Td corrigé temporalites - Pratiques et théories du sens - Université Paris 8 pdf

temporalites - Pratiques et théories du sens - Université Paris 8

Adolfo Fernando Vera Peñaloza, La temporalité de la ruine dans l'?uvre de l' artiste ..... ainsi nommés par l'école, qui semblent se dérober à la contrainte temporelle et ...... Considérons un temps progrédient, allant vers le futur, par opposition à un ...... de la soutenance de mon DEA : « Qu'apportez-vous à la psychanalyse ».




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utte, Temporalités et surprises de la coupure analytique

Adolfo Fernando Vera Peñaloza, La temporalité de la ruine dans l'œuvre de l'artiste chilien Claudio Bertoni

Patrick Gaiaudo, Dialectique de l’image et du mouvement dans l’expérience d’improvisation en danse

Introduction partielle, Champs du politique, le temps divisé

Christian Duteil, Le temps du reporter d’idées


Dominique Charpenel, Temporalité de la cure analytique

2 .TEMPORALITES PRODUITES (OU : TEMPORALITES : CONSTRUCTIONS/ PRATIQUES/ CONSTRUCTIONS)


Jean-Hérold Paul, Espace et temps transcendantaux. Critique kantienne de la cosmologie newtonienne

Marcelo Velarde Cañazares, L’anxiété d’être et la finitude d’exister dans Temporalidad, de Carlos Astrada

Akomo-Zoghe Cyriaque, Notion et expérience du temps chez les Esclaves marrons dans les palenques colombiens au XVIIe siècle

Caroline Fayolle, L’éducation révolutionnaire, un instrument pour maîtriser le temps ? Les conceptions du temps à l’œuvre dans les pratiques et théories éducatives pendant la Révolution française

Nathalie Bittinger, Débris du temps, afflux des temps au cinéma

Catarina VAZ WARROT, Une chronologie atypique : jeux du temps et de l’espace dans l’œuvre d’António Lobo Antunes



































Avant-propos


Penser le temps.
Le temps exige d’autant plus d’être pensé que l’idée même de s’en saisir se dérobe à quiconque cherche à le circonscrire ou à s’en échapper.
La journée consacrée à décliner le temps dans l’interdisciplinarité était pour les doctorants de Paris 8 un défi que chacun d’eux a su affronter avec le souci d’en cerner aussi bien l’indétermination que son implacable accomplissement. Au lecteur attentif à suivre les contours du temps, curieux de les découvrir selon différents points de vue, dans une diversité d’espaces temporels, à l’aide d’une pluralité conceptuelle toujours pertinemment utilisée, les textes des communications parlent d’eux-mêmes. Leur introduction devient, en quelque sorte, un surplus pour tenter de dépasser la vision univoque de l’idée de temporalité dont les auteurs nous ont amplement démontré la vanité.
À distance de la journée d’études, l’historienne que je suis a lu les textes, ici présentés, avec le plaisir que seule procure la quête d’un savoir désintéressé.
Il y a déjà plusieurs années, j’avais proposé à mes collègues dix-neuvièmistes de réfléchir sur le temps de l’histoire et nous avions ensemble découvert les multiples pistes de recherche qu’une telle question esquissait bien au-delà des régimes d’historicité. La diversité des regards ici présentés élargit considérablement l’horizon d’attente de la découverte historique par l’approche théorique qui ouvre la réflexion disciplinaire vers une dimension épistémologique. Penser le temps, c’est aussi penser l’histoire à laquelle ni les mots ni les choses, dont usent les individus, ne peuvent échapper.
La question est posée au fil du temps au cours duquel se perpétue l’interrogation. Comme si depuis Augustin le temps se délitait au fur et à mesure de l’expérience de penser dont il fait l’objet. Aujourd’hui, l’actualité des Confessions d’Augustin semble accéder à une forme de vérité, après avoir traversé l’histoire en mouvement, elle s’engouffre, en se resserrant, dans un présent à la fois surreprésenté et insaisissable. La jonction du passé avec le futur n’aurait plus lieu d’être dans une actualité de fin de l’histoire. Comme si la décomposition du temps, pressentie par Augustin, parvenait à ses fins. « Le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore, écrivait-il dans le Livre 11. « Voilà donc ce temps présent, le seul, à qui nous trouvions des titres à être appelé long, réduit à l’espace d’un seul jour à peine. Mais cette unique journée, examinons-là elle n’est pas tout entière présente […] Chaque heure intermédiaire a devant elle des heures passées et des heures futures […]. Cette heure unique s’écoule elle-même par fragments fugitifs ». Cette anticipation du temps qui passe, au rythme de sa perception, fut effacée par le temps historique auquel longtemps l’épopée des grands hommes a donné sens. Les grands récits sont venus ensuite combler les temps modernes, soucieux de se situer dans un présent, pris entre deux temporalités ; l’une constamment remodelée l’autre à la fois espérée et inaccessible. Après les catastrophes du XXe siècle, le cours du temps a dû quitter la route du progrès, jusqu’au rejet des visions téléologiques du devenir de l’humanité. La fin des grands récits a, de ce fait, sonné le glas de la dimension scolastique de l’histoire qui, peu à peu, se contracte dans un présent fragmenté en multiples éclats. Délaissée par la quête archéologique, à force d’être émiettée dans un amalgame de représentations virtuelles, l’Histoire semble s’essouffler et ne plus faire sens.
Tandis que l’heure d’Augustin, aussi sectionnée soit-elle, pouvait figurer l’infini du temps, le fragment actuel se diffracte et ne fait plus sens. La perte de sens est d’autant plus sensible au regard du fragment temporel et spatial de l’avant-garde artistique des années 1910. Celles-ci avait su le concevoir comme écart absolu, si bien mis en couleur par Paul Klee qui, « intégrant la qualité processuelle de la Gestatung, [fait] de chaque œuvre un microcosme enchâssé dans un grand tout vers lequel il pointe ». Ce même fragment — entre fini et infini —, a été pensé dans sa partie du tout, au temps de la découverte de la finitude de l’homme. C’est ainsi qu’observe Pierre Boulez à l’écoute des Moments musicaux de Schubert : « Le propre du romantisme, c’est non point d’inventer le fragment, mais de lui donner toute sa raison d’être » comme partie du tout.
Le temps pouvait être alors façonné sous la forme d’un kaléidoscope : tournoyant autour des imaginaires, oscillant entre rêve et réalité ; inventé, reconstruit, mémorisé, oublié ; saisi dans son accélération et subi passivement tant écrasante était son éternité. Remonter le temps était alors possible quand l’humanité découvrait précisément sa finitude, à l’époque des Lumières. Interrogeant la réponse de Kant , à la question posée : Qu’est-ce que les Lumières, Foucault découvre ce que cherche Kant : « Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur, il cherche une différence : quelle différence introduit-il par rapport à hier ? ». Aussi la question qui semble apparaître pour la première fois selon Foucault dans ce texte, est la question du présent, la question de l’actualité : qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ? ».
En ce début de la modernité, le détour par le passé n’est plus la quête de soi par l’esprit d’un Augustin illuminé par Dieu, mais il s’impose aux contemporains comme un objet de penser, à la fois dans sa globalité et dans son mouvement. Le temps s’était, semble-t-il accéléré et sa rétention, comme son contrôle, s’inscrivait désormais dans le destin de l’humanité
Très vite, cependant, la constellation entrevue, à la lumière d’un présent diversifié, fragmenté dans une multiplicité de possibles, fut enfouie sous les fastes du temps historique. Un temps daté et confisqué par l’écriture d’une histoire cumulative linéaire et continue. Un temps parcellaire, composé d’événements advenus et interprétés pour faire sens après avoir gommé toutes les aspérités par le rejet des enjeux et des conflits qui étaient l’expression d’un tout désormais rendu inaccessible.
Mais ce temps de l’histoire triomphante n’est plus. Car la recherche historique aujourd’hui reconnaît la nécessité d’une réflexion transdisciplinaire, laquelle est bien plus que l’expression de l’interdisciplinarité — restée jusqu’alors une juxtaposition des disciplines. Travailler dans la transdisciplinarité, comme l’esquisse la journée doctorale, c’est aussi redonner, à la littérature, par exemple, la place qui fut sienne, quand l’écriture de fiction pouvait afficher son ambition de dire l’histoire du présent à travers la perception singulière du passé. L’expérience individuelle et collective reprend son rang dans la quête de vérité, à la manière d’un Balzac qui veut « rendre tout probable même le vrai ». De même la philosophie s’installe avec ses exigences et donne sens à la pensée de l’histoire selon le bon usage des concepts qui précisément servent aussi à penser le temps. À la manière d’un Deleuze qui éclaire considérablement la discipline historique en affirmant ce paradoxe apparent pour tout historien : « Ce que l’Histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son autoposition comme concept échappe à l’histoire ». Nous quittons alors l’écriture de l’histoire, et donc le récit, pour accéder à l’historicité et à ses temporalités mouvantes.
Il nous est alors possible de ressaisir le temps historique : non pas dans le fait accompli mais dans ce perpétuel inachèvement, mis en perspective par Walter Benjamin : « Le temps historique est infini dans toutes les directions et non rempli à chaque instant. Ce qui veut dire qu’il n’est aucun événement empirique pensable qui ait un rapport nécessaire au moment déterminé où il se produit. Le temps, pour ce qui arrive empiriquement, n’est qu’une forme mais, et c’est plus important, une forme en tant que telle non remplie. L’événement remplit la nature formelle du temps dans laquelle il ne se situe pas. »
Dans cette attention toute particulière à l’historicité, se place désormais l’enjeu de la recherche historique. À condition de rompre avec les visions non seulement téléologiques du devenir temporel des hommes, mais aussi avec toute forme de continuité toujours reconstruite et qui ne peut échapper à l ‘a priori historique que fonde le sens de son évolution.
Mais cela suppose de dépasser le positivisme ordinaire des historiens. En intégrant, à la manière de Michel Foucault, l’histoire de la pensée, vue comme une rupture avec l’histoire des idées. Se poser, par exemple, la question des effets dans l’histoire de la pensée et des événements qui lui sont propres : « Comment les expériences individuelles ou collectives relèvent-elles des formes singulières de la pensée, c’est-à-dire de ce qui constitue le sujet dans ses rapports au vrai, à la règle et à soi-même ? »
Le travail de l’historicité est à mon sens la seule réponse aux apories des temps contemporains, transis par le temps qui passe au point de vouloir le fixer au présent des hommes, lesquels ont tendance à vouloir ignorer le passé tant ils veulent s’en libérer. Ce nouveau chemin de la liberté passe, hélas, par une série de dénégations. Il ne s’agit plus de retrouver les enjeux passés mais d’en effacer les traces en valorisant, par exemple, un mythe identitaire ou en substituant le concept à l’objet d’études, comme le pratiquent certains adeptes du postmodernisme en étant assujettis à la pensée marchande. Loin de figurer le tout, le fragment n’est plus alors que l’expression du délitement des illusions d’un passé qui a été délesté de la multiplicité de ses possibles et autres utopies.
Et pourtant comme l’écrivait Baudelaire dans l’Horloge :
« Souviens-toi que le temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher à tout coup ! C’est la loi »
C’est pourquoi s’impose l’idée de retrouver le sens pluriel des formes de l’expérience, en reconnaissant les instances temporelles à partir desquelles se réalisent les devenirs rêvés et effectifs. L’historicité  ne peut être pensée que dans ces temporalités où se révèlent les enjeux du passé. Mais cela suppose de se défaire de l’empire d’un signifiant univoque afin d’accéder aux significations singulières et aux compréhensions perdues. Lesquelles toujours resurgissent, différentes, dans une actualité devenue aujourd’hui inintelligible en l’absence de quête de vérité du passé qui jamais ne passe comme Balzac l’a si bien.
Michèle Riot-Sarcey




















TEMPORALITES SUBIES ET DISCORDANCES
























































Temps et subjectivation : assujettissements/désassujettissements
Laurence Gavarini 

« Kaïros. C'est une divinité très fine, un adolescent qui passe, qui appuie un tout petit peu sur le plateau de la balance et tout change. C'est la moindre des choses qui est là. Seulement il faut que la balance existe… La définition de Kaïros, c'est le moment opportun ; ce qui correspond à ce que dit Lacan dans la logique assertive, son article sur: « Instant de voir, temps pour comprendre et moment de conclure ». Kaïros, c'est le déclic ».
Jean Oury se référant au philosophe Henri Maldiney  va nous permettre de tisser quelques liens entre les quatre textes rassemblés dans ce chapitre dont pourtant la proximité ne va pas de soi au plan de leurs objets, comme de leurs approches ou de leurs références théoriques, de la philosophie à la psychanalyse en passant par les études de Genre et écrits féministes.
Kaïros, l’adolescent s’impose immédiatement, même s’il apparaît sous des figures assez différentes, dans deux des contributions. Chez Aurélie Maurin, l’adolescent habite le temps et l’espace à sa manière spécifique. Il investit les lieux non quadrillés des institutions, ces hétérotopies, au sens foucaldien, lui fournissant des opportunités pour construire sa subjectivité et son expérience adolescente. L’autre figure d’adolescent, figure de l’Autre peut-être même, apparaît sous la plume d’Ilaria Pirone sous les traits des adolescents contemporains dits « en difficulté », ce qui se manifeste par un « envahissement par le temps présent », par l’immédiateté comme horizon et comme représentation de soi. Les premiers ne sont visibles qu’aux observateurs allant en quelque sorte les déloger de ces espaces-temps informels où ils se tiennent. Les seconds, rendus hyper-visibles par les médias en tant que face obscure de la jeunesse sucessfull occidentale, auraient suspendu pour eux-mêmes le temps comme contrainte jusque dans la langue qu’ils pratiquent d’où ils ont oblitéré les temps grammaticaux du passé et du futur, comme la syntaxe. Quoi qu’il en soit, ces jeunes relèvent tous d’une même segmentation des âges de la vie qui s’opère dans la société, organisatrice d’identifications générationnelles mais aussi de désignations fréquemment stigmatisantes.
Il est une autre idée qui ne saute pas aux yeux à leur lecture et qui pourrait, au-delà de leur spécificité, faire résonner ces textes et faire lien entre eux : l’assujettissement à Chronos, au temps historique, à la fois acte d’assujettir et état de dépendance. Les individus sont frappés par la marque de l’institution du temps, que ce soit le temps scolaire des adolescents, le temps et l’espace d’une séance d’analyse dont traite Bertrand Lahutte, ou le temps de la procréation pour une femme tel que l’évoque Ursula Del Aguila. Le langage et le corps sont des vecteurs et des instruments de ce marquage, de cette frappe institutionnelle et symbolique. Ainsi, l’assujettissement des femmes au travail de reproduction est passé culturellement par une contrainte par corps qui les a longtemps soustraites aux tâches et responsabilités de la Cité, les a arraisonnées selon les termes de Nicole-Claude Mathieu. Le temps institué, rythmé, socialement défini, règle et scande l’activité quotidienne. Nul n’y échapperait. Même les « décrocheurs », ainsi nommés par l’école, qui semblent se dérober à la contrainte temporelle et spatiale, n’en sont pas moins marqués.
Les auteurs nous entraînent ici sur une arrête tranchante où l’on doit penser simultanément la nécessité anthropologique de cet assujettissement au temps et le non moins nécessaire dépassement de ses dimensions aliénantes, un surgissement de l’intempestif, de l’inattendu, de la création. Là se retrouve l’opportun et le déclic mentionnés par Oury. La question du temps ne peut se penser en dehors d’une temporalité subjective et de ce processus de subjectivation qui résulte d’un mouvement dialectique se jouant pour tout sujet sur la scène sociale et intra-psychique, à la fois comme imposition et comme disposition.
Au temps institué, nul n’est intégralement assujetti, sauf sans doute dans les institutions « totales » de Goffman, lieux de réclusion durable voire définitive qui privent de liberté de mouvement, d’autonomie et de libre usage de soi. Il existe pratiquement toujours des interstices, des espaces et temps de créativité qui limitent activement l’emprise de la société de contrôle sur ses ressortissants, telle qu’identifiée par Deleuze. Les sujets sont Sujets pour être entrés dans les coordonnées sociales et civilisatrices de la temporalité et sans doute ne pas y avoir été subjectivement totalement aliénés. Ces textes, chacun à sa manière, nous font penser ce mouvement dialectique.
Le non-assujettissement, ou la négation de sa part d’assujettissement, peut se faire aliénation comme l’analyse Ilaria Pirone, pour les individus qui paraissent les plus affranchis de l’institué et de la contrainte de ses règles, par exemple chez les adolescents qui en décousent avec la langue au point de ne pas pouvoir faire récit lorsque l’exercice scolaire le requiert ou lorsqu’une chercheuse leur demande de se raconter, de parler d’eux-mêmes. La capacité à construire, tisser une identité narrative au sens de Ricoeur, semble leur faire défaut et les décrocheurs scolaires souffrent de défaire le sens du langage pour eux-mêmes et pour le monde des adultes auquel ils s’adressent. Cependant, l’aliénation peut, un temps, se suspendre et surprendre ces jeunes tout comme leur observatrice, lorsqu’elle les accompagne dans un atelier de slam où manifestement la prosodie, la contrainte scripturale de la versification, la césure et le rythme, viennent lever le symptôme massif de dysglosie ou des dyspraxies langagières.
Bertrand Lahutte nous entraine également, à la suite de Lacan, sur cette voie de la surprise à propos de la temporalité  des séances de la cure analytique. La scansion/coupure, l’acte de ponctuation qui « marque une intervention active de l’analyste, dans la succession de ce qui se dit » fait sens pour l’analysant, plus que le temps social de la durée, de l’heure du rendez-vous. Ici la marque de l’arrêt, autrement dit la levée de la séance, relève non pas d’un cadre temporel pré-établi et ritualisé mais du choix de l’analyste de laisser en suspens le sens, de donner une valeur interprétative à cet arrêt du temps. Les textes de Bertrand Lahutte et d’Aurélie Maurin rappellent que le temps dans la vie psychique, ce que nous pouvons dire de la temporalité psychique, selon les logiques de l’inconscient, ne sauraient se réduire à un ordre linéaire et diachronique. Ajoutons l’importance chez Freud et ses successeurs de notions comme la répétition ou l’après-coup qui donnent la mesure de la complexité du rapport du Sujet au temps et à la question de son désir.
Du désir, il est aussi question lorsque Ursula Del Aguila propose de dépasser la « ritournelle  » (qu’elle reprend à Geneviève Fraisse) de l’éternel féminin qui a figé durablement la différence des sexes « dans un discours-écran » et de « poser prudemment les contours d’une nouvelle nature féminine », en rupture avec l’essentialisme de Rousseau et l’assignation maternelle des femmes. Ces contours, elle les pose à la suite d’une auteur, Luce Irigaray, fort discutée en son temps, et contre la position féministe réductrice de Simone de Beauvoir, en reconnaissant une « puissance » au corps féminin qui engendre. Elle file la métaphore de la gestation d’un autre corps, dans un corps qui lui sert « d’enveloppe », évoque les corps-maisons dans l’oeuvre de Louise Bourgeois, pour évoquer l’expérience « primordiale » de la temporalité que constitue l’enfantement qu’elle met sous le signe de Derrida « La différance est un différer perpétuel donnant à voir quelque chose qui n’est pas encore comme l’enfant à venir dans le corps qui enfante ».


En parcourant les contributions rassemblées ici, s’ouvre une forme d’éventail des conditions de possibilité, des espaces potentiels par lesquels un Sujet peut advenir à la parole, au sens et à son corps propre. La question du temps social et psychique y est abordé comme un opérateur symbolique aux dimensions contraignantes mais aussi structurantes. Le lecteur pourra aussi trouver dans les plis de ces textes, comme un palimpseste, révélant bien d’autres dimensions comme celle de l’altérité et de l’Autre en tant que figure donnant forme et légitimité au temps.
















Les temporalités adolescentes dans l’espace institutionnel

Aurélie Maurin

Préambule

Des trois temps logiques décrits par Lacan, je m’extrais tout juste du premier : le temps de l’observation. La perspective de cette journée de réflexion collective était pour moi l’occasion d’entrer, dans le second : celui de la compréhension.
L’honneur m’avait alors été fait d’initier ce temps de réflexion sur les temporalités par l’évocation des constructions identitaires à l’adolescence. Or cette proposition n’a de sens que si l’on veut bien considérer que l’adolescence est un temps, une période, de la vie de chaque individu, comme le sont l’enfance, l’âge adulte et le 3ème âge.
Comme le fait remarquer Olivier Douville, dans un ouvrage collectif intitulé Sortir : l’opération adolescente  les processus de construction identitaire passent de plus en plus souvent par des identifications ou plus simplement par le sentiment d’appartenance aux minorités, aussi faut-il veiller à considérer l’adolescence comme « un temps logique au travail dans la subjectivation de chacun».
Des chercheurs de disciplines différentes telles que l’anthropologie et la psychanalyse insistent sur le caractère variable du temps de l’adolescence, en ce qu’il est à la fois subjectif, biologique et social. De manière générale on rencontre des variations interindividuelles et inter-sociétales très fortes, et dans nos sociétés occidentales contemporaines en particulier on note par exemple une dilatation de la période adolescente, expliquée entre autre par la collision d’une puberté de plus en plus précoce avec le rallongement des études.
De plus, le temps adolescent, reste très encadré par les institutions sociales et familiales dans tous types de société quoique de manière très différente.
Enfin, ce que le social attend de l’adolescent n’est pas toujours en accord avec le temps biologique. Par exemple, l’âge biologique de procréer n’est pas l’âge social de devenir parent. Ces temps s’entrechoquent avec le temps de construction subjective adolescente, qui est parfois anticipation, parfois immobilisation des temps biologiques et sociaux.
L’adolescence serait donc bien plus qu’un simple moment. C’est un processus qui, en tant que tel, prend place dans le temps social et subjectif.

Une démarche

C’est par l’évocation de rencontres avec des sujets adolescents, en « terrain adolescent », que j’ai souhaité aborder ici la spécificité d’une temporalité adolescente. La démarche qui guide mes travaux de recherche s’inscrit dans ce qu’un certain nombre de chercheurs ont défini comme « démarche clinique d’orientation psychanalytique en Sciences de l’éducation ». Une telle approche s’étayant sur des corpus clinique revient à être à l’écoute des sujets rencontrés, et à se laisser surprendre par eux, tout en gardant à l’esprit que nous, chercheurs, sommes également des sujets, dotés d’un inconscient, d’une histoire et de désirs.
L’objet de ma recherche : « les espaces et les temps informels dans les institutions éducatives et thérapeutiques, leurs pratiques et leur sens dans le champ de l’adolescence », me porte à être au plus près, in vivo et in situ, du quotidien des sujets adolescents, en questionnant leurs lieux et leurs temps de vie, dans les institutions qui les accueillent chaque jour. C’est donc à partir d’une clinique adolescente, qui se constitue au fil du temps de la recherche, que s’échafaudent mes hypothèses de travail, et c’est encore à partir de celle-ci que je les vérifie. Aussi vais-je questionner les temporalités adolescentes au travers d’observations, inspirées de la méthode d’E.Bick, dans lesquelles je fus engagée pendant plusieurs mois dans deux établissements, ainsi qu’au travers d’entretiens individuels ou en groupe, réalisés auprès de lycéens et lycéennes.
Je ferai durer encore un peu le suspens de ce que nous dévoilera cette clinique adolescente, et manquer ainsi à son primat, pour mieux situer le verso et le recto de mon propos, c'est-à-dire la théorie sous-jacente à celui-ci : la psychanalyse, et les quelques définitions nécessaires à la notion qui nous importe: la, ou plutôt les, temporalités.

Temporalités

Des définitions généralistes, que chacun peut trouver dans les dictionnaires, ce que je retiens c’est que la temporalité est ce qui s’inscrit dans le temps.

Temporalité corporelle

Selon moi, ce qui s’inscrit dans le temps, c’est un corps, qui, après les temps complexes de la gestation, naît au monde du vivant, pour s’y développer, y grandir, y changer, y mûrir, y vieillir et y mourir, pour enfin se désincarner…La temporalité corporelle correspond à l’évolution du corps dans le temps. C’est bien la finitude de l’homme qui me semble être inscrite dans le temps.
Le corps est ce qui nous permet, et surtout ce qui a permis aux hommes d’avant les horloges atomiques, de mesurer le temps. Il est un marqueur temporel. L’étude des rythmes biologiques, la chronobiologie, nous a montré l’existence des rythmes endogènes (hypothalamus) aux côtés des rythmes exogènes (synchroniseurs environnementaux et sociaux), chacun marqués par l’alternance entre passivité et activité. Nous reviendrons ultérieurement sur l’alternance des temps et des différents tempos dans les institutions éducatives et thérapeutiques.
Le corps s’inscrit donc dans le temps, en est un marqueur, mais il s’inscrit aussi dans l’espace, par ses mouvements, ses déplacements...Il s’inscrit encore dans le psychisme, en ce qu’il est un récepteur d’éprouvés, d’affects qui vont se constituer comme traces mnésiques.

Temporalités psychiques

En reprenant les propos introductifs de Bernard Chouvier à l’ouvrage collectif qu’il a dirigé et intitulé La temporalité psychique, psychanalyse, mémoire et pathologie du temps, je propose de considérer, à la manière d’un axiome, qu’aux vues d’une clinique psychanalytique, le temps a une consistance et que cette consistance est psychique. Elle est faite de traces mnésiques.
Avec Freud, on compte trois types de mémoires, qui sont en fait trois types d’enregistrements qui se superposent. Le premier mode d’enregistrement serait une mémoire perceptive, celle du corps sans doute, qui comprend un double système de perception et de conservation. Le second mode correspond à une première traduction de ces éléments perceptifs bruts ; en résulteront les représentations de chose qui sont vouées à rester inconscientes. Le troisième mode d’inscription mnésique est préconscient et permet de traduire les représentations de chose en représentations de mot, qui peuvent accéder à la conscience.
Ce qu’il faut ici retenir c’est que ces différents temps de construction de la mémoire sont chronologiques tout en se superposant sans jamais s’annuler. Ils coexistent dans le psychisme. Il peut ainsi y avoir une forme de collision des traces mnésiques. Freud parle quant à lui d’anachronisme et ajoute que ce qui fait le refoulement c’est le défaut de traduction, et que le motif en est toujours la production de déplaisir.

Ces remarques sont importantes lorsque l’on veut comprendre l’organisation psychique des sujets adolescents, car l’adolescence est une période aux confluences de l’enfance et de l’âge adulte. En termes de temporalité psychique cela implique que l’adolescent ait déjà emmagasiné un nombre considérable de souvenirs plus ou moins, élaborés et conscientisés. Des éléments inconscients, venus de l’infantile et tenus pour refoulés pendant la latence, la mémoire infantile pourrait-on dire, refont surface avec l’avènement de la puberté.
Or certaines traces mnésiques infantiles sont intolérables en ce quelles sont issues des pulsions infantiles. Le caractère cru et violent de ces dernières fait horreur à l’adolescent et encore plus à l’adulte qu’il se prépare à être. Le déplaisir de leur simple souvenir met en branle les mécanismes de défenses et de refoulement.
L’inceste qui était impossible, du fait de l’immaturité génitale de l’enfant, doit bel et bien devenir interdit à l’adolescence et le rester, pour ensuite être transmis comme tel, à l’âge adulte.
Le temps de l’adolescence est peut-être ce qui est compris dans ce devenir, qui correspond au processus d’intériorisation de l’interdit de l’inceste. C’est par lui et avec lui que le sujet adolescent entre dans le langage et dans le symbolique, c'est-à-dire dans le social.

Temporalités adolescentes

Ce devenir adolescent est un temps indéfini parce qu’éminemment subjectif. Il y a d’ailleurs une grande disparité interindividuelle de la maturité génitale, émotionnelle et intellectuelle.
On sait par exemple avec les recherches anthropologiques de Françoise Heritier que la puberté féminine, avec l’apparition des premières menstruations, est plus précoce de nos jours qu’elle ne l’était il y a un siècle et qu’elle est comparativement plus tardive aujourd’hui dans les pays moins industrialisés. L’auteur explique cela, entre autre, par l’apport en protéine qui est une conséquence du niveau économique sur le biologique et sur le social, en ce que cette nouvelle précocité pubertaire est en décalage avec la maturité de l’appareil reproductif et avec la maturité subjective requise pour changer de statut social et amorcer une bascule générationnelle. Selon elle ce décalage n’existait pas dans les sociétés historiques. Il est le produit des changements sociétaux qui visent à prendre le relais de la nature en « imposant aux adolescents une période d’infertilité ».
C’est pourtant bien l’avènement de la puberté qui marque le commencement du processus adolescent que Philippe Gutton nomme pubertaire et qui « est au psychisme ce que la puberté est au corps ».
L’adolescence serait donc un temps de construction subjective qui vise aux réaménagements nécessaires à une nouvelle inscription sociale qu’impliquent les mouvements psychiques et biologiques de la sexuation.

Pour illustrer ce que j’ai tenté de définir sous les titres « temporalité corporelle », « temporalité psychique » et « temporalité adolescente », je souhaiterais évoquer les propos d’adolescents, qui au cours de diverses rencontres en groupe, ont associé le plus souvent l’adolescence au temps qui passe, ainsi qu’à ce que j’appellerai la collision des temps.
En effet, les jeunes gens que j’ai eu l’occasion de rencontrer semblent (se) vivre au carrefour du passé, du présent et du futur. Ils décrivent l’enfance comme un passé proche et son évocation provoque la nostalgie, bien que le temps présent soit investi dans ce qu’il apporte de satisfactions nouvelles, alors que le futur reste porteur d’angoisse et d’anxiété.
L’adolescence est une période de désinvestissement des objets primaires, c'est-à-dire des figures parentales, et de l’investissement d’objets secondaires, tel que les pairs et les autres adultes. Comme tous renoncements, cette séparation d’avec les premiers objets d’amour, et d’avec un certain nombre de fantasmes infantiles, est source de souffrance chez le jeune sujet tout en étant essentielle à son individuation.
Cette souffrance se traduit souvent par de la mélancolie ou plus banalement par de la morosité qui trouve à s’actualiser dans un rapport au temps parfois très instable. Une certaine torpeur adolescente, signant l’éprouvé d’un temps distendu, peut se transformer, dans un mouvement brusque, en une excitation très forte ou un engouement soudain, avènement d’une force pulsionnelle prégnante.
Le vécu temporel est fonction de l’investissement psychique et pulsionnel de la durée, qui ne cesse de varier pendant l’adolescence. Le vécu et le perçu temporel à l’adolescence, à l’instar du temps du carnaval, est trouble parce qu’il est un entre-deux.
Comme toute frontière, tout seuil, l’adolescence marque à la fois la séparation de deux mondes et le possible passage de l’un à l’autre. Le temps du passage est un hors temps tout comme il est un hors lieu.

L’entre-deux adolescent

Selon Douville, l’emploi du mot passage suggère que l’adolescence soit une opération. C’est un processus de réaménagement, de réinitialisation de l’infantile pour aller vers un nouveau statut biologique, social et subjectif. Or comme le suggère Catherine Chabert, la perception du passage implique la reconnaissance d’un changement. Le passage serait celui d’un état à un autre, inscrit dans une temporalité interne, biologique et subjective et externe, économique et sociale.
Cet état d’entre-deux peut se révéler très inconfortable pour l’adolescent et l’acceptation de ce changement n’est pas toujours évidente. Ainsi le passage peut parfois ressembler à ce que Green nomme « temps mort » pendant lequel l’adolescent tenterait d’immobiliser le temps qui passe, tant la perspective du bouleversement des ordres biologiques, psychiques et sociaux, établis pendant l’enfance, génère d’angoisse. Il s’agit d’accepter de renoncer aux théories sexuelles infantiles et de rencontrer l’altérité par la sexuation et par la sexualité. Il s’agit encore de renoncer à la toute puissance infantile et de prendre conscience de la finitude de l’homme.
Enfin on a pour habitude de dire, et les adolescents eux même souscrivent à cette proposition, que les adolescents sont désorientés. Je rapprocherai cette idée de ce que Winnicott nomme le « pot au noir » (doldrums). C’est un terme de navigation qui désigne une zone de convergence de masse d’air chaud et humide. Les mouvements respectifs de ces masses d’air s’entrelacent et font qu’on ne sait plus d’où le vent vient et par où il va tourner.
Cette dernière remarque voudrait que j’évoque ici l’errance adolescente, comme la rencontre d’un temps indéfini avec un espace indéfini mais je lui préférerai, en regard du présent ouvrage, la question de l’inscription des temporalités adolescentes dans les institutions.
A ce titre, je ferai encore l’impasse sur les espaces urbains qui sont pourtant la scène de nombreux processus de socialisation adolescente mais qui dépassent de beaucoup la circonscription de l’objet de ma recherche.
Car s’il est vrai que les adolescents ne savent pas toujours où aller, qu’ils sont désorientés, voir mal orientés, la société leur impose d’être scolarisés dans des lieux adaptés jusqu’à 16 ans. Ils sont donc contraints à prendre place dans les lieux et les temps pensés -ou non- pour eux par les adultes.

Inscriptions dans l’espace de l’institution

La salle d’attente me semble être paradigmatique de ce que j’entends par « inscription de la temporalité adolescente dans l’espace institutionnel ».
Il n’y a pas de salle d’attente dans le lycée qui a accueilli mes observations, mais un lieu, situé aux abords de la maison des lycéens et de la salle des professeurs, aménagé en espace ouvert avec tables et chaises, qui pourrait répondre aux mêmes usages que la salle d’attente des rendez-vous thérapeutiques de l’hôpital de jour dans lequel j’ai réaliser une autre série d’observations. Certains lycéens et professeurs l’appellent le « perchoir », pour ma part je l’ai désigné comme la « mezzanine », terme également utilisé par les acteurs de l’établissement. Ces espaces correspondent bien à ce que j’appelle « espace-temps informel ». Ce sont des lieux dans lesquels les jeunes s’installent souvent pour un temps assez long, seul ou à plusieurs et dans lequel ils semblent attendre que « quelque chose » advienne. On pourrait imaginer qu’ils attendent effectivement un entretien, un cours ou l’heure de la sortie, et c’est parfois le cas, mais il est flagrant de constater, et seul une observation attentive le permet, que beaucoup semble être dans une attente sans objet.
La pathologie mentale nous permettra de donner une idée, un peu caricaturale certes, de ce phénomène. Je prendrai l’exemple de Stan, jeune homme psychotique, assez inhibé intellectuellement et socialement.
Lors de la dizaine d’observations que j’ai réalisées dans l’hôpital de jour où il est pris en charge, je ne l’ai jamais vu ailleurs que dans la salle d’attente, y compris pendant les heures d’activités pédagogiques ou ludiques dans lesquelles il est pourtant inscrit. Lorsqu’il ne s’y trouve pas il reste dans le hall d’entrée ou dans une salle ouverte qui fait aussi office de salle d’attente du bureau des éducateurs.
Je ne sais pas ce qu’attend Stan, pas plus que les lycéens perchés sur la mezzanine. Attendent-ils que le temps passe? A moins qu’il ne cherche un moyen d’en arrêter le cours ? L’attente est pourtant bien une forme de durée qui devient paradoxale lorsqu’elle est sans issue.
Peut-être faut-il, pour mieux comprendre l’attente sans objet des adolescents, s’intéresser au quotidien de ces derniers. Les journées des adolescents sont très chronométrées, réglementées, peu de place est accordée à ce que j’appelle l’informel, qui est pourtant décrit par plusieurs institutionnalistes, comme un temps de circulation d’informations et d’échanges, et que je crois propice à la construction d’un soi subjectif et social.

Les deux institutions dans lesquelles j’ai observé les espaces et les temps informels, accueillent des jeunes de 14 ans jusqu’à 20 ans. Ils y sont scolarisés, avec la spécificité pour l’hôpital de jour d’y être aussi suivis sur le plan psychothérapeutique. Je n’évoquerai ici qu’un seul aspect des temporalités institutionnelles : l’alternance des temps de travail et des temps de pause, principe qui rythme les journées de ces deux institutions, bien que les aménagements restent très différents et se justifient par la spécificité de l’accueil d’adolescents psychotiques.
Au lycée, la journée est calquée sur une journée de travail salariée : le temps de travail est beaucoup plus long que le temps de pause et les heures de cours s’enchaînent de manière très rapprochée, avec à peine quelques minutes de battement pour les changements de salle. Un quart d’heure de pause est prévu pour chaque demi-journée et le temps de repas varie d’une demi-heure à deux heures.
A l’hôpital de jour, en revanche, le temps de travail et le temps de pause tendent à s’équilibrer mais leur alternance connaît une fréquence moins élevée, ce qui est en partie dû à la difficulté des jeunes psychotiques d’investir et de désinvestir un espace ou une action dans un bref laps de temps.
L’alternance des temps de travail et des temps vacants, aux niveaux quotidiens, mais que l’on retrouve aussi aux niveaux hebdomadaires ou annuels, est en accord avec ce que postule la chronobiologie. Pourtant, selon François Testu l’expression rythmes scolaires est ambiguë dans la mesure où ils peuvent être définis de deux manières. Soit on les confond avec les emplois du temps et les calendriers scolaires, soit ils sont compris comme des « fluctuations périodiques des processus physiologiques, psychiques et psychologiques des enfants et des adolescents en situation scolaire ».  Nous sommes donc confrontés à deux rythmicités : l’une environnementale, imposée par l’adulte, l’autre endogène, propre aux élèves. Il y a là encore une discordance possible entre les exigences biologiques et subjectives et les exigences sociales. Aussi il n’est pas rare de voir des adolescents se heurter à ces rythmes qui leur sont imposés et je vais tenter d’illustrer cette affirmation par quatre vignettes cliniques, toutes issues de mes observations.
Les deux premières sont un couple d’opposés : au lycée, un CPE interpelle un garçon âgé de 17 ans environ sur le point de sortir. Il le prie de bien vouloir aller en cours, le jeune homme fait mine d’obtempérer mais ne tarde pas à se rendre à l’extérieur. En sortant moi-même du lycée à la fin de la journée, je suis surprise de le voir assis à discuter avec des camardes alors que je l’imaginais faire autre chose, ailleurs ! C’est justement ce qu’il faisait en se soustrayant aux tempos imposés par l’institution, visiblement devenus insoutenables pour lui, sans pour autant se défaire de ce qu’elle apporte de socialisation en restant dans son giron. Quelques jours plus tard un autre garçon, plus jeune, se trouvait dans le hall du lycée, seul et désœuvré alors que les autres adolescents présents ce jour là étaient en session d’examen. Le CPE et le proviseur adjoint le remarquent et le prient de bien vouloir sortir de l’établissement. Les protestations du jeune homme n’ayant que peu d’effets sur les adultes représentants de l’institution, il finit par prétexter avoir besoin de travailler au CDI. L’adjoint lui intima l’ordre de s’y rendre et lui interdit d’errer dans les couloirs sous peine de se faire exclure pour la journée. Le jeune homme s’éloigna en direction du CDI mais fit halte dans un endroit un peu isolé et sombre de l’établissement, s’y assit et y resta seul et en silence pendant près d’une heure. Comme pour la salle d’attente, c’est dans un espace à la fois contenant, mais sans être formellement circonscrit, que ce jeune choisit de s’installer.
J’eus l’occasion, un an plus tard, de m’entretenir avec ce même adolescent. Il était présent dans le lycée alors même qu’il avait été exclu définitivement de celui-ci une semaine auparavant. Il m’expliqua venir chaque jour dans l’enceinte de l’établissement depuis qu’il avait été « mis dehors », parce que c’est là qu’il se sentait le mieux, là qu’il ne se sentait pas seul. Dans le fil de notre entretien il qualifia son exclusion de « violence non corporelle » et la compara à celle qu’il a lui-même subie et agie dans l’enceinte de l’établissement et qui, parce qu’elle mettait en scène des corps à corps, était plus tolérable pour lui.
C’est le corps de l’autre, pair ou adulte, qu’il dit avoir besoin de rencontrer pour vivre et éprouver le temps social, le subjectiver pour y souscrire en tant que sujet, pour s’ancrer dans le présent et ainsi envisager son passé, douloureux, et son avenir, incertain. En dehors de l’espace social il est condamné à être en dehors de la temporalité sociale : voilà poindre la violence non corporelle, parce que désincarnante, qu’il décrit.
La troisième situation est tirée des observations à l’hôpital de jour. Nymphéa est une jeune fille de 13 ans, qui en parait 16 et se comporte comme si elle en avait 18. Nous pourrions qualifier sa pathologie de narcissique et limite : c’est le hiatus entre le temps du corps, de la psyché et du statut social qui fait symptôme. Elle a été scolarisée dans un collège traditionnel avant d’être prise en charge à l’hôpital de jour. Elle n’a jamais répondu à mes bonjours matinaux, uniques paroles que je prenais l’initiative d’adresser aux adolescents, et n’a jamais souhaité me parler, pourtant elle et moi avons entretenu une relation silencieuse et complice pendant plusieurs semaines. Elle restait des heures entières dans des postures imitant les miennes ou suivant des circuits en miroir des miens. A aucun moment je ne rompis ce silence. Nous étions en présence l’une à l’autre dans une identification forte bien que ténue. Un après-midi alors qu’elle était assise tout près de moi sur un banc, une psychologue de l’institution vint près d’elle l’encourageant à ne pas rester seule. Je me fis la réflexion: « elle n’est pas seule ! ». Si cette remarque venait nier ma présence, et m’était donc plutôt désagréable, elle venait surtout nier la capacité décrite par Winnicott à être seul en présence d’un autre comme gage de la maturité affective. C’est la présence durable d’un autre, perçu comme fiable du fait de sa pérennité, qui selon Winnicott permet à l’enfant, et a fortiori à l’adolescent, de se constituer comme sujet. Lors de ma dernière journée d’observation, au moment de mon départ, Nymphéa se trouvait sur le parvis. Elle me dit : « au revoir ». Ces mots, venant signer la rupture de notre temporalité commune, en un passé déjà révolu et un futur potentiel, confirmèrent que ma présence sensible et durable avait fait sens et qu’elle en avait perçu le rythme. J’imaginais alors qu’elle avait pu entrer dans une attente dont j’étais l’objet, et dont elle devenait le sujet.
J’exposerai une dernière vignette, en contrepoint de la précédente. Michael est un jeune homme psychotique avec un bon développement intellectuel. Il est souvent seul et silencieux et éprouve beaucoup de difficulté à investir les activités des ateliers. Bien que nous ayons passé de longues heures à errer côte à côte dans les espaces informels de l’hôpital, nous ne nous étions jamais adressé la parole avant ce jour où il vint vers moi pour me questionner sur ma présence ici. Je m’étais en réalité déjà présentée à lui, le premier jour, environ deux mois auparavant. Après que j’ai répondu à ses questions, il se lança à son tour dans une longue présentation de lui-même, de ses goûts, de ses craintes, de ses questionnements. Lorsque ses éducatrices se rendirent compte qu’il était là à parler avec moi plutôt qu’à respecter son engagement d’aller en atelier, elles tentèrent à plusieurs reprises de venir le chercher. Il en était à chaque fois très agacé et revenait me trouver pour poursuivre notre conversation. A la fin de la matinée, avant que je ne parte, les éducatrices vinrent me voir pour m’adresser leur mécontentement et m’expliquer qu’elle jugeait que Michael s’était servi de ma présence pour ne pas tenir ses engagements, symptômes assez fréquents chez lui. Une d’elles me dit alors que ce n’était pas un temps informel -seul temps qu’il m’était accordé d’investir de ma présence- même si elle reconnaissait qu’il s’agissait bien d’espace informel –seul espaces dans lesquels je prenais place. Michael avait fait du temps imparti au travail un temps informel, dans lequel il était venu déposer quelque chose de lui, auprès de moi, qui incarnait cet espace-temps.
Comme il me l’a dit lui-même, il n’était pas près à aller en atelier. Ce réaménagement sauvage du temps institutionnel par un sujet fut intolérable aux représentants de l’institution.
Peut-être touche-t-on là un point crucial de ce nœud des temporalités adolescentes, qui serait de ne pas pouvoir être là où la société le voudrait, tout en ne pouvant pas être ailleurs, dans une rencontre brutale entre le temps de l’intime et le temps social.

Pour conclure

La relation à soi-même et à l’environnement passe par la mise à l’épreuve de la temporalité sociale en ce que c’est à celle-ci que le sujet confronte sa temporalité propre, corporelle et psychique.
Il nous apparaît que c’est dans les espaces et les temps informels, c'est-à-dire en marge de ce qui est régi par l’institution, que les adolescents trouvent et expérimentent des réponses hétérochroniques et hétérotopiques à la complexité des temporalités qui les traversent et qu’ils traversent.
Si les temporalités subjectives sont parfois contrariées par les temporalités sociales, c’est peut-être aussi dans la capacité à « faire avec » ces contraintes qu’il faut envisager le processus de construction identitaire à l’adolescence.
Pour ma part, c’est bien en me confrontant à la temporalité qui m’était imposée, à l’occasion de ces journées de travail sur cette thématique, « temporalités », que j’ai pu entrevoir de nouvelles pistes de réflexion qui m’ont permis d’entrer dans le second temps logique de Lacan, celui de la compréhension, même si le troisième, celui de conclure, ne me semble pas encore atteint.





















Temporalité adolescente.
Les ados et le temps, le temps des ados.

Ilaria PIRONE

Ce que je vais présenter ce sont des hypothèses qui résultent d’un travail de terrain encore en cours pour ma thèse, et aussi pour une recherche commanditée par l’Agence Nationale de Recherche.
Par des observations, des groupes de parole, et des écrits biographiques, recueillis dans des collèges et lycées de milieux défavorisés, ce travail de terrain, m’a permis d’entendre les dires et de lire des écrits autobiographiques et de façon plus générale des écrits de création d’histoires, de jeunes désignés par l’institution comme étant « en difficulté scolaire ».
Ces matériaux de terrain ont attiré mon attention sur le rapport des adolescents à la question du temps et c’est à partir de là que je voudrais articuler ma communication en deux parties en faisant référence à deux déclinaisons du temps : le temps et le tempo.
D’une part je souhaite, en suivant le fil du temps, parler des récits « impossibles » des adolescents en difficulté scolaire ; et d’autre part, je voudrais essayer de vous conduire dans un autre lieu de possibilité, où pour ces mêmes adolescents des récits se font, même si c’est sous une autre forme, peut-être, que la forme scolaire. Cette deuxième partie ne sera qu’une esquisse d’un travail qui commence à être élaboré.

Le temps.

