irrigation et drainage - dans l'Antiquité, qanats et canalisations ...
Il faut dire que le texte est ici d'autant plus difficile à établir qu'il a été corrigé ......
Variante locale de la qanåt (exemples: MQX, MQ12, MQ15 en tout ou partie de ...
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irrigation et drainage
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dans lAntiquité, qanats et
canalisations souterraines
en Iran, en Égypte et en
Grèce, séminaire tenu au
Collège de France sous la
direction de Pierre Briant
persika 2
collection dirigée par Pierre Briant,
chaire dhistoire et civilisation
du monde achéménide
et de lempire dAlexandre,
Collège de France
irrigation et drainage
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dans lAntiquité, qanats et
canalisations souterraines
en Iran, en Égypte et en
Grèce, séminaire tenu au
Collège de France sous la
direction de Pierre Briant
persika 2
ouvrage publié
avec le concours
du Collège de France
Thotm éditions
5 rue Guy de la Brosse
75005 Paris
téléphone :
33 (0)1 40260007
répondeur et télécopie :
33 (0)1 70817090
persika@thotm-editions.com
www.thotm-editions.com
Conception graphique
Thierry Sarfis
Ouvrage publié
avec le concours
du Collège de France
ISBN 2-914531-01-x
Thotm éditions 2001
Déjà paru dans la même collection,
Pierre Briant, Bulletin dhistoire
achéménide (BHAch) II.
Introduction, Pierre Briant, Collège de France, Paris (p. 9-14)
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Polybe X.28 et les qanats: le témoignage et ses limites, Pierre Briant, Collège
de France, Paris (p. 15-40)
1 Texte et contexte (p. 15-19) 2 Contradictions et incohérences (p. 19-25) 3 Retour à Polybe :
hyponomoi et phreatiai (p. 25-33) 4 Un bilan de la discussion : sources grecques et realia
achéménides (p. 33-38) Bibliographie citée (p. 39-40).
Le contrat dÉrétrie en Eubée pour le drainage de létang de Ptéchai,
Denis Knoepfler, professeur à lUniversité de Neuchâtel (p. 41-80)
Introduction (p. 41-43) 1 Linscription (p. 43-60) 1.1 Les éditions (p. 43-46)
1.2 Analyse du document (p. 46-60)
2 Le contexte historique (p. 61-67) 2.1 La datation du document par les éditeurs (p. 61-62)
2.2 Les données paléographiques et linguistiques (p. 62-63) 2.3 Le couronnement
sculpté (p. 63-65)
2.4 La conjoncture politique (p. 65-67)
3 Le cadre géographique (p. 68-75) 3.1 Le problème de Ptéchai (p. 68-69) 3.2 Critique
de la localisation près dÉrétrie (p. 69-70) 3.3 Critique de lidentification au lac de Dystos
(p. 70-72) 3.4 Plaidoyer pour une troisième solution (p. 73-75) Conclusion (p. 76)
Bibliographie citée (p. 77-79).
Assèchement et bonification des terres dans lAntiquité grecque. Lexemple
du lac de Ptéchai à Érétrie: aspects terminologiques et techniques,
Thierry Chatelain, doctorant aux universités de Neuchâtel et Paris IV (p. 81-108)
1 Sources et problèmes (p. 81-83) 2 La terminologie de linscription (p. 83-89) 3 Aspects
techniques de lentreprise de Ptéchai (p. 89-97) 4 Les galeries souterraines en Grèce
ancienne : les exemples de Samos, Athènes et Syracuse (p. 97-99) 5 Conclusion (p. 99-104)
Appendice 1 (p. 105) Appendice 2 (p. 106) Bibliographie citée (p. 107-108).
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Les qanats de Ayn-Manâwîr (oasis de Kharga, Égypte), Michel Wuttmann,
institut français dArchéologie orientale, Le Caire (p. 109-136)
1 Hydrogéologie du désert libyque. Le cas particulier du bassin sud de loasis de Kharga
(p. 109-111) 2 Loccupation humaine de la région de Douch-Ayn-Manâwîr (p. 111-113)
3 Description du site (p. 113-118)
4 La collecte et lutilisation des eaux souterraines (p. 118-122) 4.1 La collecte de leau
dans laquifère (p. 118-119) 4.2 Le transport de leau de la zone de collecte vers la zone irriguée
en plaine (p. 119) 4.3 Le système de contrôle du débit : bassins et barrages (p. 120)
4.4 Le système de répartition (p. 120) 4.5 Le réseau dirrigation (p. 120)
5 Les galeries drainantes : choix de leur emplacement et techniques de creusement
(p. 122-123)
6 La datation des ouvrages hydrauliques (p. 125-134) 6.1 Les sondages « MQ4M » et « MQ4D »
et la datation de la qanåt «MQ4» (p. 124-130) 6.2 La datation des deux chantiers de la qanåt
«MQ13 » (p. 131-134)
7 Une implantation rapide et planifiée à lépoque perse ? (p. 134-135) Bibliographie
citée (p. 135).
table des matières
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table des matières Qanats
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Les qanats dans les ostraca de Manâwir, Michel Chauveau, école pratique des Hautes
table des matières
études, Paris (p. 137-142)
1 Présentation de la documentation (p. 137) 2 Lorigine et la situation des eaux de loasis
dans les documents démotiques (p. 138-139) 3 Les transactions en rapport avec leau
(p. 139-142) Conclusion (p. 142) Bibliographie citée (p. 142).
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Pas de qanats en Urartu! Mirjo Salvini, ISMEA, Rome (p. 143-155)
Abréviations (p. 154) Bibliographie citée (p. 154-155).
Les galeries de captage dans la péninsule dOman au premier millénaire avant
J.-C.: questions sur leurs relations avec les galeries du plateau iranien,
Rémy Boucharlat, CNRS, maison de lOrient, Lyon (p. 157-184)
1 Questions de définition et de vocabulaire (p. 157-159) 2 Lâge du Fer dans la péninsule
dOman : périodisation et caractéristiques culturelles (p. 159-162) 3 Galeries de captage
de la péninsule dOman protohistorique : caractéristiques et indices chronologiques
(p. 162-172) 4 Lirrigation dans la péninsule dOman avant lâge du Fer (p. 172-173)
5 Galeries de captage du plateau iranien (p. 173-180) Remerciements (p. 180)
Bibliographie citée (p. 181-183).
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Qanats et géohistoire, Bernard Bousquet, institut de Géographie,
université de Nantes (p. 185-190)
1 Du qanåt
(p. 185-187) 2
à loasis (p. 187) 3 Géohistoire du qanåt (p. 187-189)
Bibliographie citée (p. 190).
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table des matières Qanats
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Polybe X.28 et les qanats: le témoignage et ses limites
fig. 1, itinéraire dAntiochos III entre les Portes caspiennes et Hékatompylos p. 16
fig. 2, représentations graphiques dun qanåt p. 20
fig. 3, Polybe X. 28 et « les Belles Infidèles » p. 26-27
Le contrat dÉrétrie en Eubée pour le drainage de létang de Ptéchai
fig. 1, la stèle portant le contrat dÉrétrie avec Chairéphanès (face A) p. 43
fig. 2, restitution graphique du relief couronnant la stèle p. 65
fig. 3, carte du territoire dÉrétrie avec ses cinq chôroi (ou « districts ») p. 71
fig. 4, coupe montrant la galerie percée sous le col de Képhalari (Copaïs) p. 72
fig. 5, la région du plateau de Vélousia Lépoura Kriéza p. 74
fig. 6, vue du plateau de Lépoura * p. 74
Assèchement et bonification des terres dans lAntiquité grecque.
Lexemple du lac de Ptéchai à Érétrie: aspects terminologiques et techniques
fig. 1, situation du lac Copaïs, au coeur de la Béotie p. 90
fig. 2a, lac Copaïs, plan du système de drainage avec les principales installations antiques p. 91
fig. 2b, aperçu du réseau hydraulique actuel p. 92
fig. 3a et 3b, Képhalari, coupe du tunnel et détail des puits 15 et 16 p. 94
fig. 4, Képhalari, tracé du tunnel en surface et emplacement des puits p. 94
fig. 5, Samos, tracé du tunnel dEupalinos p. 98
fig. 6, Athènes, coupe et plan des galeries superposées de lEnneakrunos p. 100
fig. 7, Syracuse, coupe de laqueduc du Nymphée avec ses deux galeries superposées p. 100
fig. 8, région dAlivéri et de Dystos, avec la plaine de Véloussia-Lépoura * p. 101
fig. 9, bassin cultivé de Vélousia-Lépoura, vue vers louest * p. 102
fig. 10, reconstitution théorique du système de drainage de Ptéchai p. 103
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Les qanats de Ayn-Manâwîr (oasis de Kharga, Égypte)
fig. 1, carte de situation p. 110
fig. 2, Ayn-Manâwîr et les collines voisines, le réseau des failles p. 111
fig. 3, une source artésienne asséchée à proximité du puits P1 de la qanåt «MQ4»* p. 112
fig. 4, concentration doutillage lithique et de fragments doeufs dautruches
à la surface du sol, éperon est de la colline de Ayn-Manâwîr * p. 112
fig. 5, plan topographique de Ayn-Manâwîr * p. 114
fig. 6, vue aérienne dun groupe de qanåts du flanc nord de la colline * p. 115
fig. 7, vue aérienne du temple et du groupe de maisons « MMA»* p. 116
fig. 8, vue de la maison « MMP»* p. 117
fig. 9, plan de la maison romaine « MMS»* p. 117
fig. 10, schéma des différents types de collecte et de distribution des eaux
sur les sites de la région de Ayn-Manâwîr p. 119
fig. 11, le puits de plaine MP3* p. 120
fig. 12, fossé drainant « MQ15 » * p. 120
fig. 13, conduit aérien terminal de la qanåt «MQ11»* p. 121
fig. 14, le bassin de retenue en aval de la qanåt «MQ5» et les jardins qui lentourent * p. 121
fig. 15, profil longitudinal de la partie fouillée de la galerie de la qanåt «MQ4» p. 122
fig. 16, vue en trois dimensions de la galerie de la qanåt «MQ4»* p. 123
fig. 17, la galerie de la qanåt «MQ4»* p. 123
fig. 18, plan de la partie terminale de lensemble « MQ4 », « MQ4»,
«MP1», «MP2», «MQ4M»* p.125
table des figures
* les figures signalées par une étoile sont publiées en couleurs
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sur le site internet de léditeur: http://www.thotm-editions.com/qanats/ table des figures Qanats
table des figures
fig. 19, plan de détail de la maison « MQ4M » p. 126
fig. 20, coupe de la paroi du sondage mené au sud de la maison « MQ4M » * p. 127
fig. 21, la cachette des ostraca np1716 à np1723 * p. 128
fig. 22, une partie du mobilier céramique des niveaux dabandon de la maison «MQ4M»* p. 128
fig. 23, la maison « MQ4M » et le fond du vallon terminal de la qanåt «MQ4»* p. 130
fig. 24, le fond du vallon, sondage « MQ4d » * p. 130
fig. 25, vue en trois dimensions de la partie explorée de la qanåt «MQ13»* p. 131
fig. 26, le regard R3 de la qanåt «MQ13 » * p. 132
fig. 27, vue en trois dimensions de la partie explorée de la qanåt «MQ13»* p. 132
fig. 28, qanåt «MQ13 » : conduit aérien dépoque perse * p. 133
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Pas de qanats en Urartu!
fig. 1, la région de Van, système dapprovisionnement en eau de la capitale
urartéenne Tußpa (Van Kalesi) et de la ville-résidence de RusaD inili (Toprakkale) p. 147
fig. 2, pont-aqueduc du canal de Minua sur le Hop©ap Su* p.148
fig. 3, inscription cunéiforme rupestre de Katepants, relatant le creusement
du « canal de Minua » * p. 149
fig. 4,le nouveau lit du «canal de Minua» dans les environs dÉdremit, au sud de Van* p.149
fig. 5, muraille de soubassement du « canal de Minua » dans les environs dÉdremit,
au sud de Van* p.150
fig. 6, barrage sud du lac de Rusa * p. 150
fig. 7, déversoir du barrage sud de Ke©i© Göl* p. 151
Les galeries de captage dans la péninsule dOman au premier millénaire
avant J.-C.: questions sur leurs relations avec les galeries
du plateau iranien
fig. 1a, le plateau iranien et la péninsule dOman p. 161
fig. 1b, la péninsule dOman et les sites dhabitat de lâge du Fer I et du Fer II p. 162
fig. 2, oasis dal-Ain, carte de la zone de Hili, localisant les sites
du 3e et du 1er millénaire avant J.-C. p. 165
fig. 3, Hili 15, répartiteur en aval du canal en tranchée * p. 166
fig. 4, Hili 15, canal construit en dalles calcaires sur les côtés et en couverture * p. 167
fig. 5, le réseau moderne des aflaj de loasis dal Ain p. 167
fig. 6, la dépression de al Madam, les galeries de captage et les zones occupées
à lâge du Fer p. 169
fig. 7, ligne de regards sur une galerie de sous-écoulement près de Bithnah
dans la montagne dOman * p. 171
fig. 8, carte de galeries en Oman central et leur relation aux lits anciens
et récents de loued p. 171
fig. 9, schéma théorique dune cimbra dEspagne, coupes transversale et longitudinale p. 172
fig. 10, le réseau hydrographique dIran et carte des précipitations * p. 175
fig. 11, carte de lenneigement en Iran * p. 175
fig. 12, carte de répartition des galeries de captage (« qanåt ») en Iran* p.176
fig. 13, proportion des « qanåt» en Azerbaijan par rapport au reste de lIran p. 176
fig. 14, lignes de puits de galeries souterraines traversant le site archéologique
de Bishåpur (Fars, Iran), ville sassanide fondée au 3e siècle de lère chrétienne p. 177
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Qanats et géohistoire
tableau 1, structure géohistorique p. 188
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6 table des figures Qanats
Introduction
Pierre Briant, Collège de France, Paris
Lidée dun séminaire consacré aux qanåts et galeries souterraines dans lAntiquité grecque et proche-
orientale remonte à de nombreuses années. Mon intérêt ancien pour ce sujet relève de plusieurs axes
de recherches: tout dabord un passage fameux des Histoires de Polybe (X.28); dans le même temps lusage
que lhistorien de lempire achéménide peut faire des sources classiques; lhistoire achéménide en général
; également bien sûr les débats aujourdhui quelque peu assourdis sur le « mode de production asiatique
». Ce débat, dès lors que lon sintéressait au Proche-Orient ancien, incluait immédiatement la
discussion sur le rôle de lÉtat dans les grands travaux dirrigation, ainsi que la discussion sur la propriété
dite éminente de lÉtat. Inutile ici de refaire lhistorique, depuis Marx et Engels jusquaux débats
passionnés suscités par la publication du Despotisme Oriental de Wittfogel. Je me permets de renvoyer
à un article que jai naguère publié dans la revue Zamân 1980 1, éphémère malgré son titre ! , où
je discutais des positions de K. Wittofgel (qui dailleurs ignorait le texte de Polybe), et des débats
subséquents. Concernant lhistoire achéménide, le texte de Polybe a été depuis très longtemps intégré
dans un dossier intitulé généralement «politique agricole des Achéménides», dossier où lon retrouvait
côte à côte le texte de Polybe, des passages de Xénophon, la lettre de Darius à Gadatas et des passages
de lAvesta (en particulier le Fargard III: «amener de leau dans une terre sans eau et retirer leau doù
il y en a trop») 2 .
À lintérieur de ce dossier, le texte de Polybe présentait et présente encore des caractéristiques
propres : (i) il semble faire référence à une politique de colonisation agraire sur le Plateau iranien ; (ii)
il montre que linitiative achéménide a survécu à ses promoteurs, puisque lexistence de qanåts, datés
de lépoque achéménide, est attestée encore à la fin du IIIe siècle avant notre ère ; (iii) il vient jeter une
nuance, si cela est encore nécessaire, sur la présentation souvent adoptée depuis Droysen et bien
dautres, au terme de laquelle Alexandre, en opposition avec les Achéménides, aurait mené une politique
de grands travaux en Babylonie et ailleurs, et que cette politique aurait permis de réveiller une Asie
stagnante: selon Droysen et beaucoup de ses épigones, en effet, les ouvrages dirrigation en Babylonie
nétaient même plus entretenus à la fin de lépoque achéménide, et le Tigre lui-même était hérissé de
fortifications disposées contre des flottes dont on craignait quelles ne vinssent du Golfe persique3. Outre
les erreurs dinterprétation de textes bien connus, une lacune doit être relevée: aucun des auteurs
susdits ne citait le texte de Polybe. Je suis naturellement revenu sur ce sujet dans ma synthèse récente,
et plus spécifiquement encore dans le chapitre XVII consacré à un bilan du fonctionnement de lempire
à la fin de la période achéménide, et plus spécifiquement encore dans une discussion sur le rapport entre
les prélèvements tributaires et les investissements productifs: tout compte fait, la thèse hégémonique
restait celle de Droysen (héritée elle-même de Bernier, de Chardin et de Montesquieu 4), à savoir que
lÉtat «despotique» engloutit toutes les richesses des peuples sujets, sans rien redistribuer ni réinvestir
(ce quil sera convenu dappeler la « stagnation asiatique » 5). Le texte de Polybe suggère exactement
le contraire 6 .
1= Rois, tributs et paysans, Paris (1982) : 405-430.
2Jexplique ailleurs pourquoi le dossier documentaire ne revêt pas en réalité la cohérence quon lui a souvent attribuée
(« Histoire et archéologie dun texte : la Lettre de Darius à Gadatas entre les Perses, les Grecs et les Romains»,
in : La Lidia et la Licia prima dellellenizzazione, Roma, sous-presse).
3Voir en dernier lieu ma note dans NABU 1999/1.
4Voir aussi ma Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, 2000, en particulier p. 20.
5Voir également mon article « Appareils dÉtat et développement des forces productives au Moyen-Orient ancien :
le cas de lempire achéménide », La Pensée, février 1981 : 9-23 = Rois, tributs et paysans (1982) : 475-489.
6Histoire de lempire perse, Paris, Fayard (1996) : 826-829 et 1065-1068.
Introduction Qana-ts
La question des qanåts a déjà suscité des études nombreuses. Rappelons tout dabord louvrage de
Goblot (1979) 7, oeuvre dun ingénieur qui avait travaillé longtemps en Iran 8. Le travail présente
toujours de lintérêt, mais, peu formé à la recherche historique, lauteur a souvent pris des libertés avec
les témoignages, et il a construit des théories qui peuvent aujourdhui paraître susceptibles dêtre
revisitées. Notons néanmoins quen dépit de critiques parfois vives 9, louvrage continue fréquemment
dêtre considéré comme une référence obligée, au point dêtre encore repris presque mot pour mot, même
dans ses aspects les plus contestables 10. Dans les dix dernières années, plusieurs colloques spécialisés
ont été réunis pour faire le point de la question. Outre un colloque tenu en Chine en 1990 et consacré
prioritairement aux galeries du Xinjiang 11, on mentionnera le colloque organisé à Londres en 1986 12 ,
et celui organisé par Daniel Balland à Paris au début des années quatre-vingt 13. Tout récemment encore,
un grand colloque a été organisé à Yazd en Iran en mai 2000 14, et, lorsque notre colloque paraîtra,
un autre se sera tenu à Madrid sur les galeries de captage 15. Concernant lIran proprement dit, les qanåts
7 Il existe (au moins) une autre monographie, celle de S.M. Sayed Sajjadi, Qanåt/Kâriz. Storia, tecnica costruttiva
ed evoluzione, Teheran, 1982 (Istituto Italiano di Cultura, Sezione archeologica), sur laquelle il y aurait beaucoup
à dire.
8 H. Goblot, Les qanåts. Une technique dacquisition de leau, Paris-La Haye-New York, éd. Mouton (EHESS,
Industrie et Artisanat 9), 1979 ; parmi les articles qui ont annoncé louvrage, voir en particulier celui que
lauteur a publié dans Annales ESC mai-juin 1963, 499-520 (« Dans lancien Iran, les techniques de leau et
la grande histoire »).
9 Voir en particulier X. de Planhol, « Les galeries drainantes souterraines : quelques problèmes généraux », dans :
D. Balland (éd.), Les eaux cachées. Études géographiques sur les galeries drainantes souterraines (Publications
du département de Géographie de luniversité de Paris-Sorbonne, n° 19), Paris, 1992 : 129-142. Voici comment
louvrage de Goblot y est globalement présenté: «Bourré de fautes dimpression et bavures matérielles,
il compte également de nombreuses et graves erreurs de fait. Il na pratiquement pas tenu compte des
remarques et critiques faites par le jury au cours de la soutenance. Les références sont fréquemment
inexactes, et devront être soigneusement vérifiées par les utilisateurs. Louvrage na pas intégré les résultats
des recherches intervenues entre 1973 et la date de la publication. Enfin lexposé, sous une apparence de
charpente organique, est en réalité conduit dans un grand désordre
. » (p. 129-130). Pour autant, X. de
Planhol reprend quelques interprétations de Goblot, dont certaines sont aujourdhui fortement mises en
doute, en particulier la théorie diffusionniste.
10 Voir par exemple A.T.Hodge, « Qanåts », dans O. Wikander (éd.), Handbook of Ancient Water Technology
(Technology and Change in History, 2), Leiden-Boston-Köln (2000) : 35-38, qui, parlant de louvrage de
Goblot, a cette simple formule (p. 35, n. 1) : « This is the definitive work ».
11 Non vidi: je nen connais lexistence que par la mention quen fait Daniel Balland dans lintroduction du
colloque quil a édité (p. 1 et n. 3).
12 P. Beaumont-M. Bonine-K. McLachlan (éd.), Qanåt, kariz and khattara. Traditional water systems in the Middle
East and North Africa, Middle East and North African Studies (England), 1987.
13 D. Balland (éd.), Les eaux cachées. Études géographiques sur les galeries drainantes souterraines (Publications du
département de Géographie de luniversité de Paris-Sorbonne, n° 19), Paris, 1992.
14 International Symposium on Qanåt. Les Actes en ont été édités mais leur diffusion a été restreinte aux participants,
raison pour laquelle M. Wuttmann et ses collaborateurs ont mis le texte de leur communication en
consultation libre sur http://www.achemenet.com/recherche/sites/aynmanawir/aynmanawir.htm.
15 Las galerías de captación en la Europa mediterránea. Una aproximación pluridisciplinar. Colloquio Internacional,
4-6 de junio de 2001 (Coordinación : Emmanuel Salesse), Casa de Velázquez-Fundacion Canal de Isabel II,
Madrid.
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Introduction Qanats
sont également très présents dans louvrage que Rahimi-Larandjani a consacré aux techniques dirrigation
dans lIran antique et médiéval, et à leurs implications sociales et économiques 16 .
En dépit de la croissance de la bibliographie, lorganisation dun séminaire spécialisé ma paru tout
à fait nécessaire, et même urgente. Tout dabord, on le sait, en raison de lexistence du texte de Polybe
et du lien chronologique quil établit explicitement avec la politique des Grands rois, la période
achéménide est lune des périodes les plus couramment traitées ou évoquées dans le cadre de lorigine
et du développement de la technique, y compris par des auteurs qui ne sont pas toujours bien informés
de la problématique historique. Le projet de réunir quelques spécialistes autour de cette période
conservait donc toute sa pertinence. Lidée simposait dautant plus que le dossier achéménide sest enrichi
de découvertes dune importance considérable. À la page 1057 de mon ouvrage de 199617, je mentionnais
la découverte (alors) récente de 90 ostraka démotiques sur le site égyptien dAyn Manâwîr (oasis de
Khargeh), et datés de Darius Ier et dArtaxerxès Ier. Jen avais eu le premier écho lors dun voyage
détudes en Égypte effectué en mars 1993. Il savéra bientôt quil sagissait dArtaxerxès Ier et de
Darius II 18, et que nombre de ces ostraka (actuellement au nombre de plusieurs centaines 19) évoquaient
directement les problèmes juridiques liés à lutilisation de leau dans la communauté créée grâce aux
qanåts. On en sut bientôt beaucoup plus grâce au premier rapport publié dans le Bifao 1995, puis dans
divers comptes-rendus, articles et communications mis à disposition depuis lors 20. En elle-même,
une telle découverte relançait la discussion sur lorigine et la date des qanåts connus depuis longtemps
dans loasis de Khargeh, mais aussi la discussion sur le rôle éventuel de ladministration impériale
achéménide dans leur diffusion. Ce sont ces découvertes qui mont ramené au texte de Polybe.
En relisant Polybe, je me suis aperçu que linformation quil transmettait nétait pas aussi claire que
ce qui pouvait sembler à première vue. Doù le sous-titre donné à mon intervention, qui exprime un
intérêt plus particulier pour létude de la chaîne de transmission de linformation 21, mais aussi pour
le processus de la traduction. Il mapparaît maintenant que lon ne peut pas parler de « lexactitude
technique de la description»: cest sur ce point que porte mon intervention. Je dois dire que cette mise
au point me paraît dautant plus nécessaire que lon peut aisément observer, à lire des études récentes
darchéologues, que le texte est encore pris affecté de contresens ou dà-peu-près, eux-mêmes liés à des
traductions fautives ou à des lectures trop cursives.
Bien que décrivant (à sa manière et avec ses mots) une réalité de la Parthie antique et sinsérant à
lévidence dans la discussion sur lorigine de la technique dans le cadre du Proche-Orient ancien, le texte
de Polybe établit un pont avec le monde grec, par lintermédiaire dun rapprochement avec une fameuse
inscription. Dès la publication (déjà ancienne) du recueil Inscriptions juridiques grecques (IJG), les
16 F. Rahimi-Laridjani, Die Entwicklung der Bewässerunglandwirtschaft im Iran bis in sasanidisch-frühislamische Zeit
(Beiträge zur Iranistik, Band 13), Dr Ludwig Reichert Verlag, Wiesbaden, 1988.
17 Voir également p. 973.
18 Mais la découverte, lors de la saison 2000, dun ostrakon daté de Xerxès (information communiquée par Michel
Wuttmann) laisse maintenant ouverte la possibilité que certains ostraka datés de Darius puissent être
attribués au règne de Darius Ier.
19 Environ quatre-cent-cinquante ostraka avaient été découverts à la date de décembre 1999, dont plusieurs
dizaines de contrats (Bifao 100, 2000 : 476).
20 Voir références et analyses dans mes Bulletins: BHAch I (1997), 32-33, 88-89 ; BHAch II (2001), 62. En dernier lieu,
Bifao 100 (2000) : 469-479.
21 Cf. déjà Rois, tributs et paysans (1982) : 499-500 : « Cest donc en définitive à une série assez exceptionnelle de
circonstances que nous devons la transmission écrite si tardive dune information achéménide qui avait survécu
dans la mémoire villageoise plus dun siècle après la disparition du pouvoir du Grand roi ».
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Introduction Qanats
auteurs avait en effet noté que deux termes utilisés par Polybe, hyponomos et phreatia, se retrouvaient
dans une inscription dÉrétrie enregistrant un accord passé entre la cité eubéenne et un entrepreneur
chargé dassécher des terres 22. Il y a près de vingt-cinq ans maintenant, javais alerté Henri Goblot, qui
préparait alors lédition de sa thèse soutenue en 1973 23, et je lui avais communiqué une photocopie
du texte et de la traduction commentée des IJG. Nétant ni classiciste ni historien, il navait pas saisi
lintérêt du rapprochement 24, et il mavait simplement répondu que linscription navait rien à voir
avec les qanåts 25. Au plan de la simple analyse technique, lobservation était juste, mais la suggestion
que je faisais allait au-delà. Jétais donc resté persuadé que le rapprochement pouvait nous permettre
de comprendre pourquoi Polybe avait utilisé telle terminologie, ce dautant plus quentre-temps je
métais convaincu que Polybe navait pas parfaitement compris la réalité technique de louvrage que
nous appelons qanåt; il avait donc utilisé un vocabulaire quil connaissait pour définir une technique
quil ne connaissait pas. Cest évidemment la raison pour laquelle, lorsque jai commencé délaborer
ce séminaire, jai aussitôt pensé à demander laide et la collaboration de Denis Knoepfler. Il est lun des
meilleurs spécialistes dépigraphie grecque, il a publié nombre détudes de premier plan sur lEubée,
la Grèce centrale et sur bien dautres aspects de lhistoire de la Grèce ancienne, et il a encore récemment
travaillé à un corpus dinscriptions honorifiques dÉrétrie, qui vient juste de paraître. Linscription dont
il est question ny figure pas, mais Denis Knoepfler a bien voulu accepter de venir en parler : non
seulement il a mené depuis fort longtemps une réflexion intense sur le document, mais il se trouve que
lun de ses élèves, Thierry Chatelain, travaille précisément sur les problèmes techniques liés aux travaux
en question. Nous avons la chance que lun et lautre, travaillant en étroite collaboration, ont donné
des analyses fournies, qui allient science de lépigraphie, intérêt pour les problèmes historiques et
juridiques, et attention de tous les instants pour les réalités topo-géographiques.
Bien entendu, je tenais à ce que soient présents les archéologues dAyn Manâwîr. Michel Wuttmann
est donc venu du Caire pour nous en parler, et nous présenter les derniers résultats des travaux sur le
terrain. Il est accompagné de Michel Chauveau, qui est chargé de lédition des textes démotiques
découverts sur ostraka. Lun des apports de ces fouilles, je lai déjà dit , est de relancer la discussion
sur la datation des qanåts: ceux dAyn Manâwîr à coup sûr, ceux trouvés dans dautres régions également.
Il faut rappeler, à cet égard, que des qanåts avaient déjà été repérés, sinon analysés, dans loasis de
Khargeh. Leur datation a toujours été discutée : un effet de la politique achéménide, ou au contraire
une réalisation antérieure aux Achéménides ? La datation achéménide a longtemps dépendu dune
corrélation établie de manière étroite avec le texte de Polybe, le postulat étant que le gouvernement impérial
a suscité la diffusion de la technique dans de nombreux pays de lempire. Thèse développée par
H. Goblot, sans beaucoup de méthode, comme la récemment souligné X. de Planhol. Le problème
22 R. Dareste-B. Haussoulier-Th. Reinach, Recueil des inscriptions juridiques grecques, I, Paris, 1891. Il sagit de
linscription n°IX, publié sous le titre: «Contrat relatif à une entreprise de dessèchement de marais»,
p. 143-157 ; le rapprochement terminologique avec le texte de Polybe est évoqué (mais non point mené de
manière systématique) p. 146, n. 2, et p. 153.
23 Cest cet exemplaire que javais consulté en préparant mon article paru (avec retard) en 1980 (cf. Zamân 1980,
95, n.89 = Rois, tributs et paysans: 425, n. 89).
24 Dautant moins sans doute que la manière dont il se réfère indirectement au texte de Polybe dans son article
des Annales ESC 1963 (p. 510, et n. 1) montre que la connaissance quil en a eue longtemps était à la fois
indirecte et imprécise. Il na fait non plus aucune recherche sur les différentes traductions proposées en préparant
son livre de 1979, choisissant arbitrairement une des traductions alors disponibles en français, mais
ignorant complètement la terminologie grecque de Polybe (ci-dessous, p. 21, n. 29) .
25 Cest peut-être la raison pour laquelle je navais pas poursuivi alors la comparaison terminologique. Javais
néanmoins mentionné un rapprochement partiel sur un plan juridique (Zamân 1980 = RTP 427, n. 100).
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Introduction Qanats
reste posé, et lon peut se demander si les découvertes dAyn Manâwîr peuvent permettre ou non de
répondre à la question de manière plus fondée quauparavant.
Ce problème de chronologie est également au centre des interventions de Mirjo Salvini et de Rémy
Boucharlat. Lon a tenté de situer linvention de la technique en Urartu, et cette hypothèse a sans cesse
été reprise sans ré-examen, y compris dans des ouvrages récents. Spécialiste bien connu de lUrartu, Mirjo
Salvini fait le point de la question : il montre clairement quand et comment la théorie sest constituée,
et il émet des doutes sérieux sur sa validité. Dautres publications avaient également attribué aux
Achéménides des qanåts découverts à Oman, parfois à partir de textes littéraires dont la pertinence est
extrêmement contestable 26. Là encore la polémique fait rage, comme le montrent des articles publiés
tout récemment dans la revue Iraq 27, et lon peut effectivement remarquer que la complémentarité souvent
invoquée entre « données » littéraires et « données » archéologiques est bien souvent illusoire,
puisque les qanåts ne peuvent donner lieu à aucune datation archéologique intrinsèque : on ne peut
pas résoudre tous les problèmes par la citation répétée du texte de Polybe 28! Rémy Boucharlat, qui a
longtemps travaillé dans le Golfe, explique fort clairement quels sont les fondements et les enjeux des
débats. Mais son article va bien au-delà de lanalyse régionale, car il nous conduit à réfléchir également
sur la terminologie flottante quutilisent habituellement historiens, géographes et archéologues (qanåts,
galeries drainantes, galeries de captage
) et sur sa pertinence 29. Enfin, Bernard Bousquet, qui avait
pris part à nos travaux sans présenter de communication, a bien voulu, à ma demande, faire part de
ses réflexions : en tant que géo-archéologue et membre actif de la mission dAyn Manâwîr, il était
particulièrement bien placé pour le faire.
Jaimerais ajouter une remarque. Comme je lai souligné dans ma leçon inaugurale prononcée
quelques jours avant louverture du séminaire, lhistoire achéménide se trouve au carrefour de nombreuses
langues et de nombreux champs de la recherche, où se rencontrent spécialistes du monde grec et
26 Mis à part la question de la terminologie qanåt/aflaj (voir ici même les réflexions de R. Boucharlat, p. 163), on
remarquera que lon a utilisé un texte arabe tardif, une Chronique dOman, qui fait état de qanåts dans la
région à lépoque de Dâra, fils de Dâra, fils de Bahman : on a voulu en tirer la conclusion (en rapprochant
de Polybe) que la diffusion des qanåts datait bien de lépoque achéménide, puisque le Dârâ en question,
ici comme ailleurs, est la transposition mythique de Darius III: voir en ce sens particulièrement J.C.Wilkinson,
« The origin of the Aflâj of Oman », Journal of Oman Studies 6/1 (1983) : 177-194, spécialement p. 187-189,
en attribuant cette politique à Darius Ier. Linterprétation a été discutée par D. Potts, The Arabian Gulf in
Antiquity, I, Oxford (1990): 398-400, qui, tout en émettant des réserves sur lhistoricité de la tradition, estime
quelle pourrait renvoyer à une réalité chronologique, à savoir la datation du système des aflaj à lâge du
fer. Voir la discussion de J. Orchard-G. Stanger dans Iraq 51 (1999) : 89-119, en démontant un à un chacun
des arguments avancés par Wilkinson (et dans des études postérieures de Potts).
27 Voir la polémique entre D. Potts dans Iraq 49 (1997): 63-71, et J. Orchard-G. Stanger dans Iraq 51 (1999): 99-146;
voir aussi larticle de P. Yule, ibid. 121-146.
28 Restant à lexemple dOman, je nai pas à prendre parti dans une discussion qui dépasse mes compétences : je
souligne simplement que ni le texte de Polybe ni encore moins son utilisation combinée avec la Chronique
dOman ne peuvent permettre de répondre à des questions soulevées par des « données » archéologiques,
sur lanalyse desquelles les archéologues continuent dêtre en désaccord.
29 Voir déjà D. Balland dans lintroduction au volume quil a édité en 1992 (ci-dessus note 11) : 2, 4, en soulignant
«létonnant polymorphisme des galeries drainantes souterraines, résultat dune adaptation très fine à la diversité
des milieux locaux». Doù la difficulté de juger de la pertinence de la description de Polybe, ou de ses erreurs
ou contresens, selon quon la confronte à un type ou à un autre de galerie drainante souterraine, ou même selon
que lon attribue au qualificatif «drainante» une importance décisive ou non (ci-dessous, p. 37, n. 100).
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Introduction Qanats
spécialistes des civilisations du Moyen-Orient. La réunion autour des qanåts en est une belle illustration.
On y a étudié ou évoqué toutes sortes de documents : textes narratifs et inscriptions grecs, textes
démotiques, cunéiformes, pehlevis 30, travaux darchéologues et de géographes ; mais aussi on y a
voyagé dans lespace entre lUrartu, la Parthie, le Plateau iranien, le Golfe persique, le désert occidental
égyptien, et la Grèce centrale; enfin les communications prennent en écharpe une chronologie longue,
tout au long du premier millénaire au moins. Je suis particulièrement heureux, avec les collègues et amis
réunis pour ce faire, davoir mis en pratique une idée qui est chère à quelques-uns dentre nous : la collaboration
organique de plusieurs spécialités en vue de lexamen ou du ré-examen approfondi dun objet
parfaitement défini ; cest ainsi, je crois, que les séminaires ou autres colloques peuvent réellement être
utiles et déboucher sur des résultats concrets.
Pierre Briant
N.B. Les photos et les plans y compris ceux qui étaient en couleurs ont été reproduits ici en noir et
blanc ; néanmoins, les lecteurs pourront aisément avoir accès à leur version « couleur » en consultant le site
internet de léditeur : http://www.thotm-editions.com/qanats/
30 Sur ces textes, voir mes remarques ci-dessous, p. 18, n. 19.
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Introduction Qanats
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Polybe X.28 et les qanats:
le témoignage et ses limites
Pierre Briant, Collège de France, Paris
1 Texte et contexte
Dans un développement qui nous est malheureusement conservé de manière lacunaire (X.27 sq.) 1 ,
lhistorien hellénistique Polybe racontait comment le roi séleucide Antiochos III, bien décidé à rétablir
son autorité sur les régions septentrionales du plateau iranien, vint sétablir à Ecbatane en 210, puis
comment, au printemps suivant, il prit loffensive contre le roi parthe Arsakès II. Le début du texte est
perdu, mais la route empruntée par Antiochos à partir dEcbatane peut être restituée assez aisément,
cest litinéraire suivi par Alexandre lors de la poursuite menée contre Darius en 330 2 (cf. fig. 1). Après
avoir franchi les Portes caspiennes, larmée séleucide parvint en Parthie (ou Parthyène), sans réussir à
établir le contact avec larmée ennemie, car Arsakès avait choisi de se replier devant Antiochos III 3. Le
pays décrit alors par Polybe se situe manifestement entre les Portes caspiennes et Hékatompylos 4:
comme P. Bernard la bien mis en évidence (1994 : 496, n. 41), les pays en question sont la Choarène
(juste à lest des Portes caspiennes) et la Comisène 5; la route suit le piémont de lElbourz, rythmée par
une chaîne doasis.
Adaptées de celles qui avaient été décidées par son prédécesseur Arsakès I face à Séleukos II, deux
ou trois décennies plus tôt 6, la stratégie et la tactique du roi parthe sont exposées par Polybe dans un
passage fameux (X.28), qui a suscité de nombreux commentaires, mais aussi des traductions divergentes.
Par commodité, on choisira, à ce point de lexposé, de présenter la traduction française la plus récente
(Foulon 1990 : 86-87), avant que den discuter plus loin certains aspects : «(1) Arsakès sétait attendu
à ce quAntiochos parvînt en cette contrée, mais non à ce quil osât encore traverser avec une armée
aussi importante le désert voisin, essentiellement à cause du manque deau (anhydria). (2) À la surface
du sol, il ny a pas deau apparente dans cette région, mais il y a des canaux souterrains (hyponomoi)
1 La courte allusion que fait Justin XLI.5.7 (dans le cours dun excursus sur Arsakès) ne permet pas de compléter
sensiblement linformation transmise dans ces chapitres de Polybe (sauf sur les contingents levés par
Antiochos : ci-dessous note 37).
2 Même si litinéraire dAlexandre entre Rhagai et la future Hékatompylos continue de poser problème dans le détail:
voir Bosworth 1980 : 338-346, et carte p. 341 (discussion des interprétations antérieures) ; voir également
Pedech 1958 : 73-74, et Bernard 1994 : 495, qui, lun et lautre, indiquent que la route suit la ligne doasis.
3 Sur cette campagne, voir Will 1967 : 47-48, et Walbank 1967 : 231-238. Le meilleur exposé dordre géo-historique
sur ces régions est celui de P. Bernard 1994 : sur la Parthie, cf. p. 481-487, et plus particulièrement sur la
Comisène et sa capitale Hékatompylos/Shahr-i Khumis, p. 484-487, et p. 493-497 (la Comisène parthe au
moment de loffensive dAntiochos III). P. Bernard (p. 496-497) suppose assez logiquement que le roi
parthe est alors à Hékatompylos.
4 Je dois rectifier une erreur ou une approximation que jai commise à plusieurs reprises (1982a : 426, 499-500, ou
encore 1996 : 827-828): le texte de Polybe ne concerne pas les qanåts des Hyrcaniens, mais des qanåts parthes.
5 Voir aussi les pages bien informées de Rahimi-Laridjani 1988 : 448-452, 454-455.
6 La date est disputée : cf. Bernard 1994 : 490-491, et Ed. Will 1994 : 441-442.
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Pierre Briant Qanats
fig. 1 : itinéraire dAntiochos III entre les Portes caspiennes et Hékatompylos (Bernard 1994 : 482) fig. 1 : itinéraire dAntiochos III entre les Portes caspiennes et Hékatompylos (Bernard 1994 : 482)
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Pierre Briant Qanats
assez nombreux, reliés à travers le désert (dia tès erémou) à des puits (phreatiai) 7 qui sont ignorés de
ceux qui ne connaissent pas le pays 8. (3) À propos de ces [canaux souterrains] 9, une tradition véridique
est transmise par les habitants (egkôrioi), selon laquelle les Perses, au temps où ils étaient maîtres de lAsie
(tès Asias epekratoun), accordèrent (edôkan) à ceux qui amenaient de leau de source (hydôr pegaion) dans
certaines zones qui auparavant nétaient pas irriguées, la jouissance de la terre (karpeusai tèn khôran)
pour une durée de cinq générations ; (4) par suite, comme des cours deau nombreux et abondants
sécoulaient du Tauros, les habitants entreprirent toutes sortes de dépenses (dapanè) et endurèrent toutes
sortes de peine (kakopatheia); ils construisirent les canaux souterrains (hyponomoi) quils amenèrent de
loin, de sorte que, à lheure actuelle, même ceux qui utilisent ces eaux ne savent pas où naissent les canaux
souterrains, ni où ils captent les cours deau. (5) Arsakès cependant, lorsquil vit quAntiochos se préparait
à traverser le désert, entreprit alors de combler et de détruire les puits (phreatias). (6) Mais le roi,
quand on vint lui annoncer la nouvelle, envoya en avant, avec un millier de cavaliers, Nikomédès qui,
même sil découvrit quArsakès sétait retiré avec son armée, surprit néanmoins des cavaliers en train
de détruire les bouches des canaux souterrains (ta stomata tôn hyponomôn), leur fit tourner bride au premier
choc et les força à prendre la fuite, tandis que lui-même faisait demi-tour et retournait auprès dAntiochos.
(7) Le roi traversa le désert et gagna la ville dHékatompylos ; elle est située au centre de la Parthyène,
et la place tire son nom du fait quelle est au carrefour des routes qui mènent vers toutes les régions
alentour. »
Tous les commentateurs de Polybe ont établi un rapprochement avec une technique de captage et
dadduction des eaux souterraines en Iran, le qanåt, objet de notre colloque 10. Au reste, lintérêt pour
ce texte est ancien. En publiant sa traduction du Zend-Avesta, et plus spécifiquement du Fargard III,
J. Darmesteter ne manquait pas de sy reporter, et de linclure dans un dossier sur lintérêt accordé par
les Guèbres au développement des activités agricoles (1892 : 32). Il estimait que le Fargard III «est le
commentaire de ces textes11», cest-à-dire des textes grecs traitant de la période achéménide, lÉconomique
de Xénophon (chapitre IV), Polybe X.28 et la Lettre de Darius à Gadatas 12 .
Plus près de nous, le texte a fréquemment été utilisé dans le cadre de réflexions sur lexistence dune
«politique de leau» dans lempire achéménide et sur le rapport que lon peut éventuellement établir
entre le lancement de tels travaux à linitiative du Grand roi et la nature de létat impérial achéménide 13 .
H. Goblot a souvent postulé que le succès de lempire de Cyrus et de ses successeurs a reposé sur le qanåt,
que les autorités perses auraient diffusé dans tout leur empire: «LEmpire perse fut un don des qanåts»
7 La traduction de cette phrase est (à mon avis) inexacte : ci-dessous p.25-26.
8 Une remarque de détail : pourquoi ne pas traduire simplement apeiroi selon son sens premier (« ceux qui nont
pas lexpérience [du pays] »), alors que la formule est répétitive dans les récits dexpéditions militaires, dont
les chefs sont précisément apeiroi et doivent donc faire appel aux egkôrioi ?
9 Foulon, à ce point, traduit : « À propos de ces puits », mais la construction de la phrase précédente rend clair que
lexpresssion peri dé toutôn renvoie à hyponomoi et non à phreatias. (Lexpression nest pas traduite par D.
Roussel).
10 Voir par exemple Pédech 1958 : 74 et Walbank 1967 : 236 (citant Pédech).
11 Commentant plus spécifiquement la strophe 4 («Là où lhomme amène de leau dans une terre sans eau»; cf. aussi
à sa suite Briant 1982a : 435-439), lauteur (1892 : 34, n. 10) ne manque pas de citer Polybe et dévoquer
les avantages fiscaux accordés par les Achéménides ; il souligne (avec renvoi à J. Dieulafoy, La Perse, p. 425)
qu«aujourdhui encore la Perse ne subsiste que par ces canaux souterrains ou kanâts, les seuls travaux quelle
entretienne un peu, faute de quoi elle mourrait de faim ». En outre, il se réfère à la situation à lépoque
dAntiochos III, qui «trouva sous terre leau emmagasinée par les sujets des Achéménides»: sur la terminologie
utilisée (« eau emmagasinée ») et son impropriété technique, voir ci-après note 59.
12 Sur la cohérence de ce dossier, on verra maintenant mes fortes réticences dans Briant 2001b.
13 Voir discussions et bibliographie dans Briant 1980, 1982a : 405-430, 475-489 ; 1996 : 772-774, 826-829.
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Pierre Briant Qanats
(1979 : 71) écrit-il en reprenant une célèbre formule utilisée par Hérodote à propos de la vallée du
Nil 14. Dans un «review-article» par ailleurs fort critique, X.de Planhol a repris lexpression: «Ce fut
le fondement de la puissance des Achéménides» (1992 : 131). Je nai pas lintention de reprendre ici une
discussion, qui, pourtant, est maintenant nourrie par les découvertes dAyn Manâwîr15: elle ne concerne
pas directement mon propos, axé spécifiquement sur le texte de Polybe et sur les informations quil
transmet. Je ne reprendrai pas non plus ici la discussion (maintenant caduque à mon avis) sur le « despotisme
oriental», ni sur «le mode de production asiatique» 16. Comme je lai déjà montré ailleurs, nous
sommes là dans le cas de travaux pris en charge par les communautés locales, et non par létat central 17:
celui-ci, comme le suggère très clairement Polybe, nenrégimente pas des milliers de travailleurs, il
accorde aux paysans sur plusieurs générations la jouissance des terres ainsi mises en culture, en échange
des immenses investissements en temps et en argent quils auront consentis (Polybe 28.4). Plus
important, me semble-t-il : le texte de Polybe montre que le système était toujours en place à la fin de
la domination achéménide: en cela, il contribue à une évaluation plus saine de la situation qui prévaut
à larrivée des Macédoniens 18 .
Quoi quil en soit de ces discussions en cours, le fait reste: cest limportance unique du texte de
Polybe. Quelles que soient par ailleurs ses imperfections descriptives et informatives (voir ci-dessous),
nous avons là la seule description antique dun qanåt. Nous navons aucun autre témoignage écrit datant
de lAntiquité 19. Doù lintérêt que peut présenter un ré-examen en détail dun texte que lon a souvent
14 Dans Goblot 1963 : 511, lauteur a une expression encore plus emphatique : « Sans cette technique des qanåts,
lhistoire du monde aurait été changée ».
15 Voir ici même létude de Michel Wuttmann.
16 Je rappelle simplement que le texte de Polybe nest pas cité ni commenté par K. Wittfogel (Briant 1982a : 426).
17 Voir ma démonstration dans Briant 1980 : 96-99 (en discutant Bucci 1973) et 1982a : 485-486. Il est dailleurs
possible quen cela lobjectif de ladministration achéménide était autant stratégique quéconomique :
cf. Briant 1984 : 67.
18 Voir Briant 1996 : 826-829, et ci-dessous p.36-37 mon hypothèse sur la chronologie.
19 Concernant les qanåts deAyn Manâwîr, bien présents dans le paysage, leur terminologie démotique na pas été
encore repérée dans les contrats étudiés par M. Chauveau (ce volume). De son côté, le Père de Menasce
(1966) avait naguère édité et commenté des textes juridiques pehlevis qui, selon lui, concernent la
distribution de leau des qanåts. Il y a un double problème avec cette interprétation : (i) selon Pagliario 1938
(en particulier p. 75, non cité par de Menasce), le terme utilisé, katas, renvoie à un « canal » à ciel ouvert,
non spécifiquement à un qanåt ; (ii) Goblot (1979 : 20 et n. 47) admet léquivalence katas/qanåt comme
une évidence, en se reportant à larticle de Menasce 1966 ; le problème est que celui-ci reconnaît (p. 167-168)
que cest à la suite déchanges avec Goblot quil a « pu donner un sens [à ces textes] et triompher dune
obscurité qui nexiste pas pour qui connaît la réalité dont ils traitent»: bref nous sommes là confrontés à
un typique échange circulaire. Dans une lettre personnelle du 28/2/2001, dont je le remercie chaleureusement,
Philippe Gignoux minforme que les textes relatifs aux kahas (graphie adoptée de nos jours) viennent
principalement (mais pas seulement) du Mâdâyan i hazâr dâdestân, « traité juridique dépoque sassanide,
du début du 7e siècle », et il mindique quune spécialiste de cette oeuvre (Maria Macuch) a lentrée suivante
dans son index: kahas, «Bewässerungkanal; Kanal; qanåt». Une relecture des textes traduits par de Menasce
peut donner à penser que ces textes pehlevis pourraient bien effectivement traiter de qanåts: il nen reste
pas moins que le terme utilisé a un sens générique de « canal », y compris de canal à ciel ouvert (sens que
la discussion de Macuch nexclut évidemment pas : voir ses commentaires sur le MHD 85.7-86.17, en discutant
Pagliaro et de Menasce ; Macuch 1993 : 555-559).
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Pierre Briant Qanats
lu trop rapidement, sans en peser la terminologie ni la construction 20. Si, dans des études antérieures 21 ,
javais admis, avec Goblot (1979 : 71) et bien dautres, que le passage de Polybe illustre et explique ce
quest un qanåt, la relecture que jai menée mamène maintenant à douter du bien-fondé de certaines
interprétations. Si jai été conduit à entreprendre une telle relecture, cest, dune part, en tentant
dintégrer les nouvelles découvertes dAyn Manâwîr dans le cadre de lhistoire achéménide, et cest, dautre
part, en réfléchissant une nouvelle fois sur la méthode à suivre pour interroger les sources grecques évoquant
telle ou telle réalité (institutionnelle, technique etc.) de lempire achéménide.
2Contradictions et incohérences
Pour éviter tout malentendu, je précise très clairement que je nentends pas contester que le texte de
Polybe renvoie bien à des qanåts sur ce point il ny a pas de discussion; jentends simplement mettre
en doute la pertinence de la description quil en a transmise. Selon Goblot (1979 : 71), je lai dit, on
trouve dans le passage «la description exacte des qanåts: Polybe noublie aucun de ses éléments (la galerie
souterraine, les puits daération, les citernes), et, surtout, il a fort bien vu que leau provenait de nappes
souterraines constituées par linfiltration des pluies abondantes sur les flancs de lElbourz ». En dautres
termes, selon Goblot, Polybe avait en tête un schéma identique à celui que Goblot lui-même a proposé
à maintes reprises et que je reprends ici (fig. 2): on aurait là une adéquation parfaite entre linformation
antique et les observations faites à lépoque moderne et contemporaine par des techniciens
et des archéologues. Ce dont on devrait induire que linformation transmise par Polybe a été empruntée
au compte rendu établi par un observateur antique, quon devrait considérer comme dautant plus fiable
quen faisant explicitement mention dune «tradition véridique qui sest transmise parmi les habitants
du pays », Polybe attribue de facto une autorité indiscutable à linformation dont il vient ainsi de
légitimer la source.
Le problème, à mon avis 22, cest que ce nest pas vraiment ce que dit le texte de Polybe. À le lire
sans préjugés, en effet, les canaux souterrains (hyponomoi) conduisent de leau de source (hydôr pègaion),
et celle-ci provient du captage, en amont, deaux de ruissellement (epirryseis) sur les pentes du Taurus
(Elbourz) 23 ; en aval, leau est accessible par lintermédiaire de puits (phreatiai) ou de «citernes»,
20 Au vrai, le passage est très souvent cité dans les études sur les qanåts, mais sans relecture approfondie ; on
mentionnera simplement deux études plus précises sur la question de la politique fiscale achéménide
(Bucci 1973 ; Briant 1980 ; voir aussi Briant 1996, Index, p.1228). En revanche, je ne connais aucune étude
exhaustive du texte dans son ensemble (les commentaires de Walbank, ad loc. sont pour le moins décevants).
21 En dernier lieu 1996 : 828 : « Polybe décrit très exactement ce quon appelle et utilise depuis des siècles en Iran
sous le nom de qanåts».
22 Au cours de mon travail, je me suis rendu compte que Rahimi-Laridjani 1988 : 445-447 avait déjà souligné les
incohérences du texte de Polybe, en partant de la traduction allemande de Drexler 1961 : 718-719 ; mais,
nétant pas praticien des textes grecs, lauteur na pas été au-delà de sa juste observation.
23 Voir la paraphrase de Pédech 1958 : 74 : «
des canaux souterrains amènent leau captée dans des sources au
pied de la montagne », en pensant (cf. sa note 2, p. 74) quune telle description correspond à la technique
du qanåt, à tort sauf évidemment à considérer que la définition admise de «galerie drainante» doit être
assouplie et doit sétendre à des canaux souterrains véhiculant des eaux de sources, comme le fait par
exemple un observateur comme Chesney (1850, II : 657-659) : se référant à « la manière très particulière »
qua Polybe pour décrire « ce que nous appelons aujourdhui kanat ou kahreez », lauteur (qui paraphrase
Polybe à partir dune traduction anglaise) explique la technique par la recherche de sources (springs), puis
le creusement du tunnel souterrain parfois alimenté par des eaux venant de galeries latérales; il sagit donc
bien de courants (streams): «The main channel or kanat connecting them [the shafts] may give a free current
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Pierre Briant Qanats
fig. 2 : représentations graphiques dun qanåt (Goblot 1963 : 509)
puisque le terme phreatia est parfois traduit ainsi (voir ci-après §3). Il y est donc question de
captage deaux de ruissellement depuis le bas de la pente des montagnes sur lesquelles elles se
sont accumulées sous forme de « cours deau » (hydatôn aporryseis/epirryseis) 24, puis de leur
adduction sur de longues distances par lintermédiaire de conduits creusés sous terre.
On est donc loin de la définition du qanåt donnée par Goblot lui-même. Celui-ci insiste en
effet sur le fait quil ne sagit pas de capter des sources et des eaux de ruissellement au pied de
la montagne: « Ces eaux de ruissellement ne sécoulent quimmédiatement après les précipitations,
soit quelques jours par an sur le plateau iranien; dautre part, les sources ne pourraient provenir
que dune nappe phréatique peu profonde, la plupart du temps tarie pendant la saison sèche qui,
en Iran, dure quatre à six mois par an
Cette idée de captage d« eaux visibles » au pied de la
of flowing water from the head or groups of wells, till it has reached the surface at the proposed spot : from
thence, when irrigation is contemplated, it is conveyed in opened channels ». Si lon y reconnaît le canal
souterrain (aqueduct) et les puits (shafts), la description de Chesney, on le voit, névoque jamais le suintement
des eaux piégées dans des couches aquifères souterraines base fondamentale de la description de
Goblot et dautres auteurs (mais voir définitions différentes présentées ci-dessous note 100).
24 Cest bien ainsi dailleurs que le comprirent les premiers traducteurs de Polybe qui navaient aucune idée de
lexistence des qanåts: cf. Du Ryer 1655 : 492 et Thuillier 1730 : 127 : « Ruisseaux et puits ».
20 Pierre
Briant Qanats
montagne ne résiste donc pas à lanalyse» (1979 : 26). De même pour les «puits»: «Ainsi lorgane principal
du qanåt est la galerie. Les puits, qui la relient à la surface, sont des éléments secondaires, très utiles,
mais qui ne jouent aucun rôle dans lexploitation proprement dite » (ibid.) 25. Or, ce qui apparaît du
texte de Polybe, cest quil ny est pas question de « puits daération » (typiques des qanåts 26), mais de
puits tout à fait classiques, alimentés par les hyponomoi, et où lon vient puiser de leau. Cest dire que
Polybe suggère (fort clairement) une explication qui a été très nettement rejetée par Goblot (p. 27) :
«[La seconde définition inexacte] suppose que lélément essentiel du qanåt, celui qui produit leau, est
le puits, la galerie nayant pour fonction, secondaire, que dassurer lécoulement et de relier les puits
entre eux. Hypothèse fausse, mais qui vient naturellement à lesprit de lobservateur occidental habitué
à la technique puisatière 27». Il est donc clair que les processus de fonctionnement impliqués par
la description polybienne ne correspondent pas aux analyses proposées par H. Goblot. Il est dautant
plus étrange que, trente-cinq pages plus loin, lauteur oublie lui-même ses mises en garde répétées 28
et attribue au texte de Polybe une valeur descriptive indiscutable (p. 71).
Restent les «citernes», dans la mention desquelles Goblot veut voir un autre indice de lexcellence
de la description de Polybe. Bien quil noffre aucun commentaire sur ce point, lauteur postule à
lévidence quelles sont situées au débouché des qanåts dans les villages, telles quil les décrit ailleurs :
«Enfin, très souvent, au débouché du qanåt à lair libre, on aménage un bassin de réception qui
facilitera laccumulation pendant les courtes périodes de non utilisation et, par la suite, la répartition
des eaux dans différents directions» (1979 : 35); elles peuvent également servir de glacières en hiver (p. 38).
Mais des citernes nexistent chez Polybe que si lon choisit de suivre la traduction utilisée par Goblot 29 ,
à savoir celle de Denis Roussel (1970 : 643) 30. Celui-ci rend les phrases de Polybe (28. 2, 5) de la manière
suivante : « Il existe des canalisations souterraines alimentant des citernes
Quand Arsakès vit
quAntiochos sengageait à travers la zone désertique, il entreprit de combler ou de détruire les citernes».
Le terme grec ici rendu par «citerne» est phreatia, rendu par «puits» par la majorité des traducteurs.
On discutera de la question ultérieurement (ci-dessous §3), mais disons dès maintenant que la position
de Goblot est affaiblie par une considération: il ne peut pas, à la fois, soutenir que Polybe fait référence
aux puits daération et aux citernes, puisque la traduction quil cite (p. 70-71; à lexclusion de toute
autre) a choisi de rendre phreatia par «citerne» dans chacune des deux occurrences (§ 28. 2, 5).
Prenons également la précision donnée par Polybe : « Ils construisirent les canaux souterrains
(hyponomoi) quils amenèrent de loin, de sorte que, à lheure actuelle, même ceux qui utilisent ces eaux
ne savent pas où naissent les canaux souterrains, ni où ils captent les cours deau (tas epirryseis)». Il faut
vraiment se donner beaucoup de mal pour voir sous une telle phrase la description exacte de qanåts,
puisque, on le sait, dune part, les qanåts ne captent pas les cours deau, et que, dautre part, lune des
25 La formule, au demeurant, mériterait dêtre nuancée, car les puits jouent un rôle fondamental dans le forage
proprement dit, mais aussi dans lentretien de louvrage (comme Goblot et dautres auteurs lont bien souligné)
; mais ce que veut dire Goblot, comme le montre la suite (citée dans mon texte), cest que lélément
essentiel est bel et bien la galerie.
26 Ce quen vocabulaire technique iranien on dénomme puits dévent (mileh ou £åh): Safi-Nezad 1992 : 61.
27 Voir ci-dessous note 84 un exemple très récent dune telle distorsion.
28 Voir aussi p. 27-28 : le qanåt «consiste à exploiter des nappes deau souterraines au moyen de galeries drainantes »,
et non pas « à capter des eaux visibles au pied de la montagne ».
29 Goblot ne connaissait pas le grec, et il était donc entièrement dépendant de la traduction adoptée ; mais il ne
sest pas préoccupé de faire une enquête en confrontant plusieurs traductions ni en demandant les avis de
spécialistes. Jajoute que ce nest que relativement tardivement au cours de ses recherches quil a appris
lexistence du texte (cf. 1963 : 510).
30 La traduction de Roussel est très clairement influencée par celle de Waltz 1921 : 80-81: le terme citerne (Roussel)
correspond à celui de réservoir (Waltz).
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Pierre Briant Qanats
contraintes les plus fortes de cette technique, cest quil faut très régulièrement entretenir les margelles
des puits daération et surtout curer le canal souterrain proprement dit : cest le rôle des moqanis, qui,
au péril de leur vie, descendent périodiquement au fond des puits et remontent les débris à la surface 31 .
Une telle technique suppose que le tracé des qanåts (y compris des plus longs), depuis le puits-mère
jusquà leur débouché, se conserve dans la mémoire des villageois et plus encore des spécialistes de lentretien,
les moqanis, qui sont aussi les spécialistes du tracé lui-même et du forage 32. Il y a donc bien
là une autre contradiction insurmontable entre le récit de Polybe et la technique du qanåt.
Cest évidemment la raison pour laquelle, afin de sauver Polybe, bien des commentateurs ont
postulé quà lépoque dAntiochos III les qanåts nétaient plus en activité. Voici comment par exemple
P. Pédech (1958 : 74) interprète la marche dAntiochos III répondant à la tactique dArsakès : « Le roi
[Antiochos] trompa ce calcul [dArsakès] et sengage dans la ligne des oasis qui bordent le revers
méridional de lElbourz. Cette ligne est jalonnée par des puits où des canaux souterrains amènent
leau captée dans des sources au pied de la montagne. Les puits, dit Polybe, étaient ignorés de ceux qui
ne connaissaient pas le pays (X.28.2), ce qui suppose que les oasis qui les signalaient étaient abandonnées
à cette époque; cet abandon sest dailleurs produit plusieurs fois au cours de lhistoire. Antiochus suit donc
la bordure du désert par lactuelle route caravanière de Téhéran à Méched la route du Khorassan
et il arrive à Hékatompylos
Il avait donc couvert une marche denviron 230 kilomètres dans le
désert. Avec une grande armée et les moyens rudimentaires de lépoque, cette opération peut passer pour
un exploit. »
Sans citer ni connaître létude de Pédech, Goblot induit une remarque comparable, quil inclut lui
aussi dans la longue durée (1979 : 71) : « Le texte de Polybe
nous fournit, en même temps, la preuve
du déclin qui a dû suivre, pendant les périodes alexandrine et parthe, soit près de six siècles
Ce texte
montre bien dans quelle désuétude cette technique était tombée. Létonnement des officiers dAntiochos III
devant les qanåts atteste de leur ignorance ; plus significative encore est celle des utilisateurs présents,
qui ont oublié doù vient leau et seraient donc incapables de construire de nouveaux qanåts (« de nos
jours, ceux qui utilisent cette eau ne savent plus où commencent les canalisations»). Sans aucun doute,
le pouvoir politique porte une lourde responsabilité dans cette décadence: Polybe montre clairement
que les rois parthes nhésitent pas à détruire les installations vitales, dont la disparition entraînerait le
retour du pays au désert. Cela nest pas surprenant quand on se souvient que les Parthes furent avant
tout des nomades éleveurs, ne pratiquant guère lagriculture
Les qanåts ne furent probablement
préservés pas totalement dailleurs que par les agriculteurs perses qui, eux, connaissaient leur
importance, même sils ne savaient plus en construire.»
Linterprétation de Goblot est conduite sur une lecture à plat de Polybe, elle-même déterminée par
une série de stéréotypes et da priori tenaces. Or, il est clair (particulièrement dans ce contexte) que le
recours au topos de lopposition nomades [destructeurs]/sédentaires [pacifiques agriculteurs] na aucune
justification, ni aucune pertinence 33. Que les Parnes/Parthes aient des origines nomades ne préjuge
évidemment pas de leur intérêt à maintenir voire à développer les activités agricoles dans des régions
quils ont conquises depuis plusieurs décennies, telles la Comisène et la Choarène34. Le fait quArsakès
31 Goblot 1963 : 503, 506 (Briant 1980 : 95, n. 90 = Briant 1982a : 425).
32 Cf. Goblot 1979 : 30 et, sur le terme « corporation » utilisé par Goblot et autres auteurs, les remarques critiques
de Safi-Nezad 1992 : 59-61. Voir également ci-dessous note 83.
33 Voir en général sur ce topos Briant 1982c, en particulier 9-56.
34 Sur les modalités et la chronologie de la conquête parthe de ces régions, jai été convaincu par la démonstration
de P. Bernard 1994 : 481-497, qui soppose à la thèse développée par S. Sherwin-White et A. Kuhrt 1993 :
celles-ci estimaient que, fondamentalement nomades, les Parthes ont lancé des raids et donc quils ont mis
beaucoup de temps à sinstaller solidement et durablement en Comisène : elles situent la conquête proprement
dite à la fin du règne dAntiochos III (e.g. p. 85-90, sur lesquelles on lira également les critiques
dEd. Will 1994 : 436-442).
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Pierre Briant Qanats
fasse détruire des qanåts (et il faut également sinterroger sur ce que veut dire « détruire un qanåt » 35)
ne signifie évidemment pas que le gouvernement parthe na rien fait, en temps normal, pour garantir
la perpétuation dun système aussi indispensable à la vie des campagnes et au déplacement des armées :
il sagit dune mesure circonstancielle, prise dans un état durgence, qui nimplique pas nécessairement
la disparition définitive des villages et oasis liés aux qanåts en question 36 .
Par ailleurs, et contrairement à ce que prétend Goblot, nous ne voyons nulle part non plus dans le
texte de Polybe le moindre «étonnement des officiers dAntiochos»: il nen est jamais question, même
sous une forme indirecte. Il est évident au contraire que si le roi a choisi cette route dite « désertique »
et «sans eau» cest quil était informé de lexistence de points de ravitaillement. Quant au scénario proposé
ou suggéré, il est difficilement compréhensible. Si les oasis avaient disparu (Pédech), ou/et si la technique
était tombée en désuétude (Goblot), on ne voit pas pourquoi Arsakès aurait dépêché un commando
pour détruire les «puits» ni pourquoi Antiochos aurait pris des mesures pour sy opposer. Le contexte
narratif rend clair au contraire que le système fonctionne et que cest précisément grâce à ces ressources
en eau que la grande armée dAntiochos III a pu mener à bien cette marche 37 : contrairement à ce que
postule P. Pédech, elle na pas traversé plus de deux cents kilomètres sans avoir pu se désaltérer au long
de la route 38 .
35 Voir ci-dessous p.32-33. Notons également que cette tactique est fréquemment attestée par les textes, comme
le note Lambton 1975 : 554.
36 Sur ce point aussi je me sépare de S. Sherwin-White et A. Kuhrt : concernant les qanâts évoqués par Polybe,
elles ont en effet une formule qui semble inscrire leur maintien au seul crédit des Séleucides (cf. 1993 : 70) :
Arsakès y est présenté en opposition explicite comme le destructeur du système (également p. 79-80 ; sous
forme implicite p.85). Une telle interprétation se situe évidemment dans la logique de la vision générale
des auteurs, mais elle procède dune lecture biaisée du passage de Polybe et de son contexte narratif. Voir
au contraire sur ce point Rahimi-Laridjani 1988 : 453-456 qui, tout à fait lucidement, rappelle que larchéologie
a montré que les Parthes nétaient pas de simples « destructeurs » et quils ont su prendre soin des qanâts
et autres ouvrages dirrigation, au demeurant indispensables à la prospérité de leurs villes et de leur royaume
(lauteur semble même penser, p. 487, n. 13, que Polybe a déformé la politique dArsakès en raison dune
attitude anti-parthe, ce qui paraît peu probable, à la date où écrit Polybe). Ajoutons que lentretien de ces
ouvrages était indispensable également au maintien du rôle de la grande route du Khorassan (cf. mes
remarques dans Briant 1984 : 67) route que les Parthes nont pas manqué de reprendre à leur profit (cf.
P. Bernard 1994 : 502-506). À titre de pure curiosité, je mentionne que, dans un développement dune
confusion rarement égalée, Mazahéri (Karagi 1973 : 31-45), qui fait une référence aussi brève que partielle
à Polybe (p. 36), attribue aux Parthes tout le mérite du développement des qanåts, quand bien même il
admet (p. 41) que les Achéménides (peu portés au développement de lagriculture !) en connaissaient la
technique.
37 Même si toutes les estimations antiques sont suspectes, rappelons que, selon Justin (XLI.7), larmée dAntiochos
comprenait cent mille fantassins et vingt mille cavaliers. Il ne sagit donc pas simplement dun petit
détachement de soldats délite prêts à tout, comme par exemple la troupe que réunit Alexandre dans les
dernières étapes de sa poursuite contre Darius dans cette même région (Arrien, Anab. III.21.2-3, 6),
nhésitant pas, à létape ultime, à emprunter avec quelques centaines dhommes une route détournée
dépourvue de ravitaillement en eau (III.21.7 : anhydria).
