ou cette mère dont nous discernons avec un tel sentiment durgence, pour le meilleur et pour le pire, linaltérable singularité, on ne les échangerait contre rien. La nostalgie, heureusement, nous en reste (et, heureusement, elle reste efficace). Ce quon est libre de prendre ou de laisser, il faut bien laimer pour ce que cest, et non en échange dautre chose, serait-ce le chiffon rouge du bonheur, ni pour la rassurante étiquette qui, en nous indiquant le prix des choses, encadre notre jugement et oriente notre goût.
Cest pourquoi la gratuité ne joue pas la comédie du bonheur. Elle rend lhomme à son autonomie, (et donc aussi à sa faiblesse, à sa bêtise, à ses incapacités, ses incultures, sa possible haine de soi, à sa possible légèreté
) Ce quelle donne est donné pour construire, pour se construire. Il faut apprendre à en jouir. Elle met du sérieux dans la vie en nous rappelant que chaque instant, chaque chose, chaque lieu, chaque sentiment, chaque personne peut échapper au kitsch du marché, être rendu à son absolue singularité et nous engager à prendre le risque den tirer de la joie.
Dans sa quête de singularité, lhomme se heurte à la standardisation. Elle est consubstantielle à la forme industrielle de la production. Ce qui veut dire aussi quelle contribue de façon décisive au bien-être et à la civilisation. Une fois de plus, lespace gratuit rencontre une frontière. Une fois de plus, il sagit non pas déliminer une réalité dont on ne peut pas se passer (la production par lindustrie de produits standards en grande quantité), mais de lempêcher de prendre toute la place, de prendre le dessus. On ne peut pas aimer une machine à laver comme on aime un meuble de style. Aussi faut-il établir une vigilante hiérarchisation entre ce qui ne se distingue pas (ce quune interchangeabilité, une reproductibilité intrinsèques semble disposer naturellement aux rapports marchands), et ce qui porte de la singularité. La culture de gratuité peut sappuyer là sur des sentiments spontanés, souvent forts, qui plongent dans le désir qua chacun dexprimer son irremplaçable identité et qui, sils sont cultivés, relèguent les produits standards, les conduites standards, les expressions ou les sentiments standards, même utiles, à un niveau subalterne.
Unité
La société contemporaine, cest une banalité de le dire, vit dans la déchirure: déchirure davec la nature, que la vie en ville a éloignée de nous et que la banalisation marchande tend à instrumentaliser, à transformer, comme toute chose, en une immense mine à billets de banque; déchirures de la société humaine: pays riches / pays pauvres, prospérité / exclusion, beaux quartiers / cités en déshérence
Lieux ou temps de gratuité, lieux et temps réparateurs. La façon la plus évidente, la plus sociale à travers laquelle la gratuité contribue à lunité, cest son effet solidarisateur. Lécole, la sécurité sociale ou la voirie solidarisent la société en atténuant les différences de fortunes et avec elles les conflits latents, lamertume des injustices, la violence nécessaire à leur sauvegarde, en créant un espace de la vie ou les membres de la société règlent ensemble et pour tous la satisfaction dun besoin.
Plus largement, les gratuités socialement organisées contribuent au sentiment que lhumanité est une, que cette unité ouvre la possibilité de la rencontre et de la générosité. Depuis la dernière guerre mondiale, par une prise de conscience en grande partie issue des combats de la Résistance, le sang humain nécessaire aux soins hospitaliers nest plus acheté par le système de santé, mais récolté sur la base du don gratuit. Et bien que les affaires liées à la contamination par le sida en ait quelque peu terni limage, le vaste mouvement populaire que représente, en France, la collecte du sang, contribue indubitablement à créer en acte un esprit de solidarité. La symbolique du sang donné y est à lévidence pour quelque chose (et dailleurs nous renseigne sur limportance des facteurs symboliques, culturels, dans la réussite dune gratuité). Mais les effets civilisateurs sont là. Et très souvent, alors que le lait maternel peut, lui, être monnayé, les femmes qui se trouvent dans la situation den fournir se font un point dhonneur de loffrir gratuitement.
