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Si les télégrammes diplomatiques (TD) sont envoyés sous la responsabilité de .... Dans tous les cas, plus le sujet est sensible, moins la marge de man?uvre est importante. ..... Seules les tâches les plus délicates et les plus formelles, comme la ...... Ce mandat a pour caractéristique de ne pas être imposé, mais élaboré de  ...




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réunions de travail, des séances de négociation, des sessions de formation et même des activités de bureau… Ce travail de recherche n’aurait pu être mené à bien sans la confiance et l’aide généreuse d’Emmanuel Cocher qui suscité cette recherche et l’a suivi en laissant toute liberté d’investigation et d’expression aux chercheurs.

Ce rapport sur les métiers de la diplomatie n’analyse qu’une partie des données recueillies. Un rapport intermédiaire (rédigé en 2007) traitait de la question des carrières, des répercussions du travail sur la vie privée et de l’organisation du ministère. Un ouvrage à venir présentera de manière plus approfondie le travail des diplomates.
. TABLE DES MATIÈRES



 TOC \o "1-2" INTRODUCTION  PAGEREF _Toc95043558 \h 4
I – La production collective d’informations et d’expertise  PAGEREF _Toc95043559 \h 11
1) La chaîne de l’information : du poste au cabinet ministériel  PAGEREF _Toc95043560 \h 12
2) Un traitement complexe de l’information  PAGEREF _Toc95043561 \h 18
3) Quelles évolutions avec les TIC et la société de l’information ?  PAGEREF _Toc95043562 \h 21
4) Une information destinée à l’action bureaucratique et politique  PAGEREF _Toc95043563 \h 26
5) Information et décision politique  PAGEREF _Toc95043564 \h 31
II — Ce que représenter veut dire  PAGEREF _Toc95043565 \h 40
1) Représenter, c’est agir par délégation  PAGEREF _Toc95043566 \h 45
2) Représenter, c’est incarner une présence et un statut  PAGEREF _Toc95043567 \h 52
3) Défendre l’image de la France à l’étranger  PAGEREF _Toc95043568 \h 58
III – La négociation dans le travail diplomatique  PAGEREF _Toc95043569 \h 66
1) La négociation diplomatique comme construction « de mondes » partagés  PAGEREF _Toc95043570 \h 69
2) Des techniques de négociation à la négociation diplomatique  PAGEREF _Toc95043571 \h 83
3) La négociation, un travail technique ou une activité politique ?  PAGEREF _Toc95043572 \h 90
IV - Un travail organisé, un travail d’organisation  PAGEREF _Toc95043573 \h 96
1) Un travail organisé  PAGEREF _Toc95043574 \h 97
2) Le travail d’organisation  PAGEREF _Toc95043575 \h 106
3) Un exemple d’activité transversale : l’organisation et la gestion des visites officielles  PAGEREF _Toc95043576 \h 119
Conclusion générale  PAGEREF _Toc95043577 \h 124
Bibliographie  PAGEREF _Toc95043578 \h 128

INTRODUCTION





Le volume considérable de données recueilli lors de nos enquêtes de terrain n’ayant encore pu être totalement exploité, ce rapport a pris le parti de se concentrer sur les éléments clés de l’activité des diplomates, synthétisés par quatre verbes souvent utilisés par les diplomates eux-mêmes lorsqu’ils parlent du cœur de leur travail : représenter, informer, négocier, organiser. Le choix de retenir ces quatre dimensions de l’activité ne tient pas seulement à une marque de prise au sérieux du discours indigène, mais aussi au fait qu’elles correspondent à ce que l’on a pu observer de l’activité des diplomates au cours de nos enquêtes. Pour chacune de ces dimensions, partagées par de nombreuses autres professions (on pourrait retenir les mêmes verbes pour qualifier l’activité d’un syndicaliste, d’un préfet…), on s’efforcera de mettre en avant ce qu’il y a de spécifique au travail diplomatique : l’articulation et la complémentarité de ces quatre dimensions.
Les analyses qui suivent n’épuisent pas la question soulevée concernant la spécificité éventuelle du métier de diplomate. Il faudra leur ajouter au moins trois domaines complémentaires :
— L’apprentissage du métier à la fois par le biais de formations spécifiques (initiales et permanentes), la « formation sur le tas » et la socialisation par le biais de la carrière conçue comme l’entendait Pierre Naville : le passage par une série de postes à complexité croissante. On esquisse dans le présent rapport le contour de trajectoires professionnelles relativement différenciées, thème qui sera approfondi lors des développements ultérieurs.
— La question de l’évaluation est essentielle. Dans les métiers traditionnels et les professions libérales, deux mécanismes sont à l’œuvre pour évaluer la qualification : le marché et les pairs. Dans la fonction publique, l’évaluation par la hiérarchie et éventuellement le concours interne ont longtemps été les deux mécanismes essentiels de l’appréciation de la qualité professionnelle. Les nouveaux outils de management introduits dans la fonction publique, la volonté de mieux apprécier de manière « objectivée » plus « qu’objective » le mérite, produisent des effets paradoxaux qui doivent donner lieu à une analyse spécifique.
— Les contraintes font partie intégrante du métier. Parmi ces contraintes, la très grande diversité des lieux possibles où il s’exerce et donc d’une importante mobilité géographique devient aujourd’hui une source de difficultés croissantes en raison de la quasi généralisation de la double activité au sein du couple. Une partie du malaise évoqué lors de la demande initiale de recherche provient sans doute de cette modalité spécifique de l’exercice du métier. Il faudra naturellement traiter ce point dans la phase finale de la recherche.
La nature et la spécificité du ou des métiers de diplomate nécessitent une réflexion préalable précisant le cadre d’analyse retenu pour répondre à la question.
Le mot de « métier » est en effet une sorte de « sténographie commode » pour reprendre l’expression de Sewell, connaissant aujourd’hui un regain de notoriété nuisant sans doute à la précision du terme. Il est ainsi utilisé pour qualifier à la fois la ou les activités principales d’une entreprise (« les métiers de la banque »), spécifier les emplois offerts éventuellement en les regroupant en « famille de métiers » et, enfin, définir la qualité d’un individu par un titre lui attribuant une identité. Cette confusion sémantique n’échappe pas à la description faite du métier de diplomate dans le Livre Blanc de 2008 : « Le métier de diplomate n’est pas un métier de généraliste » y est-il affirmé. Pour préciser cette affirmation dont on peut comprendre la visée stratégique, est ensuite déclinée la liste des compétences spécialisées dont doit être détenteur le titulaire de ce métier : « maîtrise des langues, intimité avec la culture et la société de nombreux pays, connaissance des organisations et du droit internationaux, de l’économie internationale, des techniques de négociation, des institutions et des procédures multilatérales et européennes ».
Mais cela ne suffit pas encore. Il faut aussi, pour prétendre exercer le métier de diplomate, posséder des qualités exigeant « capacité d’écoute et de compréhension des positions des autres, fermeté et force de conviction dans la défense des nôtres, adaptabilité à de nombreuses situations parfois dangereuses et urgentes ». Il est précisé que ces qualités, pas forcément innées (la diplomatie ne saurait se résumer à un trait de caractère), peuvent être acquises au sein même de l’expérience de travail grâce à « des parcours professionnels diversifiés » : on ne naît pas diplomate, on le devient à condition cependant de posséder les savoirs mentionnés préalablement. Les transformations du contexte conduisent enfin à ajouter « aux aptitudes traditionnelles d’analyse et de négociation » la « capacité entrepreneuriale pour monter des projets culturels ou de coopération et, de plus en plus lever des fonds privés ; ou encore, de façon croissante, des qualités de terrain, y compris dans des milieux dangereux voire hostiles ».
La liste de ces savoirs, savoir-faire et savoir-être, est impressionnante et rares sont sans doute les individus possédant à la fois toutes ces capacités et qualités, certaines étant évoquées de manière particulièrement vagues à l’instar des « qualités de terrain ». Permet-elle de définir la spécificité d’un métier se voulant « non généraliste » ? Aucun diplôme acquis en formation initiale n’est mentionné qui autoriserait à se prévaloir du titre de diplomate, alors qu’il suffit au médecin d’être détenteur d’un diplôme de médecine pour revendiquer une identité de métier (ce qui ne préjuge en rien de la qualité de son activité !). Cet inventaire très éclectique démontre une des premières difficultés du raisonnement en terme de « métier » pour définir ce qu’est un diplomate.
La difficulté tient aussi au fait que les diplomates sont des fonctionnaires et exercent leur activité dans le cadre d’un statut ignorant le terme de métier.
Trois notions existent dans le statut de la fonction publique : l’emploi, la fonction et le grade. L’emploi correspond à un poste budgétaire ; les emplois sont répartis entre différents corps plus ou moins spécialisés traduisant une division technique du travail. La fonction, quant à elle, explicite la division sociale du travail. Le grade, enfin, positionne l’agent dans un espace de distinction.
Ces notions fondatrices ne présupposent pas le fonctionnement concret du dispositif. Les grades distinguent les fonctions de conception des fonctions d’exécution et permettent ou interdisent, avec plus ou moins de rigueur, l’accès à certaines fonctions. Les corps sont plus ou moins spécialisés, plus ou moins identifiés par des compétences techniques spécifiques. Plus les exigences initiales d’accès à un corps sont élevées, plus ses membres peuvent accéder à une variété de fonctions. À l’exception sans doute des médecins hospitaliers et des enseignants qui revendiquent un métier, la référence identitaire au sein de la fonction publique se construit dans le cadre d’un corps plus que d’un métier. Les modalités d’accès au corps restent si prégnantes qu’elles marquent souvent l’individu tout au long de sa carrière. L’annuaire diplomatique ne manque pas de mentionner tous les diplômes dont sont titulaires ceux qui y sont recensés. Lors des entretiens, une des premières informations fournies a trait à la nature du concours passé (ENA, Orient…), aux modalités selon lesquelles il a été obtenu (concours interne ou externe) pour justifier la fonction exercée et « la forme » de la carrière.
Dans les années 1970, François Bloch-Lainé revendiquait avec force comme profession celle de « fonctionnaire ». Parmi les agents de la fonction publique, c’est « le corps » aujourd’hui qui est évoqué en premier lieu comme référence identitaire et, le cas échéant, la fonction exercée dont on sait qu’elle l’est de manière temporaire, et donc insuffisante pour créer une identité de métier.
Hors de la fonction publique, le terme même de « métier » dans son usage concret est également très problématique. Il n’est un attribut de la personne que dans le monde du travail indépendant où se côtoient professions libérales « réglées » et métiers artisanaux. L’univers du salariat, à l’instar du choix opéré dans le statut de la fonction publique, ignore le métier pour ne reconnaître que les emplois dont le contenu est défini par l’employeur et dont le classement hiérarchique et les conditions d’accès sont adoptées conventionnellement. Les juristes du travail n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que la classification de l’emploi occupé définit la qualification de celui qui l’occupe.
Ce n’est que récemment (une vingtaine d’années) que la forme accomplie des conventions collectives, parachevée en même temps que celle du statut de la fonction publique, est remise en cause. La « logique compétence » prônée par le MEDEF et adoptée dans certaines branches professionnelles, à l’instar de ce qui est évoqué dans le Livre Blanc mentionné ci-dessus, propose une définition de l’emploi ne se réduisant pas à une définition purement technique de la tâche à accomplir impliquant savoir et savoir-faire, mais nécessitant aussi un « savoir-être » relationnel : la capacité à coopérer, à prendre des initiatives, à exercer un leadership… Le terme de compétence adopté plutôt que celui de métier dont on est sensé changer plusieurs fois dans sa vie (ce qui est en contradiction avec l’idée même de métier) a donc semblé le plus adapté, conciliant sous une même dénomination des connaissances techniques issues de savoirs formalisés et de l’expérience, ainsi que des qualités individuelles permettant leur mise en œuvre optimale.
Qu’il s’agisse du statut ou du contrat, sous des vocables qui se cherchent encore, il s’agit bien de remettre en partie en cause un ordre dont on a le sentiment qu’il ne permet plus d’intégrer les transformations qualitatives observées dans la population active et de faire face aux contraintes nouvelles imposées aux organisations par l’environnement changeant. Ces interrogations rencontrent aussi « le désir de métier » manifesté par des salariés en quête d’une reconnaissance individuelle quand l’entreprise ou l’administration n’y suffisent plus.
Pour répondre à la question posée, nous avons choisi une méthode inductive : non pas présumer l’existence et la spécificité du métier de diplomate, mais tenter de l’identifier éventuellement à partir d’une enquête sur le travail des diplomates complétée par la lecture des écrits consacrés à ce travail, notamment par les diplomates eux-mêmes, exceptionnellement prolixes dans la rédaction de leurs mémoires.
On a donc centré l’attention sur le travail effectué dans des contextes très différents (ambassades bi et multilatérales, services centraux et État civil, travail routinier et gestion d’une crise…), les narrations qui en sont faites par les acteurs, ses exigences cognitives, ses temporalités, les méthodes de coordination mises en œuvre, les ambiances de travail... Une même attention a été portée aux acteurs eux-mêmes, à leurs trajectoires, à leurs carrières, aux passions qu’ils manifestent à l’égard de leur travail et parfois à leurs désillusions.
Ce choix de méthode est un parti pris dans le débat intense agitant encore ce qu’il est convenu de nommer la sociologie des professions. Il n’exclut en effet pas a priori l’existence d’une spécificité du travail du diplomate, alors qu’aujourd’hui en France, le courant dominant de la sociologie des « groupes professionnels » tendrait à en nier la possibilité. La posture strictement nominaliste de ce courant s’oppose radicalement à une conception substantive des professions soutenue par les fonctionnalistes des années 1950, qui se sont intéressés aux professions médicales en particulier, mais aussi aux différentes professions libérales dont la spécificité et les privilèges professionnels ont alors été justifiés par l’existence d’un savoir élaboré mis au service du bien commun. Les sociologues se référant aux courants interactionnistes dont fait partie la sociologie des groupes professionnels se sont attachés, à juste titre, à déconstruire cette image par trop idéalisée des professions, à souligner les limites du « désintérêt » de leurs membres. Ces analyses critiques ont surtout mis en avant l’extrême diversité des pratiques au sein d’une même profession, faisant voler en éclats le principe d’unité supposé les caractériser. Les professions sont strictement contingentes et n’ont aucune légitimité fonctionnelle si ce n’est celle qu’elles réussissent à imposer dans le cadre d’un rapport de force et au moyen d’une rhétorique adaptée à la défense de leurs intérêts. Dans ce cadre d’analyse, il serait vain de chercher l’existence d’une profession ailleurs que dans la capacité d’un groupe à imposer, à un moment donné de son histoire, un monopole quant à l’exercice d’une activité. Le courant fonctionnaliste accorde une part essentielle à la profession comme mécanisme de coordination de l’activité. Les professions les mieux établies contrôlent les exigences de formation de leurs membres, élaborent un code de déontologie réglant les normes de leur comportement, et de leur force collective dépend leur capacité à résister aux tentatives d’effritement de leur monopole. Dans l’approche interactionniste, le mécanisme de coordination de l’activité est soit inexistant, soit considéré comme un mécanisme de marché dont certains groupes professionnels réussissent à obtenir parfois la clôture à l’instar de ce qu’observe par exemple Catherine Paradeise pour la marine marchande. Dans tous les cas, la capacité d’un groupe à se prévaloir de la maîtrise d’un savoir formalisé est un atout majeur dans la lutte des places. Cette même approche tend cependant à mettre l’accent, dans toute activité concrète, sur l’importance des « savoirs tacites » construits par l’expérience, non ou difficilement formalisables, mais essentiels à l’accomplissement de la tâche, d’où l’intérêt porté par ce courant aux emplois les moins prestigieux afin d’en démontrer la complexité, relativisant ainsi la supposée « grandeur » des métiers assis sur la maîtrise d’un savoir abstrait.
De l’approche interactionniste, nous avons retenu l’importance accordée à une analyse fine du travail et surtout, l’attention portée au processus de construction de « la professionnalisation » conçue comme un processus évolutif, historique. Les comparaisons internationales sont ici éclairantes, soulignant les différences dans les modes de sélection, de recrutement, de formation des diplomates.
La diversité des terrains observés met au jour celle des situations concrètes de travail mobilisant des compétences spécifiques, des segments spécialisés, certes complémentaires, mais aussi concurrents. Selon les situations géographiques d’implantation, l’environnement pèse d’un poids plus ou moins lourd sur la nature de l’activité. Les spécificités de l’exercice de l’activité à l’étranger conduisent à accorder une place prééminente au chef de poste, le poids de sa personnalité jouant ainsi un rôle notable sur les ambiances de travail et les manières de travailler.
Cette approche nous a conduit, dans un premier temps, à ne saisir que la diversité extrême des situations et des pratiques, faisant douter d’une possible unité de ce groupe : chancellerie et consulat sont trop souvent en concurrence, les services économiques constituent un monde à part, les agents locaux déplorent la faible reconnaissance de leur travail, les « Orients » et les « énarques » ne se répartissent pas de façon identique dans les « filières » professionnelles et ne valorisent pas forcément les mêmes compétences, etc. On a donc d’abord vu des segments plus ou moins précisément articulés sur des missions possédant leurs propres filières de spécialisation, des différences majeures dans le fonctionnement des ambassades bi ou multilatérales, des spécificités locales semblant, à première vue, accentuer les différences plus que les convergences, le seul point unificateur étant le statut de la fonction publique.
Dans un second temps, une lecture croisée de nos enquêtes a, au contraire, mis en évidence certes des singularités, mais aussi ce que l’on pourrait nommer une « grammaire » partagée, des codes explicites ou tacites proposant une métalangue commune à tous nos terrains. Partout, en postes, les réunions de service rassemblent les membres des services selon le même ordre hiérarchique visualisé par la place occupée à partir de celle de l’ambassadeur. L’ordre interne à une ambassade de France se retrouve peu ou prou dans toutes les ambassades présentes sur le même territoire, rendant lisible pour tous les partenaires en interaction lors d’une négociation la place occupée par les uns et les autres et donc le poids à accorder à sa parole. Ce code n’est pas seulement national, il est aussi international, fruit d’une longue construction historique permettant précisément à l’activité diplomatique d’exister.
On a également pu observer « la professionnalisation » progressive des diplomates centrée sur l’analyse et la synthèse de l’information et la négociation. On a été frappé par l’investissement dans le travail et la capacité, au-delà des zizanies locales, à « faire corps » pour affronter l’événement. Contrairement à une première analyse très relativiste, on a effectivement constaté ce que Florent Champy nomme « l’existence d’une identité professionnelle collective qui produit des effets ‘‘techniques’’ dans le travail ». Il s’agit pour une part d’une rhétorique professionnelle visant à défendre l’importance et la spécificité d’un métier, mais celle-ci n’est pas creuse et structure les activités quotidiennes, les relations de travail, et les évaluations internes. S’il est difficile de définir ce qu’est un bon diplomate, le consensus se fait plus facilement sur qui sont « les bons » et « les mauvais ».
Par ailleurs, contrairement sans doute à ce qui a pu peut-être exister dans un lointain passé, le travail du diplomate ne peut s’exercer sans l’appui d’un « dispositif composite », une infrastructure logistique et de traitement croisé de l’information qui rend possible ce travail. La déclinaison des qualités ou compétences du diplomate opérée dans le Livre Blanc, même si elle n’oublie pas les mécanismes internes de professionnalisation, sous-estime le dispositif qui règle l’exercice du métier. La dimension collective du travail d’expertise et de représentation, les enjeux de la division du travail entre services et entre agents, tout comme les conflits et les rapports de force sont largement passés sous silence. Ce qui explique sans doute pourquoi des innovations envisagées comme les « ambassades à missions simplifiées », avec, dans certains cas, un seul agent de catégorie A, ne soient pas accompagnées de réflexions sur les conditions de poursuite du travail diplomatique avec des effectifs si réduits.
Les critères les plus techniques retenus (la culture approfondie, les connaissances juridiques et économiques, la maîtrise des langues) sont importants — les agents du MAEE, des grades les plus élevés au plus modestes sont titulaires d’un nombre impressionnant de diplômes — ne sont cependant pas discriminants. Il y a sans doute bien un métier de diplomate, fruit « d’un savoir et d’un savoir-faire éduqué » (l’expression est de Georges Friedmann) au terme d’un long apprentissage, mais dont l’exercice n’est possible que dans un cadre construit et avec l’assistance d’un dispositif qui le soutient, grâce à une identité professionnelle collective qui le balise. Ceci ne veut évidemment pas dire que les capacités des diplomates ne soient pas exportables, au contraire. Mais, de même que le chirurgien a besoin d’un plateau technique pour opérer, de même le métier de diplomate ne peut s’exercer que grâce au dispositif qui alimente sa réflexion et supporte son action. Le métier de diplomate dépend de la place allouée à la diplomatie et des missions qui lui sont confiées. Il est sans doute profondément illusoire de penser l’un sans l’autre.
Le présent rapport examinera donc le travail des diplomates en mettant délibérément l’accent sur les activités qui rassemblent les différentes formes de pratique de la diplomatie, plutôt que sur celles qui les différencient. Les discours des diplomates eux-mêmes sur ce qui constitue leur « cœur de métier » seront pris au sérieux, afin d’en mieux comprendre la logique et les formes de régulation. Quelques verbes : informer, représenter, négocier, organiser reviennent régulièrement dans les écrits sur la diplomatie et nos entretiens. Si ces verbes délimitent le périmètre de la pratique diplomatique, ils restent toutefois un peu abstraits ; une étude précise de leur actualisation dans les activités quotidiennes des agents du MAEE est donc indispensable pour comprendre comment ces différentes fonctions s’imbriquent ou alternent pour fonder le métier de diplomate. Prises séparément, ces activités (informer, représenter, négocier, organiser) ne fondent pas un métier spécifique, mais c’est leur combinaison, la présence constante de ces quatre dimensions dans les différentes formes de travail qui donne une tonalité particulière au travail diplomatique. Il ne s’agit pas de définir a priori une liste de compétences qui seraient nécessaires, mais de partir des activités les plus concrètes pour tenter d’en formaliser les grandes caractéristiques communes.



I – La production collective d’informations et d’expertise






L’information est un renseignement sur quelque chose qui apporte un surplus de connaissance et est censé être utile par rapport aux besoins supposés du destinataire. Dans le contexte de l’administration publique, est considérée comme « information » toute donnée pertinente dont la collecte, le traitement, l’interprétation et l’utilisation sont destinées à concourir à la réalisation d’une mission gouvernementale, régionale, et départementale. Il ne s’agit donc pas seulement de faits bruts, de données purement factuelles, mais de faits sélectionnés, mis en forme et commentés.
Si d’autres groupes professionnels tels les journalistes ou les chercheurs produisent, diffusent et analysent des informations, les diplomates doivent veiller à produire une information d’un type très particulier. Celle-ci est tout d’abord marquée par sa nature officielle. Représentant son pays à l’étranger, le diplomate, et notamment l’ambassadeur, est celui qui est légitimement mandaté pour collecter les informations auprès des autorités locales et les transmettre à son administration. Les messages auront donc une forme et un contenu pour une part, dictés par les obligations qu’impose cette fonction. L’objectif est de participer à la production d’une certaine image publique d’une relation bilatérale ou de la gestion d’un dossier en multilatéral. L’information produite par les diplomates doit également orienter les décisions et les choix politiques. Elle doit donc participer à la construction de la position de la France, des éléments de langage, du cadre d’action de la politique étrangère. Celle-ci étant construite en relation ou en réaction aux positions et aux actions des autres pays, l’information diplomatique doit aussi, en principe, favoriser une intercompréhension, voire un rapprochement entre les positions des différents gouvernements. Au minimum, elle devrait contribuer à éclaircir et expliciter les points de désaccords et les voies possibles pour un rapprochement. Enfin, l’information diplomatique s’inscrit dans une routine administrative qui impose la production de notes préparatoires ou de comptes-rendus après chaque événement ou rencontre ayant un caractère officiel.
L’information est donc nécessaire pour réaliser les trois autres fonctions : représentation, négociation et organisation, de même que ces activités constituent autant d’occasions, de prétextes ou de moyens de produire des informations. Elle s’inscrit ainsi dans un travail plus large de construction d’un « cadre de politique publique » (policy frame), selon le sens que les politologues Martin Rein et Donald Schon donnent à cette notion : « Une manière de sélectionner, d’organiser, d’interpréter et de donner un sens à une réalité complexe, afin de fournir un point de référence pour savoir analyser, persuader et agir ».
Ces deux auteurs vont notamment s’intéresser à la façon dont le travail de cadrage politique informe l’analyse des conflits et des controverses, ce qui peut être intéressant pour la compréhension des relations et des négociations entre États. Chaque pays possède ses propres « cadres de politique publique », ce qui peut expliquer les incompréhensions et les désaccords. Pour dépasser ce risque de relativisme, les auteurs envisagent deux grandes voies. La première est celle de la recherche de critères logiques a priori, indépendants des faits et de leur interprétation (toujours conditionnée par l’existence d’un cadre particulier), qui permettraient de trouver des points d’accord et d’évaluation extérieurs aux différents cadres en jeu. La seconde serait au contraire de tenter d’opérer des « traductions » de façon à pouvoir lire les préoccupations et enjeux propres à un cadre dans les termes et la logique d’un autre cadre. Dans cette première partie, nous tenterons de comprendre comment l’information diplomatique participe à la production des cadres de la politique étrangère.

1) La chaîne de l’information : du poste au cabinet ministériel

Une première façon de comprendre le travail collectif à travers lequel une information est produite et mobilisée, ou non, pour construire le cadre de la politique étrangère est de suivre la « chaîne » qui part de l’ambassade, passe par l’ambassadeur pour arriver en administration centrale aux rédacteurs, puis aux décideurs. Les informations transmises par l’ambassade sont soit le résultat de demandes adressées par Paris (à l’occasion d’une visite officielle, d’une enquête sur tel ou tel aspect de la vie locale, etc.), soit un compte-rendu d’une activité réalisée par l’ambassade, soit une initiative de l’ambassadeur ou, sous la responsabilité de ce dernier, de l’un de ses conseillers sur un sujet qu’il lui apparaît important de faire connaître à son administration. En ce qui concerne ce dernier aspect, l’ambassadeur a une grande marge de manœuvre et sa réputation sera en partie liée à sa capacité à envoyer des informations considérées comme pertinentes à Paris.
Ces informations seront transmises sous des formes diverses, la plus formelle étant le télégramme diplomatique, apprécié pour sa nature sécurisée, mais surtout parce qu’il revêt une forme officielle et sera diffusé selon un circuit bien précis dans les différents services. Et puis, du fait qu’il laisse une trace, il doit être pris au sérieux : « Si vous voulez être entendus, faites un télégramme » conseille un ambassadeur lors d’une réunion à propos d’une demande de crédits pour travaux qui n’aboutit pas.
Si les télégrammes diplomatiques (TD) sont envoyés sous la responsabilité de l’ambassadeur, les conseillers qui ont rédigé le texte peuvent aussi voir leur nom mentionné. À partir d’un certain niveau hiérarchique (ambassadeur, numéro 2), le texte engage fortement la crédibilité de son expéditeur et la qualité des informations fournies fonde la réputation du diplomate. La crédibilité de l’auteur peut alors devenir cumulative : certains diplomates seront particulièrement écoutés pour la qualité de leurs correspondances passées et leurs nouveaux envois auront d’autant plus de chance d’être pris en considération et jugés comme importants. Le risque est alors que chaque auteur cherchant à se faire remarquer, l’on assiste à une augmentation des messages peu utiles ou redondants, à une course aux scoops mal vérifiés, une sur-classification ou un mauvais adressage. L’ambassadeur a alors un rôle de régulation des informations produites par son poste pour éviter la concurrence entre services et hiérarchiser, pour la capitale, les éléments transmis. Mais l’évaluation de l’activité du poste par le nombre de TD envoyés peut inciter au contraire certains ambassadeurs à pousser leurs collaborateurs à multiplier les TD, par exemple en découpant le texte en sujets différents qui donneront lieu à plusieurs TD au lieu d’un seul. Dans les postes que nous avons observés, l’ambassadeur était soucieux de l’image de son poste que donnaient les TD. Des éléments tels que la rapidité de réaction et la pertinence par rapport à l’actualité ou la mise en avant de l’activité de l’ambassade et du succès des initiatives prises étaient ainsi particulièrement encouragés.
En plus du classique télégramme diplomatique, des échanges de mails, de notes de synthèse ou de rapports, mais aussi de communications téléphoniques, voire parfois de visioconférences permettent une circulation moins formalisée et une interaction plus soutenue entre Paris en le poste sur les dossiers en cours. Ces outils favorisent une plus grande souplesse. Cependant, ils comportent des risques liés à l’excès ou à l’accélération de l’information. La croissance exponentielle des messages échangés entre le poste et Paris tend à rendre plus impersonnelle la circulation d’information. Pour disposer d’informations plus précises et voir son expertise reconnue (les deux allant de pair), il devient de plus en plus nécessaire pour les diplomates de s’inscrire dans des réseaux ad hoc et spécialisés sur telle ou telle question précise, fondés sur des échanges de mails et si possible des contacts personnels.
Une partie des informations échangées entre les gouvernements de pays différents échappe à l’ambassade. Dans le même temps, les agents rencontrés constatent l’accélération et la rapide obsolescence des informations apportées par les médias. Ces évolutions rendent le travail et le positionnement des diplomates plus difficile. Le risque d’être « en dehors du coup », de se voir « doublé » par des relations directes entre Paris et les autorités du pays est toujours présent. Les diplomates observés dans les grandes ambassades consacrent ainsi une part importante de leur activité à rechercher, par Internet, le téléphone, ou en suivant en continu la chaîne locale d’information (allumée le son coupé), la dernière information disponible. Ils fournissent également beaucoup d’efforts pour s’inscrire dans des réseaux d’échange d’information propres à leur portefeuille.
Un conseiller politique en ambassade explique :
« Apparemment, on a les mêmes convergences que les autorités locales, on soulève les mêmes thèmes. J’aimerais donc bien pouvoir leur dire si on est en phase. On a des réponses parce que l’on peut donner de bonnes infos ! Pas des infos vieilles de 15 jours. Ils ont leur ambassade à Paris, le ministre des Affaires étrangères vient souvent à Paris. C’est la partie la plus difficile du métier ; ne pas être court-circuité. Si mes interlocuteurs voient que ce que je dis est dépassé, ils ne vont plus échanger avec moi. Bon, et puis, ces contacts, ça me permet de me faire connaître, d’avoir des infos, mais aussi de lancer des ballons d’essais, c’est comme ça que ça marche ! Par exemple, je dis que mes interlocuteurs s’intéressent à ça et je vois quelle est la réaction, je suis mis en pièce jointe dans les circuits d’information. »
Pour disposer d’informations inédites et « pertinentes » (au moins au regard de l’agenda des relations de la France avec le pays) le diplomate de l’ambassade doit apparaître aux yeux de ses contacts locaux comme un interlocuteur intéressant, « dans le coup », c’est-à-dire disposant des bonnes informations au bon moment afin de faire avancer des relations qui se construisent en partie en dehors du circuit ambassade-MAEE.
« Le métier de diplomate, c’est un travail de démineur : voir quelles sont les différences de vue et quelles sont les positions communes pour expliquer à Paris quelles sont les raisons de divergences et voir comment amener les autorités locales à nos vues ou trouver une solution médiane. Je prends contact avec tous les gens à Paris qui travaillent sur l’ONU qui est dans mon panier pour entrer dans le bain et avoir des choses à dire pour ouvrir la discussion dans les entretiens de présentation. » (conseiller politique en ambassade)
Pour jouer ce rôle de « démineur », la première condition est donc de rester dans la partie.
Le travail de production de l’information au sein de l’ambassade est le fruit d’une division des tâches entre les différents agents. La réunion des chefs de service qui a lieu quotidiennement dans les grandes ambassades (dans certains cas, elle n’est qu’hebdomadaire) est l’occasion d’une importante circulation d’informations, tant dans un sens horizontal que vertical. Chaque conseiller est en effet spécialisé sur des dossiers pointus en constante évolution et gère des réseaux relationnels spécifiques et limités. Par contre, les niveaux hiérarchiques supérieurs ont besoin de l’aide de leurs subordonnés pour faire le tri dans une information surabondante, mais dont certains détails leur sont indispensables dans leurs contacts réguliers avec leurs interlocuteurs locaux.
À la chancellerie diplomatique, le travail d’information implique tout d’abord de suivre la presse du pays, parfois jusqu’à une vingtaine de quotidiens, et cinq ou six hebdomadaires. Ce qui concerne la France et l’ambassade est relevé en priorité. Il faut aussi coordonner la communication faite par les différents services de l’ambassade, y compris le consulat (par exemple sur la question des visas). La communication, c’est aussi organiser des conférences de presse, appeler et mobiliser les radios et les télévisions, le réseau de journalistes constitué par le service de presse. D’autres outils de communication peuvent aussi être mis en place : un site Internet, un agenda de l’ambassade de France ; des plaquettes d’information ; la Lettre de l’ambassade (un magazine luxueux en quadrichromie et distribué à « l’élite » du pays d’accueil), suivant les choix faits par l’ambassadeur.
Étant en contact avec de nombreux journalistes, le service de presse est souvent sollicité pour avoir « la position de la France ». Tous les communiqués de presse sont visés par le premier conseiller, parfois directement par l’ambassadeur. Mais il faut également être capable de répondre dans l’urgence. Pour avoir plus d’écho et de poids auprès des journalistes, le service de presse doit entretenir de bons rapports avec eux, les aider dans leurs démarches (recherche d’informations et de contacts, obtention de visas, etc.).
Le service de presse diffuse également l’information en interne par la réalisation quotidienne d’une revue de presse pour les différents agents de l’ambassade ; un résumé est diffusé par Internet (les « points chauds » de l’ambassade). L’ambassadeur tient à avoir sa « collection » (revue de presse plus dépêches AFP) personnelle tirée sur papier qu’il ne lit pas en entier, mais utilise en cas de rendez-vous, ou de questions sur des dossiers précis. Il en est de même pour les personnalités politiques de passage.
À Paris, à l’autre bout de la chaîne, l’information envoyée par le poste est en principe centralisée par le rédacteur chargé du pays ou de l’organisation internationale concernée. Ce dernier devra synthétiser l’information, la transformer, sous la tutelle de son sous-directeur, en éléments de langage qui seront validés par le directeur, voire le cabinet ministériel pour les dossiers les plus brûlants.
« Dans tous les cas, plus le sujet est sensible, moins la marge de manœuvre est importante. Il y a un ping-pong permanent avec le sous-directeur et le directeur. Le travail c’est beaucoup de concertation et de discussions qui prennent beaucoup de temps, comme par exemple pour les notes d’entretien politique. Disons que mon travail s’organise en quatre grandes activités. D’abord, répondre aux commandes internes et externes et c’est ce qui prend le plus de temps. On est beaucoup sollicité et il y a beaucoup d’aspects de communication dans ce qu’on doit répondre. Les aspects politiques, tout ce qui est sensible, ça prend du temps. Ensuite, du travail de fond. Il faut récupérer le travail des prédécesseurs, etc. Après, il y a tout le travail d’actualisation des données, la collecte des informations, leur traitement. Enfin, il faut gérer les aspects sensibles des dossiers politiques. » (rédacteur, direction géographique)
Une division du travail existe donc également entre les différents niveaux hiérarchiques. Comme l’explique un rédacteur géographique :
« C’est vrai que le rédacteur a une connaissance fine de ce dossier mais il n’a pas une vue d’ensemble. Il y a beaucoup de choses que l’on ne connaît pas quand on est rédacteur. Notre directeur a une connaissance à un autre niveau, il a une grande expérience qui lui permet d’avoir des réponses à beaucoup de questions et donc de savoir quoi faire face à ce type de difficultés. Il est bien que le rédacteur soit une personne ressource, et que ses supérieurs, qui ont été aussi rédacteur à un moment donné, aient une vision plus globale, qu’ils voient le problème avec plus de hauteur. C’est le cas de la direction politique, où on ne fait pas de la micro-gestion. Il n’est pas forcément nécessaire de connaître chaque micro-clan dans tel pays pour prendre une décision. Le directeur est là pour voir l’essentiel par rapport à l’accessoire ».
Pour les pays les plus concernés par l’actualité internationale, la division du travail est aussi transversale :
« Il y a une dualité entre la direction géographique et les directions fonctionnelles qui ont un intérêt pour le dossier. La situation du pays fait que je suis assis sur un volcan permanent et que je dois gérer des choses qui concernent beaucoup de services, NUOI, la sécurité pour la question de la drogue, la DGCID, la DAS pour la partie OTAN, le cabinet, etc. C’est une chance et un handicap à la fois. Comme tout le monde ou presque s’occupe de ce pays, j’ai un peu l’impression parfois que ce n’est plus mon pays. A l’inverse, c’est vraiment intéressant de pouvoir participer à l’élaboration de la politique de la France sur un sujet important. En fait, j’ai surtout un rôle de coordination et je réintroduis de l’appréciation politique sur les dossiers car les autres services ont tendance à avoir une vision très liée à leur angle thématique. J’ai un périmètre très large avec des contours encore très flous. Mon poste c’est un peu comme une photo qui s’affine avec le temps et l’expérience. C’est plutôt un poste singulier par rapport aux autres postes de rédacteurs-pays parce que la situation du pays est particulière. » (rédacteur, direction géographique)
Le rédacteur doit faire la synthèse d’informations parfois contradictoires et replacer les éléments apportés par chacun par rapport à la position qu’occupe la source : une ONG, un mouvement d’opposition, un organe officiel du gouvernement peuvent chacun donner une version différente du même fait. Même les comptes-rendus envoyés par l’ambassade française peuvent être relativisés si l’on estime que sa proximité avec les autorités locales peut parfois altérer son jugement. Comme le remarque un rédacteur :
« J’ai parfois le sentiment que notre ambassade a tendance à accorder un petit trop de crédit à ce que lui dit le gouvernement. Pas sur des choses graves, bien sûr ! Ils ne vont pas couvrir des exactions de l’armée, par exemple. Mais sur des choses comme… Par exemple sur les clauses de respect des engagements internationaux pris par le pays, ils vont prendre pour argent comptant ce que va dire le gouvernement. C’est pas de la complaisance, mais l’ambassade peut un peu minimiser les torts du gouvernement à propos des retards dans la coopération avec les Nations Unies. »
En centrale, l’analyse des dossiers et la co-construction des décisions se fait donc dans un jeu complexe et variable entre le rédacteur (qui centralise l’information sur un dossier ou un pays), le sous-directeur (qui assure le suivi et le contrôle des dossiers les plus délicats), le directeur (chargé de la représentation et des négociations à haut niveau) et le cabinet du ministre (qui doit transmettre les impulsions politiques, coordonner et valider les décisions). Certains rédacteurs déplorent le poids des visas hiérarchiques et l’asymétrie dans la circulation de l’information : alors qu’il leur est demandé des délais très courts (le plus souvent dans la journée) pour répondre aux commandes, le retour et les corrections se font généralement attendre (jusqu’à une à deux semaines), donnant l’impression que le travail demandé n’était finalement pas aussi urgent que le laissait prévoir la commande.
D’une sous direction à l’autre, les façons concrètes de fonctionner peuvent être extrêmement différentes. Dans certains cas, le rédacteur est cantonné à un rôle de synthèse sans grande initiative, alors que dans d’autres, il est fait largement appel à son expertise et à sa créativité. Sans préjuger des mérites respectifs de ces deux options, les observations ont montré que cela rendait très difficile la gestion commune des nombreux dossiers transversaux ou transfrontaliers impliquant plusieurs directions ou sous directions. Pour des raisons de niveaux d’analyse et de positions hiérarchiques, la coopération sur un dossier entre un rédacteur d’une direction et le directeur d’une autre direction est délicate.
Pour exercer son autonomie et sa capacité de réflexion, le rédacteur doit également être « protégé » par sa hiérarchie. Pour une sous-directrice :
« Je donne beaucoup de responsabilités aux rédacteurs, mais dans le même temps, j’essaye d’éviter qu’ils aient à faire valider leur travail par 36 000 personnes. Leur seul souci, ça doit être ma validation et une fois que j’ai validé le texte, c’est moi qui le défends. Bon, dans les cabinets, ils ne le comprennent malheureusement pas toujours et il y a toujours des conseillers qui vont téléphoner trois fois par jour directement au rédacteur pour donner des consignes contradictoires. S’ils passent leur temps à répondre au téléphone, ils n’ont plus le temps de rédiger, d’avoir la réflexion que je leur demande ! »
Et un peu plus loin, elle précise :
« Mon rôle, c’est aussi de protéger les rédacteurs, de prendre la responsabilité y compris et surtout dans les échecs afin qu’ils puissent continuer à avoir de l’imagination, des positions un peu tranchées. Je dois les dégager des contacts avec les échelons supérieurs, je dois servir de filtre. C’est eux qui rédigent et ils doivent avoir le temps, être libérés du contact avec la hiérarchie ou les autres directions. »
Une de ses collègues ajoute :
« C’est au sous-directeur de faire en sorte que le rédacteur se sente valorisé. Si vous êtes correct, il n’aura pas le sentiment d’être mis de côté. Bon, ils n’ont pas besoin non plus de tout savoir. Cela pourrait décourager. Si par exemple, j’ai dû avoir des conversations difficiles avec le cabinet, ou des problèmes entre les cabinets des différents ministres et secrétaires d’État, il est aussi bien qu’ils n’en sachent rien. Il y a une certaine vertu du silence. Je pars du principe que si je passe la moitié de mon temps à résoudre des querelles de territoire, ce n’est pas pour que mes rédacteurs aient à refaire la même chose derrière ! Après, ils vont se poser des problèmes là où il n’y en a pas. Ce n’est pas à eux de gérer les querelles des territoires. C’est parce qu’on a beaucoup de donneurs d’ordres ici. Quatre cabinets, chaque ministre veut exister. Et puis ils ont toujours peur que quelque chose leur échappe et aille à l’Élysée. »

2) Un traitement complexe de l’information

D’après Jovan Kurbalija, la communication diplomatique repose sur trois grandes « techniques ».
Tout d’abord la contextualisation. Une information n’a de sens que si elle est replacée dans son contexte : comment elle prend sens par rapport à une situation locale (ce qui nécessite une connaissance fine du pays, des décideurs, du climat politique…), comment elle s’inscrit dans la ligne du ministère, la politique étrangère globale, au niveau de l’ensemble des services diplomatiques auxquels appartient le rédacteur (ce qui nécessite une certaine transversalité entre les services).
La deuxième technique évoquée est la « prospection d’information » (data-mining) : l’objectif est de rassembler de grandes séries de données capables de donner du sens à une information ponctuelle. L’auteur cite l’exemple des « schémas de vote » que dresse le département d’État pour chaque pays à l’ONU : une prise de position particulière au Conseil de sécurité a plus de sens si on peut la rapprocher de toutes les décisions antérieures, sur des sujets similaires, du pays en question et de celles de groupes de pays.
La troisième et dernière technique qu’il évoque est la synthèse : face à la prolifération d’informations de toutes natures, il est de plus en plus important d’en pouvoir extraire les plus pertinentes. Il ne s’agit pas simplement de résumer un grand nombre de pages en quelques lignes, ce qui induit toujours un risque de perte d’information et de d’excès de simplification, mais de penser le texte en fonction des niveaux de précision pertinents et de la nature des informations utiles pour chaque type d’usage qui en sera fait.
De plus, ces trois techniques s’inscrivent dans des processus de travail et des activités diplomatiques variées. Jovan Kurbalija distingue ainsi trois grandes catégories : tout d’abord les activités répétitives et routinières (vérification d’information et d’antécédents lors de la délivrance d’un visa…). Ensuite, les activités semi répétitives (la synthèse et le suivi de nombreuses conventions internationales sur le commerce, l’environnement, etc.) : les conclusions de nombreuses réunions multilatérales ou bilatérales de suivi de tel ou tel accord doivent être résumées et diffusées de façon assez standardisée. Enfin, il y a, au cœur des négociations, des situations de crise, les activités non répétitives nécessitant un grand nombre d’informations hétérogènes qui ne peuvent en aucun cas être traitées de façon standardisée et doivent déboucher sur des analyses créatives capables de favoriser des décisions innovantes.
Cette grille de lecture permet de problématiser un certain nombre de questions et d’observations apparues durant l’étude :
— La difficile conciliation entre un traitement standardisée et bureaucratique de l’information et le besoin, dans certaines situations, d’analyses plus personnalisées, plus créatives, en partie fondées sur une forme d’intuition, de perception difficile à formaliser (« sentir la situation »). Certains diplomates, notamment de jeunes rédacteurs ou de jeunes conseillers, se plaignent d’être noyés sous des tâches semi répétitives et de ne pas avoir la possibilité de passer à des analyses plus innovantes, de prendre le temps de réfléchir. Pour cela, ils réclament également du temps et des moyens pour des réunions transversales, des missions sur le terrain, des rendez-vous avec différents représentants du pays. En fait, la frontière entre les activités semi répétitives et les activités répétitives n’est pas fixe, elle est susceptible de variations en fonction de l’actualité, des choix politiques opérés, des modes de gestion du travail des subalternes, etc.
— La division du travail et l’existence de tâches plus ou moins complexes induisent des enjeux de pouvoir et de prestige. Les formes de délégation du travail de traitement de l’information peuvent varier d’un pays à l’autre. La lecture de la littérature internationale et les entretiens auprès de diplomates français à propos des pratiques de leurs homologues étrangers montrent que, par rapport à la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne pratiquaient une plus grande division et routinisation du travail de traitement de l’information avec, pour les sujets politiquement sensibles ou d’actualité, une répartition des tâches de recueil et d’analyse de données par un plus grand nombre d’agents avec une plus forte spécialisation technique. En France, le choix est fait d’une approche plus généraliste sur une base géographique (à l’exemple du rôle central du rédacteur et de sa sous direction). Cela favorise une plus grande capacité de synthèse, dont la contrepartie est le risque de biais ou de simplification face à une trop grande masse d’informations et une difficulté de gestion des rapports hiérarchiques, la synthèse pouvant être faite à différents niveaux hiérarchiques.
— La création d’un système très dichotomique séparant de façon tranchée et conflictuelle « ceux qui pensent », le travail noble, de « ceux qui exécutent », alors que l’approche anglo-saxonne favorise plus la perception d’un continuum. Comme l’explique un rédacteur à l’issue d’une conférence téléphonique avec ses homologues de différents pays :
« Je trouve qu’on a des cultures très différentes avec les Anglo-Saxons. Ils sont à fond dans la procédure, la rédaction de « non papiers », la mise en place de commissions, de réunions… Et nous, on déteste ça : tout cet ensemble de discussions sur les comités de suivi, la définition des suivis, les points à lister, etc. Ce ne sont pas les mêmes formats d’équipe également. À Washington, ils sont 30 à travailler sur ce pays, ici je suis tout seul. En France, on est plus dilettante, on est plus dans l’initiative politique : lancer une idée, et les autres ont plus de moyens à mettre en œuvre dans le suivi. Quand il y a 30 personnes pour suivre un dossier, chacun veut proposer sa commission, son groupe de suivis, produire du papier et des rapports. Les Britanniques ont une grosse présence sur le terrain en ce qui concerne le renseignement militaire. La Norvège, elle patronne l’aide humanitaire sur la région. Ils vont être au courant de tous les agendas. Le plus important pour moi, c’est d’être dans la liste de diffusion de tous ceux qui participent à ces conférences téléphoniques du mercredi du jeudi. »
Un de ses collègues précise :
« Dans d’autres pays, c’est beaucoup plus pléthorique. Pour le Soudan par exemple le rédacteur qui s’en occupe ainsi que du Darfour est tout seul, alors que les Britanniques ont trois personnes et les Américains 10. Cela ne veut pas dire qu’un Français vaut trois Britanniques, mais c’est une façon différente de travailler. Sur les détails pratiques, ils sont mieux placés que nous. Par exemple, ils sont capables de produire une carte géographique actualisée avec tous les mouvements de population, les ONG, et tout un tas d’informations. Mais le fait qu’il n’y ait pas au Royaume-Uni une personne ressource unique fait qu’ils perdent en capacité d’analyse politique. »
— Les agents C et B (à l’exception des responsables des systèmes d’information, protégés par leur « niche » technique) peuvent ainsi se sentir dévalorisés et exclus du travail le plus noble en étant consignés aux tâches les plus répétitives alors qu’ils pourraient être associés à certaines phases du traitement de l’information, notamment à la prospection de données. Une tâche semi-répétitive de « prospection » et de suivi de donné peut jouer un rôle important. Par exemple, dans une Représentation permanente, une secrétaire (agent C) s’était vu confier un travail de gestion de dossier permettant de mettre à jour des dossiers et de mieux défendre la position française qui avait à ses yeux rendu son travail plus riche et intéressant :
« Ce qui a changé depuis l’arrivée de la conseillère, c’est un gros travail qu’elle m’a confié grâce auquel je peux vraiment participer au dossier des Droits de l’Homme. C’est un travail de gestion et de suivi des dossiers. Quand les gens portent plainte contre la France et que la France est condamnée, généralement elle paye en retard. Mais il arrive souvent que la France ait payé, mais sans que cela ait été retiré de l’ordre du jour. C’est-à-dire que le Conseil de l’Europe continue à demander un paiement qui a déjà été fait. Donc mon travail consiste à recenser les affaires dans lesquelles la France a été condamnée. Quand la France est en retard pour payer, la conseillère fait une note auprès de la direction juridique. Quand la France a payé et que l’affaire n’a pas été retirée de l’ordre du jour, je signale cette anomalie afin que la conseillère puisse demander le retrait de l’affaire. Si la gestion du suivi des affaires est bien faite, cela permet d’éviter qu’il y ait des pressions indues sur la France concernant des affaires qui ont été réglées, et cela renforce l’image de la France qui était ternie par cette question des retards. Grâce à mon travail et à celui de la conseillère, la France a pu améliorer un peu sa réputation de mauvais payeur. Quand la conseillère est absente, j’ai le contact avec la direction juridique à laquelle je transmets directement mes données. Je connais la personne, en général cela se passe bien. » (agent C)
3) Quelles évolutions avec les TIC et la société de l’information ?