Qu’est-ce qu’on entend dans cet énorme mot-valise qu’est le temps ?
Je me pose cette question, parce que pour moi c’était une découverte de voir que la représentation du temps n’est pas quelque chose qu’on acquiert, disons, automatiquement, par le fait d’appartenir à une communauté, alors que j’ai l’impression qu’à l’école, à partir du collège, on présuppose que tous les élèves savent non seulement se repérer dans le temps, mais aussi « se le représenter », le fictionner.
Pour réfléchir à quelque chose de « déjà là », du point de vue philosophique, lieu dans lequel nous advenons, la catégorie a priori kantienne, j’ai commencé par chercher dans le dictionnaire de français, le Robert, pour voir comment on s’en sort du côté sémantique, et à ma surprise, la définition commence de manière abrupte: « Le temps qui passe : milieu indéfini où paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession. ».
Le temps est donc lieu, lieu de l’existence, où tout passe. Mais si le temps représente une évidence, un « déjà-là », est-ce que nous pouvons parler de symptôme quand il devient irreprésentable, non-fictionnable, pour certains sujets ?
La formulation de cette question repose sur une idée de langage d’ordre herméneutico-phénoménologique : le langage a une fonction schématique, qui est configuration, médiation linguistique et formelle dans laquelle nous configurons des mondes d’objets et de choses, j’entends par là donc, son rôle poïétique. Cette caractérisation du langage suggère la fameuse formulation de Wittgenstein, « le langage est monde », c’est-à-dire, le monde nous est donné dans et par le langage.
Je force ce concept et j’associe à cette idée du « langage / monde », la thèse de Paul Ricœur qui écrit dans Soi-même comme un autre: « Je suis ce que je me raconte » .
Pour Ricœur, les concepts d’interprétation, de texte et de récit, sont des outils de médiation et des modalités de distanciation créatrice. Ce que Ricœur refuse c’est la transparence immédiate. Le sujet ne peut pas comprendre sa propre pensée immédiatement, il lui faut une médiation : le sujet doit, pour se connaître, dialoguer avec soi-même, se considérer, en un sens, comme un autre.
Il s’agit là du concept d’identité narrative thématisée par le philosophe et qui donne un rôle central au récit. Le récit permet de sortir d’une conception fixiste ou figée de l’identité. Il a cette vertu de remettre tous les éléments qui composent la vie des sujets en mouvement et en relation afin d’en faire une trame. C’est l’acte de tisser un texte, dans son sens étymologique. Le récit ne reproduit pas des faits, mais il les interprète, les argumente et les reconstruit.
La mise en récit donne les moyens au sujet de passer d’une maîtrise pratique à une maîtrise symbolique du langage, de l’espace et du temps.
Le récit, qui est reconstruction et interprétation, a pour fonction de rapprocher ce qui est distant, c’est-à-dire d’essayer de résoudre les apories de l’existence temporelle en donnant les connexions qui permettent de nouer passé, présent et futur, dans un temps vécu et dans un texte porteur de sens.
C’est à travers ces prémisses que nous pouvons comprendre la théorie de Ricœur d’une altérité comme constitutive de l’ipséité d’un sujet, qui dans l’acte de se raconter, se décline toujours à l’accusatif : l’idem comme retour réflexif du sujet sur soi-même. L’altérité est donc altérité du monde qui s’offre au regard originaire et altérité de l’autre qui ne peut pas être réduit au propre.
L’art de raconter signifie mettre en relation la dimension du propre et d’autrui dans un jeu qui est un projet et jamais une donnée, où la modalité de l’histoire et de la fiction collaborent afin de modeler le récit d’une histoire de vie en nouant l’ipse et l’idem, en ce que Ricœur, comme je viens de dire, appelle l’identité narrative.
Les observations de terrain, les écrits et les groupes de paroles avec les adolescents désignés comme étant « en difficulté scolaire » ont montré que certains de ces adolescents affichent une presque impossibilité psychique de représenter, de mettre en mots et donc en récit, l’acte de réflexion sur leur devenir, leur passé, et leur histoire, en général.
Cela se traduit par une forme de « parler au présent », qui fait que les énoncés sont « jetés » à la cantonade, dans une absence d’adresse à l’autre, qui génère un malaise chez l’interlocuteur, qui ne peut pas suivre le fil. En l’absence d’une structure temporelle et « identitaire », les propos sont déliés, déstructurés, décousus, et obligent l’autre à un travail de « traduction », de recomposition, de reconstitution d’une histoire. L’autre est réduit au « même » dans la mesure où celui qui parle ne se met pas à la place de l’autre : il s’adresse à lui comme à « soi-même ».
Chez certains sujets en souffrance, on peut « regrouper» ces difficultés relatives à la construction narrative en trois catégories: confusions permanentes dans l’utilisation des temps verbaux, confusions dans l’utilisation des pronoms personnels, et absence de structure du récit (des propos déliés ou dé-chaînés), comme si le discours se défaisait, venait découdre la langue. Ces dysfonctionnements langagiers ne donnent pas à voir un texte, un tout, mais une pensée associative énoncée à travers une prosodie très particulière, monocorde et monotone, au point de rendre, par moments, la communication heurtée et la mise en commun, difficile. C’est donc en ce sens que j’ai décidé de m’appuyer sur le concept d’identité narrative de Paul Ricœur, pour surligner le fait que la mise en récit de soi tisse une relation entre la construction identitaire, la question du temps et par conséquent la relation éthique à l’autre.
Le thème de ce colloque étant la question des « temporalités », je me concentrerai plus particulièrement sur ce phénomène d’envahissement par le temps présent chez les sujets les plus en difficulté : le présent comme temps verbal, parfois le seul dans leur façon de s’exprimer, et le présent comme seul horizon existentiel représentable aujourd’hui. Cela se perçoit nettement dans le champ lexical utilisé, où même les temps grammaticaux du futur et du passé sont mal maîtrisés, voire tout à fait absents de la grammaire de certains jeunes.
Cette forme « mono-temporelle », c’est-à-dire ce présent dont on ne connaît pas très bien les limites, nous évoque une image d’un récit impossible, d’un récit qui « ne se fait pas », un discours narratif qui ne noue pas de liens avec le passé et qui ne permet pas non plus une projection dans un avenir, autre qu’un avenir très immédiat.
Ce présent qui fait barrière laisse un infini au-delà, un infini qui donne le vertige, qui n’intéresse pas parce qu’ au-delà de l’imaginable, lointain, au-delà de cette imagination qui « ne fictionne pas », ou qui est dans l’impossibilité de fictionner.
De là, quand le temps ne se symbolise qu’avec difficulté, peut-on faire l’hypothèse que les capacités imaginaires du sujet seraient elles aussi en crise ? Il s’agit pour moi d’un sujet à débattre, parce que lors de ma deuxième partie, je vais montrer que la question est peut-être encore plus complexe.
Les recherches à caractère cognitiviste, qui analysent le récit comme une structure, nous disent que dès 5-6 ans l’enfant disposerait d’une représentation de l’organisation des séquences de même type que celle de l’adulte. Il commence par acquérir les temps du monde commenté (présent, passé composé et futur) autour de l’âge de trois ans, et ce n’est qu’à partir de la cinquième année qu’il arrive à maîtriser les temps proprement narratifs (passé simple, imparfait, plus-que-parfait). À partir donc de 14 ans, les jeunes adolescents devraient avoir les mêmes possibilités et capacités, que les adultes à construire un récit.
Je crois que c’est aussi l’idée qui est à la base de l’enseignement du français au collège et au lycée.
Mon hypothèse est que ce type d’analyse s’arrête aux aspects structurels de la narrativité. D’une part, elle ne considère pas les enjeux des processus inconscients à l’œuvre dans cet exercice de construction, et d’autre part, pour ce qui concerne les productions écrites en classe, elle ne prend pas en compte les effets contraignants d’un tel exercice dans un cadre scolaire.
Dans l’exercice de composition d’un texte, le narrateur doit savoir adopter un rapport méta-textuel. Imaginer, mettre en lien et en mouvement la représentation du passé avec le présent peut s’avérer être quelque chose de très compliquée pour ces jeunes. Cette opération convoque une temporalité communautaire du récit.
Il est par exemple intéressant de voir le rapport à l’histoire des adolescents.
La discipline historique les confronte manifestement en tant qu’adolescents à la question plus générale de l’historicité et de leur propre inscription dans l’Histoire et dans une histoire singulière.
Une grande violence verbale peut sous-tendre les représentations de la matière histoire chez les élèves en difficulté scolaire.
« L’histoire c’est une matière, je sais même pas comment ils ont pu inventer ça… Nous parler des rois, mais qu’est ce qu’on »… « au lieu de parler de ce qu’il va se passer dans l’avenir ils nous parlent du passé comme si ça allait nous servir… que Louis XVI il soit mort en je sais pas quelle année » … « c’est pas notre problème ça franchement ! » … « c’est pas lui qui va me faire avancer… il est mort ! ». Selon l’interprétation de Laurence Gavarini, « destituer un roi destitué révèle le combat pathétique que ces adolescentes mènent avec l’imposition par l’école de savoirs scolaires inassimilables par eux ». Devant notre insistance à comprendre leur positionnement entièrement négatif (« l’histoire quand même, le passé, ça a du sens parfois non ? Le passé, par exemple, le passé de la famille ? »), les collégiennes, il s’agissait d’un groupe de filles, réitèrent leur réaction désabusée : « ben en fait… »…«  on s’en fout quoi… », ce qui a pour effet de produire un rire général dans le groupe des pairs.
Le passé ne fait pas sens.
Nous pouvons aussi rapporter un échange entre deux garçons lycéens, le premier issu de l’immigration, et le second ayant immigré il y a six ans. Le premier dit : « On n’a pas la même histoire ». Et le second, qui a quitté la Kabylie quand il avait 10 ans, et n’a pas envie d’y retourner, de dire: « l’histoire, on s’en fout ». Quand on lui demande l’étymologie de son prénom, il se renferme, il est embarrassé, par contraste avec son camarade qui nous a raconté de manière détaillée l’histoire de ses parents, leur trajet, et dit qu’il se verrait peut-être devenir « prof. d’histoire » ! Donc cela montre bien qu’à côté de certains exemples un peu inquiétants, nous avons pu entendre, à l’opposé des jeunes en échec et enragés contre l’histoire, d’autres jeunes gens et jeunes filles qui ont déplié devant nous toute leur admiration pour cette matière.
Ces différents types de rapport à l’histoire et à l’Histoire, peuvent être mis en rapport avec l’histoire de famille. Cette « histoire » permettrait ou empêcherait l’inscription des adolescents dans une lignée, et par conséquent de pouvoir se sentir comme faisant partie ou exclus de l’Histoire. Une sorte d’affiliation, qui rendrait possible une réconciliation avec le temps, temps qui ne représenterait plus seulement quelque chose de « consommable », pris dans la catégorie d’ « utilité ».
Une collégienne nous a dit que l’histoire est un savoir infini, dans ce qui semble une approximation linguistique : «  Les maths c’est de la logique. Le Français, après avoir connu tous les trucs de grammaire…C’est bon, on comprend! Mais l’histoire, c’est quelque chose qui est infinissable… c’est… c’est interminable ! ».
Cette formulation renvoie à ce qu’Hanna Arendt avait écrit dans La Crise de la culture :
« L'histoire de l'humanité s'étend en arrière jusqu'à un passé infini, que nous pouvons reculer à volonté en y poursuivant plus loin la recherche comme elle s'étend en avant jusqu'à un futur infini. Cette double infinité du passé et du futur élimine toutes les notions de commencement et de fin, et établit l'humanité dans une immortalité terrestre potentielle (…) par conséquent elle ne nous permet pas de nourrir des espérances eschatologiques. ».
C’est l’impression que j’ai quand j’écoute ces jeunes qui n’arrivent pas à faire de l’histoire quelque chose qui aurait du sens pour eux.
Si l’histoire est de l’ordre de l’irreprésentable, de l’inimaginable, et donc non intéressante, le devenir peut être ou quelque chose de l’ordre du fantasmagorique, ou encore de l’ordre de « impossible à être imaginé ».
Nous avons repéré deux positionnements assez différents par rapport à la projection dans et de l’avenir. Chez les collégiens, nous avons pu entendre des jeunes garçons sans représentation du devenir, malgré l’insistance des animateurs des groupes de parole : c’est l’avenir immédiat de la classe suivante qui les préoccupe. Les jeunes filles, quant à elles, parlent du devenir comme quelque chose de très lointain, par des affirmations du genre « quand je serai grande, j’aurai un mari, trois enfants, je serai avocate…», « je serai climatologue », dessinant ainsi un futur imaginaire, irréel, dans le sens de délié du réel. Différemment, les lycéens en parlent de manière beaucoup plus incertaine et inquiète « après je ne sais pas… », « le couple, je ne sais pas, c’est difficile d’être ensemble, à deux… ». Pour eux l’injonction à se préoccuper de leur avenir est institutionnelle -ils doivent par exemple choisir leur filière d’orientation scolaire en classe de seconde- et relève d’un futur très immédiat.
Est-ce que ces difficultés, ces hésitations, ces non-fictions, ou fictions impossibles (je pense à l’exemple de la « climatologue ») ont à voir avec ce que les analyses à caractère postmoderne affirment ? A savoir que notre société « abandonne » les jeunes à un futur sans promesse, en confinant leur désir dans le présent absolu, en même temps qu’elle a aplati les différences générationnelles, affectant donc la question du temps vécu (idée qui nous est suggérée dans la citation de H. Arendt, quand elle parle d’ « espérances eschatologiques »).
Nous sommes amenés en effet à cette hypothèse que les positions égalitaires, la symétrie des places adultes/enfants entraînent des rapports de type « contractuel », qui empêchent une construction du temps dans son historicité, et dont la forme extrême se manifeste par une infantilisation des adultes et une adultisation précoce des enfants.
Nous retrouvons un reflet de ce phénomène dans la façon dont les adolescents s’adressent aux adultes: une adresse qui oscille (ou balance, comme leur façon de se tenir et de se mouvoir dans l’espace) entre le « vous » et le « tu », et qui place l’adulte en position de « même », de pair. La « confusion » relative à l’utilisation des pronoms personnels peut s’entendre aussi quand ils doivent passer du discours direct au discours indirect, du « je » du locuteur à la troisième personne sujet du récit relaté, manifestant une forme de « non-distinction » linguistique entre «je » et « il », symptomatique d’une « non-distanciation » entre «soi-même» et « autrui ».
Mais après ce tableau un peu gris de la jeunesse, je tiens à préciser à nouveau, que les exemples amenés aujourd’hui, sont relatifs à des adolescents en grande difficulté scolaire et en désaffection avec le savoir. Je voudrais alors ouvrir une « brèche », et comme annoncé au début vous conduire dans un autre lieu…

Le tempo.

…Un lieu où souvent, mais pas toujours, l’impossibilité narrative de certains élèves se transforme, par magie, en un récit possible, un récit autre.
C’est le petit monde d’un atelier de slam qui se déroule toutes les semaines dans le même collège où nous effectuons notre recherche. Donc ici, ce n’est plus le lieu du « temps », mais le lieu du « tempo » et dans la notion de tempo il y a aussi l’idée de rythme. Selon la définition donnée par le dictionnaire Robert, il s’agit du « mouvement dans lequel s’exécute une œuvre musicale. Allure, rythme qu’un auteur donne au déroulement d’une action, tempo d’un roman par exemple ».
Je transcris ici un bout d’un texte slam sur le thème de « L’existence » d’un jeune de troisième en grand échec scolaire qui participait à cet atelier, exclu de plusieurs collèges, qui venait à l’école toujours sans sac à dos, mais qui arrivait régulièrement à l’atelier slam avec son cahier, où il notait soigneusement ses textes :

« Je ne comprends pas pourquoi
Existe ces personnes ignobles
Qu’on appelle les racistes.
A cause de ta couleur de peau
On ose dire que dans ce monde
Tu es de trop.
Liberté Egalite Fraternité
Est le slogan de la France
Qui elle est souvent auteur d’intolérance
De préjugés ou discriminations
Et tout ça par rapport à ton nom
Et même ta nation.
Il y a plusieurs façons de voir la vie
Il y a ceux qui la traite de truie
Moi je dis qu’elle est jolie.
L’existence
Cette chose que je pense
Est une grande chance
C’est bizarre car
Il y a certains personnes
Qui s’en balancent. » (texte de S. composé le 28 janvier 2008)

Le slameur qui anime ce groupe les stimule toujours en insistant sur le rythme à donner à leur lecture, en leur disant, je cite : « votre texte, il faut le parler ».
Ce que j’essaie de comprendre est ce qui fait barrière, ce qui empêche certains élèves de fabriquer des récits en classe, et ce qui au contraire leur permet de construire des textes lors des ateliers de slam. Cette question je l’ai retrouvé dans les propos de ce même jeune, qui lors d’un entretien informel m’a dit : « écrire en classe, ce n’est pas la même chose », «il y a des barrières », alors que quand on compose des textes de slam, « il y a du respect », « on respecte quelqu’un ».
Jean Molino écrit, dans une perspective anthropologique, que l’homme n’a pas une expérience du temps, mais un grand nombre d’expériences temporelles distinctes. Le temps est aussi une expérience individuelle et l’idée d’un temps linéaire homogène tel que l’indiquent les horloges et les calendriers n’a rien de naturel ou d’immédiat. Il a fallu un apprentissage difficile pour que l’humanité passe d’un temps communautaire, local et hétérogène, à un temps décentré, continu et homogène.
On peut suivre ses transformations dans les différentes constructions temporelles des récits classiques qui, de même que le temps vécu, varient selon les cultures et selon les époques. Les récits antérieurs à l’âge du temps quantifié reposent, par exemple, sur une architecture temporelle différente (on peut penser notamment à la structure de certaines épopées qui, comme l’Odyssée d’Homère, commencent in medias res).
Molino, suivant le travail de Jean-Marie Guyau et de Daniel Stern, montre que la première « notion » de temps que l’enfant apprend est donnée par la structure de tension/détente ( pour D.Stern il s’agit de la structure tension/crise/résolution, qui correspond à la notion de « proto-intrigue ») : c’est-à-dire l’intervalle entre le besoin et la satisfaction.
À partir de ces premières expériences, l’enfant fait peu à peu l’apprentissage de la succession, il classe les événements selon que l’un se produit avant ou après l’autre. Cette première organisation est donc rythmique. A la scansion donnée par ces rythmes individuels s’associent des rythmes collectifs, qui sont en rapport direct avec les régularités de la nature (le retour du jour et de la nuit, par exemple).
Je tiens à répéter ce mot, « rythme », parce que je crois que c’est ça qui fait la différence pour ces adolescents. Je crois que c’est bien de cela dont ils sont en demande quand, avant d’entreprendre un groupe de parole, je leur propose d’inventer et écrire une histoire et qu’à plusieurs reprises ils me demandent : « Madame, on peut l’écrire en chanson ? ».
Est-ce que la possibilité de donner un rythme à leur histoire, leur rythme qui serait donné par une prosodie particulière, leur permettrait de se mettre en récit, de tisser une histoire, la leur ?
Carlo Sini, philosophe italien, écrit dans son livre L’enchantement du rythme, que « ce n’est pas le temps qui donne un fondement au rythme, mais c’est le rythme qui donne fondement au temps ». Selon le philosophe, l’enchantement du rythme ne serait pas un modèle théorique, mais une provocation à vivre.
Lyotard aussi nous dit que « la forme narrative obéit à un rythme, elle est la synthèse d’un mètre qui bat le temps en périodes régulières et d’un accent qui modifie la longueur ou l’amplitude de certaines d’entre elles ».
Slam vient de l’expression anglaise « to slam the door shut », c’est-à-dire « claquer la porte ».
Slamer permet peut-être donc de claquer la porte à l’imposition d’un modèle normé, et serait une tentative de trouver un interstice de survie.
Peut-être que ce futur qui ne fait pas promesse pour certains jeunes aujourd’hui, leur fait sentir le besoin de revenir à un passé primordial où retrouver le rythme du corps, tension/détente, le tempo et non pas le temps, pour trouver un autre chemin possible à parcourir ?
Si on reprend l’étymologie de « tempo», on retrouve le verbe grec « temno » qui signifie séparer, fractionner. Finalement c’est ce que donne à voir le rythme: cette séparation.
Le slam, en tant qu’interstice de créativité, à l’intérieur de l’institution scolaire, permet à ces adolescents de retrouver un lieu autre de possibilité pour se séparer (comme j’avais indiqué au début, le temps a une dimension spatiale) et pour pouvoir dire leur histoire, à leur rythme, ou comme on dit en italien « andando a tempo » (qui signifie «en suivant le tempo»).


Le corps maternel entre éternité des sexes
et temporalité féconde de l’être à venir

Ursula Del Aguila, doctorante Philosophie

Nous allons essayer, dans notre essai présent, de penser le dialogue que le corps maternel établit avec la temporalité. Mais pour cela, il va nous falloir décalcifier le corps féminin enfantant de sa «ritournelle» d’éternité. La nature du corps féminin en gestation semble en effet piégée, elle est prise dans un temps discordant qui oscille entre deux axes contradictoires. Le premier temps des sexes est en fait un temps atemporel, qui affirme une sorte d’éternité des sexes qu’on a appelée «ritournelle». C’est un temps qui fait faire du surplace, et colle la nature féminine à une conception fixe de la différence des sexes. La deuxième temporalité décolle les femmes de cette identité figée, je veux dire d’une définition d’elles-mêmes qu’elles ne se sont pas donnée. Cette nouvelle temporalité est à l’œuvre dans le corps qui engendre. Elle affirme et libère une puissance de l’être féminin jaillissant à partir du corps; contrairement au temps de la ritournelle qui ne fait que plaquer éternellement et de l’extérieur d’elles une identité qu’elles ne sont pas. Et tout en faisant cela, nous allons poser prudemment les contours d’une nouvelle nature féminine. Il ne s’agira pas d’une nature féminine, réduite, relative et inessentielle mais au contraire d’une nature repensée, raffermie, et qui a saisi l’importance de ses pouvoirs.

Eternel féminin
Dans une 1ère partie, nous allons d’abord invoquer deux adeptes d’une «ritournelle» sur le corps féminin fécondant: Rousseau et Simone de Beauvoir qui pourraient se rejoindre même si sur autour de l’identité femme, tout semble les éloigner.
La maternité a longtemps été une «fonction sociale» qui permettait de dissocier le gouvernement domestique du gouvernement civil. Cette dissociation qui masque une exclusion revenait à ne pas donner la pleine et entière citoyenneté aux femmes et à régler la question de cet Autre féminin en le cloisonnant dans l’espace domestique. L’identité femme a donc d’abord été, dans l’histoire des femmes, cantonnée à une définition autour de la maternité (en tant qu’elle représente la grossesse, l’accouchement et l’éducation des enfants). Ce qui arrange les hommes car elle relègue les femmes hors de la Cité. La femme apparaît avoir ainsi pour destin tout entier celui de sa matrice pour Rousseau, de prime abord, et essentiellement. Une matrice qui tire les femmes du côté de l’animalité, du tellurique. En tant que matrice, elle est censée perpétuer l’espèce, et dans cette tâche, et en tant que femme, elle sera assujettie au sexe masculin. Les fonctions reproductives de la femme ont pendant longtemps constitué sa seule identité sociale et ontologique possible. D’où le prestige qu’on pouvait accoler à la fonction maternelle. Les sphères publiques et intellectuelles leur étaient refusées et la maternité justifiait ainsi leur relégation dans le champ du privé englobant un univers à part entier d’intériorité, de huis clos, de secrets, à « l’ombre de la clôture domestique », comme le dit Rousseau. Elles sont les gardiennes du foyer, celles qui enfantent dans l’enclos du pouvoir des pères à qui incombe «la tâche civilisatrice».
Rousseau, l’un des chantres les plus virulents de la «ritournelle» des sexes, dans son Livre 5 de l’Émile ou de l’éducation affirme que la femme est responsable de l’humanité en tant que mère. Cette responsabilité lui assurerait un «empire», c’est pour cela qu’elle ne doit s’occuper que de cela et surtout pas du reste. Pour exercer cet empire ambivalent - car la femme reste «relative» à l’homme sur tous les autres plans- il faut qu’elle s’en tienne aux limites de son sexe. Et d’ailleurs, plus globalement, si elle n’assume pas ce que son «ordre physique et moral» lui impose, elle se voit accusée de corrompre la société par son sexe, et de contaminer l’autre sexe par sa «mollesse» et ses vices. Si la femme est dangereuse, c’est par l’ascendant qu’elle exerce sur le sexe masculin. Elle possède «plus de facilité d’exciter les désirs de l’homme qu’a l’homme de les satisfaire». La maternité est alors une place rédemptrice possible pour régler la question de la femme, car elle permettra de contrôler la sexualité par essence incontrôlable de la femme- de plus, être mère est ce que la spécificité de son sexe lui impose de façon impérieuse. C’est par la physiologie féminine que Rousseau justifie pour elle son destin social : mollesse, sédentarité, maternité.
«Il n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse ; tout la rappelle sans cesse à son sexe, et, pour en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution qui s’y rapporte. Il lui faut du ménagement durant sa grossesse ; il lui faut du repos dans ses couches; il lui faut une vie molle et sédentaire pour allaiter ses enfants; (…)Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus mais des goûts, sans quoi l’espèce humaine serait bientôt éteinte.»
La ritournelle de Rousseau des plus édifiantes constitue une traduction philosophique des préceptes de l’Église catholique. «Qu’une femme perde le respect d’elle-même, perde le respect de ses bonnes mœurs, est signe qu’elle a perdu sinon sa constitution, du moins son état de femme qui est d’être mère, qu’elle a manqué à sa destination qui est de faire des enfants» éclaire Sarah Kofman dans son analyse du respect et de sa fonction apotropaïque à l’égard des femmes, dans l’œuvre de Kant et de Rousseau.
Et surtout, Rousseau justifie la position subalterne des femmes par la maternité : «c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d’en répondre à l’autre». Vaste programme…

Que pourrions-nous émettre comme hypothèses pour expliquer la ritournelle d’éternité sur le corps maternel ?
Définissons tout d’abord le concept de ritournelle. Une ritournelle selon Deleuze est une petite musique que l’on répète à la fin d’un couplet, une rengaine que l’on fredonne pour se situer dans l’espace. Cette musique organise l’espace, recentre le sujet en un point fixe, et l’empêche de se défaire au gré des vagues. Nous pensons que les hommes fredonnent cette ritournelle pour conjurer leur peur du chaos : l’indétermination des sexes serait le chaos, ou l’angoisse de perdre leur suprématie. La ritournelle est, telle que nous l’entendons ici dans le sens négatif de Geneviève Fraisse, un discours-écran qui protège les hommes d’un inconnu des sexes qu’ils redoutent ou bien de l’immensité et des mystères du corps et de la jouissance féminine. Cela leur permet de poser un voile rassurant entre eux et les femmes, pour se protéger d’un sexe très puissant, car il porte la vie, il porte les deux sexes, et accueille un être dans le monde.
Cette ritournelle surgit au moment même où les hommes musèlent les femmes. Ils énoncent un discours atemporel sur les sexes alors que l’un des deux sexes ne peut plus rien dire de cette vérité qu’ils rendent éternelle. «Ce que l’on appelle «la Femme» ou « l’éternel féminin» est une fiction des hommes qui à un moment donné de l’histoire ont eu le besoin de séparer l’humanité en sexe fort et sexe faible, en s’attribuant imaginairement cette force qu’ils n’avaient précisément plus», affirme Sarah Kofman qui rappelle que Nietzsche avait conseillé aux femmes de ne pas parler la métaphysique qui les exclut. C’est Luce Irigaray qui la première a dénoncé cette métaphysique bâtie sur le corps maternel des femmes, dans Speculum, De l’autre femme. Sa philosophie dénonce le geste phallogocentrique d’appropriation de la première demeure corporelle et symbolique des êtres en le mimant de l’intérieur, pour ne pas dire en le «minant» de l’intérieur.
Cet éternel féminin dont la ritournelle sur le corps en gestation est un des aspects, aurait peut-être pour origine «la peur énorme devant la puissance fantasmatique maternelle», car c’est «comme si la puissance fantasmatique de la mère était ce qu’inversement l’homme doit compenser en se donnant à lui seul le pouvoir réel», poursuit Kofman.
Pour cela, nombreux sont les philosophes qui vont lui faire croire que le maternel est le tout de son être, et surtout son devoir-être : «matrice – terre, usine, banque – à laquelle sera confiée la semence-capital pour qu’elle y germe, s’y fabrique, y fructifie, sans que la femme puisse en revendiquer la propriété ni même l’usufruit, ne s’étant que «passivement» soumise à la reproduction. Elle-même possédée au titre de moyen de (re)production.»

Pour la déposséder de son désir d’être et surtout de sa puissance d’exister, elle a été exclue du Réel et du Logos, par une opération de réduction : son être est tout entier ancré dans son corps potentiellement fécond. Simone de Beauvoir essaie de circonscrire le problème de ce qui fonde la différence entre l’homme et la femme dans l’introduction du Deuxième Sexe. Du côté du féminin c’est bien souvent à la nature biologique, aux «ovaires», à l’«utérus» que l’être femme est assimilé, nature qu’il est quasi-impossible de transcender selon la philosophe. Nous pensons, au contraire, que se rapprocher de la nature corporelle en la maîtrisant n’est pas forcément aliénant mais peut-être le début d’une resubjectivation.

La maternité biologique est ainsi pensée par Beauvoir comme un élément qui redouble la subordination des femmes et les annule en tant que sujet. Elle les maintient dans la pure inertie de la chair qui ne peut s’incarner dans une transcendance ou verticalité de l’esprit. Les femmes, à travers l’expérience de la grossesse, spécifiquement celles qui veulent réitérer les joies de la grossesse, sont perçues par Beauvoir comme des «pondeuses» qui «cherchent avidemment la possibilité d’aliéner leur liberté au profit de leur chair : leur existence leur apparaît tranquillement justifiée par la passive fertilité de leur corps» assène-t-elle.
La gestation physiologique pour Beauvoir est une servitude qui appauvrit la femme, une sorte de vampirisation de l’intérieur, je cite, «elle la ressent comme un enrichissement et une mutilation» bien qu’elle note que, psychologiquement, elle peut être profitable à celles qui ne s’oublient pas entièrement dans l’état de femme enceinte et qui poursuivent leur œuvre, elle cite l’écrivaine Colette. En tout cas, c’est une expérience où la femme observe un débordement de son corps, c’est comme si elle ne s’appartenait plus, les forces de l’espèce ayant pris le pas sur celles de l’individu. Or, nous pensons, contrairement à la thèse de Beauvoir, que la grossesse peut être l’occasion pour la femme d’expérimenter une transcendance incarnée, grâce à la conscience de la temporalité et de l’altérité dans son corps que représente l’enfant à venir comme projet.

En fait, la question du corps qui enfante, plus globalement, repose la question de l’identité de la femme, alors même que nous pensions ne plus être obligé de poser la question de la différence des sexes en termes d’identité. Car l’identité n’est jamais uniquement un fait de nature, qui part du corps ou un fait culturel, il est l’un et l’autre, comme l’expose Judith Butler : «La différence sexuelle s’inscrit ontologiquement d’une manière toujours difficile à déterminer. La différence sexuelle n’est jamais complètement donnée ni jamais complètement construite, mais elle est, en partie, à la fois l’un et l’autre. Telle que je la comprends, la différence sexuelle est le lieu où la question de la relation du biologique au culturel se pose et se repose, où elle doit et où elle peut être posée, mais où elle ne peut, au sens strict, être résolue.»

La question du corps maternel réactive ainsi la différence des sexes et exhume des «restes», c’est-à-dire les vestiges, les ruines d’une pensée que l’on croyait enterrée.
Le changement opéré quant à la maîtrise de la maternité, grâce aux conquêtes féministes, a bouleversé la place des femmes dans la société. Leur être pouvait s’émanciper dans tous ses possibles. Sujet qui travaille, sujet qui désire, sujet qui jouit mais aussi sujet qui veut être mère et qui veut tout. Contrairement à la vision négative de Beauvoir, nous pensons que le corps féminin qui engendre est le lieu d’une expérience originaire primordiale et immémoriale, et n’est pas quelque chose qui fige les femmes dans une ritournelle légitimant ainsi leur exclusion des espaces de pouvoir et de pensée.

L’être-temps du corps en gestation
Contrairement à cette temporalité atemporelle ou éternité stérile, nous pensons que le corps en gestation des femmes ouvre sur une expérience primordiale de la temporalité.

La réflexion sur l’éternité des sexes change de perspective, en effet, quand on prend conscience de la temporalité à l’œuvre dans le corps gravide, «gravide» terme médical qui désigne la femelle en état de gestation, synonyme de grossesse. La gestation, c’est un processus de neuf mois où un autre corps se développe dans le corps féminin selon un axe temporel. La temporalité à l’œuvre est d’abord biologique. Il faut neuf mois pour élaborer un autre être, de la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, puis du développement de l’embryon et enfin du fœtus. Durant ce temps d’élaboration à l’intérieur du corps de la femme, un futur être se développe, auquel pense la femme et dont elle a préparé la venue. Par ses pensées, la future mère accueille et permet l’élaboration de cet autre, on parle ici d’une maternité désirée. La gestation est physique mais aussi psychique. Cet être à venir s’élabore selon une logique de différenciation dans un même lieu- l’utérus- et selon la temporalité propre de l’enfantement.

Car la grossesse est traversée par le temps, elle est même une sorte de temps qui se transforme, elle est un « devenir-espace du temps et un devenir-temps de l’espace », et désigne une «temporisation» voire «une temporalisation et un espacement», comme l’affirme Derrida au sujet de son concept de différance. La différance est un différer perpétuel donnant à voir quelque chose qui n’est pas encore comme l’enfant à venir dans le corps qui enfante.

En outre, en prenant conscience de sa capacité d’enfanter, la femme permet d’enfanter son esprit aussi et d’affirmer sa liberté de sujet. Mais pour vivre une grossesse où sa liberté de sujet différencié subsiste, la femme doit prendre conscience qu’elle est le «Lieu du lieu», je cite Luce Irigaray, «le corps qui m’a servi de lieu, où j’ai pu me tenir enveloppé(e), je le recherche à travers x corps, à travers la nature, à travers le dieu». Lieu du lieu, si et seulement si la femme a son lieu propre. Or, en tant que femme, toute la difficulté va être de trouver un lieu bien à elle, et de le maintenir, car elle en manque toujours : «le maternel-féminin demeure le lieu séparé de « son» lieu. Elle est ou devient sans cesse le lieu pour l’autre qui ne peut s’en séparer. Menaçante donc, sans le savoir ni le vouloir, de ce dont elle manque : un lieu « propre ». Il faudrait qu’elle se réenveloppe d’elle-même, et au moins deux fois: en tant que femme et en tant que mère.»

Le corps maternel est un corps enveloppe et contenu: comme un œuf, il contient et il est contenu, ressemblant à ces corps-maisons que représente Louise Bourgeois dans ses dessins. Il est l’espace d’une relation à deux, qui opère une synthèse entre le corps et l’esprit de la femme. Il est un trait d’union entre la terre et le ciel, entre le corps et l’esprit rythmé selon une temporalité très particulière que seule la femme enceinte saisit de l’intérieur, en revanche, de l’extérieur, c’est la parole médicale qui nomme les rythmes biologiques. Le corps qui enfante est ainsi une nouvelle expérience pour la femme. Une autre façon d’habiter son corps.

Alors qu’aujourd’hui, les technologies de reproduction remettent en cause la maternité biologique, et que le pouvoir médical semble aller vers une dissociation entre le corps reproducteur et la reproduction, il nous apparaît d’autant plus urgent de poser la question de la maternité : son corps, sa souveraineté féminine, sa médicalisation, son appartenance sexuée, son refus, son désir, etc. Car nous faisons l’hypothèse que le pouvoir fécondant des femmes est l’ultime bastion que les hommes ont à conquérir pour effacer totalement la différence des sexes légitime selon nous uniquement en matière d’engendrement.

Nous affirmons que la puissance d’enfanter des femmes est une puissance d'accompagnement de l’être, et affirme sa transcendance.
Cette transcendance de l’être pourrait se fonder sur un nouveau rapport primitif à la mère, nous rejoignons en cela Luisa Muraro, philosophe italienne qui se situe dans la continuité d’Irigaray. Elle démontre que nos cultures patriarcales sont fondées sur l’exclusion du lien à la mère, lien premier originairement et temporellement, dans l’histoire des femmes. Le rapport au féminin maternel a été d’emblée effacé, rayé car les philosophes classiques (Platon, Aristote, Descartes même) ont fait croire qu’il fallait faire table rase de ce site originaire pour construire le monde. Elle émet même l’hypothèse que la philosophie se serait construite contre le maternel, entretenant un «terrible désordre symbolique», elle interroge: «Dans quelle mesure la philosophie a-t-elle entretenu ce désordre ? L’histoire de la philosophie, comme la culture dont elle fait partie, montre sans aucun doute les signes d’une rivalité avec l’œuvre et l’autorité de la mère ?»

Or le symbolique ou médiation du symbole a commencé pour les hommes et les femmes
dans «l’intimité du contact avec la matrice de la vie» car il est le lieu commun originaire. Le corps maternel nous introduit directement dans la matrice du langage. Non en tant que métaphore mais comme fait terrestre premier. Et ce serait par un savoir-aimer la mère que l’on renverserait cette inversion, et que l’on remettrait l’ordre symbolique de la mère à sa place. Il faut savoir, au sens platonicien de « se remémorer » cela. La philosophie de Platon par exemple, chercherait à «supplanter un ordre symbolique qui est celui de la génération qu’il présente comme injuste et trompeur» en proposant une seconde naissance, celle du «juste et du vrai». Comment ne pas voir dans le mythe de la caverne chez Platon, la métaphore de l’habitat utérin, et la lente montée, douloureuse et progressive selon la logique d’ascension descendante et ascendante, pour aller des illusions aux idées platoniciennes ? La montée vers les idées serait l’abandon du corps maternel, et de la demeure originaire, de cette logique première. Luce Irigaray l’a montré brillamment dans Speculum, De l’autre femme.

Et pour réussir ce rapt originel, le phallogocentrisme aurait apposé une atemporalité sur la vérité des sexes, quelque chose d’immuable et de fixe qui enfermerait les femmes, pour mieux évincer l’historicité même de la temporalité qui naît du corps maternel. Il y aurait une usurpation de la puissance maternelle primordiale sur le Réel à la base de la culture et du langage. Or la demeure première du sujet est le corps maternel, et surtout temporellement et originairement, la gestation serait le paradigme de la temporalité où l’autre s’élabore dans et partir du même. Nous affirmons que l’origine du temps et de toute temporalité réside dans le corps qui engendre, être-temps de l’étant qui arrive au monde. Le corps gravide serait le paradigme de toute temporalité. L’être-temps du corps maternel ouvre le sujet-femme sur un autre espace possible.
Le corps qui engendre est le temps de la différance qui n’est pas, elle diffère et permet l’être, elle n’a ni existence ni essence mais elle accueille l’être, le vivant. Et si nous souhaitons la penser, c’est que la philosophie doit s’efforcer de penser l’impensé, et en tant qu’énigme philosophique, la gestation est un impensé.


Nous croyons que la puissance maternelle d’engendrer doit être repensée aujourd’hui à l’aune de son rapport au temps. Car son rapport au temps paradigmatique et originaire en fait un fondement de l’expérience humaine méconnu et que l’on se doit de rappeler et de chercher dans notre étude.

Où est le commencement de la philosophie ? Le corps enfantant de la femme repose ainsi la question de l’origine du temps du sujet et de l’origine de la philosophie. Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre des choses et sur l’échelle temporelle ? Qu’est-ce qui est le premier moteur immobile, ce qui se meut de soi-même et ne peut être mû, et permet le mouvement. Une réflexion métaphysique abritée bien au chaud de l’utérus et qui ne fait que commencer.











Temporalités et surprises de la coupure analytique

Bertrand Lahutte

L’enseignement de Jacques Lacan permet de pointer la mesure dans laquelle la psychanalyse doit être considérée comme une praxis et non une doxa. La rencontre clinique avec les « êtres parlants » est l’occasion de constater la dimension éminemment subjective de la temporalité. Ceci peut être illustré par l’observation clinique (notamment l’approche psychiatrique traditionnelle) des phénomènes – parfois envahissants – de distorsion des rapports qu’un individu entretient avec le temps et le monde, mais aussi par les effets de remaniement ou de rectification des trajectoires personnelles constatés dans les constructions de cas cliniques ou les fragments de cures analytiques.
Nous nous proposons donc de survoler les occurrences et la place de la temporalité dans le champ de la clinique psychanalytique, que ce soit dans l’appréhension du « temps subjectif », et dans la manière dont vient s’historiser une trajectoire, ou dans le dégagement des articulations logiques du cas.

Temporalités de la séance analytique
Freud a affirmé dans sa Métapsychologie, que l’inconscient ne connaît pas le temps (1). Pour autant, cette notion temporelle est fréquemment convoquée dans l’imaginaire, ne serait-ce qu’à travers les polémiques sur la durée de la séance analytique… Cependant, la durée de cette fameuse séance importe certainement moins que ce qui vient la conclure, la lever, à savoir l’intervention de l’analyste. Il s’agit de la coupure. Le cadre analytique n’a pour objectif que de permettre l’articulation des paroles. Il s’agit d’une mise en forme, qui a pour enjeu de poser certaines conditions pour qu’advienne – peut-être – une particularité, dans les dires de l’analysant. La scansion, la ponctuation, marquent une intervention active de l’analyste, dans la succession de ce qui se dit. Cette présence de l’analyste, dans l’acte de la coupure, n’est pas sans effet, en particulier pas sans effet de sens, sur ce que l’analysant peut entendre de ses propres dires dans l’après-coup de la séance.
Car le déroulement, l’enchaînement des dires, selon un règle étrange, car absence de règle : celle de la libre association, expose à une impasse : quel est le risque de l’éternisation de ces dires, de leur dévidage stérile et sans fin, dans un « bla-bla » débridé ? C’est peut-être en regard de ceci que se pose l’acte de la ponctuation, qui vient souligner quelque chose d’une nouveauté, d’un dérangement du discours. La survenue dite « spontanée » de ces phénomènes dérangeants est un fait d’expérience courante, comme en attestent les formations de l’inconscient : le lapsus ou le mot d’esprit surgissent, et produisent un effet de sens. Une opération peut se réaliser au sein même de la continuité du discours, par la ponctuation efficace de l’analyste. La coupure interprétative vise à produire l’effet de sens, qui est en lien avec le déchiffrage. Il ne consiste pas en un ajout de sens, mais davantage en l’évidement de celui-ci, lors de l’articulation des signifiants en séance. L’effet initial se rapporte davantage au non-sens, à l’énigme, à l’évanescence, qui perturbe une continuité, avant de produire une relance vers des dires nouveaux. L’effet de sens est toujours au bord du non-sens : l’analysant est conduit à entendre un autre sens que ce qu’il croyait vouloir dire. A partir de ce « vouloir dire » advient autre chose, dans l’après-coup. Par opposition existe le registre de la signification, qui renvoie à la saturation du sens ; il s’agit d’une donnée complète, finie, éternelle.
Ainsi les séances s’articulent une par une, comme une série d’éléments discrets, terme à entendre ici dans le vocable de la physique appliquée, soit comme ensemble divisible constitué d’éléments identifiables, par opposition à un continuum. Il s’agit également de considérer le registre de l’expérience associée à ce fragment temporel, que ce soit dans l’anticipation, voire l’accélération précédant le début de la séance, mais se trouvant pour autant en dissonance avec ce qui consiste fondamentalement en une rencontre, excédant radicalement le simple événement de dialogue. L’espace de la séance analytique apparaît clairement identifié comme lieu et comme temps. En un sens, il pourrait se réduire à l’acte d’une pure coupure.

Comment pousser plus avant ces considérations sur la chaîne dialectique et temporelle ? Il s’agirait ici de reconnaître l’efficace de la coupure sur cette chaîne dialectique. La coupure indique que le savoir à venir est à produire par l’analysant, et non l’analyste. Cette coupure est affine à la structure du signifiant, en ceci que par définition, un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il s’agit « d’obtenir une certaine accommodation de la position de l’analyste à cette coupure fondamentale qui s’appelle le sujet. Ici seulement, comme identique à cette coupure, la position de l'analyste est rigoureuse. Bien sûr, elle n'est pas tenable » (2). L’interprétation analytique n’est donc pas censée être suggestive, ni explicative. Elle reste aussi fondamentalement équivoque que le signifiant lui-même. Elle n’est pas faite pour être comprise, mais en vue de produire un dire nouveau. Elle vise le signifiant suivant dans la chaîne, celui qui est à produire, signifiant du non-sens, auquel est assujetti le sujet dans sa destinée. La coupure interprétative renvoie donc intrinsèquement à des considérations temporelles, mais en rapport avec une temporalité indéfinie, dans le registre d’une signification en suspens, à venir.
Le signifiant n’a de valeur de signifiant que lorsqu’il est produit hic et nunc. L’analyse n’est pas une pratique du dévoilement ou de la révélation d’un trésor caché : elle est celle de la production d’un dire inédit. Le sujet et le désir sont produits par l’articulation des signifiants au cours des séances. Ils en sont l’effet. Le sujet analysant advient dans l’analyse.

Dimensions temporelles de l’inconscient
Le temps conçu du point de vue de la durée domine le sens commun : il s’agit de la succession, de la diachronie. Son pendant, la synchronie, pourrait, de manière trop évidente, nous renvoyer à un espace hors-temps. En effet, la notion même d’éternité est un échec à soutenir la synchronie comme dimension temporelle à part entière. Durée pure, ce temps hors-temps de l’éternité, n’est pas étranger aux références analytiques. Nous avons cité Freud, pour qui l’inconscient ne connaît pas le temps, ce qui signifie probablement qu’il ne connaît pas l’effet de détérioration qu’opère la durée sur toute chose. Par ailleurs, il écrit que « Les processus de synthèse Ics sont atemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule, n’ont absolument aucune relation au temps. La relation temporelle, elle aussi, est rattachée au travail du système-Cs. » (3), et dans un autre texte, « Il est tout à fait exact que les souhaits inconscients restent toujours en mouvement. Ils constituent des voies qui sont toujours praticables, chaque fois qu’un quantum d’excitation les utilise. C’est même une particularité éminente des processus inconscients que de rester indestructibles. Dans l’inconscient rien ne peut être mené à sa fin, rien n’est passé ni oublié. » (4)
Nous avons pourtant évoqué la dimension de l’après-coup, qui est une référence temporelle certaine. Sil ne connaît pas le temps, dans l’acception que nous avons précisée, force est de constater que l’inconscient ne cesse de bouleverser l’ordre des souvenirs, qu’il est capable de faire tenir ensemble passé, présent et avenir, dans un ordre non linéaire et totalement discontinu. Ceci nous invite à considérer la fonction du désir dans ces agencements, désir dont la constitution se manifeste dans les symptômes, dans une pulsation qui nous renvoie à cette temporalité rétroactive. L’après-coup est, en effet, la production rétroactive d’un sens nouveau. Il se rattache à une pensée supposée avoir eu lieu antérieurement, à propos d’une scène seconde. Nous pouvons en rapprocher la fonction de la ponctuation dans une phrase. La ponctuation fait surgir par rétroaction un effet de sens, par la coupure qu’elle produit. Il est donc toujours nécessaire d’attendre la fin d’une phrase, pour en saisir le sens réel.

A titre d’illustration, rapportons-nous à un fragment de cas de Freud (5), dans La naissance de la psychanalyse : Emma est entravée par l’idée qu’elle ne peut aller seule dans un magasin. Elle y rattache un souvenir remontant à ses treize ans. Il s’agit de la séquence suivante : Emma entre dans une boutique, deux commis s’esclaffent, elle est paniquée et s’enfuit précipitamment. Elle imagine qu’ils se moquent de sa tenue, mais aussi que l’un d’entre eux lui a plu. Un souvenir antérieur lui revient plus tard : vers l’âge de huit ans, elle était entrée dans la boutique d’un épicier, le marchand l’avait alors touchée intimement, à travers l’étoffe de sa robe. Emma indique pourtant qu’elle était retournée souvent dans la boutique, sans difficulté, le geste ne l’ayant, semble-t-il, pas effrayée. Cependant, le rire du garçon de treize ans lui avait rappelé l’épicier rencontré dans la boutique cinq ans auparavant.
Cet exemple situe la manière dont le récit – par les signifiants qu’il produit selon un lien symbolique associatif – constitue le reflet d’une temporalité subjective. La condensation produite par les signifiants « boutique », « vêtements » et « rire » constitue le lien entre les deux scènes. « Le souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après-coup en traumatisme » (6) pour citer Freud. D’une certaine manière, le sens sexuel traumatique n’est donné qu’après-coup à la première scène.