Il y a là le sentiment très fort qui manifeste une caractéristique fondamentale de la gratuité: le sang humain, le lait humain sont trop intimement liés à notre être pour en être séparés au point de devenir des avoirs, des marchandises, sentiment que beaucoup ressentiront a contrario en lisant le point de vue dun juriste favorable, comme tout un courant de pensée, à la vénalisation de ces pratiques, opinion dont larrogante vulgarité glace le sang: «Que signifie lidéal de gratuité du sang, explique Thierry Cornavin, quand la vente de ce sang permet à une famille pauvre de survivre?» («Théorie des droits de lhomme et progrès de la biologie» dans Droits, 1985, n°2).
La gratuité unifie de façon plus profonde encore que la simple mise en place de liens sociaux. Toutes choses, notre temps lui-même, peuvent se désolidariser de notre existence, être lancés dans la danse sauvage de léchangisme universel dont les rythmes brutaux nous sont présentés comme échappant à la maîtrise concertée des hommes.
Largent met une distance formidable entre les choses et nous. Quand on nen a pas, ou peu, il met une distance infranchissable entre certaines choses et nous. Cette distance imprègne profondément notre imaginaire. Les jeux dargent, et notamment les jeux télévisés mettent en scène cette distance en proposant à limaginaire de labolir et dainsi tutoyer le bonheur. Mais comme on ne gagne jamais, quon ne sait jamais vraiment ce que les gagnants ont bien pu faire de ce bonheur-là, pour la part de nous-mêmes qui sest laissée convaincre par cette image-là du bonheur, nous restons déchirés davec lunivers qui nous entoure et ses trésors pleins de richesses inaccessibles. Même les sentiments, même les délices de lamour et du sexe néchappent pas à cette imprégnation marchande de notre imaginaire. Même les relations humaines en sont salies.
La gratuité brise lindépendance usurpée par les choses; elle confond les calculs qui empêchent la rencontre entre les êtres humains; elle nous rend à notre jugement, à notre bon plaisir, à nos incapacités. Elle nous rend à nous-mêmes. Le marché nous sépare. La gratuité nous prolonge.
Bien sûr, lappropriation marchande peut aussi donner lillusion de lunité, de la ré-union: si jachète le ptit bois dderrière chez moi, je le réunis à mon domaine. Mais il subsiste toujours une profonde différence de qualité entre cette forme dappropriation et celle que permet la gratuité. Lachat me rend maître de ce qui, en une chose ou, à lextrême, en une personne, est échangeable. Quand lesclavagiste achète un homme, une femme ou un enfant, cet acte ne le rend maître que de ce qui, en eux, peut être échangé, rentabilisé: temps de travail, abus sexuels, etc. Si, par extraordinaire, il veut en gagner lamour sincère, ou lamitié sincère, ou la sincère estime, ou la simple reconnaissance, son titre de propriété ne lui sert de rien. Au contraire, il devra se comporter comme si ce titre nexistait pas, et sans doute labolir.
Dune certaine manière, la remarque vaut pour toute chose. Si jachète une pomme, rien ne garantit que je sois mieux apte que lenfant qui laura ramassée sur le bord du chemin à en goûter la saveur, à laimer. Ce que jacquiers lorsque jachète un bibelot ancien, cest le droit den faire un signe extérieur de richesse et nullement la capacité de laimer. Si, peu à peu, je my attache, si, de cette façon, je le réunis à mon histoire, et quà ma mort, ma fille ou mon fils en hérite gratuitement, lobjet perd peu à peu toute perspective vénale; il acquiert ce que le langage populaire appelle une valeur sentimentale («Cette boîte à musique, je ne la vendrais pour rien au monde, elle me rappelle trop de choses»). Et lorsque, malgré tout, les avatars de lexistence amènent à mettre en vente cet objet qui est devenu comme un prolongement de soi-même, qui a pour une part quitté la sphère de lavoir pour entrer dans celle de lêtre, on dira de façon significative: jai dû men séparer. Pour aimer une chose ou une personne dans sa singularité, on est toujours dans la nécessité doublier, dabolir mentalement sa valeur déchange, et de se consacrer à sa valeur dusage. Alors, au lieu dapprécier cette personne ou cette chose pour une tranche de ce quelles représentent leur prix, ce quelles peuvent nous rapporter , on est dans la position de les estimer pour ce quelle sont, dans leur unité. La gratuité, qui abolit en pratique lappropriation marchande dun bien, dun service ou dune personne, invite à un rapport aux choses et aux gens qui est, sinon du domaine de lamour, du moins de celui de «laimer». Elle nous propose, sans pouvoir nous y contraindre, de prendre parce quon aime, dapprendre à recevoir, à goûter (ce qui est peut-être le bon chemin pour acquérir la capacité de donner).
