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1 - Examen corrige

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Introduction Générale








Le mois de décembre 1991 marque l’effondrement du régime soviétique et la dislocation de l’URSS en quinze Etats indépendants. Si cette date correspond à la fin de la Guerre Froide, elle marque aussi la chute d’un régime qui, pendant plus de soixante dix ans, s’est posé en contrepoids aux démocraties occidentales et a profondément modifié le paysage économique et social des différentes Républiques constituant l’Union Soviétique. Ainsi, « les réalisations furent considérables : augmentation de la production, industrialisation, instruction de la population, généralisation des soins de santé, construction de logements, création d’emplois pour des populations entières (…) » [World Bank (1996), p. 1].

Occupant une position hégémonique au sein de l’espace soviétique, la Russie, Etat fédéral de plus de 140 millions d’habitants, rentre, sous l’autorité de Boris Eltsine, dans une phase de réformes qui doit la mener vers l’économie de marché. Pour les citoyens russes, la chute du système socialiste a favorisé l’émergence de libertés individuelles fondamentales (liberté d’expression, liberté de se déplacer, etc.), garanties par l’article 2 de la Constitution de 1993. Sur le plan économique, la libéralisation des prix, intervenue le 2 janvier 1992, lance le processus de transition. Les autorités, sous l’égide des institutions économiques internationales, mettent en place une thérapie de choc, sur le modèle des réformes menées dans la plupart des pays d’Europe de l’Est. Bien que les premières mesures aient signifié la fin des pénuries et des files d’attente et permis à la population d’accéder à un certain nombre de biens auparavant inexistants, la transition correspond surtout à une période de forte instabilité, caractérisée par de profonds bouleversements économiques et sociaux. Après presque quinze ans de réformes, la Russie semble avoir trouvé une certaine stabilité économique, en témoigne l’ampleur des taux de croissance depuis 2000. Ces performances ne doivent toutefois pas occulter les dérives récentes sur la question des droits de l’homme, en Tchétchénie notamment. De plus, la plupart des problèmes sociaux nés pendant la transition sont loin d’être réglés, justifiant à bien des égards une analyse détaillée de l’impact des réformes sur le bien-être de la population.

L’étude des changements sociaux durant la période de transition exige, dans un premier temps, de faire un bref retour sur les spécificités du modèle social de l’URSS. Dans un deuxième temps, il importe de décrire le contexte économique de la transition russe, en précisant le contenu, l’orientation et les conséquences des réformes. Le troisième temps de cette introduction est consacrée à la présentation du cadre d’analyse et de la problématique de notre travail.


RETOUR SUR LE MODELE SOCIAL DE L’URSS

La compréhension des changements sociaux qui accompagnent la transition vers l’économie de marché en Russie exige de faire un bref retour sur l’expérience soviétique et notamment de revenir sur les pratiques en termes de politique sociale. Dans cette optique, nous présentons les aspects idéologiques guidant la politique sociale soviétique, puis regardons comment ceux-ci se traduisent dans la pratique. Dans un second temps, nous proposons une revue de la littérature visant à mettre en évidence quelques faits stylisés sur les conditions de vie en URSS. Sachant que les autorités soviétiques ont toujours affirmé que le système socialiste, à l’inverse du système capitaliste, conduirait à l’éradication de la pauvreté et de l’inégalité, il s’agit plus précisément de discuter de l’ampleur de ces deux phénomènes.

La politique sociale de l’Union Soviétique : de l’idéologie à la pratique

La politique sociale de l’URSS s’articulait autour de deux grands axes, à savoir, d’une part, la politique de l’emploi et la question sous-jacente des rémunérations, et d’autre part, la politique de protection sociale à travers l’Etat Providence.

Emploi et salaires

Le système économique de l’URSS était fondé sur deux grands principes : la propriété publique et collective des moyens de production et la gestion de l’allocation des ressources et de la production par une planification autoritaire et centralisée. En effet, compte tenu des volontés du parti communiste et des informations recueillies auprès des entreprises, le Gosplan, organisme chargé d’établir le plan, définissait les objectifs de production et les dotations en facteurs de production pour chaque branche et chaque région, la cohérence étant assurée par la méthode des balances. Les ministères de branche étaient ensuite chargés de transmettre ces informations aux différentes entreprises. Ce fonctionnement centralisé et administré de l’économie, supposant l’absence de marchés concurrentiels, signifiait que la structure des prix internes était déterminée par le planificateur. L’absence de règles concurrentielles concernait notamment le marché du travail. Dans un système socialiste, la demande de travail est sous le contrôle des autorités centrales qui, en fonction des objectifs de production du plan, déterminent l’allocation des emplois entre les différentes branches. En URSS, la définition du travail reposait sur deux grands principes inscrits dans la Constitution de 1977 [Matthews (1986)]. D’une part, le travail étant considéré comme un droit, l’Etat soviétique s’engageait à garantir l’accès à un emploi à chaque citoyen. D’autre part, le travail était un devoir pour tous qui marquait l’adhésion de l’individu à l’idéologie socialiste et constituait en ce sens le premier vecteur de subordination des individus.

Du fait de l’absence de marché du travail où se confrontent librement une offre et une demande, la détermination des salaires était placée sous le contrôle de l’Etat. En conséquence, le salaire officiel est fixe, garanti et non négociable et donc le principe d’emploi garanti doit être assimilé à « l’assurance de percevoir un salaire d’un montant déterminé, fût-il faible » [Andreff (1993), p. 245]. En théorie, cette gestion administrée devrait également avoir une influence égalitaire sur la distribution des salaires. Pourtant, contrairement à une idée reçue, la structure des salaires de l’URSS ne reposait pas sur un principe égalitariste. Dans la « Critique du programme de Gotha » publiée en 1875, Marx présente les différences entre socialisme et communisme. Il distingue « le communisme gouverné par la règle "à chacun selon ses besoins", et le socialisme soumis au principe "à chacun selon son travail" que Lénine traduisait par "qui ne travaille pas ne mange pas" » [Seurot (1989), p. 229]. Selon ces principes idéologiques, une situation de véritable égalité n’est possible que dans un système communiste, c'est-à-dire à partir du moment où les problèmes de production ont été résolus et où les ressources sont suffisamment abondantes pour rémunérer chacun selon ses besoins. Le système socialiste n’étant en revanche qu’une étape intermédiaire dans la marche vers le communisme, la doctrine soviétique ne fait pas de la recherche de l’égalité un objectif fondamental. Ainsi, les salaires étaient, dans une certaine mesure, proportionnels au travail, justifiant par là même la persistance d’écarts dans les rémunérations [McAuley (1979)]. Le système salarial soviétique était fondé sur une échelle de salaires déterminée par les autorités centrales, articulée autour de trois composantes : (i) un taux de base spécifique à chaque branche de l’économie ; (ii) des multiplicateurs appliqués pour les tâches les plus complexes ; (iii) des coefficients spécifiques pour le travail de nuit, les tâches pénibles, les régions où le coût de la vie est plus élevé, etc. [Seurot (1989)]. Cette rémunération de base pouvait être complétée par des primes accordées lorsque, par exemple, les objectifs de production ou de productivité prévus par le plan étaient dépassés. Pour être complet, il convient de signaler que les impôts sur les revenus salariaux étaient très faibles, le taux de la tranche la plus élevée étant de 13 % seulement [Seurot (1989)]. En d’autres termes, l’outil fiscal ne jouait pas le rôle d’aplatissement des salaires, comme dans les pays occidentaux. Ainsi, la politique salariale en URSS dépendait plus de la stratégie de production que d’objectifs sociaux et l’échelle des salaires, fixée par le pouvoir central, tenait compte du niveau des qualifications, des secteurs prioritaires et, dans une certaine mesure, de la pénibilité des tâches. La politique sociale de l’URSS reposait donc davantage sur l’Etat Providence, chargé de la répartition secondaire, que sur le système de rémunération.

L’Etat Providence soviétique

Dans la « Critique du Programme de Gotha », Marx distinguait le « fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler » et « ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc. » [Marx, Engels (1966), pp. ]. L’Etat Providence soviétique, que les autorités assimilaient aux dépenses de consommation sociale, reprenait en grande partie cette distinction en s’articulant autour de deux grandes composantes, à savoir un système d’assurance sociale accordant des transferts monétaires à des catégories d’individus particulières et toute une panoplie de services subventionnés ou gratuits [McAuley (1979)].

La loi de 1956 structurant le système de transferts publics prévoyait un ensemble de transferts monétaires tels que les pensions (vieillesse, invalidité et réversion notamment), les congés maladie, les primes de naissance et de décès, une allocation étudiants, une allocation familiale, un supplément de revenu familial. En 1970, la part des dépenses allouées aux transferts publics dans le PIB s’élevait à 7,8 %, soit à un niveau inférieur à celui de la plupart des pays occidentaux. A titre de comparaison, à la même date, cette proportion était de 10 % pour le Royaume Uni et de 9,7 % pour les Etats-Unis [George, Manning (1980)]. En fait, cet écart s’explique par l’absence de mécanisme d’assistance sociale en Union Soviétique, c’est-à-dire de transferts délibérément ciblés sur les plus démunis. En effet, le système de transferts répondait davantage à une logique d’assurance sociale puisqu’il visait essentiellement à fournir des aides pour les personnes qui étaient dans l’incapacité de travailler, du fait d’une situation de vieillesse, de maternité, d’invalidité, de maladie, de veuvage, etc. [Matthews (1986)]. La politique de transferts monétaires ne reposait donc pas sur une idée d’assistance ayant pour objectif d’accroître les moyens de subsistance des plus familles les plus modestes, mais cherchait davantage à accorder une aide aux familles dans des circonstances spécifiques, nécessitant l’interruption du travail. Autrement dit, le système d’assurance sociale s’inscrivait dans le prolongement du système salarial et répondait à ce titre au principe socialiste « à chacun selon son travail ».

La logique était différente pour l’accès aux services, le principe d’attribution intégrant davantage les besoins des individus [Seurot (1989)]. D’une part, certains services collectifs publics, tels que l’éducation et la santé, étaient gratuits et pris en charge intégralement par l’Etat. Ainsi, les dépenses sociales liées à l’éducation et à la santé représentaient 10,1 % du PIB de l’URSS en 1970. Le poids de ces dépenses dans le PIB du Royaume Uni, à la même date, s’établissait à seulement 9 % [George, Manning (1980)]. D’autre part, de nombreux services étaient subventionnés par les entreprises d’Etat, et il s’agit là d’une spécificité des pays socialistes. En effet, celles-ci exerçaient un certain nombre de fonctions sociales, sous forme notamment de prestations en nature, et permettaient aux salariés et à leur famille un accès privilégié à de nombreux services : logement, crèches et garderies, chauffage, approvisionnement à prix subventionnés, transport, etc. [Crosnier (1993), Klugman (1997)]. Si ces prestations en nature participaient à la protection sociale, elles constituaient également, du fait des pénuries de main-d’œuvre, un mécanisme de rétention des employés, en renforçant leur attachement à l’entreprise [Grosfeld et al. (1999)]. L’évaluation du poids de ces avantages pendant la période soviétique est pour le moins délicate. Pour donner un ordre de grandeur, on estime qu’au tout début de la transition, en 1992-1993, les dépenses sociales des entreprises représentaient 4 % du PIB [Commander et al. (1996)]. En tout cas, les entreprises d’Etat soviétiques se voient conférer un rôle bien plus large que dans les pays à économie de marché, en participant activement à la politique sociale.

Inégalité et pauvreté en URSS : une revue de la littérature

Si la situation de l’URSS en termes de niveau de développement économique se rapprochait de celle des pays occidentaux, il y a consensus pour affirmer que le niveau de vie moyen de la population soviétique restait à un niveau bien inférieur. A titre d’exemple, en 1990, le PIB par tête de l’URSS en parité des pouvoirs d’achat s’élevait à 6 440 dollars, alors que la moyenne de l’OCDE s’établissait à environ 15 600 dollars [World Bank (1996)]. Sur le plan du développement humain, par contre, l’URSS se rapproche des pays occidentaux. Sur la base de l’Indicateur de Développement Humain (IDH) du PNUD, l’Union Soviétique se classe au 33ème rang en 1990, soit à un niveau proche du Portugal, de la Grèce voire même de l’Espagne. Mais ce sont les aspects monétaires qui ont suscité le plus de débats dans la littérature économique. En effet, la hiérarchie entre pays socialistes et pays occidentaux en termes d’inégalité et de pauvreté semble beaucoup plus incertaine. Les autorités soviétiques se sont en permanence placées en rupture par rapport aux pays à économie de marché et n’ont eu de cesse d’affirmer que le socialisme et le communisme mèneraient à davantage d’égalité et permettraient d’éradiquer la pauvreté, cette dernière étant l’un des maux chroniques des économies capitalistes. Qu’en est-il dans la réalité ?

Des sources statistiques questionnées

En URSS et dans les pays d’Europe de l’Est, les données sur les salaires et le revenu des ménages étaient collectées très régulièrement dans le cadre des « Enquêtes sur le Budget des Familles » (Family Budget Survey). Toutefois, la censure d’Etat et l’absence d’institutions de recherche indépendantes expliquaient que les informations recueillies ne soient pas mises à la disposition des chercheurs extérieurs, les contraignant à estimer le niveau de vie des familles Russes par des moyens détournés. A l’instar de Wiles (1978), McAuley (1979) ou Morrisson (1984), une première alternative consiste à utiliser les résultats de quelques études publiées par des auteurs soviétiques, afin de reconstruire la distribution des revenus à partir de mesures agrégées de dispersion, telles que la part des déciles dans la population. Une seconde alternative, adoptée notamment par Ofer, Vinokur (1992), consiste à raisonner sur des enquêtes auprès d’émigrés soviétiques à l’étranger, comme cela a pu être fait aux Etats-Unis ou en Israël. Dans tous les cas, il ne s’agit que d’approches indirectes qui ne peuvent en aucun cas prétendre à la représentativité et qui nous permettent uniquement d’avoir quelques idées sur les ordres de grandeur.

Cette situation a considérablement évolué avec la politique de transparence (Glasnost) instaurée par Gorbatchev. Ainsi, depuis la fin des années 80, les chercheurs ont à leur disposition d’importantes bases de données sur les conditions de vie des ménages publiées par le Goskomstat, l’institut de statistique soviétique. C’est alors un problème tout autre qui a suscité de nombreuses interrogations, celui de la qualité des données. Les Enquêtes sur le Budget des Familles ne répondent pas rigoureusement à l’objectif de représentativité. En effet, il s’agissait, dans le cadre de ces enquêtes, de déterminer un échantillon représentatif d’entreprises reflétant la structure industrielle du pays, puis parmi ces entreprises de retenir un échantillon d’employés, ces employés et leur famille étant interrogés sur leurs revenus et leurs dépenses de consommation [McAuley (1979)]. Cette méthode d’échantillonnage un peu particulière conduisait d’une part, à l’exclusion de certaines catégories sociales (militaires, employés du parti communiste) et d’autre part, à la sous représentation de certains secteurs de la population active (travailleurs du secteur des services, employés des petites entreprises, retraités, employés des Sovkhozes).

Ampleur de l’inégalité des revenus

Traditionnellement, les pays socialistes, au premier rang desquels l’URSS, étaient considérés comme moins inégalitaires que les pays occidentaux. En effet, même si les arguments idéologiques à la base du socialisme ne prônent pas l’égalité totale, les écarts de salaires sont restés modérés. De plus, l’accès aux transferts publics, aux services subventionnés et l’obtention de revenus privés liés à la production domestique ou à un éventuel emploi secondaire, permettaient aux familles les plus démunies d’obtenir un complément de revenu. Pourtant, il n’y a aucun consensus au sujet de l’ampleur de l’inégalité en URSS et plus généralement dans les pays socialistes. A ce sujet, deux visions antagonistes s’opposent.

Une première thèse stipule que l’inégalité serait moins importante dans les pays socialistes que dans les pays à économie de marché, plusieurs travaux empiriques venant valider cette hypothèse. Wiles (1978), par exemple, calcule le ratio inter-décile pour quelques pays socialistes et occidentaux, entre le milieu des années 60 et le milieu des années 70. D’après ces estimations, celui-ci s’élevait à 2,62 en Bulgarie, 2,88 en Pologne, 3,11 en URSS, 3,93 au Royaume Uni et 6,25 aux Etats-Unis. Autrement dit, l’URSS, quoique plus inégalitaire que les pays d’Europe de l’Est, présentait des niveaux d’inégalité plus faibles que les pays occidentaux, la différence avec les Etats-Unis étant particulièrement prononcée. McAuley (1979) aboutit à des conclusions similaires. En 1967-1968, le ratio inter-décile pour l’URSS se situait entre 3,12 et 3,21, soit à un niveau inférieur que celui du Royaume Uni (3,4), de l’Italie (5,9) ou des Etats-Unis (6,4). A partir d’une enquête auprès d’émigrés soviétiques en Israël, Ofer et Vinokur (1992) parviennent à une hiérarchie très proche. Selon eux, le niveau d’inégalité en URSS était sensiblement identique à celui prévalant en Norvège et très nettement inférieure à celui de pays comme la France, le Canada ou les Etats-Unis. Pour les années 80, enfin, citons l’étude de Atkinson et Micklewright (1992). Ces derniers estiment qu’en 1985, l’indice de Gini, mesure standard du niveau d’inégalité, s’élevait à 0,256 en URSS, soit à un niveau nettement moins élevé qu’aux Etats-Unis (0,297).

A l’opposé de cette vision, plusieurs auteurs, dont Bergson (1984), avancent l’hypothèse que l’inégalité ne serait pas moins élevée dans les pays socialistes. De leur point de vue, le manque d’informations sur certaines sources de revenu explique que les études évoquées précédemment sous-estiment le degré d’inégalité. Les privilèges de la Nomenklatura, en particulier, pose un réel problème de mesure. Apparus pendant la période stalinienne, ces avantages, accordés sur critère politique, correspondaient en fait à des biens et services, souvent inaccessibles au reste de la population, tels que l’accès aux biens importés, aux restaurants et hôtels, aux hôpitaux et enseignements de qualité, à des facilités pour les voyages à l’étranger, etc. Ces privilèges en nature pouvaient représenter une part très importante du revenu monétaire officiel [Matthews (1978), Bergson (1984), Morrison (1984)]. L’apport de l’étude de Morrison (1984) est de montrer que sans la prise en compte de ces avantages, l’Union Soviétique est effectivement un pays moins inégalitaire que la plupart des pays occidentaux. Si l’on se réfère au tableau A-I-1 reporté en annexes, seule la Suède, parmi les pays occidentaux, présentait un niveau d’inégalité plus faible que l’URSS. Mais le recours à une distribution corrigée, essayant d’intégrer les privilèges de la Nomenklatura, fait nettement évoluer la position de l’URSS. Les modifications apportées par Morrisson reposent sur deux hypothèses, à savoir, d’une part, que les membres de la Nomenklatura représentent 1,5 % de la population active et, d’autre part, que les avantages qui leur sont accordés doublent leur revenu monétaire officiel. Compte tenu de ces deux éléments, le niveau d’inégalité prévalant en URSS excède largement celui de la Suède et se rapproche davantage de pays comme le Canada ou la RFA. Il reste néanmoins inférieur à celui des Etats-Unis.

Finalement, si la question de l’ampleur de l’inégalité en URSS n’est pas vraiment tranchée, il semble raisonnable de considérer, à l’instar de Milanovic (1998), que le degré d’inégalité de revenu en URSS se rapproche de celui des pays occidentaux les plus égalitaires. L’URSS occuperait ainsi une position intermédiaire entre les pays Scandinaves, traditionnellement moins inégalitaires, et les pays d’Europe du Nord ou le Canada.

Incidence de la pauvreté

La question de l’existence de pauvreté en URSS a également entretenu de nombreux débats parmi les économistes et sociologues occidentaux. Officiellement, la pauvreté n’était pas reconnue comme un problème en URSS ; le terme (bednost) ne sera d’ailleurs pas utilisé jusqu’à la fin des années 80. La position des autorités soviétiques est que le système offre de réelles chances à chacun pour vivre une vie décente. La pauvreté est donc associée à un comportement pathologique, dû à un manque d’effort ou à une attitude anti-sociale ; on parle à ce sujet de parasitisme social [Ruminska-Zimmy (1997)]. Après la période stalinienne, les autorités soviétiques reconnaissent toutefois l’existence de problèmes sociaux et recourent alors au concept de « sous approvisionnement » (maloobespechennost’). Ce relâchement dans la position officielle a conduit à la construction d’un seuil minimum de subsistance. Dès 1918, le code du travail faisait référence à un salaire de subsistance, mais celui-ci n’était plus calculé durant toute la période stalinienne. Il faut attendre le milieu des années 50 et l’assouplissement voulu par Khrouchtchev pour qu’un minimum de subsistance soit réintroduit. Les chercheurs ont alors été mobilisés pour construire des budgets normatifs, qui correspondent à la quantité de biens et services jugée nécessaire pour qu’un ménage ayant une composition spécifique atteigne un niveau de vie socialement acceptable [McAuley (1979)]. Ces budgets, estimés pour 1956-1958 et 1965-1967, sont détaillés dans l’ouvrage de Sarkisyan et Kuznetsova, publié en 1967. En 1965-1967, le minimum de subsistance calculé pour une famille standard (un couple, un garçon de 13 ans et une fille de 8 ans) s’élevait à 205,6 roubles par mois, soit 51,4 roubles par tête. La part destinée aux produits alimentaires atteignait environ 59 %, celle consacrée à l’habillement, aux meubles et autres biens, 27 %. Les 14 % restants concernaient le loyer et les autres services. Si la structure du budget était caractéristique d’une société avancée, les pénuries sur les biens de consommation impliquaient que la plupart des biens retenus ne pouvaient pas toujours être achetés ou alors à des prix plus élevés. Par conséquent, le minimum de subsistance de Sarkisyan et Kuznetsova doit être considéré comme un seuil théorique [Matthews (1986)].

Avant le milieu des années 80, la non publication des données sur le revenu des ménages explique la quasi-inexistence d’études évaluant l’ampleur de la pauvreté en URSS. McAuley (1979) propose néanmoins une estimation pour l’ensemble de l’URSS en 1967, en essayant de tenir compte de la contribution de la production domestique au revenu. En fonction des différentes hypothèses formulées quant à l’apport de la production domestique, la part des individus présentant un niveau de revenu inférieur à 50 roubles par mois s’établirait entre 33,3 % et 36,5 %, cette proportion étant sensiblement plus élevée parmi les travailleurs des kolkhozes que parmi les employés d’Etat. Par contre, la proportion de pauvres diminue fortement si l’on retient un seuil de subsistance de 30 roubles par mois ; elle se situerait alors entre 6,7 % et 7,6 %, traduisant ainsi la faiblesse de l’extrême pauvreté. Compte tenu du caractère limité des données mobilisées par McAuley (1979), Ofer Vinokur (1992) préfèrent utiliser des échantillons d’émigrés soviétiques. Ils restreignent leur échantillon aux familles qui, en URSS, résidaient dans les zones urbaines. Un ménage est alors considéré comme pauvre si son revenu global net est inférieur à 60 roubles par mois et « pauvre extrême » s’il est inférieur à 50 roubles. D’après leurs estimations et selon l’échantillon, la proportion de ménages en situation de pauvreté était comprise entre 14,5 % et 17 % environ. De manière symétrique, la part de la population urbaine en situation d’extrême pauvreté s’établissait entre 7 % et 10 % environ. Matthews (1986) ne se risque pas à mesurer l’ampleur de la pauvreté à l’échelle de l’URSS mais propose en revanche une synthèse d’études locales, portant sur la fin des années 70. Nous avons reporté ces estimations dans le tableau A-I-2 présenté en annexe. En fonction de la localisation, la proportion de pauvres varie de 12 % à 56,9 % traduisant par là même la forte variabilité interrégionale de la pauvreté. Bien que ces différentes études confirment l’existence de pauvreté en URSS pendant les années 60-70, les données sur lesquelles elles reposent sont trop soumises à critiques pour accorder une réelle signification aux valeurs en tant que telles. La publication d’informations relatives au revenu des ménages à partir des années 80 a permis de proposer des estimations plus robustes. Pour l’année 1980, le Goskomstat estime à 69 millions le nombre d’individus présentant un niveau de revenu inférieur à 75 roubles par mois en URSS, soit une proportion de 25,8 %. Jusqu’en 1990 ce nombre a décliné pour atteindre 22,3 millions, soient 7,7, % de la population soviétique totale. Et, pour la seule Russie, cette proportion s’établissait à 3,2 % [Sipos (1992)]. Cette estimation officielle sous-évalue vraisemblablement l’ampleur de la pauvreté. Ainsi, les travaux de Klugman (1997), menés à partir des enquêtes sur le budget des familles, indiquent que le ratio de pauvreté, évalué pour les individus, se situait entre 10 et 14 % durant les années 80, et qu’en 1991, à la veille de la période de transition, il s’élevait à 11,4 %. Finalement, afin de fixer les idées, Milanovic (1998) propose un comparatif international sur l’ampleur de la pauvreté en 1987-1988. Si la proportion de pauvres en Russie est légèrement supérieure à celle prévalant au Royaume Uni (2 % contre 1 %), le phénomène de pauvreté semble limité, notamment par rapport aux pays en développement. Il estime en effet qu’à la même date, l’incidence de la pauvreté atteignait 33 % au Brésil et 31 % en Turquie.

En définitive, contrairement aux assertions des autorités soviétiques, et malgré le caractère limité des données sur le revenu, l’existence de pauvreté en Union Soviétique ne fait aucun doute. Cependant, son ampleur a sensiblement diminué entre le début des années 50 et 1980. Puis elle est demeurée à un niveau relativement limité jusqu’à la veille de l’effondrement de l’URSS et du début de la transition économique [Klugman (1997)].


LE CONTEXTE MACROECONOMIQUE DE LA TRANSITION

Certains auteurs datent le début de la transition vers l’économie de marché en Russie à l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, en mars 1985. Ce dernier, tenant d’une stratégie graduelle, a initié un vaste programme de réformes articulé autour d’un volet politique (la Glasnost ou transparence), visant à accroître les libertés individuelles, et notamment la liberté d’expression, et d’un volet économique (la Perestroïka ou restructuration). L’objectif des réformes économiques, mises en œuvre à partir de 1987, était de créer une économie mixte en introduisant une certaine dose de secteur privé et d’initiative individuelle, et en accordant une plus grande autonomie aux entreprises. Alors que la politique de transparence a de toute évidence permis le développement des libertés individuelles, la Perestroïka n’a pas engendré la redynamisation de l’économie attendue, bien au contraire. A la fin des années 80, la situation économique et sociale de l’URSS est délicate à plus d’un titre. Chute de la production, tensions inflationnistes, explosion du déficit public, pénuries, multiplication des grèves sont autant de maux qui ont participé aux bouleversements politiques à l’origine de l’effondrement de l’Union Soviétique. L’éclatement de l’URSS en 1991 et l’affirmation de Boris Eltsine en Russie marquent la fin de l’économie centralement planifiée et le commencement de la phase de transition. Dans un discours du 28 octobre 1991, Eltsine « annonce un audacieux programme de réformes économiques qui vise ni plus ni moins à faire passer la Russie au capitalisme et sur lequel il engage toute son autorité » [Crosnier (2000), p. 40]. Les développements à venir proposent un aperçu de la situation macroéconomique de la Russie, tout au long de la période de transition.

Des approches antagonistes de la transition économique

Les institutions économiques internationales, et plus particulièrement le FMI, sont les principaux inspirateurs et des acteurs omniprésents de la transition vers l’économie de marché. Leur vision de la transition est donc cruciale, puisque c’est elle qui guide le processus de réformes initié dans la plupart des pays d’Europe de l’Est et des pays de l’ex-URSS. Sachs (1996) définit la transition comme la « transformation institutionnelle, légale, politique et administrative d’un système économique fondé sur la propriété d’Etat et la planification centralisée en un système économique fondé sur la propriété privée et l’allocation des ressources par le marché » [Sachs (1996), p. 128]. La transition correspond donc au moment du passage entre deux situations clairement définies a priori. Trois hypothèses fondamentales sous-tendent cette définition [Vercueil (2002)]. Premièrement, la dynamique des réformes doit suivre une trajectoire irréversible, autrement dit la dynamique des réformes doit interdire tout retour en arrière. Deuxièmement, elle doit être uniforme : tous les pays en phase de transition doivent suivre le même programme de réformes. Ceci sous-entend l’existence d’une voie unique, applicable à toutes les situations (one best way). Troisièmement, le processus de transition tel qu’il est perçu par les institutions économiques internationales doit être rapide. En effet, « l’aboutissement étant connu, on a tout intérêt à minimiser la durée du cheminement entre l’ancien et le nouveau système » [Andreff (1993), p. 328]. Cette dernière hypothèse fait référence au problème du rythme des réformes. Les institutions internationales sont en effet favorables à la mise en œuvre d’une véritable thérapie de choc, qui, conjuguée à un véritable « big-bang » institutionnel, vise à assurer le passage à l’économie de marché par une seule vague de réformes. Trois arguments viennent justifier une telle position [Crosnier (2000), Roland (2001)]. D’une part, des réformes rapides permettraient de garantir l’irréversibilité des changements. D’autre part, la Perestroïka a révélé l’inefficacité d’une stratégie graduelle. Enfin, une transition vers l’économie de marché brève permettrait d’abréger les souffrances des populations les plus touchées. La stratégie proposée par les institutions économiques internationales découle de ces trois grands principes et s’inspire en grande partie des recommandations du Consensus de Washington. Elle s’organise autour de trois volets de réformes complémentaires [Aslund (1995)] : (i) une politique de libéralisation qui vise à supprimer les contraintes pesant sur les mécanismes de marché (notamment sur les prix) et à réduire les barrières commerciales de manière à ouvrir le pays à la concurrence extérieure ; (ii) une politique de stabilisation rigoureuse en vue de limiter l’inflation liée à la libéralisation ; (iii) une politique de restructuration qui vise à redéfinir le rôle de l’Etat à travers les privatisations, et à créer un système financier viable. Les institutions économiques internationales reconnaissent que la libéralisation et la stabilisation peuvent avoir des effets économiques et sociaux désastreux à court terme, et estiment en conséquence qu’il importe de les mettre en œuvre rapidement afin d’éviter que la période de dépression ne s’éternise. Bien que l’approche standard ait été largement majoritaire au début de la transition, les premières difficultés et désillusions ont fait naître un mouvement de critiques, s’inscrivant dans une démarche institutionnaliste de la transition économique.

En dépit de leur grande diversité, les approches institutionnalistes de la transition présentent une certaine uniformité dans les fondements de leur remise en cause de l’approche standard. Le point de divergence principal réside dans le rôle accordé à l’incertitude [Roland (2001)]. D’un côté, l’approche standard considère que la mise en œuvre des réformes permettra de pallier les inefficiences initiales de façon à atteindre une situation d’efficacité totale. De l’autre, la prise en compte de l’incertitude amène les auteurs institutionnalistes à appréhender la transition de manière ouverte et évolutive, en l’envisageant comme un processus. « A partir d’une situation initiale, l’économie est orientée dans la direction de relations économiques plus décentralisées, sans pour autant qu’une fin à ce processus soit à priori déterminée » [Vercueil (2002), p. 56]. Les analyses institutionnalistes remettent en cause les trois piliers fondateurs de l’approche standard. Elles réfutent l’hypothèse d’irréversibilité et estiment que la conduite des réformes doit autoriser les essais et les erreurs. Elles remettent également en cause l’hypothèse d’uniformité en insistant sur la diversité des situations, les conditions initiales étant cruciales pour déterminer la stratégie la plus appropriée à chaque contexte. A cet égard, la situation de la Russie est très éloignée de celle des pays d’Europe de l’Est. En effet, dans la mesure où le régime socialiste a pendant près de 75 ans occulté toute propriété privée et toute référence à l’esprit d’initiative, la population Russe dans son ensemble souffre d’un manque de « culture capitaliste ». Pagé (2000) évoque à cet égard l’absence d’« effet de mémoire ». C’est sur le troisième pilier, l’hypothèse de rapidité, que les critiques ont été les plus acerbes. Les auteurs institutionnalistes, plutôt favorables à une stratégie graduelle, c’est-à-dire à une démarche évolutive et modulée dans le temps, considèrent que des réformes trop rapides renforceraient le risque d’un effondrement de la production et d’un développement de la corruption. Stiglitz (1999) voit dans la propriété privée et la concurrence les deux conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une économie de marché, et considère que le deuxième aspect a été très largement négligé par les institutions économiques internationales. L’absence de mesures favorisant et encadrant la concurrence peut être à l’origine d’importants déséquilibres et de profonds bouleversements dans la conduite de la transition. C’est la raison pour laquelle les auteurs institutionnalistes insistent sur la nécessité d’établir un cadre institutionnel visant à encourager la concurrence et l’esprit d’initiative, et voient dans cet ensemble d’institutions le préalable à toute réforme. En d’autres termes, ils estiment que les politiques de libéralisation, de stabilisation et de privatisation ne peuvent avoir les effets escomptés si elles ne sont pas accompagnées par la mise en place de structures institutionnelles adéquates [Andreff (1993), Roland (2001)]. Si l’on se réfère à Stiglitz (2002), il est possible de mettre l’accent sur deux types d’institutions : un ensemble d’institutions juridiques et réglementaires visant à réguler la propriété privée, le commerce et le système financier, d’une part, et un ensemble d’institutions sociales telles qu’un système d’assurance chômage et un marché du logement pour garantir la flexibilité sur le marché du travail, d’autre part.

Les années d’errance : 1992-1998

Ce paragraphe traite des incertitudes du début de la période de transition, incertitudes qui s’expriment tant au niveau de la mise en œuvre des réformes que de leurs conséquences.

La mise en œuvre des réformes : entre désillusions et espoirs

A la fin de l’année 1991, le plan Gaïdar, du nom du premier ministre, a pour objectif de libéraliser l’économie russe, conformément aux recommandations du FMI, la libéralisation de l’économie étant considérée comme une condition préalable au fonctionnement du marché. Dès le 2 janvier 1992, les autorités Russes décident de libérer les prix avec comme conséquence quasi-immédiate la fin des pénuries qui avaient profondément marquées la population sous le régime soviétique. Parallèlement, les autorités libéralisent le commerce extérieur en autorisant toutes les opérations d’import-export. Cependant, les droits de douane sur les produits étrangers sont maintenus afin de protéger les producteurs nationaux face à la concurrence extérieure. Les effets inflationnistes de la politique de libéralisation sont immédiats ; en 1992, le taux d’inflation de 1528 % absorbe toute l’épargne et provoque un effondrement des salaires réels. Cette situation d’hyperinflation a obligé les autorités à mettre en œuvre le deuxième volet des réformes, à savoir la politique de stabilisation.

La stabilisation monétaire, initiée elle aussi en 1992, vise à placer sous contrôle l’inflation provoquée par la libéralisation. Elle s’articule autour de quatre mesures : l’encadrement du crédit, le relèvement par la Banque Centrale de son taux de refinancement, l’augmentation du ratio de réserves obligatoires des banques commerciales et l’ancrage nominal du rouble [Crosnier (2000)]. Ce premier plan de stabilisation n’a fait que renforcer l’ampleur de la dépression, la chute de la production atteignant 19 % pour la fin de l’année 1992. Après de nombreux tâtonnements, la deuxième étape de la politique de stabilisation débute à partir de 1994. En effet, la forte dépréciation du rouble du 11 octobre a conduit les autorités à impulser un changement significatif de politique économique. Une véritable stratégie de lutte contre l’inflation est mise en place par Victor Tchernomyrdine, le premier ministre de l’époque [Crosnier (2000), Pagé, Vercueil (2004)]. Celle-ci conjugue politique budgétaire restrictive, contrôle strict de la masse monétaire et ancrage nominal du rouble à travers l’instauration d’une bande de fluctuation encadrant le taux de change. Si ce net durcissement de la politique monétaire a permis, dans une certaine mesure, de contrôler l’inflation et le déficit public, elle a également provoqué une chute de l’offre de crédit qui est à l’origine d’une grave crise de liquidités dont les répercussions seront évoquées par la suite.

Le troisième volet, la politique de restructuration, repose pour l’essentiel sur un vaste programme de privatisations. L’idée des autorités est que « la privatisation permettrait une redistribution des droits de propriété propice au développement d’une forte activité entrepreunariale. Cette dernière était alors supposée pouvoir engendrer la naissance de nouvelles activités se substituant aux anciennes » [Sapir (1998), p. 49]. Le programme de privatisations Russe se décompose en deux phases. La première phase, dite « privatisation de masse », débute en octobre 1992. Elle a permis, sans difficulté majeure, la privatisation des petites entreprises de services, par voie d’enchère, avec une priorité accordée aux employés. Celle des moyennes et grandes entreprises a été plus laborieuse. Le mode de privatisation principal a consisté à accorder 51 % des parts de l’entreprise aux employés et dirigeants, 20 % sont conservés par l’Etat et 29 % sont mis en vente sur le marché. Chaque citoyen recevait un bon de privatisation, un voucher, d’une valeur nominale de 10 000 roubles pour investir dans une entreprise. Mais l’habilité des dirigeants et des collectifs de travailleurs à récupérer ces vouchers a conduit à l’échec de cette privatisation de masse. La deuxième phase, à partir de 1995, est connue sous le nom d’opération « prêts contre actions » (loans-for-shares) et concerne les entreprises considérées comme stratégiques par le gouvernement. L’Etat, en contrepartie des prêts qui lui ont été accordés, confiait aux grandes banques des actions des plus grandes entreprises, pour une durée de trois ans. Mais, son incapacité à rembourser a en fait entraîné une redistribution concertée des grandes entreprises à de puissants groupes financiers, en échange de leur soutien politique [Radvanyi (2000)]. En définitive, l’application du troisième axe des réformes, le programme de privatisations, n’a pas répondu aux attentes. Seules les personnes proches du nouveau régime ont pu acheter ces entreprises à prix réduits, en échange de leur soutien au gouvernement. Ces groupes d’intérêt, formant une véritable classe d’oligarques, ont pu maintenir leur situation de monopole dans certains secteurs, en multipliant les actes de pression et de corruption. Ils constituent de ce fait un véritable obstacle à la transition.

Finalement, les premières années de la transition ont été marquées par un déclin brutal de la production, conséquence directe des premières mesures. L’ampleur de la dépression est par ailleurs renforcée par la perte de débouchés liée à la dislocation du CAEM (Conseil d’Aide Economique Mutuelle), qui régissait les relations commerciales dans l’ancien bloc de l’Est. En 1992, la chute du PIB atteint 14,5 % et celle de la production industrielle 18 %. Selon les institutions internationales, cette période de dépression était inévitable. A l’image de la transition polonaise, la production devait prendre la forme d’une courbe en U, la poursuite des réformes et le fonctionnement des mécanismes de marché à plein régime permettant, à long terme, d’inverser la tendance initiale [Wyplosz (1999)]. Dans une certaine mesure, les faits ont confirmé cette prévision. Au milieu des années 90, le FMI et le gouvernement mettent en avant les progrès incontestables accomplis par la Russie dans quatre domaines. Premièrement, on observe un succès de la politique de désinflation marqué par une stabilisation de taux d’inflation autour de 15 % en 1997. Deuxièmement, l’assainissement budgétaire semble enclenché dans la mesure où la part du déficit public dans le PIB est passé de 10,4 % en 1994 à moins de 6 % en 1997. Troisièmement, l’ancrage nominal du rouble sur le dollar a permis de stabiliser le rouble. Enfin, on assiste en 1997 au retour d’un taux de croissance positif (+1,4 %), après cinq années de dépression. Les partisans de la thérapie de choc voient par ces résultats encourageants le succès des réformes [Aslund (1995), Granville (1995)]. A l’opposé, les auteurs institutionnalistes considèrent qu’il ne s’agit que d’une réussite de façade qui dissimule des handicaps structurels profonds.

Les handicaps structurels de l’économie

Alors qu’en 1997 les principaux indicateurs macroéconomiques semblent indiquer une amélioration des performances de la Russie, l’inadaptation du programme de réformes aux spécificités et rigidités caractérisant l’économie Russe explique l’existence de nombreux obstacles structurels.

Premièrement, la désinflation va de pair avec la démonétarisation de l’économie. En effet, la politique monétaire restrictive a provoqué une grave crise de liquidités. Ainsi, le rapport de l’agrégat monétaire M2 au PIB est passé de 31 % en 1992 à 13 % en 1995 [Pagé (2000)]. Les problèmes de financement imputables à cette pénurie de liquidités ont entraîné la mise en place par les entreprises de stratégies de contournement [Crosnier (2000)]. On assiste, tout d’abord, à une généralisation des arriérés dans le paiement des salaires. A titre d’illustration, entre 1996 et 1997, les arriérés de salaires dans l’industrie auraient augmenté de 43 % [OCDE (2001)]. Mais le phénomène le plus significatif est la réapparition de comportements de troc [Sapir (1998), Zlotowski (1998), Brana, Maurel (1999), Guriev et al. (2000)]. On estime que la part du troc dans les échanges interentreprises est passée de 7 % en octobre 1993 à 50 % au début de 1998 [Pagé (2000)]. D’après Sapir, « le troc apparaît (…) comme un moyen de conserver la liquidité et comme un instrument de stabilisation des relations interentreprises » [Sapir (1998), p. 39]. Conséquence de cette résurgence des comportements de troc, la Russie est marquée par un phénomène de cartellisation des entreprises [Sapir (1998)]. En effet, des réseaux d’entreprises se constituent à travers tout le pays, dominés la plupart du temps par un grand groupe financier, et en même temps indispensables au fonctionnement du troc. Autre conséquence de la démonétarisation de l’économie, on assiste à un phénomène de fragmentation monétaire, marqué par l’apparition de monnaies de substitution dans les nombreuses régions Russes touchées de plein fouet par la pénurie de moyens liquides [Sapir (1997, 1998), Pagé (2000)]. Parmi ces monnaies, on trouve bien sûr le dollar américain, dont l’utilisation était déjà largement répandue sous le régime soviétique, mais également les veksel. Ces derniers, qui sont en fait des traites commerciales émises par les banques, se sont vus détournés de leur fonction première pour devenir des moyens de paiement très largement utilisés dans les transactions [Zlotowski (1998)].

Deuxièmement, la stabilisation budgétaire n’est que la conséquence de  « séquestrations » budgétaires imposées par le FMI, c'est-à-dire la rupture par l’Etat de certains de ses engagements, comme en témoigne le report de paiement des salaires des fonctionnaires, des transferts sociaux, et des contrats auprès des fournisseurs. En fait, ces coupes sont étroitement liées au problème chronique de l’insuffisance des ressources budgétaires. La part des revenus du budget fédéral dans le PIB a fortement décliné, passant de 16,6 % en 1992 à 10,7 % en 1998 [Crosnier (2000)]. Cette insuffisance structurelle des ressources fiscales a des origines multiples. Elle tient, en premier lieu, à une multiplication des comportements d’évasion fiscale, liée notamment à la généralisation des actes de corruption, mais également à la désincitation créée par le non respect par l’Etat de ses engagements. En second lieu, cette évasion fiscale est renforcée par le poids croissant de l’économie souterraine, qui représenterait en Russie près de 40 % du PIB [Pagé, Vercueil (2004)]. En troisième lieu, la chute de la production a lourdement pénalisé le rendement de l’impôt. Enfin, l’échec du processus de privatisation n’a pas permis à l’Etat de disposer de nouvelles recettes.

Troisièmement, même si la politique d’ancrage nominal du rouble sur le dollar mise en œuvre en 1995 a favorisé la stabilisation du rouble, le fort différentiel d’inflation entre la Russie et les Etats-Unis a provoqué une appréciation réelle du taux de change. Cette surévaluation du rouble a certes profité aux consommateurs de produits importés, la classe d’oligarques essentiellement, mais a fortement pénalisé les producteurs nationaux, en entraînant une baisse importante de leur compétitivité. Cette perte de compétitivité, ajoutée au sous-investissement chronique dont souffre l’économie russe, est à l’origine d’un véritable mouvement de désindustrialisation et d’un accroissement sans précédent du chômage.

Quatrièmement, l’économie Russe est en situation de véritable «  désinstitution-nalisation » [Sapir (1997a)]. Comme l’affirment les auteurs institutionnalistes, aucun cadre juridique et réglementaire destiné à encadrer les marchés et la concurrence n’a été mis en place. Par ailleurs, la définition des droits de propriété est loin d’être claire puisque la propriété privée est souvent uniquement formelle, l’Etat continuant à exiger des livraisons obligatoires sans en assurer le paiement. Dans le secteur agricole, les anciennes structures se sont très largement maintenues. Ainsi, en 2000, plus de 80 % des terres agricoles étaient exploités par les kolkhozes ou sovkhozes de la période soviétique [Cordonnier (2003)]. Enfin, le système bancaire et financier se révèle largement incapable d’assurer sa mission de financement de l’économie.

Cinquièmement, les réformes, et plus particulièrement les privatisations, ont entraîné une interdépendance accrue entre les milieux économique, financier et politique. Ainsi, d’après Sapir, « la structure de l’économie qui est (…) en train d’émerger s’appuie plus sur des groupes fortement intégrés, disposant de liens importants avec les élites politiques, que sur une population d’entrepreneurs individuels » [Sapir (1998), p. 51]. Cette généralisation des comportements de collusion, qui atteint son apogée au moment de la campagne présidentielle de 1996, explique en grande partie le développement de la corruption. En Russie, il s’agit à la fois d’une « grande corruption » qui concerne les oligarques et le monde politique à l’échelle fédérale, mais également d’une « petite corruption » qui s’exprime au niveau local [Pagé, Vercueil (2004)]. Selon certaines estimations, en Russie, les comportements de corruption augmenteraient le coût des opérations économiques de 5 à 15 % [Levin, Saratov (2000)].

La crise financière de 1998 et ses conséquences

Sachant qu’elle est intervenue dans un contexte de croissance retrouvée et d’inflation stabilisée, la crise financière de 1998 peut être considérée comme imprévisible et accidentelle. Cependant, les obstacles structurels évoqués précédemment constituaient autant de signaux qui auraient dû laisser entrevoir la possibilité d’un tel krach. De manière générale, trois facteurs déclencheurs ont été mis en avant dans la littérature économique [Sapir (1998), Stiglitz (2002)].