38 Il faut également préciser que le raisonnement de Pédech est fondé sur la conviction que les qanåts sont les seuls
accès à leau, ce qui est erroné : il convient de rappeler en effet que lexistence des oasis de piémont est due
aussi, dans certains cas au moins, à des sources pérennes et à des eaux courantes : voir P. Bernard 1994 :
503; également Rahimi-Laridjani (1988 : 484-485) qui, à propos dun autre itinéraire (entre Herat et le Sistan),
cite un auteur arabe qui, mentionnant une à une les différentes stations sur la route, précise à chaque fois
si elles sont alimentées par de leau provenant de qanåts, ou de rivières, ou de puits.
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Pierre Briant Qanats
En réalité, ce que lon induit de ce passage et de ce récit, cest que la politique achéménide a continué
de produire ses fruits à lépoque séleucide puis à lépoque parthe. Cest même au fait que les paysans
cultivaient toujours ces terres que lon doit, à mon avis, la chance davoir mention de la politique
fiscale initiée par les Grands rois 39. Il y a en effet dans le texte de Polybe deux types dinformations :
une information de type stratégique (la route empruntée ne peut lêtre que parce quelle a des ressources
en eau 40), et une information de type administratif (létablissement des qanåts est dû à des privilèges
concédés antérieurement par les Grands rois 41). La première est fréquente chez les historiens militaires,
qui aiment à décrire sous forme sélective un pays où opère une armée, cest-à-dire sous le seul angle
des nécessités logistiques de généraux grecs et macédoniens 42, soucieux davoir accès au ravitaillement
43. La seconde information, elle, nest apparemment pas nécessaire au récit militaire proprement
dit : elle entretient néanmoins un lien étroit avec lui. En effet, si linformateur placé dans lentourage
dAntiochos y a eu accès, cest très probablement parce que, face à la tactique dArsakès qui mettait leur
vie et leur avenir en danger, les chefs des communautés locales sont venus trouver Antiochos. Ils lui
ont rappelé quau temps des Perses, leurs ancêtres avaient obtenu les privilèges dont Polybe transmet
la teneur.
Nous sommes là dans un cas de figure assez bien connu par la documentation, où des privilèges anciens
sont renouvelés par un nouveau roi. Seul un tel scénario peut permettre de comprendre que le contenu
des privilèges achéménides ait été enregistré dans lentourage dAntiochos : ils étaient part de laccord
conclu entre le roi et les chefs locaux44. Le roi séleucide ne faisait sans doute que confirmer en personne
une pratique qui sétait transmise sans solution de continuité dans le cadre des chancelleries royales des
Achéménides à Alexandre 45, et qui avait été maintenue aussi par ses propres ancêtres, quand ils
contrôlaient encore la région. En succédant aux Séleucides, plusieurs décennies avant loffensive
dAntiochos, les rois parthes avaient eux-mêmes très certainement reconnu les droits des communautés
locales. Autant dire quil est tout à fait exclu de supposer que les qanåts et les villages nés à leur suite
avaient disparu ou étaient tombés en léthargie sous leffet de la conquête parthe 46 .
39 Selon Goblot (p. 72, n. 21), ce sont ceux quils appellent « des agriculteurs perses » (p. 71) qui auraient alerté
Antiochos. Ce qui semble vouloir dire que la construction des qanåts avaient été loeuvre de Perses installés
dans la région au temps des Grands rois, et qui auraient continué dutiliser leau, sans savoir doù elle venait!
Pur roman !
40 Réalité que rend Quinte-Curce (V.8.5; V.13.23) sous lappellation de «route militaire» (via militaris:Briant 1984 :
39, 67).
41 Sur cet aspect, voir en particulier Bucci 1973, Briant 1980 : 98-98 (= 1982a : 427-428) et ci-dessous p. 35-36.
42 Voir Briant 1982a : 169-173, 176-177, et, concernant Polybe lui-même, les analyses de Pédech 1967 : 514-555.
43 Ce qui, en même temps, permet de comprendre pourquoi il nest pas question des qanåts dans les récits portant
sur la poursuite menée par Alexandre contre Darius (cf. Briant 1984: 62).
44 Voir déjà Briant 1982a : 499-500.
45 Laffirmation de Honari (1989 : 77) selon laquelle Alexandre aurait détruit le système des qanâts na strictement
aucun fondement.
46 Il faut donc également éviter, à mon avis, un raisonnement comparable à celui tenu par Wilkinson (1983). Lauteur
veut établir que les premiers qanâts dOman datent bien de lépoque achéménide, voire du 8e ou du 7e siècles:
à cette fin, outre des arguments proprement archéologiques (sur lesquels revient Rémy Boucharlat, ce
volume), il invoque le précédent de lUrartu (sur lequel on verra les critiques à mon avis définitives de Mirjo
Salvini, ce volume), et le texte de Polybe, dont il tire largument suivant : « La technique de construction
du qanåt était probablement développée parmi ces populations [= les colons de lâge du fer à Oman], car
le compte-rendu de Polybe indique que les qanåts étaient suffisamment anciens à la fin du IIIe siècle pour
que la population locale ait oublié qui les avait construits et même où étaient les puits-mères » (p. 189).
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Pierre Briant Qanats
3Retour à Polybe: hyponomoi et phreatiai
Pour tenter de comprendre limage que Polybe lui-même se faisait de ce que nous appelons qanåts, il
nest quune méthode: analyser avec la plus grande précision la terminologie utilisée, mais aussi le contexte
narratif qui en justifie lemploi. La diversité des traductions aujourdhui proposées prouve que les
commentateurs se sont heurtés à une difficulté, dont il convient de prendre la mesure. Jai rassemblé
ici, citées dans lordre chronologique de publication, une douzaine de traductions (françaises, anglaise,
italienne, allemande) datées entre 1655 et 1990, sous forme dun tableau (fig. 3) qui décompose les descriptions
et actions exprimées chez Polybe 47: (i) comment, dans une contrée sans eau apparente, on
peut trouver accès à de leau amenée par des canaux souterrains (X.28.2); (ii) comment ces canaux souterrains
ont été construits (X.28.4); (iii) action de destruction conduite par Arsakès (X.28.5); (iv) action
de destruction menée par des commandos de cavalerie parthe et réduite à néant par un détachement
envoyé par Antiochos (X.28.6).
Le problème essentiel est la nature du lien qui, chez Polybe, existe entre les hyponomoi et les phreatiai.
Il est dit quen raison de labsence deau (anhydria) ce par quoi lauteur comprend explicitement
les eaux de surface (§ 1-2), les seuls accès sont les phreatiai (§ 2). Le rapport entre les uns et les autres
semble être clairement un rapport entre conduits dalimentation (hyponomoi), qui amènent les eaux de
ruissellement dévalant les pentes du Tauros (§ 4), et points deau (phreatiai), où lon trouve accès à leau
souterraine. Limage induite est que leau reste disponible dans ces phreatiai, sous terre, à la disposition
des habitants. Le rapport entre conduits et «puits» est explicité sous la formule suivante, traduite de
manière aussi littérale que possible: «Il y a des conduits souterrains assez nombreux et ayant (ekhontes)
des « puits » à travers le désert, inconnus à ceux qui nont pas lexpérience des lieux ».
On voit que les premiers traducteurs (Du Ryer et Thuillier) ont rendu hyponomos et phreatia par
«ruisseaux et puits », voulant certainement restituer le ruissellement des eaux (hydatôn aporryseis/epirryseis)
conduites dans les canaux souterrains (cf. streams et wells chez Chesney). Néanmoins, la traduction
dhyponomos par canal souterrain (aqueduc chez Waltz) sest très vite imposée, et elle na jamais été remise
en cause. Cest plutôt larticulation des différents éléments en 28.2 qui a posé problème. Certains
traducteurs élident des mots et éludent ainsi certaines difficultés : Roussel ne traduit ni pleious de, ni
dia tès erèmou; cette dernière formule est également absente chez Drexler, qui la remplace par les mots
«à différents endroits», ce qui est pour le moins imprécis; de même, «even in the desert» (Paton) ou
« dans des réservoirs situés en plein désert » (Waltz) rend dia tès erèmou dune manière incorrecte.
Dautres ajoutent ou interprètent dune manière un peu surprenante: il nest pas question de «puits creusés
dans le désert» (pace Bucci), ni de «canaux souterrains apparaissant sous forme de puits à la lumière du
jour» (pace Drexler). Certaines traductions sont également un peu forcées48: on peut se demander ce que
veut dire Bouchet en traduisant: «Plusieurs canaux souterrains et des puits conduits à travers le désert»;
la formule est ainsi traduite par Foulon: «Il y a des canaux souterrains assez nombreux, reliés à travers le
désert à des puits qui sont ignorés de ceux qui ne connaissent pas le pays»; la traduction est clairement empruntée
à Paton: «Even in the desert, there are a number of undergrounds channels communicating with wells
unknown to those not acquainted with the country». Tout en adoptant la traduction «citerne», D. Roussel
introduit une image analogue, en proposant la traduction suivante (marquée par des oublis fâcheux): «Il
existe des canalisations souterraines alimentant des citernes dont lemplacement est ignoré de ceux qui ne
connaissent pas le pays»; limage et les mots sont directement issus de la traduction de Waltz 49:«Un certain
nombre daqueducs souterrains amènent de leau dans des réservoirs situés en plein désert».
47 Le titre donné au tableau (« Les Belles Infidèles ») évoque directement les débats menés en France aux XVIe et
XVIIesiècles sur le travail de la traduction, sur lesquels on verra Zuber 1995 (sur Du Ryer, traducteur de Polybe,
voir p. 47-48, 133-134 etc).
48 Je souligne les formules (à mon avis) contestables.
49 Mais celui-ci prend en compte pleious de et dia tès erèmou.
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Pierre Briant Qanats
26 Pierre
Briant Qanats
Traducteurs
(les simples paraphrases sont
indiquéesparune étoile)
Polybe X.28.2 (i)
Hyponomoi de pleious eisi
kai dia tès erèmou phreatias
ekhontes
Ek makrou kataskeuazontes
tous hyponomous
Polybe X.28.4 (ii)
Khônuein kai phteirein
tas
phreatias
Polybe X.28.5 (iii)
phteirontas ta stomata
tôn hyponomôn
Polybe X.28.6 (iv)
Du Ryer 1655 : 492 Sous terre quantité de ruisseaux
et de puits
faire venir de leau Arsakès fait combler les puits Quelques gens de cheval
achevaient de combler les puits
Thuillier 1730 : 127 Sous terre
des ruisseaux
et des puits
conduire sous terre
des eaux jusque
dans ces déserts
Arsakès
comble les puits
Quelques gens de cavalerie
bouchaient les ouvertures
par lesquelles on descendait
aux ruisseaux
Bouchot 1847 : 132 Plusieurs canaux souterrains
et des puits conduits à travers
ces déserts
conduire au désert
des canaux de fort loin
Arsakès essaya de combler
et de détruire ces puits
quelques cavaliers occupés
à détruire les canaux
Chesney* 1850, II, 657 Many subterraneous wells and
streams throughout the desert
To convey the water through
subterraneous channels
Waltz 1921 : 80-81 Un certain nombre daqueducs
souterrains, qui amènent leau
dans des réservoirs situés
en plein désert
Construire ces canaux
souterrains et amener leau
de fort loin
Arsakès essaya de combler
et de détruire les réservoirs
Quelques cavaliers en train
de démolir les orifices
des aqueducs
Paton 1925: 169 Even in the desert there are
making underground Arsakes endeavoured to fill up Some of his cavalry engaged
a number of underground channels reaching a long and destroy the wells in destroying the mouths
channels communicating distance of the channels
with wells
-
Pierre Briant Qanats
Pedech* 1958 : 74 Des puits où des canaux souterrains amènent leau captée
dans des sources
Drexler 1961 Eine Anzahl unterirdischer
Kanäle die an verschiedenen
Stellen als Brunnen ans
Tageslicht treten
um unterirsdische Kanäle
zu bauen und in ihnen
Wasser aus grosser
Entfernung dorthin zu leiten
die Brunnen zuzuschütten
und sonst unbrauchbar
zu machen
Reiter
die Öffnungen
der Kanäle zu zerstören
Roussel 1970 : 643-644
il existe des canalisations
souterraines alimentant
des citernes
ils amenèrent cette eau
de fort loin en creusant
des canaux souterrains
Arsakès entreprit de combler
ou de détruire les citernes
Des cavaliers [étaient] en train
de détruire les orifices
des canalisations
Bucci 1973 : 182 Canali sotteranei e pozzi scavati
nel deserto
Foulon 1990 : 86-87 Il y a des canaux souterrains Ils construisirent des canaux Arsakès entreprit alors
des cavaliers en train
assez nombreux, reliés à travers souterrains quils amenèrent de combler et de détruire de détruire les bouches
le désert à des puits
de loin les puits des canaux souterrains
fig. 3 : Polybe X. 28 et « les Belles Infidèles »
Même si la traduction ne déforme pas fondamentalement limage deaux souterraines qui est
manifestement celle de Polybe, il faut néanmoins noter que limage nest pas chez lui exprimée dune
manière aussi tranchée. Les traductions «alimenter» (Roussel) ou «conduits reliés à travers le désert»
(Foulon) ou « channels communicating with wells » sont des interprétations qui forcent le sens : en
particulier, lexpression « reliés à travers le désert » évoque limage dun réseau palmaire organisé autour
dun hyponomos muni de dérivations dont chacune alimenterait un puits (ou un réservoir ou une
citerne, dans les traductions de Waltz et de Roussel). En réalité, la préposition dia ouvre une précision
sappliquant exclusivement aux phreatiai; la formule kai dia tès érèmou phreatias ekhontes indique
simplement que les phreatiai sont «[répartis] à travers le désert», et non pas «reliés aux conduits à travers
le désert». En revanche, lidée de la liaison indissociable est exprimée par ekhontes, quil faut comprendre
sous son sens fort. On peut traduire ainsi la description de Polybe: «Il y a des canaux souterrains
(hyponomoi) assez nombreux, ayant, associés à eux (ekhontes), des phreatiai [répartis] à travers le désert
(dia tès erémou), [qui sont] ignorés de ceux qui nont pas lexpérience du pays ». Sous une telle
formulation, Polybe, me semble-t-il, implique que, selon son informateur, la ligne des phreatiai suivait
fidèlement, en surface, le tracé (souterrain) des différents hyponomoi : ce en quoi le texte grec original
est plus conforme à la réalité physique des qanåts que ne le sont la plupart de ses traductions modernes.
Par ailleurs, on est pour le moins surpris de la précision selon laquelle les emplacements des phreatiai
étaient connus seulement des gens qui ont lexpérience du pays. On sait bien en effet que chaque
puits dévent dun qanåt est marqué par une couronne de déblais qui en dessine la bouche, si bien que,
vue den haut, la suite des puits ressemble à un alignement de petits cratères 50. Une autre formule fait
problème : Arsakès est réputé avoir fait « détruire et combler les phreatiai» (§ 5), mais la cavalerie
séleucide « surprit des cavaliers [parthes] en train de détruire les bouches (stomata) des conduits souterrains
» (§ 6). Que peut donc être une bouche dhyponomos, et quel rapport entretient-elle avec le/la
phreatia? Lincertitude vient du mot phreatia, qui est traduit tantôt «puits» tantôt «citerne».
La traduction « citerne » est par elle-même fort évocatrice, faisant naître limage de canaux multiples
(hyponomoi dé pleious), dont chacun pourvoit à lalimentation dune citerne. On comprendrait alors
aisément que ces phreatiai/citernes aient pu être dissimulées au point dêtre indétectables à ceux qui
navaient pas lexpérience du pays. En effet, compris ainsi, le texte de Polybe pourrait être rapproché
dau moins deux histoires racontées par dautres historiens grecs. On pense dabord au célèbre passage
où Hérodote rapporte comment, lors de lexpédition menée par Cambyse à travers le désert entre
Gaza et la frontière dÉgypte, le roi perse reçut laide apportée par les Arabes pour ravitailler son armée
en eau51 (III.6-9). Daprès une des traditions connues dHérodote (legetai), le roi des Arabes aurait procédé
de la manière suivante: «Il aurait confectionné avec des peaux cousues de boeufs et autres bêtes un
tuyautage de longueur suffisante pour atteindre la région aride (anhydron) et, de ce fleuve [Korys], amené
leau par ces peaux ; dans la région aride, il aurait fait creuser de vastes citernes (dexamenai) pour
recevoir leau et la conserver (du fleuve à cette région aride, le trajet est de douze journées) ; et il aurait
amené leau en trois places par trois tuyaux (III.9). »
Se situant lui aussi dans le contexte de contrôle et de prise en main militaire dune région sans eau,
un récit bien connu de Diodore de Sicile 52 est plus intéressant encore, car plus précis et plus technique.
Lauteur décrit le peuple des Nabatéens et les mesures quils prennent lors dune attaque menée par un
général dAntigone le Borgne. Présentés comme des gens fiers de leur indépendance et de très noble
caractère 53, ils vivent dans le désert (erèmos) sans eau (anhydros) (XIX.104.5). Habitant un territoire « qui
50 Cf. fig. 2 : vue aérienne dun qanât.
51 Voir sur ce point Briant 1982c : 123-124, 157-158, 163-164.
52 On sentend pour considérer, à juste titre, que Diodore a emprunté lessentiel du récit à un témoin oculaire,
lhistorien Hiéronymos de Kardia.
53 Sur la place des Nabatéens dans limage du « bon nomade » voir Briant 1982c : 30-31, 39-40.
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Pierre Briant Qanats
na ni rivières ni sources abondantes pouvant ravitailler en eau une armée ennemie » (104.2), le désert
est pour eux une forteresse (okurôma), qui leur assure la sécurité (asphaleia:§ 6). Voici en effet les mesures
quils ont imaginées pour rendre leur pays inhospitalier à leurs seuls ennemis: «Le manque deau rend
le désert inaccessible aux autres, mais, pour eux seuls qui ont creusé dans la terre des réservoirs (aggeia)
revêtus dun enduit de chaux, il est un asile sûr. Le sol y étant tantôt argileux, tantôt constitué dune
roche tendre, ils y creusent de grands trous ; ils leur donnent un orifice minuscule (stomia mikra) mais
ils lélargissent au fur et à mesure quils creusent, si bien quà la fin, la dimension obtenue est celle dun
plèthre [c. 30 m] de chaque côté. Après avoir rempli ces réservoirs (aggeia) deau de pluie, ils en bouchent
les ouvertures (ta stomata) et égalisent le sol tout autour en laissant des signes (sèmeia) connus
deux, mais imperceptibles pour les autres. »(XIX.104.6-8)
Les rapprochements entre les textes sont évidents, du moins du point de vue du contexte: une armée
étrangère attaque ou traverse une région considérée comme «désertique» et «dépourvue deau», et cette
armée est incapable de vaincre sans recourir à la connaissance que les gens du pays (egkôrioi) ont des
points deau soit quils la transportent eux-mêmes et la livrent aux envahisseurs (Arabes), soit quils
aient constitué eux-mêmes des réserves connues deux seuls (Nabatéens, Parthes). Même si limprécision
nest pas identique dune description à lautre 54, il est clair que lattention des historiens antiques est
mobilisée moins par la description technique que par le stratagème utilisé par le conquérant pour se
rendre (ou tenter de se rendre) maître de leau et donc du pays et de ses habitants.
On est presquinévitablement tenté de combiner les deux récits dHérodote et de Diodore, et dy
distinguer des images qui ont pu nourrir la reconstruction de Polybe 55: lamenée deaux courantes 56
conduites par des tuyaux vers des citernes (Hérodote) ou par des canaux souterrains vers des phreatiai
(alors traduites « citernes », ou stockage deaux de pluie dans des citernes souterraines accessibles aux
seuls habitants du pays (Diodore). Dans ces conditions, peut-on admettre que, sans rien comprendre
au système du qanåt, Polybe avait en tête lui aussi une organisation technique qui permettait aux
«indigènes» de vivre dans un pays «désertique» en emmagasinant dans des citernes souterraines indétectables
de leau conduite sur de longues distances par des conduits eux aussi souterrains 57?Une telle
hypothèse permettrait de résoudre quelques incohérences: un rapprochement avec le texte de Diodore
54 Il est assez clair que le récit quHérodote a entendu et transmis (legetai) ressortit plus au genre de la fiction quà
celle de la description dune technique (contrairement aux passages de Diodore et de Polybe, même si Polybe
na pas tout compris, et même si, comme me le fait remarque E. Salesse, en raison de la nécessité de
recourir à un impluvium, « la nature secrète de ces aggeia paraît douteuse ») : voir déjà (à propos dHérodote)
les justes remarques en ce sens de Talboys Wheeler 1854 : 316, n. 7. Sans manquer de rapprocher de Polybe,
How-Welles (I, 258) rappellent une autre interprétation (rien sur ce point précis dans la note dAsheri 1990 :
223). En jouant sur les mots kariz et Korys (nom du fleuve dans lhistoire dHérodote), certains auteurs
avaient en effet voulu considérer que le texte dHérodote trahit lextension du système des qanåts vers louest
(e.g. Chesney 1850, II: 357 sans véritable discussion; également Rawlinson 1862 : 9, en insistant sur la crédibilité
du texte dHérodote). Tout en prenant ses distances avec une telle interprétation, mais sans vraiment la
récuser non plus, Goblot (1979 : 111), curieusement suivi (même avec précaution) par de Planhol (1992 : 138),
admet néanmoins comme possible que « tout le passage
soit tiré dun récit populaire sur le transfert de
la technique des qanåts en Arabie». Quant à Rahimi-Laridjani 1988 : 487, n.14, il cite le passage dHérodote,
sans prendre fermement position, mais il a manifestement quelque difficulté à admettre que lon doive y
voir une allusion à des qanåts. Bel exercice décole pour ou contre la liar-school of Herodotus (que névoque
pas Pritchett 1993) !
55 Étant bien entendu que, dans cette hypothèse, Polybe aurait eu connaissance de la tactique des Nabatéens en
lisant directement Hiéronymos ou un auteur intermédiaire antérieur à Diodore (ci-dessus note 52).
56 Fleuves (potamos: Hérodote) ou eaux de ruissellement (Polybe : hydatôn aporryseis, epirryseis).
57 Cest linterprétation que javais adoptée dans un premier temps, lors de mon exposé oral.
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Pierre Briant Qanats
sur les Nabatéens permettrait de mieux comprendre, par exemple, que les phreatiai puissent être
caché(e)s aux ennemis alors même, on la déjà dit, que les puits daération des qanåts sont aisément
visibles dans le paysage , et que, selon une formule maintes fois rencontrée dans les récits militaires,
les conquérants aient besoin de lappui des habitants qui, seuls, ont lexpérience du pays, et qui, seuls,
peuvent ainsi les guider par un chemin détourné ou vers un point deau.
Mais, outre quà son tour, une telle hypothèse sur la conception que Polybe se faisait de ce que nous
appelons qanåt fait surgir de nouvelles difficultés, elle bute sur une observation dévidence. Hérodote
(III.9) et Diodore (XIX.104.6, 8) utilisent des termes (dexamenè ; aggeion) qui, en grec, désignent
indiscutablement une citerne (ou un réservoir) 58. Qui plus est, ils en donnent des descriptions sans
équivoque. Tel nest pas le cas de Polybe, avec le terme phreatia. La question est donc fort simple: peut-on
accepter la traduction «citerne» pour phreatia, adoptée (sans justification) par Denis Roussel, ou celle
«réservoir » utilisée (sans plus de justification) par P. Waltz ?
La consultation des dictionnaires est pleine denseignements, et même de surprises. Si, pour la
Souda (s.v. phreatia) citant le passage de Polybe, et pour H. Estienne, Thesaurus, s.v., le terme désigne
bien un puits, en revanche, chez Passow (1867, s.v.), lon trouve « réservoir » (Brunnenbehälter,
Wasserbehälter), mais aussi « conduite deau » (Wasserleitung), avec pour principales références Xén.
Hell. 3.1.7 et Polybe X.28.2, 5. Ces traductions ont été régulièrement adoptées dans les dictionnaires plus
récents 59. Dans le Bailly, s.v. phreatia, lon trouve : « 1-Réservoir deau, Xén. Hell.3.1.7. 2.aqueduc ou
conduit deau, Pol. 10.28.2 60». Si lon se tourne vers le LSJ, on trouve: «tank, cistern, X.HG3.1.7, Pol.
10.28.2 61»; ladjectif phreatiaios renvoie à: « Belonging to a well or tank». Lon retrouve les acceptions
«réservoir, citerne » chez Masson 1980, faisant lui aussi référence à X [énophon] et ajoutant, non sans
audace, «etc.»! Les divergences confirment combien le passage de Polybe a causé de difficultés. Même
sil est évident que lune des propositions de Passow (Wasserleitung) et de Bailly (aqueduc ou conduit
deau) est erronée (confusion avec hyponomos?), celle du LSJ nest pas non plus très claire; si les auteurs
adoptent la traduction «réservoir, citerne», ils ne décident pas, parlant de ladjectif, sil sagit dun puits
(well) ou dun réservoir (tank).
Ce qui est tout à fait intéressant et ce qui fait naître des doutes sérieux , cest que, concernant
lacception «citerne, réservoir», chacun des auteurs des dictionnaires ainsi cités sappuie sur le même
passage des Helléniques (III.1.7), où Xénophon décrit les mesures prises par le Lacédémonien Thibron
pour se rendre maître de la ville de Larissa en Asie Mineure. Le passage est dautant plus crucial quy
sont associés les mots hyponomos et phreatia, et que le récit lui-même explicite clairement le rapport
fonctionnel existant entre le premier et le second. En voici la traduction proposée par J. Hatzfeld
(1960 : 113) : « Comme Larissa ne voulait pas se soumettre, Thibron linvestit et en entreprit le siège.
Comme il narrivait pas à la prendre autrement, il fit creuser un puits (phreatia) et dirigeait de là une
58 Sur le terme déxaménè dans linscription dÉrétrie («bassin de déchargement/de rétention»), voir les remarques
terminologiques et techniques de T. Chatelain, ce volume, en particulier p. 88.
59 Je ne puis dire avec certitude si Passow est le premier à les avoir proposées ni suis capable de décider, dans le
cas contraire, à qui il les aurait empruntées. Je ne sais pas non plus ce qui a amené Waltz (1921) puis
Roussel (1970) à adopter la traduction « réservoir/citerne » : à ma connaissance, Waltz est le premier à
traduire ainsi. Jimagine aisément néanmoins quil a pu avoir à lesprit les parallèles que je cite (Hérodote
III.9 et Diodore XIX.104.6-8), car ils pouvaient rendre sous une forme concrète (sinon exacte) une réalité
matérielle que le traducteur ne maîtrisait pas. Jajoute que lidée de « citernes » est déjà probablement
implicite chez Darmesteter (1892 : 32): sans traduire ni même paraphraser les termes hyponomoi et phreatiai,
il explicite en effet sa vision des choses sous la formule suivante : « [Antiochos] trouva sous terre leau
emmagasinée par les sujets des Achéménides ».
60 Le dictionnaire ajoute le sens de nilomètre chez Héliodore.
61 La suite concerne le sens de « opening in a raft»
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Pierre Briant Qanats
galerie (hyponomos) pour couper leau de la ville. Les habitants, dans de fréquentes sorties, jetaient dans
le chantier du bois et des pierres ; alors il fit faire une « tortue » de bois quil plaça au-dessus du puits
(phreatia), mais cette tortue fut incendiée aussi par les gens de Larissa dans une sortie de nuit. »
Je dois dire que je narrive pas à comprendre pourquoi ni comment tant dauteurs dentrées de
dictionnaires (Passow, Bailly, Liddell-Scott, Masson) ont pu proposer la traduction « citerne » ou
« réservoir ». Il est clair en effet, et même proprement indiscutable, que le terme phreatia ne peut
signifier que « puits » comme la fort bien vu J. Hatzfeld sans ressentir le besoin de justifier sa
traduction, sauf par lexplication quil donne de la tactique utilisée par Thibron 62. Quelles que soient
les obscurités qui subsistent sur lobjectif visé par le Spartiate63, nous voyons quà partir dun puits vertical,
les sapeurs forent un conduit souterrain (hyponomos) sur un plan horizontal (ou sub-horizontal),
comme le font les foreurs de qanåts, qui progressent à partir des puits verticaux creusés à intervalles
réguliers. Cest par ces puits que parvient lair, cest par ces puits que les sapeurs ou les moqanis
descendent dans le tunnel et en remontent, cest par ces puits, enfin, que lon évacue roches et terres
provenant du forage de lhyponomos 64. Doù évidemment les efforts déployés par Thibron pour mettre
le puits à labri (établissement dune « tortue » protectrice) et lacharnement des assiégés à le menacer.
Si le puits devient inutilisable (ce qui se produisit), toute lentreprise est réduite à néant (doù lordre
donné par les autorités spartiates à Thibron dabandonner le siège de la place). En effet, le ou les puits
(phreatia) une fois bouché(s), le conduit souterrain (hyponomos) est rendu impraticable; toute circulation
y est interrompue, quil sagisse dun tunnel par lequel les assiégeants espèrent franchir souterrainement
la muraille ennemie (Xénophon), ou dun canal souterrain dans lequel circule leau captée en amont
(Polybe).
Nous savons enfin que lassociation phreatia/hyponomos se retrouve dans linscription dÉrétrie,
analysée ici même en grand détail par Denis Knoepfler et Thierry Chatelain 65: comme le souligne
celui-ci 66, le sens de puits pour phreatia est assuré. Il ne fait donc aucun doute que, comme dans le
passage de Xénophon et dans linscription dÉrétrie 67, le couple hyponomoi/phreatiai fait bien référence,
dans lesprit de Polybe lui-même, aux conduits souterrains et aux puits qui leur sont associés (cf. ekhontes).
62 1960 : 113, n. 2 : « On commence par creuser un puits, phreatia, hors de portée de la ville, doù une galerie se
dirigera à la rencontre de laqueduc [note suivante] ». Je note également au passage que, sans sintéresser à
la discussion terminologique (qui, pour lui, na manifestement pas lieu dêtre), Garlan (1974 : 169-170)
commente ainsi: «la «tortue de bois» que
Thibron
fit placer au-dessus dun puits [phreatia] de départ
dune mine [hyponomos]
». Voir déjà le très clair commentaire terminologique et grammatical de
Marchant-Underhill 1906 : 84 (en traduisant hyponomos par mine, et phreatia par shaft).
63 Hatzfeld, loc. cit., estime que les assiégeants ont pour but «de couper laqueduc, souterrain et probablement
en terre cuite, qui amène leau potable à lintérieur de la ville de Larissa, et dont les assaillants connaissent
la direction générale mais ignorent la situation exacte ».
64 Voir la description de Goblot (1979 : 33) parlant des qanåts: «Se posent
les deux problèmes permanents du
mineur : lévacuation des déblais, sur un parcours qui va croissant, et laération de la galerie. Le fonçage
dun nouveau puits, rejoignant la galerie, apportera la solution à cette double difficulté
».
65 Également Fantasia 1999 : 100-109, en particulier 101-103, sans manquer (101, note 142) de faire le rapprochement
avec Xénophon, Hell. III.1.7.
66 Voir ce volume, ci-dessous p. 88.
67 Dareste-Haussoulier-Reinach (1891 : 146, n. 2) et Hatzfeld (1960 : 113, n. 2) ne manquent pas dailleurs de renvoyer
au passage de Polybe manifestement considéré comme un parallèle dune évidence telle quil ne requiert
pas de justification détaillée. Ajoutons que le rapprochement avec linscription dÉrétrie ne vaut pas simplement
au plan du vocabulaire technique hyponomos/phreatia (ci-dessous p. 35-36).
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Pierre Briant Qanats
Il sagissait dun vocabulaire grec bien établi, aussi bien dans le domaine des travaux publics 68 (comme
à Érétrie) que dans le domaine des travaux de sape (qui ne se distinguent pas fondamentalement des
techniques des travaux publics) : ce vocabulaire simposait pour rendre compte des deux éléments
essentiels dun qanåt, vu de lextérieur : le conduit souterrain, et les puits.
Pour autant, la description de Polybe souffre de quelques imprécisions majeures. La première, que
lon a déjà relevée à plusieurs reprises ci-dessus, consiste à croire que les hyponomoi collectent les eaux
de surface et les transportent au loin, dans le désert. Cétait transformer en simples canaux souterrains
passifs 69 ce qui, nous le savons, est une galerie drainante. Celle-ci ne conduit pas leau de surface ; à
partir dun puits-mère, elle capte les eaux souterraines piégées dans la couche aquifère quelle traverse.
Quant aux phreatiai, il ne sagit pas de puits alimentés par les hyponomoi: il sagit des puits dévent qui
ont servi à la construction même du canal souterrain, et qui servent à son entretien 70; le faible débit
de leau courante 71 ne permet certainement pas dy puiser depuis le bord. Nayant aucune idée de la
réalité des choses, Polybe a adapté les informations dont il disposait à la logique de son récit, linsérant
dans le contexte bien connu darmées grecques qui, lors dune campagne dans un pays «désertique»
du Proche-Orient, découvrent une source ou une fontaine grâce aux guides locaux qui ont lexpérience
des lieux. En réalité, on la déjà dit (ci-dessus p. 22), les emplacements des puits de qanåts ne sont pas
secrets, ils sont visibles de lextérieur : leur alignement dessine même au sol le tracé du qanåt. Au reste,
Polybe rapporte que ceux qui connaissent les lieux par expérience sont parfaitement informés de lemplacement
des puits : selon lui, ce quignorent les paysans du temps dAntiochos, cest le point de
départ des canaux souterrains et de captage des eaux de ruissellement 72. Larrivée de leau se fait
ouvertement dans les villages par lesquels passe la grande route: elle nest donc ni cachée ni indétectable.
Bien au contraire, sa présence a permis la création de villages et, comme le rappelle Polybe, de champs
cultivés : villages, champs et plantations se distinguaient aisément dans le paysage aride des alentours !
Si Arsakès a fait boucher et détruire certains des puits, ce nest donc pas pour interdire dy «puiser»
de leau, comme il était possible de le faire, par exemple, à partir des embouchures des citernes enfouies
par les Nabatéens dans le désert. Ce que le roi parthe entend interdire aux soldats dAntiochos, cest
davoir accès à leau qui coule au milieu des villages situés aux débouchés des qanåts: le moyen le plus
expéditif était de jeter dans les puits dévent les déblais accumulés autour de leurs embouchures doù
lexpression utilisée: «Détruire les bouches (stomata) des conduits souterrains (hyponomoi)». Polybe pensait
68 Le terme hyponomos est fréquemment utilisé dans les règlements urbains traitant des évacuations deaux par des
canalisations souterraines, et de lobligation faite aux particuliers ou aux administrateurs de la cité de
curer régulièrement lesdits hyponomoi (e.g. OGIS 483, ligne 159 ; Syll.3283, 967
).
69 Comme létaient par exemple les hyponomoi qui, dans les villes, évacuent les eaux de pluie ou les eaux usées (note
précédente), ou comme létaient aussi, dune certaine manière, les hyponomoi dÉrétrie, qui évacuent les
eaux résultant du drainage des terres marécageuses.
70 De ce point vue, si en français le terme « puits » ne permet pas détablir de différenciation, il nen est pas de
même en anglais : plutôt que le terme well, il vaut mieux utiliser le terme shaft (ainsi Marchant-Underhill
1906 : 84 à propos de Xénophon, Hell. III.1.7, ou Chesney 1850, II : 658 parlant des puits des qanåts; mais
lauteur, p. 657, utilise wells en paraphrasant Polybe). Peut-être en français conviendrait-il, dans ce cas, dutiliser
lexpression de « puits sec » ce quest un shaft en anglais (cf. lexpression de shaft-tomb/tombe à puits) ?
71 Sans parler de la très grande profondeur des puits de qanåts, souvent entre 40 et 100 m !
72 Là-dessus, cf. ci-dessous note 83.
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Pierre Briant Qanats
certainement que les orifices des puits étaient aussi les «bouches» des conduits souterrains 73 ce que
dune certaine façon ils sont, puisque cest grâce à ces puits que le qanåt est creusé et entretenu. Si la
formule nous paraît techniquement inadaptée, cest en raison du contresens établi par Polybe sur la fonction
des puits en question.
Un tel stratagème nétait pas irréversible : en cas de reconquête du pays, nul doute que le roi parthe
aurait fait curer à nouveau les puits dévent et il aurait remis le système en exploitation. Mais, sur le
coup, la conséquence était dinterrompre lécoulement de leau au fond des qanåts et donc dassoiffer
les villages qui avaient été établis à leurs débouchés et qui auraient pu offrir leurs ressources aux soldats
ennemis. On comprend donc aussi que les paysans se soient rangés du côté du roi séleucide : non
seulement ils interrompaient lentreprise de destruction de ce quils pouvaient considérer être, avec leurs
bras, leurs forces productives fondamentales, mais, au surplus, ils obtenaient dAntiochos confirmation
des privilèges fiscaux que, plusieurs générations auparavant, leur avaient accordés les Grands rois en contrepartie
des «dépenses et peines» consenties par les communautés.
4Un bilan de la discussion: sources grecques
et realia achéménides
Faisons rapidement le point des discussions qui précèdent. Nous sommes tous daccord, évidemment,
pour considérer que le passage de Polybe fait bel et bien référence à des qanåts. Mais, dans le même
temps, si la démonstration qui précède est jugée recevable, nous devons admettre que la description
transmise par Polybe reste imprécise. Dune part, son informateur lui a offert des renseignements assez
exacts sur lassociation entre canaux souterrains et puits, sur lapport deaux captées au pied des
montagnes vers des régions qui en étaient dépourvues et qui, de ce fait, deviennent peuplées et cultivées.
En revanche, il est passé à côté de caractéristiques essentielles relatives à lorigine et à la distribution
des eaux: chez lui le qanåt nest pas une galerie drainante mais bien simplement un canal souterrain
conduisant des eaux de pluie, et les eaux narrivent pas dans un village, mais elles sont disponibles par
lintermédiaire des puits : de ce fait, la fonction de ces puits relève dun contresens total.
Si de nombreux chercheurs ont néanmoins voulu y voir une description exacte du qanåt, cest, pour
certains, quils ne se sont pas reportés au texte grec, et, pour dautres, quils ont tout simplement
plaqué sur Polybe une réalité qui na pas disparu dans lIran et dans dautres pays daujourdhui 74 ,
attribuant de ce fait au document une acribie aussi exceptionnelle que trompeuse. La remarque vaut
évidemment pour les archéologues et les géographes : le plus souvent, ils nont pas lexpérience du grec
ancien, ils se fondent donc (assez logiquement) sur des traductions existantes et/ou sur des ouvrages
de synthèse et, de toute façon, ils nont pas besoin du texte de Polybe pour décrire un qanåt, ils peuvent
donc postuler (sans y insister) que la description polybienne est exacte 75 !Mais la remarque vaut aussi
73 Soulignons au passage loriginalité de la traduction de Thuillier (1730 : 127), qui, autant que je puisse le savoir,
na ni précédent ni successeur. Il décrit ainsi laction des cavaliers dArsakès : « quelque cavalerie [qui]
bouchait les ouvertures (stomata) par lesquelles on descendait [sous terre] aux ruisseaux [hyponomoi] ». On
ne voit pas clairement le rapport que le traducteur envisage entre les stomata et les puits; la traduction semble
suggérer limage descaliers permettant à ceux qui en savaient lemplacement de descendre puiser de leau
directement dans le canal souterrain !
74 Voir par exemple la « traduction » de Polybe donnée par Sajjidi 1982 : 20, qui utilise sans discuter le terme kariz
en guise déquivalent dun terme grec, peut-être hyponomos, mais tout le texte est fautif !
75 Avec lexception notable de Rahimi-Larandjani 1988 : 445-447.
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Pierre Briant Qanats
pour les traducteurs qui, eux, connaissent le grec, mais qui nont aucune idée de ce quest un qanåt (sauf
sous forme de référence lointaine à un ouvrage général de seconde main 76).
Nous sommes là dans un cas de figure bien connu, même si le document analysé est spécifique: celui
de témoignages grecs portant sur des réalités géographiques, techniques ou institutionnelles achéménides.
Bien souvent, les auteurs en question navaient aucune expérience directe de réalités qui navaient pas
de parallèles exacts en Grèce, et ils ont transmis des informations non vérifiées (et parfois non vérifiables
de nos jours). Ces informations de départ sont elles-mêmes passées à travers le filtre dune lecture
grecque, bien souvent le regard dun chef darmée en campagne comme lexplicite si bien le passage
de Diodore sur le pays des Nabatéens : « Il na ni rivières ni sources abondantes pouvant ravitailler en
eau une armée ennemie » (XIX.104.2). Le passage de Polybe se situe dailleurs lui aussi dans un tel
arrière-plan. Il a lesprit occupé dabord par les réalités logistiques de la tactique choisie par Arsakès et
des contre-mesures appliquées par Antiochos : les canaux souterrains que nous savons être les qanåts y
jouent un rôle crucial, et cest dabord à ce titre que la technique la intéressé.
Dune manière générale, une telle orientation peut rendre incompréhensible la réalité achéménide
quelle est censée restituer. Qui plus est et comment pourrait-il en avoir été autrement? , ces auteurs
utilisaient une terminologie grecque, dont ils ne questionnaient pas nécessairement la pertinence, sauf
parfois sous forme de comparaison explicite ou dassimilation implicite avec des réalités connues en Grèce
que ces comparaisons et assimilations soient fondées, forcées ou fallacieuses 77. Tout le problème,
comme je lai souvent expliqué 78, est de reconnaître « le noyau informatif achéménide » sous « la
gangue interprétative grecque ». Pour rester dans le même type dinformation, songeons à ce passage
dArrien (Anab. VII.8.7), expliquant à ses lecteurs que les Perses avaient barré le cours du Tigre par des
ouvrages de défense appelés katarraktai. La différence avec Arrien, cest que, dune part, Polybe na pas
de visée polémique anti-perse, et que, dautre part, sous la très imparfaite description quil en donne,
on a pu reconnaître aisément une réalité bien connue, le qanåt, alors quil est infiniment plus délicat
de déterminer quelle réalité technique cachent le terme grec katarraktai et la description/interprétation
très trompeuse quen donne Arrien 79 .
Polybe, nous le savons, na jamais parcouru lIran80, et il ignorait la logique même du fonctionnement
de ce que nous appelons un qanåt, aussi bien lorigine des eaux (galerie drainante) que le lieu où elles
apparaissaient à la surface (villages). Citant certainement une source intermédiaire, il mentionne
lexistence, à lorigine, dune «tradition véridique qui sest transmise parmi les habitants» (28.3). Mais
cette précision véritable extrait des «archives orales» de la communauté 81 ne vaut que pour la
citation de la charte fiscale accordée par les Achéménides. Elle ne légitime pas la description technique
des qanåts, quil doit à une source inconnue. On doit songer aux déformations induites des transmissions
successives au long de la chaîne dinformations entre le témoin qui accompagnait certainement
76 Voir par exemple Pédech 1958 : 74 et Walbank 1967 : 236 (citant Pédech), lun et lautre renvoyant à
Blanchard 1929 : 161 (sans mention de Polybe) ; également la note de Foulon (1990 : 87, n. 1) qui, citant
uniquement Walbank, ne semble avoir aucune idée de ce quest un qanåt (il nutilise pas le terme) ; en
expliquant que lutilisation de canaux souterrains permet essentiellement déviter lévaporation, lauteur
montre quil na manifestement pas lu les critiques que Goblot (1979 : 27) avait déjà émises contre cette
interprétation.
77 Voir par exemple Briant 1987.
78 Cf. Briant 1982b ; 1996 : 14-18 etc.
79 Cf. Briant 1986, 1996 : 740-742 (et p. 1045-1046 avec renvois à des études antérieures), et depuis lors Briant
1999a et mes remarques dans Briant 2001a : 137-138.
80 Sur les voyages de Polybe au Proche-Orient, voir Pédech 1964 : 518-522 : il a visité lAsie Mineure occidentale
et méridionale, mais il na certainement jamais dépassé la Cilicie vers lest.
81 Briant 1982a : 500.
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Pierre Briant Qanats
Antiochos et le ou les livres qua consulté(s) Polybe : de nombreux détails techniques ont pu se perdre
ou se transformer. Il convient aussi de ne pas oublier quun témoin oculaire nest pas nécessairement
un bon observateur 82, sil passe trop vite, sil ne dispose pas de loutillage technique et intellectuel qui
lui permet de poser les questions adéquates ou de comprendre les réponses qui lui sont faites 83, ou si
encore il voyage avec le seul secours dun oeil non exercé aux réalités locales 84 .
Toujours est-il quen bout de chaîne, Polybe a retranscrit ses informations à laide dun vocabulaire
usuel en Grèce. Pour rendre compte du privilège royal accordé aux paysans par le Grand roi et des «droits»
des communautés sur les terres nouvellement irrigués, il utilise un terme, karpeusai (tenir en jouissance),
que lon retrouve également à Érétrie à propos des « droits » concédés à lentrepreneur 85. On peut
poursuivre plus loin le rapprochement, car sur un certain plan du moins, les rapports entre lentrepreneur
Chairophanès et la cité sont comparables aux rapports entre les paysans et le gouvernement impérial.
En effet, il est précisé dans le texte dÉrétrie que « lentrepreneur doit réaliser le travail à ses frais
(ligne 2 : analômata) et quil bénéficiera dune exemption (ateleia) lorsquil importera ou exportera des
matériaux [bois, pierres] dans le cadre de lentreprise» 86; par ailleurs, «tant quil aura la jouissance de
ce terrain, Chairophanès veillera à ce que tout soit et demeure en bon état 87». En dépit de labsence
82 Un très bel exemple en est fourni par les descriptions divergentes du tombeau de Cyrus par trois témoins oculaires
qui ont accompagné Alexandre à Pasargades : voir lédifiante mise en parallèle des témoignages dans
Strabon XV.3.7-8.
83 De ce point de vue, il est possible aussi que la précision de Polybe sur lignorance des villageois quant au point
de départ des canalisations souterraines provienne simplement dune incompréhension lors des échanges
qui ont eu lieu dans les villages parthes, certainement par lintermédiaire dinterprètes : on peut imaginer
toute une série de scénarios possibles. Au surplus, E. Salesse me fait remarquer que les spécialistes (moqanis
en Iran) sont parfois les seuls à détenir des informations précises, et quils ne résident pas nécessairement
sur place, « ce qui a pour conséquence que les habitants peuvent presque tout ignorer des galeries quils
utilisent»; il nest donc pas impossible que les «indigènes» interrogés se soient montrés incapables de donner
des renseignements précis aux Macédoniens de lentourage dAntiochos. Je souligne néanmoins que la
remarque de Polybe va plus loin, puisquelle est fondée sur la conviction que leau était accessible par les
seuls puits.
84 Voir déjà mes remarques dans Briant 1996 : 218-221, 938-939, et les très belles pages dH. Sancisi-Weerdenburg
1991 sur la méthode dobservation des voyageurs européens en Perse depuis Pietro della Valle, visitant
souvent Persépolis avec Diodore de Sicile à la main (comme le dit lui-même Chardin) : cest-à-dire souvent
incapables de voir ce quils avaient sous les yeux autrement quà travers le filtre dauteurs classiques eux-
mêmes informés de manière indirecte, partielle et fréquemment biaisée. Sans (paradoxalement) appliquer
sa remarque à la description de Polybe (voir ci-dessus p. 27), Goblot (1979 : 27) a lui-même dénoncé lerreur
sur la fonction des puits commise par des observateurs occidentaux « habitué(s) à la technique puisatière
». Cette erreur est encore repérée dans des relations de voyages daujourdhui. On en trouve une illustration
aussi récente que piquante dans une coupure de presse que Denis Knoepfler ma transmise lors de
notre séminaire. Il sagit du compte-rendu dun voyage réalisé sur la route entre Kerman et Ispahan, cestà-
dire dans une région particulièrement riche en qanåts. Voici comment la journaliste décrit les qanåts [P.B.]:
«Des centaines de grandes taupinières sortent de terre. Ce sont des puits qui servent à extraire leau des
canaux, 20, 50, parfois même 100 mètres sous terre. Ce système de « qanåts », inventé par les Mèdes et les
Perses, permet de capter leau des nappes situées dans les piedmonts et de lamener jusque dans les plaines »
(Le Temps, Genève, 24 février 2000). Même de nos jours, un voyageur insuffisamment informé peut
prendre les puits dévent des qanåts pour des puits où lon puise leau tout comme limaginait Polybe !
85 Cf. mes remarques préliminaires dans Briant 1982a : 427 et n. 100.
86 Cf. D. Knoepfler, ce volume, p. 47-48.
87 Lignes 22-23, traduction T. Chatelain, ce volume, p. 83, du texte édité p. 105.
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Pierre Briant Qanats
explicite dateleia 88, le cas de la Parthyène présente quelques similitudes : les investissements en argent
et en forces humaines (cf. dapanè kai kakopatheia89: § 28.4) sont le fait des paysans locaux, qui, en échange,
reçoivent la jouissance longue mais temporaire des terres ainsi irriguées (karpeusai) 90. Nul doute
également quil leur revient de veiller à lentretien et au bon fonctionnement des qanåts. Dune certaine
manière, lon peut ainsi considérer que laccord passé entre le gouvernement impérial et les communautés
locales est une forme de contrat dentreprise (Werkvertrag) et de fermage (Pachtvertrag) 91 .
Parallèlement, il y a, dans la description technique des canaux souterrains, des éléments matériels
(conduits souterrains, puits) qui correspondent à ce que nous appelons un qanåt. Mais il y manque
lessentiel, car Polybe (ou la source intermédiaire) a très certainement élaboré sa description par
référence implicite à des réalisations techniques que lon connaissait en Grèce sous les dénominations
dhyponomoi et de phreatiai, dans des entreprises de génie civil, comme à Érétrie, mais aussi dans les
traités militaires parlant de sapes et de mines. De ce fait, Polybe a interprété le binôme hyponomoi/phreatiai
selon un rapport fonctionnel qui nest pas celui du qanåt 92, transformant une file de puits dévent en
une chaîne de «puits puisatiers». On ne voit pas comment il aurait pu raisonner autrement, puisque
le concept même de galerie drainante était inconnu en Grèce 93 .
Dans une étude publiée il y une vingtaine dannées, jécrivais du passage de Polybe: «Cest donc
en définitive à une série assez exceptionnelle de circonstances que nous devons la transmission écrite
si tardive dune information achéménide qui avait survécu dans la mémoire villageoise plus dun siècle
après la disparition du pouvoir du Grand roi» (Briant 1982b: 500). Je nai rien à retrancher à cette réflexion,
qui vaut pour laspect politique et fiscal du document. Jajoute simplement aujourdhui que le texte
permet peut-être de préciser la chronologie de la concession, ou du moins den présenter une hypothèse
vraisemblable. Lexpression utilisée par Polybe (« au temps où les Perses dominaient lAsie ») est
chronologiquement vague. On a souvent postulé que ces qanåts ont été forés à lépoque de Darius I,
88 Cf. ma discussion dans Briant 1982a : 427-428.
89 Sur ces investissements, cf. Goblot 1979 : 40-41, avec une tendance néanmoins à en réduire lampleur ; mais,
sur ce point, cf. Safi-Nezad 1992 : 62-63, qui estime à « un minimum de 3790 journées de travail
la
construction dun qanåt de 6 km. Cela représente plus de dix ans de travail dans lhypothèse où une seule
équipe de moqani est employée » ce à quoi il faut ajouter tous les frais matériels (p. 63) ; le même auteur
rapporte que dans la région de Rey (lancienne Rhagai, aux portes de Téhéran vers lest, cest-à-dire dans
la région traversée par larmée dAntiochos, au début de sa marche), «les qanåts ont une longueur moyenne
de 6 km, jalonnée par 210 puits dévent dont les plus profonds nexcèdent pas 40 m » (p. 61).
90 Cf. la traduction tout à fait précise de Du Ryer 1655 : 492 : «
den jouir et den retirer les fruits pendant cinq
générations ». Pour qualifier la concession, Bucci 1973 : 189 utilise la terminologie romaine de jus
emphyteutocarium. Il sagit plutôt dune forme spécifique de don royal de terre (sur cette pratique, voir
Briant 1996 : 474-478 et Index, p. 1170, s.v. « Don royal de terres » : le don porte non sur la propriété de
la terre elle-même mais sur son usufruit; cf. Persai
edôkan
karpeusai). Une telle concession nimplique
nullement de considérer, pace Bucci (p. 182, 189), que Polybe fait du roi le propriétaire de toutes les terres
de lempire (cf. ma discussion dans Briant 1996 : 427-433).
91 Sur ces dénominations à propos dÉrétrie, voir les remarques de D. Knoepfler, ce volume, p. 48.
92 Il est assez piquant que, confrontés à une lecture incertaine du mot phreatia(s), singulier ou pluriel, dans
linscription dÉrétrie, Dareste-Haussoulier-Reinach 1891 : 153 en viennent à penser (sous une forme plus
intuitive que déductive) que « le texte de Polybe
justifie peut-être le pluriel » (également p. 146, n. 2, et
Chatelain, ce volume, p. 88).
93 Les hyponomoi dÉrétrie sont des galeries de drainage et dévacuation, et non pas des galeries drainantes
recueillant leau prisonnière des couches aquifères quelles traverseraient.
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Pierre Briant Qanats
probablement, jimagine, par référence implicite à la date postulée des qanåts dHibis à Khargeh 94, ou
par égard pour la réputation bien établie de Darius I dans le domaine de lorganisation administrative
et fiscale95. Le texte de Polybe lui-même (exemption pour cinq générations) suggère une autre solution:
en effet, si lon compte trente ans par génération, la formulation «cinq générations» renvoie à cent
cinquante ans en arrière, soit sous Artaxerxès III, voire sous Darius III. Lhypothèse devient plus
vraisemblable encore, si lon admet, comme tout y invite 96, que le privilège nétait pas éteint à la date
où Antiochos III parvient en Parthie.
En revanche, concernant le versant proprement technique du texte de Polybe, jaimerais aujourdhui
souligner plutôt le paradoxe lié à son utilisation. En effet, on ne cesse, à juste titre, dappeler aux
croisements pertinents des sources écrites et des sources archéologiques : les premières peuvent éclairer
les secondes, même partiellement97 doù, à linverse, les problèmes cruciaux dinterprétation qui naissent
de labsence totale de documents écrits98. Il est clair quici nous sommes dans un cas bien différent, puisque
cest lobservation de terrain qui permet de comprendre le texte de Polybe, y compris de démasquer les
limites évidentes dun témoignage construit sur une série dincompréhensions et de contresens. Doù
la situation différenciée de lhistorien et de larchéologue99. Le premier est absolument fasciné par le fait
quune telle information ait pu être transmise jusquà nous selon une chaîne aussi improbable, ainsi que
par la manière dont Polybe la comprise et intégrée à son récit. Dun autre côté, du moins sur le plan
de la connaissance technique, larchéologue na presque rien à tirer de la source écrite 100: je suis même
tout à fait convaincu que, si lon ne connaissait pas le qanåt par lexpérience du terrain, lon aurait été
parfaitement incapable de reconstituer la technique à partir du seul examen du passage.
94 Je mentionne en passant que dans son article de 1963 (p. 512), Goblot émet un avis pour le moins surprenant
sur le rôle quaurait joué Skylax, « le Père des Ingénieurs » [sic!], dans létablissement de qanåts à Khargeh ;
voir aussi Sajjadi 1982 : 19, citant « à lappui » un improbable texte relatif à Skylax, tiré dune encyclopédie
iranienne manifestement fautive.
95 Voir par exemple, mais sans justification, Goblot 1963 : 510 (qui, à cette date, ne connaissait le texte de Polybe
que par ouï-dire), ou encore Bucci 1973 : 188 (mais les raisons avancées sont fort peu convaincantes), et la remarque
de Honari 1989 : 77 (mettant en parallèle la durée de la concession et la durée de la dynastie achéménide, au
terme dune comparaison dailleurs fautive) ; également Wilkinson 1983 : 189 (à propos dOman).
96 Ci-dessus p. 22-24.
97 Un excellent exemple en est le site de Ayn Manâwîr, où lon a fait deux découvertes «miraculeuses» car concomitantes,
celle des qanåts eux-mêmes et celle darchives démotiques associées. Laide apportée par les textes pour identifier
et dater les céramiques sur lesquelles ils sont écrits a été décisive. Pour autant, la complémentarité nest
pas parfaite, car les textes des contrats de la pratique ne disent ni même névoquent rien dune éventuelle
politique achéménide dans loasis. La question reste donc posée: doit-on interpréter les découvertes de Ayn
Manâwîr dans le cadre de la politique présentée dans le texte de Polybe? Là-dessus voir Wuttmann, ce volume,
p. 134-135, et mes réflexions préliminaires Briant 1997 : 33, 88-90, 1999b: 1130-1131 et 2001c.
98 Voir les débats à propos des travaux hydrauliques bactriens depuis lâge du bronze : cf. Briant 1984 (en particulier
sur ce problème p. 57-68 et 101-103), et exposé des publications et des discussions dans Briant 1996 :
772-774, 1053-1054, et Briant 2001a : 162-164 (analyse douvrages récents publiés par Bertille Lyonnet
dune part, Jean-Claude Gardin dautre part).
99 Jentends ici les deux appellations sous un sens restrictif : le spécialiste des textes, et le spécialiste du terrain
même si, bien entendu, je nignore pas que, fort heureusement, les disciplines ne sont plus aussi étanches
lune à lautre quelles ont pu lêtre naguère.
100 Si ce nest néanmoins que la précision ou limprécision attribuées à la description de Polybe sont, pour une
part, le reflet des définitions contrastées données par les spécialistes modernes. Or il est clair que la
définition très restrictive proposée par Goblot est de plus en plus ouvertement contestée, comme me le rappelle
E. Salesse dans un message personnel: on verra dailleurs ici même les fortes remarques de Rémy Boucharlat,
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Pierre Briant Qanats
En dautres termes, ce passage polybien naurait quun intérêt amoindri, sil ne portait pas mention des
privilèges fiscaux accordés aux foreurs dhyponomoi, et si, plus encore, il ninscrivait pas explicitement
cette politique au crédit des Grands rois achéménides, établissant ainsi un rapport immédiat entre la
diffusion dune technique et limpulsion du pouvoir politique, cest-à-dire plaçant directement lhistorien
daujourdhui au coeur dune problématique familière, les rapports entre technique, État et société. En
effet, cest sans doute la source la plus éloquente que nous ayons sur les rapports entre le pouvoir
central perse et les communautés villageoises dIran septentrional. Là est lapport de Polybe. Encore faut-il
souligner quil ne prend tout son poids et tout son sens que grâce aux observations sur le terrain (y compris
dans la Choarène et la Comisène parcourues par Antiochos III), qui ont permis de déterminer ce
quétait un qanåt et comment il fonctionnait. Mais ce nest pas tout, car lon peut dire que le récit lui-même
y gagne en clarté. Cest grâce en effet à des informations externes que lhistorien daujourdhui peut
comprendre les tenants et aboutissants logistiques de la contre-attaque décidée par Arsakès pour réduire
à néant loffensive dAntiochos : sans succès, on la vu, en raison du pacte renouvelé entre le pouvoir
royal séleucide et les communautés villageoises du pays parthe.
qui fait état de ses « doutes sur lhomogénéité du système appelé qanåt , tel quil a été défini par Goblot » ;
et lauteur reprend à son compte une terminologie proposée par E. Salesse, celle de « galerie de captage
émergente ou galerie de captage tout court
» (ci-dessous, p. 158-160 ; également p. 178 sa remarque à propos
de Polybe). En fonction dune telle définition, qui inclut la galerie drainante mais qui ne se réduit pas
à elle, on peut très bien admettre, avec ces auteurs, que la description de Polybe correspond à une des variétés
possibles (mais R. Boucharlat (p. 158) propose alors de ne plus la qualifier de qanåt). Reste néanmoins, en
fin de compte, que, même dans cette hypothèse, le texte de Polybe napporte rien ou pas grand chose aux
archéologues et techniciens. Ce sont les remarques et discussions internes à ces groupes de chercheurs qui
permettent éventuellement de porter une appréciation moins critique sur la crédibilité des informations
recueillies et mises en forme par Polybe.
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Pierre Briant Qanats
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Denis Knoepfler, professeur à luniversité de Neuchâtel
Introduction
En moffrant loccasion de présenter linscription dÉrétrie au Collège de France, devant un large
public de chercheurs intéressés par les divers aspects de la maîtrise de leau dans lAntiquité, M. Pierre
Briant ne ma pas fait seulement un honneur considérable, dont je le remercie vivement ici encore. Il
me permet également de réunir en un exposé synthétique toutes sortes dobservations et de réflexions
découlant de lexamen répété auquel, depuis bientôt trente ans, jai soumis ce document exceptionnel,
qui mériterait assurément une réédition critique assortie dun commentaire détaillé. Si jai toujours remis
à plus tard cette entreprise nécessaire, cest pour des raisons assez évidentes, que lon peut néanmoins
juger insuffisantes. Ainsi on ne saurait contester que les problèmes de restitution qui se posent presque
à chaque ligne de cette pierre mutilée sont faits pour décourager tout épigraphiste scrupuleux ;
inversement, les progrès dores et déjà réalisés depuis les premières éditions et les possibilités qui
soffrent encore daméliorer le texte en maints passages sont une puissante invite à produire cette
réédition sans trop tarder. Même chose pour le commentaire, qui, dun côté, savère bien malaisé à mener
par un seul homme, tant sont multiples et complexes les questions à aborder, et qui, de lautre, paraît
exiger cette connaissance globale de lépigraphie, de lhistoire et de la géographie dune région, en
loccurrence lEubée centrale, que seule permet dacquérir une longue familiarité avec le pays, ses
vestiges archéologiques et ses réalités naturelles.
Plus concrètement, deux raisons mont retenu jusquici. La première, cétait le désir de ne pas moccuper
prioritairement de cette inscription publiée depuis plus dun siècle avant davoir fait connaître les
principaux inédits dÉrétrie ; or, il se trouve que je viens seulement dachever la publication de deux gros
dossiers épigraphiques, celui des décrets de proxénie, qui voit le jour cette année même sous la forme
dun livre1, et celui de la loi contre la tyrannie et loligarchie, important document du milieu du IVesiècle
avant J.-C. qui fait lobjet dun article à paraître très prochainement2 après être resté trop longtemps inédit
depuis sa découverte en 1958. On verra tout à lheure quels rapports, notamment chronologiques, peuvent
être établis entre ces inscriptions et le texte qui nous intéresse ici (ci-après section 2).
La seconde raison qui ma paru justifier (ou en tout cas excuser) un report de mon étude, cest lespoir
pas tout à fait utopique de voir sortir du sol un fragment supplémentaire, sinon tout le morceau
manquant, du contrat dÉrétrie, dont seule est conservée la partie supérieure gauche (fig. 1). En effet,
il ressort du texte même de linscription (lignes 46 et déjà 13 dans la lacune) que cette stèle imposante
était exposée dans le sanctuaire dApollon Daphnéphoros (cest même ce document qui, en 1869, a révélé
lexistence du hiéron en question, dont on ne pouvait savoir alors sil se trouvait à Érétrie même ou dans
le territoire de la cité). Or, le sanctuaire dApollon nest pas seulement localisé, depuis très exactement
un siècle, au coeur de la ville antique 3, il fait aujourdhui encore lobjet de fouilles et dinvestigations
1 Décrets érétriens de proxénie et de citoyenneté, Lausanne 2001 (Payot), volume XI de la série ERETRIA. Fouilles et
Recherches (cité désormais : Décrets érétriens).
2 Dans BCH 125, 2001 [2002], fasc. 1 (s.p.).
3 Grâce aux trouvailles épigraphiques faites par larchéologue grec K. Kourouniotis en 1899: voir Décrets érétriens,p. 17.
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par lÉcole suisse darchéologie en Grèce 4, dont linstallation sur le site dÉrétrie remonte à 1964. La
chance de trouver un nouveau fragment de linscription nest donc pas nulle: dautres stèles ont pu
bénéficier, et encore très récemment 5, de raccords entre tel morceau découvert anciennement et un
fragment nouvellement mis au jour.
Dans le cas de notre pierre, il est vrai, la situation ne se présente pas sous les meilleurs auspices. Pourquoi?
Cest que cette grande plaque de marbre, qui mesure encore 0,86 m de haut et devait atteindre à lorigine
1,50 m environ, na pas été trouvée dans le sanctuaire dApollon ni même remployée ailleurs sur le
site antique, mais assez loin de là, dans la ville moderne de Chalcis, distante dune vingtaine de km, où,
en 1860, elle gisait apparemment dans une propriété privée 6. On a donc affaire à ce que lon appelle une
«pierre errante», qui certes vient incontestablement dÉrétrie le texte en fait foi mais qui a dû connaître
quelques vicissitudes avant daboutir à Chalcis, puis à Athènes (1862), où elle fut bientôt acquise par lÉtat
grec. Autrement dit, cest au cours de ses pérégrinations modernes quelle pourrait avoir perdu, ici une
partie de son couronnement, là une partie de son fût, ce qui ne laisserait guère despoir de retrouver ces
membra disjecta. À défaut de nouveaux éléments dinformation, peut-on deviner dans quelles conditions
la stèle avait été mise au jour ? Compte tenu du fait que le site dÉrétrie, une fois laissé à labandon au
début de lépoque byzantine, resta totalement désert jusquà la guerre dindépendance, lhypothèse la plus
probable me paraît être que sa découverte fut en rapport direct ou indirect avec limplantation du village
moderne, cest-à-dire linstallation à Érétrie des réfugiés de lîle de Psara à partir de lannée 1834, époque
à laquelle remonte effectivement lapparition sur ce site dau moins deux importantes inscriptions (alors
quon nen connaisssait pratiquement aucune jusque-là) 7; cest donc vers 1840, peu de temps seulement
(croirais-je volontiers) avant son transport à Athènes, que notre stèle aura fait le voyage dÉrétrie à
Chalcis. Ce qui est sûr, cest quaprès avoir été à nouveau abandonnée, durant plusieurs décennies, dans
un dépôt à ciel ouvert de lancien «Musée central» de la capitale, elle est conservée aujourdhui avec grand
soin à lintérieur du Musée épigraphique dAthènes 8 .
4 Pour les premiers travaux de la mission helvétique dans ce secteur, cf. P. Auberson, 1968, et Schefold-Auberson,
1972, p. 113 sq. Le dernier en date des rapports sur la fouille du sanctuaire est publié dans Antike Kunst 42,
2001, p. 84-87.
5 Ainsi un fragment de décret apparu en 1999 a pu être raccordé à un morceau (mentionnant le naos dApollon)
publié par Ad. Wilhelm plus dun siècle auparavant (IG XII 9, 204) : voir Décrets érétriens, p. 89 sq. n° IV
(cf. aussi les n° 4, 9 et 16 du même recueil).
6 Comme en témoigne le premier éditeur, P. Eustratiadis, qui situe cette propriété près de la plateia tôn phylakôn,
non pas pour avoir vu lui-même la pierre à Chalcis, mais sur la base dune enquête dans les archives du
Ministère à Athènes. Aucun voyageur du début du XIXe s. ne lavait signalée avant lui.
7 À savoir le décret de proxénie IG XII 9, 195 (cf. Décrets érétriens, p. 196 sq. n° IX), dont la découverte, peu avant
1838, fut suivie, vers 1842, par celle du grand décret pour le bienfaiteur local Théopompos (IG XII 9, 236).
Avant 1834, on ne connaissait guère que le décret copié au XVe siècle par Cyriaque dAncône (IG XII 9, 192).
8 Elle y porte le n° 11553. Je dois à lamabilité de lancienne conservatrice de ce musée, Mme Dina Peppas-Delmouzou,
davoir obtenu dès 1972 lexcellente photographie publiée ici pour la première fois (fig. 1). Lactuel directeur,
M. Charalambos Kritzas, a bien voulu, quant à lui, mautoriser à réexaminer périodiquement cette pierre
fascinante (en dernier lieu en septembre 1999).
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fig. 1 : la stèle portant le contrat dÉrétrie avec Chairéphanès (face A). Musée épigraphique dAthènes,
inventaire n° 11553 (photo du musée).
1 Linscription
1.1 Les éditions. Avant dentrer dans le vif du sujet, il faut dire encore un mot des éditions dont on
dispose pour lire et comprendre le document, car leur valeur est assez inégale. Abstraction faite des
reproductions partielles (qui peuvent dailleurs avoir leur intérêt), elles sont, à ma connaissance, au nombre
de cinq.
Leditio princeps, dans lArchaiologikè Ephèméris de 1869 9, aujourdhui bien difficile à consulter
ailleurs quà Athènes, est due à larchéologue et épigraphiste grec Panagiotis Eustratiadis, qui eut le mérite
de déchiffrer ces lettres de toute petite taille (guère plus de 5 millimètres!), souvent très effacées, et aussi
9 IIe série, 1869, p. 317-332 n° 404 et pl. 48.
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détablir, grâce à un certain nombre de restitutions parfaitement recevables (dont la paternité ne lui a
pas été suffisamment reconnue), létendue des lacunes: il en découle que la grille du stoichédon (gravure
en files) était normalement à 80 lettres 10. Sur bien des points, certes, le texte de cette édition est
dépassé, mais les trois fac-similés soigneux quelle fournit (un pour la face principale, un autre pour la
face arrière, un troisième pour la face latérale gauche) gardent toute leur valeur eu égard à lusure subie
par linscription depuis sa découverte. On peut ajouter quEustratiadis avait compris lessentiel du
document et quil avait su le dater fort correctement sinon très précisément de la deuxième moitié
du IVe siècle (voir ci-après 2. 1). Notons également quil faisait déjà, à propos des travaux évoqués dans
cette inscription et des privilèges consentis à lentrepreneur, le rapprochement avec le passage de Polybe
(X 28) qui est au centre de la rencontre organisée par le professeur Briant. Il me semble donc juste de
saluer sa mémoire.