Ce chemin-là ne peut éviter lacte contemplatif. Aimer une pomme, un paysage, ou la beauté dune passante, aimer se promener librement le long dune route gratuitement accessible, aimer damour, aimer ce qui est irrémédiablement gratuit dans un poème, ou dans une photographie, ou dans le timbre dune voix, leur beauté, leur singularité, cela comporte toujours, de façon centrale, un mode dappropriation qui est lacte contemplatif: la femme aimée (ou lhomme), vous regardez son corps avec ce sentiment de fusion si intense quen lisant dans votre regard cette intensité, elle demande: «À quoi penses-tu?»; alors vous répondez: je ne pense à rien; et pour une fois, cette réponse imbécile est vraie; vous ne pensez pas; vous contemplez. Car, pour marcher sur les eaux, il faut être en position de gratuité.
À cause de cette proximité entre appropriation gratuite et contemplation, limportance morale, limportance civilisatrice de lart est immense. Non pas que lart doive illustrer dune quelconque façon les a priori moraux de telle ou telle église, ni même quil doive faire la propagande de la gratuité, mais par sa nature même, parce quil est par nature une provocation à contempler, quil nexiste que dans la singularité, quil signale a contrario toute la laideur et limmoralité des images sans singularité, par exemple les images publicitaires. Un vrai artiste, vraiment de droite, engagé dans la politique qui ouvre la voie au marché, est, dans son art, à cause des processus mêmes de lart, des processus par lesquels on sapproprie une uvre dart, du côté de la gratuité, de ses responsabilités, de ses joies.
Encore faut-il que le marché ne soit pas en mesure de soffrir lartiste, et ses uvres, et lhistoire des uvres dart, et les effets moralisants de ces uvres, ce qui en elles marque la frontière infranchissable entre le sérieux de la singularité et la légèreté du kitsch, entre ce qui a suffisamment peu de caractère pour être échangé contre quelque chose dautre, et ce qui est absolument unique et important. Quand on constate que le marché de lart sapparente de plus en plus à celui de la philatélie, jouant de circonstances comme la rareté pour réaliser des placements mirifiques, circonstances rentières qui nont rien à voir avec la provocation à contempler, on se prend à espérer une réaction des artistes, lémergence dune pensée nouvelle sur la pratique artistique, queux aussi prennent au sérieux la manière dont le marché ampute tant de gens de leur capacité à contempler (leur capacité à rétablir ainsi de façon non-marchande, gratuite, lunité avec ce qui les entoure).
Lurgence de lunité est aussi posée dune autre façon. La fin du XXe siècle aura connu une gigantesque entreprise de démystification des idéologies et des croyances unificatrices. Le sujet, la nature humaine, les téléologies politiques ou religieuses, rien na sérieusement résisté au démontage. Nous avons irrémédiablement croqué le fruit de la connaissance et les illusions du paradis originel comme les songes de lendemains enchantés se sont évanouis. Pourtant, même sil a été, dune certaine manière «remis à sa place», le sujet ses sensations, ses sentiments, le sentiment de sa centralité, son instinct de conservation est toujours là, réuni sur lui-même, avec au fond de lui ce désir vital, ce profond désir dunité.