Tentons maintenant d’utiliser les outils conceptuels lacaniens, à travers le maniement des trois catégories de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel.
La dimension diachronique temporelle est indéniablement du registre du Symbolique. Le déroulement de la chaîne signifiante, de la durée, du temps dans sa linéarité, ou comme chaîne discrète la précise comme telle.
Le registre de l’Imaginaire est probablement mieux figuré par la dimension temporelle synchronique, qui est celle de la simultanéité, et nous renvoie donc à l’image, au tableau.
La dimension de la coupure serait-elle Réelle ? Nous pourrions l’évoquer par la contingence de la rencontre, la place de l’imprévu en séance, et la nécessité de la coupure pour dissoudre l’idée d’éternité.
Cet effet de la coupure peut-il être rapproché des temps logiques (7) ? C’est ici le rapport à la dissolution du suspens et de l’éternisation, que nous pourrions viser. Rappelons l’équivalence entre la « fonction de la hâte » et « le moment de conclure », dernier des temps logiques, après « l’instant du regard » et « le temps pour comprendre ». Pour citer Lacan :
« Je me hâte de m’affirmer […] C’est là l’assertion sur soi, par où le sujet conclut le mouvement logique dans la décision d’un jugement. Le retour même du mouvement de comprendre, sous lequel a vacillé l’instance du temps qui le soutient objectivement, se poursuit en une réflexion, où cette instance ressurgit pour lui sur le mode subjectif d’un temps de retard sur les autres dans ce mouvement même, et se présente logiquement comme l’urgence du moment de conclure. Plus exactement, son évidence se révèle dans la pénombre subjective, comme l’illumination croissante d’une frange à la limite de l’éclipse que subit sous la réflexion l’objectivité du temps pour comprendre. […] Ce n’est donc pas en raison de quelque contingence dramatique, gravité de l’enjeu, ou émulation du jeu, que le temps presse ; c’est sous l’urgence du mouvement logique que le sujet précipite à la fois son jugement et son départ, le sens étymologique du verbe, la tête en avant, donnant la modulation où la tension du temps se renverse en la tendance à l’acte qui manifeste aux autres que le sujet a conclu. » (8)

Réversion temporelle
Jacques-Alain Miller nous invite à une autre perspective que celle de ces regroupements dimensionnels (9). Il s’agit de considérer le déroulement des séances analytiques, selon une double temporalité, qu’il nomme réversion temporelle. Considérons un temps progrédient, allant vers le futur, par opposition à un temps régrédient, dirigé vers le passé. C’est sur ce dernier versant, que s’inscrit l’inconscient hors-temps de Freud. Il renvoie à l’illusion structurale du « c’était écrit », soit la méprise concernant l’idée que le passé contient tout ce qui a été le présent, méprise dont Lacan qualifiera ultérieurement le sujet supposé savoir (10). Ainsi, dans l’expérience analytique, chaque moment est doublé par le sujet supposé savoir, c'est-à-dire par sa propre inscription au passé ; chaque moment est vécu à la fois au présent et avec la signification de l’inconscient.

L’attente ou la surprise
L’attente est une catégorie essentielle dans l’érotique du temps. Il serait hors de propos de détailler la clinique obsessionnelle, au sein de laquelle l’atermoiement, la suspension et la procrastination sont au premier plan. Toutefois, soulignons en regard de cette clinique le procédé qui consiste à faire surgir l’attente. Cet énoncé paradoxal renvoie à une stratégie, qui est l’attente. L’attente tient l’Autre en suspens, pour lui faire produire, donner un objet particulier : la demande. L’attente se situe juste en amont du croisement des vecteurs progrédients et régrédients du temps. L’attente caractérise quelque chose de la position du psychanalyste, en ceci qu’il occupe cette place, et qu’il doit en repérer la dynamique chez un sujet en position de silence. Les effets sur le déploiement du dispositif analytique ne sont pas méconnus. Prenons pour simple exemple la situation de l’homme aux loups et de Freud (11). La manœuvre de ce dernier a consisté à fixer par anticipation un terme à l’expérience analytique, positionnement à l’origine d’un effet de précipitation subjectif.
Mais ce renversement de la position d’attente ne saurait être la seule pulsation repérable dans le dispositif analytique. Généralement, l’attente mène au retour du régulier, à l’automaton. C’est à partir de là que peut surgir un moment inhomogène au reste du temps, c'est-à-dire un événement imprévu, inattendu. L’effet de surprise est ce qui particularise l’acte analytique dans la perspective lacanienne. L’interprétation est éminemment temporelle, là où nous avons présenté l’inconscient freudien comme hors temps. La surprise est la modalité temporelle spécifique de l’interprétation.

Laisser place à l’inattendu, exiger la différence radicale, est ce qui est souhaité du psychanalyste, qui se doit de considérer chaque cas dans sa plus grande singularité, sous un jour nouveau. Je vous propose de conclure sur cette modalité temporelle particulière de la surprise, particulière par l’effet de surgissement et par la transformation de la scène sur laquelle elle se trouve convoquée. Car c’est le propre de l’événement inattendu que d’effacer ses conditions préalables et de les remanier.

Notes et références bibliographiques
Sigmund Freud, « Métapsychologie », Œuvres Complètes vol. XIII, Paris : PUF, 1994, p. 159-302.
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse (1965-1966), inédit, séminaire du 8 décembre 1965.
Sigmund Freud, « Métapsychologie », Œuvres Complètes vol. XIII, Paris : PUF, 1994, p. 228.
Sigmund Freud, « L’interprétation du rêve », Œuvres Complètes vol. IV, Paris : PUF, 2003, p. 633.
Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, Paris : PUF, 1979, pp. 307-396.
Sigmund Freud, Ibid., p. 366.
Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme », Ecrits, Paris : Seuil, 1966, pp. 197-213.
Jacques Lacan, Ibid., p. 206.
Jacques-Alain Miller, « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne n°56, Paris : Navarin éditeur, 2004, pp. 63-85.
Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, pp. 329-39.
Sigmund Freud, « A partir de l’histoire d’une névrose infantile », Œuvres Complètes vol. XIII, Paris : PUF, 1994, pp. 5-119.















La temporalité de la ruine
dans l'œuvre de l'artiste chilien Claudio Bertoni.


Adolfo Fernando Vera Peñaloza.
Doctorant Philosophie Paris 8.
Boursier du Programme Alban (Communauté européenne) et du Gouvernement du Chili.


Résumé

Le présent essai aborde la problématique de la ruine comme catégorie esthétique fondamentale pour penser l'esthétique dite post-totalitaire. Cette esthétique est toujours hantée par la réalité de la disparition et l'existence des disparus des régimes totalitaires comme des véritables fantômes. La question de la fragmentation, de l'histoire comme accumulation de déchets et de décombres -c'est-à-dire, selon la pensée de Benjamin, la conception allégorique du monde- nous permettront de donner à voir une œuvre particulière, habituellement non considérée par les études sur le sujet, celle de l'artiste chilien Claudio Bertoni.

Mots clés: ruine-allégorie-disparition-fantômes

Il y a, peut-être, dans l'œuvre artistique contemporaine, une spécificité qui relève du concept de catastrophique. Cela veut dire qu'il y a une notion, liée à une certaine tradition artistique propre à notre époque, qui serait, dans son essence, déterminée par une certaine expérience de la chute, par un certain effondrement, et un certain aveuglement du sens. Ce qu'on a appelé l'esthétique post-totalitaire serait donc constituée par un moment théorique à rechercher à la fois dans la matérialité même de l'œuvre et dans sa constitution d'objet du réel qui traverse comme une blessure le tissu social: ce moment théorique coïncide avec le moment de la ruine, c'est-à-dire, de la chute et de l'effondrement de la prétention à une totalité du sens. Cette notion indiquerait l'éclatement du temps historique total -on dirait presque totalitaire- tel qu'il a été défini par la philosophie de l'histoire du XIXème siècle. Ce moment de la ruine définirait notre condition temporelle après la catastrophe. Ce moment viendra toujours après la catastrophe là où on essaie de re-constituer un espace de temps commun, une temporalité de la communauté.

Cependant, cela ne pourra être fait que dans l'entourage de la ruine et de sa temporalité, qui est celle de la multiplicité des fragments et de la crise de toute unité et de toute totalité historique. Benjamin disait, dans un texte de l'année 1916 sur la tragédie et le Trauerspiel, que le temps historique, par définition, ne pouvait jamais être rempli, en restant toujours dans une ouverture infinie par rapport aux événements et en même temps, en demeurant toujours incommensurable par rapport au temps mécanique tel que la physique essaye de le déterminer. On pourrait dire alors que ce que la philosophie de l'histoire du XIXème a essayé de faire, a été justement de remplir par une conception héroïque de l'histoire, c'est-à-dire à partir de la considération de la grandeur des événements et de leur sublimité, le vide et l'abîme du temps qui s'écoule partout. On devra alors, à la suite de Benjamin, élaborer une philosophie de l'histoire qui considérera comme l'un des éléments les plus significatifs celui de la ruine, puisque c'est à partir de lui qu'on pourra déterminer l'importance du processus de fragmentation de toute continuité, de toute homogénéité et de toute unité du temps historique, processus qui est le nôtre.

Benjamin a considéré la question de la ruine dans le contexte de ses analyses de ce que signifie le phénomène allégorique comme modulation essentielle de l'époque du Baroque allemand, que Benjamin analyse à travers la forme artistique spécifique propre au Trauerspiel (drame du deuil). L'allégorie, on le sait, sera pour Benjamin une catégorie dont la complexité va bien au-delà de la définition d'une figure rhétorique, bien que, pour la déterminer avec précision, il faut la mettre en relation dialectique avec le symbole. L'allégorie sera donc pour Benjamin plutôt une certaine représentation philosophique et même théologique du monde. Pour cela, l'allégorie ne restera pas encadrée dans un moment historique spécifique, comme un style déterminé, mais par contre, elle demeurera une certaine manière d'observer la réalité du monde et de l'exprimer comme œuvre d'art. On sait que, selon Benjamin, le plus grand allégoriste ne sera pas un homme du XVIIème siècle, le siècle par excellence du Baroque en Allemagne, mais un poète du XIXème, Charles Baudelaire. Il faudra donc pour l'analyser l'élaboration d'une méthode historico-philosophique très particulière, méthode qui permettra la considération des anomalies, des anachronismes et des aspects les plus méconnus de l'histoire. Cette méthode culminera dans la notion d'image dialectique qui chez Benjamin se constitue toujours dans la discontinuité et en ayant comme moment essentiel l'anachronie. Mais on ne discutera pas ici la particularité, assez complexe, de la méthode benjaminienne. Il faut mentionner, en tout cas, que c'est à partir de cette méthode qu'on pourra considérer l'œuvre de l'artiste chilien Claudio Bertoni comme un cas particulier d'allégorie.

Selon Benjamin, le symbole se constitue en quatre moments:  l'instantanéité, la totalité, l'insondable de son origine, la nécessité. Il ajoute une citation du théoricien de l'art allemand Creuzer: « Son caractère stimulant, et parfois bouleversant, est lié à une autre propriété, la brièveté. C'est comme l'apparition soudaine d'un spectre, ou comme un éclair illuminant tout à coup l'obscurité de la nuit. C'est un moment qui s'adresse à tout notre être [...] ». Il continue: « La différence entre la présentation symbolique et la présentation allégorique est la suivante: Celle-ci ne signifie qu'un concept universel, ou une idée distincte d'elle; celle-là est l'idée elle-même, incarnée, rendue sensible. Là, une chose en représente une autre [...] ici, ce concept lui-même est descendu dans ce monde des corps, et c'est lui que nous voyons immédiatement dans l'image ». Selon Creuzer, la différence fondamentale entre allégorie et symbole se trouve dans le manque d'instantanéité et de totalité dans l'allégorie, caractéristiques qu'on trouve toujours dans le symbole. Benjamin lui-même en donnera une définition qui mettra l'accent sur la catégorie du temps: « Le rapport entre le symbole et l'allégorie peut être défini et formulé avec précision sous la catégorie décisive du temps [...] Alors que dans le symbole, par la sublimation de la chute, le visage transfiguré de la nature se révèle fugitivement dans la lumière du salut, en revanche, dans l'allégorie, c'est la facies hippocratica de l'histoire qui s'offre au regard du spectateur comme un paysage primitif pétrifié. L'histoire, dans ce qu'elle a toujours eu d'intempestif, de douloureux, d'imparfait, s'inscrit dans un visage -non: dans une tête de mort ». Comme on le voit, c'est justement la temporalité de la ruine qui apparaît. La temporalité de la ruine, c'est-à-dire, la temporalité du fragment, de ce qui a perdu la possibilité de l'apparaître unitaire, homogène, total. Temporalité de la précarité du temps, de son absence de sens univoque. Temporalité qui sera, comme on l'a déjà dit, l'une des clés de l'art post-totalitaire, de celui qui a dû, après la catastrophe, se situer face aux disparus, aux fantômes, à l'effacement des traces et à ce que Jean-Louis Déotte a défini comme l'ininscriptible. Même si la ruine est avant tout inscription, et alors on ne peut pas la postuler comme le noyau de la disparition, il s'agit d'une inscription dont la précarité annonce -comme le contexte culturel- « l'époque de la disparition ». Il s'agit là d'une temporalité qui parcourt toujours un « paysage primitif pétrifié ». Temporalité qui sera celle du travail artistique de Claudio Bertoni.

Comment la ruine apparaît-elle dans ce contexte? « Ainsi l'allégorie reconnaît-elle qu'elle est au-delà de la beauté. Les allégories sont au domaine de la pensée ce que les ruines sont au domaine des choses ». D'abord, il faut dire que celui qui exerce son regard comme mise en ruine continuelle du monde, on l'appelle le mélancolique. Le mélancolique est celui qui observe le mouvement de l'histoire comme écriture des choses. Il est obsédé par la matière, et fondamentalement par la précarité de la matière. Il ne peut pas sortir du monde des objets. On sait que l'œuvre qui l'illustre de la façon la plus précise c'est la Melancholia de Dürer, qu'on trouve au Petit Palais à Paris (Fig.1). On y voit un ange féminin l'air abattu regardant vers le sol -jamais au ciel- jonché de plusieurs types d'objets: des instruments de mesure et de calcul, des livres éparpillés, des choses de la vie quotidienne, un chien amaigri, en bref tous les signes de l'écriture d'un paysage primitif pétrifié. Les choses jetées sur le sol, sont dépouillées de toute utilité: c'est là que l'on trouve l'image du monde tel qu'il se montre au regard mélancolique. Pour Benjamin, aux origines du capitalisme moderne, au moment de son déploiement historique majeur, Baudelaire sera celui qui décrira la prolifération de la marchandise, et son regard -comme tout regard d'un allégorique- va se concentrer sur la dialectique nature-histoire en ayant comme noyau la mort, cette fois-ci la mort des objets artificiels dans le contexte de ce que Benjamin appellera la valeur d'exposition -ces objets vont perdre leur valeur d'usage pour garder seulement leur valeur d'échange. Pour le mélancolique, les choses se pétrifient: c'est là sa maladie. « Ces ruines - écrit Benjamin- qui jonchent le sol, le fragment hautement significatif, les décombres: voilà la matière la plus noble de la création baroque » (et on dira allégorique, en des termes plus généraux). Il y a toujours accumulation de fragments, comme si l'absence de totalité pouvait être compensée par l'accumulation de morceaux des choses brisées. On verra chez Bertoni l'effet de l'accumulation des décombres toujours se mettre en œuvre comme la procédure artistique fondamentale. C'est justement cette accumulation que contemple l'ange de la gravure de Dürer.

Après la Deuxième Guerre mondiale, après Auschwitz, le caractère allégorique du savoir artistique moderne va prendre un tour tout à fait particulier et intense. Il s'agit de l'apparition, comme problème formel, pratique et théorique, des disparus et des fantômes. On sait que pour les auteurs des Trauerspiele analysés par Benjamin, il s'agissait toujours d'un face-à-face avec les spectres, qui avaient une existence assez concrète. On pourra dire qu'après les catastrophes du XXème siècle -la disparition de 3.000 Chiliens pendant la dictature de Pinochet par exemple- les spectres reviendront avec la même consistance réelle. Consistance, celle des fantômes, que Simondon avait déterminée ontologiquement dans un passage de son ouvrage L'individuation psychique et collective:

« Comme absence par rapport au milieu, l'individu continue à exister et même à être actif. L'individu en mourant devient un anti-individu, il change de signe, mais se perpétue dans l'être sous forme d'absence encore individuelle; le monde est fait d'individus actuellement vivants, qui sont réels, et aussi de « trous d'individualités », véritables individus négatifs composés d'un noyau d'affectivité et d'émotivité, et qui existent comme symboles. Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu'elle restera inachevée tant qu'il subsistera des êtres individuels capables de réactiver cette absence active, semence de conscience et d'action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l'être les individus morts dans une perpétuelle Å­ÇŹ± [rite d'évocation des morts]. La subconscience des vivants est toute tissée de cette charge de maintenir dans l'être les individus qui existent comme absence, comme symboles dont les vivants sont réciproques ». 

On peut dire, au sujet des disparus et des fantômes qui ne laisseront pas d'apparaître comme des problèmes pour la pensée après la catastrophe, que ce rite d'évocation des morts fortement symbolique, a été pour toujours interrompu par le terrorisme d'État. Il faudra penser le nouveau statut de la relation avec ces morts qui ne peuvent pas apparaître comme des symboles tant que l'on n'a pas fait avec eux le travail du deuil. Ils apparaîtront, donc, et c'est notre hypothèse, comme des phénomènes allégoriques. On peut le constater surtout dans l'art post-totalitaire. C'est là qu'apparaît aussi le caractère foncièrement anti-épique de cet art dont la visée s'oppose à la volonté radicale d'effacement des traces des disparus par le terrorisme d'État. Cette volonté sera mise en œuvre par les artistes Latino-américains des années 80 et 90 (Eugenio Dittborn et Gonzalo Díaz au Chili, Marcelo Brodski et Fernando Traverso en Argentine par exemple) sans faire appel à l'humanisme épique d'une tradition esthétique comme celle développée par Jean Cayrol par exemple. Cette contestation du didactisme poétique sera allégorique. Le moment symbolique qui va être interrompu sera celui du « processus d'individuation » comme l'écrit Simondon, c'est-à-dire un processus par lequel les individus vivants, en évoquant rituellement les morts, permettent à ces derniers de continuer leur propre processus d'individuation, processus paradoxal mais en tout cas bien « réel » dans le champ symbolique. Du fait que toute possibilité de rite mortuaire symbolique est devenue impossible -puisque il n'y aura jamais de certitude totale au sujet de la mort des disparus, et que toute dépouille fait défaut-, les familles continuent jusqu'à aujourd'hui à ne pouvoir faire entièrement le processus du deuil. C'est pourquoi il faudra déterminer une autre possibilité de relation avec ces morts, ces disparus. Nous dirons, par rapport à l'art latino-américain des dernières trois décades, que cette possibilité sera celle de l'allégorie. Cela signifiera, en nous souvenant de la distinction entre symbole et allégorie, que la manifestation des problématiques relatives au savoir mélancolique – la ruine comme la valeur absolue de l'histoire, l'inscription des événements comme écriture obscure dans la nature, la temporalité des fragments et l'apparition en tout lieu des décombres- ne fera que s'inscrire dans le monde des choses et des objets et non pas dans celui de « l'humain ». On peut voir cela dans le travail d'Eugenio Dittborn à la fin des années 70 au Chili, travail dans lequel l'artiste a compilé des centaines d'images de visages de délinquants, de fous, d'indigènes, de prostituées, d'orphelins et de boxeurs, en bref, des vaincus de l'histoire pour le dire avec Benjamin encore, visages puisés dans d'anciennes revues chiliennes de criminologie, d'anthropologie et de sport. Ces visages-là ne sont pas présentés comme des visages « humains », mais comme des objets d'étude ou d'admiration soit de la science soit de la population avide. Telles quelles, les photos d'identité apparaissant sur les pancartes portées par les mères des disparus ne seront pas des visages d'hommes normaux, mais ceux précisément des « disparus ». On n'est pas autorisé à dire que ces visages-là sont des « ruines », puisque la ruine, par définition, est une « apparition », mais la question reste ouverte pour l'art qui est toujours une apparition même face à la réalité paradoxale de la « disparition »; on pourra dire peut-être que ce qui définit l'essence (s'il y en avait une) de la disparition n'est pas la ruine, en tant que référence (même manquée) à la totalité, mais une figure (au sens de Lyotard du Discours, figure, c'est-à-dire en tant qu'image qui va toujours au delà du langage) qui nommerait ce qui n'a pas de nom. Cependant, je pense qu'on sera autorisé à postuler que la ruine est l'une des voies d'accès privilégiés que notre époque de l'art nous ouvre. Cette voie, donc, devra être allégorique, pour arriver à nommer ce qu'une philosophie de la disparition devra nommer: la réalité (artistique) de ce qui n'a pas de nom, l'inscription de l'ininscriptible.

Dans tout le travail artistique de Claudio Bertoni, on peut observer un geste similaire. En tout cas, il s'agit d'un artiste tout à fait particulier par rapport aux artistes chiliens des années 70 et 80. Il faudrait, pour analyser sa position spécifique dans le contexte de l'art chilien de l'après coup d'État -ce que nous ne ferons pas maintenant- développer les catégories de l'anomalie et de l'anachronisme. Au moment où les artistes profitaient de la fermeture de tout espace institutionnel artistique pour sortir leurs œuvres dans les rues et pour en faire un art politique présenté à la population menacée par la dictature, Bertoni a adopté une stratégie différente. À première vue, on pourrait croire -et certains l'ont effectivement exprimé dans ces années-là- qu'il avait choisi une attitude néo-romantique, comme si le fait de ne pas participer aux groupes d'artistes politiques équivalait à un geste politique réactionnaire. Au contraire, il faut chercher la clé de ce geste dans les œuvres elles-mêmes, et ouvrir l'interprétation de ce moment-là de l'art chilien aux concepts d'anachronie et d'anomalie (en prenant aussi en considération le travail d'un autre artiste chilien de ces années-là, Adolfo Couve). Maintenant, nous en resterons à la tâche d'observer la particularité du geste politique de l'œuvre de cet artiste qui est aussi un poète et un écrivain avec plusieurs ouvrages publiés.

D'abord, il y a toute une série de travaux que l'on rapprochera du mouvement de l'art-objectal, et de ses acteurs comme les artistes de Fluxus et de l'Arte Povera, mouvements que Bertoni a bien connus et auxquels (dans le cas de Fluxus) il a même participé (il a publié son premier livre de poésie dans la maison d'édition de Fluxus, Beau Geste Press, où des poètes comme George Brecht ont également publié). Ces travaux représentent (fig. 2, 3, 4,5), me semble-t-il, une approche tout à fait exceptionnelle de la vision allégorique face aux fantômes et aux disparus. La question:comment réduire la représentation au minimum avec les moyens de la représentation et de l'apparition (puisqu'il n'y en a pas d'autres pour l'art) y apparaît très subtilement posée. Ses œuvres se distinguent des autres de son époque par leur caractère de précarité formelle, et leur absence de prétentions épiques. Cependant, on y trouve toute la subtilité de l'allégoriste. Dans la série appelée « Des petits bois » on voit de véritables ruines mises en scène. Il s'agit de très simples assemblages de bois constitués de décombres rejetés par la mer sur les plages de la province de Valparaiso au Chili, que l'artiste essaie de faire parler pour donner à voir la vérité cachée dans sa matière, c'est-à-dire, la vérité de la précarité et de la temporalité de la ruine. On y voit, en même temps, les traces de l'écriture du temps (l'écriture de l'histoire des vaincus sur le visage inhumain de la nature morte). Ce sont les traces que la nature elle-même a faites sur le matériau et l'artiste s'est limité à proportionner la taille de ses fragments oubliés de la matière. Pour cela, son atelier est celui d'un mélancolique (Fig. 6). Là-bas, au lieu des ordinateurs, des fax et des téléphones des artistes d'aujourd'hui, on trouve encore ce qui pour Benjamin était le noyau du travail allégorique: l'accumulation de fragments, l'entassement de déchets. On n'a rien contre l'utilisation de la technologie dans l'art d'aujourd'hui, bien au contraire, mais il est intéressant aussi de noter les exceptions à la règle, au profit de l'anachronisme et de l'anomalie.

Finalement, on trouve une dernière série d'œuvres qui mettent en évidence ce que dans un autre lieu j'ai appelé le caractère d'artiste récupérateur de Bertoni  (Fig. 7, 8). Il s'agit d'une nouvelle manière d'exercer son travail d'allégoriste, cette fois-ci en recueillant les décombres que l'histoire, comme histoire de vainqueurs -vainqueurs qui, dans les années 70 et 80, ont démontré leur cruauté de manière radicale- désigne comme l'image des vaincus. Pour finir, je veux commenter celle qui devra être considérée toujours comme l'une des plus importantes d'entre les œuvres d'art sur la question de la disparition au Chili. Il s'agit de l'installation présentée lors de la VIIIème Biennale Internationale d'art de Valparaíso en 1987 (Fig. 9, 10). L'œuvre avait pour titre « 1344 membres de la communauté de la chaussure nationale défilent sur nos têtes », titre qui fut censuré par le pouvoir militaire et transformé en « Mesdames, Messieurs, enfants... ». Elle consistait en plus d'un millier de chaussures dépareillées disposées selon un ordre militaire sur le pavé. Chacune de ces chaussures avait été prise des plages de la province de Valparaíso sur une période de plusieurs années, dans un geste allégorique qu'on pourrait considérer comme foncièrement rituel: rituel en tout cas solitaire, presque mystique et pas du tout épique (comme l'est celui des mères des disparus par exemple). Bertoni voulait mettre en évidence, à partir d'une allégorie assez effective, la nécessité de constituer un rite quelconque pour sauver de l'oubli les disparus et les distinguer de leurs fantômes. Ces chaussures ont été rejetées sur les plages du Chili à Valparaíso. On sait qu'une des méthodes les plus utilisées par les agents du terrorisme d'État pour faire disparaître les corps des assassinés, et effacer toutes leur traces, était de jeter les cadavres à la mer. On ne peut pas savoir si parmi ces «membres de la communauté de la chaussure nationale » il y avait des victimes détruites par la dictature, qui a empêché brutalement l'un des rites les plus importants de toute société, le rite d'évocation des morts. Cette question de savoir à qui appartenaient les chaussures de cette installation n'est pas essentielle. Le savoir important est ici le savoir du mélancolique, un savoir allégorique, celui de qui peut se mettre en contact avec les fantômes et les disparus, comme Hamlet. Savoir, en tout cas, qui face à la disparition va perdre tout son caractère de « méditation » et va se submerger dans la terreur totale -et alors va aller au delà de la mélancolie elle-même. Cette connaissance voit partout les ruines d'une histoire -celle des vainqueurs- qu'il faut, comme disait Benjamin, interrompre pour l'ouvrir à la possibilité d'une histoire des vaincus de l'histoire. Là, apparaîtrait peut-être une autre temporalité, non pas celle de la ruine, mais celle -pour laquelle il faut trouver un nom- de la disparition.






















Fig. 1, Melancholia, Dürer, Gravure, Petit Palais, Paris.



Fig.2, Claudio Bertoni, assemblage, série des Petits bois. Circa 1970


Fig.3 Claudio Bertoni, Collage. Circa 1970




Fig.4, Claudio Bertoni, Collage. Circa 1970

Fig.5, Claudio Bertoni, Collage. autour 1970


Fig. 6, Claudio Bertoni, L'atelier de l'artiste. Circa 1980


Fig. 7, Claudio Bertoni, Dessin sur bois trouvé, sans titre. Circa 1970.

Fig. 8, Claudio Bertoni, Peinture sur assemblage des bois trouvés, sans titre. Circa 1970


Fig.9, Claudio Bertoni, « 1344 membres de la communauté de la chaussure nationale marchent sur nos têtes », Installation dans la VIIIème Biennale d'art contemporain de Valparaíso Chili.

Fig.10, Claudio Bertoni, « 1344 membres de la communauté de la chaussure nationale marchent sur nos têtes », Installation dans la VIIIème Biennale d'art contemporain de Valparaíso Chili, 1987.
La temporalité de la ruine dans l'œuvre de l'artiste chilien Claudio Bertoni.

Adolfo Fernando Vera Peñaloza.
Introduction
Un projet de jeunesse de Walter Benjamin était de lire la tragédie à contre sens, c’est-à-dire non pas dans son rapport à l’art, tant le lien entre tragédie et art était devenu problématique pour lui, mais plutôt dans son rapport au temps. Ce projet a pris le nom de la philosophie de l’histoire de la tragédie.
Parmi les écrits de jeunesse de WB qui s’en font l’écho, on trouve justement Trauerspiel et tragédie, rédigé en 1916, dans lequel l’auteur tente de déterminer la forme spécifique de la tragédie à partir de l’analyse du rapport qui se tisse, selon lui, entre le temps historique et le temps tragique :
« Pour une saisie en profondeur du tragique, peut-être n’a-t-on pas seulement ni tant à partir de l’art que de l’histoire. Il faut en tout cas soupçonner que le tragique ne fait pas moins frontière au royaume de l’art qu’au territoire de l’histoire. »
WB pense notamment que le lien secret qui existe entre l’histoire et la tragédie peut s’exprimer en termes de grandeur :
« Le temps de l’histoire, en des points déterminés et saillants de son cours, passe dans le temps tragique : c’est-à-dire dans les actions des grands individus. Entre la grandeur, au sens historique, et le tragique il y a un rapport d’une nécessité essentielle – qui ne se laisse évidemment pas résoudre en identité. Toutefois il est au moins possible de poser ceci : la grandeur historique, dans l’art, n’est figurable que tragiquement. »
Pour lui donc, la tragédie traite d’une modalité du temps caractérisable en dernière instance comme un contre-temps, l’anhistorique même, c’est-à-dire un temps autre que celui qui se joue traditionnellement dans l’histoire.
Ce projet de jeunesse qui consiste à lire la tragédie à partir de l’histoire sera finalement matérialisé à travers un arsenal textuel consistant dont l’écrit de 1919 intitulé Destin et caractère et celui de 1925 consacré à l’étude de l’Origine du drame baroque allemand. Pour faire lien avec le travail qui nous occupe ici, nous ajoutons à ces deux écrits un tout petit texte, "Œdipe : ou le mythe rationnel", rédigé en 1936 et consacré au mythe d’Œdipe que Sophocle a exploité dans son Œdipe-Roi et que André Gide a repris avec une forte dose de modernité. Et cette modernité de l’Œdipe de Gide consiste moins dans ses habits de dimanche que dans la parole qui a été libéré chez le personnage. En effet, relève WB, l’Œdipe de Gide parle alors que celui de Sophocle est frappé de mutité. En quoi ce silence du héros entretient-il un rapport avec le temps, c’est ce que nous allons essayer de démontrer en deux tours de lecture. D’abord nous identifierons les marques du temps mythique dans l’œuvre avant de présenter l’enjeu messianique du temps tragique.
Les traces du temps ou la manifestation de l’ordre mythique dans l’œuvre
La matrice mythique de l’Œdipe-Roi de Sophocle peut être schématisée de la façon suivante. La ville de Thèbes, dirigée par le turannos Œdipe, est en proie à la peste. L’oracle de Delphes consulté révèle que le mal mystérieux est provoqué par le sang de l’ancien roi, Laïos, qui continue à souiller le sol thébain et à crier vengeance. Le dieu Apollon ne manque pas, à l’occasion, de prescrire aux Thébains le remède dont ils doivent user pour en venir à bout. Il leur commande expressément d’extirper de leur sol la souillure qu’il nourrit, avant qu’elle ne devienne incurable. Et cela, soit en faisant payer meurtre pour meurtre celui ou ceux que le dieu a en vue, soit en (les) l’exilant hors du pays. Cette schématisation laisse apparaître ceci qu’à partir de l’instant présent, celui qui sert de cadre au déroulement du drame, le poète tente un double mouvement de retrojection-immersion dans le passé et de projection-prospection dans le futur. Toutefois le dénominateur commun de ces trois dimensions du temps : passé-présent-futur, reste le malheur. La catastrophe menace d’extinction toute la ville de Thèbes parce qu’un meurtre a été commis sans être vengé. Le passé envahit et lie le présent et conditionne le futur. Sophocle présente donc le temps tragique sous la forme d’une homogénéité mythique caractérisée par la permanence du malheur.
Mais pour comprendre cette tragédie d’Œdipe, telle que se la représente WB, il convient d’en faire la lecture dans un sens renversé, c’est-à-dire en partant de la fin vers le début. Et, à cet exercice, les propos qui retiennent avant tout notre attention méditative sont ceux du Coryphée, témoin de la mise à nu des crimes d’Œdipe : « Le temps qui voit tout, malgré toi, l’a découverte » (v. 1213), lui dit-il, désabusé. Nous allons nous arrêter sur cette fonction révélatrice du temps suggérée par ce vers.
La découverte dont il est question ici ne porte pas directement sur le temps lui-même. Ce n’est pas le temps qui a été découvert ; c’est au contraire le temps qui découvre. Il est une donnée stable qui fixe le cadre de la découverte proprement dite. Et la chose découverte est la vérité, celle portant sur les crimes enfouis sous les décombres du temps et la culpabilité d’Œdipe. Le temps devient la puissance qui prend sous sa domination la vérité et qui l’administre en toute souveraineté. Du point de vue de la révélation, la tragédie représente le kairos, c’est-à-dire l’instant de la manifestation immédiate du dieu.
Mais le temps qui révèle est aussi celui qui cache ce qu’il révèle dans l’ici et maintenant du drame. Il ne met pas à découvert ce qu’un autre a caché, mais bien ce que lui-même a caché. En cela se décrit le jeu arbitraire du temps. De cet autre point de vue, le temps peut être considéré comme un autre nom de Zeus. D’où ce cri plein d’angoisse d’Œdipe au moment où il sent la pointe de la vérité se tourner vers lui : « ah Zeus, que veux-tu faire de moi ? » (v. 738) En effet, dans la tragédie d’Œdipe, le temps n’est pas proprement ce qui se joue, mais bien ce qui joue et le jouet est ici le héros. En ce sens, le temps peut prendre les traits d’un destin implacable. Ce qui fait dire à Jocaste ces mots d’une résonnance particulièrement ironique : « et que peut prévoir de sûr l’homme jouet du temps, vivre au hasard, c’est de loin le mieux. » (v. 979) Tel est sa réponse à l’arbitraire du temps qui exprime la domination des forces mythiques que WB qualifient de démoniques, en rapport avec le daïmon grec, une force négative avec laquelle l’homme ne peut vivre et qui aspire le vivant dans le monde de la mort. Le temps se caractérise donc par sa violence exercée sur l’homme, son jouet.
Ce à quoi on assiste de façon récurrente dans la pièce, c’est l’irruption du passé dans l’instant présent du personnage héroïque. Cette irruption du passé se réalise par l’intermédiaire d’abord de Tirésias, puis de Jocaste dans la scène de la double confidence essentiellement marquée par la révélation de l’indice du lieu de l’assassinat de Laïos. A ces deux personnages de départ viennent s’ajouter les deux serviteurs : l’un Corinthien et l’autre Thébain. Par cette présentation, Sophocle montre que le passé n’est plus définitivement révolu. Il est incrusté dans le moment présent.
Selon Tirésias par exemple, Œdipe est bien le coupable qu’il recherche et contre qui il a proféré une terrible imprécation. Puis il ajoute dans sa fureur : « ce jour te fera naître et mourir à la fois » (v. 438) Les propos du devin suggèrent que la vie tout entière d’Œdipe est enfermée totalement dans le malheur. A preuve, non content d’avoir tué l’ancien roi qui se trouve être son père, Œdipe souille, à ce jour encore, la veuve de sa victime qui n’est pas moins sa mère et la découverte de ces crimes, ancien et nouveau, ravaleront Œdipe au rang de ses enfants, de même que ce savoir le rendra aveugle. Tel est le contenu de la prophétie de Tirésias. Se dessine ici une vision cyclique du malheur. Le devin voit en Œdipe la cause du malheur des siens et du sien propre. L’inceste et la procréation monstrueuse sont des formes de l’irruption du passé dans le présent, de la contamination et de la souillure du présent par le passé. De sorte que finalement, c’est l’unique temps du passé qui se déroule au point de rendre factice le partage temporel passé-présent-futur.
Quant à Jocaste, elle apporte la preuve de ce que le personnage d’Œdipe ne peut pas échapper à son destin, quoi qu’il fasse. Le détail du triple chemin qui lui échappe, tant il est insignifiant, est la porte d’entrée du passé malheureux dans le présent du personnage, passé du reste qu’Œdipe aurait bien voulu oublier mais qui refait surface.
Finalement les deux serviteurs confirment la lecture benjaminienne de la tragédie, à savoir que la faute tragique réside avant tout dans le temps du héros. Autrement dit, le héros est celui qui ne devait pas être là, qui en venant au monde commet la plus lourde des fautes vis-à-vis des dieux et dont il aura à payer le tribut.
D’abord, le messager corinthien remet au cœur du jeu tragique le problème de la naissance et de la filiation d’Œdipe. Il tente de restituer le héros à ses origines falsifiées par le destin. Plus tard, lorsqu’apparaît le serviteur de Laïos qui a survécu à l’attaque du cortège royal, le seul à avoir été le double témoin de la naissance d’Œdipe et de la mort de Laïos, il dit ses mots : « si tu es vraiment celui dont il parle, sache que tu es né marqué par le malheur » (v. 1180-1181). C’est donc le simple fait de naître qui constitue l’essentiel de la faute d’Œdipe. Et non le fait de tuer son père ou de coucher avec sa mère, encore moins le fait de vouloir savoir la vérité du meurtre de Laïos. Toutes ces fautes post-natales ne sont que des résultantes d’une faute naturelle première, en l’occurrence le simple fait de naître.
C’est cette condamnation a priori du héros qui frappe de mutité Tirésias à son entrée en scène et qui le conduit à faire cette révélation troublante : « C’est ton succès pourtant qui justement te perd » (v. 442) Preuve que le roi Œdipe n’a absolument rien fait pour mériter le malheur qui le suit à la trace. Tel est pourtant l’ordre des choses dans le monde mythique où l’homme est d’abord condamné avant d’être coupable.
Ce qui ressort de cette analyse, c’est qu’a priori il n’existe pas un temps propre à l’individu. Le temps mythique est ici une grandeur qui s’applique à l’ensemble de la communauté et qui, de ce fait même, dénie à l’homme son statut d’individu. Il n’est pas sélectif et ne connait pas de sujet agissant et capable de commettre des fautes dans ses actions. Il s’abat indifféremment sur l’un ou l’autre membre de la communauté puisqu’il n’est pas conditionné, dans son intervention, par la commission d’une faute matérielle. Par conséquent, l’homme n’a pas de temps propre à lui qu’il pourrait opposer au temps qui l’agresse. Le héros est cerné de toute part par le temps mythique ou démonique. C’est pourquoi, chez WB, le temps et la faute ne font qu’un.
En définitive, on peut dire que la fonction révélatrice de la tragédie concerne également et au plus haut point le temps lui-même. En découvrant la faute d’Œdipe, le temps se met franchement à découvert, dans toute sa cruauté. Et si le héros meurt réellement ou symboliquement, comme c’est le cas d’Œdipe qui se crève les yeux, c’est bien parce que nul n’est capable de vivre dans le temps démoniquement rempli. Il meurt d’une immortalité ironique. En effet, la mort dans la tragédie est une immortalité ironique par son excès même de détermination, par sa surdétermination ; elle est l’expression propre de la faute destinale du héros. Ainsi, nous dit WB, lorsque de manière incompréhensible l’imbroglio tragique est soudain présent, lorsque le moindre trébuchement conduit à la faute, lorsque la plus petite inadvertance, le plus invraisemblable des hasards apportent la mort, lorsque ne sont pas prononcés les mots, apparemment accessibles à tous, qui donneraient l’accord et la résolution, alors il s’agit de cette influence particulière que le temps du héros exerce sur tout événement, attendu que dans le temps rempli tout événement est une fonction révélatrice de ce temps.
Mais face à ce temps destinal marqué par son caractère arbitraire, le héros prépare une autre réponse, celle du génie. Car si la tragédie a pour objet le mythe, il ne s’agit cependant pas de le réaliser, mais de le battre en brèche.
La vision messianique du temps tragique : la naissance du génie
Lorsque la souillure d’Œdipe est mise à nue au terme sa propre enquête, il pousse ce cri de désarroi adressé expressément au dieu qui voit tout, c’est-à-dire au soleil de Zeus :
« Hélas ! Hélas ! Ainsi tout à la fin serait vrai ! Ah ! Lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois, puisque je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! » (v. 1182-1185)
Il se plie devant l’évidence de sa souillure alors même qu’il aurait très bien pu défendre sa cause, en invoquant notamment sa culpabilité par innocence. Or il emprunte une autre voie. Le héros profère une parole dans laquelle au moins il ne se justifie pas devant les dieux, ni devant ses concitoyens. Il s’agit alors d’une parole vide et aphone qui n’est rien moins qu’un silence. Ce cri silencieux est l’expression de sa révolte contre les dieux et contre lui-même ; une révolte qui sera finalement transcrite, voire inscrite dans son corps, en se crevant les yeux. Preuve qu’il assume totalement ses crimes en en portant l’entière responsabilité et en se prêtant volontiers au châtiment qu’il a lui-même proclamé. D’ailleurs, il dit « je » et non « on » ou le « le dieu ». Il se pose lui-même comme un individu.
Le tout est maintenant de savoir à quoi porte atteinte l’individuation du héros. Et la réponse est à rechercher du côté de la loi de son temps, c’est-à-dire l’autorité des dieux.
Dans la perspective benjaminienne, la révolte silencieuse du héros est ce qui donne à la tragédie sa forme sacrificielle. Certes Œdipe ne meurt pas à la fin de la tragédie, il n’empêche cependant que, pour WB, son geste d’autodestruction est hautement sacrificiel, au même titre que la mort tragique. Et investi de cette valeur sacrificielle, il se prête à une double lecture : il est à la fois commencement et fin.
D’une part, le sacrifice d’Œdipe marque la fin du temps destinal parce qu’il livre le héros en victime expiatoire aux dieux et à leurs anciens décrets de mort. Sous cet angle, c’est la fin d’Œdipe lui-même qui coïncide avec la fin du temps mythique pour lui et pour lui seul, mais pas pour le reste de la communauté encore tenue sous le joug de ce temps.
D’autre part, le sacrifice d’Œdipe marque le commencement d’une nouvelle communauté, en ce sens il s’agit d’un sacrifice fondateur. Et c’est ce second aspect du sacrifice tragique qui retient notre attention ici.
En effet, à travers son aveuglément, Œdipe va plus loin que la simple reconnaissance de sa culpabilité : il revendique sa responsabilité dans la survenue des malheurs pourtant fixés par le destin. Il en dépossède les dieux pour se les réapproprier :
« Apollon, mes amis ! Oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, la mienne, malheureux ! » (1330-1333)
Pour WB, tout dans le monde où vit le héros tragique est fonction du temps démonique. De ce fait, le héros n’a ni espace ni temps pour exprimer son refus de se soumettre à l’arbitraire du destin. Le seul moyen qu’il emploie finalement consiste en une redéfinition des coordonnées spatio-temporelles de son action.
D’une part, il fait de son corps le nouvel espace d’expression de son refus buté adressé aux dieux. WB nous dit précisément qu’il « est contraint formellement de faire entrer dans les limites du Soi physique toute action, tout savoir, avec une violence d’autant plus forte que leur effet extérieur pourrait être plus grand, plus étendu. » Puis d’ajouter que : « Ce n’est qu’à sa physis, et non au langage, qu’il doit de pouvoir défendre sa cause, et c’est pourquoi il ne peut le faire que dans la mort »
D’autre part, le héros utilise sa volonté comme le temps nouveau dans lequel se produit son mutisme. Ici encore, WB nous dit que la volonté du héros est durée. En conséquence, la véritable faute tragique, différente en cela de la faute naturelle, consiste dans l’hubris héroïque, c’est-à-dire dans le fait de vouloir être « sans destin » comme les dieux eux-mêmes. C’est pourquoi cette faute tragique traduit l’honneur du demi-dieu. Prenant sur lui sa faute, la recueillant et l’assumant solitairement, quasi glacialement, viellant en quelque sorte jalousement et orgueilleusement sur elle, il préfère plutôt se sacrifier que la sacrifier.
WB focalise ainsi notre attention sur le rapport du langage au temps. Le sacrifice héroïque césure et le temps mythique et le langage qui l’accompagne. Au temps mythique correspond le langage spécifique de la faute et de la culpabilité. Par conséquent : autre temps, autre langage. Le héros substitue au langage ancien son silence qui est le langage d’un temps tragique radicalement autre. En clair son silence devient une fonction révélatrice du temps tragique ouvert sur la possibilité d’un bonheur humain. Dans l’ordre mythique du monde, le mutisme est la seule chose qui ne découle pas directement du destin, mais qui tire sa source exclusivement de la volonté du héros. Le silence tragique devient un repère temporel césurant désormais le temps en deux catégories hétérogènes : un avant et un après que plus rien ne lie causalement.
La tragédie montre donc l’envers du temps mythique hostile à l’homme. Jusqu’à l’éclatement de la vérité salvatrice ou destinale, Œdipe nourrissait encore l’espoir d’échapper à son destin comme il a mainte fois tenté de le faire depuis que le dieu Apollon lui en a révélé le contenu. Et pour WB, la tragédie, en son origine grecque, et Œdipe-Roi ne déroge pas à la règle, met en scène l’affrontement d’un "soi" avec le destin. Ce qui fait l’héroïsme du héros tragique, ce qui fait son "Soi héroïque", pour reprendre l’expression de Franz Rosenzweig, c’est précisément sa capacité à défier les dieux et à donner sens à sa mort, à sacrifier sa vie et sa vue pour prix de son triomphe sur le destin. Par son aveuglément, qui n’est rien d’autre qu’une mort symbolique, le héros œdipien montre qu’il peut défier ses dieux, qu’il est même plus fort qu’eux : car si son sacrifice consacre apparemment la victoire des dieux, elle est en fait le prix que paye le héros pour sa victoire "posthume". L’âme du héros "passant dans la parole d’une communauté encore lointaine est sauvée", et le héros passe ainsi à l’immortalité en devenant le législateur légendaire d’une communauté nouvelle et supérieure aux dieux, et l’immortalité héroïque fait désormais pièce à l’immortalité divine.
Conclusion
Quand on finit d’étudier, suivant une approche benjaminienne, l’Œdipe-Roi de Sophocle, la seule conclusion que l’on puisse tirer est que la tragédie est une utopie. Etant entendu que chez WB, l’utopie est une image incrustée dans le moment présent d’une chose qui est en attente de réalisation, d’un « rêve où chaque époque se dépeint la suivante ».
L’utopie tragique se conçoit par ceci que, ce qui constitue son essence même ou sa tendance propre, à savoir la tentative héroïque de transgression de l’ordre mythique du monde, se solde par un échec. Et le héros est précipité dans les profondeurs abyssales du temps démonique d’où émergeait à peine sa tête. Sous un tel angle effectivement, la tragédie est une utopie, un non-lieu, parce qu’elle ne touche jamais à sa fin dernière.
L’approche philosophique de la tragédie qu’initie WB sous le nom de la philosophie de l’histoire de la tragédie a pour mérite donc d’associer à la tragédie une fonction proleptique, celle de transmettre une puissance émancipatrice à la communauté spectatrice. D’ailleurs, pour WB, l’utopie est la vocation de toute œuvre d’art. Comme l’histoire dont l’écoulement est rythmé par le malheur et la catastrophe, WB discerne dans la tragédie, en particulier celle d’Œdipe, des marques d’une domination démonique sans fin. Comme l’histoire, la tragédie est une suite de victoires pour les uns et toujours les mêmes et de défaites pour les autres et toujours les mêmes. Par conséquent, elle est aussi le champ d’une lutte émancipatrice des faibles, des dominés vis-à-vis des dominants.
L’utopie tragique laisse un arrière goût d’inachevé à l’œuvre d’émancipation hors de l’ordre destinal du monde. Il y a certes urgence face au désastre. Mais la volonté, quoique ferme, du héros de transgresser l’ordre démonique suffit-elle vraiment à transgresser réellement cet ordre et à instaurer une temporalité véritablement tragique, c’est-à-dire radicalement autre ? La coexistence d’une double temporalité à laquelle aboutit finalement la tragédie n’est-elle pas problématique, ne laisse-t-elle pas la question du temps irrésolue dans la tragédie ? D’autant plus que le temps mythique n’est que suspendu mais pas vaincu. Puisque le dieu réussit à faire pièce de la révolte du héros cependant que le héros échoue à se distraire de l’emprise du destin. D’où cette parole d’Œdipe lui-même : « Que mon destin, à moi, suive sa route » (v. 1458) Finalement, le seul mérite du héros est d’avoir osé défier le dieu dans sa surpuissance et même en dépit de sa surpuissance. Et sa victoire apparente et fugitive sur le temps mythique, qui n’est rien moins qu’une défaite réelle, transmet seulement aux générations nouvelles, non pas une victoire assurée et définitive sur les puissances démoniques, mais plus modestement « une faible force messianique », c’est-à-dire la promesse et l’espérance d’une victoire sur le temps.
Mais c’est précisément dans cet inachèvement de la tentative émancipatrice que prend sa source la vision messianique du temps tragique. En réalité, la victoire du héros se situe ailleurs. Dans un monde où l’homogénéité est la loi, l’introduction d’une hétérogénéité dans le cours du temps, même en une fraction de seconde, est en soi une victoire audacieuse à mettre à l’actif du héros. Chaque rupture du temps devient ainsi une chance révolutionnaire pouvant faire advenir le bonheur.
Bibliographie
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. - Origine du drame baroque allemand suivi de Trauerspiel et tragédie, trad. franç. par Sibylle Muller (Paris, Flammarion, 1985, 264 p.).
. - « Œdipe : ou le mythe raisonnable », dans Œuvres II, trad. franç. par Maurice Gandillac, Rainer Roschlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, pp. 333-339
. – « Paris capitale du XIXe siècle », dans Œuvres III (Paris, Gallimard, Collection Essai folio, 2000, Fourier ou les passages, pp. 44-49).
BIRNBAUM (Antonia). – Bonheur, justice. Walter Benjamin (Paris, Payot, 2008, 236p.).
PROUST (Françoise). - L’histoire à contre temps. Le temps historique chez Walter Benjamin (Paris, Les Editions du Cerf, 1994, 188 p.).
Tiedemann (Rolf). - « Thèmes de la philosophie de l’histoire », dans Etudes sur la philosophie de Walter Benjamin, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz (Arles, Editions Actes Sud, 1987, 194 p.).
MOSES (Stéphane). - L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem (Paris, Seuil, 1992, 261 p.).