En premier lieu, le krach financier d’août 1998 trouve son origine dans la crise des finances publiques. Dans la mesure où le FMI s’opposait à un financement par création monétaire, le gouvernement était obligé d’émettre des titres sur la dette interne, c'est-à-dire des bons du trésor (GKO) et des obligations fédérales (OFZ), afin de financer son déficit public. Or les taux d’intérêt, même s’ils ont connu d’importantes fluctuations entre 1992 et 1998, sont restés à un niveau élevé (en termes réels supérieurs à 10 %), provoquant une augmentation marquée de la charge de la dette. Ainsi, en 1997, la charge des intérêts représentait 5,7 % du PIB [Sapir (1998)]. On a alors assisté à un alourdissement de la dette interne et externe, les nouveaux emprunts permettant de financer les emprunts passés. En fait, le problème ne vient pas de l’ampleur de l’endettement en tant que telle mais de son accroissement très rapide. Ainsi, Malki (1999) estime que le poids de la dette publique dans le PIB est passé de 50 % en 1997 à 73 % en 1998.

En second lieu, la Russie a connu une nette détérioration de sa balance courante. En effet, même si le solde de la balance des transactions courantes est resté excédentaire, c’est là aussi l’ampleur et la rapidité de sa dégradation qui pose problème. En pourcentage du PIB, l’excédent commercial est passé de 2,9 % en 1996 à 0,5 % en 1997. Cette dégradation s’explique avant tout par la baisse du prix de l’énergie, liée au déclin de la demande mondiale consécutif à la crise asiatique de 1997. En effet, la Russie est particulièrement vulnérable à la situation sur le marché mondial de l’énergie, si l’on considère que les exportations de pétrole et de gaz représentent à elles seules 45 % des exportations du pays. Autre facteur explicatif, la surévaluation réelle du rouble a pesé sur la compétitivité des entreprises Russes et a entraîné une hausse tendancielle des importations, au détriment des producteurs nationaux.

En troisième lieu, il convient d’évoquer les difficultés du secteur bancaire. Jusqu’au début de l’année 1996, les banques russes étaient les seules à posséder les titres publics sur la dette interne. A partir de 1996, la baisse des rendements de ces titres, conjuguée à l’ouverture du marché de la dette interne aux non-résidents, a provoqué un manque à gagner pour les banques russes. En outre, la politique monétaire restrictive visant à juguler l’inflation, conduite par la Banque Centrale, a limité les possibilités de refinancement pour les banques. Pour pallier à la fois cette baisse de la profitabilité et cette contrainte de liquidités, les banques ont multiplié les prises de risque, à travers des prises de positions spéculatives sur le dollar [Sapir (1998]. Ces comportements à risque, qui s’expliquent par le pari des banques sur la stabilité du rouble, les ont fortement exposées à un risque de dévaluation.

En juillet 1998, l’économie Russe est au bord de l’implosion. L’endettement de plus en plus massif et la détérioration du commerce extérieur ont provoqué un mouvement de fuite des capitaux, qui a contraint les institutions internationales à apporter une aide d’urgence de 22,6 milliards de dollars, en vue de soutenir le taux de change. Ce plan de sauvetage ne permet pas d’éviter le déclenchement de la crise. Le 17 août 1998, les autorités Russes et la Banque Centrale font une déclaration conjointe, dans laquelle elles annoncent quatre mesures d’urgence, prises sans l’aval du FMI. Elles décrètent le défaut de paiement sur la dette interne, un moratoire de quatre vingt dix jours sur le remboursement de la dette extérieure, une dévaluation du rouble de 60 % et la mise en place d’un contrôle temporaire des flux de capitaux. Ces mesures ont des conséquences dramatiques pour le secteur bancaire qui se retrouve en situation de quasi-faillite.

Le déclenchement de la crise est également à l’origine d’un bouleversement politique avec la nomination d’un nouveau gouvernement sous la direction de E. Primakov, qui exclut les tendances extrêmes et semble jouir d’une réelle liberté d’action par rapport au FMI et aux groupes d’intérêt [Sapir (1999)]. La gestion de la crise a été globalement un succès. La mise sous contrôle de la masse monétaire a empêché un retour de l’hyperinflation et la dévaluation a dopé l’économie réelle, et plus particulièrement l’industrie, en augmentant la compétitivité-prix des producteurs nationaux. En outre, le moratoire sur l’endettement extérieur a permis d’éviter un effondrement du système bancaire. Portée par les effets de la dévaluation et la hausse des prix mondiaux de l’énergie, l’économie Russe retrouve un taux de croissance positif dès 1999 (6,4 %). Ce retour à la croissance, accompagné d’une baisse de l’évasion fiscale, semble avoir stabilisé la situation budgétaire. Ainsi, la part du déficit public dans le PIB est passée de 6,1 % en 1998 à seulement 1,6 % en 1999. Par ailleurs, la mise en place d’un contrôle temporaire a limité la fuite de capitaux. Enfin, le gouvernement Primakov et ses successeurs semblent avoir pris conscience de la nécessité d’établir un cadre institutionnel adapté et notamment de restructurer le système bancaire et financier, très sévèrement touché par la crise.



Vers un rattrapage durable ?

En définitive, la crise de 1998 ne semble avoir eu qu’un impact de court terme, le rattrapage semblant véritablement enclenché. Entre 1999 et 2004, le PIB et la production industrielle ont progressé d’environ 40 %, alors que la hausse de l’investissement atteint 70 % sur la même période. Vers la fin de l’année 2004, la Russie a retrouvé le niveau de PIB qui était le sien en 1992, au début de la transition. En outre, après un pic à 85,7 % en 1999, imputable aux effets de la dévaluation, le taux d’inflation semble aujourd’hui sous contrôle (13,6 % en 2003). Le solde budgétaire devient quant à lui excédentaire à partir de l’année 2000. Cette amélioration des finances publiques tient pour l’essentiel à une amélioration du rendement de l’impôt. Enfin, on a assisté à une disparition progressive des comportements de troc, de l’utilisation de substituts monétaires et des arriérés de salaires. A titre d’illustration, alors qu’elle atteignait 50 % en 1998, la part du troc dans les relations inter-entreprises est passée à 10 % en 2002. Et, sur la même période, la part dans le PIB des arriérés de paiement des entreprises a diminué de 50 % à 12 % [Pagé, Vercueil (2004)].

Le rebond spectaculaire de l’économie Russe a été porté dans un premier temps par la dévaluation (à travers notamment un phénomène de substitution de la production nationale aux importations), puis, dans un second temps, par la hausse et le maintien des prix du pétrole à un niveau élevé et l’augmentation régulière des volumes d’exportation. Si la hausse des prix de l’énergie tire la croissance, dans une certaine mesure, elle constitue également un handicap pour l’économie Russe. En effet, il s’agit d’une croissance particulièrement déséquilibrée, au profit du secteur des hydrocarbures et au détriment de l’industrie manufacturière [Pagé, Vercueil (2004)]. Non seulement le secteur de l’énergie est prépondérant dans les exportations, mais il concentre aussi l’essentiel des investissements. Les exportations en hydrocarbures représentent ainsi plus de 50 % du total des exportations, et si l’on y ajoute les autres sources d’énergie et les métaux, la proportion s’élève à plus de 75 % [Rucker, Walter (2002)]. De plus, les trois quarts des dépenses en capital fixe sont réalisés par les grands groupes exportateurs. En fait, ces chiffres viennent confirmer l’existence de certains symptômes du « syndrome hollandais » et « l’économie Russe ne semble (…) pas parvenir à sortir du modèle de développement fondé sur la rente des matières premières, ce qui fragilise grandement la croissance et la rend tributaire de la conjoncture sur les marchés internationaux » [Rucker, Walter (2002), p. 15]. De surcroît, l’investissement est loin d’avoir retrouvé son niveau de 1992 et les taux d’investissement restent trop faibles (environ 16 % du PIB) pour assurer la pérennité de la croissance [Sapir (2004)].

La crise de 1998 a également marqué une rupture dans le processus de réformes. Elle a eu le mérite d’initier une nouvelle orientation dans la politique économique, accordant plus de poids aux objectifs de long terme. Sapir (1999) évoque un « tournant salutaire ». Le FMI assure pourtant que sa stratégie était valable et que la détérioration du contexte économique est due à l’enlisement des réformes dès 1993. L’écart entre les politiques effectivement mises en œuvre et les recommandations du FMI aurait renforcé la mainmise de puissants détenteurs d’intérêts sur le pouvoir économique et politique, et aurait favorisé le développement de comportements de recherche de rente, par des groupes opposés à l’instauration de la libre concurrence [Aslund (1999), Fischer, Sahay (2000)]. Le FMI semble toutefois avoir modifié sa position, dans la mesure où il reconnaît qu’il est de son devoir de garantir la concurrence, à travers l’instauration d’un cadre institutionnel approprié. En 2000, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine marque le début de la deuxième phase de la transition économique, phase consacrée aux réformes structurelles. Plusieurs sont d’ailleurs d’ores et déjà engagées : réforme fiscale et foncière, réforme des retraites et du système financier, etc. [Walter (2003)].

En dépit du retournement de tendance intervenu en 1999, la période de transition économique en Russie a été marquée par un déclin brutal du PIB, celui-ci atteignant plus de 30 % sur la période 1992-1998. Les conséquences démographiques et sociales de cette phase de dépression sont désastreuses. Premièrement, sur le plan démographique, la période de transition est marquée par une baisse de la population russe de 149 millions d’habitants en 1992 à 144,8 millions en 2001. Cette diminution s’explique à la fois par la baisse de la natalité, mais également par l’augmentation de la mortalité liée entre autres aux problèmes de financement du système de santé et aux ravages de l’alcoolisme. A titre d’illustration, l’espérance de vie à la naissance s’est dégradée, passant de 69,3 ans en 1990 à 66,6 ans en 2001. Deuxièmement, les réformes économiques ont provoqué une grave détérioration des conditions de vie de la population. La contraction du PIB va de pair avec la hausse du chômage et l’effondrement des salaires réels. Le taux de chômage officiel s’élève ainsi à 12,2 % en 1999 et la baisse des salaires réels entre 1993 et 1999 atteint 43,6 %. Si l’on se réfère à l’IDH, la Russie a perdu 26 places entre 1990 et 2001, passant de la 37ème à la 63ème. Et, cette dégradation des aspects humains concerne à la fois l’éducation et la santé. A titre d’illustration, le taux brut de scolarisation combiné a chuté de près de 7 point entre 1988 et 1993, passant de 85 % à 78,2 %, et l’espérance de vie à la naissance s’est effondrée de 69 ans en 1990 à 64 ans en 1994 [OCDE (2001)]. Par ailleurs, la transition économique va de pair avec une augmentation sans précédent de l’inégalité. D’après Milanovic (1998), l’indice de Gini aurait doublé, passant de 0,24 en 1987-1988 à 0,48 en 1993-1995. Cette hausse brutale de l’inégalité, conjuguée à l’effondrement de la croissance, a entraîné un appauvrissement de la population sans précédent. La proportion de pauvres serait ainsi passée de 2 % en 1987-1988 à 50 % en 1993-1995 [Milanovic (1998)]. D’après d’autres estimations, la hausse de l’incidence de la pauvreté atteint 19 points, dépassant 30 % en janvier 1992, alors qu’elle s’établissait à 11 % en 1991, à la veille de la période de transition [Klugman (1997)].


CADRE D’ANALYSE ET PROBLEMATIQUE

L’augmentation de la précarité et de l’inégalité inhérente au processus de transition économique est vivement ressentie par la population. En fait, les personnes les plus touchées se positionnent toujours par rapport à la vie qui était la leur sous le régime soviétique. Ainsi, dans le cadre du programme « Voix des Pauvres », la plupart des Russes interrogés affirment que la transition vers l’économie de marché a signifié pour eux le passage d’une « vie normale », que leur assurait le régime soviétique, à une situation de précarité et d’insécurité sociale, conséquence de l’effondrement des salaires réels, du développement du chômage et des arriérés de paiements [Levinson et al. (2002)]. En fait, ils associent avant tout leur pauvreté à une situation d’inconfort matériel, caractérisée par leur incapacité à posséder une voiture, un logement, un travail et de quoi acheter les biens de base (alimentation, vêtements, etc.). Ensuite, cette privation a des conséquences plus indirectes, comme le développement de l’alcoolisme et, plus généralement, des risques liés à la santé. Elle a également des répercussions sur le comportement des ménages qui, pour faire face aux nouvelles difficultés, sont contraints de chercher des sources de revenu alternatives en recourant à la production domestique, en exerçant des activités informelles ou en occupant un emploi secondaire. Si la hausse de la pauvreté est la conséquence sociale la plus visible de la transition économique, les personnes les plus modestes sont également touchées par la forte hausse des inégalités. De nombreuses personnes interrogées confient que la société russe de la période de transition est particulièrement inégalitaire, voire même polarisée, avec, en haut de l’échelle, la nouvelle élite que constituent les « nouveaux russes » et, au bas de l’échelle, les « nouveaux pauvres » [Levinson et al. (2002)]. Les « nouveaux russes », en particulier, sont perçus comme des profiteurs et leur richesse, dont l’origine est souvent considérée comme suspecte, tend à créer du ressentiment parmi les plus modestes.

Ce travail a pour ambition d’analyser la nature et les spécificités des dynamiques sociales inhérentes au processus de transition économique Russe. C’est plus précisément la question de la pauvreté qui a retenu notre attention, et donc celles sous-jacentes du niveau de vie et de l’inégalité. Avant de préciser la problématique générale de notre travail, deux remarques ayant trait au cadre d’analyse s’imposent. En premier lieu, il convient de préciser de quelle pauvreté nous parlons. La présente recherche s’inscrit dans le prolongement de la plupart des travaux sur les conditions de vie en Russie, en retenant comme cadre d’analyse l’approche monétaire du bien-être et de la pauvreté. En d’autres termes, nous adoptons une analyse welfarist qui, dans le prolongement du courant utilitariste, mesure le bien-être par le revenu ou les dépenses de consommation. Nous excluons donc à la fois les approches en termes de pauvreté multidimensionnelle et les approches en termes de pauvreté subjective, même si ces dernières ont fait l’objet de plusieurs travaux en Russie. Notre choix se justifie à trois niveaux. Il répond tout d’abord à un souci d’opérationnalisation, l’approche monétaire de la pauvreté permettant d’utiliser de nombreux outils statistiques et économétriques, appropriés à l’analyse des changements sociaux. Il est par ailleurs cohérent avec la quasi-totalité des travaux consacrés à l’étude de la pauvreté en Russie et permet donc de positionner nos travaux par rapport aux études antérieures. Enfin, les personnes pauvres enquêtées dans le cadre du programme « Voix des pauvres » associent avant tout leur situation à un manque d’argent ou à une insuffisance de revenu [World Bank (1999b)]. En second lieu, notre travail s’inscrit dans une démarche fondamentalement empirique. Il s’agit, à partir des données microéconomiques des enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey (RLMS) pour les années 1994, 1996, 1998 et 2000, d’approfondir l’analyse des conditions de vie en Russie. Ces données, représentatives à l’échelle nationale, fournissent des informations détaillées sur les ménages (revenu, dépenses, logement, composition démographique, accès à la terre) et les individus (emploi, santé). Afin de rester cohérent avec la plupart des travaux sur les conditions de vie en Russie, le choix est fait ici de raisonner au niveau du ménage. Cette option méthodologique se justifie également par le manque d’informations sur la répartition intra-ménage du revenu et de la dépense, dans le cadre des données RLMS. Un dernier avantage des données RLMS est qu’elles présentent une structure de panel puisque, lorsque cela est possible, les ménages sont suivis dans le temps. Cette double dimension (ménages/individus ; années) apporte un gain informationnel crucial pour notre analyse.

L’objet de nos investigations est de mettre en évidence la spécificité des évolutions de la pauvreté en Russie. En effet, l’augmentation brutale de l’incidence de la pauvreté intervenue au moment de l’effondrement de l’URSS ouvre la voie à de nombreuses interrogations et thématiques de recherche. Premièrement, il importe d’évaluer l’ampleur de la pauvreté en Russie et de caractériser la nature de ses évolutions. S’agit-il d’évolutions monotones ou peut-on distinguer plusieurs phases ? Deuxièmement, les dynamiques de pauvreté ne sauraient être dissociées des évolutions du bien-être et de l’inégalité. Il est donc intéressant d’évaluer le poids respectif de la croissance et des modifications de la distribution, dans l’explication des changements de la pauvreté. Troisièmement, il est opportun d’identifier la nature dynamique de la pauvreté, c'est-à-dire de distinguer la pauvreté qui revêt un caractère durable ou chronique de la pauvreté de nature temporaire ou transitoire. Quatrièmement, l’ampleur et la nature des mouvements des ménages dans la distribution du bien-être constituent une dimension importante qui doit être intégrée à l’analyse, afin de déterminer si la société Russe pendant la période de transition est figée ou si la plupart des ménages ou individus voient leur position en termes de bien-être se modifier au cours du temps. Cinquièmement, dans le prolongement des deux questions précédentes, il parait indispensable de s’intéresser aux mouvements d’entrées et sorties dans/hors la pauvreté. Enfin, « une analyse socioéconomique, pour être complète, doit nécessairement tenir compte des conséquences des interventions publiques » [Essama-Nssah (2000), p. 169]. Nous devons donc nous interroger sur la capacité du système de protection sociale à améliorer la situation des familles ou individus les plus désavantagés. L’ensemble de ces questionnements répond en fait à une problématique double, qui s’exprime à la fois au niveau méthodologique et au niveau contextuel.

Sur un plan méthodologique, l’apport essentiel de notre travail réside dans son caractère dynamique. En effet, la multiplication des enquêtes de panel visant à appréhender les conditions de vie dans les pays en développement et les pays en transition offre de nouvelles possibilités quant à l’analyse des dynamiques sociales [Baulch, Hoddinott (2000)]. En l’absence de données de panel, dans la mesure où les ménages ou individus présents dans l’échantillon ne sont pas les mêmes d’une année sur l’autre, l’analyse des dynamiques de pauvreté doit être assimilée à une analyse de statique comparative, qui permet seulement de comparer l’ampleur de la pauvreté pour des groupes particuliers, à deux dates différentes. Si le recours aux données de panel pose quelques problèmes liés à l’usure de l’échantillon, le fait de raisonner sur une double dimension renforce la portée de l’analyse, en permettant de suivre les ménages et les individus dans le temps. Il est alors possible de passer d’une analyse transversale à une analyse longitudinale, et par conséquent, d’approfondir l’étude des dynamiques sociales à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les données de panel offrent un cadre adéquat pour prendre en compte l’hétérogénéité de la pauvreté. En effet, en intégrant la durée et la chronicité de la pauvreté, il est possible de mettre en évidence les formes dynamiques de pauvreté, c'est-à-dire de distinguer la pauvreté chronique ou persistante de la pauvreté transitoire ou temporaire. Ces analyses, développées à partir du milieu des années 90 par Rodgers, Rodgers (1993) et Jalan, Ravallion (1996) notamment, sont aujourd’hui très largement répandues, comme en témoigne la publication, par le Chronic Poverty Research Center, d’un rapport sur la pauvreté chronique dans le monde en 2004-2005 [CPRC (2004)]. Dans un second temps, même si la période d’étude est relativement courte, nos données constituent un support approprié en vue d’appréhender la nature des trajectoires sociales. Il s’agit alors d’introduire le concept de mobilité économique qui, sur le modèle de la mobilité sociale, rend compte des mouvements absolus et relatifs des ménages dans la distribution du bien-être [Fields (2003)]. Il convient également d’appréhender les mouvements d’entrées et sorties dans/de la pauvreté. Nous proposons à cet égard de mobiliser les techniques de l’analyse de durée, à l’instar de Bane, Ellwood (1986) ou Jarvis, Jenkins (1997), et de montrer en quoi celles-ci apportent une dimension supplémentaire à l’analyse des dynamiques de pauvreté. Dans un troisième temps, la disponibilité de données de panel permet de simuler un indicateur de bien-être pré-intervention publique qui, comparé au bien-être réellement observé, offre un cadre empirique pour juger de l’efficacité du système de protection sociale. Cette efficacité doit être jugée à la fois en termes statiques, à travers la contribution du système à la réduction de la pauvreté et de l’inégalité, et en termes dynamiques, à travers sa contribution à la réduction de la durée et de la chronicité de la pauvreté et son impact sur les mouvements de pauvreté.

Comme l’explique Sapir, « la comparaison entre deux époques d’un même pays (…) est un exercice privé de sens s’il se limite à dresser la liste de ce qui est semblable (…) ou de ce qui est différent. Il n’y a d’intérêt à se livrer à une telle comparaison que si l’objet est de suivre des processus, d’observer comment des éléments nouveaux s’appuient sur des éléments anciens ou au contraire les transforment, voire les détruisent » [Sapir (1997b), pp. 19-20]. En d’autres termes, la compréhension d’un phénomène aussi complexe que la pauvreté, dans un contexte spécifique comme la transition Russe, impose de voir en quoi des comportements hérités de l’époque soviétique et des caractéristiques propres à la période de transition interagissent sur les dynamiques sociales. Il importe, tout d’abord, de tenir compte des pratiques anciennes, qui occupent aujourd’hui encore une place importante, et qui rejaillissent notamment dans le comportement des ménages, à travers l’accès à un emploi secondaire ou le recours à la production domestique, par exemple. Mais l’analyse du contexte social de la transition exige également d’examiner l’impact des caractéristiques spécifiques à la période de transition. Il convient plus particulièrement de voir en quoi des phénomènes tels que les arriérés de salaires, l’inflation ou les modifications inhérentes au marché du travail (augmentation du chômage, développement des activités informelles, etc.), participent aux dynamiques de la pauvreté. En outre, cette interdépendance entre héritages et mutations revêt une importance toute particulière lorsque l’on s’intéresse aux questions de politique sociale. Il s’agit là d’un aspect décisif pour la compréhension du phénomène de pauvreté en Russie. La Russie a en effet hérité du système de protection sociale soviétique. Celui-ci, conçu dans le cadre d’une société où l’emploi était garanti, les inégalités limitées et la pauvreté non reconnue officiellement, permettait tant bien que mal à chaque citoyen d’atteindre un niveau de vie socialement acceptable. Inapproprié pour face aux conséquences sociales de la thérapie de choc, il a connu un certain nombre de modifications institutionnelles à l’initiative des autorités fédérales, tout au long de la période de transition. Il s’agit, à travers ce travail, de déterminer dans quelle mesure ces différentes adaptations ont permis de répondre à la nouvelle donne sociale, en d’autres termes d’examiner le rôle joué par le système de protection sociale russe dans les dynamiques de pauvreté, durant la période de transition.

Un premier chapitre est consacré à l’analyse transversale des dynamiques de pauvreté. Après avoir présenté les sources statistiques et les modalités de mesure de la pauvreté retenues dans notre travail, il convient d’estimer l’ampleur de la pauvreté et de spécifier la nature de ses évolutions entre 1994 et 2000. Il s’agit également d’apprécier sa répartition géographique et socioéconomique, à l’aide de différents outils de comparaison, dont l’utilisation est aujourd’hui très largement répandue. Enfin, afin de faire le lien avec le contexte macroéconomique, nous proposons d’évaluer la contribution respective de l’inégalité et de la croissance aux changements de pauvreté. Le deuxième chapitre vise, à partir des données de panel, à dépasser cette approche transversale, en intégrant la distinction entre la pauvreté chronique ou persistante et la pauvreté transitoire ou temporaire. Sur le plan méthodologique il importe de faire le point sur les différentes méthodes permettant d’identifier ces formes dynamiques de pauvreté. Sur le plan contextuel, il s’agit de déterminer quel type de pauvreté prédomine en Russie et de montrer en quoi les déterminants socioéconomiques de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire diffèrent. Dans un troisième chapitre, nous approfondissons encore un peu plus l’analyse des dynamiques sociales en nous focalisant sur les trajectoires de bien-être. Dans un premier temps, nous nous intéressons à la mobilité économique, c'est-à-dire aux mouvements des ménages dans la distribution de bien-être. Après avoir discuté des différentes acceptations du concept, il s’agit d’évaluer l’ampleur des mouvements, puis d’examiner la nature des déterminants qui y sont associé. Dans un second temps, nous recentrons l’analyse sur la pauvreté en examinant les mouvements d’entrées et sorties dans/de la pauvreté, à l’aide des techniques de l’analyse de durée notamment. Enfin, le quatrième chapitre porte sur l’incidence des politiques sociales. Après une brève présentation du système de protection sociale russe, nous proposons une évaluation des performances redistributives des transferts publics. En comparant le bien-être pré-intervention publique et bien-être effectif, il convient d’appréhender l’efficacité des transferts, aussi bien au niveau transversal, dans le prolongement du premier chapitre, que longitudinal, dans le prolongement des deuxième et troisième chapitres.













Chapitre 1
Pauvreté monétaire et inégalité : profils et évolutions





















La thérapie de choc, mise en place dès janvier 1992 par les autorités russes, sous l’impulsion du FMI, a eu, dans les premières années de la transition, des conséquences sociales désastreuses. D’une part, la chute du régime soviétique a marqué la fin de l’emploi garanti à vie, et les ajustements sur le marché du travail ont provoqué un accroissement du chômage précédent. D’autre part, l’inflation et le déclin brutal de la production ont entraîné un effondrement des salaires réels. Ces deux phénomènes, conjugués à l’augmentation de l’inégalité, expliquent en grande partie l’explosion de la pauvreté mise en évidence dans l’introduction générale. A ces aspects monétaires, il convient d’ajouter les conséquences en termes de développement humain que traduit la baisse de l’IDH. Rappelons que pour la Russie, celui-ci est passé de à 0,862 en 1990 à 0,779 en 2001.

Comment a-t-on pu atteindre une situation de paupérisation de masse, alors que sous le régime soviétique la pauvreté était de faible ampleur, et ce même si elle n’était pas reconnue officiellement ? Dans quelle mesure l’évolution des conditions de vie suit-elle les fluctuations macroéconomiques  et en quoi la crise financière de 1998 constitue-t-elle un point de rupture ? Quel est le rôle respectif joué par la croissance et l’évolution de l’inégalité dans les dynamiques de la pauvreté ? Ce chapitre a pour ambition, à partir des données des enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey pour 1994, 1996, 1998 et 2000, de décrire et expliquer les conséquences de la transition sur la pauvreté et l’inégalité. Les méthodologies employées dans ce premier chapitre s’insèrent dans le champ de la statique comparative, l’idée générale étant de comparer des indicateurs de pauvreté et d’inégalité préalablement définis, entre deux enquêtes espacées dans le temps. Il ne s’agit donc pas d’une analyse dynamique au sens strict du terme, puisque les trajectoires des ménages au cours du temps ne sont pas prises en compte.

Dans une première partie, il importe de présenter les outils méthodologiques nécessaires à l’analyse des dynamiques de la pauvreté monétaire, ainsi que les sources statistiques à la base de l’ensemble des investigations. La deuxième partie examine l’ampleur et l’évolution de la pauvreté monétaire en Russie sur la période 1994-2000 et met l’accent sur sa répartition spatiale et socioéconomique. Finalement, la troisième partie s’inscrit dans une problématique plus large et vise, d’une part, à décrire l’évolution de l’inégalité et d’autre part, à spécifier la nature de la relation entre la croissance, l’inégalité et la pauvreté, l’objectif étant d’évaluer dans quelle mesure le processus de transition est favorable / défavorable aux pauvres.


CADRE METHODOLOGIQUE ET SOURCES STATISTIQUES

Depuis les travaux précurseurs de Rowntree (1901), on sait que la pauvreté monétaire existe dans une société donnée, lorsqu’un ou plusieurs individus (ou ménages) n’atteignent pas un niveau de bien-être économique socialement acceptable. Trois éléments sont nécessaires à la mesure de la pauvreté monétaire. Il convient, dans un premier temps, de spécifier un indicateur monétaire adapté à l’évaluation du bien-être. Dans la mesure où nous abordons la pauvreté par rapport au ménage, il convient de tenir compte de l’allocation du bien-être à l’intérieur du ménage et des effets d’échelle. Dans un deuxième temps, la mesure de la pauvreté exige de déterminer un seuil de pauvreté, sur la base des normes internationales, en dessous duquel un individu est considéré comme pauvre. Enfin, il est nécessaire de spécifier un ensemble d’indices agrégés respectant certaines propriétés axiomatiques. En outre, l’analyse des comparaisons de pauvreté requiert l’utilisation d’outils plus spécifiques, permettant notamment de tester la robustesse des dynamiques de pauvreté. Cette section présente brièvement l’ensemble de ces concepts et décrit les bases de données issues des enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey (RLMS).

Dynamiques de la pauvreté monétaire : éléments méthodologiques

Dans ce paragraphe sont présentés les outils de base de l’analyse monétaire de la pauvreté, à savoir, d’une part, les indices FGT et d’autre part, les tests de robustesse des dynamiques de pauvreté.




Mesure de la pauvreté monétaire : indices FGT et profils de pauvreté

La mesure de la pauvreté au sein d’une société s’opère à deux niveaux. Au niveau individuel, d’une part, il importe de déterminer si un ménage est pauvre et l’ampleur de sa privation, c'est-à-dire la distance qui sépare son bien-être de la ligne de pauvreté. Au niveau agrégé, d’autre part, il s’agit de retenir une mesure qui synthétise les trois dimensions de la pauvreté, à savoir l’incidence, l’intensité et l’inégalité. Nous avons choisi de nous focaliser sur quelques indices représentatifs plutôt que d’établir une liste exhaustive de l’ensemble des mesures avancées dans la littérature. Foster, Greer et Thorbecke (1984) ont ainsi proposé une série de mesures, les indices FGT, respectant les propriétés de décomposabilité et d’additivité nécessaires à l’analyse des dynamiques de pauvreté. L’expression générale de ces indices est donnée par :

 EMBED Equation.3  (1-1)

Avec n la population totale, q le nombre de ménages pauvres, ± un paramètre d aversion pour la pauvreté, z la ligne de pauvreté et yi le bien-être du ménage i. En fonction de la valeur de ±, trois indices caractéristiques peuvent être spécifiés, les « trois  i de la pauvreté ». Dans le cas où l aversion pour la pauvreté ± est de 0, la mesure correspondante est l incidence ou le ratio de pauvreté P0 :

P0 =  EMBED Equation.3  (1-2)

Si ± est égal à l unité, on retrouve l intensité ou la profondeur de la pauvreté P1 :

P1 =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  EMBED Equation.3  (1-3)

Enfin, une valeur de 2 pour le paramètre ± permet de définir l inégalité ou la sévérité de la pauvreté P2 :

P2 =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  EMBED Equation.3  (1-4)

La pertinence de ces trois indices de pauvreté dépend du respect de deux axiomes mis en évidence par Sen (1976). En premier lieu, l’axiome de monotonicité stipule que « toutes choses étant égales par ailleurs, une réduction du bien-être d’un ménage en dessous de la ligne de pauvreté doit augmenter l’indice de pauvreté » [Sen (1976), p. 219]. En second lieu, l’axiome de transfert énonce que « toutes choses étant égales par ailleurs, un transfert de bien-être d’un ménage en dessous de la ligne de pauvreté vers n’importe quel ménage plus riche doit augmenter l’indice de pauvreté » [Sen (1976), p. 219] L’incidence de la pauvreté P0, indice le plus couramment utilisé du fait de sa simplicité d’interprétation, ne respecte aucun des deux axiomes, puisqu’elle représente seulement la part des ménages pauvres dans l’ensemble de la population. L’intensité de la pauvreté P1, quant à elle, tient compte de l’écart entre le niveau de bien-être et le seuil de pauvreté, et respecte de ce fait l’axiome de monotonicité. Elle ne satisfait toutefois pas à l’axiome de transfert dans la mesure où les écarts de pauvreté ne sont pas pondérés. En revanche, l’inégalité de la pauvreté P2 respecte les deux axiomes de Sen, notamment l’axiome de transfert, puisque cet indice accorde plus de poids aux ménages les plus éloignés du seuil de pauvreté. Les écarts de pauvreté des pauvres sont pondérés par ces mêmes écarts. Ainsi, des écarts de pauvreté normalisés par la ligne de pauvreté de 10 % et 80 % seront respectivement pondérés par 10 % et 80 % [Ravallion (1992)].

Les comparaisons de pauvreté peuvent s’opérer à la fois dans le temps et entre secteurs ou groupes socioéconomiques. La détermination de profils de pauvreté constitue l’outil de base de l’analyse de la structure sectorielle de la pauvreté dans la mesure où ils décrivent la répartition de la pauvreté entre différents sous-groupes, ces derniers étant définis selon des critères précis tels que le milieu (urbain – rural), le genre, la localisation géographique, etc. Dans cette optique, l’utilisation d’indices de pauvreté additivement décomposables tels que les indices FGT, présente de réels avantages pratiques. Supposons que l’on puisse stratifier la population en m sous-groupes (j = 1…m). Un profil de pauvreté donne la valeur des indices de pauvreté pour chaque segment j (Pj). Il est alors aisé de déterminer la pauvreté globale en calculant la moyenne des différents indices, pondérée par la part de chaque groupe socioéconomique dans la population [Ravallion (1992)].

P =  EMBED Equation.3 Pj  EMBED Equation.3  (1-5)

En vue d’étoffer l’analyse, il est possible, du fait de la propriété d’additivité des indices FGT, d’expliquer la variation de la pauvreté entre deux dates (t = 1,2) par les modifications de pauvreté à l’intérieur des secteurs (variations intra-sectorielles) et par les déplacements de population entre les secteurs (variations inter-sectorielles) [Ravallion, Huppi (1991)]. Etant donnés P(t un indice FGT (( > 0) à la date t et vjt = njt / nt, la part dans la population totale du secteur j (j = 1…k), il est possible d’exprimer la variation de la pauvreté entre les deux dates par :

P2( - P1( =  EMBED Equation.3 (P2(j – P1(j) v1j +  EMBED Equation.3 (v2j – v1j) +  EMBED Equation.3 (P2(j – P1(j) (v2j – v1j) (1-6)

La première composante correspond aux effets intra-sectoriels. Elle traduit la contribution des changements de la pauvreté à l’intérieur de chaque secteur, lorsque les proportions de population des différents secteurs sont fixées à leur niveau initial (en t = 1). La deuxième composante, l’effet des déplacements de population, mesure l’impact des changements de la répartition de la population entre secteurs sur la pauvreté initiale. La troisième composante mesure les effets d’interaction, c’est-à-dire l’éventuelle corrélation entre les variations sectorielles de pauvreté et les mouvements de population.

Le simple calcul d’indices de pauvreté ne saurait être suffisant pour appréhender les dynamiques de pauvreté. Il importe de mener des investigations supplémentaires, en utilisant des outils permettant de tester la robustesse de ces dynamiques.

Robustesse des dynamiques de pauvreté

Robustesse des comparaisons cardinales de pauvreté

Le premier de ces outils est le test de nullité des différences de pauvreté présenté par Kakwani (1990), qui n’est autre qu’une extension d’un test de significativité des différences de moyennes. La mise en œuvre de ce test impose, tout d abord, d exprimer les erreurs types asymptotiques des indices FGT dans le cas respectivement où ± = 0 et ± > 1 :

SE(P0) =  EMBED Equation.3  (1-7)
SE(P±) =  EMBED Equation.3  (1-8)

La statistique t, égale au rapport de la valeur de l’indice de pauvreté considéré et de l’erreur type associée suit une distribution asymptotique normale de moyenne nulle et de variance unitaire. Elle permet de tester la nullité des indices de pauvreté. Un t supérieur à 1,96 signifie que l’hypothèse de nullité de l’indice doit être rejetée pour seuil de 5 %. Considérons à présent deux échantillons n1 et n2 et deux indices de pauvreté correspondants P*1 et P*2. Il est possible de calculer la statistique · comme suit :

· = (P*1  P*2) / SE(P*1  P*2) (1-9)

Avec SE(P*1 P*2) =  EMBED Equation.3  et  EMBED Equation.3 = SE(P*i). EMBED Equation.3 . La statistique · suit également une distribution asymptotique normale centrée réduite et permet de tester l hypothèse nulle H0 selon laquelle les différences de pauvreté observées ne sont pas significativement différentes de zéro. Ainsi, si la valeur absolue calculée de · est supérieure à 1,96, on rejette H0 et par conséquent la différence entre les deux indices de pauvreté est statistiquement significative, pour un niveau de confiance de 5 %.

Robustesse des comparaisons ordinales de pauvreté

Les tests de dominance stochastique ont pour objectif de classer différentes distributions et de tester la robustesse de ces classements. Les courbes d’incidence de la pauvreté peuvent dans un premier temps permettre de mettre en œuvre un test de dominance stochastique de premier ordre. Un courbe d’incidence de la pauvreté est une représentation graphique de la fonction de distribution cumulée F(z), présentant, en abscisses, le bien-être économique et, en ordonnées, le pourcentage cumulé de ménages [Ravallion (1992)]. Chaque point de la courbe indique par conséquent la proportion de la population avec un niveau de bien-être inférieur à la valeur de l’abscisse. Considérons deux distributions A et B et supposons qu’il existe un seuil de pauvreté maximum zmax. Si tous les points de la courbe de A se trouvent au dessus de la courbe de B, pour des valeurs de niveau de vie inférieures à zmax, alors la pauvreté est plus importante en A qu’en B. Il y a dominance de premier ordre de A sur B. Si en revanche les deux courbes se croisent, le classement devient ambigu. Une première solution visant à pallier cette absence de robustesse dans l’ordre des distributions consisterait à réduire l’intervalle de variations des lignes de pauvreté. Mais la solution la plus pertinente consiste à mettre en œuvre un test de dominance de second ordre, à partir des courbes TIP (Trois ‘i’ de la pauvreté) [Jenkins, Lambert (1998)].

Les courbes TIP, représentées dans un graphique affichant en ordonnées la somme cumulée des écarts de pauvreté normalisés et en abscisses la proportion cumulée de ménages p, résument les trois dimensions de la pauvreté, à savoir l’incidence, l’intensité et l’inégalité, et constituent en ce sens un support didactique pour une analyse des comparaisons de pauvreté. Soient y une distribution de bien-être pour n ménages rangées par ordre croissant tel que 0 < y1 < … < yn et Q l’ensemble des indices de pauvreté normalisés Q(y / z). Définissons (yi le vecteur des écarts de pauvreté normalisés :

(yi = Max [(z-yi) / z ; 0] (1-10)

Une courbe TIP, définie par ( et p [TIP ((, p)] est une fonction croissante et concave de p, qui pour des niveaux de bien-être supérieurs à la ligne de pauvreté z devient horizontale [Figure 1-1]. Elle illustre les trois dimensions de la pauvreté : les dimensions incidence et
Figure 1-1 : Courbe TIP.

Somme cumulée des écarts
 de pauvreté par tête



B
 Inégalité P2



Intensité P1

Incidence P0


O p



Source: d’après Jenkins, Lambert (1998).

intensité de la pauvreté, d’une part, sont respectivement appréhendés par les distances P0 et P1, alors que l’aspect inégalité (P2) est mesuré par le degré de concavité de la partie non horizontale de la courbe.

Les courbes TIP permettent de procéder à une analyse de dominance. Considérons en effet un seuil de pauvreté unique et deux distributions x et y avec les courbes correspondantes TIP ((x, p) et TIP ((y, p). Si TIP ((x, p) > TIP ((y, p) pour tout p appartenant à (0 ;1), alors (x TIP domine (y TIP et donc Q (x / z’) > Q (y / z’) pour tous les seuils de pauvreté z’< z et pour tous les indices Q contenus dans Q. Autrement dit, la dominance de TIP ((x, p) sur TIP ((y, p), marquée par l’absence de points d’intersection entre les deux courbes, est une condition nécessaire et suffisante pour affirmer, sans ambiguïté, que la pauvreté est plus importante en x qu’en y.

Sources statistiques

L’ensemble des analyses quantitatives à venir repose sur les informations issues des enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey. Il convient à cet égard de préciser le contenu de ces bases de données et, par ailleurs, de spécifier l’indicateur de niveau de vie et le seuil de pauvreté retenus pour nos estimations.

Les enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey (RLMS)

Avant la chute du régime communiste, l’évaluation du niveau et des conditions de vie des ménages se faisait à partir des données collectées par le Goskomstat, dans le cadre des « Enquêtes sur le Budget des Familles » (Family Budget Survey). La collecte des données suivait le principe de branche : seuls les salariés à plein temps des entreprises d’Etat enregistrées auprès de chaque ministère de branche étaient interrogés sur les conditions de vie de leur famille. Un certain nombre de catégories sociales étaient donc exclues : les dirigeants du parti communiste, les militaires, les exclus du système, etc. Par ailleurs, l’échantillon d’entreprises n’était pas établi de manière aléatoire, comme en témoigne la surreprésentation des grandes entreprises urbaines. Aujourd’hui, les données du Goskomstat couvrent à peu près 49 000 ménages, et même si les autorités ont prolongé et amélioré les Enquêtes sur le Budget des Familles après l’effondrement de l’URSS, elles ne peuvent en aucun cas constituer un support fiable pour une analyse de la pauvreté.

En 1992, en vue de pallier ces déficiences, le Goskomstat, l’Université de Caroline du Nord, le Centre Russe de Médecine Préventive et l’Institut Russe de Sociologie ont conjointement diligenté, avec l’assistance technique et financière de la Banque Mondiale et de l’Agence Américaine pour le Développement International, la première enquête de panel représentative à l’échelle nationale : les Russia Longitudinal Monitoring Survey (RLMS) [Clarke (1999a)]. Les enquêtes RLMS sont en fait constituées de deux phases. La première phase fournit des observations en quatre points du temps (rounds I à IV entre 1992 et 1994) pour un échantillon initial de 6334 ménages, correspondant à plus de 16 000 individus. La deuxième phase s’appuie sur un échantillon initial de 3973 ménages, c'est-à-dire plus de 11 000 individus interrogés cinq fois entre novembre 1994 et septembre 2000 (rounds V à IX). Les comparaisons entre les deux phases ne sont pas pertinentes dans la mesure où les panels et les méthodes d’échantillonnage diffèrent. De plus, la qualité de la collecte des données s’étant nettement améliorée entre les deux phases, l’ensemble de nos estimations s’appuie sur les données de la deuxième phase des enquêtes RLMS. L’échantillon a été déterminé par stratification multiple : quatre niveaux de stratification avec tirage aléatoire pour le dernier niveau de stratification. Il convient de préciser que l’échantillon a été réapprovisionné en octobre 1998 pour compenser l’usure du panel initial. En vue de résoudre le problème d’irrégularité des dates de collecte, nous avons décidé de ne retenir que quatre vagues de données espacées de deux ans : les rounds V (novembre 1994), VII (octobre 1996), VIII (octobre 1998), IX (septembre 2000). Les données collectées au niveau des ménages fournissent des informations détaillées sur les conditions de vie (revenus, dépenses, composition démographique, conditions de logement, accès à la terre), alors que les données portant sur les individus concernent l’emploi, la santé et la migration. Les enquêtes RLMS peuvent être utilisées pour une analyse transversale, l’objet de ce premier chapitre, mais également pour une analyse longitudinale du fait de la structure de panel des données. Il convient enfin d’apporter deux réserves. D’une part, la plupart des informations collectées étant mensuelles, il apparaît difficile d’apprécier le caractère saisonnier de certains revenus et dépenses. D’autre part, la non représentativité des enquêtes RLMS à l’échelle régionale amoindrit la portée d’une analyse des disparités géographiques de pauvreté.

Précisons qu’à partir de 2003, le Ministère du Travail et du Développement Social et le Goskomstat ont mis en place une nouvelle enquête auprès des ménages, the Survey of Household Welfare and Participation in Federal Programs (NOBUS 2003), avec l’assistance technique de la Banque Mondiale. L’échantillon, représentatif à l’échelle nationale, comprend 44 500 ménages. Et les données collectées capturent différents aspects du bien-être des ménages et permettent, en particulier, d’évaluer l’impact des politiques sociales mises en œuvres par les autorités [World Bank (2004)].

Mesure du bien-être

L’appréhension de la pauvreté exige de définir une mesure du bien-être économique ou du niveau de vie des ménages. A cet égard, l’approche utilitariste (welfarist) propose un cadre conceptuel issu de la théorie microéconomique moderne qui semble à même de répondre à cette attente. L’approche par l’utilité repose sur l’idée qu’il existe un classement des préférences pour les biens, pour chaque individu, qui peut être représenté par une fonction d’utilité U : U = U (B, K) avec B un vecteur de quantités consommées et K un vecteur de caractéristiques. La valeur statistique de cette fonction représenterait le bien-être de l’individu. Toutefois, dans la mesure où, en pratique, l’utilité n’est pas observable, l’approche utilitariste propose de mesurer le bien-être de manière indirecte par la dépense de consommation. Il s’agit là d’une mesure du niveau de vie qui permet de relier l’approche utilitariste à l’approche monétaire de la pauvreté.

En Russie, les premières analyses de la pauvreté monétaire des ménages, durant la transition, ont fréquemment utilisé le revenu disponible comme indicateur de bien-être. Cette approche est contestable à deux niveaux [Clarke (1999a)]. Premièrement, les revenus ont tendance à être sous-estimés, surtout depuis l’explosion des activités informelles inhérente au processus de transition économique. Deuxièmement, les revenus sont très fluctuants, et ce particulièrement en Russie du fait des problèmes d’irrégularités de paiement des salaires et des transferts sociaux. Une manière plus satisfaisante d’aborder le phénomène de pauvreté consiste donc à appréhender le niveau de vie par les dépenses de consommation. Les ménages ont en effet tendance à lisser leur consommation dans le temps, ce qui explique que les profils de la consommation soient moins irréguliers que ceux du revenu.