Le système standardisé et stabilisé de communication diplomatique serait aujourd’hui remis en cause. D’après le rapport Tavernier : « Dans l’exercice de sa mission d’information, l’ambassadeur se trouve concurrencé par les médias. Bénéficiant de moyens matériels et d’un accès privilégié aux informations, certains journalistes exercent par leur audience une influence directe sur la décision politique. Les journalistes de l’Agence France Presse à Washington sont plus nombreux que les diplomates de l’ambassade de France. Les grandes entreprises mènent leurs projets, non plus au rythme des télégrammes, mais à coup de courriers électroniques et de déplacements de leurs présidents pour rencontrer des chefs d’État sans que les ambassadeurs n’en soient toujours préalablement informés, alors même que le président de la République ne manque pas d’emmener des chefs d’entreprise dans ses déplacements officiels. »
L’observation du travail des diplomates montre pourtant que les activités de rédaction de notes de synthèse et de télégrammes restent des moments forts de leur travail, auxquels soin et attention sont apportés. Comme par le passé, la volonté la plus fréquente est de produire un grand nombre de télégrammes qui seront lus et considérés comme importants, ou, à tout le moins, de rédiger et signaler un maximum d’informations de manière à ne pas pouvoir être pris en défaut à l’avenir pour ne pas avoir transmis tel ou tel élément qui se révèlera important a posteriori. À tel point que les différents secrétaires généraux du Quai d’Orsay envoient régulièrement aux ambassadeurs des notes enjoignant de réduire le nombre de télégrammes, leur longueur et d’utiliser avec plus de parcimonie les mentions d’« urgents » ou de « confidentiels ».
Toutefois, les mails, les listes de diffusions, les recherches sur Internet permettent à la fois d’élargir et d’accélérer le processus de traitement de l’information. Les formes plus traditionnelles (lecture et rédaction des télégrammes et des notes de synthèse, de la presse) occupent toujours une part importante du travail des diplomates, mais s’y ajoutent d’autres sources d’informations, des échanges plus informels de données et d’analyse. De plus, les informations, ou du moins une partie d’entre elles, semblent de plus en plus rapidement obsolètes, dépassées.
L’observation d’une journée de travail d’un conseiller dans une ambassade ou d’un rédacteur à Paris montre bien les conséquences de cet élargissement et de cette accélération du traitement de l’information. Ce qui frappe l’observateur, en comparaison d’autres activités de travail, c’est la fréquence de l’interruption et du changement de tâche en cours de séquence d’activité sans que celle-ci ne résulte nécessairement d’une contrainte extérieure. La sociologie du travail et l’ergonomie ont largement insisté sur la surcharge cognitive qui résultait des interruptions de tâche subies, par exemple, pour un cadre dérangé par un subordonné lors de la rédaction d’un document ou une infirmière qui doit interrompre un soin à l’appel d’une collègue. Si les diplomates observés ont aussi à subir ce type d’interruptions intempestives (coup de téléphone, demande urgente d’un supérieur, cas complexe soumis par un subordonné, etc.), beaucoup des interruptions observées semblaient volontaires et spontanées : au milieu de la lecture de sa collection de télégrammes du matin, le diplomate s’arrête pour commencer la rédaction d’une note, puis, avant d’avoir terminé celle-ci, va consulter sur Internet des sites d’information ou de sites spécialisés sur les sujets ou les pays de son portefeuille, tout en jetant, dans certains postes, un œil distrait sur la chaîne d’information continue d’une télévision allumée en permanence avec le son coupé, avant de reprendre la lecture des télégrammes. Seules les tâches les plus délicates et les plus formelles, comme la rédaction d’un télégramme diplomatique, sont réalisées avec un minimum d’interruptions.
La justification de ce comportement qui semble disperser inutilement le travail et les efforts est tout d’abord une volonté d’avoir le plus rapidement possible l’information, de ne pas rater une nouvelle importante. Les diplomates de rang plus élevé peuvent toutefois parfois déléguer ce travail de veille à des subordonnés. Cette technique peut aussi être mobilisée pour casser la routine et l’ennui et garder un rythme de travail rapide sur une longue journée de travail. Une dernière justification, moins souvent explicitée, serait que cette forme de fragmentation de l’activité pourrait finalement faciliter l’intégration, par le diplomate, d’informations d’origine très variées et hétérogènes en une vision relativement unifiée. Le risque est toutefois de se perdre dans le flot de nouvelles et de céder à l’attrait de l’immédiateté, à la recherche du scoop, de l’information inédite qui conduit à se connecter et à surfer de trop longs moments. Certains diplomates ont alors le sentiment d’être « scotchés » à l’actualité, le « nez dans le guidon » sans possibilité de recul ou de réflexion. Sentiment qui peut sembler paradoxal dans la mesure où il est en partie généré par les méthodes de travail mises en œuvre. D’autant plus que la médiatisation de certains dossiers conduit les pouvoirs publics à agir dans l’urgence. Les diplomates sont alors confrontés à un dilemme : soit tenter d’apporter une information sans avoir forcément le temps de prendre suffisamment de recul, soit prendre le temps d’une synthèse plus réfléchie, mais avec le risque que les décideurs n’attendent pas et prennent leurs décisions avec d’autres éléments. Bien sûr, la solution à ce problème est à chercher dans une démarche d’anticipation des problèmes et des crises qui pourraient éventuellement se poser, ce que certains appellent une « attente active ».
Internet met à disposition un flot croissant d’informations à un rythme de plus en rapide. Les sites des médias, des institutions publiques, des ONG, des entreprises, des think tank, des blogs de journalistes, de chercheurs ou d’opposants politiques, etc. peuvent apporter des informations intéressantes. Mais on y trouve aussi des analyses biaisées ou erronées, des répétitions inutiles. Comment évaluer la fiabilité et l’intérêt d’une source ? Quels sites consulter sur tel ou tel sujet ? Auprès de qui et comment confirmer et interpréter une information trouvée sur un site ? Par exemple, un diplomate peut appeler un correspondant de l’administration locale pour comprendre les raisons de la retranscription tronquée d’une rencontre bilatérale sur le site du Premier ministre du pays en question. Comment replacer et synthétiser l’information dans un contexte plus large, lui donner un sens pertinent pour l’action ? Tout cela demande l’expérience d’un secteur, la connaissance des personnes et donc, la constitution d’un réseau dans lequel un minimum de confiance a été établi, ce qui nécessite des rencontres de face à face, un système de don et de contre-don (échange d’information, invitations à déjeuner, services réciproques…) pour créer des liens.
Au sein du MAEE, l’utilisation de l’Intranet, des mails, des listes de diffusion, permet une diffusion et un partage plus rapides de l’information, moins protocolaires et moins hiérarchiques (un rédacteur peut ainsi correspondre régulièrement avec le conseiller du ministre sans avoir la supervision préalable de son supérieur), etc. Mais pour que cela soit possible, il faut que les supérieurs acceptent de déléguer et de faire confiance à leurs subordonnés. De plus, la capacité à prendre du recul, à contextualiser ou à relativiser une information dépend pour une part de l’ancienneté et de l’expérience accumulée, des savoirs-faire intériorisés.
Par ailleurs, si l’utilisation croissante des nouveaux moyens de communication permet, à condition qu’elle soit tolérée par la hiérarchie, certaines formes de démocratisation dans la diffusion de l’information et la participation au processus de décision, elle peut aussi engendrer de nouvelles inégalités. Le réseau fonctionne sur la base d’une certaine confiance en s’appuyant sur les relations personnelles. Un rédacteur (direction géographique) explique :
« Par exemple, sur un dossier transversal comme celui-ci, il y a une multiplication de sources à solliciter, les dossiers sur l’Intranet, les archives, des sollicitations directes de personnes. Au final, j’ai plutôt l’impression de créer quelque chose, de participer à quelque chose qui est le fruit d’une contribution collective de nombreux services. Il y a aussi un esprit solidaire avec ta promo. C’est les premiers que tu sollicites. On est sur le registre de la sollicitation, il n’y a pas de système d’échange d’infos mais de dons d’infos qui sont ensuite retravaillées. Naturellement, c’est à la fois bien et bancal, car c’est basé sur le principe de la confiance faite au service donneur. Parfois c’est délicat, parce qu’on ne sait pas comment fonctionnent les autres Directions géographiques ou politiques. On ne sait pas si elles retravaillent ou pas tes infos, s’il y a un phénomène de transformation. »
Tout le monde ne sera donc pas automatiquement intégré dans les listes de diffusion et cela peut favoriser la constitution de réseaux informels fondés sur des catégories (d’âge, de concours, etc.) et l’exclusion de certains. Là encore, l’absence de tradition de travail en équipe, d’accueil, de présentation et de formation des nouveaux arrivants fait que la constitution de réseau dépend largement d’initiatives individuelles. Pris sous la masse des commandes semi routinières (notes, réponses à des demandes d’information, suivi de dossiers, lecture des télégrammes diplomatiques, du courrier et des mails), certains rédacteurs ont le sentiment d’être enfermés dans leur bureau, sans contacts avec leurs collègues. L’outil informatique, en multipliant les informations et les messages à traiter apparaît alors plus comme une source d’enfermement que d’ouverture. Seules des initiatives venues de la hiérarchie visant à faire travailler de façon transversale des rédacteurs de différents services (en les exemptant provisoirement de leurs obligations habituelles) peuvent aider ces rédacteurs à élargir leurs réseaux grâce à des moments et des lieux favorisant les contacts face-à-face. Comme le déplore une rédactrice (direction géographique) :
« Quand vos supérieurs ne vous donnent pas des consignes claires, quand vos collègues ne peuvent pas vous renseigner, quand vous passez des journées entières à discuter avec personne sauf avec des gens qui ont pas grand-chose à voir avec votre travail, que systématiquement on n’est jamais réuni alors qu’on fait partie de la même sous direction et qu’on met deux mois à connaître les noms des uns et des autres, il est évident que l’info ne circule pas. Que les documents qui pourraient être partagés par tout le monde ne circulent pas, qu’il faut que chacun aille à la pêche, c’est clair qu’il y a une perte d’efficacit酠»
Au-delà de quelques réseaux ponctuels et informels, fondés bien souvent sur une origine commune (les énarques, les Orients, les anciens de tel stage de formation, etc.), beaucoup de diplomates trouvent les solidarités collectives encore insuffisantes. Les moyens techniques offerts par l’Intranet ne suffisent pas à changer les comportements. Une rédactrice (direction géographique) remarque :
« On n’est pas plus intelligent parce qu’on ne partage pas l’info, parce qu’on parle moins aux autres. Il y a des gens qui sont moins gradés que vous qui ont des choses intéressantes à vous dire, on peut parler à d’autres catégories que des catégories A, voilà. Peut-être qu’il faudrait d’ailleurs faire des stages mixtes, pourquoi faut-il que les A soient qu’avec les A. Les B ont un cerveau, les C aussi… Il y a des C très brillants ici chez nous, d’autant plus maintenant qu’il y a des C, et des B a fortiori, mais il y a des C qui rentrent avec des niveaux de diplôme très comparables à ceux des A. Quand on voit quelqu’un qui arrive de DEA et qui est là, on peut vraiment lui parler ».
De plus, si certains rédacteurs — mais pas tous — peuvent parfois voir leur rôle revalorisé, les agents de catégorie B et C qui participaient au traitement plus routinier de l’information (tris des courriers, des télégrammes diplomatiques, coupures de presse, recherches documentaires sur demande, etc.) peuvent voir leur rôle un peu plus marginalisé par l’usage des mails et des recherches directes sur le Net. Pour les télégrammes diplomatiques, le logiciel « Schuman » un système d’attribution automatique va reporter la tâche du tri sur les rédacteurs, comme le remarque cette agent B :
« Les TD nous arrivent par le chiffre. Les agents vont les chercher au sous-sol, 4 fois par jour. Nous procédons par un tri. Nous sommes la direction géographique qui a le plus de TD (36 pays plus la RP à Bruxelles. C’est frustrant d’aller chercher des piles de TD. C’est une pile de 20 cm à ramener avec ses mains. Il y a 300 TD par jour. C’est ingrat car mécanique. Il faut les trier et les classer selon les préférences de la direction. Par exemple on prend la collection 3, on lit chaque TD et on regarde quel rédacteur doit avoir tel TD (même si ça ne lui est pas adressé. Les agents doivent lire les TD et connaître les attributions de chaque rédacteur. La collection suit son cours. La sous-directrice vérifie les attributions. Une collection, c’est un jeu par sous-direction et quatre fois par jour. Cela fait 20 paquets à trier chaque jour. C’est un travail ingrat parce que ça n’appelle pas de réflexion, à part pour l’attribution. On est dans une situation particulière : le système Schuman est en déploiement, mais on continue de trier les TD… avec le système, ils pensent se dédouaner de ce tri, mais en fait les rédacteurs, avec Schuman, seront obligés de faire ce tri. Ça leur donnera un peu plus de travail. Nous, on les aide énormément, en leur attribuant les TD : ils ont une bonne source de travail ».
À Paris, les agents de catégorie C sont cantonnés aux tâches les plus routinières et les moins qualifiées du traitement de l’information, même si celles-ci peuvent avoir leur importance dans la production de la direction. C’est ce qu’explique une sous-directrice dans une direction géographique :
« Ici, c’est une armée mexicaine ! Il n’y a que des catégories A. On a aussi un pôle secrétariat pour toute la direction, avec deux agentes C qui sont administrativement rattachées à la sous-direction. Elles ne font pas de dactylo. Leur travail, c’est avant tout un filtrage des communications téléphoniques et de circulation de l’information : porter des plis dans d’autres services, photocopier les dossiers. La photocopie, ça peut être un gros travail quand il y a un dossier de visite, pour les visites officielles. C’est moi qui coordonne la rédaction du dossier et ce sont les secrétaires qui font les copies et l’assemblage. »
La dichotomie entre le travail noble d’analyse politique et les tâches moins valorisées de gestion et d’administration se manifeste par le fait que les informations qui sont le plus facilement partagées à travers les nouveaux outils de communication sont celles qui sont l’objet d’enjeux moins importants, d’un prestige plus faible. Dans les directions logistiques, qui ne traitent pas directement la matière noble, l’analyse politique, la délégation du travail intellectuel semble ainsi plus concevable. Un rédacteur (DAF) remarque :
« Moi j’ai la chance d’avoir une secrétaire, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, donc je lui délègue des choses avec un contrôle a posteriori ou avant avec prise de consignes, etc. Je délègue beaucoup de choses parce que j’ai pas forcément beaucoup de temps dans une journée, c’est-à-dire qu’elle me filtre mon courrier, elle me fait des petits points. Je suis aussi en train de la mettre au courant sur un certain nombre de dossiers à connaître. Sinon, je travaille beaucoup en réseau, c’est une chose au Quai d’Orsay qui n’est pas très développée encore… Je parle pas du réseau mail, je parle du réseau partagé, avec des fichiers partagés, avec un système de notes de corrections ou de modifications avec l’administrateur, mes collaborateurs, etc., etc. Mais on est encore loin de travailler de manière complètement efficace ».
De même, le seul cas connu de constitution d’un réseau d’échange d’informations et de connaissances techniques concerne le groupe des secrétaires généraux d’ambassade. Un chef de SAF explique :
« J’ai créé un réseau par messagerie d’une trentaine de secrétaires généraux dans le monde). On était trente à prendre notre service en même temps, à la suite d’un stage de formation, au moment de la LOLF et la prise de responsabilité sur de nouveaux secteurs. On se donne des coups de main. Quand une personne a un problème ou une question, il y en a toujours un pour trouver une réponse, une solution. Ça c’est su et on nous a demandés d’étendre ça à l’ensemble du ministère. Mais il nous a semblé qu’un blog pour 150 pays, ça serait ingérable. On est trente à se connaître par le stage, je pense que si on ouvre ça à tout le monde, il risque d’y avoir une démobilisation. Par contre, on a accepté de se lancer dans une démarche de partage d’information. Jeudi prochain, on est quatre du réseau à venir rencontrer des personnes en cours de formation pour leur apporter un retour d’expérience de notre réseau de 30 personnes. »
Là encore, on retrouve l’importance de la formation partagée dans la construction de réseaux de solidarité et de partage d’information, mais il s’agit d’un type d’information différent et perçu comme moins valorisant par les diplomates.
L’usage d’Internet offre donc de nouvelles potentialités et pourrait rendre possible de nouvelles façons de travailler, mais globalement, la logique de la « diplomatie traditionnelle » valorisant l’analyse politique reste très forte. Mettre l’information en perspective, lui donner du sens, vérifier les sources, éviter les redondances, transmettre des analyses utiles, nécessite toujours un savoir-faire, fruit de l’expérience, qui contribue à forger l’intuition du diplomate. Sur ce plan, les choses ont peu évolué. Voici, par exemple la façon dont un ancien ambassadeur décrivait son travail comme jeune conseiller à Moscou entre 1956 et 1959 :
« Un matin de juin, lisant dans notre Pravda quotidienne la liste de membres du Politburo ayant la veille assisté à un spectacle du Bolchoï, nous constatâmes, d’une part, que les noms de ces personnages manquaient, d’autre part, que le délégué Pospelov, jusque-là membre suppléant, figurait maintenant, selon l’ordre alphabétique en usage, parmi les membres pleins. On pouvait en conclure qu’un remaniement capital avait eu lieu. Mais le devait-on ? Nous tentâmes de convaincre l’ambassadeur de télégraphier à Paris le fait, au moins, à titre d’hypothèse. Il s’y refusa énergiquement, estimant la base trop fragile pour en tirer une conclusion aussi énorme. Il manqua ainsi l’un des scoops de sa vie. »
Aujourd’hui, cette intuition, cette capacité à lire entre les lignes et à trouver l’information utile et pertinente est toujours d’actualité. Ce qui a changé c’est que l’on est passé d’une situation de pénurie d’information à une situation, bien souvent (à l’exception peut être de certains pays comme la Corée du Nord ou la Birmanie) de profusion d’information. Le savoir-faire, l’expérience pour « sentir » ce qui sera le plus important, les « réseaux relationnels » pour corroborer l’information, le travail collectif de traitement et de mise en forme sont donc plus que jamais nécessaires.

4) Une information destinée à l’action bureaucratique et politique

Qu’est-ce qui différencie, dans ce travail, le diplomate d’un journaliste ou d’un attaché de presse ? La production d’informations plus confidentielles et calibrées pour les décideurs politiques, une relative autonomie par rapport à l’agenda médiatique, le lien entre informations et négociations sont des éléments souvent avancés. Mais l’impact des médias (chaînes d’information continues, journaux en ligne, etc.) sur le traitement de l’information diplomatique risque d’imposer une logique différente.
« Les diplomates doivent être patients, les journalistes ne peuvent pas se le permettre. Les diplomates ont tendance à penser qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, les journalistes sont des fabricants de nouveautés. C’est pourquoi l’influence de la presse sur la diplomatie est de réduire les échéances et de changer les priorités. Cela peut être un vrai casse-tête pour les diplomates de devoir se déporter de leurs préoccupations de long terme sur des problèmes immédiats. »
L’information diplomatique doit correspondre à un certain nombre de caractéristiques dont certaines peuvent être contradictoires :
— Tout d’abord, il s’agit de proposer une synthèse politique, c’est-à-dire de replacer la situation dans son environnement global, de faire la part des choses entre les allégations d’acteurs étatiques et non étatiques très différents, de dégager les options possibles.
— L’information diplomatique a pour but de contribuer à préparer l’action et la décision politique, voire de justifier et de légitimer les pratiques passées ou à venir. Il peut aussi parfois s’agir de ballons d’essai permettant de tester les réactions de nos partenaires. « On doit produire un savoir opérationnel, pas un savoir universitaire » ont ainsi expliqué plusieurs de nos interlocuteurs. Il faut pouvoir être présent, se mettre en avant, être disponible pour produire des notes, des analyses dans l’urgence, faire la preuve de son engagement, notamment par une forte présence horaire :
« Si on veut être entendu des politiques, il faut faire des phrases courtes, des notes pas longues, deux pages au maximum. Des bullet points, une approche aérée, centrée sur l’action, des constats pour l’action. Où on en est ? Quels problèmes se posent ? Que pouvons-nous faire ? Il faut mettre certains choix en avant et pour cela être déjà clair avec nous-mêmes. Recentrer, faire passer les messages. Si on a la confiance de la hiérarchie, on peut y aller librement. Si on a peur pour sa carrière, si on n’a pas la confiance de la hiérarchie, ce n’est pas la peine de faire des instructions. La confiance se gagne par le travail, la flexibilité des horaires, on reste tard le soir. Ici, au Quai d’Orsay, ce n’est pas le coup de feu le matin, mais on reste tard le soir. C’est en fin de soirée que les choses se jouent, que l’on peut voir les décideurs, que l’on est plus disponible pour la réflexion ou les échanges. » (rédacteur, direction géographique)
— Ensuite, l’information doit retenir l’attention du décideur, donc entrer dans son cadre de pensée, au risque de ne pas être comprise ou entendue. La tentation est alors de ne transmettre que les informations qui vont dans le sens voulu par les supérieurs et les décideurs. Dans nos observations, nous avons vu au moins deux fois des exemples de ce type de « censure » où une information dissonante ou remettant en cause la volonté politique de prendre tel ou tel type de mesure n’a pas été reprise dans un télégramme ou une note de synthèse. Si, à court terme, les supérieurs ont été satisfaits de cette communication, dans les deux cas, à moyen terme, cela a entretenu des difficultés avec les partenaires extérieurs au MAEE qui ont eu le sentiment que leur position n’avait pas été entendue.
— L’information est également soumise à des arbitrages politiques. Comme le précise un diplomate détaché au cabinet du ministre :
« Il faut bien que chacun fasse la différence entre information et position ! Une information, elle renvoie à un fait, une donnée technique ponctuelle et isolée. La position du ministère, elle est négociée à l’interministériel et fait l’objet de compromis en interne. Si on confond les deux, ça va provoquer des problèmes et des blocages. Il existe plusieurs sources d’informations et il faut que ces informations circulent dans les deux sens. Si le directeur ne retransmet pas les informations dont il dispose à ses subordonnés, cela va dysfonctionner. Le cabinet, quant à lui, a à jouer un rôle d’interface à la fois verticale, du bas vers le haut et de haut en bas, et horizontale, en interministériel. On est supposé être les seuls à pouvoir traiter les questions en interministériel, même si cela n’est pas le cas. Ce n’est pas comme ça que cela se passe souvent. L’interministériel, cela demande beaucoup de temps. Parce que les Affaires étrangères sont l’interlocuteur unique pour tous les ministres étrangers et leurs ambassades à Paris qui sont en visite en France. »
— La circulation des textes en internes permet une validation collective. La plupart des productions écrites font l’objet d’une procédure standardisée devant permettre la recherche de consensus, d’équilibre au sein de l’organisation en faisant circuler et corriger les drafts ou « versions de travail » dans différents services.
— Cependant, quelquefois, l’information diplomatique doit pouvoir passer du traitement routinier, bureaucratique, à l’innovation, quand survient un événement imprévu appelant une solution inédite. Comme le note un rédacteur :
« La culture de l’écrit est très spéciale dans le ministère. Il y a beaucoup de contraintes parce que tu t’inscris dans une continuité forte selon les dossiers. Mais on a quand même une forte capacité de proposition. En tout cas, chez nous, il y a une possibilité pour la nouveauté. En fait, les deux dimensions sont mêlées. »
— Enfin, l’information diplomatique a une dimension symbolique (plus ou moins forte suivant l’étendue de l’audience, le niveau de confidentialité) : ce qui est dit, ou non dit, peut être interprété, repris comme un « signal politique ». Avec les nouveaux moyens de communication, l’arrivée d’acteurs non gouvernementaux, la démocratisation, il peut y avoir brouillage dans les frontières entre audiences. Par exemple, un TD où la politique du chef d’État du pays où se trouve l’ambassade est décrite en termes peu élogieux arrive, apparemment par le biais d’un parlementaire français, sur le bureau de ce chef de l’État qui y voit une offense de la France à son pays. Alors que l’information journalistique (malgré l’existence d’une ligne éditoriale sensée plaire ou du moins ne pas trop déplaire au lectorat et de plus en plus aux annonceurs) est marquée par l’impératif de la nouveauté, de l’innovation pour ne pas lasser, la communication diplomatique est davantage caractérisée par une certaine répétition destinée à construire progressivement un cadrage de la situation, les éléments de langage qui formeront la position officielle et poseront les « lignes rouges » de la politique étrangère de la France. Les formule de litote, de prudence, comme par exemple la double négation (« il n’est pas impossible que »), l’euphémisme, seraient alors des moyens de faire passer des messages sans leur donner une forme trop affirmative ou agressive.
Il existerait donc un « style » propre à la communication diplomatique, sensé faire remplir à l’information ces différentes fonctions contradictoires (informer, orienter, convaincre, officialiser, rassembler, etc.). La diplomatie a développé son propre langage que les non-diplomates ne comprendraient pas toujours.
« Les gens de l’extérieur ne le savent pas toujours, mais notre communication est très codée. Quand l’ambassadeur fait un télégramme, il en dit beaucoup avec peu de mots. Les choses ne sont pas dites crûment, mais elles sont dites quand même. À mon sens, quand on vient de l’extérieur, il faut se donner la peine de comprendre les codes. Par exemple, si l’ambassadeur dit « la démarche demandée est difficile », ça veut dire que c’est une connerie monumentale. Les gens qui arrivent, ils pensent qu’il faut réinventer la roue. Mais non, et c’est normal, c’est toujours comme ça. » (Sous-directrice géographique à propos d’une demande qu’elle juge injustifiée de la part d’un conseiller du ministre non-diplomate)
Ce style « diplomatique » au sens commun du terme, parfois dénigré par le grand public, permet de maintenir la communication et les relations malgré les éventuels conflits, tout en restant parfaitement clair pour les diplomates. D’après un ancien ambassadeur indien, « rédiger des comptes-rendus diplomatiques demande un vrai savoir-faire. Certains parlent même d’un art. Comme pour d’autres activités liées à cette profession, un manuel ou un guide rédigé par le ministère des Affaires étrangères pourrait apporter quelques conseils, mais ce n’est qu’à travers l’observation et la tutelle d’un mentor expérimenté que le diplomate peut s’imprégner des véritables règles et peut forger ses propres méthodes. »
La particularité de l’information diplomatique tient aussi aux pratiques et aux enjeux qui en fondent la logique. Michael Barnett, un politiste américain ayant été détaché comme conseiller politique à la Représentation permanente des États-Unis auprès de l’ONU raconte comment la première chose qu’il a dû apprendre était la rédaction de télégrammes diplomatiques et de notes de synthèses. Les jeunes diplomates que nous avons rencontrés expriment parfois la même difficulté :
« Il y a tout un code qui n’est écrit nulle part, qu’il faut apprendre à déchiffrer. On vous dit ‘‘faites-moi telle note’’, en plus c’est des termes très techniques, vous voyez pas toujours de quelle note il s’agit. Il faut se renseigner, chercher des modèles. […] le savoir-faire à proprement parler, savoir présenter sa note, savoir à qui la remettre, au bon moment, etc., on y perd un temps fou et je crois que c’est quand même trente pour cent du truc… L’envoyer à la bonne personne, récupérer l’avis de Pierre et Paul parce que c’est obligé, qu’elle soit validée à tel endroit. » (rédactrice, direction géographique)
Officiellement, il s’agit de faire remonter toute information qui pourrait être pertinente pour la conduite de la politique extérieure. Mais dans la pratique, le savoir-faire mis en œuvre est très différent de celui d’un universitaire spécialiste des relations internationales ou d’un expert scientifique. Un « bon » télégramme doit parvenir à intégrer dans un même récit un ensemble de points de vue et être cohérent avec la politique menée par le pays. Il doit prendre en compte l’image du pays et de ses institutions. Il est ainsi difficile de critiquer ou même de faire apparaître sous un jour défavorable son supérieur ou les décisions prises antérieurement. Au contraire, il s’agit de faire ressortir positivement la position et le rôle du service dans lequel se trouve le rédacteur du télégramme. Surtout, il faut que le contenu du texte soit intéressant et face sens pour ceux qui en sont les destinataires. Les faits et les interprétations présentés seront donc, au moins pour une part, conformes aux attentes et à la grille de lecture des décideurs. Sinon, le risque est de ne pas être lu. L’information produite par le diplomate doit contribuer à poursuivre la construction de la position de son pays dans le jeu diplomatique international.
Pour Michael Barnett, devenir un « expert » du Rwanda et de l’Afrique, comme le désigne le « portefeuille » de dossier dont il a la charge en tant que conseiller politique, ce n’est pas connaître les pays de la zone, leur histoire, leurs dirigeants, les sociétés concernées et leurs enjeux politiques et sociaux. C’est d’abord comprendre les enjeux des discussions sur le Rwanda et l’Afrique au Conseil de sécurité et dans les échanges entre la Représentation permanente et le département d’État ; connaître les arcanes administratifs et bureaucratiques de l’ONU et du maintien de la paix, les interlocuteurs dans les différentes Représentations permanentes siégeant au Conseil de sécurité ; savoir utiliser le jargon et les acronymes en cours dans l’institution… Bref, ce dont il aura à traiter n’est pas le Rwanda lui-même, mais une mise en forme collective très particulière et propre au fonctionnement de l’ONU. L’information diplomatique ne prend sens que dans un monde particulier, celui du jeu diplomatique qui peut parfois sembler loin du « terrain » discuté.
Dans notre étude, un rédacteur en charge d’un pays sous les feux de l’actualité exprime une expérience assez similaire :
« Mon travail n’est absolument pas structuré dans le temps. Je suis complètement tributaire de l’actualité locale, plutôt agitée, et des commandes urgentes. Concrètement, je réponds aux nombreuses commandes de notes et je m’occupe du dialogue avec notre poste sur différents dossiers. Je passe aussi beaucoup de temps à des lectures diverses, internes ou externes. Le pays est à l’origine de beaucoup de littérature, diplomatique ou autre. Il y a une assimilation mentale d’une masse énorme d’informations à traiter. Il faut pouvoir fournir un travail clair de restitution au sous-directeur. Sinon, on est sans cesse sollicité et les commandes rituelles, les points de contexte, de langage, de situation, rythment la journée. Le poste est intéressant, mais tout ça fausse un peu le travail. On a finalement peu de temps de se consacrer en profondeur au pays, à sa situation sociale par exemple, car on travaille toujours dans l’urgence. Et puis, l’implication internationale qu’il y a avec ce pays fait que l’on se demande ce qu’on fait exactement pour le pays en lui-même, au-delà de gérer notre place dans le dossier vis-à-vis des autres. On passe beaucoup de temps à ça. » (rédacteur, direction géographique)
La connaissance à avoir est bien celle qui permet de se situer dans le jeu diplomatique plus qu’une connaissance sur le pays-même.

5) Information et décision politique

Une plainte fréquemment entendue ou lue est que les diplomates auraient perdu leur place dans la définition de la politique étrangère, leur capacité de cadrage des situations se serait réduite. Sont parfois évoqués les grands ambassadeurs du début du siècle, les frères Cambon à Londres et à Berlin, Jusserand à Washington, Paléologue à Saint-Pétersbourg, Barrère à Rome, dont les comptes-rendus auraient marqué les grandes décisions de politique étrangère. Comme l’écrit dans ses mémoires le comte de Saint-Aulaire, « la diplomatie que j’ai connue, la diplomatie des diplomates n’existe plus ». Si celle-ci n’a peut-être jamais existé, le fait même que ce mythe ou cette croyance existent doit être pris en compte.
On les retrouve d’ailleurs dans d’autres diplomaties, comme celle des États-Unis dont la place dans les circuits de décisions à Washington aurait été de plus en plus marginalisée avec la monté en charge du Conseil de sécurité Nationale. Deux des conseillers pour la Sécurité nationale, le républicain Henry Kissinger et le démocrate Zbigniew Brzezinski n’ont ainsi jamais caché leur méfiance, voire leur mépris, envers les diplomates et le département d’État, préférant gérer eux-mêmes les grands dossiers et envoyer leurs propres négociateurs. Plusieurs diplomates américains évoquent avec nostalgie l’influence de George Kennan (1904-2005), alors numéro deux de l’ambassade américaine à Moscou, connu pour avoir rédigé en 1946 le télégramme diplomatique le plus cité de l’histoire, un message de 8 000 mots dans lequel sont posées les bases de la future politique de containment qui va marquer toute la guerre froide : « Il apparaît clairement que la pression soviétique contre les libres institutions du monde occidental peut être contenue par l’adroite et vigilante application d’une force contraire sur une série de points géographiques et politiques continuellement changeants, correspondant aux changements et aux manœuvres de la politique soviétique, mais qu’il est impossible de nier l’existence de cette pression et de la supprimer par le seul effet des paroles ».
Comment les diplomates français participent-ils, à travers les informations et les analyses qu’ils produisent, à la conception et la mise en œuvre de la politique étrangère ? Par leurs écrits tout d’abord, notamment les télégrammes diplomatiques et les notes de synthèse, ils peuvent participer à la façon dont une situation, un problème sera défini et donc traité. Les diplomates interrogés apprécient les ministres qui prennent en compte leur travail.
« Je me souviens, quand j’étais rédacteur, avoir vu en retour une note que j’avais faite avec des annotations d’Alain Juppé lui-même. C’est extrêmement valorisant ! » (conseiller des AE)
À l’inverse, les cabinets ministériels ou une cellule diplomatique de l’Élysée qui tourneraient sur eux-mêmes sont critiqués. Certains diplomates ont le sentiment que leur travail n’est pas pris en compte, que les demandes qui leur sont adressées sont formelles et rituelles, mais sans grandes conséquences sur la politique menée.
« J’ai l’impression que j’écris beaucoup de choses, j’envoie beaucoup de choses, et je sais pas ce que ça devient concrètement. » (rédactrice géographique)
Les diplomates n’attendent pas que leurs recommandations soient reprises telles quelles dans la formulation de la politique, mais que leur « connaissance » des problèmes des pays dont ils ont la charge, leurs réseaux personnels, leurs analyses, participent à la construction du « référentiel sectoriel » qui guidera la politique. Mais pour cela, ils doivent apporter la démonstration que les informations et les analyses proposées sont pertinentes. L’information doit être inédite et s’inscrire dans le cadre d’analyse du décideur politique, sa propre façon de comprendre les enjeux d’un dossier. Une information trop extérieure à ce cadre risque de ne pas être entendue.
L’histoire diplomatique française est riche d’exemples où des diplomates n’auraient pas été écoutés parce que leurs mises en garde allaient à l’encontre des grandes orientations politiques et des grilles de lecture du monde des décideurs. Par exemple, l’ambassadeur au Rwanda, Georges Martres, aurait signalé, dés 1990, dans un télégramme diplomatique, le risque de répression violente du pouvoir Hutu contre les Tutsis. Le 19 janvier 1993, par un nouveau télégramme, ce même ambassadeur écrivait que le président rwandais, Juvénal Habyarimana, aurait lui-même intimé « l’ordre de procéder à un génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats ». Pour l’Élysée, le cadre de compréhension était celui d’un conflit ethnique « classique » (avec des massacres de part et d’autres) impliquant des forces légitimes (le pouvoir Hutu) et sous influence française et des rebelles (Tutsis) cherchant à déstabiliser les équilibres locaux au profit de l’influence anglo-saxonne. L’idée même d’un génocide d’État était dans ce cadre difficilement audible. Changer les cadres de perception d’un problème ou d’une situation ne peut se faire que progressivement.
Dans la construction du référentiel politique, les informations et analyses apportées par les diplomates sont en concurrence avec d’autres sources (agenda médiatique, groupes de pression, contacts directs entre dirigeants, etc.). L’influence des diplomates dépend donc de leur capacité à fournir au « bon moment » les éléments qui répondront aux enjeux tels que les perçoivent les décideurs. La capacité à faire évoluer le cadre qui structure la définition même de ces enjeux est, quant à elle, plus limitée, du fait de l’existence de « lignes rouges » définies en centrale, de grandes tendances dans les rapports entre États et des arbitrages entre divers intérêts tant internes qu’externes. Changer progressivement le cadre suppose un travail constant et continu. Un rédacteur précise :
« On essaye d’irriguer en permanence des gens qui comptent en informations, en petites notes, en bullet points. Notre travail, c’est de jouer les rabat-joie. D’introduire de la complexité, de rappeler que les choses ne sont pas si simples. Mais la complexité, pour qu’elle ne soit pas mal prise par les décideurs qui ont des millions de choses à lire, il faut qu’elle soit exposée clairement dans des notes courtes et synthétiques. Si nous voulons être lus, il faut essayer de dire clairement des choses compliquées. »
Pour répondre aux besoins d’information et d’analyse politique, les diplomates doivent donc anticiper les dossiers qui pourront éventuellement figurer sur l’agenda politique et savoir faire des propositions quand une « fenêtre d’opportunité » se présente, par exemple à l’occasion d’une crise, d’une rencontre internationale ou du calendrier diplomatique. Les diplomates qui se « contenteraient » de répondre aux instructions qui leurs sont adressées (ce qui constitue déjà un travail considérable pour tous les pays ou les dossiers qui sont sous les feux de l’actualité), risquent en effet de se sentir moins utiles qu’ils pourraient l’être. La capacité à prendre des initiatives, à proposer des solutions nouvelles est très valorisée, à défaut d’être toujours possible.
« Il y a aussi les notes d’initiative et les propositions. C’est moi qui conçois et identifie les idées. Avant, je les teste auprès du directeur et du cabinet sur un mode informel, pour voir si ces idées ont une chance de passer. Si je sens qu’elles intéressent et qu’elles sont prometteuses, je demande au rédacteur de faire une note. Il est important de ne pas seulement réagir aux crises et aux demandes, qui sont nombreuses dans ma région, mais de montrer que l’on peut proposer quelque chose. » (sous-directrice)
En écho, un rédacteur précise :
« Ma vraie valeur ajoutée, c’est de produire des idées, de proposer des stratégies aux décideurs. D’être une boîte à idées dans le dossier de la crise dans cette région, même sans commande. Donner régulièrement quelques lignes directrices, proposer des modes d’emploi, des solutions alternatives. Si je suis en position d’initiative, je suis certain qu’il n’y aura pas d’initiatives politiques qui me tombera dessus à l’improviste. […] Nous, notre stratégie, c’est d’être toujours en initiative, être toujours très dynamique dans notre démarche prospective, pour que les décideurs puissent y puiser des choses. À la limite, on ne nous demande rien et on pourrait passer la journée à se tourner les pouces. Mais alors, on ne pourrait pas éviter d’être submergés par les demandes politiques. Il ne faut pas être en attente si on veut éviter que le cabinet décide tout seul. »
Ce que confirme une jeune diplomate, détachée comme conseillère technique au cabinet :
« Ici, on survole un grand nombre de dossiers et il faut prendre rapidement des décisions et des initiatives. C’est pourquoi il est très important que les personnes qui sont à la place de rédacteur aient les moyens de proposer, de faire remonter des idées au cabinet. Il faut donc balayer assez large. Suivant la confiance que lui accorde sa hiérarchie, le rédacteur aura plus ou moins de possibilités de se faire remarquer, de faire remonter les informations. C’est très important. Mais il faut aussi faire attention aux éventuels effets pervers de cette grande proximité que je peux avoir avec certains rédacteurs. Je suis très attentive à bien respecter la chaîne hiérarchique et à ne pas abuser de la relation privilégiée que je peux avoir avec des réacteurs qui étaient mes anciens collègues. Il faut trouver le bon équilibre entre l’informel et la forte pression hiérarchique ; quand il faut envoyer une note dans l’urgence et que le rédacteur omet de la faire superviser par sa hiérarchie, cela peut se retourner contre lui. »
Les centres de décision étant pluriels, la stratégie d’information doit envisager différents canaux, variables suivant les dossiers. Comme le précise un rédacteur en charge d’un pays très présent dans l’actualité internationale :
« Les acteurs pour la gestion politique de la crise dans cette région, c’est le cabinet du ministre avec qui nous sommes en relation directe, qui est toujours en copie dans les e-mails. Il y a aussi la présidence de la République avec qui nous sommes en relation très directe. Il vaut mieux mettre le conseiller du Président en centre de gravité. Les attributions ne sont pas clairement définies sur ce dossier. C’est plutôt un dossier de Bernard Kouchner, mais la Présidence compte en même temps. Si on veut faire monter les options et nos analyses, il faut aussi les inclure dans notre travail de conviction. »
Convaincre est à la fois une question de crédibilité (construite par une présence continue dans les « forums » où sont discutés les dossiers importants) et de travail continu de proposition, de traduction des demandes politiques pour « rester dans les circuits de décision ». Les spécialistes des politiques publiques ont cherché à découper le processus de décision en quelques étapes clés (approche séquentielle).
La première est celle de l’identification : il faut convaincre l’opinion et/ou les décideurs publics que quelque chose ne va pas ou pourrait aller mieux et que la collectivité aurait intérêt à ce qu’une action soit entreprise.
La deuxième étape est celle du développement du programme d’action. La détection et la caractérisation d’un problème implique de façon préférentielle certaines solutions plutôt que d’autres, mais plusieurs options sont souvent possibles. Il s’agit de trouver les plus réalisables et celles qui seront le plus facilement reconnues comme légitimes par les acteurs concernés. Cette phase se termine, en troisième lieu, par la prise de décision, pas toujours clairement identifiable, de la responsabilité des politiques, en effet parfois diluée dans des arènes mixtes (par exemple rassemblant des conseillers ministériels et des hauts fonctionnaires) ou construite par les multiples micro décisions des bureaucrates lors de la phase suivante.
En quatrième lieu intervient la mise en œuvre, c’est-à-dire l’organisation des moyens et leur application concrète.
Le cinquième stade est l’évaluation : des critères de satisfaction sont définis, qui permettent de jauger dans quelles mesures les objectifs de départ ont été atteints et, éventuellement, de proposer de nouvelles recommandations pour « rectifier le tir ». L’information apportée par les diplomates peut intervenir à chacune de ces cinq étapes.
Pourtant, dans la façon dont les politistes étudient la décision en politique étrangère, on retrouve généralement le président de la République et les ministres des Affaires étrangères et de la Défense ainsi que leurs conseillers respectifs. Quelquefois, les ambassadeurs apparaissent comme simples figurants, mais la description des « acteurs » ne descend jamais en dessous. La présidentialisation de la politique étrangère, en France comme aux États-Unis, ne signifie pas forcément l’éviction des diplomates qui, à titre individuel, peuvent parfois jouer un rôle important en tant que conseiller occasionnel ou permanent auprès du Président. Beaucoup de conseillers dans le cabinet du ministre ou auprès de la Présidence sont issus de la Carrière et peuvent porter les valeurs et le point de vue des diplomates. Ils possèdent un réseau relationnel au sein du MAEE et peuvent se faire les « porte-parole » des services. Les conseillers diplomatiques de l’Élysée sont souvent crédités d’une grande influence. William Genieys, dans son étude sur le rôle croissant des cabinets ministériels dans la décision politique évoque ceux que les militaires auraient qualifiés de « clan des diplomates » et qui, auprès de Jacques Chirac, auraient joué un grand rôle dans la politique de défense nationale. De même aujourd’hui, Jean-David Lévitte est présenté, par de nombreux journalistes spécialisés sur la politique étrangère, comme l’un des plus influents conseillers de Nicolas Sarkozy.
Les conseillers du ministre des Affaires étrangères que nous avons rencontrés étaient souvent de jeunes diplomates qui partageaient assez largement les façons de voir de leurs anciens collègues. Dans les réunions de travail sur des dossiers que nous avons suivis, les décisions étaient en général prises collégialement à travers la construction collective d’un cadre commun d’analyse de la situation. Les informations et analyses apportées par les diplomates étaient d’autant mieux prises en compte qu’une solidarité autour des grands objectifs du MAEE se dessinait, notamment dans les contacts avec d’autres ministères.
Deux chercheurs allemands ont proposé le concept de « politisation fonctionnelle » pour rendre compte d’une forme très spécifique de politisation des hauts fonctionnaires, qui serait selon eux de plus en plus souvent à l’œuvre dans les pays occidentaux avec la transversalité croissante des politiques publiques et le projet de réforme de l’État. Ce n’est pas une allégeance politique partisane qui expliquerait l’adhésion au cadre d’analyse des dirigeants, mais une intériorisation de la faisabilité politique, une anticipation des réactions du Parlement ou de l’opinion publique. « Si leur action relève du politique, ce n’est pas parce qu’elle repose sur une dynamique partisane qui les pousserait à faire allégeance à telle ou telle famille politique et qui verrait leur déroulement de carrière subordonné à un patronage politique ; c’est qu’ils participent à la définition simultanée des objectifs et des moyens de la politique de la collectivité qu’ils servent, et qu’il leur est de facto délégué un rôle qui va très au-delà de l’exécution neutre et compétente de missions définies en amont par des acteurs politiques. »
La marginalisation des diplomates est donc un effet d’optique qui découle de la mise en scène et de la représentation de l’action publique. En théorie, en effet, les responsables politiques (le ministre des Affaires étrangères et son cabinet, le Président et ses conseillers diplomatiques) définissent les grandes orientations politiques, les grands objectifs de la politique extérieure et les diplomates prennent en charge les solutions techniques permettant la mise en œuvre de ces grandes directions. En réalité, les choses sont plus complexes : il est difficile de dissocier les choix politiques des traductions techniques ; les responsables politiques ne peuvent tout suivre et contrôler ; beaucoup de petites décisions, notamment au niveau des ambassades sont décentralisées et résultent de l’analyse faite sur place. Un exemple récent de retraduction de la demande nous a été donné pour le cas de la politique au Darfour. D’après les diplomates rencontrés :
« Quand Bernard Kouchner est arrivé, il voulait faire des corridors humanitaires. Il était fixé sur l’idée qu’il n’y avait pas assez d’aide humanitaire au Darfour. Mais le problème, ce n’est pas l’arrivée de l’aide, mais d’améliorer la sécurité. C’est plus un problème de ravitaillement des déplacés au Tchad. À partir de la volonté politique du ministre, notre travail a été de prendre la balle au bond, d’expliquer qu’il y a d’autres lacunes à combler. C’est comme cela qu’est né le projet de force européenne dans l’Est du Tchad. Typiquement, cet exemple des corridors humanitaires est la meilleure illustration de notre valeur ajoutée. Le politique arrivait avec sa propre recette, après une période de friction, nous sommes arrivés à des arbitrages pour prendre la nouvelle idée. À l’arrivée, il y a le déplacement de 3 700 hommes de différentes armées qui sont en train de se déployer, même si le déploiement a été stoppé par les événements récents au Tchad. C’est parti d’en bas contre l’option d’en haut. » (rédacteur)
« Quand Bernard Kouchner a été nommé ministre des Affaires étrangères, il est arrivé avec l’idée qu’il fallait absolument faire des corridors humanitaires pour le Darfour. Il en avait parlé à la presse et tout. On nous a donc demandés de plancher sur le sujet. Or au ministère, pas seulement dans la sous-direction, tout le monde pensait qu’il était à côté de la plaque. Les corridors humanitaires, c’est utile là où il n’y a pas d’accès aux réfugiés. Or le Darfour, c’est déjà la première opération humanitaire au monde ! Il y a 80 ONG qui opèrent sur place et leur problème ce n’est pas les corridors humanitaires. Bon, Bernard Kouchner, il a un caractère un peu difficile, mais il a au moins une qualité, c’est qu’il sait écouter les autres, notamment ceux qui connaissent le terrain. Sur le coup, il nous remballe, mais après, ça fait son chemin. Et il n’hésite pas à organiser des réunions larges où chacun peut donner son avis. Même s’il y a des gens qui ont toujours peur pour leur carrière. Je m’en souviens, d’ailleurs, ça m’avait énervée, lors de réunions avec Bernard Kouchner des personnes qui avant avaient critiqué les couloirs humanitaires, qui reprenaient tout ce que disait le ministre ! C’est un peu frustrant ; et puis c’est idiot ; ce qu’on attend d’un diplomate, ce n’est pas qu’il dise amen à tout ce que dit son ministre, mais qu’il sache utiliser ses connaissances, son expérience. Et puis, on ne s’est pas contenté de lui dire qu’il avait tort et de lui expliquer pourquoi, on lui a aussi proposé d’autres idées, d’autres choses ! Deux choses notamment : impliquer un certain nombre d’acteurs pour chercher à avoir une unanimité sur le dossier Darfour. C’est ce qui a débouché sur l’organisation de la réunion du groupe de contact sur le Darfour à Paris le 25 juin dernier. Puis l’idée de chercher une régulation du conflit en lien ave les problèmes du Tchad et de la RCA, et donc de compléter le dispositif par des forces au Tchad et en RCA. » (sous-directrice)
De même, des initiatives peuvent être prises sur une question, sans qu’il y ait eu de mise sur agenda politique. Une sous-directrice nous explique :
« Pour la Somalie, qui était une catastrophe humanitaire d’une très grande ampleur, c’est nous qui avons monté l’opération d’accompagnement des deux navires d’aide humanitaire du PAM par la Marine nationale. Nous avions eu une réflexion au préalable sur le problème de la piraterie sur les côtes qui faisaient que les humanitaires étaient de plus en plus réticents à envoyer de l’aide. On savait que ce projet allait soulever des réticences, alors on a pris sur nous de prendre directement les contacts avec la direction juridique du Quai d’Orsay, avec le commandant des forces navales de la Réunion pour évaluer la faisabilité du projet. Tout ça sans s’embarrasser de consultations, parce qu’on savait qu’il pouvait y avoir des blocages. Une fois le projet ficelé, on a alors contacté les autres directions, dont NUOI. »
Le pouvoir des diplomates, au moment de la mise en œuvre, comme pour d’autres hauts fonctionnaires, est aussi largement un pouvoir de blocage ou d’inertie face à des initiatives qui leur sembleraient inappropriées.
« C’est plus une question de retenue des initiatives du cabinet. C’est plutôt le cabinet qui veut faire des choses et nous on doit essayer de les décourager. L’Élysée, la défense, tout le monde veut faire des trucs. Si on veut une politique qui ne soit pas aléatoire, il faut les décourager ! » (sous-directrice)
Ce que confirme un membre du cabinet :
« Le plus souvent, cela se fait en creux, par inertie, avec une stratégie de l’administration qui peut ne pas réagir et torpiller ainsi un projet. Le cas le plus typique d’inertie ou de mauvaise volonté administrative, c’est quand la décision implique des moyens financiers. Le ministre peut dire par exemple : ‘‘On va ouvrir un consulat à tel endroit’’ ou ‘‘on va mettre plus de personnel dans telle ambassade’’, on est certain que la décision ne sera pas appliquée ! Nous, on est là pour relancer, pour faire avancer la machine et dépasser cette inertie. Mais dans le contexte financier actuel, il est certain que toutes les décisions qui impliquent de nouveaux moyens sont très difficiles à faire appliquer. »
La thèse de la marginalisation des diplomates dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique étrangère repose, en outre, sur une approche réductrice de ce que sont les relations internationales et la politique étrangère, une définition qui limite le regard aux seuls « grands problèmes » en tête de l’agenda médiatique et politique. Les innombrables et multiformes échanges quotidiens qui ne sont pas sous les projecteurs de l’actualité ou qui n’auront jamais l’honneur des manuels de « Relations Internationales » offrent un terrain d’action possible aux diplomates qui ne peut pas être confisqué par les responsables politiques ou les émissaires spéciaux, dont l’attention et le temps ne sont pas extensibles. Mais le groupe professionnel reproduit cette sélectivité : traiter des grandes questions médiatiques étant plus prestigieux que prendre en charge le tout venant des relations. Du coup, plutôt que de se poser la question de l’éventuelle éviction des diplomates de la diplomatie, il serait intéressant de se demander pourquoi le métier a du mal à se définir et se construire autour de la gestion et de la prise en charge des problèmes qui sont délaissés par les décideurs politiques. Ces problèmes étant de loin les plus nombreux et pouvant d’ailleurs, un jour, à l’occasion d’une crise politique ou d’une catastrophe politique, faire la une des médias.