Après Eustratiadis, le contrat dÉrétrie a été réédité, en 1891, dans le premier fascicule du Recueil des
inscriptions juridiques grecques de Rodolphe Dareste, Bernard Haussoullier et Théodore Reinach 11 .
Due à trois savants denvergure, cette édition a fait date et elle reste toujours la plus commode : par son
texte plus largement restitué mais laissant de côté le long catalogue des faces B et C , par son élégante
traduction française en regard de loriginal grec, par son sobre commentaire juridique, cest elle qui a
véritablement mis linscription à la portée des hellénistes, des historiens et des juristes. Son seul défaut
est peut-être, paradoxalement, davoir rendu laccès au texte presque trop facile, en donnant au lecteur
daujourdhui limpression un peu trompeuse que les problèmes historiques, juridiques, topographiques
et techniques posés par linscription sont à peu près tous résolus. Or, on verra que rien nest simple,
pas même la question géographique, que les éditeurs estimaient réglée à satisfaction (tout conscients
quils fussent par ailleurs des incertitudes subsistant dans le texte et linterprétation de bien des clauses).
De fait, dans un ouvrage de vulgarisation paru la même année, où il évoquait le site dÉrétrie avec ses
«marais environnants » quil serait indispensable, notait-il, dassécher pour permettre au village
moderne de prospérer , Haussoullier lui-même écrivait ceci: «une inscription du IVes.nous apprend
que les anciens Érétriens avaient entrepris ou tout au moins projeté cette oeuvre qui ne fut sans doute
jamais menée à bonne fin» (le Guide Johanne de la Grèce, p. 57). On reviendra, le moment venu, sur
cette opinion et ses implications.
Lédition française a donc servi de base à tous les travaux postérieurs, et dabord à la réédition que lépigraphiste
allemand Erich Ziebarth a donnée du document en 1915 dans le volume eubéen des Inscriptiones
Graecae (IG XII 9), où il porte le n° 191 12. Outre quelle reproduit lensemble du texte, y compris le catalogue
des faces B et C, cette édition comporte lavantage de présenter linscription telle quelle est gravée
sur la pierre, les lacunes et les parties restituées étant clairement mises en évidence. Elle fournit en outre un
texte légèrement amendé, avec un petit nombre de lectures nouvelles et quelques restitutions originales (en
particulier vers la fin), pas toutes également heureuses cependant. Mais on ny trouve pratiquement aucun
élément de commentaire, tout au plus une brève analyse des parties constituantes du document et une indication
plus précise sur la date. Telles sont les trois éditions fondamentales, qui ont chacune, en dépit de leurs
limites, dévidents mérites.
10 Ce résultat na pas été remis en question par les éditeurs postérieurs et je le crois assuré. Aussi suis-je un peu
étonné de voir un historien aussi rigoureux que Dieter Hennig (1995 : 263) le révoquer en doute de façon
implicite en marquant son scepticisme devant les longues restitutions de ce texte, « dessen gesamte rechte
Partie von unbestimmbarem Umfang verloren ist » (cf. ci-dessous n. 56).
11 Fasc. 1, paru dès 1891 (alors que le volume I na été publié quen 1893), p. 143-157 n° IX. Les éditeurs eurent à
leur disposition un estampage que leur procurèrent H. Lechat et H.G. Lolling, mais qui, de leur propre
aveu, ne leur fut à peu près daucun secours pour améliorer les lectures de P. Eustratiadis. Peu après, linscription
fut très partiellement reprise par le dialectologue Fritz Bechtel (1905 : n° 5311).
12 Plus tard, Ziebarth consigna encore quelques observations et références concernant cette inscription dans IG XII
Supplementum (1939), p. 177-178.
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On ne peut pas en dire autant de deux éditions plus récentes, car elles ne font guère que reprendre le
texte désormais reçu, sans même fournir une nouvelle traduction dans la langue de léditeur, à savoir
respectivement le grec moderne et lallemand. Je tiens néanmoins à les mentionner pour mémoire 13 .
Cest dune part celle qua donnée en 1952 puis surtout en 1975 dans un ouvrage en grec sur Les travaux
hydrauliques chez les Anciens lingénieur hydraulicien D.L. Papadimos, qui, en homme du métier,
a fait quelques bonnes observations sur les aspects techniques et topographiques de lentreprise 14. Il
sagit, dautre part, de lédition procurée par le juriste Themistoklis Tsatsos dans un mémoire paru en
1963 sous le titre Der Chairephanes-Vertrag, avec un sous-titre plus long que véritablement éclairant.
Comme lauteur se trouve être un spécialiste du droit et que son travail a été patronné par une académie
prestigieuse, on pourrait être, a priori, tenté dy voir la publication de référence, au moins pour le
commentaire juridique. Or, il nen est rien, car même sur la question très particulière qui est le sujet
propre du mémoire (à savoir la guerre en tant quobstacle à lexécution dun contrat), ce commentaire
savère à peu près sans valeur, comme il ressort du verdict sans appel quont porté là-dessus aussi bien
Hans Julius Wolff (1964) 15, lun des meilleurs connaisseurs du droit grec antique, que le «prince des
épigraphistes» Louis Robert: «On a limpression, écrivait ce dernier avec sa vigueur coutumière, quun
juriste, sans doute éminent dans le droit du XXe siècle et peut-être dans celui du XIXe siècle, est tombé
pour la première fois sur une inscription juridique grecque 16». Bref, mieux vaut ne pas en tenir compte.
Ajoutons que, précédemment déjà, L. Robert avait donné une preuve singulière de sa familiarité avec
notre inscription. Dès 1939, en effet, il signalait lexistence à Athènes de tessons de céramique où un
faussaire avait incisé des phrases tirées du contrat dÉrétrie avec Chairéphanès 17. Et dans une
communication intitulée (non sans un brin de perfidie) Sur un «tesson politique» athénien de la fin du
Ve siècle, quil présentait en 1954 devant lAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres 18, il montrait
quun épigraphiste britannique sétait laissé fourvoyer par une pièce de la même fabrique, directement
copiée sur lédition grecque de 1869!
Ainsi et comme vient de le relever de son côté Ugo Fantasia dans une étude fort bien documentée
sur les zones « marginales » (et notamment marécageuses) en Grèce ancienne 19 , le contrat dÉrétrie
na en fin de compte pas été souvent édité (en fait, il ne la plus été depuis 1915, puisque les éditions
13 On signalera par ailleurs que le recueil de H.H. Schmitt (1969) comporte un numéro dentrée pour ce document
(p. 82-83 n° 450), mais nen reproduit pas le texte (pour la raison quil ne sagit pas dun «Vertrag zwischen zwei
Staaten», mais dun «Pachtvertrag einer Stadt mit einem Privatmann») et nen donne quune brève analyse.
14 D.L. Papadimos 1975 : 490-498. Cette édition repose sur le texte des Inscr. jur. gr. tel quil a été « complété » dans
IG XII 9, 191, sans apport nouveau.
15 Cet auteur a bien mis en évidence, contre Tsatsos, quà lentrepreneur nest imposé aucun paiement préalable
(ni à titre personnel ni par le biais de ses garants), ce qui signifie quen cas déchec de lentreprise il naura
pas à verser des dédommagements: simplement, sil savère que lassèchement du lac na pas été réalisé dans
le délai fixé, Chairéphanès perdra tout droit à exploiter les terres aux conditions prévues par le contrat de
louage. Dans le même sens, avec quelques nuances, cf. G. Thür, 1984 : 52.
16 BEp. 1965, p. 151 n° 323 (en parlant de létude de Tsatsos 1963) : « Le lecteur pourra même simaginer que cest
larticle essentiel sur le sujet tant quil sera le plus récent, alors que cest exactement le néant ».
17 Rev. Phil 1939 : 139 (= OMS II, Amsterdam 1969 : 1292).
18 CRAI 1954, p. 494-505 (= OMS I, p. 709-720, en particulier 501 = 716 sur le contrat). Cf. M. Guarducci 1967 :
499-500 et fig. 250, qui reproduit ce tesson, mais en renvoyant seulement à BSA 50, 1955 : 251 sq., où la supercherie
mise en lumière par L. Robert a été enregistrée par léditeur anglais.
19 Fantasia 1999, en particulier p. 100 sq. pour linscription dÉrétrie, qui fait lobjet dun intéressant commentaire
sur le plan de lhistoire économique et agraire surtout (pour ce thème, cf. déjà Traina 1988). Je remercie
mon collègue de lUniversité de Sienne davoir eu lamicale obligeance de menvoyer un tiré à part de cette
importante étude.
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postérieures, on vient de le constater, se sont bornées à reproduire le texte de IG XII 9, 191), ni même
beaucoup étudié, si ce nest sur des points de détail, depuis un siècle. Ce relatif désintérêt tient sans
doute principalement à létat où le document nous est parvenu, mais il doit sexpliquer aussi par
lincertitude qui a plané jusquici sur la localisation du lac et, secondairement, sur la date précise du
contrat, grevant dun assez lourd handicap le commentaire topographique et historique. Mais avant de
reconsidérer ces deux questions essentielles, il importe de procéder à une analyse critique du contenu
de linscription, préambule indispensable à sa réédition prochaine 20 .
1.2 Analyse du document. On a affaire, de toute évidence, à un texte composite, cest-à-dire constitué
de plusieurs éléments de nature différente. Il se peut dailleurs que ces parties aient été distinguées sur
la pierre par de véritables signes de séparation : cest ainsi quà la ligne 35 figure encore une espèce de
gamma, placé juste avant la gravure du premier décret des probouloi (donc à la fin du contrat proprement
dit); mais contrairement à ce quindiquent toutes les éditions21, le signe en question noccupe pas lespace
dune lettre dans la grille du stoichédon, de sorte quil ny a pas à en tenir compte pour la restitution
de cette ligne.
A Le contrat. La partie la plus importante, et en tout cas la plus originale, de linscription est sans
contredit celle des lignes 1 à 35. Cest un acte qui est désigné par le terme générique de sunqh`
kai, «contrat»,
«convention», «traité» 22. Notre document entre donc dans une catégorie bien connue en droit public
grec, celle des contrats de louage conclus entre une collectivité et un particulier. Il sagit le plus souvent
dune location de terre ou de propriété construite (miv
sqwsi~) 23 ; mais il nest pas rare non plus davoir
comme ici un contrat dentreprise (désigné, en Attique notamment, par le terme suggrafai)v24. La frontière
peut dailleurs être ténue entre ces deux types. Ainsi quand une collectivité publique loue une carrière
à un particulier 25, il y a un contrat dentreprise assorti dun contrat de location (Werkvertrag associé
à un Pachtvertrag, pour employer les termes allemands), puisque le locataire transforme le bien-fonds
en même temps quil en jouit. On va voir dans un instant que ces deux aspects sont également présents
dans linscription dÉrétrie.
20 Dans le recueil des Testimonia antiques sur Érétrie et son territoire, à paraître dans la série ERETRIA (cf. ci-dessus n. 1).
21 Voir en revanche le fac-similé dEustratiadis (cf. aussi Dareste-Haussoullier-Reinach 1893 : 149 n. 1). Telle
quelle est restituée partout (y compris chez le premier éditeur), cette ligne est donc légèrement trop
courte (78 au lieu des 80 lettres requises) : je proposerais décrire tei` te boulei` kai; tw`v
i dhmwi (cf. ci-des
sous n. 72 et 121 pour ces datifs). Une autre suggestion a été faite pour la fin de la l. 35, mais qui nallon
gerait la ligne que dune lettre (cf. ci-dessous n. 73).
22 Ainsi l. 13 (clause dexposition du document) et passim. Pour le sens du mot et son emploi presque toujours au
pluriel dans les inscriptions, voir notamment Kussmaul 1969 : 16; cf. Knoepfler 1985 : 247-248 et n. 15 (bibliographie),
à propos dune restitution fautive dans une inscription attique (critique approuvée sur ce point
par Dreher 1995 : 56).
23 Pour la riche série attique, voir létude de Behrend 1970. Pour dautres contrats de fermage (wjv
nai), cf. Wörrle
1979 : 99-102 avec la bibliographie essentielle.
24 Quelques contrats dentreprise parmi les mieux conservés sont réunis chez M.-Chr. Hellmann, 1999 : 33 sq.
(n° 7-16). Sur ce type de documents voir aussi Koerner 1981, qui renvoie au document dÉrétrie comme
exemple type pour le IVe siècle (époque non envisagée dans son article).
25 On en a un exemple avec le décret du dème dÉleusis (332/1) publié naguère par Koumanoudis-Gofas 1978 (= SEG
XXVIII 103), qui prescrit la mise en location au plus offrant des démotes de lithotomiai appartenant à
Héraklès (mais rien nest dit sur les modalités de lexploitation).
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Le contrat commence de façon très abrupte, sans le moindre préambule. Certes, on peut admettre quune
invocation (qeoiv
) se trouvait gravée sur le bandeau (très endommagé) couronnant la stèle 26. Mais il
est certain que le texte nétait précédé sur la pierre daucun décret. On ne saurait pourtant guère douter
que le Conseil et lAssemblée dÉrétrie avaient pris antérieurement, sur la proposition dun particulier
ou (plus probablement) des magistrats, une décision relative au projet lui-même. Cest dans ce décret
(psèphisma) qui, vu son caractère intangible, devait être mis sur le même plan quune loi (nomos) 27
quétaient indiquées les raisons, et peut-être définie lampleur, de lentreprise. Il va sans dire que la
connaissance de ces considérants eût été très précieuse pour lhistorien, puisque le texte gravé est muet
là-dessus. II ne dit rien non plus de lidentité et de la nationalité du contractant étranger, ce Chairéphanès
qui apparaît dès la première ligne sans patronyme ni ethnique, comme sil avait déjà été question de
lui précédemment. Le libellé de la première phrase, kata;vvjv`
tade Cairefanh~ epaggelletai Eretrieusin
(«voici à quelles conditions Chairéphanès sengage auprès des Érétriens») montre quà lorigine du contrat
se trouve une espèce doffre faite par lentrepreneur, offre que les conditions posées en contrepartie par
la cité ont transformée en synthèkai28. Par ailleurs, ce libellé trouve des parallèles dans plusieurs contrats
de louage attiques de la deuxième moitié du IVe siècle, à cette différence près cependant que, là, cest
le nom de la collectivité propriétaire (cité, dème, association, etc.) qui est le sujet du verbe de louage
(kata;vjv`
tade emisqwsan vel misqoun + nomen locatoris), tandis que le nom des locataires-adjudicataires
figure au datif après la mention de la chose mise en location 29 .
Dans linscription dÉrétrie, comme cest également le cas ailleurs en règle générale, on spécifie dabord
la nature de lentreprise, puis les obligations et les droits de ladjudicataire. Lobjet du contrat nest pas
douteux, en dépit du fait que la définition préliminaire et succincte des travaux à exécuter, qui occupait
la partie droite de la première ligne, a presque complètement disparu dans la lacune. En effet, la suite
permet de restituer ce début de façon à peu près certaine : il sagit pour Chairéphanès « de drainer et
dassécher le lac situé à Ptéchai» (lignes 1-2: [ejv;xhvv;v;jv.
xaxein te kairan poihsein thn limnhn thn en Pºtecaiß)30
Notons que le terme auquel on a recours immédiatement après, par deux fois, pour définir lentreprise,
à savoir ejv
rgasia (lignes 4-5), se retrouve avec le même sens technique quil a ici dans un document
dAthènes à beaucoup dégards très proche de notre inscription (y compris du point de vue chro
26 Car une telle invocation ne fait pour ainsi dire jamais défaut dans les documents publics dÉrétrie antérieurs
à la fin du IVe siècle : cf. Décrets érétriens, p. 150.
27 À Athènes les grands travaux édilitaires, comme la reconstruction des fortifications du Pirée en 307/6 (texte et
commentaire chez Maier 1959, n° 1 ; cette première partie du document nest pas reprise chez Hellmann
1999, n° 7), peuvent faire lobjet de tels décrets à validité illimitée dans le temps.
28 Cela est bien marqué dans lanalyse que R. Laqueur a faite de la structure de linscription (1927 : 159-160). Mais
sans doute cet auteur allait-il trop loin en pensant que lon aurait pu, si linscription avait été mieux
conservée, «einen Niederschlag der Verhandlungen nachweisen, bei denen Chairephanes Angebote macht,
der Staat Gegenforderungen erhebt, jener darauf wieder reagiert, usw. » (voir les réserves exprimées par
E. Ziebarth, IG XII Suppl., p. 177-178).
29 Les éditeurs des Inscr. jur. gr. faisaient déjà ce rapprochement (Dareste-Haussoullier-Reinach 1891 : 144 n. 1).
À titre dexemple, voir les deux contrats attiques repris dans le t. I du recueil de H.W. Pleket 1964, et cités
ci-après en n. 39 et 45 respectivement.
30 Dans cette restitution la copule te est ajoutée par moi pour combler la lacune de deux lettres quimplique le
stoichédon (texte de IG XII 9, 191). De fait, si te kaiv tend à se faire rare dans la prose du IVe s. (sauf chez
Platon), il y en a encore plus dun exemple dans lépigraphie de cette époque (pour Érétrie, cf. Décrets érétriens,
p. 226 n. 800).
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nologique): cest le contrat conclu vers 330 par cette cité avec un entrepreneur du nom de Sôklès, contrat
qui porte sur une opération de très longue durée (vingt-cinq ans), sans doute une prospection
minière 31 .
À Érétrie, il sagit donc du drainage (exagôgè) dun marais ou disons mieux dun étang marécageux,
puisque le mot liv{
mnh implique, à la différence de elo~, la présence dune nappe liquide assez bien
délimitée 32. Cette opération, Chairéphanès devra la réaliser à ses frais (ligne 2: auj;;jv
to~ ta analwmata
parev
cwn), mais ainsi quon peut linférer de ce qui subsiste des lignes 2 à 4 il naura pas à payer
une redevance (télos) à la cité quand il fera venir de lextérieur des matériaux utiles à la réalisation de
louvrage (ou, le cas échéant, en exportera dautres pour une raison non spécifiée) : cest en particulier
à limportation de pièces de bois et sans doute dabord de grumes (car la restitution kai; v
liqwn,
quoiquadmise sans signe de doute depuis un siècle, ne simpose guère 33) quil bénéficiera de cette
exemption (lignes 3-4: ªkai; ajv; e[j`j;eij`; uJ`J`;xuv{
teleia destw autwi episagwghi kailwn vel ulh~îº kailªwnº oswn
a]vj;jv
n dehtai ei~ thn ergasihn), et cela en conformité avec une loi existante relative aux adjudications publiques
(lignes 4-5 : kªaqavv`j`v `[`/v
per gegraptai toi~ ergolabousiti twn ergwn twn dhºmosiwn) 34. Plus loin, il est aussi
question de transport de marchandises mais dans un contexte différent : là, en effet, on stipule que
Chairéphanès ne payera pas de taxes si, au lieu de recourir à lexportation (comme pourrait être tenté
de le faire létranger quil est et demeure), « il vend à Érétrie » cest-à-dire non seulement en ville,
mais aussi dans le reste du territoire civique 35 la production agricole des terres drainées (lignes 9-10:
31 IG II2411, l. 24 sq. Voir la réédition et le commentaire quen a donnés Palme 1987, en particulier p. 126-127 pour
ergasia, qui ne se retrouve pas ailleurs avec ce sens technique (cf. SEG XXXVII 77 ; Ph. Gauthier, BEp. 1988,
p. 357 n° 402). Comme le relève Behrend 1970 : 72, le rapprochement entre le contrat pour Sôklès et celui
dÉrétrie pour Chairéphanès était fait depuis longtemps.
32 Les deux termes se trouvent parfois côte à côte dans des textes administratifs, preuve quils ne se recoupent pas
exactement au point de vue sémantique : cest ce que montre bien la recherche en cours de Th. Châtelain
(voir ci-après p. 83 et n. 8 ; cf. aussi U. Fantasia 1999 : 67, avec divers renvois ; D. Knoepfler, Décrets
érétriens, p. 192 n. 559).
33 Quel quait été lemploi de la pierre dans lentreprise, il semble en effet improbable que Chairéphanès ait dû importer
ce matériau si commun. Certes, il se pourrait que le mot lithos ait figuré, pour des constructions dun autre
type, dans la loi sur les adjudications publiques (loi à laquelle il est fait référence juste après). On préférera
néanmoins supposer ici un libellé plus spécifiquement adapté à louvrage projeté. Or, si Chairéphanès devait
nécessairement avoir besoin de poutres et de planches (sens le plus courant de xyla: cf. Hellmann, 1996 : 277),
il pouvait aussi avoir lusage de troncs non équarris ou grumes (sens bien attesté de uJvJv
lh: cf. aussi ulotomo~,
uJv
lwro~); on notera dailleurs que les éditeurs français ont traduit les deux termes lithoi et xyla par « tous les
matériaux et bois», sans parler de pierres. Lintroduction du mot hylè au sing. ou au plur. ne ferait pas pro
blème au point de vue du stoichédon, puisquil avait fallu admettre jusquici une forme élidée (ejj`
p eisagwghi).
34 Supplément dû à Ziebarth. Tout aussi respectueuse du stoichédon et peut-être plus naturelle serait la tournure
ej`v`;`[
n twi nomwi twi peri twn e. t. d.
35 Ce sens large, admissible en principe pour tous les noms de ville, est bien attesté à Érétrie dans les décrets
honorifiques du IVe s. (cf. Décrets érétriens, index général. s.v. Eretria). U. Fantasia (1999 : 103 n. 149) a
parfaitement raison de réfuter largument que W.P. Wallace (1947 : 141) croyait pouvoir tirer de cette mention
dÉrétrie pour localiser Ptéchai à proximité immédiate de la ville; en revanche, il ne me paraît pas possible
dadmettre que lemploi du toponyme à propos de latélie puisse sexpliquer ici par le fait que « Eretria
era senza dubbio lunico porto da cui ciò poteva avvenire », car lÉrétriade avait à coup sûr plus dun port ;
et cest par lantique Porthmos (près dAlivéri) que Chairéphanès dut le plus souvent importer son matériel
sil est vrai que Ptéchai se trouvait dans la région de Vélousia-Lépoura au nord dAlivéri : voir ci-après
3.4 et la carte fig. 3). Relevons que cette clause du contrat est citée chez Gofas 1969 : 352 (doù aussi
Vélissaropoulos 1980 : 205 n. 4).
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48 Denis Knoepfler Qanats
ªtev;mh; tiqei```v;v`j
jjv;;;
lo~ den vel telein thi polei mhden Cairefanhn pwlountºa eªnº Eretriai ton karpon kai
ªmºh;jv
exagonta). Cest que Chairéphanès, une fois les travaux achevés, aura pendant dix ans 36 la jouis
sance des terres bonifiées, moyennant cependant un loyer total de 30 talents à payer en dix annuités
de trois talents (lignes 5-6: karªpizev;``vvv`v[
sqw thn ghn th~ limnh~ triakonta talantwn misqwqeiºsan deka eth).
Faisons ici deux observations qui portent sur la restitution de ce passage et de celui qui suit. La première
concerne le terme fixé pour le paiement du loyer annuel: il convient, à mon avis, dintroduire dans cette
clause restée lacunaire jusquà présent une mention du mois Apatouriôn (ligne 6 : uJv`v
potelewn thi polei
to; mivJvj` ` Apatouriw`~º) 37, car au terme dune étude sur les calen
sqªwma ekastou eniautoutouno~ mhnov
driers eubéens 38 je crois avoir établi que lannée chalcido-érétrienne commençait par ce mois-là,
emprunté au vieux fond ionien (Knoepfler 1989) ; or, il est assez normal que Chairéphanès ait dû sacquitter
de son loyer au début de lannée civile (cest ce que font par exemple les locataires du dème attique
dAixônè, qui payent en Hékatombaiôn, premier mois du calendrier attique 39). Ma seconde remarque
a pour objet le montant du loyer, dont la restitution dans la lacune des lignes 5 et 11 ne laisse place à
aucun doute, puisque le chiffre en question figure encore in extremis à la ligne 35 (à propos des garants):
il faut bien voir que ces trois talents dargent ou 18000 drachmes à verser chaque année font une
somme très considérable 40, une fois et demie plus élevée que le revenu tiré annuellement par le sanctuaire
dApollon à Délos de lensemble des domaines sacrés (quelque 11500 drachmes en lan 250 41);
or, les propriétés du dieu couvraient, on le sait, une partie importante de lîle de Rhénée 42. Cest dire
que létang à assécher par Chairéphanès devait correspondre à une vaste étendue de terres cultivables,
plusieurs centaires dhectares, bref tout un canton de lÉrétriade. Cela nest évidemment pas sans
implications pour le problème de la localisation.
36 Durée très courante, on le sait, dans les contrats de louage attiques et déliens: cf. Behrend 1970 : 116, qui allègue
notamment [Arist.], Ath. Pol. 47, 4 ; de même Robert, BEp. 1964, n° 160.
37 Il va sans dire que cette restitution est conforme au stoichédon. Le complément tou`j`Jv
eniautou ekastou, déjà
introduit dans le texte des Inscr. jur. gr., navait pas été retenu par Ziebarth (qui restituait seulement mhno~v).
38 Voir Knoepfler 1989, et maintenant Trümpy 1997 : 39 sq. et notamment 48-49, qui accepte mes conclusions
tout en envisageant aussi la possibilité que le début de lannée ait été Posidéôn. Mais on voit maintenant
que cette éventualité doit être écartée, puisque Posidew`
no~ serait trop court pour la lacune, de même que
Posidewvn à la ligne 8.
39 Syll.3966 (Pleket 1964 : 61 n° 42), l. 6-7 : th;;vjv` `v
n de misqwsin apodidonai touÔEkatombaiwno~ mhno~. Cf. aussi
IG II2 1168 et 2496 (1er versement au début de lannée). Assurément, cette règle (déja mise en évidence dans
larticle locatio du Daremberg-Saglio, p. 1283) nest pas toujours respectée, surtout quand le loyer est
acquitté en plus dune fois (voir là-dessus Wilhelm 1935 : 197-198 = 2000 : 273-274). Mais quand dautres
termes sont choisis, cela sexplique bien souvent par des raisons particulières : ainsi, dans le célèbre contrat
des orgéons du héros Égrétès (Syll.3 1097 ; trad. fr. chez Le Guen 1991 : n° 9 ; cf. Osborne 1988 : 287 sq.),
le choix de Boèdromiôn pour le premier versement semestriel est assez explicitement mis en rapport avec
un sacrifice que la confrérie faisait à cette date.
40 Cela été bien marqué par le premier éditeur (cf. P. Eustratiadis, Archaiologikè Ephéméris 1869 : 323 sq.), puis un
peu négligé par la suite avant dêtre à nouveau souligné en ces dernières années par Gehrke 1988 : 31 et n. 101,
et par Fantasia 1999 : 104 à sa suite. Pour fournir un ordre de grandeur, le premier de ces historiens fait
référence au montant du tribut perçu dans lEmpire athénien, mais sans pousser la comparaison avec des
données chiffrées. Pour Thür 1984 : 512 n. 118, cest «zum (wohl günstigen) Preis von ingesamt 30 Talenten»
que Chairephanès se serait engagé. Cf. Andocide I (Sur les Mystères) 133-134.
41 Sur la base du compte IG XI 2, 287A datant de cette année-là. Cf. Osborne 1988 : 298-299.
42 Après les travaux pionniers de Th. Homolle et de J.H. Kent, voir la mise au point de M.-Th. Le Dinahet-Couilloud
1983, à compléter par les travaux de M. Brunet sur le territoire de Délos (synthèse provisoire dans
Brunet 1999).
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Denis Knoepfler Qanats
Chairéphanès doit par ailleurs se plier à une contrainte dordre temporel, car on veut éviter que les travaux
traînent en longueur, ce qui non seulement risquerait dêtre dommageable pour lactivité agricole de
la région de Ptéchai mais permettrait éventuellement à lentrepreneur de commencer à exploiter les terres
avant même que ne débute la période de jouissance : il lui faudra donc achever lentreprise en lespace
de quatre ans au maximum (lignes 6-7 : ªej/`;v;`jv[
[[;;
xagageinº ªthn limnhn topleiston en tettarsin eªtesi deº
Cairefav
nhnº) 43. Le point de départ est fixé au début de lannée civile venant immédiatement après celle
qui est désignée par léponyme en exercice, soit Hippokydès, et ses collègues (très probablement les
probouloi, en tout cas pas les stratègoi 44), avec ici également, dans la lacune, la mention dun mois qui
devrait être de nouveau, en toute logique, Apatouriôn (lignes 7-8: ªcrov[```
no~ arcei twn sunqhkwn twnde 45
oJ ej
jj;J meta; th;v; sunarcovvj;; mh;nº). On
niºauto~ on ÔIppokudou kaintwn ªproboulwn archn 46 kain Apatouriwvstipule ensuite (lignes 10-12) que les citoyens devront sengager par serment auprès de Chairéphanès
afin que celui-ci, une fois son travail achevé dans les délais, puisse jouir sans encombre (karpizesthai)
de la terre gagnée sur les eaux aux conditions définies plus haut. Il se peut que la prestation du serment
ait été assortie dun don de gages (pisteis), même si la façon dont on a inséré cette mention en deux
passages mutilés doit inspirer quelques doutes. Aux lignes 10-11, le texte reçu depuis Eustratiadis 47 (soit
ojv;;v;v`jvvv
mªosai detou~ polita~ kaipistei~ dounai en Apollwnoº~ Dafnhforou Cairefanei ktl.) surprend en
effet, dans la mesure où lon attendrait comme plus loin en contexte semblable (ligne 43) la présence
de ladjectif pronominal (aJv
)panta~ accompagnant le sujet du verbe ; on ne voit pas bien, au surplus,
sous quelle forme lensemble des citoyens aurait pu « donner des cautions » 48. Mais cest surtout
la restitution de la clause suivante, relative à la gravure et à lexposition, qui paraît un peu gauche, puis-
quelle suppose la répétition de linfinitif ajv
nagrayai pour la transcription des pièces annexes aux synthèkai,
soit les cautions, le serment et tout le reste 49. Au-delà de ces minuties, il est permis de sétonner
que la clause daffichage, normalement rejetée à la fin de lacte, fasse son apparition ici déjà, alors
que le texte du contrat est loin dêtre achevé. En fait, tout se passe comme si cette clause avait été entraînée
par la mention du serment, puisque cest la mise par écrit et la gravure de lhorkos (et éventuellement
43 Ce délai de quatre ans est confirmé à la ligne 9.
44 Car je montre que la croyance en lexistence dune stratégie éponyme à Érétrie ne reposait que sur une mauvaise
lecture dans le préambule du décret de cette cité pour les théores de Magnésie du Méandre : cf. Décrets érétriens,
p. 361.
45 Restitution pratiquement assurée (cf. lignes 9-10) dues aux éditeurs français. Un bon exemple de cette tournure
(étudiée autrefois par Wilhelm 1935 : 203-204 = 2000 : 279-280) se trouve dans le bail attique de 306/5 cité
ci-dessus n. 39. Dans le contrat de 333/2 publié en 1948 et repris chez Pleket, 1964 : 63 n° 43 (cf. Behrend
1970 : 96 n° 38), il ne faut pas mettre un point en haut entre crov[
no~ et arcei (l. 25), comme lavaient fait
les premiers éditeurs, et comme le fait encore Pleket (malgré la mise en garde de J. et L. Robert, BEp. 1950,
n° 72a).
46 Pour le problème que pose cette restitution, voir mes Décrets érétriens, p. 333 n. 420 et surtout p. 361 avec les
n. 609-611, où sont rappelées les tentatives antérieures, dues notamment à Ad. Wilhelm.
47 Mais lépigraphiste grec mettait entre doubles crochets kai; pivstei~ dounai`, alors que chez les éditeurs
postérieurs ces mots ne sont même pas assortis dun signe de doute.
48 Cest pourquoi je suggérerais plutôt, mais sous toute réserve, une phrase comme ojv;vv
vv
mªosai depolita~ panta~
aJvjvv
qroisamenou~ vel simile ei~ Apollonwnoº~ Dafnhforou ktl. (en dépit de son caractère un peu insolite
à Érétrie mot hiéron sous-entendu et absence darticle devant lépiclèse du dieu , cette dernière tour
nure est assurée par le parallèle exact que fournit la l. 43, où on lit encore ej
n A. D.).
49 Depuis Eustratiadis également, on écrit en effet ceci (l. 12-13): ajv;;vvj
nagrayai deta~ sunqhkaª~ tasde en
sthvvjv;;;v;;{;;[v
lei liqinei, anagrayai dekaita~ pisteºi~ kaiton orkon kaita alla panta (dans les IG, il faut
bien entendu corriger SI en IS au début de la l. 13). Après liqiv;
nei, on pourrait se contenter décrire kai
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50 Denis Knoepfler Qanats
des pisteis) qui étaient censées donner sa pleine valeur 50 aux engagements de la cité vis-à-vis de
Chairéphanès. Si donc il paraît légitime de considérer quà la ligne 13 prend fin la première partie du
contrat, avec les dispositions fondamentales que sont dune part la définition de lergasia et de sa durée,
dautre part la fixation du loyer pour la période de jouissance consécutive à lachèvement des travaux,
on ne saurait pour autant assimiler la suite du texte à une série de compléments ou damendements
au contrat de base : car on a affaire là, de toute évidence, à des clauses de grande portée, même si elles
ont déjà un caractère plus particulier et surtout plus technique.
La première de ces dispositions, aux lignes 13-17, envisage le cas où une guerre (polémos) viendrait
empêcher Chairéphanès de conduire son entreprise dassèchement dans des conditions normales, la
retardant ou linterrompant complètement. Dautres contrats de construction ainsi à Tégée et à Lébadée
fournissent des parallèles pour une telle clause 51. À Érétrie, Chairéphanès pourra bénéficier dune
prolongation de la durée du contrat, cette extension étant égale au laps de temps quauront pris les
opérations de guerre (lignes 14-15: ªej;;vvvjv;v;
an depoºlemo~ diakwlusei Cairefanhn exagonta thªn limnhn xhran
poei`JvJ[j`vjvj;;\;jvv{
n, w~ gegraptai, o iso~ autwi cronºo~ apodoqetw epeidan dunaton eikaieirhnh geªnhtai, osonper
oJvj;v
polemo~ auton diekwlusenº); et lon prend soin de préciser, en une phrase reprenant les mêmes
termes (lignes 16-17), que cela vaudrait aussi dans léventualité où une guerre viendrait plus tard cestà-
dire au cours de la période de jouissance perturber lexploitation du lac désormais asséché (lignes
15-16 : ªej;;vjv;; ;\ v
an depoºlemo~ epigenhtai kaimhdunaton eikarpizesqaªi ktl.). Simple clause de style? Cela
paraît être bien plutôt la preuve quà lépoque de notre inscription, la guerre si fréquente dans la
Grèce des cités avant Chéronée reste au début de la période hellénistique une réalité très présente,
avec laquelle il faut sans cesse compter (seuls les Déliens paraissent avoir pu négliger ce risque durant
leur siècle et demi dindépendance) 52. Mais on ne saurait, bien entendu, tirer de cette clause un indice
précis pour la date du contrat.
Vient ensuite, à partir de la ligne 17 (et sans transition), une série de clauses plus directement en
rapport avec lexécution même des travaux. Je les résume très succinctement, car cest sur cette partie
du contrat que porte létude de M. Thierry Chatelain. Une remarque préalable simpose : malgré
ta;vvv`
~ pepoihmena~ pisteºi~ (pour pistei~ poiein dans le contexte dun traité, cf. notamment Polybe V
35, 1 = Schmitt 1969 : 505) ou mieux peut-être ta;;tou` o{`{v
~ diarkou vel twn orkwn pisteºi~ (pour cette
expression cf. Diod. XVIII 53, 5 (= ibid. 418, ou XVI 49, 2 = Staatsverträge II 335). Il reste que lon ne voit
pas clairement ce que sont ces pisteis qui auraient été transcrites sur la stèle (on ne saurait en tout cas les
identifier aux garants fournis par Chairéphanès (l. 33 sq.). À la l. 14, dans la clause dexposition, on écrira
kai;
`
``j;j;
sthsai aªuthn ktl. (Inscr. jur. gr.), et non pas aªuta~ (avec Ziebarth et déjà Eustratiadis), puis-
quil ny avait quune stèle (l. 13).
50 Sur ce thème, voir par exemple les réflexions éparses dans le volume collectif Détienne 1988, et surtout,
maintenant, J.-M. Bertrand 1999, p. 93 sq.
51 On se souvient que cest sur cette clause que porte plus particulièrement le mémoire très discutable de Tsatsos
1963 : 18 sq. Mais il vaut beaucoup mieux se reporter à Burford 1969 : 91 sq., qui allègue les principaux
parallèles (voir son tableau comparatif de la p. 95, où figure le contrat dÉrétrie). Cf. aussi, à propos de
linscription de Tégée (IG V2, 6A, rééditée maintenant avec un ample commentaire par Thür-Taeuber
1994 : 20 sq. n° 3), Thür 1984, en particulier p. 512 avec la longue n. 118 pour linscription dÉrétrie (mentionnée
aussi p. 27 de la nouvelle édition du document tégéate).
52 Car de telles clauses napparaissent jamais dans leurs contrats (cf. A. Burford 1969 : 101 et n. 1). À linverse,
on rappellera que cest une guerre intestine (stasis) née précisément de la dispute pour les terres
récupérées ou à récupérer qui interrompit les travaux dassèchement du Copaïs sous Alexandre le Grand
(cf. Strabon IX 2, 19, C 407).
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Denis Knoepfler Qanats
lapparence ou même telle opinion dûment exprimée 53, on na pas affaire à un devis ou, disons mieux,
un contrat de construction qui énumérerait et décrirait toutes les opérations à exécuter par ladjudicataire.
Si tel avait été le cas, en effet, on ne sexpliquerait pas que rien ne soit dit, par exemple, de la façon de
creuser ou de construire la galerie souterraine dite hyponomos (terme qui est accompagné de larticle
défini dès sa première mention probable en ligne 18), ni quaucune de ses dimensions ne soit précisée 54 ,
alors quil paraît sagir de la pièce maîtresse de louvrage. Cet hyponomos nest mentionné en fait que
trois fois : (1°) en relation avec linstallation des puits ou phréatiai, (2°) pour son entretien ou épiskeuè
et (3°) à propos de la construction dune vanne ou thyra (lignes 17, 23 et 25). Pourquoi ? Cest que les
autorités dÉrétrie ne se préoccupent pas de dicter à lentrepreneur une façon de travailler, ni sur le plan
technique ni sur le plan financier (et pour cause, puisque les frais incombent à lentrepreneur ; et
aucune amende nest prévue en cas déchec). Ce qui les intéresse, cest lincidence de lentreprise sur
les terres agricoles 55, soit durant les travaux eux-mêmes, soit par la suite avec linstallation dun nouveau
système dévacuation des eaux (et aussi, secondairement, dirrigation). À Chairéphanès est donc octroyée
lautorisation expresse (ainsi quil découle de limpératif restitué de façon pratiquement assurée à la ligne17
par les éditeurs des Inscr. jur. gr.) de faire des travaux de forage dans des terrains privés (lignes 17-18:
ªkai;j
jjv; v;j`j`vv``Jv
exestw deCairefanei kaºi en toi~ idiwtikoi~ cwrioi~ freatia~ poein twªi uponomwiº), donc de
procéder à une forme dexpropriation56, mais non sans sêtre préalablement acquitté de la somme demandée
en guise de dédommagement. Le droit lui est également reconnu dacquérir les terrains dont il aura
besoin au voisinage du lac, et cela à un prix fixé davance (soit une drachme le pied), ce qui paraît bien
impliquer lexistence à Érétrie dune loi sur les expropriations dintérêt public comme on en connaît
une (au moins indirectement) dans la Confédération béotienne du IIIe siècle avant J.-C. 57 .
53 Ainsi par les éditeurs des Inscr. jur. gr., qui parlent dun « devis des travaux [
] très intéressant et [
] réglé
avec grand soin » (Dareste-Haussoullier-Reinach 1893 : 153). Lintérêt du document nest bien sûr pas en
cause, mais on peut à peine parler dun « devis » en pareil cas.
54 Doù aussi la difficulté quil y a à se le représenter de manière concrète (voir larticle de Th. Châtelain, ci-après
p. 103 ; pour le terme hyponomos, on lit toujours avec profit les deux pages consacrées par B. Haussoullier,
Rev. Phil. 1894, p. 99-100, à un passage du pseudo-Aristote en rapport avec le Copaïs; [cf. aussi la discussion
de P. Briant, ci-dessus p. 25 sq.]). À cet égard le contrat dÉrétrie est bien différent des « devis », ou mieux
contrats, dentreprise approximativement contemporains que lon trouve, par exemple, à Oropos sous la
domination athénienne : cf. Pétrakos, 1997 : n° 290 (entre 371 et 366) et n° 292-293 (entre 335 et 323) ; le
n° 292 est réédité avec une traduction française chez Hellmann 1999 : n° 16.
55 Cest pourquoi ils tiennent à fixer une longueur maximum au bassin de décharge (dexaménè), qui naura pas plus
de deux stades, soit environ 360 m (lignes 21-22 : ªpohsav;; dexamenh;``;
sqw deº kªaºin toi~ potamoi~ mhmeiv]vv
zona hduo stadiªwn...º, avec peut-être une autre indication chiffrée dans la lacune de 20 lettres qui suit).
56 Aussi est-il question du document dÉrétrie dans tous les travaux qui traitent de lexpropriation en Grèce
antique depuis louvrage classique de Guiraud 1893 : 461 ; ainsi Kränzlein 1963 : 127-129 ; plus récemment
Hennig 1995, en particulier 261-267, avec quelques réflexions sur le contrat dÉrétrie. Comme le notait
L. Gernet (1980 : 1327), à propos des mines, « le sous-sol appartient à la cité », ce qui peut valoir aussi pour
les eaux souterraines (ennaiai: cf. ci-dessous n. 65).
57 À travers une allusion dans la célébre inscription de Tanagra au Louvre (l. 14 sq.): dès leditio princeps de ce document
dans REG 12 (1899): 87 (puis surtout dans les Inscr. jur. gr., II (1904), p. 354-360 n° XXXV), Th. Reinach
établissait un rapprochement avec le contrat dÉrétrie. E. Ziebarth fit de même non seulement dans IG XII
9, 191, mais aussi en reproduisant un extrait du décret de Tanagra dans Syll.3 1185 sous le titre Amissio possessionis.
Expropriatio : « valebat lex similis Eretriae
» (n. 1). Pour la loi fédérale béotienne, cf. notamment
P. Roesch 1982 : 386 sq. (avec citation aussi du contrat de Chairéphanès) ; plus récemment D. Knoepfler,
dans P. Angeli Bernardini 2000 : 356 et n. 45-47.
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52 Denis Knoepfler Qanats
Les clauses qui suivent sont autant de prescriptions très intéressantes sur la mise en place de certaines
pièces du dispositif. Marquons cependant que la restitution nen est pas toujours aisée. Par exemple,
il nest nullement établi que le mot potamos, qui certes figure au pluriel et précédé de larticle défini à
la ligne 22, doive être introduit déjà dans la lacune de la ligne 20, comme on le fait depuis un siècle :
car il ressort de létude conduite par Th. Chatelain sur le sens de ce mot 58 quun potamos peut
difficilement être considéré comme léquivalent dun «canal de dérivation» (pour reprendre la traduction
de Dareste-Haussoullier-Reinach) creusé de main dhomme. Dautre part, il faut bien voir que
lintroduction du datif potamoi`~, avec ses huit lettres, a eu un effet en quelque sorte pervers, puisquil
a contraint les auteurs des Inscriptions juridiques grecques dadmettre faute de place pour un
supplément plus long que le verbe a[
gein était là employé en lieu et place du composé à valeur technique
ejvgein, dun usage pourtant constant dans le reste du contrat 59. On pourrait être tenté dès lors
xadécrire ej;j`jv;v
an d ocetoi~ exagei thn limnhn, ce qui serait à tout le moins conforme aux exigences de la langue
et du stoichédon. Mais introduire ici un terme dont ce serait la seule occurrence dans toute linscription
pourrait, à bon droit, être jugé imprudent, dautant plus que ce terme nest sans doute pas parfaitement
adapté à lopération menée par Chairéphanès, puisque ochétos désigne normalement une canalisation
(quel que soit le matériau utilisé) 60 et non pas un canal creusé. Quant à taphros (« fossé »)
quavait adopté le premier éditeur 61 (sans que cela soit rappelé nulle part) , il conviendrait sans doute
mieux pour le sens mais ferait difficulté au point de vue du stoichédon, étant trop long dune lettre.
Bref, il paraît plus sage de laisser une lacune en cette fin de ligne, ou alors de la restituer assez
différemment 62. Pour ce qui est des opérations décrites dans ce passage, je laisse à Th. Chatelain le soin
de les expliquer à la lumière de son étude lexicographique et de la localisation de Ptéchai proposée ci-après.
À partir de la fin de la ligne 27, on revient à des considérations plus générales quant à lexécution
du contrat. Le cas est envisagé où Chairéphanès « subirait quelque chose euphémisme bien connu
pour dire mourir avant davoir drainé le lac » (lignes 27-28 : ªej
jj;vvv;
an deº ti paqei Caiªrºefanh~ prin
ej`;v
xagagein thn limnhn): si cette éventualité devait se produire, les collaborateurs (synergazoménoi) et les
héritiers (klèronomoi) de lentrepreneur resteraient liés par les termes du contrat que la cité a passé avec
lui 63. Il va sans dire que les droits et devoirs des héritiers sétendent à la période de jouissance des terres
58 Voir lappendice 2 de son article (p. 106). Si U. Fantasia (1999 : 101) ne fait pas expressément sienne la restitution
potamoi`~ de la l. 20, il admet le sens de « canal » pour le mot à la l. 22 (« derivazioni mediante canali »).
59 Ce sens technique est bien attesté également dans la littérature (cf. Liddell-Scott-Jones, Greek-English Lexicon
s.v. II 2), en particulier chez Théophraste, Caus. Plant. V 14, 2, à propos de travaux exécutés pour drainer
un lac près de Larisa en Thessalie (voir ci-après p. 73 et n. 168).
60 Comme il ressort des exemples littéraires et épigraphiques réunis par A. Orlandos - J. Travlos. 1986, p. 196 s.v.
Cf. aussi R. Martin 1957 : 66 sq. = 1987 : 349 sq. Un bel exemple dochétos lié au creusement dune série
dhyponomoi est fourni par des inscriptions de Décélie (cf. ci-dessous n. 65).
61 Eustratiadis écrivait en effet (mais entre doubles crochets, selon son habitude pour tous les suppléments
hypothétiques) Ea;jvv;v
n d exagei tafroi~ thn limnhn ktl. Sans doute léditeur grec était-il influencé par le
terme tafrwruv
co~ appliqué par Diogène Laërce à lingénieur Kratès de Chalcis (IV 5, 23).
62 Car on pourrait rattacher ªth;v
n limnºhn jusquici considéré comme lobjet du verbe de la circonstantielle qui
précède (ou précéderait) au verbe de la principale qui suit en écrivant : ªth;;vjv
n delimnºhn exagetw ktl.
(l. 20-21). Et la lacune de la ligne précédente pourrait alors être exactement comblée par ejv[
n tettarsi etesi
(délai fixé pour lachèvement de louvrage et lacquittement des indemnités aux propriétaires dépossédés).
63 Cela est pratiquement la règle en droit grec, conformément à un principe qua rappelé naguère, à propos des
contrats à Délos, Cl. Vial (1988 : 56) : aux yeux des Anciens, « lindividu continuait dans ses descendants
[
] ; hériter, cétait remplacer en tout le défunt, cétait lui succéder non seulement dans ses biens, mais
dans ses obligations ».
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Denis Knoepfler Qanats
asséchées (si les dispositions prises à cet égard ont sombré dans la lacune de la ligne 29, elles découlent
du serment que les Érétriens paraissent avoir dû prêter aux successeurs de Chairéphanès : voir ci-après
à propos des lignes 50-51). Très générale enfin est la clause de protection du contrat « entrenchment
clause », comme disent les Anglo-saxons qui assimile cet acte public à un décret, voire à une loi 64 .
Il sagit de prévenir le risque quune décision ultérieure de lAssemblée remette en question tel ou tel
point, obligeant par là (ªou{jv
tºw anagkazwn, selon une restitution originale des lignes 30-31) Chairéphanès
et ses associés (koinônoi) 65 à rompre le contrat : toute personne, magistrat (archôn) ou particulier
(idiôtès), qui prétendra que les synthèkai ne sont plus en vigueur (akyroi) 66 ou qui rédigera ou mettra
aux voix une proposition visant à leur annulation 67 sera sanctionnée par la privation de ses droits (atimia),
par la confiscation de tous ses biens (dèmeusis) au profit du trésor sacré dArtémis Amarysia 68 et
par sa mise au ban de la communauté, lui et sa famille.
La dernière clause du contrat proprement dit fait obligation à Chairéphanès de fournir des garants,
engyètai (lignes 33-34: katasth`;; vj;
sai dekaiCaireªfanhn egguhta~ ktl.º). Le texte ne précise pas mais
il ressort de la suite que ces hommes doivent être des Érétriens, « qui se porteront caution quune
fois drainé, le lac sera bien sec (comme Chairéphanès sy engage lui-même) et garantiront la somme
de trente talents pour lexploitation dévolue à Chairéphanès » (lignes 34-35 : ªsunepaggellomevnou~
o{jv;v\mh;[;;vJj;jv;bevv
tan eºxagagei thn limnhn hn esesqai xhran thn limnhn ªw~ auto~ epaggelletai kaibaion pareconta~º th;j` vvv
n autoukarpwsin triakonta talantwn) 69. La cité cherchait par là à se prémunir contre
deux risques également dommageables (et dailleurs intimement liés) : lun était de voir Chairéphanès
prétendre, au bout de quatre ans, que les travaux dassèchement avaient pleinement atteint le but
escompté, alors quen réalité lopération naurait été quà moitié (ou pas du tout) réalisée; en pareil cas,
64 Voir en dernier lieu Rhodes 1997 : 16-17 pour Athènes (avec renvoi à une étude de D.M. Lewis) et passim; p. 246
et 249 pour Érétrie, où la même formule se retrouve dans le nouveau fragment de la loi contre la tyrannie
(pour laquelle cf. Knoepfler 2001).
65 Pour ce terme, cf. Klaffenbach 1961 : 121-126, importante étude sur le dossier de Décélie relatif, lui aussi, à une
entreprise dassèchement (SEG XIX 181-182 + IG II2 2491 [= Syll.3 967] et 2502; cf. ibid. XXI 640-643), où lon
voit oiJ koinwnoi; tou` Acarnikou`cetou`
ojacheter les eaux souterraines (ennaiai) de plusieurs terrains avec
le droit dy faire passer un ochétos et dy creuser des hyponomoi. Lépigraphiste allemand en rapprochait justement
les koinônoi de notre inscription (en revanche, comme lont montré J. et L. Robert, BEp. 1964, n° 160,
cest à tort quil alléguait aussi une inscription de Symè, où les koinônoi liménôn sont des publicains).
66 Pour ladjectif a[
kuro~ dans ce contexte, cf. en dernier lieu, à propos dune loi agraire de Delphes à lépoque
impériale, J.-L. Ferrary - D. Rousset, BCH 122 (1998) : 335 et n. 208, avec renvoi à linscription dÉrétrie.
67 On peut en effet restituer plus complètement que ne lont fait les éditeurs les lignes 30 et 31. Je propose décri
re : ªeijvjvj`v;v][]jv]v]jv
dºe ti~ akurou~ ereitasde ta~ sunqhka~ h aªrºcwn h idiwthª~ hgrayei h epiyhfisei
para;ta;v{jvv;tou;;v;vj;
~ sunqhka~ outºw anagkazwn Cairefanhn kai~ koinwnou~ luein taª~ sunqhka~ epipareurev]v]vj`[[
sei h tropwi h logwi witºinioun, atimo~ estw ktl.
68 Comme je lai montré naguère en passant à propos du trésor sacré dArtémis (Knoepfler 1988 : 386, n. 14), il
faut introduire ici sur le modèle de ce que lon a aux l. 55 sq. (où se trouve une formule semblable après
lénoncé des serments) lépiclèse de la grande déesse dAmarynthos, même si le libellé exact reste un peu
incertain à lextrême fin de la ligne 32. On notera dautre part que cest lentier des biens du coupable qui
est dévolu à la divinité, et non pas seulement la dîme, comme cest bien souvent le cas dans une telle clause
(ainsi à Érétrie même dans la nouvelle loi contre la tyrannie). Cf. SEG XXXVIII 876.
69 On peut hésiter sur le mot à mot de la fin de la l. 34, mais cela naffecte pas le sens de la clause, dont lessentiel
est conservé (les éditeurs des Inscr. jur. gr. écrivaient là après une lacune partiellement comblée par Ziebarth
ªkai; bevv;J` (sic) kav
baion pareceinº thn autourpwsin ktl). Dans la lacune de la ligne précédente, jai
substitué o{tan (cf. l. 20) à ejpeida;n et introduit en conséquence le préfixe sun-devant le participe
ejv
paggellomenou~ des précédents éditeurs.
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54 Denis Knoepfler Qanats
il valait mieux pour la cité que le contrat fût rompu, quand bien même cet échec partiel ou total ne
lui aurait apporté aucune compensation financière puisque, selon toute apparence, le contrat ne prévoyait
ni amende ni indemnité si lentrepreneur ne parvenait pas à remplir ce premier volet de son engagement
70. Lautre danger résidait, bien sûr, dans lincapacité ou le refus de Chairéphanès de sacquitter
du loyer prévu dès la première année du bail proprement dit et tout au long de la décennie que celui-ci
était censé durer; et cest essentiellement pour assurer cet important revenu que la cité devait exiger
des garants en qui elle avait pleine confiance. Mais sans doute ne fut-il pas facile de trouver un nombre
suffisant de citoyens prêts à assumer une telle responsabilité financière. Et de fait il semble bien, ainsi
quon le verra dans un instant, quun indice méconnu jusquici suggère assez nettement que la chose
nalla pas sans mal.
B Les décrets proposés par le collège des probouloi. La deuxième partie du document est
constituée dau moins deux décrets qui, sur proposition des plus hauts magistrats de la cité, les probouloi 71 ,
viennent compléter et préciser les dispositions du contrat. Lun et lautre doivent avoir reçu la sanction du
Conseil (Boulè) et de lAssemblée (Dèmos), car, comme lavait déjà vu le premier éditeur, la restitution de
la formule e[` (te) boulei` kai; tw`v.doxen teii dhmwi simpose avec force dans les deux cas 72
B 1
Le premier de ces décrets a un double objet. Il porte dabord sur un privilège essentiel pour qui séjourne
dans une cité étrangère, à savoir la protection de la personne et des biens (asylia), dont loctroi à
Chairéphanès et à ses collaborateurs devra être dûment enregistré et transcrit 73 sur la stèle en plus des
dispositions ou synthèkai formant le contrat lui-même. Grâce à cette immunité valable sur toute
létendue du territoire dÉrétrie, y compris les zones maritimes, en temps de paix comme en temps de
guerre (lignes 37-38 : kai;;`;;v;v;jv
katagªhn kaikataqalattan 74 kaipolemou kaieirhnhD ~º), Chairéphanès et
ses gens seront mis à l abri de toute saisie licite de biens. Prenant naguère, dans une étude fouillée et
passablement novatrice sur ce fameux droit de représailles, le contre-pied de la conception quavait imposée
depuis longtemps le juriste R. Dareste 75 (coéditeur des Inscriptions juridiques grecques), lhistorien
70 Sur cet aspect du contrat, mis en évidence par des historiens du droit, cf. ci-dessus n. 15.
71 Sur les probouloi à Érétrie, je me permets de renvoyer à la mise au point donnée dans Décrets érétriens, sur la
base de plusieurs documents nouveaux ou corrigés (cf. lindex général, s.v.).
72 À un infime détail près (cf. ci-dessus n. 21). Par ailleurs, Ziebarth na pas été nécessairement bien inspiré en
substituant à la graphie courante tw`v
i dhmwi imprimée par Eustratiadis et les éditeurs français la forme à
diphtongue abrégée toi` v
dhmoi: en effet, de telles formes disparaissent à Érétrie vers 320 déjà, bien plus tôt
que les formes féminines correspondantes (cf. ci-dessous n. 121).
73 La structure de la phrase qui ouvre le dispositif du décret ne me semble pas avoir été bien établie par les éditeurs :
au lieu dadmettre deux infinitifs liés par une copule ªajv;\j`jv
nagrayai (---) kaieinaiº autwi asulian ktl.),
jestime préférable décrire ceci : ªajv;;v;v;
na-vel prosºgrayai pro~ ta~ sunqhka~ ta~ Cairefanou~ ta~
provvj`v;vj`jv
sqªen gegrammena~ en teisthlei thn dedomenhnº autwi asulian. Il ny aurait donc pas à supposer,
avec Ziebarth et ceux qui lont suivi (au nombre desquels ne se range pas B. Bravo 1980 : 931-933, qui a
certes renoncé à reproduire cette restitution très incertaine, mais en a proposé une autre qui ne me semble
pas moins douteuse, exception faite dun possible ªprosºgrav
yai au début), que le décret des probouloi
enjoignait de graver à la suite du contrat divers honneurs et privilèges (timai) octroyés à Chairéphanès : il
nest là en réalité question que de lasylie.
74 Cest en effet cette graphie attico-eubéenne qui simpose au lieu de la forme commune qavlassan, introduite
par Eustratiadis (à une époque où lon ne connaissait aucune proxénie érétrienne avec la formule dasylie),
puis adoptée dans les Inscr. jur. gr., les IG et ailleurs (ainsi chez B. Bravo 1980 : 931-933).
75 Dareste 1889 : 310, qui allègue linscription dÉrétrie: «Limmunité était accordée non seulement à lentrepreneur
mais encore à tous ses ouvriers. Toutefois, à légard de ces derniers, il existait une restriction dont létat mutilé
du texte ne nous permet malheureusement pas de préciser la portée ». Cf. Inscr. jur. gr. I, p. 154-155 et n. 1.
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Denis Knoepfler Qanats
polonais Benedetto Bravo76 a relevé que la clause dasylie du contrat érétrien nétait pas encore en ordre,
mais hélas sans pouvoir restituer ni même interpréter ce passage (notamment les lignes 38-40) de
façon vraiment convaincante. Il faut dire que le texte est ici dautant plus difficile à établir quil a été corrigé
par le lapicide, sans doute sur lordre du rédacteur, comme cela ressort notamment du fait quà la ligne39
la disposition stoichédon na plus été respectée. La seule chose qui paraisse sûre, cest que les autorités dÉrétrie
furent amenées à envisager le cas particulier où quelquun aurait eu un droit de prise à faire valoir
contre la cité (ligne 39: plh;[`;`v[
n ei ti~ sulon katath~ polew~ ecei): cette personne aurait pu, semble-t-il,
exercer son droit à Érétrie contre les collaborateurs de Chairéphanès mais pas avant que ceux-ci ne se fussent
mis complètement en règle avec la cité (lignes 39-40: touv;;j```;;
twªi demh exeinai sulhnÉ-anî tou~ metaCaºirefav;]
v;;vv
nou (sic) prin an dialuswntai pro~ thn polin panta). Cela signifie-t-il que, dans la mesure où ils avaient
partie liée avec les Érétriens, Chairéphanès et les siens pouvaient devenir la cible dun tiers créancier de
la cité elle-même? Encore une fois, la clause reste, de laveu même de B. Bravo 77, problématique, et lexégèse
ne paraît pas en avoir progressé depuis lors.
Un autre objet du premier décret et qui, lui, na guère retenu lattention des critiques est détablir
la liste nominale des garants fournis par Chairéphanès78 (lignes 40-42). Seuls quatre ou cinq noms sont
conservés, et chaque nom était visiblement accompagné par un démotique plus ou moins abrégé,
cest-à-dire par lindication dappartenance à lune des nombreuses communautés (ou dèmes) entre
lesquelles, comme à Athènes, se répartissait le corps civique. Mais deux choses me semblent avoir été
négligées jusquici: cest, en premier lieu, que lespace laissé en «blanc» à la ligne 42 (vide correspondant
à 11 lettres du stoichédon) prouve quun garant supplémentaire devait figurer à cet endroit, mais nétait
pas encore connu au moment de la gravure du texte; cest, dautre part, que le nom WREWN, à la ligne
précédente, ne saurait être ni un anthroponyme ni non plus un démotique abrégé79. Dès lors, il se pourrait
que se cache là en réalité le nom également abrégé dune des six tribus dÉrétrie, lOréonis Wrewn(iv
do~)
dont le nom était apparemment tiré du héros Orion, bien implanté dans la Béotie voisine et en Eubée
même 80. Or, cela impliquerait que les garants navaient pas été désignés indifféremment « parmi tous
les citoyens» (ejvJv
x apantwn), mais quil avait fallu en prendre deux (?) par phylè, ce qui justement a pu
faire problème les citoyens les plus riches étant inégalement répartis dans chacune de ces unités
pour constituer un groupe théorique de douze engyètai. Aussi conviendrait-il, dans cette hyptothèse,
dadmettre la présence de deux tribus à la ligne 40, de deux autres dans la lacune de la ligne 41 et dune
dernière (ou sixième) avec un seul nom de garant au début de la ligne 42.
B 2
Au milieu de cette même ligne (et sans marque de séparation, puisquil ne faut pas interpréter comme
telle, on vient de le constater, le vide intermédiaire) commence un second décret, qui se rapporte
clairement à la prestation des serments. Tous les citoyens 81 devront jurer dobserver le contrat sous peine
76 Bravo 1980, en particulier p. 931-933 pour notre inscription (cf. SEG XXX 1094), avec les observations critiques
de Ph. Gauthier (1982 ; cf. BEp. 1992, 167, à propos de K.W. Pritchett ; et déjà Gauthier 1972 : 234 et n. 78,
sur lasylie concédée à Chairéphanès). Pour lensemble des privilèges octroyés aux adjudicataires de travaux
publics en Grèce, voir Wittenburg 1986 : 1079 sq., en particulier 1083-1084.
77 Bravo 1980 : 933, qui est tenté par une autre exégèse : « Peut-être était-il dit ici que Chairéphanès ne pouvait
pas faire entrer dans le territoire de la cité des collaborateurs qui auraient eu un droit de saisie contre elle.
Mais ce passage est très obscur ».
78 À la ligne 40 je propose de restituer le mot ej
jjvgguhtai(déjà introduit par les précédents éditeurs) aussitôt après
le pav
nta qui clôt, selon toute apparence, la phrase précédente.
79 Ce nest pas que lon connaisse tous les dèmes dÉrétrie, mais un démotique na pas sa place ici après un autre
démotique avéré (dème de Phégous : cf. Décrets érétriens, p. 240 n. 908).
80 Pour cette hypothèse, voir D. Knoepfler 1998a.
81 Selon la restitution proposée par les éditeurs des Inscr. jur. gr. et adoptée par Ziebarth ; Wallace 1947 : 124-125
et n. 20, a proposé de remplacer, aux l. 42-43, pªolivv[v
ta~ pºanta~ par ªarcou~ pºanta~, mais si le premier
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56 Denis Knoepfler Qanats
dêtre (très probablement) privés de leurs droits (atimoi) 82. Ce sont les probouloi eux-mêmes qui feront
prêter ce serment aux citoyens (lignes 43-44 : ªejv;Jv
xorkountwn deº oiprobouloi), tandis que les stratègoi
cest-à-dire lautre grand collège de magistrats érétriens 83 soccuperont chaque année dassermenter
les éphèbes, et cela pendant toute la durée du contrat84. Relevons au passage que cest non seulement
pour Érétrie mais aussi dans tout le monde grec exception faite, bien entendu, dAthènes,
où léphébie fut réorganisée en 335/4 85 la première mention de léphébie en tant quorganisation
civique et militaire (doù justement le rôle des stratègoi). À ce titre, linscription a retenu naguère lattention
dun autre historien polonais installé en France, André St. Chankowski, qui a soutenu en 1996
une thèse sur léphébie hors dAthènes 86 .
Mais revenons au décret, dont la clause suivante est relative à la gravure et à lexposition de la stèle,
comme déjà aux lignes 12-13 du contrat, répétition qui se justifie par le fait quil sagit maintenant
dy transcrire le décret en question (psèphisma) ainsi que, très certainement, le serment lui-même (horkos).
On prescrit de graver également les noms des citoyens et des éphèbes ayant prêté serment, mais
en faisant entre ces deux catégories une nette distinction, que léditeur des IG XII 9 (à la différence de
ses devanciers) a curieusement escamotée: en effet, si les rédacteurs ont utilisé, comme il se doit, le présent
de linfinitif pour lenregistrement répété des éphèbes au fur et à mesure de leur intégration au corps
civique (ligne 47: ªajv; ;`jv;jv
ºnagrafein dekaitwn efhbwn tou~ omosantªa~ ktl.º), cest à laoriste que, tout natu
rellement, ils durent avoir recours pour lacte ponctuel que représentait la confection du grand cata
logue des citoyens adultes (ligne 46-47 : ªajv;;
;;j`v;jv
nagrayai dekai en teisthlei tou~ omosanta~º et non pas,
ici comme déjà à la ligne précédente, ajv
nagrafein avec Ziebarth). Prononcé à la première personne du
singulier, le serment reproduit in extenso sur la pierre 87 engageait personnellement chaque
supplément nest pas parfaitement satisfaisant du point de vue formel, le second se heurte à plusieurs difficultés
(même si daucuns ont cru pouvoir laccepter: ainsi Chankowski 1993 : 37 n. 67; doute justifié, en revanche,
chez U. Fantasia 1999 : 106 n. 163): cest pourquoi, comme le rappelle P. Ceccarelli (1998 : 91-92), jai suggéré
décrire plutôt polivta~ men pavvn annonçant le dede la ligne suivante (exhorkôsis par les
;nta~, ce mev
probouloi).
82 À la l. 43 on restitue en effet de façon plausible, depuis lédition française, o}];jv[[
~ d an mªh omosei, atimo~ estwº,
avec ensuite une courte lacune de 9 lettres, difficile à combler sans arbitraire puisquil ny a pas place ici
pour une clause de confiscation des biens comme aux l. 32 et 57.
83 Pour lesquels voir Décrets érétriens, index général s.v (cf. déjà ci-dessus p. 50 et n. 44).
84 Cest Ziebarth qui a su retrouver une expression telle que kat ªe[
to~º à la l. 44 et introduire ensuite la mention
des éphèbes (pratiquement assurée, puisquà la l. 47 il est question de leur enregistrement sur la stèle). Mais
à la restitution, du reste incomplète, quil proposait et quapprouva, en traitant de léphébie, M.P. Nilsson
1955 : 98) je crois devoir substituer un libellé qui combine cet apport avec lheureux supplément des
premiers éditeurs pour la fin de la ligne, soit kata; ªej;;j; o[nta~ efhbou~ ew~ an thn;
niauton tou~ aeijv{]
gh`v;[; vv
nº karpizhtai ta eth tasªuºgkeimena Cairefanh~. Les éditeurs des Inscr. jur. gr. ont sans doute raison
décrire (p. 151) que le serment sera exigé des éphèbes « pour tout le temps que dureront la dérivation
du marais et la jouissance du terrain », mais cette traduction ne peut plus être regardée comme conforme
au texte grec le plus probable, où une mention de la première période prévue dans le contrat, celle de
lopération de drainage, nétait nullement indispensable en loccurrence.
85 Il ma été donné de préciser cette date qui paraît désormais assurée dans un appendice des Décrets
érétriens (p. 373 sq.), en relation avec une nouvelle chronologie de lhistoire dOropos entre 338 et 335.
86 En attendant la publication de cette thèse, voir Chankowski 1993 ; cf. aussi Id., Topoi 7 (1997) : 333, n. 7, et,
pour un jugement critique, Ph. Gauthier, BEp. 1994, n° 457 (p. 562-563).
87 Lignes 48-49 : ª {J de; o{{[jv;v; th;`; th;
Orko~: orko~ ode estai: omnuw toªn Apollwna kain Lhtoun kain Artemin,
h\;jvv;``vv|vJvJ;`v
mhn easw karpizesqai thn ghn th~ limnhº~ Cairefanhn wi suneqeto hpoli~ uper th~ lªimnh~º.
Chaque citoyen sengage à se dresser, dans toute la mesure de ses moyens, contre quiconque voudrait
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Denis Knoepfler Qanats
citoyen vis-à-vis de Chairéphanès, cet étranger à qui les Érétriens acceptaient de céder temporairement
une portion non négligeable de leur territoire en contrepartie de son travail et moyennant un substantiel
loyer. Le parjure était voué à la perdition, lui et ses biens (ligne 50-51: eijde; ejvjv
piorkeoimi, apºolesqai
kai;auj;;ta;crhv; eJ`) 88. On voit par là toute limportance que la cité attachait à la réa-
to~ kaimata taautou
lisation de cette entreprise.