Dans le cadre des enquêtes RLMS, l’indicateur de dépenses, exprimé en termes réels et évalué sur une base mensuelle, prend en compte toutes les dépenses monétaires en biens (alimentaires et non alimentaires) et services, ainsi que les transferts versés. Si la valeur des biens durables n’est pas prise en compte, pour des raisons pratiques, l’indicateur intègre la valeur imputée de l’autoconsommation en produits alimentaires. Il inclut également le montant de l’épargne, suggérant par là même que l’on raisonne en terme de consommation potentielle et non de consommation courante [Ravallion et al. (1995)]. En outre, la présente analyse tient compte des écarts de dépenses de consommation liés aux différences de composition démographique des ménages. Pour passer au bien-être en équivalent adulte, il est nécessaire d’introduire une échelle d’équivalence, c’est-à-dire de tenir compte à la fois du coût relatif premier adulte / autres adultes ((a), du coût relatif premier adulte / enfants ((e), et d’un facteur d’économies d’échelle traduisant le gain d’un ménage de deux individus par rapport à un ménage d’un seul individu ((). Formellement, l’échelle d’équivalence peut être exprimée comme suit :

 EMBED Equation.3  (1-11)

Où A et E représentent respectivement le nombre d’adultes après le premier adulte et le nombre d’enfants dans le ménage. A l’instar de Klugman (1997) et Grootaert, Braithwaite (1998), et comme il est de coutume de procéder pour les pays en transition, nous avons décidé d’adopter l’échelle d’équivalence normative de l’OCDE caractérisée par l’équation (1-12)  :

 EMBED Equation.3  (1-12)

Le choix de la valeur du facteur d’économies d’échelle pour la Russie a fait l’objet d’importantes discussions. Celui intégré à l’échelle d’équivalence de l’OCDE présente une valeur conventionnelle de 0,7 égale à celle estimée par Lanjouw et al. (1998) et proche des valeurs de 0,62 estimée par Milanovic, Jovanovic (1999) et de 0,75 utilisée par Jovanovic (2000). Ce coefficient d’échelle signifie qu’un doublement de la taille du ménage correspond à un accroissement de 70 % de ses besoins. Les valeurs moyennes de la dépense des ménages exprimée en termes réels et en équivalent adulte pour la période 1994-2000 sont reportées en annexes, dans le tableau A-1-1.

Définition du seuil de pauvreté

Une fois la mesure du bien-être économique spécifiée, la mesure de la pauvreté exige de déterminer une ligne de pauvreté. Plutôt que de se référer au seuil de pauvreté international de 4 dollars par jour, traditionnellement utilisé pour les pays en transition, nous avons choisi d’adopter le Seuil Minimum de Subsistance. Il s’agit de la ligne de pauvreté officielle soviétique créée dès 1918. Dans les années 30, il est abandonné puisque les autorités ont déclaré la pauvreté éradiquée en Union Soviétique [Iarygina (1994)]. Sous le régime de Khrouchtchev, néanmoins, un nouveau seuil minimum de subsistance est mis en place. Basé sur un régime alimentaire idéal et un ensemble de conditions de vie que pouvait espérer atteindre l’ensemble de la population soviétique, il définissait le niveau de vie minimum socialement acceptable. Toute référence au concept de pauvreté étant occultée, les individus ou familles percevant des revenus inférieurs à cette norme étaient déclarés en état de « sous approvisionnement » [Mroz, Popkin (1995)]. Même si les valeurs de ce minimum de subsistance ne sont pas publiées, il sert de base au calcul du salaire minimum et des allocations familiales. Il faut attendre 1987 pour le retour officiel d’une ligne de pauvreté. En 1992, l’hyperinflation provoquée par la libéralisation des prix rend ce minimum vital obsolète dans la mesure où, virtuellement, la population entière perçoit des revenus qui lui sont inférieurs. Il est donc révisé dès 1992. En se basant sur la structure de la dépense des 20 % les plus pauvres, on a estimé la part de la dépense destinée aux produits alimentaires, non alimentaires, aux services, etc. Puis, la valeur monétaire du panier de biens garantissant le minimum nutritionnel a été déterminée à partir des standards caloriques contemporains de l’OMS et de la FAO. C’est ce seuil que nous avons choisi d’utiliser. Il représente le montant monétaire nécessaire pour assurer le minimum nutritionnel et les besoins quotidiens d’un individu (fuel, loyer, énergie, etc.). Il est réévalué tous les mois pour tenir compte de l’évolution des prix. Nos analyses se réfèrent au minimum de subsistance de novembre 1994 (mois de collecte du round V des enquêtes RLMS), calculé en équivalent adulte, à savoir 1828,6 roubles mensuels en termes réels. Pour raisonner à partir de cette ligne de pauvreté unique, il a fallu ajuster les dépenses de 1996, 1998 et 2000 aux prix de 1994 en utilisant le rapport des seuils de pauvreté comme déflateur.


En guise de conclusion à cette première partie, il importe de nuancer la portée d’un tel cadre conceptuel. Même si elle semble la plus opérationnelle d’un point de vue empirique, l’approche monétaire ne permet pas de proposer une mesure objective de la pauvreté, puisque soumise à trop de contraintes méthodologiques, relatives à la définition de l’indicateur de bien-être, du seuil de pauvreté et de l’échelle d’équivalence. En d’autres termes, les estimations proposées par la suite doivent essentiellement permettre de dégager des évolutions, des tendances et des faits stylisés relatifs aux conditions de vie, mais ne prétendent pas rendre compte de toute la complexité du phénomène de pauvreté. En vue de mieux cerner cette complexité, d’autres approches, dites non monétaires, sont aujourd’hui largement développées. Citons à cet égard l’approche par les besoins essentiels et l’approche par les capacités. La pauvreté peut également être envisagée sous un angle subjectif en s’intéressant à la perception que chaque individu a de son niveau de vie. Cette dernière alternative a notamment fait l’objet de plusieurs études en Russie, à partir des enquêtes RLMS.


AMPLEUR ET EVOLUTION DE LA PAUVRETE

Dans cette seconde partie, les outils analytiques présentés précédemment sont mobilisés afin de décrire le plus précisément possible les dynamiques de pauvreté en Russie, sur la période 1994-2000. Dans cette optique, il importe dans un premier temps, de spécifier la nature des évolutions de la pauvreté à l’échelle nationale. L’analyse des profils de pauvreté nous permet dans un second temps, de mettre à jour les disparités structurelles dans l’évolution des conditions de vie.

Evolution de la pauvreté nationale

L’effondrement de l’URSS et la mise en place des premières réformes visant à assurer le passage à l’économie de marché ont eu d’évidentes répercussions sociales. Dans une étude comparative sur l’ensemble des pays en transition, Milanovic (1998) estime que le nombre de pauvres en Russie serait passé de 2,2 millions en 1987-1988 à 74,2 millions en 1993-1995, soit une augmentation de l’incidence de la pauvreté de 2 % à 50 %. Le tableau 1-1 présente les évaluations de Klugman (1997) relatives à la période 1980-1993. La pauvreté en Russie atteignait déjà un niveau significatif dans les années 80, puisque la proportion de pauvres dépassait les 10 %. Elle a toutefois considérablement augmenté à partir de 1992, l’incidence de la pauvreté atteignant près de 35 % en mars 1993. Malgré les nombreux doutes pesant sur la qualité de ces estimations, et en dépit des divergences dans les méthodes d’évaluation, ces résultats indiquent que le moment du passage du système socialiste à la phase de transition a été marqué par une profonde dégradation des conditions de vie. Il convient à ce stade de la présentation d’examiner l’évolution de la pauvreté durant la deuxième phase de la transition, c'est-à-dire entre 1994 et 2000, à partir des données RLMS.

Les valeurs des indices FGT pour 1994, 1996, 1998 et 2000, ainsi que les valeurs de la statistique ( testant l’hypothèse de nullité des écarts de pauvreté pour les différents couples d’années, sont reportées dans le tableau 1-2. L’appréhension de l’évolution de long terme, dans un premier temps, montre que la pauvreté nationale s’est accrue très sensiblement entre 1994 et 2000. Ainsi, l’incidence de la pauvreté P0 a augmenté de près de 8 points de pourcentage (de 14,4 % à 22,3 %), l’intensité P1 de 2 points et l’inégalité P2 d’un peu moins de 1 point. La pauvreté s’est donc non seulement accentuée, mais est également devenue plus profonde et plus sévère. Ces premiers résultats semblent corroborer l’impact négatif des réformes sur la population. De toute évidence, la thérapie de choc mise en place conjointement par le FMI et les autorités russes a eu des conséquences sociales importantes ,en provoquant l’effondrement des salaires réels, la hausse du chômage et le creusement des inégalités. Il est toutefois nécessaire de mener des investigations supplémentaires pour pouvoir conclure avec certitude sur une aggravation de la pauvreté. Premièrement, les écarts de pauvreté entre 1994 et 2000 sont significativement différents de zéro dans la mesure où la statistique ( est supérieure à 1,96 en valeur absolue pour les trois indices de pauvreté. Deuxièmement, le test de dominance de second ordre, à partir des courbes TIP présentées sur la figure 1-2, permet de classer la pauvreté en 1994 et 2000 sans ambiguïté. En effet, étant donnée une ligne de pauvreté z de 1828,6 roubles par mois commune aux deux distributions, la dominance de TIP((2000) sur TIP((1994) est une condition nécessaire et suffisante pour affirmer que Q(1994/z’) est inférieur à Q(2000/z’) pour z’< z. En d’autres termes, le fait que les courbes TIP ne se coupent pas pour ces deux distributions signifie que la pauvreté en 2000 est plus élevée qu’en 1994.

Si l’on considère dans un second temps les évolutions intermédiaires, il apparaît que sur la période 1994-1998, la pauvreté a augmenté sensiblement puisque l’écart de pauvreté est statistiquement significatif pour les trois indices et que la courbe TIP((1998) domine la courbe TIP((1994). L’évolution n’est cependant pas uniforme. La hausse de l’incidence atteint 8,5 points de pourcentage entre 1994 et 1996 pour seulement 4,5 points entre 1996 et 1998. Cette différence de rythme est encore plus perceptible dans le cas de l’inégalité de la pauvreté P2 qui s’est accrue de plus de deux points entre les deux premières années avant de stagner entre les deux suivantes. Ceci explique que le test de dominance de second ordre ne nous permette pas de hiérarchiser la pauvreté en 1996 et 1998. Néanmoins, les indices FGT atteignent leur valeur maximale en 1998 (novembre), quelques mois après le déclenchement de la crise financière. A partir de 1998, on assiste à une baisse marquée de la pauvreté. L’incidence P0 retrouve son niveau de 1996 (autour de 23 %), l’intensité et l’inégalité un niveau inférieur. Ceci semble suggérer que les pauvres ont bénéficié du retour de la croissance en 1999 et 2000 lié à la dévaluation du rouble, au contexte favorable sur le marché des produits énergétiques et à la réorientation de la politique économique. Par conséquent, la crise de 1998 n’a eu qu’un impact de court terme sur les populations.

En définitive, même si nos estimations de la pauvreté confirment les tendances mises en exergue dans des études antérieures reposant sur les enquêtes RLMS, force est de constater qu’elles diffèrent assez sensiblement des estimations officielles. En effet, les mesures du Goskomstat tendent à surestimer légèrement la pauvreté et montrent des évolutions bien différentes. Elles révèlent une quasi-stagnation de la pauvreté entre 1994 et 1998 et ne font pas apparaître la diminution intervenue après la crise de 1998. Ces écarts de niveaux et de tendances sont imputables à la qualité douteuse des données du Goskomstat, mais également au fait que ces mesures soient calculées à partir du revenu des individus et non de la dépense des ménages. En dépit de ces divergences imputables à des sources statistiques et des méthodes différentes, la part de la population Russe en situation de pauvreté est importante et s’est accentuée significativement tout au long de la période de transition.

Evolution structurelle de la pauvreté

L’examen de la répartition sectorielle de la pauvreté et de son évolution, eu égard au milieu de résidence, à la localisation géographique, au marché du travail, au genre et à la composition démographique doit permettre d’étayer l’analyse des dynamiques de pauvreté.

Pauvreté et milieu : un creusement des écarts sectoriels

Sous le régime soviétique, le niveau de vie qui prévalait dans les campagnes était traditionnellement inférieur à celui des villes. Les travailleurs agricoles, et plus particulièrement ceux des exploitations collectives (kolkhozes), ont toujours été moins bien lotis, en termes de rémunérations et de protection sociale, que les ouvriers ou employés salariés d’Etat. Un minimum de subsistance était néanmoins tant bien que mal assuré et les paysans avaient également accès depuis 1935 à un lopin de terre privé. Au début des années 90, l’objectif des autorités russes est d’assurer le transfert des terres à des propriétaires fonciers pour augmenter la rentabilité de la production agricole, promouvoir le développement rural et surtout accroître le niveau de vie. Ce dernier objectif n’a jamais été atteint.

Plusieurs études ont montré qu’en 1992 la situation du secteur rural en termes de pauvreté semble être plus favorable que celle du secteur urbain. Néanmoins, la mise en œuvre des premières réformes a eu un impact dramatique sur les conditions de vie du milieu rural et a entraîné une inversion de tendance dès 1993 [World Bank (1995, 1999a), OCDE (2001)]. Il s’agit ici d’appréhender la pauvreté selon une décomposition urbain / rural en 1994 et 2000, en ayant à l’esprit que la Russie est un pays fortement urbanisé. Le tableau 1-3 présente les indices FGT, les erreurs types associées et la statistique · testant la nullité des différences de pauvreté en fonction du milieu. Précisons au préalable que les indices FGT sont statistiquement significatifs puisque la statistique t excède 1,96 dans tous les cas.

En 1994, la pauvreté rurale est légèrement supérieure à la pauvreté urbaine quel que soit l’indice considéré. A titre d’illustration, l’incidence de la pauvreté atteint 15,8 % dans le secteur rural pour seulement 13,9 % dans le secteur urbain. Même si la statistique · est inférieure à 1,96 en valeur absolue, indiquant que les différences de pauvreté urbain / rural ne sont pas statistiquement différentes de zéro, le test de dominance de second ordre [Figure 1-3] nous permet d affirmer que la pauvreté est plus élevée dans le secteur rural, puisque la courbe TIP((rural ; 1994) domine la courbe TIP((urbain ; 1994). Concernant le secteur urbain, la distinction entre les métropoles et les autres zones urbaines semble peu pertinente pour 1994. En effet, bien que le ratio de pauvreté P0 soit supérieur dans les plus grandes villes, il semble difficile de conclure que la pauvreté y est plus importante dans la mesure où l’intensité et l’inégalité de la pauvreté sont plus élevées dans les zones urbaines intermédiaires.

L’analyse de l évolution de la pauvreté entre 1994 et 2000 fait apparaître trois traits distinctifs. En premier lieu, les deux secteurs ont connu un accroissement marqué de la pauvreté pour les trois indices considérés, la statistique · et le test de dominance de second ordre [Figure 1-3] corroborant cette tendance. Précisons que dans le cas des métropoles, l’accroissement de la pauvreté est modéré et non significativement différent de zéro. En second lieu, l’augmentation de la pauvreté observée dans le secteur rural dépasse celle du secteur urbain. Ainsi, en terme d’incidence, la pauvreté rurale s’est accrue de 12 points, contre seulement 7 points pour le secteur urbain. L’écart de pauvreté entre les deux secteurs tend donc à se creuser, comme le prouvent le test de dominance de second ordre et le test de Kakwani (1990). Quel que soit l indice considéré, la statistique · urbain / rural en 2000 est supérieure à 1,96, indiquant par là même que l écart de pauvreté sectoriel est significatif, alors qu il ne l était pas en 1994. En troisième lieu, il importe de préciser que la situation du secteur urbain en 2000 est toujours relativement homogène. L’incidence de la pauvreté est proche de 20 %, tant dans les métropoles que dans les zones urbaines intermédiaires.

Les résultats de la décomposition de la variation des indices FGT selon le milieu, conformément à Ravallion, Huppi (1991), sont reportés en annexes dans le tableau A-1-5. Ils indiquent que les trois composantes participent à une augmentation de la pauvreté, mais que les effets intra-sectoriels jouent un rôle primordial. En effet, l’accroissement de la pauvreté inhérent à chaque secteur explique l’essentiel de l’augmentation de la pauvreté nationale entre 1994 et 2000, la contribution du secteur urbain, qui représente environ 75 % de la population, étant toutefois supérieure à celle du secteur rural.

Pauvreté et localisation géographique : des disparités régionales croissantes

En dépit de la non représentativité des données RLMS à l’échelle régionale, il semble opportun, pour un pays aussi vaste que la Russie (17 075 000 km², soit plus de 30 fois la superficie de la France), d’analyser la répartition de la pauvreté selon la localisation géographique et de mettre à jour les disparités régionales. Nous avons adopté une stratification à huit niveaux, correspondant aux huit zones socioéconomiques de la Russie, à savoir Moscou et Saint-Pétersbourg, le Nord et Nord Ouest, le Centre, le Caucase Nord, l’Oural, le Bassin de la Volga, la Sibérie de l’Ouest et la Sibérie de l’Est.

A la lumière des résultats reportés dans le tableau 1-4, il apparaît qu’en 1994, globalement, la situation est plus favorable dans la partie occidentale de la Russie, résultat peu surprenant dans la mesure où il s’agit de la zone la plus urbanisée. Ainsi, Moscou, Saint-Pétersbourg et le Nord et Nord Ouest présentent des ratios de pauvreté inférieurs à 10 %. La situation est en revanche nettement moins favorable dans le Bassin de la Volga (proportion de pauvres supérieure à 20 %) et dans le Centre et l’Oural (proportion supérieure à 15 %). Avec une incidence de la pauvreté comprise entre 10 et 20 %, la Sibérie Occidentale, la Sibérie Orientale et le Caucase Nord occupent une position intermédiaire. Ces disparités régionales sont étroitement liées à l’implantation du complexe militaro-industriel qui occupait sous l’ancien régime près d’un tiers des travailleurs. La chute, voire même la disparition de la demande pour les biens produits par ce secteur, après 1992, a entraîné la constitution d’une véritable « ceinture de rouille », couvrant en particulier l’Oural et le Bassin de la Volga [Grootaert, Braithwaite (1998), Radvanyi (2000)].

L’analyse des évolutions sur la période 1994-2000 révèle que la pauvreté s’est accrue dans toutes les régions. L’augmentation est néanmoins plus ou moins sévère selon la zone et l’indice considérés. L’accroissement de l’incidence de la pauvreté P0, par exemple, s’étale, selon la région considérée, entre 3 points de pourcentage (Moscou Saint-Pétersbourg) et plus de 10 points (Sibérie de l Ouest). Cette absence d uniformité est confirmée par le test de Kakwani (1990). En effet, si l on se réfère à la statistique · permettant de tester la nullité des différences de pauvreté, il est possible de distinguer trois groupes de régions : (i) Moscou et Saint-Pétersbourg où la hausse de la pauvreté n’est pas significative ; (ii) le Nord-Nord Ouest et l’Oural où l’augmentation est significative pour les trois indices ; (iii) les cinq autres régions où l’accroissement n’est significatif que pour l’incidence P0. Finalement, en 2000, la hiérarchie est proche de celle de 1994. Les habitants de Moscou et Saint-Pétersbourg s’en sortent toujours relativement mieux. La situation est beaucoup plus préoccupante dans le Centre, dans l’Oural, en Sibérie Occidentale où le ratio de pauvreté dépasse 20 %, et, dans le Bassin de la Volga où il avoisine 30 %. Le Caucase Nord, marqué par les tensions ethniques et les deux guerres de Tchétchénie, occupe une position intermédiaire.

La décomposition de la variation de la pauvreté selon les régions, reportée en annexes dans le tableau A-1-6, permet de mettre en évidence la part primordiale des effets intra-sectoriels dans l’explication de l’augmentation de la pauvreté. Elle confirme par ailleurs l’importante contribution de l’Oural, du Bassin de la Volga, du Centre et de la Sibérie de l’Ouest. En outre, les mouvements de population, même s’ils participent à l’accentuation de la pauvreté nationale, n’ont qu’une influence mineure. En d’autres termes, les changements de localisation de la population n’affectent qu’à la marge les évolutions de la pauvreté.

Pauvreté et marché du travail

Caractéristiques et mutations du marché du travail Russe

Sous le régime soviétique, le marché du travail, conçu pour répondre au principe de branches, s’intégrait aux autres composantes de l’économie centralisée. Le demande de travail était régie par le mécanisme de planification : l’allocation des ressources (capital et travail) était déterminée selon les priorités de production du pouvoir central, dans chaque branche de l’économie. Le marché du travail était donc étroitement lié aux différents marchés des biens et services, ce qui explique le cloisonnement sectoriel, l’absence de flexibilité, et les inefficacités inhérentes à son fonctionnement. L’objectif des autorités était de respecter les objectifs de production fixés par les différents ministères de branches, en mobilisant l’ensemble des ressources. Conformément à la doctrine soviétique, le travail, perçu comme la participation directe des individus à l’idéal socialiste, était un droit. C’est la raison pour laquelle les autorités centrales garantissaient le plein emploi dans le secteur d’Etat, véritable « colonne vertébrale du développement socialiste » [Milanovic (1995)]. Cette politique de plein emploi explique les forts taux de participation au marché du travail, mais justifie également l’absence de chômage, officiellement tout au moins. Le problème des rémunérations est particulièrement complexe. Rappelons qu’idéologiquement, le socialisme ne rejette pas les différences de salaires : « chacun donne selon ses capacités et reçoit selon son travail » [Nove (1981), p. 232]. Cependant, si des écarts existent, en pratique, l’éventail des salaires était étroit ; les différences de salaires, marquées sous l’ère stalinienne, se sont nettement atténuées à partir de 1956. Par ailleurs, même si cette rémunération de base était faible (contrepartie de l’emploi garanti), toute une gamme de privilèges sociaux venait la compléter de manière à assurer le minimum vital à chaque citoyen. Ces privilèges, essentiellement des biens et services collectifs (éducation, santé, crèches, logement, chauffage, etc.), sont accordés par l’Etat mais également par l’entreprise. Cette dernière n’était donc pas simplement vue comme un simple producteur, mais plutôt comme un lieu où les individus sont réunis pour participer à un processus d’intégration sociale, de socialisation [Clarke (1999b)]. Du côté de l’offre de travail, les forts taux de turnover de la main d’œuvre, l’inadéquation des qualifications au type d’emploi et les problèmes d’absentéisme sont à l’origine de la faible productivité, mal chronique de l’économie soviétique. Par ailleurs, les bas salaires ont entraîné une généralisation du travail féminin (un seul salaire étant la plupart du temps insuffisant) et ont incité les travailleurs au cumul d’emplois.

La libéralisation et la réforme du marché du travail initiées dès 1992 ont marqué la fin du marché de type soviétique. D’un certain point de vue, le marché du travail présente des signes de flexibilité évidents : forte variabilité des salaires, taux de turnover élevé, etc. Pourtant, malgré cette volonté de réforme, force est de constater que le marché du travail russe est aujourd’hui encore éloigné des caractéristiques d’un marché concurrentiel. Trois arguments corroborent l’idée de cette persistance de rigidités. Premièrement, les obstacles à la mobilité géographique et sectorielle de la main-d’œuvre perdurent et expliquent en grande partie la segmentation du marché du travail. Deuxièmement, le secteur public a conservé une place prépondérante dans les pratiques en matière d’emploi. A la fin des années 90, on estime que plus de 40 % de la population active appartient à ce secteur [OCDE (2001)]. Troisièmement, le décalage entre l’effondrement de la production et la montée du chômage dans les premières années de la transition indique que les politiques de rétention de l’emploi sont monnaies communes en Russie. Les entreprises évitent de licencier et ont plutôt recours à des ajustements internes en termes de réduction du temps de travail et de rationnement salarial (bas salaires et retards de paiement). Ainsi, même si la libéralisation du marché du travail marque la fin de l’emploi garanti à vie, la hausse du chômage en Russie reste modérée par rapport aux pays d’Europe de l’Est. En 1995, le taux de chômage enregistré par les agences pour l’emploi est de 3,2 % en Russie, alors qu’il atteint 12,5 %, en moyenne pour les pays d’Europe Centrale et Orientale. En revanche, la baisse des salaires réels et les arriérés de salaires touchent une part importante de la population. Entre 1993 et 1999, le salaire réel moyen a diminué de plus de 40 % [EBRD (2000)]. D’après l’enquête RLMS de 1994, les salaires ne représentent que 37,9 % du revenu des ménages. En outre, cette même année, 16 % des actifs formels ont fait face à un retard dans le paiement de leur salaire.

Face à la chute des salaires et, dans une moindre mesure, de l’emploi, la population russe est obligée de s’adapter en diversifiant son mode de participation au marché du travail. A cet égard, l’économie informelle constitue une source de revenu complémentaire considérable pour les individus rationnés sur le marché du travail formel [Kolev (1998)]. Le Goskomstat estime qu’en 1998, l’économie souterraine représentait près de 30 % du PIB. Mais la participation au secteur informel recouvre des réalités très diverses. Les individus peuvent d’une part se consacrer entièrement à une activité non déclarée qui est souvent à la limite de l’emploi indépendant. Ils peuvent d’autre part exercer une activité informelle qui vient en complément d’une activité principale formelle, cet emploi secondaire prenant la forme, la plupart du temps, d’une activité de service, de commerce ou de troc. Dans ce cas de pluriactivité, l’emploi secondaire, formel ou informel, est fréquemment mieux rémunéré que l’activité principale. En définitive, la prise en compte simultanée de la pluriactivité et du secteur informel est indispensable à la compréhension de la relation entre la pauvreté et les caractéristiques du marché du travail.

Pauvreté et statut économique du chef de ménage : généralisation de la précarité

Dans ce paragraphe, il convient d’appréhender l’interaction entre la pauvreté et la situation sur le marché du travail à travers deux types de classifications. La première classification a pour ambition de rendre compte de l’influence de la structure du marché du travail sur la pauvreté. Elle prend en considération la possibilité pour les individus d’exercer une activité secondaire ou une activité informelle et se décline en quatre statuts : pluri-activité, mono-activité formelle, mono-activité informelle et inactivité (y compris le chômage). La seconde classification correspond à la stratification de la population selon la catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage. Elle suit la nomenclature International Standard Classification of Occupations (ISCO-88) du Bureau International du Travail (BIT). Nous avons opéré quelques regroupements de manière à disposer de 7 catégories de taille relativement homogène. Les résultats du calcul des profils de pauvreté en fonction du statut du chef de ménage sur le marché du travail et de sa catégorie socioprofessionnelle, affichés au tableau 1-5, appellent les trois commentaires suivants.
Premièrement, considérons les profils de pauvreté en 1994. Ils indiquent tout d’abord que la non participation au marché du travail est un facteur clé dans l’explication de la pauvreté. Près d’un ménage sur quatre dont le chef est inactif, selon la première classification, est pauvre. L’incidence P0 est deux fois moins élevée pour les ménages dont le chef exerce une activité informelle et inférieure à 10 % pour les ménages ayant à leur tête un actif formel ou un pluri-actif. Par conséquent, le fait de participer au marché du travail, même dans le secteur informel, diminue le risque de pauvreté. Cette tendance est confirmée au regard de la relation entre la pauvreté et le chômage. Le taux de chômage moyen, défini au sens du BIT, et calculé à partir des bases de données RLMS, atteint plus de 10 % parmi les ménages pauvres et seulement un peu plus de 4 % parmi les ménages non pauvres. Le niveau de qualification de l’emploi est le deuxième déterminant majeur. Les ménages dont le chef occupe un emploi qualifié sont peu atteints par la pauvreté. Citons à titre d’exemple le cas des professions intermédiaires caractérisé par un ratio de pauvreté P0 de 7,7 %, une intensité P1 de 2 % et une inégalité de la pauvreté P2 proche de zéro. La situation est nettement moins favorable pour les non qualifiés, puisque 18 % des ménages dont le chef est employé ou ouvrier non qualifié sont pauvres. Le fait pour un ménage d’avoir à sa tête un salarié qualifié réduit donc significativement le risque de pauvreté.

Deuxièmement, entre 1994 et 2000, la pauvreté s’est accentuée pour toutes les catégories sociales. Il convient toutefois de préciser que l’augmentation de l’inégalité de la pauvreté P2 n’est significative pour aucune des catégories considérées. En termes d’incidence, la hausse est modérée et non significative pour les artisans, agriculteurs et salariés de l’artisanat et de l’agriculture (+ 1,9 points) et les professions intermédiaires (+ 3,3 points). Elle est en revanche beaucoup plus marquée pour les employés et ouvriers non qualifiés (+13,5 points) et les inactifs (+ 10 points). Si l’on considère la classification selon le statut, l’aggravation la plus importante concerne les catégories les plus pauvres en 1994, à savoir les ménages ayant à leur tête un actif informel (+ 14,5 points) ou un inactif (+ 8,5 points).

Troisièmement, la hausse de la pauvreté sur la période 1994-2000 a provoqué une généralisation du phénomène de pauvreté et l’apparition de « travailleurs pauvres » (working poors). Le fait d’occuper un emploi formel ou d’exercer une activité informelle n’est plus une sécurité contre la paupérisation, étant donné que l’incidence atteint respectivement pour ces deux catégories 15 % et 27,5 %. En outre, elle dépasse 10 % pour toutes les catégories socioprofessionnelles à l’exception des cadres et professions intellectuelles supérieures. Une des explications plausibles à cette généralisation de la pauvreté réside dans le problème des arriérés de paiement des salaires. En Russie, pendant la transition, le fait de travailler n’implique pas nécessairement le versement d’un salaire. Ainsi, en 1994, 17,7 % des ménages avait connu un problème d’arriérés de salaires. Par ailleurs, entre 1996 et 1997, les arriérés de salaires dans l’industrie auraient augmenté de 43 % [OCDE (2001)]. En dépit de cette « universalisation » de la pauvreté, la hiérarchie de 1994 selon la participation au marché du travail et selon le niveau de qualification de l’emploi occupé perdure. La précarité reste en effet plus élevée parmi les ménages dont le chef est employé ou ouvrier non qualifié, actif informel et sans emploi. On remarquera en particulier que les disparités en termes de taux de chômage entre les ménages pauvres et les ménages non pauvres se maintiennent, puisque les taux de chômage moyens respectifs pour ces deux catégories sont de l’ordre de 11 % et 6 %.

Pauvreté, genre et composition démographique : fragilité des femmes et des retraités

L’analyse structurelle de la pauvreté exige de s intéresser à l influence du genre et de la composition démographique des ménages. Le tableau 1-6 présente les résultats des estimations des indices FGT et de la statistique · en fonction, d une part, du sexe du chef de ménage, et d autre part, de la structure démographique des familles. La figure 1-4 affiche quant à elle le test de dominance de second ordre selon l’année et le genre.

En premier lieu, l’analyse des conditions de vie selon le genre du chef de ménage indique de manière très nette que les ménages gérés par une femme sont davantage exposés au risque de pauvreté que les ménages gérés par un homme. L’écart homme / femme est respectivement de 12 points, 6 points et 4 points pour les trois mesures de la pauvreté considérées. Ces différences sont statistiquement significatives et robustes du point de vue du test de dominance stochastique de second ordre. Il semble par ailleurs que les disparités de pauvreté selon le genre tendent à se maintenir dans le temps. En effet, sur la période 1994-2000, l’aggravation de la pauvreté est d’ampleur similaire pour les deux types de ménages. L’incidence de la pauvreté a augmenté de 7,5 points, passant de 11,5 % à près de 19 % pour les ménages gérés par un homme, et de 8 points, passant de 23,5 % à 31,5 % pour les ménages gérés par une femme. Il importe néanmoins de préciser que pour ces derniers, l inégalité de la pauvreté P2 a stagné, signifiant que la pauvreté n est pas devenue plus sévère. Ainsi, le test de dominance et la statistique · montrent que l écart de pauvreté entre 1994 et 2000 pour les ménages gérés par une femme n’est pas robuste.


En second lieu, la répartition de la pauvreté selon la composition démographique du ménage met à jour la situation précaire des célibataires, qu’ils soient adultes ou retraités. En 1994, par exemple, près d’un tiers des célibataires retraités sont sous le minimum de subsistance. Le sort des couples de retraités est également préoccupant puisque plus de 16 % de ces familles sont en situation de pauvreté. Les catégories les moins sévèrement touchées sont les familles nucléaires, monoparentales et élargies (incidence P0 autour de 10 %). Ces résultats sont pour le moins inhabituels. On aurait en effet pu s’attendre à ce que les célibataires, n’ayant pas de personnes dépendantes à leur charge, s’en sortent relativement mieux que les familles plus nombreuses. Il s’agit là d’une spécificité russe déjà mise en exergue par Grootaert, Braithwaite (1998). L’augmentation de la pauvreté entre 1994 et 2000 touche toutes les familles, mais à des rythmes très différents. Ainsi, l’accroissement du ratio de pauvreté varie de 3,5 points de pourcentage pour les célibataires adultes à plus de 17 points pour les familles monoparentales. En 2000, par conséquent, les familles monoparentales s’inscrivent dans les catégories les plus sévèrement touchées. A la même date, les célibataires et les couples de retraités font également partie des foyers les plus précaires. Les familles nucléaires et élargies, en revanche, semblent toujours relativement épargnées. Finalement, le risque de pauvreté semble dépendre négativement de la taille du ménage. Ainsi, en 2000, la taille moyenne des ménages pauvres et non pauvres s’établit, respectivement, à 2,4 et 2,9. Ce résultat confirme l’idée que la concentration de la pauvreté parmi les familles nombreuses a quelque peu diminué tout au long de la période de transition et que la taille moyenne des ménages pauvres n’est pas plus élevée que celle des non pauvres [OCDE (2001)]. La relation entre le statut de pauvreté des ménages et le ratio de dépendance répond par contre à une logique inverse puisque ce dernier atteint 0,63 parmi les ménages pauvres et 0,49 parmi les ménages non pauvres. Cet écart s’explique essentiellement par la surreprésentation des ménages de retraités (présentant un rapport inactifs / taille égal à l’unité) parmi les pauvres.


Au total, en Russie, l’évolution des conditions de vie, caractérisée par une forte aggravation puis une amélioration récente, a suivi la voie des fluctuations macroéconomiques, elles mêmes étroitement guidées par les choix de politique économique. Et, en dépit des différences structurelles sur lesquelles nous avons porté notre attention, la pauvreté tend à se généraliser à l’ensemble des couches de la population. En d’autres termes, toutes les catégories de ménages semblent aujourd’hui être exposées au risque de pauvreté. L’analyse statique et dynamique de profils de pauvreté ne saurait cependant suffire à rendre compte de la complexité du phénomène de pauvreté en Russie. Une analyse plus approfondie exige d’introduire le concept d’inégalité et d’évaluer la contribution aux dynamiques de pauvreté de la croissance et des modifications dans la distribution du bien-être.


CROISSANCE ECONOMIQUE, INEGALITE ET PAUVRETE EN RUSSIE

Le triangle PGI « Poverty Growth Inequality » de Bourguignon (2004) schématise les interactions entre la croissance, l’inégalité et la pauvreté. La relation ente la croissance et l’inégalité a fait l’objet de nombreux développements, tant théoriques qu’empiriques. Ici, nous nous intéressons davantage à l’impact de la croissance et de l’inégalité sur la pauvreté. Depuis les années 60, la croissance est un élément fondamental des stratégies de lutte contre la pauvreté [World Bank (1990, 2000)]. L’article de Dollar, Kraay (2000) « Growth is good for the poor » ne fait que conforter cette idée déjà bien établie du rôle prépondérant de la croissance. S’il est vrai qu’une croissance soutenue est une condition nécessaire à la réduction de la pauvreté, elle ne constitue néanmoins et, en aucun cas, une condition suffisante. Elle ne saurait en effet occulter le rôle primordial de l’inégalité. L’idée sous-jacente est que la croissance sera pro-pauvres si les plus pauvres retirent davantage de bénéfices d’un processus de croissance que les plus riches. Dans un cas extrême, la hausse de l’inégalité peut plus que compenser l’effet favorable de la croissance. On parle dans ce cas de « croissance paupérisante ou appauvrissante » (immiserizing growth), correspondant à une situation où la hausse de l’inégalité est telle que la pauvreté s’accentue, et ce malgré un taux de croissance positif. De nombreux travaux empiriques, au niveau macroéconomique, ont souligné l’importance des mouvements de la distribution dans l’explication des dynamiques de pauvreté. L’objet de cette section est de spécifier la nature de la relation entre la croissance, l’inégalité et la pauvreté pour la Russie en adoptant une démarche microéconomique. Il importe premièrement d’appréhender l’évolution de l’inégalité, en insistant sur l’importance relative de l’inégalité intra-sectorielle et de l’inégalité inter-sectorielle, deuxièmement, d’évaluer la sensibilité de la pauvreté par rapport à la dépense et à l’inégalité, et enfin, de déterminer la part de l’effet de croissance et de l’effet de l’inégalité dans les variations de la pauvreté.

Inégalité et polarisation

Préalablement à l’examen de la relation croissance / inégalité / pauvreté, il convient d’évaluer l’ampleur et l’évolution de l’inégalité et de la polarisation en Russie. A cette fin, un premier paragraphe propose quelques éléments de formalisation relatifs à la mesure de l’inégalité. Le second paragraphe propose d’appliquer ces concepts à la distribution du bien-être en Russie.

Concepts et méthodes

Courbe de Lorenz, indice de Gini et indice de polarisation

La courbe de Lorenz est l’outil privilégié dans l’analyse graphique de l’inégalité et de ses évolutions [Figure 1-5]. Si les ménages sont classés par ordre croissant de bien-être, la courbe de Lorenz L(p) représente le pourcentage cumulé du bien-être total (ordonnées) détenu par une proportion cumulée de la population p (abscisses) [Atkinson (1970)].

De manière plus formelle, si l’on note Q(p) le niveau de dépense en dessous duquel se situe une proportion p de la population, et µ la dépense moyenne, alors la courbe de Lorenz met en relation Q(p) / ¼ et p et s exprime comme suit [Duclos (2002)] :

L(p) =  EMBED Equation.3  (1-13)

Deux raisons peuvent expliquer la popularité de la courbe de Lorenz. D une part, elle fournit plus d informations que n importe quel indice d inégalité synthétique, puisqu’elle permet de visualiser l’ensemble de la distribution de la dépense. Elle peut d’autre part permettre d’évaluer la robustesse des comparaisons d’inégalité par le biais d’un test de dominance de premier ordre. Considérons deux distributions A et B. Si la courbe de Lorenz de A est au dessus de la courbe de Lorenz de B pour tout p, alors A domine B, autrement dit, l’inégalité est plus marquée en A qu’en B.


Figure 1-5 : Courbe de Lorenz.

L(p) Ligne de parfaite égalité

1

 Courbe de Lorenz




C Tangente au point médian




 0,5 1 p

Source : d’après Wolfson (1994).

L’indice de Gini, indice d’inégalité le plus couramment utilisé, découle de la courbe de Lorenz. Il représente le double de l’aire de concentration, c’est-à-dire de la surface C délimitée par la droite à 45° et la courbe de Lorenz. Son expression est par conséquent donnée par : 

G = 2  EMBED Equation.3  (1-14)

Où p – L(p) représente la distance entre la droite de parfaite équité et la courbe de Lorenz. A partir de cette expression, il est possible de retrouver la formule standard de l’indice de Gini, exprimée en termes de covariance  :

G =  EMBED Equation.3  (1-15)

L’inégalité est un concept très large qui vise à identifier la dispersion d’une distribution, c’est à dire la déviation de cette distribution par rapport à la moyenne globale. Elle ne renseigne par conséquent aucunement sur les regroupements autour de moyennes locales. Des phénomènes tels que la disparition de la classe moyenne ou la concentration au niveau des queues de la distribution ne sauraient être captés par les mesures d’inégalité traditionnelles. Il apparaît bien plus pertinent, pour traiter de tels phénomènes, d’introduire le concept de polarisation. L’indice de Gini est incapable de rendre compte du degré de polarisation d’une distribution. Ceci justifie le recours à une mesure plus spécifique. A cet égard, l’indice de polarisation de Wolfson (1994) se révèle être un outil précieux dans la mesure où il est dérivé de la courbe de Lorenz et de l’indice de Gini. Pour fixer les idées, il convient de faire apparaître sur la figure 1-5 la droite de tangence au point médian (en p = 0,5). L’indice de Wolfson sera alors défini comme deux fois la surface entre la courbe de Lorenz et cette tangente. Il est égal à :

W = 2(2T – G) / (m /µ) (1-16)

Avec m la médiane de la distribution, µ la moyenne, G l’indice de Gini et T = 0,5 – L(0,5). De la même manière que le coefficient de Gini, l’indice de Wolfson prend une valeur comprise entre 0 et 1, ce qui autorise les comparaisons entre degrés d’inégalité et de polarisation.

Indices d’entropie, inégalité intra-sectorielle et inter-sectorielle

Il s’agit ici d’évaluer l’importance relative de l’inégalité intra-sectorielle (Iw) et de l’inégalité inter-sectorielle (Ib). Dans le cas d’indices d’inégalité non décomposables, la mise en œuvre d’une telle décomposition fait nécessairement apparaître un terme de résidu. Yitzhakhi, Lerman (1991) ont ainsi proposé de décomposer l’indice de Gini en trois composantes : une composante traduisant l’inégalité intra-sectorielle, une composante traduisant l’inégalité inter-sectorielle et un résidu assimilable à un indice de stratification de la population. En dépit de l’intérêt d’une telle méthode, nous avons préféré nous focaliser sur les indices d’entropie, satisfaisant à la propriété de décomposabilité, de manière à éviter la présence d’un résidu souvent difficile à interpréter.

Le concept d’entropie, hérité des sciences physiques, mesure le désordre d’un système et augmente au fur et à mesure que le système approche d’un état de désordre accru [Essama-Nssah (2000)]. L’expression générale des indices de la classe entropie est :

GE(() =  EMBED Equation.3  [  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 (yi /()( - 1(  EMBED Equation.3 (1-17)

Où yi et ( représentent respectivement la dépense en équivalent adulte du ménage i et la dépense moyenne ; ( est un paramètre traduisant les différentes perceptions de l’inégalité. En fonction de la valeur de (, il est possible de définir deux indices d’inégalité plus spécifiques : l’indice d’entropie d’ordre 0 ou déviation logarithmique GE(0) et l’indice d’entropie d’ordre 1 ou indice de Theil GE(1). Ils sont donnés par les expressions suivantes :

GE(0) =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 log (µ/ yi) (1-18)

GE(1) =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  EMBED Equation.3 log (yi /µ) (1-19)

Du fait de leur propriété de décomposabilité, les indices d’entropie peuvent être désagrégés en une composante d’inégalité intra sectorielle et une composante d’inégalité inter sectorielle, conformément à l’équation (1-20) :

GE(() = Iw + Ib (1-20)

Soient vj = nj / n, la part dans la population du secteur j (j = 1…k) et (j = (j / (, le rapport de la dépense moyenne du secteur j à la dépense moyenne de l’ensemble de la population. Il est possible de mettre en œuvre la décomposition pour les deux principaux indices d’entropie [Mokherjee, Shorrocks (1982)] : 

 EMBED Equation.3 vj GE(0)j +  EMBED Equation.3 vj log (1/(j) (1-21)

GE(1) =  EMBED Equation.3 vj (j GE(1)j +  EMBED Equation.3 vj (j log ((j) (1-22)

Dans les deux cas, le premier terme du membre de droite représente l’inégalité intra-sectorielle. C’est une moyenne pondérée de l’inégalité dans chaque secteur. La deuxième composante correspond à l’inégalité inter-sectorielle et mesure la contribution des différences de dépenses par tête moyennes entre les secteurs.

Une société fortement polarisée malgré la baisse des inégalités

En dépit des importantes disparités de richesse entre la « Nomenklatura », l’élite occupant les postes à responsabilité, et l’ensemble de la population, l’inégalité prévalant en URSS était limitée, notamment par rapport à des pays comme les Etats-Unis ou la Grande Bretagne. Les études empiriques sur le coût social de la transition économique ont mis en exergue la forte accentuation de l’inégalité intervenue dans les premières années du processus de réformes. Citons à titre d’illustration Milanovic (1998) qui estime sur la base des « Enquêtes sur le Budget des Familles » que l’indice de Gini en Russie, mesuré à partir du revenu disponible par tête, est passé de 0,24 en 1987-1988 à 0,48 en 1993-1995. Calculé avec les données de la première phase des enquêtes RLMS, il aurait augmenté de 6 points, passant de 0,43 à l’été 1992 à 0,49 fin 1993 [World Bank (1995)].

Les tendances de l’inégalité et de la polarisation au niveau des ménages, appréhendées par les indices de Gini et de Wolfson sur la période 1994-2000, sont reportées dans le tableau 1-7. Les tableaux 1-8 et 1-9 présentent par ailleurs les résultats de la décomposition des indices de la classe entropie pour 1994 et 2000 en fonction, respectivement, du milieu et de la localisation géographique. En premier lieu, l’importance de l’inégalité en Russie est confirmée par les valeurs de l’indice de Gini et des indices d’entropie. Néanmoins, l’inégalité a diminué sur la période 1994-2000, l’indice de Gini passant de 0,48 à 0,46. Cette tendance est encore plus nette si l’on se réfère aux indices d’entropie. L’indice de Theil GE(1) est ainsi passé de plus de 0,50 à 0,44. En outre, l’analyse des évolutions de court terme permet d’identifier deux phases distinctes dans l’évolution de l’inégalité : une phase de légère augmentation entre 1994-1998, puis une période de diminution à partir de 1998. Ces deux phases apparaissent également dans le profil d’évolution de la polarisation. L’indice de Wolfson a dans un premier temps augmenté pour atteindre un maximum de plus de 0,41 en 1998 avant de décroître sensiblement jusqu’en 2000 et s’établir à 0,385. De la même manière que pour l’évolution de la pauvreté, la crise de 1998 constitue donc un point de retournement dans les modifications de la distribution du bien-être.