II — Ce que représenter veut dire





Contrairement aux relations consulaires qui dès leurs origines au XIIe siècle à Venise ont fait l’objet de codifications écrites bilatérales entre les États, les relations diplomatiques, dont la généalogie remonte à l’Antiquité, sont restées exclusivement guidées par des pratiques coutumières jusqu’au XIXe siècle. En effet, le premier texte fixant des prescriptions normatives en la matière est le produit du Congrès de Vienne de 1815. La raison de cette dualité tient historiquement à la nature différente de leurs buts respectifs. Alors que les consuls avaient comme missions originelles, dans le contexte de l’essor des cités marchandes européennes, la protection des commerçants expatriés ou la réalisation d’actes notariés extra territoriaux, la diplomatie renvoyait directement aux relations politiques entre les souverains et demeurait donc leur apanage. Ainsi, soumise au « fait du Prince », la fonction de représentant était réduite uniquement à celle de légat ou d’émissaire chargé de transmettre in situ les messages du détenteur absolu du pouvoir.
L’accréditation progressive de représentations diplomatiques étrangères permanentes auprès des monarques à partir du XIVe siècle, puis le double mouvement de développement des relations interétatiques et de diversification des régimes politiques, ont conduit à une évolution de la notion de représentation. De simple émissaire, le représentant diplomatique du pays accréditant est devenu un mandataire, agissant par délégation à la place du tenant de la souveraineté nationale, pour effectuer diverses missions. Parmi elles, on retrouve par exemple « la défense des intérêts de l’État d’origine dans le pays d’accréditation » ou encore « la promotion des relations amicales entre le pays accréditant et celui d’accueil ». Cependant, si ces prérogatives générales constituent des préoccupations de fond des diplomates, elles n’offrent pas un guide précis pour l’action au quotidien. De plus, à elle seule, la notion de représentation ne recouvre pas un sens univoque et la définition de son contenu renvoie à des fonctions particulières de l’activité diplomatique, qui ne sont pas que celles inhérentes au statut de représentant. Le diplomate, parce qu’il est le représentant officiel de son gouvernement dans son pays d’accréditation, n’est justement pas amené à n’y faire qu’œuvre de représentation. Son statut de représentant lui confère de facto d’autres rôles.
Ainsi, le droit des relations diplomatiques, aujourd’hui organisé par la Convention de Vienne du 18 avril 1961, entrée en vigueur en 1964, reconnaît aux représentants des États, aux diplomates accrédités, cinq grandes fonctions qui se décomposent en cinq types d’action : représenter, protéger, négocier, informer et promouvoir. Une autre Convention de Vienne, signée en 1969 et entrée en vigueur en 1985, réglemente également les relations diplomatiques qui ont un caractère spécial et temporaire. Par conséquent, le statut de représentant accorde non seulement de manière légale au diplomate la possibilité d’effectuer son travail de représentation, mais il conditionne aussi ses autres tâches courantes. Et c’est notamment pour lui permettre de remplir sa mission, que son statut de représentant est protégé par des immunités et privilèges, héritages de l’ancien régime des capitulations, reconnus par le droit international.
Afin d’éviter les confusions sémantiques quant aux sens accordés aux termes de « représentant » et de « représentation », il convient de préciser qu’ils sont entendus ici comme évoquant une des missions singulières du diplomate ; ils ne sont pas assimilés à sa position dans son pays d’accréditation lui conférant la capacité de les effectuer toutes au regard du droit international. Même si les deux niveaux d’appréhension sont intimement liés, c’est une des dimensions de leur association qui est abordée à travers l’analyse de la fonction de représentation de l’État accréditant. Pour reprendre la nomenclature de la Convention de Vienne du 18 avril 1961, le représentant protège, négocie, informe, promeut, mais également, il représente. C’est cette dernière activité qui est donc décryptée dans les développements suivants. Elle renvoie par exemple à des tâches aussi diverses que celles d’entretenir des relations privilégiées avec les élites du pays, de choisir des personnes ressources à inviter lors des réceptions et événements organisés par l’ambassade, ou encore d’honorer des invitations à des manifestations officielles du pays d’accréditation.
Le travail de représentation, d’après les entretiens et les observations que nous avons menés, est lié au style personnel et à la personnalité du diplomate qui la met en œuvre, et au premier chef, à l’ambassadeur. Représenter les valeurs et les intérêts de la France sera compris et traduit en actes différemment d’un poste à l’autre, ce qui suppose des mécanismes de contrôle ou de régulation complexes. Agir selon son style propre en s’adaptant à des environnements variables tout en restant suffisamment dans la ligne déterminée par le ministère suppose une certaine expérience et la confrontation répétée à des situations diverses.
Comme l’a montré Robert Jackall à propos des dirigeants d’entreprise, un parcours de postes successifs qui conduit à se confronter régulièrement à des cas de prises de décision délicates et complexes dans le sens voulu par les dirigeants et conformes au but de l’organisation favorise une intériorisation des positions officielles et garantit une certaine loyauté. La négociation multilatérale et l’expérience en cabinet offrent, pour la diplomatie, une formation de ce type. En ambassade bilatérale, il faudra passer par plus de postes et par des situations difficiles et politisées pour faire ses preuves. C’est à ce prix que peut être garantie une certaine « politisation fonctionnelle ».
L’existence de normes protocolaires précises, bien qu’en constante évolution, est un moyen de limiter les incertitudes et les risques d’interprétations divergentes. Le protocole permet de réguler les aléas de la préséance, de marquer les grandeurs différentes, tout en respectant la prescription de l’égalité formelle des pays. Il souligne la solennité des événements, autant qu’il met en scène symboliquement le pouvoir et l’ordre international.
Le travail de représentation fait l’objet d’une répartition calculée, différenciée, mais parfois conflictuelle, entre les divers membres d’une mission diplomatique selon les actes à effectuer. Il s’agit d’une opération délicate, car tout choix est évalué au regard, de sa portée symbolique. Par exemple, lors des obsèques officielles d’un chef d’État étranger, la présence du président de la République n’a pas la même signification politique que sa représentation par l’ambassadeur dans le pays d’accréditation. De même, rencontrer certains leaders de l’opposition locale peut être problématique pour l’ambassadeur, mais acceptable pour le conseiller de presse ; ou encore, le remplacement d’un membre de la chancellerie politique par l’attaché de Défense, lors d’une parade officielle des forces armées d’un gouvernement issu d’un coup d’État militaire dénoncé par le ministère des Affaires étrangères permet d’honorer l’invitation du pays d’accueil tout en marquant une certaine défiance, sans aller jusqu’à créer un incident diplomatique.
Le travail de représentation, enfin, est caractérisé par une absence d’unité. Il s’effectue en de multiples endroits et selon des modalités particulièrement changeantes. Les nombreuses situations de représentation auxquelles sont confrontés les diplomates appellent donc systématiquement l’adaptation à des configurations différentes, mais également à des enjeux distincts. Pourtant, c’est l’addition de ces investissements protéiformes répétés et d’importance variable qui fonde sur une échelle de temps long la cohérence du travail de représentation. L’acte singulier ou isolé n’a en soi que peu d’intérêt.
Ce travail est une activité segmentée. Le diplomate n’est pas en représentation permanente. De même, sa fonction de représentant n’est pas uniforme et n’est presque jamais effectuée seule. Elle est souvent associée à au moins une autre de ses grandes fonctions. Selon les contextes où il est placé, il endosse de manière discontinue et conjointe des rôles distincts. Lorsque l’ambassadeur reçoit un intellectuel local de renom à l’intérieur de sa mission diplomatique, il est à la fois l’invitant, le représentant qui doit faire passer des messages ou une image auprès d’un personnage influent et l’analyste politique qui doit retirer de l’entretien des informations sur divers sujets. Il peut être amené ensuite à assister à une réunion avec des chefs d’entreprises expatriés au siège social de l’un d’entre eux, où il est alors simultanément l’hôte de marque, le représentant des services de l’État et le promoteur des intérêts nationaux dans le pays d’accréditation. De retour dans son ambassade, il redevient le chef de l’organisation pour un point de situation avec son numéro deux, avant de partir pour une réception officielle des ambassadeurs de l’Union européenne au ministère des Affaires étrangères du pays d’accueil, où il sera en représentation partagée avec ses autres collègues du point de vue européen, tout en relayant les positions singulières de son gouvernement sur certains sujets abordés. L’exemple de ces séquences successives, reproduites quotidiennement selon des modalités différentes, met donc l’accent sur la segmentation de l’activité diplomatique, et notamment de sa dimension de représentation.
Pour analyser le contenu du travail de représentation, on peut revenir sur la définition fonctionnelle des métiers diplomatiques. D’après le Livre Blanc, une des principales spécificités du diplomate serait de savoir « replacer les négociations sectorielles dans un cadre politique d’ensemble ». Il serait donc capable d’incarner, en quelque sorte, l’intérêt général. Plusieurs lectures sont possibles pour évaluer cette singularité et comprendre les éléments concourant à la formation de cette position.
— L’hypothèse professionnelle : les normes et les attitudes des diplomates seraient, dans ce cadre, dictées par les valeurs de leur groupe professionnel. Ces valeurs seraient guidées par un idéal de la paix, de la négociation politique, comme solutions aux conflits. À l’instar du médecin dont l’action devrait être guidée par la seule préoccupation de la santé de ses patients, cette mission serait renforcée par une forme de sacralisation. En grec et en hébreux, l’étymologie du terme définit le diplomate comme un messager, à la fois envoyé et ange, représentant de Dieu sur terre. Dans cette optique, les diplomates auraient pour fonction de modérer les passions des décideurs politiques et des citoyens, de leur faire comprendre les marges de manœuvre limitées que chaque pays possède s’il ne veut pas remettre en cause les équilibres internationaux fragiles. Réciprocité, courtoisie, prudence, compréhension de l’autre constituent dans ce cadre les normes principales que le diplomate professionnel aurait pour mission de défendre, parfois à l’encontre de l’intérêt immédiat de l’État qui l’emploie. Mais la paix étant vue comme profitable à tous à long terme, il servirait in fine les intérêts de son pays. Dans cette optique, une diplomatie professionnelle influente et écoutée serait le garant d’une politique internationale « idéaliste ». Cette approche ancienne est aujourd’hui défendue notamment par les diplomates travaillant dans les grandes organisations internationales.
— L’hypothèse politique envisage la diplomatie comme un outil parmi d’autres (avec les forces armées, les structures économiques et financières ou les appareils culturels et médiatiques) de la puissance d’un pays. L’analyse est celle de l’approche « réaliste » des relations internationales. Le diplomate est guidé en permanence par la recherche de l’intérêt de son pays et serait prêt à utiliser toutes les stratégies ou tous les leviers à sa disposition pour agir en ce sens (y compris le chantage, la menace ou le mensonge). D’après les diplomates rencontrés, une telle stratégie comporterait toutefois le risque de décrédibiliser celui qui s’y risquerait trop ouvertement.
— Selon l’hypothèse anthropologique, le diplomate s’identifie à la fonction de représentation qui est la sienne. Ses actions, postures, paroles sont avant tout dictées par le fait qu’il incarne, d’une certaine façon, la continuité et la position de son pays. Porteur d’une longue tradition, de tout un ensemble d’accords, de traités, d’actes de langage, mais aussi d’une image symbolique, il a d’abord pour fonction de faire exister son pays comme une entité bien définie dans le concert des Nations. Les problèmes de préséance, de défense de l’identité nationale ou de la culture du pays sont alors centraux dans l’activité diplomatique. Sous l’Ancien Régime, la théorie des équivalences (l’ambassadeur représente son souverain comme celui-ci représente Dieu sur terre) rendait la personnification plus aisée à comprendre et à assumer.
— L’hypothèse organisationnelle s’appuie sur les recherches en sociologie des organisations, pour expliquer comment le diplomate serait d’abord influencé et motivé par les objectifs de l’organisation ou du service auquel il appartient. C’est ce qui explique pourquoi, face à un même problème, un agent en poste dans une ambassade ne percevra pas de la même façon la situation, que son collègue de la direction politique, qui, lui-même, aura une vision différente du diplomate en charge de la question des « Droits de l’Homme ». Chaque service aura en effet à cœur de défendre sa mission, son mandat, face aux actions et aux stratégies des autres. Il ne s’agit pas seulement d’une volonté de gagner ou de préserver du pouvoir et de l’importance au sein du ministère, mais aussi de la conséquence d’une socialisation secondaire à un certain nombre d’objectifs et de valeurs qui, à force de structurer le travail quotidien, seraient petit à petit intériorisées. C’est ainsi qu’un diplomate national détaché dans une organisation internationale en viendrait, au bout de quelques années, à jouer davantage le jeu de cette dernière que celui de son pays d’origine.
— L’hypothèse individualiste : elle définit l’idée selon laquelle le diplomate chercherait, en chaque circonstance, à maximiser son intérêt personnel. Cela le conduirait à privilégier dans sa communication et ses actions ce qui peut lui attirer la reconnaissance de ses supérieurs, lui valoir une promotion ou toutes sortes d’avantages matériels ou symboliques. Rester près des puissants dans un jeu de cour perpétuel, s’attribuer les réussites collectives ou des collègues, mettre en avant ce qui valorise son action et ses mérites seraient, à l’image de l’Adrien Deume croqué par Albert Cohen dans Belle du Seigneur, le fil de conduite principal du diplomate.
La mobilisation de ces multiples hypothèses fournit une grille d’analyse formelle en termes de significations, conscientes ou inconscientes, pour comprendre le travail de représentation. Pourtant, cet angle d’approche de type fonctionnaliste (le diplomate réduit à une seule fonction simple, programmé à agir toujours de la même façon) est partiellement satisfaisant pour saisir les enjeux en présence et les ressources investies. Tout d’abord, sauf à en donner une interprétation exagérée, les actions individuelles ou collectives ne peuvent pas être réduites à une seule hypothèse explicative. Elles sont toutes plus ou moins mises en œuvre, selon les situations, dans la genèse des séquences de travail. De plus, cette posture accorde une trop grande importance au conditionnement des processus de travail à leur résultat, en ignorant les incertitudes, les contradictions ou l’influence du contexte qui se retrouvent dans la manière dont ils se construisent.
Plutôt qu’une démarche fonctionnaliste en termes de sens accordés a posteriori au travail de représentation selon ses effets, il convient davantage de décomposer a priori les interactions dont il est le produit pour en montrer la complexité. Pour cela, on peut adopter un cadre d’analyse à travers deux grandes configurations dans lesquelles se structurent ces interactions multiples et différenciées. Elles sont identifiables selon la nature spécifique de leurs objets et permettent de replacer la définition du travail de représentation du diplomate, ainsi que ses modalités, en perspective par rapport aux missions qui lui sont attribuées.
Le travail de représentation recouvre en effet deux grandes dimensions, deux significations. Dans la première, le représentant est vu comme faisant quelque chose pour le représenté (chef d’état, gouvernement), soit que celui-ci n’ait pas la compétence technique ou professionnelle (on peut penser à l’avocat qui représente son client), soit que le représenté ne puisse pas être partout à la fois. Dans la deuxième, le représentant agit et est présent comme s’il était le représenté ; il en tient lieu, l’incorpore symboliquement (s’attaquer à l’ambassadeur, c’est s’attaquer au monarque ou au pays qui l’a envoyé). Cependant, ces deux dimensions ne sont pas disjointes. Elles se superposent souvent en partie, rendant complexe l’appréhension de la nature du travail de représentation.

1) Représenter, c’est agir par délégation

Dans cette première configuration, la question centrale est la nature du mandat, la légitimité à représenter et la marge de manœuvre laissée au diplomate pour négocier, prendre position, agir à la place de son gouvernement. Par le passé, la difficulté des déplacements internationaux et l’absence de moyens de communication rapides et fiables, aussi bien que le caractère limité des échanges diplomatiques (réduits essentiellement aux relations entre les souverains), rendaient cette question à la fois centrale et critique. Donner une certaine autonomie au négociateur, c’était perdre le contrôle sur la négociation, ce qui était d’autant plus craint que les diplomates pouvaient parfois changer de maîtres. En effet, ils n’étaient pas forcément ressortissants du pays qu’ils représentaient et pouvaient, durant leur carrière, représenter successivement plusieurs États différents.
Aujourd’hui, les moyens de communication instantanés (Internet, téléphone, visioconférence) et la complexité des systèmes politiques nationaux — le diplomate est-il le représentant de la nation française, du parlement, de l’opinion publique, du président de la République, de toutes ces instances de souveraineté à la fois ? — changent la donne de la représentation. Ces moyens peuvent à la fois brider le négociateur, à cause de la multiplicité des instructions précises reçues en continu déterminant tout dans les moindres détails ou lui ouvrir de nouvelles marges de manœuvre en composant avec ces instructions et des intérêts contradictoires. Le diplomate peut aussi le cas échéant utiliser les comptes rendus d’une situation pour orienter la politique et les instructions définies par la centrale. L’habileté et la prise d’initiative du diplomate dans la relation dynamique entre le représentant et le représenté sont alors à l’origine de la conquête d’une autonomie d’action plus ou moins grande.
Dans ce premier sens, représenter signifie « avoir reçu une ‘‘délégation’’ » pour parler au nom du mandant et accomplir un certain nombre d’actes à sa place. Si on se réfère à Pierre Bourdieu, représenter consiste alors à imposer silence à celui que l’on représente. Le risque de l’autonomie du mandataire est bien réel et même si les moyens de communication permettent la quasi-instantanéité des échanges, la distance physique n’est pas abolie et le regard du mandant est lointain. Les missions d’inspection et de contrôle, mais aussi celles de visiteurs, peuvent donc ici être lues comme des moyens de recréer de la proximité avec l’administration centrale.
La relation entre le mandant et le mandataire est une thématique qui a été beaucoup abordée dans la littérature scientifique, notamment par les économistes dans le cadre de la théorie de l’agence. Il est d’ailleurs significatif qu’un auteur comme Kishan Rana considère les ambassades comme des « agences » et développe la totalité de son analyse à partir de cet angle de vue. Mais « la théorie de l’agence » conçoit la notion de mandat de manière trop mécanique et instrumentale, alors qu’elle est le produit d’interactions plus ou moins discutées.
Selon John Hendry, le « principal » peut être dans l’incapacité de définir un mandat clair du fait de la complexité du contexte, de la mission ou des tâches requises. Cette complexité fait que le mandat est difficile à concevoir, et encore plus difficile à communiquer à l’agent. Le principal doit alors choisir entre deux maux : un mandat imprécis (« sous-spécifié ») risque de produire des malentendus, alors qu’un mandat trop précis (« sur-spécifié ») peut limiter la mobilisation des ressources et de l’initiative de l’agent et ainsi réduire son efficacité.
Dans la gestion des relations bilatérales, le mandat est plutôt « sous-spécifié ». L’ambassadeur, six mois après son arrivée en poste et après en avoir pris la mesure ou évaluer le bilan de son successeur, envoie un plan d’actions de nature assez large à l’administration centrale, amendé ou non par la suite, fixant les grands axes de ce qu’il compte développer pendant la durée de son mandat. Il est aussi construit en fonction des consignes, conseils ou recommandations qui sont fournis à l’ambassadeur avant son départ en poste au cours de nombreux entretiens préparatoires (direction géographique, cabinet, Élysée, DGSE). En fin de mandat, il rend compte de la réalisation de ce plan et en justifie, le cas échéant, les infléchissements.
Ce mandat a pour caractéristique de ne pas être imposé, mais élaboré de manière très concertée. Il est plus indicatif que contraignant. Il marque aussi, d’une certaine manière, la reconnaissance de l’autonomie laissée au chef de poste et de sa capacité à prendre la mesure des situations locales. Il fonde localement l’autorité de l’ambassadeur quant aux priorités qu’il fixe au travail collectif. Par exemple, dans deux postes visités durant l’enquête de terrain, la priorité donnée à la dynamisation de l’action culturelle était évidente. Le personnel de l’ambassade est ainsi soumis aux orientations données par l’ambassadeur. Avant son départ du poste, il rend compte de l’exécution de ce mandat à travers un rapport de fin de mission, mais l’administration centrale ne met pas en place de suivi individualisé des plans d’actions. D’ailleurs, chaque chef de poste interprète, pour beaucoup subjectivement, la réussite ou non de son mandat, au-delà de quelques critères objectivés. Ces critères ont surtout une valeur indicative, de même que leur non réalisation n’a que des conséquences limitées sur la carrière de l’ambassadeur, qui se détermine selon bien d’autres critères.
À côté de ce mandat spécifique, qui permet de distinguer l’ambassadeur en signifiant à tous les membres de l’ambassade son leadership sur les orientations et en reconnaissant à chaque ambassade une relative autonomie liée au contexte, il y a une série de missions standards qui doivent être accomplies partout et qui constituent la partie la plus visible de l’activité de l’ambassade, une des plus chronophages aussi. C’est le cas des « démarches globales » : par exemple, demander de soutenir la candidature d’une personnalité française pour un poste de responsabilité dans une organisation internationale. Les « démarches » nécessitent un important travail : faire le siège de personnalités officielles peu pressées de vous recevoir, subir les foudres d’un pays peu content de la politique de la France, etc. Par ailleurs, les demandes de l’administration centrale de réaliser telle ou telle « démarche » sont faites à tous les postes de manière identique, quels que soient leur taille et l’état de leurs relations avec la France. Or, suivant l’état de la relation bilatérale, le poids de la France dans le pays concerné, les moyens humains disponibles dans l’ambassade, la tâche sera plus ou moins difficile. S’ajoutant aux « démarches » globales, demandées de la même façon à tous les postes, il existe également tout un ensemble de « démarches » spécifiques à chaque poste, comme par exemple signifier aux autorités locales la préoccupation de la France au sujet de la disparition de tel opposant politique dans le pays. L’ambassadeur doit s’y plier et rendre compte des actions entreprises, des entretiens réalisés et éventuellement des résultats obtenus.
Ce mandat doit se réaliser indépendamment de toutes les autres contraintes, notamment celles liées au fait que certaines ambassades sont des lieux de passage constants de personnalités variées. L’ambassade est au service de tous les nationaux présents ou de passage, via les consulats, mais aussi de tous les politiques et missionnaires divers en représentation. Il s’agit alors d’aider à la réalisation des mandats de tous les représentants de la nation en visite dans le pays d’accréditation. Elle se présente pour cela en terme de support logistique à la réalisation de mandats très hétérogènes qui peuvent être par exemple des négociations économiques, la présence à une conférence internationale, des projets de coopération scientifique ou des entretiens bilatéraux avec des personnalités politiques locales. À cet égard, ce qui caractérise les ambassades bilatérales est une large disponibilité de ses membres et une grande réactivité à l’événement.
Outre les deux types de mandats différents déjà identifiés, un mandat ancré dans un contexte local et un mandat beaucoup plus imprécis associé aux missions d’accueil de l’ambassade, il existe une troisième dimension. Elle est plus ou moins prégnante selon la taille des ambassades considérées, selon qu’elles sont bilatérales ou multilatérales et selon l’importance accordée au pays tiers dans les relations internationales. Elle recouvre le mandat de dire et d’exprimer les positions du gouvernement. Dans ce cas, et selon l’importance des sujets, le mandat est beaucoup plus précis, cadré par des « éléments de langage » et conditionné par le fruit d’une intense concertation entre l’ambassade, l’administration centrale, les cabinets de la présidence de la République et du Premier ministre au fur et à mesure de l’évolution de la situation.
Ces différents types de mandats produisent des activités de nature très différentes qui coexistent dans le temps plus souvent qu’elles ne se succèdent.
La définition très large et générique du mandat de l’ambassadeur, notamment dans les postes bilatéraux, laisse une marge d’interprétation, certes contrôlée, dans ce que doit être la défense du pays. La plupart des théories des relations internationales considèrent que chaque pays, par le biais de sa diplomatie et de ses différents outils de puissance (moyens militaires, économiques, culturels, etc.) agit pour la défense et la promotion de ses « intérêts ». Mais la façon dont ces intérêts sont définis, négociés au sein de chaque société est rarement abordée. Il est courant d’évoquer la recherche de la puissance, de la sécurité ou de la richesse sans que ne soient déclinés de façon précise les éléments qui composeraient ces grandes catégories. La littérature sur le sujet et certains témoignages de diplomates montrent cependant que les différentes composantes de « l’intérêt national » ne sont pas définies clairement et a priori. Il existe en effet des conflits d’intérêt internes aux sociétés, des objectifs multiples et parfois contradictoires, un processus continu de définition et de redéfinition des « intérêts français » dans le cadre des négociations en cours. Certains politistes parlent de « construction sociale » des intérêts nationaux dans le contexte des normes internationalement reconnues, évoquent un jeu de confrontation entre pays dans les différentes instances supranationales (alliance, convention, etc.) ou encore des pressions de groupes d’intérêt domestiques. Le jeu politique et bureaucratique interne (concurrence entre ministères, services, etc.) entre également en ligne de compte. Le diplomate, à Paris et plus encore en poste à l’étranger, est donc partie prenante de ce processus de construction, négociation et/ou redéfinition de l’intérêt national. Il l’est en premier lieu par ses analyses et ses conseils, puis par le jeu relationnel, les discussions, la co-construction et la validation de normes d’action avec ses homologues étrangers, et enfin, en se positionnant dans les conflits entre différentes visions de l’action diplomatique.
Par exemple, un ambassadeur britannique en poste en Ouzbékistan, très impliqué sur la question des Droits de l’Homme largement bafoués dans ce pays, pensait que couvrir les exactions du régime post-communiste local risquait de renforcer le mécontentement et le manque de confiance de la population à l’égard de la communauté internationale ; de ce fait, cela pouvait, à ses yeux, favoriser la montée de l’islamisme comme force de contestation politique. Dénoncer les exactions du pouvoir et soutenir les militants des Droits de l’Homme apparaissent donc comme un moyen de défendre les intérêts et les valeurs de la Grande-Bretagne. Mais cette vision n’était pas partagée par une partie de sa hiérarchie. La direction politique d’Asie du FCO estimait notamment qu’une attitude trop dénonciatrice et « discourtoise » finirait par isoler l’ambassade des élites politiques du pays et lui faire perdre toute capacité d’influence. De son côté, le Premier ministre de l’époque, Tony Blair, refusait de voir sa politique d’engagement inconditionnel auprès des Américains — qui soutenaient le régime de Karimov, celui-ci s’étant positionné en 1991 contre le système soviétique déclinant, puis, après le 11 septembre 2001 aux côtés de la coalition dans la lutte contre le régime des Talibans — remise en cause par une lecture différente. Par contre, la direction des Droits de l’Homme du FCO soutenait largement les initiatives de l’ambassadeur. Ce dernier, pour réaliser certaines de ses initiatives, comme la lecture d’un discours très critique, avait donc pris l’habitude de demander plutôt ses instructions à cette direction, plutôt qu’à sa hiérarchie habituelle. Cette stratégie lui donnera une certaine marge de manœuvre, jusqu’à ce que les directions et décideurs opposés à son action parviennent, après un rude combat, à obtenir son rappel et sa démission.
Dans le cas français, les entretiens et observations réalisés montrent une situation assez complexe. Lors des interventions officielles et dans les entretiens formels, la position de la France est souvent déduite des discours du président de la République ou, à défaut, du ministre des Affaires étrangères qui servent de points de références pour définir la politique étrangère et ses différents objectifs. Le diplomate peut parfois dégager, dans l’exégèse des discours présidentiels, une certaine marge de manœuvre, toutefois d’autant plus étroite que le dossier traité comporte des enjeux problématiques. Ainsi, par exemple, à propos du dossier israélo-palestinien, Alain Pierret, ambassadeur de France en Israël en 1986, évoque les relations de la France avec l’OLP, présentée comme une des parties dans le dialogue pour la paix. Il se fait alors rappeler à l’ordre par sa hiérarchie. « À Bruxelles, le 25 juillet, Jean-Bernard Raimond avait déclaré que le dialogue, lorsqu’il est fait par des hommes ouverts et compétents, avec des responsabilités, est une bonne chose. Dans l’interprétation de la parole ministérielle, je suis apparemment allé trop loin. Si selon notre consul général à Jérusalem, la presse palestinienne apprécie, on juge à Paris que je me suis écarté de la ligne officielle. »
En poste, l’ambassadeur et les conseillers politiques possèdent aussi une certaine latitude pour définir le plan d’actions de l’ambassade. C’est ainsi qu’un objectif pourtant largement annoncé tel que « promouvoir les intérêts commerciaux de la France » peut apparaître comme secondaire pour certaines chancelleries diplomatiques, plus spontanément tournées vers le travail considéré comme plus « noble », c’est-à-dire l’analyse politique. Comme le souligne Laurence Badel, « incontestablement, la force des représentations a empêché l’établissement d’une relation équilibrée entre la sphère diplomatique et la sphère entrepreneuriale ». Les relations économiques, culturelles et scientifiques sont donc plutôt gérées par les services culturels, l’AFD et les missions économiques. La question de la coopération économique est éminemment politique et l’ambassadeur suit naturellement cet aspect-là des dossiers, mais la promotion commerciale et le développement ne sont pas des sujets traités en priorité par les chancelleries. Dans les ambassades étudiées, les chefs de poste ont volontairement fait le choix de laisser la grande part de ces actions aux services annexes ou spécialisés, préférant concentrer leur action sur les domaines politiques, et dans une moindre mesure, culturels.
Dans les grands postes multilatéraux (UE, OTAN, ONU, etc.), au contraire, le mandat est généralement plus impératif, ce qui pose le problème de l’adaptation permanente des instructions aux évolutions de la situation sur place.
« Donc, ce que vous faites, c’est : vous essayez d’avoir les instructions pour négocier et souvent les instructions se font en temps réel, c’est des choses extrêmement compliquées comme ce que j’ai fait lundi dernier où vous êtres tout le temps avec Paris au téléphone, il faut que vous ayez un compromis, il faut appeler pour dire ‘‘voilà la situation maintenant’’. Et ensuite, après tout le temps que vous avez passé à négocier, vous devez rendre compte. Et le problème, c’est que si vous avez une négociation qui a duré un peu longtemps, eh bien votre compte rendu il prend votre soirée. » (conseiller politique)
Ce n’est pas un hasard si la technologie de la visioconférence est utilisée de façon privilégiée dans l’élaboration et la discussion des instructions envoyées à la Représentation permanente auprès de l’UE.
Cette situation de dépendance vis-à-vis de Paris est parfois jugée négativement, notamment par les experts extérieurs au MAEE, dont l’intérêt pour la « négociation pure », « le jeu », n’est pas assez important pour accepter de s’en tenir aux seules instructions de Paris :
« Le B .A. BA c’est d’être proactif et réactif, les deux à la fois, pour s’adapter à tout changement, et si possible, les anticiper au maximum, d’où l’importance des contacts bilatéraux qu’on peut avoir par téléphone ou autre, sans arrêt rester en éveil, et essayer d’aller puiser l’information en amont pour informer Paris, alimenter Paris, en disant : ‘‘attention, la situation est en train de changer’’, enfin, là je peux bien vous en parler, car j’ai un dossier, c’est exactement ça en ce moment, donc ‘‘attention, telle délégation est susceptible de changer sa position, l’équilibre est susceptible d’être modifi钒 boum il faut réagir, ‘‘donc, donnez-moi vos instructions ou est ce que vous êtes d’accord si on fait ci, ou si on fait ça’’, bon après, c’est en bonne intelligence avec le SGAE, avec le ministère en disant bon ‘‘donnez-moi votre feu vert informel, ou autre’’, parce qu’on n’a pas besoin forcément d’un télégramme d’instructions en bonne et due forme, mais c’est vrai que là, on est les seuls à pouvoir leur donner ce signal, parce que vu depuis Paris, c’est vrai que ça fait loin Bruxelles, et parfois, selon les sujets la définition d’une position inter ministérielle est très difficile à élaborer, donc une fois qu’elle a été élaborée, c’est quasiment gravé dans le marbre, et donc eux, ils considèrent que ça y est, le travail est fait, on a notre position française, et après tout va bien. Or ici, le temps que la position française soit définie, je veux dire le sujet peut avoir évolué de une, deux ou trois phases déjà, d’où l’importance de les alimenter en temps et en heure, si possible de façon anticipée et, en bonne intelligence, de définir ou d’arriver à adapter ou à moduler la position, pour s’adapter, en fait, à l’évolution de la discussion. » (conseiller spécialisé)
Dans les petits postes multilatéraux, enfin, le manque d’attention de l’administration centrale pour ce qui est considéré comme des enjeux secondaires peut donner une marge de manœuvre importante, mais aussi le sentiment d’un manque de reconnaissance. Comme l’explique un représentant permanent :
« Ça fait deux ans et demi que je suis en poste ici, je n’ai jamais vu mon ministre. Il y a quatre comités des ministres chaque année, à chaque fois, c’est moi qui le remplace ! Bon, c’est normal que je le remplace s’il ne peut pas venir, c’est ce que font aussi mes collègues des autres délégations. Mais, là, ni Monsieur Kouchner ni son prédécesseur n’ont eu la curiosité de venir, ne serait-ce qu’une fois voir ce que l’on fait. De même, pour les instructions, on n’a pratiquement rien de notre ministère. On travaille beaucoup plus avec les experts des autres ministères qu’avec le ministère des Affaires étrangères. Déjà, notre direction de rattachement au MAEE, le service qui est officiellement chargé de préparer nos instructions et de nous évaluer, c’est la sous direction du désarmement et de la non-prolifération de la direction des Affaires stratégiques. Ça n’a pas beaucoup de sens ! C’est justement un des rares sujets dont on ne s’occupe pas ici. Donc, la personne qui nous envoie les TD d’instruction a beau être tout à fait sympathique et pleine de bonne volonté, notre travail n’est pas vraiment au cœur de ses préoccupations. […] C’est un peu décourageant de ne pas avoir de retour de notre propre ministère ! De ne pas avoir de reconnaissance ! J’ai un numéro 2 qui est formidable, qui se dépense sans compter, comme toute mon équipe d’ailleurs. Elle reste souvent jusqu’à 11 heures le soir pour terminer les dossiers ! Elle prend vraiment son travail à cœur, mais j’ai peur qu’un jour elle craque, parce qu’il n’y a pas de reconnaissance au bout ! Le travail qu’elle abat ici, est-ce que ça va la conduire à avoir un beau poste après ? Non, pas du tout ! »
Malgré les nouveaux moyens de communication, les déplacements croissants des responsables politiques, la gestion du mandat risque donc d’être toujours coincée entre le « trop » et le « trop peu » !