Selon toute apparence, les citoyens devront également sengager auprès des héritiers ou collaborateurs
de Chairéphanès (quel quait été le mot exact utilisé dans la lacune, car klèronomoi est ici loin dêtre
assuré) en leur prêtant exactement le même serment quà lentrepreneur : ils promettront ainsi de ne
pas distribuer (à dautres ?) les terres gagnées sur le lac (lignes 51-52 : ojªmovsai de; pa`si toi`~ meta;
Cairefavjv;auj; a{vjv;katanemei`;``v
nou~ ergazomenoi~ tataºper CairefãanÃei omnuwsin, mhªn thn ghn th~ limnh~º
vel simile) 89. Cet engagement paraît avoir été un moyen de rassurer les ayants-droit, puisque les Érétriens
étaient par là dissuadés de profiter de léventuelle disparition de Chairéphanès pour faire main
basse, avant terme, sur les nouvelles terres. Mais comment lier cette disposition à la phrase suivante,
qui semble de prime abord ne faire que répéter la clause de protection («entrenchment clause»), déjà
énoncée aux lignes 30-32 du contrat et à nouveau reprise aux lignes 56-58 ? La chose a visiblement
embarrassé les éditeurs 90, surtout du fait que la phrase ejvv
an ti~ legei ktl. (ligne 53) nintègre pas, comme
ailleurs, un élément de liaison, car on lit DEEAN (et non pas EANDE). Cela ne peut sexpliquer, je
crois, que comme une référence 91 à la clause gravée sur la présente stèle (ou dans le présent contrat) :
ªw{vvj`v`jvv
sper vel kaqaper gegraptai en teisthlei teiºde ean ti~ legei ktl. Autrement dit, le citoyen qui enfreindrait
le serment serait assimilé, du point de vue de la peine, à celui qui parlerait contre le contrat lui-
même : il subirait le même châtiment et, en outre, aurait à payer une amende dont le montant nest
pas conservé 92. Il est fait mention ensuite de la formule sacramentelle (ligne 54: ejv
pomnuontwn ktl.) par
laquelle la cité prend à témoin les divinités qui garantiront le serment 93: après Apollon ce sont les deux
abroger le contrat, du moins « tant que le serment commun sera en vigueur » (l. 50 : xªuºnou`{
orkou
keimevv
nou). Chose intéressante, le vieil adjectif xuno~, qui ne se rencontre guère que chez les poètes,
est par deux fois attesté dans les fameuses imprécations publiques de Téos (à lire maintenant chez
P. Herrmann, Chiron 11 (1981) : 15 sq. ; cf. SEG XXXI 984, l. 3: 985 C2).
88 Il ny a pas (ou plus), en revanche, dans ce serment de véritables imprécations (arai), comme en fournissent
encore bien des textes du IVe s. ou même plus tardifs (jy reviens dans lédition de la loi dÉrétrie sur la tyrannie
: cf. Knoepfler 2001).
89 Jadopte ici le texte des IG, mais avec diverses modifications de détail pour respecter le stoichédon et avec un
doute assez marqué concernant la restitution toi`[
~ alloi~, dont on pourrait faire, me semble-t-il, léconomie.
La restitution des éditeurs antérieurs supposait quaprès la prescription relative au serment à prêter aux héritiers
il y avait une nouvelle phrase introduite par ejavn (dont aurait dépendu le subjonctif ojmnuvwsin) dans
laquelle était envisagée léventualité où les citoyens nauraient pas voulu prêter à ces héritiers le même serment
quà Chairéphanès (après le décès de celui-ci?). Mais cela paraît bien inutilement compliqué (cf. dailleurs
Inscr. jur. gr. I, p. 155 n. 2 : « la restitution de toute cette partie est très douteuse »).
90 Eustratiadis suivi par Dareste-Haussoullier-Reinach 1893 (« Si quelque citoyen, avant la prestation du serment
»
) écrivait ªPro; `{;
tou orkouº de, ce qui nest satisfaisant à aucun point de vue. Quant à Ziebarth,
il a écrit ªpara;`;
tautaº de, ce que lon peut considérer comme un premier pas dans la bonne direction.
91 Une construction un peu similaire figure dans la nouvelle loi érétrienne contre la tyrannie.
92 Mais le mot à mot reste difficile à établir, dautant plus que la subordonnée commençant par mh; katanemein`
(l. 52) est dune longueur indéterminée. Il en va de même de la fin, où la restitution de linfinitive dépendant
de ejvv]v]jv
an ti~ legei hgrafei h epiyhfizªeiº reste incertaine dans le détail ; à la l. 54 on pourrait écrire e.g.
oJ;jv`vv
de epiorko~ mna~ dekºa tisei.
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58 Denis Knoepfler Qanats
déesses Léto et Artémis, qui forment avec lui la triade délienne (voir ci-après à propos du relief) et derechef
sont reproduits les termes du serment par lequel chacun attire sur lui la félicité ou le malheur selon
quil restera ou non fidèle à son engagement solennel. Enfin est consignée une dernière variante de la
clause de protection du contrat (lignes 56-58), qui porte plus particulièrement, ici, sur le respect du texte
juré: le coupable sera déclaré atimos et ses biens seront consacrés en totalité à Artémis Amarysia (principale
divinité extra muros à côté du dieu urbain Apollon Daphnéphoros, dont le sanctuaire abritera la
stèle). En relation avec le culte dAmarynthos figure encore une clause un peu énigmatique car impossible
à restituer complètement qui concerne les pyrrhichistai: ces participants à la danse armée pour
Artémis (en qui il faut peut-être reconnaître les éphèbes de seconde année 94) se verront infliger une
amende (versée elle aussi à la déesse) sils commettent quelque infraction lors de la conclusion du
contrat avec Chairéphanès ou plus tard (lignes 58 : ªtw`;jJ`[vv
n deº purricistwn an ti~ toutwn paªrabainei ti-
-º); eux aussi paraissent avoir été assermentés (ligne 59 : ejv
xorkoªuntwn - --º). Dans une thèse de luni
versité de Rome consacrée à la pyrrhique 95, Paola Ceccarelli a essayé récemment de tirer le meilleur
parti de cette mention remarquable mais point entièrement isolée.
Bien que la fin de linscription soit perdue, on a de bonnes raisons de penser que ce second décret
ne se prolongeait guère après les pauvres restes des lignes 60 à 66, car le passage en question contenait
très certainement les dispositions finales relatives à laffichage du document. Étaient mentionnés en
particulier les magistrats à qui incombait le soin de faire graver les horkoi et les psèphismata (ligne 61 :
ª - - - ajv
nagrºayousi). Il nest pas sans intérêt de constater quils avaient à produire au moins deux copies
des synthèkai (ligne 61 encore : tw`;`jv
n de sunqhkwªn antigrafa - - -º), qui devaient être envoyées en tout
cas à Mégare et à Andros (ª- - - eijv; Andron ªkai;
~º Megara kai- - -?), afin que le document y fût également
gravé et exposé (si le verbe de la ligne 63 se rapporte bien aux copies et non pas à loriginal). En
quoi ces cités, lune et lautre relativement proches dÉrétrie, étaient-elles intéressées à connaître les clauses
du contrat érétrien96? Cest très probablement que lune delles se trouvait être la patrie de lentrepreneur
Chairéphanès, lautre peut-être celle de ses héritiers ou de ses plus proches collaborateurs 97. Mais on
ne peut guère en dire plus dans létat actuel du dossier.
93 Cest ce que lon appelle le nomimos (ou enchôrios) horkos: pour cette notion et le verbe ejvv
pomnumiÉ-omnuw, on
peut toujours se reporter à la dissertation latine de E. Ziebarth, De jurejurando in jure graeco (1892) : 14.
94 Cf. déjà Dareste-HaussoullierReinach 1893 : 156 n. 3, à compléter par les travaux de A.St. Chankowski (ci-
dessus n. 86) et P. Ceccarelli (voir la note suivante).
95 Ceccarelli 1998 : 91-92, qui fait état de plusieurs de mes restitutions. Lauteur est revenue sur le problème dans
une communication au colloque de la Fédération Internationale des Études Classiques (FIEC) en septembre
2000 à Kavalla (Ceccarelli s.p.).
96 Diverses hypothèses ont été faites à ce sujet, notamment par les éditeurs des Inscr. jur. gr. I, p. 153 et n. 3; cf.
aussi p. 155-156, où ces auteurs supposent, non sans vraisemblance, que Chairéphanès était citoyen de
Mégare ; pour sa possible implantation ultérieure à Cassandreia, voir ci-après p. 67. Tsatsos, dans le
mémoire mentionné ci-dessus (p. 45), les résume en donnant la préférence à une conjecture de son cru :
on aurait voulu, par ces copies, se prémunir contre une éventuelle destruction de la stèle érigée à Érétrie ;
mais si tel avait été le but, une exposition dans un grand sanctuaire eût été plus appropriée.
97 En ce qui concerne Mégare, bornons-nous à rappeler quelle fut lalliée dÉrétrie en 323 (soit très peu dannées
avant la conclusion du contrat, ainsi quon verra) lors de la guerre lamiaque, puisque ces cités restèrent toutes
deux fidèles aux Macédoniens ; et cest dans ces circonstances que sexplique le mieux, selon moi, lenvoi
du jeune Ménédème à Mégare comme garnisaire (Diog. Laert. II 125 : cf. Knoepfler 1991 : 171 n. 5). Pour
ce qui est dAndros, rappelons que, daprès Strabon (X 1, 10, C 448), cette île fut avec deux autres
sous la domination dÉrétrie (mais on ne peut guère suivre Bakhuizen 1976, p. 29-31, dans sa suggestion
de dater cette période hégémonique des années 411-394 seulement).
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Denis Knoepfler Qanats
C Le catalogue attenant au contrat. Linscription conserve aussi, on sen souvient, un catalogue
de noms (avec démotique abrégé) qui est gravé dune part sur la face arrière (dite B) et dautre part sur
la face latérale gauche (dite C) de la stèle. Quil sagisse dune partie au moins des Érétriens ayant prêté
serment à Chairéphanès ne saurait faire de doute, puisque le document lui-même prescrit la gravure
des omôsantes, citoyens et éphèbes (lignes 46-48). Comme il ny a pas trace dintitulé au haut de la face B,
cette liste devait nécessairement commencer déjà au bas de la face A.Elle pouvait contenir à lorigine
entre 1 000 et 2 000 noms (quelque 450 se lisent encore aujourdhui). Mais il est fort douteux quon
ait pu y faire entrer tout le corps civique érétrien, car dautres inscriptions permettent destimer celui-
ci à plusieurs milliers dhommes, guère moins de 6 000 et peut-être près de 10 000 98. Dès lors, de deux
choses lune : ou bien le catalogue se prolongeait primitivement sur deux autres stèles encore dont
rien ne subsisterait dans la documentation actuelle 99 à côté de celle qui est partiellement conservée,
ou bien hypothèse somme toute plus vraisemblable et en tout cas plus économique seuls ont été
enregistrés les citoyens appartenant à des dèmes proches du lac de Ptéchai, donc directement intéressés
à la bonification de ces terres (notons que la clause relative à la gravure ne ferait pas obstacle à cette
hypothèse puisque rien nimpose, bien au contraire, dintroduire ladjectif pav
nta~ dans la restitution
la plus plausible des lignes 46-47 100). En faveur de cette solution pourrait plaider enfin le fait que seule
une vingtaine de dèmes sur les soixante ou soixante-six que comptait le territoire sont mentionnés dans
ce qui nous reste de la liste.
On relèvera également que si aucun démote de Ptéchai napparaît dans le long catalogue de la
face B, deux citoyens de ce dème figurent parmi les ajouts de la face C 101 (et dautres ont pu se trouver
sur la face latérale droite, entièrement disparue), ce qui paraît impliquer que le gros des habitants
de ce dème était enregistré sur la partie inférieure de la face A, tout au début du catalogue. Cest là aussi,
selon toute vraisemblance, quétaient gravés les noms des citoyens appartenant aux dèmes les plus
voisins du lac à assécher : ainsi très particulièrement les gens dAphareus dème dont on sait de source
sûre quil appartenait au même «district» (Mésochôros) que Ptéchai , qui eux non plus napparaissent
pas sur la face B mais ont quelques représentants sur la face C 102, ou ceux de Panakton, dème «nouveau
» 103. Il paraît clair à tout le moins comme cela ressortira plus nettement encore de la troisième
partie de cette étude que des critères géographiques ont, dans une large mesure, déterminé la
composition de la liste qui subsiste.
98 Pour les bases de cette estimation, cf. Knoepfler 1985 : 246 n. 11 et 257 n. 55, et Id. 1998b, notamment 371-373.
99 Car comme la noté récemment U. Fantasia (1999 : 106 et n. 164), on ne saurait rattacher à ce dossier aucun
des nombreux fragments de catalogues civiques que compte lépigraphie érétrienne ; toutefois, contrairement
à ce que laisse croire le savant italien, ce ne sont pas tant des raisons prosopographiques que dabord des
données dordre matériel et graphique (dimensions des pierres, taille des lettres, présence du patronyme,
place du démotique, etc.) qui interdisent de tels rapprochements ; de fait, les plus importants de ces
fragments attestent une double entreprise de recensement de la population érétrienne au début du IIIe s.
(cf. Knoepfler 1998b : 395-396 et 398).
100 Voir ci-dessus, p. 56-57 et n. 81 pour cette partie de linscription (B 2).
101 L. 13 et 35. Pour la lecture des noms de ces démotes, cf. Ziebarth, IG XII Suppl. p. 178 ; Wallace 1947 : 125 n. 21.
102 Pour la position du dème dAphareus au sein du Mésochôros, voir mes Décrets érétriens, p. 236-241, avec la n. 869
quant au témoignage de IG XII 9, 191.
103 Cest en effet un dème dont le nom complet nest connu que depuis peu dannées et dont lappartenance au
« district » de Ptéchai semble très probable, à défaut dêtre assurée (cf. Décrets érétriens, p. 155-158, avec la
n. 306 pour labréviation Pana dans notre inscription).
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60 Denis Knoepfler Qanats
2 Le contexte historique
2.1La datation du document par les éditeurs. On a vu que, dès leditio princeps, P. Eustratiadis
avait réussi à cerner la date approximative du contrat, soit la deuxième moitié du IVe siècle avant J.-C.,
et cela sur la base tant de la gravure stoichédon, de la langue, du style du relief
que de lhistoire ; car
le fait quà lépoque de linscription Érétrie ait été, de toute évidence, une cité libre et démocratique
invitait larchéologue grec à proposer en fin de compte une date entre 340 et 278 104, cest-à-dire entre
lexpulsion du tyran Kleitarchos par les Athéniens en 341 et la soumission de la cité au roi Antigone
Gonatas après la disparition du philosophe et homme dÉtat érétrien Ménédème, dont on plaçait
alors vers 278 lexil et la mort. À cette estimation très large, les éditeurs des Inscriptions juridiques
grecques préférèrent substituer lhypothèse que lentreprise dÉrétrie fut contemporaine de celle que les
Béotiens menèrent dans le Copaïs à lépoque dAlexandre le Grand (donc vers 330) 105. Maurice
Holleaux, quant à lui dans son beau mémoire de 1897 intitulé « Note sur un décret dÉrétrie » 106
(qui nest pas linscription examinée ici) , pensa pouvoir réduire sensiblement la fourchette établie
par le premier éditeur. Dune part, il adoptait le terminus post quem de 322 quavait proposé très peu
auparavant larchéologue D.Sp. Stavropoullos, bon connaisseur des inscriptions eubéennes 107 en
se fondant sur la présence parmi les Érétriens catalogués au revers du contrat de nombreux habitants
de Styra; car cette petite ville de lEubée méridionale naurait été annexée par Érétrie quen 323, lors
de la guerre qui suivit la mort dAlexandre 108. Dautre part, létude conduite par Holleaux lui-même
sur les vicissitudes dÉrétrie à la fin du IVe siècle lengageait à retenir lannée 309/8 comme terminus ante
quem, puisque, selon lui, la cité avait à cette date modifié ses institutions par son adhésion à la
Confédération béotienne, substituant en particulier un collège de trois polémarques, caractéristique de
la Béotie, aux magistratures traditionnelles des probouloi et des stratègoi; or, dans le contrat, on sen
souvient, ce sont encore les probouloi qui dirigent la cité. Cest donc entre 322 et 308 que les Érétriens
auraient entrepris lassèchement du marais de Ptéchai. Cette chronologie a été très largement acceptée,
ainsi par léditeur des IG, puis dans les Staatsverträge et ailleurs 109 .
Lillustre historien du monde hellénistique a sans doute approché la vérité de fort près, mais il faut
bien marquer que ses arguments sont désormais caducs. Dès 1971, en effet, jai pu montrer que
lannexion de Styra par Érétrie était en réalité beaucoup plus ancienne, remontant sans doute à la
période 411-405 déjà 110: le terminus post quem de 323/2 par conséquent seffondre. Et le terminus ante
quem de 308 nest pas plus valide, puisquil résulte de recherches menées sur lhistoire dÉrétrie à la haute
époque hellénistique que lentrée de cette cité dans le Koinon béotien ne doit pas être antérieure à lannée
104 Archaiologikè Ephèméris 1869 : 332.
105 Dareste-Haussoullier-Reinach 1893 : 143 : « Nous croirions volontiers que le contrat pour le dessèchement du
marais dÉrétrie a été passé à la même époque ».
106 Holleaux 1897 (en particulier p. 164 n. 1) = Holleaux 1938 : 41 sq. (= 47, n. 2).
107 Eph. Arch. 1895, col. 147 et 151 (Stavropoullos rééditait là [col. 126 sq.] la face B de notre inscription).
108 On croyait pouvoir inférer cela de Strabon X 1, 6, C 446 (attaque athénienne contre Styra, possession
érétrienne). Pour cet épisode (que jai étudié dans Knoepfler 1971), voir Ferguson 1911 : 16, et plus
récemment Will 1979 : 33 ; cf. maintenant Habicht 2000 : 415 n. 7 (note de D. Knoepfler).
109 En fait par tous ceux qui ont eu à soccuper de linscription jusquil y a peu dannées (cf. encore Fantasia 1999 :
102 et n. 145), quand jai commencé à faire valoir des arguments contre la chronologie de Holleaux (doù
par exemple Chankowski 1993 et Ceccarelli 1998 : 91-92).
110 Knoepfler 1971, dont les conclusions paraissent avoir été largement acceptées : outre les auteurs déjà cités, voir
notamment Moggi 1976 : 227 sq. (n° 35).
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Denis Knoepfler Qanats
286/5 111. Cest donc sur de nouveaux frais quil faut essayer de préciser la datation de notre document.
Pour faire bref, je nalléguerai ici quun petit nombre de faits dordre paléographique et linguistique,
pour dire ensuite quelques mots du relief sculpté un peu trop négligé puis surtout des institutions
et de leurs rapports avec lhistoire politique.
2.2 Les données paléographiques et linguistiques. Si lécriture, assurément, ne fournit
jamais dindications chronologiques bien précises, elle permet en loccurrence détablir un terminus ante
quem à peu près infranchissable. En effet, on la vu, le texte est gravé en files (stoichédon), et de manière
dans lensemble fort régulière (en dépit de quelques entorses çà et là et dune rupture plus grave
mais explicable à la ligne 39), sinon toujours très soigneuse dans le tracé des lettres. On sait quil
sagit dun mode de gravure essentiellement attique, dont lépigraphie érétrienne offre un nombre
appréciable dexemples. Or, aucun deux nest, dans létat actuel de la documentation, postérieur à lannée
301 112. Le contrat avec Chairéphanès a donc les plus grandes chances dêtre antérieur à cette date.
Inversement, cest un très précieux terminus post quem que fournit la langue de linscription. Car si lon
a, fondamentalement, affaire à un texte écrit déjà en langue commune, on observe encore dans cette
koinè de plus en plus utilisée même en Vieille Grèce dès la fin du IVe siècle quelques vestiges de lancien
dialecte ionien de lEubée centrale (avec son annexe continentale dOropos), et cest ce qui a valu à notre
inscription dêtre reprise (très partiellement, il est vrai) dans le recueil des inscriptions dialectales de
Collitz-Bechtel (1905, n° 5311) 113. Certes, le trait le plus original de ce dialecte, à savoir le rhotacisme
intervocalique qui valait aux Érétriens dêtre moqués par leurs caustiques voisins athéniens , a
complètement disparu dans le contrat, ne subsistant que dans lonomastique, sous une forme figée 114:
on ne dit plus (ligne 57) vvv
Artemido~ Amarurih~, mais Amarusia~ 115. Au vu des documents bien datés
que lon possède maintenant pour la décennie 340-330, en particulier le nouveau fragment de la loi contre
la tyrannie et déjà la loi sacrée sur les Artémisia 116, sans parler des premières proxénies oropiennes, qui
tombent dans la fourchette 338-335 117, cela prouve indiscutablement que lon est après 335-330. Mais
le e ionien issu de a long na pas, lui, complètement disparu (et précisément dans un cas où leubéen
se distingue depuis longtemps de lattique) : au début du texte, à une ligne dintervalle, le lapicide
et déjà sans doute le rédacteur écrit e{`jvj;jv
neka th~ ergasia~ (ligne 3) et ei~ thn ergasihn (ligne 4). De
même, on rencontre au début la forme encore non contracte uJvJ`
potelewn pour upotelwn (ligne 6),
autre vestige de lancien dialecte 118, et probablement aussi linfinitif dit athématique forme érétrienne
typique tiqei`v
n pour tiqenai (ligne 9) 119. Or, cette période de transition entre lusage régulier du
111 Voir Knoepfler 1991 : 197 n. 73 et 209-219 (tableau chronologique) ; 1992, n° 75 (p. 450-452) ; 1998c : 203 ; Décrets
érétriens, p. 117 et 252-253.
112 Le document érétrien le plus récent (du moins parmi ceux qui sont datés avec précision) est IG XII 9, 210 (voir
Décrets érétriens, p. 232 sq. n° XIV), précédé sans doute de très peu par le n° 198 (repris ibid. sous le n° XIII),
dont lécriture très menue pourrait être loeuvre du même lapicide que le contrat (cf. Décrets, p. 220).
113 Les recueils plus récents, y compris celui de M. del Barrio 1991, lont en revanche laissée de côté.
114 On a ainsi, dans la liste de la face B, des noms tels que ÔHghvrippo~ (l. 23) et Lurivmaco~ (l. 40) pour
ÔHghvv
sippo~ et Lusimaco~, tandis que dautres anthroponymes ont conservé ou rétabli le sigma intervocalique.
Sur ce phénomène, le petit livre de Phokitis 1932 doit être utilisé avec dinfinies précautions.
115 À la l. 59 il faut évidemment corriger, dans le texte des IG XII 9, Amurusivv
ai en Amarusiai.
116 IG XII 9, 189 (à consulter de préférence chez Sokolowski 1969 : n° 92). Pour la loi sur la tyrannie, cf.
Knoepfler 2001.
117 Cf. Pétrakos 1998, n° 1-3 ; pour la date, cf. D. Knoepfler, Décrets érétriens, p. 367 sq. (appendice 1).
118 Pour ces formes non contractes du dialecte ionien, voir par exemple Bechtel 1923 : 51 sq. ; M. del Barrio 1987 :
180-181 (où cette forme nest cependant pas répertoriée).
119 Du moins est-ce la forme qui découle de la restitution la plus probable (pour ces infinitifs, cf. Knoepfler 1986 :
79 et n. 40) ; mais on ne peut exclure que le verbe ait été là tout simplement telei`n.
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62 Denis Knoepfler Qanats
dialecte et le recours systématique à la koinè ne paraît pas avoir duré beaucoup plus dune quinzaine
dannées: dans les documents de la dernière décennie du IVesiècle, il ny a plus trace de ces flottements 120 .
Autrement dit, on doit être avant 310, disons vers 320-315 121. Un autre indice en faveur dune date plutôt
haute réside dans le fait que les individus mentionnés dans linscription, quil sagisse des garants
fournis par Chairéphanès (face A, lignes 40-42) ou des citoyens assermentés du catalogue attenant
(face B), ne portent pas de patronyme, mais seulement leur démotique (font seuls exception les
personnages inscrits après coup au sommet de la face latérale C, qui, pour la plupart, doivent être des
éphèbes). Or, cette absence du patronyme est, à Érétrie, un incontestable trait dancienneté, comme
suffirait à le faire apparaître labondante série des épitaphes 122 si cela nétait pas démontré par la série
des catalogues civiques du début du IIIe siècle, où le patronyme ne fait plus jamais défaut 123 .
2.3 Le couronnement sculpté. Dans le même sens plaide la présence dun relief au sommet de la
stèle. On sait que ces Urkundenreliefs sont une spécialité attique des Ve et IVe siècles, plus précisément
et surtout entre 430 environ et 318/7 (avec quelques exemples encore autour des années 303-295) 124 .
À Érétrie, un seul autre document public est ainsi décoré : il sagit dun décret bien trop tardivement
daté du milieu du IIIesiècle par les spécialistes de la sculpture relatif à la consultation dun oracle 125 .
On voit donc quil serait décidément bien arbitraire de placer notre inscription après ca 310. Mais peut-être
faut-il faire un pas de plus, vu que la facture de ce relief est manifestement attique (le marbre lui-même
paraît bien être du pentélique 126): ne serait-il pas loeuvre dun sculpteur athénien installé ou venu à
Érétrie peu après 317, quand les lois somptuaires de Démétrios de Phalère obligèrent effectivement
beaucoup dartistes à sexiler pour trouver du travail en dehors de leur patrie 127? On verra en tout cas
que cette datation serait fort compatible avec les indices qui découlent de lhistoire même dÉrétrie.
Avant dy venir, toutefois, il faut sarrêter un instant sur le relief lui-même (fig. 1), qui, en dépit de sa
déplorable mutilation, ne manque pas dintérêt. Que représentait-il? Personne ne doute et, disons-le
demblée, avec raison que devaient sy trouver primitivement les trois divinités garantes du serment,
Apollon, Léto et Artémis (lignes 48 et 54 : to;v;;`;;n Apollwna kai thn Lhtoun kai thn Artemin). Mais elles
120 Voir les n° 5-10 et surtout VI-XIV des Décrets érétriens.
121 Ce faisant, je rectifie légèrement mon estimation antérieure, qui était à peine plus basse, vers 315-305: cf. Ceccarelli
1998 : 91 n. 1, et déjà Chankowski 1993 : 40, lequel relève par ailleurs que, si le contrat recèle encore des
formes à diphtongue longue abrégée en -ei, il nen contient plus en -oi pour -wi. De fait, les deux
phénomènes, quoique parallèles, nont pas, à Érétrie, évolué au même rythme, et je crois pouvoir établir
que la disparition des désinences abrégées en -oi est survenue vers 320 déjà (cf. Décrets érétriens, p. 98 et
n. 427, 145, 185 et passim): cest donc un terminus post quem des plus précieux pour notre inscription.
122 Pour ce qui est des stèles funéraires, voir les réflexions de Christiane Dunant, dans Eretria VI, Berne (1978) :
22-24.
123 IG XII 9, 240-250 + XII Suppl. 555 + inédits (cf. Eretria VIII, Lausanne [1993] : 145-146).
124 Ces documents sont maintenant réunis chez C.L. Lawton 1995 ; la plupart se trouvent également dans
louvrage de M. Meyer 1989.
125 IG XII 9, 213 (Musée dÉrétrie inv. 1175: cf. M. Meyer 1989 : 320 N 17 et pl. 55, 3, avec la bibliographie récente;
cf. déjà LIMC II [1984] s.v. Apollo n° 1451). Jai proposé une interprétation nouvelle de ce document dans la
partie encore inédite de La cité de Ménédème (thèse soutenue devant lUniversité de Paris IV-Sorbonne en 1984).
126 Cela est admis par tous les éditeurs, à la suite dEustratiadis (Arch. Eph. 1869 : 321), qui nexcluait toutefois
pas que ce fût un marbre semblable au pentélique.
127 Pour ce phénomène, cf. Habicht 2000 : 74-75. Jai suggéré naguère (Knoepfler 1977) que le sculpteur
Pheidippos dAthènes, attesté à Chalcis par deux ou trois bases de statue datables des alentours de
300 avant J.-C, sétait installé en Eubée dans ces circonstances (voir maintenant Décrets érétriens, p. 403).
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Denis Knoepfler Qanats
trois seulement et dans cet ordre précisément ? Dans un corpus réunissant, en 1989, Die griechischen
Urkundenreliefs, 128 larchéologue Marion Meyer a défendu avec conviction linterprétation suivante
(p.317 N6 et pl. 55): à gauche, la seule figure entièrement conservée serait Apollon, puis il y aurait Artémis
au centre, et enfin viendrait Léto (entièrement disparue) occupant à elle seule toute la partie droite.
Dans cette exégèse la seule chose qui me paraisse correcte est lidentification dailleurs acquise
depuis longtemps de la figure mutilée avec Artémis, car cest tout pareillement munie de cette
(double ?) torche portée obliquement que la déesse apparaît sur deux autres reliefs érétriens, à savoir
lUrkundenrelief déjà mentionné et un relief votif provenant de lArtémision dAmarynthos 129, sans
parler dautres pièces, attiques notamment. En revanche, il faut à mon avis rejeter lidentification de
la figure de gauche à Apollon, car ce dieu ne saurait être représenté tenant un « sceptre » 130, surtout en
pareil contexte. Il est vrai que le sexe de cette figure amplement vêtue nest pas facile à déterminer, et
le premier éditeur y voyait également un homme, en se gardant bien toutefois dy reconnaître Apollon :
il pensait avoir affaire à un magistrat érétrien 131, chose clairement impossible compte tenu de la taille
et de la prestance du personnage. Personnellement, je nhésite pas à donner raison à un autre archéologue
grec (dont Marion Meyer a curieusement, ici, négligé linterprétation), à savoir K. Kourouniotis 132 ,
qui, en 1900, avait bien vu que la clef de cette image est donnée par le relief dAmarynthos, pour
autant que lon sache permuter les figures en fonction de leur rôle, puisquen ville dÉrétrie, comme
latteste le serment lui-même, cest Apollon et non plus Artémis Amarysia qui vient en tête de
la triade. Relégué à larrière, le personnage au sceptre nest donc autre que Léto, bien souvent représentée
ainsi en Attique et en Eubée même, tenant une hampe de la main gauche tandis que le bras droit tombe
128 Dans la bibliographie manque un renvoi à lédition fondamentale des Inscr. jur. gr. alors quest mentionné le
mémoire de Tsatsos, dépourvu de toute valeur comme on la noté ; et lon est un peu surpris de voir le relief
être qualifié de « unpubliziert » sous prétexte quil na pas fait lobjet dune publication proprement
archéologique. Linterprétation du relief érétrien par M. Meyer na suscité apparemment aucune réserve
de la part de U. Fantasia 1999 : 107 n. 162.
129 Ibid. p. 317 N 5 et pl. 54, 2. Ce relief du musée national dAthènes (inv. 1892) a été souvent reproduit (ainsi
LIMC II [1984] s.v. Artemis n° 234). Pour son lieu de trouvaille et sa provenance (Artémision dAmarynthos),
cf. Knoepfler 1988 : 409-410 et fig. 12, article que lauteur du catalogue na pas pu connaître.
130 Comme le croit Meyer 1989 : 128 : « Das Relief [
] zeigt eine langewandte Figur mit Zepter neben den
Resten einer frontalen weiblichen Figur, die mit der Rechten ein Fackel hält. Es handelt sich um Apollon
und Artemis, neben denen Leto zu ergänzen ist»; cf. aussi p. 234 (où le type dApollon au sceptre est curieusement
assimilé à celui dApollon à la cithare illustré par Euphranor vers 330), tandis quen p. 208, lauteur
se montre plus dubitatif quant à la nature de lobjet porté par le prétendu Apollon, sans aller jusquà
mettre en doute lidentité de la divinité.
131 Eustratiadis, Arch. Eph. 1869, p. 322. Dareste, Haussoullier et Reinach se montraient plus circonspects dans
linterprétation du relief où écrivent-ils (1893 : 143) « on reconnaît deux personnages debout ; celui
de gauche, sans doute une divinité, sappuie de la main gauche sur un long sceptre, et lon peut admettre
que cest un des dieux pris à témoin dans lacte qui suit ». Dans les IG, Ziebarth ne sembarrassait pas de
tant de scrupules et reprenait avec décision lopinion correcte, mais vague dEustratiadis (« stela
ornata anaglypho Apollinem, Dianam, Latonam exhibente »).
132 Eph. Arch. 1890, col. 10 (article pourtant cité par M. Meyer 1989 : 128 dans sa notice sur le relief dAmarynthos).
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64 Denis Knoepfler Qanats
le long du corps 133. Quant à Apollon, il faut le restituer à droite dArtémis, et dans le type attendu de
lApollon à la cithare (« Apollon Patrôos ») comme sur les deux autres reliefs érétriens. Cest lui, en tant
que maître du sanctuaire où avait lieu la prestation du serment, qui faisait face à un quatrième personnage,
dont la présence est assurée par la largeur de la pierre telle quelle découle du texte restitué au début
avec une absolue certitude (fig. 2). Ce personnage inconnu, cétait sans doute lentrepreneur Chairéphanès
lui-même ou, à la rigueur, la divinité poliade de sa cité dorigine (par exemple lAthéna de Mégare). Il
est évidemment regrettable davoir perdu cette partie du relief où lentrepreneur était peut-être représenté
avec quelque attribut professionnel.
fig. 2 : restitution graphique du relief couronnant la stèle (dessin de lauteur daprès la photo reproduite
ci-dessus, p. 43, et celles dautres reliefs à sujet semblable)
2.4 La conjoncture politique. Maintenant que la date du document paraît solidement établie aux
alentours de 315 par plusieurs indices convergents, il est temps de considérer les aspects politiques de
la question: nest-ce pas là, en fin de compte, notre seule chance de pouvoir dater plus précisément encore
le contrat avec Chairéphanès ? Ce qui frappe à cet égard, et que les commentateurs nont pas manqué
de mettre en évidence, cest dune part labsence de référence à tout pouvoir monarchique, à tout
basileus ou à ses représentants, dautre part le caractère parfaitement démocratique de la prise de
décision. Certes, les décrets sont proposés par le collège des probouloi magistrature qui, au dire
133 Outre le relief cité dans la note précédente, où Léto (qui figure au milieu de la triade) sappuie de la main gauche
sur une lance non représentée en relief (mais peut-être peinte), voir les documents réunis dans le LIMC II
(1984), s.v. Artemis, en particulier un relief votif attique du Musée national dAthènes (n° 1130), où Léto,
vue de face entre Apollon citharède et Artémis à la torche, se présente dans une attitude exactement semblable
; une variante assise sur un relief de Brauron (ibid. 1127); mais, chose curieuse, lattitude de Léto nest
nulle part décrite avec précision (pas de mention en particulier de la hampe quelle tient indifféremment
de la gauche ou de la droite).
134 Politique IV 15, 11, p. 1299b, avec cette conclusion en forme de syllogisme: «or, les probouloi sont nécessairement
en petit nombre ; donc cest bien une institution oligarchique » : cf. notamment Ruzé 1974.
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Denis Knoepfler Qanats
dAristote 134, avait un caractère fondamentalement oligarchique (ce qui ne signifie évidemment pas
que leur existence suppose un régime de ce type) , mais ils sont votés par la Boulè et par le Dèmos
(lignes 35 et 42, où ces termes sont restitués de façon quasi certaine). Une assemblée populaire peut, il
est vrai, continuer à exister même dans un régime censitaire : on le voit bien à Athènes au lendemain
de la défaite de 322 ou sous Démétrios de Phalère (317-307) 135. Mais ici on ne saurait guère douter quil
sagisse réellement dune démocratie de tous les Érétriens, puisque le catalogue attenant au contrat prouve
la participation de très nombreux citoyens (plus de 60 pour le seul dème de Dystos, près de 70 pour
celui de Styra, donc pas seulement des notables ou de grands propriétaires). À première vue, ce double
fait indépendance absolue et démocratie radicale semblerait indiquer une datation avant Chéronée,
leuqeroi onte~ kai
entre 341 et 338, quand les Érétriens étaient libres et indépendants, ejv[; eu\ prhvttonte~
kai;jv
autokratore~, comme ils le proclament eux-mêmes avec fierté dans une célèbre inscription remontant
aux alentours de 340 136. Mais on a vu que cette datation haute serait clairement contredite par
létat de la langue. Peut-on alors songer à la fin du règne dAlexandre ou aux premières années
consécutives à la guerre lamiaque, qui virent les Érétriens soutenir le pouvoir macédonien contre les
Athéniens et leurs alliés ? Sans lexclure totalement, je ne pense pas que ce soit la meilleure solution,
car Érétrie avait très probablement alors, comme toutes les cités soumises à Antipatros, un régime
censitaire, sinon franchement oligarchique.
Les choses changèrent, en revanche, en 319 ou début 318, quand, à la faveur du fameux diagramma
de lépimélète des rois Polyperchon, eut lieu à Érétrie une révolution démocratique que laisse entrevoir
assez clairement le décret pour Timothéos de Macédoine, en qui lon peut reconnaître, selon moi, le
«libérateur» de la cité à cette occasion-là précisément137. Or, à la différence de ce qui devait se produire
dès 317 à Athènes du fait de lintervention de Cassandre, le nouveau régime put se maintenir pendant
une dizaine dannées au moins : cest à tort, en effet, que lon a admis une période de soumission
dÉrétrie à Cassandre entre 317 et 312 138. En réalité, les Érétriens durent conserver leur pleine autonomie,
sinon jusquà larrivée de Démétrios Poliorcète en Grèce centrale en 304, du moins jusque vers 306 ou
305, date où Cassandre accentua sa pression sur Athènes comme aussi, très certainement, sur lEubée.
Cela ne signifie certes pas, on sen doute, que les années 318-306/5 aient correspondu pour eux à une
époque de tranquillité absolue, puisquil leur fallut lutter de façon presque continue contre les ambitions
de Cassandre, dabord en salliant avec Polémaios (le neveu du puissant Antigone Monophtalmos) lors
de son expédition de 312, puis dès 307 en cherchant laide dAthènes, désormais débarrassée de la
domination de Cassandre grâce aux Antigonides encore. Bref, on comprend sans peine quen concluant
leur contrat avec Chairéphanès, les Érétriens aient pu évoquer léventualité dune guerre venant
perturber ou interrompre durablement les travaux dassèchement. En définitive, donc, je propose de
dater linscription très peu après 318, cette datation réunissant à mes yeux toutes les conditions requises,
à savoir :
A
qualors le dialecte érétrien pouvait encore subsister à létat de vestige, ce qui nest déjà plus le cas
dans la dernière décennie du IVe siècle ;
B
qualors la cité était libre et démocratique, ce qui cessa à coup sûr dêtre le cas après 304 sous la pesante
domination de Démétrios Poliorcète ;
135 Cf. Habicht 2000 : 63-65 et 84.
136 Il sagit du décret sur les Artémisia (cf. ci-dessus n. 116 pour les références).
137 IG XII 9, 196, dont on trouvera un commentaire détaillé dans les Décrets érétriens, p. 175 sq. n° VII. Jusquici,
le décret avait été placé soit bien plus haut, soit au contraire seulement en lannée 309/8, deux datations
qui, à lexamen, se révèlent intenables.
138 Contre cette opinion très répandue, reposant sur une induction singulièrement abusive de laffirmation de
Diodore XIX 77, 4, voir provisoirement les arguments que jai résumés ibid. p. 182-183.
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66 Denis Knoepfler Qanats
qualors devait se trouver sur le marché, par suite des lois somptuaires de Démétrios de Phalère, plus
dun sculpteur athénien pour exécuter à bon compte le relief dont la cité décida, très exceptionnellement,
dorner la stèle monumentale portant le contrat avec Chairéphanès ;
D qualors enfin était en fonction à Érétrie un homme politique appartenant précisément au dème
de Ptéchai, Antiphilos, fils dHipparchos, et entretenant des relations avec de hauts dignitaires macédoniens
de lentourage de Polyperchon lui-même 139 .
Cet Érétrien influent quil ait été proboulos, stratègos ou simple rhétôr à lAssemblée a pu jouer
un certain rôle dans la décision mémorable que, vers 318-315, prirent les Érétriens dassécher létang de
Ptéchai. Et à cette date on sexpliquerait très bien quau lieu de faire appel à ce tout proche voisin quétait
pour eux lingénieur Kratès de Chalcis, pourtant grand spécialiste des travaux dassèchement par
creusement de galeries (metalleutès, comme dit Strabon 140), ils aient dû se tourner vers quelquun
dautre : cest que, peut-être, cet ingénieur attitré dAlexandre, dix ou quinze ans après labandon des
travaux du Copaïs, nétait tout simplement plus en état de conduire une nouvelle entreprise appelée
à sétendre sur plusieurs années. Chairéphanès était-il lui-même un ingénieur formé aux techniques de
la mine ou de lirrigation ? Rien ne le prouve. Linscription le fait apparaître bien plutôt comme un
entrepreneur à la tête dune équipe sans doute assez nombreuse. Mais on peut admettre sans
invraisemblance quil avait déjà acquis une certaine expérience dans ce domaine et que le chantier dÉrétrie
ne fut pas le premier ni le seul de sa carrière, doù une chance de le voir un jour resurgir ailleurs.
Signalons à ce propos lapparition en Chalcidique, dans un document publié en 1997 seulement 141 ,
dun Chairéphanès (fils dAischylos) exactement contemporain du nôtre, et qui fut manifestement un
personnage dune certaine envergure : il sagit dun citoyen de Cassandreia à qui le roi Cassandre, vers
300, accorda une exemption très semblable à celle dont bénéficia le Chairéphanès du document érétrien,
puisquelle lui permettait dimporter et dexporter sans taxe à la vente comme à lachat (ajv;
teleian kaieijv;jv; `;jv
sagonti kai exagonti kaipwlounti kai wnoumenwi), sauf pour ce qui est des produits dont il ferait
commerce (plh;{jjv
n osa ep emporiai). Cela pourrait signifier que ce Chairéphanès avait besoin, lui aussi,
dacquérir des biens pour quelque entreprise et quil devait pouvoir en vendre dautres en tant que
producteur ou que fermier (plutôt que comme emporos). Il est loisible dès lors de se demander mais
ce nest évidemment quune hypothèse si notre Chairéphanès ne serait pas, vers la fin du IVe siècle,
allé sinstaller dans la ville fondée par Cassandre en 315, dont il serait devenu citoyen en y exerçant ses
talents dentrepreneur.
139 Son père Hipparchos était peut-être le «tyran» de ce nom qui participa quelque temps au gouvernement dÉrétrie
vers la fin du règne de Philipe II : je crois en effet avoir montré que le décret proposé par Antiphilos
(IG XII 9, 221) honore, vers 317, le Macédonien Aristonous, ancien sômatophylaque dAlexandre et partisan
actif de Polyperchon et dOlympias, comme précisément létait aussi lévergète Timothéos, «libérateur»
dÉrétrie en 318 : voir Décrets érétriens, p. 185 sq. n° VIII.
140 IX 2, 18, C 407 ; Diogène Laërce, lui, IV 5, 23, le qualifie de taphrôrychos (cf. ci-dessus n. 61) : sur ces termes,
voir larticle de Th. Châtelain, ci-après p. 96 et n. 52).
141 Par la regrettée Julia Vokotopoulou dans un volume de mélanges à la mémoire de M. Andronikos (1997 : 39-50 ;
cf. M.B. Hatzopoulos, BEp. 1998, n° 269, qui devait encore signaler ce texte comme inédit dans Hatzopoulos
1997 : 45 n° 21).
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Denis Knoepfler Qanats
3 Le cadre géographique.
3.1 Le problème de Ptéchai. Reste à localiser plus précisément, dans le territoire dÉrétrie, ce lac de
Ptéchai, hJvJjv
limnh h en Ptecai~, quil sagissait dassécher autant que faire se pouvait. Le nom de Ptéchai
napparaît pas dans la littérature antique, ce qui semble indiquer mais la valeur dun tel argument
ex silentio est naturellement sujette à caution que lon na pas affaire à une très grande étendue deau:
rien, en tout cas, de comparable au lac Copaïs. Il existe cependant, à lintérieur des frontières de lÉrétriade,
un plan deau relativement important, marécageux à souhait et assez central, cest le lac aux
eaux peu profondes et stagnantes qui occupe le fond de la dépression, ou doline, de Dystos (nom antique,
donné aujourdhui au village de Zervisia, un peu à louest du lac, sur la hauteur) 142. Déjà Eustratiadis
en 1869 avait évoqué la possibilité que ce fût la limnè dont les Érétriens entreprirent lassèchement, dautant
plus quune soixantaine de démotes de Dystos 143 sont mentionnés dans ce qui subsiste du catalogue
de la face B.Mais le premier éditeur se faisait à lui-même cette objection malaisément réfutable
que, si tel avait été le cas, linscription aurait parlé de la livJjv
mnh h en Dustwi, et non pas du lac de
Ptéchai 144. La localisation à Dystos a eu néanmoins et continue à avoir des partisans très
convaincus. Ainsi, il y a un siècle, le grand archéologue Theodor Wiegand, dans un article consacré au
site antique de Dystos 145, comme aussi, plus récemment, lingénieur Papadimos (1975) 146. Aujourdhui,
cette position est surtout celle de lhistorien allemand Hans-Joachim Gehrke 147, bon connaisseur des
choses de lEubée, qui collabore utilement avec une équipe de chercheurs de la Technische Hochschule
de Munich. Mais la plupart des érudits, à commencer par Eustratiadis, ont adopté une autre solution,
beaucoup plus naturelle, à première vue tout au moins, et à laquelle jai moi-même cru pouvoir adhérer
pendant longtemps. Si les Érétriens ont conçu et voulu réaliser une pareille opération, ne doit-on
pas en effet admettre quils y avaient un intérêt immédiat et vital, autrement dit que le lac marécageux
de Ptéchai se trouvait aux portes de leur ville ? De fait, il existe à lest de lagglomération urbaine une
zone marécageuse qui na été asséchée que fort récemment, après avoir longtemps rendu le climat
dÉrétrie passablement malsain, au point que le village moderne a périclité jusque vers 1950 148. Or, on
a la preuve quil nen allait pas différemment dans lAntiquité, puisque le biographe du philosophe et
homme dÉtat Ménédème dÉrétrie évoque to;``v
noswde~ th~ Eretria~, le climat délétère de la ville, comme
on peut le lire encore chez Diogène Laërce149. Voilà donc lendroit où il faudrait chercher le lac de Ptéchai,
142 Cette région est bien décrite par le géographe-historien Philippson 1951 : 622-624, avec les notes complémentaires
dues à E. Kirsten (mais p. 624 n. 1, il ny a pas à tenir compte de sa curieuse affirmation selon laquelle « im 3.
Jhdt. v. Chr. gehörte es wohl nicht zu Eretria »).
143 Cf. Wallace 1947 : 117 et 125.
144 Arch. Eph. 1869 : 325-326.
145 Wiegand 1899, notamment p. 467. Écrivant peu dannées après la publication de ce mémoire, Geyer 1903 : 111
jugeait « die Annahme Wiegands [
] möglich ». Cf. aussi A. Philippson, RE V (1905), col. 1890 s.v. Dystos.
146 Entre-temps, cette localisation à Dystos fut aussi adoptée dans des travaux relatifs à la malaria ; ainsi
J.P. Cardamatis, Rivista di malariologia VII fasc. 3, 1928, p. 317-318 (avec un large extrait de linscription),
et Chairopoulos 1938 : 71-72 (très sommaire).
147 Dabord dans un travail densemble sur Érétrie et son territoire (Gehrke 1987, en particulier p. 29-31, puis à
nouveau dans Gehrke 1992 (cf. p. 107, n. 52).
148 Cf. Schefold-Auberson 1972 : 22. De fait, les voyageurs du XIXe siècle, notamment W.M. Leake, L. Ross,
H.N. Ulrichs, J. Girard, A. Baumeister, C. Bursian, H.G. Lolling, etc. indiquent tous que la zone de Néa
Psara/Erétria est très malsaine et que la malaria y sévit de façon endémique.
149 II 134, avec notre commentaire (Knoepfler 1991 : 183 n. 36). Il me paraît certain que cette notice remonte au
biographe Antigone de Carystos, même si Tiziano Dorandi ne retient pas le passage en question dans sa
récente édition (1999) des fragments de cet auteur.
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68 Denis Knoepfler Qanats
dans la plaine qui sétend depuis la ville jusquà lArtémision dAmarynthos et de préférence à proximité
immédiate des remparts.
3.2 Critique de la localisation près dÉrétrie. Cette identification apparemment obvie est
donc celle quont défendue les éditeurs des Inscriptions juridiques grecques et plus particulièrement
B. Haussoullier 150, puis surtout avec une entière conviction lhistorien canadien W.P. Wallace
dans une étude de 1947, qui a fait date, sur le territoire dÉrétrie 151; de même Siegfried Lauffer, spécialiste
de la Béotie du Copaïs, dans une copieuse notice de la Real-Encyclopädie consacrée à Ptéchai
en 1959 152, Karl Schefold avec les premiers fouilleurs suisses dÉrétrie 153, et bien dautres encore.
Pourtant, tout évidente quelle paraisse, cette hypothèse se heurte à trois objections, dinégale importance
assurément, mais qui toutes donnent à réfléchir. Je vais de la moins grave à la plus sérieuse, du
moins selon mon sentiment personnel.
Tout dabord, est-il bien assuré que le but de lassèchement était de rendre la région plus salubre ?
Certes, on la relevé, le texte du contrat ne dit rien des motivations qui incitèrent les Érétriens à
entreprendre ces travaux de bonification. Mais, à lire le document sans parti pris, on retire bien plutôt
limpression que le gain attendu était dun autre ordre, essentiellement (sinon exclusivement) un
accroissement des terres cultivables. Il est certain en tout cas que cette préoccupation fut prépondérante,
sinon unique, dans la plus connue des opérations de ce type menées à lépoque impériale romaine: je
veux parler bien sûr de lassèchement du lac Fucin, sur lequel Philippe Leveau a attiré naguère lattention
des historiens. Or, au lac Fucin, selon cet auteur, «la finalité est purement agricole» (Leveau 1993 : 7) 154 .
Et lon ne peut manquer dêtre frappé par une analogie entre les deux entreprises, même si cet auteur
ne cite pas lexemple antérieur dÉrétrie : cest quen Italie aussi, au témoignage de Suétone, ce sont
« certains particuliers (qui) sengageaient à supporter tous les frais, pourvu quon leur cédât les terrains
mis à sec» (trad. H. Ailloud) 155. Dhygiène il nest point question, et lon peut donc se demander si,
en privilégiant cet aspect et, plus généralement, en «diabolisant» le marais par suite dun sentiment
« hélophobique » 156 qui serait assez moderne, on na pas tout simplement commis un insidieux
anachronisme, qui a conduit à une fausse localisation.
150 Inscr. jur. gr. I, p. 152 ; pour lopinion de B. Haussoullier, voir aussi ci-dessus, p. 44, la citation tirée de son
Guide de la Grèce.
151 Wallace 1947 : 119 : « Ptechai is known from IG XII 9, 191 to have contained the great marsch immediately east
of Eretria » ; cf. aussi p. 141 (sa carte est reprise chez la dialectologue M. del Barrio 1991 : 23).
152 Lauffer 1959. Il ny a pas darticle en revanche sur ce toponyme dans Der Neue Pauly (en cours de publication).
153 Voir ci-dessus n. 148. Cest aussi, comme indiqué ci-dessus, lopinion à laquelle je me suis rangé jusquau début
des année quatre-vingt-dix (cf. notamment Knoepfler 1988 : 401-402 et n. 83). En effet, la nouvelle
localisation dAmarynthos, déplacée des abords immédiats de la ville (à 7 stades des remparts selon le texte
transmis mais qui doit être corrigé du témoignage de Strabon) vers la région de Kato-Vathia (à 11 km
= 60 stades à lest dÉrétrie) mavait paru, dans un premier temps, favoriser le maintien de Ptéchai à
lemplacement traditionnel, puisquil ny avait plus concurrence entre ces deux dèmes. Mais lélimination
dun obstacle ne constitue pas en soi un argument positif.
154 Cf. déjà Thornton 1985. Comme le relève aussi U. Fantasia (1999 : 105 n. 161), il eût été intéressant pour Leveau
en quête de « modèle » de mentionner lentreprise de Chairéphanès (même chose chez Traina 1988 et chez
dautres spécialistes de ces questions).
155 Vie de Claude, 20: Fucinum adgressus est, non minus compendii spe quam gloriae, cum quidam privato sumptu
emissuros se repromitterent, si sibi siccati agri concederentur. On notera, au surplus, que dans le fameux passage
de Polybe relatif aux canaux souterrains il est question aussi dun droit de jouissance (karpeu`
sai)
accordé pour une longue période par le roi des Perses aux constructeurs de ces hyponomoi (X 28, 3).
156 Pour ce terme forgé par O. Rackam (1983 : 338), cf. Fantasia 1999 : 65.
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Denis Knoepfler Qanats
La deuxième objection est dordre technique, et elle a été avancée surtout, à partir de 1985, par Gehrke
et léquipe des hydrauliciens de Munich: cest que la méthode dassèchement décrite dans le contrat,
avec le recours à un conduit souterrain (hyponomos), ne peut décidément pas sappliquer à un marais
situé en bordure de la mer et pratiquement au même niveau que celle-ci 157. Il convient dajouter que
si la présence dun marais (hélos) à proximité de la ville antique nest pas contestable, on peut fortement
douter que cette zone ait jamais pu se transformer en un véritable lac (limnè) même de façon temporaire;
aucun témoignage de voyageur, en tout cas, natteste la chose pour le XIXe siècle 158 .
La troisième et dernière objection, qui est décisive à mes yeux, relève de la géographie historique.
En effet, on voit un peu mieux aujourdhui, grâce à diverses inscriptions, comment sorganisait le
territoire dÉrétrie à la haute époque hellénistique, sujet dont jai traité en détail dans un récent volume
du Copenhagen Polis Centre publié par lhistorien Mogens Hansen 159. Comme lAttique, ce territoire
était constitué, on la vu, de petites communautés civiques (ou dèmes) au nombre dune soixantaine au
moins (leur nombre exact nest pas encore fixé). Or, ces dèmes se trouvaient regroupés, la chose est désormais
établie, en cinq circonscriptions territoriales ou chôroi. Un de ces chôroi nous intéresse particulièrement
ici, car cétait celui auquel était rattaché le dème de Ptéchai, avec son lac. Par un heureux hasard, ce chôros
est aussi le seul dont on connaisse le nom de façon sûre, et ce toponyme est évocateur, puisquil sagit
du nom Mésochôros, littéralement le « chôros du milieu ». Quand Ptéchai était localisé à proximité immédiate
de la ville dÉrétrie, on pouvait être tenté de rendre compte de ce nom par le fait que le chôros en
question, à défaut davoir une position géographiquement centrale (cétait en fait tout le contraire!), jouissait
dune position politiquement prédominante, puisquil englobait le chef-lieu et aussi le principal sanctuaire
extra muros. Mais il savère maintenant que cette partie occidentale de lÉrétriade correspondait
à un autre chôros, à savoir le «district» I, qui avait été placé tout à fait ailleurs (W.P. Wallace 1947: 127
le mettait en effet, très hypothétiquement, à lextrémité méridionale de lEubée, dans une zone appartenant
déjà, en fait, à la cité de Carystos). Force est donc de déplacer le Mésochôros vers un autre secteur
du territoire, et la seule possibilité consiste, comme lillustre la carte reproduite ici (fig. 3), à linsérer entre
les «districts» I, IVet II, donc effectivement au coeur du territoire 160 .
3.3 Critique de lidentification au lac de Dystos. Si ce déménagement est fatal à la localisation
traditionnelle, il est tout aussi incompatible avec les tentatives anciennes et récentes pour identifier le
lac de Ptéchai au lac de Dystos. En effet, le dème de Dystos se rattachait au « district » II. Or, il paraît
bien difficile dadmettre que la frontière entre ce chôros méridional et le Mésochôros ait passé au beau
milieu de lunité naturelle si claire que forme la dépression de Dystos, coupant en quelque sorte le lac
en deux161. Au surplus, la solution retenue par les chercheurs allemands se heurte à une difficulté technique
à peu près rédhibitoire, que met en évidence un très intéressant schéma (fig. 4) dessiné par lun dentre
157 Outre Gehrke 1987, voir surtout létude de lhydraulicien J. Knauss 1990, notamment p. 258 : « Bezüglich des
Orts für das Projekt hat man, nach Gehrke, unbedingt an ein Karstbecken (Polje) zu denken ».
158 Pour les principaux dentre eux, cf. ci-dessus n. 148.
159 Knoepfler 1998b ; cf. aussi Décrets érétriens, p. 191-195.
160 Proposé dans une communication devant lAssociation des études grecques à Paris (cf. REG 108 [1995] :
XXXVII-XXXVIII), ce déménagement du Mésochôros est entériné maintenant dans le Barrington Atlas
(Princeton-Oxford 2000) édité par Richard Talbert, qui nindique pas Ptéchai sur la carte (feuille 55,
Thessalia-Boeotia au 1 : 500.000), mais signale le nom moderne Vélousia avec un astérisque désignant la
présence dun monument antique (en loccurrence une tombe mycénienne) ; cf. aussi le Map-by-Map
Directory, II, p. 836, s.v. Ptechai, avec renvoi à mon travail de 1997 (= Knoepfler 1998b).
161 Gehrke 1987 : 31 n. 99, a tenté décarter cette objection, mais sans succès, me semble-t-il, dautant moins que
le site auquel il propose didentifier le bourg de Ptéchai na sans doute rien dantique : cf. Décrets érétriens,
p. 194 et n. 572.
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70 Denis Knoepfler Qanats
fig. 3: carte du territoire dÉrétrie avec ses cinq chôroi (ou «districts»), le secteur identifié au lac de Ptéchai
étant entouré dun cercle (centre de Cartographie de la faculté des Lettres et Sciences humaines de
luniversité de Neuchâtel)
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Denis Knoepfler Qanats
eux, lingénieur Jost Knauss, qui a comparé lentreprise de Ptéchai (telle que la décrit notre inscription)
avec les grands travaux de percement dune galerie à lest du Copaïs, sous le col de Képhalari. On voit
en effet que pour amener les eaux du lac de Dystos vers la mer il aurait fallu percer dans la roche calcaire
un tunnel de 4 km, donc deux fois plus long que la galerie qui devait permettre dévacuer les eaux du
Copaïs et qui ne put être achevée. Il paraît clair que les Anciens nont jamais pu penser réaliser une
opération de cette envergure en lespace de quatre ans. Et même si ce travail navait été quamorcé, on
devrait en avoir aujourdhui encore quelques traces. Or, ce nest pas le cas, en dépit des recherches faites
sur le terrain 162 .
fig. 4 : coupe montrant la galerie percée sous le col de Képhalari (Copaïs) en comparaison avec celle
quimpliquerait lidentification du lac de Ptéchai au lac de Dystos (daprès J. Knauss, Wasserbau und
Geschichte, p. 262, fig. E5)
162 Tout récemment, il est vrai, la «chronique des fouilles» du BCH 123 (1999 [2000]), p. 794, a signalé la découverte
fortuite à Dystos d« un tunnel construit sur le flanc ouest de la colline de Kastri » (= Dystos) : mais,
comme il ressort clairement de cette notice, ce tunnel ne saurait être lhyponomos de notre inscription, puis-
quil nétait pas destiné à évacuer les eaux hors du bassin naturel de Dystos, mais « était vraisemblablement
utilisé, en cas de guerre, par les occupants de la forteresse, peut-être pour se ravitailler en eau à une source
qui, selon danciens témoignages, existait près du lac ».
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72 Denis Knoepfler Qanats
3.4 Plaidoyer pour une troisième solution. Mais en renvoyant dos à dos partisans du marais
dÉrétrie et tenants du lac de Dystos, ne se condamne-t-on pas à une désolante aporie 163 ? Non, car
au vu des réflexions précédentes sur la localisation du Mésochôros, il est devenu impératif de chercher
Ptéchai dans la région de Lépoura-Vélousia (fig. 5), qui dune part occupe une position absolument
centrale, au carrefour de plusieurs routes importantes, et dautre part constitue, à quelque cent mètres
au-dessus du niveau de la mer, une plaine alluviale 164 de belle étendue (fig. 6), entourée de collines,
sillonnée en outre de divers cours deaux ce pourraient donc être les potamoi de linscription , comme
on le constate par exemple sur une carte de létat-major allemand pendant la Seconde Guerre mondiale
165. Cette vaste cuvette intensément exploitée sur le plan agricole paraît remplir toutes les conditions
requises par notre document, si ce nest quelle est aujourdhui dépourvue de lac ou détang en
surface. Tournera-t-on lobjection en prétendant que cet assèchement résulte précisément de lentreprise
de Chairéphanès ? À deux mille ans de distance, ce serait faire preuve dun optimisme assez naïf
que de croire à un si durable succès de lintervention humaine ! On songera bien plutôt à une transformation
naturelle lente et peut-être très superficielle aussi du régime des eaux. Fort instructive
à cet égard me paraît être lobservation faite, vers la fin de lhiver 1876, par larchéologue et topographe
allemand Habbo Gerhard Lolling, qui notait la présence dune étendue deau dans la partie centrale
de cette plaine, près du village de Vélousia 166. Et chose remarquable, il nexcluait pas quun étang ait
pu se développer là autrefois, mais sans penser le moins du monde à celui de Ptéchai, pour lequel il
adoptait tacitement la localisation traditionnelle 167. En fait, rien nempêcherait dadmettre que la
limnè visée par linscription dÉrétrie ait été un lac saisonnier, exactement comme dans le cas de ce lac
qui, au témoignage de Théophraste, sétait formé dans un secteur de la riche plaine de Larisa par suite
dun afflux deau, zone que lon semploya précisément à drainer (ejv
xagein) pour la mettre à labri
de nouvelles inondations 168 .
163 Aussi est-ce à cette « incertezza originata da questi dati apparentemente contraddittori » quen est réduit
U. Fantasia (1999 : 103), faute davoir pu prendre connaissance à temps, comme il me la fait savoir, de mes
récents travaux sur le territoire dÉrétrie. Par ailleurs, certains, tel Grewe 1990 : 107, paraissent avoir voulu
résoudre laporie en rapportant linscription dÉrétrie au tunnel de Képhalari en Béotie (mais la chose
est évidemment exclue).
164 Cf. Philippson 1951, I/2 : 614 : « Die Ebene ist ein Schwemmlandsboden, fast ganz von Aeckern (Mais)
eingenommen, ring von niedrigen Schieferrücken umgeben ».
165 Reproduite ci-après dans larticle de Th. Châtelain, fig. 8, p. 101.
166 Lolling 1989 : 407 (« Urbaedecker », p. CCCXXIX): « Möglicherweise bildete dieses Thal einmal einen See und
noch jetzt liegt der mittlere Theil desselben im Winter unter Wasser ». Lintérêt de cette observation a
été aperçue par Gehrke 1987 : 31 n. 100, qui na toutefois pas voulu retenir léventualité dune localisation
de Ptéchai dans ces parages, pour la fallacieuse raison que seul le bassin de Dystos correspondrait « der für
die Trockenlegung zu erschliessenden Bedeutung und Grössenordnung ».
167 Lolling 1989 : 398 et 400 (= « Urbaedeker », CCCXX sq.).
168 De caus. plant. V 14, 2: enesthkojvdato~ pollou` lelimnwmevpediv
vto~ u{kai; nou tou` ou. Ce passage a toujours
été rapproché de Strabon IX 5, 19, C 440, qui, évoquant la fertilité de la plaine thessalienne autour de Larisa,
relève lexception constituée par « toute la zone très encaissée qui avoisine le lac Nessonis, dans lequel
pénétrait le fleuve quand il débordait, privant les Larisséens dune partie de leur terres de labour » ; et le
géographe dajouter : « ce nest que par la suite quils arrivèrent, à laide de levées de terre bordant le fleuve,
à corriger cette situation » (trad. R. Baladié, Strabon, t. VI, 1996 [coll. Univ. de France], p. 178 avec la n. 1 ;
cf. aussi Fantasia 1999 : 80-81, qui note que, selon Helly 1984 : 213 sq., les deux textes ne se rapporteraient
pas au même secteur du territoire de la cité). Pour un bel exemple dinondation volontaire (avec emploi
du verbe limnav
zein), cf. Diodore XV 12, 1 (Mantinée).
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Denis Knoepfler Qanats
fig. 5 : la région du plateau de Vélousia Lépoura Kriéza, avec le lac de Dystos au sud-est (daprès
Théocharis chez Popham, Sackett and others, «Prehistoric Euboea», Annals of the Brit. School at Athens
61, 1966, p. 33 sq. fig. 11)
fig. 6 : vue du plateau de Lépoura, carrefour de lEubée centro-méridionale, avec son débouché naturel
vers le nord (photo de lauteur, prise de la colline fortifiée de Koutoumoula). Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/knoepfler/figure06.htm.
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74 Denis Knoepfler Qanats
Notons aussi quen localisant Ptéchai dans ce canton du territoire érétrien, on obtient une répartition
très satisfaisante des autres dèmes rattachés (sûrement ou probablement) au même chôros : cela est vrai
en particulier de limportant dème dAphareus, dont la localisation près dÉrétrie faisait grande difficulté
à plusieurs points de vue tandis quun déplacement immédiatement au nord du plateau de
Lépoura paraît résoudre tous les problèmes 169. Il devient du même coup facile dexpliquer pourquoi
les démotes dAphareus (pourtant très nombreux au témoignage dune autre inscription, le catalogue
IG XII 9, 246), tout comme ceux de Ptéchai même, napparaissent pas dans la liste des citoyens gravée
sur la face B de linscription, mais seulement en tout petit nombre parmi les ajouts de la face C, situation
à première vue paradoxale, puisque les gens dAphareus et du reste du Mésochôros devaient être directement
intéressés à lassèchement du lac, au moins autant que les habitants du populeux dème de
Dystos, sans parler de ceux de Zarex, de Styra et des autres dèmes rattachés au «district» méridional
(ou chôros II): cest, bien sûr, que les gens de Ptéchai et leurs voisins immédiats se trouvaient mentionnés
tout au début du catalogue, encore au bas de la face A, sans doute sur une trentaine de lignes. On constate,
en revanche, que les citoyens appartenant aux deux «districts» septentrionaux (IV et V) sont totalement
absents du catalogue, ce qui montre bien que la répartition civique dont témoigne cette liste incomplète
ne saurait être fortuite. Leurs noms devaient figurer sur quelque autre plaque attenante à la stèle
principale 170. Mais il se peut aussi, on la vu, que les autorités de la cité naient pas jugé utile détablir
la liste des citoyens qui, habitant déjà trop loin du lac de Ptéchai, ne pouvaient guère avoir de prétentions
sur les terres que lon escomptait récupérer grâce aux travaux menés par Chariphanès et ses collaborateurs.
169 Sur ce dème, voir létude signalée ci-dessus n. 102.
170 Voir ci-dessus p. 60 pour cette hypothèse nécessaire.
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Denis Knoepfler Qanats
Conclusion
Au terme de cet exposé, une question demeure en suspens, que seule pourra éventuellement résoudre
une prospection systématique de la région identifiable à celle de lantique lac de Ptéchai : lassèchement
fut-il réalisé et, si non, jusquoù furent poussés les travaux? Le fait est que lon na rien su trouver jusquici
qui puisse être mis en relation avec cette entreprise, pas plus ici quautour du lac de Dystos (mais, comme
le montre Thierry Chatelain, les opérations sur le terrain pourraient avoir été bien plus modestes quon
ne la admis, nentraînant en tout cas aucune opération de percement de la roche). Il faut bien dire que
lon serait plutôt surpris dapprendre que les choses purent être menées à bonne fin, tant furent
nombreuses en ce domaine les entreprises avortées, même lorsquelles étaient menées avec lappui dun
Alexandre ou sur lordre dun empereur romain. Il nen reste pas moins vrai que le projet denvergure
conçu (et très vraisemblablement amorcé, sinon achevé) par la cité dÉrétrie vers 318-315 avant J.-C.
peut-être à linstigation de quelques propriétaires terriens directement impliqués dans lopération, tel
lhomme politique Antiphilos de Ptéchai constitue lun des exemples les plus intéressants de ce quune
démocratie antique a pu oser entreprendre dans la sphère du génie civile pour résoudre des problèmes
sans doute lancinants de production agricole et déquilibre social 171, accessoirement de communication
entre les diverses parties du territoire et, peut-être mais cette raison paraît en fin de compte avoir
été très secondaire de santé publique.
171 Cest à une conclusion semblable quaboutit U. Fantasia au terme de sa riche étude sur les Aree marginali nella
Grecia antica (1999 : 107) : « Ad Eretria il progetto di Chairephanes potrebbe essere nato alla confluenza
di istanze di natura diversa : gli interessi economici e finanziari della polis ; lo spirito imprenditoriale e la
voglia di profitto di una società di tecnici; la volontà di ampliare lo spazio coltivato, se non addirittura la
spinta ad una vera e propria colonizzazione interna che rientrerebbe perfettamente in qualla propensione
a « plasmare » il territorio sul piano istituzionale tipica dello stato eretriese di questo periodo » (je serais plus
réservé sur ce dernier aspect de la motivation emprunt explicite à une opinion de Gerke 1987 : 41 ,
car, à la date de lentreprise, les Érétriens navaient plus guère besoin de « coloniser » un secteur sur lequel
ils avaient mis, ou plutôt remis, la main depuis environ un siècle; de 446 à 411, en revanche, ils nadministrèrent
pas directement le plateau de Lépoura-Kriéza, sil est vrai que celui-ci faisait partie du domaine de Grynchai
(voir la carte fig. 3), localité taxée à part dans les listes attiques du tribut).