En second lieu, l’analyse en fonction du milieu suggère que l’inégalité est essentiellement intra-sectorielle. Autrement dit, l’essentiel de l’inégalité nationale (autour de 98 %) s’explique par les disparités au sein de chaque secteur, et ceci aussi bien en 1994 qu’en 2000. Les mouvements de population entre les zones urbaines et rurales n’influencent donc que très peu l’inégalité. La situation des milieux urbain et rural diverge très significativement. En 1994, l’inégalité qui prévaut en milieu urbain est nettement plus élevée que dans les zones rurales. L’indice de Gini atteint ainsi près de 0,50 dans les zones urbaines pour 0,41 dans les zones rurales. L’écart de polarisation est de moindre ampleur, puisque l’indice de Wolfson s’élève à 0,40 dans les villes pour seulement 0,37 dans les campagnes. Les disparités en termes d’évolution sont également remarquables. L’inégalité a décliné en milieu urbain, alors qu’elle s’est légèrement accrue en milieu rural entre 1994 et 2000. L’écart d’inégalité entre les deux secteurs tend donc à se réduire. D’après l’indice de Theil GE(1), il est passé de 0,24 en 1994 à seulement 0,11 en 2000. L’écart de polarisation est en revanche resté stable, l’indice de Wolsfon ayant diminué d’environ un point dans les deux secteurs (de 0,40 à 0,39 dans le secteur urbain et de 0,37 à 0,36 dans le secteur rural). Même si les évolutions de long terme semblent avoir été favorables au secteur urbain, l’impact de la crise de 1998 s’est surtout manifesté dans les villes. Ainsi, entre 1996 et 1998, les indices de Gini et de Wolfson ont significativement augmenté en milieu urbain alors qu’ils ont diminué en milieu rural. Ceci confirme le phénomène de destruction de la classe moyenne consécutif à la crise de 1998 mis en avant dans la littérature économique. Dans la société Russe, devenue fortement polarisée, s’opposent deux classes antagonistes : les « Nouveaux Russes » que l’on peut assimiler à la tranche supérieure de la classe moyenne et les « Nouveaux Pauvres ». Si l’on se réfère aux conclusions du rapport « Voix des Pauvres » de la Banque Mondiale, cette polarisation grandissante est vivement ressentie par la population, longtemps imprégnée par l’idéologie égalitariste à la base de la société socialiste [Levinson et al. (2002)].

En troisième lieu, pour ce qui a trait à la décomposition selon la localisation géographique, la part de l’inégalité inter-sectorielle est faible (entre 7 et 8 % en 1994) et en baisse assez nette entre 1994 et 2000. L’inégalité nationale s’explique donc principalement par l’inégalité au sein de chaque région. A cet égard, les résultats pour 1994 révèlent d’importantes disparités régionales. L’indice GE(0) varie selon la région de 0,31 à 0,61 et atteint ses valeurs les plus élevées en Sibérie de l’Ouest, en Sibérie de l’Est et à Moscou et Saint-Pétersbourg. Les disparités d’évolution sont également très importantes. Il est possible de distinguer trois groupes de régions en fonction des modifications de la distribution : (i) les régions où l’inégalité a décliné (Moscou-Saint-Pétersbourg, Nord, Nord-Ouest, Sibérie Occidentale et Sibérie Orientale) qui correspondent aux régions les plus inégalitaires en 1994 ; (ii) les régions où l’inégalité a augmenté (Bassin de la Volga, Caucase Nord et Oural) qui correspondent aux régions les plus égalitaires en 1994 ; (iii) une région, le Centre, où l’inégalité s’est stabilisée. Finalement, la diversité des évolutions dans les différentes régions a entraîné une profonde modification de la hiérarchie entre 1994 et 2000. Les régions les plus inégalitaires en 2000 sont la Sibérie de l’Ouest, le Caucase Nord, l’Oural et le Bassin de la Volga.

Elasticités de la pauvreté par rapport à la dépense et à l’inégalité

L’approche de Kakwani (1993) se propose, à partir de calculs d’élasticités, d’évaluer l’effet d’une variation de la dépense et l’effet d’une variation de l’inégalité sur la pauvreté, en ne disposant que d une seule enquête, en un point du temps.

Concepts et méthodes

Considérons ¸ une mesure de la pauvreté dépendant de trois facteurs : (i) la ligne de pauvreté z ; (ii) la dépense moyenne ¼ ; (iii) l inégalité de la distribution appréhendée par une courbe de Lorenz caractérisée par k paramètres m1, m2,…, mk. Un changement dans la distribution équivaut à une variation de ces paramètres. En supposant la ligne de pauvreté z préalablement fixée, il est possible de décomposer les changements de la pauvreté en une composante traduisant l’impact de la croissance sur la pauvreté, à distribution constante, et une composante traduisant l’effet de la distribution de la dépense sur la pauvreté, en supposant la dépense moyenne inchangée :

d¸ = ("¸/"¼) d¼ +  EMBED Equation.3 ("¸/"mi ) dmi (1-23)

Le premier terme du membre de droite correspond à l effet de croissance. Dans le cas où le taux de croissance de la dépense est positif, il sera négatif (et inversement) traduisant ainsi l effet favorable joué par la croissance dans la réduction de la pauvreté. Le second terme représente l effet de distribution. S il y a aggravation de l inégalité, il sera positif (et inversement), autrement dit la mesure de la pauvreté ¸ augmentera. Il s agit maintenant de traduire ces deux effets en termes d’élasticités pour des mesures de la pauvreté données, à savoir les indices FGT.

Considérons tout d’abord l’élasticité de la pauvreté par rapport à la croissance. Si on retient l’incidence P0 comme mesure de la pauvreté, l’élasticité de P0 par rapport à la croissance est définie par l’équation (1-24) :

·P0 = ( "P0 / "¼) (¼ / P0) = - z f(z) /P0 0), on a :

·P( = ( "P( / "¼) (¼ / P() = - ( ( P( -1 - P() / P( 0 on a :

ÇP( = ·P( + (((P( -1 / z P() (1-30)

Il est également possible de définir le taux marginal proportionnel de substitution entre la dépense par tête et l inégalité :

TMPS = - ÇP( / ·P( (1-31)

Il représente le pourcentage d’accroissement de la dépense nécessaire pour que la pauvreté n’augmente pas, suite à une hausse de 1 % du coefficient de Gini.

Evidence empirique : le rôle crucial de l’inégalité

Les résultats du calcul des élasticités de la pauvreté par rapport à la dépense et à l’inégalité, pour l’ensemble du pays et pour les milieux urbain et rural, sont présentés dans le tableau 1-10.

A l’échelle nationale, premièrement, les élasticités de la pauvreté par rapport à la dépense varient de –1,6 à –3,7, selon l’indice et l’année considérés. Elles sont donc supérieures à l’unité en valeur absolue. Ceci suggère qu’un accroissement (une diminution) de la dépense par tête entraînera une baisse (hausse) plus que proportionnelle de la pauvreté, si on suppose l’inégalité inchangée. Ainsi, une augmentation de la dépense de 1 % en 1994 aurait engendré une réduction de 3,7 % de l’incidence de la pauvreté P0, à inégalité constante. En outre, la sensibilité de la pauvreté par rapport à la croissance a tendance à décroître avec ±, le paramètre d aversion pour la pauvreté, et ce même si cette diminution n est pas systématique, notamment entre P1 et P2. Donc, toutes choses étant égales par ailleurs, la croissance profite moins aux plus pauvres qu aux couches sociales aisées. Les élasticités de la pauvreté par rapport à l’indice de Gini sont significativement plus élevées que les élasticités de la pauvreté par rapport à la dépense, aussi bien en 1994 qu’en 2000, même si elles ont diminué assez sensiblement entre les deux dates. Ainsi, en 1994, les élasticités par rapport à l’inégalité pour P0, P1 et P2 sont respectivement 1,2, 4,7 et 6,7 fois plus élevées que les élasticités relatives à la dépense. Les taux marginaux de substitution présentent par conséquent des valeurs supérieures à l’unité. Par exemple, un taux marginal de substitution de 7,61 pour l’intensité de la pauvreté P1 en 1994 peut être interprété comme suit : consécutivement à une hausse de 1 % de l’indice de Gini, il faudrait un accroissement de 7,61 % de la dépense pour éviter une augmentation de l’intensité de la pauvreté. Dans le cas de la Russie, l’inégalité joue donc un rôle décisif dans l’explication des dynamiques de la pauvreté. Toute politique de réduction de la pauvreté se doit de tenir compte de cet aspect en proposant des mesures favorisant l’équité, parallèlement aux mesures promouvant une croissance soutenue. Il convient toutefois de préciser que les élasticités par rapport à l’indice de Gini ont baissé entre 1994 et 2000, suggérant que le rôle de l’inégalité tend à s’atténuer.

En second lieu, l’analyse de la situation des secteurs urbain et rural permet de tirer plusieurs enseignements complémentaires. Premièrement, les élasticités relatives à la dépense tendent à être supérieures en valeur absolue dans les zones urbaines. Ainsi, en 1994 la sensibilité de l’incidence de la pauvreté P1 par rapport à la dépense atteint –3,6 dans les villes pour seulement –2,6 dans les campagnes, soit 1,4 fois plus en valeurs absolues. En conséquence, à inégalité inchangée, la réduction de la pauvreté rurale nécessite plus de croissance économique que la réduction de la pauvreté urbaine. Deuxième enseignement, les élasticités par rapport à l’indice de Gini sont sensiblement plus élevées en milieu urbain. En 2000, l’élasticité de l’incidence P0 par rapport à l’indice de Gini est 2,6 fois plus élevée dans le secteur urbain que dans le secteur rural (3,1 contre 1,2). Précisons également que les élasticités relatives à l’indice de Gini ont augmenté significativement entre 1994 et 2000 dans les deux secteurs. Troisièmement, les taux marginaux de substitution du milieu urbain surclassent ceux du milieu rural. Par exemple, en 1994, le taux marginal de substitution pour l’inégalité de la pauvreté du secteur rural était de 5,4, ce qui implique une hausse de la dépense de 5,4 % pour compenser une accentuation de 1 % de l’indice de Gini. Cette compensation atteint 7,1 % dans le milieu urbain. En d’autres termes, les habitants des zones urbaines sont plus sensibles aux variations de la dépense et de l’inégalité : ils profiteront davantage d’une période d’expansion, mais seront les plus fragiles durant une période de récession.



Décomposition des variations de la pauvreté : effet de croissance et effet d’inégalité

En vue de prolonger l’analyse précédente, il convient de proposer un support méthodologique simple, permettant d’évaluer la contribution aux variations de la pauvreté des évolutions du niveau de vie, d’une part, et des changements dans la distribution, d’autre part. Tel est l’objectif des techniques de décomposition des variations de la pauvreté en composantes de croissance et d’inégalité. Ces dernières sont contraignantes, notamment par rapport à l’approche par les élasticités, dans la mesure où elles nécessitent l’utilisation de données en au moins deux points du temps. En revanche, elles se révèlent potentiellement plus intéressantes étant donné qu’elles permettent d’appréhender l’interaction entre la pauvreté, la croissance et l’inégalité dans une optique dynamique de court ou de long terme. Plusieurs approches s’inscrivent dans ce cadre d’analyse. Nous avons choisi d’adopter les deux plus couramment utilisées, à savoir la décomposition de Datt, Ravallion (1992) et la décomposition de Kakwani (1997). Pour fixer les idées, il convient d’en présenter les principaux fondements, puis de les appliquer à la Russie pour notre période d’étude.

Concepts et méthodes

Décomposition de Datt, Ravallion (1992)

Soit deux dates t = 0,1 qui délimitent la période sur laquelle est mise en oeuvre la décomposition. La mesure de la pauvreté ¸ est fonction de trois facteurs : (i) la ligne de pauvreté z ; (ii) la dépense moyenne µ ; (iii) la distribution appréhendée par un vecteur de paramètres L décrivant une courbe de Lorenz. A la date t on a donc :

¸t = ¸(z, µt, Lt) (1-32)

La variation de la pauvreté est égale à la somme de trois éléments : l effet de croissance G, l effet de redistribution D et le résidu R :

¸1- ¸0 = G(0,1; r) + I(0,1 ; r) + R(0,1 ; r) (1-33)

L indice r représente la date de référence à partir de laquelle est réalisée la décomposition. Elle peut correspondre indifféremment à la date initiale t = 0 ou à la date terminale t = 1. La composante de croissance traduit l’impact de la croissance sur la pauvreté, en supposant la courbe de Lorenz constante à un niveau de référence Lr :

G(0,1; r) = ¸(z, µ1, Lr)  ¸(z, µ0, Lr) (1-34)

La composante de redistribution représente quant à elle l effet d une variation de l inégalité sur la pauvreté en supposant la dépense moyenne constante à un niveau de référence ¼r :

I(0,1; r) = ¸(z, µr, L1)  ¸(z, µr, L0) (1-35)

Comme le soulignent Datt et Ravallion, le résidu est plus complexe à interpréter. Si l on pose r = 0, il représente la différence entre la composante de croissance évaluée à partir de la courbe de Lorenz à la date 1 et la composante de croissance mesurée à partir de la courbe de Lorenz initiale [équation (1-36)] ou la différence entre la composante de distribution évaluée à partir de la dépense moyenne à la date 1 et la composante de distribution évaluée à partir de la dépense moyenne initiale [équation (1-37)] :

R(0,1; 0) = G(0,1; 1) – G(0,1; 0) (1-36)

R(0,1; 0) = I(0,1; 1) – I(0,1; 0) (1-37)

Il est en fait censé traduire l’impact sur la pauvreté des interactions entre l’effet de croissance et l’effet de redistribution sur la pauvreté, sans que la nature de ces interactions soit réellement précisée.

Décomposition de Kakwani (1997)

Deux critiques ont être adressées à la décomposition de Datt, Ravallion (1992) par Kakwani (1997). Premièrement, ce dernier conteste la présence d’un terme de résidu dans la décomposition et souligne son manque de signification. Plusieurs travaux empiriques ont ainsi montré que le résidu peut atteindre des valeurs importantes, parfois même supérieures à celles de la composante d’inégalité, laissant donc inexpliquée une part non négligeable des variations de la pauvreté. Deuxièmement, Kakwani réfute l’idée consistant à choisir une période de référence unique (la date initiale ou la date terminale). Il n’y a en effet aucun argument justifiant le recours à une date plutôt qu’à l’autre comme période de référence. Il s’agit donc d’utiliser un cadre analytique qui, tout en suivant une logique identique à la décomposition de Datt, Ravallion (1992), vise à en dépasser les limites. L’idée de base de l’approche de Kakwani (1997) est d’accorder autant de poids aux deux dates entre lesquelles doit s’opérer la décomposition. La composante de croissance sera donc définie comme la moyenne de l’effet de croissance calculé avec r = 0 et de l’effet de croissance calculé avec r = 1. Son expression est alors :

 EMBED Equation.3 = 0,5 [G(0,1; 0) + G(0,1; 1)] (1-38)

 EMBED Equation.3 = 0,5 [(¸(z, µ1, L0)  ¸(z, µ0, L0)) + (¸(z, µ1, L1)  ¸(z, µ0, L1))] (1-39)

De manière symétrique, la composante d inégalité sera définie comme la moyenne de l effet d inégalité évalué à partir de deux années de référence (r = 0 et r = 1) :

 EMBED Equation.3 = 0,5 [I(0,1; 0) + I(0,1; 1)] (1-40)

 EMBED Equation.3 = 0,5 [(¸(z, µ0, L1)  ¸(z, µ0, L0)) + (¸(z, µ1, L1)  ¸(z, µ1, L0))] (1-41)

Il est alors aisé de vérifier que la variation de la pauvreté est égale à la somme exacte de la composante de croissance et de la composante d inégalité et ne fait par conséquent pas intervenir de résidu :

T = ¸1- ¸0 =  EMBED Equation.3 +  EMBED Equation.3  (1-42)

Dans la pratique, une telle décomposition suit une démarche en deux étapes. La première consiste à évaluer la variation de la pauvreté T, puis la composante de croissance  EMBED Equation.3 . La seconde étape consiste à affecter à la composante d’inégalité  EMBED Equation.3  la valeur du résidu T -  EMBED Equation.3 .

La mise en œuvre de la décomposition de Kakwani permet de mettre en évidence le biais de croissance qui mesure l’ampleur par laquelle un processus de croissance ou de récession s’éloigne d’une distribution neutre [Baulch, McCulloch (1999)]. Il est égal à la composante d’inégalité  EMBED Equation.3 , précédée du signe moins. Si sa valeur est positive, on qualifiera le processus de croissance ou de récession de pro-pauvres puisque la variation de l’inégalité associée réduit la valeur de la pauvreté totale. Si elle est négative, le processus de développement est pro-riches, dans la mesure où la variation de l’inégalité associée diminue la pauvreté totale.

Evidence empirique : un processus de récession pro-pauvres

L’objectif est d’appliquer les décompositions de Datt, Ravallion (1992) et Kakwani (1997), en vue d’appréhender les interactions entre la pauvreté, la croissance et l’inégalité en Russie, pour la période 1994-2000. Nous adopterons une démarche en trois temps en analysant tout d’abord la situation pour l’ensemble du pays, avant de porter notre attention sur les secteurs urbain et rural, puis sur les huit régions économiques Russes.

Les résultats concernant l’ensemble du pays pour les périodes 1994-1996, 1996-1998, 1998-2000 et 1994-2000 sont affichés aux tableaux 1-11 pour l’approche de Kakwani (1997) et 1-12 pour l’approche de Datt, Ravallion (1992). Dans le cas de la première décomposition, le résidu n’a qu’une influence négligeable, quels que soient la période et l’indice considérés. Ceci limite la portée des débats conceptuels relatifs à la pertinence de ce résidu. La similitude des résultats produits par ces deux décompositions pourrait nous conduire à adopter
Tableau 1-11 : Décomposition de la variation de la pauvreté nationale en composantes de croissance et d’inégalité1. Russie 1994-2000.
 IndiceVariation deComposante deComposante Biais dePériodesde la pauvretécroissanced'inégalitécroissance pauvreté2 GI       Incidence P0+8,68+8,60+0,08-0,081994-1996Intensité P1+3,70+3,37+0,33-0,33Inégalité P2+2,17+1,87+0,30-0,30            Incidence P0+4,48+2,95+1,53-1,531996-1998Intensité P1+1,33+1,15+0,18-0,18Inégalité P2+0,61+0,66-0,05+0,05            Incidence P0-5,25-2,90-2,35+2,351998-2000Intensité P1-3,08-1,22-1,86+1,86Inégalité P2-2,08-0,65-1,43+1,43            Incidence P0+7,91+9,38-1,47+1,471994-2000Intensité P1+1,95+3,34-1,39+1,39Inégalité P2+0,70+1,74-1,04+1,04      Notes : (1) Cette décomposition suit l’approche de Kakwani (1997). Les valeurs affichées dans le tableau ont été multipliées par 100. Ligne de pauvreté de 1828,63 roubles par adulte et par mois. Estimations à partir du logiciel DAD 4.1. (2) indices FGT.
Source : à partir des bases de données des enquêtes RLMS.

indifféremment l’une ou l’autre approche. Afin de fixer les idées, nous nous réfèrerons aux estimations issues de l’approche de Kakwani. Premièrement, la décomposition de long terme entre 1994 et 2000 révèle que l’augmentation de la pauvreté s’explique principalement par la composante de croissance, c’est à dire par le déclin de la dépense sur la période. A titre d’illustration, l’incidence de la pauvreté aurait augmenté de 9,4 points entre 1994 et 2000, si la distribution de la dépense ne s’était pas modifiée. Toutefois, la négativité de la composante d’inégalité indique que les changements dans la distribution de la dépense contribuent à une réduction de la pauvreté, autrement dit, qu’un effet de compensation intervient. Ainsi, en valeur absolue, l’effet d’inégalité représente 15,7 %, 41,6 % et 59,8 % de l’effet de croissance, dans le cas respectivement de l’incidence P0, de l’intensité P1 et de l’inégalité P2. En d’autres termes, la baisse de l’inégalité intervenue entre 1994 et 2000 (l’indice de Gini passant de 0,48 à 0,46) a permis de limiter l’accroissement de la pauvreté. On peut à cet égard caractériser la récession Russe de pro-pauvres dans la mesure où les ménages les plus modestes s’en sont relativement mieux sortis que les plus riches. Ceci est confirmé par un
Tableau 1-12 : Décomposition de la variation de la pauvreté nationale en composantes de croissance et d’inégalité1. Russie 1994-2000.
 IndiceVariation deComposante deComposante RésiduPériodesde la pauvretécroissanced'inégalitéR pauvreté2 GI       Incidence P0+8,68+9,34+0,81-1,471994-1996Intensité P1+3,70+3,40+0,35-0,05Inégalité P2+2,17+1,85+0,28+0,04            Incidence P0+4,48+2,77+1,35+0,361996-1998Intensité P1+1,33+1,10+0,12+0,11Inégalité P2+0,61+0,64-0,06+0,03            Incidence P0-5,25-3,19-2,65+0,591998-2000Intensité P1-3,08-1,23-1,88+0,03Inégalité P2-2,08-0,69-1,46+0,07            Incidence P0+7,91+9,28-1,57+0,201994-2000Intensité P1+1,95+3,37-1,35-0,07Inégalité P2+0,70+1,84-0,95-0,19      Notes : (1) Cette décomposition suit l’approche de Datt, Ravallion (1992). Les valeurs affichées dans le tableau ont été multipliées par 100. Ligne de pauvreté de 1828,63 roubles par adulte et par mois. Estimations à partir du logiciel DAD 4.1. (2) indices FGT.
Source : à partir des bases de données des enquêtes RLMS.

biais de croissance positif pour les trois indices de pauvreté considérés. Considérons en second lieu les évolutions intermédiaires. Il est possible d’isoler deux phases ; une période d’augmentation de la pauvreté (1994-1998), à laquelle succède une période de déclin (1998-2000). Entre 1994 et 1998, la forte aggravation de la pauvreté (plus de 13 points en termes d’incidence P0) s’explique quasi-exclusivement par la composante de croissance puisque l’effet d’inégalité est proche de zéro. La situation n’est toutefois pas uniforme. Par rapport à la période 1994-1996, la hausse a été relativement modérée entre 1996 et 1998, essentiellement parce que la valeur de l’effet de croissance est assez sensiblement inférieure à sa valeur pour 1994-1996. En termes d’incidence, par exemple, la composante de croissance atteint +8,6 entre 1994 et 1996, pour seulement +2,9 pour la période 1996-1998. Le déclin de la pauvreté entre 1998 et 2000 s’explique à la fois par la composante de croissance et par la composante d’inégalité, l’effet de distribution étant même supérieur à l’effet de croissance dans le cas de l’intensité et de l’inégalité de la pauvreté. Le retour d’une croissance soutenue et équitable (pro-pauvres) après la crise de 1998 s’est donc avéré décisif dans l’amélioration des conditions de vie des ménages les plus modestes.
Tableau 1-13 : Décomposition de la variation de la pauvreté en composantes de croissance et d’inégalité selon le milieu1. Russie 1994-2000.
 Indice deVariation deComposante deComposante Biais depauvreté2la pauvretécroissanced'inégalitécroissance  1994-2000GI       Incidence P0+6,41+8,51-2,10+2,10UrbainIntensité P1+1,40+3,02-1,62+1,62Inégalité P2+0,43+1,58-1,15+1,15            Incidence P0+11,67+10,88+0,79-0,79RuralIntensité P1+3,33+3,89-0,56+0,56Inégalité P2+1,36+2,03-0,67+0,67            Incidence P0+7,91+9,38-1,47+1,47EnsembleIntensité P1+1,95+3,34-1,39+1,39Inégalité P2+0,70+1,74-1,04+1,04      Notes : (1) Cette décomposition suit l’approche de Kakwani (1997). Les valeurs affichées dans le tableau ont été multipliées par 100. Ligne de pauvreté de 1828,63 roubles par adulte et par mois. Estimations à partir du logiciel DAD 4.1. (2) indices FGT.
Source : à partir des bases de données des enquêtes RLMS.

La décomposition des variations de la pauvreté d’après l’approche de Kakwani, en fonction du milieu, présentée dans le tableau 1-13, doit permettre d’expliquer l’augmentation de la pauvreté urbaine et rurale, mais également de justifier le creusement de l’écart entre les deux secteurs, au détriment des zones rurales. La composante de croissance contribue nettement à la hausse de la pauvreté urbaine, et plus encore à celle de la pauvreté rurale. En effet, elle varie selon l’indice retenu de +1,6 à +8,5 et de +2,0 à +10,9, respectivement pour les secteurs urbain et rural. La récession, caractérisée par l’effondrement de la dépense, a donc frappé les deux secteurs. La composante d’inégalité, en revanche, intervient différemment selon le secteur. En milieu urbain, elle est négative et inférieure en valeur absolue à la composante de croissance, signifiant par là même que la baisse de l’inégalité a partiellement compensé le déclin de la dépense. Le processus de récession dans le secteur urbain est donc pro-pauvres, comme le confirme la positivité du biais de croissance. La composante d’inégalité représente ainsi 24,6 % de la composante de croissance dans le cas de l’intensité
Tableau 1-14 : Décomposition de la variation de la pauvreté en composantes de croissance et d’inégalité selon la localisation géographique1. Russie 1994-2000.
 Indice deVariation deComposanteComposante Biais depauvreté2la pauvretéde croissanced'inégalitécroissance  1994-2000GI       Incidence P0+3,17+7,11-3,94+3,94Moscou-Saint PétersbourgIntensité P1+0,11+2,41-2,30+2,30Inégalité P2-0,30+1,27-1,57+1,57Incidence P0+7,79+11,30-3,51+3,51Nord-Nord OuestIntensité P1+2,65+3,39-0,74+0,74Inégalité P2+1,41+1,48-0,07+0,07Incidence P0+6,58+8,16-1,58+1,58CentreIntensité P1+1,15+2,62-1,47+1,47Inégalité P2+0,25+1,33-1,08+1,08Incidence P0+7,45+5,64+1,81-1,81Bassin de la VolgaIntensité P1+1,12+1,74-0,62+0,62Inégalité P2+0,12+0,93-0,81+0,81Incidence P0+5,53-0,96+6,49-6,49Caucase NordIntensité P1+1,12-0,30+1,42-1,42Inégalité P2-0,05-0,14+0,09-0,09Incidence P0+9,84+8,04+1,80-1,80OuralIntensité P1+4,14+3,27+0,87-0,87Inégalité P2+2,38+1,81+0,57-0,57Incidence P0+10,37+10,99-0,62+0,62Sibérie de l'OuestIntensité P1+2,50+3,82-1,32+1,32Inégalité P2+0,92+2,03-1,11+1,11Incidence P0+8,45+19,04-10,59+10,59Sibérie de l'EstIntensité P1+1,85+6,92-5,07+5,07Inégalité P2+0,34+3,63-3,29+3,29      Notes : (1) Cette décomposition suit l’approche de Kakwani (1997). Les valeurs affichées dans le tableau ont été multipliées par 100. Ligne de pauvreté de 1828,63 roubles par adulte et par mois. Estimations à partir du logiciel DAD 4.1. (2) indices FGT.
Source : à partir des bases de données des enquêtes RLMS.

P0, 53,6 % dans le cas de l’intensité P1 et 72,7 % dans le cas de l’inégalité P2. Dans le milieu rural, par contre, la composante de distribution, proche de zéro, a une influence négligeable et n’exerce donc aucun effet compensatoire.

Le tableau 1-14, affichant les résultats de la décomposition de Kakwani pour les huit régions économiques de la Russie appelle plusieurs observations. En premier lieu, la composante de croissance agit dans le sens d’une augmentation de la pauvreté dans toutes les régions, exception faite du Caucase Nord, seule région à avoir bénéficié d’un taux de croissance positif. Parmi les sept autres régions, des situations très disparates prévalent. La composante de croissance varie ainsi de +7,11 pour Moscou et Saint-Pétersbourg à +19,04 pour la Sibérie Orientale. En second lieu, la composante d’inégalité confirme cette hétérogénéité géographique. En fait, les régions où l’accroissement de la pauvreté entre 1994 et 2000 a été le plus modéré sont celles où les changements dans la distribution ont exercé un effet compensateur significatif, à savoir la Sibérie Orientale, Moscou, Saint-Pétersbourg et le Nord Nord-Ouest. Cet effet de compensation est beaucoup plus faible en Sibérie de l’Ouest et dans le Centre. Enfin, dans certaines régions, la composante d’inégalité est positive, suggérant que les variations dans la distribution participent à une hausse de la pauvreté. A cet égard, la situation du Caucase Nord est tout à fait remarquable. Pourtant seule région a avoir connu un taux de croissance positif, la hausse de l’inégalité a plus que compensé l’effet favorable de cette croissance. Ainsi, en termes d’incidence P0, l’effet de croissance en valeur absolue ne représente que 14,8 % de l’effet d’inégalité. Il s’agit donc d’un processus de croissance appauvrissante : l’accroissement de l’inégalité est tel que les ménages les plus modestes ne parviennent pas à tirer profit de la croissance économique.



Conclusion :

Il existe un consensus pour affirmer que l’effondrement de l’URSS et la mise en place de la thérapie de choc en Russie a eu des effets sociaux désastreux dès 1992 [World Bank (1995), Milanovic (1998)]. Les organismes internationaux, au premier rang desquels le FMI, voyaient dans ces répercussions sociales les conséquences, inévitables à court terme, des ajustements inhérents au passage à l’économie de marché. Ce premier chapitre visait à prolonger l’analyse des conditions de vie en Russie, en s’intéressant à la période 1994-2000, à partir des enquêtes RLMS.

Dans un premier temps, l’analyse des dynamiques de la pauvreté monétaire révèle que la dégradation des conditions de vie des ménages Russes n’est pas seulement un phénomène de courte période. La pauvreté a fortement augmenté jusqu’en novembre 1998, quelques mois après le déclenchement de la crise financière, l’incidence atteignant un maximum de 27,5 %. Le retour d’un taux de croissance positif dès 1999, conséquence de la bonne gestion de la crise financière de 1998 par les autorités Russes, a favorisé le déclin de la pauvreté qui retrouve en 2000 son niveau de 1996. En termes de répartition, l’examen des profils de pauvreté selon différentes stratifications nous a permis de mettre en exergue les disparités spatiales et sectorielles de pauvreté, et de montrer que ces écarts se sont accentués sur l’ensemble de la période considérée. Nous avons en particulier insisté sur la fragilité des ménages ruraux, des ménages gérés par une femme et des retraités. L’analyse du rôle du marché du travail a par ailleurs révélé une tendance à la généralisation de la pauvreté. A titre d’illustration, en 2000, le fait d’occuper un emploi n’est plus une condition suffisante pour éviter la pauvreté.

Dans un second temps, l’estimation des élasticités de la pauvreté par rapport à la dépense et à l’inégalité, ainsi que la décomposition des variations de la pauvreté en effets de croissance et d’inégalité indiquent que la croissance, ou plutôt la récession, est le principal facteur explicatif de l’accroissement de la pauvreté, au niveau national tout au moins. L’inégalité a cependant exercé un effet compensateur. La baisse de l’inégalité intervenue entre 1994 et 2000 souligne le caractère pro-pauvres du processus de récession Russe, processus pro-pauvres dans le sens où les ménages les plus modestes s’en sont relativement mieux sortis que les plus riches. L’inégalité est également un facteur décisif dans l’explication des disparités spatiales et sectorielles de pauvreté. La diminution de l’inégalité en zones urbaines et sa stagnation en milieu rural permet d’expliquer le creusement des écarts de pauvreté entre ces deux milieux, au détriment des campagnes. Si le rôle des variations de l’inégalité semble clairement établi, les techniques développées ne permettent pas d’appréhender l’effet de l’inégalité initiale sur les évolutions de la pauvreté. Son rôle est pourtant décisif si l’on se réfère aux travaux de Ravallion (2001). En outre, dans la mesure où l’on raisonne à dépense constante ou à distribution inchangée, de telles méthodologies ne permettent pas de décrire l’influence des interactions entre la croissance et l’inégalité sur la pauvreté.

Au total, l’étude des dynamiques de pauvreté et d’inégalité, à partir de données transversales, nous a permis de dégager des tendances spécifiques à certains groupes, déterminés selon des critères géographiques, démographiques et socioéconomiques. Néanmoins, l’analyse des dynamiques de pauvreté au sens strict du terme exige de s’intéresser à la situation de chaque ménage, c'est-à-dire de pouvoir suivre le niveau de vie de chaque famille dans le temps et d’évaluer la durée et la chronicité de leur privation. Compte tenu de la structure de panel des enquêtes RLMS, il est possible de répondre à cet objectif à travers l’identification des formes de la pauvreté.














CHAPITRE 2
Dynamiques et formes de la pauvreté : pauvreté chronique et transitoire




















La pauvreté est fondamentalement un phénomène dynamique. Pourtant, la majorité des investigations relatives à la pauvreté se limitent à une analyse statique comparative, évaluant et comparant des profils en coupes instantanées ou, dans le meilleur des cas, à une analyse dynamique centrée sur des comparaisons temporelles de profils de pauvreté, comme cela a été fait dans le chapitre 1. De telles approches produisent des informations utiles concernant l’ampleur, l’évolution, mais également la distribution selon des critères géographiques et socioéconomiques, des trois dimensions de la pauvreté (incidence – intensité – inégalité). Cependant, elles ne prennent pas en considération la nature dynamique et continue de la pauvreté et supposent implicitement que les pauvres constituent un groupe homogène pourvu de caractéristiques communes et permanentes. Les ménages et les individus ont pourtant une histoire et un vécu ; leur niveau de vie évolue dans le temps de manière plus ou moins régulière et marquée. Ceci suggère que les trajectoires de bien-être des ménages sont distinctes et la prise en compte de la dimension temporelle dans l’analyse est indispensable afin de mettre à jour cette hétérogénéité. Une analyse des dynamiques sociales, au sens strict du terme, impose par conséquent d’introduire les notions de persistance et de chronicité de la pauvreté. Au niveau empirique, cela suppose l’utilisation de données de panel, c'est-à-dire d’observations répétées sur plusieurs ménages ou individus. Ainsi, du fait de la structure de panel des données RLMS, l’analyse des dynamiques de pauvreté en Russie peut être étoffée par l’étude des formes de pauvreté, en intégrant la distinction entre la pauvreté chronique et la pauvreté transitoire.

L’identification des formes de la pauvreté, qui n’est pas sans rappeler la distinction entre chômage de courte durée et chômage de longue durée, constitue un champ de recherche nouveau et présente un double intérêt. Elle doit permettre, dans un premier temps, de proposer des modèles explicatifs de la pauvreté plus réalistes à travers la prise en compte de l’hétérogénéité des pauvres. Elle vise, dans un second temps, à mieux spécifier le contenu des politiques de lutte contre la pauvreté. En effet, sur un plan empirique, il y a quasi-consensus pour affirmer que la pauvreté chronique trouve sa source dans des facteurs différents de ceux à l’origine de la pauvreté transitoire. Par conséquent, selon la forme de pauvreté ciblée, deux réponses distinctes pourront être envisagées selon que l’on cherche à réduire la pauvreté de court terme ou la pauvreté de long terme.

L’analyse des formes de la pauvreté développée dans ce chapitre suit une démarche en deux temps. Il convient, dans une première partie, de présenter les éléments conceptuels relatifs à l’identification des formes de pauvreté et de mettre en évidence, dans le cas de la Russie, l’importance relative de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. La seconde partie sera consacrée à l’étude des déterminants des deux formes de pauvreté, à la fois au niveau théorique et au niveau empirique par le biais d’une analyse économétrique. Il s’agit en particulier d’insister sur la spécificité des facteurs influençant chaque type de pauvreté.


PAUVRETE CHRONIQUE ET PAUVRETE TRANSITOIRE : DEFINITIONS ET MESURES

Une analyse approfondie de la pauvreté nécessite de s’inscrire dans une perspective dynamique, en intégrant plus particulièrement la distinction des formes de pauvreté. De manière générale, les pauvres chroniques sont les ménages pour qui l’émergence de la pauvreté est la plus difficile, c'est-à-dire les ménages qui subissent une privation persistante [Hulme et al. (2001)]. La notion de pauvreté chronique s’est développée parallèlement aux concepts de sous-classe et de culture de la pauvreté aux Etats-Unis, au cours des années 60. A cette période, la pauvreté était essentiellement traitée comme un phénomène de long terme, la plupart du temps transmis entre générations. A l’opposé, les pauvres transitoires alternent les phases de pauvreté et les phases de non pauvreté. Assimilant la pauvreté transitoire à la pauvreté stochastique, Morduch (1994) explique que les ménages tombent temporairement en situation de pauvreté car ils n’ont pas pu se protéger contre des chocs aléatoires (chocs climatiques, licenciement, etc.), influençant leur bien-être à la baisse. L’analyse empirique des formes de la pauvreté exige en premier lieu de présenter les éléments conceptuels et méthodologiques relatifs à l’identification de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. L’application de ces concepts permettra, en second lieu, d’étudier l’ampleur et la répartition socioéconomique et spatiale des formes de la pauvreté en Russie.

Concepts et méthodes

Il existe des méthodologies récentes permettant d’évaluer les formes de la pauvreté à partir d’enquêtes transversales. Néanmoins, compte tenu de la nature des données pour la Russie, il semble préférable de se focaliser sur les méthodes les plus courantes, reposant sur l’utilisation de données de panel. Dans une telle optique, trois approches permettent d’appréhender la dimension temporelle de la pauvreté à travers la distinction pauvreté chronique / pauvreté transitoire : l’approche de périodes, l’approche de composantes et une approche intermédiaire se proposant de concilier les deux premières méthodes [Yaqub (2000), Hulme et al. (2001)].

Approche de périodes et persistance de la pauvreté

Cette première approche se réfère au concept de durée de la pauvreté, et plus particulièrement aux notions de permanence et de persistance. Elle consiste à compter le nombre de périodes, c'est-à-dire le nombre de vagues du panel, que chaque ménage a passé en situation de pauvreté. On obtient alors la répartition des ménages selon la durée de la pauvreté. Le choix de la durée minimum de pauvreté à partir de laquelle un ménage peut être considéré comme pauvre persistant est pour le moins arbitraire. Traditionnellement, on parle de pauvreté persistante pour les ménages ayant passé cinq ans dans la précarité [Hulme et al. (2001), Hulme, Shepherd (2003)]. Mais tout dépend en fait de la durée couverte par le panel. En ce qui nous concerne, et dans la mesure où le panel s’étale sur seulement quatre périodes espacées de deux ans, nous avons décidé de considérer un ménage pauvre persistant s’il est en situation de pauvreté à chacune des périodes retenues. Il s’agit alors d’identifier trois catégories: (i) les ménages non pauvres à toutes les périodes (non pauvres) ; (ii) les ménages pauvres à toutes les périodes (pauvres chroniques ou persistants) ; (iii) les ménages pauvres à certaines dates (pauvres transitoires ou temporaires).

En dépit de sa simplicité et de son caractère intuitif, l’approche de périodes est un peu fruste et est entachée de plusieurs imperfections. Premièrement, elle est soumise à un effet de périodes. L’évaluation de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire est fortement corrélée au nombre de vagues dans le panel. Un ménage a en effet d’autant moins de chances d’être pauvre chronique que le nombre de périodes d’observations est élevé, toutes choses étant égales par ailleurs. En outre, lorsque le nombre de périodes est élevé, la catégorie des pauvres transitoires peut se révéler très hétérogène. Ainsi, si l’on dispose de quatre périodes dans le panel, la catégorie des pauvres transitoires regroupe à la fois les ménages pauvres une seule année et les ménages pauvres à trois reprises. A l’instar de Lokshin, Popkin (1999), il est possible de pallier ce défaut en scindant la catégorie des pauvres transitoires en plusieurs sous catégories telles que les pauvres occasionnels, les pauvres transitoires et les pauvres récurrents. Deuxièmement, les transitions de pauvreté, c’est-à-dire les mouvements d’entrées et sorties dans/de la pauvreté, ne sont pas définies de manière robuste. En effet, les ménages proches de la ligne de pauvreté sont susceptibles de changer de statut suite à une variation de faible amplitude de leur bien-être. Or, ce changement de statut statistique ne correspond pas dans la réalité à un changement significatif de leur situation. Troisièmement, l’approche de périodes est sujette à un problème de censure [Bane, Ellwood (1986)]. Le fait qu’un certain nombre de ménages soient pauvres à la fin de la période couverte par le panel est susceptible d’entraîner un biais. En effet, l’approche de périodes suppose que ces ménages quittent la pauvreté après la période d’étude, alors que rien ne nous permet de savoir ce qu’il se passe dans la réalité, à savoir si ces ménages sortent ou restent en situation de précarité. De manière symétrique, la date d’entrée dans la pauvreté pour les ménages pauvres la première année du panel est inconnue. Quatrièmement, l’approche de périodes ne prend pas en compte l’écart entre le bien-être et la ligne de pauvreté. Autrement dit, elle ignore l’intensité et l’inégalité de la pauvreté (P1 et P2). Cinquièmement, les données issues d’enquêtes ménages sont, la plupart du temps, collectées sur une base mensuelle. Entre deux vagues successives, le statut de pauvreté de chaque ménage a pu se modifier. Par conséquent, un ménage pauvre à la première période et pauvre à la seconde période n’est pas nécessairement en situation de pauvreté persistante.

Approche de composantes et chronicité de la pauvreté

Décomposition de la pauvreté en composantes de pauvreté chronique et de pauvreté transitoire

L’approche de composantes a pour ambition de dépasser l’approche de périodes et s’inscrit à cet égard dans une logique différente. L’objectif de cette approche n’est pas tant de classer les ménages en fonction du type de pauvreté auquel ils font face, que d’identifier pour chaque ménage pauvre la part relative de la pauvreté chronique et la part relative de la pauvreté transitoire, autrement dit de décomposer la pauvreté totale de chaque ménage pauvre en pauvreté chronique et transitoire. L’idée de départ est qu’il est possible, conformément à la théorie du revenu permanent de Friedman, de distinguer deux composantes dans le bien-être : le bien-être transitoire et le bien-être permanent. En d’autres termes, le bien-être courant d’un ménage présente des variations de court terme autour d’une tendance de long terme, le bien-être permanent, et que les déviations de ce niveau de longue période font suite à des modifications de l’environnement socioéconomique des ménages [Yaqub (2000)]. Ainsi, Ravallion (1988) définit le bien-être permanent comme le bien-être qui reste lorsque la variabilité intertemporelle a été éliminée, autrement dit, une fois lissées les variations de court terme.

La décomposition du bien-être en composantes permanente et transitoire est à la base de la distinction entre la pauvreté chronique et la pauvreté transitoire. La pauvreté chronique correspond à une situation où le bien-être de long terme est inférieur au seuil de pauvreté alors que la pauvreté transitoire mesure la contribution de la variabilité du bien-être dans le temps à la pauvreté totale. Il convient, afin de fixer les idées, de présenter quelques éléments de formalisation [Jalan, Ravallion (1996)].

Soit Pt l’indice de pauvreté de l’année t. Il s’agit d’une fonction du bien-être des différents ménages de la population étudiée (Yit). S’il y a n ménages, on a :

Pt = P (Y1t, Y2t, …, Ynt) (2-1)

Soit AP(T) un indice de pauvreté agrégée sur T périodes. En supposant que les pondérations sont égales pour chaque année, il s’agit de la moyenne temporelle des indices de pauvreté :

AP(T) =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  (2-2)

Soit AiT le bien-être permanent du ménage i sur l’ensemble de la période considérée. Il nous permet de définir la composante de pauvreté chronique PC(T) comme une fonction des niveaux de bien-être permanent des différents ménages :

PC(T) = P(A1T, A2T, …, AnT) (2-3)

La composante de pauvreté transitoire PT(T) est alors calculée comme un résidu.

PT(T) = AP(T) – PC(T) (2-4)

Cette part de la pauvreté est transitoire dans le sens où elle disparaît lorsque se produisent des transferts intertemporels de bien-être.

Estimation du bien être permanent

L’analyse de Rodgers, Rodgers (1993) s’inscrit au cœur de la théorie du revenu permanent de Friedman. Les deux auteurs définissent le revenu permanent comme le flux de revenu annuel égal au maximum de consommation soutenable à long terme que percevrait un ménage (ou un individu), compte tenu de ses flux de revenus annuels effectifs, au cours d’une période couvrant T années. L’idée qui sous-tend l’approche de Rodgers, Rodgers (1993) est que les ménages lissent la variabilité de leur consommation dans le temps en épargnant et/ou en empruntant. Si l’on suppose que le taux d’intérêt, noté r, est constant dans le temps et est identique pour le crédit et l’épargne, alors le maximum de consommation soutenable à long terme du ménage i, noté Ri*, est tel que :

 EMBED Equation.3  EMBED Equation.3  =  EMBED Equation.3  EMBED Equation.3  (2-5)

Autrement dit, le revenu permanent Ri* correspond au revenu constant que le ménage percevrait à chaque période et dont la somme actualisée est égale à la somme actualisée des flux de revenus Rit. Il est aisé de démontrer que lorsque l’on dispose de deux périodes le revenu permanent (ou le maximum de consommation soutenable à long terme) vaut :

Ri* =  EMBED Equation.3  (2-6)

Ainsi, si le taux d’intérêt est égal à 10 % et si les revenus des périodes 1 et 2 valent respectivement 20 et 100, le revenu permanent s’élève à 58,09. En vue d’étoffer leur analyse, Rodgers, Rodgers (1993) prennent également en compte la possibilité que le taux d’intérêt varie dans le temps et soit différent pour l’épargne et le crédit. Cet amendement méthodologique rend les choses beaucoup plus complexes d’un point de vue opérationnel. Aussi convient-il d’adopter une approche alternative.

Le cœur de l’hypothèse du revenu permanent de Friedman est que le revenu courant de chaque ménage se décompose en une composante permanente (RP) qui reflète les caractéristiques productives de ce ménage, et une composante transitoire (RT) captant l’influence de facteurs et de chocs externes. Compte tenu de la relation qui prévaut entre le revenu et les dépenses de consommation, cette décomposition est également applicable à la consommation (C = CP + CT). En d’autres termes, il existe une tendance de long terme du bien-être (que celui-ci soit mesuré par le revenu ou les dépenses de consommation), à partir de laquelle des déviations de court terme sont possibles. Dans une optique empirique, et si l’on appréhende le niveau de vie par les dépenses de consommation, une telle décomposition peut s exprimer sous la forme d un modèle de panel à effets fixes individuels, sans variables explicatives :

Yit = ±i + uit (2-7)

Où i = 1,& , N et t = 1,& , T. La variable dépendante Yit mesure le niveau de la dépense de consommation en équivalent adulte du ménage i à la période t. Le terme ±i est un effet spécifique à chaque ménage, invariable dans le temps, qui capte la composante permanente du bien-être. Le terme aléatoire uit représente la composante transitoire. Les déviations du bien-être permanent sont donc considérées comme aléatoires et inhérentes au terme de résidu uit. Si l’on suppose que les deux termes sont non corrélés et que uit suit une loi normale d’espérance nulle et de variance òu, alors l estimation de l équation (2-7) revient à mettre en Suvre une décomposition de la variance de Yit en variance intra-ménages et variance inter-ménages. Les effets fixes estimés représentent alors la moyenne intertemporelle de la dépense pour chaque ménage i et, conformément à Jalan, Ravallion (1996), donnent une première mesure du bien-être permanent. L’idée très intuitive de mesurer la composante permanente du bien-être par la moyenne intertemporelle de la dépense se justifie s’il existe des imperfections de marché qui entravent les transferts intertemporels de revenu et ralentissent la convergence de la consommation vers son niveau de long terme.