Élargir lespace gratuit, nest-ce pas aussi un moyen de recréer, dans la vie sociale, une place publique où chacun puisse se rendre muni de ce quil est et non de ce quil a, où lon ait le loisir de se retrouver ensemble sans faux semblant, dans une unité qui ne soit ni un artifice de piété, ni limpératif dune métaphysique totalitaire? Parce que les conquêtes de gratuité sont à la fois ambitieuses et modestes, quelles sont un objectif pratique, réalisable, dont chacun peut éprouver dès aujourdhui les vertus, quelles solidarisent vraiment, jusquà la limite où peut aller lorganisation sociale en matière de solidarisation, ne sont elles pas un bon socle pour penser des représentations dans lesquelles lunité ne serait pas métaphysiquement reçue, mais à construire en pratique?
Autonomie
Le monde sans argent dont lutopie de gratuité nous ouvre lhorizon est un monde aux horizons débarrassés du pouvoir. En maintenant ou en établissant un rapport aux choses et aux gens qui ramène chacun à sa responsabilité autonome, la gratuité contribue toujours au bornage des pouvoirs. Elle crée une zone dans laquelle les pouvoirs ne sexercent plus, ou sexercent moins, un domaine où leur utilité sociale dépérit. Elle constitue, à chaque instant de lexistence, et pour chacun, un sémaphore doù apparaît dans toute sa clarté que lesprit humain est mieux dans son rôle lorsquil est invité par la vie à choisir librement que dans lexécution des ordres ou des peines.
Bien sûr, il reste dans la société une part de sauvagerie, dincapacité à la civilisation, dabandon à la contrainte extérieure, puisque les moyens lui manquent pour maîtriser consciemment, efficacement la totalité de son histoire. Le pouvoir, le marché, leur mécanique, remplissent le vide et assurent, dune certaine manière, la tenue de la société le pain quotidien et la protection du boulanger , un peu de la même manière que les représentations religieuses ont longtemps permis aux hommes de se figurer lunivers, comblant les vides de connaissance à laide de leurs effarantes images. Pour échapper au vertige que provoque cette part non maîtrisée (la part non maîtrisable?) de notre histoire, lesprit et les comportements sen remettent, se résignent aux pouvoirs de tous ordres: parental, culturel, religieux, économique, et en tête de la procession, le pouvoir du roi.
Même si ses capacités dintervention sur la réalité sont largement inférieures à lidée quil sen fait, le pouvoir dÉtat, bardé des hochets qui lui donnent si fière allure et tant de mâle assurance, est en charge de lordre public. Cest lui qui, symboliquement, gère la soumission des individus. Cest lui qui sarroge mission de faire respecter leur acte dabdication et qui assure les fonctions délaissées par lesprit, décrétant le bien et le mal, punissant le récalcitrant, félicitant le bon. Jusquà présent, à cause peut-être dune fascination très masculine pour le sceptre, laspiration à la démocratie a été essentiellement pensée par les partis et les hommes politiques comme une procédure démocratique (majoritairement admise) de conquête du pouvoir.
La problématique ouverte par la gratuité permet denvisager laction politique comme un moyen non plus de prendre le pouvoir, mais de le rendre progressivement inutile, délargir la part autonome de la vie, la part de la vie libre de pouvoirs. Profonde aspiration: vivre en adulte, sur dautres motivations que la crainte dêtre puni, vivre responsable et libre de ses actes, de leurs intentions, de leurs visées, de leurs conséquences. Paradoxalement, pour se faire aimer des consciences, le «moins dÉtat» libéral sest appuyé avec un succès certain sur cette aspiration profonde. À ceci près que ce soi disant recul de la surveillance étatique consiste à transférer directement au despotisme du capital et à la tyrannie des inhumaines lois du marché, des secteurs dactivité sur lesquels, par lintermédiaire des institutions représentatives, les citoyens avaient malgré tout leur mot à dire.