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76 Denis Knoepfler Qanats
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Denis Knoepfler Qanats
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Assèchement et bonification des terres
dans lAntiquité grecque. Lexemple du lac de Ptéchai
à Érétrie: aspects terminologiques et techniques*
Thierry Chatelain, doctorant aux universités de Neuchâtel et de Paris IV
Linscription dÉrétrie relative à lassèchement du lac de Ptéchai mentionne dimportants travaux
hydrauliques qui impliquent le recours à un savoir-faire technique complexe. Cest sur cet aspect et sur
les rapports éventuels de ces installations avec les systèmes dadduction deau connus en Orient sous
le nom de qanåts que portera ma contribution.
Dans cette perspective, je mattacherai dabord à préciser la terminologie de linscription. En effet,
les mots utilisés, loin davoir avoir été choisis arbitrairement, livrent de précieuses informations; une
analyse attentive de leur signification permet de mieux comprendre la technique mise en oeuvre et mérite
à ce titre un intérêt particulier.
Dans un deuxième temps, quelques éléments de comparaison avec dautres réseaux dirrigation connus
en Grèce permettront de replacer lentreprise dÉrétrie dans un contexte plus large et den définir les
principes de fonctionnement généraux.
1 Sources et problèmes
Avant dentamer toute réflexion sur les techniques du drainage et de lirrigation en Grèce ancienne, il
importe de faire le point sur létat de la documentation afférente.
Si les vestiges archéologiques constituent indéniablement notre source principale, leur aspect
généralement peu spectaculaire et leur état de conservation médiocre rendent leur interprétation malaisée
1. On dispose en outre dune abondante documentation littéraire. Mais, du fait de la nature et
du contexte des récits, les mentions dinstallations hydrauliques y apparaissent souvent de manière rapide
et imprécise 2. Enfin, lépigraphie livre quelques rares informations, ce qui donne toute sa valeur et son
importance à notre inscription.
Pourtant, il est exceptionnel que toutes ces données se recoupent, soit quon dispose de traces
matérielles sans les mentions littéraires ou épigraphiques correspondantes, soit, inversement, de sources
écrites sans quune relation puisse être établie avec des vestiges sur le terrain : tel est le cas à Érétrie.
*Cette contribution sinscrit dans le cadre dune recherche de doctorat dirigée par les professeurs Denis Knoepfler
(Université de Neuchâtel) et André Laronde (Paris IV-Sorbonne) et consacrée aux problèmes de lexploitation
des marais dans la Grèce antique. Je tiens à les remercier tous deux chaleureusement pour leur disponibilité,
ainsi que pour leurs conseils et leur suggestions fructueuses dans lélaboration de ce travail. Jexprime
également ma gratitude au professeur Pierre Briant pour mavoir offert la possibilité de présenter au
Collège de France ces premiers résultats dune recherche en cours. Concernant le texte de linscription, sa
nature, sa date et son contexte historique, voir larticle de D. Knoepfler ci-dessus, p. 41-80.
1 Cette situation est due en grande partie au fait que les installations se trouvent souvent dans des niveaux archéologiques
proches de la surface du sol, dans des zones où lérosion et surtout lactivité agricole moderne ont
largement contribué à leur dégradation.
2 Sur les exigences rhétoriques du discours et leur rapport avec la réalité dans les descriptions littéraires du paysage,
voir en particulier Chr. Jacob 1984.
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Thierry Chatelain Qanats
Il convient donc de prendre en compte lensemble de ces éléments épars pour tenter dappréhender avec
quelque chance de succès la technique de bonification des terres dans lAntiquité.
Lintérêt particulier qui se manifeste aujourdhui pour le lien possible entre le système établi à
Ptéchai et les qanåts mamène à faire quelques remarques préliminaires, afin de dissiper déventuels
malentendus. Le premier point à préciser est que nous ne connaissons pas actuellement en Grèce, du
point de vue fonctionnel, de véritable équivalent des qanåts orientaux. Ceux-ci sous-tendent en effet
une technique de caractère minier 3 elle consiste à exploiter des nappes aquifères souterraines grâce
à des galeries drainantes 4 où les conditions dimplantation tiennent un rôle essentiel (elles sont dordre
à la fois climatique, hydrogéologique et topographique). Ainsi, non seulement la présence de tels
ouvrages est liée à des zones arides ou semi-arides, mais elle suppose aussi lexistence de réserves deau
profondes, ainsi quune ligne de relief élevée qui en permette lalimentation suffisante et régulière. La
conception du qanåts exige en outre une pente savamment calculée, qui détermine à elle seule lendroit
où doit aboutir la galerie dadduction 5. Lensemble de ces exigences expliquent lémergence même de
la technique et son développement dans laire iranienne.
Or, on a affaire en Grèce à un environnement et à des conditions géographiques bien différentes 6 .
Les installations hydrauliques répertoriées se situent de ce point de vue dans des zones totalement
impropres à limplantation de qanåts. Avec son relief varié et son climat contrasté, le pays est sillonné
de nombreuses vallées ou de petits bassins entourés de montagnes, qui offrent un terrain fertile dans
la mesure où ils sont assainis. En effet, les eaux sépanchent dans ces plaines parfois entièrement fermées
et forment alors des marécages ou des lacs temporaires. Lhomme se trouve ainsi face à deux difficultés
apparemment contradictoires : le manque deau en certaines périodes et lexcès deau en certains lieux
(Argoud 1987 : 25). Cest la raison pour laquelle la mise en valeur du sol associe toujours étroitement
les deux aspects complémentaires de la bonification que constituent le drainage et lirrigation. De ce
principe découle une différence essentielle avec la technique des qanåts, qui, elle, vise exclusivement à
lirrigation. Si techniquement le qanåts offre peut-être un modèle pour la compréhension générale des
tunnels antiques (Grewe 1998 : 33), sa fonction originelle ne saurait donc sappliquer ipso facto aux galeries
dadduction que lon rencontre en Grèce.
Voyons maintenant en quoi linscription dÉrétrie permet détablir un parallèle intéressant avec la technique
des qanåts orientaux. Le premier intérêt réside dans le fait quelle use dun riche vocabulaire touchant
au domaine de lhydraulique. Comme la montré Denis Knoepfler (ci-dessus p. 46-55), le document
constitue un contrat pour la mise en valeur de terres inondées. Son caractère officiel suppose lutilisation
3 Voir H. Goblot 1979, ainsi que P. Lombard 1991. Par ailleurs, un traité du mathématicien arabe Al Karagi (XIe s.)
constitue sans doute la source dinformation la plus précise et la plus riche concernant les aspects techniques
de la construction et du fonctionnement des qanåts. On en trouvera la traduction et le commentaire par
A. Mazaheri 1973.
4 Leau sy écoule par suintement pour être amenée par simple gravité à un débouché parfois éloigné de plusieurs
kilomètres en aval du point de captage, où elle servira à lirrigation ou aux usages domestiques. La galerie
est reliée à la surface par une série de puits verticaux qui constituent la seule trace visible si caractéristique
du qanåt. Ces puits ne jouent aucun rôle dans le processus adducteur, mais servent daccès aux
installations, permettent lévacuation des déblais, la ventilation et lentretien de louvrage ; ce sont eux qui,
par ailleurs, déterminent en surface le tracé de la galerie souterraine. Cette technique présente lavantage
dexploiter les nappes profondes (parfois jusquà plusieurs centaines de mètres) qui assurent un écoulement
permanent (mais pas forcément régulier) tout au long de lannée, au lieu de recourir aux nappes aquifères
superficielles, sujettes aux fluctuations saisonnières et souvent taries en saison sèche.
5 La nécessité dune très faible déclivité (entre 0,5 et 1,5 0/00), qui permet de prévenir lérosion tout en assurant
un écoulement régulier, constitue sans doute linconvénient majeur du procédé.
6 Voir par ex. G. Argoud 1987.
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82 Thierry Chatelain Qanats
dune terminologie sans ambiguïté et qui ne puisse donner prise à aucune contestation. On peut donc
penser que la formulation reflète avec précision la réalité technique très spécifique à laquelle elle fait référence.
Létude du vocabulaire permet-elle de saisir les modalités de ces travaux et autorise-t-elle des comparaisons
avec ce que nous connaissons grâce à larchéologie ? Pour essayer de répondre à ces questions, un passage
nous intéressera tout particulièrement. Il sagit des lignes 17-27, dont je donne ici une traduction 7:
«Chairéphanès aura le droit de pratiquer des puits (phréatiai) pour la galerie souterraine (hyponomos)
dans les terrains appartenant à des particuliers, mais il ne le fera que là où il en aura auparavant payé le
prix. Sil a besoin de quelque terrain aux abords du lac, Chairéphanès le paiera au taux dune drachme
par pied, au moment où il aura effectué le drainage [
] il drainera le lac hors des terrains cultivables,
passant par des terrains impropres à la culture, afin de ne pas gêner les cultivateurs. Il construira aussi
pour la décharge des cours deau un réservoir (dexaménè), dont la superficie ne dépassera pas deux
stades carrés. Tant quil aura la jouissance de ce terrain, Chairéphanès veillera à lentretien de la galerie
souterraine et du réservoir (?), et il veillera à ce que tout soit et demeure en bon état. Il élèvera une barrière
autour du réservoir; à lendroit où leau tombe dans la galerie souterraine, il construira une vanne
(thyra), afin quau printemps, quand il y a de leau, ceux des cultivateurs qui en auraient besoin puissent
fermer lentrée de la galerie et se servir de leau sans [avoir à payer de taxe à la cité]. »
2La terminologie de linscription
Dès les premières lignes du document, on saperçoit que si lentreprise touche bien à lirrigation, elle
concerne dabord une vaste opération de drainage et dassèchement dun lac (limnè) 8, comme en
témoignent respectivement le verbe exagô et le substantif exagôgè (l. 3).
Deux mots notables méritent une attention particulière, car ils apparaissent dans le passage que Polybe
consacre à la description de ce que lon identifie aujourdhui aux qanåts 9: il sagit des termes uJv
ponomo~
(ll. 23 et 25) et freatiav(l. 18) 10, à propos desquels il vaut la peine de se demander quelle valeur ils recouvrent
exactement et si leur utilisation sapplique à une réalité technique spécifique. Sans en relever ici
toutes les occurrences dans la littérature, je me contente de quelques remarques générales illustrées par
des exemples qui mont paru significatifs.
Le terme hyponomos tout dabord, dérive du verbe nemô, «distribuer», dont le sens originel implique
la notion de répartition et dorganisation 11. Cette idée de distribution constituera à toutes les époques
7 Daprès Argoud 1987 : 37-38, mais avec quelques modifications découlant du texte revu et nouvellement établi
par D. Knoepfler. Une réédition complète du contrat, assortie dune traduction, figurera dans le volume
des Testimonia sur Érétrie à paraître prochainement dans la série Eretria (Payot, Lausanne). Pour le texte
grec, voir appendice 1 en fin darticle, p. 105.
8 Le terme limnè désigne en grec une surface aquatique aux rives bien délimitées et perçue dabord comme un espace
géographique. Il soppose en cela au hélos généralement traduit par « marais » qui sapplique à une
zone aux frontières indistinctes entre la terre et leau, donc géographiquement mal définie. Le hélos constitue
un milieu caractérisé par la faune et la végétation qui sy développent. Sur la terminologie palustre des Grecs,
voir notamment Traina 1988 : 54-61.
9 Polybe X 28, 2-4. Sur le lien entre le texte de Polybe et les qanåts, voir P. Briant 1996 : 827-828 et les notes
documentaires p. 1066, qui avait depuis longtemps mesuré lintérêt du rapprochement avec notre inscription
(Briant 1982 : 427 et n. 100). Voir aussi P. Briant, ce volume, p. 15-40, et D. Knoeplfer, ce volume, p. 44
10 Transcrits par la suite sous la forme hyponomos (sing.) ou hyponomoi (plur.), et phreatia.
11 Concernant létymologie et lhistoire du mot, voir E. Laroche 1949 : 31-161, notamment 133 (mais aussi la
critique de louvrage par J. et L. Robert, Bulletin Épigraphique 1951, 55).
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Thierry Chatelain Qanats
le centre de gravité de diverses dérivations sémantiques. Issu directement du verbe hyponémomai, «je
circule », « javance en dessous (subrepticement) », hyponomos désigne ainsi une galerie souterraine,
avec toutes les nuances que peut recouvrir cette réalité 12 .
Le mot est rarement utilisé par Thucydide (Ve siècle avant J.-C.). Pour lui, la valeur à accorder à hyponomos
est celle dun ouvrage souterrain, sans quon puisse dire faute dattestations plus nombreuses sil
recouvre un sens technique spécifique. Il sapplique par exemple à une sape pratiquée sous la muraille
de Platées (II.76). Par ailleurs, ladjectif dérivé hyponomèdon caractérise leau potable amenée à Syracuse
grâce à des canaux (ochétoi), signifiant que le trajet se fait par des conduits souterrains (VI.100).
Pour Aristote (IVe siècle avant J.-C.), le terme suppose lexistence dun passage souterrain, sans quy soit nécessairement
attachée une technique de réalisation particulière. Le mot apparaît une fois dans un contexte
hydraulique, où il soppose au terme diôryx: «Les gens qui font des travaux dirrigation, dit-il, recueillent
leau par des hyponomoi et des diôruges» (Météorologiques II.349b). Si hyponomos désigne bien ici une
galerie dont la nature souterraine constitue laspect essentiel, diôryx implique alors lidée dun canal à
ciel ouvert. Chez le Pseudo-Aristote, le passage quutilisa Hadès lors du rapt de Koré est également qualifié
de hyponomos, terme auquel sajoute lépithète asymphanès, cest-à-dire non apparent, invisible; laccès
se fait par une grotte 13. Il désigne enfin à Orchomène un passage souterrain où se réfugie un
renard poursuivi par un chien 14 .
Peu fréquent chez Polybe (IIe siècle avant J.-C.), le mot sapplique à toute galerie souterraine creusée de main
dhomme (cela indépendamment de sa fonction), et son utilisation ne permet pas de conclure à lapplication
dune technique spécifique dexploitation de leau. Le terme est bien sûr utilisé pour décrire
les fameux qanåts dHyrcanie (X.28.2-4). Mais il concerne aussi un souterrain de lancienne Rabbatamana
(actuelle Amman de Jordanie) «où les assiégés descendaient pour chercher de leau» (V.71.9). Lorsquil
évoque des sapes sous les murailles, lauteur préfère le terme orugma, qui sapplique plus généralement
à tout ouvrage creusé artificiellement 15. Pour les canaux à ciel ouvert notamment ceux dÉgypte
cest le terme diôryx qui est employé.
Pour Diodore de Sicile (Ier siècle avant J.-C.), les hyponomoi désignent non seulement des galeries proprement
minières, mais également toutes sortes de souterrains confectionnés par lhomme, et destinés ou
non au transport de leau (habitations, égouts, minage de murailles). La mention dun hyponomos recelant
de lor et qualifié explicitement de physikos ,« naturel » (III.45.7) pourrait laisser penser quutilisé
seul, le mot exprime implicitement lidée dun ouvrage artificiel. Mais Diodore recourt au même terme
à propos dune galerie qui relierait lEtna aux bouches volcaniques des îles Éoliennes (V.7.4). Or, dans
ce cas, il sagit manifestement dune formation tout à fait naturelle. Dans un passage relatant le siège
de Rhodes en 304 avant J.-C. (XX.94.1), lauteur précise que Démétrios Poliorcète mina (hyporuxantos)
le mur de la ville par le creusement (hyponomè) de galeries (metalleia) 16, réalisées par de véritables
12 Daprès Laroche 1949 : 133, lemploi normal du mot est strictement technique.
13 Ps. Aristote, Mirabiles auscultationes 836 b. La précision peut paraître superflue puisque, comme on vient de le
voir, le mot contient de façon intrinsèque lidée dun ouvrage caché. Est-ce à dire quil faille mettre en doute
la nature souterraine de lhyponomos? En fait, le sens du mot me semble être conforme à ce que nous avons
vu jusquici, sans que ce passage contredise nécessairement notre interprétation. Sans doute faut-il voir dans
cette précision la volonté de lauteur daccentuer laspect sacré de cet enlèvement: Korè disparaît secrètement,
elle est soustraite au regard et emportée dans le monde des morts par des chemins qui ne sauraient être
connus ou perçus par les hommes. Ainsi a-sym-phanès aurait le sens de « pas visible pour tout le monde »
et donc de couloir secret. Dans le même esprit Fl. Josèphe mentionne des aphaneis hyponomoi (cf. ci-
dessous n. 23) ; voir aussi, Polyen ci-dessous n. 26, où il est question dun hyponomos kruptos, « caché ».
14 Ps. Aristote, Mirabiles auscultationes 838b. Sur ce texte, voir aussi le commentaire de Haussoullier 1894.
15 Mais pas nécessairement souterrain, comme le prouve le fait de préciser parfois explicitement que ces orugmata
se situent sous terre (hypo gès: XXI.28.4) ; cf. aussi IX.41.7 et 12 où le mot désigne de simples tranchées.
16 Les metalleia désignent à la fois les opérations de minage et la mine elle-même.
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84 Thierry Chatelain Qanats
spécialistes, les metalleis 17. Par la suite, le même ouvrage est qualifié de diorugma, puis dorugma et même
de diôryx 18. Ce texte illustre la richesse du vocabulaire qui, dans lesprit de Diodore, permet de désigner
les différents aspects de ces mines, sans toutefois y associer nécessairement une technique dacquisition
de leau.
Chez Strabon (63 avant-19 après J.-C.), le terme revêt toujours le sens très général de galerie, et nimpose pas
le recours à une technique dexploitation minière, ni même un lien avec ladduction deau : que cette
galerie soit le résultat dune action naturelle ou anthropique, elle recouvre des réalités multiples dont
la nature souterraine constitue le seul point commun. Cest ainsi que les hyponomoi concernent des terriers
creusés par les lapins (III.5.2), des ouvrages souterrains destinés ladduction deau dans la ville de
Rome (V.3.8) 19, une route souterraine menant de lAverne jusquà Cumes (V.4.5) 20, le réseau souterrain
de circulation des eaux 21, des cavités servant dhabitat troglodyte (IX.1.15), le passage menant à
loracle de Trophonios (IX.2.16), ou encore une galerie de mine (XVII.1.45).
Chez Flavius Josèphe (37-95 après J.-C.), les hyponomoi apparaissent toujours dans un contexte militaire. Ils
désignent soit des travaux de minage destinés à faire seffondrer des remparts ou tout autre construction
22, soit les souterrains dans lesquels se réfugient les Juifs à de très nombreuses reprises pour échapper
aux Romains (notamment lors de la prise de Jérusalem par Titus en 70 après J.-C.). Bien souvent,
le manque de détails empêche de déterminer la nature exacte de ces galeries. Dans un passage de la Guerre
des Juifs, lauteur indique que pendant le siège de Jérusalem, lorsque larmée romaine se mit à ravager
la ville, Simon «groupa autour de lui ses plus fidèles amis, et aussi des scieurs de pierre, munis des outils
de fer nécessaires à leur travail [
] et descendit avec sa troupe dans un des souterrains dont lentrée
échappait aux regards 23. Tant quils trouvaient devant eux lancienne galerie (to palaion orugma), ils
sy avancèrent; quand une masse de terre sopposait à leur progrès, ils la minaient, espérant pouvoir,
17 Le terme metalleus sapplique en effet aux techniciens détenteurs du savoir-faire dans le domaine minier (voir
par exemple Lauffer 1956-1957 : 17-18 et passim).
18 Ces termes désignent tous trois des ouvrages creusés artificiellement, mais chacun deux en exprime un aspect
ou une nuance particulière.
19 Dans ce passage très instructif, le terme désigne bien deux types de galeries sans doute fort proches du point
de vue architectural, mais que leur fonction permet en réalité de distinguer clairement. Or, cet aspect napparaît
pas dans la traduction de Fr. Lasserre (Paris, Les Belles Lettres, 1967), où hyponomoi est traduit de façon
systématique par « égout ». Cette interprétation se justifie en partie, puisque dans un cas, Strabon précise
que ces derniers sont capables dévacuer dans le Tibre tous les immondices de la cité (kai;Jv`
uponomwn twn
nwn ev
dunamevjkkluvzein ta; luvmata th`~ povlew~ eij~ to;n Tiberin). Un peu plus loin cependant, le
géographe explique que leau amenée par les aqueducs afflue en quantités telles que ce sont de véritables
rivières qui se déversent à travers la ville et le long des hyponomoi. Il poursuit en ajoutant que presque
chaque maison possède des citernes, des conduites et des fontaines intarissables, etc. Il me paraît clair que dans
ce dernier cas, le mot hyponomos ne désigne pas un « égout » ou tout autre système dévacuation mais au
contraire une canalisation destinée à lapprovisionnement en eau. Cette remarque confirme que le sens du
mot dépend moins de la fonction que du contexte de lobjet auquel il sapplique.
20 diwvJvvrugo~ uponomou tmhqeish~: le mot est utilisé ici comme adjectif associé au terme diôryx, au sens de « creusement
souterrain». Cette route aurait été réalisée par un certain Cocceius, auteur dun ouvrage comparable
entre Dicéarchie et Néapolis. Strabon ajoute que celui-ci suivit lexemple des Cimmériens qui habitaient
là autrefois et qui vivaient notamment de lindustrie minière. Le terme semble donc associé à la technique
mise en oeuvre dans les mines.
21 Le terme sapplique en particulier aux catavothres (IX.2.20 ; XII.8.19 ; XIII.1.67), gouffres naturels souvent
mentionnés par les auteurs (voir aussi ci-dessous, p. 89).
22 Voir par exemple les Antiquités juives VI.136 ; VII.142 et 221, ou la Guerre des Juifs V.469.
23 eis tina tôn aphanôn hyponomôn: le fait que lhyponomos soit qualifié daphanès, cest-à-dire de «caché» peut paraître
a priori superflu pour une galerie souterraine. Mais cette précision permet en réalité à lauteur dexprimer
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Thierry Chatelain Qanats
en continuant leur marche, émerger dans un endroit sûr et se sauver » (VII.26-28). Un peu plus loin, il
parle dune femme « qui sétait cachée avec cinq enfants dans les souterrains qui, à travers le sol, apportaient
leau à la ville [de Massada] » (VII.399). Une fois de plus, la fonction primitive de la construction
ne suffit pas à expliquer lutilisation du terme hyponomos: peu importe quil sagisse dune simple
galerie ou dune canalisation, le contexte impose quil apparaisse dabord comme un lieu de refuge 24 .
Les exigences du discours impliquent donc que le choix du mot est historiquement déterminé: dans
ce cas, cest lidée de cachette liée elle-même à la nature implicitement souterraine de louvrage
que lauteur cherche à exprimer. La même démarche explique le recours fréquent, dans la littérature,
à des termes variés pour désigner un seul objet: ceux-ci permettent, en fonction de la perspective où
ils sont employés, den exprimer les différents aspects.
Plutarque (46-120 après J.-C.), utilise dabord le mot hyponomos dans un contexte de poliorcétique : il sert à
qualifier des galeries pratiquées sous les remparts pour pénétrer à lintérieur dune ville (par exemple
Camille V.4-6) ou des passages secrets permettant la fuite (Flamininus XX.7-8 ; Aratos IX.2). Le terme
sapplique donc plutôt à un ouvrage fait de main dhomme et à caractère plus spécifiquement minier,
sans quil implique toutefois une fonction exclusive. Dans un texte consacré à la formation de leau,
lauteur évoque des hyponomoi et des mines (metalleia) où coule une eau abondante (Paul-Émile
XIV.10.1) 25. Sil est difficile de dire en quoi ces deux types galeries sopposent exactement, le contexte
confirme en tout cas le sens établi jusquici.
Les Stratagèmes de Polyen (IIe siècle après J.-C.) constituent aussi une source dinformations intéressante.
Cette compilation danecdotes militaires, véritable aide-mémoire stratégique et technique, mentionne
à plusieurs reprises des hyponomoi. Ceux-ci désignent dans tous les cas des souterrains permettant la
circulation (des hommes ou des eaux) 26 et supposent toujours la mise en oeuvre dun savoir-faire lié
directement à lexploitation des mines. Leur réalisation suppose par conséquent des connaissances
techniques indéniables. Dans un passage évoquant la prise de Chalcédoine par le roi Darius (VII.11),
ce dernier recourt à un subtil stratagème : comptant sur lassurance dassiégés trop confiants dans leur
muraille et qui, de ce fait, relâchaient leur attention , il entreprend de creuser un tunnel à partir
dune colline située à quinze stades de la ville (env. 2,7 km) ; passant sous la muraille, il parvient ainsi
à atteindre lagora. Polyen utilise également le verbe très spécifique metalleuein pour signifier le creusement
de la galerie, verbe qui se rattache au vocabulaire minier 27 .
Achevons ce bref tour dhorizon de la littérature par lhistorien Dion Cassius (IIe-IIIe siècle après J.-C.).
Comme chez ses prédécesseurs, le terme hyponomos nimplique aucune valeur exclusive. Il sapplique
à toute galerie artificielle servant de passage sous la surface du sol. Il désigne en particulier la sape
un autre aspect qui lintéresse dans ce contexte, à savoir linvisibilité de louvrage que le mot hyponomos
ne suffit pas à rendre de manière satisfaisante : en effet, un souterrain nimplique pas nécessairement un
ouvrage secret (voir aussi ci-dessus n. 13).
24 Le cas de Jérusalem est notable, car on connaît archéologiquement ces galeries ; certaines datent dune époque
fort ancienne elles sont déjà mentionnées dans lAncien Testament tandis que dautres sont de lépoque
romaine (Grewe 1998 : 45-52 et 148-149).
25 Selon lui, ces galeries supposent lexistence de nappes souterraines, ce qui lui permet de réfuter la théorie
dAristote qui prétend que leau peut se former delle-même par condensation et refroidissement (voir par
exemple Problemata XXVI.19 et 27).
26 Le terme indique par ex. une issue de secours lorsquune ville est prête à tomber aux mains de lennemi (III.7 ;
VIII.21). À Cirrha, port de Delphes, les Amphictions qui assiègent la ville découvrent une galerie souterraine
qui draine une abondante eau de source (VI.13) ; lhyponomos est alors qualifié de kruptos, caché (voir
aussi ci-dessus n. 13 et 23).
27 Voir ci-dessus n. 17, ainsi que Lauffer 1956-1957 : 14-33.
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86 Thierry Chatelain Qanats
pratiquée par les Romains sous la muraille de Cordoue (XLIII.34), les galeries souterraines qui parcourent
la ville de Rome (XLIX.43) 28 ou encore celles de Jérusalem qui, par dessous les remparts, amènent
leau depuis la campagne à lintérieur des murs et qui pouvaient, en cas de besoin, servir de refuge (LXVI.4).
À propos de ces passages secrets (hypogeioi odoi), lauteur précise quils sont creusés douvertures destinées
à leur donner de lair et du jour (LXIX.12). Du point de vue technique, cette pratique évoque immédiatement
les puits si caractéristiques des qanåts.
Ainsi, on saperçoit que lutilisation du terme hyponomos dans la littérature reflète de nombreuses
réalités, dont une lecture trop ponctuelle empêche de saisir la diversité. Le mot désigne toujours une
galerie souterraine, au sens le plus large du terme, cest-à-dire un ouvrage destiné à permettre le passage
entre deux espaces distincts. Cest là le seul point commun à tous les hyponomoi. Cette définition
nimplique aucune fonction particulière, que seul le contexte ou une précision explicite permet
éventuellement de spécifier. Par conséquent, la mention dun hyponomos ne suppose nullement le
recours à une technique dexploitation de leau. Si le mot sapplique parfaitement aux qanåts
auxquels il semble le mieux adapté aux yeux dun Grec , il nen exprime en réalité que la nature souterraine,
aspect certes essentiel mais aussi fort réducteur. Cest précisément ce qui amène Polybe à présenter
une description soigneuse de ce procédé quil ne connaissait pas, et dont il sapplique néanmoins
à relever les éléments essentiels 29. Si, techniquement, lhistorien nen avait probablement pas compris
le principe de fonctionnement, il nous transmet sans aucun doute limage du qanåts telle quil apparaissait
aux yeux dun Grec, après avoir passé par le filtre de linterprétation culturelle. Il est clair en
tout cas que lévocation du qanåts par le seul terme hyponomos neût jamais suffi au lecteur hellène à
en apprécier loriginalité et la spécificité.
Dans la documentation papyrologique, le mot hyponomos est plutôt rare 30; il permet de marquer la nature
souterraine dun canal (diôryx) et son emploi est réservé au contexte urbanistique. Lorsquil sapplique
à une galerie dont la fonction est le transport de leau et quil est utilisé seul, le terme concerne toujours
un ouvrage dadduction et non dévacuation. Une conduite de drainage peut certes être qualifiée
de hyponomos, mais dans ce cas, on en précisera explicitement la fonction 31 .
Dans les inscriptions, le terme est encore moins fréquent. Parmi les six attestations que jai pu recenser, quatre
remontent à lépoque hellénistique (IVe siècle avant J.-C.), deux datent seulement de lépoque impériale
(IIe siècle après J.-C.). En général, ces mentions ne permettent pas de définir la nature exacte des
hyponomoi, mais on relèvera que ceux-ci sous-tendent toujours des travaux liés à leau.
28 En particulier la Cloaca Maxima, envisagée comme une galerie souterraine remarquable du point de vue architectural.
La fonction dégout (qui importe peu pour le propos) nest pas évoquée. Le terme hyponomos seul
ne saurait en tout cas exprimer cet aspect fonctionnel (voir aussi ci-dessus n. 19).
29 Avec les réserves marquées par P. Briant, ci-dessus, p. 15-40.
30 Voir D. Bonneau 1993 : 29.
31 Comme cest le cas chez Diodore (XI.25.3-4 ; voir aussi ci-dessus p. 84-85) qui mentionne à Agrigente des hyponomoi
creusés par les prisonniers carthaginois et destinés à évacuer les eaux de la ville (kai; ;;
pro~ ta~
uJv`j`vj;Jv
datwn twn ek th~ polew~ ekroa~ uponomoi). Dun point de vue fonctionnel, il sagit bien dégouts
et cest ainsi que le terme est traduit la plupart du temps. Mais littéralement, le texte parle seulement de
« galeries souterraines » ; lévocation de leur fonction nécessite une précision explicite que le mot hyponomos
seul ne suffit pas à exprimer. Cette interprétation est confirmée dans les lignes suivantes, où lauteur
ajoute quil sagit dun ouvrage « très remarquable par sa grandeur imposante et digne dêtre admiré si sa
fonction ne lavait rendu méprisable » (Phiax, le chef de ces travaux, acquit dailleurs une telle célébrité que
ces conduits souterrains prirent le nom de « galeries phéaciennes »). Sur la différenciation terminologique
permettant de distinguer lobjet et sa fonction, voir aussi ci-dessus n. 19 et 28.
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Thierry Chatelain Qanats
Un document de Termessos (Pisidie) mérite dêtre cité à titre dexemple : il sagit de la consécration par
un prêtre dinstallations hydrauliques (TAM III.1, n° 16 ; cf. Bull. Ép. 1962, n° 160). Datée du IIe siècle
après J.-C., linscription mentionne une recherche deau (ereuna hydatos), des réservoirs (angeia), une
galerie souterraine (hyponomos), un creusement à travers la montagne (diakopè tôn orôn) et un aqueduc
(agôgè tou hydatos), travaux réalisés aux frais du dédicant. On ne sait malheureusement rien de plus
sur ce dispositif, mais on constate que, comme à Érétrie, le souterrain sinscrit de toute évidence dans
le contexte dune vaste entreprise hydraulique.
Ainsi, bien que la documentation épigraphique apporte peu de précisions sur la confection même
des hyponomoi, il semble bien que, contrairement aux attestations littéraires, le terme recouvre dans les
inscriptions un sens relativement restreint. Si labsence de détails techniques empêche dêtre catégorique,
on a même limpression quil sagit plutôt douvrages de drainage. Il me paraît donc envisageable de
penser que dans les documents officiels le mot fait référence à une galerie souterraine supposant
lapplication dun savoir-faire technique spécialisé et peut-être étroitement associée à la technologie mise
en oeuvre dans les mines.
Revenons maintenant à linscription dÉrétrie : elle mentionne également, on sen souvient, des
phreatiai (l. 18). Chez Polybe, ils désignent les puits qui, dans la construction des qanåts, déterminent en
surface le tracé de la galerie souterraine 32. Si le sens du mot ne pose pas véritablement de problème, il
subsiste néanmoins dans linscription une incertitude de restitution, car on peut hésiter entre un singulier
ou un pluriel (phreatian ou phreatias), détail qui ne va pas sans conséquence sur la compréhension globale
de linstallation. En effet, si lon restitue un singulier, on peut traduire ainsi le passage: «Que Chairéphanès
soit autorisé à creuser un puits dans les terrains appartenant à des particuliers». On ne voit pas bien, dans
ce cas, à quoi peut bien correspondre un tel ouvrage. Si, par contre, on adopte le pluriel, ce que nous croyons
être la solution la plus plausible, on établit une fois encore immédiatement le rapport avec la construction
des qanåts, puisque les puits, sans jouer de rôle direct dans le processus de fonctionnement, nen constituent
pas moins une des caractéristiques essentielles de construction (ci-dessus n. 4).
Le contrat évoque ensuite une dexamenè (l. 22), dont le sens général de bassin est bien connu par
ailleurs et qui peut désigner plus particulièrement un réservoir deau ou une citerne 33. Je reviendrai
sur la fonction de ce bassin un peu plus loin, dans ma tentative de reconstitution globale du système.
À cette dexamenè est associé une thyra (l. 25), que lon peut traduire par « vanne », et qui est
intéressante à relever dans la mesure où linscription dÉrétrie est, à ma connaissance, la seule à
mentionner un tel dispositif en Grèce propre. On en trouve certes dautres attestations notamment
dans les papyrus égyptiens , mais toutes concernent des périodes nettement plus tardives. En Égypte,
la thyra est une porte décluse à vantaux, fermée par des barres horizontales, qui permet de moduler la
quantité deau lâchée dans les canaux (Bonneau 1993 : 75-76). Cette vanne joue donc un rôle essentiel
dans le processus dirrigation 34 .
On trouve enfin la mention de potamoi (l. 24) que les éditeurs des Inscriptions juridiques grecques
ont traduit par « canaux ». Le terme apparaît une fois (l. 22), ce qui justifie selon eux la restitution du
même mot deux lignes plus haut, dans un passage mutilé. Le sens donné ici à potamos ne me paraît
toutefois pas assuré : en effet, hormis quelques rares exceptions, le potamos ne recouvre jamais en lui
32 À Délos, le mot est attaché à un dispositif architectural et non à la nature ou à lorigine de leau quon y puise
(Hellmann 1992 : 233-242).
33 Voir par exemple Hérodote III.9, VI.119; Diodore II.9; Strabon V.3.8. En outre, linscription dAphrodisias, Bull.
Ép. 1956, n° 276, ou la loi des astynomes de Pergame, col. IV, ll. 204 et 210-211 (voir notamment Klaffenbach
1953/6 ; le texte est repris chez Hellmann 1999 : n° 2 ; et Bonneau 1993 : 55-56).
34 Un autre mot pouvant également désigner une «vanne» apparaît dans une inscription dAntioche commémorant
le creusement dun canal en 73-74 après J.-C. Il sagit du terme a[
noigma (voir D. Feissel 1985 : 89-90).
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88 Thierry Chatelain Qanats
même une réalité construite, et dans tous les cas où le mot désigne un canal, la nature artificielle de
louvrage est précisée explicitement 35. Jusquà preuve du contraire, je ne vois donc aucune raison de
retenir une telle interprétation dans notre inscription. Dailleurs, le sens de fleuve ou, plus modestement,
de cours deau ne semble pas incompatible avec lidée générale que lon peut se faire du système
de Ptéchai.
3Aspects techniques de lentreprise de Ptéchai
Cette constatation mamène à aborder un deuxième point, qui concerne précisément laspect pratique
de lentreprise érétrienne. Comme nous lavons vu, le problème de la localisation na pas permis
jusquici détablir le lien avec déventuels vestiges archéologiques. Cette situation nous oblige à recourir
à la comparaison.
Les recherches effectuées sur le terrain depuis une vingtaine dannées grâce notamment à une
équipe de techniciens rattachés à luniversité de Munich ont révélé de nombreuses traces dinstallations
hydrauliques, en particulier en Grèce centrale et dans le nord du Péloponnèse (Arcadie surtout). Le cas
du lac Copaïs, en plein coeur de la Béotie, constitue lexemple le mieux étudié et sans doute aussi le
plus représentatif (fig. 1).
La mise en culture du bassin actuel, avec sa surface avoisinant les 250 km2, résulte dune vaste entreprise
dassèchement dont la réalisation remonte à la fin du XIXe siècle, non sans dailleurs plusieurs tentatives
infructueuses (Knauss et al. 1984 : 161-165). La construction du système de drainage moderne a cepen
dant révélé la présence dinstallations antiques remarquables.
Jen expose les principes généraux pour me concentrer sur quelques points qui me paraissent
intéresser plus directement notre propos.
Le milieu géographique, tout dabord, présente un certain nombre de caractéristiques détermi
nantes pour le choix du site. Il consiste en une plaine cernée de tous côtés par une barrière montagneuse
laltitude moyenne est de 95 m environ , qui sert de gigantesque bassin de déchargement naturel
(c. 350 km2) pour les cours deau venus des sommets. Lors de fortes précipitations et surtout à la fonte
des neiges, le sol imperméable empêchait le drainage efficace de ces eaux et transformait la plaine en
véritable lac, rendant du même coup toute exploitation agricole impraticable 36. Il existait bien en bordure
du bassin des gouffres naturels les catavothres dont les Anciens avaient compris le rôle essentiel
mais dont la capacité dévacuation était largement insuffisante en période de hautes eaux 37. Face
à cette situation de dépendance, on développa dès lépoque mycénienne un vaste projet qui exploitait
en un système complexe les deux aspects complémentaires du drainage et de lirrigation (fig. 2a et b).
Le secteur le plus soumis aux risques dinondations se situe au nord et au nord-est du bassin, à lendroit
où sépanchent naturellement les eaux. Cest là également que se trouvent les plus grandes catavothres.
Les fleuves les plus importants (Mélas, Céphise, Hercyne) descendaient des massifs montagneux situés
à louest. Afin déviter que ceux-ci ne se répandent dans la plaine et ny stagnent, leurs lits naturels furent
35 Voir appendice 2, p. 106 ; voir aussi larticle de Denis Knoepfler, ci-dessus, p. 53.
36 On estime à 560 mio de m3 la quantité deau qui traverse le bassin au cours des six mois dhiver hydrologique.
Durant cette période, la surface du lac pouvait atteindre 25 000 ha. Strabon indique un périmètre de
380 stades (environ 70 km). Sur le Copaïs, voir en particulier Knauss et al. (1984).
37 Outre lobstruction des gouffres par toutes sortes de matériaux drainés par le courant, cette zone de karstes était
soumise à de fréquents séismes (voir par exemple Thucydide III.87.4 ou Strabon IX.2.15), qui pouvaient avoir
un effet rapide et catastrophique sur le processus dévacuation des eaux. Certaines de ces catavothres sont
aujourdhui totalement bouchées (Spitia, Binia notamment).
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fig. 1 : situation du lac Copaïs, au coeur de la Béotie, daprès P. Roesch, Thespies et la Confédération béotienne, carte hors texte. fig. 1 : situation du lac Copaïs, au coeur de la Béotie, daprès P. Roesch, Thespies et la Confédération béotienne, carte hors texte.
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fig. 2a : lac Copaïs, plan du système de drainage avec les principales installations antiques, daprès Knauss 1984, carte 1.
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Thierry Chatelain Qanats
fig. 2b : aperçu du réseau hydraulique actuel, daprès Knauss 1984, fig. 5.1.
renforcés et les rives fortifiées. Les courants étaient ainsi dirigés vers les exutoires souterrains grâce à un
système de canaux artificiels et dendiguements situés sur les bords du lac 38. Au centre du bassin, un
canal conduisait également les eaux vers lest 39. Une zone semble avoir été sacrifiée dans cette région
comme bassin de déchargement pour parer à lengorgement des gouffres en cas de débit extrême.
Le second volet du système consistait à mettre en valeur les terres acquises par le drainage. Cet objectif
fut réalisé grâce à la construction de polders dont lefficacité est incontestable si lon en croit les sources
évoquant la prospérité dOrchomène 40. Les zones asséchées étaient ainsi délimitées par des digues,
véritables barrages empêchant linondation. Comme il était pratiquement impossible déviter une
étanchéité absolue, les ingénieurs sarrangèrent pour inclure dans chaque polder une ou plusieurs
catavothres, qui permettaient dévacuer les eaux dinfiltration.
Parmi ces installations, sept puits avaient été repérés au milieu de la plaine par les voyageurs du
XIXe siècle. Le géologue Fiedler (1836) pense quils fonctionnaient comme puits de lumière pour une
galerie souterraine communicant avec le lac dHylè (ancien lac Likéri ; fig. 2a); pour dautres, ils
avaient été creusés individuellement pour percer la couche imperméable et permettre un drainage à travers
la croûte rocheuse 41. Ces puits ont cependant été détruits par les activités agricoles modernes et
aucune trace nen subsiste aujourdhui. Leur fonction comme leur date restent donc mystérieuses: perte
irréparable et bien malheureuse pour qui sintéresse à la technique des qanåts
38 Au nord par exemple, lors dun débit normal, un canal permettait lévacuation des eaux du Céphise. En
situation extrême, un système de trop-plein avait été prévu au-dessus dOrchomène, qui dirigeait les eaux
vers le sud. Au sud-ouest, les eaux de lHercyne et du Phalaros étaient réunies et amenées vers les catavothres
situées au sud-est du lac, dans la baie dAkraiphia. Les canaux se composent généralement dune tranchée,
qui peut atteindre 40 m de large, et sont limités par des digues à simple ou double parement qui
mesurent jusquà 30 m. Il sagit donc douvrages considérables les canaux les plus longs font plus de
15 km qui ont nécessité le transport de plusieurs millions de m3 de terre.
39 Apparemment, cet ouvrage nest pas contemporain des autres installations (voir ci-dessous n. 51).
40 Elle est proverbiale chez Homère (Il. IX.381), et soulignée encore par Strabon (IX.2.40) et Pausanias (I.9.3,
VIII.33.1, IX.38.8).
41 Ainsi H.N. Ulrichs (1840) et, à la fin du XIXe siècle, A. Philippson (voir à ce sujet Knauss et al. 1984 : 243-244).
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Concernant la chronologie, on a pu établir que lorigine du système de drainage du Copaïs remontait au
moins à lépoque mycénienne, cest-à-dire aux alentours des XIIIe-XIIe siècles avant J.-C. 42 Mais les
installations furent restaurées et réactivées aux périodes postérieures, sans quil soit toujours possible de
juger de la continuité ou non de leur fonctionnement, ni même de leur efficacité. Lune des raisons de
cette incertitude réside dans le fait que les textes mentionnant le Copaïs sont totalement muets à ce sujet
(Knauss 1984 : 49-57). Nos deux sources historiques principales, Strabon et Pausanias, ne disent absolument
rien dun quelconque système de drainage ou dirrigation. Le premier, qui na sans doute pas vu la
région de ses yeux, rapporte une tradition selon laquelle, sous la domination des gens dOrchomène, le
lac «était autrefois asséché et quon y pratiquait toutes sortes de cultures» (IX.2.40). Au Ier siècleavant J.-C.,
les eaux semblent donc avoir recouvert au moins une partie du bassin. De même lorsque, au
IIesiècle après J.-C., Pausanias arrive dans la partie nord-est pour se rendre à Copai, il se déplace en bateau
comme le prouve lutilisation du verbe diapleô (IX.24), «naviguer à travers», «traverser en bateau». Cette
précision indique que le Périégète a vu la région pendant une période de hautes eaux, à un moment où
les installations, pour autant quelles aient encore existé, nétaient manifestement pas visibles 43 .
En revanche, on sait que des travaux ont été réalisés à lépoque dAlexandre, sous la direction dun
certain Cratès de Chalcis (Strabon IX.2.18). Le manque de précision ne permet malheureusement pas
détablir un lien direct avec les vestiges perceptibles sur le terrain. Enfin, une série dinscriptions atteste
que des réparations eurent lieu à lépoque impériale 44 .
Ainsi les sources laissent-elles entrevoir que les intérêts potentiels multiples offerts par la plaine ont
suscité des interventions à toutes les époques. Encore faut-il parvenir à les distinguer 45. Parmi les nombreux
témoignages archéologiques, subsiste un ouvrage qui nous intéresse particulièrement. Il sagit dun
tunnel creusé dans la montagne sur une distance de 1742 m et dont le parcours est ponctué dune série
de seize puits verticaux (fig. 3a et b). Il détermine un tracé en S à première vue étrange et moins « économique
» quun tracé rectiligne, mais quimposait le relief lui-même (fig. 4). Partant juste derrière la
42 Datation fixée notamment daprès le type dassemblage des murs, confectionnés selon un appareil dit « cyclopéen
» (cest-à-dire constitué de blocs bruts ou à peine dégrossis de grande dimension), caractéristique de
cette période.
43 On a du mal à imaginer en effet que Pausanias ait pu voir sans les évoquer des travaux dune telle ampleur et
à coup sûr frappants, alors même quil mentionne dautres installations toutes proches et sans doute beaucoup
moins impressionnantes, telle celle de Thisbé (IX.32). Il en va de même de la colossale forteresse de
Gla, imposante aujourdhui encore, dont lauteur ne dit rien, et qui, sil lavait visitée, aurait vraisemblablement
suscité son admiration.
44 Il sagit en particulier de lettres de lempereur Hadrien promettant aux habitants de la cité de Coronée de payer
la somme nécessaire à la réparation de digues endommagées. Pour lédition et le commentaire, voir Oliver
1989 : 253-273 ; sur loccupation du bassin à lépoque romaine, voir Fossey 1979.
45 Il est important de préciser quon dispose de très peu déléments se rapportant aux époques géométrique,
archaïque et même classique. Mais est-ce là le reflet de linexistence de toute activité agricole dans la plaine
au cours de ces périodes ou leffet du hasard de la conservation des vestiges ? A la lumière de cette petite
enquête, je serais plutôt porté à envisager la seconde hypothèse. Relevons aussi que de nombreux travaux
ont été repérés en Grèce (notamment en Béotie et en Arcadie), qui présentent des conditions dimplantation
et un principe de fonctionnement analogues à ceux du Copaïs en particulier lassociation du drainage
et de lirrigation dans une plaine fermée. Or, tous ces systèmes appartiennent à lépoque mycénienne et
présentent une grande homogénéité à la fois structurelle et chronologique, contribuant à donner limage
dune société qui maîtrise admirablement un type de bonification parfaitement adapté à cette région du
monde grec. Sur ces questions, voir Knauss 1990, avec la bibliographie afférente, p. 266-279.
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Thierry Chatelain Qanats
fig. 3 a et b : Képhalari, coupe du tunnel et détail des puits 15 et 16, avec lamorce des deux galeries
superposées, daprès Kambanis 1893, pl. XVII.
fig. 4 : Képhalari, tracé du tunnel en surface et emplacement des puits, daprès Kambanis 1893, pl. XV.
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catavothre de Binia, il suit la ligne de crête la plus basse vers le nord-est 46, au-delà du col de Képhalari
(situé à 118 m daltitude et à 52 m au-dessus du niveau du lac Copaïs). Une telle structure impose assez
naturellement le rapprochement avec linscription dÉrétrie, mais aussi avec le procédé et le plan de
construction des qanåts (ci-dessus, p. 20). Les puits, quadrangulaires, font environ 1,5 m de côté. Leur
profondeur varie considérablement en fonction de leur position, de même que la distance qui les
sépare 47. Les voyageurs soulignent le soin avec lequel ils furent réalisés: les parois ont été lissées et des
cavités régulièrement disposées laissent supposer la présence dune forme descalier. Beaucoup dentre
eux sont aujourdhui totalement comblés deux seulement sont encore vides et une étude approfondie
exigerait quon les désobstrue. On sait quune galerie devait les relier mais que celle-ci ne fut
jamais achevée 48. Daprès la ligne générale du tracé, on peut penser que la fonction de ce tunnel était
de permettre le drainage du lac vers la baie de Larymna. On reproduisait donc en quelque sorte artificiellement
le système dévacuation naturelle par les catavothres.
La raison de linterruption des travaux reste difficile à préciser; peut être est-elle due à des problèmes
techniques (infiltrations) ou à des circonstances particulières (guerres, inondations, etc.). Certaines
estimations permettent détablir que lensemble de louvrage aurait pu être achevé sur une période de
dix ans environ (Knauss 1984 : 249).
Depuis sa redécouverte en 1805, son origine fait lobjet de discussions. De manière générale, la
situation que lon rencontre au lac Copaïs présente, comme on la vu, de nombreuses difficultés dinterprétation.
Sil paraît désormais établi que les premières installations remontent à lépoque mycénienne,
labsence totale de sources écrites concernant la galerie rend sa datation particulièrement malaisée. En
effet, la pratique de puits et de tunnels remonte en Grèce à une époque fort ancienne et se poursuit au
cours des siècles, sans quune évolution technique permette toujours den établir la chronologie (Grewe
1998) 49. Cest ainsi que les auteurs placent le tunnel de Képhalari entre la période mycénienne et lépoque
romaine!
Pour les tenants dune datation haute, la galerie sinscrit dans la conception globale du système de
bonification mis en place dans le Copaïs mycénien, auquel on peut rattacher la plupart des vestiges existant
dans la plaine (Knauss 1990 : 113-124 et 252-265). Dans ce contexte, elle constitue une mesure
complémentaire pour le drainage artificiel du lac, suppléant peut-être à une catavothre effondrée ou
46 On nallait pas, en effet, pratiquer des puits là où la montagne était la plus haute, ce qui aurait augmenté inutilement
leur profondeur jusquà la galerie, dont le niveau était lui-même déterminé par celui du lac. Par ailleurs,
il nest pas tout à fait exact de parler de ligne de crête la plus basse puisquen réalité les puits sont un peu
décalés sur le côté par rapport à elle, de manière à éviter quen cas de fortes précipitations les eaux de ruissellement
ne viennent perturber les travaux.
47 On relèvera le caractère exceptionnel de cette colossale entreprise. Normalement, pour les tunnels à vocation
hydraulique, la distance entre les puits dépasse rarement 50 m et leur profondeur ne va pas au-delà de 30 m.
À Képhalari, cette distance avoisine les 100 m (et même le double dans deux cas) ; onze des seize puits font
plus de 30 m de profondeur, six plus de 50 m le plus profond atteint 85 m.
48 Ses dimensions sont denv. 1,5 m de large pour 1,7 m de haut. Seul 1/5 du travail environ fut réalisé (2/3 pour
les puits). Certains puits ont ainsi été pratiqués sans même quait débuté le creusement horizontal. Malgré
la qualité de la construction, on constate également des irrégularités attribuables peut-être à des erreurs de
calcul: quelques puits ont par exemple été creusés plus profondément que ne lexigeait le niveau du tunnel
(fig. 3a et b). Cela sexplique peut-être par le fait quon avait délibérément prévu une marge de sécurité
pour sassurer que la galerie couperait bien le puits et ne passerait pas plus bas. Inversement, on a parfois
commencé le creusement de la galerie horizontale avant davoir atteint le niveau requis. Autre détail
curieux: il apparaît au départ de plusieurs puits lamorce de deux galeries parallèles et superposées (Kambanis
1893 : 322-342 ; Grewe 1998 : 106-108 ; Knauss 1990 : 113).
49 Sur une éventuelle allusion au tunnel de Képhalari chez le Ps. Aristote, voir Haussoullier 1894.
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Thierry Chatelain Qanats
obstruée. Techniquement, rien ne soppose à une telle interprétation, car de grands travaux de creusement
de la roche ont été entrepris à cette époque. Le réseau hydraulique réalisé dans le bassin montre que
les Minyens disposaient par ailleurs de toutes les connaissances nécessaires pour réaliser une entreprise
de cette envergure.
Linscription dÉrétrie placée, rappelons-le, aux alentours de 315 avant J.-C. 50 a souvent été
alléguée comme argument pour une datation des travaux du Copaïs à lépoque hellénistique. Si, dans
létat actuel de nos connaissances, cette mise en parallèle ne permet pas de trancher la question de façon
décisive, rien nexclut non plus, a priori, cette possibilité puisque plusieurs témoignages attestent une
activité dans le bassin à lépoque dAlexandre. Comme nous lavons vu, Cratès, un homme de Chalcis,
avait été chargé de curer (anakathairô) les canaux (Strabon IX.2.18). Cela suppose lexistence dinstallations
plus anciennes et visibles mais sans doute hors détat de fonctionner (totalement ou en partie) 51 .
Par contre, on ne sait rien du creusement éventuel de puits ou dun tunnel (jamais, par exemple,
napparaît le terme hyponomos). Outre le rapprochement épigraphique, largument le plus significatif
pour une datation à cette période me semble être le fait que le fameux Cratès soit qualifié de metalleutès
(Strabon IX.2.18). En effet, dans les sources, ce terme ne sapplique pas à nimporte quel artisan: il désigne
une personne qualifiée pour les travaux de mines et donc en particulier pour le creusement des galeries
(Lauffer, 1956-1957: 17-18 et passim). Or la construction du tunnel de Képhalari suppose un savoir-faire
complexe et élaboré que seul pouvait assumer un véritable spécialiste. Le choix dune terminologie aussi
précise reflète à mon avis le rôle tout à fait spécifique de lingénieur auquel on avait fait appel 52 .
Enfin la théorie romaine a pour elle au moins un argument, à vrai dire peu contraignant : il sagit
des inscriptions mentionnant les travaux de réfection accomplis à lépoque de lempereur Hadrien 53 .
Mais si ces documents témoignent bien de préoccupations relatives à linondation de terrains cultivables
dans la plaine, aucun deux ne mentionne la construction de galerie ou de puits.
50 Voir ci-dessus larticle de D. Knoepfler, p. 61-67.
51 On a ainsi rattaché à ce témoignage un canal qui traverse le lac en son milieu, et pour lequel il semble que lunité
de longueur utilisée remonte à lépoque classique. Selon S. Lauffer, il sagit dun simple fossé qui, sur une
longueur mesurable de 7,5 km, permettait de drainer les eaux vers lest de la plaine. Malheureusement, son
embouchure nest pas localisée et seuls certains tronçons sont encore visibles aujourdhui (voir à ce sujet
Knauss et al. 1984 : 53, 153-154, 225 et 233-236). Sur la question de lefficience du système au cours du temps,
il est très difficile dêtre précis. Il est clair en tout cas que ce type dinstallations nécessitait un entretien
attentif et continu (le cas mieux connu de lÉgypte en témoigne), et quà un moment donné, pour des raisons
qui restent à déterminer, les eaux ont à nouveau envahi le bassin (Strabon parle dailleurs de villes
englouties et réapparues au moment des travaux de Cratès; la légende de linondation du pays dOrchomène
provoquée par Héraklès pourrait avoir gardé la trace dune telle catastrophe). Peut-être le déclin est-il à mettre
en relation avec les événements qui marquent la fin de lépoque mycénienne en Grèce. Dintéressantes
estimations montrent que, suite au processus dalluvionnement, la capacité dévacuation du réseau aurait
déjà été considérablement réduite après 300 ans et totalement épuisée après 600 ans (Knauss et al. 1984 :182).
Si on place le déclin du système aux alentours de 1200 avant J.-C., il faut donc admettre que, faute de nettoyage
et dentretien, les canaux auraient été complètement envasés dès lépoque archaïque.
52 Cratès est qualifié chez Diog. Laërce (IV.4.23) de taphrôrychos, cest-à-dire, littéralement, de «creuseur de fossé».
Cette appellation fort rare aurait pu faire penser à un homme spécialisé dans la confection de canaux plutôt
quà un ingénieur des mines, mais le témoignage de Strabon est clair sur ce point. Ces divers qualificatifs
ne permettent pourtant pas détablir un lien entre Cratès et Chairéphanès. Jamais ce dernier nest qualifié
dun terme technique qui préciserait sa fonction. Il nest dailleurs pas assuré quil soit lui-même un
ingénieur. La façon dont il apparaît dans le contrat ferait plutôt penser, au contraire, quil est dabord un
homme daffaire, un véritable entrepreneur, à qui il incombera de faire appel aux spécialistes dont il a besoin
pour réaliser le projet. Voir aussi larticle de Denis Knoepfler, ci-dessus, p. 67.
53 Voir ci-dessus, n. 44.
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Ainsi, même combinées à larchéologie, les sources écrites ne permettent pas de confirmer positivement
quait existé à Képhalari une galerie dadduction deau souterraine à lépoque de Strabon ou de
Pausanias, laissant du même coup en suspens la question de la datation 54. Faut-il dailleurs sétonner
de ce silence? Car quand bien même le tunnel eût existé, son état dinachèvement le condamnait à tomber
rapidement dans loubli. Il est certain cependant quune fois abouti, il aurait été digne dadmiration
et de commentaires, au même titre sans doute que son homologue de Samos.
Dans la perspective qui nous intéresse, peut-on envisager détablir un rapport entre de telles
installations et les qanåts orientaux? Comme je lai relevé dans mon introduction, il paraît clair que la
fonction du qanåts ne saurait être appliquée directement à la Grèce, tant les conditions géographiques,
climatiques et hydrologiques sont différentes. Certaines analogies dans la technique de construction
ne manquent pourtant pas dêtre frappantes: le procédé consistant à associer puits et galerie souterraine
constitue de ce point de vue le trait le plus remarquable; cest cet aspect en particulier qui pousse à faire
le rapprochement avec Ptéchai. Trois ouvrages méritent à ce titre dêtre mentionnés ici.
4Les galeries souterraines en Grèce ancienne:
les exemples de Samos, Athènes et Syracuse
Daté du VIe siècle avant J.-C., le très fameux tunnel de Samos 55 nest pas sans évoquer par bien des
aspects le tunnel béotien. Cependant, lintérêt pour nous réside moins dans le tunnel lui-même auquel
on accorde généralement toute lattention que dans les deux tronçons situés immédiatement en amont
et en aval (fig. 5). En effet, si lon considère lensemble du système, on constate quentre la source et
lentrée du tunnel, le tracé se compose dun canal à ciel ouvert 56, ainsi que dune galerie de 180 m de
long, qui traverse une colline et lun des contreforts de lacropole 57. Or, cette galerie est construite selon
la technique des qanåts 58: quatre puits ont été pratiqués, dont la profondeur varie entre 11 et 19 m 59 .
Le même principe se retrouve à la sortie du tunnel, où leau est amenée jusquen ville grâce à une galerie
entièrement souterraine dune longueur de 620 m 60. Son parcours est marqué par la présence de
vingt-quatre puits daccès, restaurés et améliorés dès lAntiquité mais dont plusieurs datent indéniablement
54 Mais on sait aussi le danger que constituent, du point de vue méthodologique, les arguments e silentio. Cest
pourquoi le mutisme des sources ne saurait suffire, bien sûr, pour conclure définitivement à labsence de
tunnel.
55 Voir en particulier la description dHérodote (III.60) et, pour létude archéologique, Kienast 1995 ; en outre,
Grewe 1998 : 58-69.
56 Sa longueur est de 715 m pour une largeur de 60-80 cm et une profondeur de 3,5-8 m.
57 En ligne droite la distance est de 370 m alors que dans le terrain, la canalisation atteint 895 m. Cet allongement
important du tracé sexplique par la nécessité dune pente parfaitement adaptée au relief, afin dassurer un
écoulement optimal de leau. Comme dans les qanåts, la pente joue donc ici un rôle essentiel.
58 «Qanatbauweise » selon Kienast 1995 : 19. Elle débute en un point où le canal à ciel ouvert a une profondeur
de 8 m et où, dès lors, le creusement depuis la surface ne constitue plus forcément une économie de temps
et dénergie par rapport à une galerie souterraine (cf. ibid., p. 101).
59 Leur section est de 80-210 cm ; ils sont espacés de 20 à 32 m, ce qui en Grèce correspond à la norme. Par contre,
le premier tronçon de la galerie, qui fait 85 m de long, est plutôt exceptionnel.
60 Ce qui à la fois empêchait la pollution et réduisait le risque quun ennemi éventuel ne repère la conduite. Du
point de vue technique, relevons que la différence daltitude est de 4,65 m entre les deux extrémités, ce qui
implique une forte pente (0,75 %, pour seulement 0,2 % sur le premier tronçon et 0,36 % dans le tunnel ;
dans les qanåts, celle-ci oscille normalement entre 0,5-1,5 0/00 ; voir ci-dessus n. 5).
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fig. 5 : Samos, tracé du tunnel dEupalinos, daprès H.J. Kienast 1977, « Der Tunnel des Eupalinos auf
Samos », Architectura 7, p. 109 (repris dans Grewe 1998, fig. 83).
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de lépoque archaïque 61. Ces puits étaient recouverts de puissantes dalles de pierre dans lesquelles avait
été ménagé un orifice daccès. Il importe de préciser que, contrairement aux qanåts, ces galeries ne
constituent jamais le canal dadduction lui-même : elles sont construites pour permettre le passage de
la canalisation proprement dite, en loccurrence un tuyau de terre cuite 62 .
Un deuxième exemple significatif concerne le réseau archaïque dadduction deau de la ville
dAthènes. Un point en particulier retiendra mon attention : il sagit dun tronçon situé au sud de la
ville et construit, une fois encore, à la manière des qanåts (Tölle-Kastenbein 1994; Grewe 1998 : 55-56).
Louvrage se présente sous la forme de deux galeries superposées et reliées entre elles par des puits verticaux
atteignant le niveau de la galerie inférieure (fig. 6) 63. Cette disposition curieuse, dont on trouvait aussi
lamorce à Képhalari (fig. 3a et b), implique que la galerie supérieure ne pouvait pas servir à linstallation
dune conduite (canal ou tuyau dargile), qui devait obligatoirement se situer au niveau le plus bas.
On rencontre un plan comparable à Syracuse, où trois des grands aqueducs de lépoque classique
(Ve siècle avant J.-C.) présentent une double galerie agrémentée de puits (fig. 7) 64. Mais un seul
dentre eux présente deux tunnels exactement superposés sur lensemble de son tracé (815 m). Dans les
autres cas, si les profils donnent limpression douvrages parallèles et rectilignes, le plan montre quen
réalité les galeries ne se correspondent que sur de courts tronçons. La coupe seule peut donc être trompeuse.
À Athènes également, le tracé de la galerie supérieure ne suit que partiellement celui de la galerie
inférieure (fig. 6).
La fonction dun tel dispositif reste difficile à expliquer; elle pourrait tenir à des raisons géostatiques:
la galerie supérieure permettrait dabsorber une partie de la pression énorme exercée par la masse
rocheuse pesant sur elle ; cela en déchargerait dautant la galerie inférieure, la plus importante du système,
réduisant ainsi les risques de fracture et deffondrement (Tölle-Kastenbein 1994 : 32-38) 65 .
Quelle que soit lexplication, on constate que les époques archaïque et classique voient fleurir de
nombreuses réalisations dans le domaine des travaux hydrauliques. Malgré le silence des sources, cela
incite, me semble-t-il, à ne pas écarter trop vite la possibilité, au moins théorique, dattribuer à cette
période les installations de Képhalari.
5Conclusion
Pour revenir à notre inscription, on saperçoit que grâce aux parallèles archéologiques et au rapprochement
avec la technique des qanåts le texte de Polybe constitue à cet égard un élément essentiel on parvient
peut-être à se faire une idée du système mis en place à Ptéchai.
61 La distance qui les sépare varie entre 20 et 26,1 m (elle nest que de 10,5 m aux abords du tunnel) ; leur largeur
en coupe oscille entre 60 et 160 cm (Kienast 1995 : 69).
62 Cette constatation est valable pour toutes les installations antérieures à lépoque hellénistique (Grewe 1998 : 56).
63 Il doit avoir existé à Athènes entre 200 et 300 puits pour lensemble du réseau, dont beaucoup ne sont plus visibles
aujourdhui. Ils sont généralement de forme circulaire ; ceux qui relient les doubles galeries ont souvent
un diamètre un peu plus important que les autres qui font 2-3 pieds. La profondeur maximale constatée
est de 14 m. Les puits ne sont généralement pas appareillés. Comme dans les qanåts, leur fonction consiste
à permettre lévacuation des déblais, laération et lentretien du conduit (ci-dessus n. 4).
64 Le plus important (Paradis) fait 1565 m de long (le puits le plus profond mesure 29 m); le Nymphée a une longueur
de 1385 m, avec 40 puits allant jusquà 29 m. Voir à ce sujet Collin-Bouffier 1987 : notamment 683-685 ;
en outre, Grewe 1998 : 56-57.
65 Cette explication me paraîtrait plausible dans le cas de deux galeries parfaitement superposées : mais peut-on
vraiment lenvisager pour deux ouvrages qui semblent, comme ici, en partie indépendants lun de lautre ?
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Thierry Chatelain Qanats
fig. 6 : Athènes, coupe et plan des galeries superposées de lEnneakrounos, daprès F. Gräber 1905,
«Die Enneakrunos », Athenische Mitteilungen 30, p. 1-64, pl. 3 (repris dans Grewe 1998, fig. 81).
fig. 7: Syracuse, coupe de laqueduc du Nymphée avec ses deux galeries superposées, daprès F.S. Cavallari
et A. Holm 1883, Topografia archeologica di Siracusa, Palermo, pl. A 5 (repris dans Collin-Bouffier 1987,
fig. 9).
Du point de vue technique, la zone identifiée par Denis Knoepfler 66 dans le bassin de Vélousia-Lépoura
(fig. 8), me semble conforme à ce quon peut attendre pour linstallation dun réseau de drainage et
dirrigation tel quon les connaît actuellement en Grèce antique : une plaine, ici partiellement fermée,
où saccumulent les eaux descendues des montagnes avoisinantes (fig. 9), et que le processus de drainage
naturel ne permet pas dévacuer efficacement 67. Les nombreux cours deau toujours actifs à lintérieur
de la plaine pourraient correspondre aux potamoi de linscription qui, gonflés par les pluies ou la fonte
des neiges, sépanchent vers la partie basse du bassin 68 .
Mais, contrairement ce que lon pouvait penser, celle-ci ne se situe pas dans la zone qui, au sud-ouest,
avait dabord paru présenter les conditions les plus propices à linstallation du système hydraulique de
66 Ci-dessus p. 68-75.
67 La présence actuelle de nombreuses pompes électriques dans lensemble du bassin atteste lexistence dune nappe
deau peu profonde. Nous avons pu observer également, en plein mois de septembre, une flaque deau stagnant
au milieu des cultures, signe de la nature imperméable du sol et de labsence dexutoire naturel.
68 Ceux-ci étaient à sec lors de notre passage à la fin de lété 2000, mais la présence dune abondante végétation
matérialisait encore clairement leur tracé. On notera aussi leur écoulement serpentiforme, caractéristique
dun processus naturel (les canaux artificiels sont dordinaire rectilignes) et dune faible déclivité du terrain.
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100 Thierry Chatelain Qanats
fig. 8: région dAlivéri et de Dystos, avec la plaine de Véloussia-Lépoura. Le symbole «a» signale la présence
de puits. Carte de létat-major allemand (1943). Échelle 1 : 100 000. Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/chatelain/figure08.htm.
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Thierry Chatelain Qanats
101
fig. 9 : bassin cultivé de Vélousia-Lépoura, vue vers louest (photo Th.C). Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/chatelain/figure09.htm.
Chairéphanès 69. En effet, ce secteur se situe au pied dun massif montagneux qui sépare la plaine
elle-même de la baie dAlivéri ; il apparaissait donc comme lendroit idéal pour pratiquer une galerie
de drainage à travers la montagne en direction de la mer, vers le Golfe euboïque. En réalité, limportance
de la barrière rocheuse exclut quon ait pu imaginer un percement dans le délai de quatre ans prescrit
par le contrat. En outre, la nature de la roche, composée essentiellement de schistes très friables, est
incompatible avec ce type de travaux 70 .
Une autre objection, à elle seule rédhibitoire, réside dans le fait quen réalité les eaux se dirigent natu
rellement non vers le sud-ouest mais vers le nord, en direction de la mer Égée. Cest donc de ce côté
quen toute logique il faut chercher les traces dun système éventuel.
Dans cette nouvelle perspective, les questions se posent un peu différemment. On saperçoit en effet
que, la plaine nétant pas entièrement fermée de ce côté, les eaux pouvaient sévacuer delles-mêmes.
Mais la pente extrêmement faible pouvait perturber considérablement le processus de drainage, en
provoquant notamment un reflux vers la partie cultivée du bassin. Cest pourquoi on peut très bien
imaginer que des travaux aient été entrepris pour pallier cet inconvénient. À la sortie du bassin de
déchargement (dexamenè) qui recevait les eaux des potamoi venus des montagnes 71, la nécessité
daccentuer la déclivité du terrain pourrait expliquer la construction de cet hyponomos, dont la fonction
essentielle aurait consisté à améliorer un écoulement naturel déficient. Létude terminologique a montré
que le terme recouvre un grand nombre de réalités et quil ne faut pas y voir nécessairement le percement
dune montagne. Il ny a donc a priori aucun obstacle théorique à considérer lhyponomos comme un
69 En un endroit où, à la fin du XIXe siècle encore, larchéologue allemand H.G. Lolling (1989 : 407) signalait la
présence dun petit lac temporaire (cf. aussi larticle de D. Knoepfler, ci-dessus, p. 73).