Le modèle (2-7) repose sur deux hypothèses fortes. Premièrement, on suppose que la composante transitoire d un ménage est indépendante de celle d un autre ménage, autrement dit qu il y a absence d autocorrélation interindividuelle [cov(uit, ujs)= 0, pour i `" j et t = s]. Cette hypothèse est problématique dans la mesure où un choc commun (climatique ou macroéconomique par exemple) influence simultanément la composante transitoire de plusieurs ménages. Deuxièmement, la composante transitoire d’une période est supposée non corrélée à la composante transitoire d’une autre période [cov(uit, ujs) = 0 pour i = j et t `" s]. En vue de corriger l éventuelle présence d autocorrélation intertemporelle, le terme aléatoire uit peut prendre la forme d un modèle autorégressif d ordre 1 : uit = Á ui, t-1 + wit. Le modèle (2-7) peut alors être reformulé comme suit :

Yit = ±i + Á µi, t-1 + wit (2-8)

Le coefficient d autocorrélation Á, supposé constant, mesure la corrélation de série entre les chocs aléatoires d une période à la suivante. Le terme wit est un choc accidentel d espérance nulle et de variance òw. L estimation des effets fixes à partir de l’équation (2-8) permet d’obtenir une deuxième mesure du bien-être permanent.

Finalement, le modèle initial (2-7) peut être généralisé par l’introduction de variables explicatives [Altonji, Doraszelski (2002)]. On retrouve alors l’expression standard d’un modèle à effets fixes individuels :

Yit = ² Xit + ±i + uit (2-9)

Les variables de contrôle inclues dans le modèle doivent être non liées au bien-être permanent. Il peut en particulier s agir de variables ayant trait à la composition démographique du ménage. Les effets fixes estimés mesurent alors la dépense permanente ajustée par les variables explicatives inclues dans le vecteur Xit. Le modèle (2-9) suit la même logique que l’approche de Lillard, Willis (1978), à la différence près que ces derniers raisonnent à partir d’un modèle à effets aléatoires de la forme Yit = ² Xit + vi + wit où vi la composante permanente est supposée aléatoire. Les éléments conceptuels relatifs aux modèles à effets fixes et à effets aléatoires sont présentés dans l annexe B.

Le choix d un indice de pauvreté

A ce stade de la présentation se pose le problème du choix d’un indice de pauvreté, l’objectif étant d’utiliser un indice additivement décomposable, afin de mettre en œuvre la décomposition exposée précédemment. Les indices de la classe FGT (les « trois ‘i’ de la pauvreté ») satisfont à cette propriété. Il est toutefois opportun de souligner les limites de l’incidence de la pauvreté P0 appliquée à cette décomposition [Rodgers, Rodgers (1993)]. Prenons un exemple simple. Soient trois individus (A, B, C) présentant les caractéristiques affichées dans le tableau 2-1. Supposons que le seuil de pauvreté est de 60. A la période 1 l’incidence de la pauvreté est de 0,67 et atteint 0,33 à la période 2. On en déduit donc la valeur de l’incidence de la pauvreté agrégée AP0(2) = 0,5. Les trois ménages ayant un niveau de bien-être permanent inférieur à la ligne de pauvreté, la pauvreté chronique s’élève à P0C(2) = 1. La composante de pauvreté transitoire présente donc une valeur négative P0T(2) = 0,5 – 1 = - 0,5. Ce résultat aberrant provient du fait que l’incidence de la pauvreté P0 ne respecte pas l’axiome de transfert. Il est admis, depuis les travaux de Sen (1976), que l’incidence et l’intensité de la pauvreté s’avèrent problématiques lorsqu’il y a des transferts de bien-être entre individus. C’est également valable dans le cas de transferts de bien-être intertemporels. Cet exemple justifie la position de Jalan, Ravallion (1996) préconisant l’utilisation de l’inégalité de la pauvreté P2 pour la mise en œuvre de la
décomposition de la pauvreté totale en composantes de pauvreté chronique et de pauvreté transitoire. L’indice de pauvreté Pt devient alors :

P2t =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  (2-10)

On en déduit l’expression de la composante de pauvreté chronique :

P2C(T) =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3  (2-11)

Avec p le nombre de ménages ayant un niveau de bien-être permanent inférieur au seuil de pauvreté.

Approche mixte

La mise en œuvre de la décomposition de la pauvreté totale en composantes chronique et transitoire peut nous permettre de prolonger et d’enrichir l’approche de périodes. Il s’agit d’identifier différentes catégories de ménages selon le nombre de périodes qu’ils ont passées en situation de pauvreté, conformément à l’approche de périodes, mais également selon la position de leur bien-être permanent par rapport à la ligne de pauvreté, conformément à l’approche de composantes. On s’intéresse donc, dans le cadre de cette approche, à la fois à la persistance et à la chronicité de la pauvreté. Jalan, Ravallion (1996) proposent ainsi de scinder la population en quatre catégories: (i) les pauvres chroniques persistants qui sont pauvres à toutes les périodes ; (ii) les pauvres chroniques non persistants qui ne sont pas pauvres à toutes les périodes mais dont le niveau de bien-être permanent est inférieur au seuil de pauvreté ; (iii) les pauvres transitoires qui connaissent occasionnellement des
Figure 2-1 : Formes de la pauvreté selon l’approche mixte.


  SHAPE \* MERGEFORMAT 

Ligne de pauvreté Bien être courant Bien être permanent
Source : d’après Hulme et al. (2001).

phases de pauvreté mais dont le bien-être de long terme est supérieur à la ligne de pauvreté ; (iv) les non pauvres. En fait, la méthodologie présentée ici identifie un groupe intermédiaire, les pauvres chroniques non persistants, qui, dans le cas de l’approche de périodes, étaient intégrés à la catégorie des pauvres transitoires. Les quatre profils sont synthétisés à la figure 2-1.

Pauvreté chronique et transitoire : évidence empirique

La première partie propose une brève revue des études empiriques relatives à l’identification des formes de la pauvreté dans les pays en développement et dans les pays en transition. La seconde partie recentre l’analyse sur la Russie, et vise, par le biais d’une analyse descriptive fondée sur les données de panel des enquêtes RLMS, à évaluer l’importance relative et la répartition socioéconomique de la pauvreté persistante / chronique et de la pauvreté temporaire / transitoire.

Revue de la littérature

L’identification des formes de la pauvreté pour les pays en développement et les pays en transition constitue un champ de recherche récent (milieu des années 90) et par conséquent peu investi, et ce d’autant plus qu’il reste très dépendant de la disponibilité de données de panel [Baulch, Hoddinott (2000)].

Précisons d’emblée que la mise en œuvre de l’approche de composantes, c’est-à-dire de la décomposition de l’inégalité de la pauvreté agrégée en composante de pauvreté chronique et composante de pauvreté transitoire reste encore très limitée. A notre connaissance, seules quatre études, dont les résultats sont répertoriés dans le tableau 2-2, appliquent cette décomposition, respectivement pour la Chine rurale, le Pakistan rural, l’Egypte et l’Argentine. C’est bien évidemment insuffisant pour pouvoir tirer des conclusions générales, d’autant plus que les résultats mis en exergue sont forts divergents. En Chine, la pauvreté chronique et la pauvreté transitoire représentent une proportion à peu près équivalente de la pauvreté totale. S’agissant du Pakistan rural, la part de la pauvreté transitoire est très nettement supérieure à celle de la pauvreté chronique (plus de 80 % contre moins de 20 %). La tendance est inverse dans le cas de l’Egypte et de l’Argentine, puisque la composante de pauvreté chronique est deux fois plus importante que la composante de pauvreté temporaire.

En fait, l’essentiel des investigations relatives aux formes de la pauvreté s’appuient sur l’approche de périodes. Les articles de Baulch, Hoddinott (2000) et de McKay, Lawson (2002) présentent un survey des différentes études appliquant cette méthodologie pour les pays en développement et les pays en transition. Le tableau 2-3 reprend et complète ces deux synthèses. Il convient avant tout de nuancer la portée d’un tel tableau comparatif. D’une part, les populations étudiées sont très hétérogènes, cette hétérogénéité se manifestant aussi bien dans le type de population couverte (nationale / urbaine / rurale) que dans la taille des échantillons. D’autre part, l’ensemble de ces études divergent selon la ligne de pauvreté, l’indicateur de bien-être, les éventuelles échelles d’équivalence et le nombre de périodes retenues. En conséquence, il semble difficile d’établir des lois empiriques qui auraient une vocation universelle. Par contre, ce tableau synthétique doit nous permettre de dégager quelques faits stylisés utiles à la compréhension des dynamiques de pauvreté.

En premier lieu, il apparaît que la pauvreté transitoire (ou temporaire) est sensiblement supérieure à la pauvreté chronique (ou persistante) dans tous les cas de figure, exception faite de la Côte d’Ivoire sur la période 1987-1988, du Pakistan rural, de Madagascar urbain et du Chili rural. Ainsi, en Afrique, la part de la pauvreté transitoire varie selon les pays de 20,2 % à 59,6 %. Cette tendance est encore davantage marquée dans les pays en transition, comme en atteste le cas de la Russie sur la période 1992-1993 : la part des pauvres transitoires dans la population atteindrait 87 % selon Lokshin, Popkin (1999). De toute évidence, ce constat suggère l’existence d’une importante mobilité en termes de bien-être et semble par là même remettre en cause l’idée, largement répandue jusqu’à récemment, selon laquelle la pauvreté est fondamentalement un phénomène de long terme. Néanmoins, et en deuxième lieu, la pauvreté chronique concerne dans la plupart des pays une proportion significative de la population. Les pauvres persistants représentent ainsi plus de 20 % de la population dans treize études sur trente et plus de 50 % dans trois études. Même si cette proportion reste modeste dans les pays en transition (moins de 10 %), elle n’est pas négligeable. En troisième lieu, l’amplitude de la pauvreté chronique est plus élevée dans les zones rurales par rapport aux zones urbaines. A titre d’illustration, citons le cas de l’Ouganda. La pauvreté chronique atteint 31,4 % dans les zones rurales pour seulement
Tableau 2-3 : Synthèse des études sur les formes de la pauvreté selon l’approche de périodes.
        AUTEURSPays / MilieuIndicateurNombrePériodeNonPauvresPauvresde bien-deouPau-vresTempo-rairesPersis-tantsêtrevaguesAnnées(%)(%)(%)         Afrique      Grootaert, Kanbur (1995)Côte d'IvoireDépense21985 et 198665,320,214,5Grootaert, Kanbur (1995)Côte d'IvoireDépense21986 et 198764,122,913,0Grootaert, Kanbur (1995)Côte d'IvoireDépense21987 et 198853,022,025,0Hoddinot, Owens, Kinsey (1998)Zimbabwe – RuralRevenu41992 - 199629,859,610,6Carter (1999)Afrique du Sud1Dépense21993 et 199845,831,522,7Dercon, Krishnan (2000)Ethiopie – RuralDépense21994 et 199545,130,124,8Kedir, McKay (2003)Ethiopie - UrbainDépense31994 - 199742,236,321,5Okidi, Mugambe (2002)OugandaDépense21992 et 199642,833,723,5Haddad, Ahmed (2002)EgypteDépense21997 et 199960,620,419,0Herrera, Goubaud (2003)Madagascar - UrbainRevenu31997 - 19999,126,064,9Wason, Hall (2004)Lesotho - RuralRevenu21993 et 200232,042,026,0         Asie      Gaiha, Deolalikar (1993)Inde - Rural semi arideRevenu91975-198412,465,821,8Jalan, Ravallion (1996)Chine – Rural2Dépense61985 - 199046,047,86,2Kurosaki (2002)Pakistan - RuralDépense21996 et 199910,426,463,2McCulloch, Baulch (2000)Pakistan - RuralRevenu51986 - 199142,055,03,0Reyes (2002)PhilippinesRevenu31997-199946,431,921,7Glewwe, Gragnolati, Zaman (2000)VietnamDépense21992 et 199739,132,228,7Skoufias, Suryahadi, Sumarto (2000)Indonésie - RuralDépense21997 et 199871,619,88,6Mc Culloch, Calandrino (2002)Chine – Rural Dépense51991 - 199556,038,25,8Jalan, Ravallion (1996)Chine – Rural2Dépense61985 - 199046,047,86,2Salehi-Isfahani (2003)IranDépense41992-199551,856,74,9         Amérique Latine      Scott (2000)Chili – RuralRevenu21967 et 198514,431,554,1Herrera (2001)PérouDépense31997-199943,235,321,5Herrera, Roubaud (2003)Pérou – UrbainRevenu31997 - 199951,835,213,0         Europe de l'Est       Asie CentraleMroz, Popkin (1995)RussieRevenu21992 et 199357,230,112,7Lokshin, Popkin (1999)RussieRevenu41992 - 19938,887,04,2Lokshin, Popkin (1999)RussieRevenu31994 - 199614,179,06,9Okrasa (1999)PologneDépense41993 - 199662,132,05,9Tesliuc, Pop (2000)RoumanieDépense31995 - 199763,629,96,5World Bank (2001)HongrieRevenu61992-199772,125,92,0        Notes : (1) Province du KwaZulu. (2) Province du Sichuan.
Source : d’après Baulch, Hoddinott (2000), et McKay, Lawson (2002).
12,4 % dans les villes [Okidi, Mugambe (2002)]. On observe un résultat identique en Egypte [Haddad, Ahmed (2002)]. Ceci semble corroborer l’idée très populaire selon laquelle la pauvreté et donc la pauvreté chronique sont essentiellement des phénomènes ruraux. Les zones urbaines, premières bénéficiaires de la croissance, seraient en revanche relativement épargnées par le risque de pauvreté de long terme. Il convient pourtant de souligner que la littérature consacrée à l’étude des formes de la pauvreté en zone urbaine est quasi-inexistante et qu’il s’avère par conséquent imprudent d’extrapoler et d’affirmer que la pauvreté chronique n’est pas un problème présent dans les villes [Amis (2002)]. L’exemple de Madagascar, seule étude consacrée entièrement aux zones urbaines, est d’ailleurs très révélateur si l’on considère que la part de pauvres persistants excède très sensiblement celle des pauvres temporaires.

Le Rapport sur la Pauvreté Chronique 2004-2005 propose une première tentative d’estimation de l’ampleur de la persistance de la pauvreté à l’échelle mondiale. La pauvreté chronique, associée à la pauvreté de longue durée, concerne les individus qui sont restés au moins cinq ans en situation de privation. Les estimations du rapport intègrent donc le cadre de l’approche de périodes. Le nombre de pauvres chroniques est déterminé en multipliant le nombre de personnes pauvres dans un pays, à un moment donné, par la probabilité que ces personnes restent pauvres pendant au moins cinq ans [McKay, Baulch (2004]. Pour évaluer le nombre de pauvres, d’une part, la population de chaque pays est multipliée par les ratios de pauvreté calculés par la Banque Mondiale, sur la base du seuil de pauvreté international de un dollar par jour. Les probabilités pour un individu de rester pauvre, d’autre part, sont dérivées des matrices de transition pour les pays disposant d’enquêtes de panel. Pour les autres, c’est la moyenne de la zone géographique d’appartenance qui est attribuée. Si cette dernière hypothèse est forte, la méthodologie employée est contestable à bien d’autres égards. En particulier, le problème de comparaison entre les enquêtes de panel, déjà évoqué précédemment, prend là toute son importance. Les estimations du rapport sont présentées dans le tableau A-3-1 en annexes. Elles indiquent que la pauvreté chronique est de grande ampleur et concerne les quatre zones géographiques retenues, à des degrés différents cependant. Les régions les plus touchées sont l’Asie du Sud et surtout l’Afrique Subsaharienne. La part des pauvres de longue durée dans cette dernière région serait comprise entre 30 % et 40 %, ce qui semble surestimer l’ampleur de la pauvreté chronique si l’on se réfère aux études individuelles reportées dans le tableau 2-3, où la part des pauvres persistants dans les pays africains n’excède pas 25 %, exception faite de Madagascar.

Persistance et chronicité de la pauvreté en Russie

Apports et limites des données de panel : le cas des données RLMS

L’analyse des formes de la pauvreté requiert l’utilisation de données de panel, c’est-à-dire d’observations répétées sur un ensemble de ménages, de manière à pouvoir suivre l’évolution du bien-être dans le temps. Cette double dimension des données de panel, avantage décisif par rapport aux séries temporelles et aux coupes instantanées, « permet de rendre compte simultanément de la dynamique des comportements et de leur éventuelle hétérogénéité » [Sevestre (2002), p. 3]. Ainsi, les enquêtes transversales répétées, où l’échantillon diffère d’une année à l’autre, peuvent renseigner sur l’évolution de la pauvreté pour des groupes particuliers, définis selon différents critères, mais ne fournit aucune information sur les mouvements d’entrées et sorties de la pauvreté et sur la durée de la pauvreté. Le recours aux données de panel permet donc d’obtenir un gain informationnel et constitue une base pertinente pour analyser les variations intertemporelles des conditions de vie. Peu d’échantillons de panel sont disponibles dans les pays en développement et les pays en transition, essentiellement en raison des difficultés pratiques et financières liées à la collecte de telles données [Baulch, Hoddinott (2000)]. Ces difficultés impliquent par ailleurs que lorsque des enquêtes de panel ont été menées, elles couvrent souvent des périodes courtes (deux vagues rapprochées dans le temps), des zones géographiques limitées (zones urbaines ou rurales, provinces, etc.) et/ou concernent un nombre très restreint de ménages.

Les données de la deuxième phase des enquêtes RLMS présentent une structure de panel, mais ne constituent pas un panel pur dans la mesure où, pour des raisons diverses, un certain nombre de ménages n’a pas pu être interviewé à toutes les vagues. Certaines familles ont déménagé entre deux enquêtes ; d’autres n’existent plus (suite à une séparation ou un décès par exemple) ; enfin, certaines ont pu refuser de coopérer une fois de plus. Dans chacun de ces cas, on est présence d’une observation non renseignée.

Le choix a été fait ici de cylindrer l’échantillon de panel en conservant uniquement les ménages interviewés à chaque période, pour au final disposer d’observations sur 2088 ménages, présents aux quatre vagues. Les taux d’usure entre les échantillons initiaux et l’échantillon de panel présentent par conséquent des valeurs élevées, supérieures à 40 % [Tableau 2-4]. Ceci pose un évident problème de représentativité. Si on les laisse de côté, les données manquantes (ou observations non renseignées) peuvent être à l’origine d’un biais de sélection. « Si les individus présents dans l’échantillon ont un comportement qui diffère systématiquement de celui des individus absents, il est bien évident que les estimations obtenues ne pourront prétendre à la représentativité des comportements dans la population » [Sevestre (2002), p. 9]. Autrement dit, on parle de biais de sélection lorsque les raisons pour avoir quitté l’échantillon de panel sont corrélées à la variable d’intérêt. Le tableau 2-4 affiche les valeurs de l’incidence de la pauvreté P0 selon différentes stratifications, pour les quatre échantillons complets (rounds) et l’échantillon de panel. La comparaison panel / rounds révèle d’importantes disparités. Premièrement, au niveau de l’ensemble de l’économie, les différences d’incidence atteignent plus de un point de pourcentage. Si l’on s’intéresse à l’année 2000, l’incidence calculée à partir de l’ensemble de l’échantillon est inférieure de près de 2,5 points à l’incidence évaluée à partir du panel. En d’autres termes, les ménages interviewés en 2000, non inclus dans le panel, tendent à être des ménages plus riches que la moyenne. Ce résultat est confirmé par une comparaison des dépenses moyennes. Indépendamment de l’année, les dépenses moyennes estimées à partir de l’ensemble de l’échantillon excèdent sensiblement les dépenses évaluées sur la base du panel cylindré. Deuxièmement, de tels écarts dans l’ampleur de la pauvreté apparaissent également dans la répartition géographique de la population. Le tableau A-2-2, reporté en
Tableau 2-4 : Statistiques descriptives (incidence de la pauvreté et indice de Gini) pour l’échantillon de panel et les échantillons individuels. Russie 1994-2000.
            1994199619982000Round VPanelRound VIIPanelRound VIIIPanelRound IXPanel            Incidence de la pauvreté P01Ensemble0,14400,13040,23080,24170,27560,28660,22310,2505MilieuUrbain0,13940,12930,20270,22090,26850,29350,20350,2343Rural0,15830,13270,30900,28690,29500,28660,27500,2859Localisation géographiqueMoscou - Saint Pétersbourg0,09450,08720,07360,05710,13630,10480,12620,1534Nord et Nord Ouest0,09900,12770,16410,19140,23350,24070,17690,1837Centre0,15060,12980,23530,23770,31280,31600,21640,2349Bassin de la Volga0,21120,15860,30080,28290,34440,31350,28570,3138Caucase Nord0,13970,12270,23110,24460,22790,23810,19500,2308Oural0,15570,13210,28150,25760,34450,37180,25410,2682Sibérie de l'Ouest0,12200,11970,24980,28790,26150,29030,22570,2723Sibérie de l'Est0,10040,10070,16710,17790,15590,15870,18490,1860Statut du chef de ménagesur le marché du travailPluriactif0,05070,04670,08490,10620,17220,14730,09340,1294Mono-actif formel0,09280,09060,17540,19860,20410,21920,14620,1660Mono-actif informel0,13040,14480,23590,27570,32240,33680,27500,3256Inactif0,25620,21960,32250,31240,36460,36760,34140,3550Indice de Gini0,47990,45930,47700,44980,49150,44470,46310,4448            Nombre de ménages37632088356020883622208837772088Taux d'usure244,5 %41,4 %42,3 %44,7 %            Notes : (1) Rapport du nombre de ménages pauvres à l’ensemble des ménages. (2) Le taux d’usure est le rapport de l’écart entre la taille de l’échantillon individuel et de l’échantillon de panel à la taille de l’échantillon individuel.
Source : valeurs calculées à partir des bases de données des enquêtes RLMS : rounds V, VII, VIII, IX et panel cylindré.

annexes, présente la répartition des ménages en fonction du milieu et des régions socioéconomiques. Il apparaît que la part des ménages urbains est plus importante dans les échantillons initiaux que dans le panel, et indique par là même que les ménages qui ne sont pas pris en considération dans le panel tendent à être des ménages urbains. Troisièmement, l’examen des valeurs de l’indice de Gini montre que la distribution de la dépense est nettement moins inégalitaire dans l’échantillon de panel. Ainsi, en 1998, l’écart en termes d’indice de Gini est de plus de 4,5 points. En définitive, du fait de l’usure importante, notre panel peut difficilement prétendre à la représentativité. Les méthodes pour traiter les panels non cylindrés se développent et pourraient permettre d’éviter la présence d’un biais de sélection [Sevestre (2002)]. Cependant, l’analyse de la durée de la pauvreté exigeant de se focaliser sur les ménages pour lesquels on observe le bien-être sur une période relativement longue, l’exclusion des données manquantes apparaît comme la démarche la plus pertinente, même si elle est synonyme d’une perte de représentativité.

La pauvreté en Russie, un phénomène de court terme

Les tableaux 2-5-a, 2-5-b et 2-5-c présentent respectivement les résultats des estimations pour les approches de périodes, de composantes et mixte. Le tableau A-2-4 reporté en annexes présente par ailleurs la répartition des ménages en fonction de la durée de la pauvreté. Concernant l’approche de composantes et l’approche mixte, trois estimations du bien-être permanent sont retenues. A l’instar de Jalan, Ravallion (1996), la première mesure est la moyenne intertemporelle de la dépense [Méthode I]. La deuxième estimation est dérivée du modèle à effets fixes sans variables explicatives pour lequel les erreurs sont supposées prendre la forme d’un processus autorégressif d’ordre 1 [Méthode II]. La troisième estimation repose sur le modèle à effets fixes individuels plus général [Equation (2-9)], contrôlé par la composition démographique du ménage [Méthode III]. Les valeurs moyennes de la dépense permanente estimées selon ces trois méthodologies, ainsi que la moyenne des dépenses annuelles sont reportées en annexes dans le tableau A-2-3.

A l’échelle nationale, la pauvreté s’apparente principalement à un phénomène transitoire. Dans le cas de l’approche de périodes, en premier lieu, la pauvreté chronique est très faible, puisque seuls 3,3 % des ménages sont en situation de pauvreté persistante contre 46,9 % en situation de pauvreté temporaire. Il est possible de corriger ces estimations en tenant compte de leur sensibilité à la ligne de pauvreté. En effet, la catégorie des pauvres transitoires regroupe des situations très diverses. D’une part, les ménages pauvres une seule année se rapprochent de la situation des non pauvres, dans le sens où ils peuvent être passés
Tableau 2-5-a : Formes de la pauvreté. Approche de périodes. Russie 1994-2000.
         Non pauvresPauvres temporairesPauvres persistants Effectifs% Effectifs% Effectifs%         Approche de périodes103949,898046,9693,3Approche de périodes ajustée1114754,985340,9884,2         Notes : (1) Ajustement selon la méthodologie de Bane, Ellwood (1986).
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.


Tableau 2-5-b : Formes de la pauvreté. Approche de composantes. Russie 1994-2000.
      Méthode d'estimationPauvreté PauvretéPauvretéPart pauvretéPart pauvretédu bien-être permanenttotaletransitoirechroniquetransitoirechronique(%)(%)      Méthode IMoyenne intertemporelle de la dépense14,503,401,1075,624,4Méthode IIModèle à effets fixes sans variables explicatives corrigé de l'autocorrélation24,502,422,0853,846,2Méthode IIIModèle à effets fixes contrôlé par la composition démographique34,503,980,5288,411,6      Notes : (1) D’après l’équation 2-7. (2) D’après l’équation 2-8. (3) D’après l’équation 2-9.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.


Tableau 2-5-c : Formes de la pauvreté. Approche mixte. Russie 1994-2000.
     Méthode d'estimationNon Pauvres Pauvres Pauvres du bien-être permanentpauvrestransitoireschroniqueschroniquesnon persistantspersistants(%)(%)(%)(%)         Méthode IMoyenne intertemporelle de la dépense149,837,99,03,3Méthode IIModèle à effets fixes sans variables explicatives corrigé de l'autocorrélation249,831,715,33,3Méthode IIIModèle à effets fixes contôlé par la composition démographique349,845,43,23,3     Notes : (1) D’après l’équation 2-7. (2) D’après l’équation 2-8. (3) D’après l’équation 2-9.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.
en dessous de la ligne de pauvreté tout en restant proche de ce seuil. Si durant cette période de pauvreté la dépense en équivalent adulte de ces ménages est supérieure à 90 % de la ligne de pauvreté, nous les considèrerons comme jamais pauvres. De manière symétrique, les ménages pauvres trois années sont à la limite de la catégorie des pauvres chroniques. Si l’année où ils quittent la pauvreté leur dépense en équivalent adulte est inférieure à 110 % du seuil de pauvreté, nous les considèrerons comme pauvres persistants. Cet ajustement de l’approche de périodes ne modifie que légèrement les résultats, les pauvres persistants, temporaires et les non pauvres représentant respectivement 4,2 %, 40,9 % et 54,9 % de la population. Si l’on se réfère plus généralement à la durée de la pauvreté, il apparaît que la proportion de ménages décroît avec la durée de la pauvreté [Tableau A-2-4].

La décomposition de la pauvreté totale selon l’approche de composantes, en deuxième lieu, révèle une tendance similaire à l’approche de périodes. La part de la pauvreté transitoire est supérieure à celle de la pauvreté chronique, quelle que soit la mesure du bien-être permanent retenue. Ainsi, lorsque ce dernier est estimé par la moyenne intertemporelle de la dépense (Méthode I), la pauvreté transitoire et la pauvreté chronique représentent respectivement trois quarts et un quart de la pauvreté totale. Les résultats sont néanmoins étroitement liés à la méthode d’estimation. La répartition entre les deux formes de pauvreté est quasi-équilibrée lorsque la mesure du bien-être permanent est corrigé de l’autocorrélation intertemporelle (Méthode II), alors qu’elle est à l’opposé particulièrement déséquilibrée lorsque la dépense permanente est ajustée par la composition démographique (Méthode III).

En troisième lieu, dans le même ordre d’idée, la répartition des ménages selon l’approche mixte est très sensible à la mesure du bien-être permanent adoptée. Selon la méthode, la proportion de ménages pauvres chroniques (persistants ou non) s’étale entre 6,5 % et 18,6 %. En revanche, dans tous les cas de figure, la part des pauvres transitoires est nettement supérieure à celle des pauvres chroniques. A titre d’illustration, dans le cas de la méthode II, là où l’écart est le moins prononcé, les ménages en situation de pauvreté transitoire et de pauvreté chronique représentent respectivement 31,7 % et 18,6 % de la population.

En définitive, quelle que soit l’approche adoptée, les résultats corroborent l’idée selon laquelle la pauvreté est fondamentalement un phénomène de court terme [Lokshin, Popkin (1999), World Bank (1999a)]. Une telle situation ne saurait être dissociée du contexte économique propre à la Russie. La pauvreté n’est pas un phénomène de long terme qui aurait été hérité du régime soviétique et transmis entre générations. Elle est davantage la conséquence de chocs négatifs sur le bien-être, inhérents au processus de réformes : inflation, perte d’un emploi, arriérés de salaires, etc. Il convient néanmoins de ne pas négliger la part des ménages en situation de privation persistante. Compte tenu de la longueur de la période d’étude (6 ans), la présence de pauvreté chronique, aussi minime soit-elle, semble suggérer l’existence d’une trappe à pauvreté regroupant les ménages enfermés dans une situation de pauvreté de long terme.

Analyse structurelle des formes de la pauvreté

Les estimations concernant la répartition des formes de la pauvreté selon le milieu, la localisation géographique, le statut du chef de ménage sur le marché du travail, le genre et la composition démographique sont reportés dans le tableau 2-6 pour l’approche de périodes et l’approche synthétique et dans le tableau 2-7 pour l’approche de composantes. Les stratifications retenues sont celles de 1994, première vague du panel. L’interprétation de ces résultats appelle cinq groupes de commentaires.

Premièrement, l’analyse des formes de la pauvreté selon le milieu révèle que la pauvreté chronique est plus importante dans les zones urbaines que dans les zones rurales, même si l’écart constaté est faible. Ainsi, si l’on se réfère à l’approche de périodes, la part des ménages en situation de pauvreté persistante atteint 3,4 % dans les zones urbaines pour seulement 3,2 % en zones rurales. D’après l’approche de composantes, la pauvreté chronique urbaine est supérieure à la pauvreté chronique rurale tant en niveau qu’en part relative. Ainsi, la pauvreté chronique représente 27,8 % de la pauvreté totale en milieu urbain pour seulement 18,7 % en milieu rural. Néanmoins, la mise en œuvre d’un test de différence de moyennes indique que cet écart n’est pas significatif. Les estimations selon l’approche mixte s’écartent de cette logique, mais globalement, rien ne permet d’affirmer que la pauvreté chronique
Tableau 2-6 : Formes de la pauvreté (pauvreté chronique et pauvreté transitoire) selon le milieu, la localisation géographique, le statut sur le marché du travail, le type d’emploi primaire du chef de ménage, le genre et la composition démographique. Approches de périodes et approche mixte. Russie 1994-2000.
         Approche de périodesApproche mixte1JamaisParfoisToujoursNonPauvresPauvres Pauvres pauvrespauvrespauvrespauvrestransitoireschroniqueschroniques(%)(%)(%)(%)(%)non persistantspersistants       (%)(%)         Ensemble49,846,93,349,837,99,03,3MilieuUrbain52,444,23,452,535,58,63,4Métropoles50,047,03,050,138,68,33,0Autres zones urbaines52,743,93,452,735,28,63,4Rural43,8533,243,843,19,93,2Localisation géographiqueMoscou - Saint Pétersbourg76,122,81,176,120,72,21,1Nord et Nord Ouest58,239,02,858,234,05,02,8Centre51,245,03,851,236,18,83,8Bassin de la Volga40,155,04,940,142,812,24,9Caucase Nord51,047,02,051,039,57,52,0Oural45,651,43,045,639,911,53,0Sibérie de l'Ouest45,750,63,745,741,69,13,7Sibérie de l'Est63,635,11,363,630,54,61,3Statut du chef de ménagesur le marché du travailPluriactivité65,133,71,265,132,61,21,2Mono-activité formel56,641,81,656,635,26,61,6Mono-activité informel52,745,51,852,729,116,41,8Inactivité33,259,77,133,245,014,77,1Type d'emploi primairedu chef de ménageCadres et professions supérieures75,923,30,875,921,51,70,8Professions intermédiaires69,128,82,169,126,82,12,1Employés et ouvriers qualifiés54,944,11,054,938,15,91,0Employés et ouvriers non qualifiés39,159,51,439,146,413,01,4Artisans, agriculteurs53,943,62,553,936,86,92,5Inactifs35,458,36,335,443,614,76,3Chômeurs32,059,88,232,044,215,68,2Genre du chef de ménageHomme 52,844,92,352,831,613,32,3Femme38,854,46,838,832,022,46,8Composition démographiqueCélibataires adultes43,151,75,243,136,215,55,2Célibataires retraités31,358,610,131,239,219,410,1Couples adultes50,047,32,750,040,56,82,7Couples retraités39,157,13,839,148,78,43,8Famille nucléaire55,742,41,955,736,46,01,9Famille monoparentale47,8502,247,835,614,42,2Famille élargie56,641,32,156,633,47,92,1         Notes : (1) Bien-être permanent estimé par la moyenne temporelle de l’indicateur de dépense (Méthode I).
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

Tableau 2-7 : Formes de la pauvreté (pauvreté chronique et pauvreté transitoire) selon le milieu, la localisation géographique, le statut sur le marché du travail, le type d’emploi primaire du chef de ménage, le genre et la composition démographique. Approches de composantes1. Russie 1994-2000.
      PauvretéPauvretéPauvretéPart pauvretéPart pauvretétotaletransitoirechroniquetransitoirechronique(%)(%)      Ensemble4,503,401,1075,624,4MilieuUrbain4,243,061,1872,227,8Métropoles4,483,810,6785,015,0Autres zones urbaines4,212,991,2271,029,0Rural5,084,130,9581,318,7Localisation géographiqueMoscou - Saint Pétersbourg1,651,310,3479,420,6Nord et Nord Ouest2,842,150,6975,724,3Centre4,173,071,1073,626,4Bassin de la Volga5,664,091,5772,327,7Caucase Nord4,263,450,8181,019,0Oural5,093,681,4172,327,7Sibérie de l'Ouest5,114,140,9781,019,0Sibérie de l'Est3,512,960,5584,315,7Statut du chef de ménagesur le marché du travailPluriactivité2,131,620,5176,024,0Mono-activité formel3,362,750,6181,818,2Mono-activité informel5,073,971,1078,321,7Inactivité7,054,932,1269,930,1Type d'emploi primairedu chef de ménageCadres et professions supérieures1,221,090,1389,310,7Professions intermédiaires2,241,620,6272,327,7Employés et ouvriers qualifiés2,982,600,3887,212,8Employés et ouvriers non qualifiés5,144,350,7984,615,4Artisans, agriculteurs4,193,151,0475,224,8Inactifs6,654,691,9670,529,5Chômeurs7,905,552,3570,329,7Genre du chef de ménageHomme 3,712,930,7878,921,1Femme7,335,092,2469,430,6Composition démographiqueCélibataires adultes8,416,332,0875,324,7Célibataires retraités8,855,563,2962,837,2Couples adultes4,613,511,1176,123,9Couples retraités4,643,780,8681,518,5Famille nucléaire3,162,570,6081,318,7Famille monoparentale5,144,240,9082,517,5Famille élargie3,412,670,7478,321,7      Notes : (1) Bien-être permanent estimé par la moyenne temporelle de l’indicateur de dépenses (Méthode I).
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

n’est pas présente dans les villes et qu’elle concernerait uniquement les campagnes. Si l’on prolonge l’analyse, il semble que l’importance de la pauvreté chronique en milieu urbain par rapport au milieu rural est essentiellement imputable à la situation dans les petites agglomérations. En effet, les ménages résidant dans les plus grandes villes semblent relativement à l’abri du risque de pauvreté chronique. Ainsi, si l’on se réfère à l’approche de périodes, les ménages pauvres persistants représentent respectivement 3 % et 3,4 % dans les métropoles et dans les autres zones urbaines. La fragilité sociale des petites villes s’explique vraisemblablement pas l’effet dévastateur des fermetures d’usines issues du complexe militaro-industriel, qui centralisaient par le passé l’essentiel des activités de ces villes.

Il convient, deuxièmement, d’identifier la répartition régionale des formes de pauvreté. Même si les résultats entre les deux approches sont parfois contradictoires, il apparaît globalement que le risque de pauvreté chronique est plus élevé dans les régions où la pauvreté totale est la plus importante, à savoir l’Oural, le Bassin de la Volga, le Centre et, dans une moindre mesure, la Sibérie de l’Ouest. Ces régions, rappelons-le, sont celles qui ont subi d’importantes restructurations industrielles. Selon l’approche de périodes, par exemple, les ménages en situation de pauvreté persistante atteignent une proportion de 4,9 %, 3,8 % et 3,7 %, respectivement, dans le Bassin de la Volga, le Centre et la Sibérie de l’Ouest. Si l’on se réfère à l’approche de composantes, la part de la pauvreté chronique atteint 27,7 % dans le Bassin de la Volga et dans l’Oural. A l’opposé, les habitants de Moscou, Saint-Pétersbourg, du Nord Ouest et de la Sibérie de l’Est semblent plutôt épargnés par la pauvreté de long terme. Au sujet de la pauvreté transitoire, on remarquera qu’elle représente une part de la pauvreté totale importante (plus de 80 %) en Sibérie et dans le Caucase Nord, l’importance de la pauvreté transitoire dans cette dernière région étant probablement imputable aux effets déstabilisateurs des deux guerres de Tchétchénie.

Troisièmement, l’analyse des formes de la pauvreté selon le statut économique du chef de ménage permet de tirer deux enseignements. En premier lieu, les ménages dont le chef est actif semblent peu soumis au risque de pauvreté chronique. Cette tendance est très nette dans le cas de l’approche de périodes appliquée au statut sur le marché du travail. Moins de 2 % des ménages dont le chef est pluri-actif, mono-actif formel ou mono-actif informel sont en situation de pauvreté de long terme. En termes de catégories socioprofessionnels, l’exemple des employés et ouvriers non qualifiés est très significatif. Même si pour cette catégorie la pauvreté totale atteint un niveau élevé, la pauvreté chronique reste modérée. Selon l’approche de composantes, cette dernière représenterait moins de 16 % de la pauvreté totale. Par conséquent, le fait d’occuper un emploi, même s’il ne protège pas de la pauvreté, permet d’atténuer le risque de pauvreté chronique. La situation des ménages dont le chef occupe un emploi intermédiaire s’écarte un peu de cette logique. En effet, cette catégorie, pourtant relativement épargnée par la pauvreté, présente une part de pauvreté chronique supérieure à la moyenne (27,7 %), même si en termes absolus la composante de pauvreté chronique reste modérée. En second lieu, les ménages ayant à leur tête un inactif ou un chômeur sont sévèrement touchés. La proportion de ménages en situation de pauvreté permanente pour ces deux catégories s’élève respectivement à 6 et 8 %, alors que la part de la pauvreté chronique dans la pauvreté totale atteint près de 30 % dans les deux cas. De la même manière, la relation entre le taux de chômage moyen des ménages et les formes de pauvreté est très révélatrice. Si l’on se réfère au tableau A-2-5 reporté en annexes, on constate que le taux de chômage croît avec la durée de la pauvreté, et ce quel que soit le milieu de résidence. L’inactivité et le chômage sont donc deux déterminants importants associés au risque de pauvreté chronique.

Quatrièmement, les disparités en termes de genre sont particulièrement saillantes, au détriment des femmes. Près de 7 % des ménages gérés par une femme sont pauvres persistants contre seulement 2,3 % pour les ménages dont le chef est un homme. Selon l’approche mixte, la pauvreté chronique, qu’elle soit persistante ou non, atteint 22,6 % pour les ménages féminins. Enfin, la décomposition de la pauvreté totale selon l’approche de composantes indique, qu’en moyenne, la part de la pauvreté chronique atteint respectivement 30,6 % et 21 % parmi les ménages gérés par une femme et par un homme.

Cinquièmement, si l’on se réfère à l’influence de la composition démographique des ménages, il apparaît que les ménages les plus soumis au risque de pauvreté de long terme sont les célibataires retraités. Selon l’approche de périodes, ils sont plus de 10 % en situation de pauvreté persistante. L’approche de composantes et l’approche synthétique confirment cette tendance. A un degré moindre, mais toujours élevé, on trouve les célibataires adultes et les couples de retraités. Ils sont respectivement 5,2 % et 3,8 % en situation de pauvreté permanente. L’approche de composantes met également à jour la situation difficile des couples d’adultes pour lesquels la part de pauvreté chronique s’élève à près de 24 %. Les familles plus nombreuses (nucléaires et élargies), en revanche, semblent relativement épargnées par la pauvreté chronique, suggérant que la taille des ménages est négativement corrélée avec le risque de pauvreté durable. Ceci est confirmé par le tableau A-2-6 présenté en annexes. Par contre, le rapport entre le nombre d’inactifs et la taille du ménage joue un rôle central. En effet, le ratio de dépendance moyen parmi les ménages pauvres persistants s’élève à 0,72 alors qu’il atteint seulement 0,47 parmi les ménages n’ayant jamais été pauvres. Comme pour la pauvreté totale, cet écart est imputable à la part importante des ménages de retraités parmi les pauvres de long terme.


Ces premiers résultats indiquent qu’en Russie, la pauvreté est essentiellement un phénomène temporaire et confirment les résultats plus généraux concernant les pays en développement et les pays en transition. La mise en œuvre d’une analyse de statistique descriptive a permis de dégager quelques traits caractéristiques relatifs aux formes de la pauvreté en Russie. Nos investigations indiquent notamment que le risque de pauvreté chronique ne concerne que des ménages bien particuliers, tels que les ménages de retraités, les ménages gérés par une femme ou les ménages ayant un chef inactif à leur tête. L’analyse descriptive a également révélé que la pauvreté chronique n’était pas moins présente dans les villes que dans les zones rurales. En dépit de l’intérêt de telles observations, un examen plus approfondi des formes de la pauvreté et de leurs déterminants exige de recourir à une analyse économétrique.


LES DETERMINANTS DE LA PAUVRETE CHRONIQUE ET DE LA PAUVRETE TRANSITOIRE

L’étude des déterminants de la pauvreté de long terme et de la pauvreté de court terme revêt une importance toute particulière en termes de politiques économiques et sociales. Si les déterminants des deux formes de pauvreté sont communs, alors la mise en œuvre de politiques de lutte contre la pauvreté différenciées n’a pas lieu d’être. Si, en revanche, les facteurs explicatifs des deux types de pauvreté diffèrent sensiblement, la réponse à apporter est distincte selon que l’on cherche à réduire la pauvreté chronique ou la pauvreté transitoire. En tout cas, l’identification des facteurs explicatifs des formes de pauvreté est essentielle, dans la mesure où ces derniers constituent autant de leviers sur lesquels les autorités sont susceptibles d’agir. L’objet de cette deuxième partie est donc de mener une investigation économétrique visant à mettre en exergue les facteurs associés à chaque forme de pauvreté. Il convient, en premier lieu, de présenter quelques éléments théoriques relatifs aux causes de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. La vérification empirique de ces éléments exige en second lieu de spécifier un cadre économétrique adapté. Enfin, la mise en œuvre de ces techniques économétriques nous permet de mettre en évidence quelques faits stylisés relatifs aux déterminants des deux formes de pauvreté en Russie.

Causes de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire : quelques éléments d’interprétation théoriques

Ce paragraphe, préalable à notre analyse empirique, propose quelques éléments relatifs aux causes de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. Il s’agit de présenter un cadre théorique général, mettant en exergue la spécificité de chacune des deux formes de pauvreté.

Pauvreté chronique et dotations en actifs

L’analyse de la persistance de la pauvreté fait nécessairement référence au concept de trappe à pauvreté. Une trappe à pauvreté regroupe les ménages qui sont tombés facilement dans la pauvreté, mais qui ont des difficultés pour en sortir. Il existerait un seuil de richesse que les individus en situation de privation chronique auraient dû mal à franchir, et de part et d’autre duquel prévaudraient des trajectoires d’accumulation différentes. Au dessus, la croissance tire les individus vers un état stable de haute productivité, alors qu’en dessous, ces derniers tendent vers un état de subsistance, marqué par une faible productivité [Barrett, McPeak (2003)]. Les pauvres persistants font par conséquent face à une mobilité économique limitée et à un manque structurel d’opportunités, ces facteurs expliquant que la croissance n’ait qu’un impact limité sur leur bien-être. Une analyse plus détaillée exige de prendre en compte des arguments d’équité et d’efficience. Ainsi, selon que l’on se réfère à l’un ou l’autre de ces deux concepts, deux interprétations distinctes de la persistance de la pauvreté pourront être envisagées.