Et ce «moins dÉtat» signifiant en réalité une contrainte plus grande pour limmense majorité de la population, il entraîne tout naturellement laggravation de la fonction la plus contraignante dont la puissance publique soit en charge: la répression. Aussi, partout, le triomphe du libéralisme se traduit par lengorgement des prisons, la renaissance de lordre moral, la banalisation des partis dinspiration fasciste, voire leur association au pouvoir, le harcèlement policier de la jeunesse, des exclus, des marginaux, des étrangers, la multiplication des fichages et des filmages en tous genres, parfois le rétablissement de la peine de mort et son application répétée, cest-à-dire lexpression la plus crue et limpétueuse croissance de ce quil y a dinhumain dans le pouvoir.
À linverse, cest en vérité, en profondeur, par rapport à tous les pouvoirs que la gratuité rétablit lautonomie de lindividu. De la même manière que le mouvement féministe a fait reculer le pouvoir masculin, créant ainsi une nouvelle zone libre dans la société et lexistence humaines, la gratuité affaiblit structurellement le pouvoir économique du marché et le contrôle de lÉtat son gendarme dans le domaine où elle sétablit. Quand une société conquiert lusage gratuit ou semi-gratuit des instruments de la santé, elle abolit la révoltante coercition qui contraint les indigents à mourir aux portes des pharmacies et des cliniques privées (et il faut bien un État, en effet, pour mettre à lamende, en prison ou dans des mouroirs idoines ceux qui ne se soumettent pas à cette règle infâme). Elle pose en même temps des questions nouvelles, des questions de choix, de comportement, pour lesquelles la peur du gendarme ne peut plus servir de raison.
De ce point de vue, il faut sans doute réfléchir sur les formes dans lesquelles sont administrées les gratuités socialement organisées. Le plus souvent, elles sont en effet largement contaminées par les habitudes dun appareil dÉtat qui reste avant tout une machine de coercition. Les choix qui déterminent lévolution de lÉducation nationale viennent den haut et sont administrativement mis en uvre. Les soubresauts quils provoquent dans lopinion lorsquelle a le sentiment quon la dépossède de cette responsabilité sont souvent brutaux, puissants, efficaces aussi. Ils révèlent combien la gratuité est chère au cur des bénéficiaires, mais aussi quils ont des choses à dire sur sa mise en uvre, quils se sentent partie-prenante, on pourrait dire propriétaires dun service qui en effet, théoriquement, leur appartient. Et lÉtat libéral se trouve presque toujours contraint au recul, avouant le plus souvent, mais sous la contrainte et parce quil na pas dautre issue, quil aurait été bien inspiré de consulter les intéressés. La propagande du marché dénonce chaque fois ces mouvements comme étant la manifestation des rigidités de la société française. En réalité, ce quils mettent en évidence, cest lincapacité de lÉtat à sortir dune gestion autoritaire et administrative, la réticence atavique du pouvoir à sengager dans les pratiques nouvelles de gestion dont la gratuité porte en elle-même la possibilité, pratiques communautaires, responsabilité citoyenne, démocratie directe.
De façon plus générale, la lutte pour les gratuités induit une extension nouvelle de la citoyenneté. Elle tend à assouplir, voire à effacer la coupure si souvent invoquée, décriée, sollicitée entre vie politique et société civile. La construction des rapports de forces nécessaires à la sauvegarde des gratuités existantes, et même certaines avancées significatives peuvent prendre corps sans lintervention du pouvoir dÉtat, ou en dehors de lui et du personnel qui en brigue la chefferie. Dautres nécessitent la sanction et la mobilisation de la puissance publique, mais dune manière bien insolite, puisque lÉtat protecteur des gratuités ny garantit plus la volonté populaire en sen décrétant le représentant, mais en devenant le garde frontière des zones de non pouvoir. Version nouvelle, étendue de linspiration contenue dans la déclaration des Droits de lHomme lorsquelle déclare: «Tout ce qui nest pas défendu par la loi ne peut être empêché.»