Temporalités de l’expérience esthétique
Dialectique de l’image et du mouvement,
dans l’expérience d’improvisation en danse

Patrick Gaiaudo


Préambule :

Je ne crois pas que Walter Benjamin ait évoqué directement la danse, en tant que médium spécifique, outre une mise en relation entre l’expression parlée et l’expression dansée. Par ailleurs, Lisa Nelson ne connaît pas directement, semble-t-il, les écrits de ce dernier. Mais notre propos n'est pas de l’ordre de la subordination d’une pratique à une analyse théorique, de l’explication ou d’une illustration de l’une par l’autre ; épreuve souvent obligée de légitimation par le regard réflexif sur la pratique artistique, et inversement d’instrumentalisation des concepts théoriques en illusions opérantes pour la mise en œuvre de processus de création, leur appropriation ou leur étaiement.
Comment nourrir un échange entre deux pratiques de recherche, deux modes de signifiances, exposant et explorant la problématique du passage du sensible au sens, sur l’écran du visible ; en d’autres termes, en ce qui concerne le passage des expériences sensibles à l’expérience esthétique ?

Nous allons essayer plus spécifiquement de faire s'éclairer ou se miroiter leur démarche respective sur la question des temporalités de l'expérience esthétique. Dans la mesure où la danse, essentiellement en prise continue avec sa propre disparition, compose de l’exposition du mouvement à sa survie dans l’image « réfléchie » ou mentale, jusqu’à sa ré-activation éventuelle, son redoublement, sa dilatation, sa multiplication, son retournement… dans le temps de l’action.

Autrement dit, dans quelles mesures et comment l'expérience esthétique peut-elle être caractérisée du point de vue de la temporalité, du point de vue de son devenir ?
En prolongement, il s'agit d'élucider le fonctionnement de notre structure de perception, de représentation ou de projection, dans sa relation constitutive au temps, c’est-à-dire à la mémoire, et à l’action.

Que percevons-nous au regard et dans le temps de l'expérience esthétique ?
Comment organisons-nous notre action, au plus près de notre expérience de perception, au travers de notre expérience de projection, d’anticipation, et d’individuation ?

Ces deux questions trouvent un territoire d’étude spécifique et une actualité, de par les mutations s’opérant dans le champ chorégraphique contemporain, ce dernier intégrant aujourd’hui encore les orientations de la post-modern danse, sous l’angle de la continuité des recherches effectuées notamment par Lisa Nelson sur la question de la perception, et de la manière dont nous nous accordons pour agir en danse.
Ici, la question de l’expérience esthétique se retrouve posée et déplacée au sein même de l’expérience artistique, entendue comme co-extensive de cette dernière.

En effet, la recherche de l’artiste Lisa Nelson, sur le territoire de la danse, met en œuvre et en pratique une expérience esthétique in vivo, dans une sorte de laboratoire collectif de composition ou d’accordage, autour du simple fait inaugural de regarder, et d’agir à partir d’une image issue de cette expérience.
Cette démarche joue et se joue de notre condition de « sujet au visible » explorée dans sa dimension de praxis collective, de mise en jeu d’une corporéité partagée, dans un contexte d’exacerbation du « je » et de valorisation du parcours singulier.

Je vais tout d’abord faire une citation introductive à la problématique et aussi à l’esprit de la démarche de Lisa Nelson dont je situerai historiquement le contexte d’émergence plus largement ensuite.

« Lorsque nous regardons la danse dit-elle – ou n’importe quoi d’autre - une image se construit à partir de la contribution de nombre de sens, chacun mesurant le temps à sa façon. J’ai découvert qu’apprendre un mouvement uniquement à partir du toucher prend beaucoup de temps. D’étranges sensations physiques se manifestent, évoquant des souvenirs d’interactions avec le monde animé et inanimé, tandis que je feuillette l’ensemble de mes expériences pour comprendre ce que j’ai entre les mains. L’imagination s’introduit dans le passage du temps.»


I - Lisa Nelson : temporalitÉ et visibilitÉ de la recherche en danse

Chorégraphe, improvisatrice, vidéaste américaine elle est invitée régulièrement en Europe à présenter l’évolution de son travail, au travers de performances ou de pièces utilisant les outils du Tuning Scores (Theater of Operations / an Observatory Centre Pompidou 2003, GO, Night Stand… ) et à enseigner (EDDC Arnhem Pays-Bas, CNDC Angers, Dartington College of Arts London, en Europe de l’est…).
Elle a fait partie des initiateurs, dans les années 60, de la post-modern dance au côté de Steve Paxton, Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown … ces derniers tous issus des ateliers d’Ann Halprin en Californie et/ou de ceux de Robert Dunn à New-York. Cette démarche artistique émerge, parallèlement à une contestation sociale et politique, dans le refus de la standardisation, de l’identification et de la forme (contre donc la virtuosité, l’expression dramatique ou inspirée, la théâtralité, relations instituées entre les artistes et les spectateurs). Mais plus encore que le refus d’une forme, c’est l’immersion dans une recherche collective qui prime ; en témoigne les expériences de la Judson Dance Theater et du Grand Union collectif d’improvisation, renouvelant fondamentalement les processus de création, par des structures aléatoires de composition, en explorant les mouvements les plus familiers (marcher, porter…) ou les plus étranges ou inconnus avec le même niveau de conscience.

Depuis 1969, l’attention de Lisa Nelson porte sur la mise en valeur du travail des sens, leur rôle en relation avec le mouvement. Modifiant la vision convenue et réduite de ces derniers (leur nombre, leur hiérarchie, leur complémentarité…), sa recherche dans le langage de l’art offre une mise en jeu et un éclairage nouveau sur la perception, son organisation en vue de l’action.
Elle invite, en premier lieu, dans ses ateliers à explorer l’environnement par le toucher, souvent les yeux fermés, le sens haptique s’exacerbant ainsi par la clôture des yeux. Ainsi, par la concentration sur l’un ou l’autre des sens, sur l’un ou l’autre des systèmes du corps, nous agissons sur notre perception et sur la construction de notre environnement.

Ateliers, explorations en groupe restreint, pièces improvisées ou performances, tous ces modes multiples d’expérimentations participent de la recherche. Ils sont des temps de recherche qui prennent place généralement en dehors des circuits de diffusion officiels. Même si, aujourd’hui, la démarche de Lisa Nelson obtient une lisibilité de par l’influence que ce travail de fond peut avoir, en opérant directement sur l’habitus même du danseur ; sa réalisation ou son individuation au travers de sa visibilité. Nous pourrions ajouter : sa réalisation aujourd’hui comme artiste, figure même de singularisation, et non plus seulement en tant qu’interprète.
Afin de travailler cet habitus, autrement dit les conditions de possibilité de la danse, Lisa Nelson choisit de s’attaquer à son mode d’apparition et de perception conjointement. En faisant du paradigme même de sa destination, une des composantes de son mode d’apparaître, le public devient alors « l’in-situ permanent » du médium danse, sous la forme d’un témoin agissant.

« Voilà ce qu’est pour moi la danse, précise Lisa Nelson, ce sont des sensations physiques qui sont des images. »

Je laisse en suspens cette dernière citation de Lisa Nelson, nous y reviendrons après avoir évoqué comment, à partir de perceptions sensibles, nous pouvons construire des images « agissantes », mais aussi du mouvement, et ceci dans un premier temps au regard des analyses de Walter Benjamin concernant le processus de l’expérience esthétique.


II - Le temps privilégiÉ de l’expérience esthétique

Le temps privilégié de l’expérience esthétique est caractérisé par sa durée, mais également et conjointement par l’intentionnalité sur laquelle repose l’attention du regard et du sujet. Et nous pourrions dire en quelque sorte et de manière paradoxale, que l’expérience esthétique est caractérisée par sa durée et dans le même mouvement par une absence de durée ; une saisie du regard (sens haptique : toucher, prendre, retenir), et à la fois un éclair du regard (un instant de mise en lumière, à distance, suivi quasi instantanément d’un retrait).
En quoi la vue serait-elle le sens dominant pour l’expérience esthétique ?
Si la vue domine et diffère des autres sens, nous pouvons observer ici qu’elle peut utiliser différentes modalités ou orientations, proches de ces mêmes autres sens ; par exemple le toucher, et nous pouvons faire l’hypothèse que cette focalisation engage potentiellement tous les autres sens.

Précisément, en 2001, à l’occasion d’Hourvari au CND, Lisa Nelson avait proposé au public de fermer les yeux pour les ouvrir au moment où il semblait à chacun avoir perçu que quelque chose avait eu lieu. Cette contrainte forte, alors même que l’on vient pour assister à de la danse, et donc voir de la danse, souligne la complémentarité évidente des sens et surtout le potentiel et le choix que nous avons de les utiliser en focalisant sur l’un ou l’autre, suivant le contexte, mais également en orientant et variant l’utilisation de certains, pour enrichir encore une perception personnelle et créatrice.
Ce premier retournement opéré ; « fermer les yeux » pour mieux s’impliquer de par la diversité de nos sens, il advient aussitôt à la conscience, que nous pouvons toujours implicitement intervenir sur ce que nous voyons et même construire une relation esthétique, qui est de ce fait unique. Ce premier retournement en appelle un second, sous la forme d’un questionnement : comment partage-t-on cette expérience singulière ? Comment le public devient-il un public ?
Mais revenons pour le moment à la description de l’expérience esthétique.

Ce moment, riche et complexe, dans lequel se joue et se « fabrique » du souvenir est une expérience intime et physique. Si elle est, comme nous l’avons vu, forcément personnelle, c’est aussi celle de la stratification d’une image prenant corps dans le temps, en un volume, une épaisseur de sensations complexes.
Faire l’expérience de la danse, en témoigner, c’est paradoxalement et exclusivement produire du souvenir, produire des images. Par définition cet art vivant se pose dans le retrait instantané de sa propre présence ; une forme marquée par la transition, en résistance à sa propre inscription, avec l’échec de toute possibilité de notation et même peut-être de sédimentation, à moins que le souvenir puisse avoir une qualité matérielle (angramme) et l’image s’incorporer, ce dont nous pourrions par ailleurs faire l’hypothèse.
La danse, en tant que médium artistique et depuis l’époque moderne, tend donc à privilégier des préoccupations kinesthésiques (sensations, qualités ou énergies du mouvement) avec les apports successif de la Modern Dance (Laban, Wigman, Graham…) et des précurseurs de la Post Modern Dance (Cunningham, Halprin, …). Ces priorités, qui prévalent notamment sur la fonction expressive, les formes lyriques, les effets d’émotion structurés, privilégient le figural sur le récit, sur le figuratif. En tant que « surgissement matériel de force » pour reprendre l’expression de Michel Bernard, la danse est par cela comme une libération de figure ; isolant l’image comme événement unique, elle crée ainsi des images sensibles, signifiantes.

Autrement dit, dans le mouvement dansé, le corps se perd comme organisme pour advenir, dans l’écoulement du temps, comme une totalité symbolique et signifiante  ; une image, des images. Une image se réfléchissant dans la myriade de regards singuliers qui l’observent, et ainsi qui la reconstruisent, en anticipant toujours son devenir .

Comment à partir de perceptions sensibles ou premières, complexes, produit-on des perceptions « réfléchies », unifiantes, symboliques ou signifiantes ?

Dans l’approche de recherche en danse conduite par Lisa Nelson, le système perceptif est expérimenté comme un système de production, de composition ; approche dont nous pouvons résumer ainsi le processus opératoire : percevoir c’est agir, et nous verrons les différentes facettes que peut prendre, dans le temps de la mise en œuvre artistique, ce processus.


A - Ce qui met en forme l’aisthesis ; la perception comme agencement du sensible dans le temps.

Benjamin observe, notamment dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, les changements successifs de modes de réception, dus à des évolutions techniques impliquant des changements de pratiques sociales et artistiques, et aussi des mentalités. C’est en historien qu’il s’intéresse aux mutations de nos modalités techniques de partage, dont l’image est sous divers aspects le médium ou le schème actuel.
Nous verrons comment, à partir d’un système perceptif complexe, l’homme se rend disponible à de nouvelles expériences.

Walter Benjamin questionne la dimension « auratique » de l’œuvre d’art au regard de la plasticité des formes de la sensibilité, et c’est un aspect majeur qu’il est d’usage de retenir de sa théorie de la représentation. Mais il ne définit cependant apparemment jamais ce qu’est « l’aura » au profit de récits ou métaphores, qui semblent privilégier paradoxalement une vision dialectique de l’expérience esthétique, et ceci semble-t il sous différents modes de temporalité.
Précisément dans son ouvrage Petite histoire de la photographie (1931), l’aura est premièrement présentée comme :
« une trame singulière d’espace et de temps, unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. »
Mais il précise :
"reposant l’été, à l’heure de midi, suivre à l’horizon la ligne d’une chaîne de montagnes ou une branche qui jette son ombre sur celui qui la contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche."

L’apparition est ici d’emblée conditionnée par son inscription dans le temps ; « jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation », qui constitue la phase « auratique », on pourrait dire la phase de la marque même du temps ; il s'agit de faire l'expérience du temps. À partir d’une inactivité préalable, une disponibilité à ce que le temps s’écoule et construise ainsi une action, à partir de cet état d’être.
Cette phase sera suivie d’une autre ; la phase d’exposition, d’exposition à soi-même, à l'occasion de laquelle l'image prise au piège du souvenir devienne représentation.
Nous pourrions avancer que l’expérience esthétique, selon Walter Benjamin consiste en ceci : tout se passe comme si le sujet (on pourrait dire le sujet se reposant, c’est-à-dire disponible) se laissait happer par le temps (ou l’éclair) de l’apparition pour s’approprier en retour l’événement occasionné, ce qui advient, c’est-à-dire le temps lui-même.
« Respirer l’aura », ou l’accueillir par ce mouvement vital et reflex qui est celui de la respiration, c’est être disposé même au sein de ses propres déterminations physiologiques, à sentir, ce qui ne s’était jamais présenté auparavant, c’est s’arracher symboliquement à un schéma répétitif, se reproduisant sans cesse, et le tordre dans le sens d’un mouvement continu d’individuation.

B - « l’image est la dialectique à l’arrêt »

Si la relation esthétique semble donc émerger dans des temporalités différentes ; la première, non celle de la simple fascination ou passivité, est manifestement celle d’un choix du regard, mais aussi d’une inquiétude paradoxalement tranquille, d’être livré au temps, d’être livré à l’errance, de figure en figure, par des « lignes d’erre » pourrait–on dire, selon les mots de Fernand Deligny.
Ainsi, assujettie au temps, la conscience saisit cet instant inoubliable dans le souvenir d’une chose vue, et retient ainsi le désir de voir, le désir d’action dans une image, inscrite comme expérience unique et reproductible à la fois, unique et convocable à nouveau sous le signe de la figure.
L’expérience esthétique se fait jour sous le régime du « figural » ; voir une image, c’est repérer et marquer des figures. Benjamin écrit à ce propos :

« Une image … est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car tandis que la relation au présent est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. » 

On voit ici qu’une image, au de-là de la cristallisation d’un souvenir, sur lequel elle n'informe pas ou n’éclaire pas, dessine plutôt des potentialités, des liens, eux-mêmes produits par le croisement du réel et de l’imaginaire, dans une relation dynamique qui construit le visible. L’image implique une construction par un regard diffracté, « elle met dialectiquement en scène la représentation » commentera Catherine Perret dans son ouvrage : Walter Benjamin sans destin.
Sentir l’aura, c’est faire l’expérience du temps : « conférer à la chose la possibilité de lever les yeux » comme l’écrit encore Walter Benjamin, c'est-à-dire lui donner vie, mouvement, la rendre productrice, mortifier en souvenir, en fétiche mental, en image reproductible, elle devient source d’action à venir, et donc potentiellement vivante, autonome.

Nous sommes comme attachés ou rivés à l’écran du visible, comme nous le sommes à notre inscription corporelle ; nous construisons le monde au bord, au seuil de sa visibilité, par l’image mais en utilisant tous nos sens pour le reconstruire, pour l’augmenter. De l’image, le monde s’absente continuellement par le processus même de représentation ; absence qui sera redoublée par celle du regardeur qui ne peut se voir « voyant ».
Film, œuvre cinématographique de Beckett dans laquelle nous pouvons voir Buster Keaton fuir l’œil de la caméra (dont par ailleurs il porte l’instrument dans The cameraman) , illustre bien l’ambiguïté de cette position, de cet appareillage, structure même de vision, de cadrage et d’enregistrement de ce qui par l’enregistrement même ne sera plus et sera ainsi comme altéré, différé, ré-agencé.

Avec Lisa Nelson, c’est bien de « stratégie de survie » dans l’ordre de la logique du visible et de la représentation dont il sera question.

Après avoir appréhendé ce que l’analyse de Benjamin rend visible du fonctionnement de notre structure de représentation, qu’on pourrait dire révélée dans l’expérience esthétique, il nous faut décrire le processus d’exploration et de création de cette artiste, qui nous permet par effet de miroir d’éclairer la pensée du philosophe par le processus créatif même. Processus créatif pour lequel ici, l’acte de regarder est à l’origine même d’une production collective instantanée ne laissant aucune autre trace matérielle outre des traces mnésiques et mémorielles chez les participants, acteurs et spectateurs d’une œuvre composée à partir d’images mentales ou de souvenir d’action individuelle et collective.

III - L’observatoire comme processus dynamique d’individuation continue et partagée.

Nous verrons dans le Tuning Scores, que le « watcher », ou le témoin, celui qui assiste ou qui veille sur le danseur, « traque » littéralement le moment qu’il souhaite re-voir, perturber, ralentir, modérer, changer… pour comme en démentir, en subvertir, en renverser le souvenir pourrait-on dire.
Le « watcher » expérimente sur ses propres mécanismes de projection, comme sur ceux du danseur sur lequel il agit, pour avec lui, désorganiser, transformer ce qui est a-venir, dans un jeu de miroir où l’un peut prendre la place de l’autre, l’augmenter ou le re-situer à chaque moment.

Revenons à la citation introductive de Lisa Nelson :

« Voilà ce qu’est pour moi la danse, ce sont des sensations physiques qui sont des images. Ce qui constitue l’essence de la danse, c’est l’émotion de voir des sensations se manifester à travers le corps de quelqu’un. »

Sa recherche basée sur une partition, que Lisa Nelson appelle le « Tuning Scores », une structure de création incluant le désir de voir, « l’émotion de voir », comme processus même de composition ; les participants agissent sur la danse au moyen d’appels : calls.
Les calls sont des appels vocaux émis tant de la part des improvisateurs actant ou regardant que de la part éventuellement des spectateurs. La liste de ces « calls » est ouverte et le sens toujours mis en question par l’expérimentation et la pratique.

Le Tuning Scores , signifie structure ou partition d’accordage. Selon les mots de lisa Nelson dans VU DU CORPS :

« c’est une partition de composition improvisée qui établit un dialogue entre les acteurs en rendant perceptible comment chacun sent et donne sens au mouvement. L’activité de la partition est de s’accorder.
La partition offre deux types d’outils : les actions dans l’espace et de simples appels oraux (entre autres fin, pause, inverser, remplacer, rejouer…) .»

Elle ajoute un peu plus loin « J’en fis une technique personnelle pour susciter de nouveaux schémas de mouvements et une stratégie utile pour donner une nouvelle orientation à mon imaginaire. »
Ou encore dit-elle : «… retenir une fraction de seconde pour détecter le moment où le mouvement s’organise avant que l’action ne surgisse soudain de mon corps. »
C’est cette dernière phrase que je vais plus particulièrement commenter, pour repérer et identifier le « topos », le lieu précis d’investigation qui préoccupe Lisa Nelson, et les implications qui en découlent.

Le pré-mouvement est un principe selon lequel, si l’on s’imagine ou visualise le mouvement, celui-ci s’organise de manière plus fluide dans sa réalisation ultérieure. Cette idée, très présente dans les techniques somatiques et aujourd’hui également dans l’enseignement de la danse, peut être utile en vu d’un mouvement harmonieux et optimum, respectant et profitant à plein de l’organisation et des structures complexes du corps. Sans méconnaître, bien au contraire, les pratiques somatiques, et ce processus d’anticipation et d’organisation, dans son utilité et son efficience (en rendant perceptible l’unité du corps dans son déploiement) c’est plus spécifiquement le processus reflex/imaginaire/conscient qui intéresse Lisa Nelson, et qui constitue ce que nous pourrions nommer en particulier «l’habitus » du danseur, et plus généralement les schémas de fonctionnement de chacun dans sa relation à l’action.
Le corps du danseur s’organise autour de techniques et d’une pratique du mouvement, intégrées, incorporées, et mises en œuvre dans le développement d’une danse. Mais l’objet de l’attention de Lisa Nelson, c’est de « susciter de nouveaux schémas de mouvements et une stratégie utile pour donner une nouvelle orientation à mon imaginaire. »
La danse est souvent prise dans un contexte culturel de diffusion, en tant que simple objet-spectacle d’où la dimension critique et réflexive est généralement plus évacuée encore que dans les arts plastiques, que l’on nomme par ailleurs aujourd’hui plus volontiers arts visuels. La plasticité des arts, c’est-à-dire leur faculté à inventer des formes, est minorée au profit de ce qui peut faire écran, sous l’angle du divertissement ou de la manifestation culturelle. La danse souvent définie et identifiée par une spécificité cloisonnante (relationnelle et expressive) ne propose que trop rarement des approches réflexives et dialogiques, à l’occasion desquelles les outils d’expérimentations et de lisibilité sont à construire dans le temps du face à face entre le public et le travail d’une corporéité en itinérance.

Pour détailler, plus précisément encore, la démarche de Lisa Nelson, nous allons aborder deux pratiques ou exercices de préparation au « Tuning Scores », qui sont tout autant des temps d’exploration et d’improvisation.

Le « Blind trio » : trois personnes entrent dans l’espace de jeu (à la vue des « watchers » ou veilleurs), leurs mouvements ou déplacements visent essentiellement à trouver ensemble un terrain d’entente, un accordage au niveau kinesthésique, rythmique… et de partager la conscience commune que quelque chose peut commencer entre eux, et à ce moment l’un d’eux annonce le « GO » qui leur permet de démarrer ensemble les yeux fermés, d’où la dénomination « blind trio ».
Dernièrement, Lisa Nelson nous a demandé d’observer ce temps de désorganisation physique (le temps juste avant l’action), ce moment avant l’accordage. Ce moment, qu’on pourrait croire préalable au temps lui-même de jeu, est cependant celui où s’inventent pour soi-même d’autres schémas de mouvements, imperceptibles à moins de faire l’expérience du temps, du lâcher prise, de l’inconnu, du non identifiable, et d’un espace non encore projeté dans l’avenir.

« One single image » : tous, faces à l’espace de jeu, quelqu’un décide d’un lieu et d’une position, se visualisant à cet endroit il s’y rend les yeux fermés. Chacun observant cette image comme une sorte de paysage, une deuxième personne la ou le complète par le même processus, les yeux fermés. Après le temps de dépôt de cette composition, un temps d’arrêt (-sur image), ils démarrent. Un observateur extérieur dit « end » quand il estime que quelque chose a eu lieu.
De l’immobilité à l’action, ici encore ce processus inhibe un mouvement qui tournerait sur lui-même, au profit d’une danse explorant le dialogue, l’accordage. Exacerbant les sens, au détriment de la volonté de paraître, cette partition développe les outils sensoriels communs des danseurs, tout en désactivant un narcissisme larvé dans toutes mises à vue de soi-même.


Pour en venir aux conclusions
La démarche de Lisa Nelson n’ignore pas les mécanismes d’assujettissement de toute pratique et de toute condition ou contexte et dont il faut savoir s’émanciper, qu’il s’agisse des techniques de danse, de notre inscription corporelle mais aussi de notre condition de « sujet au visible ».
Comment re-inventer au sein de ce qui s’impose ; « Invinerer » c’est-à-dire étymologiquement retrouver, renouveler ou tomber sur. Nous pourrions dire tomber sur « la ligne d’une chaîne de montagnes » pour faire écho à la métaphore de Benjamin évoquant l’aura, ou bien tomber sur « … Un jeune enfant armé d’un pinceau, les passagers d’un wagon de métro bondé, une nuée d’étourneaux s’envolant d’un arbre – les exemples à observer et à incorporer ne manquent pas, » écrit Lisa Nelson.

De son côté, Walter Benjamin cible avec « l’aura » ce qui dans l’expérience esthétique est une épreuve, dans le sens où on peut parler d’épreuve d’artiste, ou de premier tirage, une épreuve du temps comme pratique émancipatrice de soi même toujours renouvelée.
Avec « l’Aufhebung », la phase d’exposition, l’expérience devient image ou mémoire de l’« unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » si proche soit-il  dans l’image d’où je suis, moi qui me souvient, absent. Moi qui fais l’épreuve de moi-même dans l’expérience auratique (je suis livré à moi-même dans le temps), je fais l’expérience de ma fuite dans l’image. Ainsi, Lisa Nelson propose pour sa part d’entrer, à ce moment même, dans l’image en incorporant « l’autre » au seuil du visible, dans l’image renouvelée, rejouée, complétée à nouveau…
Ainsi, il se passe comme une compréhension immédiate de l’autre dans sa corporéité dansante (le lointain devient proche), cette corporéité dansante et vue, m’échappant du même coup dans la mienne en jeu, et à l’écoute (le semblable devenant autre).
-La temporalité de l’expérience esthétique serait non plurielle, mais dialectique ou dialogique : l’expérience esthétique comme occasion d’une émancipation, d’une écriture de soi, et du même coup mémoire de cette émancipation comme pure expérience à renouveler, comme étape.
-La perception entendue comme disposition, disponibilité, pratique du regard, est envisagée par Benjamin, du point de vue de l’action, de la « praxis ». Ce que nous évoquons ici de la pensée de Walter Benjamin, Lisa Nelson dans son processus artistique le met aussi en pratique, le met en mouvement. Benjamin, indépendamment des modes de conceptualités philosophiques, invente non seulement une esthétique mais aussi une approche dans les modalités de l’art, de ce qui relève du parcours, de la transposition, du mouvement du sensible vers le domaine du sens partagé.
Lisa Nelson, pour sa part, se livre, à une exploration non des outils de la danse, mais à une étude de son mode de lisibilité au seuil même de son apparition, dans ses conditions de possibilité, celles de l’expérience du regard face à ce qui s’expose dans une réversibilité dialogique de l’espace et du temps, de la disponibilité et de l’action, de l’image et du souvenir.













CHAMPS DU POLITIQUE, le temps divisé.

L’histoire est un cauchemar dont je cherche à m’éveiller, Ulysse
La poésie est la propédeutique de la démocratie".Yves Bonnefoy

Lorsqu’Andromaque interroge Cassandre sur ce qu’est le destin, Giraudoux lui fait répondre qu’il s’agit là du plus simple et du plus épouvantable à comprendre. Le destin est simplement la forme accélérée du temps. À l’épouvante de Cassandre, qui voit dans la compacité du temps une flèche inéluctable pour les mortels, s’oppose la sensibilité aux temps divisés de la vie. Elle prend, dans les trois textes réunis ici, la forme d’une résistance mise en œuvre à partir de la psychanalyse, la déconstruction et la pensée de l’événement. Trois orientations travaillées en vue de porter la division au coeur du nécessaire, et mettre en concurrence les temps. Car c’est une même identification du temps au négatif de l’être qui soutient le grand calme annoncé par la fin de l’histoire, la résolution normative de l’énigme oedipienne, ou le désenchantement d’un avenir déductible des formes du présent. Et c’est cette négativité du temps qui blesse toute impatience devant l’injustice et la dégradation de l’engagement dans le monde. Ce chapitre présente des formes d’engagements dans des pratiques du sens qui mobilisent des représentations dissensuelles du temps pour en dégager des modes actuels d’intervention.

Dominique Charpel, esquisse les termes d’un plaidoyer pour la psychanalyse lacanienne contre l’impérialisme des TCC (Thérapie cognitivo-comportementaliste), en prenant à la racine, c’est-à-dire dans la pratique clinique, ce qui les oppose radicalement. Elle montre comment ces deux pratiques du temps, temporalité de la cure et temporalité de l’analyse se situent par rapport aux rythme de la croissance économique érigée en norme de la régulation sociale. Ce qui est désigné par la vulgate TCC au titre de comportements non intégrables, fait ressortir la question du temps comme symptôme du nouveau malaise de la civilisation industrielle. À travers une phénoménologie des deux thérapeutiques, Dominique Charpel dévoile comment les schème de la temporalité du travail salarié -maîtrise du temps, recherche du résultat immédiat, rationalisation du temps par mesure d'une performance considérée au ratio de temps perdu-, viennent surdéterminer la pratique clinique et faire écran au temps vécu. À rebours, dans la situation analytique, l’invention, la répétition, le temps court de la séance lacanienne ouvrent sur une durée de la reconquête de soi, où la longueur du processus, la périodicité et la staticité des séances, dessinent une autre conception de l’efficace du temps qui rend au sujet la capacité d’un agir émancipé.

C’est une conception comparable de l’action, inassimilable à l’agitation mouvementée des images télévisées, ou à ces théâtres d’opération du spectaculaire intégré de Debord qui anime le personnage conceptuel du Reporter d’Idées de Christian Duteil. Hybride philosophe et journaliste, le Reporter d’idée tient son personnage composite de ne pas confondre l’évolution du journalisme et la communication stéréotypée de l’information. Si le journaliste vit de la logique du présent, c’est l’attention à l’événement comme mode d’intervention qui pourrait bien être le lieu de son hybridation philosophique –ou anti-philosophique, Foucault, Rancière, Brossat en seraient des figures. Du présent, de son urgence ou son imprévu, le reporter d’idée accueille la charge révolutionnaire, non comme le spectacle sublime de l’histoire qui fait sens au spectateur kantien, mais en en départageant le sensationnel pour extraire cette part indéchiffrée, trop tôt capturée par la technicité de la mise en format médiatique. Part invisible qui creuse à même l’actualité une dimension d’éloignement et de retrait réflexif disponible au reporter d’idées. Non seulement la temporalité réglée de la vérification, mais plus fondamentalement le temps d’une écriture qui disperse le « nous » illusoire autour duquel se recomposent les temporalités ajointées mais distinctes de ceux qui voient et de ceux qui sont vus. C’est ce partage que vise le reporter d’idée comme distanciation d’un « nous » plus temporel qu’historique, fiction de tous les sujets de l’Histoire qui en dépit qu’ils en aient, ne peuvent à la fois être les acteurs du présent et les spectateurs de l’événement.

Dans cette aporie se reprend la question du politique comprise comme question de ce qui du temps fait communauté ou partage. Avec Carlos Contreras Guala, par une mise en abîme subtilement derridienne, nous empruntons le tracé d’un parcours, qui conduit de Marges de la philosophie, et des textes des années 70 à l’orée de l’an 2000 avec Dire l’événement, est-ce possible ? Des marges de la philosophie à ce que l’auteur appelle non sans évoquer un titre de J. Rancière « au bord d’une temporalité politique ». Pourquoi le nom démocratie vient-il désigner dans le corpus derridien, cet horizon d’attente ouvert par la pensée de l’événement ? Sans répondre directement à cette question, l’auteur articule deux époques dans la philosophie de Derrida qui font sens autour de la question de l’événement. Liée à la problématique de la présence à soi, l’événement prenait le sens d’un concept aporétique, celui de l’origine insaisissable en dehors d’une répétition : le récit ou le déploiement historique du commencement. Mais pensé à partir d’une temporalité de l’à-venir, l’événement se disjoint de l’histoire de l’être. La déconstruction de la métaphysique se déleste de son abstraction et des syntagmes aporétique de l’impossible possible pour présenter dans sa simplicité l’enjeu d’une forme. Cette forme de la démocratie à-venir, laisse une chance de dégager l’historicité de toute téléologie ou eschatologie. L’auteur voit dans la référence de Derrida à Plotin une possibilité de changer le signifiant du signe historicité. Ne plus faire de l’historicité la condition des formes disparates de l’être au monde de l’homme, pour réinstaller un champ temporel du politique. C’est finalement par des chemins différents qu’une même catégorie d’événement aura été largement investie par ces trois doctorants. Un champ où la pierre de touche du politique s’éprouve dans la disponibilité à ce qui dans le temps fait événement.




