2) Représenter, c’est incarner une présence et un statut

Dans cette seconde configuration, le travail de représentation implique en premier lieu la défense du statut et du prestige du représenté (souverain ou État) dans le pays d’accréditation. Cela se traduit concrètement par le témoignage de l’intérêt de la France envers tel événement, tel pays ou telle personnalité et se manifeste par l’envoi d’un représentant, souvent de haut niveau, dans différentes soirées, réceptions mondaines ou manifestations à caractère politique. Cet aspect du métier est parfois dénigré par le grand public qui ne le perçoit pas comme un véritable travail. Outre le fait que, bien souvent, ces obligations sociales viennent s’ajouter à une longue journée de travail, marquant l’adéquation forte entre les sphères privée et professionnelle pour les diplomates, elles nécessitent pourtant un réel savoir-faire. Repérer et aborder les bons interlocuteurs, nouer des liens et échanger des informations, parfois faire passer des messages sans froisser les hôtes, est une grammaire d’initiés qui s’acquiert par l’expérience.
Dans le cadre de cette activité symbolique, chaque détail peut prendre une importance considérable, être perçu comme un signe ou porteur d’un message. Le respect des règles de préséance, du protocole, des plans de table, trouve donc ici un sens important. Chaque acte est codifié et tout manquement à la règle entraîne une sanction ou peut être jugé comme un acte malveillant. En juin 2007, par exemple, la Garde des sceaux a provoqué un esclandre, car elle avait été accueillie initialement lors de son déplacement officiel en Allemagne par le consul général ; l’ambassadeur avait alors été contraint de venir sur-le-champ à l’aéroport pour réparer la « faute » protocolaire.
Cette dimension de la représentation implique une certaine rigidité dans les relations avec les différents interlocuteurs. Il est parfois nécessaire de faire recevoir tel visiteur par un agent de rang élevé, même si un autre plus bas dans la hiérarchie, mais plus spécialisé et au fait du sujet traité, aurait pu être mobilisé de manière plus utile. Une sous-directrice, qui cherche pourtant à déléguer au maximum des responsabilités à ses rédacteurs, constate ainsi :
« J’essaye d’envoyer un maximum d’interlocuteurs vers les rédacteurs concernés. Mais le tri, pour les visiteurs, ça dépend du titre de la personne. J’ai pour politique de déléguer pas mal de responsabilités aux rédacteurs, sauf les personnes importantes, que je suis obligée de recevoir. Par exemple, les ambassadeurs de ma zone, c’est moi qui les reçois. »
Pour tenir le rang exigé et avoir les relations ou réseaux nécessaires, il a longtemps été jugé indispensable de recruter des diplomates d’origine sociale élevée, ne serait-ce que pour montrer l’importance accordée au pays d’accueil par l’État accréditant un diplomate.
Aujourd’hui encore, un ambassadeur qui sera jugé trop peu prestigieux peut poser problème comme le relate Le Quotidien de Dakar : « Pour remplacer le très expérimenté Doudou Salla Diop au poste prestigieux d’ambassadeur du Sénégal à Paris, le président de la République a porté son choix sur Maïmouna Sourang Ndir. La nomination a été officialisée dans le communiqué du Conseil des ministres tenu jeudi dernier. Une décision souveraine qui renvoie naturellement à l’indépendance politique et diplomatique de notre pays, comme le lui reconnaissent, et vice-versa, tous les États ayant accepté d’établir des relations avec lui. Mais les Français ont une autre perception de ce que doivent être les échanges diplomatiques entre deux États. Selon des sources diplomatiques interrogées par Le Quotidien à Dakar, si l’officialisation, par Dakar, de la nomination de l’ancienne ministre a accusé environ deux mois de retard, c’est dû à la volonté de Paris, dans un premier temps, de ne pas accepter Mme Ndir comme ambassadeur. Évidemment, ce type de refus, très… diplomatique du reste, n’a jamais été notifié aux autorités sénégalaises compétentes. Et pour cause, l’usage dans ce milieu très policé dans ses us et coutumes est qu’un pays ne peut refuser l’accréditation d’un ambassadeur sur son territoire, sauf en cas de considérations négatives liées au parcours du préposé. L’attentisme manifesté par le Quai d’Orsay avant de donner son agrément à la nouvelle ambassadrice n’a, apparemment, pas été décodé par les services du Président Wade. À moins que ceux-ci aient préféré ne rien voir ou entendre. En réalité, la France avait un vœu : que le Sénégal nomme un ambassadeur à l’étoffe plus relevée que celle de l’assistance sociale qu’est Maïmouna Sourang Ndir, un vrai diplomate de haut niveau. Son représentant à Dakar n’est certes pas un diplomate de carrière, mais Jean-Christophe Ruffin est d’un profil intellectuel relevé que l’Académie française a rendu Immortel il y a quelques mois. C’est donc une sorte de réciprocité par le haut, qu’elle attendait du Sénégal. Par ailleurs, la mission diplomatique sénégalaise dans la capitale française est la plus prestigieuse au monde pour notre pays, rappellent les interlocuteurs du journal Le Quotidien. Son importance dans le dispositif des relations bilatérales est significative. Ce qui explique l’existence des quatre Consulats généraux sénégalais à Toulouse et Bordeaux (dans le Sud-Ouest), à Marseille (dans le Sud) et à Paris, ainsi que sept consulats honoraires. Finalement, Paris aurait aimé que se poursuive la tradition d’excellence dans la nomination des ambassadeurs entre les deux pays. »
La fonction d’incarnation du pays d’origine est parfois exigeante. En tant que symboles, les diplomates peuvent aussi être pris pour ce qu’ils représentent et servir de cible physique pour des représailles contre leur pays d’origine. Dans les cas d’enlèvements ou d’assassinats de diplomates, c’est la fonction d’incarnation de la présence de la puissance étrangère, plus que le membre d’une élite sociale, qui est visée.
Pour s’adapter aux évolutions de la société représentée, plus égalitaire, plus mixte, il est parfois suggéré que le corps diplomatique se diversifie dans sa composition, notamment en s’ouvrant aux femmes, aux minorités visibles et aux postulants issus de différentes filières d’étude afin d’être plus à l’image de la société qu’il représente.
La féminisation, notamment des postes les plus élevés, reste problématique. Les ambassadrices, en effet, sont généralement en poste dans des « petits » pays, dont l’importance sur la scène internationale ou pour la France n’est pas primordiale. La première femme ambassadeur, Marcelle Campana en 1972, est nommée au Panama. Aucune femme n’a été ambassadeur en Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Russie (ou URSS), États-Unis, Israël, Japon, Inde ou Chine ! De même, il n’y a jamais eu aucune femme ministre des Affaires étrangères ni secrétaire général, du Quai d’Orsay.
Comment comprendre la prégnance de ce « plafond de verre » ? Au MAEE, l’argument selon lequel la plus grande difficulté ou réticence pour les femmes à assumer des postes à l’étranger expliquerait leur moindre réussite doit être relativisé. En effet, les « belles carrières » des énarques, encore moins féminisées que celles des « Orient » se font avec une moyenne de postes à l’étranger plus faible que celle des « Orient », plus féminisées. On trouve d’ailleurs des femmes ambassadrices ou numéro deux dans des pays en guerre ou dangereux. Ce sont plutôt les postes prestigieux et non les postes périlleux qui leur sont pour l’instant fermés !
Une autre explication peut aussi être trouvée dans les formes d’organisation du travail et du temps. Face à la difficulté de faire reconnaître son travail, un des indicateurs de l’engagement personnel au MAEE semble être les longues journées de travail : « Si je reste tard le soir, cela montre que je travaille bien ». De plus, la soirée est souvent perçue par les diplomates comme un moment privilégié pour la réflexion collective, le contact avec les supérieurs, pour leur soumettre idées et projets (donc faire reconnaître ses mérites). Ces habitudes peuvent exclure pour une part les jeunes mères de familles, donc pénaliser les femmes. Dans nos observations, nous avons vu plusieurs sous-directrices tenter de lutter avec difficulté contre les réunions trop tardives (qui de plus impliquent souvent la rédaction d’une note de synthèse ou d’un télégramme dans la foulée).
En ce qui concerne les agents issus de l’immigration, le très faible nombre de personnes que nous avons pu rencontrer, notamment parmi les agents de catégorie A, témoigne de l’existence d’un problème à ce sujet, mais rend également très délicate toute analyse. Les rares entretiens collectés évoquent toutefois le sentiment, de la part de ses personnes, de ne pas être reconnues à leur juste valeur du fait de leur origine.
Comment encourager l’ouverture des recrutements, des expériences et des origines, tout en conservant la cohérence des métiers diplomatiques et des représentations et valeurs partagées ?

L’origine comme « argument » :
Dans les années 1960, l’ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, Habraham Harman, estimait qu’être un juif originaire de Grande Bretagne pouvait être un handicap pour bien représenter son pays dans lequel les juifs Sépharades devenaient de plus en plus nombreux. Il note ainsi à propos d’un débat télévisé avec un diplomate arabe qui lui disait qu’il n’avait rien à faire en Israël : « A un ambassadeur israélien d’origine d’Irak, par exemple, cela ne pourrait arriver, car il pourrait dire : Moi aussi, je suis du Moyen-Orient, je suis en Israël parce que c’est ma patrie. C’est la terre de mes ancêtres, j’ai sur elle un droit historique, même si bien sûr j’aurais pu rester chez vous et attendre que vous me pendiez sur la place publique. Et alors, cet ambassadeur arabe, dans son studio de télévision, n’aurait plus qu’à fermer sa bouche »
(cité dans Segev, 2007, p.75)

Avec la démocratisation et la pluralisation des sociétés, certains pays (comme la Suède notamment) cherchent à favoriser le recrutement de diplomates reflétant la diversité de leur société. Ils sont aussi incités à s’ouvrir plus largement à la société du pays d’accréditation, notamment à travers les médias (diplomatie publique ou d’influence). Une des difficultés de la diplomatie actuelle est qu’avec la médiatisation, il devient plus difficile de segmenter les publics pour délivrer une communication adaptée à chaque auditoire. Par exemple, dire à la fois à ses concitoyens que l’on a obtenu une grande victoire et à ses interlocuteurs étrangers qu’on a fait une grosse concession est devenu très difficile. Dans les sociétés démocratiques contemporaines, les processus de décisions sont complexes ou multiformes et le diplomate qui veut défendre les intérêts de son pays est amené à devoir détecter les différents leviers et pôles de décision en présence (ministères, conseillers présidentiels, parlementaires, partis politiques, partenaires sociaux, grands intérêts économiques, associations et ONG, etc.). Il est toutefois contraint d’agir avec tact et discrétion, afin de ne pas donner le sentiment au pays hôte de manipulations indues pour favoriser les seuls intérêts de son pays d’origine, ce qui serait contre-productif, car contraire aux usages du milieu diplomatique.
Plus généralement, le problème de la représentativité, notamment dans sa dimension d’incarnation d’une présence, pose la question de la notion de représentation. Soit, on représente un pays conçu dans sa diversité « morphologique », pour citer Maurice Halbwachs, soit, on représente une représentation. Par exemple, la représentation véhiculée par la Suède est celle d’une démocratie beaucoup plus « participative » que la France, où il existe le moins d’intermédiaires possibles entre l’État et le citoyen. Dans ce cas, sa représentation, notamment à l’étranger, doit être « isomorphique » à sa population, à l’instar de ce qui se passe au Parlement. Ou il s’agit d’une démocratie représentative plus classique et sa diplomatie représente alors une représentation. Les ambassades françaises représentent avant tout la représentation de la France, avec quelques nuances et fantaisies admises chez les ambassadeurs, mais dans un registre convenu. Il y a des ambassadeurs de sensibilité de droite ou de gauche, mariés ou séparés, d’un certain âge, plutôt de sexe masculin, représentatif de la haute fonction publique, grands serviteurs de l’État et de la République, mais sans doute peu représentatifs de la population.
Il est donc nécessaire de questionner ce que signifie une « représentation de la France » et la concurrence des représentations possibles qu’elle recouvre. La délimitation de l’image à incarner fait sans cesse l’objet d’arbitrages dont les contours sont mouvants selon les contextes et les objectifs attendus. Elle se noue avec les représentations que se fait le pays d’accueil de la France et de ses attentes, mais aussi avec le message que le MAEE veut donner de la France en fonction des résultats plus ou moins escomptés selon l’intérêt de l’État d’accréditation. Ainsi, le travail de représentation qui se joue par une présence permanente est conditionné par une donnée majeure qui est celle du public visé par l’acte de représentation. Et l’adéquation entre les actions mises en place et leurs effets n’est pas le ressort d’une présence qui ne serait que passive — être présent dans le seul but d’être visible — mais au contraire, en recompositions constantes ; des recompositions permanentes qui ne sont pas sans créer à l’intérieur des missions diplomatiques des tensions, des interactions conflictuelles, des affirmations de pouvoir, car elles sont une source d’enjeux déterminants dans le travail quotidien.
En ce qui concerne cette seconde configuration du travail de représentation, il faut étendre la réflexion au-delà de la seule personnalité de l’ambassadeur. Dans les représentations permanentes auprès d’organisations internationales, comme celle auprès de l’OTAN, le fait qu’elle soit située au sein même de l’organisation, que le personnel soit amené à croiser quotidiennement des membres des autres représentations, induit pour chaque membre de l’ambassade une attitude de représentant. Tout le personnel y est vêtu par exemple, en permanence, de manière particulièrement soignée. Dans les postes bilatéraux, c’est le cas à la chancellerie, mais la pression sociale est moins perceptible dans d’autres services, comme le service culturel ou la mission économique, a fortiori lorsqu’ils sont installés dans des locaux séparés.
Pour beaucoup de personnes rencontrées dans les services, il s’agit, au quotidien, d’un travail comme un autre, sans dimension symbolique forte à l’exception de moments privilégiés. Ainsi, lorsqu’on interroge les agents de MAEE, même les plus modestes, ils racontent leur activité comme le ferait n’importe quel agent dans un quelconque service public. Pour les agents à l’étranger cependant, à l’occasion de certaines questions posées au cours de l’entretien (par exemple « quand vous rentrez en France pour vos vacances, ça se passe comment ? » ; « Comment racontez-vous votre travail à votre famille ? », l’expérience d’une relative étrangeté du métier — pas toujours aisée à partager avec des non diplomates — peut être exprimée. Il est révélateur, notamment, de constater combien le fait de travailler dans une ambassade revêt une dimension symbolique très forte, qui ne manque pas de rejaillir sur la représentation de l’emploi exercé. C’est à la fois travailler pour le maintien du prestige de la France à l’étranger, sa présence, mais c’est aussi être appelé à croiser parfois des gens prestigieux. La question se pose en termes différents dans les ambassades pour les recrutés locaux, en nombre croissant pour la tenue de tous les emplois techniques. Outre le fait que les ambassades ont souvent été de « mauvais » employeurs (non-respect du droit du travail local par exemple), pour les personnes interrogées, l’ambassade est un employeur comme un autre et le travail souvent aussi contraignant, sinon plus, qu’ailleurs.
Dans la mesure où ils « représentent » la France, les diplomates et tous les agents de l’ambassade doivent, dans leur travail, préserver et entretenir le prestige de leur pays, l’aider à « maintenir son rang », celui d’un pays qui veut rester au niveau des grandes nations internationales. De par l’importance de son réseau d’ambassades et de consulats, sa présence dans les organisations internationales, sa participation aux grands enjeux mondiaux, la France entend conserver une place qui lui est parfois contestée. Il est donc attendu des diplomates que leurs actions — par le respect de rituels de représentations, de mises en scène du pouvoir, d’actes symboliques de différentes natures — contribuent à préserver le prestige et le rang de la France. Mais au-delà de positions objectives ou d’actions symboliques, parce que le diplomate est autant un être observé qu’un observateur, les représentations sociales qu’il véhicule dans le milieu où il évolue sont particulièrement importantes. Il incarne certes une présence abstraite, néanmoins cette incarnation se matérialise aussi à travers son propre comportement. Son travail de représentation incorpore donc une forte variable « réputationnelle », qui s’ajoute au statut social le définissant, comme le décrit notamment Lloyd Warner dans ses travaux de stratification sociale. Il est donc placé dans une situation où le contrôle social, qui se manifeste jusque dans sa gestion du corps ou encore dans l’exigence d’une moralité irréprochable au regard des référentiels du pays d’accréditation, est très contraignant. Qu’ils le veuillent ou non, les conjoints, à partir d’un certain niveau, sont également soumis à des contraintes fortes de représentation. Plusieurs diplomates d’âge moyen nous ont raconté comment ils avaient pu être rappelés à l’ordre par l’ambassadeur ou son épouse pour le comportement de leur épouse : tenue vestimentaire trop décontractée ; contact jugé trop proche avec le personnel de maison local, etc.
Les résidences et les ambassades richement décorées et meublées, les voitures avec chauffeur, les rituels et les cérémonies (comme celle autour de la remise des lettres de créances), le protocole, sont également autant d’outils qui peuvent soutenir le travail de maintien d’une présence prestigieuse. Toutefois, la volonté de réaliser des économies budgétaires et le souci contemporain de faire montre de plus de simplicité, voire de modestie, remettent en cause la légitimité de certaines de ces pratiques tournées vers la préservation d’une image de prestige. Inventer de nouveaux rituels, démocratiser le travail de représentation n’est pourtant pas une chose aisée. Pour que le travail de mise en scène, de représentation, fasse sens, produise bien la reconnaissance et l’image attendues, il est nécessaire qu’il trouve un écho dans des représentations partagées du pouvoir et du prestige, dans une réminiscence de traditions issues des sociétés de cours, des liturgies religieuses ou des grandes cérémonies laïques du passé. Il n’est pas possible de créer ex nihilo une pratique dont le sens sera compris par tous par la seule force de l’imagination ou de l’habileté en communication.

3) Défendre l’image de la France à l’étranger

Les deux figures de la représentation (agir « à la place de » et « en tant que ») se combinent dans la défense de la bonne image du pays, qui est à la fois un axe central du mandat donné à l’ambassadeur et une conséquence de son rôle d’incarner son pays. Le travail de représentation, trop souvent associé de façon restrictive à « l’exercice de la coupe de champagne » lors des cocktails et autres événements mondains, passe aussi par un investissement important pour promouvoir, par différents types de manifestations (salons, expositions, conférences, etc.), la culture, les valeurs et les produits français avec une finalité politique. Il permet de favoriser la diffusion des idées et de la langue française, mais aussi de défendre les intérêts des ressortissants et des entreprises nationales quand ceux-ci ne sont pas traités avec équité par les autorités locales. Plus généralement, il s’agit d’entretenir la réputation de la France à l’étranger. De ce point de vue, le travail consulaire et le travail politique sont liés. Le traitement rapide des visas dans les meilleures conditions possibles revêt ainsi une grande importance pour l’image de la France et permet de faciliter la venue d’étudiants et de touristes, contribuant in fine à la diffusion de la culture française. Dans un pays africain très lié à la France, le consul général s’employait par exemple à communiquer auprès des médias locaux sur les efforts effectués avec son équipe pour tenter de réduire les délais d’attente pour les demandeurs de visas.

« Constat » dressé dans un ensemble de télégrammes rédigés à la demande du Quai d'Orsay à l'automne 2007 par 42 ambassadeurs en poste en Afrique :
« L'image de la France "oscille entre attirance et répulsion dans nos anciennes colonies, au gré du soutien politique ou des interventions, militaires notamment, dont ont fait l'objet ces pays", constate un télégramme de synthèse. "La France n'est plus la référence unique ni même primordiale en Afrique. Les Français ont du mal à l'admettre", ajoute un diplomate qui a participé à ce travail. A l'entendre, tout se passe comme si le temps s'était arrêté : les Africains "jugent la France à l'aune des travers du passé alors que Elf, c'est fini".
De leur côté, les Français ignorent que les Africains entrent dans la mondialisation "plus vite qu'on ne le croit" et sont désormais courtisés par tous les pays émergents (Chine, Inde, Brésil) et par les Etats-Unis. "Loin de la pensée misérabiliste, (...) les progrès accomplis par l'Afrique sont importants et largement sous-estimés par l'opinion et les observateurs", estime le document, élaboré pour tenter de remédier à l'effet désastreux produit par le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007.
Le soutien apporté par Paris à des potentats africains est l'une des composantes de ce désamour. La présence de bases militaires "alimente le fantasme d'une France qui n'agit qu'au profit de gouvernements iniques et pour des causes opaques", alors que la situation dans les pays en question (Gabon, Cameroun, Tchad et Congo) est plutôt meilleure que dans d'anciennes colonies britanniques, estiment les responsables français, qui citent le Zimbabwe. "On nous reproche à la fois de trop intervenir et de lâcher l'Afrique. Quoi qu'on fasse, on a tort", résume l'un d'eux. La voracité prêtée à la France en matière d'exploitation des ressources naturelles pèse aussi. Là encore, l'idée selon laquelle Paris tire toutes les ficelles dans ses ex- colonies relève du leurre, assurent les diplomates, puisque les principaux intérêts français se situent en Afrique anglophone. Le Nigeria et l'Afrique du Sud concentrent la moitié des échanges français avec le continent. L'Afrique ne pèse d'ailleurs que pour 0,5 % dans le commerce extérieur de la France, contre 40 % en 1957.
Les Africains francophones ont "l'impression d'être délaissés, voire de ne pas être payés en retour par une France en repli (immigration, visas, réduction de l'aide, traitement des anciens combattants)", assènent encore les télégrammes, pointant "le risque réel que les jeunes générations se détournent de la France". L'ennui est que la France n'a plus les moyens de ses ambitions. Son immense réseau de coopérants a presque disparu et elle ne maîtrise qu'un tiers du volume de son aide, le reste se partageant entre la réduction de la dette et l'aide distribuée via l'Union européenne. En conséquence, les réalisations françaises sont mal identifiées et moins visibles que les immenses stades ou palais des congrès construits par les Chinois. Certaines ambassades vont jusqu'à plaider pour une dé-communautarisation des budgets.
Le dépit africain se nourrit aussi du rejet d'une France "donneuse de leçons", insistent les diplomates, qui constatent aujourd'hui les "dégâts durables" produits par l'affaire de L'Arche de Zoé.
Un fossé s'est ainsi creusé entre Français et Africains. Les premiers voient les seconds comme "des gens pauvres parce que corrompus, à qui la France doit dire ce qu'ils doivent faire". En miroir, domine en Afrique la vision d'"une France frileuse, doutant de ses intérêts, méfiante à l'égard de la jeunesse africaine". Ce décalage se double d'une identification nouvelle facilitée par Internet, le portable et le satellite : "Quand les banlieues françaises flambent, la jeunesse d'Afrique se sent maltraitée."
Confrontée à cet inquiétant tableau, la France dispose d'atouts, notamment de sa langue, qui fait l'objet d'une "terrible demande", et d'une "connaissance irremplaçable du terrain". Paris doit "avouer ses intérêts en Afrique", liés aux enjeux du développement, de la sécurité et de l'économie, et négocier avec "des partenaires à part entière". "Nous devons cesser de traiter les pays francophones comme "nos Africains"", résume un diplomate. »
Philippe Bernard, Le Monde - Edition du 27.04.08

Ce dernier exemple illustre la difficulté et les limites de ce travail de défense de l’image : toute action de l’ambassade ou du consulat peut potentiellement agir sur l’image que se font de la France les ressortissants du pays d’accréditation, mais, dans le même temps, cette image est le résultat de dynamiques historiques, économiques, culturelles qui échappent totalement à l’ambassade. La France bénéficie d’un certain capital d’image et de sympathie, mais pâtie également de nombreux stéréotypes qu’il n’est pas facile de faire changer.
C’est en cas de crise que le travail de défense de l’image de la France sera le plus visible et pourra être relaté par les médias. C’est le cas, par exemple, au moment des attaques lancées contre les intérêts français en Chine, suite aux manifestations lors du passage de la flamme olympique à Paris en avril 2008 : « Une cellule de veille a été mise en place à l’ambassade de France à Pékin : tous les diplomates en place sont invités à surveiller ce qui se dit à la télévision et sur l’Internet chinois. Avec la moitié du personnel diplomatique qui parle correctement la langue de Lao-Tseu, les informations remontent rapidement et sont envoyées au Quai d’Orsay. Pour la première fois, l’ambassadeur français, Hervé Ladsous, a répondu mardi soir aux questions de la chaîne hongkongaise Phoenix TV. ‘‘Une chaîne d’influence, au ton assez libre et très regardée par l’élite chinoise’’, fait-on valoir à l’ambassade. D’autres interventions médiatiques du représentant de la France ‘‘pourraient être prévues’’ dans les jours qui viennent pour peser dans l’opinion publique. Parallèlement, d’autres personnes de l’équipe diplomatique sont en contact avec la presse chinoise, même pour parler de sujets annexes au boycott. ‘‘Notre objectif, c’est de montrer qu’on ne se fout pas de leur gueule. Il faut donner aux Chinois le sentiment d’être entendus’’, indique-t-on de même source. Avec un souci : officiellement, les appels au boycott n’émanent pas des autorités chinoises mais de la société civile. Pékin entretient en effet le flou sur ses propres positions, appelant les consommateurs de l’Empire du Milieu à des actions ‘‘légales et raisonnables’’. ‘‘Il nous est difficile de donner des leçons de Droits de l’Homme tout en demandant au gouvernement chinois de mieux maîtriser son opinion publique’’, explique-t-on du côté français. Ce qui n’empêche pas chaque diplomate de ‘‘faire jouer ses contacts pour agir sur la partie du mouvement de boycott télécommandée par les autorités’’. Bref, selon la formule consacrée, la diplomatie française est en phase ‘‘d’échanges et d’attentes’’. »
En parallèle de ce travail mené par le poste, une action politique a été entreprise par deux envoyés extraordinaires : « Alors que les initiatives antifrançaises se multiplient en Chine, l’Élysée a décidé d’adresser plusieurs messages aux autorités chinoises à l’occasion de la visite en Chine, cette semaine, de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et du président du Sénat Christian Poncelet. M. Raffarin, coutumier des visites à Pékin et dont le voyage était prévu de longue date, s’est vu confier, dans le contexte diplomatique agité actuel, la mission d’apaiser les tensions avant l’arrivée plus officielle du conseiller diplomatique du Président, Jean-David Levitte, ce week-end. Premier à arriver sur place, lundi, Christian Poncelet doit notamment rencontrer l’escrimeuse handicapée Jin Jing, une des porteuses de la flamme olympique chahutée lors de l’étape de parisienne, pour lui présenter des excuses officielles de la part de Nicolas Sarkozy et une invitation à venir à Paris. ‘‘Je veux vous dire que j’ai été choqué par les attaques dont vous avez été l’objet le 7 avril à Paris et, pour le courage que vous avez montré, j’ai un profond respect envers vous et le peuple dont vous venez. Il est compréhensible que le peuple chinois ait été blessé et je condamne fermement’’, écrit notamment le Président français dans ce document rendu public. Jean-Pierre Raffarin est quant à lui attendu mercredi. Si l’entrevue du vice-président de l’UMP avec le Premier ministre chinois Wen Jiabao a été confirmée avant le début des tensions franco-chinoises, l’Élysée a profité de son voyage pour lui donner une lettre à transmettre aux autorités chinoises. M. Raffarin emmènera aussi avec lui une lettre de l’ancien Président Jacques Chirac, qui devait se rendre à Pékin dans le cadre de sa fondation pour le dialogue des cultures avant d’en être empêché par une intervention chirurgicale. Ces initiatives françaises témoignent d’une volonté de calmer le jeu avec la Chine après le passage catastrophique de la flamme olympique à Paris et les menaces de bouder la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Les manifestations contre la France et ses symboles économiques se sont multipliées au cours des derniers jours. » La gravité de la crise est apparue telle que des émissaires spéciaux, porteurs de messages issus directement de l’ancien et de l’actuel Président français ont été jugés nécessaires.
En temps normal, le travail de protection et d’amélioration de l’image de la France, de diffusion et de valorisation de ses valeurs et de ses productions est plus difficile à caractériser. Nos observations ont montré une grande diversité dans la conception des meilleures façons de promouvoir l’image de la France. Néanmoins, comme le soulignent certains auteurs, la puissance se mesure dorénavant de plus en plus en termes de projection d’image, de transmission de messages à destination des opinions publiques, de promotion d’un modèle de société, de capacité à être présent médiatiquement, de communication d’influence, etc. Et ce Soft Power relève, dans de nombreux États, de la mobilisation des moyens relatifs aux domaines de compétences des services culturels et de presse, dont les actions prennent dans cette démarche un sens singulièrement politique.
Le travail de représentation diplomatique est étroitement associé à la mission de promotion de l’image du pays d’origine dans celui d’accréditation. La construction d’une image se nourrit de multiples éléments. Une décision de politique étrangère peut susciter de fortes réprobations dans certains États tiers, alors qu’elle peut être interprétée favorablement par d’autres partenaires. Par exemple, le refus de la France de participer en 2003 à la coalition devant renverser le régime de Saddam Hussein a engendré un large mouvement de sympathie parmi les populations du monde arabe, mais a provoqué des tensions dans les relations bilatérales avec les États-Unis et d’autres États occidentaux. Néanmoins, si certaines composantes de la détermination de l’image nationale échappent à l’action des postes, ces derniers possèdent divers outils pouvant la modifier, la renforcer ou la soutenir. Parmi eux, les domaines de compétences relevant des SCAC sont une ressource importante, et d’autant plus qu’ils se trouvent au centre des principaux leviers identifiés de la diplomatie d’influence. En amont, ils font l’objet d’un travail éminemment politique d’arbitrages, de choix divers, sur la faisabilité, l’efficience et l’opportunité de l’organisation de telle manifestation ou de telle action. En aval, ils mobilisent les capacités d’entrisme ou les réseaux du service de presse pour en assurer la publicité. La couverture médiatique des événements créés par les postes est rarement spontanée. Elle nécessite l’entretien de contacts renouvelés avec les journalistes autochtones pour générer des relais. En effet, outre les problèmes de censure dans certains pays, la multiplicité des informations possibles à traiter occasionne une concurrence entre elles. Sauf pour de rares manifestations dont l’ampleur justifie de facto un intérêt, et pour lesquelles les messages à faire passer sont plus aisés à formater, c’est donc la qualité des relations avec les médias locaux qui permet souvent d’imposer un large traitement du travail de promotion de l’image effectué par les postes.
Pour la France, ce travail s’appuie sur de nombreux vecteurs, mais trois sont particulièrement privilégiés. Ils renvoient à des domaines dans lesquels le pays jouit à l’étranger d’une réputation relativement consensuelle, à savoir les arts et la gastronomie, le patrimoine (écologique, architectural, historique) et la puissance économique. Dans chacun de ces trois domaines, à partir desquels sont déclinés des actions variées, des objectifs sont in fine poursuivis, assignant à la fonction de représentation des enjeux importants.
Concernant le premier, la singularité d’un modèle français défendant son exception culturelle est par exemple mise en avant par l’organisation en de nombreux endroits de festivals de films français, francophones, voire européens où les productions nationales y occupent une place majeure. Pour le second, l’impact sur le tourisme est escompté, notamment au regard du fait que le pays reste la principale destination touristique mondiale. Concernant le troisième, c’est davantage l’attractivité scientifique et universitaire qui est recherchée, par l’affirmation de certains attributs technologiques ou d’excellence.
Dans les pays gouvernés par des régimes oppressifs, certaines manifestations de type culturel organisées ou sponsorisées par les services du poste bilatéral peuvent avoir une très forte dimension politique. De même que la présence de diplomates à des événements nationaux, peu encouragés par le pouvoir en place, sont parfois assimilables à des postures politiquement signifiantes. L’acte de représentation s’avère, dans ces cas, utilisé comme un moyen, parmi d’autres du répertoire de l’action diplomatique, d’affirmer des prises de position sans user d’une démarche de défiance frontale. Ainsi, le recours au détour par l’objet culturel s’avère commode pour promouvoir un discours d’émancipation à destination de la population, apporter un soutien implicite à des opposants ou renouveler des messages de désapprobation aux autorités locales tout en évitant de les porter dans les cadres formels du dialogue institutionnel. Cette utilisation particulière de la mission de représentant du diplomate fait appel à un savoir-faire singulièrement rôdé, car toute improvisation en la matière comporte des risques importants de dérapages et peut générer des tensions très préjudiciables à la relation bilatérale. En effet, la frontière est mouvante entre la volonté de marquer une indépendance et la possibilité d’apparaître comme faisant de l’ingérence dans les affaires intérieures du pays d’accréditation. Loin de se résumer à une activité passive, le travail de représentation est directement lié, dans cette configuration, aux compétences du diplomate en termes d’évaluation du contexte, de prise en compte de données contradictoires, de gestion d’arbitrages complexes ou encore de mise en perspective des enjeux d’une situation.
Dans le cadre du développement du Soft Power, le travail de représentation du diplomate peut également intervenir sous la forme d’un soutien à des actes d’affichage de types lucratifs ou commerciaux renvoyant aux images, presque subliminales, associées spontanément par les populations étrangères à l’évocation du nom de l’État considéré.
Certains, comme les États-Unis ou les pays scandinaves, mobilisent beaucoup, dans leur diplomatie d’influence, ce ressort dérivé de l’industrie publicitaire consistant à jouer la carte des clichés ou des référents inconscients véhiculés par leur nation pour défendre leurs intérêts. Il s’agit ici de rechercher une visibilité médiatique, des retombées économiques ou divers avantages en assurant l’extraversion du pays sur le mode de la promotion d’une marque. À cet égard, la multiplication des agences parapubliques sectorielles s’inscrit dans cette démarche.
Pour la France, la création de CampusFrance ou encore d’UbiFrance est, dans une certaine mesure, significative d’une stratégie tournée vers une capitalisation sur l’existence d’un label Made in France identifiable. Dans de nombreux cas, l’association entre les composantes publique et privée de l’État est forte sur ce segment où elles font figure d’alliés circonstanciels. De plus, leurs espaces d’intervention sont réciproquement poreux à leurs objectifs respectifs. Certaines entreprises centrent ainsi leurs campagnes publicitaires sur des éléments renvoyant à des traits positifs incarnés par leur pays d’origine, qui parallèlement les entretient et les conforte en les incorporant dans des actions ciblées de son appareil diplomatique. S’agissant de la France, les entreprises des secteurs de l’automobile ou du luxe, comme celles se distinguant dans des domaines à forte valeur ajoutée technologique, sont les principaux acteurs de ce créneau : il sera souvent demandé aux ambassadeurs de venir inaugurer le lancement de telle nouvelle collection ou de telle opération marketing devant un parterre de personnalités locales. En retour, les filiales des entreprises concernées participent financièrement à des manifestations, souvent culturelles, initiées ou soutenues par le poste. Contrairement à ceux d’autres pays décomplexés à l’égard de la perméabilité entre les intérêts publics et privés, beaucoup de diplomates français hésitent encore à solliciter massivement ou à cautionner ces partenariats, trouvant qu’ils relèvent d’une « confusion des genres » peu compatible avec les vocations premières de la diplomatie bilatérale. Pourtant, progressivement, la fonction de représentation diplomatique est amenée à déborder de plus en plus sur les champs du fund raising ou du montage d’opérations avec des partenaires privés, soulignant ses recompositions permanentes face à l’évolution de multiples contraintes endogènes et exogènes.
Dans la relation bilatérale, défendre l’image de la France, c’est aussi parfois s’employer à déminer les sources de conflits qui peuvent empêcher de bonnes relations et être une occasion de critiques dans les médias du pays.

Une action pour améliorer l’image de la France aux Pays-Bas :
Claude de Kémoularia, ambassadeur aux Pays-Bas de 1982 à 1984 en donne un exemple éclairant. « Un grave litige nous opposait : les Hollandais reprochaient aux potasses d’Alsace de polluer les polders qu’ils avaient gagnés sur la mer. Ils faisaient le même reproche aux Allemands au motif de leur mine de charbon, et aux Suisses en raison de l’industrie chimique de Bâle. La convention ad hoc signée en 1976 entre Paris, La Haye, Bonn et Berne n’avait toujours pas été ratifiée par le Parlement français, alors que les autres parties l’avaient fait. Les Hollandais voyaient dans ce retard la preuve de notre mauvaise volonté. Je fus nommé ambassadeur à La Haye en Conseil des ministres à la fin décembre 1981. […] Quelques jours plus tard, je présentai mes lettres de créance à la reine Béatrix. […] La souveraine nous reçut fort gracieusement.
— Mme, lui dis-je quand elle me donna congé, je me dois d’informer Votre Majesté que je repars demain matin pour la France.
— Comment cela, Monsieur l’ambassadeur ? Vous nous quittez déjà ? Dit Béatrix.
— Oui, car je ne veux pas perdre une seule journée pour plaider la cause de la dépollution du Rhin, qui sera mon premier souci à ce poste. […].
Pour tenir la promesse faite à la reine, je m’employai à obtenir la ratification de la convention de Bonn  ‘‘relative à la protection du Rhin contre la pollution par les chlorures’’, que Raymond Barre, alors Premier ministre, avait signé le 3 décembre 1976. Chaque année, 8 millions de tonnes de sel des potasses d’Alsace étaient déversés dans le fleuve. À Colmar, je parlai au conseil général réuni au grand complet sous la présidence du sénateur Daniel Hoeffel, car cette assemblée n’avait pas l’habitude de voir un ambassadeur en exercice demander à être entendu. J’expliquai que l’amélioration des relations entre la France et les Pays-Bas dépendait pour beaucoup du règlement de cet irritant litige au sein de l’Europe des neufs. Je fis appel aux sentiments nationaux des conseillers et leur demandai leur aide. ‘‘Je comprends très bien leur dis-je, que les mines de potasse d’Alsace ont ici une importance économique considérable, mais il convient aussi de prendre en compte le fait que la situation actuelle est extrêmement coûteuse pour la nation sur le plan bilatéral et européen’’. Dans toute l’affaire, le conseil général et son président ont montré un sens remarquable de l’intérêt national. De même, j’alertai Pierre Mauroy, Premier ministre, qui fit convoquer des conférences interministérielles auxquelles je demandais à Cheysson de ne pas paraître, car sa qualité d’ancien président de potasse d’Alsace le rendait peu objectif sur le sujet. Je fis un actif lobbying auprès de tous les groupes parlementaires des deux chambres. Le Premier ministre néerlandais suivait mes efforts avec intérêt. La ratification de la Convention de Bonn, mise à l’ordre du jour, fut largement votée par l’assemblée, puis le sénat, avant la fin de 1982. Dès le lendemain de la ratification par la haute assemblée, le Palais me fit savoir que la reine invitait le président de la République française à rendre une visite d’État aux Pays-Bas — autant que je sache, pour la première fois depuis près d’un siècle. Aidé par mon brillant et fidèle Premier conseiller, je voulais donner à l’événement un éclat qui marquerait l’importance de ce rapprochement. J’avais pu nouer des relations amicales avec la presse néerlandaise : l’un de ses principaux journalistes m’avait pris en sympathie et multipliait les articles pour me faciliter la tâche. »
Cet exemple illustre, en outre, l’importance de l’entretien de réseaux relationnels et de contacts nombreux, puissants, pour trouver une solution qui peut sembler bloquée au départ. Mais plus généralement, la promotion de l’intérêt national, davantage encore que les autres dimensions de la fonction de représentation, requiert de la part des diplomates, et en premier lieu des chefs de poste, la mobilisation de qualités de coordinateur ou d’animateur. Au-delà de la question de leur choix, la réalisation d’actions diverses pour améliorer, consolider ou renforcer l’image du pays d’origine dans celui d’accréditation, nécessite souvent, en amont comme en aval, le travail collectif de plusieurs services. Ainsi, répartir les objectifs de chacun, susciter des initiatives, valoriser les compétences en présence, assurer la cohérence de la mise en adéquation des actes individuels, voire sanctionner aux différents stades des projets les erreurs commises pour les corriger, sont autant de tâches que le diplomate est également amené à effectuer dans le cadre de sa mission de représentation. Néanmoins, ces dernières renvoient directement à une autre de ses grandes fonctions, qui est celle d’organiser, soulignant la récurrence de leur extrême interdépendance.
C’est la raison pour laquelle le travail de représentation, dans sa dimension d’incarnation d’une présence, est une entreprise de long terme dont les effets immédiats sont souvent peu visibles. Pourtant, lors de moments importants, de crises ou de démarches singulières, la mobilisation des contacts patiemment cultivés dans le pays d’accréditation peut s’avérer déterminante. Cette « démarche réflexe » d’entretenir des réseaux de proximité divers et variés, prenant des formes multiples en termes d’investissements de ressources, est une dimension singulière de l’activité diplomatique, notamment en ambassade bilatérale.


III – La négociation dans le travail diplomatique





Si la négociation représente, pour certains, l’élément le plus noble et le plus central du travail des diplomates, il s’agit toutefois d’une activité encore plus difficile à isoler et à observer que les deux précédentes. Non seulement la négociation peut prendre des formes très différentes suivant les situations, mais, de plus, des phases de négociations sont souvent imbriquées dans les activités d’information (qui préparent la production de la position, des « lignes rouges ») et de représentation, phases qui peuvent parfois être des occasions de poursuite sur un mode plus informel des négociations en cours.
Dans les Représentations permanentes auprès d’organisations multilatérales, les négociations officielles, très formalisées, structurent et organisent la plus grande part de l’activité. Les négociateurs sont souvent encadrés par des instructions assez précises discutées en interministériel à Paris. Malgré cela, les diplomates dans les postes multilatéraux se disent généralement satisfaits de participer à des négociations tangibles, dont le résultat se manifestera dans des réglementations immédiatement applicables, des décisions complexes et concrètes.
« On a l’impression à un moment d’avoir contribué, même à une très modeste échelle, à quelque chose de très important pour le monde, donc ce sont des choses qui sont tous les jours à la une du Monde, on participe très activement à des décisions qui ont vraiment une prise sur la vie des gens, et sur le plan intellectuel, c’est sur très enrichissant. » (représentant permanent)
Les négociations formelles, en commission ou comité, s’accompagnent toutefois d’autres formes de négociations plus informelles dans les couloirs, lors de petits conciliabules avant ou après les séances ou encore parfois lors de réceptions publiques ou de déjeuners en tête-à-tête. De plus, elles renvoient à d’autres lieux et niveaux de négociation, souvent en bilatérale, visant à convaincre ou convertir, un à un, les partenaires clés de la négociation multilatérale. Enfin, quand un dossier semble bloqué, un coup de pouce ou une intervention du politique peuvent être nécessaires. Les choses ne se limitent pas à ce qui est visible à « la table des négociations ».
Dans les relations bilatérales, en poste ou a Paris avec les diplomates des autres pays, la négociation semble moins visible, plus diffuse, comme perdue dans d’autres séquences d’activité plus explicites. Elle se mêle aux activités d’information, de représentation ou d’organisation, sans qu’il soit toujours possible de poser des frontières nettes entre ces différentes tâches. La pratique de l’envoi d’émissaires spéciaux, les déplacements de plus en fréquents des responsables politiques, les visioconférences auraient réduit le rôle des ambassadeurs comme intermédiaires exclusifs entre les pays. Le mouvement de présidentialisation déjà évoqué pour la France ou les États-Unis serait notamment responsable de cette situation. Kissinger avait par exemple l’habitude de négocier directement avec l’ambassadeur d’Union soviétique à Washington, Anatoly Dobrynin, et aurait géré personnellement la reprise des négociations avec la Chine ou la fin de la guerre du Kippour, sans utiliser les services du département d’État, ni même en référer aux ambassadeurs américains sur place. Moins écoutés, moins sollicités comme négociateurs, les diplomates américains se plaignent d’être considérés comme de simple relais, porte-parole et infanterie d’une politique étrangère qui se déciderait de plus en plus en dehors d’eux. Cela donnerait à la diplomatie américaine l’apparence d’un « rouleau-compresseur » où dans le monde entier, les diplomates ne sont mobilisés que pour faire passer telle ou telle directive présidentielle.
Dans tous les cas, la négociation apparaît comme un processus long et multiforme, toujours en évolution et se déroulant sur plusieurs scènes, à plusieurs niveaux hiérarchiques et sous des formats très variables. Une négociation se résume rarement à un événement précis respectant, comme au théâtre classique, une unité de temps et de lieu. Cela explique pourquoi il est si difficile de concevoir une formation académique à la négociation. Lors d’un stage pour les agents de catégorie A recrutés au MAEE, un exercice de négociation budgétaire européenne avait été proposé aux stagiaires. Les formateurs, diplomates expérimentés ayant pratiqué des années la négociation multilatérale, n’avaient pourtant pas pu obtenir autre chose qu’une sorte de parodie de marchandage de marchands de tapis à coup de milliards d’Euros virtuels et désincarnés, à mille lieues des situations réelles de négociation dans les institutions européennes. La référence à une notion abstraite, décontextualisée et générique de négociation, telle que le font parfois les manuels sur le sujet, risque de brouiller la compréhension de ce que font réellement les diplomates quand ils « négocient ».
Daniel Druckman, spécialiste des négociations internationales, déplore l’écart entre les études globales en relation internationale, qui font des facteurs politiques et historiques la variable explicative principale du résultat d’une négociation, délaissant le rôle des diplomates, et les études micro-psychologiques au niveau interpersonnel, souvent simulées en laboratoire, qui expliquent la négociation par les démarches, les paroles et les actes des participants. En replaçant la négociation dans le travail plus large de construction et de traduction des cadres de politique publique il semble possible de dépasser cette opposition entre deux définitions finalement très abstraites et théoriques de la négociation.
1) La négociation diplomatique comme construction « de mondes » partagés