Bons esclaves, mauvais maîtres. Le pouvoir, comme largent, doit être remis à sa place. Il nest supportable (supporté) que faute de mieux, dans la mesure où lon ne peut sen passer, du fait des malfaçons de la société humaine, et parce quil simpose, en dépit quon en ait, par une coercition brutale. Il est lenjeu de joutes acharnées où sexprime souvent ce quil y a de plus vil et de plus ridicule dans lêtre humain. Il abolit fréquemment lesprit critique de ceux qui en boivent lalcool et en récoltent livresse. Dans la mesure où il prétend assujettir notre esprit et nous imposer le respect, il est méprisable. En nous faisant goûter combien il est doux de sen passer, lexpérience de la gratuité nous avertit sur le pouvoir jamais vraiment légitime, utile sous condition et par défaut et nous rappelle que lobjectif est son dépérissement. Partout. Plus la gratuité étend son domaine, plus lautonomie de lindividu a de champ pour sexprimer, plus la majesté du pouvoir apparaît relative, plus les abus de pouvoirs sont ressentis comme abusifs, plus les hommes de pouvoir sont amenés à se contrôler et moins le régime puéril de la récompense et de la punition a deffet sur les esprits.
«Largent ne fait pas le bonheur.» Il faut revenir à ladage cité au début de ce texte et qui dit si simplement combien la gratuité nous est salutaire. Cest vrai, largent ne fait pas le bonheur, et cest dabord, chacun le sait bien, à cause de lamour. Lamour, obsession de tant de causeries, thème inoxydable de la littérature et de lart, pôle aimanté de nos rêveries, moteur dactions chaque fois inédites, est le puissant génie qui nous pousse, quelle que soient la pression que le marché exerce sur nous, à rappeler sans cesse: «Largent ne fait pas le bonheur.» Le pouvoir, comme largent, en abolissant la gratuité de lamour, tue la possibilité quil advienne, et tuer la possibilité de lamour, cest ôter toute profondeur de champ à lexistence humaine.
Quand un homme et une femme se donnent lun à lautre, dans ce moment-là au moins, même contredit par les actes qui suivront immédiatement, ou ceux qui ont introduit cette situation, le pouvoir nest plus possible et la gratuité lemporte absolument. Pour se donner, il faut sappartenir. Il faut se dépouiller. Se mettre nu. Se mettre à nu. Absolument vulnérable. Dans lespoir fou dêtre reçu. Avec le risque fou dêtre rejeté.
Dans le moment où lon se donne, on se perd, on se prend, on se possède.
Il y a, aujourdhui encore, des civilisations entières où la rencontre conjugale entre lhomme et la femme est soumise aux tractations du pouvoir et de largent. Mais lorsquils tournent le bouton de leur radio-cassette, ce quécoutent ces jeunes filles et ces jeunes gens en attente dépousailles, ces femmes et ces hommes mariés, ces mères et ces pères marieurs, avec au fond de lâme une indicible nostalgie, ce sont les chansons de lamour fou, de lamour gratuit. Et leurs sentiments mutilés sy désaltèrent.
Don
Il existe une dialectique permanente entre dun côté les grands mouvements de la société, de lautre le comportement des individus. Dans une vie humaine largement rongée par les rapports marchands, conseils, rencontres, échanges didées, honneurs deviennent des marchandises tarifées. On peut, si lon est riche et snob, inviter à prix fixe certaines personnalités de lart ou de la politique qui font commerce de leur simple présence. Confrontée à la sarabande de la communication publicitaire, la vérité des choses parait vraiment trop nue, obscène. Et souvent, même dans les conversations privées, la parole qui paye lemporte sur celle qui dit.
Des phénomènes inverses manifestent malgré tout la résistance des esprits à létouffante domination de largent. Il est par exemple très frappant de voir la disproportion entre le poids économique ou politique de lAfrique nul , et linfluence de plus en plus sensible de ses expressions culturelles ou morales. Même dans lhorripilant fatras des clichés positifs et des fantasmes valorisants dont loccidental bien intentionné accable lhomme noir, il y a ce regard irrépressiblement attiré vers lhorizon de rapports humains où les joies et les peines, les rencontres et les déchirures se vivraient sans billet dentrée, lhospitalité, léchange gratuit, la fête.