LE TEMPS DU REPORTER D’IDÉES

Christian Duteil

« Le mal c’est le rythme des autres »
Henri Michaux

Pour que, comme le préconise Michel Foucault, «les intellectuels et les journalistes se rencontrent « au croisement de 1’idée et de 1’événement », les temporalités (il faut du temps pour parler, écrire et même penser malgré quelques fulgurances instantanées de la pensée) devraient servir de principe modérateur à 1’emballement médiatique grâce à 1’hétérotopie que représente la fiction théorique du « reporter d’idées ». Les conditions du journalisme ne se prêtent pas toujours à la réflexion et à la vérification de 1’information, alors que la physique a considérablement modifié nos représentations de la temporalité. Comment peut-on alors ralentir les temporalités pour permettre le temps de vivre, le « long détour de la pensée » et le « diagnostic » de 1’actualité et des images du temps présent ?
La question du temps fait question à défaut de faire toujours sens et doit donc être ici mise à la question. « Le temps est-il encore une question philosophique ? » interroge Catherine Malabou. Heidegger finit par le reconnaître lui-même, après avoir écrit l’un des plus importants traités sur le temps : la question fondamentale n’est finalement pas le temps, mais ce qui donne le temps. Quelque chose de plus originaire que lui : l’ouverture, le don, ce qui nous accorde au monde. D’emblée, ce questionnement autour des temporalités, s’il doit échapper à la pensée unique et à 1’ethnocentrisme de la philosophie occidentale, remonte aux calendes grecques du Ve siècle avant J.C. Comme en témoigne ce fragment d’Héraclite sur la temporalité : « Le temps est un enfant, jouant, jetant les dés : royauté de l’enfant», note le philosophe présocratique à nous - le peuple des nombreux . Il nous apprend que l’aiôn est un éternel enfant qui ne vieillit pas, joue, en distribuant de manière aléatoire et ludique les rôles et les masques de la comédie humaine. Il gouverne tout. C’est en ce sens qu’il est fondement, roi de tout. Mais pour être tout à fait complet et précis, la question du temps remonterait aussi à la philosophie indienne : le voile de Maya se déchire devant le constat de 1’illusion de temporalités pleines d’une vie qui cherche à perpétuer 1’espèce, « le vouloir vivre » à laquelle fait souvent référence Schopenhauer. Sans oublier les cultures chinoise et arabe... qui ne pensent pas le temps, mais la « saison » (le moment) d’une part et la « durée » de l’autre. Sans compter « la pensée sauvage» et son temps cyclique, a-historique, composé de mythes et de rites, de « temps morts » qui annulent et se moquent du temps historique.
« Tout va de plus en plus vite », comme on ne cesse de le répéter. On l’assène comme une évidence au point que cela en devient presque suspect. Dopé par la pression de l’actualité « en temps réel », Internet fait aujourd’hui primer le commentaire sur 1’explication et le scoop (information exclusive) sensationnel sur 1’information vérifiée. Dans 1’immédiateté du haut débit se perd le temps de la pédagogie, de 1’investigation, de la mise en contexte nécessaire, de sorte que 1’on a pu assister dernièrement à des écarts étonnants et même scandaleux entre la qualité des journaux papier et celle des sites Internet du même nom qui favorisent parfois la rumeur. Tout se passe comme si on ne prenait plus guère le temps de la vérification des faits (comme d’ailleurs des idées) face à 1’instantanéité du réseau et à « la dictature de 1’urgence » dictée et amplifiée par les nouvelles technologies qui peuvent transformer n’importe quel quidam en « journaliste citoyen ». « Une nouvelle mythologie en est née, qui a servi de grande dramaturgie à l’Europe : le temps « mange la vie », conclut François Jullien. Cette mythologie, saurons-nous un jour la dégonfler ? Car quand elle hérite de la question du temps, la philosophie ne fait que la développer pour ses usages ». Et d’abord parce que nous conjuguons, c’est-à-dire que nous lions morphologiquement, dans nos langues, le temporel au verbal. Mais justement, de ce que nous conjuguons ainsi, pouvons-nous en tirer l’assurance que le temps existe ?
« Nous vivons dans 1’instantanéité mais nous n’existons que dans la durée », note Dominique Volton, spécialiste des médias au CNRS. Ce qui montre bien que le rapport entre temps et information est primordial pour la qualité de la presse aussi bien que de la réflexion et s’inscrit au cœur de notre oxymore foucaldien de « reporter d’idées ». Prendre le temps de vivre et de penser, donner du temps au temps, prendre le temps d’avoir le temps devant soi et d’y réfléchir à la manière de la figure du flâneur cher à Baudelaire et à Walter Benjamin ; reporter 1’idée du temps, c’est-à-dire ses temporalités dans 1’ancrage du présent, sans arrêter pour autant le «temps des horloges» et la marche du monde, c’est tout bénéfice pour 1’homme, cet« être des lointains » dont parle Heidegger, cet être « d’avant-hier et d’après demain » qu’évoque Nietzsche.
Donner du temps au temps de la réflexion
En ces temps de frénésie ou 1’on confond trop souvent agir (activité), être agi (passivité) et s’agiter, comment donc appréhender et aborder les fictions temporelles pour apprendre la sagesse platonicienne de la lenteur et du « long détour de la pensée » ? Comment la temporalité pourrait-elle ralentir 1’emballement politico-médiatique (qui fixe 1’agenda et le rythme des nouvelles à communiquer) et conduire à 1’hétérotopie du « reportage d’idées » que prône Foucault ? Après cette plongée dans le fleuve du temps, nous utiliserons pour notre part comme instrument conceptuel 1’hétérotopie du « reportage d’idées » face à la question des temporalités en commentant rapidement un extrait d’un petit texte lumineux prononcé par Michel Foucault en 1967 à Tunis au cercle d’études d’architecturales et seulement publié par ses soins en 1984. Dans son « flipper à idées », notre « reporter d’idées » lance avec habileté une double bille conceptuelle dans le 4e principe de sa contribution qui s’attaque aux temporalités, à savoir : 1’hétérotopie (espace autre) et 1’hétérochronie (temps autre). Il distingue deux grandes catégories d’hétérotopie : d’une part les hétérotopies d’accumulation : les cimetières, les bibliothèques, les musées, les archives et d’autre part, les hétérotopies chroniques à connotation plus ou moins festive : les foires et leur cortège d’attractions diverses, les clubs villages nature style Club Med, les maisons closes, les communautés idéales isolées où les cloches sonnent régulièrement à minuit pour le « devoir conjugal » à 1’heure fatidique du crime (sexuel ou non), etc.
Arrêtons-nous un instant sur le paradoxe inhérent et intrinsèque à la fiction aussi singulière que théorique du « reporter d’idées » que nous tentons ici de conjuguer vaille que vaille aux temporalités. Quel drôle d’attelage conceptuel que la juxtaposition de deux notions, reportage et idées, appartenant à des mondes différents bien que voisins et qui fait cohabiter sans préavis concept, percept et affect pour le dire vite comme Deleuze dans le domaine de 1’art et en le détournant à la manière de situationnistes afin de mieux tordre et appréhender les temporalités ? C’est en ce sens que le « reportage d’idées », concept foucaldien post-moderne pour réconcilier journalistes et intellectuels en rivalité constante - est bien un véritable oxymore, et pas seulement un simple syntagme comme il pourrait paraître au premier abord. En principe, dans le reportage, ce ne sont pas, en effet, les idées et les théories qu’on attend de lire/voir mais plutôt les « choses vues » par le regard averti, les faits a-philosophiques et les « impressions à chaud » du flâneur salarié professionnel qu’est le reporter, grand ou petit peu importe ici. Donc, Foucault introduit avec 1’invention, en 1978, de cette fiction théorique une distorsion heuristique, dans un jeu compliqué et toujours recommencé entre journalisme et philosophie. Aussi bien sur le fond que sur la forme pour qu’enfin les intellectuels et les journalistes arrêtent leur vaine querelle mesquine et leur stérile rivalité de pouvoir, se rencontrent vraiment et collaborent enfin « au croisement de 1’idée et de 1’évènement ».
Une énième tentative de définition du temps
Désirant éviter au maximum le tam-tam médiatique qui emballe et accélère le temps de manière insensée, voire incontrôlable, la fiction théorique du « reporter d’idées » ne cesse de tourner autour du concept de temps, de ce temps qui passe et qui dure, de ce temps qui se confond si fort avec nous qu’il nous est impossible de le saisir et d’apprivoiser ses multiples temporalités, de ce temps dont Saint Augustin dit : « Qu’est-ce donc que le temps ? Qui en saurait donner facilement une brève explication ? Qui pourrait le saisir, ne saurait-ce qu’en pensée, pour en dire un mot ? Et pourtant quelle évocation plus familière et plus classique dans la conversation que celle du temps ? Nous le comprenons quand nous en parlons ; nous le comprenons aussi en entendant autrui en parler. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus. »
Nous touchons peut-être là 1’ambiguité paradoxale du concept de temporalité qui structure notre façon d’aller à la rencontre de ce qui est. Car la définition du temps qui est implicite dans les comparaisons du sens commun et qui pourrait se formuler comme « une succession de maintenant », n’a pas seulement le tort de traiter le passé et 1’avenir comme des présents, comme contemporains: cette définition commune est inconsistante, puisqu’elle détruit la notion même du « maintenant » et de celle de la succession et donc des temporalités. Il est essentiel, en outre, au temps/temporalité de se faire et de n’être pas, de n’être jamais complètement constitué pour participer au flux temporel, de ne pas être berge immobile mais fleuve qui coule à l’ère « hypermoderne ». A la manière d’un leurre, cette image encombrante masque le fond du problème. Car « le temps n’est pas seulement affaire de flux, mais de coordination », soutient Elie During. L’accélération des choses tient moins au raccourcissement des durées qu’à leur synchronisation de plus en plus précise. Le fameux « temps des horloges » est un temps distribué, un temps cadre plutôt qu’un temps flux.
On apprivoise les instants des temporalités à 1’aide du couple conceptuel être/non être, grand classique de la philosophie depuis Parménide. Le changement suppose en effet un certain poste, un point de vue subjectif où je me place et d’où je vois défiler les choses ; il n’y a pas d’évènements sans quelqu’un à qui ils adviennent. Si la métaphore du fleuve, du cours du temps, a pu se conserver depuis le Ve siècle avant JC et Héraclite jusqu’à nos jours au point de devenir un cliché journalistique et populaire, c’est que nous mettons subrepticement dans le ruisseau un témoin de sa course. Or, dès que j’introduis 1’observateur, mieux un reporter professionnel, pour qu’il suive le cours du fleuve au nom d’une certaine vérité/illusion du terrain ou que, des berges ou du bord de la rivière, il en constate le passage inéluctable du flux, les rapports du temps se renversent. Alors, 1’a-venir est du côté de la source et le temps ne vient pas du passé. Ce n’est pas le passé qui pousse le présent ni le présent qui pousse le futur comme le dit et le voudrait le sens commun et 1’opinion (doxa) du café du commerce. « L’avenir n’est pas préparé derrière 1’observateur, note Maurice Merleau-Ponty, il se prémédite au devant de lui, comme l’orage à l’horizon ». A travers cette métaphore phénoménologique, le « temps des horloges » devient un temps vide. Le temps n’est donc pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais a enregistrer, comme le temps de cette montre qui me signifie mon temps de parole : vingt minutes et pas une seconde de plus ; tout en me signifiant que le compte à rebours est enclenché : déjà, douze minutes de passer... La temporalité naît de mon rapport avec les choses. Ainsi, les poètes romantiques ont été frappés par la fuite du temps… bien avant Proust et sa « recherche du temps  perdu ». C’est l’époque où l’on passe d’un temps divisé en heures ou rythmé par les sonneries religieuses, à un temps réglé, affichant les minutes vers le milieu du siècle puis les secondes en fin de siècle. Il faut en même temps harmoniser les horaires, instaurer l’heure légale puis l’heure internationale en 1884. C’est le passage d’un temps distendu, non contraint, à un temps géré rationnellement et qui aboutit à une division entre un temps de travail et un temps de loisirs.
Le temps est partout et nulle part : à qui profite le crime ?
Lorsqu’on met le temps en question et à la question, on se heurte vite à un autre paradoxe auquel devrait s’attaquer tout « reporter d’idées » digne de ce nom : « On ne peut pas vraiment parler du temps puisqu’on met du temps à parler et même à penser. Le temps est à la fois dedans et dehors, donc il n’est pas objet », remarque Wladimir Jankélévitch. Et pourtant, le temps est là tout le temps, dans 1’entre deux, ou plutôt dans 1’entre-trois, entre passé, présent et avenir. Comme le dit si bien Merleau-Ponty, « le temps n’est donc pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. II naît de mon rapport aux choses (...) Le monde objectif est trop plein pour qu’il y ait du temps ». Je suis moi-même le temps, un temps qui « demeure » et ne « s’écoule » ni ne change » comme Kant l’a dit dans quelques textes célèbres. Le temps est un horizon à travers lequel nous autres humains faisons l’expérience du monde. Il structure notre façon d’aller à la rencontre de ce qui est. Or, les conditions de cette rencontre semblent désormais compromises. Pourtant, cette idée du temps qui se devance lui-même, le sens commun l’aperçoit à sa façon. Tout le monde parle du temps, et non pas comme le zoologiste parle du chien ou du cheval, au sens d’un nom collectif, mais au sens d’un nom propre. Quelquefois même, on le personnifie. Nous ne disons pas que le temps est pour quelqu’un : ce serait 1’étaler comment le fait la science et l’immobiliser, donc le dénaturer fondamentalement.
Le temps a disparu  soutient la physicienne Françoise Balibar. A qui profite le crime ? Réponse : aux physiciens que la mathématisation du temps a embarrassés, depuis Aristote, liant la définition du temps physique au mouvement, jusqu’aux physiciens de la gravité quantique, dont certains, aujourd’hui, proclament en prenant leur désir pour la réalité, la disparition du temps, en passant par Minkowski, le père de la notion d’espace temps, annonçant que le temps lui-même ne serait bientôt qu’une ombre évanescente. Nous soutiendrons plutôt avec Merleau-Ponty que le temps est quelqu’un, c’est-à-dire que les dimensions temporelles, en tant qu’elles se recouvrent perpétuellement, se confirment 1’une 1’autre, ne font jamais qu’expliciter ce qui était impliqué en chacune, expriment toutes un seul éclatement ou une seule poussée qui est la subjectivité elle-même. Il faut comprendre le temps comme sujet et le sujet comme temps.
Mats qu’on soit à Paris, à Saint-Denis, à Sofia, Berlin, Pékin, Santiago, Sydney, Dakar, Macao, New-York, etc., chaque matin, un monde neuf et alarmant s’inscrit dans 1’esprit du temps : on y croit sans trop y croire... pris par la frénésie des nouvelles, dont 1’une pousse 1’autre dans les oubliettes de 1’oubli collectif - comme par exemple les guerres africaines, la plupart ignorées et sous médiatisées dont on ne parle guère - on prend les nouvelles du temps présent en écoutant la radio, en feuilletant son quotidien favori ou en faisant sa revue de presse. Lors de cette « prière matinale de 1’homme moderne » dont parle Hegel, un fait divers chasse l’autre... comme un train peut en masquer un autre et un instant en pousser un autre. Couple temporel et conceptuel : apparition/disparition qui est au centre même du concept d’information et de fait divers mais aussi du désir aussi bien de philosopher que d’informer. « Quand vous ouvrez votre journal, écrit Michel Foucault, vous lisez par exemple qu’un homme a tué sa femme à la suite d’une dispute : c’est tout simplement la vie quotidienne qui, à un moment donné, à la suite d’un accident, d’une déviation, d’un petit excès, est devenue quelque chose d’énorme, qui va disparaître aussitôt comme un ballon de baudruche.» Le rapport journalier des faits du monde, la compilation circonstanciée des minutes de 1’existant sont autant de traces inabouties qui se démentent sans que nous soyons jamais capables de passer cette masse informe de faits a-philosophiques au tamis de la raison et de prendre le temps de la distanciation, et de la critique, voire de la rupture. Au point de sombrer parfois dans une forme d’indifférence résignée, c’est-à-dire non explicitement assumée, au monde, de succomber à un syndrome dépressif devant les nouvelles de plus en plus nihilistes dont on nous abreuve à longueur de communiqués et d’antennes.
Les philosophes contemporains, notamment Jacques Rancière et Alain Brossat- tout en prenant leurs distances vis-à-vis du pouvoir journalistique et sa « dictature de 1’urgence » - se nourrissent eux aussi, comme nous tous, de la lecture quotidienne du journal, des tours et détours de 1’actualité pour cerner « la scansion d’un temps et le tracé d’un territoire, une certaine configuration de ce qui arrive, un mode de perception de ce qui est notable, un régime d’interprétation de l’ancien et du nouveau, de l’important et de l’accessoire, du possible et de l’impossible.». Ou encore « Procès verbal en lambeaux d’innombrables « choses vues », sans que rien, tout au long de cette année, n’ « arrive » véritablement. Car cela même qui arriva et qui ne fut que le temps d’un battement de cils ne peut que glisser entre les pages, entre les lignes de ces pauvres éphémérides sans y laisser trace qui vaille. »
Journalisme regard du présent violent et/ou de «1’après »
L’écriture journalistique rencontre ici un double problème déjà souligné par Géraldine Mulhmann : celui de sa temporalité, le présent; et celui, qui concerne, lui, toute écriture, de l’accès qu’elle dessine vers la réalité. On considère parfois un peu vite que la contrainte du présent est un inconvénient de taille pour remplir la seconde exigence, celle de toucher le cœur d’une réalité. Il est pourtant des réalités qui invitent à une écriture au présent: lorsqu’on souhaite saisir une chose moins dans sa globalité que sa présence, il est compréhensible que 1’on soit séduit par les temporalités en général et la temporalité du journalisme en particulier. Si le jeune reporter, alors inconnu, Albert Londres a décrit dans Le Matin, à la une du 19 Septembre 1914 comme il 1’a fait en direct et avec luxe de détails, le bombardement de la cathédrale de Reims, au début de la première guerre mondiale, il est probable que ce soit grâce à cette proximité du temps de 1’écriture avec 1’événement. « Surtout, dites-vous que je suis comme les soldats, livré aux évènements et nullement maître de mes instants... il n’y a que loin des combats que 1’on s’ennuie. »
Le présent journalistique peut d’ailleurs faire 1’objet d’une recherche quasi littéraire qui s’inscrit dans une autre temporalité. C’est le cas notamment du reporter américain Michael Herr au Vietnam: il voulait saisir le présent de la violence, la violence en cours de la guerre, la violence vécue du journaliste de guerre « embedded » (incorporé, dans le même lit) dans 1’armée, et pour cela il lui sautait aux yeux qu’il fallait une simultanéité de 1’écriture et du vécu guerrier, c’est-à-dire une démarche journalistique. Les béances, les « trous » de 1’écriture au présent, ses aveuglements comme ses dérives, font aussi partie de sa vérité : c’est parce que cette écriture du reporter ne voit pas tout qu’elle définit justement le présent de 1’événement, ce moment qui, en effet, est opaque, peu visible. L’incapacité à « voir » la violence dans 1’écriture de Michael Herr, son aveu implicite d’échec de rendre compte de ce réel au nom de la vérité du terrain guerrier, est en un autre sens le signe d’un succès éditorial… Il a saisi, bel et bien, le présent de la violence, la présence des choses, y compris dans leur surgissement traumatique, cet instant où la violence se fait étrangère, invisible, presque absente tant nous nous en protégeons. « Vous savez ce que c’est: vous voulez regarder et vous ne voulez pas (...) Je n’avais pas encore de mots pour ça (...) Ce qu’on voit si souvent, on a tellement besoin de s’en défendre, et on a fait 30 000 milles pour le voir.»
Résistance ambivalente du regard du voyou/voyeur/voyant précisément pour témoigner de 1’indicible de la guerre et écrire 1’extrême. Or, faire voir pour le reporter « décentreur » - une figure limite du journalisme qui tend vers le « reportage d’idées », cela suppose relier à nous ce qui fait éclater le « nous », c’est-à-dire en d’autres termes le problème que soulève le journalisme « décentreur » (par opposition au journalisme «rassembleur » et mobilisateur autour de grandes causes à la Albert Londres), c’est celui des limites du regard du reporter, des limites structurelles de la figure du spectateur payé pour voir et qui pousse la rencontre de 1’altérité aussi loin que 1’y autorisent les contraintes propres au journalisme, c’est-à-dire la visibilité et la temporalité.
En réalité, ce que « gagne » le journalisme de «1’après », c’est souvent à autre chose que ce que vise 1’écriture au présent, à un autre aspect de la réalité : elle est précisément moins centrée sur son surgissement, sur le vécu immédiat qu’elle implique. Comme par exemple, le journaliste contemporain Seymour Hersh lorsqu’il révèle un an et demi après les faits le massacre de My Lai au Vietnam par la compagnie Gl’s Charlie alors qu’il n’a jamais mis les pieds au Vietnam et n’a pas été témoin visuel de l’événement. Ou encore le reporter français Jean Hatzfeld au Rwanda interrogeant successivement les victimes du génocide de 1994, pour les bourreaux génocidaires et enfin ceux bourreaux libérés et survivants voisins (« avoisinants ») qui cohabitent vaille que vaille désormais ensemble au nom de la politique de la réconciliation nationale. Elle 1’aborde différemment, elle la creuse, elle 1’explore d’une manière quasi impossible au journaliste qui travaille dans 1’instant sans être toujours « maître de 1’instant» ; quitte à perdre d’ailleurs certaines dimensions, notamment 1’impression du présent qui est la temporalité par excellence du journalisme moderne. L’écriture à distance qui parle de choses passées élargit donc le « voir », non pas au sens où elle ferait voir enfin ce que le journalisme échoue à pénétrer, mais en ouvrant d’autres espaces liés à 1’écoute et au témoignage des divers acteurs de 1’événement. Avec distanciation et recul.
La temporalité comme principe modérateur de 1’emballement médiatique
«Dans l’emballement, tous les protagonistes se confondent, ceux qui parlent et ceux qui écoutent, journalistes et lecteurs, témoins et acteurs, tous colportent le même message. Le fleuve emballé ne laisse personne sur la rive. » écrit le journaliste Daniel Schneidermann.
Pour échapper à l’emballement médiatique, nous soutiendrons qu’on peut s’appuyer sur le concept/principe suivant : la temporalité. Ce principe « minimax » peut être énoncé comme suit : toute nouvelle information doit passer un moratoire de X jours. Il peut être exprimé sous cette forme également plus directrice et autoritaire : il est interdit à un journaliste de publier des informations sans avoir eu le « temps » de les vérifier. Scoop ou pas scoop ! Urgence du bouclage du journal, concurrence ou pas ! Dans ce principe, certes fluctuant, 1’élément important est le temps, et non pas seulement et platement la vérification et le recoupement des faits et des témoignages que 1’on rabâche à longueur d’années aux stagiaires et aspirants reporters dans toutes les écoles de journalisme. Mais qu’est-ce que ça signifie avoir et prendre le « temps » de vérifier ? Est-ce la vérification qui importe ou la temporalité ainsi instaurée de « laisser du temps au temps » malgré 1a sempiternelle frénésie pour que le journal sorte à temps et que les nouvelles soient fraîches, c’est-à-dire d’actualité ? La temporalisation de 1’information permet la vérification. Sans cette temporalisation la vérification est difficile, aléatoire, sinon impossible. Si un «temps» long s’instaure entre le moment où la crise s’installe et la désignation du bouc émissaire, on évite 1’emballement parce que précisément cet emballement provoque une temporalité raccourcie où les choses s’accélèrent et deviennent vite incontrôlables… à 1’image de la rumeur d’Orléans. C’est sans doute pourquoi la justice en dépit de ses grippages bureaucratiques et de son décorum désuet réclame en fait de la lenteur (temps de 1’enquête de police et de la réflexion du juge d’instruction autour du dossier) et que les jugements de cour paraissent si longs aux justiciables.
Notre proposition originale autour de la temporalité peut pourtant paraître bancale, voire sophistique et tendancieuse, puisque c’est précisément 1’emballement médiatique qui est en cause et qui rythme 1’agenda politico-médiatique. Répondre à un emballement par une temporalisation, c’est forcément résoudre le problème puisque 1’on élimine 1’emballement. Peut-être frise-t-on ici le cercle vicieux ou le vice du cercle du commencement de la fin cher à Héraclite ? Mais pourquoi ne pourrait-on pas répondre à 1’emballement par la vérification et sa nécessaire lenteur qui s’oppose à 1’urgence du bouclage, au scoop ou 1’information exclusive qui prétend prendre de vitesse la concurrence et même la tuer. Il faut bien comprendre le lien essentiel de la synthèse disjonctive entre 1’emballement et la temporalité, entre cette « dictature de 1’urgence » portée à son apogée dans le journalisme et le délai de réflexion, son temps systémique, et son désir platonicien des « vérités éternelles » et du « long détour de la pensée ».
Dans son éditorial paru dans Combat du 30 août 1945 sur la question délicate de 1’épuration dans la presse à la Libération où il s’oppose à François Mauriac, éditorialiste au Figaro, Albert Camus pose bien le défi paradoxal du « reportage d’idées » pris dans 1’urgence et la frénésie quotidienne du bouclage rédactionnel: « Mais les conditions du journalisme ne se prêtent pas toujours à la réflexion. Les journalistes font ce qu’ils peuvent et s’ils échouent fatalement, ils peuvent du moins lancer quelques idées en l’air que d’autres rendront plus efficaces. » Dans la fièvre du bouclage du journal et son espace restreint et amputé souvent au dernier moment par la publicité, le reporter jongle avec les contraintes de temps et d’espace qui, la plupart du temps, le dépassent. Il passe d’un sujet à 1’autre en fonction de 1’actualité et ne livre donc pas tout ce qu’il sait à ses lecteurs. A la longue, cette rétention d’informations lui pèse, et il rêve de prendre son temps, d’écrire des œuvres où il pourra enfin développer ses idées et pourquoi pas des concepts, bref tendre vers un reportage d’idées sans les contraintes de temps et d’espace du journalisme.
Comment alors trouver une lenteur inventive au cœur même du présent agité et sans cesse accéléré ? « Dans les idées qui viennent, l’important est tout simplement qu’elles viennent! Ce qui me paraît le plus important, c’est de faire place à l‘émergence d’idées imprévisibles », écrit le journaliste philosophe Roger-Pol Droit. Peut-on ralentir le mouvement, le présent lui-même en le reportant dans 1’entre-deux ambivalent du reportage et des idées, du journalisme et de la philosophie, de l’événement et de la pensée du temps ? Telle est la question qui nous hante... et raccourcit en même temps notre temps de parole en l’éternisant. Discordance entre temps objectif et temps vécu qui structure notre intervention qu’on retrouve dans le cas extrême du sprinter du 100 mètres plat.
« Il est très frappant de voir qu’aujourd’hui nous n’avons pratiquement plus aucune pensée du temps, note Alain Badiou qui soutient qu’il faut sauver le monde par petits bouts. A peu près pour tout le monde, après-demain est abstrait et avant-hier est incompréhensible. Nous sommes entrés dans une période a-temporelle, instantanée, ce qui montre à quel point, loin d’être une expérience individuelle partagée. Le temps est une construction, et même pourrait-on soutenir, une construction politique. (...) Tout le siècle, de diverses façons, s’est voulu un siècle constructiviste, ce qui implique la mise en scène d’une construction volontaire du temps.» Le problème ontologico existentiel réside ici dans un problème de ralentissement (à ne pas confondre avec l’immobilité), car le principe du pur présent est la prédication de la vitesse : on court très vite sur place, on s’agite dans le stress, on boucle le journal dans la frénésie de 1’urgence car 1’information n’attend pas, dépérit vite, meurt aussi vite qu’elle est apparue126. Or, dans le monde tel qu’il est qui valorise la vitesse et fétichise le présent, la lenteur est délicate à apprivoiser, car elle ne doit pas devenir extatique, mortifère et ainsi constituer une possible norme du nihilisme de la stupéfaction.
La figure de la lenteur du reporter sprinter d’idées
Face au reporter sprinter, figure exemplaire du temps précipité de l’urgence et d’un rapport vertigineux et frénétique à la temporalité, le « reporter d’idées » représenterait donc ici la figure nouvelle de la lenteur à travers la posture du flâneur (à ne pas confondre avec celles, voisines certes, du détective, du flic et du badaud) qui prend son temps, flâne, « glande» pour mieux regarder et rendre compte de ce qui se passe dans la rue : il voudrait parler des mille et un séismes invisibles qui, depuis vingt ans, ont transformé le monde et détourner le cours du temps, c’est-à-dire lui imposer un détour plus ou moins long malgré les fulgurances de la pensée. Il accepte d’imposer un détour au temps via les « vérités éternelles » à la différence du journaliste tributaire des vérités partielles, tronquées et parfois partiales. Ce dernier est aussi soumis à la dictature de l’instant du bouclage du journal, support éphémère par excellence, qui doit prendre des raccourcis (phares courtes à vocabulaire restreint avec sujet, verbe, complément) pour gagner précisément du temps, paraître à temps et être lu/vu par un lecteur de plus en plus zappeur et infidèle. C’est cela son Sisyphe quotidien, hebdomadaire, mensuel qu’il doit sans cesse rouler pour « tuer le temps ».
« Sois lent pour ne pas vivre sans idées », nous avons repris à notre compte ce mot d’ordre des luttes ouvrières des Seventies afin de ralentir et contrer les cadences infernales imposées par le travail à la chaîne... Et le réseau de 1’information qui meurt si elle ne parvient pas à temps, avant la sortie du journal qui doit paraître à 1’heure, lui sans prendre son temps et laisser du temps au temps. Tout reportage d’idées digne de ce concept foucaldien doit aujourd’hui tenir un point à 1’intérieur de cette temporalité archaïsante et se construire localement pour que 1’idée puisse se décrire correctement et être ainsi accessible aux plus nombreux.
Si le reportage « roman vérité » est toujours un voyage à recommencer pour qui veut vivre et témoigner debout, si la pensée est toujours dessaisie par 1’événement, c’est que « du temps on ne peut faire une totalité » à cause des effets de fragmentations qui s’y insinuent et des flux contradictoires qui le traversent. Car le futur n’est pas encore, s’inquiète Aristote, le passé n’est plus, et le présent n’est que le point de passage entre futur et passé. De là, le constat : le temps doit bien exister, puisqu’on le divise en des temps différents ; et pourtant aucune de ses divisions n’existe. Il ne peut qu’exister de « façon obscure », conclut Aristote. La recherche qui anime la philosophie ne déboucherait alors jamais sur une identité transcendantale achevée (couple conceptuel interne/externe) car elle ne peut empêcher 1’arrivée d’un reportage comme d’un évènement (couple conceptuel structure/histoire), elle ne peut sortir du temps qui surgit à chaque fois de ce maintenant que le nouveau reportage présente et met en scène.
« Je m’intéresse à 1’évènement, note Foucault. L’évènement n’a guère été une catégorie philosophique, sauf peut-être chez les stoïciens, à qui il posait un problème de logique. Mais, c’est, là encore, Nietzsche qui le premier, je crois, a défini la philosophie comme étant l’activité qui sert à savoir ce qui se passe maintenant. Autrement dit, nous sommes traversés par des processus, des mouvements, des forces, ces processus et ces forces, nous ne les connaissons pas, et le rôle du philosophe, c’est d’être sans doute le diagnosticien de ces forces, de diagnostiquer l’actualité . »
L’homme, notre « être des lointains » « d’avant-hier et d’après-demain » qui n’est pas seulement le « reporter d’idées », devient alors une répétition suspendue entre deux évènements. L’instant d’une temporalité, il lui est donné d’être un évènement entre deux répétitions. Au bout du compte, c’est ça vivre… A condition toutefois de prendre le parti de la lenteur calculée comme l’écrivain Patrice Bollon, pour mieux comprendre tout ce qui va trop vite. « Il importe de ne jamais trop se presser avant de faire quoi que ce soit qui prétende à une certaine durée », conseille-t-il. Face aux temporalités et à ses paradoxes en forme d’apories, notamment ce fameux « temps mort » qui n’a rien de « mort », mais où les choses commencent à s’infléchir et s’esquisser, le « reporter d’idées » nous incite ainsi à prendre le parti de la tortue intellectuelle face au lièvre médiatique.
Docteur en philosophie. Thèse en cotutelle avec l’Université St Kliment de Sofia soutenue le 10 novembre 2010 à Paris 8 Université Saint Denis et intitulée « Le reporter d’idées entre le sage et l’insensé ». Les deux co-directeurs de thèse étaient le Prof. Stéphane Douailler et le Prof. Ivaylo Snepolski.
Etre et Temps, ( en allemand Sein und Zeit), 1927.
En grec ancien, Aiôn signifie le temps sur fond d’éternité que Lyotard traduit par âge et qui s’oppose à Chronos, « le temps qui passe » et Kronos « le dieu qui mange ses propres enfants ».
En grec, oi poloi par opposition aux aristoi, le groupe élitiste et aristocratique des meilleurs.
François Jullien, philosophe et sinologue Chronos, une obsession occidentale , Forum Le Monde/Le Mans, 23e édition Où est passé le temps ? , 4-5-6 nov. 2011. Chez les premiers poètes grecs, le « temps » n’apparaît pas comme le sujet d’un verbe, mais désigne simplement « le délai », dont dépend le succès ou l’échec, qui sépare de l’aboutissement. C’est seulement quand les Grecs ont commencé à réécrire leurs cosmogonies primitives, lorsqu’ils se sont mis à rationaliser leur vieille histoire de dieux olympiens, plus trop crédible, que « le temps » est donc né d’une première naturalisation de la transcendance.
Gilles Finchelstein La dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011. Le temps s’est dissous dans l’instant. Tout doit aller plus vite et tout doit arriver maintenant. Cette dictature est perceptible dans toues les facettes de nos vies personnelles et publiques, ses conséquences sont par exemple désastreuses pour la qualité de nos lois. Pour libérer notre société de cette tension temporelle, il faut retrouver le temps, c’est-à-dire décélérer. Et gouverner avec le futur – pas contre lui.
Cahier du Monde du vendredi 28 octobre 2010, p. I.
« Depuis mon rapt en Irak, j’ai l’impression que le temps ne passe pas vite », déclarait Florence Aubenas, grand reporter, au micro d’Yves Calvi dans l’émission Nonosbstant  sur France Inter, en janvier 2009.
La formule célèbre est de Henri Bergson.
Héraclite, fragment : « Aux mêmes fleuves, nous sommes (en tant que présent) et ne sommes pas (en tant que passé et/ou avenir)
Michel Foucault Des espaces autres , Hétérotopies, 1967, in Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 1994, pp. 772-781.
Confessions XI, Paris, Gallimard, 1998, Pléiades, Œuvres 1, pp. 1040-1041.
« Pour en finir avec le temps des horloges », Elie During se sert avec brio pour appuyer sa démonstration de la série télé 24 heures chrono. Sa prestation a été enregistrée au Mans le 6 novembre 2011 au palais des Congrès et de la Culture et sera diffusée au cours de l’été 2012 sur France Culture dans Les Nouveaux Chemins de la Connaissance animés par Adèle Van Reeth.
La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 470.
Pour en savoir plus à ce sujet, écouter le matin sur France Culture pendant l’été 2012 La conscience du temps de l’historienne Nadine Vivier, allocution prononcée le 4 novembre 2011 à l’occasion du 23e Forum Le Monde/ Le Mans sur le thème Où est passé le temps ?
Le Monde, 13 juin 1978.
La Phénoménologie de la perception, op. cité, p. 471.
23e Forum Le Monde-Le Mans « Ou est passé le temps ?
Le retour de Pierre Rivière. Entretien avec G. Gauthier. La revue du cinéma, n°312, décembre 1976, p. 39. Repris dans Dits et Ecrits III 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, pp. 117-118.

Jacques Rancière Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, p. 7.
Alain Brossat De l’autre côté de la terre, Paris, L’insulaire, 2007, p. 11.
Du journalisme en démocratie, Paris, Payot & Rivages, 2004, pp. 314-315.
Pierre Asouline Albert Londres. Vie et mort d’un grand reporter 1884-1932, Paris, Balland, 1989, p. 82.
Michael Herr Dispatches, Putain de mort, Paris, L’Olivier, 1996, pp. 26-27.
Ce temps du journalisme de « l’après » au Rwanda a débouché sur une trilogie de livres en forme de témoignages mis en scène par Hatzfeld qu’il faut lire avec un œil critique. A savoir, en suivant l’ordre chronologique de parution : Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (Paris, Seuil, 200), Une saison de machettes (Paris, Seuil, 2003) et La stratégie des antilopes (Paris, Seuil, 2007).
Pour reprendre la célèbre expression de Nietzsche.
Le cauchemar médiatique (Paris, Denoël, 2003).
Pour le dire comme François Mitterrand.
Fragment : « Sur le cercle, le commencement et la fin coïncident ».
Dan Sperber et Roger-Pol Droit Des idées qui viennent, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 263.
Pierre-Jean Vazel, entraîneur d’athlétisme : L’expérience du sprinter. Que se passe-t-il exactement dans le corps et l’esprit des femmes et des hommes les plus rapides du monde ? Paradoxes de l’épreuve la plus brève du sport, vécue comme un travail lent, interminable, par les sprinter eux-mêmes et notamment le premier d’entre eux, le Jamaïquain Usain Bolt.
Ndlr : il faut savoir que « tout le siècle » se rétrécit à une soixantaine d’années dans la démonstration badousienne et démarre en 1917 avec la révolution des Bolcheviks en Russie pour finir en 1976 avec la mort de Mao.
Le siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 151.
Selon l’expression de Pierre Lescure, ancien patron de Canal +. De son côté, le grand reporter devenu icône depuis son enlèvement en Irak, Florence Aubenas, précise de son côté, sur France Inter dans Nonobstant en janvier 2009, que la flânerie est essentielle dan son métier de journaliste pour s’imprégner des lieux et des gens et résister à la pression du « tout, tout de suite » .
« Le but de l’homme moderne sur cette terre est, à l’évidence, de s’agiter, sans réfléchir dans tous les sens, afin de pouvoir dire fièrement, à l’heure de sa mort : « Je n’ai pas perdu mon temps ». Ainsi disait Pierre Desproges dans La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède . Une minute pendant laquelle on peut, selon l’humoriste, « apprendre à vaincre la mort avec un marteau », « tuer le temps en attendant la mort » ou encore « commémorer n’importe quoi ». « Etonnant, non ? », pour reprendre sa rituelle conclusion.
Manuel du contempora









Temporalité de la cure analytique
Dominique Charpenel
Temporalité de la doctorante
A me présenter devant vous il me revient un souvenir : au tout début des années 1980 je participais au premier congrès mondial des études coptes et devais faire une communication devant un aréopage de vieillards chenus, éminents spécialistes de ce domaine. S’est alors posée à moi – très jeune femme - la question : « Qui suis-je pour m’exprimer ici ? Quelle légitimité est la mienne ? ». Aujourd’hui je suis beaucoup plus âgée que la plupart des participants à cette journée mais cette question est toujours d’actualité et fait écho à la question qui m’a été posée lors de la soutenance de mon DEA : « Qu’apportez-vous à la psychanalyse ». Qui suis-je pour parler ici devant vous ? Je porte témoignage en position d’analyste et d’analysant.
Pour un doctorant, il est impossible d’échapper à la question de la temporalité : durée du travail de recherche, mise en question dans les réformes universitaires, durée de la soutenance. Pour ma part cela se redouble du fait de mon parcours universitaire.
Mon premier travail de 3ème cycle s’est effectué à la suite de mes études supérieures, j’avais donc travaillé dans la continuité tandis que ce travail-ci s’est inscrit dans l’après-coup d’une longue interruption, d’un laps de temps durant lequel j’étais passée de l’autre côté de la barrière, comme enseignante.
Depuis 6 ans ce travail de recherche a induit un vécu personnel de la temporalité tout à fait particulier, vécu qui peut paraître absurde à certains, au regard des normes hédonistes en vigueur dans notre société. Aux yeux de certains autres, cela peut paraître un modèle d’intégration à la norme prônée par l’économie libérale puisque j’exerce en parallèle trois activités professionnelles – historien de l’art, chef d’entreprise et psychanalyste - tout en ayant élevé une fille aujourd’hui normalienne. Je peux témoigner, en ce qui me concerne, que si je travaille plus ce n’est pas « pour gagner plus » suivant une formule tristement célèbre, mais pour gagner plus sur le terrain de l’économie libidinale car, de ce rythme, infernal aux yeux de certains, je tire un « plus-de-jouir », au sens que revêt cette expression dans l’œuvre de Lacan, et cela m’en dit « un bout » sur mon mode de jouir névrotique.
Ce doctorat a constitué pour moi une sorte de voyage dans le temps : d’une part celui - supposé objectif et factuel - de l’Histoire, en raison des périodes abordées dans ce travail, d’autre part celui - éminemment subjectif - de mon histoire, non pas au sens de « l’historiole » mais réduit – au sens chimique du terme – au symptôme qui m’est singulier.
« Quand nous abordons un cas nous l’abordons toujours par l’histoire du sujet qui est le plus grand des fantasmes, la façon qui paraît factuelle de donner du sens au réel. Lacan louait Joyce pour son mépris de l’histoire qu’il jugeait futile [« l’historiole »] au regard du sinthome quand il est réduit ».
Temporalité de la thèse
Ma recherche a porté sur les scansions du processus de mise en place des fondements de la représentation du corps en Occident. Je me suis appuyée sur des domaines que j’avais travaillés dans le cadre de mes études antérieures et de ma première activité professionnelle : la religion et l’art comme symptômes d’un discours général sur le corps, pour étudier, dans un second temps, au travers de quelques cas de peintres, en quoi la figuration du corps et de leur corps fait symptôme de leur invention personnelle respective pour faire avec leur structure et leur mode de jouir.
Plusieurs grandes scansions sont apparues au cours de cette recherche : le temps de la Grèce classique et de l’homme mesure de toute chose ; le temps de la rupture chrétienne et de la corporéité où humain et divin fusionnent ; le temps du sujet de la science et enfin le temps de la découverte de l’altérité des cultures extra européennes à partir du XIXème siècle.
Avec la Grèce classique et les religions monothéistes, l’homme mesure de toute chose, se reflète dans la perception d’un temps, conçu comme linéaire et fini, contrairement aux religions antérieures ou extra européennes où domine une conception cyclique et évolutive du temps et de l’être humain.
Dans la lignée de l’enseignement de Lacan, j’ai abordé, autant que la matière étudiée le permettait, les représentations symboliques et imaginaires du corps, en tentant de déceler ce qu’elles pouvaient nous apprendre du réel des corps. Une concordance manifeste s’est dessinée entre la façon de penser et de représenter le corps et la manière de penser l’inscription de l’humain dans l’univers et le temps.
Economie libidinale versus économie libérale.
Plutôt que de résumer ce travail, j’ai choisi de mettre l’accent sur l’actualité de la psychanalyse en raison de l’urgence suscitée par l’importance grandissante donnée, au sein de la société moderne, aux comportements socialement non intégrables, pointés le plus souvent comme des disfonctionnements ou des déviances, et pensés en terme d’anormalité et de dangerosité. Dans ce contexte la question du temps fait symptôme.
Elle est au cœur de l’idéologie dominante au sein de la société occidentale contemporaine qui ne recoupe pas pour autant les pratiques et conceptions individuelles, lesquelles sont cependant sommées de s’y conformer sous peine de s’y affronter ; elles ne peuvent donc éviter de s’y confronter.
Le temps apparaît comme la quatrième dimension qui reste à explorer ainsi qu’en témoignent nombre de productions de la littérature ou des arts visuels. Le fantasme d’un temps qui pourrait être maîtrisé est le symptôme d’une civilisation dominée par le scientisme qui impose la certitude qu’il est possible de s’affranchir des contraintes liées jusqu’alors au temps. On entretient l’illusion que le vieillissement du corps humain pourrait être maîtrisé, que l’évolution des maladies pourrait être enrayée ; on suggère qu’il faudrait parvenir à faire l’économie du temps perdu que semble constituer l’apprentissage du savoir et des savoir-faire.
Nous vivons dans une culture de la négation de la temporalité et de la durée, ou tout au moins de leur effacement. Décisions, réformes, processus, sont mis au service d’un résultat et d’un effet, qui doivent être immédiats. Cette question de la temporalité est exacerbée par les exigences de l’économie libérale et elle se décline à partir du vieil adage « le temps c’est de l’argent » dans une logique tayloriste. Tous les secteurs - y compris ceux jusqu’alors relativement épargnés comme la santé, la justice, l’éducation ou la culture - sont sommés de se plier à ce dictat de la rationalisation du temps et de l’augmentation de la performance, qui ont transformé la société civile en une gigantesque entreprise, au sein de laquelle, sans cesse, il convient d’évaluer le processus afin de réduire les coûts.
Aussi, tout semble indiquer que la psychanalyse n’a plus sa place dans notre monde moderne car elle est aux antipodes des exigences du capitalisme libéral ; modèle de la société française contemporaine, dont le président en fonctions apparaît comme le vivant symptôme.
En effet, les impératifs de rapidité et d’efficacité, mesurés à l’aune de la rentabilité, n’ont que faire de ce qui est la matière de la psychanalyse : la temporalité spécifique à chaque sujet qui n’est pas commandée par l’économie libérale mais par ce que Freud désignait comme « l’économie libidinale » spécifique à chaque sujet, qui œuvre à l’insu du sujet. C’est une « économie » de la jouissance, pour reprendre un terme central dans l’enseignement de Lacan développé dans plusieurs de ses séminaires.
Temporalité de la cure
La cure analytique travaille sur des scansions spécifiques à chaque sujet : ces scansions découlent de l’invention (au sens premier du terme, synonyme de découverte) symptomatique propre à chaque séance. La cure s’inscrit cependant dans la répétition, tout comme quelque chose du symptôme ne cesse de se répéter dans la vie du sujet et ne cesse de s’exprimer d’une séance à l’autre : la séance, par sa vacuité même, fait place à ces possibles surprises et ne s’inscrit pas dans une logique de forçage du sujet car l’interprétation prématurée - ressentie comme féroce - entraîne une résistance. C’est également la raison pour laquelle la psychanalyse d’orientation lacanienne pratique la séance dite « courte ». Elle n’est pas « statutairement » voulue comme telle mais elle s’interrompt dès qu’une pépite symptomatique est mise au jour. Cela permet d’inscrire, dans le cadre apparemment figé de la séance, quelque chose d’une écriture du symptôme, en rupture avec la répétition symptomatique infinie. Ce temps d’arrêt déclenche l’instant de voir, puis le temps pour comprendre et enfin le moment de conclure, qui se peuvent dérouler au-delà du temps de la séance.
Mais pour en arriver là, que de tours et de détours, que de répétitions apparemment inutiles. Selon les critères de la société moderne, revenir sur un même élément apparaît comme du temps perdu et même comme une démarche réactionnaire, au sens péjoratif du terme.
En réalité cette démarche est révolutionnaire, au sens copernicien du terme : ce faisant, quelque chose peut alors émerger, qui témoigne du décentrement de perspective dans la position subjective du patient. C’est le rythme même du discours du patient, ses silences – comme en témoigne l’exposé d’Iliana -, ses ratés (les fameux lapsus freudiens), ses embrouilles langagières, qui témoignent, aussi bien que les phénomènes de corps auxquels il est soumis, de quelle structure et de quelle jouissance il est question : la sienne pour le névrosé, celle d’un grand Autre pour le psychotique.
Un point souvent incriminé est la longueur des cures analytiques. Notre société a le culte de l’immédiateté et de la rapidité. La psychanalyse, elle, travaille sur la durée (durée de la cure, répétition des séances), elle produit des effets perceptibles en différé : disparition des symptômes (sinusite, colites spasmodiques), femmes déclarées stériles qui enfantent après une analyse, mais elle se déroule à un rythme propre à chaque sujet analysant. Rien ne peut être planifié quant à son déroulement, sa durée et ses effets. Rien n’est garanti sinon une quasi certitude d’allègement de la souffrance mais cela ne passe pas par, ni ne débouche sur la normalisation du sujet : en cela la pratique psychanalytique diffère fondamentalement des techniques qui ambitionnent de rationaliser la gestion, non seulement des marchandises mais aussi des humains.
Les cures étaient beaucoup plus courtes du temps de Freud. Est-ce à dire que tous ceux qui l’ont suivi sont de mauvais analystes ? Une raison majeure à l’origine de ce phénomène est que le dévoilement des manifestations de l’inconscient lors des séances ne peut provoquer aujourd’hui le même effet de surprise ; celle-ci est éventée par le passage dans le discours courant de nombreux concepts psychanalytiques, banalisés ou dévoyés. On note d’ailleurs souvent que des effets rapides se produisent dans les cures de sujets pour lesquels la culture psychanalytique est terra incognita.
Fixité et dynamisme
La psychanalyse apparaît également comme quelque chose d’éminemment statique. Le dispositif matériel du cabinet de l’analyste est immuable : divan de l’analysant et fauteuil de l’analyste fixent symboliquement les places respectives ; la périodicité des rendez-vous obéit à une règle rigoureuse de régularité, même si elle sait faire place aux exceptions. Or les maîtres mots de notre économie contemporaine sont : flexibilité et polyvalence.
Leur pratique est rendue théoriquement aisée par les moyens de communication dont nous disposons de nos jours. Flexibilité, fluidité de la circulation (des capitaux, des marchandises, des idées et des hommes) et polyvalence sont supposés permettre de satisfaire aux exigences du monde du travail tout en respectant le bien-être de chacun. Les médias relaient et confortent à l’envie cette idéologie qui conduit au renouvellement à tout prix, qui confond nouveauté et changement incessant, qui incite à la mise au rebut de tout élément facteur de pérennité, car on assimile volontiers cette dernière à l’immobilité, elle-même perçue comme un facteur de régression.
Or il ne se passe rien de tangible durant une séance d’analyse sinon le déroulement d’un discours qui peut paraître aux yeux du profane, et bien souvent de l’analysant lui-même, comme un simple « blabla » inconsistant. Nous sommes là aux antipodes de la logique de l’économie libérale qui prône l’action assimilée au mouvement. L’analyse, en revanche, est une pratique de l’acte : l’acte analytique s’inscrit dans un engagement éthique et opère une inscription dans le réel du sujet, dont témoignent les remaniements subjectifs subséquents.
Pire encore, dans un univers qui encourage la confusion des genres et la perméabilité des domaines (travail et loisirs, public et privé), la psychanalyse travaille dans le secret du cabinet de l’analyste sur le plus intime du sujet dont rien ne filtre hors des séances et de ce lieu. Ce « culte » du secret s’inscrit en faux par rapport à l’exigence de transparence et de publicité de l’intime qui semblent aujourd’hui être la seule garantie de l’authenticité des témoignages.
En effet le discours dominant affirme qu’elles seules permettraient d’atteindre LA vérité, une vérité clairement définie, objective et dépouillée de tout faux-semblant. Dans cette perspective, on donne à croire qu’il est possible de remonter à LA source et de trouver LA cause, L’erreur primordiale à l’origine des « désordres » et de parvenir, une fois la chose identifiée, à déterminer les méthodes ad hoc permettant de restaurer l’intégrité du sujet.
« On s’imagine qu’il nous faudrait restaurer totalement le vécu indifférencié du sujet, la succession des images projetées sur l’écran de son vécu pour le saisir dans sa durée, à la Bergson. Ce que nous touchons cliniquement n’est jamais comme cela. La continuité de tout ce qu’a vécu un sujet depuis sa naissance ne tend jamais à surgir, et ça ne nous intéresse absolument pas. Ce qui nous intéresse, ce sont les points décisifs de l’articulation symbolique de l’histoire, admis au sens où vous dites l’Histoire de France ».
L’ambition affichée des techniques Cognitivo Comportementalistes est pourtant bien de corriger les « bugs » du psychisme, d’annihiler ce qui cloche ; en cela les TCC témoignent de l’illusion que le passé pourrait être réactualisé pour être modifié ; en cela elles s’inscrivent dans le culte néolibéral de la performance et le fantasme d’une possible maîtrise du temps.
Le symptôme inscription de la jouissance
La psychanalyse d’orientation lacanienne ne promet rien de tel, elle ne prétend ni éradiquer un quelconque traumatisme, ni en corriger les effets. Il s’agit de travailler sur la question du désir et de la jouissance : le sujet est parlé avant même sa naissance et sa conception, en liaison avec le désir de ses parents - pour lui et l’un pour l’autre - qui est toujours désir et jouissance de l’Autre supposé. Si, durant la cure, l’histoire et le passé de l’analysant sont revisités, il ne s’agit pas de travailler sur la réalité des faits dans une sorte d’anamnèse, mais de travailler avec la parole du sujet dont la vérité réside dans la subjectivité même de son discours, au travers duquel quelque chose de son mode de jouir ne cesse de s’écrire.
« Chacun en reste au niveau d’une contradiction insoluble entre un discours, toujours nécessaire sur un certain plan, et une réalité, à laquelle, à la fois en principe et d’une façon prouvée par l’expérience, il ne se coapte pas ».
Cette jouissance - qui n’est pas synonyme de plaisir et s’avère fréquemment mortifère – est propre à chaque sujet : elle en constitue la signature. L’analyse consiste pour le sujet analysant à en savoir un bout sur son mode de jouir, à prendre la mesure de son consentement inconscient à la souffrance éprouvée dans le symptôme, qui dès lors peut en devenir l’écriture et introduire à un savoir « y faire » avec.
Loin de la propension actuelle à la victimisation des individus, la psychanalyse réhabilite la dignité du sujet en tant qu’il y est reconnu responsable de son être ; elle parie sur le désir et l’appel auxquels, dès lors qu’une relation transférentielle s’est instaurée avec l’analysant, l’analyste est en position de répondre, non par des recettes ou des injonctions, mais par le lieu d’adresse qu’il consent à incarner.
Jamais, depuis l’avènement de la société dite des loisirs, les individus n’ont été, à un tel point, pris dans une mécanique écrasante qui a pour ambition l’optimisation de l’activité humaine alors que, dans le même temps, l’idéal affiché et le but officiellement poursuivi, sont la réalisation du bonheur humain.
Les dysfonctionnements induits, au niveau des individus, par la dichotomie croissante entre cet idéal affiché d’hédonisme et la pression toujours grandissante du monde du travail, en particulier, se traduisent par ce que le langage courant désigne par les termes de « harcèlement » et de « dépression » qui ont été élevés au rang de phénomènes de société.
Dans la pratique psychiatrique qui tend à s’imposer au travers de la mise en pratique du DSMIV originaire des USA, la temporalité de la souffrance et de la maladie mentale avec leurs rythmes catégoriels et individuels est effacée au profit de l’épinglage des symptômes, réduisant la maladie au seul symptôme et la figeant à un moment précis. Autant de symptômes, autant de maladies ou de syndromes, autant de molécules chimiques, supposées aptes à éliminer le symptôme et à guérir le malade.
La clinique psychanalytique démontre que le symptôme est ce à quoi tient et s’accroche, inconsciemment, le névrosé tout en revendiquant un sincère désir de s’en séparer. Il peut, au terme de l’analyse, s’en accommoder mieux, en user autrement ; il peut ne plus être pris par le symptôme mais parvenir à faire avec. Il ne s’en débarrassera cependant pas définitivement, il aura appris à « l’apprivoiser ». Chassez prématurément le symptôme et il reviendra au galop, masqué comme Zorro, pour se porter au secours de la jouissance.
Le psychotique, lui, son « symptôme » le fait souvent tenir et l’aide à vivre, à poser une limite à une jouissance envahissante ; il en va ainsi des rituels « obsessionnels » comme de la pratique de l’écriture ou des arts plastiques, qui peuvent constituer autant des nouages bricolés par le sujet ; aussi les Assises de la psychanalyse  avaient-elles pu titrer « touche pas à mon symptôme » en réponse aux TCC, qui témoignent d’une position d’une insupportable barbarie. On sait en effet, par le travail en milieu psychiatrique ouvert ou fermé, l’indicible violence dans laquelle sont pris les sujets psychotiques - criminels ou non – pour certains en permanence, pour d’autres avec des temps de rémission.
Le malaise dans la civilisation et la psychanalyse.
La clinique démontre que le psychotique - « martyr de l’inconscient » selon la formule de Lacan - est livré à une jouissance sans limites et que, en complément du traitement psychiatrique, le travail avec un analyste peut permettre d’opérer des coupures et de faire barrière au flot ravageant de la jouissance auquel il est livré.
La clinique psychanalytique est une clinique de la souffrance et du malaise qui excède (à prendre dans toutes les significations du terme) les champs convenus et institutionnalisés ou ritualisés qui peuvent lui servie d’exutoire : bars, confessionnaux, armée, hystérie des représentations artistiques ou des manifestations sportives.
La pratique psychanalytique a à faire avec cette souffrance liée à la question de la temporalité qui revient comme un leitmotiv dans le discours de nombreux analysants ; elle témoigne de ce que le vivant résiste à ce (/ceux) qui tend (tendent) à le réduire à un simple objet transparent au savoir et manipulable à l’envie. Ce fantasme d’un sujet dont on pourrait tout connaître fait symptôme de la forclusion généralisée annoncée par Lacan dans son dernier enseignement. La psychanalyse repère les formes que prend pour chaque sujet la résistance de l’humain aux idéologies et à la rationalisation dont les dernières réformes du système judiciaire français laissent apparaître le spectre inquiétant d’une mise au pas, d’une pénalisation et de l’enfermement de tout ce qui est repérable comme imprévisible et incontrôlable. C’est qui a suscité des mouvements citoyens de résistance à l’initiative de la communauté psychanalytique, notamment la pétition pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de 3 ans.
La psychanalyse témoigne en outre de ce que ce malaise fait symptôme de l’inadéquation d’un temps sans limite, fluide, continu et ouvert, au psychisme humain dont l’économie libidinale repose sur les scansions de la demande, de sa satisfaction ou de sa frustration.
Au-delà, les psychanalystes d’orientation lacanienne ont le désir d’inscrire la psychanalyse dans la cité, dans le champ social et politique, en proposant aux spécialistes des autres disciplines des repères et des outils conceptuels issus de l’expérience clinique qui est la sienne.





















































II.TEMPORALITES PRODUITES (OU : TEMPORALITES : CONSTRUCTIONS/ PRATIQUES/ CONSTRUCTIONS)

























« Cadres subjectifs qui limitent objectivement l’expérience humaine », l’espace et le temps sont des intuitions synthétiques a priori.
La difficulté qu’a Heidegger à ne nommer aucune transcendance donne à notre existence une allure « d’acrobate, qui, sur la corde raide de la transcendance, joue l’être mais ne peut gagner que le néant » écrit Astrada.
Dans leurs articles respectifs Jean Herold Paul et Marcelo Velarde Canazares rejouent la question du temps dans des registres fort éloignés. Le premier retrace la dissension entre Newton et Kant à partir des repentirs apportés par l’Opus postumum, donc à partir d’un des termes du parcours transcendantal. Astrada, selon M.V. Canazares, retrouve via Heidegger l’inquiétude d’éternité qui fissure notre immanence. Ici encore, c’est la dernière mouture de sa pensée qui donne sens au parcours.
L’accent est mis sur le point de passage problématique entre le mécanique et l’artithmétique chez Kant, sur le point de fuite dans le mythique d’une tension entre terre et monde du côté d’Astrada. Il est frappant qu’en chacun de ces projets fondamentaux, la question de la construction conceptuelle du temps rencontre celle du monde.



Les deux montrent que, presque inévitablement, la question du temps rencontre celle du monde bien autant que celle de l’espace : le monde est le nom de ce qui
































Espace et temps transcendantaux
Critique kantienne de la cosmologie newtonienne
Jean-Hérold Paul

En situant dans sa Lettre à Christian Garve du 21 septembre 1798 le point de départ de sa philosophie dans l’Antinomie de la raison pure, c’est-à-dire dans la prétention dialectique de la raison à connaître rationnellement le monde comme totalité absolue, Kant indiquait à la fois la relation de sa « révolution copernicienne » de la philosophie avec « la philosophie naturelle» de Newton, et de manière plus subtile, la place de la question du temps et de l’espace dans sa philosophie théorique, étant entendu que la première Idée cosmologique concerne la limite du monde. Sous une forme interrogative les deux thèses qui sous-tendent l’Antithétique de la raison dialectique dans le premier conflit métaphysique de la raison pure avec elle-même s’expriment ainsi : « le monde a-t-il un commencement dans le temps et limité dans l’espace, ou n’a t-il ni commencement ni limites spatiales, mais illimité aussi bien relativement à l’espace que par rapport au temps ? » Cette question constitue le fil conducteur à partir duquel cette étude tentera de présenter la modalité du rapport de Kant à Newton qu’on saisira dans le cadre général de la problématique relative à la possibilité d’une cosmologie (pure) rationnelle. Contrairement aux études néo-kantiennes et à celles plus récentes qui considèrent généralement le rapport de Kant à Newton sur le plan de la science de la nature en général, ou de la mécanique en particulier (pour les premières), et sur le plan de la mathématique du continu (pour les secondes), on insistera sur le fait que l’idéalisme kantien dépasse une simple épistémologie de la science newtonienne qu’il n’a pas épargnée dans sa tentative somme toute révolutionnaire de limiter transcendantalement la connaissance humaine et de renvoyer la cosmologie rationnelle dans la prison de la pseudo-science. On montrera précisément que la conception kantienne du temps et de l’espace intuitifs, a priori, purs et transcendantaux, remettait en cause la conception newtonienne de l’espace et du temps absolus, vrais et mathématiques et récusait du coup ses implications métaphysiques aussi bien qu’elle repoussait toutes les tentatives métaphysiques classiques de compréhension dogmatique du monde.