Une première interprétation, basée sur le concept d’équité, met en relation la pauvreté chronique à la notion d’exclusion sociale. L’apparition du concept d’exclusion sociale remonte aux années 70 et aux travaux du français Paul Lenoir. Dans son acceptation originelle, il se rapportait aux « cas sociaux » qui ne bénéficiaient d’aucune protection sociale. Par la suite, le concept a été repris et approfondi dans deux directions [Gore (1995)]. Dans un premier temps, au cours des années 80, face au développement du chômage de longue durée et de l’instabilité familiale en France, l’exclusion prend une autre signification en se référant davantage à un processus de désintégration sociale. On parle alors d’exclusion lorsqu’il y a rupture progressive entre un individu et la société à laquelle il appartient. Dans un second temps, à partir de la fin des années 80, la Commission Européenne et les pays anglo-saxons adoptent une vision différente, en interprétant l’exclusion sociale en termes d’accès des citoyens à un certain nombre de droits sociaux. Dans cette acceptation, l’exclusion se rapproche d’une vision multidimensionnelle de la pauvreté. En fait, l’exclusion sociale est un concept très large, renvoyant à la fois aux aspects sociaux, économiques, culturels et politiques de la privation et de la marginalisation, et nécessite à cet égard une définition plus générale. Si l’on se réfère à la définition de Bird et al. (2002), on parle d’exclusion sociale lorsqu’il y a : (i) rupture d’un lien social entre un individu et la société ; (ii) exclusion du domaine des droits et obligations qui caractérisent la citoyenneté ; (iii) discrimination qui prive les individus d’une pleine participation à l’échange et à l’interaction sociale ; (iv) des monopoles d’accès exercés par des groupes d’influence. D’après cette définition large, l’exclusion sociale est un concept à la fois englobant et dynamique : (i) englobant parce que l’exclusion sociale renvoie à une vision multidimensionnelle de la privation et que la pauvreté monétaire n’est qu’une forme particulière d’exclusion ; (ii) dynamique puisque l’accent est mis sur les processus d’appauvrissement, c'est-à-dire sur les diverses manières d’entrer, de sortir ou de rester dans la pauvreté. Une telle analyse peut aider à expliquer la notion de persistance de la pauvreté. L’idée sous-jacente est que la privation chronique serait la conséquence d’un manque structurel de ressources, d’opportunités, d’information et de réseaux lié à une combinaison d’actifs défavorable ou à l’existence de discriminations [Bourguignon (1999), Bird et al. (2002)] ; les ménages socialement exclus n’auraient pas les mêmes chances et les mêmes opportunités que les autres ménages. Les analyses en termes d’exclusion sociale sont en particulier très utiles pour la compréhension de la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, mais ne sont pas sans poser d’importants problèmes opérationnels.

A l’opposé de cette perspective, une vision plus libérale, reposant sur des arguments d’efficience, stipule que la chronicité de la pauvreté est liée aux obstacles pesant sur le fonctionnement des marchés. Il est possible d’identifier deux types d’imperfections : les contraintes sur le marché des crédits et la présence d’externalités. Les travaux relatifs aux imperfections sur les marchés des capitaux ont en particulier reçu beaucoup d’attention. Dans le cas de marchés des crédits parfaits et efficients, n’importe qui proposant un projet d’investissement rentable peut obtenir un prêt au taux d’intérêt courant. En revanche, en présence d’asymétries d’information (hasard moral, sélection adverse), les prêteurs n’ont pas la possibilité de classer les différents projets selon le degré de risque. Ceci les conduit à demander des garanties pour sécuriser les prêts, garanties que sont incapables de fournir les ménages en situation de pauvreté chronique. Ces derniers ne peuvent donc pas emprunter auprès d’intermédiaires financiers formels, alors qu’ils proposent des projets d’investissement rentables. Ils se retrouvent enfermés dans une trappe à pauvreté puisqu’ils sont incapables d’utiliser leurs dotations en actifs de manière aussi efficace que les plus riches, et qu’ils ne peuvent donc pas réaliser les investissements productifs qui leur permettraient de dépasser leur privation [Dercon (2003)]. La deuxième source d’imperfection réside dans les externalités. Au sens large, une externalité se définit comme l’effet secondaire exercé sur un individu ou une entité, du fait des actions d’un autre individu ou d’une autre entité. On s’intéresse ici aux externalités, qui, en interagissant avec les inégalités en dotations initiales, sont susceptibles de renforcer la pauvreté. Rentrent dans ce cadre d’analyse les externalités spatiales (effets d’agglomération ou de localisation). L’idée est qu’il existe des différentiels d’attractivité entre les zones géographiques. Or, si l’on considère que le démarrage d’un processus de croissance nécessite un certain niveau de dotations à l’échelle locale, alors les régions les moins pourvues éprouveront des difficultés, dans la mesure où les zones les plus attractives auront capté l’essentiel des investissements. Il y a externalité négative pour les zones marginalisées du fait du succès des autres zones. Les travaux de Jalan, Ravallion (1997) sur les trappes à pauvreté spatiales rentrent dans ce cadre d’analyse. Si l’on considère deux ménages aux caractéristiques identiques, mais résidant dans deux zones distinctes en terme de dotations, on parle de trappe à pauvreté spatiale lorsque le ménage vivant dans la zone la mieux pourvue voit son bien-être augmenter, mais pas le second.

En définitive, le dénominateur commun entre ces deux approches réside dans l’importance accordée aux dotations en actifs des ménages. Dans le premier cas, ce sont des aspects sociaux qui font obstacle à la valorisation de ces actifs ; dans le deuxième cas, ce sont des facteurs économiques. Le rôle des actifs des ménages en tant que déterminants de la pauvreté est mis en évidence dans le rapport de la Banque Mondiale de 2000-2001, « Attacking Poverty », mais est surtout développé à travers l’analyse des moyens d’existence (Livelihoods Analysis). Les travaux du Chronic Poverty Research Center (CPRC), empiriques pour l’essentiel, visent, à travers la prise en compte de ces dotations en actifs, à expliquer la chronicité et la persistance de la pauvreté. A cet égard, ils proposent un cadre d’analyse synthétique et relativement opérationnel d’un point de vue empirique, englobant les aspects sociaux (arguments d’équité) et économiques (arguments d’efficience) de la privation. Chaque ménage est doté d’une certaine quantité de capitaux déterminant sa capacité productive, capitaux qu’il est possible de regrouper en cinq catégories [DFID (1999)]. Le capital humain, premièrement, se réfère à l’ensemble des compétences et connaissances, l’aptitude à travailler et la santé des individus. C’est la forme de capital la plus facile à valoriser pour les individus pauvres, puisque ces derniers ne disposent la plupart du temps que de leur force de travail. Deuxièmement, le capital financier désigne les ressources financières à la disposition des ménages : stocks d’argent (épargne) et sources de crédit (formelles et informelles). L’idée sous-jacente, conformément à nos propos précédents, est que la persistance de la pauvreté proviendrait des imperfections sur le marché des capitaux : il peut exister de nombreuses opportunités d’investissements productifs que les individus les plus pauvres ne peuvent pas saisir, dans la mesure où ils sont dans l’impossibilité de les financer. Le capital naturel, troisièmement, englobe les ressources naturelles à la disposition du ménage (terre, eau, forêts, etc.). Quatrièmement, le capital physique comprend l’accès aux infrastructures de base (réseau de transports, infrastructures sociales, etc.) et les biens productifs (logement). Enfin, le capital social est l’ensemble des ressources qu’un agent peut obtenir à partir de son réseau social (famille, amis, etc.). De telles relations sociales facilitent l’accès à l’information, aux fonds, à l’équipement et aux biens qui accroissent la capacité d’un ménage à survivre. Un déficit de capital social est une source majeure d’exclusion sociale.

Dans le cadre de l’analyse des moyens d’existence, chaque ménage ou groupe social est caractérisé par un stock de capital humain, de capital financier, de capital naturel, de capital physique et de capital social. Ces différentes dotations permettent alors de caractériser chaque ménage ou chaque groupe social par un pentagone des actifs [Figure 2-2]. Le point central du pentagone représente un accès nul à chacun des cinq types d’actifs. La longueur de chaque segment reliant le centre à l’extérieur du pentagone représente le stock de capital considéré, détenu par le ménage ou le groupe focalisant notre attention. En fonction des dotations des différents ménages, le pentagone présentera des formes très différentes. Il convient de préciser que ces cinq types d’actifs sont interdépendants dans la mesure où la variation du stock d’un des actifs est susceptible de modifier les autres stocks.

Les investigations relatives aux causes de la pauvreté chronique menées par le Chronic Poverty Researh Center s’inscrivent dans ce cadre d’analyse. La pauvreté chronique est associée à un déficit d’actifs, déficit qui empêche les pauvres de long terme de profiter pleinement des opportunités liées à un contexte économique favorable. Les investigations relatives aux facteurs de la pauvreté chronique se devront donc de mettre en avant le rôle joué par les moyens d’existence des ménages.

Figure 2-2 : Pentagone des actifs

 Capital humain





 Capital social Capital naturel




Capital physique Capital financier

Source : DFID (1999).

Cette analyse en terme de stocks de capitaux, même si elle permet de saisir les caractéristiques principales associées à la pauvreté chronique, ne saurait rendre compte de la spécificité du concept de pauvreté transitoire.

Pauvreté transitoire et risque

La pauvreté transitoire est caractérisée par des passages temporaires dans la pauvreté (succession d’entrées et sorties dans/hors de la pauvreté) et s’inscrit par conséquent dans le mouvement. Dans cette optique, une analyse statique en termes de stocks d’actifs ne suffit pas à rendre compte de l’intégralité du phénomène. Il convient d’adopter une approche dynamique. La pauvreté transitoire se réfère plus précisément au concept de vulnérabilité. La vulnérabilité, que l’on peut définir comme la probabilité de pauvreté, est une mesure ex-ante du risque de pauvreté et se réfère à la fois au degré d’exposition à un risque et à la capacité de réponse d’un individu face à ce risque [Shaffer (2000)]. La pauvreté transitoire est quant à elle une mesure ex-post et englobe les individus ou ménages adverses au risque qui n’ont pas su s’assurer ou se protéger face à un risque ex-ante. Plus que d’un manque chronique d’actifs, la pauvreté transitoire est la conséquence de chocs négatifs (un choc étant la manifestation d’un risque) endurés par les ménages et qui affectent leur bien-être de manière temporaire, autrement dit qui renforce la variabilité de leur niveau de vie [Morduch (1994)]. Ceci renforce l’importance de l’environnement externe : le bien-être est largement influencé par les chocs sur lesquels les ménages n’ont pas de contrôle ou un contrôle limité.

Ces chocs, qui peuvent toucher les ménages individuellement (chocs idiosyncrasiques) ou affecter l’ensemble d’un groupe (chocs communs ou covariants), peuvent être de nature différente. Plusieurs typologies ont été proposées, mais de manière générale, deux grandes catégories de chocs peuvent être identifiées. Il peut s’agir, en premier lieu, de chocs démographiques, c’est-à-dire de modifications dans la composition démographique du ménage consécutives, par exemple, à une naissance, un décès, un mariage, un divorce, etc. Ces chocs affectent la pauvreté et donc les transitions de pauvreté à travers les besoins du ménage captés par l’échelle d’équivalence. Ainsi, une modification de la taille du ménage, suite à une naissance par exemple, entraîne une diminution du bien-être en équivalent adulte dans la mesure où le bien-être total du ménage se répartit entre davantage d’individus. De la même manière, la constitution de deux nouveaux ménages suite à une séparation, conduit à une perte d’économies d’échelle, et ce, même si les deux adultes concernés ne subissent pas de changement dans leur situation en termes d’emplois. Aux Etats Unis, les mouvements d’entrées et sorties dans la pauvreté seraient dans la moitié des cas associés à des changements dans la composition démographique des ménages [Bane, Ellwood (1986)]. Il peut, en second lieu, être question de chocs économiques affectant directement le bien-être des ménages, et non plus l’échelle d’équivalence. Parmi ces chocs, il convient de distinguer deux sous catégories. Il s’agit, d’une part, d’évènements liés au contexte macroéconomique tels que la perte d’un emploi, une hausse d’impôts, l’inflation, etc. Mais on peut également identifier des chocs plus spécifiques, modifiant les dotations en actifs des ménages. Ces derniers réduisent les stocks d’actifs ou empêchent les ménages d’en tirer le maximum de bénéfices. Ainsi, une maladie qui touche le membre d’un ménage aura des conséquences néfastes sur le stock de capital humain de sa famille, en diminuant l’aptitude à travailler de la personne atteinte. Dans le même ordre d’idée, un choc climatique empêchera le ménage d’optimiser le rendement d’une terre cultivée (capital naturel).

Un autre aspect décisif dans l’explication de la pauvreté transitoire, sous-jacent à cette analyse en termes de chocs, repose sur l’accès aux mécanismes d’assurance, formels et surtout informels. L’idée est que les ménages adverses au risque et non assurés face à ce risque sont davantage soumis au risque de pauvreté transitoire. La prise en compte des mécanismes d’assurance informels revêt donc une importance toute particulière. Une telle analyse conduit à réintroduire les dotations en actifs des ménages, et plus précisément le capital social et la terre. La mobilisation de ces deux formes d’actifs permet aux ménages de se prémunir face à un choc temporaire en lissant la variabilité de leur bien-être et, par conséquent, de réduire le risque de pauvreté transitoire. Les stocks d’actifs, en présence de mécanismes d’assurance formels déficients, sont donc déterminants dans la mise en œuvre de stratégies de prévention face à un risque de pauvreté.

En définitive, l’analyse des causes des formes de la pauvreté doit tenir compte des spécificités de chaque type de pauvreté. Si le cadre d’analyse présenté ci-dessus semble à même de rendre compte de ces spécificités, l’étude empirique des déterminants de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire à partir de ce cadre général sera toutefois limitée par la nature des informations contenues dans les bases de données.

Options économétriques

Dans un premier temps, il convient de dresser un bref bilan de la littérature économétrique traitant des déterminants des formes dynamiques de pauvreté. Dans un deuxième temps, l’accent est mis sur les éléments méthodologiques inhérents aux types de modélisations adoptées. Enfin, il importe de discuter du choix des variables explicatives retenues pour l’analyse.



Revue de la littérature économétrique

Ce paragraphe vise à mettre en évidence quelques faits stylisés relatifs aux déterminants de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire dans les pays en développement et les pays en transition. Il conviendra toutefois d’éviter les généralisations abusives, dans la mesure où ces déterminants sont propres à chaque contexte (pays – milieu). La revue des diverses études empiriques montre que de nombreux facteurs explicatifs sont communs aux deux types de pauvreté mais qu’il existe, selon le contexte, des causes spécifiques à chaque forme de pauvreté. La discussion est articulée autour de six groupes de déterminants.

Premièrement, les variables de localisation géographique ont un rôle très disparate d’un pays à l’autre. Ceci est particulièrement valable pour le milieu de résidence (urbain / rural). Les ménages résidant dans une zone urbaine au Pérou semblent relativement épargnés par la pauvreté chronique, alors qu’en Egypte, le milieu n’a pas d’influence significative sur la pauvreté chronique, ni sur la pauvreté transitoire [Herrera (2001), Haddad, Ahmed (2002)]. McCulloch, Calandrino (2002) montrent par ailleurs que le fait de résider dans une zone montagneuse en Chine rurale augmente la probabilité de pauvreté chronique.

S’agissant des caractéristiques démographiques des ménages, il apparaît que la taille joue un rôle important dans l’explication de la pauvreté chronique et, dans une moindre mesure, de la pauvreté transitoire. Un accroissement de la taille du ménage, en accentuant la charge pesant sur les ressources du ménage, augmente de manière très significative le risque de pauvreté chronique [Jalan, Ravallion (1996), Okrasa (1999), McCulloch, Baulch (2000), Kedir, McKay (2003)]. Le rôle du nombre d’enfants en bas âge est à cet égard particulièrement révélateur [Okrasa (1999), Roberts (2000), Herrera (2001)]. La logique est la même avec le ratio de dépendance [Jalan, Ravallion (1996), McCulloch, Baulch (2000)]. La relation entre la taille du ménage et la pauvreté transitoire est en revanche plus ambiguë. Globalement, la taille est positivement corrélée à la pauvreté transitoire, mais l’effet est moindre que dans le cas de la pauvreté chronique. Pour la Chine rurale, Jalan, Ravallion (1996) mettent même en évidence une relation négative.

Intéressons nous, dans un troisième temps, à l’effet des caractéristiques du chef de ménage. L’effet de l’âge du chef de ménage est très incertain et dépend grandement du contexte. Ainsi, en Afrique du Sud, l’âge renforce le risque de pauvreté chronique et de pauvreté transitoire [Roberts (2000)]. La relation est par contre inverse en Egypte [Haddad, Ahmed (2002)]. Mais dans la majorité des études, l’âge n’a pas d’impact significatif sur les formes de la pauvreté [Jalan, Ravallion (1996), Herrera (2001)]. L’influence du genre est plus significative. Globalement, le fait pour un ménage d’avoir à sa tête un homme diminue la probabilité d’être pauvre chronique et pauvre transitoire. Citons toutefois l’exception notable du Pérou où le genre n’a pas d’influence [Herrera (2001)].

Quatrièmement, comme nous l’avons souligné précédemment, les différents actifs détenus par les ménages constituent des facteurs explicatifs essentiels de la pauvreté chronique, mais également de la pauvreté transitoire. Le capital humain, surtout appréhendé à travers l’éducation, influence fortement les deux types de pauvreté. Ainsi, le nombre d’années ou le niveau d’éducation atteint par le chef de ménage influencent à la baisse le risque de pauvreté chronique et transitoire, alors que l’illettrisme le renforce [Jalan, Ravallion (1996), Okrasa (1999), McCulloch, Baulch (2000), Herrera (2001), McCulloch, Calandrino (2002)]. Un déficit de capital physique est également un facteur clé [Jalan, Ravallion (1996), McCulloch, Baulch (2000), McCulloch, Calandrino (2002)]. Certains actifs particuliers, comme l’accès à la terre ou la possession de bétail, diminuent la probabilité pour un ménage d’être pauvre chronique. Toutefois, l’effet de ces actifs sur la pauvreté transitoire est plus ambigu. Haddad, Ahmed (2002) montrent qu’en Egypte le risque de pauvreté transitoire s’accroît avec la surface des terres cultivées. Ce résultat semble indiquer la fragilité des agriculteurs à des chocs temporaires : chocs climatiques, variations des prix agricoles, etc. L’accès aux infrastructures (santé, routes, écoles, etc.) est un facteur de réduction des deux formes de pauvreté. Précisons toutefois que l’influence de l’accès à ces services publics diminue lorsque que l’on intègre la segmentation urbain / rural dans les estimations [Herrera (2001]. Le capital social, autre actif essentiel, a fait l’objet de peu d’attention dans les études empiriques, probablement à cause des contraintes liées à son évaluation. L’étude d’Herrera (2001) sur le Pérou fait figure d’exception. Il part de la distinction entre liens sociaux faibles et liens sociaux forts. Il définit les liens sociaux faibles comme les relations au sein du cercle familial et communautaire et choisit de les instrumentaliser par les transferts de fonds intra-familiaux. Ces derniers contribuent à la réduction de la pauvreté chronique mais n’influencent pas la pauvreté transitoire. Les liens sociaux forts correspondent au capital social développé à l’extérieur du cercle familial et communautaire. Ils sont appréhendés par les versements des ménages aux clubs et associations. Leur influence sur les deux types de pauvreté n’est pas significative.

Cinquièmement, le statut du chef de ménage sur le marché du travail est un autre élément important à prendre à compte. Le degré d’intégration sur le marché du travail du chef de ménage tend à prémunir du risque de pauvreté chronique et de pauvreté transitoire. Ainsi, le nombre d’années de chômage du chef et le nombre de chômeurs dans le ménage renforcent la probabilité pour le ménage d’être pauvre chronique [Okrasa (1999), Worldbank (2001)]. Dans le même ordre d’idée, le nombre d’actifs dans le ménage réduit le risque de pauvreté de longue durée [Herrera (2001)]. D’autres aspects importants liés au marché du travail sont à prendre en compte. En Chine, d’une part, le fait d’être employé dans le secteur d’Etat diminue significativement le risque de pauvreté de long terme et de pauvreté de court terme [Jalan, Ravallion (1996)]. D’autre part, le fait d’être employé à son compte atténue le risque de pauvreté chronique en Ethiopie (zones urbaines), mais le renforce en Pologne [Okrasa (1999), Kedir, McKay (2003)]. L’incertitude pèse également sur le rôle du secteur informel. A Antananarivo, à Madagascar, la probabilité associée au risque de pauvreté chronique diminue avec la proportion de travailleurs informels dans l’entourage géographique du ménage. L’effet est en revanche inverse et non significatif dans les zones urbaines du Pérou [Herrera, Roubaud (2003)].

Il convient enfin d’évoquer le rôle des chocs. Comme nous l’avons vu précédemment, ils sont censés être des déterminants essentiels de la pauvreté transitoire. Les travaux de Herrera, Roubaud (2003) sur Madagascar et le Pérou semblent corroborer cette hypothèse. En effet, des chocs tels que le départ du chef de ménage, la cessation d’activité du chef de ménage, la variation de la taille du ménage, renforcent la probabilité d’être pauvre transitoire au Pérou, mais n’ont aucune influence sur la pauvreté chronique. Néanmoins, à Madagascar, ces chocs n’ont que très peu d’impact sur les deux types de pauvreté.

Eléments de modélisation

Le choix des modèles économétriques dépend, par définition, de l’approche adoptée dans l’identification des formes de pauvreté. Dans le cas de l’approche de périodes et de l’approche mixte, le choix se portera sur un modèle à choix qualitatif, de type Logit ou Probit. Les différentes modalités de la variable dépendante correspondront aux différentes catégories de ménages. La logique est différente pour l’approche de composantes. Elle vise à évaluer pour chaque ménage une composante de pauvreté chronique et une composante de pauvreté transitoire. Dans ce cadre, certains ménages ont une des deux composantes ou les deux composantes égales à zéro. Les variables de pauvreté chronique et de pauvreté transitoire sont donc censurées en zéro. A cet égard, l’estimation de leurs déterminants requiert l’utilisation d’un modèle à variable dépendante censurée, de type Tobit, pour chacune des deux composantes [Jalan, Ravallion (1996), Muller (1997)].

Approche de périodes et modèle Logit multinomial

Le modèle Logit multinomial a été proposé par McFadden à la fin des années 60 pour traiter les variables discrètes à plusieurs modalités. Dans le cas de l’approche de périodes, il s’agit d’une variable à trois modalités : « être non pauvre », « être pauvre temporaire », « être pauvre persistant ». Nous présentons les éléments méthodologiques fondamentaux nécessaires à l’estimation d’un tel modèle.

Soit une variable dépendante à m+1 modalités [k = 0,& ,m]. L estimation d un modèle Logit multinomial impose de poser une catégorie de référence. Par convention, on pose ²0 = 0. Cette normalisation permet de lever l indétermination du modèle. Etant donné j une modalité particulière, l expression générale du modèle est :

Yi =  EMBED Equation.3  EMBED Equation.3 avec une probabilité  EMBED Equation.3  EMBED Equation.3  (2-12)

Etant donnés ²j le vecteur colonne des paramètres à estimer et Xi le vecteur ligne des variables explicatives du modèle, les probabilités pour le ménage i d’appartenir à la modalité j (Pij) ou à la modalité 0 (Pi0) sont respectivement :

Pij = Prob (Yi = j) =  EMBED Equation.3  et Pi0 = Prob (Yi = 0) =  EMBED Equation.3  (2-13)

L’estimation du modèle Logit multinomial s’effectue alors en maximisant la fonction log de vraisemblance, dont l’expression est :

Log L =  EMBED Equation.3 Yik ²k Xi - (m + 1)  EMBED Equation.3 log (1 +  EMBED Equation.3 ) (2-14)

Le modèle Logit multinomial possède une propriété très importante : la propriété d  « indépendance des états non pertinents » (Independance of Irrelevant Alternatives IIA) qui énonce que « le rapport des probabilités associées au choix entre deux modalités est indépendant des autres modalités » [Thomas (2001), p. 101]. En d’autres termes, il est possible de retirer une des modalités sans que cela ne modifie le rapport de probabilités entre deux autres modalités. Cette propriété est une limite à la pertinence du modèle, mais n’est pas problématique si l’on suppose que les différentes modalités sont clairement distinctes.

Approche de composantes : modèle Tobit simple et modèle Tobit bivarié

Le modèle Tobit à variable dépendante censurée a été présenté par Tobin (1958). Son expression générale est donnée par :

Yi* = ² Xi + µi (2-15)

Où Yi* est une variable latente non observable, Xi un ensemble de caractéristiques et µi un terme aléatoire normalement distribué [µi ~ N(0,ò)]. Si le seuil de censure est égal à 0 et est identique pour tous les ménages, la variable latente permet de redéfinir la composante de pauvreté considérée Yi (chronique ou transitoire) comme suit :

 EMBED Equation.3  (2-16)

Le modèle est estimé séparément pour chacune des deux composantes de pauvreté, par la méthode du maximum de vraisemblance. L’expression de la fonction log de vraisemblance est la somme de deux termes, correspondant respectivement aux observations non censurées (yi > 0) et censurées (yi = 0) :

Log L = - EMBED Equation.3  EMBED Equation.3 [log(2À) + log Ã2 +  EMBED Equation.3 ] +  EMBED Equation.3 log[1- ¦( EMBED Equation.3 )] (2-17)

Comme le soulignent Jalan, Ravallion (1996), le modèle Tobit simple est soumis à d importants problèmes de spécification du terme d erreur et plus particulièrement à la présence d’hétéroscédasticité (c’est-à-dire de non constance de la variance du résidu) et de non normalité. Au sujet de la première de ces deux difficultés, Petersen, Waldman (1981) recommandent le recours à un modèle Tobit à hétéroscédasticité multiplicative. Rappelons que dans le modèle de base, la variance du résidu est supposée constante pour tout point d’observation [Var(µi) = ò]. Dans le modèle à hétéroscédasticité multiplicative, elle est exprimée en fonction d un vecteur de variables zi, comme suit : Var(µi) = ò exp(± zi). Il est alors possible, à posteriori, de mettre en Suvre un test d hétéroscédasticité. Il s agit de tester l hypothèse nulle H0 selon laquelle ± = 0 en comparant le log de vraisemblance du
modèle initial à celui du modèle à hétéroscédasticité multiplicative. Nous proposons en outre de tester l hypothèse de normalité du résidu à partir du test de Pagan, Vella (1989), basé sur les moments conditionnels. En effet, sous l’hypothèse de normalité, on doit satisfaire plusieurs conditions de moments (sur les moments d’ordre 3 et 4 notamment), ces conditions étant différentes selon qu’il s’agit d’observations censurées ou non censurées. Au final, ces conditions sont utilisées pour mettre en œuvre un test de spécification.

Par ailleurs, puisque les deux composantes de pauvreté sont par définition interdépendantes, nous proposons de compléter notre analyse par l’estimation d’un modèle Tobit bivarié qui permet d’estimer les équations pour chacune des deux composantes, de manière conjointe. Etant donné YCi* et YTi* deux variables latentes se rapportant respectivement à la composante de pauvreté chronique et à la composante de pauvreté transitoire, l’expression du modèle est :

 EMBED Equation.3  (2-18)

Les composantes de pauvreté chronique (YCi) et de pauvreté transitoire (YTi) sont redéfinies comme suit :

 EMBED Equation.3  (2-19)

 EMBED Equation.3  (2-20)

Dans ce modèle bivarié, les termes d erreur sont conjointement et normalement distribués avec des variances  EMBED Equation.3  et  EMBED Equation.3 , une covariance ÃCT et un paramètre d autocorrélation Á, tel que  EMBED Equation.3  ~  EMBED Equation.3 . Cette hypothèse implique qu’il existe des facteurs corrélés, non inclus dans XCi et XTi, liés aux deux composantes de pauvreté et qui justifient par conséquent l’interdépendance des deux composantes. Le modèle est estimé par la méthode du maximum de vraisemblance. Le paramètre d’autocorrélation Á, égal à  EMBED Equation.3 , indique, s il est statistiquement significatif, que les deux composantes sont effectivement interdépendantes et conforte par là même le choix d un modèle bivarié.

Spécification des variables explicatives

L analyse des déterminants des formes de pauvreté n’est pas sans poser quelques problèmes relatifs à la forme prise par la variable dépendante. En effet, celle-ci étant agrégée sur l’ensemble de la période d’étude (et ce, quelle que ce soit l’approche considérée), il apparaît difficile de prendre en compte la variabilité des déterminants dans le temps autrement qu’à travers des variables d’évènements captant les changements intervenus sur certaines variables, entre le début et la fin de la période.

Les déterminants des formes de la pauvreté que nous nous proposons d’analyser ont été regroupés en six catégories. Les quatre premiers groupes de variables correspondent aux déterminants classiques de la pauvreté, à savoir : (i) la localisation géographique appréhendée par la segmentation métropoles / autres zones urbaines / rural ou par la stratification selon les huit régions socioéconomiques ; (ii) les caractéristiques du chef de ménage telles que le sexe (codé 1 si le chef de ménage est un homme), l’âge et la nationalité (codée 1 si le chef est Russe) ; (iii) la composition démographique du ménage appréhendée par la taille du ménage, le nombre d’enfants et le nombre de personnes en âge d’être à la retraite ; (iii) la situation sur le marché du travail avec la proportion d’employés dans le ménage, la part des salaires dans le revenu du ménage et un ensemble de variables binaires captant le rôle du statut du chef sur le marché du travail (pluri-actif, mono-actif formel, mono-actif informel et inactif). L’ensemble de ces variables vise à rendre compte du degré d’intégration des ménages sur le marché du travail. A côté de ces déterminants classiques, il convient d’intégrer des facteurs plus spécifiques aux deux formes de pauvreté, de manière à saisir au mieux la complexité de ces deux phénomènes.

Ainsi, le cinquième groupe de variables vise à prendre en compte les dotations en capitaux ou les moyens d’existence des ménages, dont le rôle dans l’explication de la pauvreté chronique a été mis en exergue par les travaux du CPRC. D’un point de vue empirique, la quantification de ces dotations pose d’évidents problèmes. Le recours au cadre d’analyse des moyens d’existence suppose en effet de pouvoir mesurer des stocks de capital, ce qui est pour ainsi dire impossible à partir d’enquêtes auprès des ménages. C’est la raison pour laquelle sont employés des moyens détournés, certes très discutables, mais nécessaires pour tenter d’évaluer l’influence de ces dotations. Il conviendra par la suite d’avoir à l’esprit le caractère limité de telles instrumentalisations. Quatre types d’actifs sont retenus. Premièrement, le capital humain est instrumentalisé par le niveau d’éducation du chef de ménage (primaire / secondaire / supérieur). Ensuite, le capital physique et naturel est appréhendé par une variable binaire d’accès à la terre. Précisons que l’accès aux infrastructures, composante du capital physique, est également appréhendé indirectement par la segmentation métropoles / urbain / rural et les variables de localisation géographique. Troisièmement, une variable d’accès au crédit traduit la dotation du ménage en capital financier. Enfin, une variable indiquant si le ménage a reçu des transferts de son entourage (famille, amis ou ONG) constitue notre indicateur de capital social.

La prise en compte des chocs, qu’ils soient spécifiques à chaque ménage (idiosyncrasiques) ou communs (covariants), soulève également des difficultés. Il s’agit, en particulier, de déterminer une période de référence sur laquelle mesurer les modifications des caractéristiques démographiques et économiques des ménages. Sachant que la variable dépendante est mesurée sur l’ensemble de la période d’étude, la démarche la plus intuitive consiste, à l’instar de Muffels et al. (2000), à évaluer ces modifications entre 1994 et 2000 et
donc de raisonner en termes de changements plutôt que de chocs . La variation moyenne annuelle de la taille du ménage sur l’ensemble de la période considérée, d’une part, rend compte de l’influence des chocs démographiques (naissance, décès, mariage, divorce, etc.). Les évènements économiques, d’autre part, sont appréhendés par trois facteurs : la variation de la proportion d’employés dans le ménage (augmentation, diminution ou stagnation), la variation moyenne annuelle de la part des salaires dans le revenu en termes réels, et une variable binaire captant l’impact des arriérés de salaires (codée 1 si sur la période considérée le ménage a dû faire face à au moins un arriéré de salaire). La variation moyenne annuelle de la part des salaires revêt une importance particulière dans la mesure où elle traduit l’évolution de la situation du ménage sur le marché du travail et nous informe sur les comportements que celui-ci peut adopter face à ces modifications. Une dégradation de la situation du ménage sur le marché du travail entraîne un déclin de la part des salaires qui est compensé par une augmentation des autres composantes du revenu. Parmi ces composantes, le ménage peut notamment agir sur les transferts privés (en mobilisant son réseau social) et sur la production domestique. Il s’agit là de deux stratégies de survie informelles que le ménage peut adopter face à un risque de pauvreté (chronique ou transitoire) accru.

L’ensemble des variables explicatives et leur valeur moyenne sont affichés dans le tableau A-2-7 reporté en annexes. Il est important de noter qu’à l’exception des variables de changements, toutes les variables sont fixées à leur valeur de 1994 (début de la période d’étude).

Evidence empirique

Il importe d’analyser successivement les résultats des investigations économétriques inhérents à l’approche de périodes, puis ceux relatifs à l’approche de composantes.

Déterminants de la pauvreté persistante et de la pauvreté temporaire

Les estimations du modèle logistique multinomial relatives à l’approche de périodes sont données dans le tableau 2-8, le modèle associé à l’approche mixte étant présenté dans le tableau A-2-8 en annexes. La spécification générale du modèle logistique multinomial associé à l’approche de périodes est correcte. Malgré la faiblesse du pseudo R² (environ 0,13), les variables explicatives prises simultanément sont significatives si l’on se réfère au test de Chi² et le pourcentage d’observations bien prédites atteint près de deux tiers.

On observe, en premier lieu, que les variables traditionnelles relatives à la localisation géographique, à la composition démographique et aux caractéristiques du chef de ménage ne sont pas des facteurs déterminants dans l’explication de la persistance de la pauvreté. Seul le fait de résider dans le Bassin de la Volga par rapport à Moscou et Saint-Pétersbourg augmente significativement le risque d’appartenir à la catégorie des pauvres persistants plutôt qu’à celle des non pauvres, toutes choses égales par ailleurs. En revanche, la position du ménage sur le marché du travail est un déterminant important. En effet, le risque pour un ménage d’être pauvre persistant diminue avec la proportion d’employés (toutes choses égales par ailleurs) et la part des salaires dans le revenu du ménage (toutes choses égales par ailleurs). Le statut du chef de ménage en termes d’emploi n’agit cependant pas de manière significative. La durabilité de la pauvreté trouve également son origine dans l’insuffisance des dotations en actifs. On notera en particulier qu’un ménage a d’autant moins de chances d’être pauvre persistant qu’il a accès à la terre et/ou reçoit des transferts privés, les deux variables étant respectivement significatives pour un seuil de 1 % et 5 %. Enfin, les variables de changements n’influencent qu’à la marge le risque de pauvreté persistante si l’on considère qu’aucune d’entre elles n’est significative à moins de 5 %. Autrement dit, la pauvreté de longue durée s’expliquerait davantage par des facteurs structurels que par des facteurs conjoncturels.

En second lieu, les déterminants associés au risque de pauvreté temporaire diffèrent sensiblement de ceux associés à la pauvreté persistante. Il apparaît, tout d’abord, que la localisation géographique joue un rôle important. Ainsi, un ménage résidant dans l’Oural ou
Tableau 2-8 : Estimation logistique multinomiale des déterminants des formes de la pauvreté (approche de périodes)1. Russie 1994-2000.
       Variables explicativesPauvres persistantsPauvres temporaires        Coefficientst²Eff. Marg.3Coefficientst²Eff. Marg.3      Constante2,368021,2860,013662,775253,511***0,67726***Localisation4Nord, Nord-Ouest-1,39606-1,183-0,01341-0,82379-2,519**-0,19647**Centre0,623671,0180,007110,198250,9210,04538Bassin de la Volga1,140091,901*0,010680,713833,327***0,17070***Caucase Nord-0,17421-0,239-0,003870,231390,9850,05891Oural0,281790,4340,000050,568622,560**0,14010**Sibérie de l'Ouest0,403560,6000,002930,381491,5940,09258Sibérie de l'Est-0,80279-0,875-0,00885-0,29986-1,152-0,06957Caractéristiques démographiquesTaille du ménage-0,08672-0,305-0,00026-0,13807-1,696*-0,03390*Nombre d'enfants < 7 ans0,526251,2730,005790,198701,4090,04614Nombres d'enfants entre 7 et 18 ans0,435861,3000,005290,089420,8350,01945Nombre de personnes en age de retraite-0,42092-1,372-0,005910,035850,3690,01172Caractéristiques du chef de ménageSexe-0,53256-1,425-0,00549-0,25668-1,814*-0,06057*Age-0,02871-0,477-0,00022-0,02475-1,073-0,00599Age au carré0,000220,3870,000010,000120,5190,00003Nationalité0,242710,6540,001240,307942,273**0,07528**Marché du travailProportion d'employés dans le ménage-3,44061-2,767***-0,04206***-0,66348-2,216**-0,14296**Part des salaires dans le revenu du ménage-1,56895-1,958*-0,01578-0,81876-3,946***-0,19407***Statut du chef sur le marché du travail5Pluri-actif-0,70821-0,790-0,00414-0,82197-3,324***-0,20055***Mono-actif formel-0,36291-0,636-0,00058-0,65385-3,430***-0,16085***Mono-actif informel-1,28318-1,189-0,01321-0,62292-2,001**-0,14706**Dotations en capitauxCapital humain6Education secondaire-1,21756-1,387-0,01124-0,78720-1,319-0,18851Education supérieure-2,22425-2,428**-0,02247**-1,14512-1,911*-0,27123*Capital physique et naturelAccès à la terre-1,45491-5,067***-0,01624***-0,51443-4,427***-0,11884***Capital financierAccès au crédit0,087370,2540,001050,018790,1520,00411Capital socialTransferts reçus-1,02058-2,484**-0,01207**-0,25751-2,055**-0,05756*Variables de changementsVariation moyenne annuelle de la taille du ménage0,144130,2810,00514-0,48580-2,643***-0,12223***Arriéré de salaire0,014840,039-0,004050,645065,533***0,16095***Variation moyenne annuelle de la part des salaires-2,88825-1,580-0,03808-0,13667-0,704-0,01508Variation de la proportion d'employés7Augmentation-0,36101-0,794-0,00219-0,40613-2,921***-0,09901***Diminution0,815811,664*0,007930,466323,505***0,11104***      Log de vraisemblance-1484,710Pseudo R² 80,128Test de Chi² 9434,0390 (0,000)***% de cas bien prédits64,84N2088Notes : (1) Log des chances d’appartenir à la catégorie des pauvres persistants ou des pauvres temporaires comparativement aux non pauvres. (2) Probabilité « two-tailed » que le coefficient soit égal à zéro. (3) Variation de probabilité consécutive aux variations des caractéristiques. (4) Base = Moscou, Saint-Pétersbourg. (5) Base = inactif. (6) Education du chef. Base = éducation primaire. (7) Base = stagnation. (8) Le pseudo R² de McFadden est égal à 1 – (log LNC / log LC) où log LNC est le log de vraisemblance du modèle non contraint et log LC est le log de vraisemblance du modèle contraint (tous les coefficients sont égaux à zéro sauf la constante). (9) Teste la significativité des coefficients pris simultanément. La statistique de test est égale à – 2 (log LC – log LNC) et suit une loi de Chi² à K degrés de liberté (K étant le nombre de variables explicatives).
* significatif à 10 % ; ** significatif à 5 % ; *** significatif à 1 %.
Source : à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.
le Bassin de la Volga, comparativement à Moscou ou Saint-Pétersbourg, présente davantage de risques d’appartenir au segment des pauvres temporaires par rapport aux non pauvres, toutes choses étant égales par ailleurs. Conformément aux résultats de l’analyse descriptive, la taille du ménage contribue à la réduction du risque de pauvreté temporaire et les ménages gérés par des hommes s’en sortent relativement mieux que les ménages dont le chef est une femme. L’impact de la nationalité est tout à fait remarquable. Le coefficient positif sur la variable de nationalité suggère que les ménages Russes sont davantage soumis au risque de pauvreté temporaire que les ménages étrangers. Par ailleurs, toutes les variables liées au marché du travail sont fortement significatives, y compris la stratification selon le statut socioéconomique du chef de ménage. Par exemple, le fait pour un ménage d’être géré par un pluri-actif plutôt que par un inactif induit une variation de la probabilité relative d’appartenir à la strate des pauvres temporaires par rapport aux non pauvres de – 0,20. En ce qui concerne les dotations en actifs, seuls l’accès à la terre et l’accès au capital social ont une influence significative à moins de 5 %. On observe finalement que les variables de changements sont décisives puisque, à l’exception de la variation moyenne annuelle de la part des salaires dans le revenu, elles sont toutes statistiquement significatives.

Cette analyse préalable et rapide des déterminants associés au risque de pauvreté persistante et au risque de pauvreté temporaire tend à valider le cadre théorique développé précédemment. En effet, la pauvreté persistante est principalement la conséquence d’un déficit d’actifs, alors que la pauvreté temporaire s’explique davantage par des évènements adverses ayant trait à la composition démographique et surtout à la situation du ménage en termes d’emploi. Le recours à l’approche de composantes et à un modèle à variable dépendante censurée doit permettre d’approfondir l’analyse. Elle est préférable à l’alternative précédente, compte tenu des limites inhérentes à l’approche de périodes, mais également parce que le fait de raisonner en termes de composantes permet de conserver une variable dépendante continue, intégrant par définition davantage d’information qu’une variable discrète.

Déterminants des composantes de pauvreté chronique et transitoire

Les résultats inhérents à l’approche de composantes sont reportés dans le tableau 2-9. Le bien-être permanent est mesuré par la moyenne temporelle de la dépense. Un modèle Tobit distinct a été estimé pour chacune des deux composantes de pauvreté. Tous deux incluent un terme d’hétéroscédasticité multiplicative par rapport à la taille du ménage.

La spécification générale des deux modèles est satisfaisante. Le coefficient R² atteint respectivement 0,49 et 0,34 pour le modèle de pauvreté chronique et le modèle de pauvreté transitoire. Le test du rapport de vraisemblance montre que dans le cas de la pauvreté transitoire, le modèle initial, sans terme d'hétéroscédasticité multiplicative, est fortement hétéroscédastique puisque l'hypothèse d'homoscédasticité est rejetée pour un seuil de 1 %. Dans le cas du modèle de pauvreté chronique, même si l'hypothèse d'homoscédasticité ne peut être rejetée, l'introduction d’un terme d'hétéroscédasticité par rapport à la taille du ménage se justifie dans la mesure où il nous a permis de pallier le problème de non normalité des résidus du modèle initial. L'hypothèse de normalité est par contre rejetée pour la composante de pauvreté transitoire. Il s'agit là d'une limite importante au pouvoir explicatif de ce modèle que nous nous devons d’avoir à l’esprit. L’examen détaillé de l’influence des variables explicatives appelle quatre groupes de commentaires.

Premièrement, les résultats indiquent qu’un certain nombre de déterminants classiques tels que l'âge, le nombre d'enfants du ménage, la nationalité, ne sont pas significatifs ou le sont seulement pour un seuil de 10 %. De même, les variables de localisation n'ont que très peu d'influence. Seul le fait de résider dans une zone urbaine intermédiaire, par rapport au milieu rural, diminue significativement (pour un seuil de 5 %) le risque de pauvreté transitoire, toutes choses égales par ailleurs. Le sexe du chef de ménage est un déterminant important, particulièrement pour la pauvreté transitoire. Ainsi, le fait qu’un ménage soit géré par un homme plutôt que par une femme induit une variation de la composante de pauvreté transitoire de – 0,011, toutes choses étant égales par ailleurs. La taille du ménage influence à la baisse et de manière significative les composantes de pauvreté chronique et transitoire, même si comme le révèle la valeur des effets marginaux, l’impact est faible. Les ménages les plus nombreux sont donc moins soumis que la moyenne au risque de pauvreté. En d’autres
Tableau 2-9 : Estimations Tobit des déterminants des composantes de pauvreté chronique et transitoire1. Russie 1994-2000.
       VariablesVariable dépendante:Variable dépendante:explicativescomposante de pauvreté chroniquecomposante de pauvreté transitoire        Coefficientst²Eff. Marg.3Coefficientst²Eff. Marg.3Constante0,056560,5980,005050,144133,462***0,06672***Localisation4Métropoles0,002720,0800,000240,003200,3340,00148Autres zones urbaines0,016700,9420,00149-0,01447-2,514**-0,00670**Caractéristiques démographiquesNombre d'enfants < 7 ans0,024711,738*0,00220*-0,00462-0,992-0,00214Nombres d'enfants entre 7 et 18 ans0,007790,7590,00069-0,00608-1,820*-0,00281*Nombre de personnes en age de retraite-0,03634-2,578***-0,00324***-0,00728-1,663*-0,00337*Caractéristiques du chef de ménageSexe-0,05031-2,672***-0,00449***-0,02450-4,015***-0,01134***Age0,001430,4570,00012-0,00124-1,101-0,00057Age au carré-0,00002-0,564-0,000010,000010,4130,00001Nationalité0,019140,9640,001700,009271,5090,00429Marché du travailProportion d'employés dans le ménage-0,19071-3,969***-0,01703***-0,05593-3,974***-0,02589***Part des salaires dans le revenu du ménage-0,10034-2,727***-0,00896***-0,03552-3,426***-0,01644***Statut du chef sur le marché du travail5Pluri-actif-0,10128-2,279**-0,00904**-0,04660-3,966***-0,02157***Mono-actif formel-0,02308-0,874-0,00206-0,02967-3,444***-0,01373***Mono-actif informel-0,01481-0,345-0,00132-0,02485-1,732*-0,01150*Dotations en capitauxCapital humain6Education secondaire-0,11996-2,355**-0,01071**-0,00681-0,204-0,00315Education supérieure-0,13799-2,610***-0,01232**-0,02513-0,748-0,01163Capital physique et naturelAccès à la terre-0,05592-3,289***-0,00499***-0,02632-4,559***-0,01218***Capital financierAccès au crédit-0,00967-0,509-0,000860,001540,2640,00071Capital socialTransferts privés reçus-0,05529-2,717***-0,00493***-0,01199-1,946*-0,00555*Variables de changementsVariation moyenne annuelle de la taille du ménage-0,01279-0,543-0,00114-0,02509-3,175***-0,01161***Arriéré de salaire0,039622,033**0,00353**0,033145,975***0,01534***Variation moyenne annuelle de la part des salaires-0,20807-2,525**-0,01858***-0,01978-1,581-0,00915Variation de la proportion d'employés7Augmentation-0,01973-0,945-0,00176-0,02008-3,012***-0,00929***Diminution0,024521,1420,002190,020423,303***0,00945***Termes d'hétéroscédasticitéMultiplicativeTaille du ménage-0,03612-1,651*-0,00105-0,05081-3,745***-0,00186***Log de vraisemblance-332,4035384,8311R² 80,49210,3432Test d'hétéroscédasticité91,6042 (0,2053)9,8642 (0,0016)***Test de normalité100,3114 (0,1442)0,0000 (0,0000)***N20882088Notes : (1) Bien-être permanent estimé par la moyenne intertemporelle de la dépense. (2) Probabilité « two-tailed » que le coefficient soit égal à zéro. Le t est le rapport entre le coefficient estimé et l’erreur type. (3) Dérivées partielles calculées par rapport à la moyenne des caractéristiques. (4) Base = rural. (5) Base = inactif. (6) Education du chef. Base = éducation primaire. (7) Base = stagnation. (8) Le R² est ici le rapport de la variance de la moyenne prédite sur la somme de la variance de la moyenne prédite et de la variance des résidus. (9) Test d’hétéroscédasticité du rapport de vraisemblance. La statistique LR est égale à -2 (log LC – log LNC) où log LC est le log de vraisemblance du modèle initial (sans terme d’hétéroscédasticité) et log LNC est le log de vraisemblance du modèle avec hétéroscédasticité multiplicative. Un LR < 3,84 signifie que le modèle initial n’est pas hétéroscédastique. (10) Test de normalité des moments conditionnels selon l’approche de Pagan, Vella (1989).
* significatif à 10 % ; ** significatif à 5 % ; *** significatif à 1 %.
Source : à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.
termes, la taille traduit davantage la capacité productive d’un ménage qu’elle ne marque son niveau de dépendance. Dans le même ordre d’idée, le nombre de personnes âgées dans le ménage est négativement corrélé aux deux composantes de pauvreté. Autrement dit, et il s’agit là d’une spécificité Russe, les retraités, lorsqu’ils appartiennent à une famille nombreuse, ne pèsent pas sur les ressources du ménage et contribuent au contraire à son bien-être en assurant une part importante des travaux domestiques, mais également par le biais de leur pension et des revenus issus d'une éventuelle activité secondaire [Grootaert, Braithwaite (1998), World Bank (1999), OCDE (2001)]. En revanche, ce résultat ne doit pas occulter la situation précaire des ménages de retraités (célibataires ou couples), l’analyse descriptive ayant en effet montré que ces derniers présentaient un risque de pauvreté chronique bien plus important que la moyenne. Cette situation paradoxale des retraités, selon que ceux-ci appartiennent ou non à une famille nombreuse, va dans le sens des observations du Rapport sur la Pauvreté Chronique 2004-2005.