70 Le creusement dun tunnel suppose le travail de roches dures et massives (notamment le calcaire) qui limitent
les risques deffondrement. Les Anciens étaient très conscients de ce problème, comme en témoigne par
exemple Strabon (VII fr. 35). Je remercie M. Pierre Gex, géologue à lécole Polytechnique fédérale de
Lausanne, qui a contribué à nourrir très utilement notre réflexion sur le terrain.
71 Certains ont très bien pu être en partie canalisés, ce qui, du point de vue du sens, aurait pu justifier la restitution
de « canaux artificiels » à la ligne 20 tout en y associant lemploi du terme potamos à la ligne 22 (mais
voir ci-dessus, p. 88-89 ; pour la restitution de ce passage, cf. D. Knoepfler, p. 53).
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102 Thierry Chatelain Qanats
fig. 10 : reconstitution théorique du système de drainage de Ptéchai, daprès IG XII 9, 191.
ouvrage dont la pente impliquait une profondeur telle quil valait mieux quil fût souterrain 72, et dont,
à limage des qanåts, les puits reflétaient une caractéristique de construction (fig. 10).
Ainsi, on peut penser que le bassin de rétention (dexaménè) avait été ménagé dans une zone
marquant le passage des eaux hors de la plaine. Celles-ci sy accumulaient et pouvaient, grâce à un système
de vanne (thyra), être retenues en fonction des besoins agricoles, juste avant que le précieux liquide ne
soit évacué par la galerie souterraine (hyponomos). Ainsi la fermeture de lexutoire permettait, à la fonte
des neiges notamment, de stocker un maximum deau utilisable lété suivant.
Une autre solution pourrait consister à placer ce réservoir non au bord mais directement au centre
du bassin, en un point où se rejoignent naturellement les cours deau. Leau y aurait été stockée puis
redistribuée selon un principe identique 73. En tout état de cause, on na manifestement pas affaire, à
Ptéchai, à des travaux dont lampleur soit comparable à ceux qui furent entrepris à Képhalari ou à Samos.
Et plutôt que dun véritable tunnel creusé dans la roche, jimaginerais volontiers quil sagit dune
galerie techniquement proche des qanåts orientaux. Il me semble que cette solution sadapte mieux à
la fois à la situation topographique et géographique du site, ainsi quaux exigences mêmes du contrat.
Reste le problème de savoir si les travaux ont été réalisés, si le système fut un jour opérationnel ou
si lentreprise resta à létat de simple projet. Bien que létat de nos connaissances ne permette pas
actuellement de répondre à cette question, notre document atteste en lui-même clairement que, du point
de vue technique, lentreprise était réalisable. Un échec éventuel peut donc avoir eu de nombreuses causes
(historiques, techniques) mais ne saurait être attribué à une erreur de jugement quant à limportance
des travaux à accomplir 74. Seule une prospection systématique au centre et au nord du bassin permettrait
peut-être de nous éclairer sur ce point.
72 Rappelons que cest aussi le problème de la pente qui, du point de vue technique, justifiait le passage du canal
à la galerie souterraine dans le tracé de la canalisation de Samos (ci-dessus n. 58).
73 Cela suppose un hyponomos plus long que dans le cas précédent mais létendue limitée de la plaine permet
dimaginer sans peine la confection dun dispositif de ce type dans le délai imparti à Chairéphanès.
74 Ce qui serait le cas dans lhypothèse où le marais de Ptéchai naurait fait quun avec celui de Dystos. En effet,
si lon admet quune période de dix ans était nécessaire pour réaliser les 2 km de galerie de Képhalari (ci-
dessus p. 95), cela implique que le percement du tunnel de Dystos à travers plus de 4 km de roche dure
et avec des puits dépassant 100 m ! (voir ci-dessus larticle de D. Knoepfler, fig. 4, p. 72) aurait exigé
sans doute plusieurs dizaines dannées. Comment imaginer que les Érétriens aient pu envisager de réaliser
une telle entreprise dans un laps de temps de quatre ans ? Cela me paraît totalement exclu (indépendam
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Thierry Chatelain Qanats
103
On pourra ajouter enfin que si la plaine de Ptéchai recelait un fort potentiel agricole quune eau
trop abondante empêchait dexploiter et qui, dans linscription, paraît justifier à lui seul les travaux confiés
à Chairéphanès , celle-ci constitue également une zone dimportance stratégique: située en plein centre
du territoire 75, elle se trouve au carrefour des routes traversant lEubée orientale, du nord au sud et
dest en ouest, entre la mer Égée et le golfe dEubée. Lenjeu de ce secteur pour la cité dÉrétrie explique
sans doute quil ait été lobjet de tant dattention et de mesures aussi considérables.
Notons pour conclure quune situation identique se rencontrait presque exactement, et dans les mêmes
termes, dans le bassin du Copaïs huit ou neuf siècles plus tôt. Cela montre la permanence des préoccupations
et des critères de choix pour létablissement de ces remarquables systèmes de drainage et dirrigation
qui, apparus au seuil des temps historiques, constituent sans doute lun des fleurons de la technologie
des Grecs en matière dhydraulique.
ment du fait quà linstar de celui de Ptéchai, le marais de Dystos ait très certainement été qualifié lui aussi
de limnè dans lAntiquité). Sur la nature des installations de Ptéchai et les problèmes de localisation, cf.
désormais larticle richement documenté de Fantasia 1999 : 100-107.
75 Le dème de Ptéchai faisait partie dun district appelé précisément Mésochôros (Knoepfler 1997 : 380-382 en
particulier, et ci-dessus p. 70-75).
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104 Thierry Chatelain Qanats
Appendice 1
Contrat dassèchement du lac de Ptéchai à Érétrie, lignes 17-27 (daprès Dareste et al. 1891, avec des
amendements de D. Knoepfler).
stoichedon 80-81
ªkai;jvv
exestw Cairefanei kaºª
i;j'j'vv''Jv
º en toi" idªiºwtikoi" cwrioi" freatiaª"º poein twªi uponomwi,
aj; tauv; poeiv;; tou' cwriv
llata" mhtw plhn diaºou
ou|; prov;;'(sic): kata; de; th;mªnhn,
per kaiteron thn timhn dw/ n livejv'vvv;
an tou cwriou dehtai, logisameno" mian dracmº20
h;' podovto ajtw Cairefavtaºn ejgei
n tou", tou'poteisavnh" ªo{ªxagavth;v;;v
n limnhn - - - - - - - -15 litt. - - - - - - thn de limnºhn
ejvj;'jvv;'j'
xagetw apo twn ergasimwn cwriwn diªaº twn argwªn,
i{;vJ'v;
na mh blaptwntai oi gewrgounte" (?): po(i)hsaqw deº
kªaºi;;'';v]vv
dexamenhn toi" potamoi" mh meizonªaº h duo staªdiwn
- - - - - - -20 litt. - - - - - - : hJv;v
nika de Cairefanhº"
º auj;v;'jv;Jv
to" karpizetai thn gªhºn, episkeuazetw ton upoªnomon
kai;;vjv;{{
thn dexamenhn (?), epimeleisqw de opw" exei kºalw';
eij;[vv; drufav;
" kai" ton epeªiºta ªcºronon panta: kaiktªou" de
pohsav; th;v[; to; u{
sqw perin dexamenhn: enqa dedwº25
r eijptei eijn uJnomon, kai; quran ejsqw
spiv" ªtºo;povvrgasav
ª- - - - - - - - - - - - - - - -34 litt. - - - - - - - - - - - - -i{j
na eºa;'\{
v'vJ'
n tou hro", ªudºato" genomenªouº, dewntai ti oi gewrgoªunte"
th;v19 litt. - - - - - - - eji (?) auj
n cwran (?) - - - - - - -xh'tºo
ªi'jv;Jv''{;v
º" apokleisasi ton uponomon crhsqai twi udati mªhtelo"
tiqev'v;
nte" tei polei mhden (?)º.
-
Thierry Chatelain Qanats
105
Appendice 2
À propos du terme potamos.
Les éditeurs des Inscriptions juridiques grecques traduisent potamos (ligne 22 de linscription) par « canal
artificiel». Mais le contexte ne permet pas, à mon avis, de donner à ce terme un sens aussi restrictif,
dont trois exemples attestent par ailleurs la valeur dans le dictionnaire Liddell-Scott (Oxford 1996, 10) :
Strabon XVI.1.10 : dans ce passage relatif à lexpédition dAlexandre en Babylonie, il me semble que
potamos désigne bien un fleuve, en loccurrence lEuphrate. Si celui-ci est certes au centre dun vaste
réseau dirrigation, il se distingue bien des canaux artificiels qui, eux, sont qualifiés de diôruges (avec
leur « embouchure », stoma). En tout cas, le potamos ne désigne pas directement le canal en tant
quouvrage construit.
Arrien, Anabase VII.21.1 : lauteur raconte comment Alexandre descend lEuphrate jusquau fleuve
(potamos) appelé Pallacopas. Mais Arrien ajoute immédiatement que ce Pallacopas constitue en réalité
un canal (diorux) 76, et non un fleuve (potamos) issu de ses propres sources. Le besoin de préciser explicitement
la nature du Pallacopas, qui na dun fleuve que lappellation, révèle de manière éclairante
lincohérence quil y a à vouloir accorder à potamos la valeur intrinsèque de canal artificiel.
Enfin un potamos artificiel apparaît dans la célèbre inscription dAdulis (OGI n° 54, l. 23 = Dittenberger,
1970). Daté du règne de Ptolémée III Évergète (247-221 avant J.-C.), le document établit la liste des
campagnes orientales du souverain. Or on constate quune fois de plus, le mot (ll. 23-24) est accompagné
dun participe qui le définit comme oruchtheis, cest-à-dire «creusé artificiellement».
Un passage de Diodore de Sicile (I.33.12) confirme cette interprétation. Il y est question du canal
artificiel achevé par Ptolémée II Philadelphe (283-246 avant J.-C.) et reliant la mer Érythrée (= mer Rouge)
au Golfe arabique. Ce canal est un diôrux, à lintérieur duquel coule le Nil, qui est qualifié lui-même
de potamos (ÔO de;dia;th`vvJv;jv;j;tou`kataskeuav
~ diwrugo~ tauth~ rewn potamo~ onomazetai men aposanto~
Ptolemai`
o~). Le fleuve en tant que cours deau naturel est donc bien distinct de lespace qui détermine
ses limites. Les deux termes ne se situent pas sur le même plan, le premier faisant référence au «contenant
», le second au « contenu ». Ailleurs, Diodore dit que le pharaon Moéris « fit également creuser un
canal allant du fleuve au lac» (I.52.2: kai;v;j` ` vj;v
diwruga men ek toupotamoukateskeuasen ei~ thn limnhn).
Dans ce passage, lauteur fait à nouveau clairement la distinction entre le fleuve proprement dit et le
canal construit (cf. encore I.57.3, XV.93.5, etc.). Linscription dAntioche citée ci-dessus n. 34, va dans
le même sens. Sil nest pas exclu que potamos ait fini par désigner en Égypte au moins un canal
artificiel (Calderini 1920), Bonneau (1993 : 7-12), relève que les canaux appelés potamoi semblent être
«le souvenir de voies deau naturelles aménagées par la suite de main dhomme». Le fait semble
confirmé par certaines inscriptions relatives au canal dAlexandrie (Feissel 1985 : 87-88, avec les notes 20
et 22). Mais encore une fois, la chose resterait à prouver en dehors de lÉgypte impériale.
76 Ce quont largement confirmé les recherches sur le terrain : voir à ce sujet P. Briant, Histoire 741 et 1045-1046.
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106 Thierry Chatelain Qanats
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Thierry Chatelain Qanats
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108 Thierry Chatelain Qanats
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Les qanats de Ayn-Manâwîr
(oasis de Kharga, Égypte)1
Michel Wuttmann, institut français dArchéologie orientale, Le Caire
1 Hydrogéologie du désert libyque. Le cas particulier
du bassin sud de loasis de Kharga
Loasis de Kharga (fig. 1) est la plus étendue des quatre grandes oasis du désert lybique. Elle est installée
dans une dépression longue de 150 km et large denviron 40 km, orientée nord-sud. Le plateau calcaire
qui la sépare de la vallée du Nil est plat, aisément praticable par des caravanes qui doivent néanmoins
pouvoir franchir un espace totalement aride sur une distance de près de 200 km. Le plancher de la
dépression de Kharga est formé de dépôts quaternaires (dépôts éoliens dargiles et sables, champs de
dunes, playas, et paléosols) discontinus exposant par endroits le socle nubien, alternance de formations
gréseuses et dargilites rouges. Un gigantesque réservoir deau fossile remplit les grès nubiens sur une
étendue de près de 2 millions de km2, du bassin de Dongola au sud, aux oasis libyennes (Koufra) à louest,
à la dépression de Qattara au nord et aux approches de la vallée du Nil à lest. Ce réservoir sest
constitué par percolation des eaux de pluie. Son remplissage a cessé après le dernier épisode humide.
Des résurgences artésiennes ont entretenu les oasis qui occupent les dépressions (Kharga, Dakhla,
Farafra, Bahariya) et généré des points deau plus au sud (Bir Tarfawi, Bir Sahara, Bir Hussein,
Dunqul
) quutiliseront les pistes caravanières reliant les oasis au Soudan actuel 2 .
Loasis de Kharga peut se diviser en deux bassins, lun, au nord, centré autour de la ville moderne
de Kharga, lautre, au sud, autour de la ville moderne de Baris. La région de Douch-Ayn-Manâwîr,
située sur la bordure sud de ce dernier bassin, se distingue par des caractères géomorphologiques
particuliers. Des mouvements tectoniques, antérieurs à la formation de laquifère, sont à lorigine dun
champ de failles croisées qui traverse une chaîne de collines alignées selon une direction ouest
nord-ouest/est sud-est: Ayn Manâwîr, Tell Douch, Dikura, Ayn Ziyada (fig. 2) 3. Chacune de ces collines
est un pavage de blocs soulevés à des hauteurs variables. Les couches gréseuses de ce réseau faillé se sont
aisément rechargées en eau lors de chaque épisode pluvieux. Comme ces blocs soulevés sont décrochés
les uns par rapport aux autres, ils forment autant de petits réservoirs deau indépendants. Des remontées
artésiennes naturelles sont observables sur chacune de ces élévations (fig. 3). Loccupation humaine,
attestée à diverses époques sur et autour de chacune de ces collines en a totalement épuisé les ressources
hydrauliques, que cinq millénaires de très forte aridité nont pu ni entretenir ni renouveler.
1 Lexposé présenté ici est le fruit des travaux et réflexions collectifs menés depuis 1994 par la mission de lIfao sur le site. Je tiens
donc à souligner ce qui revient à chacun des chercheurs. Je pense en particulier à Thierry Gonon, à Sylvie Marchand, à Christophe
Thiers et à tous les autres. Il est évident également que ces recherches nauraient pu voir le jour sans les travaux entrepris par
Bernard Bousquet (université de Nantes) en 1988, découvreur par la suite du temple de Ayn-Manâwîr. La décision dinitier
ce programme revient à Nicolas Grimal alors directeur de lIfao qui nous a régulièrement renouvelé sa confiance. Les documents
graphiques qui illustrent larticle sont des membres de la mission, les photographies de Jean-François Gout (Ifao) ou
des autres membres de la mission. Le plan topographique (fig. 5) est loeuvre de Damien Laisney (Ifao).
2 M. Heinl, U. Thorweihe 1993 : 100.
3 B. Bousquet 1996 : 19-45.
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Michel Wuttmann Qanats
109
Le Caire
.
..
.
.
.
.
.
.
.
Alexandrie
Saqqara
Oasis
de Bahariya
Oasis
de Kharga
Dendara
Louqsor
Edfou
Kôm Ombo
Assouan
Fayoum
Port Saïd
.
.
Qasr Qaroun
.
.Lisht.Suez.Clysma-Qolzoum
.Tell al-Maskhouta
.
Tehna.
Touna al-Gebel
.Assiout
. Sohag .Ptolémaïs
Ouadi Hammâ
.
Tôd.
.Esna
Karnak .
Kharga
Balât
. Douch/Ayn Manâwir
.Mons Claudianus
SINA
Qo .Coptos
. Tebtynis
Lac Manzala
.Gebel Zeit
.Ayn Labakha.
.
.
.
.
.
Péluse
Wadi Toumilat
Naucratis
Memphis
Éléphantine
Qasr el-Ghouweita
Qasr el-Zayyan
Oasis
de Farafra
Oasis
de Dakhla
.
fig. 1 : carte de situation, tous droits réservés Ifao.
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110
Michel Wuttmann Qanats
fig. 2 : Ayn-Manâwîr et les collines voisines. Le réseau des failles (daprès B. Bousquet, Tell Douch et
sa région, 1996, fig. 6).
2Loccupation humaine de la région
de DouchAyn-Manâwîr
Il ne peut faire de doute que toute présence humaine permanente dans cette région est strictement
conditionnée par la capacité à en utiliser les ressources hydriques potentielles. Lécoulement naturel des
sources artésiennes a fixé très tôt des chasseurs-cueilleurs puis des populations néolithiques : des
installations ont pu être observées tant à Ayn-Manâwîr quà Ayn-Ziyada. Le début récent de létude
de certains établissements qui se situent à la transition du paléolithique au néolithique nautorise
encore ni caractérisation précise ni datation (fig. 4). Quelques vestiges de mobilier datables de la fin
de lAncien Empire (vers 2200 avant J.-C.) découverts dans les mêmes secteurs nous suggèrent, ce nest
là que lhypothèse de travail actuelle, un assèchement des sources artésiennes vers cette période, puis
un long abandon de la région faute de moyens techniques pour détecter et exploiter leau des aquifères,
situés pourtant à une profondeur qui nexcède pas quelques mètres.
Au début des travaux de la mission de lInstitut français darchéologie orientale (Ifao) 4 sur le site
de Ayn-Manâwîr en 1993, la région ne paraissait pas avoir été réoccupée avant lépoque ptolémaïque
au plus tôt, et plus sûrement et de manière importante, avant le Haut Empire romain, période de la
construction du temple en pierre de Douch (à partir du règne de Domitien). Les installations, à
caractère agricole prononcé, reconnues depuis les premiers travaux de lIfao à Douch en 1976, perdurent
jusquau début du VIe siècle de notre ère. Les prospections archéologique et géomorphologique
systématiques de la colline de Ayn-Manâwîr à partir de 1994 et la fouille de zones choisies nous ont
amené à réviser rapidement lhistoire de loccupation humaine de la région: vers le milieu du Vesiècle avant
4 Les travaux de la mission ont fait lobjet de deux rapports (Wuttmann et al. 1996, 1998) et de comptes-rendus (Grimal 1995 :
563-589 ; 1996 : 517-519 ; 1997 : 339-356 ; 1999 : 484-491.
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Michel Wuttmann Qanats
111
fig. 3 : une source artésienne asséchée à proximité du puits P1 de la qanåt «MQ4». Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/wuttmann/figure03.htm.
fig. 4 : concentration doutillage lithique et de fragments doeufs dautruches à la surface du sol. Éperon
est de la colline de Ayn-Manâwîr. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure04.htm.
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112
Michel Wuttmann Qanats
J.-C. lutilisation dune nouvelle technique dexploitation des ressources en eau permet de mettre en
culture les plaines qui entourent la colline et dy bâtir des agglomérations et un temple.
La découverte de documents datés, des contrats sur ostraca 5 rédigés en écriture démotique, la présence de
nombreux macro-restes végétaux et les hasards de la conservation des vestiges nous ont permis de reconstituer
et dater certaines étapes du creusement dun réseau de galeries drainantes, communément appelées qanåts 6 ,
à partir des flancs de la colline, pendant la première domination perse en Égypte. Le renouveau récent de
lintérêt porté à lhistoire de lexploitation de leau dans lempire achéménide a donc naturellement placé
les travaux de la mission de lIfao à Ayn-Manâwîr au coeur de la recherche sur lorigine et la diffusion
de la technique des qanåts.
Avant détudier les systèmes de drainage, de contrôle des eaux et dirrigation, nous allons brièvement
décrire le site et lhabitat à lépoque de la XXVIIe dynastie, la première domination perse en Égypte.
3Description du site (fig. 5)
La colline de Ayn Manâwîr présente, en plan, une forme ovale, étirée vers lest, pour une élévation
denviron 60 m par rapport à la plaine qui lentoure, à environ 3 km au nord-ouest de tell Douch. La
pente est plus forte au nord quau Sud où elle est peu discernable. Loccupation humaine est concentrée
sur les flancs, au nord et à lest principalement. Le flanc sud na révélé aucun vestige anthropique. Létendue
du site est denviron 650 ha, soit 3600 m (ouest sud-ouest/est nord-est) par 1800 m (nord nordouest/sud
sud-est). Le relief très arrondi par lérosion éolienne est fortement couvert par des dunes de sable en
croissant (barkhanes) progressant du nord au sud avec des vitesses variables et des pellicules sableuses.
Le substrat, là où il est visible, est formé dune juxtaposition de pavés gréseux et argileux appartenant
aux formations nubiennes soulevées localement. Le piémont nord est encombré de masses dargiles
déplacées par le vent. Léperon est de la colline surplombe deux bassins à fond plat, séparés par une
barre gréseuse. Cest au sommet de la rupture de pente que se situent les vestiges des sources artésiennes
naturelles. Dautres sources ont été repérées au centre du flanc nord de la colline. À lextrémité est du
site, où un puits a été foré au XIe siècle de notre ère et asséché depuis une cinquantaine dannées,
survivent difficilement quelques palmiers et broussailles dans un environnement totalement minéral.
Des concentrations doutillage lithique et doeufs dautruche entourent les sources artésiennes. Ces
vestiges sont remarquablement bien conservés à lextrémité est du site (fig. 4), où ils nont souffert daucune
perturbation et où ils nont pas été recouverts. Ailleurs loutillage lithique est plus diffus et, semble-t-il,
dispersé par les aménagements postérieurs. Deux ensembles ont été fouillés récemment. Même si
létude du matériel ne fait que commencer, on peut les dater, en première approximation, du paléolithique
final. Cette première occupation humaine du site se fait, naturellement en des points dominants,
autour des sources deau. Le matériel céramique errant, daté de la fin de lAncien Empire collecté dans
les mêmes secteurs semble indiquer une persistance des sources artésiennes au moins jusquà ces
époques. Suit une longue période dabandon peut-être générale à toute la région de Douch.
Lhomme sinstalle une nouvelle fois à Ayn-Manâwîr vers le milieu du Ve siècle avant J.-C., avec
de tout autres moyens techniques. Il ne peut faire de doute que la capacité à exploiter les ressources en
eau, présentes sous le sol, est la condition sine qua non pour tout établissement sur lun quelconque des
5Contribution de Michel Chauveau dans ce même ouvrage : p. 137-142
6 Nous adoptons lorthographe qanåt (pluriel : qanåts) et nous lui donnons le genre féminin. Il nexiste pas daccord entre
les chercheurs, même francophones. Dautres choix sont faits ailleurs : qanåt (pluriel : qanawât) de genre masculin, reprenant
le pluriel brisé dun terme arabe qui recouvre une réalité physique parfois très éloignée de ces galeries drainantes. Dautres termes
désignent ces ouvrages dans le monde arabo-musulman : foggaras, kharaz
Ce nest pas ici le lieu dun tel débat.
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Michel Wuttmann Qanats
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-
114
Michel Wuttmann Qanats
5800
5400
5000
4600 4600
5000
5400
5800
2000160012008004000-400-800-800-4000400800120016002000
3800
4200
28002400
3800
4200
28002400
*
*
*
*
*
* *
**
p
p
p
p
MQ-3
MQ-4
MQ-5
MQ-2 MQ-1
MQ2
MQ3
MQ1
MQ0 MQ4
MQ5
MQ6
MQ7
MQ8
MQ9
MQ10
MQ11
MQ12
MQ14 MQ15
MQ13
MQX
MP4
palmeraie
nécropoles
atelier de potier
temple
MMS
MMR
MZB
MZD
MZA
MP3
MMC
MQ5d
MDA
MMD
MMA
MQ4dMQ4m
MMB
MME
MMF
MQ1t
MQ0t
MMP
MN1
MN2
30 °41' E
24 °34'N
23,454 gr
N.G.
agglomération / dépotoir romain
agglomération / dépotoir perse
agglomération / dépotoir ptolémaïque
dunes de sable
parcellaire
réseau hydraulique
* zone d'outillage lithique
p
le système de coordonnées est indépendant
l'équidistance entre les courbes de niveau est de 2 m
fig. 5 : plan topographique de Ayn-Manâwîr (levé et dessin D. Laisney).
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure05.htm.
sites de la région. Avant même que nos recherches ne nous aient donné les moyens de dater les ouvrages
hydrauliques creusés et aménagés lors de ce retour, les qanåts, il fallait donc imaginer quune partie au
moins du vaste réseau dont les déblais alignés à la surface de la colline sont observables par tout visiteur,
en fût contemporain (fig. 6). Les galeries drainantes suivent les lignes de plus grande pente. Comme
on le verra plus loin le choix de leur implantation ne sest pas fait au hasard. Au tunnel fait suite une
partie aérienne qui conduit leau aux champs et jardins. Lhabitat, fractionné en petites agglomérations
est établi entre les branches des parties aériennes des aqueducs, en amont des champs. Détendues variables,
elles forment un tissu plus dense au centre du flanc nord et à lextrémité est du site. Lépaisseur de la
couverture sableuse sur la pente nord-ouest rend la lecture des zones dhabitat et des dépotoirs associés
difficile. La répartition de lhabitat dans ce secteur, telle quon peut la voir reproduite sur le plan
topographique (fig. 5), est donc trompeuse.
Les prospections et les sondages effectués depuis 1994 nous ont permis une classification chronologique,
encore approximative, des zones dhabitat en trois classes: «perse», «ptolémaïque» et «romaine».
Lhabitat dépoque « perse » : deux groupes de maisons («MMA» et «MMB») sont agglutinés au
nord et au sud dun temple («MT») (fig. 7) construit en briques crues, au centre du flanc nord, à proximité
de la partie terminale de la qanåt «MQ4». La mise au jour de contrats rédigés en écriture démotique
sur ostraca portant des dates précises (jour, mois, année de règne) a servi de base à la constitution dun
corpus de formes céramiques, critère secondaire de datation, utilisé en labsence de documents datés.
Une partie importante du fond documentaire était constitué en archive. Il a été découvert abandonné
dans ce qui a du être le «bureau» dun prêtre scribe, une pièce du bâtiment de service accolé au temple.
La construction du temple et des habitations qui lentourent est antérieure aux années 460 ; labandon
fig. 6 : vue aérienne (en direction du sud) dun groupe de qanåts du flanc nord de la colline. Au centre,
«MQ4 ». Au premier plan, le vallon terminal (prise de vue J.-F. Gout). Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/wuttmann/figure06.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
115
fig. 7: vue aérienne du temple et du groupe de maisons « MMA» (prise de vue J.-F. Gout).
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure07.htm.
définitif intervient après 370. Le mobilier découvert dans une maison en bordure de cette agglomération
(«MQ4M»), date une étape de laménagement de la qanåt «MQ4» (voir ci-dessous § 6a).
Environ 400 m à louest de la zone du temple, un dépotoir, visible en surface et attribuable à
lépoque perse, recouvre peut-être un habitat.
À lextrémité occidentale du site, nous avons fouillé une maison appartenant à une autre agglomération
(« MMP ») datée de la même période par le mobilier céramique. Elle est située assez haut dans la pente,
à proximité de la qanåt «MQ4» (fig. 8).
Dans la zone est, du matériel céramique dépoque perse diffus nest associable à aucune construction.
Il date par contre un premier état de la qanåt «MQ13 » (voir ci-dessous § 6b).
Lhabitat dépoque « ptolémaïque » : mal défini, il ne nous est connu que par lexploration dune
maison recoupée par le parcours aérien de la qanåt «MQ2» (dans son dernier état) et par des dépotoirs
très érodés situés au nord ouest de cette maison. La datation est basée sur le mobilier céramique.
Labandon de cette demeure est à situer entre le milieu et lextrême fin du IVesiècle avant J.-C. Un ostracon
daté du règne dun Ptolémée a été mis au jour dans un dépotoir accumulé dans un regard effondré de
la qanåt «MQ2».
Lhabitat dépoque «romaine»: il forme un tissu très dense dans le secteur central du flanc nord.
Les maisons sont beaucoup plus grandes et bâties selon des plans orthogonaux, plus réguliers que ceux
de la « période perse ». Les quelques sondages conduits dans certains ensembles (« MMC, MMD,
MME100, MMF») nous autorisent à les dater du Haut Empire et à situer leur abandon au début du
IIIe siècle. À lest de grandes demeures semblent construites aux milieu de cultures (« MMS », par
exemple) (fig. 9). Dautres agglomérations ont été repérées au nord ouest et sur le flanc ouest. Il faut
signaler un atelier de potiers en contrebas de la colline, au nord-ouest, au delà des cultures anciennes.
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116
Michel Wuttmann Qanats
fig. 8 : vue de la maison «MMP». Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure08.htm.
MMS : Plan général des structures dégagées
1990 2000 2010 2020 2030 2040
IFAO Novembre 1999
4700
4710
4720
4730
4740
4750
fig. 9 : plan de la maison romaine « MMS ». Les valeurs numériques de la grille de repérage expriment
des coordonnées en mètres. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure09.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
117
Comme aucun vestige dhabitat postérieur au début du IIIe siècle de notre ère na pu être identifié, cest
vers cette période quil faut situer labandon définitif du site, probablement par épuisement des ressources
deau exploitables.
Si la datation de lhabitat ne se heurte pas à des difficultés majeures, il en va tout autrement du système
hydraulique: le creusement et les modifications des galeries drainantes, les aqueducs, et les parcellaires.
Avant de présenter les quelques situations très favorables où nous avons pu dater des chantiers de
creusement ou de modification de qanåts, il convient de décrire de manière plus détaillée le système
hydraulique de Ayn-Manâwîr.
4La collecte et lutilisation des eaux souterraines
Les choix opérés à Ayn-Manâwîr pour collecter et conduire les eaux jusquaux parcelles à irriguer
sont des combinaisons de plusieurs dispositifs choisis parmi un petit nombre de variantes techniques
en fonction de la géomorphologie de lenvironnement immédiat. Dans tous les systèmes, on rencontre
successivement 7 (fig. 10):
4.1 La collecte de leau dans laquifère : par percolation sur les parois dun tunnel ou dune
fosse ou par captage des eaux dun puits lequel permet aux eaux darriver près de la surface par pression
artésienne.
Le puits sur source artésienne (exemples: MP2, MP3, MP4): le creusement dun puits à travers les
couches argileuses permet douvrir la voie à lélévation naturelle de leau par pression artésienne. Cette
technique, la plus simple, est souvent pratiquée à lemplacement dune ancienne sortie artésienne
naturelle bouchée. Leau est évacuée par une tranchée découverte ou par relevage (MP3) en utilisant
un dispositif du type « chadouf » (outre et balancier) (fig. 11).
La qanåt traditionnelle (exemples : MQ4, MQ5, MQ13 entre autres) : cest une galerie drainante
creusée à travers laquifère gréseux. Ces galeries se lisent à la surface du terrain par lalignement des déblais
de leur creusement, en tas plus ou moins continus rejetés autour de puits régulièrement espacés.
Louverture de ces puits est aménagée par la construction dun regard en briques crues, qui dépasse le
niveau du sol environnant. Sa forme usuelle est rectangulaire, mais peut être carrée ou ovale.
Leau qui suinte des parois du tunnel est collectée sur le sol plat de la galerie. Elle sécoule naturellement
du fait de la faible pente du tunnel vers laval, où la galerie se transforme en général en fossé ouvert.
Variante locale de la qanåt (exemples: MQX, MQ12, MQ15 en tout ou partie de leur parcours): dans
certaines situations, lorsque laquifère est proche de la surface, cest une tranchée ouverte et non une
galerie qui draine leau. Cette tranchée peut-être couverte partiellement par une voûte à chevrons en
briques crues pour protéger la tranchée de lensablement (fig. 12).
Combinaison puits-qanåt (exemples: MP1 premier état MQ4, MQ14): un tunnel qui présente
les mêmes caractéristiques techniques quune qanåt, est parfois creusé pour conduire les eaux dun puits
artésien vers les terrains à irriguer. Ce parti est retenu lorsque la pression artésienne locale ne suffit pas
à amener leau suffisamment près de la surface pour être évacuée par une simple tranchée ou par
relevage. Lusage de cette technique est attesté à Ayn-Manâwîr lors des tentatives tardives pour suppléer
la baisse de débit des qanåts.
Combinaison qanåt-puits (exemple: MQ4 MP1, deuxième état): ce dispositif, rare, fait également
partie des ultimes tentatives pour collecter leau devenue rare: soit on détourne une galerie drainante
vers une puits pour additionner les ressources en eau des deux systèmes, soit on creuse une nouvelle
galerie drainante en amont dun puits, à la recherche daquifères non encore exploités.
7 La typologie retenue ici est celle définie par B. Bousquet dans son étude, menée sur lensemble de la région de Douch
(Bousquet 1996 : p. 32-3).
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Michel Wuttmann Qanats
fig. 10 : schéma des différents types de collecte et de distribution des eaux sur les sites de la région
de Ayn-Manâwîr (daprès B. Bousquet, Tell Douch et sa région, 1996, fig. 24).
4.2 Le transport de leau de la zone de collecte vers la zone irriguée en plaine :
tunnel ou tranchée éventuellement équipée de tuyaux ou rigoles en céramique : les solutions retenues
pour transporter leau des zones de captage aux terrains à irriguer varient selon les terrains traversés.
Dans les grès et les argiles compactes, la galerie drainante est prolongée au-delà de laquifère («MQ4»).
Cette partie du tunnel ne diffère en rien du tronçon amont. Pour traverser des dépressions souvent
fortement ensablées, on creuse une tranchée dans laquelle on pose un tuyau ou une rigole, faits
déléments céramiques aboutés. Sur les tronçons profonds qui traversent des terrains instables ou
menacés densablement, on bâtit un conduit en pierres et briques de terre crue équipé à intervalles réguliers
de regards autorisant lentretien puis on comble la tranchée (« MQ3 »). La tranchée reste ouverte dans
le piémont, où le danger densablement est moindre. Elle est alors équipée dune rigole en céramique
au profil en U («MQ11») (fig. 13). Dans la plaine, le conduit est surélevé, sur un socle en pierres liées
au mortier de terre (« MQ7 ») lorsquil faut traverser des zones cultivées.
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Michel Wuttmann Qanats
119
fig. 11 à gauche : le puits de plaine MP3. Les encoches à la surface du rocher sont les traces de lamarrage
du système de relevage des eaux dont le contrepoids sabaisse dans la cavité du premier plan. Cf. http://
www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure11.htm.
fig. 12 à droite : fossé drainant « MQ15 ». Vue vers le sud. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/
wuttmann/figure12.htm.
4.3 Le système de contrôle du débit : bassins et barrages : la gestion de lirrigation
implique la maîtrise des quantités deau dirigées vers les différentes parcelles comme nous le montrent
nombre de contrats consignés sur les ostraca. Le bassin, remarquablement bien conservé, situé au
débouché de la qanåt «MQ5» est lexemple type de tels dispositifs (fig. 14). Le débit de sortie est
contrôlé par une «vanne» simple, formée dune dalle de grès dressée, percée dun trou cylindrique près
de son bord supérieur. On imagine aisément le bouchon amovible qui devait équiper cette ouverture.
La fonction du pont-barrage érigé à lentrée du bassin est moins aisément perceptible : réduire la vitesse
du flux entrant, second niveau de contrôle du débit ?
4.
4.4.4
44 Le système de répartition : en aval dun système de contrôle du débit comme celui décrit ci-dessus,
se trouve en général un répartiteur, qui divise le flux vers plusieurs chenaux dirrigation, simultanément
ou successivement. Ces dispositifs qui utilisent blocs et dalles de grès sont en général très mal conservés,
victimes de lérosion éolienne.
4.5 Le réseau dirrigation : alors que les chenaux principaux sont renforcés par des éléments en pierre
et parfois équipés de tuyaux, les rigoles secondaires courent à même le sol cultivé. À côté des deux systèmes
de cultures majeurs, les champs ouverts et les jardins clos, on observe également des plantations isolées
de palmiers ou darbustes le long du parcours aérien de leau, dès le débouché des qanåts.
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Michel Wuttmann Qanats
fig. 13 : conduit aérien terminal de la qanåt «MQ11 ». Vue vers le sud du chenal équipé déléments en
céramique au profil en « U ». Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure13.htm.
fig. 14 : le bassin de retenue en aval de la qanåt «MQ5» et les jardins qui lentourent. Vue vers lamont.
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure14.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
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5Les galeries drainantes : choix de leur
emplacement et techniques de creusement
Le choix de limplantation : labsence de couvert végétal sur la colline de Ayn-Manâwîr rend
lobservation du substrat aisée entre les masses des dunes en croissant. Les nappes sableuses continues
sont rares sur les parties élevées du relief (sauf au sud). On pourrait imaginer que le choix de limplantation
dune galerie soit uniquement déterminé par lexistence dun plan de faille, le long duquel la collecte
des eaux est a priori la plus aisée. Nous avons pu constater, dans les deux galeries étudiées, queffectivement,
de longues portions des galeries suivent ces plans. Prises globalement, elles ne le sont pas. Il apparaît,
à lexamen du plan topographique (fig. 5) que les galeries sont très uniformément réparties sur les trois
pentes est, nord et ouest de la colline, tous les 150 à 200 mètres. Leur axe se confond presque toujours
avec la ligne de plus grande pente locale. Les irrégularités de lespacement sexpliquent pour partie par
le choix de suivre un miroir de faille, aisément lisible à la surface du sol. En effet, au contact des failles,
la roche est souvent plus cristallisée, indurée, métamorphisée et elle est plus résistante à lérosion
éolienne. La partie explorée de la galerie de la qanåt «MQ4» (fig. 15) suit à peu près le plan de faille,
lisible au plafond. Lune des galeries de la qanåt «MQ13 », la galerie « aval est » suit, par contre, une faille
perpendiculaire à la ligne de plus grande pente, visible pour partie au plafond de la qanåt (fig. 27). Elle
en forme parfois une des parois latérales. Il existe certainement un autre avantage à axer une galerie sur
un plan de faille : la plus grande facilité de creusement.
Les techniques de creusement : nous avons pu étudier la méthode de creusement et les étapes
de la progression du chantier dans les quelques 250 m de la galerie de la qanåt «MQ4» fouillés à ce jour
(fig. 16). Le premier acte que nous pouvons reconstituer est limplantation de puits, plus ou moins
régulièrement espacés (de 5 à plus de 20 m), sur le tracé de la galerie. Le creusement de ces puits de
plan rectangulaire (3 à 4 m dans laxe x 0,60 m) progresse selon une verticale approximative jusquà
atteindre le niveau choisi pour devenir le plafond du tunnel. La galerie proprement dite est alors
creusée à partir de deux puits voisins, deux équipes travaillant à la rencontre lune de lautre. De
fréquentes erreurs dorientations sobservent dans les secteurs de rencontre de ces deux équipes. Elles
se traduisent également par un plan curviligne avec raccords en baïonnette, insoupçonnable à la lecture
des chaînes de regards sur un plan de surface. Alors que le fond de la galerie est plan, de pente constante
(environ 7 mm/m), le plafond possède une hauteur variable (de 5 à 9 m) (fig. 17). Létroitesse de la galerie
(60 cm) et sa grande hauteur permet dobtenir une très grande surface drainante pour un volume
creusé raisonnable, donc un bon compromis dans la recherche dun débit maximal pour un moindre
coût. Nous navons pas dautre information pour identifier les outils du creusement que les traces
quils ont pu laisser sur les parois. Ce sont probablement des pics de fer à pointe de section carrée et
longs dune vingtaine de centimètres. Aucun vestige de forge na pu être identifié sur le site. Nous ne
disposons pas déléments pour reconstituer ni le dispositif dextraction des déblais ni les moyens
déclairage des puisatiers.
122 Michel Wuttmann Qana- ts
R13 R12 R11 R10 R9 R8 R7 R6 R5 R4 R3
R13,5
R17 R16 R14/15
0
+5
+10
fig. 15 : profil longitudinal de la partie fouillée de la galerie de la qanåt «MQ4».
fig. 16 : vue en trois dimensions de la galerie de la qanåt «MQ4». Réalisée grâce aux logiciels Limelight
(saisie des données, par Martin Heller, http://www.geo.unizh.ch/~heller/toporobot/) et Geo3D (visualisation
3D, par Stefan Huber, http://www.topoi.ch). Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/
figure16.htm.
fig. 17: la galerie de la qanåt «MQ4». Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure17.htm.
-
Michel Wuttmann Qanats
123
6La datation des ouvrages hydrauliques
Si le mobilier archéologique directement associé à lhabitat, ou au temple permet une datation relative
des structures et une datation absolue plus ou moins précise, il en va tout autrement pour des structures
creusées dans le substrat et maintenues «propres» pendant tout le temps de leur fonctionnement. Le
tunnel dune galerie destinée à drainer ou à conduire leau doit rester vide tant quelle est opérationnelle.
Les outils de creusement, les effets des puisatiers sont soigneusement rangés dès la mise en service. Il
en est de même pour tout léquipement de maintenance. Les seules traces visibles et interprétables de
cette activité sont les marques doutil conservées ici ou là dans le grès et les petites niches à lampes
observables sur les parois. Les deux galeries fouillées en tout ou partie (« MQ4» et « MQ13 ») nont livré
ni lampe ni outil. Les quelques vases céramiques découverts entiers ou brisés dans les galeries y ont été
laissés vers la fin de la vie de louvrage : vases déposés et abandonnés lors des dernières tentatives menées
pour atteindre un hypothétique aquifère encore chargé de son eau, vases jetés ou tombés par les regards
lors ou après lassèchement définitif de la qanåt. Si les vases déposés par les derniers ouvriers permettent
de dater les ultimes tentatives, on ne peut exclure que le matériel tombé ou jeté par les regards puisse
être beaucoup plus ancien que lacte qui les y a fait tomber (un passant jette un vase ou un tesson récupéré
sur un dépotoir proche, par exemple). Le mobilier découvert dans la galerie dune qanåt ne fournira
donc au mieux quun terminus ante quem pour la date dabandon de louvrage.
En surface, les déblais du creusement, groupés en tas plus ou moins continus autour des regards,
pourraient contenir des vestiges datants : structures pré-existantes coupées par le creusement du puits
ou couvertes par les déblais, ou encore mobilier au rebut jeté dans la masse des déblais. Ce dernier cas
na pas été rencontré jusquà présent. Comme nous lavons exposé précédemment (§ 3), lhabitat du
piémont côtoie parfois les parties terminales des galeries, plus souvent le parcours aérien aval de
louvrage hydraulique. Ce tronçon est également, par nature, celui qui a subi le plus de réparations et
transformations. Cest donc là le lieu privilégié pour chercher des indices de datation. Nous avons tenté
de le faire sur les deux ouvrages que nous avons étudiés de manière détaillée, les qanåts «MQ4» et «MQ13».
Les résultats obtenus dans les deux cas dépassent nos espérances. Néanmoins, les sondages quimpliquent
ces recherches sont des interventions lourdes : déplacement dimportantes masses de sable dapport
éolien postérieur à labandon, ou de déblais volumineux.
-
6.1 Les sondages « MQ4M » et « MQ4d » et la datation de la qanats « MQ4»: la
maison baptisée MQ4M se trouve sur lépaulement ouest du vallon situé au débouché de la qanåt
MQ4 (fig. 18). De petite taille (environ 10 mètres sur 5), elle se compose de cinq pièces disposées
approximativement en enfilade (fig. 19). Deux dentre elles sont vraisemblablement des espaces de séjour,
une troisième est une étable. Les murs de cet édifice sont curvilignes. Ils sont constitués de blocs dargile
vaguement rectangulaires empilés en assises approximatives et de fragments dencroûtements ferrugineux,
provenant de lenvironnement immédiat.
Le sondage mené à langle extérieur sud-est de cette maison nous a permis de restituer la séquence
dévénements qui ont conduit à la création de lépaulement, la construction et labandon de la maison
et de la confronter aux épisodes successifs de laménagement de la partie terminale de la qanåt «MQ4».
Trois phases daménagement sont observables dans ce sondage (fig. 20):
Un tas de déblais de creusement (fig. 20: n° 28) est rejeté sur un ensablement préexistant (dune
dobstacle fossilisée, vierge de tout mobilier : fig. 20: n° 29). Ce premier niveau de travail est constitué
de blocs dargile de taille variable inférieure à 20 centimètres et de fragments dargile de granulométrie
plus fine. Ces déblais ne peuvent provenir que dun premier aménagement du vallon voisin.
-
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Michel Wuttmann Qanats
125 Michel Wuttmann Qana- ts
1200 1210 1220 1230 1240 1250 1260 1270 1280 1290 1300 1310 1320 1330 1340
1200 1210 1220 1230 1240 1250 1260 1270 1280 1290 1300 1310 1320 1330 1340
5390
5400
5410
5420
5430
5440
5450
5460
5470
5480
5490
5500
5510
5520
5530
5540
5550
5560
5570
5580
5590
5600
5580
5590
5600
5540
5550
5560
5570
5390
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5410
5420
5430
5440
5450
5460
5470
5480
5490
5500
5510
5520
5530
P1 MQ4'
MQ4R17
R1
R5
P2
déblais de creusement
chenal aérien
de sortie de MQ4
MMA
MMB
Temple
fig. 18 : plan de la partie terminale de lensemble «MQ4 », «MQ4», «MP1 », «MP2 », «MQ4M», situés
par rapport au temple et aux groupes de maisons «MMA » et «MMB ». Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/wuttmann/figure18.htm.
126 Michel Wuttmann Qana- ts
1265 1270 1275
5440
5445
5435
62.46
62.04
62.04
61.53
62.25
63.03
63.29
62.78
62.48
62.42
62.14
62.28
62.52
61.68
61.34
61.64
61.29
61.29
61.51
61.44
61.71
61.11
61.06
61.40
61.63
MQ4M26
A
B
C
D
E
MQ4M5
MQ4M6
MQ4M2
MQ4M13
MQ4M4
MQ4M3
MQ4M15
MQ4M24
MQ4M25
MQ4M12 MQ4M21
MQ4M18
C D
1725 1692
1695
1686
1693
1685
1687
1694
1688
1684 1690
1689
1691
1674
1673
1675
1676
1676 1679
1678
1680
1681
1682 1683
61.77
61.62
61.65
61.57
61.72
61.73
61.70
61.68
61.62
61.63
61.62
1697
1696
1700
1699
1697
1698
1701
1704
1705
1702
1703
1706
1707
1710
1708
1709
61.66
61.57
61.64
61.55 61.61
61.60
61.64
61.62
61.63 61.67
61.22
1718
1719
1720 1721
1722
61.28 61.19
61.30
1716
1717
61.28
61.28
1723
fig. 19 : plan de détail de la maison «MQ4M».
La maison est construite sur ce tas : une série de sols de travail (fig.20 : n° 30 et 31), de bassins de
préparation de mortier de terre alternent (fig.20 : n° 23 et 33), les murs de la maison (fig. 20 : n° 26)
marquent les chantiers successifs, mais continus, de la construction de lédifice à partir de deux noyaux
(pièces A et B dune part, pièces D et E dautre part : (fig. 19) reliés par des murs cadre. Dans la pièce
D, le sol remonte contre le mur sud en formant un bourrelet masquant un lot dostraca (np 1716 à 1723),
caché dans le niveau de sable sous jacent (fig. 21). Un de ces ostraca (np 1722) est daté de lan 29 du
règne dArtaxerxès (436 avant J.-C.), un autre (np 1723) de lan 41 (?) dArtaxerxes (425-424), deux (np
1718 et 1719) de lan 10 de Darius II (414). Le mobilier abandonné sur les sols des pièces C et D est constitué
de coupes, marmites et dun alabastron, tous en céramique (fig. 22), accompagné de quelques
ostraca. Un seul dentre eux porte une date lisible (np 1692), dans lan 5 ou 6 du règne dAchoris
(390-388 avant J.-C.).
Après son abandon, le bâtiment seffondre (fig. 20: n° 32) alors que les déblais dun second
creusement du vallon voisin (tentative de réparation après un effondrement ? Voir ci-dessous) viennent
en recouvrir les ruines (fig. 20: n° 07). Ultérieurement, lérosion éolienne remodèle le profil de
lépaulement en retaillant la masse de ces ruines et des déblais qui les recouvrent (fig. 20: n° 01).
est ouest
62,00
62,50
63,00
63,50
64,00 m
61,50
62,00
62,50
63,00
63,50
64,00 m
61,50
28
32
07
33
29
23
26
01
30
31
fig. 20 : coupe de la paroi du sondage mené au sud de la maison «MQ4M». Pour le détail de la légende
voir le texte. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure20.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
127
fig. 21: la cachette des ostraca np1716 à np1723. Sur cette vue, la portion du sol de la pièce D qui la recouvrait
a été retirée. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure21.htm.
fig. 22 : une partie du mobilier céramique des niveaux dabandon de la maison « MQ4M » : alabastron
inv.4953, coupe inv.4930, coupe à pied inv.4935, siga décorée inv.4956, jarre-marmite inv.4948. Cf. http://
www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure22.htm.
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128
Michel Wuttmann Qanats
Un sondage (« MQ4d »), mené dans la zone qui abrite la partie terminale de la qanåt «MQ4 », nous a
permis, parallèlement, danalyser la séquence des aménagements de ce vallon (fig. 23 et 24).
Immédiatement au nord du regard n° 17 et du puits «MP1»de la qanåt «MQ4»situés sur un promontoire
dargile indurée, une rupture de pente dessine naturellement un vallon long denviron 120 m et large
de 12 à 20 m (fig. 18), encadré à lest et à louest par deux avancées du substrat argileux. Ce vallon, exutoire
naturel dune source artésienne située en bordure du promontoire, est le lieu daménagements successifs
qui verront sinstaller la partie terminale de la qanåt «MQ4» :
aménagement de la pente du promontoire : escalier taillé dans la masse argileuse, constitution dun
tas de déblais (grès et argile) contre la pente sud-ouest ;
ensablement éolien et traces de curage (rejet de paquets dargile humide sur les côtés);
creusement du puits «MP1». Les déblais de ce chantier sont rejetés sur les pentes, en particulier sur
lescalier taillé dans largile qui devient inutilisable ;
creusement de la qanåt «MQ4 ». Dans le vallon, les regards sont bâtis dans le sable qui le comble
en grande partie. Ceux-ci sont régulièrement réparés;
effondrement de la partie terminale de la qanåt «MQ4 », en aval du regard R17. Cet accident
entraîne labandon temporaire de louvrage. Il est daté du début de lépoque ptolémaïque par le
mobilier céramique découvert sur le sol du tunnel en amont de la zone effondrée. Lépaulement est du
vallon sécroule, sans doute du fait de la fragilisation issue du creusement de la partie terminale de MQ4;
nouvel ensablement éolien ;
tentative de remise en exploitation de louvrage qui na pas épuisé laquifère quil traverse. On
creuse une nouvelle galerie «MQ4» à partir du puits «MP1». Orienté vers le sud-est au sortir du puits,
son parcours sinfléchit plus loin vers le nord est, sans doute pour remettre en culture les terrains irrigués
auparavant par la qanåt. On établit une liaison entre lancienne qanåt «MQ4» et le puits. On ne
peut savoir si le puits est encore productif à cette étape, datée du Haut Empire romain (les déblais générés
par ce chantier et extraits par le puits reposent sur lensablement antérieur à la surface duquel se trouve
du mobilier céramique datable) ;
dernières tentatives pour assurer lapprovisionnement en eau alors que laquifère traversé par la
qanåt est en cours de tarissement : on creuse des galeries latérales au niveau du regard R6 (chantier laissé
inachevé, daté par le mobilier qui laccompagne), et on tente divers forages dans le sol de la galerie
principale. Le puits « MP2» profond dau moins 17 m est peut-être creusé à cette époque à proximité
du regard R5 de la dérivation « MQ4». Aucun élément ne permet de dater ce dernier ouvrage, si ce nest
un argument de cohérence: les eaux de «MQ4» se déverseraient dans «MP2». Les vases céramiques qui
datent ces ultimes tentatives ne sont pas différentiables du mobilier de létat dabandon: ils appartiennent
à la fin du IIe ou au début du IIIe siècle après J.-C.
Cest en fait la mise en parallèle de ces deux séquences dévénements, observés dans le sondage de la
maison «MQ4M» dune part, et dans létude du vallon «MQ4d» dautre part, qui permet de dater la
construction de louvrage principal, la qanåt «MQ4» vers le milieu du Vesiècle avant J.-C.: leffondrement
de la partie terminale de la galerie est datable du début de lère ptolémaïque. La maison, abandonnée
dans la décennie 390-380 avant J.-C., possède une cachette qui contient des documents réunis après
414. Les déblais sur lesquels est bâtie cette demeure sont donc antérieurs à 414 et ne peuvent être générés
que par un chantier denvergure dans le vallon. Ce ne sont pas des paquets dargile du curage dun
écoulement libre antérieur, facilement reconnaissables à leurs formes arrondies. Les déblais qui recouvrent
la maison sont à attribuer, soit aux dernières réparations, soit à lévacuation des débris de leffondrement
de lépaulement est dans le vallon.
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Michel Wuttmann Qanats
129
fig. 23 : la maison « MQ4M » (à droite) et le fond du vallon terminal de la qanåt «MQ4» (à gauche).
Vue vers le sud. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure23.htm.
fig. 24 : le fond du vallon. Sondage « MQ4d ». À gauche, le puits « MP1» en partie caché par les déblais
du creusement de « MQ4». À droite, lescarpement aménagé : escalier taillé dans largile, rejets de
curage du vallon et déblais de creusement du puits « MP1 ». Vue vers le sud. Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/wuttmann/figure21.htm.
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130
Michel Wuttmann Qanats
-
6.2 La datation des deux chantiers de la qanat« MQ13 » (fig. 25) : létude de cet
ouvrage situé sur léperon est de la colline nest pas achevée. Néanmoins nous avons pu détecter dès le
début des travaux deux états dexploitation clairement distincts et les vestiges de plusieurs tentatives
inabouties pour améliorer le débit de leau collectée. La section amont de cette qanåt, soit trois regards
et les conduits qui les relient, a pu être désobstruée et fouillée de manière détaillée. Il a été possible den
dater les deux états principaux. Dans laxe de la qanåt (globalement sud-nord), trois regards ont été
localisés, numérotés R1 à R3. Les deux premiers sont situés sur le plateau gréseux constituant les
réserves deau exploitées. Le troisième se trouve sur le tombant de ce plateau, au niveau de la faille de
rupture. Un quatrième regard est situé dans le sondage situé à la base du vallon et se trouve à une altitude
beaucoup plus basse que les regards supérieurs. Le regard R1 (longueur: 3 m, largeur: env. 0,50 m)
est sur-creusé de 1,20 m dans sa moitié sud, opération inachevée. On ne constate aucun départ de galerie
vers le sud. Une galerie en baïonnette relie ce regard au regard R2, de dimensions similaires à celles
de R1. Ce regard est également sur-creusé (sur une profondeur de 2,60 m au moins) sur les deux tiers
nord de sa surface. Deux séries dencoches latérales (appuis pour laccès au regard) traduisent également
les deux chantiers de creusement successifs. Deux galeries superposées permettent la communication
avec le regard R3. La galerie supérieure qui correspond au premier état de fonctionnement est condamnée
par un mur de briques crues. Le plancher de la galerie inférieure est situé 3 mètres plus bas que la
précédente. Le regard R3 (4,1 x 1,0 m) est situé sur la faille qui a provoqué la rupture de pente (fig. 26).
Plusieurs galeries ou amorces de galeries y sont visibles: deux amorces est et ouest au niveau de la galerie
supérieure de communication avec le regard R2 ; deux amorces est et ouest au niveau bas ; une galerie
axiale (sud-nord) basse, non explorée en aval du regard; une galerie basse se dirigeant vers lest selon
un parcours curviligne à embranchements, explorée sur environ 50 m jusquà la base dun regard qui
apparaît effondré en surface. Cette dernière galerie suit un plan de faille sur près de 15 m (fig. 27). Si
aucun matériel datant na été mis au jour pendant la fouille de ces trois regards, on y reconnaît
clairement deux systèmes dexploitation successifs, le second connaissant des tentatives de transformation
au moment de son abandon.
fig. 25 : vue en trois dimensions de la partie explorée de la qanåt «MQ13 ». En clair, état dépoque
perse. En foncé, transformations dépoque romaine. Logiciels utilisés, voir fig. 16. Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/wuttmann/figure25.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
131
fig. 26 : le regard R3 de la qanåt «MQ13 ». Vue vers le sud. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/
wuttmann/figure26.htm.
fig. 27 : vue en trois dimensions de la partie explorée de la qanåt «MQ13». En clair, plan de faille. En
foncé, section drainante des galeries à lépoque romaine. Logiciels utilisés, voir fig. 16. Cf. http://www.
thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure27.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
Un sondage mené dans la partie basse du vallon, au nord du regard R3 et dans laxe de celui-ci, nous
a permis didentifier et dater deux états exclusifs lun de lautre des écoulements de leau issue de cette
qanåt «MQ13 ».
Un conduit aérien conservé sur une longueur denviron 14 m court sur un sol argileux. Il est couvert
de petites dalles de grès (50 x 25 x 3 cm en moyenne) (fig. 28) qui reposent sur des blocs irréguliers disposés
verticalement de part et dautre du chenal. Le fort encroûtement ferrugineux qui recouvre le lit du conduit
indique une longue durée de fonctionnement. Du mobilier céramique daté de lépoque perse mêlé à
du matériel romain a été mis au jour de part et dautre de ce conduit et à la base de lensablement qui
le recouvre.
Ce dispositif est recoupé par une tranchée daxe nord-sud dans laquelle on a pu observer larase de la
maçonnerie en briques crues dun regard appartenant à la qanåt. Les déblais du creusement de cette
tranchée ont été rejetés de part et dautre de son parcours et forment les épaulements est et ouest du
vallon tel quil se lit aujourdhui dans le paysage. Quelques tessons céramiques dépoque perse reposent
sur le sol couvert par ces déblais. Dautres ont été mis au jour dans la masse de ces déblais.
fig. 28 : qanåt «MQ13»: conduit aérien dépoque perse. À larrière plan, fossé ensablé dépoque romaine.
Vue vers le sud-est. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/wuttmann/figure28.htm.
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Michel Wuttmann Qanats
133
La projection des niveaux des différentes galeries permet de faire correspondre sans ambiguïté les deux
états observés dans la partie souterraine aux deux dispositifs du vallon.
Dans un premier temps, une qanåt peu profonde est établie en creusant les regards R1 à R3 sur une
profondeur denviron 6 m. Le conduit aérien en pierre observé dans le vallon est lextrémité de la qanåt
à lépoque perse.
Plus tard, après le tarissement de laquifère superficiel drainé par cet ouvrage, la qanåt est surcreusée de
4m environ pour exploiter la partie inférieure de la faille (ou une faille secondaire) et donc la partie
inférieure de laquifère. On creuse alors les galeries aval, est et nord. La jonction entre les regards R2 et R3
est toujours active, bien que suspendue sans doute à environ 1 m du nouveau sol. Le dispositif profond du
vallon appartient à cet état. Enfin, la qanåt connaît un dernier creusement, qui lapprofondit de 1 à 2 m, et
marque la fin de lutilisation des regards R1 et R2, et, en aval, lemploi dominant de la galerie est. Les
aménagements de ces deux derniers états doivent être situés à lépoque romaine (céramiques sur les rebords
de la tranchée du vallon).
Labandon de cette qanåt survient avant la fin de loccupation du site à lépoque romaine, puisque
de nombreuses céramiques de cette époque ont été découvertes dans le comblement des regards R2 et
R3, éloignés de tout dépotoir ou habitat.
7Une implantation rapide et planifiéeà lépoque perse ?
Nous avons réussi par létude détaillée de ces deux réseaux « MQ4» et « MQ13 » à en dater les états
principaux. Ces interventions de terrain, coûteuses en temps et en moyens, nous autorisent à élaborer
des hypothèses chronologiques pour dautres qanåts du site, que lon pourra vérifier en quelques points
privilégiés. Dans les deux cas exposés ci-dessus, la reprise à lépoque romaine douvrages déjà vieux de
près de quatre siècles, permettra de prolonger leur fonctionnement jusquau début du IIIe siècle après
J.-C. À la veille de labandon, on essaie encore, avec des succès très limités, datteindre des aquifères inexploités,
en creusant de ramifications à partir des galeries existantes. On ne peut plus les approfondir: elles
seraient alors à un niveau inférieur à celui de la plaine cultivable quon ne pourrait plus irriguer par gravité.
On essaie alors de creuser des puits en plaine équipés de dispositifs de relevage des eaux.
Une interrogation demeure : quelle partie du réseau constitué par les 22 qanåts identifiées sur le site
est creusée dès le Ve siècle avant J.-C. ? À défaut de pouvoir tracer le plan de toutes les parcelles irriguées
et, difficulté supplémentaire, de les dater, on est tenté de comparer les étendues des habitats construits
pendant la période perse et pendant le Haut Empire romain, périodes des grands travaux daménagement
du site. À moins dune improbable fouille intégrale, qui nous en donnerait les vrais contours, cette
démarche est illusoire. À lest, il se confirme quune intense érosion survenue après le Ve siècle avant
J.-C. a abaissé le plancher du piémont de près de 2 mètres et a fait disparaître lessentiel des vestiges
dépoque perse: habitats, réseaux dirrigation, parcellaires. À louest, limportance du couvert sableux,
nous cache lessentiel des ruines. Au nord, on ne peut mesurer limportance du recouvrement des
constructions anciennes par les plus récentes. Cependant, la présence de vestiges datés du Ve siècle
avant J.-C. sur toutes les pentes de la colline, à lexception du versant sud, nous incite, dans létat de
nos travaux, à formuler lhypothèse de limplantation quasi simultanée, à lépoque perse, de lessentiel
du réseau, celui-ci devant connaître de nombreuses transformations à lépoque romaine. On ne peut
quêtre tenté détendre la réflexion à la sous région définie par les mêmes caractères géomorphologiques :
un habitat dépoque perse a été reconnu à Ayn-Ziyada, il a dû exister sur les pentes de tell Douch, deux
collines où des réseaux de qanåts sont connus. Plus généralement, il est connu que lensemble de loasis
de Kharga paraît sortir dun quasi néant à la même époque : on bâtit alors le temple dHibis à
Kharga et le noyau du temple de Qasr el-Ghoueita et les pistes qui relient loasis à la région thébaine
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134
Michel Wuttmann Qanats
connaissent un net regain dactivité. Lapparente décision dexploiter le potentiel hydrique des collines
de la région de Douch de manière planifiée ne serait alors quun aspect dun projet bien plus vaste, décidé
en haut lieu, de mise en valeur des terres oasiennes. Doù vient la technique de la galerie drainante, la
qanåt, inconnue en Égypte en dehors des oasis du désert libyque, instrument du retour de lhomme,
égyptien, dans la région de Ayn-Manâwîr ? Nos travaux ne peuvent malheureusement rien apporter à
ce débat.
Bibliographie citée
B. Bousquet 1996, Tell Douch et sa région. Géographie dune limite de milieu à une frontière dEmpire,
DFIFAO 31, Le Caire.
Grimal, N. 1995, «Travaux de lIfao en 1994-1995. Douch-Ayn-Manâwîr», Bifao 95 : 563-589.
Grimal, N., «Travaux de lIfao en 1995-1996. Douch-Ayn-Manâwîr», Bifao 96, 1996 : 517-519.
Grimal, N. 1997, « Travaux de lIfao en 1996-1997 Ayn-Manâwîr », Bifao 97 : 339-356.
Grimal, N.1999, «Travaux de lIfao en 1998-1999 Ayn-Manâwîr», Bifao 99 : 484-491.
Heinl M., Thorweihe U. 1993, «Grounwater Resources and Management in SWEgypt», dans: Geopotential
and Ecology. Analysis of a Desert Region, CATENA Supplement 26.
Wuttmann M., Bousquet B., Chauveau M., Dils P., Marchand S., Schweitzer A. et Volay L. 1996, «Premier
rapport préliminaire des travaux sur le site de Ayn Manâwîr (oasis de Kharga)», Bifao 96:385-451.
Wuttmann M., Barakat H. M., Bousquet B., Chauveau M., Gonon T. P., Marchand S., Robin M., et
Schweitzer A.L. 1998, « Ayn Manâwîr (oasis de Kharga). Deuxième rapport préliminaire »,
Bifao 98 : 367-462.
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Michel Wuttmann Qanats
135
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Les qanats dans les ostraca de Manâwir
Michel Chauveau, école pratique des Hautes études, Paris
1 Présentation de la documentation
Les quelques quatre cents ostraca mis au jour lors des fouilles entreprises depuis 1994 par lInstitut français
darchéologie orientale du Caire au lieu-dit Ayn Manâwir près de Douch constituent un ensemble
documentaire unique sur la vie des oasis égyptiennes à lépoque de la première domination perse 1 .
Près dun quart de ces ostraca sur céramique sont des contrats, ce qui est en soi déjà surprenant puisque
ces derniers sont, dans la Vallée, normalement rédigés sur papyrus, support noble destiné à une longue
conservation, tandis que les ostraca recueillent dhabitude des textes dintérêt plus éphémère, comme
des reçus, des comptes, des brouillons. Lexplication doit en être cherchée dans labsence de production
de papyrus dans les oasis, ce qui a incité les scribes à préférer lusage dun matériau local et bon marché
plutôt que de recourir à un couteux produit importé. Ce nombre important de contrats permet davoir
une succession de dates certaines et précises, puisque cest, en Égypte, le seul type de document à être
obligatoirement pourvu dune date incluant la mention du souverain régnant. Le site de Manâwir a
ainsi livré une série chronologique quasiment ininterrompue depuis le milieu du règne dArtaxerxès Ier
(vers 445) jusquà celui dAchôris (vers 390). Aux deux extrêmes, un ostracon du règne dAmasis (528)
et un autre de lan 10 de Nectanébo Ier (370) doivent être considérés comme des cas isolés 2 .
Beaucoup de ces contrats nous révèlent des types de transactions jusqualors pratiquement inconnus
dans la documentation démotique puisque liés à un mode de production agricole dépendant des
conditions naturelles spécifiques de loasis. Parmi de telles transactions, celles concernant les droits de
propriété et dusage de leau servant à irriguer les cultures forment la série la plus importante. En tout,
un peu plus de trente documents concernent directement ou indirectement les «eaux» de Manâwir à
lépoque perse, et donc par voie de conséquence les qanåts qui constituaient de loin le principal moyen
dapprovisionnement en eau de loasis.
Dans la documentation démotique, le seul contrat de cette nature signalé avant les découvertes de
Manâwir se trouvait sur un ostracon conservé à Moscou et daté de Nectanébo Ier. Connu par une photo
des archives Malinine, il a été présenté par Didier Devauchelle lors du colloque de Vogüé en 1992 3 .
Les données internes du texte ont conduit cet auteur à lui attribuer loasis de Kharga comme origine,
et plus précisément le site même de son ancienne capitale, Hibis. Lobjet du contrat est la vente de dix
jours deau provenant dune source déterminée par le nom dun particulier.
1 Cf. Chauveau 1996; voir aussi id., 1998, «Une oasis égyptienne au temps des Perses», Égypte, Afrique et Orient n° 9,
p. 21-26.
2 Liste dans Bifao 96, p. 414 ; complétée dans Bifao 98, p. 442-444, et Bifao 99, p. 490. Tous les ostraca de Manâwir
(O. Man.) cités infra sont désignés par leurs numéros provisoires.
3 Devauchelle 1994.
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Michel Chauveau Qanats
137
2Lorigine et la situation des eaux de loasis
dans les documents démotiques
Dans lostracon de Moscou comme dans les ostraca de Manâwir, la source qui fait lobjet de la
transaction est simplement désignée par lexpression pæ mw, « leau ». Celle-ci a en égyptien un champ
sémantique très large. Elle peut en effet se rapporter dans la Vallée à un canal, comme par exemple pæ
mw n Pr-êæ, «le canal du roi» (diw`j
rux basilikh), voire à une voie deau naturelle, tel pæ mw n Pæ-Rê,
«le canal du dieu Rê» (lune des branches du Delta). Comme dans la documentation oasienne, de telles
«eaux» peuvent aussi être déterminées par un anthroponyme, par exemple dans le Pathyrite: pæ mw
n d-Ìr, «le canal de Téôs», pæ mw n Njgntrws, «le canal de Nicandros» 4. Dans nos textes, rien nindique
donc a priori doù provient « leau » en question, sil sagit dune qanåt ou dun puits artésien.
Lexpression ne désigne en fait rien dautre quune alimentation en eau, une adduction, quelle quen
soit lorigine, naturelle ou artificielle. Nos ostraca donnent ainsi le point de vue de lutilisateur, non
celui du technicien qui a aménagé le système dadduction.