Espace et temps newtoniens :
De l’héritage galiléen à la tentation dialectique

L’ « Evènement » de pensée que constitue le newtonianisme s’est constitué dans la continuité et la consolidation de deux mouvements inséparablement solidaires : la géométrisation de la physique et la physicalisation de la géométrie. Compris communément comme l’acte fondateur de la science moderne, le newtonianisme s’est nourri des grandes mutations cosmologiques et physiques portées par l’hypothèse héliocentrique de Copernic et la cinématique de Galilée qui détruisaient une fois pour toutes le règne de la physique d’Aristote et de l’astronomie de Ptolémée. Les études d’Alexandre Koyré nous montrent que deux traits distinctifs caractérisent cette rupture : la destruction du cosmos et l’infinitisation de l’Univers par la géométrisation de l’espace. Autrement dit : « a)  la destruction du monde conçu comme un monde fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel « au dessus » de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire de changement et de corruption, s’élevaient les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d’un Univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ; et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l’espace de la géométrie euclidienne- extension homogène et nécessairement infinie- désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l’espace réel de l’Univers. Ce qui, à son tour, implique le rejet par la pensée scientifique de toutes les considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l’Etre, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits ».
C’est chez Galilée (1564-1642) que l’affirmation de l’infinité de l’univers se trouvait clairement et nettement formulée suite à la résolution de la Voie lactée en une poussière d’étoiles à partir des observations qu’avait permises en 1609 sa toute nouvelle lunette. Son Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde (1632) prenait la mesure de la supériorité scientifique, mais aussi esthétique, du copernicianisme et signait l’acte de décès de l’ontocosmologie aristotélicienne et ptoléméénne. Galilée s’inspirait de la statique parménidienne, l’unique théorie physique géométrisée au tournant du XVI ème et du XVII ème siècle, pour construire la première théorie mathématisée portant sur des phénomènes liés au temps. Il démontrait contre Aristote que le mouvement est un objet physique sui generis, c’est-à-dire un état et non un processus entre un terme initial et un terme final dont l’intelligibilité dépend de la nature des corps mus. A la différence de l’idéal ontocosmologique qui avait fait dépendre le mouvement de tout corps de trois facteurs cardinaux : la composition matérielle, l’essence formelle et la finalité propre à cette essence, expliquer un mouvement pour Galilée consistait, en fait, à « découvrir les relations fondamentales caractéristiques d’un tel mouvement dans son déroulement spatio-temporel, puis déterminer les suppositions initiales, physiquement vérifiables et concernant directement le mouvement, d’où ces relations pourront ensuite être géométriquement déduites, mettant ainsi en place un système déductif capable, par simple développement, d’engendrer de nombreuses et nouvelles propositions. » Ainsi les lois du mouvement devenaient-elles celles de la physique. En désontologisant le mouvement qui devient le déplacement d’un corps par rapport à un autre (mouvement local), la géométrie euclidienne lui permettait de mesurer les rapports qui sont variables suivant les systèmes de référence. La géométrie est fonction des entités physiques et évolue dans le temps selon qu’on change de système de référence duquel dépend le tissu de relations entre les entités physiques : la géométrie de l’espace change. On est donc au cœur d’une conception relationnelle de l’espace, et aussi du temps, car selon les conclusions des travaux de Galilée sur l’isochronisme du pendule, il semble qu’on ne puisse jamais parler de temps absolu mais des rapports de temps. En résumé : chez Galilée le temps et l’espace sont relationnels et le mouvement relatif.
Or, en prenant acte de la cinématique galiléenne qu’il entendait approfondir, Newton rompait avec la longue tradition relationniste (d’Aristote à Galilée) et édifiait sa mécanique, ou mieux son Système du monde, sur une conception substantielle de l’espace, du temps et du mouvement : la géométrie de l’espace absolu et infini, en tant que référent de longueur universel, n’évolue pas dans le temps qui est lui-même universel et pur, c’est-à-dire absolu : il y a alors une horloge universelle qui permet de mesurer les rapports de temps, sensibles ou empiriques, de même qu’il y a une règle universelle qui permet de prendre toutes les mesures de l’espace.
En dépit de son substantialisme, c’est chez Newton que s’accomplissait réellement le projet d’une physique mathématique. A ce sujet, Einstein s’est permis de se poser dans Conceptions scientifiques cette question somme toute illogique : « comment ce miracle a-t-il pris naissance dans son cerveau ? » On ne peut comprendre Newton, selon Einstein, que « si on pense à lui comme à une scène sur laquelle s’est déroulée la lutte pour la vérité éternelle. Longtemps avant Newton, il y avait des esprits vigoureux qui pensaient qu’il devait être possible de donner, par des déductions purement logiques à partir d’hypothèses physiques simples, des explications concluantes de phénomènes perceptibles par nos sens. Mais Newton fut le premier à réussir à trouver une base clairement formulée, d’où il pouvait déduire un vaste champ de phénomènes, au moyen de la pensée mathématique, d’une manière logique, quantitative et en harmonie avec l’expérience. » En ce sens, les Philosophiae naturalis principia mathematica (1687) constitue le théâtre de cette lutte acharnée en vue de construire une cosmologie rationnelle. Dès la préface à la première édition des Principia apparaît la différence fondamentale qui distinguera cette nouvelle « philosophie naturelle » des tentatives métaphysiques classiques de compréhension du monde comme le cartésianisme, le leibnizianisme et le spinozisme, en dépit de sa méthode more geometrico ; toutes tentatives qui prétendaient par la seule puissance rationnelle saisir le monde dans sa totalité. La singularité newtonienne consiste en la combinaison de la méthode mathématique et la méthode expérimentale (baconienne). On verra néanmoins que le lien tissé par sa méthode est hiérarchique puisque les phénomènes physiques tels que le mouvement, la pesanteur et la force ne sont véritablement saisissables qu’à partir des apports presque exclusifs des principes mathématiques qui offrent la possibilité inédite de dépasser les témoignages des sens.
Il est important de souligner qu’en mécanique le coup de force de Newton consiste en l’unification des différentes sortes de mouvement : ce qui enterre une fois pour toute la vison ontocosmologique. La loi de la gravitation universelle qui stipule que « tous les corps s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare » soumet à une même loi les phénomènes célestes (mouvement des planètes et des comètes) et terrestres (chute des corps, mouvement des marées, aplatissement de la Terre aux pôles). Les mêmes principes et les mêmes lois s’appliquent désormais à la terre comme au ciel. Cependant, force est de constater que Newton introduit une différence ontologique entre mouvement relatif et mouvement absolu ontologiquement tributaire de celle entre espace et temps relatifs et espace et temps absolus.
Dans le Scholie consécutif aux 8 définitions placées au début du Livre I des Principia, Newton fait une remarque péremptoire : « Je viens de faire voir le sens que je donne dans cet Ouvrage à des termes qui ne sont pas communément usités. Quant à ceux de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, ils sont connus de tout le monde ; mais il faut remarquer que pour n’avoir considéré ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs. Pour les éviter, il faut distinguer le temps, l’espace, le lieu et le mouvement, en absolus et relatifs, vrais et apparents, mathématiques et vulgaires. » Cette remarque nous rappelle l’interrogation de Saint-Augustin à propos du temps dans le Livre 11 (chapitres 13 à 28) des Confessions, interrogation qu’on ne peut comprendre qu’au regard de la réflexion d’Aristote sur le temps dans le Livre IV de sa Physique et dans quelques passages de sa Métaphysique. Nous ne pouvons pas développer ici ces deux vues différentes qui sont les deux références philosophiques classiques à la base des études sur le temps. Disons tout simplement qu’alors qu’Aristote avait rapporté le temps au mouvement et en faisait sinon le nombre du mouvement du moins ce qui le rend nombrable (le temps objectif), Saint-Augustin soutenait qu’il faut détacher le temps de tout ce qui est objectif, donc du mouvement, et le rapporter à l’âme dont dépend la mesure (le temps subjectif).
Newton semble s’inscrire dans une démarche somme toute augustinienne : « le temps absolu vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, et c’est ce dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai. » C’est ainsi, poursuit-il, qu’« on distingue en astronomie le temps absolu du temps relatif par l’équation du temps. Car les jours annuels sont inégaux, quoiqu’on les prenne communément pour une mesure égale du temps ; et les Astronomes corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus exact. » Force est de comprendre alors que si la démarche newtonienne respecte la mise en garde d’Augustin, ce n’est que de manière heuristique, car même si le temps newtonien s’oppose au temps sensible et empirique il reste profondément objectif et ne suppose aucune subjectivité. De même, l’espace relatif se définit en rapport avec les choses extérieures. Il est « cette mesure ou dimension mobile de l’espace absolu, laquelle tombe sous nos sens par sa relation au corps » ; mais l’espace absolu « demeure toujours similaire et immobile », c’est-à-dire indépendante de toute mesure subjective. C’est pour cela que Newton nous demande de faire abstraction de nos sens en matières de philosophie : « il est très possible qu’il n’y ait point de mouvement parfaitement égal, qui puisse servir de mesure exacte du temps ; car tous les mouvements peuvent être accélérés et retardés, mais le temps absolu doit toujours couler de la même manière. La durée ou la persévérance des choses est donc la même, soit que les mouvements soient prompts, soit qu’ils soient lents, et elle serait encore la même, quand il n’y aurait encore aucun mouvement, ainsi il faut distinguer le temps de ses mesures sensibles, et c’est ce qu’on fait par l’équation astronomique. La nécessité de cette équation dans la détermination des phénomènes se prouve assez par l’expérience des horloges à pendule, et par les observations des éclipses des satellites de Jupiter. »
  La conception newtonienne semble se diriger principalement contre Descartes et Leibniz : le premier pense que le temps et l’espace appartiennent au monde extérieur, matériel et n’existent pas en soi et que le temps s’identifie à la mesure de la réalité de l’être créé, et le second soutient que l’espace renvoie à l’ordre de coexistence des substances monadiques. Or, pour Newton, le temps et l’espace ne sont que deux noms de la même entité objective et absolue : « l’ordre des parties de l’espace est aussi immuable que celui des parties du temps ; car si les parties de l’espace sortaient de leur lieu, ce serait, si l’on peut s’exprimer ainsi, sortir d’elles-mêmes. Les temps et les espaces n’ont pas d’autres lieux qu’eux-mêmes, et ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps quand à l’ordre de la succession : tout est dans l’espace quant à l’ordre de la situation. C’est là ce qui détermine leur essence, et il serait absurde que les lieux primordiaux se mussent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, et la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus. »
En spatialisant le temps, Newton fait exactement ce contre quoi Bergson va s’élever, c’est-à-dire l’étude du temps par des métaphores de l’espace. Il découle de cette spatialisation que : 1- Le temps est continu : il s’écoule suivant une ligne dont les points successifs sont considérés comme des instants dont chacun est repéré par sa date ; 2- Le temps est une grandeur physique mesurable sous le mode de durée. Peu importent l’unité de mesure et les outils de mesure comme les montres et les horloges. Certains phénomènes astronomiques périodiques – la rotation de la terre sur elle-même, celle de la lune autour de la terre, celle de la terre autour du soleil – constituent des horloges naturelles qui indiquent le même temps newtonien mais dans des unités différentes : la journée, la lunaison (28 jours), l’année céleste ; 3- le temps newtonien est universel : même si les unités de mesures peuvent différer le temps reste le même et valable pour le monde microscopique aussi bien que pour le monde macroscopique. 4- Même géométrisée, la ligne du temps newtonien ne se mêle nullement aux dimensions de l’espace. La géométrie de l’espace et celle du temps restent séparées : les trois dimensions de l’espace et la seule dimension du temps restent entièrement séparées ; 5- Sans être indifférente à l’orientation, la ligne du temps newtonien n’est pas à confondre avec l’idée d’une flèche temporelle : la physique newtonienne ne prend pas en compte la notion de l’irréversibilité, elle néglige la flèche du temps car elle est invariante par renversement du temps. Cela ne veut pas dire que le temps puisse s’écouler du futur vers le passé. Mais si un mouvement est conforme aux lois de cette dynamique, le mouvement opposé le sera pareillement. Ce qui implique une symétrie temporelle ; 6- Etant universel, le temps newtonien est cosmique, c’est-à-dire, il concerne chacun de nous tout aussi bien que l’univers dans son ensemble et permettrait de parler d’évolution. Par contre, l’univers newtonien est statique, sans évolution et toujours identique à lui-même. Il n’y a aucune histoire cosmique. Ainsi l’universalité du temps reste sans utilité à l’échelle cosmique.
La conception newtonienne du temps et de l’espace est représentative de son projet cosmologique général et participe, on le verra, de ce que Kant appelle une « illusion dialectique », car tout en avouant qu’ « il est difficile de connaître les mouvements vrais de chaque corps, et de les distinguer actuellement des mouvements apparents, parce que les parties de l’espace immobile dans lesquelles s’exécutent les mouvements vrais, ne tombent pas sous nos sens », il se donnait pour tâche principale de faire « voir plus amplement dans la suite comment les mouvements vrais peuvent se connaître par leurs causes, leurs effets, et leurs différences apparentes, et comment on peut connaître au contraire par les mouvements vrais ou apparents leurs causes et leurs effets … »
Dans les Questions 21 et 22 de l’Optique, et le Scholie général du Livre III des Principia, il expose sa pensée sur le but et la fin de la philosophie et développe sa conception générale du monde qu’il rapporte à Dieu dont l’espace absolu et le temps absolu constituent le cadre général de l’agir. Sur la base des forces d’attraction de la gravité, du magnétisme, et de l’électricité qui sont indispensables pour expliquer l’existence des corps, il repousse la possibilité d’un modèle purement matériel de la nature. Le mécanisme pur est pour ainsi dire à nier puisque les forces sont de l’énergie non mécanique, immatérielle et même spirituelle ; or elles sont des éléments fondamentaux de la nature sans lesquels il n’y aurait point de nature car il n’y aurait ni cohésion, ni unité, ni mouvement. En ce sens, la nature se revêt d’une double structure matérielle et immatérielle, et l’étude des phénomènes matériels implique qu’il y a une Première Cause dont l’action constante tient le monde durablement dans l’être. Par conséquent, le monde est le résultat d’un choix conscient et intelligent, celui du Dieu omniscient et omnipotent : la loi de l’attraction universelle selon laquelle les corps s’attirent en proportion inverse du carré de la distance, loi réelle du monde, a été adoptée par Dieu.
Le Dieu newtonien, soutient A. Koyré, s’identifie à celui de la Bible, mais il n’est manifestement pas au dessus du temps et de l’espace. Newton soutient « Il n’est pas l’éternité ni l’infinité, mais il est éternel et infini, il n’est pas la durée, ni l’espace, mais il dure et il est présent ; il dure toujours et il est présent partout ; il est existant toujours et en tout lieu, il constitue l’espace et la durée. » Il poursuit : « Tout est mû et contenu en lui, mais sans aucune action des autres être sur lui. » En définitive, on comprend bien que le temps absolu et l’espace absolu sont des attributs de Dieu dont « l’éternité est sempiternelle durée et l’omniprésence étendue infinie ». Bien qu’à la toute fin des Principia Newton fasse valoir une méthode somme toute expérimentale : « dans cette philosophie, on tire les propositions des phénomènes, et on les rend ensuite générales par induction. C’est ainsi que l’impénétrabilité, la mobilité, la force des corps, les lois du mouvement, et celles de la gravité ont été connues. Et il suffit que la gravité existe, qu’elle agisse selon les lois que nous avons exposées, et qu’elle puisse expliquer tous les mouvements des corps célestes et ceux de la mer », elle conduit pourtant directement à un « esprit universel ». La cosmologie newtonienne se fonde en dernier ressort sur Dieu qui garantit la gravitation universelle et dont l’infinité se manifeste nécessairement à travers l’absoluité du temps et de l’espace.

Espace et temps kantiens :
Finitude et connaissance humaines

La postérité scientifique et philosophique voit en Newton la manifestation de la puissance de la raison. Les Lumières trouvaient dans sa mécanique le socle véritable, réel et positif sur lequel ils ont fondé leur idéal de progrès. Dans cette même perspective, Kant dont la préoccupation théorique est, entre autres, éminemment cosmologique, en saisissait la portée et se proposait d’en trouver les conditions transcendantales de possibilité. La révolution copernicienne de la philosophie qu’il entendait engager emprunte chez Newton l’idée que « l’élaboration mathématique des concepts nécessaires à la construction d’une physique ne relève en aucun cas, en tant que telle, les choses elles-mêmes, mais seulement la manière dont nous devons nous représenter les choses afin de construire une science de la nature. » Puis qu’il excluait la question de fait, quid facti, et axait son enquête gnoséologique sur la question de droit, quid juris, en se demandant « comment la science newtonienne est-elle possible ? », certains le considèrent comme un « philosophe newtonien » et perdent de vue, ou mieux, passent sous silence ce qui le sépare de Newton. Or, comprendre le rapport de Kant à Newton suppose qu’on sorte du cadre restreint de la Critique de la raison pure qu’il faut intégrer dans une étude générale attentive à ses oeuvres proprement physiques ou scientifiques dont les Pensées sur la véritable évaluation des forces vives (1747) et l’Opus postumum offrent les jalons historiques et épistémologiques.
Si cette question critique : « le monde a-t-il un commencement dans le temps et limité dans l’espace, ou n’a t-il ni commencement ni limites spatiales, mais illimité aussi bien relativement à l’espace que par rapport au temps ? » visait généralement l’idéalisme et l’empirisme, elle convoquait plus particulièrement Newton devant ce que Kant nomme le « Gerichtshoft der Vernunft » - le tribunal de la raison. Elle correspond à une question générale : une cosmologie rationnelle est-elle possible, c’est-à-dire une connaissance rationnelle des choses en soi et du monde dans sa totalité est-elle possible ? La réponse kantienne à cette épineuse question est compréhensible à condition qu’on l’intègre dans une problématique encore plus générale : Quelles sont les conditions de possibilité de la connaissance humaine finie ?
Nous ne sommes pas en mesure dans cette étude de développer en détail le fil conducteur historique de la conception kantienne eu égard à la question du monde. Soulignons que le monde dont héritait Kant est le monde copernicien, homogène et infini, désenchanté mais idéalisé par les mathématiques galiléenne et newtonienne. Unifié par les lois de Kepler, et investi par la physique mathématique de Newton, « il est conçu comme une machine dont les mouvements ne dépendent que du mode de connexions de ses parties. » En son temps, Le débat cosmologique est nourri précisément par les controverses entre le leibnizianisme et le newtonianisme concernant le problème de l’unification et la communication des substances du monde : est-ce harmonie préétablie ou gravitation universelle ? La pensée cosmologique kantienne s’est forgée à travers les tensions fortes entre la rénovation wolffienne du leibnizianisme basée sur un nouveau mode de connexion et d’interaction physique, nexus rerum, et la cosmologie newtonienne. Il est ainsi possible de relever 3 moments dans la pensée cosmologique kantienne : 1- Du point de départ dans les Pensées sur la véritable évaluation des forces vives de 1747 en passant par la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique et Histoire de la nature et théorie du ciel(1755) jusqu’à Du Premier fondement de la différence des régions dans l’espace (1768),  ; 2- Du tournant de la Dissertation de 1770 à la Critique de la raison pure (1781, 1787) et les Prolégomènes de toute métaphysique future qui pourra se présentée comme science (1783) ; 3- Des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1786) à l’Opus postumum.
Le premier moment est métaphysique et marqué fortement par l’influence de Leibniz, surtout de Wolff, même si Kant tentait d’exclure la mainmise immédiate de Dieu en mobilisant fortement certains éléments newtoniens. Ainsi parvenait-il à considérer l’attraction comme une propriété essentielle des choses afin de préserver l’autonomie mécanique de la nature. Par contre, la Dissertation de 1770 introduit une rupture et rejette l’attraction newtonienne sans rejeter la notion de connexion : cette rupture est celle du monde sensible et du monde intelligible, ou du moins celle entre deux manières essentiellement différentes de concevoir le monde selon qu’il s’agit de notre faculté intuitive (sensible) ou de notre faculté intellectuelle. Le sous-titre de la Dissertation de 1770 est à ce sujet certainement significatif : « De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis ». Contre Leibniz et Wolff qui prétendent que les vérités de fait sont résorbées dans les vérités de raison, et soutiennent que le monde intelligible est le principe du monde sensible, Kant affirme que les deux mondes ont des principes exclusivement différents : d’une part, le principe de la forme du monde sensible contient la raison universelle de toutes choses considérées comme phénomènes, c’est-à-dire relativement à la sensibilité humaine ; et d’autre part le principe de la forme du monde intelligible est celui par lequel sont liées toutes choses, telles qu’elles existent en soi, et non telles qu’elles se présentent à nous.
L’effort de Kant porte prioritairement sur le monde sensible. Bien qu’il n’y parvienne pas encore à rejeter totalement la possibilité d’une connaissance intelligible, mais par le fait qu’il y soutienne contre la longue tradition idéaliste dogmatique que le sensible n’est pas ce qui est connu confusément, et qu’il y mène ses attaques au nom de la vérité indubitable des phénomènes, la Dissertation de 1770 dans sa « continuité distante » avec l’Esthétique transcendantale présente un concept révolutionnaire de la sensibilité humaine, ou mieux, de sa finitude dont l’espace et le temps constituent les limites. En tant qu’intuition humaine finie, l’espace et le temps constituent, selon Kant, les cadres sensibles et subjectifs, constitutifs de manière transcendantale de la connaissance. Ce qui lui permet de rejeter par la même occasion les thèses leibnizienne : l’espace et le temps sont des accidents, et newtonienne : l’espace et le temps sont des absolus.
La subjectivité humaine a deux niveaux différents par lesquels elle construit la connaissance scientifique : spontanéité et réceptivité qui correspondent à deux facultés : entendement et sensibilité. En tant qu’êtres finis pensants, nous ne pouvons créer nos objets de connaissance, mais nous les constituons par rapport au monde. Ainsi, la sensibilité est-elle la réceptivité du sujet par laquelle uniquement les choses sont données. Elle définit l’intuition humaine qui est sensible et non intellectuelle. Certes, les sens constituent la manière humaine d’être affecté par les choses du monde, mais l’intuition empirique dépend de l’intuition pure du temps et de l’espace. Ces derniers n’appartiennent pas à la matière, mais sont les formes sensibles a priori, c’est-à-dire des cadres subjectifs sensibles. Ainsi sont-ils subjectifs, intuitifs et purs. Ils ne sont ni des concepts abstraits ni des choses en soi, mais des représentations a priori nécessaires. L’Exposition métaphysique (metaphysische Erörterung) démontre que l’espace et le temps ne sont pas des concepts empiriques tirés d’impressions extérieures qui supposent qu’il y ait du temps et de l’espace sans lesquels on ne puisse parler ni d’extériorité ni de succession. Ils sont nécessaires, universels et purs, car ils interviennent à la base de toutes les intuitions, externes (l`espace) et, indistinctement (le temps) : on peut se représenter un espace et un temps vides mais nullement une représentation qui ne soit ni spatiale ni temporelle. Sur cette nécessite a priori se fonde aussi la possibilité de principes apodictiques à propos des rapports temporels ou d`axiomes du temps en général - anticipation de l`Exposition transcendantale (transzendantale Erörterung) : si l`espace et le temps n`étaient pas a priori, la géométrie, pour l`espace, et la cinématique, pour le temps, ne pourraient pas être des sciences a priori, mais elles seraient des sciences expérimentales. En outre, les totalités que sont l’espace et le temps sont continues, c’est-à-dire contrairement aux concepts abstraits elles préexistent aux parties dont chacune ne puisse se représenter que dans la continuité du tout ; ces totalités sont également des grandeurs infinies données : ce qui signifie que toute grandeur temporelle déterminée, toute détermination spatiale ne sont possibles que par des limitations imposées par un temps et un espace uniques qui jouent le rôle de fondement.
Il n’y a pas qu’intuitivité, apriorité et nécessité qui soient consubstantielles au temps et à l’espace en tant que structures subjectives réceptrices a priori. Ils sont par ailleurs, dans le vocabulaire kantien, transcendantaux, ce qui veut dire qu’ils ont une fonction idéale et objective dans la mesure où ils acquièrent une certaine dignité scientifique : Kant reconnaît à l’intuitif, tel qu’il s’applique au temps et à l’espace, d’être un a priori, ce qui veut dire qu’il est un procédé scientifique, ou mieux qu’il participe à la constitution de la science en tant que telle. A défaut d’attribuer au temps et à l’espace cette nature d’intuition a priori, la synthèse a priori est impossible, du coup le fondement, ou si l’on préfère la fondation des sciences s’écroule : l’a priori sensible a en conséquence une valeur objective, sans cela l’objectivité scientifique ne serait possible.
Soulignons que la connaissance, selon Kant, résulte d’une synthèse de l’intuition et du concept, tous deux indispensables, car sans matière la connaissance serait vide et sans forme elle serait aveugle. La synthèse a priori qui constitue la connaissance suppose une sortie hors du concept sujet, rendue possible par l’a priori sensible : notre « faculté percepto-sensorielle » est constitutive des sciences mathématiques et physiques de la nature. Des mathématiques d’abord, et s’ensuit tout le reste s’il est vrai que ces dernières sont au fondement, en tant que propédeutiques, de la science en général. Le cadre de cette étude étant très restreint, il nous est impossible de présenter de fond en comble la relation d’inséparabilité qui existe entre les différentes sciences constitutives des mathématiques et les formes a priori de la sensibilité. En général, les mathématiques sont conçues par Kant comme les sciences qui construisent leurs concepts : construction qui implique l’intuition pure du temps et de l’espace en tant que fondement. Dans l’économie du criticisme les mathématiques renvoient à la Géométrie, la Mécanique et l’Arithmétique. Toutefois, Louis Couturat décèle un point particulièrement flottant quant au rapport tissé par la pensée kantienne entre ces différentes disciplines et les intuitifs a priori  car, selon ce dernier, il n’y existe « qu’un point fixe : c’est la correspondance de la Géométrie à l’espace. Mais Kant hésite sur la science dont le temps est le fondement. Celle-ci est tantôt l’Arithmétique, conformément à la théorie du schématisme, et tantôt la Mécanique, conformément au bon sens. Mais bientôt Kant s’aperçoit que la Mécanique repose sur l’espace aussi bien que sur le temps, ou bien qu’elle implique une donnée empirique (la matière, sujet du mouvement), et alors il revient sur la conception de l’Arithmétique comme science pure du temps, bien qu’elle ne le satisfasse pas ».
Par contre, on distingue deux niveaux différents au sein de la philosophie kantienne des mathématiques. D’une part, une doctrine plus vaste mais aussi plus vague que Jaakko Hintikka qualifie de théorie préliminaire qui « trouve sa source la plus importante dans la discussion kantienne de « la raison pure dans son emploi dogmatique ». Discussion qui apparaît dans la Methodenlehre, dans les remarques concernant les mathématiques dans l’introduction de la première Critique, dans les sections 6 à 8 des Prolégomènes, et dans les essais pré-critiques de l’année 1764 ». D’autre part, la plus connue et admise : la théorie « complète » qui « se trouve principalement dans l’Esthétique transcendantale, dans la Dissertation et dans les sections 9 à 13 des Prolégomènes comme d’ailleurs dans certaines parties de l’Analytique transcendantale ». Selon Hintikka la première théorie forme les prémisses de la seconde. Ce qui les différencie principalement, c’est que dans celle-là on ne présuppose aucune relation entre les intuitions et la sensibilité, tandis que dans celle-ci on essaie d’établir que toutes les intuitions sont sensibles. Et sachant que l’une des notions centrales de la philosophie des mathématiques chez Kant est celle de construction, disons tout simplement que dans la théorie préliminaire, « les constructions peuvent être purement symboliques, alors que dans la théorie « complète », Kant s’efforce de les réduire à de l’instantiel. Car si l’on en croit la théorie kantienne complète, nous pouvons, comme Charlie Dunbar Broad, affirmer que : « Chacun de nous possède une intuition dépendante de notre esprit et qui nous permet de construire une imagination, sans recourir à l’expérience sensible, et ce quelle que soit la figure que l’on choisisse de définir ».
Soutenir que toutes nos intuitions sont subjectives à l’origine, et plus particulièrement, qu’elles sont dues à la structure de notre sensibilité, sert à résoudre donc certaines difficultés que soulève la théorie préliminaire des mathématiques. Comment la mathématique pure est-elle possible ? C’est une question capitale aux yeux de Kant qui en fait le constat d’ « une certitude apodictique, c’est-à-dire d’une nécessité absolue ». Extension admirable et promesse d’un développement illimité dans l’avenir sont autant de marques qui prouvent et assurent la scientificité des mathématiques qui ne reposent « sur aucun principe d’expérience » en ce sens qu’elles sont « un pur produit de la raison, au surplus entièrement synthétique ». En effet, « comment est-il donc possible que la raison humaine parvienne à constituer complètement a priori une telle connaissance » ? L’intuition, nous dit Kant, est « la condition première et suprême de sa possibilité » : « …toute connaissance mathématique présente ceci comme particularité qui lui est propre : qu’elle commence par présenter son concept dans l’intuition et même a priori, donc dans une intuition qui n’est pas empirique, mais pure ». Et il ajoute : « faute de ce moyen, elle est incapable de faire un pas ; aussi ses jugements sont-ils toujours intuitifs, au lieu que la philosophie doit se contenter de jugements discursifs, à partir de simples concepts… »
Comme « c’est seulement la forme de l’intuition sensible qui nous permet d’intuitionner a priori les choses » et de connaître les objets tels qu’ils nous apparaissent ou qu’ils peuvent apparaître à travers notre dispositif sensoriel, la construction mathématique se fait suivant les cadres formels que lui procure la sensibilité. Ainsi Kant soutient-il à juste titre que « l’espace et le temps sont les intuitions sur lesquelles la mathématique pure fonde toutes ses connaissances et tous ces jugements, qui se présentent à la fois comme apodictiques et nécessaires ; car il faut que la mathématique commence par présenter ses concepts dans l’intuition et la mathématique pure doit les présenter dans l’intuition pure ; c’est-à-dire qu’il faut qu’elle les construise dans l’intuition, sans laquelle ( puis qu’elle ne peut procéder que synthétiquement et non analytiquement, c’est-à-dire par analyse de concepts ) il lui est impossible de faire un pas : c’est le cas tant que lui fait défaut l’intuition pure en laquelle seule peut être donnée la matière pour des jugements synthétiques a priori ». Ce sont donc l’espace et le temps qui permettent respectivement à la géométrie et l’arithmétique de se constituer comme sciences a priori et non expérimentales.
Concernant les synthèses a priori des sciences de la nature, trois moments déterminent l’adéquation entre sensibilité et entendement : l’objectivité est alors différenciée mais une. La question de l’adéquation se formule ainsi : « comment les catégories de l’entendement unifient-elles et synthétisent-elles les données de l’intuition ? », ou mieux, étant hétérogènes, par quels procédés intuition et concept s’unissent-ils dans la synthèse scientifique (Analytique des concepts)? Les trois actes d’unification, la synthèse catégoriale, la schématisation et l’ordre des principes, sont fondés particulièrement sur le temps, et aussi sur l’espace. La synthèse catégoriale repose sur l’unité et l’identité du sujet, dans le temps, en tant que conscience possible d’objets : les règles pures de la pensée discursive sont universelles, c’est-à-dire maintenues identiques dans le temps qui est lui-même le lieu de la synthèse primordiale. Même si la méthode de démonstration de la validité objective des catégories de l’entendement s’est modifiée dans l’édition de 1787 de la Kritik der reinen Vernunft, mais les trois fameuses synthèses : celle de l’appréhension dans l’intuition, celle de la reproduction dans l’imagination et celle de la récognition dans le concept, montrent bien la fonction indispensable du temps pur, universel et nécessaire dont la synthèse catégoriale dans une certaine mesure dépend. La conclusion de l’Analytique des concepts attire notre attention sur le fait que les concepts de l’entendement ne sont objectivement valides que dans le temps et l’espace.
Le coup de force de Kant se situe dans la doctrine du schématisme. Essayons de présenter simplement quelque chose de très compliqué. La question étant : comment la catégorie (concept pur) rencontre-t-elle, subsume-t-elle l’intuition empirique ? Puisque les règles catégoriales sont les conditions générales données dans les concepts de l’entendement, il est nécessaire que ce soit indiqué « le cas a priori pour lequel la règle doit être appliquée ». Kant répond que cela se fait premièrement dans le schématisme du temps (Analytique des principes). Quand une catégorie se présente dans le temps, se temporalise en quelque sorte, il devient un schème. Ce dernier dissout ainsi, ou mieux, neutralise l’hétérogénéité du concept et de l’intuition empirique. Mais, pourquoi le temps ?
Kant écrit : « Dans toutes les subsomptions d’un objet sous un concept, la représentation du premier doit être homogène à la seconde, c’est-à-dire que le concept doit contenir ce qui est représenté dans l’objet à subsumer sous lui – car tel est ce que signifie précisément l’expression : un objet est contenu sous un concept ». L’on voit alors que c’est l’homogénéité qui constitue la norme de la subsomption : « Ainsi le concept empirique d’assiette a-t-il une dimension d’homogénéité avec le concept géométrique pur d’un cercle… » La catégorie et l’intuition étant hétérogènes, il est requis, à cet effet, un troisième terme, intermédiaire, « qui doit entretenir une relation d’homogénéité d’un côté avec la catégorie, de l’autre avec le phénomène, et rendre possible l’application de celle-là à celui-ci. Cette représentation médiatisante doit être pure (dépourvu de tout élément empirique) et cependant d’un côté intellectuel, de l’autre sensible. Tel est le schème transcendantal ». On comprend alors que cette représentation médiatisante n’est autre que le temps pur, en ce sens qu’il est le sens interne universel. Elle ne peut pas être l’espace car tous les phénomènes, internes et externes, sont temporels mais les phénomènes internes ne sont pas spatiaux. Le temps est homogène à l’intuition empirique dont il est la forme ; il l’est aussi au concept parce qu’il est a priori, pur et universel.
Il convient de distinguer le schème transcendantal des schèmes empirique et mathématique. Le « schème transcendantal » intervient à propos de la « synthèse pure », qui est la forme constitutive de toute connaissance objective et qui est représentée dans le « concept intellectuel pur » ou catégorie. Il ne se confond pas avec la catégorie : Kant ne parle pas du « schème ou concept pur », mais du schème d’un concept pur » ; en effet, alors que la catégorie est la représentation intellectuelle de l’unité du composé, le schème est « le composé a priori de l’intuition » ; c’est pourquoi il n’a pas pour origine l’entendement, mais l’imagination : il est son « produit transcendantal », c’est elle qui « le trace ». C’est un mode de synthèse du divers, « un procédé de l’imagination ».
En définitive, la vraie nature du schème transcendantal est un rapport de temps. Alexis Philonenko saisit bien la signification transcendantale du schématisme : « les catégories sont les expressions de la pensée (les essences formelles) qui est pensée de ce qui est ; or cette pensée ne peut s’accomplir en soi, mais aussi pour elle-même (devenir pour elle-même pensable) qu’en se schématisant, en se remplissant, en se réalisant dans le temps et, à travers celui-ci, l’espace : donc la métaphysique (connaissance de ce qui est) n’est possible comme science que comme une physique et ainsi le schématisme rend possible l’application de la mathématique pure (les formes de l’intuition) aux phénomènes subsumés sous les catégories ». La pensée se remplit aussi dans l’espace, comme nous le montre l’ordre des Principes comme « théorie de la médiation par laquelle les catégories fournissent les principes des sciences du réel objectif ». C’est ce qui permet à Kant de lever tout soupçon de subjectivisme vide puisqu’il montre que « les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont en même temps conditions de la possibilité des objets de l’expérience, et elles ont pour cette raison une validité objective dans un jugement synthétique a priori ». Les principes nous indiquent les lois de la nature qui sous-tendent l’expérience : c’est par les principes que les phénomènes se constituent en objet : les catégories en tant que conditions de possibilité purement intellectuelles doivent d’abord se temporaliser pour être représentables, c’est-à-dire se transformer en schèmes, et ceux-ci doivent à leur tour s’appliquer à l’espace sous forme de principes pour pouvoir rejoindre les phénomènes. Par ces principes, Kant montre comment s’effectue le passage de la mathématique à la physique, et explicite ainsi la physique en sa possibilité a priori : « comment se fait une spécification des catégories en déterminations réelles, qui soit une transformation des intuitions empiriques en réalités déterminées » ? Autrement dit, comment s’effectue la détermination objective de l’intuition empirique ? « Il s’agit du simple fait que, lorsque le divers empirique est pensé, analysé et unifié au moyen des principes constitutifs de toute détermination objective, il est pour la conscience un terme objectivement défini, alors qu’il ne l’est pas, tant qu’il est perçu ou même pensé, analysé et unifié sans les principes ». Deux principes sont mathématiques, d’une part les Axiomes de l’intuition : toutes les intuitions sont des grandeurs intensives, et de l’autre les Anticipations de la perception : dans tous les phénomènes, le réel, qui est un objet de la sensation possède une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré. Deux autres principes sont dynamiques : d’une part les Analogies de l’expérience : l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions. Selon que les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité, il existe trois analogies : principe de permanence de la substance, principe de succession chronologique suivant la loi de causalité et le principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté. Enfin, les Postulats de la pensée empirique en général constituent le dernier principe qui définit les ordres de possibilité, de réalité et de nécessité.

Espace et temps idéaux :
Critique de l’illusion dogmatique

Il en résulte que l’espace et le temps transcendantaux sont des structures subjectives dont dépend la connaissance objective. Le fameux texte de la Réfutation de l’idéalisme nous permet de comprendre l’idéalisme transcendantal relativement à l’espace et à la question de l’existence des choses hors de nous. Contrairement à l’idéalisme problématique de Descartes et à l’idéalisme dogmatique de Berkeley qui prétendent que « l’existence des choses dans l’espace hors de nous, soit simplement douteuse et indémontrable, soit fausse et impossible », l’idéalisme kantien soutient que les choses existent hors de nous et nous les appréhendons dans l’intuition du temps et de l’espace. L’espace et les choses ne sont pas des fictions, car « la simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence prouve l’existence des objets dans l’espace hors de moi ». Espace et temps définissent les cadres subjectifs et limitent objectivement l’expérience humaine. Pour cela, notre connaissance est dite finie, parce que souscrite à l’intuition finie qui suppose que quelque chose s’annonce, surgisse et se donne. Elle est soumise à l’écho du « sensatum ».  A la doctrine du temps-substance, Kant objecte en effet l’absurdité qu’il y aurait à attribuer une existence à un temps vide d’objets et à celle du temps-accident, qu’un temps de cette nature ne pourrait être intuitionné a priori, être connu par des propositions synthétiques a priori.  Le temps-substance est incompatible avec l’intuition a priori du temps et l’existence de propositions synthétiques a priori portant sur lui, car le temps a priori n’a aucun rapport avec la chose en soi.
Par conséquent, la question relative à la limite du monde dans le temps et l’espace est basée, selon Kant, sur le mépris de l’expérience. En vertu des limites transcendantales de la connaissance, « il découle irréfutablement que les concepts purs de l’entendement ne peuvent jamais être d’un usage transcendant, mais toujours simplement d’un usage empirique, et que les principes de l’entendement pur ne peuvent être rapportés à des objets des sens que relativement aux conditions générales d’une expérience possible, mais jamais à des choses prises absolument (sans qu’entre en compte la manière dont nous pouvons les intuitionner. »  Cette dernière question est la manifestation illusoire de la raison dialectique en quête de l’inconditionné. Sans se soucier d’un concept d’objet en général, la raison dogmatique se met à se prononcer de manière hyperbolique sur toutes les régions de l’être en repoussant les bornes de l’expérience et en ordonnant même de les transgresser. Ainsi parvient-elle à fabriquer de pseudo-objets par la synthèse du conditionné.
De la nécessité de « chercher un inconditionné, premièrement, de la synthèse catégorique dans un sujet, deuxièmement, de la synthèse hypothétique des membres d’une série, troisièmement, de la synthèse disjonctive des parties dans un système », la raison produit 3 Idées transcendantales « dont la première contient l’absolue ( inconditionnée) unité du sujet pensant ; la deuxième, l’absolue unité de la série des conditions du phénomène ; la troisième, l’absolue unité de la condition de tous les objets de la pensée en général. » Ces Idées sont respectivement l’Idée de l’âme, l’Idée de monde et l’Idée de Dieu. En appliquant dans des raisonnements dialectiques les catégories pures (unité, réalité, existence, causalité, substance) à ces pseudo-objets, on commet ce que Kant appelle une « amphibologie », c’est-à-dire qu’on confond l’objet pur de l’entendement avec le phénomène et on érige un système intellectuel (psychologie, cosmologie, et théologie rationnelles) pour avoir cru connaître la nature intérieure des choses.
Les raisonnements dialectiques relatifs au monde correspondent à une Antinomie, c’est-à-dire à « un conflit interne à la raison » qui affirme conjointement une thèse et son antithèse. Ce qui explique la querelle entre dogmatisme et empirisme sceptique.
Selon l’ordre des Idées transcendantales on a quatre conflits. Le premier conflit concerne la question de limite : d’un côté, on soutient que le monde est fini, c’est-à-dire qu’il commence dans le temps et se limite dans l’espace ; de l’autre, on soutient la thèse exactement contraire, savoir que le monde est infini, c’est –à-dire qu’il « n’a ni commencement ni limites spatiales… » Le deuxième conflit s’articule autour de la question du simple : on a comme thèse qu’il « n’existe partout que le simple et ce qui en est composé. » Comme antithèse, on admet qu’il « n’existe nulle part rien qui soit simple dans le monde. » Le troisième conflit prend pour thème : la causalité. D’une part, outre la causalité selon les lois de la nature, on reconnaît une causalité par liberté, de l’autre, on postule qu’il « n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive uniquement selon les lois de la nature. » Enfin, le dernier conflit porte sur la question d’ « un être absolument nécessaire. » On le reconnaît, d’un côté, comme instance du monde, comme sa partie ou sa cause ; de l’autre, on lui refuse toute consistance existentielle et dans le monde et hors du monde.
Kant rejette la thèse et l’antithèse du premier conflit. Elles sont toutes deux fausses, car « supposons en effet que vous acceptiez ceci : … le monde n’a pas de commencement : dans ce cas, il est trop grand pour votre concept ; car celui-ci, qui consiste en une régression successive, ne peut jamais atteindre toute l’éternité qui s’est écoulée. Posez qu’il a un commencement : il est cette fois trop petit pour votre concept de l’entendement dans la régression empirique qui est nécessaire. Car, étant donné que le commencement suppose toujours encore un temps qui précède, il n’est pas encore inconditionné, et la loi de l’usage empirique de l’entendement vous prescrit de vous interroger encore sur une condition de temps supérieure : le monde est par conséquent, à l’évidence, trop petit pour cette loi.
« De même en est-il de la double réponse apportée à la question qui porte sur la grandeur du monde relativement à l’espace. Car s’il est infini et illimité, il est trop grand pour tout concept empirique possible. S’il est fini et limité, vous êtes légitimé à demander encore ce qui détermine cette limite. L’espace vide n’est pas un corrélat des choses qui posséderait en lui-même sa consistance, et il ne peut être une condition à laquelle vous arrêter, encore bien moins une condition empirique qui constituerait une partie de l’expérience possible (car qui peut avoir une expérience du vide absolu ?). Or, pour la totalité absolue de la synthèse empirique, il est toujours requis que l’inconditionné soit un concept issu de l’expérience. Donc un monde limité est trop petit pour votre concept. »




L’anxiété d’être et la finitude d’exister
dans Temporalidad, de Carlos Astrada

Marcelo Velarde Cañazares



Introduction : Temps historique et défi philosophique en Argentine

En entraînant la conscience de la temporalité de soi-même, la question du désir d’éternité renvoie souvent à la question éternelle du sens historique du temps, y compris parfois la dimension fictionnelle des mythes. C’est le cas chez Carlos Astrada (1894-1970), le philosophe ‘existentialiste’ le plus polémique de l’Argentine, bien que non moins reconnu par tous les spécialistes des idées latino-américaines, malgré la méconnaissance où il reste pour la plupart des philosophes actuels de son propre pays. Cependant, si le sens de l’histoire et même le désir d’éternité ne sauraient être pensés qu’à partir justement de la propre condition, quelles sont les traits que les questions susdites pouvaient acquérir dans la pensée d’un philosophe argentin du vingtième siècle ? Peut-être on en a déjà un premier signe justement dans cette ‘autre histoire’ – celle des idées – qui nous mène à noter qu’il s’agit d’un penseur aussi remarquable qu’oublié. Car l’évolution de la question de la temporalité chez Astrada, toujours traversée par la conscience de la situation existentielle en tant que condition inéluctable de toute praxis historique et de la pensée philosophique elle-même, peut être vue à la fois comme l’évolution la plus significative d’un défi singulier : devenir un véritable philosophe en Argentine.
Dans l’intention de présenter notre sujet spécifique, il nous suffira d’indiquer certaines pistes sur ce lien problématique entre l’histoire et la philosophie en Argentine. Notamment chez Astrada, ce lien semble assez explicit, compte tenu que dans son premier livre, El juego existencial (Le jeu existentiel), il soutenait déjà que c’est dans la pensée d’un philosophe où « les forces historiques latents de l’époque, en luttant pour une décision vital, montent vers la clarté pleine ». Sauf qu’il ne parlait pas de l’Argentine, et c’est en fait éloquent que dans l’introduction de ce livre-là il ait eu besoin de justifier l’audace de se mettre à philosopher comme une aventure plutôt personnelle et risquée. En outre, c’était encore très répandue la vision intellectuelle selon laquelle une véritable histoire ne saurait avoir lieu dans l’Amérique Latine, ou pas encore, à cause de sa présumée barbarie naturelle. Mais plus particulièrement, qu’est-ce que voulait dire donc « forces historiques » dans un pays presque sans tradition philosophique et beaucoup plus connu par sa Pampa et son tango ? En 1933, et bien qu’il cherchera de plus en plus une sorte de conciliation mythique justement entre la nature et l’histoire, Astrada semblait suggérer plutôt que les conditions historiques pour une philosophie digne de son nom n’étaient pas encore données en Argentine. Une quinzaine d’ans après, paradoxalement tandis que l’existentialisme français posait la provocation de concevoir l’homme comme une « passion inutile » et d’accepter que la philosophie ne saurait être qu’une sagesse échouée, Astrada croyait avoir l’occasion d’essayer la mise en œuvre de sa thèse, par suite de l’irruption du péronisme. Cela fut en effet l’époque de sa tentative de devenir non seulement un vrai philosophe mais philosophe d’Etat ; ce que lui ferait point des polémiques voire des moqueries d’un champ intellectuel maîtrisé par des écrivains opposants pour la plupart, y compris Jorge L. Borges. Finalement Astrada accuserait Perón de trahison au destin historique du peuple argentin, sans que son virage dialectique lui remportât assez de disciples. Et bien que de fait il y ait eu et qu’il y ait des philosophes argentins, la question des enjeux entre l’histoire et la philosophie argentine resterait par contre ouverte, compte tenu par exemple de l’éloge post-mortem que le bien connu écrivain Ricardo Piglia a fait d’Astrada dans un roman où on peut lire qu’il aurait été « le seul véritable philosophe que ce pays a produit dans toute son histoire ».
Or, il faudrait avertir que dans cet exposé, centré notamment sur Temporalidad, un livre où Astrada réunit des textes écrits entre 1918 et 1943, on ne fera qu’une approche de la période plutôt intimiste de sa pensée ; laquelle deviendra vers une tournure tellurique et populiste à l’époque du premier gouvernement péroniste, pour prendre finalement un biais marxiste. Tout au long de cette évolution, Astrada s’est battu pour se rendre à l’universalité de la philosophie et rester fidèle à la propre condition à la fois. Mais bien que celle-ci fuisse pensée d’abord et surtout sur le plan individuel, en accueillant en plus une forte influence européenne, la tension entre l’universel et la condition existentielle s’exprime déjà à la période de Temporalidad comme une tension entre le désir d’éternité et le malheur de se trouver lancé au temps.
Les textes de Temporalidad, écrits tous « sous le signe du Fugit Tempus » (7), ainsi que quelques autres pages astradiennes de la même période, permettent de voir l’exploration de cette polarité entre, d’un côté, l’anxiété d’être en tant qu’aspiration spirituelle vers l’éternité, l’idéalité et la plénitude, et de l’autre côte, l’expérience et la conscience de la finitude d’exister, de sa contingence et de sa fugacité. En plus, ce jeu entre l’éternité et le temps se laisse voir comme le jeu entre la fiction et la réalité aussi. Il s’agit néanmoins de montrer comment la pensée d’Astrada, qui part des antinomies tragiques, évolue vers la conciliation entre les deux pôles, en traversant dramatiquement l’aspiration morale, la contemplation de la beauté, la prétention de valeurs objectives et la soif ontologique du poète, jusqu’à l’exaltation mystique de la terre. Cette vision poétique de la terre, point d’arrivée de Temporalidad, donne finalement au philosophe les clés pour entrevoir le sens historique de la tension entre l’éternité et le temps ; ce que lui permettra d’essayer un peu plus tard une interprétation de l’histoire argentine à partir d’un mythe fondateur lié à la Pampa et à son personnage typique : El mito gaucho (1948).