Aussi, à un moment de hasard, par des chemins de traverse et des aller-retour imprévus, sans rang de priorité, sans cohérence automatique du bulletin de vote et des choix privés, à travers les mystérieuses généalogies de toute existence, le comportement individuel trouve lui-même sa propre traduction de ce quexprime la gratuité au niveau collectif. De même que la gratuité a sa source dans les dons de la Nature, de lesprit, du cur, ou ceux de la solidarité sociale, le don personnel don dargent, don de temps, don dattention, don par courage, don de plaisir, confiance, abandon ouvre une perspective libératrice aux rapports entre les individus.
Bien sûr, installer dans sa vie personnelle la pratique du don est une affaire privée. Elle nest pas une condition pour agir collectivement en faveur de la gratuité. Elle est dune autre nature et demande un autre type dengagement. Elle est aussi soumise à un fort soupçon: le don comme alibi; le don comme monnaie déchange, pour se racheter; le don comme moyen de pallier les injustices sociales; le don pour oublier le refus de penser les choses et de les changer; laumône de charité contre la cotisation solidaire. Mais il faut noter que le soupçon naît chaque fois quil y a confusion entre lélan individuel et la solution sociale, chaque fois quon mobilise la générosité pour éviter les mesures de justice, vieille soupe réactionnaire maintes fois resservie. Non, la pratique individuelle du don ne dissout pas la brutalité des relations sociales.
Il y a néanmoins une sorte dharmonie, une parenté de valeurs entre la gratuité et le don. Il faut que le temps ou lobjet donnés aient été dune certaine manière démonétisés pour que le don soit véridique et quil fasse plaisir. On enlève le prix sur les cadeaux quon fait. Lheure perdue à rendre service nest pas évaluée en fonction de ce que vaut, sur le marché du travail, le temps de celui qui loffre et quand elle est donnée, la journée du notaire vaut celle du manuvre; elles sont lune et lautre du temps libre, temps gratuit, temps dont la valeur tient à légale dignité de chaque être humain. Offrir avec cur un disque, un livre, un bouquet de tulipes ou un vase de porcelaine inonde ces marchandises dune signification, dune humanité quelles navaient évidemment pas dans la transaction commerciale. Et ce sens leur vient justement de ce quelles ont momentanément quitté lunivers marchand, de ce que, dans lacte de donner, elles sont momentanément rendues à leur incommercialisable singularité, quelles prolongent momentanément la personne qui donne et celle qui reçoit. Même un objet standard se gonfle dhistoire humaine «laspirateur que ma sur ma donné» quand il transite par le geste où cest lintention qui compte. Même une somme dargent, quand elle est donnée de bon cur, change en quelque sorte de nature et le signe monétaire se fait témoignage dhumanité. Mais il est vrai, et cest très significatif, quon répugne le plus souvent à faire des cadeaux dargent, sentant bien quil est plus difficile dy mettre de soi, craignant que ce ne soit mal pris. Car dans le don véridique, cest toujours un peu de soi quon offre, un peu de lautre quon reçoit.
Le don comporte en perspective le risque du don de soi, aventure ultime dont les représentations se réfléchissent au cur de la vie spirituelle, et qui trouve sur lespace occidental une expression tenace et toujours féconde dans le grand archétype chrétien de la mort et de la résurrection, la vraie vie derrière la perte de soi. Réintégrer en totalité sa gratuité originelle, totale disponibilité de soi, se refuser à tout marchandage de soi: le don de soi, utopie morale du comportement individuel, présuppose la reconnaissance que la vie humaine ne sachète ni ne se vend, quelle est sans prix. Le don de soi est sans prix.
Par un glissement de sens très suggestif, lorsquon dit: «il ou elle ma tout donné», lexpression signifie souvent: «tout ce que jai, je lai reçu delle, ou de lui», et non pas: «la totalité de ses biens mont été offerts.» Comme si ce type de don, le don salvateur, savait combler celui qui le reçoit sans dépouiller celui qui donne. Ces mouvements du langage et lexpérience des relations humaines dont ils sont le signe, les figures les plus vénérées de lexpression spirituelle sen font en quelque sorte lécho. La meilleure théologie chrétienne, celle par exemple que développe saint Paul, associe le don que le crucifié fait de sa vie à labsolue gratuité du salut, salut donné par amour, sans contrepartie, et qui rendrait définitivement vain tout marchandage sacrificiel. Le crucifié en ressuscite. Quon lise dans cette annonce une histoire de chair et dos, ou la mise en image dune pensée sur la destinée humaine, ou les deux que lon soit ou non croyant , on ne peut en considérer le mouvement de fond comme anodin. Il fait vivre.