Deuxièmement, les variables relatives à la situation sur le marché du travail jouent un rôle décisif. Comme le montre l'ampleur des effets marginaux dans le cas des deux modèles, la proportion d'employés dans le ménage et la part des salaires dans le revenu des ménages contribuent à la réduction de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. Autrement dit, le degré d’intégration des ménages sur le marché du travail est négativement relié au risque de pauvreté. En outre, le statut économique du chef est une composante essentielle de la pauvreté transitoire : les ménages dont le chef est pluri-actif, mono-actif formel ou mono-actif informel sont moins soumis au risque de pauvreté transitoire que les ménages gérés par un inactif. La position du chef sur le marché du travail a par contre beaucoup moins d’influence sur la pauvreté chronique. Seul le statut de pluri-actif, par rapport à un statut d’inactif, diminue sensiblement et significativement le risque de pauvreté chronique.

Troisièmement, et conformément à nos attentes, les dotations en actifs sont des déterminants fondamentaux de la pauvreté chronique. Toutes les variables, à l’exception du capital financier appréhendé par l’accès au crédit, sont significatives pour un seuil inférieur à 5 %. Les effets marginaux les plus élevés concernent les deux variables d’éducation. A titre d’illustration, le fait qu’un ménage ait un chef ayant un niveau d’éducation supérieur, plutôt que primaire, entraîne une variation de la composante de pauvreté chronique de – 0,012, toutes choses étant égales par ailleurs. Les causes de la chronicité de la pauvreté sont donc avant tout structurelles. Le rôle des dotations est bien plus incertain dans le cas de la pauvreté transitoire. A cet égard, la non significativité des variables d’éducation est très révélatrice. Seules les variables de transferts privés et d’accès à la terre sont statistiquement significatives (à 10 % et 1 % respectivement). Ce dernier facteur est d’ailleurs un déterminant clé et commun aux deux formes de pauvreté. L’importance de l’accès à la terre en Russie trouve son origine sous le régime soviétique lorsque Staline, en 1935, a autorisé les paysans à exploiter un lopin de terre. Aujourd’hui encore, une grande partie des familles Russes a accès à la terre : 92,1 % en milieu rural et 60,7 % en milieu urbain d’après notre base de données. Il est dès lors utile de se demander dans quelle mesure le fait d’exploiter une terre est un facteur de réduction de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire. L’accès à la terre permet aux ménages de développer leur production domestique et donc leur autoconsommation. Or, d’une part, l’autoconsommation est une composante permanente de la dépense des ménages, et constitue en ce sens un facteur de réduction de la pauvreté chronique. D’autre part, un recours plus intensif et temporaire à la production domestique permet d’atténuer la vulnérabilité aux chocs sur le bien-être et donc de diminuer le risque de pauvreté transitoire. En Russie, l’exploitation d’une parcelle de terre constitue donc une véritable stratégie de survie informelle contre un risque de pauvreté, tant pour les ménages ruraux que pour les ménages urbains.

Il convient, quatrièmement, de discuter de l’impact des modifications de l’environnement socioéconomique des ménages. La quasi-totalité des changements analysés sont des déterminants significatifs de la pauvreté transitoire. La variation moyenne annuelle de la taille du ménage est négativement corrélée à la pauvreté transitoire. L’influence négative de cette variable corrobore nos observations précédentes sur l’absence d’effet de dépendance : l’augmentation de la charge pesant sur les ressources d’un ménage, résultant d’un accroissement de la taille, est donc plus que compensée par la hausse de sa capacité productive. En outre, une augmentation (diminution) de la proportion d’employés, par rapport à une stagnation, participe à la baisse (hausse) du risque de pauvreté transitoire, toutes choses égales par ailleurs. En d’autres termes, une dégradation de la situation du ménage sur le marché du travail renforce le risque de pauvreté transitoire. Les chocs sur les salaires jouent également un rôle important. Ainsi, le fait pour un ménage d’avoir connu au moins un arriéré de salaire sur l’ensemble de la période 1994-2000 engendre une augmentation de la composante de pauvreté transitoire de 0,015, toutes choses étant égales par ailleurs. Par contre, la variation moyenne annuelle de la part des salaires n’agit pas significativement. Les variables de chocs ont beaucoup moins d’influence sur la composante de pauvreté chronique, comme en témoignent le faible nombre de variables significatives et l’ampleur limitée des effets marginaux. Néanmoins, on retiendra le rôle favorable joué par l’augmentation de la part des salaires dans le revenu des ménages et l’influence néfaste des arriérés de salaires. L’analyse du rôle des chocs fera l’objet d’une analyse plus approfondie dans le chapitre 3, lorsque l’attention sera portée sur les déterminants des entrées et sorties dans/de la pauvreté.

Malgré l’intérêt des résultats précédents, il peut être opportun d’amender ces investigations à deux niveaux. Tout d’abord, nous proposons de corriger le problème de non normalité des résidus du modèle de pauvreté transitoire, en recourant à un estimateur alternatif. L’estimateur LAD (Least Absolute Deviation) semble, en particulier, tenir certaines promesses [Powell (1984)]. L’avantage d’un tel estimateur est de fournir une estimation robuste et convergente de ( sans avoir à spécifier une loi pour le terme d’erreur et sans poser l’hypothèse d’homoscédasticité. L’estimation LAD pour le modèle de pauvreté transitoire présentée dans le tableau A-2-9, en annexes, génère globalement des résultats proches des estimations Tobit, en corroborant l’influence des transferts ou du sexe du chef de ménage, par exemple. On remarquera tout de même deux différences importantes. D’une part, la variable d’accès au crédit est significative et agit dans le sens d’une réduction de la pauvreté transitoire. Autrement dit, le recours à l’emprunt constituerait une stratégie envisageable face à une diminution temporaire du bien-être. D’autre part, l’effet de la taille du ménage est beaucoup plus incertain que dans le modèle Tobit. En niveau, elle n’agit pas de manière significative et, en variation, elle contribue à une augmentation du risque de pauvreté transitoire, résultat pour le moins surprenant et qui dans une certaine mesure atténue la portée de nos observations précédentes. Ensuite, nous procédons à l’estimation d’un modèle Tobit bivarié, conformément aux équations (2-18) à (2-20). Si l on se réfère au tableau A-2-10 reporté en annexes, on constate que le paramètre d autocorrélation Á est fortement significatif. Autrement dit, l interdépendance des deux composantes de pauvreté justifie le recours à une estimation bivariée. Les résultats concernant l’influence des variables ne révèlent pourtant pas de différences saillantes avec les deux modèles Tobit simples, si ce n’est quelques modifications des degrés de significativité. 


Finalement, que l’on raisonne en termes de répartition des ménages selon les formes de la pauvreté (approche de périodes) ou en termes de décomposition de la pauvreté totale en composantes de pauvreté chronique et transitoire (approche de composantes), nos investigations économétriques tendent à valider le cadre théorique exposé précédemment. Comme l’on pouvait s’y attendre, la pauvreté chronique trouve ses explications dans des facteurs structurels et, plus particulièrement, dans les dotations en capitaux des ménages, les variables de changements ayant beaucoup moins d’influence. A l’opposé, les causes de la pauvreté transitoire sont avant tout conjoncturelles et étroitement liées au à la situation sur le marché du travail.


Conclusion :

L’objet de ce chapitre était de dépasser l’analyse transversale des dynamiques de pauvreté proposée dans le chapitre 1. L’utilisation de la structure de panel des enquêtes RLMS a permis d’introduire la distinction entre la pauvreté chronique et la pauvreté transitoire. Dans cette optique, il s’agissait, dans un premier temps, d’établir un survey des techniques d’évaluation des formes de la pauvreté, à partir de données de panel. Trois approches distinctes ont été développées. Dans un deuxième temps, la mise en œuvre de ces différentes méthodologies a permis de montrer qu’en Russie la pauvreté s’apparentait essentiellement à un phénomène transitoire, en relation directe avec le processus de réformes et que le risque de pauvreté chronique ne concernait que des catégories de ménages particulières : retraités, ménages monoparentaux, ménages dont le chef est chômeur, etc. Dans un troisième temps, l’analyse économétrique des déterminants de la pauvreté chronique et de la pauvreté transitoire a permis de mettre à jour la spécificité des facteurs explicatifs de chacune de ces deux formes de pauvreté. Globalement, la pauvreté chronique s’explique par des facteurs structurels liés aux dotations en actifs des ménages (terre, capital social, capital humain, etc.) alors que la pauvreté transitoire est la conséquence de chocs conjoncturels ayant trait à la composition démographique ou à la situation sur le marché du travail du ménage.

L’ensemble de ces résultats a d’importantes implications en termes de politiques économiques et sociales. La mise en œuvre de politiques optimales de lutte contre la pauvreté exige de distinguer les formes de la pauvreté. Selon le type de pauvreté ciblée (chronique ou transitoire), les mesures envisagées seront différenciées. Dans le cas où l’on cherche à réduire la pauvreté chronique, en premier lieu, il s’agira d’adopter des mesures structurelles visant à accroître les dotations des ménages en actifs physiques, financiers, humains : redistribution d’actifs (terre), politiques d’éducation, favoriser l’accès au crédit, etc. Parallèlement à ces mesures, les autorités peuvent également promouvoir des politiques de lutte contre l’exclusion sociale, à travers la mise en place d’un système de protection sociale de long terme reposant sur un mécanisme d’assistance sociale [Hulme, Shepherd (2003)]. En second lieu, si l’on se focalise sur la pauvreté transitoire, les réponses apportées doivent être d’ordre conjoncturel. L’idée est de mettre en place des mécanismes de compensation qui permettent aux ménages de faire face à une dégradation temporaire de leur bien être. Ceci passe par la mise en place d’un « filet de sécurité sociale », avec, en particulier, l’instauration d’un système d’assurance chômage efficace.

En définitive, la distinction des formes de pauvreté constitue une source d’information utile et pertinente pour comprendre les dynamiques de pauvreté. Si le concept de pauvreté chronique semble relativement limpide, le concept de pauvreté transitoire est beaucoup plus flou. Il suggère l’existence de fluctuations du niveau de vie et, par conséquent, de mouvements absolus et relatifs des ménages dans la distribution du bien-être. Sachant que la pauvreté en Russie est principalement un phénomène de court terme, une analyse approfondie des dynamiques sociales suppose de s’intéresser aux trajectoires de bien-être des ménages et d’examiner les mouvements d’entrée dans la pauvreté et de sortie de la pauvreté.













CHAPITRE 3
Analyse des trajectoires de bien-être : mobilité économique et mouvements de pauvreté







L’analyse des formes de la pauvreté a permis d'étayer l'étude des dynamiques de pauvreté, en introduisant la distinction entre la pauvreté de long terme et la pauvreté de court terme. L’ensemble des investigations empiriques que nous avons mené tend à montrer que la pauvreté, dans les pays en transition et en particulier en Russie, s’apparente avant tout à une pauvreté de court terme qui ne saurait être dissociée du processus de réformes visant à assurer le passage à l’économie de marché. La prédominance d’une pauvreté de nature transitoire suggère l’existence de mouvements de pauvreté, et plus généralement de mouvements dans la distribution du bien-être. En d'autres termes, la société Russe de la période de transition ne serait plus sclérosée comme elle pouvait l’être sous le régime socialiste, mais s'inscrirait davantage dans un processus dynamique complexe, étroitement lié aux réformes économiques. Si l’identification des formes de la pauvreté a permis d’introduire la dimension temporelle dans l’analyse des dynamiques sociales, elle ne fournit en revanche aucune information pertinente quant à la nature de ces mouvements. Pourtant, chaque ménage présente une trajectoire sociale spécifique qui dépend de ses caractéristiques socioéconomiques et de son histoire. Même si la période couverte par les enquêtes RLMS est limitée, le recours aux données de panel peut permettre, dans une certaine mesure, d'appréhender ces trajectoires sociales.

La démarche proposée ici peut être décomposée en deux étapes. Il s’agit en fait de partir du général pour recentrer l’analyse sur le phénomène de pauvreté. Dans un premier temps, l’attention est portée sur les mouvements absolus et relatifs du bien-être, à travers le concept de mobilité économique. Il importe d'insister sur le caractère ambivalent et les différentes acceptations de cette notion, puis de mettre en exergue quelques faits stylisés concernant les rigidités et mutations inhérentes à la distribution du bien-être entre 1994 et 2000. Dans un deuxième temps, l’analyse est recentrée sur le concept de pauvreté. De toute évidence, une augmentation de l’incidence de la pauvreté peut masquer des réalités bien différentes. Elle peut traduire, d’une part, l’apparition de nouveaux pauvres qui viennent s’ajouter aux ménages pauvres déjà existants. Mais, elle peut, d’autre part, être la conséquence d’un processus plus complexe, étroitement lié à la mobilité économique, qui aura vu certains ménages entrer dans la pauvreté, et d’autres y rester ou en sortir. L’étude des mouvements d’entrées et sorties est donc indispensable à la compréhension des dynamiques de pauvreté. Au niveau empirique, les travaux précurseurs de Bane, Ellwood (1986) pour les Etats-Unis soulignent l’importance à accorder à ces transitions de la pauvreté. L’idée est d’approfondir l’approche de périodes présentée dans le chapitre 2, à l’aide notamment des modèles de durée, et de déterminer quelle est l’importance relative des entrées dans la pauvreté et des sorties de la pauvreté, et quels sont les caractéristiques et évènements associés à ces transitions.


MOBILITE ECONOMIQUE ET RIGIDITES SOCIALES

L’analyse classique de l’inégalité consiste à observer la distribution du bien-être à une période particulière, à partir d’indices synthétiques, puis éventuellement de comparer l’évolution de cette distribution dans le temps. Dans la mesure où les données le permettent, c'est-à-dire lorsque les unités d’observation sont suivies dans le temps, l’analyse de l’injustice sociale doit être complétée dans une perspective longitudinale. Le concept de mobilité semble être à même de répondre à cette attente. L’étude du concept de mobilité s’inscrit à la fois dans une optique sociologique, on s’intéresse alors à la transmission intergénérationnelle du bien-être, et dans une optique économique, on s’intéresse dans ce cas aux mouvements intragénérationnels. C’est ce deuxième aspect qui nous retient ici. Même s’il n’existe pas de définition unique, la notion de mobilité économique se réfère aux trajectoires temporelles de bien-être, c'est-à-dire aux mouvements des individus ou des ménages sur l’échelle du bien-être, aussi bien en termes absolus que relatifs [Lippman, Thomsson (2002)]. Traditionnellement, la mobilité économique est traitée comme un processus favorable, renforçant la flexibilité d’une économie et suggérant l’existence d’opportunités d’ascension sociale. Ces considérations ne doivent toutefois pas occulter les implications négatives inhérentes au processus de mobilité. D’importantes fluctuations du niveau de vie peuvent en effet traduire l’existence d’un fort degré d’insécurité économique. L’analyse de la mobilité économique en Russie, proposée par la suite, se décompose en trois temps. Il convient en premier lieu de définir avec plus de précision le concept de mobilité et d’en présenter les différentes mesures. L’utilisation de ce cadre méthodologique nous permettra, en deuxième lieu, d’évaluer l’ampleur et la structure de la mobilité en Russie. Enfin, il s’agira dans un troisième temps, d’étudier les déterminants de la mobilité économique à partir d’un cadre économétrique préalablement défini.

Définitions et mesures

Il n’existe pas de mesure unique de la mobilité économique, et ce essentiellement parce qu’il s’agit d’un concept complexe et multidimensionnel. Aussi, convient-il, dans un premier temps, de revenir sur les différentes interprétations qui peuvent lui être données. Une première distinction fondamentale s’opère entre mobilité absolue et mobilité relative. Il s’agit donc, par la suite, de proposer des instruments analytiques visant à appréhender ces deux formes de mobilité. Nous verrons, dans un deuxième temps, que la mobilité économique peut être appréhendée et mesurée par une méthode originale, basée sur l’idée que la mobilité exerce un effet égalisateur. Enfin, il importera de revenir sur le caractère ambivalent de la mobilité et de montrer, qu’en traduisant un fort degré d’insécurité économique ou l’existence d’opportunités, son interprétation peut être rendue particulièrement périlleuse.

La mobilité économique, un concept à facettes multiples

La littérature sur la mobilité économique est aujourd’hui très largement répandue, en grande partie du fait de la généralisation des enquêtes de panel. La mobilité prend néanmoins des significations différentes d’une étude à l’autre, traduisant son caractère multidimensionnel. Si l’on se réfère à Fields (2003), six types de mobilité peuvent être distingués. Premièrement, la mobilité peut se référer à la dépendance au temps, censée capter l’influence du bien-être passé sur le bien-être présent. On considère que la mobilité est d’autant plus importante qu’il y a faible dépendance au temps, autrement dit que les niveaux de vie passé et présent sont peu corrélés. La mobilité peut, deuxièmement, être reliée aux mouvements entre différentes positions économiques. On s’intéresse alors aux modifications de la position des individus en termes de quantiles (déciles, quintiles, etc.). Troisièmement, on considère qu’il y a mobilité si la part d’un individu dans le bien-être total se modifie dans le temps. Cette troisième acceptation est directement reliée à la précédente. Quatrièmement, la mobilité peut se référer aux flux de bien-être. On s’attache dans ce cas à mesurer l’ampleur des fluctuations du niveau de vie, sans nécessairement accorder d’importance au sens de ces fluctuations. La prise en compte de la direction des variations du bien-être permet d’aboutir à une cinquième acceptation du concept de mobilité. En dernier lieu, la mobilité peut s’interpréter à travers son effet égalisateur, l’idée étant de comparer l’inégalité en un point du temps à l’inégalité sur une période plus longue. A partir de ces six types de mobilité, il est possible d’opérer quelques regroupements. Les trois premiers se réfèrent à la mobilité relative, les quatrième et cinquième à la mobilité absolue. Le dernier reste spécifique, comme nous le verrons.

Mesure de la mobilité absolue

Le concept de mobilité absolue décrit dans quelle mesure le bien-être a évolué par rapport à un niveau initial. L’indice de Fields-Ok (1996), défini comme la moyenne des variations du bien-être des ménages exprimées en valeur absolue, est le principal indice de mobilité absolue. En termes de logarithmes, son expression est la suivante :

FO =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 | log yi,t – log yi,t-1 | (3-1)

Où yi,t-1 et yi,t sont respectivement le bien-être du ménage i à la période t-1 et à la période t. Cet indice satisfait certaines propriétés axiomatiques, et notamment la propriété de décomposabilité. Il peut donc être exprimé comme la somme de deux termes : une composante de croissance (FOC) et une composante de transfert (FOT). La composante de croissance (ou composante structurelle) mesure la mobilité due à la croissance économique ou à la contraction, selon le cas. Autrement dit, elle mesure le montant total de bien-être gagné [Equation 3-2] ou perdu [Equation 3-3] à l’échelle de l’économie :

FOc =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 (log yi,t – log yi,t-1 ) (3-2)
FOc =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 (log yi,t-1 – log yi,t) (3-3)

La composante de transfert (ou composante d’échange) mesure l’impact sur la mobilité des transferts de bien-être, sous l’hypothèse que le bien-être total ne varie pas. Dans une économie en croissance, on s’intéresse aux transferts en provenance des perdants. La composante de transfert correspond alors à deux fois le montant de bien-être perdu par les perdants [Equation 3-4]. De manière symétrique, dans une économie déclinante, on se focalise sur les transferts en provenance des gagnants. La composante de transfert est égale à deux fois le montant de bien-être gagné par les gagnants [Equation 3-5] :

FOT =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 (log yi,t-1 – log yi,t) (3-4)
FOT =  EMBED Equation.3   EMBED Equation.3 (log yi,t – log yi,t-1) (3-5)


Mesure de la mobilité relative

La mobilité relative décrit dans quelle mesure le niveau de vie d’un ménage a changé par rapport aux autres ménages. Plus précisément, la mobilité relative peut être définie comme le processus de long terme par lequel les individus changent leur position relative dans l’ensemble de la distribution du bien-être [Baulch, Hoddinott (2000)]. Considérons, par exemple, trois ménages ayant respectivement un niveau de vie de 1, 2 et 3 et conduisant à une distribution initiale du bien-être de la forme (1,2,3). Si cette distribution se modifie dans le temps et devient (3, 2, 1), il y a eu de toute évidence mobilité relative puisque le premier ménage a vu sa position relative dans l’échelle du bien-être s’améliorer, alors que celle du troisième s’est dégradée.

Matrices de mobilité

La mobilité économique relative est couramment appréhendée à partir de matrices de mobilité. La construction d’une telle matrice entre deux points du temps t-1 et t suppose que les ménages soient regroupés, à chaque date, par classe de bien-être. Les catégories de bien-être traditionnellement utilisées sont les déciles ou les quintiles. Une table de mobilité met alors en relation les classes occupées par les ménages à chacune des deux périodes. Afin de fixer les idées, quelques éléments de formalisation sont nécessaires.

Soit une variable aléatoire discrète Vt prenant ses valeurs dans l’ensemble fini E = {1,…,m}. Dans le cas de la mobilité, cette variable s’identifie à la classe de bien-être et ses m modalités correspondent aux différents quintiles ou déciles. Si l’on suppose que l’ensemble du passé est résumé par l’époque t-1, conformément à l’hypothèse de Markov d’ordre 1, les probabilités de transition entre t-1 et t sont résumées par la matrice de transition d’ordre 1, notée P :

P =  EMBED Equation.3  (3-6)
mxm

Appliquée à la mobilité, cette matrice de transition est nommée matrice de mobilité. Chaque élément de la matrice représente la probabilité pij de passer de la classe i (i=1…m) à la classe j (j=1…m), entre t-1 et t. Les valeurs de la diagonale principale représentent les probabilités d’immobilité, c’est-à-dire les probabilités de rester dans la même classe de bien-être entre les deux périodes. Ces probabilités doivent être interprétées comme des taux de reproduction sociale. A l’inverse, les valeurs hors diagonale doivent être lues comme les probabilités de transition de la classe i à la classe j. Il convient alors de distinguer deux types de mobilité : la mobilité ascendante dans le cas où i < j et la mobilité descendante dans le cas où i > j.

Il importe de préciser, qu’en pratique, les matrices de transition sont dérivées des tableaux de contingence. Si Xi représente le nombre de ménages appartenant à la classe i en t-1 et Yj le nombre de ménages appartenant à la classe j en t, on a la relation suivante :

Yj =  EMBED Equation.3 pij Xi (3-7)

En termes matriciels, la relation devient Y = P.X avec :

Y =  EMBED Equation.3  X =  EMBED Equation.3  (3-8)
mx1 mx1


L’indice de mobilité relative S de Shorrocks (1978-b) est dérivé des matrices de mobilité. Basé sur le calcul de la trace de la matrice P, son expression est :

S =  EMBED Equation.3  (3-9)

Où m est le nombre de classes de bien-être et trace(P) est la trace de la matrice P. L’indice S augmente avec le degré de mobilité et prend ses valeurs entre 0 et m / (m + 1). Lorsque trace(P) = 0, c'est-à-dire lorsque les taux de reproduction sociale sont nuls, aucun ménage n’est resté dans sa classe de bien-être d’origine. En conséquence, il y a mobilité totale [S = m / (m + 1)]. Symétriquement, si trace(P) = m, en d’autres termes si les taux de reproduction sociale sont égaux à 1, tous les ménages restent dans leur classe initiale : il y a parfaite immobilité (S = 0).

Indices basés sur la corrélation entre deux distributions

Si aucun changement n’intervient dans la part relative des ménages dans le bien-être total entre t-1 et t, alors les distributions yt-1 et yt sont parfaitement corrélées. Le coefficient de corrélation linéaire Á, qui mesure la corrélation entre les niveaux de vie de deux périodes, peut à cet égard être interprété comme une mesure du degré d immobilité ou de rigidité [Canto (2000), Glewwe, Nguyen (2002)]. Il est alors possible de mesurer l ampleur de la mobilité par l indice suivant :

M = 1 - Á(yt-1, yt) (3-10)

Cet indice prend ses valeurs entre 0 et 1. Dans le cas où les parts relatives ne varient pas entre t-1 et t, Á(yt-1, yt) = 1 et donc le degré de mobilité est nul. A l inverse, dans le cas où Á(yt-1, yt) = 0, le niveau de bien-être de n importe quel ménage en t-1 n a aucune relation avec son bien-être en t, et par conséquent, le degré de mobilité est total. Dans le même ordre d idée, il est possible de définir un indice de mobilité à partir du coefficient de corrélation de rang de Spearman ÁS, dont l expression est donnée par :

M = 1  ÁS[rg(yt-1), rg(yt)] (3-11)

On s intéresse à la corrélation entre les positions des individus sur l échelle du bien-être entre les deux périodes (et non au niveau de leur bien-être). Le rang de l’individu le plus pauvre est 1, celui du second individu le plus pauvre est 2 et ainsi de suite.



La relation entre l’inégalité et la mobilité

Il s’agit de présenter une méthode originale qui vise à appréhender la mobilité économique à travers son effet sur la distribution du bien-être [Shorrocks (1978a)]. L’idée sous-jacente est que la mobilité économique agit en faveur d’une baisse de l’inégalité, en lissant les variations transitoires du niveau de vie. Si la mobilité est forte, l’inégalité de long terme, c’est-à-dire l’inégalité agrégée sur T périodes, sera plus faible que l’inégalité de court terme, c'est-à-dire l’inégalité observée en une seule année. A partir de ce postulat, Shorrocks (1978a) propose un indice d’immobilité ou de rigidité du bien-être qui compare l’inégalité de long terme à la somme pondérée de l’inégalité à chaque période.

Soit yit, le bien-être du ménage i (i=1,…,n) à la période t (t=1,…,T). Le bien-être total du ménage i sur l’ensemble des T périodes est défini par :

 EMBED Equation.3  (3-12)

On en déduit les moyennes correspondantes :

 EMBED Equation.3  (3-13)
 EMBED Equation.3  (3-14)

Soit I(y) un indice d’inégalité, l’indice de rigidité R associé à I(y) est défini comme suit :

 EMBED Equation.3  (3-15)

Où wt = µt / µ. L’indice R prend ses valeurs entre 0 et 1. Dans le cas où R = 0, il y a complète égalisation dans le temps et donc parfaite mobilité. Si en revanche R = 1, il n’y a pas d’égalisation ; on est dans une situation de parfaite immobilité. En d’autres termes, l’indice R
Figure 3-1 : Profils de stabilité.

 SHAPE \* MERGEFORMAT 

Source : d’après Shorrocks (1981).

est d’autant plus faible que la mobilité est importante. L’estimation de R dépend du choix de l’indice d’inégalité, et ce d’autant plus que les mesures avancées dans la littérature diffèrent dans l’importance qu’elles accordent aux différents points de la distribution. A titre d’illustration, l’indice de Gini accorde moins de poids aux queues de la distribution que d’autres indices. Il est donc plus sensible aux écarts de bien-être entre des observations du milieu de la distribution.

En calculant des séquences d’indices R pour des périodes de plus en plus longues, il est possible d’établir des profils de stabilité graphiques, conformément à la figure 3-1. La forme de ces courbes permet d’identifier la nature des fluctuations du bien-être [Shorrocks (1978a, 1981), Canto (2000)]. La courbe de référence est la ligne horizontale d’abscisse R = 1, qui représente une structure complètement immobile. Si la courbe de rigidité montre une forte chute initiale, mais devient plus ou moins horizontale lorsque la durée de la période d’allonge, on est en présence de fluctuations transitoires du bien-être [profil A]. Si, en revanche, l’égalisation initiale est plus modérée mais se poursuit avec l’allongement de la période d’étude, la courbe de rigidité indique plutôt des changements permanents ou persistants dans le bien-être [profil B].

La mobilité économique, un concept ambivalent : opportunité versus insécurité

La mobilité est un concept flou voire ambigu. La plupart du temps, la mobilité est traitée comme un processus favorable, trois arguments théoriques appuyant cette thèse [Lippman, Thomsson (2002)]. Le premier argument est un argument d’efficience : dans une perspective libérale, la mobilité renforcerait la flexibilité d’une économie en assurant l’allocation des ressources là où elles sont nécessaires. Le second argument stipule qu’un fort degré de mobilité suggère l’existence d’opportunités d’ascension, notamment pour les plus pauvres. L’idée est que n’importe qui peut améliorer sa situation par ses propres efforts. Le troisième argument, enfin, insiste sur l’effet égalisateur exercé par la mobilité [Shorrocks (1978a)]. A l’opposé de cette vue, on peut arguer que la mobilité économique est synonyme d’instabilité du bien-être et peut donc, dans un environnement risqué, traduire un fort degré d’insécurité économique [Jarvis, Jenkins (1998)]. Cette opposition opportunité / insécurité est source d’ambiguïté ; l’idée est que la mobilité est une « épée à double tranchant » [OECD (1997), p. 50]. Lorsqu’elle traduit un contexte d’insécurité, elle est nocive ; si elle traduit la présence d’opportunités, elle est souhaitable. Cette ambivalence de la mobilité rend son interprétation complexe, mais autorise un rapprochement avec le concept de pauvreté persistante. En effet, de nombreuses études empiriques ont mis en évidence les rigidités existant au niveau des queues de la distribution. Les plus riches et les plus modestes seraient moins mobiles que la moyenne. L’immobilité des ménages les plus modestes, en particulier, peut être associée à la pauvreté persistante. La distinction des types et des causes de la rigidité permet alors de caractériser la pauvreté chronique selon le contexte économique, c'est-à-dire selon le degré d’insécurité et les opportunités existantes [Yaqub (2000)]. Deux types de rigidité sont identifiés : une rigidité associée à une faiblesse des fluctuations transitoires du bien-être et une rigidité associée à une faiblesse des fluctuations permanentes. A ces deux types sont associées deux causes : une insuffisance de la mobilité absolue ou une insuffisance de la mobilité relative.

Le tableau 3-1 propose alors un cadre analytique intéressant afin d’établir un lien entre les concepts de mobilité et de pauvreté chronique. Prenons un exemple. La pauvreté
Tableau 3-1 : Lien entre mobilité économique et persistance de la pauvreté.
Cause de la
rigidité
Type de
rigidité

Faible mobilité
absolue
Faible mobilité
relative

Faibles fluctuations
transitoires
Société stagnante, absence d’opportunités, mais sécurité économique
(Pays socialistes)

Inégalité d’opportunités et sécurité économique
(Pays industrialisés)
Faibles fluctuations
permanentes
Société stagnante, absence d’opportunités et insécurité économique
(Pays en développement)

Inégalité d’opportunités et insécurité économique
(Pays en transition)Source : d’après Yaqub (2000).

chronique, lorsqu’elle est associée à une faiblesse de la mobilité absolue et des fluctuations transitoires du bien-être est liée à une absence d’opportunités plus qu’à un fort degré d’insécurité économique. On peut considérer qu’une telle situation se rapproche du contexte des pays socialistes, où la sécurité était garantie par un système de protection sociale omniprésent, mais où les possibilités d’ascension étaient limitées du fait de l’idéologie égalitariste à la base de l’organisation sociale. La mise en œuvre d’une analyse descriptive, objet du paragraphe suivant, doit nous permettre de situer la Russie post-soviétique par rapport à ce cadre d’analyse.

Analyse descriptive de la mobilité économique : instabilité et rigidités sociales

La durée couverte par le panel est insuffisante pour raisonner en termes de mobilité intergénérationnelle ou de mobilité sociale, ce qui, dans l’absolu, serait l’idéal pour appréhender au mieux les trajectoires sociales. Ceci justifie que l’on recourt à une investigation de la mobilité économique. Cette analyse descriptive, qui s’inscrit dans le prolongement des études de Bogomolova, Tapilina (1999) et Jovanovic (2001), propose, dans un premier temps, d’évaluer l’ampleur et l’intensité de la mobilité économique en Russie et, dans un deuxième temps, d’analyser la répartition de la mobilité économique selon différentes stratifications. Dans un troisième temps, la relation entre la mobilité et l’inégalité est explorée à partir de profils de stabilité.

Ampleur, direction et intensité de la mobilité

Les tableaux 3-2 et 3-3 présentent respectivement les principaux indices synthétiques de mobilité et les matrices de mobilité. Le tableau 3-4 décrit quant à lui l’intensité de la mobilité relative. Ces estimations permettent d’appréhender la mobilité au niveau de l’ensemble de la Russie pour la période 1994-2000 et les sous périodes 1994-1996, 1996-1998 et 1998-2000.

En premier lieu, tous les indices synthétiques traduisent l’importance de la mobilité économique en Russie sur le long terme (1994-2000). En termes de sous périodes, ils indiquent que la mobilité s’est réduite. A titre d’illustration, l’indice de mobilité absolue de Fields-Ok est passé de 0,742 pour 1994-1996 à 0,627 pour 1998-2000. Toujours en termes absolus, la part de la mobilité due aux transferts de bien-être entre ménages surpasse sensiblement la part due à la croissance. L’écart entre la part relative de ces deux composantes est modéré pour la première sous période, mais tend à se creuser dans le temps. Pour ce qui a trait à la mobilité relative, trois aspects méritent d’être soulignés. Premièrement, l’indice de mobilité S de Shorrocks confirme l’importance et la tendance à la diminution de la mobilité. Deuxièmement, s’agissant des mesures basées sur la corrélation entre deux distributions, on note que la mobilité appréhendée à partir du coefficient de Pearson est nettement supérieure à la mobilité basée sur le coefficient de corrélation de rang de Spearman. Enfin, la répartition entre immobiles, mobiles ascendants et mobiles descendants est plutôt équilibrée (de l’ordre d’un tiers pour chaque catégorie). La part des ménages immobiles tend toutefois à augmenter dans le temps, confirmant par là même la baisse de la mobilité. Le principal intérêt des indices synthétiques est de résumer l’information ; néanmoins, ils ne retracent pas la diversité des situations selon la position initiale occupée par les ménages.


Tableau 3-2 : Indices synthétiques de mobilité économique. Russie 1994-2000.
     1994 - 19961996 - 19981998 - 20001994 - 2000          Indice FO10,7420,6740,6270,753Composante de croissance0,3170,1160,0950,338Part (%)42,717,215,244,9Composante de transferts0,4250,5580,5320,415Part (%)57,382,884,855,1Indice S2 0,8690,8390,8220,874Indices M3Pearson0,8450,6680,6560,868Spearman0,5930,5170,4880,633Décomposition4Part immobiles (%)30,532,934,230,1Part mobiles ascendants (%)34,633,732,435,2Part mobiles descendants (%)34,933,433,434,7     Notes : (1) Indice de mobilité absolue de Fields-Ok (1997). Décomposition selon les équations 3-2 à 3-5. (2) Indice S de Shorrocks (1978) dérivé des matrices de mobilité. (3) Indices fondés sur la corrélation entre deux distributions. (4) En termes de quintiles.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

C’est la raison pour laquelle l’examen des matrices de mobilité permet d’approfondir l’analyse en se concentrant sur la situation des différents quintiles. Précisons au préalable que la statistique V de Cramer présente des valeurs faibles, quelle que soit la période considérée, suggérant un niveau de dépendance modéré entre la position économique des ménages à la date initiale et à la date terminale. En d’autres termes, l’idée d’une forte mobilité économique en Russie semble corroborée. Sur le long terme, tout d’abord, les taux d’immobilité sont supérieurs dans les queues de la distribution. Ainsi, la probabilité pour un ménage appartenant au premier quintile en 1994 d’y rester atteint près de 0,4. Pour le quintile le plus élevé, elle est de 0,36, alors que pour les trois quintiles intermédiaires elle se situe autour de 0,25. En somme, il y a tendance à la reproduction sociale dans les couches modestes et supérieures de la population, la mobilité étant bien plus importante dans les catégories intermédiaires. Ces résultats confirment les difficultés inhérentes à la constitution d’une véritable classe moyenne en Russie et vont dans le sens des observations du chapitre 1 relatives à la forte polarisation de la société Russe. En outre, cette rigidité aux queues de la distribution suggère que la
Tableau 3-3 : Matrices de mobilité. Russie 1994-2000.
    2000  Quintile 1Quintile 2Quintile 3Quintile 4Quintile 5       Quintile 10,3980,2320,1750,1120,08116697734734Quintile 20,2110,2630,2250,1820,120881109476501994Quintile 30,1700,1990,2400,1940,19671831008182Quintile 40,1490,1670,2010,2420,242627084101101Quintile 50,0720,1390,1580,2700,361305866113151       V de Cramer10,184 (0,000)***    1996  Quintile 1Quintile 2Quintile 3Quintile 4Quintile 5       Quintile 10,3670,2510,1970,1030,082153105824334Quintile 20,2540,2200,2340,1770,11510692,009874481994Quintile 30,1940,2420,2300,2040,12981101968554Quintile 40,1150,1700,2110,2680,23748718811299Quintile 50,0700,1170,1270,2490,438294953104183       V de Cramer10,210 (0,000)***    1998  Quintile 1Quintile 2Quintile 3Quintile 4Quintile 5       Quintile 10,4170,2540,1800,1030,045174106754319Quintile 20,2520,3040,1970,1720,0771051278272321996Quintile 30,1680,1990,2300,2220,1797083969375Quintile 40,1100,1530,2330,2490,256466497104107Quintile 50,0530,0910,1610,2540,443223867106185       V de Cramer10,240 (0,000)***    2000  Quintile 1Quintile 2Quintile 3Quintile 4Quintile 5       Quintile 10,4650,2420,1460,0790,067194101613328Quintile 20,2760,2780,2250,1270,0961151169453401998Quintile 30,1490,2460,2350,2440,124621039810252Quintile 40,0550,1480,2370,2890,270236299121113Quintile 50,0550,0860,1560,2610,443233665109185       V de Cramer10,267 (0,000)***Notes : (1) Le V de Cramer décrit la force d’association entre deux variables au sein d’un échantillon. Son expression est dérivée de la statistique du Chi² associée à chaque tableau croisé. Il vaut 0 dans le cas d’une totale indépendance et 1 dans le cas d’une parfaite dépendance.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.


Tableau 3-4 : Intensité de la mobilité relative parmi les ménages mobiles. Russie 1994-2000.
     1994 - 19961996 - 19981998 - 20001994 - 2000(%)(%)(%)(%)          + 4 quintiles2,31,52,12,8+ 3 quintiles6,35,65,86,8+ 2 quintiles14,516,111,216,6+ 1 quintile26,726,530,024,4- 1 quintile27,527,830,225,8- 2 quintiles14,114,514,211,8- 3 quintiles6,66,44,39,2- 4 quintiles2,01,62,22,6Ensemble100,0100,0100,0100,0     Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

mobilité est répartie de manière inéquitable, autrement dit qu’il y a des inégalités d’opportunités. Cela ne signifie pourtant pas une absence de mobilité absolue. Si l’on se réfère au Tableau A-3-1 présenté en annexes, il apparaît que la mobilité absolue, appréhendée par l’indice de Fields-Ok, est plus importante dans les quintiles extrêmes. En conséquence, la rigidité aux queues de la distribution s’explique essentiellement par la faiblesse de la mobilité relative et non de la mobilité absolue. Les évolutions de court terme, par ailleurs, indiquent que les taux d’immobilité, relativement stables pour les quintiles supérieurs, présentent un profil à la hausse pour le quintile le plus bas. Pour ce dernier, le taux de reproduction est passé de 0,37 pour 1994-1996 à 0,46 pour 1998-2000. La baisse de la mobilité semble donc largement imputable aux catégories de ménages les plus modestes. Autrement dit, si l’on considère que la mobilité est le reflet des opportunités d’ascension sociale offertes à ces derniers, force est de constater qu’elles sont insuffisantes et tendent à se raréfier dans le temps.

En troisième lieu, la mobilité économique, quoique importante, est de faible intensité. Sur la période 1994-2000, 50 % des ménages mobiles changent de position pour un quintile voisin (24,4 % pour un quintile supérieur et 25,8 % pour un quintile inférieur). Pour les sous périodes, la tendance est encore plus nette, notamment pour 1998-2000 avec plus de 60 % de transitions vers un quintile voisin. Les mouvements de plus ou moins quatre quintiles sont quasi négligeables, puisqu’ils représentent 5,4 % des mouvements de long terme (1994-2000) et entre 3,1 % et 4,3 % des mouvements de court terme.
Tableau 3-5 : Séquences d’indices de rigidité selon l’indice d’inégalité et le milieu1. Russie 1994-2000.
     19941994 - 19961994 - 19981994 - 2000          EnsembleGini1,000,88960,84720,817GE(0)21,000,75520,67150,6239GE(1)31,000,77340,6880,6326UrbainGini 1,000,90160,86380,8361GE(0)21,000,7760,70130,6572GE(1)31,000,79080,70860,6562RuralGini1,000,85340,7970,7606GE(0)21,000,68520,57850,5245GE(1)31,000,69410,59650,5339     Notes : (1) Indice de rigidité R de Shorrocks (1978-a). (2) Déviation logarithmique. (3) Indice de Theil.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

L’impact de la mobilité sur l’inégalité

Le tableau 3-5 présente les valeurs de l’indice de rigidité R de Shorrocks calculées pour trois indices d’inégalité différents et pour des périodes de durée croissante (1994, 1994-1996, 1994-1998 et 1994-2000). Ces séquences, traduisant le degré d’égalisation inhérent à un processus de mobilité, ont permis de construire les profils de stabilité, reportés dans la figure 3-2.

Premièrement, les séquences générées à partir des indices d’entropie s’écartent sensiblement de la séquence associée à l’indice de Gini. La tendance à l’égalisation dans le temps est davantage marquée pour les indices d’entropie dans la mesure où, sur l’ensemble de la période 1994-2000, l’indice R atteint 0,63 pour la déviation logarithmique GE(0) et l’indice de Theil GE(1) et près de 0,82 pour le coefficient de Gini. Ceci est la conséquence des différences de poids accordées par ces indices selon que l’on se situe au sommet, au milieu ou au bas de la distribution, et montre l’aspect décisif du choix de l’indice d’inégalité.
Figure 3-2 : Profils de stabilité. Russie 1994-2000.

NATIONAL



URBAIN



RURAL


Source : à partir du panel équilibré (2088 ménages). RLMS.

L’analyse en termes de milieux suggère par ailleurs que l’effet égalisateur de la mobilité est plus important dans les zones rurales, et ce quel que soit l’indice considéré. A titre d’illustration, l’indice R calculé à partir du coefficient de Gini atteint pour la période 1994-2000 près de 0,84 pour le secteur urbain, pour seulement 0,76 dans le secteur rural.

Deuxièmement, l’examen des profils de stabilité suggère que les mouvements dans la distribution sont principalement transitoires. En effet, au niveau national, la chute initiale des courbes de rigidité suggère que le bien-être converge rapidement vers son niveau de long terme ; il n’y a pas de baisse substantielle par la suite. Les courbes, proches du profil A [Figure 3-1], montrent par conséquent qu’au fur et à mesure que la période d’observation s’allonge, l’inégalité diminue, mais à un rythme décroissant. En termes de milieux, les tendances sont identiques. Ceci ne fait qu’amplifier et généraliser les conclusions du chapitre 2 ; les fluctuations du bien-être sont d’ordre transitoire, et pas seulement pour les ménages pauvres, mais pour l’ensemble de la population.

Finalement, le rapprochement entre les résultats issus des matrices de transition et des profils de stabilité permet de revenir sur le lien entre mobilité et pauvreté persistante. La Russie post-soviétique est caractérisée par : (i) une faible mobilité relative dans les queues de la distribution ; (ii) une prépondérance de fluctuations transitoires du bien-être. Les résultats sont donc conformes au contexte des pays en transition présenté dans le tableau 3-1, et corrobore l’idée que la pauvreté persistante est associée à la fois à une inégalité d’opportunités et à un fort degré d’insécurité économique.