Du non-sens de la fugacité au sens d’un désir éternel retournant

En 1918, dans le premier texte de Temporalidad, Astrada affirme que ce que nous mène vers une compréhension intime de l’esprit, c’est l’expérience des antinomies irréductibles de la vie, mais de façon que cette spiritualisation permet à son tour une meilleure compréhension de la vie elle-même. En ayant déjà lu Kierkegaard et Bergson, mais dans le trouble d’un homme sans foi, le philosophe argentin met en relief l’antinomie entre la contemplation et l’action. Il attire alors l’attention sur la vie d’Obermann, le personnage de Sénancour qui a fait l’expérience du vertige de son existence « entre son vœu de permanence et le sentiment de sa mortalité » (20). Obermann, une âme « sensible à l’excellence des idéaux » (25), incarne la anxiété constante « qui se bat pour s’achever dans une certitude plaine, absolue » pour agir (34), à tel point qu’il se refuse à verser son être dans le moule d’actions condamnées à la fugacité et à la contingence. Son désespoir devient donc « nonlonté », une inhibition sceptique de la véritable volonté, puisque si l’action ne vaux que par rapport à une finalité transcendante et connue, Obermann « n’a pas su se consacrer à l’action et il s’est borné à la désirer » (46). La tragédie d’Obermann, remarque-t-il Astrada, c’est la tragédie d’avoir voulu la synthèse entre Hamlet et Don Quichotte, entre la raison et la volonté. Malgré l’ignorance de toute finalité, il reste néanmoins dans la nolonté un choix autre que la contemplation. C’est le choix d’agir même sans espoir, mais en exprimant l’aspiration aux effets durables, en révolte contre l’incertitude morale et le s’égrener temporelle de l’être : « périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne permettons pas qu’il soit une justice » (40).
Les choix d’Obermann seraient tous ‘justifiés’, mais paradoxalement en tant que suspensions de la morale ; car si celle-ci ne faisait que cacher l’aporie entre l’anxiété d’être et la fugacité de l’existence, on ne pourrait pas donc attendre qu’elle en donne une sortie. Astrada fait alors son premier pas vers une approche esthétique, d’abord comme une consolation platonicienne fictionnelle mais fidele au vœu indélébile d’éternité. Dans un dialogue de 1922, intitulé « L’Sphinx et l’ombre », celle-là dit à l’autre que la vie manque des finalités et que c’est pourquoi la beauté doit se manifester « comme une actualisation esthétique pure ». Et l’Sphinx réaffirme :

Cela est elle pour moi, et je m’ai réjoui d’elle en tant que telle dans la gloire d’un midi perpétuel jusqu’à ce que le Temps ferme mes yeux avec un sommeil plus profond ; un sommeil que ne peut être que la nostalgie, exempte de la douleur, d’une veille radieuse — la possession par le souvenir pur de toute la beauté qui a eu lieu dans le temps. (…) Je n’existe que dans ton désir, dans ton aspiration profonde ; je suis un impératif de ton esprit. (61-66)

Dans un effort renouvelé pour ne pas trahir la finitude, le philosophe revient peu après sur le présent en remarquant : « C’est en approfondissant dans le présent qu’il nous sera donné de conquérir l’art suprême de vivre » (81-82). Et bien que son désir d’éternité soit inévitable, il souligne le caractère fictif de ses résultats : « Immergé dans le courant du temps, je veux me sentir passer vers le peut-être, dans l’oubli de chaque plénitude, pendant que ma fantaisie, architecte obstinée, se réjoui en élevant des châteaux sur le sable du couler éternel ». (72)
Serait-il possible l’inverse ? Est-ce qu’il y aurait, malgré tout, un modèle de vie heureuse sans des châteaux, sans aucune fuite de la terre ? Cela équivaudrait à une complète inversion nietzschéenne de la consolation platonique, et la réponse d’Astrada se trouve dans un texte de 1925 aussi : c’est la vie des gitans. « Sans dieux, sans dogmes, sans idoles », les gitans vivent insouciants, imprégnés du sens de la terre dont nous parlait Nietzsche, de façon que « le gitan s’offre à notre regard comme un artiste spontané du vivre sans plus » (94). Par contre, le gitan n’aurait aucune inquiétude spirituelle, et son se laisser-aller donnerait lieu à une rêverie symétriquement aussi unilatérale que celle-là de la croyance en l’immutabilité d’un autre-monde : « Poussé par une force tellurique mystérieuse et guidé par un instinct vital infaillible, le gitan est un somnambule du sommeil cosmique de la vie » (99). Astrada souligne néanmoins qu’il nous faut apprendre de ce somnambulisme avant d’essayer le dépasser ; puisque les gitans, « eux incarnent, avec une génialité instinctive, ce que la vie a de contradictoire et d’énigmatique, d’instable et changeante ». Autrement dit, il faut que l’anxiété d’éternité réveille l’esprit, mais sans tourner le dos à la temporalité de l’existence.
Dans « Le chaînon du retour », une page très poétique de 1926, Astrada suggère qu’il y aurait une différence insurmontable entre deux éternités. L’une n’est que l’éternité « lugubre et sans retour » de l’araignée et de toutes les bestioles « trop humaines » qui n’ont pas la conscience de l’être et seront bientôt engloutis par l’abîme du temps, tandis que l’autre, c’est l’éternité du retour qui trouve sa place dans la plénitude de l’instant, grâce à « la piste éthérée du désir métaphysique » (86). Mais ce désir a lieu justement parce que il n’y a rien hors du s’écouler sans début ni fin du temps, tandis que la seule transcendance c’est le retour comme l’être dont son essence temporelle revient toujours dans la conscience de l’être-étant de tout ce qui est en un instant.


Le jeu existentiel devant la chute des valeurs

Astrada était prêt pour sa rencontre avec Heidegger. En 1927, la même année de la parution de L’être et le temps, le philosophe argentin gagne une bourse pour aller en Allemagne, sans en rien savoir et plutôt pour suivre les cours de Scheler, qui meurt l’année suivante. Mais Astrada restera dans le pays germanique jusqu’à 1932, et les traces de la conception heideggérienne de la finitude de l’existence ne disparaîtront jamais de sa pensée.
En dépit de sa grande estime pour Scheler, en 1929 Astrada lui critique sa prétention d’objectivité éternelle des valeurs, en soulignant que chez lui l’homme devient rien, tandis que les essences axiologiques, eux, sont tout (121). Astrada apprécie de Scheler la découverte de la sphère émotionnelle des valorisations, aussi bien que la reconnaissance de leur rapport avec l’historicité. Mais surtout contre Nicolai Hartmann, il souligne : « La présumée immutabilité des valeurs, cela n’existe pas » (124). Justement parce que les valeurs ne sont issues que de l’existence de l’homme, Astrada remarque que, au lieu d’une anthropologie des valeurs, il faut faire « une axiologie de l’homme » afin de comprendre comment celui-ci, sans trahir « l’immanence concrète de son devenir temporel », arrive à la réalisation des valeurs, compte tenu que – en accord avec Heidegger – « Seulement l’existence humaine peut d’abord avoir du sens » (126-127). Bien qu’on pût encore parler d’une objectivité sociale des valeurs, il fallait accepter qu’à l’égard de leur éternité « c’est commencé donc la chute des valeurs » (129), tandis que l’homme se trouvait à l’époque et pour la première fois dans le proscenium de l’histoire comme « le vrai personnage d’un vrai drame : l’homme tout seul, avec son angoisse et sa finitude » (128).
Dans un petit essai de 1933, Astrada remarque que Marx et Heidegger coïncidaient sur leur point de départ : la priorité de l’historicité sociale et de la sphère pragmatique de l’existence quotidienne de l’homme. Sauf que Marx se porte à la transformation révolutionnaire de la condition humaine, tandis que Heidegger se tourne vers la compréhension métaphysique de l’être qui a lieu dans cette même expérience de la finitude. Mais en concevant encore l’histoire comme une affaire plutôt européenne, et en se penchant pour la route heideggérienne, le philosophe argentin essaie une pensée de la transcendance de l’être étroitement attachée à une métaphysique de la finitude.
Or, comment éviter les malentendus auxquelles donnait lieu le mot « transcendance » chez Heidegger lui-même ? A partir d’une vision très dramatique, mais sans négliger les ressources du langage fictionnel pour s’approcher à la vérit頖 ce qu’on a déjà noté encore une fois dans l’image de l’homme comme un vrai personnage – Astrada met en relief son idée du jeu existentiel. Et c’est dans le livre ainsi intitulé – lequel fut en outre le premier livre de philosophie existentielle en Argentine – où il affirme, en effet :

L’existence humaine est comme l’acrobate, qui, sur la corde raide de la transcendance, joue l’être mais ne peut gagner que le néant.

« Théoricien impitoyable de l’absurdisme », dirait-il Alain Guy, en ajoutant : « Le complet non-sens de notre existence est constamment proclamé par Astrada ». Mais il semble un peu plus juste de dire que le penseur argentin, malgré son rejet de n’importe quelle voie vers un au-delà, ne faisait que chercher le sens de notre existence. Le paradoxe le plus remarquable du jeu existentiel se trouve néanmoins dans la distance entre l’agir et la contemplation. Car les raisons qui rendraient compte de notre existence et de notre agir sont issues du conflit parmi les actions elles-mêmes et de « l’incertitude qui lui appartient », tandis que « la jouissance esthétique et son degré d’intensité ont lieu en fonction du caractère éphémère de la beauté, de la fragilité existentielle de l’œuvre d’art », laquelle, justement parce que sa plénitude s’épuise en un instant, ne ferait que mettre en évidence « le hiatus ontologique de la vie elle-même, la finitude abyssal de l’existence humaine ». Autrement dit, exister et agir auraient du sens tant qu’ils restent plongés dans leurs soucis mondains incertains, mais le jeu s’arrête et y découvre sa vacuité (le néant) devant une jouissance dont sa plénitude du sens ne dure qu’un instant, en réveillant un désir encore beaucoup plus fort et impossible de combler.


Le temps et l’éternité vers sa rencontre tellurique

En 1936 Astrada publie Idealismo fenomenológico y metafísica existencial, un livre qui mérita un avis très favorable de Jean Wahl pour la rigueur conceptuelle et la consistance de son exposition des différences entre Husserl et Heidegger. Cela fut la première présentation systématique de L’être et le temps en Argentine, et l’œuvre où Astrada accomplit sa réception de la conception heideggérienne de la temporalité. Deux ans après il accomplit sa critique de Scheler aussi, en soulignant que l’affirmation de l’objectivité des valeurs « implique une illusion optique de l’esprit, un regard intemporel », puisqu’ils ne sont que « des moments détachés de l’immanence absolue de l’existence ».
Or s’il n’y a rien d’autre que cette immanence, il ne resterait que chercher à nouveau le sens de la terre, mais non plus comme une expérience aussi joyeuse que naïve, non plus comme un mode d’existence condamné au somnambulisme. Le jeu existentiel, seul endroit possible pour la transcendance en tant que conscience de l’être, n’admet pas de s’abîmer entre des sens temporels incertains et l’échec face à la vision des sens éternels qu’on ne saurait jamais atteindre.
Lors qu’Astrada exprimait cette expérience esthétique de contemplation, il pensait surtout aux arts sculptural et pictural. En revanche, à partir de l’année 1938 il trouve que la poésie c’est l’art qui lui révèle la conciliation entre la plénitude de l’instant et les pulsations de la vie comme le fruit terrestre d’un conflit singulier, non de la guerre d’actions temporelles les unes contre les autres mais de la lutte de l’anxiété métaphysique contre le temps lui-même : « Le poète ne se rend pas désarmé au temps, mais plutôt pourvu du langage il se bat contre le temps en dialoguant avec son écoulement inexorable » (152). Dès lors, l’éternité ressemblera plutôt l’image d’un début déjà là qu’un but impossible, et la poésie, l’art de tout début, sera qualifiée de « fondement sustentateur de l’histoire » (155).
Toujours mélancolique mais en s’éloignant des risques absurdistes, Astrada reprend la route de la terre grâce à la poésie, et s’approche surtout à la terre propre. En plus, tandis que le poète réussit à faire de sa lutte solitaire contre le temps le jeu le plus sublime de l’être dans une fraternité étroite entre la fiction et la réalité, les fruits de la lutte communautaire pour transformer la nature en habitat social commencent à se révéler plus clairement au philosophe comme des produits artificiels non moins doués du sens et où on peut retrouver parfois même l’expérience métaphysique. Cela lui arrive justement devant le lac artificiel Rumipal, en Argentine :

Comment étaient les éléments telluriques avant la création de cet univers achevé ? La montagne, seule et mélancolique, en marge des chemins mobiles, était à peine un témoin impuissant de l’écoulement héraclitien de l’élément libre par ses cours naturels. Maintenant, dans cet univers parfait et fermé, structuré par la technique, il règne la apparente rigidité éléatique de l’être.

En 1942, Astrada affirme que « l’essence métaphysique de la philosophie réside dans l’historicité », et que c’est seulement depuis la temporalité existentielle qu’on peut se lancer vers l’être, lequel, ainsi traversé par la finitude, « devient le notre quand on sait que c’est un être pour le néant ». Mais cette fois, ce ton apparemment tragique et pas loin de ce qu’on peut lire chez Sartre, permet au philosophe argentin souligner le caractère plutôt humaniste de sa pensée, en notant, par exemple, que tous les jeux faits pour tuer le temps ne sont que des façons de tuer la conscience vraiment humaine. En plus, l’angoisse issue de la révélation du propre néant essentiel admet – comme l’a indiqué le spécialiste majeur de la pensée astradienne – un revers tout à fait différent d’un jeu pour tuer le temps : le jeu philosophique de « la rêverie utopique enracinée, donneuse des mythes personnels et collectifs ».
La voie mythique de la terre est en effet la voie pour laquelle se penche la pensée astradienne dans les derniers textes de Temporalidad. D’autre part, bien que son tellurisme lui éloigne du marxisme doctrinaire, Astrada accentue néanmoins un langage marxiste en disant que la rupture radicale avec le platonisme, inauguré par Nietzsche et accompli par l’existentialisme, « a nécessairement un sens révolutionnaire dans le domaine de la praxis social et des événements historiques en général » (177). En même temps, d’une façon semblable à celle de Heidegger, et au moins depuis l’année 1940, Astrada avait déjà trouvé chez Rilke le poète de l’exaltation mystique de la terre et de la mort propre en tant qu’essence finie indépassable qui doit être choisi pour que chaque instant donne sa plénitude à l’existence individuelle toute entière. Il s’agit alors d’un existentialisme dont son sens révolutionnaire concerne également la vie social et la vie personnelle, grâce à la terre dans tous les deux cas :

La terre ainsi incorporé au domaine de l’esprit devient pour Rilke le seul Absolu, mais immanent, autour duquel notre existence, en voie de consubstantiation avec lui, décrit son orbite une seule fois ; une orbite qui remonte à partir de la Terre visible et tangible avec ses affaires et ses coutumes pour retourner à elle et se diluer dans son corps mystique. (189)

Cette rencontre entre l’esprit et la terre, entre la métaphysique et l’immanence, n’est que la rencontre entre l’anxiété d’éternité et la finitude d’exister. C’est encore une fois le retour éternel, mais comme sens de la terre retrouvé. Et c’est aussi le seul endroit possible pour la fondation mythique du sens historique ; car celui-ci ne saurait être issu que de la conciliation entre temps et éternité. L’existence humaine autant individuelle que collective reste dramatique, mais dorénavant le temps ne sera plus le royaume du non-sens, ni l’éternité celui-là d’un sens inaccessible : le sens historique dépasse cette polarité.
En ayant trouvé ses clés pour se risquer à incarner une véritable philosophie argentine, et encouragé par le mouvement sociopolitique péroniste, Astrada se lancera peu après à la aventure finie et situé d’interpréter le mythe fondateur de l’historie argentine.




























Temporalités 

Les temporalités produites par construction historique


Cyriaque Akomo-Zoghe et de Catherine Fayolle, tous deux historiens, analysent les théories et pratiques du temps d’acteurs singulièrement différents, inscrits dans des espaces et, quoiqu’à moindre titre, dans des temps qui le sont aussi : pour Cyriaque Akomo-Zoghe, les esclaves marrons dans les Palenques colombiens du XVIIe siècle, et pour Caroline Fayolle, les théoriciens et éducateurs de la France révolutionnaire. Du moins ces deux études ont-elles en commun de renvoyer à ces temps de grands bouleversements et de césures majeures. Ces césures sont, ici, pour Cyriaque Akomo-Zogue, la traite des noirs et l’arrachement qu’elle a signifié pour ceux qui en étaient victimes, arrachement à l’espace familier mais par là même, comme le montre bien son étude, arrachement au temps cosmologique qui était le leur ; et, pour Catherine Fayolle, la Révolution et ce qu’elle autorise et requiert de bouleversement dans les conceptions de temps.
Les deux contributeurs mobilisent des approches conceptuelles qui différent, soit, chez Cyriaque Akomo-Zoghe, une attention particulière à la mémoire telle qu’abordée et analysée par Edouard Glissant et Paul Ricœur et, chez Catherine Fayolle, Reinhardt Kosseleck. Ils témoignent d’un intérêt commun pour les pratiques à l’œuvre, dans les interactions qu’elles entretiennent avec des systèmes de pensée religieux ou philosophique ; mais ils doivent à la disparité de leurs terrains d’études de mobiliser des sources radicalement distinctes. Là où Caroline Fayolle peut disposer des sources écrites philosophiques ou normatives, Cyriaque Akomo-Zoghe doit recourir à des traces que les pratiques artistiques ont perpétué et transmise. Les deux études n’en autorisent pas moins des lectures transversales qui disent la pluralité des temps, conceptualisés autant que vécus, et leur possible non-contemporanéité.
On sait que la révolution industrielle fut indissociable d’une révolution dans le temps vécu des ouvriers des fabriques, caractérisée par la tyrannie de l’horloge. Cette horloge, écrit E.P. Thompson qui « dicte de ses sonneries les heures d’entrée, de sortie, de repos, entretient l’illusion d’un temps neutre qui n’écoute que les palpitations de la machine. Sa précision enseigne la ponctualité, son mouvement universel la loi du grand nombre ou la négation du temps individuel ». Les deux contributions analysent des modalités antérieures de discipline du temps aux fins de discipliner les corps, aux fins de les inscrire dans un nouvel ordre social, qui confère à la contrainte du fouet et à celle, plus insidieuse, des normes éducatives, la fonction ultérieurement dévolue à l’horloge. Pareillement destinées à rationaliser et à rentabiliser le temps social.
Les contributions montrent l’une et l’autre que ces phases ou situations durables de bouleversement autorisent la coexistences de conceptions du temps. Dans la contribution de Caroline Fayolle, il s’agit de tensions à l’œuvre entre les conceptions cycliques du temps, héritées de l’ancien régime, quand même repensées à l’aune des temps nouveaux, et les conceptions progressistes de l’histoire et du temps. Mais il s’agit, aussi bien de pratiques éducatives socialement différenciées qui ouvrent la voie à cette tyrannie de l’horloge, bientôt devenue la cible de la classe ouvrière émergente du premier XIXème siècle. C’est à la résistance, à cette riposte en acte qui est ici celle des esclaves marrons qu’est consacré l’essentiel de la contribution de Cyriaque Akomo-Zoghe. Il montre comment cette riposte se construit dans ce moment d’une possible liberté reconquise qu’est la nuit, ou dans cet ailleurs des palenques qui se révèle être un avant, où les rites perpétués ressuscitent le temps cosmologique en permettant par là même aux esclaves d’échapper à la mort spirituelle à laquelle le temps des dominants les condamne.
Ces deux textes soulignent ainsi les possibles confrontations du temps social construit et du temps vécu des dominés. Un temps devenu un enjeu majeur de « l’économie morale » (E.P. Thompson), enjeu principalement social, ici, et là, spirituel avant tout. Coexistence, confrontation, tyrannie, riposte : ce temps devenu enjeu central du changement incite à analyser la construction du temps comme une arme.




























Notion et expérience du temps
chez les Esclaves marrons dans les palenques colombiens au XVIIe siècle

Akomo-Zoghe Cyriaque

Cette contribution entend mettre en évidence un aspect prépondérant jusque là peu pris en compte dans la littérature relative à l’histoire de la traite et de l’esclavage : il s’agit de la notion et expérience du temps chez les esclaves marrons dans les palenques colombiens au XVIIe siècle. Nous entendons par notion du temps la prise de conscience individuelle et collective de la nécessité de se rapproprier le temps dans un environnement bien déterminé. Ce travail qui se consacre donc à la temporalité dans les palenques suppose de définir d’abord ce vocable. Dans les colonies espagnoles du Nouveau Monde, ce terme désignait les communautés d’esclaves rebelles d’origine africaine refusant de se soumettre à l’esclavage. Pour exprimer leur refus, ils s’installent dans les montagnes, les zones marécageuses et inaccessibles en vue de conquérir leur liberté. C’est au sein de ces palenques qu’ils organisaient des assauts contre leurs anciens maîtres dans le but de protester contre le travail servile consubstantiel aux coercitions physiques dont ils sont quotidiennement victimes. Ils échappent ainsi au contrôle des Espagnols et reproduisent les traditions et cultures africaines. Le vocable espagnol cimarrón, en français marron, s’applique au bétail et aux animaux domestiques qui fuient et se réfugient dans les contreforts redevenant, pour ainsi dire, « sauvages ». Dans l’île appelée la Española, le mot cimarrón est d’abord appliqué aux Indiens fugitifs, esclaves des Espagnols, et ensuite aux esclaves marrons. Ces communautés d’esclaves marrons s’appellent palenque en Colombie, au Mexique et à Cuba. Mais au Brésil, ce sont les quilombos, mocambos, ladeiras et les mambises. Quant au Venezuela, on les appelle les cumbes ; en Guyane française on les désigne par saramaka, djuka ou encore paramaka, et aux Etats-Unis, on les nomme les maroons.
Alors, dans cet univers coupé d’informations externes, du contact avec d’autres populations, de leurs familles et de la notion du temps, nous nous interrogeons sur la manière dont ils procédent pour s’orienter. Quel rapport ont-ils avec leur passé, avec l’Afrique? Quels sont les éléments auxquels se référent-ils afin de lutter contre le processus de néantissement de leur être ? Car le fait de fuir l’esclavage et ses corollaires pour trouver asile dans les montagnes est pour ces esclaves une manière de prendre conscience de soi, de leur être, de leur situation sociale ainsi que la fissuration de leur essence. Et ce processus de conscientisation marquera le saut du détachement de soi et s’ouvrira vers l’avenir dans un mouvement de chevauchement de la ligne conventionnelle du temps.
Ainsi, cette démarche a priori complexe d’un point de vue phénoménologique à partir du dépassement de l’acte de simple fuite, consiste à analyser la conception du temps dans la société coloniale colombienne et sa réappropriation, par l’esclave, au sein de leur nouvel environnement : la forêt, feront partie de notre premier point d’analyse. Ensuite l’évocation de son rapport au passé, c’est-à-dire à l’Afrique et au temps constitueront le deuxième point de notre étude.

1- Les esclaves marrons et le temps

L’esclave marron ne maîtrise pas la notion du temps d’après les allégations des Colons, leurs maîtres au XVIIe siècle. Il n’est bon que pour des basses besognes, à l’instar du travail harassant qu’il accomplit inlassablement chaque jour, dans les plantations, les mines ainsi que dans le service domestique. L’intensité du travail et sa pénibilité donnent matière à sa surexploitation et à sa chosification. Point n’est besoin d’imager qu’il peut avoir, dans sa culture, les éléments lui permettant de concevoir le temps. C’est pourquoi, dans cette construction de l’identité de l’esclave marron, le temps doit être pris en compte pour enfin lever l’équivoque qui a toujours plané sur son incapacité à donner un sens à sa vie d’opprimé. Le problème posé sous cet angle nous pousse à considérer que son animalisation est sans doute une pratique légitime et idéologiquement admise tant sa psychomorphologie suscite des débats houleux afférents de son humanité. Alors nous nous situons du côté de ceux qui, ontologiquement ont recherché chez ces malheureux esclaves quelques brides d’humanité qu’ils pouvent avoir dans leur rapport au temps.
Un animal dans le sens premier du terme pourra-t-il se projeter dans l’avenir ? En formulant cette interrogation, nous dirons que lorsque Hegel, dans la raison dans l’histoire, affirme qu’il n’y a aucune humanité chez l’homme noir, cela sous-entend qu’il ne pense pas. Or, dans les luttes que mènent quotidiennement les nègres marrons, la quête de la liberté fait partie de leur idéal. La projection vers un avenir libre et meilleur constitue en somme leur principal combat. De ce fait, la temporalité dans le sens heideggérien est « ainsi le phénomène unitaire de l’avenir ayant-été-présentifiant comme hors-de-soi originaire qui rend possible non seulement l’être-résolu, mais aussi l’ensemble des existentiaux ». L’expérience du temps est donc inhérente à l’être humain. Seul les humains ont la capacité de se projeter vers l’avenir en vue d’anticiper les éventuels écueils pouvant entraver le cours de leur existence terrestre. Heidegger défend la temporalité radicale comme résultat d’un désir personnel, c’est-à-dire de soi, apte à se lancer dans une aventure devant avoir lieu dans le futur. L’avenir ici apparaît comme un indicateur relevant de la conscience de soi. Le temps vécu dans l’univers esclavagiste constitue ainsi, tel que précise Jean-Marie Vaysse, reprenant heidegger « l’horizon transcendantal de toute compréhension de l’être ». Pour construire cet univers temporel, nous considérerons trois aspects fondamentaux de l’histoire des marrons. D’abord, leur situation en tant qu’esclave. Ensuite leur projection vers l’avenir, en conquérant sa liberté après la fuite. Enfin, leur vie une fois dans la forêt.
Pour appréhender ces trois grands moments mettant en lumière les caractéristiques du temps en période esclavagiste, signalons trois périodes fortes faisant état de la psychologie de l’esclave face au temps. C’est ce que nous appelons « la tritemporalité » ou « tri-temporalité », c’est-à-dire les trois temps qui caractérisent la vie d’un esclave dans les sociétés esclavagistes.

Le temps de l’esclavage

Ce temps est caractérisé par le fouet, la douleur physique, l’assujettissement, la réification et la perte de tous les moyens de défense dont disposent les esclaves. Le jour joue un rôle important, car c’est à ce moment que les esclaves travaillent durement dans les plantations XE "plantations"  de cannes à sucre XE "canne à sucre"  et dans les mines sous le contrôle de son maître. La pénibilité du travail ne change pas les traitements psychosomatiques que leur infligent leurs propriétaires. Ce temps appartient sans conteste aux propriétaires d’esclaves XE "esclaves" . Mais pour l’esclave, ce temps est statique et immobile XE "C"  car comme dit Mircea Éliade, c’est le temps de la « mort spirituelle ». Temps monotone, temps douloureux, routinier et mortel, il ne structure nullement la vie des esclaves. XE "vie" 

Le temps du marronnage

Ce temps correspond à la préparation des marrons à la fuite vers les montagnes. Car, c’est durant ce moment que le Nègre dispose des possibilités de se libérer de l’esclavage au travers de la fugue. C’est la période où l’on note le plus grand nombre d’évasions au sein de la population esclave. En effet, le temps du marronnage XE "marronnage"  se déroule la nuit et varie entre le projet de la reconstruction de soi et la réédification d’un nouvel environnement capable d’améliorer leurs conditions sociales. La nuit est de ce fait, un instant de recueillement, une sorte de renaissance, un « baptême de Liberté » à prendre pour quiconque souhaite acquérir sa liberté de façon héroïque. La nuit étant destinée au repos et à la régénération de tous, c’est-à-dire des maîtres XE "maîtres"  et de leurs sujets, elle symbolise l’espoir, c’est l’instant pendant lequel les nègres marrons XE "marrons"  ourdissent les plus grands complots et soulèvements de leur histoire XE "histoire" . Elle est aussi considérée comme une sorte de délivrance, car au-delà du repos dont ils bénéficient après de longues journées de labeur, les nègres XE "nègres"  marrons pouvaient enfin se réjouir, se comporter comme ils le souhaitent à leur guise à ce moment précis. La nuit est donc le moment le plus stratégique et plus propice pour ces derniers en vue d’exprimer leur soif de liberté. Ce temps cadre essentiellement avec la résistance.

Le temps des rémanences culturelles

Le temps des rémanences culturelles est celui de la reproduction, par les marrons, de la culture d’origine africaine. Évidemment, une fois enfuit dans la forêt, l’esclave marron se remémore une Afrique « perdue » pour s’adapter à son nouvel environnement. De ce fait, il matérialise ses réminiscences sur le plan militaire, religieux, artistique et gastronomique. Comme l’indique Miguel Barnet suite au récit de l’ancien esclave marron, Esteban Montejo que le marron vit comme un demi-sauvage. Ce fut le temps de la « réinterprétation » culturelle à la manière décrite par Herskovits et de l’adaptation en fonction du nouvel univers : ce temps est fortement ritualisé.

En outre, la notion du temps chez les nègres marrons semble être une préoccupation majeure dans la mesure où ils l’appréhendent de la façon suivante : premièrement, ils considèrent le temps solaire comme échelle de temps fondée sur le mouvement apparent d’un soleil fictif qui se déplacerait à une vitesse uniforme tout au long de l’année. C’est-à-dire que pour le nègre marron, le temps lui échappe en ce sens que les référents au temps solaire ne sont pas les mêmes qu’en Afrique. Le temps devient immobile, linéaire et statique. Il n’évolue pas et fait du sur place. Ensuite, le temps comme moyen d’orientation, d’expression ou d’indication quotidienne en vue de s’approprier leur histoire, leur passée et de pouvoir se redéfinir dans l’avenir. Cette nouvelle approche du temps résume chez le marron toute sa philosophie de vie dans le Nouveau Monde. A chaque jour suffit sa peine. Chaque jour qui passe constitue une victoire. La lutte pour la survie est le défi quotidien auxquels ils sont directement confrontés. Profitant ainsi des jours fériés, les nègres essaient de mettre leur temps à profit pour cultiver leur jardin dans le but de se nourrir. Ils font tout avec excès car un brin de liberté qu’on leur accorde se transforme en un défoulement collectif ou individuel dans l’objectif d’oublier les dommages physiques et moraux qu’ils subissent fréquemment. En effet, chercher les éléments, les indicateurs dans un univers parsemé de mystères, d’embûches et le manque de repères développent chez l’esclave marron des facultés à pouvoir transcender la souffrance, la misère, l’éloignement et l’exil. La finalité dans cette nouvelle approche est la mise en œuvre de l’instinct de survie. Le temps devient donc, pour le marron un alibi de pugnacité contre la dépravation des mœurs, l’acculturation, l’assujettissement, l’immobilisme etc. Le temps perçu sous cet angle joue un rôle de catalyseur décisif pour la reconstruction mémorielle des nègres marrons.
Toujours dans le souci de se rapproprier le temps, les esclaves marrons ont aussi choisi la forêt comme moyen par excellence de réalisation. Car, dans la conception africaine de l’univers, la forêt constitue la force nécessaire, le Tout harmonieux et naturel dont l’Homme doit s’inspirer afin de résoudre tous ses problèmes. C’est à partir de cet instant que la forêt devient pour les esclaves fugitifs une priorité à atteindre, nous dirions mieux un moyen de rupture entre la vie en tant qu’esclave et le désir de se libérer des chaînes de l’esclavage. Sans oublier que dans l’histoire de la conquête de l’Afrique centrale, c’est-à-dire l’ancien royaume du Kongo, la forêt a permis aux Africains non seulement de résister et de se replier afin de se reconstituer pour lutter contre les envahisseurs portugais, mais elle a également servi de lieu de reconstruction de la mémoire individuelle et collective à travers la reproduction des rites, cultes et autres gris-gris afin de vaincre contre l’ennemi. Nous saisissons dans ce mouvement intentionnel de fuite, un symbole, pour le sujet opprimé, de projection vers un devenir plus perspectiviste ayant pour parangon l’égalité et la liberté. C’est dans ce cadre que nous apercevons une véritable préoccupation fondamentale de l’esclave : celle de renouer avec le temps africain au travers de ce que Paul Ricoeur appelle le « temps cosmologique », c’est-à-dire qui relève des sciences naturelles telles que la physique, l’astrophysique… ainsi que leurs phénomènes matériels tels que le climat, le jour, la nuit, le soleil, les étoiles, la lune, le cri des oiseaux, le chant des coqs, le bruit des eaux, symbole de la purification qui constituent un refuge, un lieu d’évasion et servent aux esclaves fugitifs de ressort psychologique. Ce temps, nous le désignons comme le temps sidéral, c’est-à-dire l’échelle de temps fondé sur la rotation de la terre mesurée par rapport aux étoiles.

Le temps et l’amour de la liberté des esclaves marrons

Nous empruntons l’expression de Paul Ricoeur qui désigne ce temps par « temps vécu », c’est-à-dire l’idée de remettre en pratique leurs anciennes croyances vécues personnellement par les esclaves afin de lutter contre le temps conventionnel dans la société qu’ils ne maîtrisent plus. Ce « temps vécu », appelé aussi « temps historique » est caractérisé selon Ricoeur par les attentes, angoisses, craintes, projets, etc. Enfin, ce qui vient trancher ces deux types de temps évoqués par Ricoeur est notamment ce qu’il appelle le « Tiers-Temps » qui se situe entre le « temps cosmologique » et le « temps vécu », c’est à ce moment que l’histoire commence, conclut-il. Arrazóla Roberto montre bien l’attachement et l’amour irrévocables que les nègres marrons éprouvent pour la liberté dans la société esclavagiste colombienne, suite aux multiples rixes qui les opposent aux différentes armées espagnoles de l’époque. D’ailleurs, il souligne que les innombrables luttes d’esclaves marrons des palenques de la ville de Carthagène des Indes, symbolisent dans l’historiographie nationale colombienne, les premiers véritables mouvements libertaires de l’indépendance de ce pays ; mouvements qui, par extension, précipite l’esprit de la Déclaration absolue de l’indépendance de Carthagène des Indes el 11 novembre 1811. De ce fait, le calme, le noir, le sommeil des maîtres, les cris de rapaces, etc., concourent indubitablement à l’idée de fuir vers les contreforts afin de se libérer des chaînes de l’esclavage. Contrairement à la nuit, le jour était le temps de la vie en commun des hommes, etc., la circonstance pendant laquelle, l’esclave n’avait aucune liberté. Seuls comptait, la parole du maître et le fouet.
Dans tous les palenques de la Nouvelle Grenade l’ordre du temps structure la vie des nègres marrons. Ces derniers devaient apprendre à ajuster à cet ordre du temps la satisfaction de leurs besoins. Ainsi, très tôt, le temps devient « le pouvoir » qui ordonne la vie des nègres marrons. Par lui, sont transmises les normes et les valeurs sociales que les ritualisations - éminemment soumises au temps – ancrent dans le corps desdits marrons. En faisant l’expérience du temps comme « temps social construit », le nègre incorpore les schémas et les valeurs qui sont associés à sa construction. La ritualisation du temps constitue une condition générale de la formation d’un savoir rituel et d’une compétence sociale. Dès les premiers établissements des palenques en Colombie coloniale, le nègre marron fait l’expérience de l’ordre social par le biais du savoir rituel et de ses temporalités.

La danse comme moyen de domestication du temps

La danse est aussi un moyen de transcender la pénibilité des travaux dans les champs de canne à sucre ; le travail dans les mines ; les tâches domestiques, etc. Considérons dans cette étude que la danse est à l’origine des nombreuses victoires des marrons face aux autorités coloniales de l’époque. En guise d’illustration, Rosemain, cité par Gabriel Entiope nous parle du calenda ou kalenda qui est une danse que certains chercheurs rattachent au rite et/ou au culte de la fécondité. Elle est certainement avec du vodou, la plus longuement décrite par les chroniqueurs. Cette danse rituelle, à partir de son articulation dans la société palenquera, cherche à conjurer le mal, la peur, la misère ainsi que tous les autres maux qui caractérisent l’univers des esclaves marrons ; elle a une valeur de transcendance, de dépassement de la condition immédiate de luttes perpétuelles contre les colons ; elle est donc à la fois rite et révolte. Les nègres marrons se replient sur eux-mêmes, se retranchent dans le souvenir de leur ancienne patrie, l’Afrique. C’est alors que leur voyage intérieur épouse les contours d’une cérémonie d’anamnèse, laquelle semble se rattacher ici aux cultes des ancêtres d’Afrique noire, avec son principal corollaire : la quête de protection. Labat quant à lui, cité par Gabriel Entiope, souligne que le calenda est la danse qui leur plait davantage et celle qui est la plus ordinaire. Selon lui, cette danse vient de la Côte de Guinée et suivant toutes les apparences du Royaume d’Arda. Il faut aussi préciser que le calenda en tant que danse rituelle des nègres ne laisse pas insensible les Autorités coloniales espagnoles de la Nouvelle Grenade, qui, de jour en jour gagne du terrain en sympathie et en admiration. Devenue incontournable dans la société colombienne coloniale, elle fait partie de leurs divertissements de prédilection, et entre même dans leurs dévotions ; elle a remonté le temps et a échappé au présent de l’esclavage. A fortiori, la danse vue sous cet angle, révèle ainsi les ruses de la conscience, ses efforts de résistance aux épreuves du marronnage. Elle recouvre, au-delà du symbolisme magique, une signification éminemment politique, en ce sens qu’elle évoque tout aussi bien l’image de la roue de l’histoire dont les marrons tentent d’inverser le mouvement. En choisissant le refuge mythique, les nègres marrons a pu simultanément court-circuiter la temporalité esclavagiste, qui « faisait du surplace, sans avancer ni reculer ». Prisonniers d’un environnement sans repères, les nègres marrons organisent leur survie mentale par une projection simultanée en arrière et au devant de soi. Aussi bien les Espagnols créoles que les nègres sans oublier les Indiens, dansent le calenda dans leurs Églises, et dans leurs processions. Les religieuses ne manquent guère de la danser la nuit de Noël sur un théâtre élevé dans leur chœur, vis-à-vis de leur grille, qui est ouverte afin que le peuple ait sa part de joie que ces bonnes âmes témoignent pour la naissance du sauveur, précise L’Abbé Bergier.

2-Le rapport à l’Afrique et au temps.

Djibril Samb souligne que la question du temps, dans la philosophie africaine, a été ravivée en 1969 par le théologien John Mbiti dans un ouvrage intitulé African Religions and Phylosophy. Selon lui, affirme Djibril Samb, « en Afrique noire, le temps n’est pas une réalité mathématique, neutre et objective. Il est une suite d’événements et, par conséquent, tout ce qui est non événementiel appartient à la catégorie du non-temps (no time) ». Cela revient à dire qu’en Afrique c’est la succession des faits et des événements en vigueur dans la société des hommes que le temps retrouve son sens premier. Point d’événements point de temps nécessaire. Dans cette logique le passé historique et le présent jouent ainsi un rôle prépondérant chez les Africains quant à la conception du temps. Djibril Samb réitère : « le temps réel n’est donc composé que du passé et du présent, si bien que le mouvement réel du temps se porte vers l’arrière plutôt que vers l’avant – temps régressif plutôt que progressif, temps peut-être « circonvolutif » selon le mot admirable de S.B. Diagne ». C’est « cette rétro-structure de la temporalité, fixée par les seules coordonnées du passé et du présent, qui détermine l’ensemble de la vision africaine du monde, de l’individu à l’univers en passant par la communauté – vision tournée vers le passé, qu’elle connaît, et non vers un futur irréel ». Le passé servant de référents aux Africains constitue le lieu dans lequel ils puisent leur force afin de vivre l’instant présent avec sérénité.
D’un point de vue de la perception du temps chez les esclaves marrons de Colombie, il nous semble judicieux, dans un premier temps, de revisiter de façon explicite le rapport que ces descendants d’Africains avaient de l’Afrique à cette époque. C’est-à-dire l’idée qu’ils avaient du pouvoir des ancêtres dans leur vie quotidienne. Il faut déjà signaler que pour les descendants d’esclaves colombiens, l’Afrique reste un continent de rêve, une terre de liberté et de réalisation tant sur le plan religieux que sur le plan culturel et artistique. Ainsi, pour mieux appréhender la résonnance de cette Afrique vécue comme un « paradis perdu », nous serons tenté d’emprunter la définition que l’anthropologue et médecin afrocolombien Manuel Zapata Olivella fait du terme « Africanité » dans son ouvrage : la rebelión de los genes. Car selon ce dernier l’africanité est un sentiment philosophique, religieux et poétique qui se nourrit dans l’histoire de la semence humaine née en Afrique. C’est un concept qui, poursuit-il, détient dans son essence l’affirmation de la parole qui engendre la vie, l’intelligence et la créativité. Et de terminer : «  l’invention du chant et de la danse constitue un acte de libération de l’africain contre la barbarie ; la maîtrise du feu, des outils, l’agriculture et l’élevage sont des bonds vers la civilisation afin de conjurer la faim, la maladie et la mort ; le culte voué aux ancêtres, symboles d’esprits tutélaires, reste au centre de leur philosophie, […]; l’africanité symbolise aussi pour eux le lien inébranlable et indéfectible qu’ils entretiennent avec les morts, les astres de la nature, les animaux, les arbres de la forêt, les chants, contes et légendes ». Toutes ces différentes acceptions du terme « africanité », selon Olivella, nous permet de dégager deux idées saillantes de l’Afrique : c’est le lieu de la création artistique et c’est afin le lieu où repose les esprits des ancêtres de tous les Africains, que se soit ceux de la diaspora comme ceux de l’Afrique. C’est au travers de cette vision africaine que les esclaves voient la nécessité de se référer à elle toutes les fois que le besoin se faisait ressentir durant leur vie d’esclave.
De plus, pour mieux cerner l’imaginaire de l’esclave fugitif dans son rapport indirect et/ou direct avec l’Afrique, il faut tenir compte de l’usage qu’il fait de la mémoire. Car celle-ci lui donne matière à faire usage des réminiscences pour re-construire un nouvel espace qu’il maîtrise. Voilà pourquoi Édouard Glissant indique que la mémoire est « le lieu commun de tant de troubles et de contradictions non encore résolues restera dans tous les cas la mémoire, ses exigences diverses, ses distorsions ou ses manques et parfois ses maladies ». Mis à part les mémoires renforcées par l’exercice et l’apprentissage personnel ou collectif, on constatera peut-être que la mémoire individuelle est assez souvent plutôt mélancolique ou malheureuse, elle porte à regretter un passé heureux ou à lamenter un passé trop douloureux, les mémoires collectives sont très souvent troubles ou peut-être agressives, jamais sûres de la matière qu’elles brassent. La mémoire collective est aussi un privilège, certes, et son manque est une infirmité, mais elle introduit à l’inquiétude et au tourment parfois, et d’autres fois à l’injustice et aux exactions envers l’autre. Quant à la mémoire individuelle, elle se renforce par des gymnastiques dont il est permis de rassembler les nombreux systèmes : les obsessions des gestes éducatifs, les pratiques mnémotechniques, le lancinement des formules à caractère incitatif ou magique, et il en est de même pour les mémoires collectives qui ainsi se raffermissent par des rituels, religieux et culturels et politiques, etc. Enfin, Glissant termine en soulignant que « comme la mémoire de tout massacre ou de tout génocide, elle importe à l’équilibre du monde. Non pas parce que la mémoire nous est indispensable, ni parce que la morale nous l’impose, mais parce que l’absence de mémoire laisse en chacun et en tous une faiblesse irréparable ».
Manuel Zapata Olivella, d’un point de vue mémoriel, estime que la mémoire joue un rôle régulateur tant sur le plan onirique que sur le plan réel. Il désigne par « mémoire biologique », le lieu permit aux africains de lutter contre l’assujettissement et l’aliénation culturelle. Édouard Glissant consolide ce point de vue en démontrant que l’éloignement conduira, au contraire, à l’Africain déporté, quel que soit l’endroit du continent où il aura été débarqué puis trafiqué, « de recomposer, avec la toute-puissance de la « mémoire désolée », les traces de ses cultures d’origine, et de les mettre en connivence avec les outils et les instruments nouveaux dont on lui imposait l’usage, et ainsi de créer, de faire surgir, ou de contribuer à rassembler […] des cultures de créolisation parmi les plus considérables qui soient, à la fois fécondes d’une recherche de vérité toute particulière et riches d’être valables pour tous dans l’actuel panorama du monde… » Car nous savons peut-être comment fonctionne la mémoire collective dans les pays d’Afrique noire, et c’est d’abord par l’organisation de l’existence par tranche d’âge, dont le passage de l’une à l’autre donne lieu à des rituels imposants, où se trouvent chaque fois rassemblées ou ramassées non seulement la mémoire immédiate de la communauté mais aussi et surtout sa mémoire lointaine ou ancestrale. Ensuite par les chants des griots et des conteurs qui transmettent la chronique de la nation, sous forme de récits ou d’épopées. C’est donc grâce à la mémoire que ces populations décident de se battre afin de préserver leur identité et leur culture. C’est dans cette optique que nous convoquons le philosophe Paul Ricoeur qui nous montre l’importance et l’apport de la mémoire dans le processus des rémanences culturelles des esclaves africains. Il souligne à ce propos que:

 Nous n’avons pas d’autre source, concernant la référence au passé, que la mémoire elle-même. À la mémoire est attachée une ambition, une prétention, celle d’être fidèle au pass酠

Et de poursuivre :

Pour le dire brutalement, nous n’avons pas mieux que la mémoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, est arrivé, s’est passé avant que nous déclarions nous en souvenir.

L’assertion empruntée à Aristote ne peut que venir corroborer l’idée selon laquelle la mémoire « est du passé ». Dans le même sens, Toni Morrison, cité par Marc Mvé Bekale nous rappelle que le maintien de la relation au passé constitue un ressort indispensable à l’équilibre de l’individu. Et de poursuivre : « le passé contrairement à l’avenir, recèle d’infinies ressources nécessaires à l’épanouissement de notre « champ de présence » : « ce qui est réellement infini, c’est le passé. Le futur me semble fini ; mais le passé est infini-en ce sens il y a bien plus à épuiser dans le passé-et une partie de la culture noire entretient un lien intime entre le moi et les ancêtres. Ce lien est bienveillant, protecteur et instructif ».