Lexpression pæ mw n est bien connue également dans la documentation grecque dépoque romaine
provenant des oasis, en particulier les fameux « Wells of Hibis » dans lesquels lexpression Pmoun-est
parallèle à hydreuma 5. La nature de ces hydreumata est longtemps restée incertaine, et on les a
généralement et abusivement assimilés à des puits, artésiens ou non, et aux installations annexes 6, avant
que lexploration archéologique ait révélé lexistence dans la région de Douch des qanåts qui devaient
constituer à cette époque la principale source pour lirrigation des cultures.
Comme les hydreumata des «Wells of Hibis», les «eaux» de Manâwir sont le plus souvent définies
par des anthroponymes, sans dailleurs que la nature exacte de la relation entre leau et son éponyme
soit parfaitement claire. Il peut arriver que deux « eaux », voire plus, aient le même éponyme, et quil
faille donc les distinguer par une précision supplémentaire: ainsi a-t-on «leau sud» et «leau nord de
Horoudja fils de Pétéisé». Certains éponymes portent des noms rares et intéressants, tels un PÆ-æqr
(ou Pæqr) en lan 29 dArtaxerxès Ier, sans doute dorigine non égyptienne, ou un Stx-i.ir-di.t-s,
Soutekhertaïs, rappelant que le dieu Seth, alors maudit dans le reste de lÉgypte, conservait encore à
lépoque perse de nombreux dévots dans les oasis. Certaines adductions ne sont pas désignées par un
éponyme, mais par un trait du paysage environnant, ainsi trouve-t-on souvent mention de « leau des
sycomores ». Cela nindique pas forcément que cette eau était principalement utilisée pour irriguer une
plantation de ces arbres, puisque les contrats dont elle est lobjet ne mentionnent que des récoltes
céréalières, essentiellement dolyra. Il est surprenant quune «source des sycomores» soit encore attestée
presque huit siècles plus tard à Ayn Waqfa, à quelques kilomètres seulement de Manâwir7. Léloignement
relatif des deux sites rend malgré tout peu probable quil puisse sagir de la même adduction, mais une
telle coïncidence manifeste bien une continuité remarquable dans le mode de désignation de ces
sources. Au total, plus dune vingtaine deaux différentes, correspondant donc sans doute à autant de
qanåts, sont citées dans nos textes.
4 Cf. C. Andrews, 1994, «Pathyrite Waterways in documents of Ptolemaic date», dans: B. Menu (éd.), Les problèmes
institutionnels de leau en Égypte ancienne et méditerranéenne (colloque AIDEA Vogüé 1992), Ifao, Bibliothèque
détude 110, Le Caire, p. 29-36.
5 P.J. Parsons, 1971, « The Wells of Hibis », JEA 57, p.165-180 et pl. XLI; Wagner 1987, p.279-283; Devauchelle 1994,
p. 155.
6 Par exemple Wagner 1987, p. 281.
7 Cuvigny et al. 1993, p. 43 sq.
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138
Michel Chauveau Qanats
Dautres termes apparaissent dans nos ostraca en rapport avec leau, mais ils sont généralement peu
explicites, sagissant dhapax ou étant parfois même de lecture incertaine. Ainsi, dans un contrat de cession
à bail dun droit de chasse aux oiseaux (O. Man. 738, de lan 17 de Darius II) 8, ceux-ci sont censés être
piégés dans les environs des gmgm, mot pourvu du déterminatif de leau. Or, un engagement conclu
en lan 2 dAchôris (O. Man. 1142) est garanti par une hypothèque sur la jouissance de cinq jours deau
provenant (?) dun grgr. Il est tentant didentifier les mots grgr et gmgm, et dy voir un type dadduction
particulier. Également, un contrat de vente dun palmier (O. Man. 1114, de lan 7 de Darius II) situe
ainsi larbre: «le palmier qui mappartient au nord du tnw qui est rempli par (?) leau des sycomores ».
Il est probable que le mot tnw désigne ici un réservoir plutôt quune digue. Une telle valeur topographique
attribuée aux adductions nest pas exceptionnelle puisquon trouve aussi des «eaux» comme limites dun
terrain de chasse 9 .
Enfin, la manière dont nos textes nous précisent parfois la situation des adductions peut être
déconcertante. Ainsi, lostracon de Moscou localise ladduction appelée leau de Nakhtdjehouty fils
dInarôs : « dans le district du côté sud des tn.w Ìnj (réservoirs ou digues de canalisation ?) du domaine
divin du grand dieu Amenheb». Curieusement, le même texte énumère ensuite les voisins de «leau»
en question, comme sil sagissait dun terrain : « les voisins de leau de Nesoun fils Inarôs doù
proviennent les 10 jours deau mensuels que je tai vendus sont: au sud, leau de Hor
dans le domaine
divin du grand dieu Thôt maître d Hermopolis ; au nord, le H"nm.t Ìnj 10 ; à l est, l eau de& ; à
l ouest,& ».
À Manâwir, l une des adductions les plus souvent citées, celle de " d-" Ìwtj fils de Ta-di-s est
susceptible de différentes localisations selon les textes :
O. Man. 1722 (an 29 dArtaxerxès Ier): « un demi-jour deau de leau de d-Ìwtj qui est à louest desgÒ. w deau 11».
O. Man. 742 (an 16 de Darius II): « un quart de jour deau de leau de d-Ìwtj dans le district des
Kmj. w vers le territoire des basses parcelles».
O. Man. 789 (an 17 de Darius II): « un tiers de jour deau de leau de d-Ìwtj qui est dans le district
des basses parcelles du terroir de Douch dans le domaine divin du grand dieu Amenheb ».
3Les transactions en rapport avec leau
Dans tous les contrats concernant leurs droits dusage, les « eaux » sont divisées en jours et en fractions
de jour. Un tel partage de leau dirrigation en unités de temps est bien attesté par ailleurs, tant dans
les documents grecs que dans les domaines extérieurs à lÉgypte 12. Ainsi que lindique formellement
lostracon de Moscou, les dix jours d eau qui y sont vendus sont calculés sur une base mensuelle (H"r
ibd nb). Une telle précision nous est précieuse car les ostraca de Manâwir ne nous fournissent rien de
tel, si l on excepte une clause subtile de l un de nos contrats qui permet d inférer la même base mensuelle
13. Celle-ci est également mentionnée dans un autre fragment de contrat sur un ostracon trouvé
8 Traduit dans Chauveau 1996, p. 42 sq.
9 Ainsi lO. Man. 997 (an 29 dArtaxerxès Ier), vente dune concession de chasse limitée par deux «eaux» nommément
désignées.
10 Cette expression pourrait être traduite par « puits (ou citernes ?) de canalisation », peut-être à rapprocher des
tn.w Ìnj cités plus haut. Sans doute sagit-il dune terminologie particulière liée aux qanats ?
11 Le substantif gÒ doit être rapproché du verbe gæÒ, «verser» (Wb V, 156, 5-6). Les gÒ. w seraient donc des «déversoirs»,
mais il est difficile den déterminer la nature exacte.
12 Cf. Bousquet et Reddé 1994, p. 86 sq. ; Cuvigny et al. 1993, p. 20-26.
13 O. Man. 661, traduit et commenté ci-dessous p. 140-141.
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Michel Chauveau Qanats
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à Douch même, mais dépoque ptolémaïque (an 34 de Ptolémée II) 14. Cela suppose bien sûr un système
techniquement complexe avec des vannes permettant de contrôler la direction de lécoulement
de leau vers tel ou tel champ, et une surveillance de ce système par les détenteurs des sources dont la
propriété et les droits dusage constituaient à Manâwir les piliers de la richesse économique et du
prestige social.
Les «jours deau» sont essentiellement lobjet de ventes ainsi que lattestent les formulaires de la plu-
part des contrats qui les concernent. Les formules employées sont sans ambiguïté et font étroitement ressembler
de tels actes aux ventes immobilières quil sagisse de maisons ou de terrains dont on
connaît de nombreux exemples dans la Vallée. Ces actes se présentent tous comme une déclaration du
vendeur à lacheteur: «Tu as satisfait mon coeur de largent de ces x jours deau», puis suit la désignation
de la source concernée (par exemple «leau des sycomores») qui peut être aussi plus précisément située.
La séquence la plus intéressante, commune à tous ces contrats, est la liste de biens annexes qui sont
obligatoirement cédés avec leau dirrigation. En voici la formulation standard: («tant de jours deau
provenant de leau de X») Ìnê pæj = w æÌ, pæj = w x.t, pæj = w qÌ, pæj = w wn n rj.t nb ntj nb ntj pÌ
=w, «avec leur champ, leur bois (ordre parfois interverti), leur terre, leur portion de chaque parcelle et
de tout ce qui les touche ». Il est donc clair que la cession dun droit dusage dune adduction est
obligatoirement associée à une cession foncière. Ce nest pas seulement une part deau qui est cédée mais
également la jouissance du terrain quelle est susceptible darroser, avec tout ce qui peut y pousser.
Lostracon de Moscou, qui comporte également un tel inventaire, le confirme en donnant la liste des voisins
qui bordent aux quatre points cardinaux ladduction concernée par la vente, comme sil sagissait de
la vente dun champ. À chaque adduction devaient donc correspondre des terres bien délimitées dont la
propriété était liée à celle de leau susceptible de les irriguer et qui étaient divisées en proportion des parts
deau détenues par les différents copropriétaires et fermiers. Une telle organisation ne coïncide pas avec
ce qui semble avoir été la règle de lépoque romaine aux temps modernes, à savoir une propriété foncière
séparée de la propriété de leau, ainsi que la documentation de Douch et dAyn Waqfa latteste 15 .
La vente nest pas le seul type de transaction qui porte sur des droits dirrigation. Les « eaux »
apparaissent aussi dans divers types dactes où leurs droits dusage servent de garantie à des prêts ou à
des engagements divers 16. On les trouvent aussi citées dans des listes dont le propos nest pas encore
élucidé et où, curieusement, lexpression pæ mw peut alterner avec dautres termes plus obscurs 17 .
Enfin, quelques uns des contrats de Manâwir sont clairement des locations à bail, ainsi les deux textes
suivants dont il nest pas inutile de livrer des traductions en guise dillustration et dexemple.
O. Man. 661 (an 14 de Darius II, Mésorê = novembre 410)
Hor fils dHoroudja et de Tshenisé (le fermier) déclare à Harsiésé fils dOunamenheb (le bailleur): «tu
mas loué ces sept jours et demi deau (provenant) de leau du bassin (Òn ?) que lon a fait pour irriguer
(Ìn ?) le jardin (km) que je labourerai (ou mettrai en culture) [une interligne illisible] à partir du mois
de Mésorê de lan 14 jusquau mois dÉpiphi de lan 23, ce qui fait dix années (sic) et je te donnerai un
sixième de tout ce qui sera produit avec tes vingt-deux jours et demi deau dont voici la répartition :
Harsiésé, sept jours et demi,
Hor fils dHorteb, quinze jours,
14 O. Douch dém. 1597 où deux jours et demi deau prélevés chaque mois sur une source servent de garantie à
un engagement de nature encore indéterminée.
15 Cuvigny et al. 1993, p. 23 sq. et n. 30 ; Bousquet et Reddé 1994, p. 86.
16 Cf. lO. Man. 1142 cité ci-dessus, et lO. Douch dém. 1597 cité n. 14. Voir aussi en grec P. Grenf. II 69
(cf. Cuvigny et al. 1993, p. 23).
17 O. Man. 33, 61, 62, 653, etc.
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Michel Chauveau Qanats
ce qui fait encore vingt-deux jours et demi; et tu prendras la moitié (des fruits) de ton palmier, et tu
prendras le tiers des bois qui pousseront dans cet enclos (?) supérieur, alors que jaurai pris les deux tiers
auparavant. À toi est ta paire de chameaux (?). Si je naccomplis pas les accords écrits ci-dessus, je te
donnerai cinq statères qui valent un deben qui font encore cinq statères tandis que tu reprendras ton
eau y compris le sol, le jardin, le palmier et tout ce qui y est produit. »
Malgré quelques graves incertitudes de lecture, lintérêt de ce texte est évident. Dabord, ladduction
deau y est décrite de manière plus précise quon ne le trouve dhabitude dans les contrats de vente. Même
si le terme Òn que je traduis par «bassin» est de sens incertain, il est clair quil sagit dun dispositif aménagé
spécialement pour irriguer un jardin 18. Ensuite la méthode de calcul du montant du fermage est
originale et fort instructive. On comprend en effet que ladduction particulière qui constitue lobjet
du contrat est divisée en trente jours deau répartis également entre deux copropriétaires : Hor fils
dHorteb et Harsiésé fils dOunamenheb 19. Ce dernier, que lon sait être par ailleurs lun des plus grands
propriétaires de la communauté, loue la moitié de sa part, soit sept jours et demi, au fermier Hor fils
dHoroudja, pour une période de dix ans. Le fermage nest pas calculé en proportion de la période
dirrigation effectivement louée, mais par rapport à la récolte obtenue grâce aux vingt-deux jours et demi
restant sur la réserve deau en question. Un sixième de cette récolte correspond en fait à la moitié de
la récolte théorique de la parcelle arrosée avec les sept jours et demi qui font lobjet du contrat.
Lavantage dune telle méthode est de mettre en concurrence les fermiers entre eux : celui qui obtiendra
le meilleur rendement gardera pour lui une part proportionnellement plus importante de sa récolte.
Inversement, le fermier moins efficient que les autres devra verser plus de la moitié de sa production.
Enfin les clauses annexes montrent lintérêt porté aux arbres qui profitent indirectement de ladduction:
palmier pour les fruits et arbustes divers, probablement pour le bois à brûler. La mention possible dun
couple de chameaux serait plus étonnante car nous aurions là lune des plus anciennes attestations de
cet animal en Égypte. Il faudrait alors y voir des animaux prêtés par le propriétaire au fermier pour les
travaux préliminaires de mise en valeur du terrain, remplaçant ainsi les bovins utilisés dans la Vallée.
Malheureusement, la lecture des mots sxj gmr, «paire de chameaux», nest pas absolument sûre. Enfin
on remarquera la clause de pénalité libellée en statères, lune des toutes premières mentions de cet étalon
monétaire en Égypte 20 .
O. Man. 624 + 642 (an 12 de Darius II, Mésorê? = novembre? 412)
Amenirdis fils de Pétéamenheb (le fermier) déclare à [
] (le bailleur): «tu mas loué ces deux jours
deau de leau sud de Horoudja qui est dans le territoire des basses parcelles à partir de Mésorê de lan12
jusquen lan 17, ce qui fait cinq années. Moi, je les utiliserai pour toi afin dirriguer [le champ du] mre(?)
et je (te) donnerai les céréales dorge et de blé en proportion de leau que je prendrai dans leau sud
dHoroudja durant les deux jours que tu mas loués. Si lon plante des arbres, nous en ferons des parts
selon la nature (?) de chaque arbre. Si je me soustrais aux accords écrits ci-dessus, je te donnerai 2 deben
dargent fondu du trésor du temple de Ptah. »
18 Noter que lexpression « que lon a fait » atteste exceptionnellement dune intervention humaine dans
laménagement de ladduction.
19 La formulation « tes vingt-deux jours et demi » semblerait impliquer que ladduction entière appartient à
Harsiésé. Cependant, le détail donné sept jours et demi à Harsiésé et 15 jours à Hor fils dHorteb
ne permet guère de prendre ce possessif à la lettre, car il faudrait alors supposer quHarsiésé ait loué la moitié
de son adduction au fils dHorteb, un quart au fils dHoroudja et quil se soit réservé la mise en culture
du quart restant. Or, ce que nous savons par ailleurs des activités dHarsiésé ne nous le fait pas figurer travaillant
lui-même la terre. Il est donc préférable de voir dans lemploi de ce possessif leffet dune maladresse du
scribe plutôt que lindice dune propriété effective.
20 Cf. M. Chauveau, 2000, « La première mention du statère dargent en Égypte », Transeuphratène 20, p. 137-143.
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Michel Chauveau Qanats
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Contrairement au contrat précédent, la base du partage de la récolte entre propriétaire et fermier nest pas
clairement définie. Pour expliquer cette apparente anomalie, il faut supposer que le champ ainsi cultivé
bénéficiait au moins dune autre adduction que celle qui est lobjet de ce bail, ce qui expliquerait que la
part du bailleur serait à déterminer pour chaque récolte en fonction de la proportion deau fournie par
les différentes adductions. Ce texte témoignerait ainsi indirectement de lirrégularité du débit des sources,
seule cause pouvant expliquer une telle indétermination de la part due au propriétaire de ladduction.
Conclusion
Comme on le voit, les ostraca de Manâwir ne nous sont daucun secours pour connaître lorigine et
les modalités de creusement et daménagement de ces qanåts qui entaillent en si grand nombre le tell
de Manâwir. La terminologie même que lon relève dans certains descriptifs plus détaillés reste, faute
de parallèles ou détymologies assurées, relativement obscure. Enfin, ni lidentité des initiateurs, des
ingénieurs et des ouvriers, ni la répartition des tâches, ni même les activités nécessaires dentretien et
de réparation napparaissent dans notre documentation. En revanche, celle-ci peut nous permettre de
décrire lorganisation agricole de ce terroir si particulier en fonction des ressources en eau, ainsi que
les rapports socio-économiques fondés sur cette organisation.
Bibliographie citée
Bousquet B. et Reddé M. 1994, «Les installations hydrauliques et les parcellaires dans la région de Tell Douch
(Égypte) à lépoque romaine», dans: B. Menu (éd.), Les problèmes institutionnels de leau en Égypte
ancienne et méditerranéenne (colloque AIDEA Vogüé 1992), Ifao, Bibliothèque détude 110, Le Caire,
p. 73-88.
Chauveau M. 1996, « Les archives dun temple des oasis au temps des Perses », BSFE 137, p. 32-47.
Cuvigny H., Hussein A. et Wagner G. 1993, Les ostraca grecs dAïn Waqfa (Oasis de Kharga), Ifao,
Dfifao 30, Le Caire, 92 p.
Devauchelle D. 1994, «Un contrat de vente de journées dexploitation de leau dun hydreuma», dans:
B. Menu (éd.), Les problèmes institutionnels de leau en Égypte ancienne et méditerranéenne (colloque
AIDEA Vogüé 1992), Ifao, Bibliothèque détude 110, Le Caire, p. 153-156.
Wagner G. 1987, Les Oasis dÉgypte à lépoque grecque, romaine et byzantine daprès les documents grecs,
Ifao, Bibliothèque détude 100, Le Caire, 1987, 436 p.
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Michel Chauveau Qanats
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Pas de qanats en Urartu!
Mirjo Salvini, Istituto per gli Studi Micenei ed Egeo-anatolici (Ismea), Rome
Dans les ouvrages et études traitant de lorigine des qanâts, il est pratiquement de règle de considérer
que la technique existait dans le royaume dUrartu, à lépoque de la campagne menée par le roi assyrien
Sargon II 1. Je voudrais exprimer mes doutes sur cette opinio communis. En effet, je suis convaincu quà
lépoque où fleurit le royaume dUrartu, entre le IXe et le VIIe siècles avant J.-C, on ne peut pas y
démontrer la présence dun système de qanåts, tel quil vient dêtre présenté par les précédents intervenants.
Il sagit à mon avis dune idée reçue, dont je vais essayer de prouver quelle manque de fondements
concrets.
Léquivoque sur lexistence de qanâts en Urartu remonte au témoignage de C.F. Lehmann-Haupt,
qui dirigea à la fin du XIXe siècle lArmenische Expedition prussienne. Ses travaux dans la région de Van,
en Turquie orientale, sont à la base dune grande partie de nos connaissances sur la civilisation urartéenne.
Son ouvrage principal, Armenien einst und jetzt, en trois volumes, est un recueil dun nombre considérable
de données, de témoignages directs et indirects sur la région arménienne à toutes les époques, ainsi que
des résultats de ses propres recherches 2. Lehmann-Haupt parle des Grundwasserleitungen (conduits deau
souterrains) dans les termes suivants: «Canaux et lacs artificiels ne constituent pas les seules curiosités
hydrologiques de lArménie qui soient en fonction jusquà nos jours. Il faut y ajouter probablement
comme une invention également chaldaïque [lire : urartéenne], les conduits deau souterrains qui sont
dune importance essentielle pour lapprovisionnement en eau de Van » (1926 : 111 sq.). En fait, la
plaine dÉrevan est irriguée depuis la préhistoire par un système de canaux dérivés de lAraxe aux eaux
abondantes. Dans cette plaine, le roi urartéen Argishti I, au début du VIIIe siècle, fonda une grande ville,
ArgißtiD inili, et les inscriptions de fondation parlent d un système de canaux aménagés par le roi : « La
terre était désertique, rien n avait été construit (auparavant), j ai dérivé du fleuve [l Araxe] quatre
canaux, j ai fondé des vignobles et des vergers
» 3 .
Lehmann-Haupt se base, pour parler des qanåts, sur les observations de son compagnon de voyage,
Waldemar Belck, et il affirme avoir une liste de 21 conduits souterrains de ce type. Il décrit la façon
dont ils sont percés, comment ils se raccordent avec le système des canaux ; il parle encore du régime
dexploitation de leau, de la situation juridique, économique etc. pour les agriculteurs. Il semble donc,
daprès ce que dit Lehmann-Haupt, quil y avait effectivement des qanåts à la fin du XIXe siècle sur une
partie du territoire occupé dans lAntiquité par le royaume dUrartu. Lehmann-Haupt ajoute que, même
si ces conduits, en particulier ceux de Transcaucasie, sont considérés comme une technologie persane,
et on les trouve effectivement en Perse du nord-ouest, ils ne seraient pas pour autant une invention persane.
Si cétait le cas, dit-il, les Perses et les «Tatares» dAzerbaidjan auraient diffusé cette technique à ces territoires
de Transcaucasie quils ont longtemps dominés, mais qui en sont toujours dépourvus, par
exemple la plaine dÉrevan (1926 : 114).
Dautre part, les Arméniens de Van cest toujours Lehmann-Haupt qui parle considèrent ces
conduits souterrains comme étant une ancienne invention arménienne; mais, dans ce cas, ils devraient
être diffusés dans lArménie entière, alors quen réalité ils sont limités aux abords du lac de Van et de
lAraxe. Selon Lehmann-Haupt, il ny a quune seule conclusion à tirer de ces données : comme les
Arméniens attribuent souvent à eux mêmes ou à leurs ancêtres ce qui en réalité fut réalisé par leur prédécesseurs,
les Chaldes, alias les Urartéens, il faut en déduire que ce furent les Urartéens, les maîtres
1 Voir en particulier Goblot 1979 : 67-9, dont linfluence reste grande ; dans le même sens :
Planhol 1992 : 130-131, Christiensen 1993 : 129-130 (et références p. 308, n. 19), etc.
2 Voir bibliographie et liste des abréviations en fin darticle.
3 UKN 137 = HchI 91, 6-8. Voir le tracé des canaux urartéens dans Martirosjan 1974, fig. 7 et 9.
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Mirjo Salvini Qanats
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de lart hydraulique (Wasserbaukunst), qui furent également les inventeurs du système des qanåts. Et
cela expliquerait la présence fréquente de ces conduits souterrains dans la région de Van. Il parait
évident que nous avons affaire à un argument circulaire.
En somme, concernant lexistence des qanåts à lépoque urartéenne, le témoignage de Lehmann-Haupt
ne contient que de simples déductions et hypothèses. Il nexiste en effet aucune preuve archéologique
ni épigraphique, ni philologique à lappui 4. Il faut rappeler que toutes les réalisations urartéennes, y
compris les travaux hydrauliques, font lobjet dune inscription décrivant louvrage et nous donnant
le terme urartéen: pili = canal, ©ue = lac (lac artificiel) 5 , taramanili = fontaine 6 (source aménagée) gie
=citerne 7. Il est important de noter que tous ces ouvrages sont attestés du point de vue archéologique.
Les plus fréquents sont les canaux, et le canal de Minua (voir ci-dessous) est accompagné dun grand
nombre dinscriptions. Le lac artificiel de Rusa II fut célébré dans une stèle monumentale (voir également
plus loin). Nous connaissons deux fontaines royales aménagées par le roi Minua, dont nous parlent des
inscriptions rupestres à Van Kalesi et en Azerbaidjan iranien 8. Le document de fondation dune citerne
se trouve malheureusement sur une pierre errante, provenant de Bostankaya au nord de Malazgirt 9 ,
qui nest pas liée à un ouvrage particulier. Dautre part, à côté des citernes taillées dans le rocher à
Çavu©tepe, nous connaissons l existence d une citerne en maçonnerie dans la ville d ArgißtiD inili 10, à
laquelle peut bien s adapter une inscription comme celle de Bostankaya.
Loin de moi l intention de critiquer Lehmann-Haupt, ce grand savant auquel nous devons tant de
renseignements et de matériel, et auquel nous continuons de faire référence pour un grand nombre de
questions qui concernent la civilisation urartéenne. Mais son ouvrage Armenien einst und jetzt est une
somme de tout le matériel quil a recueilli en Arménie, et il nest pas toujours aisé de distinguer sil sagit
dun témoignage direct ou indirect. Sa théorie sur lorigine urartéenne des qanåts reste isolée, car il na
apporté par la suite aucun élément concret à lappui. Il na en effet décrit aucun qanât qui fût en
rapport avec un seul établissement urartéen ou avec tout autre trait archéologique attribuable à la
civilisation de lUrartu. Je pense que la présence de ces conduits souterrains, quil a constatée à Van,
est due à une influence limitée dun système importé de la Perse à une époque très largement postérieure.
Étant donné leur niveau technologique très avancé, les Urartéens étaient évidemment en mesure de creuser
nimporte quel tunnel dans la roche dure. Mais les exemples nombreux qui subsistent de cette technique
sont des puits ou des tunnels creusés au sommet des forteresses pour atteindre le niveau de la nappe
deau dans la plaine, ou leau dune rivière 11 .
Il est donc fondamental de se tourner vers les recherches archéologiques qui se sont développées dans
les dernières décennies. Je voudrais citer les affirmations de deux savants : le danois Laessøe et langlais
Burney. Le premier écrivit un article en 1951 sur le système d irrigation de la ville urartéenne d UlD u.
Il y reprend un célèbre passage de la relation de la VIIIe campagne de Sargon d Assyrie contre l Urartu
en 714 avant J.-C., où est décrit le système d irrigation créé par le roi urartéen Rusa dans la ville de UlD u,
et où sont évoquées les dévastations apportées par l armée assyrienne 12. Il croit pouvoir identifier,
dans un contexte très endommagé, le mot D irºtu avec qanåts. Mais D irºtu signifie « canal, rigole », ou
4 On ne trouve rien sur le sujet dans Zimansky 1985 : 66-67.
5 La signification des deux premiers mots est établie depuis longtemps : cf. Melikißvili 1971, 85, 86.
6 M. Salvini, apud Melikißvili 1971, Anhang, p. 91.
7 F.W. König, HchI, p. 187.
8 Voir Salvini 1970 : 410, et 1984 : 71-76.
9 UKN 79 = HchI 39 = CICh 71.
10 A.A. Martirosjan et al., 1975 : 51-67.
11 Cf. I©ik 1987 : 497-533, spéc. 511ss. (Felstunnel). En général sur ces réalisations en Anatolie orientale voir Von Gall 1967.
12 Ce texte important fut publié par F. Thureau-Dangin 1912 ; voir aussi B. Meissner 1922, qui a complété le texte
avec les deux fragments de la tablette conservés au Vorderasiatisches Museum de Berlin.
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144 Mirjo Salvini Qanats
encore « fossé, douve » ; et cela dépuis lépoque paléo-babylonienne 13. Je rappelle une lettre de Mari 14 ,
dans laquelle Ishme-Dagan, gouverneur de la ville au XVIIIe siècle, demande la livraison de poissons ou
crustacés appelés girºtu 15 qui se trouvaient dans le canal ou dans les douves de la ville de KaD at, dans
la Djezireh syrienne, l actuelle Tell Barri16. Mais il paraît peu probable que l on soit allé pêcher des poissons
ou des écrevisses dans des qanåts. Le texte de la VIIIe campagne de Sargon nomme aussi les D ålilu 17 ,
qui sont des «rigoles» dérivées de canaux principaux (voir ci-dessous).
L autre référence est un article de Charles Burney (1972), un grand spécialiste de l archéologie
urartéenne. Parlant du système d irrigation des Assyriens à partir de Sennachérib (au tout début du
VIIe siècle avant J.-C.), il dit simplement que « l attribution du système des qanåts à un prototype
urartéen vu par Sargon II à UlD u est incertain » 18. En vérité, je crois que l on peut dire avec certitude
que ce que Sargon avait vu, c était des canaux, car, en Urartu, il y avait de grands réservoirs d eaux, des
lacs artificiels et des canaux. Il n y a en revanche aucun témoignage ni épigraphique ni archéologique
qui montre l existence des qanåts dans cette région à l époque urartéenne.
Dans un passage de la célèbre description de la prise de la ville urartéenne d UlD u, dans l actuel
Azerbaidjan iranien (à la ligne 202 et suiv.), le texte de Sargon porte: «Ursa, leur roi, suivant linclination
de son coeur
leur montra le jaillissement des eaux. Il creusa un canal, amenant des eaux courantes :
il fit couler un flot deau apportant labondance, comme lEuphrate. Du sein de ce canal il fit sortir des
rigoles sans nombre,
il irrigua les champs ».
Plus loin, à la ligne 222, Sargon emploie des formules, qui montrent à la fois le fureur des Assyriens
et labsence de qanåt dans la ville urartéenne d UlD u : « J ai bouché l entrée du canal qui était le fleuve
de sa subsistance et j ai transformé ses eaux fraîches en marécage. Les rigoles d eau courante, qui [dérivent]
de son lit j ai& Dans ses beaux jardins, image de sa ville, qui étaient remplis darbres fruitiers et
de vignobles, dont les fruits sont comme la pluie du ciel, je fis entrer mes guerriers impétueux, et, comme
le dieu Adad, ils firent entendre le bruit des haches de fer » 19 .
À lappui de son hypothèse sur lexistence des qanåts, Laessøe propose une remarque supplémentaire,
mais celle-ci n apporte pas d élément décisif en sa faveur. Comme la ville d UlD u était au pied du
mont Kispal, dit-il, sa position était favorable à l implantation de qanåts, en raison de la forte pente
du terrain. Et il cite le témoignage d un consul britannique sur la sécheresse qui règne à Tabriz la plus
grande partie de l année. Mais la ville d UlD u ne se trouvait pas dans la plaine de la ville moderne de
Tabriz, où il n y a pas d établissements urartéens. Les recherches de géographie historique les plus
récentes la situent plutôt dans la vallée du Godar çay, au sud du lac dUrmia, plaine très riche en eaux
et dont lirrigation est due à cette rivière dont les eaux proviennent des neiges du Zagros ainsi que de
sources naturelles, comme celle qui jaillit toute lannée à la base de la forteresse de Qalatgah, maintenant
identifiée avec UlD u (Muscarella 1986).
Voyons maintenant quels sont les ouvrages hydrauliques dus véritablement aux Urartéens qui
permettent de comprendre pourquoi ils n avaient pas besoin d un système de qanåts. L ingénieur
allemand Günter Garbrecht a étudié de façon approfondie le système dapprovisionnement en eau de
la capitale urartéenne Tußpa. Il se base sur les travaux des archéologues qui ont fouillé dans la région,
ainsi que sur ses propres voyages de reconnaissance dans le district de Van 20. Les ouvrages hydrauliques
13 AHw 348 : D irºtu(m) «Graben », CAD ·, 198 : D irºtu A : « ditch, canal ».
14 ARM I, n° 139.
15 AHw 291 : « Muräne (?) », CAD G 89, « an aquatic animal ».
16 M. Salvini, dans P.E.Pecorella, Tell Barri/Kahat 2, Roma (1998) : 30.
17 AHw 311 : D ålilu(m) I& Kanäle D a-li-li Sg. 8 [Huitième campagne], 222. CAD · 42 : D ålilu B (a kind of canal or ditch).
18 « Less certain is the attribution of the qanat system to an Urartian prototype seen by Sargon II at UlD u& ».
19 Huitième campagne (voir note 12), lignes 200-232.
20 Voir les travaux de G. Garbrecht (1980, 1987, 1988, 1991), ainsi que larticle récent
dO. Belli 1999 (particulièrement p. 22 : Rusa dam).
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145
des Urartéens sont particulièrement bien préservés, et ils ont été relevés et étudiés dès les premières
recherches dans la région par Lehmann-Haupt. Nous connaissons par exemple des dizaines de tunnels
pour leau et quelques citernes taillées dans le rocher (comme à Çavu©tepe), qui sont remarquables. Toutes
ces installations hydrauliques se trouvent en relation avec des forteresses et des anciennes villes urartéennes.
La situation géographique est la suivante: la capitale urartéenne, donc le Rocher de Van, se trouve
sur le bord oriental du lac de Van, à 1700 m daltitude, dans une oasis arrosée par de nombreux cours
deaux qui descendent des montagnes environnantes. Amédée Jaubert visita ces lieux en 1805 et il
donna la description suivante de la ville de Van: «Cette ville est environnée de jardins dans lesquels
sélèvent des pavillons élégants, où résident en été des habitans qui jouissent de quelque aisance. Rien
nest plus enchanteur que laspect de ces vergers arrosés par une infinité de ruisseaux, et ombragés par
de beaux arbres
» (Jaubert 1821). Mais la plus ancienne description de ces lieux se trouve dans
lHistoire de la Grande Arménie de Moïse de Khorène, lhistorien arménien du Ve siècle de notre ère.
Le chapitre XVI porte le titre suivant: «Comment après la mort dAra, Sémiramis éleva la ville, la
digue du fleuve et son palais ». Je cite quelques passages daprès la traduction de Langlois (1869 :
68-69): «Sémiramis, ayant visité beaucoup de sites, arrive du côté oriental sur le bord du lac salé; elle
voit sur ces bords une colline oblongue, exposée dans sa longueur au couchant
à peu de distance au
sud, une vallée plate, confinant à lorient avec la montagne, et qui, en sallongeant vers le lac, sélargit
et prend un aspect grandiose. À travers ces lieux, des eaux pures, tombant de la montagne dans les ravins
et les vallées, réunies à la large base des montagnes, devenaient de véritables fleuves. À droite et à
gauche des eaux sélevaient dans cette vallée de nombreux villages
».
Il paraît évident que dans une telle situation géographique, avec une telle richesse hydrologique, il
nétait nul besoin davoir recours aux longs tunnels souterrains pour amener leau courante. Le récit
de Moïse continue avec le récit de la construction dune ville et dun palais par l«active et impudique
Sémiramis », reine dAssyrie, à laquelle la tradition de lépoque hellénistique, cest un fait connu
attribue toute sorte douvrages grandioses dans tout lOrient. Dans ce contexte, Sémiramis représente
la quintessence des rois dUrartu, et la tradition arménienne lui attribue la fondation de la capitale Tußpa,
sous le nom de Shamiramakert, «la ville de Sémiramis».
Le récit se poursuit dans les termes suivants: «Sémiramis fait dabord construire la chaussée du fleuve,
avec des blocs de rochers
oeuvre gigantesque pour létendue et la hauteur, et qui existe, à ce que lon
dit, encore à présent ». À ce point, je voudrais marrêter sur un problème de traduction, dont je dois
la solution à laide darménologues italiens, combinée avec la vision directe de louvrage dont parle le
texte de Moïse de Khorène. Le mot en question est ambartak, qui est traduit dans le texte par «la chaussée
du fleuve», et dans le titre par «la digue du fleuve». Ce terme a plusieurs significations: ici il signifie
en réalité « digue » ou « aqueduc ». Lambartak en question est le mur de soutènement du canal de
Sémiramis (voir fig. 4). Sous ce nom, qui subsiste encore de nos jours, on désigne le canal creusé à la
fin du IXe siècle par le roi urartéen Minua. Lattribution en est assurée par quatorze inscriptions qui
jalonnent son cours.
Le canal de Minua 21 dérive dune source naturelle à très grand débit, qui se trouve au pied dune
montagne dans la vallée du Ho©ap Su ou Engil Su, autrefois connue sous le nom de Hayot Dzor, « la
vallée des Arméniens». Le canal, comme on peut le voir sur la carte schématique de la fig. 1, traverse
dabord la vallée plate de la rivière Ho©ap Su, et aussi le lit de cette dernière par un pont-aqueduc (fig. 2),
qui autrefois était bâti avec des troncs darbre et qui est aujourdhui en béton. On voit encore des restes
de lancienne structure urartéenne en grosses pierres maçonnées à sec. Après avoir traversé la rivière,
le canal tourne vers louest, en suivant dabord le cours de la rivière même à un niveau plus haut
denviron deux mètres, et il se maintient au dessous de la courbe de niveau de 1800 mètres. Sur une
21 Cf. Salvini 1992.
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fig. 1: la région de Van: système dapprovisionnement en eau de la capitale urartéenne Tußpa (Van Kalesi)
et de la ville-résidence de RusaD inili (Toprakkale).
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fig. 2 : pont-aqueduc du canal de Minua sur le Ho©ap Su. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/
salvini/figure02.htm.
paroi rocheuse oblique qui domine le canal, nous trouvons la première des inscriptions de Minua
(fig. 3). Elle est très endommagée par les éléments, mais son texte a été restitué grâce aux duplicata. Elle
porte : « Grâce à la grandeur du dieu Haldi, Minua, le fils dIßpuini, a creusé ce canal. « Canal de
Minua» est son nom. Minua dit: Celui qui effacera cette inscription, celui qui poussera quelquun dautre
à le faire, et lautre encore qui dira « moi jai creusé ce canal », puissent Haldi, le dieu de lOrage, le Soleil
et tous les autres dieux léliminer de cette terre 22
».
Cette inscription avait été décrite et copiée pour la première fois par le pionnier des recherches en Urartu,
F.E. Schulz, en 1840 23. Les autres textes sont incisés le long du canal sur des rochers ou sur des pierres
insérées dans la puissante structure à sec qui soutient le canal à plusieurs endroits. Le canal de Minua parcourt
une distance de 55 kilomètres environ, et il atteint la ville-jardin de Van en ayant suivi le flanc de la
montagne et dépassé toute une série dobstacles naturels, comme les lits des ruisseaux qui coulent vers le
lac. La deuxième partie de son cours, qui a été corrigée en 1950 par un nouveau lit en béton, se trouve
entre la pente de la montagne et la côte du lac (fig. 4). La différence daltitude entre le point où les eaux
jaillissent (1800 mètres) et la plaine de Van (1750 mètres) est donc denviron 50 mètres. Cela signifie quil
y a un dénivelé dun mètre par kilomètre. En dautres termes, on peut dire que le canal suit une courbe
de niveau descendant dun mètre à chaque kilomètre. Sa largeur est de 4,5 m et sa profondeur d1,5 m.
On a mesuré aussi son débit qui est de 1500 litres par seconde, ainsi que sa vitesse qui est de trois mètres
par seconde dans la première partie de son parcours. On a calculé récemment que, tout au long dune année,
la capitale Tußpa recevait quelques quarante millions de mètres cubes deau. On peut encore admirer, en
plusieurs endroits, les formidables murailles de soubassement du canal de Minua, lambartak de Moïse
22 Littéralement : « de dessous le soleil ».
23 F.E. Schulz 1840, texte n° 1 = HchI 29 = UKN 43 = CICh 34.
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fig. 3 : inscription cunéiforme rupestre de Katepants, relatant le creusement du « canal de Minua »
(HchI 29a = UKN 43 = CICh 34). Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/salvini/figure03.htm.
fig. 4 : le nouveau lit du «canal de Minua» dans les environs dÉdremit, au sud de Van. Cf. http://www.
thotm-editions.com/qanats/salvini/figure04.htm.
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de Khorène (fig. 5). La complexité et lampleur de cette réalisation ne peut être que le produit dun travail
organisé, que seule une structure étatique forte était en mesure dassurer.
Lensemble de cet ouvrage dingénierie est stupéfiant, car il suppose des connaissances techniques multiples,
qui ne peuvent être que le résultat dune longue expérience accumulée au cours des siècles. Si lon
considère que le royaume dUrartu, à lépoque du roi Minua, donc à la fin du IXe siècle, était encore jeune,
car sa fondation remonte à Sarduri I, autour de 840 avant J.-C., on peut se demander doù pouvaient
dériver ces connaissances techniques. En Assyrie nous connaissons le grand aqueduc de Jerwan, bâti par
Sennachérib, mais il est postérieur au canal de Minua et à la plupart des réalisations urartéennes de ce
genre 24. Or, dans la région qui fut englobée par lempire dUrartu, on ne connaît jusquà présent aucun
exemple daqueduc plus ancien. De toute façon, même des travaux hydrauliques mineurs qui seraient
plus anciens que lépoque de la dynastie urartéenne ne pourraient pas être datés, car lécriture fut introduite
sur le plateau arménien justement par les Urartéens. Cet aspect doit encore être approfondi.
Le canal de Sémiramis est louvrage le plus grand, mais il nest pas le seul qui reste visible parmi les réalisations
hydrauliques qui devaient apporter leau douce à la capitale des Urartéens. Lautre source deau était constituée
par des lacs naturels ou artificiels fermés par des barrages. Le plus important dentre eux est le Ke©i©
fig. 5 (à gauche): muraille de soubassement du « canal de Minua» dans les environs dÉdremit,
au sud de Van. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/salvini/figure05.htm.
fig. 6 (à droite) : barrage sud du lac de Rusa (moderne Ke©i© Göl). Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/salvini/figure06.htm.
24 Cf. Jakobsen-Lloyd 1935 et Reade 1978.
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Göl (lac du prêtre), qui se trouve sur la montagne à quelque vingt km à lest de Van. Il sagit dune dépression
de plusieurs km2 entourée de montagnes, remplie pendant lhiver par la neige et au printemps par
les pluies et par les eaux du dégel. La capacité de ce réservoir naturel deau est augmentée et réglée par
la construction de deux barrages situés aux points les moins élevés. Le barrage du sud est bien conservé:
il mesure 7 m de hauteur et est constitué par deux murs à sec composés de grosses pierres, large de 7 m
chacun. Sa longueur est de 60 mètres (fig. 6). Une ouverture rectangulaire excentrée assure une sortie
régulière des eaux (fig. 7). Lautre barrage, dont quelques vestiges sont encore visibles, était situé plus
bas, mais il sétendait sur une longueur plus importante, de plus de 300 mètres.
La position de ce lac à lest de Van était destinée à fournir leau non plus à lancienne capitale
Tußpa, qui fut abandonnée à la fin du VIIIe siècle, mais à la nouvelle résidence royale de Toprakkale.
Ce site est bien connu, car les fouilles irrégulières de Rassam et lactivité de pionnier de Lehmann-Haupt
marquèrent le début de larchéologie urartéenne (cf. Wartke 1990). Il suffit de penser aux bronzes qui
sont dispersés dans plusieurs musées et collections. Un ruisseau naturel qui descend de cette montagne,
lAkköprü Su, reçoit leau qui sort du réservoir et approvisionne le secteur au nord-est de Van en passant
au pied de Toprakkale/RusaD inili (voir la carte, fig. 1).
fig. 7: déversoir du barrage sud de Ke©i© Göl. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/salvini/
figure03.htm.
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Cet ouvrage est lui aussi daté indirectement mais avec certitude par une source épigraphique : la stèle
de Rusa II du Ke©i© Göl, qui fut achetée par Lehmann-Haupt en 1899 et qui se trouve aujourdhui au
Vorderasiatisches Museum de Berlin. Son texte présente plusieurs difficultés grammaticales et lexicales ;
il souffre également de quelques lacunes, singulièrement en son début, car nous ne possédons plus la
partie haute de la stèle. Le problème principal est dû à la perte de lintroduction, qui devait contenir
le nom du souverain et son patronyme. Comme il y a eu trois souverains de ce nom, il peut sagir en
premier lieu de Rusa I, qui, selon le témoignage des Annales de son adversaire Sargon II, fut conduit
à se suicider à cause de la défaite de 714, quand les Assyriens envahirent les territoires iraniens de
lUrartu et pillèrent le sanctuaire de Haldi à MuÁaÁir, qui se trouvait près de Sidekan en Kurdistan irakien.
Dans leurs corpora 25, Lehmann-Haupt, Melikißvili et König lavaient attribué à Rusa I, mais aujourdhui
on penche plutôt pour Rusa II, le petit-fils de Rusa I, qui fut le dernier grand roi des Urartéens : c est
à lui qu il faut attribuer surtout la construction de la résidence fortifiée de Toprakkale, à laquelle il imposa
son nom, RusaD inili, « Fondations 26 de Rusa» 27 .
Après la grande lacune initiale le texte porte: «& montagnes, énormes quantités d eaux ici, de canaux
et isinaue (= ?) j ai donné comme nom « Lac de Rusa », j ai tracé un canal d ici jusqu à la ville de
RusaD inili& lorsque je construisis RusaD inili, lorsque je fis ce lac& ».
L interprétation de ce texte est très difficile dans le détail, mais le sens général est assez clair. On y
cite la population de Tußpa, l ancienne capitale, en rapport avec la nouvelle ville ou résidence ; on
annonce donc un transfert au moins partiel dhabitants vers Toprakkale, entre autres de soldats, ainsi
que de biens, dobjets de bronze
Il est question surtout dagriculture, de terres, de jardins potagers,
de vignobles. Un autre passage porte: «Les eaux quon a fait couler du lac [artificiel]
[hapax legomenon
intraduisible]
les eaux qui ont été conduites [ou canalisées] dans le fleuve Alaini vers la ville de
RusaD inili, les eaux du fleuve Alaini doivent arriver aussi à la ville de Tußpa& [lacune finale]».
Malgré l état du texte, la situation topographique est très claire, si l on jette un coup d oeil sur la
carte (fig. 1). Le fleuve, c est-à-dire la rivière Alaini, correspond à lAkköprü Su 28. La première partie
est un canal qui relie le bassin du Ke©i© Göl à ce ruisseau naturel. Il est évident que cette carte est
schématique, mais elle tente de reconstruire les données des observations des chercheurs. La différence
de niveau (ou mieux : daltitude) de plus de 800 mètres sur un parcours de quelques 30 km est aussi
très importante, et cela requiert évidemment un contrôle constant du barrage et du mécanisme de sortie
des eaux.
Le barrage principal, celui du nord, doù sort leau destinée à lirrigation de la plaine de Van, au sein
dun système de canaux inter-connectés, est resté en usage pendant plus de 2600 ans. En 1891 il sest
écroulé à cause dune grave inondation due à la combinaison dun hiver très neigeux et dun printemps
très humide. Il fut ensuite reconstruit jusquà la hauteur de 3 mètres, mais, à lorigine, il était sûrement
beaucoup plus haut, et finalement, en 1952, il a été ramené à la hauteur de 5,40 mètres. À lépoque
urartéenne, le lac devait être dix mètres plus haut quaujourdhui. On a calculé que maintenant la capacité
du lac Ke©i© Göl est de vingt fois 106 mètres cubes, tandis quà lépoque ancienne elle était probablement
cinq fois plus grande, soit cent fois 106 mètres cubes.
25 CICh 145 = UKN 268 = HchI 121.
26 = ni = li est la formation du pluriel.
27 Son nom complet était RusaD inili KURQilbanikai, «Fondations de Rusa, en face du Mont Qilbani», c est-à-dire
le Mont Erek Da`" qui s élève peu à l est de la plaine de Van. Les fouilles de Ayanis, à 35 km au NO de Van,
nous ont révélé le nom de cette nouvelle fondation de Rusa II: «RusaD inili Eidurukai» = «Fondations de Rusa
en face du Mont Eiduru»; ce mont est fort probablement le Süphan Da`", sur la rive nord du lac de Van.
28 En turc : « Le fleuve du pont blanc », c est-à-dire construit en maçonnerie.
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152 Mirjo Salvini " Qanats
L eau qui sort du barrage nord coule tout au long de la vallée de l Akköprü Su jusqu aux jardins de l ancienne
RusaD inili/Toprakkale. À mi chemin, il y a un autre barrage, du nom de Faruk Bendi, mais il
n est pas aisé de décider sil sagit dun ouvrage urartéen ou dun ouvrage postérieur. Quant au barrage
sud, leau qui sort coule normalement en direction de la vallée du Ho©ap Suyu (ou Güzel Su). Mais,
pour pouvoir utiliser leau du Lac de Rusa (le Ke©i© Göl) également pour la plaine située au sud de Van
Kalesi/Tußpa, les Urartéens avaient construit une dérivation vers la zone de drainage de Doni, où nous
voyons un autre barrage plus modeste : leau se déverse ensuite dans une autre petite rivière, qui coule
vers le lac de Van en traversant la ville jardin au sud de Van Kalesi. La carte schématique montre combien
le système entier dapprovisionnement en eau douce de la capitale urartéenne et de loasis de Van
était un système cohérent.
Les recherches qui ont été faites montrent comment les Urartéens avaient su intégrer les deux
différents types dapprovisionnement en eau, et les réunir dans un système qui a défié les millénaires
et qui a su résister à tous les bouleversements historiques ainsi quaux nombreuses catastrophes naturelles,
telles quinondations et tremblements de terre, si fréquents dans la région. Ainsi, les eaux de la source
pérenne (le canal de Sémiramis) arrivent à Van et sajoutent aux eaux qui proviennent de la collecte
hivernale du Ke©i© Göl.
Néanmoins, lidée de canaux souterrains était enracinée dans la mythologie des Arméniens. Une légende
raconte quil y a une eau souterraine qui dérive des entrailles de la montagne de Lamezkert. Elle passe
sous le site de Toprakkale et sous la plaine de Van avec un bruit de tonnerre dans son lit souterrain, et
elle ressort au pied du Rocher de Van, là où en effet jaillit une des sources naturelles qui ont permis
aux assiégés de la forteresse de Van de résister à plusieurs sièges.
Je crois que toutes ces manifestations de richesse en eau en toutes saisons, dans ce pays, montrent
quil faut abandonner le mythe de la présence dun système de qanåt dans lantique royaume dUrartu.
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Mirjo Salvini Qanats
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Abréviations
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Mirjo Salvini Qanats
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Les galeries de captage dans la péninsule dOman
au premier millénaire avant J.-C.: questions sur
leurs relations avec les galeries du plateau iranien
Rémy Boucharlat, CNRS, maison de lOrient, Lyon
1 Questions de définition et de vocabulaire
La documentation discutée ici a été constituée au cours des vingt dernières années ; elle représente
actuellement une demi-douzaine de cas de galeries drainantes souterraines, galeries de captage ou galeries
dapprovisionnement en eau qui, selon les archéologues, sont liées à des établissements de lâge du Fer dans
la péninsule dOman, datés entre la fin du 2e et le milieu du 1er millénaire avant lère chrétienne. Deux
seulement de ces galeries sont directement datées de cette période par le matériel archéologique; les autres
galeries sont attribuées à cette période du fait de la proximité dhabitats de cette époque, lâge du Fer.
Jinsiste sur le caractère préliminaire de cette présentation, car aucune description précise nest
encore disponible ; aucune étude technique na été effectuée, ce qui rend aléatoire linterprétation de
ces structures. Cest pourquoi, avant den venir aux galeries dOman elles-mêmes, il est indispensable
de rappeler des définitions et de préciser lemploi des termes. Je nappellerai pas ces galeries qanåts (ou
falaj selon la terminologie de la région omanaise), terme qui évoque un système supposé bien connu,
qui serait originaire de lIran ancien, et qui est fréquemment étudié dans ce pays. Il faut cependant
remarquer que les dizaines, voire les centaines dexemples iraniens mentionnés et rarement décrits
sont tous, sauf erreur, actuels, ou de lépoque moderne, au mieux médiévaux, mais jamais antiques. Les
cas de lÉgypte est différent, pour des raisons surtout géologiques, et nest pas pris en compte ici.
Selon la théorie diffusionniste généralement acceptée qua développée H. Goblot (1979), ce système
aurait été répandu à partir de lIran dans lOrient ancien, par lEmpire achéménide; plus tard il est diffusé
bien au-delà sur dautres continents. H. Goblot a été suivi par presque tous ceux qui se sont intéressés
à ces questions, malgré la prudence que recommandaient avant lui X. de Planhol et P. Rognon (1970 :
105-107) à légard de ce scénario assez systématique.
Lors des discussions du séminaire, dont les interventions font lobjet de ce volume, les interrogations
qui se sont élevées sur les divers systèmes de «galeries drainantes souterraines», pour reprendre lexpression
la plus courante (Goblot, puis entre autres, le sous-titre de louvrage édité par D. Balland 1992), ont
accentué mes doutes sur lhomogénéité du système appelé communément appelé qanåt 1. La définition
du qanåt par H. Goblot (1979 : 26-27) « Leau amenée par les qanats ne peut venir que de nappes
profondes, alimentées par une infiltration qui, à travers des couches souvent très épaisses, se produit
sur des surfaces importantes, parfois fort éloignées des qanats eux-mêmes » et « une technique de
caractère minier qui consiste à exploiter des nappes deau souterraines au moyen de galeries drainantes» 2
est insuffisante pour notre propos si on ne la complète pas par la définition que récuse H. Goblot: «les
1 X. de Planhol (1992 : 130-135) souligne la diversité des systèmes, tout en laissant à lIran la paternité de lapplication
agricole systématique de la galerie. Déjà H. Goblot (1979 : 143-144) avait bien reconnu la différence entre les
qanåts et les galeries de la vallée de la Nazca au Pérou, qui captent leau de sous-écoulement dun rio ; de même
les cimbras médiévales dEspagne (Bazzana et al. 1987) sont des galeries de ce second type. On le verra, les galeries
protohistoriques dOman relèvent très probablement de cette technique qui est encore en usage aujourdhui
en Oman et beaucoup dautres pays. Notons que même en Iran central, le captage dans une nappe alluviale
(appelé havåbºn) est très majoritaire par rapport au captage dune nappe profonde (Bonine 1982 : 145).
2 Laissons de côté lorigine minière, contestée par certains, et hors sujet ici.
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157
qanats servent à capter des sources et des eaux de ruissellement au pied des montagnes [
] ». Cette
définition est générale, mais les exemples utilisés par Goblot étaient tous selon lui de véritables qanåts;
la principale caractéristique mapparaît être le point de captage, à lextrémité amont: les qanåts sont
des « eaux cachées », non seulement parce que la galerie est souterraine, mais avant tout parce que la
zone où leau peut être captée est indécelable pour un observateur ordinaire, fut-il un homme de la terre.
Or, tel nest pas le cas de toutes les galeries de captage, et singulièrement de celles de la péninsule dOman
présentées ici. Par leur origine, ce ne sont pas des «eaux cachées».
Il me paraît plus constructif de remplacer le terme qanåt par une expression de sens plus général
pour qualifier lensemble des systèmes de galeries deau souterraines, qui incluraient le qanåt. Au lieu
de galerie drainante souterraine, E. Salesse propose galerie de captage émergente ou galerie de captage pour
faire court, expression que je retiens ici. Elle a lintérêt de mettre laccent sur lélément qui me paraît
le plus important : le type de captage 3 .
Qanåt ne sera pas employé ici, dès lors que la technique précise dacquisition de leau nest pas celle
des «eaux cachées», ou quelle nest pas bien définie. Qanåt sera réservé aux exemples contrôlables aujourdhui
et qui correspondent aux descriptions et aux schémas théoriques que donne la plupart des travaux
de référence, qui souvent se copient les uns les autres depuis un demi-siècle 4. À partir de ces références
(schémas et descriptions), je limite ici le qanåt aux éléments suivants : un système
dapprovisionnement captant leau dune couche aquifère, indécelable en surface par le non-spécialiste;
la couche aquifère est repérée par un expert à partir dun puits (appelé puits-mère) creusé sur un
piémont ou au pied de celui-ci. Leau est conduite par une galerie, pour la plus grande partie creusée
en tunnel, depuis la zone dutilisation, où la sortie de la galerie est au niveau de la surface du sol, à partir
dune série de puits servant ensuite de regards, selon une pente de lordre de 0,5 à 3/1000 5. Les deux
éléments les plus caractéristiques sont le lieu et la technique de captage, qui nest pas en bordure dun
cours deau, et la très faible pente 6 .
3 Je remercie E. Salesse de mavoir communiqué le manuscrit de son intervention, à paraître dans les actes du colloque
de Yazd de mai 2000 (Salesse, à paraître), ainsi que des discussions que nous avons pu mener à distance.
Dans son approche méthodologique des galeries de captages, E. Salesse rassemble les descripteurs sous la
forme dun tableau très convaincant qui met en relief les différences entre des systèmes qualifiés de qanåts
ou leur « équivalent » dans une culture ou une langue locale. Ce tableau, qui reste à enrichir et à préciser,
constituera une bonne base de discussion pour établir une définition plus précise du qanåt à lintérieur de
lensemble des systèmes de captage de leau.
4 Wulff 1966 : fig. 334 ; de Planhol et Rognon 1970 : fig. 17 ; Wilkinson 1977 : fig. 14 ; Enc. Islam s.v. Kanåt p. 553
(A.K.S. Lambton) ; Goblot 1979 : fig. 2 (adapté de M.A. Butler, « Irrigation in Persia by kanats », Civil
Engeneering 3 (2), 1953, fig. 15) ; Sajjadi 1982 : fig. 14 ; Beaumont, MacLahlan 1989 : fig. 3 ; Lombard 1991 :
fig. 2 et 5 ; Safi Nezad 1992 : fig. 2 et 3 ; Christensen 1993 : 120-122, fig. 5 ; Sanlaville 2000 : fig. 77 (repris
de Wilkinson 1977). Coupe sur un exemple concret, le canal de Sargon près de Shiraz, Dumas et Mietton
1998 : fig. 1. En revanche, A.K.S. Lambton (1989 : fig. 2.3) présente une section presque similaire, mais sur
laquelle le captage est situé dans le lit de la rivière.
5 Jutilise ici cette définition restrictive pour faciliter lexposé. Selon ces paramètres, rien de permet daffirmer que
beaucoup de galeries actuelles sont réellement des qanåts, même si elles sont nommées ainsi. En général,
le lieu de captage nest pas précisé, un aquifère, un sous-écoulement ou le lit dun cours deau.
6 Sur ce dernier point, les galeries de Ain Manåwºr en Égypte, appelées qanåts, posent un problème. Elles ne répondent
pas au critère de très faible pente signalé plus haut, une caractéristique notée par la quasi totalité des
auteurs (2 à 3/1000). Les fouilleurs de Ain Manåwºr (Wuttmann et al. 1996 : 444) donnent comme «faibles
valeurs » de pente 0,7 % et 1 % ; ils observent que la qanåt Q3, mesurant moins de 250 m, présente une
dénivellation de 30 m entre le puits-mère et le parcellaire (Wuttmann et al. 1998 : 399) ; de même la qanåt
MQ4 a une pente de 3 % environ (ibid. fig. 42).
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158 Rémy Boucharlat Qanats
Ajoutons que le qanåt, du fait de lorigine profonde de leau, assure un débit deau permanent ou presque,
certainement plus régulier que celui dune source et même que celui dune nappe de sous-écoulement
dun cours deau ; il connaît cependant des variations saisonnières, voire interannuelles. Ces variations
sont atténuées par la lenteur de la transmission par infiltration de leau de surface vers les nappes souterraines,
en fonction de la profondeur de celles-ci et des matériaux qui la séparent de la surface
(Wilkinson 1977 : 79; Lombard 1991 : 74) 7 .
Avons-nous la preuve archéologique que le qanåt ainsi défini existe avant la fin de lAntiquité? Je
nen connais pas dexemple remontant aussi haut dans le temps, ni sur le Plateau iranien ni dans la
péninsule dOman 8. Pour les autres régions, il faut distinguer le cas du Levant et de la Syrie dune part,
où les techniques utilisées et leur chronologie respective ne mapparaissent pas clairement 9, dautre part,
le cas de lÉgypte et la Libye qui est, me semble-t-il, très particulier et qui ne sera pas discuté ici 10. Au
regard de limportance que jattache ici au type de captage, les galeries de Ain Manåwºr qui ne captent
ni des eaux de ruissellements ni une nappe alluviale doivent être considérées comme des qanåts.
Muni de ces précautions, on peut traiter plus sereinement les galeries protohistoriques dOman et
les questions que posent la technique dacquisition et dadduction de leau mise en oeuvre dans celles-
ci, ainsi que leur date. Dès lors, ces galeries seront examinées sans avoir en tête une référence culturelle
et chronologique contraignante à lIran pré-achéménide et achéménide. Séparer les deux aires culturelles
nexclut nullement la possibilité de contacts entre les deux rives du Golfe persique aux époques
protohistoriques, ni plus tard, mais lhypothèse de contacts nest plus une condition nécessaire. On
sinterrogera alors sur les antécédents locaux possibles aux 3e et 2e millénaires. En définitive, ces pages
sont une invitation à mener de véritables études techniques et, bien entendu, archéologiques, qui
démontreront la diversité des techniques dacquisition de leau pour lirrigation, à différentes époques
et en différents lieux. Cest en se fondant sur les résultats de telles études que lon pourra tenter
détablir, sil y a lieu, des filiations et des schémas de diffusion permettant de repérer lintroduction,
dans telle ou telle région, dune nouvelle technique ou bien un apport perfectionnant une technique
antérieure de captage deau.
2Lâge du Fer dans la péninsule dOman:
périodisation et caractéristiques culturelles
Cette période archéologique de près dun millénaire est définie à partir des travaux de terrain de
plusieurs missions archéologiques et de quelques études synthétiques (Lombard 1985, Magee 1996b, 1997,
1998, Benoist 2000). La chronologie de cet âge du Fer fait aujourdhui lobjet dun consensus : entre
1350 et 300 avant J.-C. Il faut en préciser la périodisation, car elle est importante pour les galeries de
captage : Fer I, 1350-1150 avant J.-C. ; Fer II, 1100-600 avant J.-C. ; Fer III, 600-300 avant J.-C.
7 Ces variations, réelles au demeurant, sont présentées comme un inconvénient majeur du qanåt par Sanlaville (2000 :
210). Jusquau pompage, quel autre système était meilleur ?
8 Pour le plateau iranien, je suis aussi prudent que P. Gentelle (1977 : 243) et P. Christensen (1993 : 129). Voir ci-
dessous p. 177-178.
9 Les deux types de galeries, captage de sous-écoulement et captage dans un aquifère sont attestées en bordure de
la steppe syrienne, au sud-est dAlep, simultanément à lépoque byzantine, entre le IVe et le VIIe siècle
(Jaubert et al. 1999 : 32-34 et fig. 13). Cette datation se fonde sur celle des habitats que ces galeries alimentent.
10 Les travaux passionnants conduits à Ain Manåwºr mentionnent clairement lorigine des galeries, lénorme aquifère
nubien, nappe fossile dans les grès de Nubie (Sanlaville 2000 : 70-72). À Ain Manåwºr, les galeries sont courtes,
en pente forte par rapport aux qanåts (voir ci-dessus), et nombre dentre elles se sont rapidement épuisées
(Wuttmann et al 1996, 1998 ; Wuttmann ce volume, p. 129-134).
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Le Fer I nest représenté que sur trois sites actuellement, surtout côtiers, deux sur le golfe Persique, un sur
la mer dOman (fig. 1a et 1b); ils ont été occupés à la période qui précède immédiatement, la période
finale de lâge du Bronze. Sy ajoute peut-être un établissement de piémont (al Madam), dans une zone
occupée aux 4e et 3e millénaires, mais désertée apparemment au 2e millénaire. Lhabitat, là où il est connu,
est constitué de constructions légères du type cabane. Les côtes bénéficient des ressources de la mer.
Lagriculture ny est pas encore prouvée, malgré les restes de végétaux cultivés découverts; ils pourraient
provenir des oasis de piémont, où lagriculture a déjà quelque deux millénaires dexistence à cette
époque.
Le Fer II est représenté sur plus de 25 sites dont ceux qui étaient déjà occupés au Fer I (fig. 1a et 1b). Cest
lâge du Fer classique, marquant lapogée du peuplement de la région au 1er millénaire. Les établissements
sont répartis à la fois sur la côte du Golfe persique, le piémont occidental et certaines vallées du Jebel
Akhdar, la Batinah et, plus au sud, jusquà la pointe de Ras al-Jins sur lOcéan indien.
Sur ces sites plus nombreux, lhabitat est plus étendu quà toutes les périodes antérieures, ce qui
correspond à une population sédentaire plus importante. Les constructions sont en briques crues ; ce
sont des petites maisons pluricellulaires et quelques grandes maisons plus complexes, avec cour et
espaces découverts, fermés ou non, largement utilisés pour les activités domestiques.
Les témoins directs des ressources agricoles sont relativement peu nombreux, car ils se conservent
mal en terrain sableux, mais ceux qui ont subsisté et les inférences tirées des vestiges des époques
antérieures montrent la culture de céréales, pois, dattes. Lélevage, pour les mêmes raisons de conservation,
nest pas directement évident mais, en se fondant sur les mêmes inférences, lélevage des ovi-caprinés
et des bovins est très probable.
Le Fer III semble marqué par une réduction du nombre de sites occupés, entre 7 et 10, et de leur superficie.
Pour les caractéristiques de cette phase, on renverra à celles du Fer II.
Il faut mentionner la période suivante, dite Pré-islamique récent (PIR), dont la première phase A
correspond, pour le calage chronologique, à lépoque «hellénistique». Actuellement, un seul grand site
dhabitat de cette période est connu, Mleiha; il est installé non pas dans une zone occupée antérieurement,
mais une dizaine de kilomètres au nord de loasis dal Madam. Curieusement, lapprovisionnement en
eau ny est pas assuré par des galeries de captage, mais, dans la zone dhabitat, par des puits dont
quelques-uns sont assurément de cette période (Boucharlat et Mouton 1986 : 39-40, fig. 18; Dalongeville
1999 : 43 et fig. 3). En attendant la découverte dautres sites contemporains, mais lespoir est mince,
force est de constater que nous navons pas de preuve de lutilisation de galerie de captage à la fin du
1er millénaire avant lère chrétienne. Est-elle oubliée ou sagit-il dun choix, ou bien encore nest-elle
pas nécessaire grâce à des conditions locales plus favorables ici, résultant de la géologie et de la confluence
de plusieurs réseaux hydrographiques (Dalongeville 1999 : 50) 11? Il faudra attendre la période sassanide
peut-être, et plus sûrement le 9e siècle, pour retrouver trace (principalement par linterprétation
des sources écrites) de la construction de galeries de captage, (Wilkinson 1977 :130-136; id. 1983), sans
pour autant que la date de lapparition du véritable qanåt nous soit connue.
Dans létat des connaissances, les galeries souterraines de captage deau, dont aucune, on le verra,
nest un véritable qanåt avec certitude, sont en relation avec des établissements du Fer II, mais ne sont
pas attestées actuellement au Fer I.Cela permet de dater leur apparition à lextrême fin du 2e millénaire
avant J.-C. au plus tard. Il faut certainement rapprocher lapparition de galeries au Fer II et la forte
augmentation du nombre de sites dhabitat contemporains. Bien que ces galeries soient encore en
usage au Fer III, elles ne paraissent pas utilisées au cours des siècles suivant lâge du Fer elles sont
11 Cette dernière hypothèse mest suggérée par R. Dalongeville qui signale que les marnes remontent très haut ;
au nord-ouest du village actuel, le toit de leau nest quà 2-3 m sous la surface.
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160 Rémy Boucharlat Qanats
Tabriz
Azerbaïdjan
Elburz
Ulug depe
Téhéran
Khorassan
Hamadan
Gonabad
Iwan-e Kerkhah
Yezd
Bishapur
Shiraz
Sistan
Fars
Balushistan
fig. 1a : le plateau iranien et la péninsule dOman.
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Rémy Boucharlat Qanats
161
Muwailah
Mleiha
Al Madam
Bida Bint SaudAl Ain (oasis)
Rumeilah
Hili 15
Maysar
Bithnah
050100 km
(âge du) Fer I
(âge du) Fer II
Sites d'habitat
fig. 1b : la péninsule dOman et les sites dhabitat de lâge du Fer I et du Fer II; les galeries souterraines
de captage apparaissent lors de cette seconde période.
absentes sur le site de Mleiha avant dêtre certainement employées à partir dun moment qui reste
à déterminer au cours du 1er millénaire de notre ère jusquà nos jours, longue période au cours de
laquelle est introduit le véritable qanåt.
Lenvironnement de la région à lâge du Fer nétait pas différent de celui que lon connaît aujourdhui.
Le climat subaride actuel (100 mm de précipitations annuelles ou moins) sest installé dès le 4e millénaire
ou peut-être un peu plus tard, à la suite dune période humide qui a permis la constitution de réserves
deau. Le niveau de celles-ci sest ensuite abaissé progressivement comme lont montré des études sur
les périodes antérieures à lâge du Fer (Sanlaville 2000 : 179-181). Il nest donc pas impossible que, dans
les zones les plus favorables zones doasis en particulier le niveau des nappes souterraines ait été
plus haut au 1er millénaire quil ne lest aujourdhui. Par ailleurs, il faut rappeler la présence de la chaîne
du Hajar, épine dorsale de la péninisule dOman qui reçoit plus de précipitations que le piémont et
dont la partie méridionale est susceptible de bénéficier de queues de mousson (Sanlaville 2000 : 120).