L’observation, lors de notre étude, de l’évolution et du traitement de plusieurs dossiers d’actualité nous a permis de forger une représentation du travail de négociation comme processus et travail collectif, largement imbriqué dans les autres activités, notamment le travail d’information. Pour résumer, une « négociation » dans le temps implique la construction d’une position et la tentative de défendre cette « position », susceptible d’évolutions, souvent complexes et multiformes, en recrutant des alliés, en tentant d’obtenir par la discussion, le compromis, les rapports de force, la constitution, d’abord en interne au sein des différentes administrations françaises, puis en externe, auprès des autorités d’autres pays, l’adhésion à une représentation du problème débattu conforme à cette « position » de la France. Il s’agit donc de faire « adhérer » nos partenaires à notre « monde » ou, au minimum, de trouver la possibilité d’agir dans « un monde commun » avec eux.
Le sociologue Luc Boltanski et l’économiste Laurent Thévenot ont proposé une typologie des différents principes ou logiques permettant de déterminer ce qui sera perçu comme désirable et ce qui au contraire sera dévalorisé. Dans la logique « domestique », le lien entre les êtres est conçu sur le modèle du lien familial, la grandeur dépend du rang que l’on occupe et des relations de dépendance que ce rang implique. Dans la logique « de l’opinion », ce qui permet de calculer la valeur des gens ou des choses est le nombre des personnes qui accordent leur crédit. La logique « civique », quant à elle, valorise le bien commun et la volonté générale. La logique « marchande », comme son nom l’indique, repose sur le principe des intérêts individuels régulés par l’échange, la loi de l’offre et de la demande. Il faut la distinguer de la logique « industrielle » qui privilégie l’efficience fondée sur la rationalité. Enfin, la logique « inspirée », à l’instar de la grâce divine ou du don de l’artiste, repose sur l’acceptation totale d’un principe transcendant.
Ces six logiques ne prétendent pas fournir une description exhaustive des différents principes argumentatifs qui peuvent s’opposer dans une négociation, mais elles soulignent le risque de blocage et d’impossibilité de trouver un accord, pour des négociateurs exclusivement enfermés dans deux logiques différentes, par exemple, le représentant d’une théocratie qui n’accepterait comme justification que des arguments issus d’une interprétation stricte des textes sacrés (logique inspirée) et un interlocuteur cherchant à faire apparaître les intérêts réciproques des deux parties (logique marchande). Pour dépasser ce risque, le travail de négociation revient donc à construire un monde partagé dans lequel un certain nombre de « grandeurs », les « Droits de l’Homme », « la démocratie », « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »… seront perçus comme des principes argumentatifs légitimes. Cela ne peut se faire uniquement par la force (comme le montre la difficulté des États-Unis à imposer leur modèle de démocratie), mais nécessite la constitution d’un collectif partageant un certain nombre de valeurs.
Les exemples étudiés permettent de mieux définir les formes de coopération entre les différentes directions et sous directions, les postes, le cabinet ministériel ; la dynamique et la nature du travail informationnel ; les conditions de sa « réussite » dans les différentes phases de négociation internes et externes. Ces dossiers sont marqués par un enchaînement des évènements qui semble valoriser et valider le travail collectif de réflexion des diplomates. Comme le remarque un diplomate à propos de l’un des dossiers : « C’est étonnant comme les choses se sont enchaînées, on dirait un scénario écrit par quelqu’un. »
Dans le premier dossier, le point de départ est la volonté du ministre qui va être retraduite, par les diplomates en charge de la région, en une solution technique originale impliquant, après de longs efforts de discussions et de persuasion, l’enrôlement des militaires et de partenaires européens. Le second dossier est né à la fois du travail réalisé par un rédacteur (et sa sous direction) et d’une conseillère technique du cabinet du ministre (dans les entretiens, chacun a tendance à s’attribuer le rôle moteur ou « déclencheur »), mais aussi de la volonté de coopération au plan technique, opérationnel, de militaires cherchant à trouver de nouvelles voies pour développer des initiatives, des innovations répondant à leurs préoccupations sur le terrain, en échappant autant que possible aux pesanteurs de la hiérarchie interne à la Défense (le passage par les diplomates semble être pour les militaires une façon de raccourcir et d’alléger, en cas de besoin, la chaîne de décision hiérarchique, les diplomates ayant, pour des dossiers de crise, une possibilité plus grande d’accès au pouvoir politique à grade équivalent). Dans le troisième dossier, l’élément déclencheur est surtout le calendrier programmé d’une organisation internationale.
Plusieurs circonstances, événements et stratégies d’acteurs hétérogènes expliquent la montée en puissance et l’évolution de ces trois dossiers :
— Des opérations militaires plus anciennes qui se trouvent confrontées à des problèmes nouveaux ;
— La montée de nouvelles formes d’insécurité et d’instabilité politique qui perturbent les opérations humanitaires en cours ou gênent les échanges commerciaux ;
— Des expériences originales mais ponctuelles pour tenter de répondre à ces défis ;
— La signature d’accords régionaux pouvant servir de modèle et de référence pour d’autres actions, même si les pays signataires ne souhaitent pas une intrusion extérieure ou une généralisation de leur dispositif, fruit de compromis locaux difficiles ;
— Une initiative du secrétaire général de l’ONU, ou d’un pays important (États-Unis ou Japon), qui peuvent être soupçonnés de vouloir instrumentaliser le dossier afin de défendre leurs propres objectifs (lutte contre le terrorisme, défense d’un secteur économique) ;
— Des événements violents et médiatisés qui vont entraîner la volonté politique du Président et du Ministre des Affaires Étrangères d’afficher une action forte qui devra être traduite en actes « techniquement » réalisables et conformes à la position française. Cela suppose des négociations avec les militaires (qui cherchent à garder le contrôle de la définition légitime de ce qui est « techniquement » réalisable) et avec les partenaires étrangers, à l’ONU puis à l’UE, plus ou moins directement concernés par le dossier et dont les motivations peuvent être diverses ;
— Le calendrier de différentes organisations internationales et supranationales qui interfère avec les événements médiatisés en créant des « fenêtres d’opportunité » ou au contraire en dictant la prudence pour ne pas compromettre d’autres dossiers en cours ;
— La décision du directeur politique du MAEE de proposer, dans le cadre de la prochaine présidence française de l’UE, l’européanisation d’un dossier dont l’importance politique est croissante ;
— D’autres événements violents qui vont changer la donne dans la recherche « d’alliés ». Comme le disait un rédacteur : « On en vient à espérer que des ressortissants anglais soient inquiétés, car, parmi les grands pays, c’est eux qui nous mettent le plus de bâtons dans les roues ».
Ces trois cas, et notamment le second, peuvent faire l’objet d’une analyse en termes de sociologie de la « traduction » ou de l’acteur réseau. Dans cette approche, l’activité scientifique ou organisationnelle résulte d’un processus de construction aussi bien social que technique, où les acteurs sont plongés dans des controverses, fonctionnent en collectif et doivent composer avec des instruments et des objets techniques échappant aux scripts imaginés par leurs concepteurs et dont les variations redessinent, à leur tour, de nouvelles connexions. Une innovation « réussie » est celle qui se constitue dans un réseau sociotechnique faisant tenir ensemble des acteurs très diversifiés et hétérogènes grâce à un travail de « traduction ». Ce concept ne doit pas être compris dans la même perspective que la traduction linguistique. C’est une mise en relation qui implique toujours une transformation, c’est-à-dire une opération de traduction d’un « cadre de politique publique » dans un autre. Celle-ci consiste à relier des éléments et des enjeux a priori incommensurables et sans commune mesure car elle établit un lien entre des activités hétérogènes et rend le réseau intelligible. Au cours des controverses, les acteurs traduisent leurs positions tout en faisant entrer les autres acteurs et actants dans les débats qui construisent les faits pour ensuite se stabiliser.
Dans le cas des trois exemples de « production diplomatique » évoqués ci-dessus, on retrouve plusieurs des éléments de cette approche :
— Des acteurs hétérogènes : l’ONU, l’UE, les États-Unis, différents autres pays « clés » au sein d’organismes multilatéraux, une force militaire internationale, des groupes rebelles, une guerre civile, différents ministères français et étrangers, etc. ;
— Une « traduction » par les diplomates français qui tentent de trouver des points de passage obligés à travers lesquels des acteurs divers pourront se retrouver, développer leurs propres objectifs. Le but est explicitement « d’enrôler » des alliés, mais aussi des évènements, des situations, des systèmes techniques (navires de guerre, radars, instruments de coopération…) pour soutenir leur définition de la « meilleure solution ». Selon une expression plusieurs fois entendue, il faut « vendre » l’idée, tant au ministre ou aux autres directions du MAEE, qu’aux partenaires étrangers au sein de l’UE ou de l’ONU. Il s’agit de mobiliser les motivations (réelles ou supposées) des autres partenaires pour faire avancer une « solution française », elle-même en voie d’élaboration. Il faut aussi « enrôler » des « actants » dont on se fait les « portes paroles » pour montrer en quoi une seule solution est souhaitable et réalisable : d’après le comportement des groupes rebelles, la géographie physique des côtes, la fragilité des États riverains et leur manque de moyens radars et maritimes, les circuits économiques, etc. il est nécessaire d’avoir telle solution militaire, tels accords en droit international, telles conventions multilatérales, etc. ;
— Opérer une traduction, c’est ainsi constituer un collectif, voire une « coalition de cause », qui sera porteur du projet et construira son identité autour de lui. Pour ce qui est de l’équipe en interne (au sein du MAEE), quand elle assemble plusieurs directions aux modes de travail différents, cela peut se manifester par l’intégration du groupe de travail. Comme le remarque par exemple un rédacteur :
« Ce qui a marqué une évolution, c’est bête, mais c’est le passage au tutoiement. Normalement, on se tutoie entre personnes du même grade et de même génération. La représentante des Affaires juridiques qui a participé à l’opération X a le titre de rédacteur, mais elle est nettement plus âgée que moi, elle a 45 ans, donc au début on ne se tutoyait pas. À partir du moment où on s’est tutoyé, les relations ont été beaucoup plus simples. Cela était important, parce que l’on a beaucoup sollicité les spécialistes du droit de la mer. On avait besoin d’informations en urgence tandis que eux voulaient pouvoir réfléchir aux problèmes juridiques complexes dans le calme et sans précipitation. Cela aurait pu provoquer un clash de culture, mais les choses se sont finalement bien passées parce qu’il y avait une bonne confiance interpersonnelle. »
Mais, dans un deuxième temps, il est également nécessaire de « recruter » des acteurs extérieurs (diplomates étrangers, Fonctionnaires multilatéraux, ONG, médias, etc.). Comme le notent deux sociologues, spécialistes de la négociation, « des échanges répétés produisent du lien social, en réduisant l’incertitude face aux comportements d’autrui, et en augmentant l’attraction interpersonnelle […] Les négociateurs acquièrent avec le temps une capacité de contrôle des incertitudes environnantes, ce qui les amène à objectiver leurs relations de négociation et à l’institutionaliser. Cette objectivation favorise alors de nouvelles coopérations ». En constituant petit à petit un univers commun de références sur tel ou tel dossier, la situation négociée peut ainsi apparaître plus stable et prévisible ;
— Le travail de suivi et de conduite des négociations est donc un travail progressif de constitution d’une ligne et d’une coalition progressivement étendue aux partenaires étrangers. Par exemple, sous la forme d’un « groupe de suivi » ; en ce qui concerne le premier dossier :
« Ce n’est pas un groupe de travail formel et permanent, ce sont plus des rencontres ad hoc, car ce ne sont pas forcément toujours les mêmes gens qui viennent. Il y a autant de réunions d’experts que de consensus à trouver. Au Conseil de sécurité, les représentants permanents votent sur des textes qui ont déjà été négociés à Paris. Quand il y a un blocage, la mission fait remonter le problème à Paris, mais le but, c’est qu’il y ait le moins de blocage possible. Les TD, c’est une forme de communication formelle, qui est faite avec mon correspondant à New-York. J’anticipe avec lui comment il voit la négociation, ce qui est possible ou non pour ne pas envoyer des instructions qui seraient inapplicables. Bon au départ, j’ai déjà ma propre opinion sur les objectifs qu’il faudrait communiquer à la mission, puis j’échange avec mon correspondant, je lui explique ce que l’on veut à Paris, qui a demandé quoi et pourquoi, et lui, il me dit si on peut y arriver ou si on ne peut pas pour telle ou telle raison. Du fait du décalage horaire, on se fixe des RDV téléphoniques pour faire le tour des dossiers. Quand il y a un coup de chauffe sur un des dossiers dont je m’occupe, c’est tous les jours. Sinon, c’est deux fois une heure par semaine au téléphone. Et puis, après le départ du TD, il y a un suivi, un service après-vente du télégramme. Pourquoi on a écrit ça, qui a poussé dans ce sens… Je ne fais pas forcément un TD d’instruction tous les jours, notamment sur ce dossier. Mais c’est mon cœur de métier. » (rédacteur)
— Il faut une vigilance constante afin d’empêcher le développement de traductions concurrentes. Pour discréditer ces traductions différentes, il faut démontrer que les actants ne vont pas se laisser « enrôler » : que telle solution technique ne sera pas acceptable ou réalisable localement, que telle extension du dossier risque de le rendre illisible et ingérable politiquement, que la poursuite d’objectifs secondaires (hidden agendas) va soulever de légitimes protestations, etc. Il s’agit ici d’une figure traditionnelle de l’argumentation qui peut être caractérisée par un travail intellectuel d’association et de dissociation. Associer revient à rattacher la thèse défendue à un élément déjà admis par les interlocuteurs ou bien difficilement récusable, par exemple : telle décision est dans l’esprit du droit international ou peut être rapprochée de tel ou tel précédent. Au contraire, dissocier consiste à réfuter une association avancée par la partie adverse en montrant que l’analogie ou l’amalgame sont abusifs, par exemple, qu’on ne peut pas considérer telle déclaration d’un responsable politique en privé comme une « prise de position officielle » ou que telle décision ne relève pas de l’intérêt collectif, mais plutôt des seuls intérêts égoïstes du pays ;
— Il faut enfin trouver des compromis avec les pays qui pourraient, pour différentes raisons, être opposés aux innovations juridiques et politiques jugées nécessaires. Quand ces pays se trouvent en position de bloquer des décisions multilatérales (par exemple si elles siègent au Conseil de sécurité de l’ONU, comme la Chine), il faut trouver des compromis, des arrangements.
Il s’agit donc bien de tenter de forger un point de passage obligé permettant d’apporter une réponse à la demande politique et médiatique d’action tout en canalisant l’aide apportée par les « alliés » quand ceux-ci poursuivent des buts différents de ceux de la France et en neutralisant suffisamment les oppositions et les réticences qui pourraient s’avérer rédhibitoires. La gestion d’alliés difficiles (pouvant aller dans le sens voulu par la France, mais aussi pouvant défendre des positions que la France ne voudra pas reprendre à son compte) inclut aussi le cas des ONG. Autant l’action de telle ou telle ONG peut servir de légitimation à la politique française, autant certaines prises de position peuvent mettre dans l’embarras les diplomates français.
En même temps, toute traduction concurrente doit être anticipée et désamorcée afin de ne pas perdre des alliés. Comme l’explique un militaire lors d’une réunion de crise au cabinet :
« Nous devons rappeler quel est notre mandat. On est là pour contrer les menaces. Cela ne doit pas nous conduire à reculer parce qu’il y a une nouvelle menace ! Au contraire, cela doit renforcer la légitimité de notre action. J’ai eu l’ambassadeur d’Irlande, l’Irlande est embarrassée par cette question du fait des élections. On va les aider dans leurs problèmes de relations publiques ! Le truc, car tout ça est humain, c’est que la détermination politique doit passer au niveau des militaires sur le terrain. Les militaires sont soucieux de la cohésion des troupes, de rassurer les hommes sur place, il faut donc que ça passe, que ça se transmette sur le terrain, que cela se transmette aux officiers. Pour l’opinion publique, on peut utiliser le rapport très favorable de telle ONG. Il faut bien dire aux Autrichiens qu’ils peuvent avoir les doutes qu’ils veulent, mais pas dans la presse. Il ne faudrait surtout pas que les rebelles pensent qu’ils n’auraient qu’à tuer un militaire pour semer le doute dans les rangs européens. Ou même attaquer une ONG pour montrer que l’action ne sert à rien. Il en va de la sécurité des gens sur le terrain. De toutes façons, on va avoir des provocations, il faut le dire dès maintenant !  »
Chaque mot compte et toute formulation ambiguë ou provocatrice, susceptible d’interprétations différentes, doit être évitée. Pour convaincre les opposants et les réticents à l’élargissement d’une politique à d’autres zones, par exemple différentes précautions sont envisagées :
« Il faut bien insister sur le fait il y a différentes zones géographiques et relier la question militaire à l’organisation internationale afin de ne pas braquer d’autres membres du Conseil de sécurité très sourcilleux sur les questions d’intégrité de leur territoire. Si on arrive à faire passer la mention de différentes zones géographiques, il faudra avoir une réponse du type : voici la réponse pour la zone untel, voici ce qui existe déjà, par exemple l’accord régional dans telle zone et, au niveau mondial, développer le rôle de l’organisation internationale. » (sous-directeur)
L’actualité et la médiatisation d’événements nouveaux peuvent être utilisées pour exercer une pression sur les États opposés à toute modification du Droit international car ils ne peuvent garder trop ouvertement une attitude négative face à l’agenda international. La possibilité est alors d’agir sur certains États réticents pour isoler et marginaliser les opposants les plus radicaux. La stratégie dans ce genre de négociation où l’on ne peut formellement obliger un pays à voter pour un texte qu’il refuse est de traiter et de rallier progressivement les opposants ou une partie d’entre eux pour en faire des alliés. Dans un TD envoyé par une représentation permanente, on peut ainsi lire : « L’attitude russe est constructive et nous devons tenter d’aller dans leur sens lorsque ce sera possible pour neutraliser la mission chinoise qui attend encore des instructions plus détaillées et isoler l’Indonésie et le Vietnam. » La liste des alliés et des opposants peut, dans certaines limites, mais en permanence, évoluer et le travail des diplomates et d’en dresser régulièrement le contenu et de tenter d’en faire progressivement bouger les contours. Pour la mobilisation d’alliés, des actions sur plusieurs scènes vont être imaginées : une stratégie de proposition de texte ou de résolution dans certaines organisations internationales, et en parallèle, des démarches bilatérales visant à sensibiliser les pays clés (parce qu’ils figurent au Conseil de sécurité, ou sont membres de l’UE ou parce qu’ils jouent un rôle militaire ou sont concernés par les questions débattues) à la ligne poursuivie par la France afin d’obtenir leur soutien ou de mieux définir les raisons de leur opposition de façon à pouvoir y répondre ou les désamorcer par un travail d’association et de dissociation.
Il est aussi possible de limiter les risques de « dérive » d’un pays allié en s’appuyant sur la contestation d’un « opposant », comme le suggère ce diplomate lors d’une réunion de cabinet :
« Le projet américain va trop loin. Notre objectif initial était de réduire le périmètre de cette initiative, les Américains ne sont pas dans un rapport de forces qui leur est favorable. Les pays comme la Chine voient en effet d’un mauvais œil un texte pouvant menacer leur intégrité territoriale. Dans ce cadre, nous avons donc de bonnes chances de faire avancer une proposition. »
La « traduction » doit permettre également d’élargir la portée du projet et ainsi de recruter des alliés qui ne sont pas particulièrement concernés ou motivés par la seule question débattue : telle décision est une étape pour la résolution du conflit qui déstabilise la région, elle est nécessaire au bon acheminement de l’aide humanitaire dans le pays qui en a en grandement besoin ou constitue une façon d’affirmer la présence européenne sur la scène internationale.
Pour cela, il s’agit de créer tant en interne (différentes directions du MAEE, ministère de la Défense et Marine, autres ministères impliqués dans les Affaires maritimes, etc.) qu’en externe (autres États prêts à fournir des troupes, à apporter leurs votes dans les organisations internationales…) un cadrage (juridique, géographique, technique, etc.) de la situation. Des réunions préparatoires avec les diplomates français, puis les différents alliés à différents niveaux permettent de réfléchir à la meilleure stratégie de conviction ou de négociation, de s’adapter aux réactions et initiatives des partenaires extérieurs. Les objections éventuelles sont imaginées afin de mieux pouvoir les prévenir. Alors que les diplomates ayant suivi depuis le début les aspects techniques (notamment militaires) du dossier rappellent les objectifs français et les dispositifs nécessaires pour les mettre en œuvre, les diplomates en charge des organisations internationales, pour leur part, apportent plutôt une expertise sur les fenêtres d’opportunité pour proposer une intervention, et trouver les arguments porteurs et les termes à ne pas utiliser de peur de braquer tel ou tel. L’articulation des calendriers (quand proposer une initiative, par quelle arène commencer, sous quel format, dans quel ordre par rapport à d’autres négociations…) est ainsi soigneusement envisagée. Chaque organisation internationale (UE, ONU) possède ses propres formats et cadres d’action (PESD, Task force, force d’interposition, opération de maintien de la paix, etc.) entre lesquels il faut se positionner : quel format sera jugé le plus favorablement par nos partenaires ? Quels types d’action voulons-nous promouvoir ? Laquelle aura le plus fort impact politique ?
En réunion, un rédacteur propose :
« On peut prendre exemple sur la feuille de route que l’on avait préparé pour telle action précédente, rappeler les différentes étapes de la réflexion au niveau européen comme lors du séminaire de la semaine dernière. Dans une autre colonne il faut mettre les démarches réalisées au niveau bilatéral avec nos partenaires européens si on veut faire passer leur influence. »
La référence à des conventions, des initiatives régionales antérieures, des accords existant est également un moyen d’asseoir et de légitimer une proposition, de montrer comment la présente discussion s’inscrit dans la continuité de décisions collectives et d’engagements passés (stratégie d’association). Là encore, l’objectif est de présenter la solution défendue par la France comme un point de passage obligé : si vous voulez être fidèle à vos engagements antérieurs, aux objectifs que vous affirmez vouloir défendre, il vous faut faire ceci ou cela.
La complexité juridique (changer le droit international, tenir compte du droit humanitaire, des accords de coopération existant, etc.), politique (trouver des alliés dont les objectifs peuvent être variables et différents, créer des coalitions autour de principes ou de valeurs, etc.), technique (quelles actions militaires, de coopération seront efficaces, avec quel coût) et diplomatique (quel place dans le jeu plus large des négociations et des relations internationales), etc., du sujet impose une expertise plurielle, des exercices de « brain storming » et des séances de cadrage collectif à différents niveaux de la hiérarchie et de la coopération interministérielle. Lors de réunions avec des conseillers au cabinet du ministre, les premières versions des textes de résolution ou d’accord sont discutées ou corrigées, les démarches bilatérales à réaliser sont décidées, les grandes lignes rouges pour les arènes internationales sont posées et éventuellement légèrement déplacées. Dans les cas où la réunion était présidée par un (ou une) conseiller(e) issu(e) de la carrière diplomatique, généralement jeune, le mode de régulation est largement celui du compromis et de l’arbitrage. La présidence de la réunion a plutôt un rôle d’animation, seul le rappel des grands objectifs du ministre ou du Président vient marquer la suprématie du décideur. Les décisions pratiques sont collégiales. Par contre, les réunions présidées par un conseiller qui n’est pas diplomate étaient un peu plus directives, des consignes et démarches précises étant données, parfois contre l’avis des diplomates présents, leur application devant être négociée dans une ambiance conflictuelle.
L’intérêt de la France, dans les dossiers traités, n’est pas donné a priori, mais est progressivement construit à travers les différentes péripéties et évolutions des débats. Plusieurs objectifs se mêlent :
— Répondre politiquement aux défis représentés par les événements violents médiatisés ;
— Affirmer et valoriser une certaine expertise française du fait du rôle joué dans des initiatives antérieures ;
— Faciliter la pérennisation d’opérations en cours en les faisant passer dans un cadre européen ou dans un cadre ONU, ce qui faciliterait la recherche de nations candidates pour prendre la relève des pays qui y ont déjà contribué ;
— Faire de ce fait exister plus largement ces entités internationales qui voient ainsi leur identité renforcée par l’action en commun ;
— Ne pas se faire forcer la main par les États-Unis ou un autre partenaire « allié » et continuer à afficher une position indépendante sur le sujet ;
— Ne pas mettre la vie des soldats français éventuellement engagés en danger, etc. ;
Dans ce travail de redéfinition et négociation de la position française, les diplomates observés ont joué un rôle central. Les décideurs politiques n’ont donné que des grandes lignes très générales et dans les réunions, les représentants du cabinet jouent, sauf cas particulier, davantage le rôle de secrétariat ou de médiateur entre les différents intervenants que celui de prescripteur. Face aux craintes des militaires, ils se positionnent toutefois comme les porte-parole du président de la République en s’appuyant sur ces déclarations pour faire avancer des réponses sur lesquelles les militaires sont réticents. En dehors de ceux qui sont directement en contact avec les militaires, les diplomates présents se rangent d’ailleurs le plus souvent du côté de leur cabinet. Un sous-directeur du MAEE réplique ainsi à un marin qui conteste une solution retenue : « Sur cette solution, tant les Américains que l’Élysée sont pressants. Nicolas Sarkozy a parlé de ‘‘présence dissuasive active’’ ». Cela conduira, en fin de réunion (après le départ des conseillers du cabinet et des sous-directeurs) à un esclandre avec les militaires qui sera pour une part arbitré en leur défaveur. C’est avec le réacteur en charge du dossier qu’il faudra ensuite reconstruire la confiance.
Cette approche, en termes de « traduction » ou d’acteur-réseau, peut tout à fait être complétée par une approche systémique ou organisationnelle en termes de pouvoir et de stratégie d’acteurs. Ces innovations permettent à certaines sous-directions et certains agents (par exemple de jeunes rédacteurs) de voir leur capacité d’influence et de prestige augmenter. Cela va susciter la réaction et la « résistance » d’autres directions ou d’autres acteurs soucieux de garder leur autonomie, de ne pas se voir imposer des procédures ou des modes de fonctionnement qu’ils rejettent (le directeur d’une autre direction géographique qui ne veut pas renforcer la place de ses rédacteurs à ses dépens, la direction juridique qui perd une partie du contrôle de la définition des « solutions techniques », etc.). Ces résistances ont ici toutefois pu être surmontées ou dépassées grâce à des alliances (avec des militaires, certains membre du cabinet du ministre…).
La confiance personnelle dont bénéficie un diplomate auprès d’interlocuteurs extérieurs, construite par sa participation à un groupe de travail, une coalition de cause en voie de constitution, est une ressource qui permet aux agents directement impliqués dans les dossiers techniques de conserver une certaine maîtrise. En ce qui concerne la gestion du deuxième dossier, le petit groupe de départ, essentiellement composé pour le MAEE de rédacteurs, a dû être vigilant pour ne pas se voir déposséder du dossier quand celui-ci est monté en charge et a intéressé des acteurs plus puissants (directeurs, cabinet, etc.) :
« On a plusieurs fois cherché à nous évincer, mais comme c’est nous qui avons les contacts, les réseaux, notamment avec les militaires, ils se sont vite rendu compte que cela n’était pas possible. » (un rédacteur)
Une sous-directrice précise :
« Le problème entre les militaires et des diplomates, c’est qu’il y a une méfiance réciproque. Les militaires pensent que si on dit tout au diplomate, il va se mêler de tout, même de ce qui ne le regarde pas. Alors la crainte, c’est toujours qu’il y ait des vies humaines en jeu. Donc, on ne dit pas tout. Le diplomate sait qu’on lui cache des choses, il n’a pas toutes les informations, et après cela peut donner de mauvaises décisions politiques. En fait, ce que j’ai constaté, c’est qu’avec les militaires, on apprenait souvent plus de choses dans les échanges informels, après les réunions que pendant la réunion elle-même. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des militaires à ne pas dire. Ce n’est pas qu’ils mentent, mais si on ne demande pas précisément, ils ne répondront pas. Ils font la même chose avec leur propre hiérarchie d’ailleurs. Du coup, la seule chose sur laquelle on peut compter, ce sont les relations personnelles. Mais ça prend du temps. »
Celui qui a développé et entretenu ces relations dispose ainsi d’un « actif spécifique » qui le rend pour une « propriétaire » de son dossier.
Une autre ressource importante pour tenir sa place dans ces luttes de positions est la capacité à parler le langage technique et administratif consacré. Celui qui ne maîtrise pas les codes et les enjeux propres à un secteur risque d’être disqualifié et marginalisé dans les réunions et le processus complexe de décision :
« Mon prédécesseur a eu des problèmes avec la direction des Affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement. Quand vous devez avoir une vision globale, mieux vaut que vous soyiez dans tous les débats. Certains services sont plus concrets que d’autres, il faut être capable de maîtriser des détails techniques. Pour moi, ça serait difficile de travailler sur les gros dossiers économiques. Mais le civilo-militaire, je maîtrise. Je suis dans les réseaux, je connais la logique des militaires, la communication se fait mieux. » (sous-directrice)
Cela est aussi valable dans les prises de décisions en interministériel. À ce propos, Nicolas Jabko montre comment dans les discussions de coordination préparatoires au traité constitutionnel de 2004, les diplomates chargés d’articuler les positions françaises avaient peu de difficultés à mobiliser des objections contre les exigences des ministères techniques, peu au fait de la culture communautaire et des mécanismes institutionnels de l’Union. Là encore, l’investissement dans la durée est nécessaire au diplomate pour trouver sa place dans les négociations et les rapports de force.
Cette représentation du travail de négociation comme constitution d’un monde commun partagé se retrouve dans d’autres travaux de sciences politiques. Contre l’approche réaliste des relations internationales qui voit dans le résultat des négociations le seul produit d’un rapport de force et de la puissance respective des différents États, certains chercheurs ont voulu comprendre dans quelles conditions l’habileté des diplomates, la qualité des arguments avancés dans les discussions ou la justesse des causes défendues pourraient jouer un rôle et aller au-delà du simple fait de puissance. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’une idée va s’imposer par sa seule justesse (approche idéaliste), mais de montrer comment peuvent être progressivement construits des accords et des coalitions de cause.
Dans un article de 2004, David Ambrosetti présentait une négociation où les interventions déterminées et argumentées des représentants français et britanniques au Conseil de sécurité avaient permis d’empêcher un passage en force d’une proposition américaine. En juin 2002, le représentant des États-Unis demande que les personnels, notamment militaires, sous mandat de l’ONU en opération extérieure bénéficient de l’immunité pour toute accusation éventuelle devant la nouvelle cour pénale internationale. Le secrétariat d’État américain craint en effet que l’opinion publique conservatrice n’accepte pas que des soldats américains puissent être jugés par une juridiction internationale. Il craint aussi que cela ne devienne un moyen de pression sur les États-Unis. Pour faire passer leur demande, les États-Unis menacent d’utiliser leur droit de veto pour le renouvellement du mandat des différentes opérations de maintien de la paix, notamment celle en Bosnie, qui arrive justement à son terme. De plus, des pressions bilatérales sont faites sur les pays siégeant au Conseil de sécurité (aide au développement, adhésion à l’OTAN, etc. sont des « monnaies d’échange »). Or le représentant français, Jean-David Levitte, malgré la demande de prudence de Paris, va réussir à profiter de l’indécision de la plupart des membres, partagés entre la volonté de défendre la crédibilité de la Cour Pénale Internationale et du Conseil de sécurité et la peur des menaces américaines. Dés le début, il va s’employer à rappeler les risques de discrédit qui résulteraient de l’acceptation de la demande américaine et entreprend de contrer les arguments américains. En coulisse, dans des rencontres informelles, il souligne la faible probabilité que les menaces puissent être mises à exécution. Du coup, il entretient et développe le sentiment général qu’il est nécessaire de ne pas agir de façon précipitée. Deux fois, le mandat de mission de l’ONU en Bosnie est prorogé et plus le temps passe, plus la position américaine apparaît comme un bluff difficile à tenir et la France parvient à fédérer une large coalition du refus. Du coup, les États-Unis se trouvent contraints d’accepter un compromis peu favorable pour eux : une immunité pour seulement 12 mois devant être renouvelée tous les ans par le Conseil de sécurité. La faiblesse de cette position se manifestera deux ans plus tard lorsque, suite au scandale des tortures infligées à des irakiens par des soldats américains à Abou Grahib, le renouvellement de l’immunité ne sera pas obtenu. L’utilisation de la valeur partagée de la crédibilité de l’ONU, l’attente qui oblige le représentant américain à se dévoiler, ont permis cette « victoire relative » française.
Pour David Ambrosetti, le Conseil de sécurité est un univers social où se développent des normes et des règles pratiques collectivement partagées et réactualisées régulièrement dans les échanges quotidiens. Ces normes, à condition de les aborder non comme des règles intangibles, mais comme des valeurs en perpétuelle co-construction, permettent une relative autonomie à l’égard des rapports de puissance entre États et peuvent être utilisées, dans certains cas, par les diplomates français, comme des leviers pour faire avancer leurs objectifs. « Dans leur travail quotidien tel que nous avons pu l’observer à l’ONU en 2002, les agents diplomatiques en charge de dossiers de conflits portent une vive attention aux images médiatiques et à leurs effets sur l’attention internationale, qui affecte nécessairement le travail de leurs partenaires et la hiérarchisation des urgences à l’ONU en transformant les informations qui y circulent. L’invocation de l’idée humanitaire, du fait de la forte légitimité qui lui fut reconnue, a ainsi permis, au prix de certaines ‘‘traductions’’ et mises en congruence, une considérable extension dans le temps et dans l’espace de pratiques institutionnalisées, tant à travers les organisations humanitaires que dans le travail quotidien des journalistes, des militaires, des diplomates, des fonctionnaires de l’ONU. Les opérations onusiennes de l’après-Guerre Froide ont ainsi revêtu cette couverture légitimatrice. »  Certaines exigences américaines deviennent alors moins aisément défendables. Une « coalition de cause » regroupant les représentants de différents pays, mais aussi des ONG, les médias, voire même certaines fractions de l’administration américaine est peu a peu construite autour de valeurs et de représentations partagées
Dans les organisations internationales comme l’ONU, l’OTAN ou le Conseil de l’Europe, l’acceptation volontaire et l’unanimité sont nécessaires : si un accord est pris contre la volonté d’un état membre, celui-ci refusera de s’y plier et ses partenaires n’auront aucune légitimité pour lui imposer quoi que ce soit. Les seuls moyens de pression sont la stigmatisation médiatique et la marginalisation des représentants du pays au sein de l’organisation. S’exclure ou s’opposer à une « coalition de cause » structurée autour de valeurs fortement légitimées et partagées dans le groupe pour s’avérer coûteux politiquement. Comme l’explique un représentant permanent :
« Les Russes, c’est vrai que c’est une grande question ! Quand il y a des condamnations à des dommages et intérêt, ils payent toujours ! Même dans le cas de dissidents Tchétchènes, ils ont payé. Mais par contre, quand des remontrances ou des demandes leurs sont adressées, les améliorations se font attendre. Alors certains s’interrogent sur le maintien des Russes. Moi, toutefois, je suis de ceux qui pensent qu’il vaut mieux les avoir dedans que dehors ! Ça permet d’avoir un œil sur ce qui se passe dans le pays, de garder le moyen de pression, de tenter de faire œuvre de pédagogie, de profiter de leur intérêt pour la participation à cette organisation pour faire passer certaines idées. Et si ça ne suffit pas, on peut aussi envisager de les menacer de rendre publiques les remontrances. Mais la philosophie générale est plutôt de chercher le consensus, la participation volontaire des États. C’est une action qui s’inscrit dans le long terme. Avec les Turcs, ça marche beaucoup mieux. Il y a encore des problèmes chez eux, mais quand le Conseil émet une recommandation, en général, elle est très écoutée. Il y a un réel effort de l’administration de répondre aux rapports. Il y a eu un exemple récent sur les prisons où les fonctionnaires mis en cause ont, dés la remise du rapport, été convoqués pour s’expliquer et une nouvelle réglementation a été mise en place ! »
Cette position est précisée par un autre diplomate du poste :
« Quand je m’interroge sur l’opportunité de conserver la Russie au sein de l’organisation, je me dis qu’il reste tout de même encore une chose qui marche : les citoyens russes, les familles, peuvent toujours se tourner vers la cour pour obtenir des réparations financières. Par contre, en ce qui concerne les recommandations sur les textes législatifs, c’est plus délicat. Rien que pour cela, je me dis que ça vaut la peine. Il y a une certaine autonomie du juridique par rapport au politique. Le principe, c’est qu’il n’y ait pas de pressions politiques sur les juges, qui sont supposés ne pas être inquiétables. Le juge russe actuel, il est assez autonome. Il est probable qu’il ne soit pas renouvelé. Mais de toutes façons, sa décision est toujours noyée dans les décisions collectives. La formation minimum est à 7. Il aura donc toujours une position minoritaire même s’il répercutait totalement les ordres de son gouvernement. Surtout il y a une préparation des dossiers collectivement en amont et des effets de groupe. Comme il est ici et pas à Moscou, il doit prouver un minimum son indépendance. Il ne peut pas constamment détruire sa propre image. Si l’ingérence était trop grave, sur des assassinats par exemple, il apparaîtrait ici comme totalement indécent d’être complaisant. »
À force de répéter et de valoriser certains thèmes (les Droits de l’Homme, la justice…), ils deviennent des normes que tous les membres sont obligés de respecter ne serait-ce qu’à minima ou en apparence, faute de perdre la face, la confiance des autres et le droit de siéger dans l’organisation (et d’en retirer les bénéfices symboliques et pratiques).
C’est l’analyse qui est généralement faite de la conférence d’Helsinki (1975) au cours de laquelle de jeunes diplomates occidentaux ont pris l’initiative d’ouvrir une « troisième corbeille de négociation » à côté des questions de sécurité (qui préoccupaient les Soviétiques) et économiques (qui préoccupaient les deux parties). Les Soviétiques ont pensé que le faible rang des négociateurs de la « troisième corbeille », le caractère déclaratif et général des principes énoncés ne les engagerait pas véritablement et qu’ils pouvaient sans trop de dommage faire ces concessions. Mais le texte final est devenu une référence, une sorte de norme quasi-opposable pour les dissidents internes et a contribué à précipiter la chute du « bloc de l’Est ». De même, l’action de plusieurs pays du « tiers-monde » à l’ONU dans les années 1970, faisant passer de nombreuses déclarations sur l’autodétermination, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la décolonisation, a permis d’embarrasser des grandes puissances occidentales (par exemple la France à propos de la Nouvelle-Calédonie) et de modifier ainsi certains rapports de force. Le politiste Inis Claude a parlé à ce propos de « légitimation collective ». La négociation pourrait donc être définie comme l’art de faire exister ces légitimations collectives dans un sens congruent avec la « position de la France ».
Dans cette première approche de la négociation, l’activité proprement dite de négociation formelle apparaît totalement imbriquée dans un travail plus vaste de préparation et de prolongement du travail collectif de construction d’un monde partagé se concrétisant dans des textes, des accords, des dispositifs civilo-militaires, etc. C’est cette inscription dans l’élaboration des politiques publiques et dans le jeu diplomatique international qui fonde la particularité de la négociation diplomatique, plus que les compétences individuelles des diplomates.

2) Des techniques de négociation à la négociation diplomatique

La négociation se retrouve dans un grand nombre d’activités professionnelles. Un patron qui négocie avec les syndicats, un préfet avec des associations d’agriculteurs, un commissaire de police qui parlemente avec un forcené, deux entreprises qui mettent en place un important contrat client-fournisseur font-ils un travail fondamentalement différent ? Un certain nombre de techniques de communication, de manipulation, d’organisation des rencontres peuvent sans doute être communes. Deux arguments sont toutefois avancés par les diplomates pour défendre la spécificité de leur travail de négociation : tout d’abord la nécessité de trouver des compromis, d’obtenir des concessions sans disposer de moyens légaux de contrainte et d’autorité ; ensuite, la dimension interculturelle des échanges diplomatiques.
Ces arguments doivent toutefois être relativisés : un préfet ou un commissaire qui n’userait que de l’autorité légale irait vite au blocage, une entreprise ne peut convaincre son client ou son fournisseur qu’en mettant en avant les intérêts communs et partagés. En outre, elle entretient, elle aussi, des contacts internationaux. Ensuite, les différences culturelles n’existent pas qu’entre les pays. La différence entre un diplomate français et son homologue pakistanais (qui tous deux partagent certaines normes professionnelles) est-elle forcément plus grande que celle entre un PDG et un syndicaliste ?
Dans les ouvrages spécialisés, la négociation est généralement définie comme une activité générique qui ne serait pas propre aux diplomates. Le point commun à toute forme de négociation serait d’être une démarche volontaire et partagée par les parties engagées pour réduire les conflits ou les divergences de vue. Ces conflits ou ces divergences peuvent résulter de différences de représentation du problème ou d’incompréhensions et/ou d’oppositions d’intérêt. Dans le premier cas, des techniques de résolution des conflits, de médiation, devraient être suffisantes. Mais dans le deuxième cas, il est nécessaire de faire des compromis ou alors de faire preuve d’inventivité pour amener les participants à considérer le problème de manière telle que chacun y trouve un nouvel avantage. De très nombreux ouvrages pratiques et théoriques dressent la liste des différentes techniques ou ficelles de la négociation. En voici quelques-unes unes qui permettront de s’interroger sur ce qui fonderait la spécificité du travail des diplomates en ce domaine.
— L’inventaire des points de litiges. Pour plusieurs des diplomates rencontrés, il s’agit d’une facette centrale de leur activité de veille au quotidien et pour la préparation de rencontres particulières ;
— La reconnaissance des possibilités d’accord : à la fois tenter de cerner des compromis possibles, mais également les marges de manœuvre de l’autre. La confiance réciproque peut être importante pour réussir cette phase ;
— Le premier pas, la proposition d’offre en préalable, parfois qualifié de « ballon d’essais ». Souvent présentés sous la forme de « drafts » (brouillons) ou de « non-papiers », ces documents de travail permettent de servir de support aux discussions tout en reprenant subtilement les positions du pays qui le rédige ;
— La persuasion et l’argumentation, grâce à des démonstrations logiques, des exposés scientifiques, des données statistiques, etc. permettant d’espérer conduire la partie adverse à partager les vues que l’on veut lui voir adopter. Pour beaucoup des diplomates rencontrés, il s’agit là d’une dimension essentielle du métier : défendre une cause à l’instar d’un avocat. Pour Charles Cogan, les diplomates français se distingueraient par une compétence et un goût prononcé pour la rhétorique, l’argumentation ;
— La menace : promettre des mesures de rétorsion (rupture des relations diplomatiques, embargo, sanctions, etc.), ou la suppression de mesures favorables (comme des aides au développement, un soutien dans d’autres négociations internationales, etc.). En principe, cela est plutôt du ressort des décideurs politiques et reste délicat à manier dans des relations entre États théoriquement libres et égaux en droit. La rupture des négociations est aussi une forme coûteuse de menace ;
— Le bluff : faire croire en la capacité ou la détermination d’appliquer des sanctions ou d’avoir la possibilité de le faire. La crédibilité du diplomate dans ce cas dépendrait de sa réputation, son image de personne influente et écoutée de son gouvernement ;
— La dissimulation ou la ruse : par exemple, ne pas dévoiler trop clairement ses objectifs pour mieux amener l’autre à dévoiler les siens et en profiter pour faire le moins de concessions possibles. Ou encore, partir d’exigences artificiellement élevées pour pouvoir offrir de fausses concessions. Une astuce bien connue est également d’aborder et de discuter très longuement un point que l’on sait inacceptable pour l’autre (et auquel on ne tient pas tant que cela) et sur lequel on finira par céder, après d’épuisantes palabres, pour aborder le point suivant qui tient véritablement à cœur en espérant qu’il sera adopté sans trop de discussions. Ces techniques, qui ont de nombreuses variantes, peuvent être utilisées (comme le bluff ou la menace) entre des négociateurs qui ne sont amenés à ne se rencontrer qu’un petit nombre de fois. Mais pour des diplomates travaillant régulièrement ensemble, cela serait risquer de casser ou d’empêcher la construction de la confiance nécessaire ;
— L’ambiguïté constructive : dans le travail de négociation, les formulations floues, générales peuvent avoir un effet salvateur en permettant de dépasser des oppositions d’intérêt jugées irréductibles, de communiquer avec des audiences diverses et parfois opposées ; mais elles peuvent aussi provoquer des malentendus, casser la confiance, rendre l’application de l’accord conflictuelle, voire impossible. Dans la négociation internationale, la communication non-verbale peut prendre une place importante du fait de la part symbolique de la représentation. L’intérêt peut être de faire passer un message sur un mode moins explicite (donc permettant un éventuel retour en arrière). La négociation implique aussi un travail d’invention, de création de nouvelles formulations capables d’entraîner l’adhésion. Le travail de négociation demande une forte compétence linguistique (langues étrangères, capacité à innover avec les mots, trouver les bonnes formules…) ;
— L’invention : quand, dans un cadre de discussion donné, la négociation parait bloquée du fait d’intérêts antagonistes insurmontables, il s’agit de proposer un nouveau cadre dans lequel une solution à laquelle personne n’avait pensé sera possible ;
— Les concessions, le donnant-donnant, parfois en accordant en échange une concession qui n’a rien à voir avec ce qui est en train d’être discuté. Cela relève généralement de décisions politiques, mais le diplomate peut parfois disposer de ressources propres dans ce jeu : par exemple promettre des facilités sur les visas ou la remise d’une décoration (Légion d’honneur, Arts et Lettre, etc.), en échange de la bienveillance d’un interlocuteur étranger ;
— Plus précisément, cela peut renvoyer à la notion de « package » où les résultats de diverses négociations sont liés ente eux pour obtenir une avancée sur un dossier en échange de concessions sur un autre. Souvent citée dans les ouvrages sur la négociation multilatérale, la technique du « package » est cependant jugée assez peu fréquente par les diplomates interrogés. Peut-être parce qu’elle pourrait donner l’image d’une négociation de « marchands de tapis », ou qu’elle met trop l’accent sur des arbitrages politiques qui ne sont pas du ressort des diplomates ;
— La diplomatie publique : par la communication auprès des médias (des pays concernés et internationaux) l’équipe de diplomates peut tenter de peser sur le contexte de la négociation. « La mise en forme des impressions publiques fait partie du processus de négociation. Il construit le contexte et fixe l’agenda des discussions entre les gouvernements. […] Beaucoup de revendications qui sont jugées déraisonnables à première vue finissent par sembler plus acceptables lorsqu’elles sont répétées de nombreuses fois. […] la révélation et l’exagération de détails soigneusement choisis dans les revendications de la partie adverse peuvent contribuer à faire apparaître sa position comme déraisonnable » préconise ainsi un ancien ambassadeur américain. Cela implique un travail en équipe et une division des tâches (au minimum entre négociateurs et « communicants »).
Cette approche technique de la négociation donne le sentiment qu’il s’agirait essentiellement d’une question de savoir-faire et de savoir-être. C’est d’ailleurs l’image qui est communément répandue. Les diplomates que nous avons rencontrés ont souvent signalé, comme compétence propre, la capacité à comprendre les décideurs et les points de vue des autres pays, et donc à mieux pouvoir assurer les « traductions » successives du problème, nécessaires pour rallier des parties auparavant opposées.
« C’est le seul domaine où le travail d’un diplomate ne peut pas être fait par un juriste, un homme d’affaire ou un universitaire, professionnels qui sont souvent mobilisées en diplomatie. Quand un non-diplomate échoue, le problème est beaucoup plus souvent lié à une question de communication qu’au manque de connaissances techniques. » (ancien ambassadeur américain)
D’après Paul Meerts, dans les négociations internationales, « Le diplomate a trois tâches : premièrement, lors de la phase de pré-négociation, partir discrètement en reconnaissance à un moment où les décideurs politiques ne peuvent pas encore révéler leurs objectifs. Cela requiert, en plus d’une bonne culture générale, de nombreuses ressources informationnelles et du tact. Deuxièmement, assister les responsables politiques qui mènent les négociations. Cela demande des capacités de jugement stratégique politique et organisationnel et une grande objectivité. Troisièmement, une fonction d’aplanisseur de problèmes au moment de la mise en œuvre des accords signés lors des négociations. Le diplomate a alors besoin d’être un homme d’action, pragmatique et patient. »
Dans cette optique, le travail de négociation implique bien souvent des relations personnalisées avec les interlocuteurs. Ces relations sont parfois indispensables pour obtenir une concession pour laquelle aucun rapport de force ne peut être envisagé, une information clé pour la suite des discussions. Le ou la diplomate doit donc investir une grande part de ses caractéristiques personnelles (caractère, séduction, habileté relationnelle, etc.) dans son activité professionnelle. Par exemple, d’après les quelques femmes interrogées, une diplomate ne négociera pas et ne sera pas traitée de la même façon par ses interlocuteurs. Il serait toutefois intéressant d’analyser cette relation de confiance comme un « actif spécifique » au sens d’Olivier Godechot, construction collective et individuelle. La « confiance » dont jouit un diplomate de la part de ses homologues étrangers est liée pour une part à la qualité de ses instructions, à l’écoute dont il bénéficie dans sa propre administration, à la qualité des réseaux relationnels développés par son équipe de travail, de sa carrière, etc. et pas seulement à ses qualités personnelles.
La confiance repose également sur les liens créés au cours du temps. Le réseau relationnel, en effet, est une construction de longue durée qui, pour une grande part est lié à la cohérence de la carrière, car il est ancré dans la génération à laquelle appartient le diplomate. Comme le remarque un rédacteur :
« Moi je suis en contact, comme je vous le disais, surtout avec des premiers secrétaires, donc des jeunes diplomates, on est tous plus ou moins de la même génération, donc on a la même façon de voir les choses, les mêmes aspirations… Il y a donc une bonne entente. On a les mêmes repères, on est au même niveau dans la carrière. C’est plus une question de personnalités que de stratégie d’organisation. À part pour les Chinois, comme je vous le disais. La proximité générationnelle, ça aide à créer une certaine complicité entre les personnes. C’est très utile pour partager les contraintes, les impératifs que chacun d’entre nous a dans ses rapports avec sa propre hiérarchie. »
De même, comme l’explique une conseillère politique dans une Représentation permanente :
« Il faut essayer d’avoir de très bonnes relations et notamment avec ceux qui ont l’habitude d’avoir des positions très opposées, comme ça vous arrivez quand même à lui dire ‘‘Je comprends ta position, mais ma capitale me demande de faire ça’’, ils vont m’engueuler. Et si ils vous aiment bien, en général ils essaient de trouver une solution. »
Or ces liens créés en début de carrière peuvent se prolonger tout au long du parcours avec des interlocuteurs que l’on sera amené à croiser à différentes périodes. Comme l’explique ce conseiller d’une grande ambassade :
« Je me souviens, quand j’étais à la direction des Nations Unies, mon directeur de l’époque avait comme homologues étrangers des diplomates qu’il avait connus au début de sa carrière et avec qui il avait noué des liens d’amitié. Le Russe et l’Américain notamment. Comme ça, ils pouvaient se parler franchement, directement, se dire, par exemple : ‘‘écoute, ma ligne rouge, c’est ça’’ et l’autre en tenait compte, ça facilitait beaucoup les rapports cette confiance. »
Toutefois, toutes les techniques décrites ci-dessus, à l’instar du charme ou du charisme personnel, se heurtent à la limite des lignes rouges, de ce qui est négociable et de ce qui ne l’est pas. Ce cadre étant fixé avec les autorités de tutelle avec lesquelles il faut aussi « négocier ». En effet, le diplomate ne négocie pas seulement avec ses interlocuteurs étrangers, mais aussi — comme d’autres hauts fonctionnaires — avec sa propre administration. Celle-ci définit, avec ou sans lui, un certain nombre d’instructions, d’objectifs, de lignes rouges, d’éléments de langage qui encadrent et limitent sa capacité d’action. Pour la réussite de la négociation, il est parfois utile de pouvoir s’affranchir d’une partie de ces cadres pour proposer un compromis ou inventer une solution originale, mais cela n’est pas toujours possible. L’existence de ces lignes rouges et de ces contraintes viennent limiter l’intérêt des stratégies psychologiques (bluff, charme, intimidations, etc.) présentées dans les manuels. Un ancien ambassadeur américain évoque l’anecdote suivante du temps où il était en poste à Athènes et engagé dans d’importantes négociations avec un diplomate grec : les services secrets américains lui communiquent un élément confidentiel et très embarrassant de la vie privée de son interlocuteur, dans l’espoir qu’il s’en servira comme un moyen de pression. Mais l’ambassadeur s’y refuse, non par rigueur morale, mais parce qu’il sait bien qu’une concession trop importante ne serait pas ratifiée par le gouvernement grec. Par contre, utiliser de tels moyens aurait pour effet immédiat de briser la confiance et la relation entre les deux partenaires. Or, une relation personnelle de confiance et d’estime permet parfois de connaître de son partenaire les lignes rouges qui lui sont imposées et ainsi de pouvoir négocier les meilleurs arrangements possibles.
Le jeu politique structure les négociations au-delà de la simple relation entre diplomates. L’objectif politique d’une négociation est parfois de ne pas aboutir ou de retarder l’adoption d’un accord (par exemple, parce que ce dernier imposerait de nouvelles contraintes difficilement acceptables pour le pays) mais que, dans le même temps, le refus de participer aux négociations serait préjudiciable du point de vue de l’image politique. Une (ou plusieurs) des parties, peut ainsi ne pas avoir intérêt à voir aboutir les négociations, préférant plutôt que demeure le statu quo. L’important est alors de donner une image de bonne volonté, celui qui rompt les négociations étant vu comme un ennemi de la raison et de la démocratie.
De façon plus large, les partenaires d’une négociation poursuivent généralement des objectifs très divers et l’on peut parler « d’agendas multiples » (par exemple résoudre une difficulté technique et gérer une émotion politique, etc.). Monteagle Stearns donne l’exemple des négociations sur les bases militaires américaines avec les autorités grecques. Celles-ci étaient confrontées à une vaste contestation populaire de la présence américaine. Officiellement, elles voulaient obtenir plus d’avantages dans la coopération militaire. Mais en même temps, elles voulaient éviter tout ce qui pourrait donner l’impression à l’opinion que la coopération avec l’armée américaine était accrue. D’où le refus de tout un ensemble de propositions que les Américains avaient faites pour rendre plus intéressante pour les Grecs la présence des bases (transfert de technologie, formation des officiers grecs, etc.). Le rôle des diplomates de l’ambassade était d’expliquer et de rendre compréhensibles ces positions apparemment paradoxales.
L’enjeu d’une négociation peut aussi être dépassé au profit d’un enjeu plus large comme celui du maintien d’une relation bilatérale.