Analyse structurelle de la mobilité

Ce paragraphe vise à rendre compte des disparités de mobilité en fonction de critères géographiques et socioéconomiques. Le tableau 3-6 affiche les valeurs de l’indice de mobilité absolue de Fields-Ok, et appréhende la mobilité relative par la répartition des ménages en termes d’immobiles, de mobiles ascendants et de mobiles descendants. Les différentes stratifications sont celles de 1994.





Tableau 3-6 : Indices de mobilité absolue de Fields-Ok et part des ménages immobiles, mobiles ascendants et mobiles descendants selon le milieu, la localisation géographique, la situation du chef sur le marché du travail, le genre et la composition démographique. Russie 1994-2000.
      Mobilité absolueMobilité relative   Indice de Part Part mobiles Part mobilesFields-Okimmobilesascendantsdescendants   (%)(%)(%)  MilieuUrbain0,738630,436,233,4Métropoles0,771134,834,830,4Autres zones urbaines0,716830,036,333,7Rural0,785029,333,137,6Localisation géographiqueMoscou - Saint Pétersbourg0,776421,742,435,9Nord - Nord Ouest0,699335,533,331,2Centre0,695328,435,036,6Bassin de la Volga0,735633,034,632,4Caucase Nord0,835227,337,535,2Oural0,777329,033,737,3Sibérie de l'Ouest0,788131,534,733,8Sibérie de l'Est0,771031,135,133,8Statut du chef de ménagesur le marché du travailPluri-activité0,722729,738,431,9Mono-activité formelle0,752129,635,534,9Mono-activité informelle0,755332,740,027,3Inactivité0,762930,833,435,8Type d'emploi primaire du chef de ménageCadres et professions supérieures0,627635,433,331,3Professions intermédiaires0,724630,937,132,0Employés et ouvriers qualifiés0,715128,737,733,6Employés et ouvriers non qualifiés0,753028,333,338,4Artisans, agriculteurs0,758027,535,836,8Inactifs0,776631,632,136,3Chômeurs0,849028,640,830,6GenreHomme0,753130,034,735,3Femme0,753930,337,132,7Composition démographiqueCélibataires adultes0,919229,334,536,2Célibataires retraités0,751335,035,030,0Couples adultes0,760031,434,134,5Couples retraités0,793028,228,243,7Famille nucléaire0,724032,638,029,5Famille monoparentale0,715820,042,237,8Famille élargie0,756426,334,938,8         Ensemble0,753030,135,234,7      Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

En premier lieu, la mobilité économique est plus élevée dans le milieu rural que dans le milieu urbain. L’écart, très net en termes de mobilité absolue (0,79 contre 0,74), est moins accentué en termes relatifs. Compte tenu de la fragilité des campagnes évoquée dans les chapitres précédents, et étant donné que la part des mobiles descendants excède celle des mobiles ascendants, le fort degré de mobilité dans les zones rurales reflète davantage l’insécurité économique que l’existence d’opportunités. L’analyse par quintiles, à partir des matrices de mobilité, révèle par ailleurs que les taux d’immobilité sont supérieurs dans les queues de la distribution pour les deux secteurs. Cette tendance à la reproduction sociale dans les quintiles extrêmes est toutefois plus nette dans les villes. Ainsi, pour le quintile inférieur, le taux d’immobilité atteint 0,39 en milieu urbain et 0,37 en milieu rural. Pour le quintile supérieur les ordres de grandeur sont respectivement de 0,35 et 0,29.

En second lieu, l’étude des disparités géographiques de mobilité permet de mettre à jour quatre groupes de régions socioéconomiques. La première catégorie concerne les régions à forte mobilité absolue et forte mobilité relative, et regroupe Moscou, Saint-Pétersbourg, le Caucase Nord, et l’Oural. La prédominance d’une mobilité ascendante dans les deux métropoles est synonyme de dynamisme et corrobore l’idée selon laquelle celles-ci sont les premières à bénéficier d’un processus de croissance. A l’opposé, la situation de l’Oural se rapproche davantage d’un contexte d’insécurité économique. En Sibérie Occidentale et Orientale, deuxième groupe identifié, prévaut une forte mobilité absolue et une mobilité relative modérée. En d’autres termes, la variation absolue du bien-être ne se traduit pas nécessairement, dans ces deux régions, par une modification des positions relatives. Il y a une tendance à la reproduction de la hiérarchie sociale. Dans le Centre, la logique est inverse dans la mesure où, malgré un faible degré de mobilité absolue, la part des ménages changeant de quintile entre 1994 et 2000 atteint près de 72 %. Enfin, le Nord, Nord Ouest et le Bassin de la Volga sont caractérisés par une faible mobilité, qu’elle soit absolue ou relative. Concernant le Bassin de la Volga, l’une des régions les plus fragiles, un tel résultat marque une absence de dynamisme et d’opportunités.

Intéressons nous troisièmement à l’influence du marché du travail dans l’explication de la mobilité. L’analyse du rôle du statut de chef de ménage ne permet pas d’identifier de réelles disparités. Selon la catégorie considérée, l’indice de mobilité absolue varie seulement de 0,72 à 0,76 et la part des ménages immobiles de 30 % à 33 %. Seuls les ménages dont le chef est pluriactif semblent être moins mobiles que la moyenne. Le fait d’occuper un emploi secondaire, que celui-ci soit formel ou informel, est donc un facteur de stabilité. En ce qui concerne la direction de la mobilité, elle est majoritairement ascendante pour toutes les catégories, exception faite des inactifs. L’analyse de la répartition de la mobilité selon la CSP du chef met à jour des disparités bien plus significatives. Les ménages dont le chef occupe un emploi qualifié sont moins mobiles que la moyenne. L’exemple des cadres et professions supérieures est à cet égard très révélateur. L’indice de Fields-Ok pour cette catégorie est de l’ordre de 0,63, alors qu’il atteint plus de 0,75 à l’échelle nationale. La mobilité est à l’opposé très forte parmi les chômeurs puisque l’indice de Fields-Ok atteint 0,85. Pour ces derniers, paradoxalement, la mobilité est principalement ascendante, suggérant par là même qu’ils n’occupent pas nécessairement une position figée.

En quatrième lieu, les écarts en termes de mobilité absolue et de mobilité relative selon le genre sont résiduels. En effet, l’indice de Fields-Ok et la part des ménages mobiles atteignent respectivement 0,75 et 70 % pour les deux catégories. Par contre, une différence significative apparaît lorsque l’on regarde la direction de la mobilité. La part des ménages mobiles ascendants est plus élevée que la part des mobiles descendants parmi les ménages gérés par une femme ; c’est la tendance inverse pour les ménages dont le chef est un homme.

En cinquième lieu, les résultats relatifs au rôle de la composition démographique indiquent qu’en termes absolus, la mobilité atteint son niveau le plus élevé parmi les célibataires adultes et, dans une moindre mesure, les couples de retraités. Pour ces derniers, la mobilité est associée à un fort degré d’insécurité économique et confirme la précarité et l’instabilité des ménages de retraités. En effet, la part des ménages mobiles descendants, en termes relatifs, atteint près de 44 % parmi ces ménages. Il convient également de souligner la situation atypique des familles monoparentales. Parmi celles-ci prévaut une forte mobilité relative ascendante. A titre d’illustration, seules 29 % des familles monoparentales restent dans leur quintile d’origine, et plus de 42 % d’entre elles ont vu leur position dans l’échelle du bien-être s’améliorer entre 1994 et 2000. Il faut vraisemblablement y voir l’effet des recompositions familiales puisque, d’après les données du panel cylindré, 28 % des ménages monoparentaux en 1994 sont devenues des familles nucléaires en 2000 et 10 % des familles élargies.

Au total, l’analyse descriptive de la mobilité économique en Russie a permis de mettre en exergue l’importance des mouvements dans l’échelle du bien-être, la nature transitoire de ces fluctuations, mais a également révélé que l’ampleur de ces mouvements diminuait dans le temps. En outre, les résultats ont confirmé la polarisation de la société Russe, dans la mesure où le phénomène de reproduction sociale concerne essentiellement les extrémités de la distribution, à savoir les ménages les plus modestes et les ménages les plus riches. Enfin, nous avons insisté sur l’ambivalence de la mobilité, en montrant que, selon le contexte socioéconomique, elle pouvait être le reflet d’opportunités d’ascension sociale (sur le marché du travail en particulier) ou être source d’insécurité économique.

Les déterminants de la mobilité économique

L’objectif est de développer une investigation économétrique des facteurs associés au phénomène de mobilité économique. Traditionnellement, les modèles à choix qualitatif permettent d’appréhender la mobilité relative entre deux dates [Bogomolova, Tapilina (1999), Verpoorten (2003)]. La variable dépendante prend alors la forme d’une variable qualitative à trois modalités : « être immobile », « être mobile ascendant » et « être mobile descendant ». Néanmoins, afin de conserver une variable dépendante continue, le choix est fait ici de se focaliser sur la mobilité absolue, en étudiant les déterminants de la variation du bien-être. Après avoir spécifié le modèle et décrit les variables explicatives, il s’agira donc d’identifier les déterminants associés aux fluctuations de la dépense des ménages.

Options économétriques

Le cadre analytique permettant d’identifier les facteurs qui influencent le gain ou la perte de bien-être des ménages s’inscrit dans le prolongement de Woolard, Klasen (2004). L’hypothèse sous-jacente est que le bien-être des ménages dépend de ses caractéristiques, de ses dotations en actifs et de son environnement économique. Nous opérons par ailleurs une distinction entre les variables de conditions initiales et les variables de changement. Formellement, le modèle peut s écrire sous la forme :

”log yit =  EMBED Equation.3  (3-16)

Avec ”logyit la variation du logarithme de la dépense des ménages entre t et t+1, logyit le logarithme de la dépense initiale, Xit un vecteur de variables explicatives captant les caractéristiques initiales du ménage, Eit un vecteur de variables explicatives captant les changements intervenus entre les deux dates et, finalement, µit le terme de résidu du modèle respectant les hypothèses standards. Le modèle est estimé par les Moindres Carrés Ordinaires (MCO), successivement pour les périodes 1994-1996, 1996-1998 et 1998-2000 afin de mettre à jour les spécificités temporelles.

L’ensemble des variables explicatives retenues pour l’analyse économétrique et leur valeur moyenne sont reportés dans le tableau A-3-3 en annexes. Concernant les conditions initiales, plusieurs catégories de variables sont prises en compte : la localisation, la composition démographique, les caractéristiques du chef de ménage, le statut sur le marché du travail et les dotations en actifs. Le modèle intègre par ailleurs les variables de changement associées à ces conditions initiales. Enfin, la prise en compte du logarithme de la dépense initiale vise à déterminer si les ménages initialement plus pauvres gagnent davantage en termes de bien-être que les ménages initialement plus riches, en d’autres termes si le bien-être converge vers un niveau de long terme [Fields et al. (2003)]. L’exogénéité de cette dernière variable peut être sujette à questionnements. En effet, il est probable que la variabilité du logarithme de la dépense logyit soit expliquée par des variables exogènes prises en compte dans le modèle, et notamment par toutes les variables de conditions initiales. Ce problème d’endogénéité, s’il est confirmé, est une source de biais dans la mesure où l’hypothèse d’absence d’autocorrélation entre la variable concernée et le résidu n’est plus respectée. Quand une variable est supposée endogène, il est nécessaire de faire appel aux techniques des variables instrumentales et à l’estimateur des Doubles Moindres Carrés (DMC). Il s’agit en fait d’utiliser une estimation de la variable endogène qui ne soit pas corrélée avec le terme d’erreur. La démarche générale se décompose en deux étapes. Il convient tout d’abord de prédire la variable endogène par des instruments non liés au résidu. Dans notre cas et conformément à Woolard, Klasen (2004), le logarithme de la dépense initiale est prédit par le logarithme du revenu du ménage, les caractéristiques du chef (sexe, âge, éducation, statut sur le marché du travail), la composition démographique du ménage (taille, nombre d’enfants, nombre de retraités), les actifs (accès à la terre, accès aux transferts privés) et la localisation. Dans un deuxième temps, le modèle (3-16) est estimé en intégrant la valeur prédite du logarithme de la dépense initiale, cette nouvelle régression permettant de corriger le problème d’endogénéité.

Evidence empirique

Les estimations par les moindres carrés ordinaires, pour les trois couples d’années (1994-1996, 1996-1998 et 1998-2000), sont affichées dans le tableau 3-7, les estimations par les doubles moindres carrés étant quant à elles reportées en annexes dans le tableau A-3-4. Au préalable, intéressons-nous à la spécification générale des modèles. Les modèles MCO, d’une part, sont robustes. Selon la période, le R² ajusté s’établit entre 0,30 et 0,40 et de nombreuses variables de conditions initiales et de changement agissent significativement sur la variation du bien-être. En outre, d’après le test de Fisher, les variables explicatives prises simultanément sont significatives. D’autre part, le test de Hausman appliqué aux deux types d’estimation (MCO/DMC) produit des résultats contradictoires selon la période considérée. Pour 1996-1998, le test confirme l’endogénéité de la variable de bien-être initial. L’hypothèse H0 d’absence d’endogénéité étant rejetée pour un seuil de 10 %, le recours à l’estimateur des DMC pour cette période semble donc pertinent pour corriger l’endogénéité du niveau de vie
Tableau 3-7 : Coefficients de régression des déterminants de la variation du logarithme de la dépense1. Moindres Carrés Ordinaires. Russie 1994-2000.
       1994-19961996-19981998-2000        Coefficientst2Coefficientt2Coefficient t2       Constante4,7090816,680***3,9982414,340***4,1578918,284***Logarithme de la dépense-0,64517-29,032***-0,62145-30,859***-0,58216-31,532***Localisation3Métropoles0,081981,065-0,02813-0,3820,172642,630**Autres zones urbaines0,082811,942*-0,09848-2,405**0,163524,482***Composition démographiqueTaille0,016820,8260,028421,4670,026521,534Proportion d'enfants < 7 ans0,031490,1440,243251,0960,183960,886Proportion d'enfants de 7 à 15 ans0,066710,4460,394292,745***0,384553,020***Proportion de retraités-0,06380-0,6620,256562,834***0,092301,187Caractéristiques du chef de ménageSexe0,146882,691***0,194633,756***0,069321,575Age-0,00432-0,5100,005600,698-0,00923-1,404Age²0,000080,960-0,00004-0,5420,000111,639Nationalité-0,10376-2,201**-0,03321-0,2980,006920,087Marché du travailProportion d'actifs0,301452,734***0,587895,905***0,380064,301***Statut du chef de ménage sur le marché du travail4Pluriactif0,226042,534**0,085820,8690,137091,575Actif formel0,085011,2310,107441,895*0,064311,303Actif informel-0,03967-0,344-0,06037-0,6310,074711,006Dotations en actifsAccès à la terre0,017200,3650,120462,674***0,054801,404Nombre d'années d'instruction du chef0,016121,4470,025032,345**0,019492,082**Accès aux transferts privés-0,01454-0,223-0,00127-0,021-0,03391-0,665Accès au crédit-0,22804-3,084***-0,15741-2,272**-0,10529-1,614Variables évènementsVariation de la taille du ménage-0,00560-0,2040,068062,775***0,071553,471***Variation de la proportion d'enfants < 7 ans-0,12066-0,4720,267771,056-0,61066-2,802***Variation de la proportion d'enfants de 7 à 15 ans0,013900,0700,213151,1830,098230,631Variation de la proportion de retraités-0,25005-1,963**0,295272,526**0,103631,051Variation de la proportion d'employés0,459165,287***0,561476,686***0,293513,966***Variation du nombre d'années d'instruction du chef-0,00338-0,2540,013021,0350,021301,719*Arriéré de salaires-0,12683-3,036***-0,23634-5,789***0,008650,225Sexe du chef de ménage5De homme à femme-0,08855-0,988-0,21279-2,486**0,053120,779De femme à homme-0,04988-0,4190,169551,710*-0,01861-0,185Terre5Obtient accès à la terre0,144791,764*0,124581,5490,017610,249N’a plus accès à la terre-0,25321-3,639***-0,35982-5,246***-0,21734-3,628***Transferts privés5Obtient accès aux transferts privés-0,07031-1,284-0,07534-1,417-0,01505-0,357N’a plus accès aux transferts privés0,002160,028-0,07647-1,0630,010220,162Crédit5Obtient accès au crédit-0,10726-2,117**-0,15554-2,986***-0,14826-2,899***N’a plus accès au crédit0,125291,4870,123881,5740,198122,650***       N207820372045Log de vraisemblance-2442,5076-2288,2880-2049,5646R² ajusté0,3150,3430,361Test de Fisher629,03 (0,000)***32,33 (0,000)***34,95 (0,000)***Critère d'Akaïke72,3852,2812,039Notes : (1) Dépense des ménages en équivalent adulte aux prix de 1994 exprimée en roubles mensuels. (2) Probabilité « two-tailed » que le coefficient soit égal à zéro. Le t est le rapport entre le coefficient et l’erreur type. (3) Base = rural. (4) Base = inactif. (5) Base = inchangé. (6) Teste la significativité des coefficients pris simultanément. (7) Critère d’information d’Akaike égal à -2(logLNC – K) / n.
* significatif à 10 % ; ** significatif à 5 % ; *** significatif à 1 %.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

initial. Néanmoins, l’examen des résultats issus des deux estimations ne révèle pas de différences marquantes quant à l’influence des variables et à leur degré de significativité. Pour les deux autres périodes, l’hypothèse H0 d’exogénéité du bien-être initial ne peut pas être rejetée. Le test tend donc à valider les estimations MCO. L’analyse des estimations MCO en fonction des périodes, permet de tirer plusieurs enseignements quant à l’influence des différentes variables explicatives.

Le bien-être initial, tout d’abord, agit négativement et significativement sur la variation de la dépense du ménage. De plus, les coefficients sont relativement stables et s’établissent autour de -0,6. Ceci traduit une tendance à la convergence du bien-être vers un niveau de long terme. Autrement dit, les ménages initialement plus modestes ont davantage de chances de voir leur niveau de vie s’accroître. Cette forte tendance à la convergence des niveaux de vie confirme l’effet égalisateur du processus de mobilité. Au sujet de la localisation géographique, d’autre part, les résultats indiquent que le fait pour un ménage de résider dans une zone urbaine intermédiaire, plutôt qu’en milieu rural, tend à diminuer son bien-être pour la période 1996-1998, alors que l’effet est inverse pour les deux autres périodes. Un tel résultat tend à confirmer l’idée que les agglomérations moyennes ont souffert de la crise de 1998, alors que l’impact de cette dernière s’est peu manifesté dans les zones rurales. Par ailleurs, si la taille initiale du ménage n’a pas d’impact significatif, sa variation agit dans le sens d’une augmentation de la dépense, pour les périodes 1996-1998 et 1998-2000 tout au moins. Ceci confirme l’absence d’effet de dépendance déjà évoqué dans le chapitre précédent, absence confirmée par les signes positifs associés aux trois variables traduisant la composition démographique initiale. A titre d’illustration, l’accroissement de la dépense est d’autant plus important que la part des enfants de 7 à 15 ans dans la famille est élevée, l’effet étant fortement significatif pour les périodes 1996-1998 et 1998-2000. Les résultats relatifs à l’influence de la composition démographique sont néanmoins plus ambigus lorsqu’on s’intéresse aux variables d’évènements. Pour la période 1994-1996, par exemple, la variation de la proportion de retraités agit négativement sur la variation de la dépense, l’effet étant significatif à 5 %. A l’opposé, pour les deux périodes suivantes, l’effet est positif et seulement significatif pour 1996-1998. Il y a donc une incertitude quant à la situation des retraités. L’influence négative pour la première période se justifie par la crise du système de pensions intervenue en 1996. Cette crise, directement liée au contexte politique Russe, a entraîné une généralisation des arriérés dans le paiement des pensions [Jensen, Richter (2002)]. Comme attendu, les ménages initialement gérés par un homme connaissent une évolution de leur bien-être plus favorable que les ménages ayant une femme à leur tête, même si l’effet n’est pas statistiquement significatif pour la période 1998-2000. Signalons également le rôle prépondérant du taux d’activité du ménage. La part des actifs ou sa variation participent à l’augmentation de la dépense, quelle que soit la période considérée. En revanche, le statut du chef de ménage sur le marché du travail n’est pas un facteur déterminant. On notera toutefois que le fait pour un ménage d’être géré par un pluriactif contribue significativement à l’augmentation de son niveau de vie entre 1994 et 1996.

Les résultats concernant les dotations en actifs des ménages appellent plusieurs commentaires. Ils indiquent, tout d’abord, que le niveau d’éducation initial du chef est positivement et significativement (pour un seuil de 5 %) corrélé aux fluctuations de la dépense pour les périodes 1996-1998 et 1998-2000. Par contre aucune relation claire ne se dégage quant à l’impact d’une évolution du niveau d’instruction. L’accès aux transferts privés, instrumentalisation du capital social, n’exerce aucune influence notable, que ce soit en niveau ou en variation. Par contre, le rôle du capital financier, appréhendé par l’accès au crédit, est décisif. En termes de changements, par exemple, le fait de recourir à l’emprunt a un fort impact négatif sur le niveau de vie. Ceci suggère que l’accès au crédit est une stratégie en dernier recours, autrement dit que la finalité de l’emprunt n’est pas tant de financer un investissement productif que d’obtenir des liquidités pour faire face à une situation délicate. Un dernier résultat important concerne l’accès à la terre. En niveau, il ne contribue significativement à l’augmentation du niveau de vie que pour la période 1996-1998 et doit donc être interprété comme une stratégie de survie face à l’érosion du bien-être consécutive à la crise de 1998. Le fait, pour un ménage, d’avoir accès à la terre avant le déclenchement de la crise lui a permis de compenser la diminution temporaire de son niveau de vie en recourant à la production domestique. En termes de changements, si le fait d’obtenir un accès à la terre n’a pas d’influence significative (sauf pour la période 1998-2000), la perte de cet accès est un facteur clé dans l’explication de la diminution du bien être.


Au final, l’analyse des déterminants de la variation de la dépense offre quelques pistes pour la compréhension de la mobilité et des dynamiques sociales. Les investigations économétriques ont mis en exergue la tendance à la convergence des niveaux de vie et suggèrent par conséquent que les dynamiques sociales de long terme sont plutôt favorables à une réduction de la pauvreté. Nous avons par ailleurs insisté sur le rôle du crédit et de l’accès à la terre dans l’explication des fluctuations du bien-être, et avons pointé la situation particulière des retraités. Le concept de mobilité économique reste cependant trop ambigu pour rendre compte à lui seul de la complexité des trajectoires de bien-être. Un approfondissement de l’analyse exige de se recentrer sur le concept de pauvreté à travers l’étude des mouvements de sorties de la pauvreté et d’entrées dans la pauvreté.


DYNAMIQUES DE PAUVRETE : UNE ANALYSE EN TERMES D’ENTREES ET SORTIES

L’identification des formes de pauvreté, objet du chapitre 2, a permis de mettre à jour la nature transitoire de la pauvreté en Russie, durant la phase de transition économique. D’après nos estimations, seuls 3,3 % des ménages ont connu la pauvreté de manière ininterrompue sur la période 1994-2000 et peuvent donc être considérés comme pauvres persistants, alors que près de 47 % ont fait face à une pauvreté de type transitoire. Nos résultats ne font que confirmer les travaux antérieurs de Mroz, Popkin (1995) et Lokshin, Popkin (1999). Même si au sein de la catégorie des pauvres temporaires les trajectoires de pauvreté sont diverses, l’importance relative d’une pauvreté de type transitoire suggère l’existence de mouvements de sorties et d’entrées de/dans la pauvreté. Une analyse approfondie des dynamiques de pauvreté requiert par conséquent d’appréhender ces phénomènes de transitions de pauvreté, et d’identifier les déterminants socioéconomiques qui leur sont associés. L’ensemble des méthodologies employées s’inscrit dans le prolongement de l’approche de périodes. Dans un premier temps, une analyse descriptive à partir de matrices de pauvreté vise à repérer les sorties et les entrées pour la période 1994-2000, à évaluer les probabilités de transition et à identifier les évènements associés à ces mouvements. Dans un second temps, le recours aux techniques de l’analyse de durée permet d’affiner l’estimation des probabilités de transition en s’inscrivant dans une perspective de long terme. Finalement, l’estimation de modèles économétriques de durée aura pour objet, d’une part, de spécifier les facteurs associés à ces probabilités de transition et, d’autre part, à mettre en évidence l’importance du comportement stratégique des ménages pour se prémunir contre un risque d’entrée dans la pauvreté ou pour faciliter leur sortie de la pauvreté.

Entrées et sorties de la pauvreté : une analyse descriptive préliminaire

L’examen des transitions de pauvreté suppose de repérer les ménages ayant connu une sortie de la pauvreté ou une entrée dans la pauvreté. L’utilisation de matrices de transition, appliquées au statut de pauvreté, semble être à même de rendre compte de ces mouvements et nous permet, en premier lieu, d’estimer des probabilités de sortie et d’entrée de/dans la pauvreté. Il importe, en second lieu, d’identifier les évènements démographiques et/ou économiques associés à ces transitions, par le biais d’une simple méthode descriptive.

Matrices de pauvreté et probabilités de transition

Les matrices de pauvreté sont construites sur le modèle des matrices de mobilité. Dans le cadre de l’étude des mouvements de pauvreté, la population des ménages n’est plus scindée en cinq classes correspondant aux cinq quintiles, mais en deux catégories traduisant le statut de pauvreté des ménages (pauvre ou non pauvre) à la date initiale t-1 et à la date terminale t. Sur la diagonale, cette matrice affiche les probabilités de persistance dans l’état initial ; hors de la diagonale, sont reportées les probabilités de transition d’un état à l’autre. La probabilité d’entrée dans la pauvreté, d’une part, mesure le risque de passer d’un statut de non pauvre à un statut de pauvre entre t-1 et t. Elle est égale au rapport du nombre de ménages à la fois pauvres en t, et non pauvres en t-1 sur le nombre de ménages non pauvres en t-1. Symétriquement, la probabilité de sortie de la pauvreté mesure les chances de passer d’un statut de pauvre à un statut de non pauvre entre t-1 et t. Elle est égale au nombre de ménages à la fois pauvres en t-1 et non pauvres en t rapporté au nombre de ménages pauvres en t-1.

Le tableau 3-8 présente les valeurs des probabilités de sortie de la pauvreté et d’entrée dans la pauvreté, déduites des matrices de transition pour les différentes périodes. Les matrices de transition sont reportées en annexes dans les tableaux A-3-5a pour l’ensemble du pays, A-3-5b pour le milieu urbain et A-3-5c pour le milieu rural. Premièrement, les résultats indiquent que les probabilités d’entrée dans la pauvreté sont très sensiblement inférieures aux probabilités de sortie. En d’autres termes, les dynamiques sociales seraient plutôt favorables à une diminution de la pauvreté. Deuxièmement, le taux de sortie de la pauvreté entre les sous périodes 1994-1996 et 1996-1998 a diminué, suggérant que la crise de 1998 a provoqué une diminution des opportunités d’ascension sociale pour les ménages les plus modestes. Les disparités en termes de milieux sont intéressantes. La tendance dans les zones urbaines est la même qu’à l’échelle nationale, mais l’ampleur de la variation des taux de sortie, d’une période à l’autre, est plus accentuée. Ainsi, la baisse des probabilités de sortie intervenue entre les périodes 1994-96 et 1996-98 atteint 13 points de pourcentage dans les villes pour seulement 9 points au niveau national. De plus, sur la période suivante, caractérisée par le retour de la croissance, le taux de sortie retrouve son niveau initial de 0,53. Ces résultats confirment nos conclusions du chapitre 1, selon lesquelles les ménages urbains sont les plus fragiles durant les périodes de récession, mais profitent davantage des phases d’expansion. La situation sociale dans les zones rurales s’écarte de cette logique. La probabilité de sortie de la pauvreté baisse de manière continue. Le retour de la croissance en 1999 ne semble donc pas avoir concerné les campagnes et suggère que les dynamiques sociales qui prévalent dans celles-ci sont déconnectées des fluctuations macroéconomiques. Troisièmement, si les probabilités d’entrée dans la pauvreté tendent à décroître au niveau national, les évolutions en termes de milieux sont moins linéaires. Dans les zones urbaines, l’évolution des taux d’entrée confirme l’ampleur de l’impact de la crise. Le risque d’entrée dans la pauvreté atteint en effet un maximum de 0,20 pour la période 1996-1998. En milieu rural, en revanche, les variations du taux d’entrée ont peu de lien avec l’évolution du contexte économique national. En effet, la probabilité d’entrée dans la pauvreté atteint son niveau le moins élevé pour la période 1996-1998, censée captée l’impact de la crise financière. Puis, cette probabilité augmente en 1998-2000, période marquée par le retour d’un taux de croissance positif.




Tableau 3-8 : Probabilités d’entrée dans la pauvreté et de sortie de la pauvreté dérivées des matrices de transition. Russie 1994-2000.
    Probabilité d'entréeProbabilité de sortie% de ménagesdans la pauvreté1de la pauvreté2changeant de classe     National1994-19960,2080,52925,01996-19980,2000,43525,71998-20000,1640,51026,31994-20000,2130,55524,3Urbain1994-19960,1840,53522,91996-19980,2050,40624,91998-20000,1400,53325,41994-20000,1870,55722,0Rural1994-19960,2600,51729,41996-19980,1880,48227,31998-20000,2140,46028,41994-20000,2690,51829,3    Notes : (1) Egale au rapport du nombre de ménages à la fois pauvres en t et non pauvres en t-1 sur le nombre de ménages non pauvres en t-1. (2) Egale au rapport du nombre de ménages à la fois pauvres en t-1 et pauvres en T sur le nombre de ménages pauvres en t-1.
Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

Evènements déclencheurs des transitions de pauvreté

Cadre méthodologique

Comme nous l’avons vu dans le Chapitre 2, la pauvreté transitoire, prédominante en Russie, est la conséquence directe de chocs, c'est-à-dire de modifications de l’environnement socioéconomique des ménages. Si l’on raisonne en termes de transitions, les entrées sont associées à un choc défavorable et les sorties à un choc favorable. L’idée est ici d’appliquer une méthodologie descriptive, afin d’identifier les évènements associés aux mouvements de pauvreté, qu’il s’agisse de sorties ou d’entrées. Bane, Ellwood (1986), à l’origine des premiers travaux sur les transitions de pauvreté, proposent de classer les évènements déclencheurs en catégories mutuellement exclusives. Ils distinguent deux grandes catégories : les évènements de nature démographique, qui affectent les besoins, et les évènements de nature économique, qui affectent le bien-être. Si au moment de l’entrée ou de la sortie, le chef de ménage a changé, l’évènement associé est identifié comme démographique. Ensuite, il s’agit d’observer l’évolution du ratio bien-être / seuil de pauvreté. Si la variation du ratio associée à la transition est plus influencée par la modification de l’échelle d’équivalence, alors l’évènement associé est de nature démographique. Lorsque, en revanche, la variation du ratio est davantage influencée par la variation du niveau de vie, l’évènement associé est économique.

Une fois le type d’évènement identifié, il est possible de désagréger les deux catégories de référence. En particulier, lorsque le bien-être est appréhendée par le revenu des ménages, il est possible de préciser la nature des évènements économiques, en s’intéressant aux variations des différentes composantes du revenu (salaires, transferts publics et privés, production domestique, etc.). Cette démarche, quoique intéressante, pose un problème dans notre cas. En effet, puisque l’on appréhende le niveau de vie par la dépense et puisque la concordance de cette dernière avec le revenu n’est pas parfaite dans le cas de données microéconomiques telles que les données RLMS, une méthode basée sur des évènements exclusifs semble peu appropriée à notre cadre d’analyse. Il apparaît préférable d’adopter une méthode basée sur des catégories d’évènements non exclusives, conformément à Jarvis, Jenkins (1997). Le principe général de cette démarche est de comparer l’incidence de différents évènements parmi les ménages entrants ou sortants et parmi l’ensemble des ménages présents dans l’échantillon. Trois catégories d’évènements sont retenues : (i) les évènements démographiques ; (ii) les évènements économiques liés au marché du travail ; (iii) les évènements économiques liés aux composantes non salariales du revenu. Les évènements étudiés sont différents selon que l’on s’intéresse aux sorties ou aux entrées de/dans la pauvreté.




Evidence empirique : le poids des évènements économiques

Dans un premier temps, l’application de la méthode de Bane, Ellwood (1986) à nos données met à jour l’importance cruciale des chocs économiques. En effet, les évènements associés aux sorties de la pauvreté pour la période 1994-2000 sont de nature démographique dans 23,2 % des cas et de nature économique dans 76,8 % des cas. De manière symétrique, 18,2 % des entrées dans la pauvreté sont liées à un évènement démographique et 81,8 % à un évènement économique.

Dans un second temps, nous appliquons la méthode de Jarvis, Jenkins (1997) basée sur des évènements non exclusifs, afin de mettre en évidence les évènements les plus significatifs parmi les deux grandes catégories citées précédemment. Les résultats de cette analyse sont présentés dans les tableaux 3-9a et 3-9b, respectivement pour les sorties et les entrées. Intéressons-nous d’une part aux évènements associés aux sorties de la pauvreté. Si l’incidence de l’évènement « changement de chef » parmi les ménages sortants est légèrement supérieure à la moyenne de l’échantillon pour les trois périodes considérées, les modifications dans la composition démographique ne révèlent pas de tendance claire. Ceci semble confirmer l’importance des évènements économiques par rapport aux évènements démographiques dans l’explication des transitions de pauvreté. En ce qui concerne les évènements liés au marché du travail, il convient de remarquer le rôle central des arriérés de salaires. Leur interruption est associée à environ 20 % des sorties de la pauvreté (entre 17 et 22 % selon la période), la moyenne de l’échantillon étant sensiblement inférieure pour les trois périodes. Par ailleurs, le changement de statut du chef, d’inactif à actif, ou l’augmentation de la proportion d’actifs ne sont déterminants dans l’explication des sorties de la pauvreté que pour la période 1994-1996. Ainsi, pour cette période, 12,5 % des sorties sont associées à un changement de statut du chef, alors que la moyenne de l’échantillon s’établit à 7 %. L’écart est par contre négligeable pour les deux autres périodes. Parmi les autres chocs économiques, aucune tendance claire ne se dégage concernant l’accès aux transferts privés. En revanche, l’incidence de l’évènement « obtenir un accès à la terre » est supérieure parmi les ménages sortants, l’écart avec la moyenne de l’échantillon étant particulièrement prononcé pour 1994-1996 et 1998-2000. Ce résultat confirme le rôle stratégique de l’accès à la terre pour les ménages pauvres. La mobilisation de cet actif doit être vue comme une stratégie de sortie de la pauvreté. Dans le
Tableau 3-9a : Evènements associés aux sorties de la pauvreté. Russie 1994-2000.
       1994-19961996-19981998-2000        Proportion deProportion deProportion deProportion deProportion deProportion deménages ayantménages sortisménages ayantménages sortisménages ayantménages sortisconnude la pauvretéconnude la pauvretéconnude la pauvretél'évènementayant connul'évènementayant connul'évènementayant connul'évènementl'évènementl'évènement (%)(%)(%)(%)(%)(%)       Evènements démographiquesChangement de chef de ménage12,0214,5814,1815,9116,3816,61Augmentation de la part des enfants9,9611,119,4810,459,727,49Diminution de la part des enfants12,798,3314,1310,0014,2711,40Augmentation de la part des retraités14,4613,1915,7615,4515,4712,38Diminution de la part des retraités15,2315,2814,9915,0015,0412,70Evènements liés au marché du travailChef de ménage passe d'inactif à actif7,0412,507,817,279,919,77Augmentation de la proportion d'actifs18,3421,5317,3416,3619,6418,57Ménage cesse de subir des arriérés de salaires14,2718,7511,7817,2717,6222,15Autres évènementsMénage obtient l'accès aux transferts publics7,0910,4219,5926,3618,4425,41Ménage obtient l'accès aux transferts privés12,559,7212,2111,8216,0915,96Ménage obtient l'accès à la terre5,8011,815,566,825,609,45       Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.

Tableau 3-9b : Evènements associés aux entrées dans la pauvreté. Russie 1994-2000.
       1994-19961996-19981998-2000        Proportion deProportion deProportion deProportion deProportion deProportion deménages ayantménages entrésménages ayantménages entrésménages ayantménages entrésconnude la pauvretéconnude la pauvretéconnude la pauvretél'évènementayant connul'évènementayant connul'évènementayant connul'évènementl'évènementl'évènement (%)(%)(%)(%)(%)(%)       Evènements démographiquesChangement de chef de ménage12,0214,5514,1818,3516,3817,28Augmentation de la part des enfants9,969,529,487,599,7211,11Diminution de la part des enfants12,7910,8514,1313,6114,2714,40Augmentation de la part des retraités14,4611,3815,7613,9215,4714,81Diminution de la part des retraités15,2316,1414,9912,0315,0417,28Evènements liés au marché du travailChef de ménage passe d'actif à inactif13,4112,9613,5115,518,9611,11Diminution de la proportion d'actifs22,9926,4623,5222,1518,3920,58Ménage subit des arriérés de salaires12,4517,4614,1817,415,275,76Autres évènementsMénage perd l'accès aux transferts publics31,1840,7413,5518,676,377,41Ménage perd l'accès aux transferts privés12,0212,4311,9314,2411,6915,23Méange perd l'accès à la terre7,2310,856,7510,137,098,64       Source : valeurs calculées à partir du panel cylindré (2088 ménages). RLMS.
même ordre d’idée, le fait d’obtenir accès aux transferts publics est étroitement associé aux sorties de la pauvreté. Pour les périodes 1996-1998 et 1998-2000, l’incidence de cet évènement parmi les ménages sortants dépasse les 25 %. Ce résultat met en évidence l’importance prise par le système de protection sociale dans la lutte contre la pauvreté, et traduit une certaine capacité des transferts publics à « tirer » les familles les plus précaires hors de la pauvreté.

L’examen des résultats relatifs aux entrées dans la pauvreté, d’autre part, appelle plusieurs observations. Au sujet des évènements démographiques, la logique est globalement identique à celle prévalant pour les sorties de la pauvreté. L’incidence de l’évènement « changement de chef » parmi les ménages entrants est supérieure à la moyenne de l’échantillon pour les trois périodes de référence. En d’autres termes, le changement de chef de ménage est un facteur déclencheur clé des transitions de pauvreté (sorties et entrées). L’influence des modifications de la composition démographique semble par contre plus incertaine, dans la mesure où les écarts d’incidence entre l’ensemble des ménages et l’échantillon restreint aux entrants, pour les quatre variables démographiques, ne dépasse jamais trois points de pourcentage. Les entrées dans la pauvreté semblent par conséquent être avant tout déterminées par des évènements de nature économique. L’incidence des trois évènements relatifs à la situation sur le marché du travail est importante. A titre d’illustration, selon la période, entre 18,5 % et 23,5 % des ménages ont connu une baisse de la proportion d’actifs. Néanmoins, les écarts d’incidence entre l’ensemble de l’échantillon et les ménages entrants étant négligeables pour les évènements « changement de statut du chef » et « diminution de la part des actifs », la position du ménage sur le marché du travail n’est pas aussi décisive qu’on aurait pu le penser dans l’explication du risque d’entrée dans la pauvreté. Notons toutefois que le déclenchement d’arriérés de salaires est étroitement associé à ce risque puisque, l’incidence de cet évènement est plus élevée parmi les ménages entrants. Finalement, les évènements les plus significatifs sont liés aux aspects économiques qui ne sont pas directement en relation avec le marché du travail. Ainsi, la part des ménages entrants ayant perdu l’accès aux transferts privés est légèrement supérieure à la moyenne de l’échantillon, quelle que soit la période considérée, suggérant que la mobilisation par un ménage de son réseau social peut être une stratégie de prévention viable contre un risque d’entrée dans la pauvreté. On peut mener un raisonnement similaire pour l’accès à la terre, l’écart entre la prévalence de l’évènement « perdre l’accès à la terre » parmi les ménages entrants et parmi l’ensemble de l’échantillon étant encore plus accentué. Enfin, le fait de perdre le bénéfice des transferts sociaux est étroitement lié au risque d’entrée dans la pauvreté, notamment pour les périodes 1994-1996 et 1996-1998 pour lesquelles l’écart d’incidence entre les deux échantillons est respectivement de 9,5 et 5 points. Autrement dit, parallèlement à sa capacité à favoriser la sortie de la pauvreté des ménages précaires, le système de protection sociale Russe semble jouer un rôle préventif important pour les ménages faisant face à un risque d’entrée dans la pauvreté.

Cette analyse descriptive préliminaire a permis de mettre à jour quelques traits caractéristiques relatifs aux transitions de pauvreté. L’estimation des probabilités de transition à partir des matrices de pauvreté a montré que les dynamiques de pauvreté étaient plutôt favorables dans la mesure où les probabilités de sortie sont sensiblement supérieures aux probabilités d’entrée. Nous avons par ailleurs insisté sur les différences sectorielles en montrant que la situation sociale dans les zones rurales était très largement déconnectée du contexte macroéconomique. Dans un deuxième temps, l’analyse des évènements associés aux transitions de pauvreté a révélé l’importance des aspects économiques (par rapport aux aspects démographiques), tels que l’accès à la terre et aux transferts sociaux, dans l’explication des entrées et sorties dans/de la pauvreté. En dépit de ces apports, les matrices de transition ne permettent pas d’avoir une vision de long terme des mouvements de pauvreté, et ce parce que les transitions sont seulement appréhendées pour des couples d’années. Elles sont par conséquent inadaptées pour rendre compte des trajectoires de pauvreté. Dans cette optique, il est souhaitable d’étoffer l’analyse des dynamiques de pauvreté en recourant aux techniques de l’analyse de durée.

Probabilités d’entrée et de sortie : l’apport d’une analyse de durée

Les premières applications des modèles de durée en économie se sont attachées à décrire la durée du chômage, notamment à travers les travaux de Lancaster [Lancaster (1979)]. Les investigations relatives à la pauvreté sont plus récentes et concernent, pour l’essentiel, les pays industrialisés. Il convient, en particulier, de citer les articles de référence de Bane, Ellwodd (1986), Ruggles, Williams (1989) et Stevens (1994) pour les Etats-Unis. Plus récemment, une littérature féconde s’est développée autour des données BHPS (British Household Panel Survey) de la Grande Bretagne [Jarvis, Jenkins (1997), Jenkins (2000), Devicienti (2001a, 2001b)]. Par contre, l’utilisation des modèles de durée pour l’étude de la pauvreté dans les pays en développement et dans les pays en transition n’en est qu’à ses balbutiements, et ce essentiellement parce que les données de panel couvrant une période suffisamment longue restent peu nombreuses dans ces pays. L’analyse des transitions de pauvreté à partir des modèles de durée suppose, en premier lieu, d’introduire les concepts de fonctions de survie et de hasard. En outre, le recours à ces techniques pour l’analyse des dynamiques de la pauvreté n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes conceptuels du fait de la spécificité même du phénomène de pauvreté. Aussi importe-t-il, en deuxième lieu, de spécifier les différentes options méthodologiques qui sous-tendent notre étude. En troisième lieu, la mise en œuvre d’une simple méthode non paramétrique permet d’estimer les probabilités de sortie, d’entrée et de retour de / dans la pauvreté et d’évaluer la dépendance à la durée de ces trois évènements, pour la Russie, sur la période 1994-2000.

Concepts et méthodes

Fonctions de survie et de hasard

Les modèles de durée ou de survie (survival models) ont un double objectif. Ils visent, d’une part, à analyser la durée passée dans un état ou une situation particulière et, d’autre part, à étudier la transition d’une situation à une autre [Le Goff (2003)]. Cette notion de transition suppose l’existence d’un évènement qui délimite la situation d’origine de la situation d’arrivée. Il convient, afin de fixer les idées, de présenter quelques éléments de formalisation.

Soit T une variable aléatoire continue et non négative représentant le « temps d’attente » depuis un temps t0 jusqu’à l occurrence d un évènement. Si l on considère que t est une réalisation de T, à T sont associées : (i) une fonction de distribution cumulée F(t) avec F(t) = Pr {T d" t} ; (ii) une fonction de densité de probabilité f(t) avec f(t) = dF(t) / dt. La fonction de survie ou de séjour, notée S(t), complément de F(t), mesure la probabilité que l’évènement considéré ne se soit pas produit au bout d’une durée t. Elle est donnée par :

S(t) = Pr {T > t} = 1 – F(t) (3-17)

La distribution de la variable aléatoire T peut également être caractérisée par la fonction de hasard ou le taux instantané d’occurrence de l’évènement »(t). Son expression générale est :

»(t) = limdt’!0  EMBED Equation.3  (3-18)

Le numérateur mesure la probabilité conditionnelle d occurrence de l évènement dans l intervalle de temps {t ; t + dt}, sachant qu il ne s est pas produit avant ; le dénominateur représente la durée de l intervalle. L expression de la fonction de hasard peut être modifiée comme suit  :

»(t) = limdt’!0  EMBED Equation.3  =  EMBED Equation.3  (3-19)

En outre, sachant que  f(t) est la dérivée de S(t), le taux de hasard s écrit également :

»(t) =  EMBED Equation.3  =  EMBED Equation.3  =  EMBED Equation.3  =  EMBED Equation.3  (3-20)

Précisons que le taux de hasard est une densité conditionnelle. Il mesure le risque de connaître l évènement au bout d’un temps t sachant que l’on ne l’a pas connu jusqu’alors.

Le concept de fonction de hasard permet de proposer une définition relativement claire de la dépendance à la durée [Kiefer (1988)]. On considère qu’il y a dépendance positive à la durée en t* si [d»(t)/dt] > 0 pour t = t*, autrement dit si le risque de connaître l évènement augmente avec le temps d attente (ou la durée de l épisode). De manière symétrique, il y a dépendance négative à la durée en t* si [d »(t)/dt] * jGðhÍn†6 hÍn†6]hÍn†eh rÊÿ hÍn†6hÍn† hÍn†H* hÍn†6H*Ol|v|w|y||°|´|È|«}¬}ùú-€7€;€Y€^€€‡€£€ñ€ ?ˆ­_…`…ΆφŠ‹•–HŽIŽLŽYŽ^Ž_ކއޱ²ܐݐ‘‘ÿ”•Ǖҕê•ò•þ•– –
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