3Galeries de captage de la péninsule dOman
protohistorique: caractéristiques et indices
chronologiques
Linsuffisance des informations disponibles sur les galeries de captage, à la fois trop rares et très
imprécises, impose ne pas utiliser le terme qanåt. En particulier, lextrémité amont des galeries est
inconnue ou non précisée, une lacune qui vaut aussi pour la plupart des galeries des autres régions ; de
même les caractéristiques des galeries elles-mêmes, mode de construction, profondeur, longueur, sont
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162 Rémy Boucharlat Qanats
rarement indiquées. Par ailleurs, les textes anciens concernant cette région et plus encore leur interprétation
contemporaine ont créé une grande confusion, par un emploi mal défini ou mal utilisé des termes qanåt,
qanåt-falaj, falaj, qui sont entendus précisément ou non comme le qanåt idéal, en référence à un
modèle iranien qui lui-même demanderait à être décrit; de même ghail-falaj devrait être réservé au canal
de dérivation, en général visible en surface. Les observations des vestiges anciens sont elles aussi source
derreur, lorsque est qualifié de qanåt-falaj un système dadduction deau, entrevu ou rapidement
décrit, avec de toute évidence en arrière-pensée les exemples de qanåts encore en activité. De ce point
de vue, il est préférable de laisser de côté les sources anciennes ; pour cette région, ces textes ne sont
pas des précis techniques, mais le plus souvent des annales et des légendes 12 .
Muwailah. Létablissement est situé à 5 km de la côte actuelle du Golfe persique (fig. 1), à lest de la ville
moderne de Sharjah dans un environnement dunaire. Sa position par rapport aux lagunes anciennes
est difficile à déterminer, tant le paysage a été bouleversé au cours des dernières décennies, mais on peut
supposer que les ressources marines tenaient une place importance dans léconomie et lalimentation,
comme le montrent dautres sites de ce secteur depuis le 5e millénaire. Leau douce ou saumâtre nest
pas absente; des sources en bord de mer et des puits modernes sont encore visibles.
À Muweilah même, on ne connaît pas doccupation antérieure à lâge du Fer. À cette époque (âge
du Fer II), le site porte un établissement protégé par un mur; il comprend des constructions en briques
crues, dont un bâtiment plus important et de nombreux aménagements hors les murs (Magee 2000 :
fig. 4). À lextérieur de lenceinte, dautres secteurs sont occupés par des aménagements plus légers et,
au-delà, sétend une vaste aire doccupation sans véritables constructions (Mouton 2001). Ce dernier
mode doccupation prévaudra de nouveau beaucoup plus tard, à lépoque moderne.
Une galerie de captage a été reconnue à proximité du site, venant du sud-est (Mouton 2001). Son
extrémité amont en bordure dune légère dépression, correspondant à un lit doued asséché, est repérable
par un puits atteignant la nappe deau « à peu de profondeur ». Le diamètre de ce puits de 3, 50-4 m,
beaucoup plus large que les regards en aval, le font considérer comme le puits-mère. Le tracé de la galerie
est repérable par une série de regards, espacés dune quinzaine de mètres les uns des autres. Les
ouvertures sont parementées de blocs de calcarénite, matériau disponible sur place. Des regards ont été
repérés jusquà 800 m en aval du puits mère.
Cet aménagement nest lui-même pas daté et sa relation avec létablissement de lâge du Fer reste
à prouver 13; toutefois, la galerie se dirige vers la zone occupée à lâge du Fer, située à 2, 2 km du puits
origine, mais elle disparaît à 1 km en amont du site. Ce secteur nest pas réoccupé à lépoque islamique.
Pour mieux assurer une datation à lâge du Fer, M. Mouton fait intervenir dautres observations: le faible
espacement des regards, caractéristique quil retrouve sur un autre établissement de la même période,
àalMadam (voir ci-dessous) ; le lieu de captage, une dépression correspondant au lit dun oued,
comme à al Madam encore ; enfin la partition de la galerie en aval, en deux autres, alors que les falaj
plus récents montreraient au contraire la confluence de plusieurs galeries pour desservir une même zone.
Le premier argument ne me paraît pas pertinent pour reconnaître à Muweilah une galerie différente
des galeries plus récentes, lespacement des regards étant commandé en général par la nature du ter
12 Au premier chef le fameux Kashf al ¶ummah, écrit après 1728 par Sirhan bin Said bin Sirhan, et édité en 1874
par E.C. Ross sous le titre Annals of Oman. Pour dater les galeries drainantes dOman, faut-il utiliser sans
critique les références du Kashf al ¶ummah? Ce traité daterait les galeries du début du 1er millénaire avant
lère chrétienne, en attribuant la construction à Sulaiman bin Daud (assimilé à Salomon). La même source
mentionnant les combats contre les Perses de Dara bin Dara (assimilé à Darius) est utilisée à lexcès pour
démontrer que la technique a été développée en Oman par des Iraniens de lépoque achéménide.
13 Après les travaux préliminaires de la mission française, létude du site et de son environnement a été reprise par
une mission australienne qui y conduit des fouilles (Magee 1996a) et des prospections (non publiées).
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Rémy Boucharlat Qanats
163
rain 14. Le second argument, que je crois très important, indiquerait une technique de captage différente
de celle du qanåt classique, un captage à partir dune nappe alluviale; le troisième ne me paraît pas
contraignant: la convergence de plusieurs galeries nexclut nullement que celle-ci soit divisée à laval
pour lirrigation, que ce soit par des canaux de surface ou par des galeries (Wilkinson 1977 : fig. 15).
Largument le plus convaincant pour une datation à lâge du Fer reste la direction de cette galerie, vers
un habitat occupé exclusivement à cette période.
Hili 15 dans loasis dal Ain. Cette grande oasis de piémont à 150 km des rives du Golfe persique
(fig. 1) fournit lun des deux exemples de galeries de captage assurément datés de lâge du Fer. Les travaux
archéologiques y ont été assez nombreux depuis 1968, en particulier par des équipes françaises et
dautres des Émirats depuis 1976, pour que lon puisse se faire une bonne idée de loccupation humaine
entre la fin du 4e et la fin du 1er millénaire avant lère chrétienne. Ce sont les travaux de la mission locale
du Department of Antiquities, al Ain, qui ont apporté les éléments les plus décisifs sur les galeries de
captage de lâge du Fer (Yasin al-Tikriti, Haddou 2001 et Yasin al-Tikriti, al-Haj, al-Niyadi 2001) 15 .
La galerie est située près du point indiqué H 14 sur la carte (fig. 2). Sa partie émergente est localisée
à moins de 100 m au nord dun imposant bâtiment, Hili 14, dont le plan évoque ou un fort ou une
résidence qui nest peut-être pas sans rapport avec la galerie souterraine (Boucharlat, Lombard,
Garczynski 1985 : pl. 67). Elle est par ailleurs à 300 m en amont dun établissement (Hili 17), qui est
un habitat, mais aussi probablement un lieu de production de poterie. Lun et lautre sites sont bien
datés du Fer II.
De la galerie, daval en amont, ont été reconnus par des fouilles :
une partie du parcellaire, dont les unités, de petites dimensions, sont bordées par des rigoles; la surface
des champs porte des tessons de lâge du Fer II exclusivement ;
la partie émergente et un répartiteur deau construit en dalles de pierre, au point de division du canal
dadduction en plusieurs canaux (fig. 3); louverture de chacun deux pouvait être obturée ou réduite
par des dalles placées verticalement ;
un canal aux parois parementées de dalles placées de chant, qui elles-mêmes supportaient une couverture
de dalles (fig. 4).
Le canal, creusé dans le substrat de limons argileux, est aujourdhui enterré sous la couche de sable
éolien. Cest la partie située en amont de ce segment fouillé qui pose un problème, car on observait
mal par un simple dégagement (visite personnelle en 1994) si elle était, elle aussi, creusée en tranchée
dans le substrat puis couverte, ou bien si elle était réellement creusée en tunnel, avec ou sans renfort
de dalles sur les parois. Les fouilles ont mis au jour un puits, construit, parementé de pierres, ce qui
évoque bien entendu le mode de creusement des galeries en tunnel. Mais ce puits est bien au-dessus
de la galerie en tranchée servant daccès pour lentretien (Yasin al-Tikriti-Haddou 2001: fig. 16-19). Pour
la partie située plus en amont de ce premier puits, nous ne disposons pas dinformation, car le secteur
14 En Iran même, certains qanåts sont pourvus de puits très rapprochés, de lordre de 10 m, parfois moins de 5 m,
principalement en fonction du substratum traversé ; Dumas et Mietton (1998 : 173 et tableau 1) donnent
non pas un schéma théorique, mais un exemple concret dun petit qanåt aux regards très rapprochés. De
très faibles espacements des regards, au point que les cones de déblais sont presque contigus, ont été observés
également dans certaines foggaras antiques de Libye, dans le même contexte géologique que Ain
Manåwºr. Ce détail : the spoil rings become less-defined, merging into a more or less continuous bank 10-20m
wide, with slight depressions at intervals marking the locations of shafts (Wilson, Mattingly 1998 : 244 et pl. LXXa),
est mentionné en même temps que la nature du terrain « friable sand and gravels », mais il est interprété
comme loeuvre douvriers esclaves malhabiles, à la différence des groupes spécialisés iraniens (Wilson
2000 : 18 et 26).
15 Certains travaux de la mission française de S. Cleuziou seront utilisés plus loin pour discuter de lorigine locale
possible des galeries de captage.
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Rémy Boucharlat Qanats
est aujourdhui inaccessible, situé dans une zone bâtie (Yasin al-Tikriti, Haddou 2001: 163). Le fouilleur
(comm. pers.), ainsi que Cleuziou (1997 : 406-407) font lhypothèse que lextrémité amont de la galerie
est au pied du Jebel Aqlah, lultime chaînon occidental de la montagne dOman au NE du secteur
fouillé. ce chaînon est clairement le point origine dune autre galerie, celui-là un falaj véritable dépoque
moderne (fig. 5)16. Notons cependant que les deux galeries présentent une différence très importante;
selon S. Cleuziou, le falaj actuel est beaucoup plus profond que la galerie de lâge du Fer, différence
observée à la même courbe de niveau et à quelques centaines de mètres de distance. En admettant que
fig. 2: oasis dal-Ain, carte de la zone de Hili, localisant les sites du 3e et du 1er millénaire avant J.-C.
(Cleuziou 1997 : fig. 2).
16 Il fait figure dexception car toutes les autres galeries de loasis ont leur origine au sud-est, comme lindique leur
orientation générale sud-sud-est/nord-nord-ouest.
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Rémy Boucharlat Qanats
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la localisation de lextrémité amont des deux galeries soit le même secteur, il faut en conclure que le
niveau de leau captée était plus haut à la période protohistorique. À lépoque moderne, le captage en
profondeur représente une toute autre technique et le creusement de la galerie en tunnel simpose.
La date de la galerie de Hili 15 ne pose pas de problème: il ny a pas dautre céramique que celle de
lâge du Fer, plus précisément du Fer II. La technique, en revanche, est bien celle du cut-and-cover, dans
la partie connue par la fouille, cest-à-dire creusée en tranchée, ensuite recouverte jusquau niveau de
la surface environnante ; la galerie reste accessible pour lentretien par des regards. Il nest pas exclu que
la partie amont soit creusée en tunnel, mais nous navons pas dinformation sur ce point. Enfin,
lextrémité amont de cette galerie na pas été reconnue ; on ne peut donc pas décider sil sagit du
captage dune couche aquifère près du piémont ou de celui dune nappe de sous-écoulement dun oued.
Les caractéristiques mentionnées me font préférer la seconde hypothèse, ce qui exclurait cette galerie
du groupe des galeries qanåts.
Bida Bint Saud. Le site se trouve en dehors de loasis dal Ain, à environ 15 km de la limite nord de
celle-ci, dans un environnement de dunes, doù émerge un plateau rocheux haut de 30 m. Ce dernier
porte quelques tombes de la fin du 4e millénaire, mais aucun habitat de cette époque. Au nord-ouest
de celui-ci, dans une zone en dépression, un établissement de lâge du Fer a été étudié par W. Yasin
al-Tikriti, al-Haj, al-Niyadi (2001). Lhabitat serait constitué daménagements en matériaux légers, mais
comporte un bâtiment de grandes dimensions construit en briques crues.
fig. 3: Hili 15. Répartiteur en aval du canal en tranchée. Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/
boucharlat/figure03.htm.
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166 Rémy Boucharlat Qanats
Une galerie de captage venant de lest vers le site a été repérée et fouillée. Le conduit est assurément creusé
en tunnel et comporte une série de puits (Yasin al-Tikriti, al-Haj, al-Niyadi 2001 : 165 et fig. 4-5). Les
quelques tessons de poterie trouvés là sont de lâge du Fer; lorigine de cette galerie serait à quelques centaines
de mètres à lest au pied de laffleurement rocheux qui domine cette zone dunaire. Lextrémité aval,
à une certaine de distance de lhabitat, nest pas en surface mais encore souterraine, accessible par des
marches. Le fouilleur nexclut pas un prolongement de la galerie en aval rejoignant la surface du sol.
La fonction de cette galerie et sa relation à lhabitat ne font guère de doute. De même, sa date est
assurée par le matériel provenant tant de la galerie que du bâtiment. La localisation du captage paraît
claire, de même que la technique daménagement de la galerie.
La dépression dal Madam. Cette dépression, qui se situe sur le piémont de la chaîne du Hajjar comme
loasis dal Ain, à 100 km au nord de cette dernière, est étudiée depuis quelques années par une mission
hispano-française. Plusieurs galeries ont été reconnues, orientées vers le nord-ouest ou le nord, jusquà
une zone en dépression (fig. 6). Leur tracé a été reconnu sur plusieurs centaines de mètres chacun, au
maximum 2, 2 km. Ces galeries sont orientées vers une zone cultivable, certaines dentre elles latteignent.
Cette zone, irriguée aujourdhui par pompage, létait par des galeries de captage avant le boom pétrolier.
Les épandages de tessons de poterie de lâge du Fer et la présence dhabitats construits contemporains,
fig. 4 (à gauche): Hili 15. Canal construit en dalles calcaires sur les côtés et en couverture. Cf. http://www.
thotm-editions.com/qanats/boucharlat/figure04.htm.
fig. 5 (à droite) : le réseau moderne des aflaj de loasis dal Ain (Wilkinson 1977 : fig. 17). Un seul vient
du nord-est, parallèle à la galerie de lâge du Fer (au nord de H 14), à 400 m au sud de celle-ci.
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Rémy Boucharlat Qanats
167
très partiellement fouillés, indiquent une occupation de cette période en plusieurs secteurs. Deux des
trois galeries repérées rejoignent des zones cultivées/habitées à lâge du Fer. La galerie n° 21 se dirige
vers une zone du Fer II, la galerie n° 2 vers une zone Fer II-III, tandis que la galerie n° 31, évitant une
autre zone du Fer II, se dirige vers la zone principale (fig. 6).
À ce premier indice chronologique indirect sen ajoute un autre: lors dune coupe pratiquée sur la
ligne de déblais marquant le tracé dune galerie, localisée par hasard sur un cône de déblais correspondant
à un regard, les fouilleurs ont relevé dans les terres de rejet des tessons de céramique de lâge du Fer
dont un bol presque complet et des tessons de formes très caractéristiques de cette période.
Ce matériel daterait la galerie sans problème si on se trouvait dans le même cas de figure que pour
les établissements de Hili 15 et de Bida bint Saud, où il ny a quune période doccupation. Mais ici comme
à Muweilah, lexistence dune occupation postérieure (dépoque islamique) crée une incertitude: les tessons
de lâge du Fer pourraient provenir dune couche de cette époque traversée plus tard, à lépoque
islamique, au moment du creusement du puits et, partant, de la galerie 17. Toutefois labsence de tesson
de lâge du Fer aux alentours de la galerie, loin de lhabitat indique une zone non occupée à cette
époque et serait un bon argument en faveur dune date au 1er millénaire avant J.-C. pour la galerie.
Ce secteur de al-Madam favorable à lagriculture irriguée a du bénéficier dun système
dapprovisionnement en eau à lâge du Fer. Certaines observations des fouilleurs sont particulièrement
intéressantes pour notre propos (Córdoba, Mouton 2001 ; Mouton comm. pers.) :
au plan chronologique, loccupation de lâge du Fer I, encore incertaine, serait très réduite en superficie;
or elle semble en relation avec un véritable puits et non un regard de galerie souterraine (Benoist
2000 : 206 et 225), ce qui indiquerait que cette dernière technique nexistait pas encore au Fer I ;
le tracé des galeries est apparu le plus souvent comme une ligne assez continue de matériaux
différents de la surface naturelle; les puits qui ont été repérés par les cônes de déblais, paraissent très
rapprochés, 15-20 m, selon M. Mouton, qui compare cette disposition à celle de la galerie de Muweilah;
lextrémité amont de ces galeries, lorsquelle a pu être repérée, est localisée non pas sur le piémont,
qui est distant de plus de 10 km, mais en bordure de lits doueds très proches, à sec toute lannée ou
presque (fig. 6), qui sont alimentés par le ruissellement de la montagne mieux arrosée.
Ces deux dernières observations conduisent à sinterroger sur deux caractéristiques de ces galeries
de captage. Les lignes de déblais presque continues peuvent correspondre à des cônes de déblais contigus
(voir note 14), à moins que, particulièrement dans la partie en aval, elles ne soient le résultat de
creusement en tranchées, qui auraient été rebouchées après la mise en place dune couverture. Il est
remarquable que ces lignes soient encore visibles et même saillantes puisque, depuis la période de
creusement, les écoulements locaux ont pu éroder ces lignes; au contraire ils ont plus souvent remblayé
les surfaces avoisinantes ce qui aurait du ennoyer les déblais de creusement des puits. Sil sagit bien de
creusement en tranchée, la présence de regards reste parfaitement justifiée pour lentretien, comme le
montrait la galerie de Hili 15. Le faible espacement des regards nest pas signe dancienneté, on la vu.
Il est encore possible que ce dispositif soit lié à la hauteur de la galerie, malheureusement non reconnue,
qui serait trop faible pour une circulation aisée, quil sagisse dune tranchée couverte ou dun tunnel.
Il faut alors pouvoir entretenir chaque segment de celle-ci à partir de deux regards. Quant à lautre
élément remarquable de ces galeries, la localisation de lextrémité amont, on conviendra quelle ne correspond
pas aux schémas traditionnels qui la situent sur un piémont. Ici, daprès les extrémités repérées,
les galeries semblent bien capter des nappes de sous-écoulement, à faible distance du site.
17 Lhypothèse inverse est moins probable mais, en toute logique, ne peut pas être écartée : les tessons de lâge du
Fer peuvent correspondre à une période dutilisation et dentretien dun système aménagé antérieurement
; le creusement de la galerie et de ses puits remonterait alors plus haut, pourquoi pas au 3e millénaire,
qui est lune des périodes doccupation de la région.
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fig. 6: la dépression de al Madam. Les galeries de captage et les zones occupées à lâge du Fer (Mouton
1992 : fig. 2).
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Rémy Boucharlat Qanats
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Maysar en Oman central. Nous ne disposons pas de description de la galerie de captage découverte
par la mission allemande à Maysar, mais de cartes montrant le tracé de cette galerie en direction de plusieurs
habitats (Weisgerber 1981 : 223 et fig. 3; Yule 1999 : 133 et 144, fig. 16). Les fouilleurs proposent la reconstitution
suivante de lhistoire de cette galerie : en provenance de terrasses de galets (Yule comm. pers.),
une série de galeries convergent en une seule (M 46 sur la carte) ; elle alimentait lhabitat M 42, datant
de lâge du Fer. Par suite dun abaissement de la nappe, le fond de la galerie a dû être abaissé et le conduit
prolongé pour émerger plus en aval, entraînant le déplacement de lhabitat en aval (site M 43, période
dite Samad). Une nouvelle baisse de la nappe aura les mêmes effets à lépoque islamique. La galerie
primitive nest pas datée précisément, mais la transition (ou recouvrement) entre la fin de lâge du Fer
et le début de la période dite Samad se situe dans la seconde moitié du 1er millénaire avant lère
chrétienne, probablement après 300.
Des galeries captant une nappe de sous-écoulement. Au terme de cette présentation,
quelques observations simposent, dont lune me paraît plus importante que toutes les autres : le lieu
de captage de leau de plusieurs de ces galeries correspond clairement à une nappe de sous-écoulement
doued. Cest une différence marquée au regard de la plupart des schémas traditionnels du qanåt dans
la définition restreinte que nous lui donnons. La technique de captage en bordure doued est encore
en usage au 20e siècle dans la péninsule dOman, dans les régions montagneuses dans la partie nord
de la chaîne (fig. 1) et dans lOman central (fig. 7-8); elle nest pas exclusive du qanåt en un même lieu
(Wilkinson 1977 : fig. 16 «Dawªdi qanåt»). Notons que J.C. Wilkinson indique clairement que le terme
falaj désigne moins le système dacquisition de leau et son transport que le mode de distribution de
leau 18. Plusieurs auteurs signalent que ce type de galeries, ghail-falaj, représentent environ la moitié
des galeries de captage de lOman, toutes appelées falaj19. La technique est très similaire à celle des cimbras
médiévales et modernes de la péninsule ibérique (fig. 9). Plusieurs éléments de cette technique rappellent
les caractéristiques observées, ou supputées, sur des galeries dOman: captage à quelques mètres sous
le lit dun cours deau (rio) non pérenne, coulant seulement quelques semaines par an nappe
dinféro-flux (nappe de sous-écoulement ou nappe alluviale); construction en grande partie en tranchées
ensuite recouvertes, sur des distances relativement faibles (150 à 250 m). Les auteurs considèrent que
le débit est important et constant en toute saison (Bazzana et al. 1987 : 52-57).
En ce qui concerne les galeries dOman, nous avons au moins un cas de creusement en tunnel (Bida
Bint Saud). Certain dans la partie aval à Hili 15, un aménagement en tranchée reste possible en amont.
Enfin, la galerie paraît être de faible hauteur, on le sait pour la partie à laval de Hili 15 encore. Dans
ce cas, les regards très rapprochés trouveraient leur justification, non seulement dans la nature du terrain,
mais parce quon ne circulait pas aisément dans la galerie lors de son entretien. La faible longueur
ne peut pas cependant être considérée comme une caractéristique différenciant les galeries de sous-écoulement
des qanåts. En Iran, parmi ces derniers (en fait de type indéterminé), ceux qui mesurent 10 km
et plus, si souvent cités, restent très minoritaires sinon exceptionnels comme le montre le tableau de
P. Beaumont (1989 : fig. 2.3) 20 .
18 Omanis do not even distinguish between their various types of irrigation system. For them a qanåt, like any source
of running water, is a falaj, something to be shared (Wilkinson 1977 : 123).
19 Al-Ghafri et al 2000 : 37 distinguent le ghail falal dont lextrémité amont est une nappe de sous-écoulement
doued et le dawªdi falaj, qui seul est similaire au qanåt; ce second type représente lautre moitié des galeries
souterraines. La distinction est également observée par A.K.S Lambton dans lEncyclopédie de dIslam
(s.v. Ëanåt: 554b).
20 Sont pris en compte plusieurs systèmes du rebord du plateau iranien représentant plus de 2000 « qanåts»: 40%
dentre eux ne dépassent pas 2 km de longueur et 70 % mesurent moins de 5 km.
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Rémy Boucharlat Qanats
fig. 7: ligne de regards sur une galerie de sous-écoulement près de Bithnah dans la montagne dOman.
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/boucharlat/figure07.htm.
fig. 8: carte de galeries en Oman central et leur relation aux lits anciens et récents de loued
(Dutton 1989 : fig. 14. 4).
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Rémy Boucharlat Qanats
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En Oman, on reste dans le domaine des hypothèses que les recherches sur le terrain devraient facilement
infirmer ou confirmer. Dans létat actuel, on peut dire que le captage, lorsquil est indiqué, est situé
dans un oued ou en bordure de celui-ci, cest-à-dire dans une nappe alluviale. Il ny a donc aucun exemple
reconnu de qanåt protohistorique.
Deux de ces galeries sont clairement datées de lâge du Fer (Hili 15 et Bida Bint Saud), puisquelles
contiennent exclusivement du matériel de cette période, les autres sont probablement de cette période
du fait de leur proximité dhabitats de lâge du Fer, qui peuvent difficilement exister sans irrigation.
Un élément de datation absolue confirme lexistence de ces galeries à lépoque protohistorique. La galerie
inférieure de Nizwa ARaddah, en Oman central, est datée de 2560 BP, ce qui renvoie au 1er millénaire
avant J.-C. Daprès la description, il sagit bien dune galerie captant une nappe alluviale (Clark
1987 : 173).
4Lirrigation dans la péninsule dOman
avant lâge du Fer
Vers 3000, comme on la signalé, le climat aride est installé dans toute cette région, mais leau est
encore abondante et accessible en certains secteurs, au débouché des oueds venus de la montagne
dOman, mieux arrosée. Pour lâge du Fer, la précision chronologique de ce changement navait guère
dimportance, alors que pour les millénaires antérieurs elle est capitale, quil sagisse de la période
dapparition du climat aride ou de la date et de la durée de la phase humide qui la précédée. Or, lune
et lautre restent très discutées actuellement aussi bien par les géomorphologues que par les archéologues.
(Sanlaville 1992 : 12-13, 21-23; Orchard 1995; Potts 1997; Orchard, Stanger 1999; Sanlaville 2000 : 180-181).
La fin du 4e millénaire marque le début dune économie doasis, caractérisée par la palmeraie, à lombre
de laquelle sont cultivés des arbres fruitiers et, au niveau du sol, des légumineuses. Plusieurs espèces
de céréales sont cultivées alentour. Lélevage des bovins et ovi-caprinés est attesté. Ces données, étudiées
en relation avec les conditions de lenvironnement, proviennent principalement des fouilles du site de
Hili 8, à al-Ain (fig. 2) (Cleuziou 1997 : 392-407 ; Cleuziou 1999 : 89)
Il est remarquable que, selon le fouilleur, les vestiges de canaux et de rigoles, aménagés primitivement
dans un milieu local alors relativement humide, indiqueraient, non pas un apport deau, mais un
drainage de celle-ci depuis les habitats. Le fond du puits le plus ancien, creusé vers 3000 au milieu dune
sorte de tour, est à 3, 90 m sous le sol vierge. Dans le courant du 3e millénaire, la situation évolue
fig. 9: schéma théorique dune cimbra dEspagne. Coupes transversale et longitudinale
(Bazzana et al. 1987 : fig. 7).
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172 Rémy Boucharlat Qanats
considérablement: la tour reconstruite et un bâtiment annexe sont entourés par un fossé dans lequel
leau est à présent amenée par de nouveaux canaux ; un nouveau puits est creusé et sera maintes fois
approfondi, atteignant la cote 8,40 m sous le sol vierge, soit un abaissement de 4, 50 m de la nappe phréatique
en un demi millénaire (Cleuziou 1997 : fig. 4). Dautres canaux proches des constructions sont
creusés dans le sol vierge, les plus récents étant de plus en plus profonds. S. Cleuziou propose dappeler
ces canaux falaj, précisant que ce ne sont pas des galeries mais bien des tranchées couvertes. Celles-ci
seraient à lorigine du système actuel du falaj-qanåt apparaissant dans la région à lâge du Fer, comme
la galerie toute proche que lon a décrit à Hili 15. S. Cleuziou (1997 : 407) fait prudemment lhypothèse
que lintroduction de ce système dirrigation au début du 3e millénaire pourrait être, non pas dorigine
locale, mais en provenance de lIran oriental, à linstar dautres composantes agricoles et techniques de
la culture omanaise contemporaine.
La reconstitution de lévolution des conditions naturelles et de la réponse technique sur environ un
millénaire est plausible et séduisante, mais il manque malheureusement les témoins qui, à travers le 2e
millénaire, démontreraient la relation entre ces canaux de surface et les galeries de lâge du Fer, que celles-ci
soient creusées en tunnel ou en tranchées couvertes avec regards. Pour ces galeries de lâge du Fer, la
plupart des auteurs semblent saccorder sur une origine iranienne encore, toujours influencés par
lhypothèse de linvention antique du qanåt en Iran (Wilkinson 1977 : 126-130, 1983 : 177-180 : Potts
1990 : 390-392). Récemment, P. Magee (1998 : 52 et n. 21) a récusé cette hypothèse, mais avec une
argumentation contestable. J. Laessøe par les textes et H. Goblot par lanalyse technique avaient émis
lhypothèse que le premier jalon chronologique assuré pour lapparition du qanåt était le 8e siècle avant
J.-C. en Urartu; mais ni ces auteurs ni les suivants navaient exclu une date plus ancienne. Or, du texte
de Sargon, qui est un témoignage à un moment donné, et contestable comme le montre M. Salvini
(ce volume, p. 143-155), P. Magee fait lacte de naissance du qanåt; de là, il conclut que le qanåt iranien
est postérieur à celui de la péninsule dOman 21. On verra que lapparition des galeries du Plateau iranien
nest pas datée, quil sagisse du captage de sous-écoulement ou du captage daquifère ; par conséquent
rien nindique que les galeries du plateau iranien, si elles existent avant ce que décrit Polybe, sont
antérieures ou postérieures à celles de la péninsule dOman.
Il reste que tous les autres auteurs qui ont abordé la question des galeries de captage de la péninsule
dOman avaient à lesprit le véritable qanåt et ne mettaient pas en doute son origine iranienne, ni
son existence au début du 1er millénaire avant J.-C. Puisque le Plateau iranien est convoqué pour expliquer
lintroduction des deux générations de systèmes dirrigation par galeries, et particulièrement celui
de lâge du Fer, un aperçu sur la technique et la chronologie des galeries de captage iraniennes simpose.
Il vise surtout à mettre en évidence les lacunes de la documentation et les faiblesses des interprétations.
Lantériorité des systèmes iraniens nest en rien démontrée, pas plus que la paternité de lIran sur les
techniques de lOman.
5 Galeries de captage du plateau iranien
Galeries de captage en Azerbaïdjan iranien, partie de lantique Urartu. Les idées
reçues sont de plus en plus mises à mal, mais certaines dentre elles doivent être rappelées. Lhypothèse
qui place linvention du qanåt en Urartu au début du 1er millénaire, déjà mise en doute depuis quelques
années (entre autres Lombard 1991), disparaît grâce à larticle argumenté de M. Salvini dans ce volume.
Sil ny a aucune preuve de lexistence de qanåts en Urartu, en revanche, cette région recèle de très
nombreux ouvrages hydrauliques de surface, souvent impressionnants, avec des parties souterraines, datant
de cette époque urartéenne et des périodes postérieures.
21 P. Magee naborde pas le problème des différentes techniques de captage.
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Rémy Boucharlat Qanats
173
LAzerbaïdjan offre des conditions naturelles très différentes de celles de lensemble de lIran. Cette région
ne souffre pas dun climat aride ni même subaride. Les cartes (fig. 10-11) montrent à lenvi que la région
nord-ouest de lIran jusquà Hamadan est, à lexception de la côte de la Mer caspienne, la plus arrosée
dIran, de lordre de 200 à 600 mm par an (Hourcade et al. 1998 : carte p. 30). Ce sont des chiffres sans
comparaison avec les moins de 200 mm du pourtour du plateau iranien ou des 100 mm des piémonts
de la péninsule dOman. LAzerbaïdjan est aussi une région de hautes montages et, pour cette raison,
bénéficie, comme le versant nord de la chaîne de lElbourz, du plus fort enneigement et du plus grand
nombre de rivières et cours deau pérennes de lIran (fig. 11). Lune de ces cartes montre également que
lAzerbaïdjan est une des régions dans lesquelles une forte proportion de villages modernes sont établis
au bord de ces cours deau pérennes (Hourcade et al. 1998 : carte p. 32).
Quelle est la position du qanåt lire ici galerie de captage dans ce contexte? LAzerbaïdjan présente
une des plus faibles quantités douvrages dirrigation, tous systèmes confondus, de tout lIran, Sistan
excepté (fig. 12) 22. La carte de M. Honari (fig. 13), donnant la situation en 1968, est encore plus nette,
même si la galerie de captage est déjà un système en régression (Honari 1989 : 73 et fig. 5.16). Dans cette
région, lune des plus peuplées dIran, la galerie de captage ne joue pas le premier rôle dans
lapprovisionnement en eau 23. Pour lAzerbaïdjan oriental, sur le versant qui regarde la Mer caspienne,
M. Bazin et M. Nazarian (1992 : 81-85) mentionnent la proportion moindre de lagriculture irriguée
par rapport à lagriculture sèche et, pour la première, un pourcentage de lirrigation par galerie
de captage et qanåt plus faible que dans les autres régions dIran 24 .
Leau disponible en bien des endroits permet la dérivation en surface et, là où les cours deau ne
sont pas pérennes, il est parfaitement possible de capter des nappes de sous-écoulement. De nombreux
exemples sont encore visibles aujourdhui dans larc du Zagros (fig. 14) 25. En bref, il serait surprenant
que lAzerbaïdjan, dont les besoins en eau sont beaucoup mieux satisfaits que ceux des autres régions
dIran et qui a su très tôt entreprendre de grands travaux dirrigation en surface, soit le berceau des galeries
souterraines de captage et a fortiori celui du qanåt.
Ce faisant nous navons plus ni lieu ni date pour lapparition du qanåt en Iran, ni même pour celle
des galeries de sous-écoulement. Pour les siècles suivants, le texte de Polybe a été sollicité, souvent mal
interprété, parfois abusivement ; il est discuté dans ce volume par P. Briant (ci-dessus, p. 15-40). Son
22 Cette situation du Sistan a de toutes autres causes, aridité extrême, manque de terres cultivables, sous-peuplement.
23 Le découpage géographique indiqué par la carte contraint à nuancer limage reproduite, car il exclut une partie
de lAzerbaïdjan oriental ; toutefois la carte indiquant la production deau montre également que les
galeries drainantes de cette région sont loin dêtre les plus productives en Iran.
24 Ces auteurs sont pami les rares à évoquer la difficulté de distinguer les différents types de galeries souterraines
de captage, parfois même ceux qui sont en tranchées. Dans tous les systèmes, ladduction est proche de la
surface lorsquelle atteint les villages quétudient les spécialistes des sciences sociales.
25 Deux grandes villes sassanides en sont de bons exemples, en même temps quelles illustrent la confusion possible
entre différents systèmes de galeries souterraines. À Bishapur, dans les premiers contreforts occidentaux
du Zagros dans le Fårs, la photo aérienne des ruines prise par E.F. Schmidt en 1935 (fig. 4) permet de
voir des lignes de regards de galeries souterraines à louest et au nord-est qui paraissent capter leau de la
rivière ou de la nappe alluviale. Lencaissement de la rivière, une quinzaine de mètres sous le niveau moyen
des sols de la ville, implique que leau captée émergeait loin au sud-est de la ville. Ces galeries sont probablement
postérieures à loccupation de la ville, fondation royale du milieu du 3e siècle de notre ère, puis
en activité sur une superficie plus réduite, au-delà du 11e siècle.
À Iwan-e Karkheh, dans la plaine de Susiane, R. Ghirshman décrit un canal construit et une galerie souterraine
qui prennent leau de la rivière Karkheh, dont le niveau est surélevé par un barrage, pour la conduire
jusquà la ville fondée au milieu du 4esiècle de notre ère. Il sagit clairement dune dérivation souterraine. «Comme
les qanat modernes, il [la galerie] a des puits espacés de 10 à 15 m ; la largeur atteint deux mètres et la hauteur
dépasse largement celle dun homme » (notes datées de 1948, citées par Gasche et Gyselen 1994 : 31).
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174 Rémy Boucharlat Qanats
fig. 10: le réseau hydrographique dIran et carte des précipitations (Hourcade et al. 1998 : 31).
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/boucharlat/figure03.htm.
fig. 11 : carte de lenneigement en Iran (Hourcade et al. 1998 : 30). Cf. http://www.thotmeditions.
com/qanats/boucharlat/figure03.htm.
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Rémy Boucharlat Qanats
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fig. 12 : carte de répartition des galeries de captage (« qanåts») en Iran (Hourcade et al. 1998 : 32).
Cf. http://www.thotm-editions.com/qanats/boucharlat/figure03.htm.
fig. 13 : proportion des « qanåts» en Azerbaïdjan par rapport au reste de lIran (Honari 1989 : fig. 5. 15).
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analyse de ce court texte emblématique me paraît salutaire. Incontestablement ce sont des galeries
souterraines de captage deau. P. Briant leur donne le nom de qanåts; il indique pourtant que, selon
Polybe, ces galeries captent des «eaux de ruissellement». Si cette région nest pas la plus défavorisée
du plateau iranien, les précipitations ne sont pas très abondantes sur le versant sud de lElbourz (fig. 10).
Réduits aux eaux de surface, les captages ne sont efficaces que pendant de courtes périodes de lannée.
Avec P. Briant, il faut admettre que Polybe se trompe, mais cela ne nous indique pas le type de captage,
point capital dans la présente discussion: sous-écoulement de cours deau ou aquifère?
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Les plus anciens qanats dIran. En Iran, pays que lon a dit inventeur du qanåt, les témoins
archéologiques antiques avérés manquent totalement26.On ne saurait mieux résumer notre ignorance
que ne le fait P. Christensen (1993 : 129): «I am not aware of a single case where qanåt have been dated
fig. 14 : lignes de puits de galeries souterraines traversant le site archéologique de Bishåpur (Fars, Iran),
ville sassanide fondée au 3e siècle de lère chrétienne. Leur extrémité amont nest pas clairement visible,
mais est située à proximité de la rivière, encaissée de quinze mètres à cet endroit (Ghirshman 1962 : fig. 176).
26 Il est dommage que des spécialistes reconnus répètent aujourdhui encore des affirmations infondées, comme
celle qui donne 7000 ans dancienneté au qanåt (McLachlan 2000 : 183) ! Lextrême prudence que manifeste
M. Mashkour (thèse de doctorat en archéozoologie, université de Paris 1, février 2001) me paraît plus
constructive. En notant que leau dont sabreuvaient les ovi-caprinés au milieu de la plaine de Qazvin à lépoque
préhistorique est dune composition propre aux eaux daltitude ou aux eaux profondes, elle mentionne la
technique du qanåt, parmi dautres hypothèses, et appelle de ses voeux des recherches sur cette question.
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Rémy Boucharlat Qanats
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back to pre-historical times with any reasonable degree of certainty on the sole basis of archaeological
criteria». Au-delà de lépoque protohistorique et urartéenne, on pourrait étendre ce doute à lAntiquité,
période pour laquelle nous ne sommes pas mieux renseignés, comme le souligne P. Gentelle (1977 : 243)
pour lIran. Si D. Balland (1992 116), répondant à P. Gentelle, ne voit pas de raison de douter de
lexistence du qanåt antique, il signale lui-même que cest bien au début du 1er millénaire de lère
chrétienne seulement que le développement de cette technique du plateau iranien est perceptible sur
les piémonts méridionaux de lHindu Kush, en Afghanistan. Dans cette région, grâce à des prospections
archéologiques soigneuses, les sites sont datés, et on peut observer que la technique du kårez-qanåt, bien
différenciée du captage de nappes de sous-écoulement, permet la multiplication des sites dinterfluve.
La chronologie du qanåt en Asie centrale nest pas claire. On infère son existence dès lépoque
achéménide à partir des conclusions de G.M. Lisitsina (1978) qui mentionne les qanåts (non décrits)
de Ulug depe à lest Ashgabat site à peine fouillé occupé depuis lâge du Bronze jusquà lépoque
sassanide. Cétait par exemple le point de vue de R. Biscione (1977 : 115), mais cette affirmation est mise
en question par P. Kohl (1984 : 195) : « The basis for this date is unclear, and publication of this
important site is required ».
À partir de ces observations et remarques dhistoriens et archéologues, et trop peu de géographes et
hydrogéologues, je ne vois pas de preuves de mise en place de qanåts en Iran avant le 1ermillénaire de lère
chrétienne au plus tôt27. Aucun document archéologique, aucun texte en moyen-perse, contrairement à
ce que lon a pu croire, natteste lexistence du qanåt avant lislam. Nous sommes en terrain plus sûr à partir
de lépoque médiévale, sur la base, non pas de données archéologiques, mais des descriptions de géographes
et de louvrage de al-Karaji (Mazaheri 1973), traité scientifique qui, vers lan mil28, codifie et décrit de manière
théorique et pratique la conception et la réalisation dun qanåt, tel que nous le connaissons à lépoque
moderne. Commanditée par une communauté ou une autorité, cest une entreprise conduite par un expert,
capable de repérer un aquifère indécelable en surface 29, de forer le puits-mère, puis de guider le creusement
de la galerie entre la zone à irriguer et celui-ci.
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Canaux, galeries de captage de sous-écoulement, qanat. Quelle que soit le lieu et la
date de linvention du qanåt, il nest que la troisième génération des systèmes dapprovisionnement en
eau que nous avons évoqués; le progrès des connaissances est remarquable, puisque leau peut être captée
en un lieu insoupçonnable par le commun des utilisateurs ; cest aussi un progrès économique, car les
ressources en eau ne sont plus liées à la proximité dun cours deau et quelles sont permanentes. Cest
pourquoi il est capital de distinguer nettement la galerie de sous-écoulement et le qanåt; malheureusement
la documentation est rarement claire à cet égard. Sommes-nous en mesure de localiser le ou les lieux
possibles de linvention des galeries de captage en général, et plus précisément celui des galeries de sous-
écoulement et des qanåts en particulier ? La géologie, lhydrographie et la topographie devraient nous
y aider, car les deux systèmes présentent de notables différences quil faudrait mettre en évidence en
chaque cas. Pour les qanåts, la pression du peuplement ou dautres causes ont poussé les hommes à
rechercher leau ailleurs que dans les bassins hydrographiques, à exploiter les interfluves, et même des
zones où le ruissellement saisonnier de surface est très rare ou absent.
27 Les preuves archéologiques manquent également pour dautres types de galeries souterraines de captage.
28 Mais lutilisation de galeries souterraines, sinon de qanåts, est bien antérieure à lépoque de al-Karaji. Selon Gardizi,
un gouverneur du Khorassan, en fonction de 828 à 844 demande la rédaction dun traité sur les galeries
souterraines appelées ici qanåts et les lois régissant la distribution de leurs eaux, tant les conflits étaient
fréquents (Enc. Islam s.v. Ëanåts: 554a).
29 Al Karaji distingue clairement les eaux que fournissent les pluies et la neige de celles des nappes profondes. «Eau
primordiale», que seules des connaissances géologiques et botaniques, empiriques sans doute, permettent
de repérer (Mazahéri 1973 : 59-61 et 66).
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Rémy Boucharlat Qanats
Pour dater lapparition de ces différentes techniques dacquisition de leau, on peut penser quil suffirait
de comparer les cartes de répartition des sites archéologiques des périodes pré-médiévales avec les
cartes de répartition des galeries, quelle quen soit la date. La méthode serait sûrement opératoire,
mais sur le plateau iranien, les cartes archéologiques sont encore très mal renseignées. Les sites iraniens,
fouillés ou repérés, appartenant à lâge du Fer, à lépoque achéménide ou aux siècles suivants, sont
concentrés dans des régions dans lesquelles la galerie souterraine nest pas une nécessité absolue, mais
un apport complémentaire. Dans le Zagros, du sud de lAzerbaïdjan au Fårs, régions que les archéologues
ont privilégiées, le qanåt (qui, dans nos sources, est rarement différencié de la galerie de captage
de sous-écoulement) représente 20 à 30 % seulement des ressources en eau dirrigation (fig. 12). En
revanche, sur le rebord intérieur du plateau iranien et dans la moitié oriental du pays, là où le qanåt
(lire ici aussi : galerie de captage) compte pour 30 à 50 % des ressources en eau, les cartes archéologiques
sont très peu renseignées, muettes souvent 30. Ces cartes qui devraient refléter le peuplement sédentaire
ancien sont en fait le résultat de recherches archéologiques extrêmement déséquilibrées et rien nindique
quelles correspondent à la réalité. Le Zagros a été privilégié par les archéologues, soucieux de
ne pas trop séloigner de leurs repères mésopotamiens, au détriment du Plateau iranien et de ses franges
orientales et septentrionales qui restent largement inexplorés.
Dans la perspective de létude des galeries de captage anciennes et de leur datation, cest toute la
stratégie de la recherche archéologique qui devra être repensée. On peut attendre beaucoup de programmes
qui porteraient sur des régions et des micro régions du plateau. On a vu dans le cas de la péninsule dOman
que la datation dune galerie par les données intrinsèques était difficile, parfois impossible. Le matériel
archéologique est rare dans le qanåt et linterprétation de la position stratigraphique des objets est
problématique. Le meilleur critère reste lassociation évidente ou très probable de galeries et dun site
archéologique daté, situé en aval, avec un habitat et des terres à irriguer. La superposition des cartes
précises des lieux doccupation humaine, avec toutes les indications topographiques nécessaires, et des
cartes des réseaux hydrographiques naturels et des vestiges de galeries souterraines, devrait fournir des
éléments de réponse. Cette manipulation serait particulièrement instructive dans les zones dépourvues
de cours deau, où la mise en culture nest possible que si lhomme irrigue. Dès quil séloigne des rives
des cours deau pérennes ou intermittents, lagriculteur doit trouver une réponse technique au manque
deau: dérivation de surface dans le cas le moins difficile, captage des nappes de sous-écoulement,
captage deaux profondes des interfluves. Ces différentes techniques ne sont pas obligatoirement en
succession dans le temps ; elles peuvent être complémentaires (Balland 1992 : fig. 5). Chacune de ces
techniques conditionne la localisation précise des installations humaines qui, elles, peuvent être datées.
En Iran, longtemps considéré comme le berceau du qanåt, nos connaissances sont encore très
floues ; ailleurs au Moyen-Orient, elles progressent lorsquun programme sattache à létude dune
micro région (Ain Manåwºr en Égypte, la bordure des marges arides en Syrie). En ce qui concerne la
péninsule dOman, il est nécessaire de conduire dabord une reconnaissance précise des quelques
galeries de captage anciennes déjà connues, qui sont en relation avec les sites de lâge du Fer. Ensuite,
létude des galeries postérieures, proches de lieux dinstallation humaine, devrait indiquer progressivement
le moment où intervient lamélioration que représente le captage des «eaux cachées», cest-à-dire autres
que les nappes de sous-écoulement doueds. Cest seulement avec ces informations indispensables que
lon pourra revenir aux questions touchant à lorigine et la date des différents systèmes de galeries de
captage. La problématique ne semble pas exactement la même dans le cas de chacune des deux
techniques. Les galeries captant une nappe alluviale, un sous-écoulement de cours deau, pourraient
30 Lattribution des qanåts de Gonåbåd à lépoque achéménide repose sur linterprétation de toponymes locaux,
qui sont souvent les noms de héros du Livre des Rois de Ferdousi ; ces rois et héros légendaires sont généralement
assimilés à des souverains et héros de lIran préislamique. Selon le récent rapport préliminaire de
larchéologue, des tessons de poterie trouvés dans ces galeries seraient dépoque parthe-sassanide (Labbåf
Khåneki 1997). Les détails et les illustrations seront les bienvenues.
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Rémy Boucharlat Qanats
179
être une invention polygénique si lon se fonde sur les exemples des galeries protohistoriques dOman,
des cimbras médiévales espagnoles et des galeries peut-être précolombiennes du Pérou. Elles seraient
une réponse locale au manque deau ou à sa raréfaction (recherches de nouvelles terres cultivables ;
diminution des précipitations alimentant les cours deau, abaissement des nappes comme en Oman).
Linvention des qanåts, les galeries des « eaux cachées », profondes, constitue pour le moment un cas
différent, car il suppose dautres connaissances et une technologie un peu différente. Son étude est entravée
par la confusion qui règne dans les descriptions, qui ne permettent pas de la différencier aisément
du type précédent. Cest seulement à partir dune typologie plus précise quon pourra étudier les voies
de la diffusion de ces différentes techniques.
En Oman, la chronologie des deux premières générations de systèmes de conduite de leau dirrigation
paraît à peu près fixée, respectivement au début du 3e millénaire pour les canaux de surface et la fin du
2e millénaire pour les galeries de captage de sous-écoulement. Origine locale ou bien extérieure à la région,
rien ne permet den décider, mais il est imprudent de mentionner lIran comme candidat tant que les
données issues de ce pays seront aussi vagues. Tout porte à supposer une invention locale pour les canaux
de surface et, par évolution sur place, pour les galeries en tranchée couverte ou en tunnel captant leau
près du lit dun oued. La troisième technique, plus complexe à mettre en oeuvre, le véritable qanåt, bien
attestée aujourdhui dans la péninsule dOman comme dans bien dautres régions, attend encore dêtre
datée. Elle nest probablement pas antérieure au début de lère chrétienne et pourrait être aussi tardive
que la période du premier Imamat, au 9e siècle de notre ère. En dépit des apparences, rien ne permet
dêtre plus précis pour lIran.
Remerciements
Je remercie de leurs suggestions les collègues, archéologues, géomorphologues, historien et hydrogéologue,
Pierre Briant, Serge Cleuziou, Rémi Dalongeville, Michel Mouton, Emmanuel Salesse et Paul Sanlaville.
Leur lecture critique a permis denrichir les données et déviter certaines erreurs, mais celles qui subsistent
et les interprétations restent miennes.
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180 Rémy Boucharlat Qanats
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Rémy Boucharlat Qanats
183
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Qanats et géohistoire
Bernard Bousquet, institut de Géographie, université de Nantes *
«Les sites de géographie ne sont pas soumis
à des raisons simples».
Michel Serres,
Rome. Le livre des fondations.
La dépression de Kharga (désert libyque, Égypte) est caractérisée par la présence de qanåts, en particulier
dans le secteur de Douch, à tell Douch même (la Kysis ancienne, par 30°4302 E et 24°3446 N), et
dans les sites voisins, à Ayn Manawir, à louest, ou à Dikura Ayn Ziyada et Ayn Boreq, à lest (voir
Bousquet 1996). Limplantation de ces ouvrages dirrigation est due à lexistence de nappes phréatiques
logées dans des grès dont le faciès est favorable à leur rétention. Ces réserves hydrogéologiques bloquées
sur un linéament tectonique sont héritées de périodes antérieures plus humides. Leurs exurgences
artésiennes disposées de part et dautre de reliefs soulevés ont pu fixer au Néolithique des haltes de plein
air. Cest plus tardivement que, prolongées à leur sortie par un aqueduc, les galeries drainantes souterraines
ont fourni de leau aux vergers et aux parcelles cultivées. Leur creusement est en effet daté de la période
perse de lhistoire de lÉgypte ancienne. Mais leur usage a caractérisé également les époques plus
tardives de lAntiquité. Loccupation des sites liée à leur utilisation sétend ainsi sur un millénaire, du
Ve siècle avant notre ère au Ve siècle après.
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1 Du qanat
Au sud de la dépression de Kharga, la découverte de qanåt, conçus en Égypte pour soutirer leau des
nappes phréatiques 1, détermine, au voisinage du Tropique du Cancer, la plus lointaine limite de leur
diffusion. Les Perses en sont les auteurs. De la sorte, leur pays peut être envisagé comme le foyer
dorigine dun tel prototype ou, pour le moins, comme le relais nécessaire à sa diffusion 2. On peut donc
considérer que larchétype de léquipement est désormais représenté par le qanåt de Douch, qui revêt
ainsi non seulement la signification dun site géoarchéologique par lusage du milieu qui y fut pratiqué,
mais aussi celle dun lieu géohistorique. En effet, en fonction de cette innovation technique, très
précisément datée, et en raison des logiques spatio-temporelles successives qui accompagnèrent son
utilisation séculaire, les caractéristiques géographiques de ce secteur du Sahara furent modifiées.
*Institut de Géographie, BP 81227 44312 Nantes cedex 3 ; Ifao, missions tell Douch et Ayn Mânâwîr.
1 Le passage de leau dans un tunnel que recoupent des puits daccès verticaux disposés à intervalles plus ou moins
réguliers, nest pas propre au qanåt. Ce moyen a été utilisé pour traverser des reliefs, comme on lobserve
pour laqueduc chargé dalimenter Nicopolis, fondée à lentrée du golfe dAmbracie (Épire), après la victoire
dOctave sur les flottes de Cléopâtre et de Marc Antoine, à Actium, en 31 avant J-C. (Fouache 1999). La présence
de ces segments souterrains démontre que cette technique utilisée à cette date, ici pour lécoulement
de leau et non pour son soutirage, processus spécifique en revanche du qanåt, était connue et pratiquée par
les ingénieurs du monde gréco-romain. [Cf. aussi létude de Th. Chatelain, ce volume, p. 81-108.].
2 Voir Planhol- Rognon 1970 (101-109 sur les galeries drainantes).
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Bernard Bousquet Qanats
185
Dabord, mieux que le puits local, le qanåt conduit à rendre plus homogène lespace par le paysage quil
instaure, celui dun parcellaire aux vergers de palmes clos de murs. Outre la différence daspect qui oppose
ainsi le parcellaire de puits et le parcellaire de qanåts, il imposa le temps spécifique que stipule lexercice
dune irrigation conduite collectivement. Les contrats deau retrouvés 3 le prouvent, qui transforment
un volume, en superficie inondée, et le débit, en des temps dutilisation dune durée variable, moments
de surcroît échangeables entre utilisateurs. Ainsi, sans doute autant que le puits, le creusement dun
qanåt permet-il linstallation de communautés sédentaires, comme le confirme la fondation de petites
agglomérations, à lintérieur du domaine, ainsi drainé et irrigué 4 .
Ensuite, par son aire dorigine et selon la gradation propre à la hiérarchie taxonomique de lorganisation
spatiale 5, le qanåt appartient à un niveau géographique dordre supérieur qui le place au-dessus de
léchelon ou local que définit la source artésienne, ou régional que caractérisent les piémonts à terre
arable de cette portion du désert libyque. En effet, même si on considère lIran comme seulement un
relais pour sa diffusion 6, on remarque que sa propagation fut dautant plus facilitée que louvrage a été
implanté dans une Égypte insérée dans un cadre territorial supérieur 7. Il est ainsi louvrage spécifique
dune terre dEmpire, appartenance qui, sans considérer les conditions du milieu local favorables à son
implantation, peut expliquer son emploi, à cette latitude, si on retient la logique spatiale quimplique
cette dépendance.
En effet, on peut estimer que le transfert de la technique a été dautant plus rapidement effectué
quil a bénéficié des infra-structures de lEmpire perse, de lorganisation administrative du Roi des Rois
ainsi que de la sécurité dont celle-ci était la garante. Lavantage saccroît quand, de surcroît, on estime
quà cet ouvrage dune capacité et dune vitesse dapprovisionnement en eau, au moins égales à celles
de son rival local supplanté, le puits artésien 8, ont été associés des moyens de transport plus rapides et
à capacité de charge plus grande. Relevant dun niveau géographique supérieur que définit lempire des
Achéménides, la propagation du qanåt aussi loin démontre à quelle maîtrise de la distance était parvenue
ladministration au temps dArtaxerxès Ier et de Darius II. Cette implantation confirme lexistence
dune conception de lespace, capable de fonder à cette si lointaine limite, un territoire dont le paysage
spécifique lassujettit au système de la Perse.
3 Wuttmann et al., 1998, [et létude de M. Chauveau, ce volume, p. 137-142].
4 Ayn Manawir avec son temple et ses maisons agglutinées disposées à proximité de chaque qanåt en est lexemple
archéologique. Autre preuve de la sédentarisation, certains ouvrages portent un nom, tel le qanåt au
sycomore cité dans un ostracon, cf. tradition qui se poursuit, ainsi : la foggara Zredilla = foggara des sauterelles
: cf. Champault 1969 : 93-196.
5 Voir Brunet 1980 et Grataloup 1996.
6 Linvention a pu avoir lieu sur lautre rive du golfe persique, en Oman par exemple (voir S. Cleuziou 1997 ; [discussion
après R. Boucharlat, ce volume]), dans toutefois un contexte géomorphologique différent, puisque
leau est ou soutirée des nappes phréatiques contenues dans des accumulations détritiques de piémont ou
fournie par un sous-écoulement localisé dans la nappe alluviale dun oued et non pas extraite du substratum
lui-même, comme à tell Douch.
7 Par des archives datées, trouvées à la hauteur du temple de Ayn Manawir, on sait que les qanåt étaient en service
au temps de Darius II : cf. Wuttmann et al., 1996 [et Chauveau, ce vol.].
8 En effet, 8oom de qanåt inonde chaque parcelle sous une nappe de 10 cm dépaisseur. A raison dun débit de
quelques l/s, ce qui équivaut au module dun puits ordinaire, un hectare est irrigué en un jour. On estime
que la confection dun qanåt pour 20 fois plus de temps demande cinq à six fois plus de personnes que le
creusement dun puits (8 semaines en moyenne à trois personnes) et elle peut se compter en mois. Son entretien
peut réclamer dans lannée lactivité de deux personnes employées à temps plein.
-
186 Bernard Bousquet Qanats
On en conclut que le qanåt et la géographie du site ne se comprennent durant la phase de diffusion
quinscrits au niveau supérieur de lorganisation spatiale. Mais au processus de diffusion sajoute un effet
de domination, autant dordre technique que dordre culturel, qui influence le mode de traitement des
données hydrogéologiques locales (tableau 1).
2
à loasis
Le groupement des qanåts et leur connexion au puits artésien conduisent à édifier un réseau dirrigation.
Les arrangements comme les combinaisons y sont multiples et divers, comme le démontrent la fouille
et la cartographie des ouvrages: en amont, les drains actifs peuvent être associés ou juxtaposés en
batterie, afin de mieux rabattre la nappe phréatique contenue dans le volume rocheux. Ils peuvent
également se subdiviser à laval et servir de guides à la répartition du débit ainsi augmenté. De même,
un qanåt peut alimenter un puits, comme linverse peut également se rencontrer. Il découle de ces
associations ou de ces assistances mutuelles douvrages un effet daccumulation capable de changer la
nature du niveau géographique supérieur originel. Il en résulte une organisation spatiale nouvelle, par
le paysagement qui accompagne le déploiement du système dirrigation. Par leur arrangement en réseau,
les installations hydrauliques ont en effet transformé le bas des collines en un piémont irrigué, comme
il sen trouve au Moyen-Orient méditerranéen. De la sorte, sectoriellement, est amorcée une organisation
de lespace autre, qui transforme lenvironnement restreint du point deau, simple halte sur une piste,
en une étendue élaborée, loasis. Rome, plus tard, en agrandira encore la superficie, ajoutant aux jardins
ombragés de son coeur une couronne de champs ouverts pour les plantes de lumière (Bousquet 1999).
Par diffusion, léquipement hydraulique participe ainsi à la configuration dune aire géohistorique,
à partir des lieux que les Perses fondèrent à la limite de leur empire. Par accumulation, quelques siècles
plus tard, lassemblage des qanåts en réseau définit un pays doasis, reconnu comme tel dès lAntiquité,
et si bien intégré à la géographie du monde dalors que cette contrée a été subdivisée elle-même en districts
administratifs, comme en témoigne Kysis, bourgade devenue chef-lieu dune toparchie. Ce fractionnement
de létendue originelle relève de la mobilité des niveaux, au sein de leur hiérarchie non progressive.
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3Géohistoire du qanat
Le passage dun niveau à lautre participe à lélaboration de géographies successives, cest à dire à celle
dune suite de configurations spécifiques auxquelles est chaque fois associé larrangement dun paysage,
en fonction du système technique pratiqué, le puits ou le qanåt. Aussi létendue des parcellaires retrouvés
sous les sables permet-elle de préciser lampleur de la transformation des oasis liées aux galeries drainantes
(Bousquet-Robin 1999). Les représentations paysagères métaphoriques proposées par les sociétés
du moment en témoignent également. Les textes de lAntiquité comparent en effet loasis tantôt à
une île de désolation, tantôt à un pays de cocagne. Lopposition traduit un changement déchelle. Elle
atteste la modification de lancien espace historique en une région dotée dune géographie propre, tantôt
réduite à linsularité insupportable de ses oasis, tantôt perçue comme un archipel fortuné de pays
fertiles. Le qanåt, élément de base du système, présente la particularité de participer à toutes les recompositions
spatiales, quel que soit le niveau considéré.
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Bernard Bousquet Qanats
187
Tableau 1: Structure géohistorique
À un premier stade, diffusion et domination du qanåt conduisent à lidentification de lieux géohistoriques.
A un second, accumulation et combinaison en réseau conduisent à une différenciation en
aires géo-historiques. En même temps, il y a changement de niveau à lintérieur de la gradation
taxonomique dordre géographique. Sur le millénaire considéré, on passe de la terre dEmpire dun espace
historique, au pays des oasis dune région géographique. Comme la gradation des niveaux nest pas
progressive, le lieu irrigué par un qanåt qui est le taxon élémentaire de la structure géohistorique, peut
relever de lun comme de lautre, sans dépendre dun échelon de la hiérarchie qui les ordonne. Il est
un invariant dont la signification géohistorique se modifie au cours du temps, en fonction des niveaux
géographiques considérés et de la logique des organisations spatiales qui les définit. Ainsi le qanåt
peut-il être autant dune terre dEmpire que dun district de région. Aussi nest-il pas obligatoirement
lié à un pouvoir centralisé, mais il nen conserve pas moins une signification géopolitique.
milieu modèle
technique
mode spatiotemporel
modalité
géographique
niveau
géographique
signification
géohistorique
nappes
phéatiques
et sources
artésiennes
= point deau
ouvrages
hydrauliques
= qanåt
ou puits
diffusion
= distance
domination
spatiale
supérieur :
empire
lieu dune terre
dempire = stade 1
nappes
phéatiques
et piémont
= oasis
connexion
douvrages
= réseau
de qanåts
et de puits
accumulation
= durée
combinaison
technique
médian :
district
aire du pays
des oasis = stade 2
La modélisation montre quaux qanåts sont liés un paysage, mais aussi, ce qui justifie lapproche
géohistorique, un processus dorganisation de lespace, selon des niveaux géographiques qui se sont
différenciés au cours de lAntiquité9. En les spécifiant de leur côté, céramiques et ostraca confirment lexistence
de ces niveaux géographiques et leur réalité paysagère. On est ainsi conduit à considérer le modèle
technique de louvrage, mais aussi son mode dinstallation spatio-temporel, et, peut-être tout autant, les
modalités géographiques de son implantation et de sa récurrence. On en tire les conclusions suivantes.
Modèle technique La structure et lutilisation de ces galeries sont en effet similaires à celles qui
caractérisent les mêmes ouvrages autour de la cuvette iranienne. Lune et lautre les font ainsi dépendre
dun espace historique.
Mode spatio-temporel Pour chacun des sites de la région de tell Douch, la multiplication de ces
installations hydrauliques aboutit à la constitution de réseaux. Ces derniers simposent comme autant
de dispositifs propagateurs doasis et fondements dun pays 10 .
9 Voir Bousquet 1996 : 285, fig. 50. Également Bousquet 1995/96.
10 Une oasis résulte, en effet, du groupement dune vingtaine à une trentaine douvrages, pour une superficie draînée
de 3 à 4 km2, puisque les segments en tunnel, longs de 800 m en moyenne, sont disposés assez régulièrement
tous les 200 m.
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188 Bernard Bousquet Qanats
Modalité géographique La logique de la diffusion/domination de léquipement dans un lieu autant
que celle de son accumulation/combinaison ultérieure sur place conduisent à définir le niveau géographique
dans lequel sinscrit leur action. Pour les sites archéologiques de la région, par leffet de ces processus
est posée la question de la signification et de la dynamique événementielles et géohistoriques du qanåt, autant
que de celle de son assemblage en réseau.
Aussi peut-on admettre que seule la multiplication des lieux géographiques définis par le qanåt possède
un pouvoir daction de nature géohistorique pour le milieu et lespace des sociétés. En outre, comme
le rapport diffusion/accumulation a été récurrent, mais à des niveaux différents, des périodes géohistoriques
ont été de la sorte introduites dans la durée retenue. Ces stades ont pour effet de scander la transformation
spatio-temporelle des lieux, en particulier en y instaurant le risque dun tarissement accéléré des nappes,
car le qanåt se présente dune période à lautre comme un invariant, puisquil conserve sa structure
technique, bien que passant dun niveau à lautre.
Lapproche géohistorique interprète la mobilité des niveaux géographiques comme le résultat de
processus capables, au cours du temps, dimposer des configurations spatiales particulières à laction
des sociétés. Les qanåts en Égypte le suggèrent. Ils furent dabord moyens à lappui dune terre dEmpire,
puis équipements au bénéfice des oasis. Ce changement entraîne pour léconomie de leau pratiquée
des conceptions dordre géopolitique différentes. Lune est caractéristique dune terre à la limite dune
conjonction despaces associés au sein dun pouvoir impérial. Le qanåt sert à son établissement. Lautre
participe à un domaine défini par la continuité des relations économiques et la complémentarité des
échanges. La multiplication des qanåts aide au développement local 11 et à sa division en pays. Lhistoire
de cette portion de désert possède donc une géographie que la modélisation géohistorique fondée sur
le qanåt aide à définir et à suivre dans son évolution.
11 Voir Reddé 1999.
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Bernard Bousquet Qanats
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Bibliographie citée
Bousquet B., 1995/1996 « Permanence et précarité : espace du danger et contraintes éco-géographiques
dordre technique. Exemple de Tell Douch (Égypte) », Cahiers nantais 44-45, : 215-252.
Bousquet B., 1996, Tell Douch et sa région. Géographie dune limite de milieu à une frontière dEmpire,
Dfifao 31, 368 p.
BousquetB., 1999, «Les paysages dirrigation dans les oasis du désert libyque (Égypte), pendant lAntiquité»,
dans: LAfrique du Nord antique. Cultures et paysages, Presses universitaires Franc-Comtoises:
47-66.
Bousquet B. & Robin M., 1999, « Les oasis de Kysis Essai de définition géoarchéologique »,
Bifao 99 : 21-40.
Brunet R., 1980, «La combinaison des modèles dans lanalyse spatiale», LEspace géographique 4: 253-265.
Champault D., 1969, Une oasis du Sahara nord-occidental Tabelbala, Paris, CNRS, 486 p.
Cleuziou S., 1997, «Construire et protéger son terroir: les oasis dOman à lâge du bronze» dans: Bravard
J-P. et al. (édit), La dynamique des paysages protohistoriques, antiques, médiévaux et modernes,
ADPCA, Antibes, 1997 : 389-412.
Fouache E., 1999, Lalluvionnement historique en Grèce occidentale et au Péloponnèse. Géomorphologie
Archéologie Histoire, (BCH, supplément 35, 235 p.), Athènes-Paris.
Grataloup Ch., 1996, Lieux dHistoire, Essai de géohistoire systématique, Reclus, Montpellier, 200 p.
Planhol X de & Rognon P., 1970, Les zones tropicales arides et subtropicales, Paris, A. Colin, 487p.
Reddé M., 1999, « Un village dans les oasis dÉgypte : Douch », dans : LAfrique du Nord antique.
Cultures et paysages, Presses universitaires Franc-Comtoises : 67-84.
Wuttmann M. et al., 1996, « Premier rapport préliminaire », Bifao 96, : 385-451.
Wuttmann M. et al., 1998, «Ayn Manawir (oasis de Kharga) Deuxième rapport préliminaire »,
Bifao 98 : 367-462.
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190 Bernard Bousquet Qanats
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octobre 2001
La collecte et la distribution des eaux ont été au coeur des préoccupations des royaumes
et des communautés du Moyen-Orient ancien, y compris à lépoque de lempire achéménide. On connaît
aussi alors une forme spécifique daccès aux eaux souterraines, les qanåts, canaux sub-horizontaux forés
parfois très profondément et sur de longues distances. Lhistorien hellénistique Polybe en a laissé la seule
description littéraire antique, et il attribue aux Grands rois une politique fiscale incitative en la matière.
La terminologie quil utilise conduit à inclure dans le dossier une inscription grecque dÉrétrie, et, plus
généralement, ce que lon sait des canalisations souterraines en Grèce. Par ailleurs, la discussion déjà
ancienne sur lorigine et la diffusion de la technique des qanâts se nourrit maintenant des découvertes réalisées
récemment par une mission archéologique française dans loasis égyptienne de Khargeh. Cest afin de faire
le point sur toutes ces questions que Pierre Briant a réuni au Collège de France, le 25 mars 2000, un séminaire
international, où des chercheurs venant de spécialités différentes ont confronté leurs points de vue
selon une approche réellement inter-disciplinaire: historiens de la Grèce ancienne et de lempire achéménide,
spécialistes des textes épigraphiques grecs et démotiques, archéologues et géo-archéologues travaillant sur
divers chantiers du Proche-Orient, de lAsie centrale à lÉgypte, ont confronté leurs points de vue et mis
en commun leurs réflexions. Ainsi construit autour dinterrogations communes et à partir de modes de
lecture spécifiques, lensemble des interventions représente un tout cohérent, où se croisent et se fécondent
histoire des techniques, histoire sociale, histoire économique et histoire de lÉtat.
Avec des contributions de Pierre Briant, professeur au Collège de France, Paris ; Denis
Knoepfler, professeur à luniversité de Neuchâtel ; Thierry Chatelain, doctorant aux universités de
Neuchâtel et de Paris-IV ; Michel Wuttmann, membre de linstitut français dArchéologie orientale
(Ifao), Le Caire ; Michel Chauveau, école pratique des Hautes études, Paris ; Mirjo Salvini, Istituto
per gli Studi Micenei ed Egeo-anatolici (Ismea), Rome ; Rémy Boucharlat, CNRS, maison de lOrient,
Lyon ; Bernard Bousquet, institut de Géographie, université de Nantes.
27 euros 177 francs
persika 2
-:HSMJLE=ZXVUV[:
éditions ISBN 2-914531-01-X