Meredith Kingston de Leusse donne l’exemple d’une négociation difficile entre la France et l’Inde au sujet d’un projet de coopération médicale. Ce projet, préparé dans le cadre de la visite en 1989 en France du président de la République indienne en France prévoyait l’installation, sous la forme d’une joint venture franco-indienne, d’une entreprise française pour la production à destination du marché indien d’un vaccin sous une forme injectable. Le Premier ministre indien de l’époque s’était alors engagé oralement à inclure ce vaccin dans les programmes de santé publique de son pays. Or, alors que la construction de l’entreprise est lancée, deux événements vont remettre en cause cet accord. Tout d’abord, un changement de majorité politique en Inde et ensuite, une recommandation de l’OMS sur l’usage de la forme injectable du vaccin qui devrait être limitée « aux pays sous-développés » avec une préférence, quand cela est possible, pour la forme buvable. L’Inde, refusant de se reconnaître comme « pays pauvre » aurait alors fait le choix de n’utiliser dans ses programmes de santé publique que la forme buvable, privant ainsi l’entreprise française de ses débouchés. Un contentieux récurrent s’installe donc entre la France, qui refuse de voir les fonds publics investis se transformer en gaspillage et le gouvernement indien, qui reproche à l’entreprise française de l’avoir mal informé des différentes caractéristiques techniques de vaccins. « Ainsi, tout au long des épisodes diplomatiques où il s’agit de gérer divers éléments qui s’agrègent et se désagrègent, l’ambassadeur de France se doit de transmettre les requêtes et les messages des parties de la manière la plus adéquate possible. Il agit en fonction des réactions françaises et indiennes et tente de parer aux incidents, c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour les relations diplomatiques, tel que la remise en cause d’un projet soutenu par le président de la République française. » L’ambassadeur s’efforce alors de réaliser différentes « traductions » de la position des uns et des autres afin de se faire le « porte-parole » des différentes parties. Mais ses recommandations en vue d’un règlement progressif des contentieux ne sont pas reprises par sa direction géographique qui préfère, lors de la visite en France du nouveau Premier ministre indien en 1992, ne pas évoquer le sujet afin de ne pas assombrir les relations politiques. Faire de la résolution du contentieux un point de passage obligé aurait été trop coûteux pour les deux partenaires, leurs « cadres » politiques respectifs étant trop hétérogènes : une logique d’efficacité industrielle et financière pour la France contre une logique du rang et de l’honneur pour les Indiens.

La négociation en effet n’est pas seulement, contrairement à ce qu’en disent les manuels pratiques, un processus de réduction des divergences, mais aussi un enjeu de représentation symbolique de ce qu’est le pays, de sa grandeur, de ses valeurs, de son identité. Les « coalitions de cause » et les « traductions » laborieusement construites par les diplomates peuvent alors se heurter à des logiques politiques relevant d’un autre ordre.

3) La négociation, un travail technique ou une activité politique ?

Il faut tout d’abord faire une distinction entre différents types de négociations allant des plus formelles, visant à résoudre un différend ou un problème bien délimité et devant se conclure par une convention, un traité ou un accord, aux plus informelles, au cours desquelles sont discutés avec les interlocuteurs étrangers ou l’administration centrale tout un ensemble de petits arrangements, d’ordre du jour, de questions de protocoles, de règles d’échange d’information. Si la seconde fait partie du travail quotidien des diplomates, la première est plus délimitée dans le temps et dans l’espace. Outre les séquences formelles de négociation dans les institutions multilatérales, il faut mentionner les sommets internationaux, les conventions bilatérales, etc.
Dans les Représentations permanentes, en multilatéral, en effet, le travail de négociation est très encadré et normé, tant par l’organisation en groupes de travail, conseils ou commissions que par les instructions précises envoyées par les gouvernements. Des phases de discussions formelles alternent avec des transactions plus discrètes et personnalisées. L’habitude de négocier avec un nombre bien défini d’interlocuteurs, tous professionnels ou habitués de la diplomatie, crée un cadre bien particulier : habitude fréquente, même en séance, du tutoiement et de l’appellation par le prénom ; règles implicites mais fortes sur ce qui est permis ou au contraire proscrit (comme par exemple le degré des attaques personnelles) dans tel ou tel cercle ; jeux subtils sur les formulations, les termes employés, longue durée d’un grand nombre de négociations qui permet les ajustements mutuels, y compris avec les capitales respectives des négociateurs, etc. Plus encore qu’en bilatérale, un novice est totalement perdu dans ce type d’arènes : comment comprendre tel refus ou telle concession ? Pourquoi certaines positions seront plus dramatisées que d’autres ; que signifie le recours à l’humour ou l’autodérision ? Sans parler de l’extraordinaire complexité technique de nombre des dossiers traités !
Dans les négociations bilatérales, les règles sont moins bien établies et laissent la place à des rôles d’ambassadeurs diversifiés, plus ou moins politisés. La complexité de la négociation tient au fait qu’elle se déroule simultanément sur plusieurs niveaux : le jeu symbolique des rencontres entre dirigeants, les interactions régulières entre experts et/ou diplomates, les négociations et compromis internes à chaque gouvernement, etc. Les négociations bilatérales sont généralement mises en scène comme un contact direct entre les autorités politiques des deux pays ; l’ambassade et l’administration centrale étant censées n’avoir qu’un rôle d’accompagnement et de préparation des délégations ministérielles. La science politique, les spécialistes des relations internationales et les médias dessinent un tableau des négociations où tout se jouerait dans les tractations entre dirigeants et pour lesquelles l’ambassadeur est essentiellement un intermédiaire. Il ne resterait qu’un ensemble de « petites » négociations (qui peuvent être parfois longues et fastidieuses), indispensables pour assurer le succès des visites politiques : convaincre des interlocuteurs locaux importants de consacrer de leur temps au visiteur officiel français, obtenir des autorités locales un bon accompagnement logistique et en sécurité, etc.
Or, l’observation détaillée des activités des diplomates montre que ce travail dans les coulisses peut être important, même s’il est masqué par une vision restrictive de ce qu’est une « négociation ». Les rencontres entre chefs d’États ou responsables politiques de haut rang sont très généralement préparées et négociées à l’avance, notamment par les diplomates des deux pays. En effet, il serait risqué de voir surgir des blocages ou des tensions non anticipées entre les leaders qui pourraient ainsi y compromettre leur prestige et leur image, voire s’engager, dans le feu de la discussion, dans des voies hasardeuses ou défavorables. Si la partie publique et visible des grandes négociations bilatérales se fait entre politiques, leurs coulisses sont largement peuplées par les diplomates.
La visibilité, dans les négociations bilatérales, des diplomates est variable suivant les dossiers et les pays. D’après un sous-directeur géographique :
« Il n’y a pas de règle ! Certains pays trouvent leur propre intérêt à ne négocier que de gouvernant à gouvernant, ça dépend. Le niveau de base, c’est l’ambassadeur. On lui envoie des instructions et c’est lui qui va ouvrir les négociations avec le ministère des AE du pays où il réside. Par exemple, pour la force européenne avec le Darfour, c’est la direction des Affaires stratégiques qui a validé les instructions, en accord avec l’Élysée et c’est notre ambassadeur sur place qui a géré ça. Mais des fois, il arrive que l’on estime nécessaire d’aller au-delà du niveau de l’ambassadeur. C’est alors le conseiller du ministre des AE ou du président de la République qui est envoyé sur place. Ou alors, c’est le ministre ou même le Président qui passe un coup de fil à son homologue. C’est ce qui s’est passé quand le dossier de la force européenne au Tchad s’est dédoublé avec l’affaire de l’Arche de Zoé. Donc on peut parfois passer à un niveau supérieur ! Ce n’est pas forcément parce qu’il y a un blocage, ça peut être aussi pour montrer l’importance qui est attachée à un dossier, on veut que ça ressorte bien des démarches habituelles de l’ambassadeur ! Ou alors c’est très technique et il faut envoyer un négociateur spécialisé. Il y a aussi des pays où l’ambassadeur ne peut pas voir au-dessus du niveau de ministre. Le président de tel pays, il ne veut pas avoir d’autres interlocuteurs que Sarkozy ou Kouchner. Et il y a des dossiers que l’on ne peut faire avancer qu’en voyant ce président. On ne peut pas lui reprocher, parce que Sarkozy, c’est pareil ! Il ne reçoit pas les ambassadeurs ! Ou alors on peut faire une démarche par téléphone ou envoyer quelqu’un parce que c’est un dossier délicat et qu’on ne veut pas impliquer notre ambassadeur parce que ça pourrait rendre son travail plus difficile. »
La marge de manœuvre dans les négociations est en effet largement encadrée par les instructions politiques négociées à Paris, mais aussi par l’existence de traités, protocoles et accords divers qui structurent et orientent l’histoire de la coopération bilatérale. Des traités de coopération sont ainsi renouvelés à intervalles réguliers avec de nombreux pays (notamment du Sud). La possibilité d’innovation est réduite par les programmes et les opérations qui sont reconduites d’une fois sur l’autre. Le contexte de réduction des crédits disponibles, tout comme la multiplication des partenaires impliqués (organisations internationales, ONG, AFD, etc.) ne font que figer encore un peu plus les choses. Les diplomates qui participent aux rencontres régulières de renouvellement de ce type d’accord peuvent alors avoir le sentiment d’un travail routinier, voire d’une perte de temps. Dans ce contexte, seule une impulsion politique ou un changement de dirigeant peut faire véritablement bouger les choses dans le sens de l’ouverture de nouveaux programmes ou de l’abandon d’initiatives antérieures qui n’auraient pas été suffisamment inscrites dans les traités et les protocoles.
La négociation diplomatique, parce qu’elle s’inscrit dans un jeu politique à deux niveaux (national et international), qu’elle confronte des diplomates qui représentent à la fois leur gouvernement et leur pays, mais aussi les intérêts de leur service est donc très particulière. Une première posture, pour le diplomate, peut être de se limiter aux aspects techniques de son travail de négociation. L’accent sera alors mis sur une définition de la négociation en termes de persuasion, d’invention, de réseaux relationnels entre diplomates, etc., pour se conformer au mieux aux instructions reçues. Mais, pour augmenter leur marge de manœuvre, d’autres vont préférer développer une interaction plus serrée avec le pouvoir politique qui seul peut donner la légitimité, la crédibilité en participant à l’élaboration du « cadre d’analyse » et donc aux instructions. La « politisation fonctionnelle » (l’intériorisation des objectifs politiques supposés des dirigeants dans ses options) ou « partisane » (liée à l’adhésion à une mouvance politique) de leur activité déplace alors une contrainte qui n’est plus vécue comme telle.
Cette seconde posture est généralement bien illustrée par les attitudes et les pratiques de certains ambassadeurs non diplomates, souvent nommés, notamment aux États-Unis, pour leur proximité avec le Président. D’un côté, ces ambassadeurs un peu particuliers se distinguent souvent par leurs critiques à l’égard de la bureaucratie des Affaires étrangères et l’administration de la diplomatie. D’ailleurs, le fait qu’ils soient nommés, parfois sans grande expérience du métier qu’ils devront réaliser, peut témoigner du peu de considération qui semble être porté à la compétence et l’expérience acquise par les diplomates de carrière. Mais, d’un autre côté, leur accès au président et au pouvoir de décision — s’il ne plait pas aux responsables des Affaires étrangères qui se sentent court-circuités — permet de porter et défendre les analyses et le travail des membres de leur ambassade, souvent diplomates de carrière. Evans G. Galbraith explique qu’« Un ambassadeur a tout intérêt à être bien introduit auprès d’une personnalité en bonne position dans l’état-major. Les secrétaires d’État n’aiment guère voir les ambassadeurs arpenter les couloirs de la Maison-Blanche. Les relations doivent donc rester discrètes. » De même, le journal de John K. Galbraith, le montre à plusieurs reprise plaider directement sa cause, souvent contre l’avis du département d’État, auprès du Président comme auprès de membres influents du congrès. C’est pourquoi les Pakistanais réclameront d’avoir eux aussi, un ambassadeur influent dans leur pays. Le premier comme le second mèneront, à coup de télégrammes ironiques et de rapports incendiaires une guérilla permanente contre les diplomates en poste à Washington. Par contre, ils seront très favorables aux diplomates sous leurs ordres à Delhi ou à Paris.
Les deux Galbraith vont également s’opposer à l’envoi d’émissaires spéciaux ou de commissions d’experts pour effectuer des tâches qu’ils préfèrent voir prises en charge par les agents en poste dans leur ambassade. Ces visites représenteraient « un gaspillage de temps », y compris pour les officiels du pays d’accréditation, mais aussi un manque de reconnaissance pour le travail et l’expertise développés dans l’ambassade. Ils vont donc tenter d’empêcher et de décourager les visites d’officiels. Un des moyens utilisés pour cela est d’interdire toutes dépenses « d’agrément », par exemple en refusant les moyens de l’ambassade (chauffeur, logement, etc.) pour des personnalités désirant faire du shoping ou du tourisme. À l’inverse, ils ne refusent pas, à l’occasion, de servir eux-mêmes d’émissaires présidentiels dans d’autres pays que celui où ils sont accrédités. Les deux Galbraith feront donc un travail important de négociation à haut niveau, à l’instar des grands ambassadeurs de jadis, et n’hésiteront pas à batailler avec le protocole pour ne par être exclus des discussions qui leurs semblent les plus importantes (par exemple les négociations sur le Kashmir ou la guerre sino-indienne pour John K. Galbraith ou les discussions sur l’Initiative Stratégique de Défense ou le désarmement et les ogives nucléaires pour Evan G. Galbraith). John K. Galbraith note ainsi à propos de son refus de l’envoi d’un émissaire spécial : « J’ai l’intention de me battre contre la conception selon laquelle il existe des ambassadeurs d’un ordre plus élevé pour les tâches spéciales ou difficiles. Je me propose d’être le représentant principal du président dans ces parages et il fallait que cela se sache bien. »
La relation entre politique et diplomates est donc une relation à la fois de rivalité et de complémentarité, comme l’illustre la concurrence entre diplomatie ordinaire et diplomatie extraordinaire. Par volonté de mieux contrôler ou d’accélérer la négociation de certains dossiers, ou pour ne pas interférer avec le reste des relations bilatérales, les responsables politiques ont depuis longtemps été tentés de faire appel à des envoyés extraordinaires pour conduire les négociations ou leur préparation à la place, et parfois même à l’insu des diplomates sur place. Cette pratique n’est pas nouvelle et soulève parfois des controverses.
Par exemple, lors de la guerre franco-chinoise de 1884-85, le gouvernement Jules Ferry avait envoyé un militaire, François Ernest Fournier, négocier le retrait des troupes chinoises du Tonkin en 1884. Dans l’accord qu’il signe, la date du retrait est laissée en blanc et seules des garanties verbales lui sont données sur les délais. Le représentant de la France en Chine, chargé d’affaire, le vicomte de Sémallé est écarté et n’est pas tenu au courant. Quand les militaires français arrivent au Tonkin, les garnisons chinoises ne se sont pas retirées et ne sont même pas au courant de l’accord. Leur attaque par le corps expéditionnaire français sera à l’origine de la guerre. Le gouvernement Ferry accuse le vicomte de Sémallé de ne pas avoir tenu les militaires au courant du délai demandé par les autorités chinoises pour obtenir le retrait de leurs troupes. Le journal Le Matin (20/09) écrit : « La diplomatie extraordinaire qui dirige les affaires de Chine, continue à mettre sur le compte de la diplomatie ordinaire la responsabilité de toutes ses fautes ». Et Le journal des débats (19/10) précise « C’est le négociateur français qui a réglé seul les détails de l’évacuation, qui en a fixé les dates et malheureusement ces dates et ces détails n’ont jamais été acceptées par le Tsong-Li Yamen [conseil des ministres chinois en charge des affaires étrangères]. Comment les aurait-il accepté puisqu’il ne les connaissait pas ? Ce n’est pas la faute de Monsieur Fournier si on lui a fait faire un métier qui n’est pas le sien. Or le fait important est le suivant : le négociateur français n’a pas exigé du négociateur chinois qu’il transmît à son gouvernement la note qui spécifiait les délais d’évacuation, il n’a pas demandé un reçu de cette pièce, il y a là deux négligences qui ont été inégalement funestes. Il est prudent de faire faire les traités par les diplomates, aussi bien que la guerre par les militaires. Un gouvernement qui manque à cette règle s’expose à une responsabilité qu’il serait très injuste de faire tomber sur ses agents ».
Dans leurs écrits, les diplomates se plaignent généralement de cette pratique d’envoyés extraordinaires perçue comme une forme d’ingérence et un risque de confusion. Ce n’est que dans certains cas particuliers que la présence d’un négociateur de haut niveau extérieur à l’ambassade peut sembler utile. Par exemple, s’il est jugé souhaitable que les diplomates sur place ne soient pas compromis dans des questions délicates. C’est le cas dans l’exemple rappelé par Raphaël-Léonard Touze, ambassadeur de France au Tchad de 1974 à 1975, au sujet de l’affaire Claustre, une chercheuse française enlevée par des rebelles tchadiens au moment où l’ambassadeur tentait de regagner la confiance du Président en exercice. Faire des concessions aux rebelles, pour les diplomates sur place aurait été problématique vis-à-vis du Président en place. Cet ambassadeur ne cesse de réclamer un envoyé muni des pleins pouvoir afin d’assurer la continuité des négociations et de décharger son équipe éprouvée par cette affaire (un conseiller militaire français sera tué au cours des négociations).
Encore une fois, l’existence de différentes logiques (la coopération militaire et la dépendance réciproque, les pressions de l’opinion publique, etc.), de différents intérêts, de différentes temporalités (la patiente construction d’une relation bilatérale contre l’urgence d’une prise d’otage) implique l’existence de différents niveaux du jeu diplomatique. Plus généralement, la multiplication des conflits, des enjeux, des arènes de discussion avec la fin de la guerre froide, la globalisation de l’économie et des sociétés, conduisent à faire de la négociation un processus de plus en plus éclaté et continu. « Nos sociétés demeurent conflictuelles. Leur politisation croissante — c’est-à-dire l’exacerbation des concurrences entre les projets politiques et sociaux, sur fond d’autonomie et d’affirmation de soi des individus — conduit à une multiplication des occasions et des motifs de conflits (donc de négociation) ». Le diplomate ne peut plus être le seul acteur en jeu, mais il peut voir renforcé son rôle de coordonnateur et d’organisateur être.


IV - Un travail organisé, un travail d’organisation





Le travail que nous avons observé dans les différentes instances du MAEE où nous avons conduit nos enquêtes se déroule dans un contexte organisé. Ce terme d’organisation recouvre deux dimensions complémentaires : celle de la répartition du travail et donc de sa division, et celle de sa coordination. Depuis Adam Smith et Karl Marx, les formes de la division du travail ont fait couler beaucoup d’encre. On doit à Max Weber l’invention de « la domination légale à direction administrative bureaucratique », l’idéal-type bureaucratique. Ce sont, de fait, essentiellement des « ingénieurs-organisateurs » (Babbage, Taylor, Fayol pour ne citer que les premiers d’une longue lignée) qui, s’efforçant de répondre de manière pragmatique à la question de savoir comment obtenir les résultats désirés en fonction des moyens disponibles, ont imaginé la formalisation des tâches, la division du travail et la forme hiérarchique pour le coordonner, les mécanismes d’acquisition et de transmission du savoir, les rapports à la matière…
Cette longue histoire du travail organisé est désormais investie par les économistes. Ils s’efforcent d’intégrer, dans la formalisation de l’organisation, des notions empruntées au marché : coûts de transaction, incitations, contrat, agence sont devenues des références majeures dans l’analyse des organisations. La théorie de l’agence est ainsi utilisée par certains spécialistes du travail diplomatique pour préconiser une nouvelle organisation des ambassades. Les incitations financières sont retenues (aujourd’hui mises en œuvre) pour récompenser les meilleurs agents. Préférence est donnée au contrat sur le statut pour asseoir l’engagement.
Aussi stimulantes que soient ces nouvelles approches, elles ont pour défaut majeur, à nos yeux, d’ignorer totalement les relations d’autorité et la structure hiérarchique, les solidarités et les dimensions culturelles du travail. Essentiellement référées à un paradigme individualiste, elles ignorent totalement la dimension individuelle et collective du travail, réalité indissociable, ainsi que la concurrence et la coopération, la culture collective, la cognition partagée pour réaliser la tâche. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans l’excès inverse, comme cela a parfois été le cas de la sociologie française des organisations, tendant à réduire ces dernières à des arènes propices au déploiement des stratégies des acteurs mus par le seul souci d’échapper à la domination. Nos observations empiriques nous incitent à emprunter à Jacques Girin, au moins pour l’analyse des postes à l’étranger, sa théorie des « agencements organisationnels », entendus comme « combinaison(s) de ressources hétérogènes capable de réaliser une certaine performance ».
C’est l’agencement organisationnel qui produit un résultat et non, sauf exception, un acteur isolé (c’est pourquoi l’idée d’un ambassadeur sans ambassade est, peut-être, problématique). Ce type d’agencement est composé de ressources humaines, matérielles et symboliques. Alors que dans l’économie institutionnelle et dans l’usage qu’en fait Rana par exemple, l’agence est considérée en tant qu’instrument, elle se veut ici un composite, « un agencement » à qui est confié un mandat en vue de la réalisation d’un objectif. La notion de mandat conduit à analyser les formes prises par la relation entre mandant et mandataire, la question essentielle pour le mandant étant celle de la compétence du mandataire, tout autant que la relation de confiance qu’il entretient avec lui.
Ce choix théorique permet d’analyser ce que Norbert Alter nomme « l’activité organisatrice » c’est-à-dire l’organisation en action et l’action dans l’organisation. Cette activité s’inscrit dans une structure formelle et normative qu’il s’agit aussi de décrire, dans la mesure où elle contient et contraint l’activité. On ne saurait en effet oublier que l’organisation, dans ce dernier sens, vise à réduire l’incertitude de l’action à défaut de la maîtriser complètement.

1) Un travail organisé

Comparé à celui des autres ministères, l’organigramme du MAEE est particulièrement complexe, compte tenu de la diversité des missions à remplir et des mécanismes de coordination retenus (politiques, géographiques et fonctionnels). Cet organigramme fournit une information précieuse sur la structure de coordination beaucoup plus que sur la division du travail. L’organisation du travail repose, en fait, sur un paradoxe : elle consiste d’abord à diviser le travail et, parce qu’il est divisé, à devoir le coordonner. Cette activité de division, en particulier dans le secteur des services, est faiblement pensée car, très souvent, elle est déterminée de l’extérieur par les missions. Plus souvent encore, elle est le fruit d’une tradition persistante non remise en question, l’effort portant alors sur les structures de coordination.

a) Diviser le travail, le décomposer

Si l’on accepte de se dégager de la vision taylorienne de la division du travail, dont la mise en œuvre a été si souvent poussée à l’excès que, hormis sa contestation radicale, elle rend difficile toute réflexion sur ce thème, il faut bien admettre qu’elle est autant le signe de l’intelligence de l’homme qu’une nécessité opératoire. Cette notion est cependant ambiguë, car elle recouvre, comme l’a bien compris Durkheim, deux notions différentes : la division sociale du travail entre des fonctions spécialisées et complémentaires et une division technique des tâches au sein de ces fonctions.
Dans la vieille tradition des métiers, du temps où ils étaient aussi considérés comme des arts, la division sociale du travail servait à définir le territoire des métiers et leur identité. Plutôt que d’une division des tâches affirmée comme telle en leur sein, la décomposition du travail à réaliser y était pensée selon une hiérarchie des savoirs et des actes à mettre en œuvre en commençant par les plus humbles (balayer l’atelier, car on ne saurait travailler dans un environnement sale) jusqu’aux plus complexes pour enfin être capable de réaliser le chef-d’œuvre justifiant l’accès à la maîtrise du métier. Cette décomposition des tâches conduisant, de fait, à une division du travail concrète entre les apprentis avait pour finalité l’apprentissage du métier. Le compagnon était celui qui avait franchi toutes les étapes et accédait de la sorte à la maîtrise. Cette référence aux « métiers » est particulièrement utile pour comprendre la division du travail au MAEE, tant elle puise, sans le savoir, à cette source.

Des filières de métiers

Même si cela est nié par l’institution, il existe bien au sein du ministère des filières qui s’apparentent fort à une division sociale du travail entre métiers distincts. L’analyse des carrières professionnelles, autant que les enquêtes de terrain mettent en évidence la conscience de leur existence par les agents, à défaut de leur reconnaissance formelle.
Sans présager de leur ordre, la première « filière » est structurée autour des postes bilatéraux. On y accède le plus souvent, mais pas exclusivement, par le concours d’Orient, cette affectation correspondant fréquemment à une spécialisation sur une aire géographique. Le passage par une expérience multilatérale y est associé à des questions ayant trait à la zone géographique de compétence. Dans l’administration centrale, le passage par la direction géographique concernée est fréquent. Il y a parfois une expérience consulaire, utile pour pouvoir ensuite s’occuper de ces questions en tant qu’ambassadeur. Le sommet de la carrière se concrétise par un emploi d’ambassadeur dans une ambassade bilatérale. Cette filière repose sur une double expérience : celle, liée à une connaissance intime d’une ou de quelques zones géographiques ou linguistiques, et celle, acquise dans la gestion et l’organisation d’une ambassade et d’une relation bilatérale.
La seconde « filière » identifiée est multilatérale. Le diplôme de référence est le concours externe de l’ENA. La carrière se déroule au sein des Représentations permanentes importantes ; elle est souvent associée à une spécialisation technique dominante (questions stratégiques et d’armement, questions économiques et financières, etc.). Les passages en administration centrale visent à renforcer la spécialisation. Les expériences consulaires y sont rares ; quand il y en a eu, elles apparaissent en début de carrière, parfois dans des consulats particuliers et « politiques » (le consulat général à Jérusalem ou celui de Hong Kong avant la réunification). Des expériences en ambassades bilatérales sont faites principalement dans des grandes capitales (Londres, Washington). L’exercice du métier tourne essentiellement autour de la négociation au sein de « machines à négocier » que sont les Représentations permanentes. En avoir connu plusieurs (et donc s’être adapté à des milieux spécialisés et des questions techniques variées), être passé par des capitales qui comptent au plan international, avoir travaillé dans des directions politiques ou multilatérales au Quai d’Orsay, tout cela constitue le parcours type des agents de cette filière.
La filière consulaire enfin, qui commence souvent par un premier poste en catégorie B et même C, et se termine, le cas échéant, par un poste de consul général, voire parfois d’ambassadeur dans un petit pays. Des postes administratifs (secrétaire général d’ambassade, chef de SAF) sont parfois occupés en milieu de carrière. En administration centrale, les passages par Nantes et la DFAE permettent d’asseoir l’ancrage dans la filière. Afin de permettre aux agents de cette filière l’acquisition des connaissances juridiques indispensables au travail consulaire, le ministère a créé en 1993 l’IFAC (Institut de formation aux affaires consulaires), devenu depuis IFAAC (Institut de formation aux affaires administratives et consulaires). L’existence de cette formation spécifique suffit à elle seule à rendre particulièrement visible l’existence de cette filière.
À côté de ces trois filières, il existe peut-être une sous-filière « coopération / développement / gestion » issue de la fusion en 1999 du MAE avec le ministère de la Coopération. L’alternance de postes à la DGCID et en ambassade dans les SCAC en constituerait l’ossature principale, avec, à l’horizon, un poste d’ambassadeur dans un pays en voie de développement. Les entretiens menés avec des anciens de la Coopération ou de jeunes diplomates à la DGCID ou dans les SCAC semblent indiquer au contraire des parcours plus variés. Pour les anciens de la Coopération, leur expérience et compétence en gestion semblent leur ouvrir les portes de postes intéressants en administration centrale (DGA). On retrouve ce même parcours avec des fonctionnaires issus d’autres ministères et entrés au MAEE par concours internes après une « première carrière » réalisée dans un autre contexte et qui occupent plus que d’autres des fonctions logistiques. Quant aux jeunes diplomates, ils mettent en avant les plus grandes opportunités et responsabilités qu’ils peuvent avoir à la DGCID ou en SCAC par rapport à d’autres secteurs, compte tenu de leur âge. Mais cet avantage est souvent vu comme un moyen de poursuivre ensuite dans une autre direction, grâce à l’expérience ainsi accumulée, plutôt que comme le début d’une carrière centrée sur la coopération et le développement.
Ces filières ne sont évidemment pas étanches, surtout les deux premières d’entre elles. Les agents les connaissent parfaitement et développent à leur égard leurs stratégies de carrière en fonction de l’objectif qu’ils visent et de leurs préférences :
« Si je veux finir ambassadeur, il faut que je trouve un poste en bilatéral. J’ai passé le concours interne de l’ENA et donc ma carrière est retardée. Je n’ai aucune chance d’accéder au poste que je désire en ‘‘multilatéral’’ mais je serai heureux de finir ma carrière dans une ambassade moyenne. » (conseiller politique dans une Représentation permanente)
Deux points importants sont mis en évidence dans cette citation qui reviennent comme un leitmotiv dans presque tous les entretiens : le poids initial du capital scolaire et bureaucratique légitime (le concours passé) ; la reconnaissance d’une hiérarchie de fait entre les filières à partir de leur point d’aboutissement. Il existe bien une hiérarchie des postes (indépendamment de l’intérêt du travail) aussi bien multilatéraux que bilatéraux qui orientent les stratégies des acteurs. Cette hiérarchie est, de fait, actée par le ministère lui-même qui, sur son site, présente l’existence, dans un premier temps, d’un ambassadeur isolé, suivi par l’apparition et l’implantation des ambassades bilatérales, pour s’achever par la création des Représentations multilatérales, présentées comme « les ambassades du XXIe siècle ». Les stratégies observées sont d’autant plus autonomes que l’agent est titulaire d’un diplôme initial prestigieux lui permettant de s’appuyer non seulement sur son corps, mais aussi, le cas échéant, sur la promotion à laquelle il a appartenu pour soutenir et orienter ses choix :
« Pour deux postes à peu près équivalents, on m’a toujours dit : choisit le chef de poste, pas le pays. » (directeur-adjoint)
Il s’agit, dans le parcours professionnel, de se constituer un capital social, « de se faire repérer », mieux encore, « de se faire demander ». La gestion de carrière n’est évidemment pas du seul ressort de l’agent. La direction du personnel intervient naturellement dans les affectations, même si elle prend en compte les désirs des agents. Là encore cependant, le statut de l’agent pèse d’un poids non négligeable. Philosophe de formation, en contact avec le monde diplomatique par le biais d’une expérience de Coopération comme enseignant, ce consul, après un concours de catégorie B est reçu au concours d’Orient. En tant que secrétaire des Affaires étrangères, il est alors affecté pendant quatre ans au bureau de la Dépense et c’est cette affectation qui va produire un tournant dans sa carrière. Alors qu’il souhaite rejoindre un service culturel et que sa longue expérience dans ce secteur justifie, à ses yeux, sa prétention, il s’entend répondre : « vous venez de la sous-direction de la comptabilité, vous n’allez pas aller dans un service culturel ! ». C’est comme cela qu’il est affecté au service consulaire, dont il ne sortira pas :
« Une fois que vous avez pris un couloir, vous n’en sortez pas facilement ! Paradoxe déplaisant pour notre maison… de voir les postes de la diplomatie culturelle, c’est-à-dire, de mon point de vue en tout cas, certainement les postes parmi les plus intéressants des postes de diplomate confiés à des gens qui ne sont pas diplomates de profession, alors que les diplomates de profession, eux, sont cantonnés dans des tâches qui n’ont pas, on va dire, la même grandeur. » (consul)
• Des filières d’apprentissage

Le RIME, directement inspiré par le ROME, vise à définir le contenu des emplois existants au sein du ministère en se fondant sur une définition substantive de ces emplois et en adjoignant aux compétences techniques qu’ils exigent des qualités morales ou de personnalités spécifiques : « être capable de supporter un haut niveau de stress », « avoir des capacités d’adaptation ». Au-delà des critiques qui ont pu être faites à cette approche très réductrice du travail, son principal défaut, au regard de ce qui nous occupe, est d’ignorer l’articulation des emplois entre eux et de chercher le métier derrière l’emploi. La cartographie des emplois offerts au MAEE, plus que dans tout autre ministère, est construite sur une division technique du travail permettant de respecter les grades, mais servant principalement à l’apprentissage du métier. L’existence de filières et de parcours au sein de ces filières conforte cette image d’un métier fondé sur des savoirs formels et une expérience bâtis sur un socle solide de culture générale.
On n’est pas diplomate à la sortie d’un concours, on le devient en parcourant un long apprentissage assez strictement balisé. L’apprentissage du métier commence par un passage obligé essentiel : le traitement de l’information, qui implique que l’on sache la chercher à des sources multiples, la rassembler mais surtout la traiter de telle sorte qu’elle serve l’action du ministère. Les rédacteurs font des notes comme les pianistes font des gammes, ces notes sont corrigées jusqu’à ce qu’ils écrivent justes.
Ce premier poste permet aussi d’acquérir une culture spécialisée dans un secteur ou une zone géographique.
Un second poste, éventuellement dans une ambassade à l’étranger permet de continuer ce même travail de rassemblement et de traitement de l’information mais cette fois, à un niveau local et dans un contexte spécifique. Dans une Représentation permanente, sont conjugués l’apprentissage de la négociation dans des groupes de travail, l’appréciation du positionnement des différents interlocuteurs et l’acquisition de la maîtrise de certains dossiers techniques.
Un retour en administration centrale dans une direction géographique ou politique, la participation éventuelle à une cellule de crise, à un groupe transversal favorise l’élargissement des connaissances et une forme de travail collectif où s’affrontent et se confrontent des différences de point de vue. Ce passage peut être associé à une formation spécifique. La maîtrise de la direction d’une ambassade s’acquiert en exerçant la fonction de premier conseiller.
D’autres exemples pourraient être apportés. Le passage dans chacun de ces emplois pour une durée de trois ou quatre ans n’a pas pour but de former à des métiers spécifiques, mais à celui de diplomate et à l’art de la diplomatie. Le parcours décrit ici de façon très linéaire est plus ou moins long. Un passage par un cabinet ministériel peut l’accélérer grâce à un capital social plus riche, mais aussi par l’aspect très formateur du travail dans un cabinet politique. Des mobilités externes peuvent être envisagées dans de grandes entreprises du secteur public ou dans d’autres ministères. Alors même que l’action internationale sectorielle des ministères techniques s’accroît considérablement, cette mobilité est cependant moins fréquente qu’on ne pourrait a priori le penser. Le récent Livre Blanc fait d’ailleurs de son accroissement un objectif pour les années à venir.
On pourrait décomposer de la même manière et sous le registre de l’apprentissage du métier les filières d’emplois conduisant au poste de consul, car il implique aussi, outre des compétences spécifiques, une bonne dose de maîtrise de l’art de la diplomatie.
À côté de ces deux filières principales appartenant à un même ensemble, il existe au sein du ministère une division technique du travail permettant d’identifier des métiers plus spécifiques. Le métier de gestionnaire traitant de l’allocation et de l’usage des moyens est appelé à prendre de l’importance dans un moment où la rigueur économique s’impose et où peut être lancé un appel à des fonds privés pour soutenir des actions publiques. On pourrait aussi imaginer un service plus « professionnalisé » des ressources humaines, plus détaché du corps des diplomates qu’il ne l’est actuellement, conduisant peut-être ainsi à un jugement moins influencé par les réseaux divers, mais aussi beaucoup plus à même de prendre en charge les contraintes, y compris familiales, imposées par la mobilité géographique des agents. Des leçons pourraient être apprises de ce que font, dans ce domaine, les grandes entreprises multinationales. À un niveau hiérarchique plus modeste, les chiffreurs des ambassades ont réussi à faire évoluer leur métier vers un rôle de logisticien localement chargé de la maintenance informatique et de la formation des diplomates à l’usage des nouveaux logiciels.

b) Organiser le travail

« Petit ministère » en termes d’effectifs, (il est le plus petit des ministères après celui de la Jeunesse et Sports et celui de la Culture), le MAEE est doté d’une organisation formelle très détaillée. Outre un ministre et trois secrétaires d’État (le nombre de ces derniers pouvant varier selon la conjoncture politique), le ministère ne compte pas moins de 27 directions, 75 sous-directions, auxquelles il faut ajouter 17 chefs de missions, organisation que l’on peut comparer par exemple au « très gros » ministère de l’Éducation nationale comptant, au mieux, une dizaine de directions ! À ces chiffres, il faut naturellement ajouter 156 ambassades, 17 représentations et 4 délégations et une centaine de consulats. Autre singularité de ce ministère : il compte 18 680 agents, dont seulement la moitié sont titulaires. Il est aussi l’un des moins féminisé de tous les ministères.

• Les structures organisationnelles

Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes peu penchés sur l’organisation formelle du ministère. On comprend bien, à lire l’organigramme, la division opérée entre des structures géographiques propres à un suivi de la situation dans chaque grande région du monde et des structures plus politiques en charge de la définition des orientations stratégiques et de suivi des négociations. On attend d’un fonctionnement plus matriciel, comme nous le verrons ultérieurement, les coopérations nécessaires entre structures géographiques et politiques. Un organigramme n’est cependant jamais neutre, jamais strictement fonctionnel. Il est une carte routière indiquant la route à suivre, les sens interdits et les bifurcations possibles. Les connaisseurs en maîtrisent cependant les chemins de traverse et les hiérarchies : mieux vaut être dans une direction géographique couvrant un secteur jugé stratégique, plutôt que dans celle d’une région dont on suit, certes, les évolutions, mais qui n’est guère considérée comme une priorité de la politique étrangère de la France. Mieux vaut être dans une direction politique que géographique, sans parler des directions de soutien logistique.
On peut aussi imaginer une autre fonction au prolifique organigramme du MAEE : celle de fournir des titres, autant que des emplois d’un certain prestige, à des agents d’un rang suffisamment élevé pour qu’il soit difficile de les faire « rentrer dans le rang » après des affectations prestigieuses. Un des problèmes récurrents est le nombre d’emplois correspondant aux échelons les plus élevés. Malgré la faiblesse des effectifs, dans un ministère où les fonctionnaires de rang A sont en nombre important, la surveillance des emplois vacants ou susceptibles de le devenir est une activité majeure de ses membres ! La forme de la structure sert à répondre aux attentes légitimes de reconnaissance statutaire des agents. C’est également la raison pour laquelle tout passe-droit dans l’affectation à un poste est vécu comme une injustice majeure.
Toute enquête de terrain suscite une certaine appréhension, surtout lorsqu’on n’est pas familier du monde enquêté. L’observateur extérieur est toutefois guidé par l’existence d’un certain nombre de repères stables : toutes les ambassades fonctionnent selon la même organisation, produisant une sorte de grammaire commode pour se repérer d’un lieu à l’autre, bannissant très vite un premier sentiment d’étrangeté. Quelques échanges avec des diplomates étrangers ou les mémoires d’ambassadeurs étrangers donnent à penser que toutes les ambassades obéissent à une même structure, facilitant l’identification, non seulement des fonctions exercées, mais surtout la nature de l’autorité dont est investi celui qui l’exerce (ce qui ne dit évidemment rien sur la manière dont cette fonction est exercée). L’organigramme hiérarchisé de l’ambassade se repère physiquement à la taille des bureaux de la chancellerie, et plus encore, dans la position occupée autour de l’ambassadeur et du premier conseiller lors des réunions quotidiennes ou hebdomadaires de service. L’ambassadeur est bien le chef hiérarchique incontesté de l’ensemble de celles et ceux siégeant en réunion de service. Cet ordre affiché, constamment réaffirmé, masque des difficultés structurelles tenant à des appartenances institutionnelles variées (Économie et finances, Armée, Culture, Éducation nationale, Agriculture…) et dont l’évaluation et la promotion échappent largement au MAEE. Dans les ambassades bilatérales au moins, le nombre des diplomates est toujours largement inférieur à celui des membres des autres corps qui y travaillent. Cette forme organisationnelle très singulière soulève de multiples difficultés dans le fonctionnement quotidien des ambassades, comme on a pu l’observer.