Singularité, unité, autonomie, don. Valeurs non marchandes. Valeurs de gratuité. Et comme elles nous sont vitales, même écartées du devant de la scène, même mutilées, elles résistent. Tout simplement parce que lhumanité et son histoire sont plus vastes que le marché capitaliste. Et que peut-être, elles ny bivouaqueront pas éternellement.
NOTES
1. En 1995, la croyance selon laquelle «il ne peut y avoir dîlots de socialisme dans une société capitaliste» fait encore partie des idées bien repérées chez les militants de gauche. Aujourdhui, je nemploierais plus cette métaphore choisie en référence à cette croyance fanée. «Strates» serait plus juste qu «îlots». Cest par un effet dobnubilation du marché quon a tendance à minimiser la place de la gratuité dans nos existences. Elle reste en réalité importante et sans doute axiale. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r1" (retour)
2. Cette directive européenne de novembre 1992 a finalement été traduite en droit français dans une loi promulguée le 1er août 2003 qui permet de maintenir le prêt gratuit pour les lecteurs des bibliothèques publiques et assure une rémunération aux auteurs grâce à une habile mutualisation des ressources des diffuseurs, des collectivités territoriales concernées et de lÉtat. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r2" (retour)
3. Cette évolution, déjà sensible en 1995, a pris le devant de lactualité lors des mouvements urbains de novembre 2005 consécutifs à la mort de deux adolescents pourchassés par la police. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r3" (retour)
4. En 2006, lOpéra Bastille propose des places allant de 5 euros (debout, en fond de parterre, 1h30 avant le lever de rideau) à 130 euros. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r4" (retour)
5. Allusion à une chaîne de magasins de lépoque vendant essentiellement des produits bon marché saisis en douane. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r5" (retour)
6. En 2006, le tarif pleine saison est de 38 euros au-dessus de onze ans. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r6" (retour)
7. Allusion à la première guerre du Golfe initiée par George Bush père après linvasion du Koweit par larmée de Saddam Hussein (1990-1991). Le Koweit est alors accusé par lIrak de bloquer au profit des USA toute augmentation du prix du pétrole. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r7" (retour)
8. Depuis, on voit renaître, autour du slogan «un autre monde est possible» des visions politiques et des mouvements alternatifs planétaires. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r8" (retour)
9. La privatisation de France Télécom nest plus «éventuelle», mais la concurrence qui fait rage en matière de téléphonie et de multimédia fait involontairement la démonstration que de vastes pans de gratuité sont désormais techniquement envisageables, et donc politiquement organisables. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r9" (retour)
10. La privatisation dEDF a elle aussi commencé. Il faut noter que lappel même minoritaire à des capitaux privés impose une gestion globale permettant dattirer et de maintenir ces capitaux, cest-à-dire une gestion de type capitaliste. Le droit à un quota délectricité gratuite reste un enjeu social important. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r10" (retour)
11. Cette situation sest considérablement aggravée. Les «ventes à la découpe» dimmeubles parisiens des beaux quartiers contraignent désormais des foyers aisés à déguerpir, voire à sinstaller en banlieue. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r11" (retour)
12. En 1995, ils étaient naissants, en 2006, ils sont bien là. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r12" (retour)
13. Et la situation sest considérablement dégradée. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r13" (retour)
14. Cette fortune est aujourdhui bien obérée par les très nombreuses privatisations opérées sans contrepartie sociale depuis 1995. La question dun vrai pôle public du crédit consacré à ce type de fonctions devient une urgence sociale. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r14" (retour)
15. Depuis, les trithérapies ont profondément modifié la situation, en tout cas dans les pays riches. HYPERLINK "http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite2.html" \l "r15" (retour)
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