• Les mécanismes formels de coordination du travail

Les mécanismes utilisés pour coordonner le travail au MAAE sont nombreux et plus ou moins sophistiqués.
Le plus trivial est le recours à la hiérarchie, dont tous nos entretiens soulignent l’importance. Une note, même très urgente, ne saurait être envoyée directement à son destinataire sans visa du supérieur hiérarchique. Celui qui est en charge d’un élément de dossier ne saurait assister à une réunion concernant ce dernier si son chef ne l’y autorise pas. Un télégramme diplomatique ne saurait être envoyé sans le visa de l’ambassadeur ou, au moins, du premier conseiller, pour les moins importants d’entre eux. D’un service à l’autre, les demandes de renseignements sont également censées passer par la voie hiérarchique. Ce rôle assigné à la hiérarchie s’explique par un besoin de contrôle et de vérification de l’information qui circule. La manière dont il est exercé est cruciale. Il est de plus en plus difficile à exercer dans sa plénitude en raison des moyens nouveaux de communication et peut-être, de la taille réduite du ministère. Tout le monde se connaît et il est souvent plus rapide de se faire envoyer par mail l’information dont on a besoin pour traiter un dossier plutôt que de passer par la voie hiérarchique. Dans nos entretiens, le rôle de la hiérarchie est souvent perçu comme particulièrement pesant et conduisant à des injonctions contradictoires. À l’exception de certaines directions protégées par la conjoncture : « Ici, on a de la chance. À part le dossier Bettancourt, ce qui se passe en Amérique du Sud n’est pas prioritaire. On peut travailler plus sereinement que dans d’autres directions » (rédacteur), le mode dominant du travail est l’urgence, qu’elle soit imposée par les événements ou qu’elle soit exigée par le, les ministres, le ou les différents cabinets… Cette pression de l’urgence est jugée difficilement compatible avec le respect des procédures hiérarchique :
« On nous dit que cette note est très urgente, on travaille dessus comme un fou et puis on attend trois jours ou beaucoup plus les remarques du sous-directeur… On travaille toujours le nez dans le guidon, on n’a pas assez le temps de réfléchir. » (conseiller politique d’ambassade)) 
Mais l’affirmation de l’urgence est un moyen d’accorder de la valeur au travail demandé et les délais infligés par la hiérarchie pour la traiter, une manière d’exprimer la surcharge de travail qui pèse sur elle. Cependant, la banalisation de l’urgence est aussi un risque : si tout est urgent, plus rien ne l’est vraiment ! Bien plus, cette attitude peut entraîner ce que Norbert Alter nomme « la lassitude de l’acteur », conduisant à son désengagement ou à des dérives personnelles plus graves.
Un autre moyen de coordonner le travail est la directive et le compte rendu. Par le biais des télégrammes (en forte croissance) l’ambassadeur rend compte de son activité et de celle de son ambassade. Il reçoit des directives, et il en reçoit d’autant plus s’il est dans une ambassade multilatérale dont l’activité principale est la négociation. La communication est rigoureusement contrôlée par les « éléments de langage » fournis sur tous les sujets un tant soit peu sensibles. Le premier conseiller, responsable de sécurité, doit veiller au strict respect de la confidentialité des documents. Il contrôle toute l’information mise sur le site de l’ambassade, y compris le contenu de la revue de presse, qui peut varier selon son destinataire.
Le protocole a également une fonction majeure de coordination du travail. Le rang de chaque visiteur indique la manière dont il doit être traité, les égards qui lui sont dus, les informations qui peuvent ou non lui être communiquées. Il est d’autant plus strictement appliqué que le personnage reçu est important et que la visite se situe dans un cadre étatique. Il est un code de conduite dont on sait l’efficacité dans les relations internationales en réglant les préséances y compris à partir d’indicateurs triviaux comme l’ancienneté dans le poste ou l’âge.
La fixation d’objectifs, de résultats à atteindre sont des moyens puissants de coordination du travail.
« Le ministère de l’Économie a mis en place des tableaux de bord. On doit saisir notre activité quotidienne, le nombre de chefs d’entreprise rencontrés, de notes vendues. On sait toujours où on en est. C’est commode pour moi, je sais exactement où en sont mes collaborateurs. » (chef de mission économique)
L’ambassadeur envoie six mois après sa prise de fonction son programme d’action qui, entériné par l’administration centrale est un moyen (en principe) d’évaluer son travail et de coordonner son activité. Le recours à des indicateurs de plus en plus nombreux (nombre de télégrammes, de personnalités reçues…), quand bien même leur pertinence est contestée et sans doute contestable, constitue un nouveau moyen de coordination du travail d’autant plus puissant qu’il est censé concourir à des comparaisons entre services ou ambassades. Dans son étude sur les conglomérats, ce qu’il appelle la « structure divisionnalisée », Henry Minztberg, montre que le siège, pour contrôler des filiales nombreuses et spécialisées, doit recourir à un système standardisé et souvent quantifiable de mesure de la performance (par exemple les seuls résultats financiers). Selon lui, ce système possède plusieurs limites : oubli de ce qui n'est pas mesurable, faible incitation à l’innovation, aveuglement et irresponsabilité face aux conséquences sociales des choix réalisés, etc.
Ces problèmes sont encore plus prononcés dans le cas des services publics, dont la vocation n’est pas de produire un bien ou un service marchand. La « solution », pour échapper à ce dilemme du contrôle est de nommer, à la tête de chaque filiale, un responsable qui aura la confiance totale du siège, dont ont peut être persuadé qu’il aura intériorisé les buts et les valeurs de l’organisation. Pour revenir au cas des ambassadeurs, cela signifie par exemple, le recours à la connaissance interpersonnelle, aux réseaux de confiance (souvent fondés sur une origine scolaire partagée) dans l’évaluation des réputations, à la proximité idéologique ou politique, etc. Quand il n’y avait qu’une dizaine d’ambassades et que tous les ambassadeurs étaient issus du même milieu, cela était plus aisé. Aujourd’hui, avec 156 ambassades, 17 représentations et 98 postes consulaires, un recrutement relativement diversifié, les choses sont plus délicates.
Le mode de coordination du travail le moins ouvertement utilisé et revendiqué au MAEE est l’expertise. La manière préconisée aujourd’hui par les « gourous » de la gestion pour coordonner le travail est de recruter ou de former des experts et de les laisser faire. Ce n’est pas au directeur de l’hôpital d’imposer au chirurgien un protocole opératoire. La confiance n’excluant pas le contrôle, des indicateurs de résultats servent alors à mesurer la performance. Les diplomates, cependant titulaires de diplômes prestigieux, disposent, formellement d’une marge de manœuvre particulièrement faible aux yeux d’un observateur extérieur. Tous les entretiens menés donnent à penser que l’on ne peut prétendre au métier de diplomate qu’au terme d’un long apprentissage, comme cela a été évoqué précédemment. Seuls ceux qui atteignent le sommet de la hiérarchie sont considérés ou se considèrent comme maîtrisant l’ensemble des règles de l’art, les questions techniques précises étant confiées, le cas échéant, à des experts appartenant à d’autres administrations, mais à qui on ne saurait laisser le dernier mot. Une des difficultés majeures à laquelle se heurtent les diplomates tient à l’identification de leurs performances, à la traçabilité de leur action. Après avoir reçu l’architecte Jean Nouvelle à la résidence, un ambassadeur confiait au sociologue, non sans une pointe d’amertume : « Lui, au moins, il laissera quelque chose derrière lui !». À défaut de savoir prendre en compte le temps dans l’évaluation de l’action, les indicateurs mis en place pour suivre le travail s’avèrent peu pertinents aux yeux des diplomates rencontrés.
Il reste encore à comprendre comment ce cadre rapidement esquissé soutient ou/et contraint l’action.

2) Le travail d’organisation

Une des difficultés rencontrées au cours de l’enquête a été de faire parler les diplomates des rangs les plus élevés de leur travail ; non pas de leur environnement ; non pas des difficultés qu’ils rencontrent (ils sont en général prolixes sur ces thèmes), mais de ce qu’ils font quotidiennement, c’est-à-dire de ce qu’ils produisent. Comme le laisse entendre la remarque citée, tous ont le sentiment de beaucoup travailler, alors que ce qui est produit est rarement visible, « ne laisse pas de traces » ou plutôt n’a qu’une destination interne. La lecture des biographies de diplomates est intéressante de ce point de vue. Le travail quotidien y est très rarement évoqué, alors que sont valorisés les « coups » réussis, les moments d’exception qui ont marqué une vie de diplomate. Très fréquemment lors des entretiens, la description sollicitée du travail en cours dérive vers la narration de quelques hauts-faits passés légitimant, aux yeux de notre interlocuteur, l’ensemble d’une vie passée « au service du Quai ».
Un ancien ambassadeur dans un pays de l’Est raconte ainsi comment, à l’insu même du Quai d’Orsay, il a réussi à mobiliser tous ses collègues ambassadeurs pour une cérémonie publique en mémoire de la Shoah en réponse à de violentes attaques antisémites non sanctionnées, car sans doute soutenues par le gouvernement en place. À défaut d’avoir pu réagir officiellement sauf à s’ingérer dans les affaires intérieures de l’État auprès duquel il était alors accrédité, il dit sa fierté d’une indignation morale suffisamment forte pour le pousser à agir, non pas seulement pour satisfaire une exigence personnelle, mais au nom de l’image qu’il porte des valeurs de la France qu’il représente. On pourrait multiplier les exemples de ces « coups », dont certains sont restés ignorés de l’administration centrale et d’autres avaient peut-être pour finalité des objectifs stratégiques de carrière, dont beaucoup ont tenu à la chance et aux circonstances. Leur narration a pour caractéristique de mettre en avant les moments d’exception, comme si le travail quotidien n’avait que peu d’intérêt ou, pour certains, comme seule finalité de fabriquer la trame servant à saisir les opportunités de réalisation d’un « coup » : le chef-d’œuvre du métier. Seuls les ambassadeurs font des « coups » et peuvent éventuellement s’en prévaloir. Le travail des autres diplomates est encore plus anonyme. Cette difficulté à rendre visible l’action quotidienne, le travail bien fait quotidiennement, rend délicate l’enquête de terrain centrée sur l’activité, qui oblige à combiner entretiens et observations et conduit à multiplier les vérifications.
Le travail d’organisation, de coordination des tâches dans le cadre des contraintes mentionnées précédemment est néanmoins aisément explicité par les consuls dont l’activité est plus standardisée. C’est également le cas pour les sous-directeurs à l’égard du travail des rédacteurs. Ce même travail est beaucoup plus difficilement explicité par les agents de la chancellerie, a fortiori par un ambassadeur ou un directeur. Dans ce rapport sur le travail diplomatique, on s’attachera essentiellement aux fonctionnements des services extérieurs, sans s’interdire des incursions dans le travail d’organisation des directions centrales.

a) Des mécanismes centrifuges : l’ordre improbable

Dans le cheminement de l’enquête, l’analyse du travail a d’abord mis en évidence un certain nombre de modes de fonctionnement observés dans des contextes très variés conduisant plutôt, a priori, à la dilution de l’organisation qu’à son intégration. Un point que l’on n’évoquera ici que pour mémoire, mais qu’il faudra traiter plus longuement ultérieurement, tient à l’hétérogénéité des statuts des agents travaillant sous la même bannière, les fonctionnaires du MAEE étant souvent très minoritaires dans les services à l’étranger. On s’attachera ici plus particulièrement à deux dimensions favorisant ces effets centrifuges : le mandat et les auditoires.


• Un fonctionnement par mandats

La référence aux théories institutionnalistes est ici revendiquée pour proposer une lecture compréhensive du fonctionnement organisationnel des services extérieurs observés. À défaut de pouvoir agir soi-même directement, on confie à un mandataire le soin de réaliser l’action souhaitée. Le problème souvent évoqué dans cette relation mandant-mandataire est celui de la confiance, de la loyauté du mandataire à l’égard du mandant. Cette question est certes à prendre en considération, elle est cependant seconde par rapport à l’importance de la compétence du mandataire. Les travaux portant sur les débuts de l’institutionnalisation du métier de diplomate donnent à comprendre combien a été cruciale la question de la loyauté en raison notamment de l’absence de moyens de contrôle à distance. Les liens de sang, la noblesse en ce qu’elle est référée à une « logique de l’honneur » ont été un moyen, par le passé, de résoudre la question. La question de la loyauté se pose toujours, dans des termes sans doute différents ; bien plus cruciale aujourd’hui est la question de la compétence.
Le lien qui unit les ambassades à l’administration centrale prend bien plus souvent la forme d’un mandat que d’une injonction à faire, pour des raisons qui se comprennent aisément. La première est la distance. Certes les moyens de communication tendent à l’abolir de plus en plus sans surmonter encore le handicap de la rotondité de la terre et l’existence de fuseaux horaires. Le contrôle à distance ne peut pas être un contrôle de proximité et la distance physique change toujours la donne :
« On est finalement très autonome en ambassade, beaucoup plus que dans un poste de direction en administration centrale. » (ambassadeur)
La seconde raison tient à la contingence de l’action. On peut certes fixer, de la manière la plus précise possible, un mandat de négociation élaboré en fonction d’une optimisation du résultat au regard des objectifs nationaux. Pour reprendre les catégories inventées par Herbert Simon, le meilleur des négociateurs est celui qui réussit cette opération en prenant en compte l’ensemble des exigences revendiquées par les partenaires à la négociation et en trouvant le meilleur des compromis possibles compte tenu de ces contraintes.
Dans les ambassades bilatérales, le mandat est structuré par le plan d’action que l’ambassadeur propose après six mois d’exercice dans ce cadre, plan, le cas échéant, amendé par le MAEE. Le terme de « plan » est sans doute excessif pour un document qui ne peut fixer des échéances, dans la mesure où l’ambassadeur ne maîtrise pas le terme de son mandat. Quoi qu’il en soit, le plan d’action est une formalisation du mandat que se fixe l’ambassadeur et qu’entérine le ministère. C’est peut-être là que réside le signe de la différence de niveaux avec tous les autres agents de l’ambassade : le mandat de l’ambassadeur est à la fois impératif dans l’expression des positions de la France en matière de politique interne ou étrangère (plus qu’à d’autres s’applique à lui un devoir de réserve, plus qu’à d’autres, il lui faut un talent particulier « de diplomate » pour « dire » en préservant les liens) et auto-défini. Le plan d’action explicite « la politique » qu’il envisage de conduire au regard de la situation locale dont il a fait un diagnostic et des moyens dont il dispose, quitte à demander des moyens supplémentaires pour pouvoir le réaliser.
Cette technique du mandat utilisée envers l’ambassadeur s’avère être un mode de gestion qu’il ne va pas hésiter lui-même à utiliser avec ses subordonnés. Pour réaliser son mandat, l’ambassadeur va, à son tour, mandater les agents de l’ambassade en formulant des contenus de mandats de manière plus ou moins explicite. Parce qu’il ne peut pas tout faire, ne veut pas tout faire, la consigne du chef à ses subordonnées est souvent : « débrouillez-vous ! ». Ceci signifie à la fois que le mandant laisse au mandataire le soin de régler le problème et qu’il lui laisse carte blanche pour trouver les moyens de le résoudre. Une telle relation repose naturellement sur la confiance et sur la reconnaissance de la capacité du mandataire à régler le problème.
Lors des réunions de service, ce type de réponse à des problèmes soulevés par tel ou tel est apparue plusieurs fois. L’architecte du lycée français refuse les travaux de rénovation au prétexte de sa propriété intellectuelle sur l’œuvre estimant que les travaux risquent d’en altérer l’esthétique. Sa revendication et la menace d’un procès qu’il laisse planer retarde les travaux. La réponse est immédiate : « Je vous fais confiance, ne venez pas m’ennuyer avec ces trucs-là ! ». Le proviseur du lycée se débrouillera avec le conseiller d’action culturelle. Le consul souhaite réunir les anciens combattants : « Est-ce vraiment nécessaire ? » Le consul insiste et anticipe le contenu de son mandat : « C’est moi qui les recevrai et la réception sera financée par le consulat. Ça ne fera qu’un dimanche de plus ! ». Accord tacite de l’ambassadeur qui fait confiance à son consul pour gérer la suite à donner. Troisième exemple : le choix d’un site pour la fête du 14 juillet. L’un des militaires présents pense à un terrain possible sur lequel il faudrait néanmoins obtenir des aménagements, notamment une possibilité d’éclairage. Mandat est donné au militaire pour s’informer sur la possibilité de location du terrain, non sur la décision à prendre. Le choix est trop important. On apprendra le lendemain qu’après la réponse positive obtenue par l’attaché de sécurité, l’ambassadeur a été voir le terrain et a donné son accord. C’est lui-même qui a ensuite obtenu auprès des autorités compétentes les possibilités d’éclairage. Lorsqu’il s’agit de l’ambassade de France et de la fête nationale, l’affaire est affaire d’État. Mandat est enfin donné à tous de trouver des « idées originales » pour cette fête, mandat aussi vague que possible, mais qui laisse moins de place qu’on ne le pense aux idées farfelues. Il y a une cognition partagée entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas et il y a des codes à respecter. La réunion de service est aussi l’occasion de rendre compte de la réalisation des mandats ou des difficultés rencontrées donnant souvent lieu à une discussion tranchée par l’ambassadeur qui reprécise les termes du mandat.
Tous ces mandats sont de nature différente, certains sont très explicites, d’autres vagues. L’assistante de l’ambassadeur et le premier conseiller prennent des notes pour acter ce qui est dit, les participants à la réunion n’écrivent pas. Le fait que le mandat ait été énoncé publiquement change cependant la donne. Chacun est témoin de ce qui a été dit à l’un ou à l’autre. Il revient au premier conseiller de vérifier l’exécution des actions, alors qu’il n’est que très rarement explicitement destinataire d’un mandat pendant la réunion. Son « job » est de contrôler que les différents mandataires agissent quitte à préciser lui-même les termes d’un mandat trop vague. C’est à lui que revient la distribution des éléments de langage qui, dans une ambassade multilatérale, permettront à chacun de tenir le même discours dans diverses réunions.
Alors que l’accès à l’ambassadeur ou au premier conseiller passe par la voie hiérarchique, l’inverse n’est pas vrai. Le fonctionnement par mandat en fonction des compétences des mandataires conduit, comme on a pu l’observer, le sommet de l’organisation (l’ambassadeur et le premier conseiller) à ignorer la voie hiérarchique pour s’adresser directement à la personne jugée compétente sur le dossier en cause. Cette dissymétrie dans l’application des règles de communication interne n’est pas sans poser problème à la hiérarchie intermédiaire dans les petites ou moyennes ambassades (plusieurs chefs de services se sont plaints, dans les entretiens, des atteintes portées à leur autorité par ce mode de fonctionnement). Ceci est moins vrai dans les grandes ambassades où les mandats sont confiés aux chefs de services, à charge pour eux de les répercuter sur les membres de leurs équipes. Cette possibilité de ne pas suivre la voie hiérarchique descendante lorsqu’on occupe les postes les plus élevés ou que l’on exerce une responsabilité au sein d’un cabinet ministériel fragilise l’autorité hiérarchique et lui interdit d’exercer son rôle de protection des agents placés sous sa dépendance. Ce mode de fonctionnement n’est pas spécifique aux ambassades. Il l’est aussi, comme cela a été évoqué dans les chapitres précédents, dans les directions centrales où la tentation est toujours forte pour les membres du cabinet du ministre par exemple, au prétexte de l’urgence, de passer directement commande au rédacteur compétent sans suivre la voie hiérarchique.
Alors même que les postes multilatéraux occupent désormais une place prééminente dans la hiérarchie de prestige des postes, le travail y est plus fortement encadré, notamment par des éléments de langage, que dans les ambassades bilatérales et l’agenda prescrit par l’institution au sein de laquelle siège la représentation. Dans les ambassades bilatérales observées, le rythme de travail est haché par les visites (de ministres, de parlementaires, de personnalités politiques…). Il se déploie au rythme des réunions de travail multilatérales programmées et des séances de négociation dans les ambassades multilatérales. Alors que l’on peut observer le même ordre hiérarchique interne, le même type d’organisation formelle dans les deux types d’ambassades, le fonctionnement organisationnel quotidien est très différent de l’une à l’autre. Les ambassades bilatérales sont, par essence, polyvalentes et couvrent l’ensemble du spectre des missions confiées à l’État sur le territoire national. Bien entendu, l’ampleur de la tâche est telle que des choix sont opérés (ce que fait l’ambassadeur lorsqu’il propose un plan d’action) en fonction des moyens dont disposent l’ambassade, du contexte d’implantation, mais aussi de la vision qu’a l’ambassadeur de son action disposant, en la matière, d’une réelle autonomie. Les ambassades multilatérales sont au contraire spécialisées, leurs missions insérées dans celle de l’institution à laquelle elles appartiennent. Ce sont des « machines à négocier », toutes les forces de l’ambassade convergeant vers cette activité.
Les directions du ministère sont spécialisées, mais l’organigramme fonctionnel, conçu selon une rationalité abstraite, n’évite pas un fonctionnement matriciel sur les dossiers chauds (ils sont plus souvent la règle que l’exception) impliquant des mobilisations transversales. Dans ces contextes très différents, le fonctionnement par mandats est la règle, mais la nature, le contenu, la précision des mandats sont très variés, imposés par les événements, décidés par le politique, fixés unilatéralement par la hiérarchie, construits sur la compétence reconnue de l’agent.

• Des auditoires et des réseaux séparés, superposés, concurrents ?

Dans son approche institutionnelle des professions, Andrew Abbott analyse leur dynamique en démontrant comment chacune d’entre elle s’efforce de construire sa « juridiction », c’est-à-dire le périmètre d’action sur lequel elle exerce « un contrôle légitime » en s’affrontant aux réactions de ce qu’il nomme « des auditoires » des revendications professionnelles, « l’État, le public, les collègues sur les lieux de travail », auditoires qui servent d’arbitre dans la définition des juridictions. Ces auditoires sont internes ou externes à la situation de travail. On souhaite ici emprunter à cette analyse le terme d’auditoire en le complétant par celui de réseau.
Quelques exemples triviaux peuvent servir à présenter l’usage que l’on peut faire de chacune de ces notions pour rendre compte de la très grande complexité du fonctionnement d’une ambassade bilatérale.
Lors d’une réunion hebdomadaire élargie, un attaché culturel présente le programme projeté de conférences annuelles destinées à un auditoire francophile et lettré. Plusieurs noms sont prononcés, dont ceux de plusieurs sociologues. L’ambassadeur interroge l’attaché sur la capacité de ces intervenants à susciter une audience importante et sur l’intérêt médiatique des thèmes abordés. Une réponse très affirmative lui suffit pour avaliser la proposition répondant au mandat confié. À la fin de la réunion, le premier conseiller interroge les chercheurs ayant assisté à cette réunion sur la pertinence de ce choix. Une réponse fort diplomatique tend à montrer qu’il aurait pu éventuellement y en avoir de meilleurs, mais que, néanmoins... Ces nuances contenues suscitent une remarque très vive du premier conseiller sur la compétence de l’attaché concerné (alors que celle des chercheurs n’est pas mise en doute). Les chercheurs ont ensuite tenté de savoir comment l’attaché en était venu à songer à inviter les deux conférenciers incriminés :
« Pour organiser ces conférences, je vais consulter les sites des services culturels des autres ambassades. Ces deux conférenciers ont déjà été invités dans plusieurs capitales européennes, et ça a bien marché. J’ai téléphoné à ma collègue de X pour avoir les coordonnées, pour le reste, je n’y connais rien… » (attaché culturel)
À défaut d’une connaissance quasi universelle évidemment improbable, l’attaché s’est fié à une information produite par son réseau, à une expérience qui a marché ailleurs, sans s’interroger plus avant sur l’intérêt du choix effectué. C’est le réseau qui se constitue un auditoire de conférenciers, les légitime en les invitant dans un contexte prestigieux et se légitime par là-même au risque d’une fermeture sur lui-même conduisant à ne promouvoir, pour assurer le rayonnement culturel de la France, que ceux qui ont été assez habiles pour s’insérer dans le réseau et qui ne prendront pas le risque, par un refus, d’en être exclus ou supplantés par un nouvel entrant.
Dans le même contexte, c’est un autre attaché culturel chargé de l’organisation de manifestations spécifiques cherchant à faire du fund rising auprès des entreprises françaises implantées dans le pays, qui se voit opposer une fin de non-recevoir par le conseiller économique, ce dernier considérant que nul ne doit empiéter sur son territoire. Ailleurs, c’est encore un conseiller économique, qui proteste contre la décision prise par l’ambassadeur de se rendre à une soirée organisée par une grande entreprise alors qu’il comptait le représenter. L’auditoire de l’ambassadeur, constitué prioritairement par les plus hautes instances politiques et administratives de l’État auprès duquel il est accrédité, n’est pas le même que celui du premier conseiller, plus libre de rencontrer les membres des cabinets, des hommes politiques de la majorité ou de l’opposition, des journalistes… Mais, dans le même temps, lui seul peut accéder en principe à tous les auditoires, sa seule présence éclipsant celle de ses collaborateurs. On souhaite sa présence pour conférer du prestige à l’événement et on la redoute en même temps.
Ces auditoires externes ont des profils correspondant, certes, aux missions principales de chacun des membres de l’ambassade, mais sont aussi largement « construits ». Le service économique peut se contenter de bien accueillir les entreprises qui se présentent à ses guichets ou aller au-devant d’elles pour les convaincre d’utiliser ses services. « Être au service des entreprises françaises » est un mot d’ordre creux si les entreprises réussissent à se passer de vous ! On peut imaginer différentes manières de programmer un cycle de conférences en interrogeant des universitaires locaux pour savoir quel chercheur ils aimeraient entendre, en croisant les informations fournies par des instances nationales compétentes etc., au risque, peut-être, de perdre un public d’habitués venant acheter « la culture française » telle que la conçoit le service des Affaires culturelles. Les relations entre l’agent et son auditoire externe sont très complexes. Le bon auditoire n’est pas forcément le plus pertinent, mais celui qui conforte l’idée de « grandeur » que l’agent se fait de lui-même. Le bon auditoire est celui qui permet la réalisation correcte du mandat, pas forcément la meilleure possible. Encore en référence à Herbert Simon, on cherche à optimiser au moindre coût et non à maximiser. L’auditoire est en partie imposé, en partie choisi. Le premier conseiller ne se rendra pas à une réception donnée par l’ambassadeur d’un autre pays européen au prétexte que : « Ça ne sert à rien de rester entre soi, l’important ç’est de rencontrer les gens du pays ». On peut décréter non pertinent quand cela paraît opportun les auditoires des autres ambassades à condition de surveiller aussi de près leurs stratégies, car elles peuvent être des concurrents redoutables dans tous les domaines.
On pourrait ainsi multiplier les exemples des efforts faits par chaque service des ambassades, et au sein des services, par chaque attaché, pour baliser son territoire et préserver son auditoire. Cette concurrence entre acteurs peut s’observer jusqu’au sommet de l’ambassade, vite ressentie par les agents comme un problème :
« Le précédent ambassadeur n’était pas du même bord politique que le premier conseiller, mais ça fonctionnait parfaitement entre eux. Personne n’essayait de marcher sur les plates-bandes de l’autre. Là ils sont peut-être du même bord, mais on sent la concurrence. » (attaché de presse)
Cette concurrence se joue essentiellement auprès des auditoires externes (accès à tel journaliste, à tel conseiller politique dont chacun voudrait se réserver l’exclusivité), mais aussi en interne. À ce jeu, certains s’en sortent mieux que d’autres, soit, parce que leur auditoire n’est convoité par personne (on laisse volontiers aux services du consulat la prise en charge des touristes égarés, blessés, volés, quand bien même certains d’entre eux, de retour au pays, pourront rendre hommage à l’aide apportée, hommage qui rejaillira sur l’ensemble de l’ambassade), soit parce qu’il est protégé en raison de l’expertise spécifique de ceux qui y ont accès : les militaires ne sont en conflit avec personne dans les ambassades bilatérales ! Par contre, la concurrence peut être très vive entre agents de même niveau contraints de partager un auditoire, le monopole en constituant la valeur pour l’agent. Le programme de conférences proposé par l’attaché passe parce qu’il réussit à la fois à le présenter comme une réponse à la demande de la communauté lettrée dont il se fait l’interprète et comme ce que l’on peut trouver de mieux sur le marché des conférenciers français, comme si le choix proposé ne provenait pas d’un copier/coller du programme de l’ambassade de France d’un pays voisin. La contestation, par le premier secrétaire, de la pertinence des deux auditoires de références pour l’attaché culturel, au prétexte que ceux qui assistent à ces conférences ne correspondent pas au public que l’on souhaiterait toucher, et que le choix des conférenciers est contestable, le déstabilise en lui donnant à comprendre qu’il ne maîtrise pas les bons réseaux et surtout, qu’il n’en a pas le monopole, le premier conseiller ou l’ambassadeur étant susceptible à tout moment d’intervenir, éclipsant ainsi une dimension essentielle de la « grandeur » de l’attaché, au-delà d’une contestation de sa compétence. La partie de la recherche qui s’est déroulée dans les ambassades bilatérales révèle combien ces problèmes de territoires, d’auditoires et de réseaux peuvent transformer une ambassade en une arène particulièrement conflictuelle.
« L’ambassadeur est trop gentil, il écoute le dernier qui a parl酠». Cette dernière remarque souligne l’importance à attacher aux auditoires internes, le plus important d’entre eux étant théoriquement constitué par l’ambassadeur et éventuellement, le premier conseiller. « Quand j’ai été nommé premier conseiller, on m’a dit : tu verras, il y a Dieu et toi tu es sous Dieu ». En raison du prestige associé à la fonction et de l’autorité dont il est investi, l’ambassadeur n’est peut-être ni Dieu, ni roi, en raison de notre système laïc et républicain, mais il est bien une force symbolique très fortement attractive. S’il est « trop gentil » et à l’écoute « du dernier qui a parlé », les effets inévitables de curialisation ne peuvent être que fortement amplifiés comme on a pu l’observer, au moins, dans une ambassade bilatérale. Il n’en reste pas moins très difficile, pour l’ambassadeur, de trouver la bonne distance à entretenir à l’égard de tous les agents, quand chacun cherche à raccourcir la longueur du fil qui le lie à lui ou au contraire à l’allonger selon son intérêt. Un conseiller économique met tout en œuvre pour que ses attachés aient le moins de contacts possibles avec la chancellerie, afin de préserver son rôle de passage obligé pour toute demande émanant de l’ambassadeur, seul interlocuteur qu’il estime légitime car : « le premier conseiller est trop politique », ce qui ne lui interdit pas de revendiquer, dans le même temps, de n’avoir de compte à rendre qu’à son ministère de tutelle, ignorant, le cas échéant, l’autorité de l’ambassadeur.
Dans les ambassades multilatérales, mais aussi dans les directions du ministère, les auditoires et les réseaux sont surtout internes, construits sur des expertises spécifiques, articulés sur les grades, l’appartenance à une même promotion en formation initiale ou continue étant susceptible de favoriser l’émergence de réseaux internes efficaces. Les buts poursuivis par une ambassade bilatérale sont extrêmement variés, sans que l’on sache très bien comment l’un concoure ou non à la réalisation de l’autre. Les buts des Représentations permanentes ou des directions sont beaucoup plus ciblés, facilitant la synergie des forces. Les ambassades rassemblent un personnel extrêmement hétérogène du point de vue du statut, des perspectives de carrière. Les personnels locaux sont assurés d’une certaine stabilité alors que tous les expatriés, ambassadeur compris, ne restent que peu de temps en poste, conduisant les équipes à de constants renouvellements. Mais ce même mouvement s’observe également dans les directions du ministère, rendant énigmatique l’existence, malgré tout, d’un apprentissage et d’une culture organisationnelle.

b) Les forces centripètes, le « genre du travail »

La description et l’analyse des manières de travailler évoquent toutes les raisons qui peuvent rendre improbables un fonctionnement organisationnel efficace à défaut d’être toujours harmonieux. Ici, la hiérarchie, soucieuse d’affirmer son pouvoir plus que son autorité, contrôle étroitement le travail ; là, au contraire, l’ambassade ressemble à une foire d’empoigne parce que l’ambassadeur a, à l’extrême, le souci de ménager chacun ; ailleurs encore, alors que les mêmes règles s’appliquent partout, l’organisation exprime une machine bien huilée où chacun est à sa place. Sans ignorer les difficultés structurelles, les analyses convergent pour désigner le rôle déterminant joué par la hiérarchie statutaire : l’ambassadeur, le directeur…



• Le rôle de la hiérarchie

Depuis Henry Fayol, fondateur de « la science du management », ses successeurs n’ont cessé d’empiler consignes et recommandations concernant le travail du « chef », consignes se déclinant autour d’une série de verbes d’action : planifier, coordonner, animer, décider, évaluer, sanctionner... Outre leur fonction spécifique de représentation, les diplomates se voient rappeler régulièrement leur rôle de coordination dans la mesure où concourent à l’action extérieure de la France une série d’acteurs qui ne sont pas diplomates. Ainsi peut-on lire dans le rapport Woerth (2006) : « Compte tenu de la multiplicité des intervenants dans le cadre de l’action extérieure de la France, il apparaît indispensable de donner à l’ambassadeur les moyens d’assurer la cohérence de la présence française et d’en accroître la visibilité. […] En dépit de ces règles bien établies, la coordination dans les postes est inégale. Elle dépend des instructions données aux attachés spécialisés par leur service de tutelle et, surtout, des personnalités des agents. Trop souvent, les attachés spécialisés privilégient les relations verticales avec leur administration d’origine. Le statut de certains attachés, comme celui des fonctionnaires de liaison, ne facilite d’ailleurs pas la coordination. L’ambassadeur n’a ainsi pas systématiquement accès aux plans d’action et aux travaux des attachés, qui disposent de leur propre système de communication avec leur ministère de tutelle. Alors que la conférence d’orientation budgétaire devrait être le lieu de programmation des moyens consacrés à l’action extérieure de la France et de coordination de l’action des services de l’État à l’étranger, elle apparaît comme un simulacre, chaque participant ne fournissant que les informations qu’il veut bien communiquer. Aussi, si le statut de l’ambassadeur est toujours respecté, son autorité ne s’exerce effectivement qu’à la condition qu’il dispose d’une autorité naturelle. »
Pour sa part, le Livre Blanc rappelle que l’action du ministère « doit revêtir une dimension interministérielle forte, qui s’inscrit entre deux limites : le MAEE ne peut revendiquer le monopole de l’action extérieure, revendication qui serait illusoire, ni un pouvoir d’arbitrage vis-à-vis des autres départements ministériels, qui appartient au Premier ministre ; sauf à ce que notre politique étrangère ne soit que l’addition des actions internationales de chaque ministère, le MAEE doit exercer vis-à-vis d’eux une double fonction de synthèse et de coordination. »
On l’a vu abondamment dans les analyses précédentes, la coordination ne va pas de soi. Non seulement dans les ambassades et les représentations, les responsables ont affaire à des agents dont le statut est hétérogène, dont la carrière échappe à l’emprise du MAEE ; mais rien dans les choix structurels effectués, comme le souligne le rapport Woerth, ou opérationnels, comme on a tenté de le démontrer, n’incline ces derniers à coopérer. Obtenir la coopération d’agents dont les intérêts ne sont pas spontanément orientés en ce sens implique la mobilisation de ressources spécifiques la suscitant.
La première de ces ressources est évidemment le statut conférant à l’ambassadeur autorité sur l’ensemble des personnels qui lui sont affectés. Cette notion, théorisée par Max Weber, rappelée par le décret de 1979, a un contenu formel qui ne prend un sens concret que dans la mesure où celui qui en est détenteur dispose des qualités non seulement statutaires, mais personnelles, lui permettant de l’exercer. En s’appuyant sur les situations observées, on peut esquisser une sorte d’idéal-type permettant de les théoriser. Au-delà d’un débat sans doute un peu vain sur l’inné et l’acquis, on retient ici l’hypothèse que l’exercice formel de l’autorité repose, outre le statut, sur un apprentissage dont on a souligné l’importance du parcours donnant au responsable des atouts singuliers. Le plus important d’entre eux est sans doute la capacité de mettre en perspective des visions singulières et spécialisées dans un ensemble plus vaste correspondant à la mission globale assignée, qu’il s’agisse du résultat espéré d’une négociation ou du rôle de la France dans un pays donné. L’observation de plusieurs réunions de service dans différentes ambassades conduit à prendre la mesure, outre la distribution et le suivi des mandats, de l’importance du rôle de mise en perspective historique et politique des faits et des événements que l’ambassadeur est susceptible de jouer.
De même, le directeur d’un service d’une administration centrale est seul à même de pondérer la diversité des informations qui lui sont transmises par les rédacteurs. Cette capacité de mise en perspective et de synthèse repose sur un travail considérable. Elle ne saurait cependant être le fruit d’une pure mécanique intellectuelle. Elle implique la présence d’un fil directeur qui permet de hiérarchiser et de mettre en perspective l’information en vue de l’action. D’où l’importance du plan d’action soumis par l’ambassadeur et avalisé par le ministère, qui guide ses choix et lui permet d’imposer ses priorités. Dans les contextes multilatéraux, l’ambassadeur est garant des priorités fixées par le pouvoir politique, il lui revient le choix des arbitrages qui en permettront le respect.
Le poids symbolique de la fonction contribue incontestablement à accroître l’autorité de son détenteur. La qualité de la résidence, l’immunité diplomatique, le secret qui entoure les communications, la déférence à l’égard du titre sont autant de signes extérieurs servant d’attracteurs puissants. Les agents sont d’autant plus disposés à coopérer qu’ils bénéficient des retombées du prestige de la présence de l’ambassadeur. L’arme est à double tranchant. Par sa seule présence, il peut éclipser celle de tous les autres. Sans aucun doute, le risque de phénomène de cour est toujours présent. La capacité de trouver la juste distance par rapport au rôle à tenir est un élément essentiel du bon fonctionnement de l’organisation : il s’agit d’être un dieu (selon l’expression entendue) sans se prendre pour un dieu ! L’observation de plusieurs réunions de service donne à comprendre comment fonctionne cette force qui n’est pas que symbolique. Après que chacun ait rendu compte de son activité dans son domaine, l’ambassadeur rappelle à tous son agenda à court terme et les événements en préparation : la venue d’un ministre, la fête nationale, une réunion de travail préparatoire à une négociation… C’est son agenda et lui seul qui fixe le tempo du travail du poste, c’est à lui que doivent se soumettre toutes les autres activités. C’est aux résultats qu’il doit obtenir que le travail de tous doit concourir. La coopération est d’autant plus facilement obtenue que le but à atteindre est perçu comme transcendant les intérêts personnels pour le service de l’intérêt national.
On ne saurait, dans ce contexte, sous-estimer le poids des personnalités dans la gestion des affaires humaines. Les entretiens conduits auprès des chauffeurs, des secrétaires, des personnels permanents des ambassades ou des personnels en situation subordonnée dans les directions soulignent à quel point cette dimension est importante. Traiter avec courtoisie les agents, reconnaître et valoriser le travail accompli, se soucier des carrières, être attentif aux situations personnelles devrait aller de soi. Le rôle à tenir est d’autant mieux défini qu’il caractérise une situation subordonnée. Il est impossible de définir de manière simple le rôle d’ambassadeur impliquant à la fois des prescriptions très fortes et une indispensable capacité de prise de distance par rapport au rôle impliquant un très fort investissement de soi. La variété des personnalités est une des richesses du MAEE à la condition que la direction des ressources humaines ait la capacité d’affecter « la bonne personne à la bonne place » et de combiner, dans les équipes dirigeantes, les talents de direction accompagnés d’une formation au gouvernement des hommes.

• L’engagement dans le travail, « le genre du travail »

Selon Yves Clot, le genre du travail signifie : « un ensemble de règles de vie et de métiers pour réussir à faire ce qui est à faire, des façons de faire avec les autres, de sentir et de dire, des gestes possibles et impossibles dirigés à la fois vers les autres et sur l’objet ». Les situations que nous avons pu observer aussi bien en administration centrale que dans les postes sont très variées au regard de ce que l’on pourrait appeler « l’ambiance de travail ». Si certaines situations sont très harmonieuses malgré l’intensité du travail, d’autres sont plus tendues en raison de la concurrence manifestée entre des individus ou des services, des frustrations induites par un mode de management trop bureaucratique. Partout cependant, règnent un très fort investissement dans le travail et une remarquable capacité à gérer l’imprévu, l’incertitude qui caractérisent l’activité.
Dans les postes bilatéraux en particulier, l’activité routinière est en permanence perturbée par des visites de personnalités donnant lieu à un intense travail de préparation. Il y a certes des visites d’État qui, malgré l’accroissement de leur fréquence, demeurent exceptionnelles, impliquant un travail d’organisation tout à fait spécifique. La norme est plutôt une ou deux visites par semaine : une délégation ou un parlementaire en mission, un ministre, un ancien Premier ministre, une personnalité politique, auxquels s’ajoutent, le cas échéant, quelques scientifiques français participant un congrès international, un écrivain invité par le centre culturel, un artiste en tournée… Vu de l’extérieur, ce rôle d’accueil des Français plus ou moins éminents est parfois jugé avec un certain mépris condescendant fondé sur l’idée que le métier de diplomate se réduirait à une activité d’hôtelier. Tel ancien ministre à qui l’on proposait une grande ambassade l’aurait refusé au prétexte qu’il ne souhaitait pas être transformé « en porte-serviettes des ministres de passage ! » Cette attention portée à l’accueil n’est pourtant pas signe de servilité. Elle implique une certaine conception du travail dont l’accueil est partie intégrante, auquel il faut donc porter autant de soin qu’à n’importe quelle autre tâche, comme ce type de travail le requiert.
L’organisation de l’accueil de personnalités de passage donne lieu à l’ouverture d’un dossier où sont consignés le contenu des tâches à accomplir, les personnes qui en ont la charge et leur timing. Le moindre détail de la visite programmée est vu et revu, les aléas anticipés, « le diable étant dans le détail ». Tout le monde peut être mobilisé, oubliant dans l’action les hiérarchies de prestige. L’ambassadeur attendra à l’aéroport un avion en retard, le premier conseiller utilisera sa voiture pour aller accompagner un visiteur à son rendez-vous si aucun chauffeur n’est disponible, le secrétaire de l’ambassade ira dîner avec un sénateur qui ne souhaite pas se joindre, pour une quelconque raison, à la réception organisée par l’ambassadeur contraint à accueillir plusieurs personnalités à la fois. On organisera en même temps deux petits-déjeuners à la résidence entre lesquels l’ambassadeur se partagera pour donner à chacun des participants le sentiment d’une attention exclusive.
Mais cet engagement dans le travail s’observe aussi dans bien d’autres domaines. Le consul consacre un dimanche à recevoir les consuls honoraires dont personne ne veut entendre parler. Les agents du consulat n’hésitent pas à rendre des visites réitérées à l’hôpital à un compatriote blessé. L’attachée de presse réussit à sortir à temps sa revue de presse quotidienne tout en servant d’interprète à l’ambassadeur recevant une personnalité locale ne parlant ni le Français ni l’Anglais. C’est une secrétaire qui se transforme en webmestre en se formant sur le tas. Les chiffreurs se sont transformés en agents de maintenance informatique et n’hésitent pas à former les diplomates à l’usage des nouveaux logiciels. Les rédacteurs ne comptent guère leurs heures de travail quand une note urgente est attendue. Les gestionnaires décident de former un réseau d’échange d’expériences pour améliorer leur compétence. Plus personne ne compte son temps en période de négociation. On pourrait multiplier ainsi les exemples d’un très fort investissement dans le travail. Il est naturellement possible de trouver des exemples contraires d’un travail exercé de manière beaucoup plus bureaucratique au service de l’état civil ou peut-être dans des centres culturels. L’impression domine cependant d’un très fort investissement en dépit d’une rétribution souvent faible et d’une reconnaissance qui n’est pas toujours au rendez-vous.
Plusieurs raisons expliquent cet engagement. Le prestige de l’ambassade, le mystère qui peu ou prou entoure le travail qui s’y fait, la possibilité d’y côtoyer les grands de ce monde pèsent dans l’attrait du choix de carrière. Le sentiment de participer à une mission collective dont on saisit mieux les finalités sans doute dans les cellules de crise ou dans les ambassades multilatérales, mais qui est aussi tangible dans les ambassades bilatérales, est présent dans tous les entretiens. Est également à prendre en compte l’intérêt intrinsèque du travail proposé et l’ouverture au monde qu’il offre. Le choix des Affaires étrangères à la fin du cursus de l’ENA est celui qui est le plus volontaire et le moins opéré par défaut. Les enseignants que l’on retrouve dans les services des Affaires culturelles et de Coopération ont peut-être choisi cette option par lassitude à l’égard de leur métier d’enseignant, mais surtout, comme le démontre bien Michel Grossetti dont les observations sont concordantes avec les nôtres, par intérêt pour l’activité qui leur est proposée à l’étranger. Toutes les personnes interrogées manifestent, sans exception, en administration centrale ou en poste, un très grand intérêt pour leur travail, quand bien même elles déplorent parfois une reconnaissance insuffisante du travail accompli. Aucune n’a exprimé le souhait d’une mobilité externe.
« Lorsque je suis rentré aux Affaires étrangères par concours, le directeur général de l’administration nous a accueilli en nous disant : ‘‘Félicitations, vous avez réussi un concours de bon niveau et vous allez voir, ce sera formidable. Vous aurez l’occasion d’effectuer plusieurs métiers au cours d’une même carrière’’. Donc, cette exigence de polyvalence est quelque chose de porté très haut dans notre maison… Et cette adhésion à la polyvalence, vous l’avez chez tous… Il est intériorisé de la part de chacun qu’au cours d’une carrière on aura à faire la preuve de multiples facettes, d’une personnalité suffisamment riche pour développer une capacité à effectuer des tâches dans un registre suffisamment large. Je pense que c’est la non-spécialisation qui nous est demandée. » (rédacteur) 
On pourrait sans doute affiner l’analyse en précisant que la polyvalence est attendue même dans les tâches spécialisées contribuant ainsi à la richesse du travail effectué.
Il faut enfin souligner que l’engagement dans le travail trouve aussi ses racines dans le niveau de formation initiale des diplomates. Au niveau le plus élevé, il n’est pas rare de trouver des fonctionnaires titulaires de plusieurs diplômes prestigieux (ENA et Normale Sup, doctorats), mais c’est également vrai pour les fonctionnaires de rangs plus modestes où des fonctionnaires de catégories B ou C sont titulaires de diplômes de troisième cycle et maîtrisent plusieurs langues. On ne trouve un tel niveau de formation dans aucune autre administration. Une des particularités forte du métier de diplomate réside justement dans la façon dont importance symbolique et politique vont être donnée aux actions en apparence les plus triviales, comme l’illustre l’exemple de la gestion des visites officielles.

3) Un exemple d’activité transversale : l’organisation et la gestion des visites officielles

Le travail d’organisation réalisé par les diplomates diffère de celui des cadres administratifs d’autres secteurs par le fait que leur activité est le plus souvent marquée par des enjeux politiques à la base des informations qu’il produit et qui contribuent à l’élaboration de la position de la France. Le travail de représentation participe de la représentation symbolique du pouvoir, tandis que les négociations doivent traduire les grandes options politiques du pays. Une activité particulière regroupe et met en scène les quatre grands types d’activités qui structurent le travail diplomatique : l’organisation et la gestion des visites officielles au cours desquelles sont mises en scène les relations bilatérales, finalisées certaines négociations et qui donnent lieu, en aval et en amont, à un important travail d’information et de préparation.
Ce travail impose de lourdes contraintes (être au service des visiteurs, accepter de longs horaires y compris la nuit ou le week-end, etc.) et est parfois, comme nous l’avons vu, dévalorisé, notamment par les diplomates qui ne sont pas issus de la carrière. Georges Balls, un haut fonctionnaire du département d’État américain sous l’administration Kennedy, puis Johnson, à qui le président Carter proposait un poste d’ambassadeur dans une capitale prestigieuse l’aurait décliné en précisant qu’il ne voulait pas « devenir un tenancier d’hôtel pour membres du congrès en visite ». Evan G. Galbraith, quand il était ambassadeur des États-Unis à Paris s’est élevé contre ces visites d’officiels de différentes natures et a tenté d’en chiffrer le poids. « En 1983, 13 806 officiels américains sont passés par Paris. 844 étaient des officiels de haut niveau (secrétaires adjoint et au-dessus) qui imposaient à l’ambassade le travail d’au moins deux personnes par jour et par visiteur (calculée d’après le nombre d’heures de travail et l’effectif : par exemple une personne travaillant huit heures ou deux personnes travaillant quatre heures). […] On arrive ainsi en 1983 à l’équivalent de 16 personnes travaillant à plein temps auprès des visiteurs officiels. Ce chiffre ne correspond pas seulement au personnel administratif. Une part importante du travail a été assurée par les fonctionnaires des sections politique et économique. Nous avons calculé que ces derniers consacraient aux visiteurs au moins 11 % de leur temps, soit l’équivalent de deux fonctionnaires à temps plein. À titre de comparaison, nous avons établi que les fonctionnaires des services politiques et économiques passent 14 % de leur temps à établir des rapports, une de leurs principales tâches. » Pourtant, les diplomates que nous avons rencontrés étaient très engagés dans cette activité dont l’importance (notamment en termes de reconnaissance du travail accompli par les responsables politiques) leur paraissait évidente.
Certains auteurs estiment parfois qu’avec la forte croissance des rencontres entre responsables politiques de différents pays, la montée en puissance de nouveaux acteurs (ONG, entreprises, collectivités locales, organisations internationales…) — la diplomatie polylatérale — les nouveaux moyens de communication (Internet, visioconférences…), les diplomates perdraient de leur importance. Mais comme le faisait remarquer un diplomate américain à un chercheur : « Si la diplomatie est moins importante aujourd’hui qu’auparavant, comment se fait-il que je sois toujours aussi débordé de travail ? » En effet, les contacts de plus en plus fréquents entre dirigeants, loin de réduire la charge de travail des diplomates ont au contraire pour effet de l’augmenter.
Lors de nos observations, nous avons pu assister à la préparation de plusieurs visites : parlementaires, ministérielles et d’autres responsables politiques (députés, sénateurs). Ce genre de visites, fréquentes dans des postes d’importance régionale comme ceux que nous avons étudiés, donne lieu à une préparation intense. Échanges de mails, de courriers, établissement de programmes progressivement réévalués et négociés (tant avec les autorités françaises qu’avec les autorités locales), voire, parfois, venue de « précurseurs » à l’ambassade. Ce type de visites est programmé plus ou moins à l’avance et peut-être très dépendant de l’actualité politique. Même quand la visite peut être prévue longtemps à l’avance, les impondérables sont toujours nombreux.
Les visiteurs sont souvent animés par la volonté de « rentabiliser » au maximum leurs déplacements : rencontrer le plus de personnalités importantes, faire des gestes symboliquement significatifs, avoir des retombées médiatiques, etc., ce qui est susceptible d’être renforcé par l’effet de concurrence au sein des cabinets ministériels. De plus, les visiteurs peuvent réagir aux propositions qui leurs sont faites, avoir de nouvelles idées, de nouvelles exigences, juste avant leur arrivée. Même si le programme est prêt depuis longtemps, ils ne s’y intéressent dans le détail bien souvent que quelques jours avant, étant eux aussi soumis à un rythme intense et à un travail réactif. D’autre part, les changements et incertitudes peuvent aussi venir des autorités locales, réputées mal organisées et imprévisibles dans beaucoup de pays en voie de développement. L’incertitude est d’ailleurs un moyen de pression dans les négociations politiques, développant une certaine appréhension par rapport aux imprévus, aux changements de programmes. Une fois la visite commencée, il est également nécessaire de bien gérer les différentes personnes qui la composent. Se plier aux désirs et exigences des visiteurs, même si on les désapprouve, est souvent nécessaire. Ce type de travail demande de s’adapter rapidement, de garder son calme et sa bonne humeur malgré tout, même si cela paraît loin des grandes questions politiques. Les moments d’attente ou passés à régler de petits détails occupent le temps et l’énergie. Ce travail est accepté du fait de l’importance des détails, bien connue de la part des diplomates rencontrés, même s’il peut devenir frustrant à la longue ou quand ces efforts ne sont pas reconnus.
« Tous les propos tenus durant les visites officielles sont cadrés par des travaux préliminaires servant à déterminer les sujets à aborder et à écarter les développements indésirables. Ce travail de mise en forme permet d’isoler les thématiques, de les valoriser, en se libérant de tout ce qui ne rentre pas dans le ton de l’échange. » Au-delà d’une rencontre et d’un problème technique particulier, il s’agit de faire perdurer la relation bilatérale. La direction géographique, en lien avec l’ambassade française du pays visité, détermine la liste des thèmes à aborder et des personnes à rencontrer, résumés dans une notre de cadrage. Des échanges préalables avec le cabinet du ministre et d’autres ministères éventuellement intéressés par la visite sont réalisés au préalable afin de lister et de coordonner les différentes demandes éventuelles lors de la visite officielle. Au sein de l’ambassade, les conseillers techniques sont invités à rédiger à l’intention du chef de poste des fiches techniques sur les thèmes susceptibles d’être liés à la visite et qui l’aideront pour la rédaction des télégrammes diplomatiques et l’organisation de la visite. De même, l’ambassadeur et son équipe sont souvent amenés à rédiger les discours officiels qui seront prononcés par le responsable politique.
Les visites les plus codifiées et qui demandent le plus de préparations sont les voyages présidentiels. Il existe d’ailleurs trois niveaux de visite en fonction de l’importance protocolaire accordée à l’événement : la visite d’État (rare et limitée au maximum à une par pays et pas septennat ou quinquennat), la visite officielle et la visite privée (peu médiatisée en principe et motivée par des raisons personnelles ou des négociations secrètes). Une visite officielle, et plus encore une visite d’État, doit être programmée et préparée dans les moindres détails. C’est le chef du protocole du MAEE qui dirige les opérations. Une mission préparatoire en négocie tous les aspects (largement codifiés par le protocole pour la visite d’État) avec l’ambassade de France et le MAEE ou la présidence du pays visité. Elle se rend dans le pays pour vérifier sur place tous les arrangements (sécurité, horaires, déplacements, répétition des futures actions officielles, traque des imprévus…). Souvent, des travaux sont faits à la résidence pour recevoir le Président, une partie des vivres et des vins sont emmenés avec les nombreux invités (proches, journalistes, industriels, etc.) pour le repas traditionnellement offert en retour à l’ambassade de France par le Président français à son homologue visité.
La préparation et la négociation minutieuse des programmes, des thèmes abordés (et de ceux que l’on souhaite éviter), des éléments logistiques, jusqu’à l’éventuel échange de cadeaux ont pour objectif de limiter tous les imprévus et de désamorcer à l’avance tout risque de friction, toute tension ou malaise entre les personnalités. L’objectif de la visite n’est pas tant de régler les problèmes en suspens, ce qui sera fait en amont ou en aval de la visite par les diplomates ou les experts concernés, mais d’afficher symboliquement une bonne entente, d’affirmer une volonté politique de coopération. Cela permet en outre d’augmenter la confiance et l’estime réciproque entre décideurs, donc de faciliter les relations à venir.
La gradation entre différents niveaux de visite permet un subtil jeu d’affichage et de contrôle de la portée symbolique d’un déplacement. Ainsi, en 1986, le Premier ministre israélien Shimon Pérès se rend à Paris. L’ambassadeur français remarque : « À Jérusalem, on considère ce voyage comme revêtu d’un caractère très officiel. Tel n’est pas le point du vue du Quai d’Orsay, qui n’estime pas nécessaire ma présence à Paris, puisqu’il s’agit d’une visite ‘‘privée’’. Mes interlocuteurs israéliens relèvent le caractère artificiel de la distinction que nous établissons. Pour eux, ce n’est pas tant la forme de l’accueil qui compte que le contenu des conversations. Ils regrettent mon absence à des entretiens dont on me détaille soigneusement la liste : chef de l’État, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, ministre de l’Économie et des Finances ». Là encore, le diplomate est confronté à la difficile conciliation de messages divergeants à destination d’auditoires spécifiques.
À la suite de la visite, l’ambassadeur et/ou les autres diplomates qui ont accompagné le responsable politique en déplacement rédigent un télégramme diplomatique de compte rendu. Un point est fait éventuellement sur l’impact, auprès des autorités locales et dans les médias, de la visite. Quand le diplomate y a assisté, un compte rendu des échanges peut aussi être demandé.



Conclusion générale





L’objectif premier de cette recherche a consisté à explorer, en partant de l’observation du travail des diplomates dans des contextes très variés, la possibilité d’existence d’une spécificité de ce travail, conférant à ceux qui l’exercent une identité professionnelle spécifique, un métier. Malgré des observations dans des structures et des contextes différents, nous n’avons pas pu tout voir du travail diplomatique et nos conclusions restent très liées aux quelques cas qui ont été étudiés plus précisément. Quelques hypothèses peuvent toutefois être dégagées sur les singularités de ce métier :
1. Chacune des activités (information, représentation, négociation et organisation) prise en soi, ne constitue pas un travail spécifique que seuls les diplomates pourraient réaliser, mais leur combinaison est singulière. Le rôle symbolique et politique du diplomate, notamment dans la fonction de représentant de la France à l’étranger, lui donne un rôle de coordination et de légitimation qui n’est pas lié à sa seule expertise technique.
2. Le métier s’apprend. Il repose sur un socle : un niveau de culture générale élevé suivi d’un long apprentissage passant en partie par un exercice expérimental de l’activité. L’importance du temps dans la « formation » d’un diplomate est liée au fait que le métier ne repose pas seulement sur des compétences techniques formelles, comme celles, par exemple, d’un médecin, mais sur un ensemble de connaissances générales (en histoire, en droit, en économie, en langues, sur les différentes cultures), de connaissances pratiques (le fonctionnement des différents appareils administratifs, les règles et usages propres à chaque milieu), de savoir-faire (relationnels, comportementaux, rédactionnels) bien difficiles à formaliser ou à enseigner dans un cursus académique.
3. À ce titre, le débat autour du caractère généraliste ou spécialiste du métier (que le Livre Blanc tranche en faveur de l’option « spécialiste ») risque d’être dénué de sens si l’on a à l’esprit une distinction du type de celle qui sépare le médecin généraliste du spécialiste. Le modèle de qualification et de construction des compétences est en effet très différent et se raproche plutôt de celui d’autres univers de travail. Une analogie peut être faite notamment avec le modèle traditionnel de l’ouvrier professionnel hautement qualifié. C’est par le passage dans différents postes de travail de l’entreprise, la capacité à « tenir » chacun de ces postes, à s’adapter à de nouveaux défis, la confrontation sur le long terme à une matière récalcitrante, qui forge petit à petit son expérience, la compréhension plus globale du processus de production, mais surtout la connaissance intime, intuitive, sensorielle, du fonctionnement des machines, des réactions de la matière travaillée, que s’acquiert le métier. Tel bruit, telle vibration, telle odeur ou telle couleur dont le sens est imperceptible au néophyte pourra alors être perçu comme autant de signes d’alerte qu’il importe de prendre en compte. Ce savoir est difficilement formalisable et transmissible en terme de procédures, de normes écrites ou même d’explication que l’on pourrait donner à un observateur extérieur. Un autre modèle, plus proche de l’univers culturel des diplomates est celui du manager tel que le décrit Henry Mintzberg : c’est au cours du temps, parce qu’il a connu différents aspects de la gestion de l’entreprise, parce qu’il est en contact avec des interlocuteurs nombreux et variés auprès de qui il va chercher des informations, c’est parce qu’il a l’expérience de son activité, qu’un manager parvient, dit-il, à prendre des décisions dans un monde changeant avec une information incomplète et imparfaite, à faire le tri entre ce qui est primordial et ce qui est secondaire, à concilier changement et continuité, à apparaître comme la figure de proue de l’entreprise. En diplomatie, la « spécialisation » s’obtient à travers une certaine cohérence du parcours qui garantit la constitution d’un savoir-faire et de réseaux relationnels pertinents. La lecture de l’annuaire diplomatique et les entretiens réalisés nous montrent que la plupart des carrières ne suivent pas un cours aléatoire, mais qu’il existe de grandes tendances dans lesquelles les écarts sont peu nombreux ou anecdotiques (« filière » bilatérale et « filière » multilatérale notamment).
4. Le métier repose sur un travail indivis. Il suppose, pour son exercice, la contribution de nombreux acteurs qui collationnent les renseignements, les analysent, les mettent en perspective, proposent des données de cadrage, désignent les objectifs à atteindre etc. Le travail de négociation met en jeu non pas des individus isolés, mais des équipes, des collectifs dont les frontières sont elles-mêmes l’objet de négociations. Il ne peut y avoir de diplomates sans un corps de diplomates et sans le concours d’experts appartenant éventuellement à d’autres corps. Dans tous les cas, on observe, malgré l’individualisation très forte des carrières, les rivalités entre personnes ou groupes et l’isolement fréquent de chacun dans son bureau, une sorte de coopération nécessaire. Réaliser une analyse politique suppose d’intégrer des points de vue différents et de réaliser une division du travail dans la collecte et le tri d’informations pléthoriques. La représentation suppose de pouvoir disposer d’agents de grades différents suivant le message que l’on veut faire passer. Une négociation ne peut jamais se résumer à la confrontation, à un moment donné, de quelques personnes autour d’une table. Elle nécessite une préparation en amont, différents niveaux et plans de discussion et un suivi où chacun aura un rôle précis. La collaboration de personnes issues de secteurs différents n’est pas si fréquente dans l’administration française. Au MAEE, malgré l’absence de procédures formelles d’intégration (visite de l’ambassade ou de la direction, présentation des différents agents…), il existe une sorte d’accord tacite sur l’obligation minimale de concourir à la mission collective. Il y a probablement un effet de taille, notamment dans les petites ambassades ou Représentations permanentes. Peut également jouer le « patriotisme de service » qui conduit à ne pas vouloir que le visiteur de passage puisse émettre un jugement défavorable sur la qualité de l’accueil collectif qui lui est réservé ou encore l’idée qu’il ne faut pas faire moins bien que l’ambassade du Portugal ou du Sierra Léone. L’idée que le Diable est dans le détail et que le retard d’un chauffeur ou l’erreur d’une secrétaire peut gravement porter atteinte au bon déroulement d’une mission donne une couleur singulière au travail de chacun, valorise considérablement chaque tâche accomplie et, en même temps, facilite l’entraide. Malgré l’existence de filières (bilatérale, multilatérale et consulaire), les dossiers transversaux de plus en plus nombreux obligent les différents services à coopérer et à collaborer.
5. Les forces de régulation et d’homogénéisation de l’organisation du travail diplomatique peuvent aussi être lues à travers la prégnance d’un « champ » diplomatique, si on accepte l’emprunt de ce concept à Pierre Bourdieu. À l’Otan ou à Bruxelles, le champ est constitué par le « jeu », le rapport des forces, construit de manière visible et explicite avec les représentations des autres pays membres. Dans les ambassades bilatérales, c’est beaucoup moins clair. Dans un poste européen, le premier conseiller dit : « Je sèche l’invitation de l’ambassadeur des Pays-Bas », au prétexte que cela n’au aucun intérêt : « On n’est pas là pour rester entre nous ». Dans le même temps, l’ambassadeur explique combien il est important d’avoir les meilleures relations locales possibles avec ce pays, car « on peut avoir besoin de leur aide à Bruxelles sur tel ou tel dossier, c’est un investissement ». Cela implique que l’on surveille attentivement ce que font les autres, car un certain nombre d’entre eux jouant le même « jeu ».
6. Le métier est aussi un art qui implique, outre un savoir et un savoir-faire, un investissement de la personne. Les « artistes » ont des talents différents et leur art se révèle de manière différente selon les circonstances. Le problème est donc d’avoir une gestion du personnel très professionnelle. La reconnaissance personnelle prend une place importante, car le métier implique généralement un fort investissement de soi. Dans les activités de négociation, de représentation, de gestion d’une équipe restreinte, une part de la personnalité, du caractère de chacun, voire, même, de l’apparence physique, est forcément engagée. Juger le travail, c’est donc inévitablement, juger un peu la personne.
7. Parce qu’il y a métier, il y a une communauté de « gens du métier ». Parce qu’il a, à l’étranger, le monopole de la représentation légitime et celui de la négociation, le métier est appelé à en coordonner d’autres. L’exercice de cette supériorité fonctionnelle est éventuellement conflictuel. Par ailleurs, la preuve de l’excellence est difficile, elle est aussi affaire de circonstances et de situations. Cette incertitude sur « la grandeur » favorise le développement de comportements où chacun tend à se comparer à autrui, rendant parfois peu amènes les relations entre les hommes, suscitant même parfois un univers de rumeurs ou de « ragots ».
8. L’activité diplomatique, enfin, implique le développement en son sein de quelques métiers spécialisés, notamment celui de gestionnaire (comme les chefs de SAF, les responsables des directions logistiques à Paris) et techniques (chiffreurs). Mais ces activités sont encore perçues par beaucoup comme périphériques par rapport à ce qui constituerait le véritable cœur de métier : le travail politique.
Bibliographie





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. Si ce n’est pas un métier de généraliste, il n’est pas accessible à n’importe qui.
. François Bloch-Lainé, Françoise Carrière, Profession : fonctionnaire, Paris, Le Seuil, 1976.
. Florence Osty, Le désir de métier : engagement, identité et reconnaissance au travail, Rennes, PUR, 2003.
. « J’appelle ‘‘groupe professionnel’’ un ensemble flou, segmenté, en constante évolution, regroupant des personnes exerçant une activité ayant le même nom doté d’une visibilité sociale et d’une légitimité politique suffisante, sur une période significative ». Voir : Claude Dubar, « Sociologie des groupes professionnels en France, un bilan prospectif », in Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leur sociologie, Paris, MSH, 2003, pp. 51-60.
. Catherine Paradeise, « Les professions comme marché du travail fermé », Sociologie et société, vol. 20, n° 2, octobre 1988.
. Florent Champy, « La sociologie française des ‘‘groupes professionnels’’. Ascendance interactionniste, programme épistémologique dominant, ontologie implicite ». Présentation au CESS, séance du 05/11/2004.
. C’est pourquoi, malgré les différences institutionnelles et culturelles, les travaux sur la diplomatie d’autres pays, notamment anglo-saxons, seront à l’occasion mobilisés pour caractériser ce qu’il y aurait de commun au travail de la plupart des diplomates.
. Le choix de nous centrer ici sur ce qui est perçu par les diplomates comme leur cœur de métier, la dimension la plus valorisée de leurs activités (le travail politique) nous conduit à négliger d’autres fonctions pourtant importantes (consulaire, logistique, diplomatie économique…) et à minorer la place pourtant indispensable des agents B et C.
. Martin Rein, Donald Schon, « Frame-Reflective Policy Discourse », Social Sciences and Modern States, Peter Wagner, Carol Hirschon Weiss, Björn Wittrock, and Helmut Wollman (Ed.), New York : Cambridge University Press, 1991 : 262-89, cité par Patrick Hassenteufel, Sociologie politique de l’action publique, Armand Colin, coll. « U », 2008.
. Martin Rein et Donald Schon, Frame Reflection : Toward the Resolution of Intractable Policy Controversies, New York, Basic Books, 1994.
. D’après Charles Cogan, les diplomates français seraient particulièrement enclins à mobiliser ce genre de critères logiques abstraits dans leurs stratégies rhétoriques.
. Nous reviendrons sur cette notion de « traduction » dans la partie consacrée à la négociation.
. Monteagle Stearns, Talking to Strangers : Improving American Diplomacy at Home and Abroad, Princeton University Press, 1996.
. Jovan Kurbalija, « Knowledge Management in Diplomacy », Knowledge and Diplomacy, Ed. Jovan Kurbalija, 1999, DiploPublishing.
. Rapport d’information déposé le 20 février 2002 « sur le réseau diplomatique et le rôle des ambassadeurs » et présenté par Yves Tavernier, député.
. Iver B. Neumann, « To be a Diplomat », International Studies Perspectives, vol. 6, Issue 1, 2005, pp. 72–93.
. Henri Froment-Meurice, Vu du quai 1945-1983. Pour une Histoire 20e Siècle, Fayard, 1998, p. 175.
. Monteagle Stearns, Talking to Strangers : Improving American Diplomacy at Home and Abroad, Princeton University Press, 1996, p. 127.
. Dans le langage des diplomates, les « lignes rouges » sont les limites extrêmes jusqu’où ils peuvent faire des concessions en fonction du mandat qui leur a été donné.
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. De Beaupoil Comte de Saint-Aulaire Auguste-Félix Charles, Confessions d’un vieux diplomate, Paris, Flammarion, 1953.
. Charles-Philippe David, Au sein de la Maison-Blanche. La formulation de la politique étrangère des États-Unis, Presses de l’Université Laval, 2004. Là aussi, il faut se méfier de glorifier un mythique « âge d’or » de la diplomatie. Le Président Woodrow Wilson (1913-1921), par exemple, se méfiait des diplomates qu’il tenait pour des bureaucrates sans idéal. Lors de l’arrivé au pouvoir du dictateur mexicain Huerta, il préféra passer au-dessus de l’ambassadeur sur place et du département d’État pour envoyer deux émissaires sans expériences et dont les interventions furent prises comme une ingérence grave par le dictateur mexicain. Cela provoquera l’arrestation de marins américains et la guerre entre les deux pays.
. D’après Pierre Muller (Les politiques publiques, PUF, 1995), l’orientation générale de la politique nationale est sous tendue par une norme générale appelée « référentiel global ». Le référentiel global articule une série de déclinaisons sectorielles. Le « référentiel sectoriel » comprend ainsi des valeurs et des normes qui correspondent au contenu politique des schémas d’action. Mais les référentiels sont également composés d’algorithmes qui proposent des hypothèses supposées vraies sur les mécanismes de l’intervention, ou encore des images qui doivent permettre de donner un sens directement intelligible aux valeurs, normes et algorithmes.
. Un peu comme pour le journaliste, le scoop est un élément de la crédibilité du diplomate. Pour l’obtenir avant les autres, il est nécessaire d’avoir construit au préalable un réseau relationnel d’échange d’information, tant en interne (au sein du MAE), qu’en externe auprès des interlocuteurs étrangers.
. Voir : Mehdi Ba, Rwanda, un génocide français, L’Esprit frappeur, 1997 ; Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable : la France au Rwanda, Les Arènes, 2004.
. Pour les politistes, les forums sont définis comme les espaces de débats et de controverses sur le sens des politiques publiques, les lieux de leur construction intellectuelle, où s’élaborent notamment des stocks de recettes les concernant, susceptibles d’alimenter les décisions publiques et où est constituée l’information pertinente pour la conduite de ces politiques. D’après Patrick Hassenteufel, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques à la française », Revue française de science politique, 2002-1, vol. 52, pp. 53-73.
. Patrick Hassenteufel, Sociologie politique de l’action publique, Armand Colin, coll. « U », 2008.
. Par exemple Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France, Presses de Sciences Po, 1999.
. William Genieys, L’élite des politiques de l’État, Presses de Sciences Po, 2008.
. Renate Mayntz, Hans-Ulrich Derlien, « Party Patronage and Politicization of the West-German Administrative Elite, 1970-1987. Toward Hybridisation ? », Governance, 2, 1989, p. 384-404.
. Pierre François, « Le marché et le politique. Le rôle de l’action publique dans le développement du monde de la musique ancienne », Revue française de science politique, vol. 57, 2007, n° 5.
. Lors d’un stage d’accueil des agents de catégorie A, le DRH, après avoir présenté les contraintes du métier, en expliquait l’intérêt en signalant : « Dans votre travail, vous pourrez être amené à côtoyer Saddam Hussein, Georges Bush ou Ariel Sharon ».
. Le régime du droit des relations consulaires a été fixé sur le plan international par la Convention de Vienne du 24 avril 1963.
. Robert Jackall, Moral maze : The World of Corporate Managers, New York, Oxford University Press, 1988.
. Denis Fleurdorge, 2005, op. cit.
. Talcott Parsons (1949), « The professions and social structure », Essays in Sociological Theory, Pure and Applied, Glencoe, Free Press, 1954.
. Voir : Issa ben Yacine Diallo, « Diplomate à l’ONU ». Introduction à l’étude et à la pratique de la négociation, Pédone, 1998.
. Paul Sharp, « Who Needs Diplomats ? The Problem of Diplomatic Representation », International Journal, n° 52, 1997, pp. 610-634.
. Michael Barnett, Martha Finnemore, Rules For The World : International Organizations in Global Politics, Cornell University, 2004.
. Martin Hall, Christer Jonsson, Essence of Diplomacy, Palgrave Macmillan, 2005.
. Voir Lucien Bely, L’art de la paix en Europe : naissance de la diplomatie moderne XVIe-XVIIIe siècles, PUF, 2007.
. Ibid.
. Dans le même sens, il faut noter la création en 2007 d’un comité d’éthique : « Dans un contexte où la vie administrative change, où les carrières sont moins linéaires qu’autrefois, où la séparation entre secteur privé et secteur public est moins nette, il faut que nos agents connaissent et comprennent les règles de déontologie auxquelles ils doivent se conformer », souligne Philippe Douste-Blazy. Sa mission sera de rendre des avis, à la demande de l’administration et, dans un premier temps, de rédiger un vade-mecum de bonnes pratiques. « Il y a des choses qui ne sont pas illégales mais qui sont immorales et c’est dans cette zone grise que nous pouvons avoir besoin de repères », relève un diplomate. Quelle sera la portée effective de cette « voix morale » ? « Sa force réside dans son rôle de conseil et d’avis, rendus en totale indépendance », répond Philippe Douste-Blazy. » (Le Figaro, 15/10/2007).
. Kishan S. Rana, 2002, op. cit.
. La théorie de l’agence se base sur une opposition entre deux agents : le détenteur des moyens de production, alors appelé « actionnaire », ou de manière générale, « le principal, et l’agent qui exploite les moyens de production du premier à sa demande. Mais cette situation peut être transposée à d’autres cas : syndicaliste et syndiqués, élu et électeurs, MAEE et ambassades… Le principal va mettre en place un système qui poussera l’agent à réaliser l’action tout en dévoilant la totalité des informations ; tandis que l’agent voudra garder le pouvoir décisionnel qu’il peut tirer, notamment, de ses informations. Voir : Armen Alchian, Harold Demsetz, « The property rights paradigm », Journal of Economic History, vol 33, n° 1, 1973, pp. 16-27.
. John Hendry, « The principal’s other problems : Honest incompetence and the specification of objectives », The Academy of Management review, 2002, vol. 27, n° 1, pp. 98-113.
. Carne Ross, 2007, op. cit.
. Martha Finnemore, National Interests in International Society, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
. Craig Murray, Dirty diplomacy : The Rough-and-Tumble Adventures of a Scotch-Drinking, Skirt-Chasing, Dictator-Busting and Thoroughly Unrepentant Ambassador, Scribner, 2007.
. Alain Pierret, 1999, op. cit., pp. 31-32.
. Laurence Badel, « Pour une histoire de la diplomatie économique de la France », XXe Siècle, n° 90, 2006/2.
. Édition du 17/11/08.
. À Bruxelles, nous avons vu la première intervention au sein d’un COREPER (d’après l’attachée de presse de la Représentation française), d’un diplomate Noir. Il était britannique.
. Chass W. Freeman, Arts of Power, USIP Press, 1997.
. Maurice Halbwachs, La morphologie sociale (1938), Armand Colin, 1970.
. Lloyd W. Warner, Yankee City, New Haven, Yale University Press, 1963.
. Denis Fleurdorge, 2005, op. cit.
. Quotidien 20 minutes, dimanche 20/04/08.
. Le Monde, 21/04/08.
. Bertrand Badie, L’impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004.
. Claude de Kémoularia, Une vie à tire d’aile, Fayard, 2007.
. Voir : Harold Nicholson, Diplomacy : a Basic Guide to the Conduct of Contemporary Foreign Affairs, 1939.
. À titre d’illustration, voici comment Jean Ziegler, sociologue et haut fonctionnaire aux Nations Unies, présente les négociations à l’OMC : « C’est un processus de négociation perpétuelle. Même pour un observateur qui se trouve sur place et qui entretient des rapports de confiance avec certains fonctionnaires de l’OMC, il est difficile de dire à chaque instant où en est l’évolution de tel ou tel rapport de force, de telle ou telle négociation sur tel ou tel produit précis. Les négociations sont pratiquement permanentes ». De plus, les discussions à Genève ne sont que l’aboutissement de négociations en amont, dans les pays, ou les unions de pays, entre fonctionnaires et représentants des différents intérêts économiques. Voir : Jean Ziegler, 2002, op. cit., p. 183.
. Le paradoxe intéressant, dans cet exemple, est qu’il démontre une méfiance du conseiller de sécurité nationale pour ses propres diplomates, mais pas envers ceux de l’Union soviétique !
. L’ancien ambassadeur Monteagle Stearns s’est fait largement l’écho de cette plainte. Voir : Monteagle Stearns, 1996, op. cit.
. L’expression est utilisée à la fois par Monteagle Stearns et par Boutros Boutros-Ghali. Voir : Boutros Boutros-Ghali, Mes années à la maison de verre, Fayard, 1999.
. Notre conception de la négociation se rapproche de celle développée dans un autre contexte (celui des relations professionnelles) par Jean-Daniel Reynaud : « Une part des règles est explicitement négociée. Une part résulte de quasi-négociations, de consultations ou d’ajustements par anticipation. Une part enfin est le résultat involontaire des uns et des autres. […] Les différents niveaux de négociation ou de consultation ont une autonomie, c’est-à-dire une part d’initiative réelle ». Voir : Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale, Armand Colin (deuxième édition), 1998, p. 157.
. Daniel Druckman, « Relier le micro et le macro : un défi conceptuel et méthodologique pour nos recherches sur la négociation ». Entretien avec Daniel Druckman, Négociations, vol. 10, n° 2, 2008, pp. 107-128.
. Grâce à la possibilité que nous avons eue de mener des entretiens avec les différents protagonistes, d’assister à différentes réunions, de suivre la production des différents écrits (notes, télégrammes diplomatiques, mails, etc.). Pour des raisons de respect de l’anonymat et dans le but de tenter un début de généralisation, les éléments qui permettent de reconnaître ces dossiers ont été volontairement retirés.
. En ce sens, une négociation échoue quand les protagonistes se trouvent dans deux mondes, deux univers conceptuels totalement différents. Ce fut le cas par exemple au sujet des débats qui ont opposé la France et les États-Unis avant la deuxième guerre d’Irak. Alors que pour les Français, l’objectif était de définir des critères sur lesquels tout le monde pourrait s’accorder, permettant de déterminer si l’Irak acceptait ou non de coopérer avec les missions internationales de contrôle et de destruction de son éventuel arsenal d’armes non-conventionnelles, les Américains, au nom de leur vision des problèmes inextricables au Moyen-Orient et d’objectifs de politique intérieure voyaient la guerre comme nécessaire et inéluctable, quelque soit le comportement des irakiens. Voir : Bruno Le Maire, Le ministre, Grasset & Fasquelle, 2004 ; Carne Ross, 2007, op. cit.
. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.
. Cela ne veut pas dire que les acteurs sont malhonnêtes et chercheraient à tirer la couverture à eux, mais découle plutôt du fait qu’une politique publique n’est pas construite suivant une séquence linéaire, mais se développe en même temps sur plusieurs plans parallèles.
. Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques dans la Baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986 ; Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2005.
. Les « actants », qui pour Bruno Latour peuvent être des non-humains (des radars, des navires de guerre, une chaîne montagneuse, etc.), n’ont pas de stratégies volontaires par rapport au dossier en jeu, mais leurs caractéristiques propres pèsent sur la définition de la situation. Dans les récits faits de cette situation par les diplomates, ils sont mis en scène de façon à ce que leur prise en compte aille dans le sens souhaité, soit conforme à la « position de la France ».
. Reynald Bourque, Christian Thuderoz, Sociologie de la négociation, La Découverte, coll. « Repères », 2002, p. 69.
. Selon les termes proposés par Edmond Pascual. Voir : Edmond Pascual, La communication écrite en diplomatie, Presses Universitaires de Perpignan, coll. « Études », 2004.
. Nicolas Jabko, « Comment la France définit ses intérêts en Europe », Revue Française de Science Politique, 55 (2), avril 2005.
. La démarche constructiviste répond aux limites et aux critiques croisées faites aux approches « réaliste » et « idéalistes ». Contre la première, il s’agit de montrer l’existence de marges de manœuvre permettant aux acteurs de façonner, dans un cadre contraint mais non-fermé, le monde dans lequel ils interagissent. Contre la seconde, l’objectif est de développer une démarche plus scientifique en ne confondant pas les idées avec la réalité, en étudiant les conditions auxquelles un changement de valeur est possible et peut prendre corps dans les RI. D’après Audie Klotz et Cecelia Lynch, « en relations internationales, le terme constructivisme est apparu à la fin des années quatre-vingts. Selon les tenants de cette approche, les règles et les normes jouent un rôle essentiel pour guider le comportement des acteurs internationaux et structurer la vie internationale en général. De nombreux travaux ont démontré, empiriquement et théoriquement, l’importance des « arrangements intersubjectifs » en étudiant comment ils se développent, les contextes dans lesquels ils se situent et leurs conséquences sur le comportement des agents et la formation des institutions en politique internationale ». Voir : Audie Klotz, Cecelia Lynch, Strategies for Research in Constructivist International Relations, M.E. Sharpe, 2007.
. David Ambrosetti, « S’opposer aux États-Unis au Conseil de sécurité. L’argumentation contre la puissance au Conseil de sécurité, Études internationales, vol. XXXV, n° 3, 2004, pp. 469-394.
. David Ambrosetti, op. cit., 2005.
. Les « coalitions de cause », qui sont en concurrence entre elles, sont « constituées d’acteurs venant d’une multitude d’institutions (leaders de groupes d’intérêt, agences administratives officielles, législateur, chercheurs et journalistes) qui partage un système de croyances lié à l’action publique et qui s’engagent dans un effort concerté afin de traduire des éléments de leur système de croyance en une politique publique. » Voir : Paul A. Sabatier, Edella Schlager, « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue Française de Science Politique, vol. 50, n° 2, avril 2000.
. Constanze Villar, Le discours diplomatique, Paris, L’Harmattan, 2006.
. Idem.
. Inis Claude, « Collective Legitimation as a Political Function of the United Nations », International Organization, 1966, n° 20 : « Politics is not merely a struggle for power, but also a contest over legitimacy, a competition in which the conferment or denial, the confirmation or revocation, of legitimacy is an important stake. »
. Alain Pekar Lempereur, Aurélien Colson, Méthode de négociation. On ne naît pas bon négociateur, on le devient, Dunod, 2004.
. Reynald Bourque, Christian Thuderoz, 2002, op. cit.
. Charles Cogan, Diplomatie à la française, Jacob-Duvernet, 2005.
. Christer Jonsson, « Trends in diplomatic signaling », Innovation in diplomatic practice (edited by Jan Melissen), Macmillan, 1999, pp. 151-170.
. Constanze Villar, op. cit.
. Voir : Delphine Placidi, « La transformation des pratiques diplomatiques nationales », Le multilatéralisme (sous la dir. de Bertrand Badie et Guillaume Devin), La découverte, 2007, pp. 95-112.
. Chass W. Freeman, 1997, op. cit.
. Au sens de Callon et Latour : la traduction est mise en relation d’énoncés et d’enjeux a priori incommensurables. Elle établit un lien entre des activités hétérogènes et se concrétise dans un réseau, « méta-organisation » qui se trouve cimentée par la construction d’intérêts communs.
. Monteagle Stearns, 1996, op. cit., p. 127.
. Paul W. Meerts, « The Changing nature of diplomatic negotiation », Innovation in diplomatic practice (edited by Jan Melissen), Macmillan, 1999, p. 79.
. « D’après Williamson, l’investissement dans un actif spécifique (qui dépend d’une relation de collaboration avec d’autres acteurs et qui perd une partie de sa valeur en cas de rupture de la collaboration) met son détenteur dans une position de faiblesse relationnelle et de dépendance à l’égard des personnes avec lesquelles il mène des échanges. La valeur de son actif n’est conservée que dans la mesure où la relation d’échange dans laquelle l’actif prend de la valeur se perpétue. » Voir : Olivier Godechot, « Hold-up en finance. Les conditions de possibilité des bonus élevés dans l’industrie financière », Revue française de Sociologie, 47-2, 2006, pp. 341-371.
. Monteagle Stearns, Talking to Strangers : Improving American Diplomacy at Home and Abroad, Princeton University Press, 1996.
. Paul W. Meerts, 1999, op. cit., p. 92.
. Henri-Pierre Jeudy, Tout négocier. Masques et Vertiges des compromis, Autrement, coll. « Mutations », 1996.
. Meredith Kingston de Leusse, Diplomate - une sociologie des ambassadeurs, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 170.
. Dans le langage des économies de la grandeur proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, il y a là un affrontement entre une logique industrielle et une logique domestique.
. La métaphore « scène/coulisses » popularisée en sociologie par Irving Goffman est aussi souvent utilisée par des diplomates. Voir : Claude Caillat, Les Coulisses de la Diplomatie, Le Publieur, 2007 ou les commentateurs : Albert Du Roy, Domaine réservé. Les coulisses de la diplomatie française, Stock, 2000, pour présenter leur travail.
. Meredith Kingston de Leusse, op. cit.
. Robert D. Putnam, « Diplomacy and Domestic Politics : The Logic of Two-Level Games », International Organization, vol. 42, n° 3, 1988, pp. 427-460.
. Les ouvrages de deux ambassadeurs homonymes (et sans liens familiaux) américains seront ici utilisés à titre d’exemple : John Kenneth Galbraith (célèbre économiste, proche des démocrates et nommé ambassadeur en Inde par Kennedy de 1961 à 1963), Journal d’un ambassadeur, Paris, Denoël, 1970 et Evan Griffith Galbraith (ancien conseiller juridique de grandes banques américaines, ultra-conservateur et nommé ambassadeur en France de 1981 à 1985), Ambassadeur de choc, Stock, 1986. Bien que tout à fait opposés d’un point de vue idéologique, ils vont avoir des pratiques et des opinions similaires à propos du département d’État.
. Ce qui renoue, d’une certaine façon avec la tradition d’envoyés personnels des monarques.
. Pierre Assouline, « Un choix d’amateur. Des ambassadeurs pas très diplomates », Le Monde2, 30 juin 2007.
. Evan G. Galbraith, Ambassadeur de choc, Stock, 1986, p. 61.
. John K. Galbraith, op. cit., p. 111.
. Nicole Bensacq-Tixier, Histoire des diplomates et consuls français en Chine (1840-1912), Les Indes savantes, 2008.
. Raphaël-Léonard Touze, 370 jours d’un ambassadeur au Tchad, Paris, Éd. France-Empire, 1989.
. Reynald Bourque, Christian Thuderoz, 2002, op. cit., p. 114.
. Kishan Rana, 2005, op. cit.
. Jacques Girin, « Les agencements organisationnels », Des savoirs en action, F. Charue-Duboc (dir.), L’Harmattan, Paris, 1995.
. Norbert Alter, Sociologie de l’innovation, PUF, 1996.
. Emile Durkheim (1893), De la division du travail social Paris, PUF, 8e édition, 1967.
. Source INSEE, derniers chiffres disponibles, 2005.
. Sur les 5 700 agents titulaires du MAEE, on compte 1 450 agents de catégorie A (dont 200 agents intégrés en provenance d’autres administrations), soit un peu plus de 25 %.
. Norbert Alter, « La lassitude de l’acteur de l’innovation », Sociologie du Travail, vol. XXXV, n° 4, 1993, pp. 447-468.
. Henry Minztberg, Le management. Voyage au cœur des organisations, Éditions d’organisation, 1990.
. Ce type de mécanisme a bien été théorisé par Lucien Karpik. Voir : Lucien Karpik, 2007, op. cit.
. Herbert Simon, J.-G. March (1960), 1991, Les organisations, Bordas, 1991.
. Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
. Dans cette ambassade, l’ambassadeur a décidé d’ouvrir une fois par mois la réunion de service non seulement aux chefs de service, mais aussi à l’ensemble des attachés des différents services dépendant de l’ambassade. Tous les attachés sont présents, à l’exception de ceux du service économique, le responsable du service ne souhaitant pas être accompagné par ses attachés.
. Dans une étude sur la Représentation permanente auprès de l’UE, Christian Lequensne remarquait que la surcharge de travail favorisait l’entraide entre collègues et limitait les velléités de concurrence autour d’un même dossier. Voir : Christian Lequesne, Paris-Bruxelles. Comment se fait la politique européenne de la France, Les Presses de Sciences Po, 1993.
. Du rapport Picq en 1993 au rapport Tavernier (« Le réseau diplomatique et le rôle des ambassadeurs » en 2002) et Woerth (rapport d’information déposé en 2006 à l’Assemblée nationale par la Commission des finances, de l’économie générale et du plan, en conclusion des travaux de la mission d’évaluation et de contrôle sur les services de l’État à l’étranger).
. Yves Clot, La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.
. Michel Grossetti, « Enseignants français en coopération. Aperçu sur un type particulier de trajectoires sociales », Revue française de sociologie, XXVII, 1986, p. 133-148 ; voir aussi : Suzie Guth, Exil sous contrat, Thèse de doctorat, Université de Paris V, 1982.
. Cité dans : Jacques Shaw, The Ambassador: Inside the Life of a Working Diplomat, New York, Capital Books, 2006.
. Evan G. Galbraith, 1986, op. cit., p. 124.
. Cité dans Iver B. Neumann, 2005, op. cit.
. Meredith Kingston de Leusse, 1998, op. cit., p. 149.
. Leur nombre a augmenté avec chaque présidence : cinq voyages en moyenne par an pour le général De Gaulle, quatre par an pour Georges Pompidou, onze par an pour Valéry Giscard d’Estaing, quatorze pour François Mitterrand et vingt-sept pour Jacques Chirac, d’après Denis Fleurdorge, 2005, op. cit.
. Meredith Kingston de Leusse, op. cit.
. Alain Pierret, Ambassadeur en Israël, 1986-1991, 1999, op. cit., p. 33.
. Pour un bel exemple, voir : Sophie Petit, « Le diesel qui tournait comme une patate ou Quelle place pour ce qui n’est pas formalisable dans un univers de procédures et de normes ? », dans Les évolutions de la prescription, Aix-en-Provence, GREACT, actes de la SELF, 2002.
. Henry Mintzberg, op. cit.
. Ce schéma ne serait toutefois pas le plus fréquent dans les entreprises françaises, comparées à leurs homologues anglo-saxonnes ou Allemandes. Voir : Elie Cohen, Michel Bauer, Qui gouverne les groupes industriels ? Essai sur l’exercice du pouvoir, Paris, Seuil,1981.
. Métaphore inspirée de la physique (un électron soumis à un champ de forces électromagnétiques exerce lui-même une force qui participe au champ et, dans une certaine mesure, le modifie). La notion de champ renvoie à un espace social de position où tous les participants ont à peu près les mêmes intérêts, mais où chacun a en plus ses propres stratégies liées à sa position dans le champ. Chaque champ a ses règles spécifiques et ses enjeux, que chacun accepte du fait de son intérêt à garantir la survie même du champ et sa présence à l’intérieur de celui-ci.
. Le sociologue Norbert Elias a bien montré, dans un autre contexte, comment les « commérages » et les rumeurs constituaient un moyen de renforcer le groupe des semblables en excluant et dénigrant les autres catégories. Voir : Norbert Elias, John L. Scotson, 1997, op. cit.

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