Conclusion

Les nègres marrons, durant leur lutte contre l’esclavage en Colombie, ont mis en place des modes divers de conception du temps à travers la remémoration des souvenirs de leur ancien continent : l’Afrique. Grâce à la « mémoire biologique », ils hissèrent les ancêtres au centre de leur mouvement pour la liberté définitive de leur condition d’esclave. Pour s’orienter dans les palenques, ils développent des techniques toutes particulières grâce aux éléments naturels et aux rites de passage. Le temps fait partie de leur quotidien car il leur offre la possibilité de résister, de créer, d’espérer, de renaître, et de vaincre les obstacles auxquels ils étaient confrontés. La nuit est particulièrement le moment idoine pendant lequel les nègres marrons ourdissent leurs complots afin de s’évader dans les montagnes. C’est l’unique manière qu’ils possédent afin de se libérer. L’Afrique, considérée comme un creuset d’émancipation, de créativité, et de lutte, fait en sorte que les marrons recréent de nouvelles façons de vivre.
Par conséquent, la conscience en tant que projection vers un avenir socioculturel est beaucoup plus prometteuse que la résignation. De ce fait, ce travail nous a également démontré que l’esclave marron nonobstant sa condition d’opprimé, n’a jamais baissé les bras face à son désir de se libérer des chaînes de l’esclavage. Alors, le temps, considéré ici comme un marqueur d’espoir dans l’univers esclavagiste colombien, bien que cyclique et linéaire a façonné dans la conscience collective et individuelle d’autres manières de vivre et de concevoir le monde. De ce fait, l’art de se révolter, de marronner, et de s’enfuir constitue pour le marron une arme redoutable pour sa survie. Au demeurant, malgré de multiples tentatives de destruction des palenques en Colombie, les Autorités coloniales se lassent de voir leurs plans s’être déjoués à maintes reprises.
Grâce au courage et à l’abnégation, la lutte des esclaves marrons se transforment dans le temps en une série de victoire, qui peu à peu essaiment dans la quasi-totalité des territoires esclavagistes de Colombie. Loin, d’être des foyers de délinquants, les palenques, sont en Colombie les premiers territoires libres et autonomes. La Couronne d’Espagne pour sa part oeuvra pour sa part au rétablissement de la paix sociale dans cette société. Enfin, nous retiendrons que les Esclaves ont su garder leur dignité même lorsque le désespoir les envahissait ; ils sont à l’avant-garde de la lutte pour le respect des Droits de l’Homme en Amérique. Leurs contestations permirent plus tard la libération de la ville de Carthagène, ainsi que d’autres villes environnantes.





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Archives

A.G.N., mapoteca 2, ref. 1240.







L’éducation révolutionnaire, un instrument pour maîtriser le temps ?
Les conceptions du temps à l’œuvre dans les pratiques et théories éducatives pendant la Révolution française

Caroline Fayolle

Le 10 mai 1793, Maximilien Robespierre, dans son discours en faveur de la constitution révolutionnaire, déclare devant les députés de la Convention : « le temps est venu d’appeler chacun à sa vraie mission. Le progrès de la raison humaine a préparé cette grande révolution et vous, vous êtes ceux à qui est confiée la tâche particulière d’en accélérer le cours ». S’appuyant notamment sur ce discours, Reinhart Koselleck, dans son article « Le futur passé des Temps modernes », souligne le sentiment d’accélération du temps vécu par les révolutionnaires. Il démontre qu’à cette période charnière se confirme le passage du temps des pronostics, temps encore cyclique propre à l’Ancien Régime, au temps linéaire du progrès HYPERLINK "mailbox://C%7C/Documents%20and%20Settings/Utilisateur/Application%20Data/Thunderbird/Profiles/ac2tqmvr.default/Mail/pop.univ-paris8-1.fr/Temporalit%E9s?number=603391" \l "_ftn2" \o "" file://localhost/mailbox/::C%257C:Documents%20and%20Settings:Utilisateur:Application%20Data:Thunderbird:Profiles:ac2tqmvr.default:Mail:pop.univ-paris8-1.fr:Temporalit%25E9s%3Fnumber=603391 - _ftn2. L’avenir de ce progrès est caractérisé par deux éléments : son accélération et son degré d’inconnu. 
Face à cette sensation d’un temps qui s’emballe, l’éducation apparaît, dans les discours révolutionnaires, comme un moyen de contrôler le temps pour le mettre au profit de la fabrication de l’ « homme nouveau ». Je propose l’hypothèse que les sources sur l’éducation permettent de préciser la rupture soulignée par Reinhart Koselleck. Entre le temps cyclique de l’Ancien Régime et le temps linéaire du XIXe siècle, la Révolution française serait plus qu’un passage. On peut en effet observer des conceptions du temps propres à cette période à travers notamment le projet révolutionnaire de la régénération. Cette notion conserverait une conception cyclique du temps. Pour régénérer le peuple français, des discours sur l’éducation préconisent en effet d’opérer, grâce à l’école, un retour aux vertus de la nature ou à celles l’Antiquité. Mais ce temps cyclique apparaît provisoire : il s’agit de prendre appui sur ces fondements, de retrouver l’élan inaugural  HYPERLINK "mailbox://C%7C/Documents%20and%20Settings/Utilisateur/Application%20Data/Thunderbird/Profiles/ac2tqmvr.default/Mail/pop.univ-paris8-1.fr/Temporalit%E9s?number=603391" \l "_ftn1" \o "" file://localhost/mailbox/::C%257C:Documents%20and%20Settings:Utilisateur:Application%20Data:Thunderbird:Profiles:ac2tqmvr.default:Mail:pop.univ-paris8-1.fr:Temporalit%25E9s%3Fnumber=603391 - _ftn1pour mieux se projeter dans l’avenir incertain. Par ailleurs, certains discours sur l’éducation de l’époque révolutionnaire proposent une définition du progrès dans un sens différent que celle qui s’impose au XIXe siècle. Conçu comme une critique de la notion de tradition, cette conception du progrès, qu’on peut qualifier d’utopique, implique une pensée discontinue du temps et la croyance d’un perfectionnement illimité des femmes et des hommes.
Pour esquisser plusieurs conceptions du temps éducatif durant la Révolution française, je croiserai des discours politiques et philosophiques sur l’éducation avec des sources relatives aux pratiques scolaires, principalement des règlements d’école et de pensionnat, en insistant sur les différences existant entre l’éducation des femmes et celles des hommes. En quoi la tension entre régénération et progrès utopique s’accompagne-t-elle d’une exigence pratique d’efficacité et de rentabilisation du temps de l’école ? Autrement dit, si les penseurs politiques produisent différents discours sur l’éducation, ne serait-ce pas ceux qui organisent pratiquement l’école qui définiraient la valeur de son temps ?
Pour tenter de proposer des éléments de réponse à cette interrogation, je m’intéresserai tout d’abord à la pensée du temps dans les discours et les pratiques scolaires qui conçoivent l’éducation comme l’instrument politique de la régénération. Puis, je me pencherai sur les conceptions du temps à l’oeuvre dans les pensées minoritaires de Condorcet et Wollstonecraft pour qui l’éducation est le temps du progrès utopique et du perfectionnement de l’individu. Enfin, je proposerai des hypothèses sur la rationalisation et la rentabilisation du temps scolaire à la période révolutionnaire.

*

Le temps de la régénération.
L’éducation au service d’une pensée du retour aux origines ?

À l’école des Anciens. Un retour au berceau de la République

Je fais l’hypothèse que les discours sur l’éducation qui la conçoivent comme régénération des mœurs ont le point commun d’insister sur la nécessité d’effectuer un retour à des origines idéalisées comme la nature ou l’Antiquité. L’Antiquité apparaît en effet dans ces discours comme « l’âge d’or de l’éducation : Perses, Spartiates et Romains sont confondus dans un même panégyrique ». Pour forger l’ « homme nouveau », il faut lui façonner une âme aux vertus romaines et un corps résistant digne du soldat spartiate. On l’observe notamment dans le célèbre plan d’éducation de Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, proposé à l’assemblée nationale par Maximilien Robespierre le 13 juillet 1793, qui fait référence au modèle éducatif d’une Antiquité mythique. Le retour à l’austère discipline antique dans les pensionnats d’éducation pour filles et garçons « formera une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée, […] qu’une barrière impénétrable aura séparé du contact impur des préjugés de notre espèce vieillie ».
La référence à l’Antiquité est aussi présente dans les plans d’éducation destinée aux seules femmes. À titre d’exemple, on peut citer le plan de Chaudron de Mérin envoyé au Comité d’instruction publique en 1794 :

« Chez les Grecs, presque tous républicains, les mœurs des femmes étaient graves et austères. On donne le même éloge aux Romaines des beaux siècles de la République : l’esprit public les animait et en fait de civisme elles n’étaient pas au dessous de leurs époux. Ce qu’on a vu autrefois, pourquoi ne le verront-on pas encore ? »

Ces idées, si elles ne dépassèrent souvent pas le stade du discours, témoigneraient cependant d’une conception cyclique de la régénération chez certains révolutionnaires qui expriment la nécessité d’opérer un retour à un passé mythique pour mieux construire le présent. Autre origine mythifiée, la nature fut elle aussi largement évoquée comme le socle intangible de la société nouvelle.
À la redécouverte de sa nature

Les sources relatives à l’éducation expriment la nécessité pour l’homme et surtout pour la femme de redécouvrir sa nature. L’éducation est alors perçue, non pas comme un perfectionnement, mais comme le moyen de se défaire des mauvaises habitudes nées de l’artifice, pour retrouver en soi la voie de la nature. Cette idée a été notamment poussée jusqu’à une forme de radicalité par l’écrivain et activiste politique Sylvain Maréchal, proche de Babeuf. Dans une brochure intitulée Dame Nature à la barre de l’Assemblée nationale, datée de 1791, il fait ainsi parler Dame Nature : « Dites, enfants ! Auriez-vous la prétention de perfectionner l’espèce humaine ? […] La perfectibilité dont je vous ai rendus susceptibles a ses bornes ». Il ajoute : « Enfants, époux, père. L’homme part toujours de là, et il faut qu’il y revienne ».  
De même, pour Mirabeau, l’éducation ne doit pas perfectionner la nature mais au contraire s’y conformer. Dans Travail sur l’éducation publique imprimé en 1791, il écrit : « La constitution robuste de l’homme […] détermine le caractère de ses travaux : […] C’est lui qui doit labourer, négocier, voyager, combattre, plaider ses droits […] et c’est à cela que son éducation le prépare, lorsqu’elle est conforme à sa nature ». Par contre, « la constitution délicate des femmes, parfaitement appropriée à leur destination principale, celle de perpétuer l’espèce, […] les borne aux timides travaux du ménage […] » et les destine à une éducation domestique. Les femmes, pour être régénérées, doivent opérer un retour à leur « vraie nature ». L’éducation ainsi conçue vise à forger le corps et l’identité selon le modèle normatif de la « femme naturelle », vouée à la maternité et au travail domestique.  

Le temps de l’habitude : l’apprentissage de la seconde nature

Cependant, les sources renseignant sur les pratiques scolaires, dévoilent l’envers des discours : la construction du naturel. En effet, dans les règlements de pensionnats par exemple, cette volonté de créer la « femme naturelle », aboutit à la tentative d’inculquer aux petites filles des habitudes propres à ce modèle. C’est par l’habitude qu’on obtient une « Sophie », modèle de la femme naturelle, – c’est-à-dire docile, empreinte de pudeur, et vouée aux travaux domestiques –, évoquée par Gabriel Honoré Mirabeau et par nombre de discours. Ainsi le règlement d’un pensionnat pour filles qui s’est ouvert sous la Révolution à Thueyts en Ardèche, insiste sur la nécessité d’accoutumer les élèves à la docilité : « [le premier soin des maîtresses] est de […] les accoutumer de bonne heure à ce respect, à cette docilité que des enfants doivent aux auteurs de leurs jours ». On prend aussi « soin de leur […] faire contracter l’habitude [des devoirs de la décence et de la politesse] par des avis particuliers et assidus ». Et enfin, « On les accoutume à tenir un ménage […] en les occupant chacune à leur tour à la cuisine ». On peut donc faire l’hypothèse que le temps de l’éducation serait donc aussi un temps de la répétition qui naturalise un comportement socialement construit.

Cette apologie du retour aux origines, qui traverse de nombreux discours et pratiques éducatives, fut cependant critiquée par des voix minoritaires. Rejetant les repères d’un passé ou d’une nature mythifiés, certains penseurs proposent une autre vision de l’éducation conçue comme perfectionnement de l’individu par le savoir. Au terme régénération, ils préfèrent celui de progrès. Notion qu’il faut distinguer de celle utilisée au XIXe siècle et qui s’inscrit dans un temps discontinu et ouvert sur un avenir incertain.

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Le temps du perfectionnement.
L’éducation au service d’une pensée utopique du progrès ?

Le progrès contre la notion d’origine et de tradition : Condorcet et Wollstonecraft

Je fais l’hypothèse que Condorcet et Mary Wollstonecraft partageraient une conception du progrès qu’on peut qualifier d’utopique. Pour la spécialiste de Condorcet, Catherine Kintzler, « Condorcet n’a pas grand-chose à voir avec l’Idéologie du Progrès telle qu’elle s’est développée à travers le XIXe siècle ». Sa conception du progrès, qui articule science et action, doit être comprise comme « la croissance de la raison ». Il ne s’agit pas d’un progrès «  aveugle et mécanique issu de la nature des choses », mais d’un « progrès volontaire » qui implique une action politique concrète au service d’une amélioration des conditions de la vie commune. De même, comme l’écrit Eleni Varikas, pour Mary Wollstonecraft, « le progrès n’est pas un enchaînement mais une forme de discontinuité, d’interruption. […] c’est une possibilité qui émerge de la capacité de l’être humain de s’arracher à l’autorité de l’usage pour s’ouvrir à un nouveau commencement ».
Opposant au temps cyclique de la régénération le temps discontinu du progrès, ces deux auteurs vont produire une critique argumentée du mythe des origines. Pour Mary Wollstonecraft, c’est Rousseau qui est au fondement de ce mythe. Dans son ouvrage Défense des droits de la femme paru en 1792, Mary Wollstonecraft déclare « Rousseau s’efforce de prouver que tout était bien à l’origine, […] et moi, que tout sera bien un jour ». Pour l’auteure, « affirmer que l’état de nature est préférable à la civilisation, dans toute sa perfection possible, […] c’est faire insulte à la philosophie comme à la religion ». Critique du retour à l’état de nature, Wollstonecraft dénonce aussi l’idéalisation opérée par Rousseau des sociétés de l’Antiquité :

« [Rousseau] élève au rang de demi-dieux […] ces Spartiates brutaux qui, au mépris de la justice et de la gratitude, ont sacrifié de sang-froid des esclaves qui s’étaient conduits en héros pour sauver leurs oppresseurs ».

Comme Wollstonecraft, Condorcet use contre le mythe un argument historique : présentée comme des modèles d’égalitarisme, les sociétés spartiates, athéniennes et romaines, n’existent en réalité que grâce à l’esclavage. La critique des anciens, chez ces deux auteurs, implique l’abandon des repères du passé pour définir l’éducation comme projet d’avenir. On retrouve cette idée dans leur critique de la tradition évoquée par des auteurs comme Burke. À cette notion ancrée dans une conception figée du temps, ils opposent une conception ouverte et dynamique du temps liée à la croyance dans le perfectionnement des hommes. À la critique de Burke des droits naturels au nom de la tradition, Wollstonecraft répond que « la faculté de se perfectionner [qui] élève [les hommes] au-dessus de la création animale » leur donnent des « droits naturels [qui] ne peuvent jamais être remis en cause par les traditions ». L’éducation apparaît donc comme « une arme précieuse pour soustraire les individus à l’automatisme de la coutume », et leur donner la possibilité de créer du nouveau.

L’éducation au service du progrès social et du perfectionnement de l’individu

Le progrès, tel qu’il est pensé par Condorcet et Wollstonecraft, n’est pas linéaire mais discontinu. Loin d’être un enchaînement mécanique qui permettrait de penser que l’avenir sera forcément meilleur, il se présente comme une construction fragile qui nécessite une constante vigilance et le soutien de l’action politique. Selon Condorcet, « il serait absurde de croire […] que le perfectionnement ne sera point arrêté par un retour malheureux vers quelques erreurs anciennes ». D’où la nécessité de penser l’éducation comme un instrument au service du progrès social et du perfectionnement de l’individu. D’autant plus que, pour Condorcet, l’accumulation des connaissances pose un défi aux hommes : « plus la masse des vérités produites augmente (ce qui est inévitable), plus l’humanité a besoin d’une grande force intellectuelle pour la faire fructifier et pour en jouir, sous peine de se voir écrasée par elle ».
Pour transformer l’accroissement du savoir en progrès social, il est nécessaire de préférer à l’éducation l’instruction, c’est-à-dire la transmission du savoir dans le but de donner la possibilité aux individus de se forger un jugement libre. Pour Wollstonecraft, tout comme Condorcet, l’instruction, doit « permettre à chaque individu d’acquérir de telles habitudes de vertu qu’il soit indépendant ». Apprentissage de l’indépendance, l’instruction construit un avenir incertain mais garantit aux individus leur liberté.
Mais, pour les deux auteurs, pour que l’instruction soit au service du progrès, elle doit être également partagée, notamment entre les sexes. L’auteure de la Défense des droits de la femme déclare :

« Dans ma lutte pour les droits des femmes, mon argument principal est fondé sur le principe simple que si la femme n’est pas préparée par l’éducation à devenir la compagne de l’homme, elle arrêtera le progrès du savoir et de la vertu ; car la vérité doit appartenir à tous, sinon elle n’aura aucune influence dans la vie courante ».

Ainsi, on peut observer dans les pensées sur l’éducation de Wollstonecraft et Condorcet une conception utopique et discontinue du progrès qui impliquerait une pensée du temps à la fois comme fuite vers l’inconnu et exigence de liberté. Leur critique du mythe du retour aux origines, qu’elles soient la nature ou un passé idéalisé, serait une invitation à accepter que la Révolution est un point de non-retour, et que seul le volontarisme de l’instruction pourra garantir dans le futur la concrétisation des droits. Mais il reste à s’interroger sur l’application de ces différentes conceptions de l’éducation. Derrière les discours sur la régénération ou sur le progrès, quel type de réalité se laisse apercevoir dans les archives permettant d’appréhender le temps de l’école ?

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Le temps qui compte.
Rationalisation et rentabilisation du temps scolaire ?

Un temps différencié et rationalisé ?

On peut faire l’hypothèse que des règlements scolaires de la période révolutionnaire témoigneraient d’une volonté de rationaliser et de rentabiliser le temps de l’apprentissage. Les règlements énumèrent en effet heure par heure le contenu des enseignements délivrés dans les écoles. Rationalisé, le temps de l’éducation est tout d’abord un temps différencié selon le sexe. En effet, si on compare les règlements pour les écoles destinées aux garçons et aux filles, il apparaît que l’usage du temps diffère. Cela s’explique par la vocation affichée de ces écoles : apprendre aux garçons et aux filles leur futur rôle social.
Sur une trentaine de règlements, on remarque que les garçons travaillent 10 à 10h30 par jour, et les filles en moyenne 7 heures, dont au moins la moitié est consacrée aux arts d’agrément et aux travaux domestiques. Si le travail des garçons est plus important en quantité, il l’est aussi en qualité : ils ont en effet accès, contrairement aux filles, à des savoirs comme les mathématiques, la philosophie ou la rhétorique. De plus, le temps dans les écoles de garçons est optimisé, de sorte à permettre une plus grande acquisition de connaissances. Les règlements insistent sur l’intensité de l’apprentissage du savoir journalier. À titre d’exemple, on peut citer le règlement de la maison d’éducation pour garçons, spécialisée dans l’enseignement des mathématiques, dirigée par le professeur Chirol, paru sous forme de prospectus en août 1791 : « Dans l’intervalle des leçons les élèves travaillent en silence dans une classe commune, l’été depuis 5 heures et demi, l’hiver depuis 6 heures du matin jusqu’à sept heures et demi du soir ». Dans cette maison, « on y travaille assidûment du matin au soir, il n’y a point de vacances ; une partie des fêtes et dimanches est encore consacrés au travail, [le professeur Chirol] ne perd pas ses élèves de vue, il faut nécessairement qu’ils apprennent ». Dans les maisons d’éducation pour filles, le temps des connaissances est largement sacrifié au profit d’un temps voué au travail domestique. L’Institution de jeunes filles, fondée à Blois en 1792 par Mme Arnault en témoigne par exemple. Dans l’article 2 du règlement, il est dit que :

« […] pour atteindre de la manière la plus satisfaisante le but de cet établissement, le travail sera distribué de manière qu’une portion de la journée sera consacrée aux métiers et talents de ménage, qui consiste à savoir travailler en linge, en robes, en modes, blanchir, repasser ».

Si la rationalisation du temps scolaire passe en premier lieu par sa différenciation selon les sexes, on remarque la tendance progressive à un découpage de plus en plus tenu du temps dans les règlements scolaires. Cette tendance atteint son paroxysme à la période post-révolutionnaire avec les premiers règlements des écoles mutuelles. Voici en exemple l’organisation d’une après-midi scolaire qui témoigne de cette volonté de rationaliser le temps minute par minute :

« À 1 heure ½ : entrent le maître et le moniteur général de service. À 1 heure ¾ : entrée des moniteurs de classes. À 1 heure 52 minutes : appel des moniteurs. À 1 heure 56 minutes : ouverture des portes et prières. À 2 heures : entrée dans les bancs. À 2 heures 4 minutes : écriture. À 2 heures 20 minutes : appel et rapport ».

Ce processus de rationalisation du temps, qui s’observe dans les règlements d’écoles au tournant du XIXe siècle, témoignerait d’une volonté de rentabiliser le temps scolaire pour gagner en efficacité. Ce qui m’amène à me pencher sur une rentabilisation, cette fois économique, du temps : celle à l’œuvre dans les écoles-ateliers pour enfants défavorisés.

Un temps rentabilisé ? L’exemple de l’école-atelier

Durant la Révolution française, émergent des projets pensant la formation d’écoles-ateliers, c'est-à-dire des écoles où des enfants-ouvriers apprennent, tout en l’exécutant, un travail manuel. Dans les plans d’éducation et les prospectus, l’ouverture de ces écoles est justifiée par des raisons morales mais aussi économiques. Certains instigateurs de ces écoles avouent clairement cet intérêt financier. En témoigne le plan d’établissement d’une manufacture de dentelles et d’une école d’instruction de petites filles de 5 à 12 ans, daté du 21 septembre 1791 de Marie-Élisabeth-Josèphe Desmazières, femme Houbron. Dans ce plan adressé au maire de Paris et recommandé par le comité de la section des Gobelins et par Vaillant, député et juge du tribunal de Cassation, on lit ceci :

« Le premier objet de ce plan est en faveur des jeunes filles qu’un travail assidu, et qu’une instruction chrétienne sous les yeux de maîtresses choisies, sauveront des inconvénients qui résultent journellement du rassemblement d’enfants des deux sexes dans les ateliers de filature […]. Le second objet est le bénéfice réel qui dans peu de temps doit résulter de l’exécution [de ce plan], au moyen duquel d’ailleurs la capitale sera dispensée de tirer ses dentelles de la Flandres ».

D’autres avouent moins l’intérêt économique de leur établissement. Ainsi, le prospectus de l’école typographique pour jeunes filles pauvres du citoyen Deltufo, ouverte à Paris en 1793, insiste sur son désintéressement :

« On a mis une injuste différence dans l’éducation des deux sexes et il semble qu’on est voulu interdire, au plus faible certains travaux auxquels il est aussi propre que le plus fort. C’est à la Régénération des mœurs à rectifier cette injustice ».

Pourtant un extrait du registre des délibérations du Comité des finances du 8 nivôse an III (28 décembre 1794), prouve qu’en employant des femmes, qui plus est jeunes, le citoyen Deltufo obtient un gain salarial qui lui permet de baisser les prix et de gagner des marchés :

« […] le citoyen Deltufo, instituteur de l’IMPRIMERIE des FEMMES […], en raison des avantages qu’il trouve en employant des femmes aux travaux de l’imprimerie [peut] fournir les ouvrages d’impression qui lui seront données par le gouvernement à un tiers au-dessous des prix courants des imprimeries nationales ; le comité considérant, que cette institution qui ouvre un nouveau genre d’occupations et de nouvelles ressources au sexe qui en a le moins, et qui donne une nouvelle extension au commence et à l’industrie nationale, en facilitant la concurrence, diminuant le prix de la main d’œuvre, mérite spécialement la protection du gouvernement ». 

Ainsi, on pourrait penser que le temps à l’œuvre dans les écoles-ateliers, où l’éducation se confond avec le travail ouvrier, apparaît comme un temps réglementé et rentabilisé. Loin d’être au service de la régénération ou du progrès utopique, le temps de ces écoles serait en réalité un instrument de consolidation des hiérarchies du nouvel ordre social.

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Ainsi, face à l’accélération du temps révolutionnaire, on pourrait observer plusieurs stratégies. Pour mieux contrôler un futur inconnu, on tenterait de l’enraciner dans des origines mythiques, de l’imaginer comme une alternative politique pour mieux critiquer le présent, ou encore de le rationaliser pour mieux se l’approprier. L’éducation apparaitrait comme l’instrument de ces différentes stratégies qui se révèlent traversées par des enjeux politiques. Ce sont des voix minoritaires et critiques qui le donnent à penser. Soulignant tout d’abord que le mythe des origines dans les pensées de l’éducation implique la sauvegarde de hiérarchies, elles ont aussi souligné que le progrès social n’est pas inscrit dans le futur : sous peine d’un retour en arrière, il faut le construire dans le présent.
Cette volonté de maîtriser un temps qui s’échappe s’intensifie au début du XIXe siècle. On l’observe notamment dans un épisode de la Révolution de Juillet relaté par Walter Benjamin : ressentant la nécessité d’arrêter le temps pour se réaccaparer leur présent, des insurgés, au soir du premier jour de combat, répartis en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, ont tiré sur les horloges. Un témoin écrivit alors : « Qui le croirait : On dit qu’irrité contre l’heure/, De nouveaux Josués, au pied de chaque tour,/ Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour ».










































Les deux articles qui suivent, celui de Nathalie Bittinger et celui de Catarina Vaz Warrot, explorent le rôle des dispositifs temporels dans certaines œuvres de fiction – cinématographiques d’un côté avec quelques films du cinéma asiatique, romanesques de l’autre avec l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes. De part et d’autre, une même question oriente le propos : comment et dans quelle mesure les altérations du temps peuvent-elles contribuer à la lisibilité d’un récit alors même qu’elles en compliquent la chronologie ? Comment en somme la complexité peut-être, sous certaines conditions, contribuer à une forme de clarté ?
L’examen d’un corpus de films asiatiques récents (ceux de Wong Kar-wai, de Tsaï Ming-liang et de Kim Ki-duk) permet d’avancer quelques réponses. Les œuvres dont il s’agit explorent en effet l’idée d’une polyphonie temporelle dont chaque destinée, chaque présent même est le tissu. L’image retravaillée, les effets de ralenti ou d’accélération par exemple, constituent autant de procédés mis au service de cette perception d’un temps multiple auquel il semble, à lire l’article, que le cinéma asiatique contemporain se montre particulièrement attentif. À travers une suite d’analyses minutieuses consacrées à des scènes précises, à une seule image même, Nathalie Bittinger montre comment une poétique cinématographique combine des effets temporels et des données thématiques essentielles à la compréhension du film. Invitation évidente à poursuivre la recherche sur d’autres terrains : le lecteur engagé sur cette pente analytique pourra à sa guise interroger des cas plus familiers. Voir comment, dans l’œuvre d’Antonioni, par exemple, certains dispositifs différents quant à la forme, mais identiques par l’effet, contribuent de la même manière à perturber la temporalité pour mieux faire apparaître un objet insaisissable autrement. La durée dans l’Avventura, dans La Notte ou dans L’Eclisse, tranchée de longs laps de temps alors même qu’elle semble à peine progresser, est ce qui donne chaque fois corps et consistance aux figures de l’humanité la plus singulière.
Quant à l’œuvre du romancier Antonio Lobo Antunes, elle présente elle aussi toutes sortes de perturbations temporelles qui contribuent à l’édification d’un monde singulier. Catarina Vaz Warrot s’attache à repérer ces perturbations, à les répertorier et à les nommer. Particulièrement éclairant, dans ce parcours, est le recours à la figure symbolique du kaléidoscope. Rattachant certains dispositifs narratifs de l’auteur au principe d’un instrument qui conjoint la finitude de ses éléments constitutifs à l’infini de ses capacités d’invention – le kaléidoscope –, Catarina Vaz Warrot retrouve une des figures de la variation, si féconde dans le champ esthétique en général, et si profondément liée à l’exploration des temporalités.
Au delà de sa singularité manifeste, l’œuvre du romancier portugais présente donc un cas d’étude qui ouvre la réflexion au champ plus général des « études sur le temps humain », selon la belle expression de Georges Poulet, appliquées aux formes de la temporalité romanesque. Une certaine modernité narrative trouve là son relief et sons sens. Catarina Vaz Warrot montre bien comment ces télescopages rejaillissent sur le détail du texte, jusque dans sa structure syntaxique. Les discordances temporelles participent ainsi de l’invention de la langue et de la création d’un monde de phrases. Travail sur le temps, travail sur les mots… « Le roman que j’aimerais écrire, dit Antonio Lob Antunes, serait le livre dans lequel, comme au dernier stade de la sagesse chinoise, toutes les pages seraient des miroirs et où le lecteur se verrait lui-même non seulement dans le présent dans lequel il vit, mais aussi dans le futur et dans le passé. »










Débris du temps, afflux des temps au cinéma

Nathalie Bittinger
Crise des temps ?
Présent informe qui se déverse, passé floué qui se délite, futur inconsistant qui s’effiloche, sans parler d’une mémoire dite collective, convoquée sans cesse, mais comme absente à elle-même… La crise du temps hors de ses gonds marquerait notre contemporain. Il est sûr qu’un fort « brouillage sémique » affecte l’articulation des ordres du temps dans maintes « sociétés », non sans impact sur le paradigme du sujet dans ses interactions avec autrui, comme dans sa capacité à avoir prise sur le monde. Les jonctions entre le passé, le présent et l’avenir ont été partiellement brouillées par des ruptures anthropologiques et épistémiques plus ou moins récentes, dérèglements encore aggravés par le babil social et politique qui tente de combler les failles taillées dans le temps. Ce dernier, au singulier ou avec un T majuscule, n’est peut-être qu’une ombre chinoise, alors qu’il n’est tissé que de multiples temporalités enchevêtrées qui lui imposent sa fluence essentielle. Nous aspirons dès lors à cerner quelques phénomènes cinématographiques qui plongent le spectateur au cœur de la labilité des temps et de leur circonvolution diffuse. À l’horizon des déviations esthétiques projetées à l’écran s’ouvre la possibilité d’une perception et d’une intellection d’expériences temporelles fictives, créatrices de décentrements et sources de distance par rapport aux discours dominants, soit l’ensemble des représentations normées du « réel » qui organise le champ du visible, du dicible et du scriptible. Comment le cinéma, art des temporalités, donne-t-il à voir la crise des temps ?
Le trajet du sens peut être complexe, eu égard à la richesse des matières de l’expression de cet art, forgé sur diverses structures sémiotiques (visuelle, verbale, phonique), toutes à même de prendre en charge, selon leurs modalités respectives et dans leurs interrelations, l’afflux des temps et leurs potentielles discordances. Par ailleurs, les relations que le texte ne peut pas ne pas entretenir avec le « hors-texte » (formé de diverses sphères, sociale, culturelle, politique, etc.) sont sinueuses. Elles se nouent indirectement, par biais et par déviations. La page de l’écriture (littéraire, filmique) n’est jamais blanche, pas plus que l’auteur ni le lecteur-spectateur n’arrivent vierges à l’œuvre : intertextes, co-textes, archives et bribes de discours sur le monde reviennent toujours à l’état de traces dans le texte avant qu’il ne les recompose dans son mouvement propre. Le hors-texte ne cesse de mettre en mots et en images, précisément, la « juste » articulation entre le passé, le présent et le futur. Variable en diachronie, celle-ci diffère en fonction du temps prééminent et de la vectorisation qui s’applique aux autres. Le « noyau organisateur » valorisé, ou « étymon temporel », s’impose en tant qu’« attracteur axiologique » chargé de réguler des valeurs et des formes de vie, au niveau de l’individuel et du collectif. Dès lors, le concept heuristique de « régime d’historicité », fondé par l’historien François Hartog, permet d’analyser avec une pertinence particulière la « modalité de conscience de soi d’une communauté humaine » au travers de la vision des temps qu’elle propose. Si la primauté du passé est longtemps une constante diversement investie pour orienter le présent, lu à travers les exempla des temps révolus, de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’à la Querelle des Anciens et des Modernes au dix-septième siècle, l’avènement du christianisme trace, sous un autre angle, une tension vers un futur eschatologique en Dieu. Le bouleversement induit par la Révolution française engendre, quant à lui, le régime moderne de l’historicité, dans lequel le futur séculier l’emporte, associé au Progrès et à la Raison, si bien que le présent devient parenthèse vers l’à-venir mélioratif. S’amorce, selon Reinhard Koselleck, une dissociation toujours croissante entre « l’espace d’expérience » et « l’horizon d’attente », parallèlement à une accélération de l’histoire. Au vingtième siècle, les deux guerres mondiales et d’autres événements historiques majeurs (la chute du Mur de Berlin, l’éclatement de l’URSS…) parachèvent la « crise du temps », encore accentuée depuis les attentats du 11 septembre 2001. Cet « étrange entre-deux dans le temps historique », comme « désorienté entre deux abîmes ou entre deux ères », rend malaisées les pensées conjointes de la tradition et de la modernité aspirant à de nouvelles formes de devenir. Le présent omniprésent, et pourtant insaisissable, s’est mué en topos, qualifiant le « présentisme » contemporain dans lequel le « présent monstre » est « à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat). ». Saint Augustin notait pourtant déjà la distension constitutive du temps, entre un triple présent : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Mais, est-ce à dire que le présentisme restreint le spectre temporel, absorbe et dissout en lui les images vestigiales collectives et entrave l’attente et la projection, et ce faisant, paradoxalement, exacerbe la discordance ?
Voilà esquissé, à bien trop grands traits, un partiel rappel de quelques dominantes temporelles (ou épistémè) qui ont traversé les siècles et les cultures (occidentales). Toutefois, du hors-texte au texte, et inversement, s’imposent quantité de brèches, de transferts, de recompositions fictionnelles. C’est pourquoi la définition de l’historicité proposée par la sociocritique nous permet d’entrer de plain-pied dans la complexité temporelle des œuvres, sous les divers aspects évoqués, par l’étude de « la manière dont le texte prend place, corps et sens dans et par l’Histoire », dans « son rapport à la temporalité », « au référent et à la référence », afin de

(…) Penser en même temps une situation historique qui est la condition de possibilité et de lisibilité du texte et l’activité spécifique chaque fois rejouée et recommencée que le texte produit, construit dans et à partir de cette situation.

Une bal(l)ade au cœur des représentations des temps de quelques grands cinéastes asiatiques contemporains accompagne un déplacement du point de vue, étant donné que la pensée philosophique du temps en Asie ne dote pas cette notion des mêmes assises. Elle le conçoit et le vit dans sa mouvance essentielle, non pas comme mesure, rupture, distension, mais comme processus transitionnel, empli de transformations continues, proches de l’imperceptible. Par ailleurs, l’expansion colonialiste en Orient, dans la première moitié du vingtième siècle, n’a pas été sans conséquences sur l’histoire du cinéma de ces contrées, dans lesquelles on a tenté d’implanter les formes du cinéma dominant (hollywoodien). Une longue lignée de créateurs a dès lors travaillé par reprises, décalages et réélaborations permanentes des matrices importées, en y greffant des éléments propres à la vision du monde chinois (influencée par le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme), dans de fécondes transgressions axiologiques et esthétiques. Celles-ci s’opèrent avant tout dans le traitement des temps, indissociable de l’approche d’un réel instable et mouvant, par la mise en scène de la durée phénoménale qualitative ou de distorsions des temporalités très élaborées, aptes à figurer les lacis de la mémoire ou les tensions entre historicités concurrentes.

Chronologie du Pouvoir
Les intrigues du cinéma-consommation sont parsemées de repères chronologiques pour des questions de lisibilité et de rentabilité (économique et signifiante). Elles semblent prêter avant tout allégeance au « temps chronique ». Jean-Claude Coquet, en poursuivant les travaux d’Émile Benveniste, opère une féconde distinction entre le « temps chronique » et le « temps linguistique », nouée à la théorie des instances énonçantes qu’il fonde. Dans le texte, chaque personnage est une « instance projetée ». Lorsqu’il relève du « prime actant », il oscille entre une position de sujet et de non-sujet. Quand le premier dispose de la pleine maîtrise du jugement, le second en est privé, soumis à des forces qui le meuvent sans participation de son vouloir propre. Ces forces correspondent à une autre instance pouvant se manifester explicitement ou implicitement dans le texte : le tiers actant, d’ordre immanent lorsque le corps percevant, pensant, souffrant est ébranlé par l’invasion du sens ou des états d’âme. Quant au tiers actant transcendant, il impose verticalement un pouvoir irréversible au non-sujet, dès lors « voué à sa fonction ». Il peut s’appeler « Dieu, la Loi, le Père, la Raison, le Progrès, l’Histoire, etc. », ou, pour le dire autrement, toute institution (la Société) qui a autorité pour édicter des règles de comportement. Ces partages intermittents définissent l’entrée, la sortie, le passage de l’autonomie à l’hétéronomie, notions capitales dans l’organisation textuelle des relations de l’individuel au collectif, dans la représentation de modes de socialité et d’historicité spécifiques. Or le « temps chronique » est « objectivé » et relève du quantitatif discontinu. Il s’incarne dans une ligne unidirectionnelle, successive et orientée par la mesure et l’itération d’intervalles. Du côté de l’énoncé, il exclut de son champ l’actant énonçant. Ce temps des horloges, des nombres, des événements datables est une convention, dans le texte et le hors-texte, bien inapte, sous cet angle seulement, à décrire l’expérience du temps conçue dans son large spectre, et notamment celle, à peine palpable, vécue intérieurement par le non-sujet. Le réalisateur hongkongais Wong Kar-wai exhibe fréquemment le temps chronique, avec une emphase qui peut parfois frôler l’insistance parodique, par le biais d’inserts sur des réveils, des horloges, ou d’une voix-over omnisciente. Le policier de Chungking Express (1994) prévient le spectateur : « Dans cinquante-cinq heures, je serai amoureux de cette femme ». Délaissé par sa petite amie May, le premier avril, il lui accorde un mois pour revenir, pendant lequel il achète quotidiennement des boîtes d’ananas à date de péremption du premier mai. Le délai passé, il engloutit les trente conserves jusqu’à en vomir. Cette obsession rituelle à marquer le temps chronique est-elle une tentative vaine de le maîtriser ? En contrepoint, le cinéaste s’attache à le faire dérailler et à offrir un refuge dans la durée phénoménologique. Pourquoi ces détournements ? Le temps chronique appartient au régime de l’hétéronomie et relève du tiers actant transcendant, cette instance qui pèse sur le prime actant jusqu’à réduire sa liberté. Le temps « homogène », « objectivé », « a tout l’air de l’artefact d’une culture dont l’instance, le centre organisateur, est “le schématisme logique” dénoncé par Nietzche, la Raison ». Il correspond à la chronologie du pouvoir, temps officiel, collectif, historique où prévalent le futur et l’intentionnalité. Si celle-ci devient trop rigide ou tend à exclure les autres dimensions du temps, cette temporalité artificielle et programmée renforce le devenir automate de l’être humain, notamment quand « l’exploitation économique, rationnelle, de (son) activité corporelle peut donner lieu à l’abolition du sens […] ». Wong Kar-wai nous invite-t-il à pousser aussi loin l’analyse, par exemple lorsqu’il ne donne pas de nom mais un simple matricule à certains de ses personnages ? La promotion de ce temps unifié et quantifiable désigne-t-il le marché mondialisé qui n’inclut plus l’homme, mais l’utilise comme une boîte de conserve jusqu’à date de péremption ?

Déviations fictionnelles des temps
On distinguera trois types de riposte esthétique à l’uniformisation de la représentation des temps, par ailleurs en crise dans leurs articulations.
D’une part, l’œuvre peut jouer à détourner le temps chronique en conférant toute sa place à la durée phénoménale, au temps « subjectivé », qualitatif, non mesurable, lieu propre du non-sujet renouant avec l’autonomie, car

[…] la réalité ainsi abordée n’est pas la réalité intégrale ; […] le champ de réalité est double, immédiat et médiat, et […] dans cet univers second, monde-du-soi (selbst-welt), « imaginaire » et présent, le temps obéit à d’autres règles que celles qui nous sont coutumières. Le temps, par exemple, s’accélère ou ralentit sur le mode de l’excès, ou même allie […] l’extrême vitesse à l’extrême lenteur ; il se déploie, passant d’une heure à un an, ou, à l’inverse, se condense […]. Ce type de temps, je le dénommerai temps du non-sujet, c’est le temps du corps propre […]. 

Wong Kar-wai, très précisément, opère une véritable recherche cinématographique sur ces creusements de temps et de durées. Il fait fréquemment alterner ou fusionner des « formes statiques et successions lentes » avec des « formes changeantes et succession rapides ». Certains plans fixes, au mouvement rare, permettent d’entrer dans la durée intérieure de personnages mélancoliques, soumis à la perte de l’être aimé, touchés par la fuite du temps ou l’intensité d’un instant. Quelques figures récurrentes dévoilent les infimes variations de l’être qui adviennent dans et par le temps : volutes de fumée d’une cigarette qui se consume, cadrage sur le ciel vide dans la palette de couleurs des états d’âme en évolution… Dans In the Mood for Love (2000), les séquences où le ralenti se couple à la musique se situent comme hors diégèse, sur un autre plan temporel, proche de la rêverie poétique et mélancolique. Lorsque Mme Chan se rend chez le marchand de soupe ou croise M. Chow dans l’escalier, les fugitives ellipses temporelles (perceptibles dans les changements de robes) travaillent discrètement sur l’aspectualité. L’intensité dramatique joue sur la singularité du moment et masque le duratif et l’itératif par un effet de montage lié. L’inchoatif semble promettre l’épiphanie du sentiment amoureux alors que résonne déjà une impression de révolu… Les panoramiques de la caméra balaient l’espace, mais relèvent en réalité d’un va-et-vient dans le temps, également perceptible dans les jeux d’ombres sur le mur, les vapeurs de la soupe, le mouvement de balancier des lampes. Tout converge vers la révélation de l’imperceptible. Le travail de la mise en scène de la durée, dans une autre approche de la « réalité », agit en retour sur le corps propre du spectateur. On pourrait encore citer les longs plans-séquences du cinéaste taïwanais Hou Hsiao Hsien, dans Les Fleurs de Shanghai (1998) par exemple, comme autre manière de capter et de projeter l’effet du temps subjectif sur les âmes et les relations interpersonnelles. Ces représentations offrent un contrepoint au temps chronique et à l’hégémonie du tiers actant transcendant, source de l’amoindrissement du sens.
D’autre part, certaines œuvres s’attachent à exhiber le délitement du « présentisme » actuel. Les films, ô combien étranges et déroutants, du réalisateur taïwanais Tsaï Ming-liang déploient, au cœur de la modernité déshumanisée de Taipei, le non-trajet de non-sujets, souvent dépourvus d’état civil, au travers de longs plans-séquences, sans musique hors des extraits parodiques de comédie musicale, à la parole et au mouvement presque absents, qui modifient imperceptiblement la qualité du regard du spectateur. Ses instances projetées sont immergées dans l’effroyable ennui d’un présent sans amarre, distendu et suspendu dans le vide, coupé de toute mémoire, annihilant tout futur. Confrontées aux épidémies, aux inondations ou à la sécheresse, elles gisent muettes et désœuvrées, perdues dans la béance des formes, du sens, de l’imaginaire qui rassemblaient jadis les morceaux épars du monde, qui à présent coule et s’écroule de toutes parts.
L’œuvre cinématographique peut, enfin, transférer et intégrer en son mouvement de textualisation propre la désarticulation des temps et leurs discordances. Par son travail spécifique, elle les rend perceptibles et donc appréhendables dans leur complexité. Les cinéastes décomposent, esthétiquement, la chronologie factice au profit de « la flèche brisée du temps », au travers du jeu instable des temporalités enchevêtrées et en tension, à même de rejaillir dans l’être, à chaque moment. L’achronie est une manipulation qui provoque une sortie hors des temps, par une impression construite d’atemporalité et d’anhistoricité. Elle feint de libérer l’homme de sa condition temporelle et mortelle en effaçant le poids de la successivité et de l’irréversible. Les Cendres du temps (1994) de Wong Kar-wai fonde une partie de ses effets sur un temps lâche, flou, dilaté, subordonné à une temporalité naturelle et cyclique, comme dans un temps d’avant le temps socialisé, qui permet de confronter mythe et histoire, nature et culture. La polychronie met en lumière, au cœur de la matière filmique, l’afflux simultané des strates multiples, lorsque la réminiscence et/ou la projection (au-delà du conventionnel flash-back ou flash-forward) interfèrent avec la présence à soi ou l’attention à l’instant. Les couches de temps qui traversent tout sujet (individuel et collectif) engendrent de fréquentes hybridations par élévation ponctuelle de débris mémoriels et référentiels, qui sont autant de dyschronies, ou discordances temporelles et textuelles. Dans nombre de ses films, Wong Kar-wai insère quelques plans qui incorporent en leur sein plusieurs rythmes différents, grâce à des modifications appliquées à l’image en postproduction. À l’écran, la foule anonyme ou les moyens de transport se meuvent en vitesse accélérée, pendant que le protagoniste est immobile, au ralenti, ou à vitesse normale, avec des gestes saccadés et non naturels. Le figement, l’air absent qu’il arbore, signalent une plongée dans la texture des réminiscences ou de l’imaginaire, dans un contraste avec ce qui l’entoure, au rythme hyperbolique (signe de la course en avant du présentisme). Quant à l’entrée en fiction d’Adress Unknown (2001) de Kim Ki-duk, elle s’appuie également sur une dyschronie, fondatrice par rapport à la poétique du film à venir, qu’elle anticipe et dont elle résume maints enjeux signifiants, de l’ordre de l’expérience temporelle fictive qui réplique aux discours de l’en-dehors de la création. Un gros plan exhibe le travail répétitif d’une scie découpant un bout de bois estampillé « U.S. ». Tressautements et bruits grinçants accompagnent l’opération de cisaille. Dans les six plans suivants, le spectateur assiste à la confection progressive d’un objet-jouet : un pistolet en bois, dans lequel est sciemment incorporée l’inscription de l’origine (les États-Unis). L’imaginaire de l’enfant est le réceptacle de l’inconscient social, hérité de la guerre de Corée (1950-1953) qu’il n’a pas connue, mais dont les effets perdurent (la présence américaine est insistante à l’incipit). Le huitième plan opère une rupture spatiale et temporelle : le garçon, sur une route, insère une balle dans le canon. Suit un contrechamp sur la cible : une petite fille affublée d’une boîte de conserve sur la tête. La dernière image, en plan large, montre le coup de feu, puis Euh-nok, transie de douleur, portant la main à ses yeux, jusqu’à l’éclipse finale où tout disparaît dans une lumière blanche surexposée. Cette séquence a le statut d’analepse par rapport au temps de référence de la diégèse, qui débute en 1970 et se centre sur trois adolescents, qui portent des stigmates corporels de la guerre, indirectement ou par ricochet. Ainsi, dans le présent d’une action enfantine qui mime le conflit de la génération précédente, se dévoile le futur brisé de la jeune fille devenue borgne. La toute première dyschronie, relayée ultérieurement par d’autres motifs, condense la dérive temporelle et axiologique des premiers descendants et héritiers directs de la guerre. La mutilation, thème omniprésent chez Kim Ki-duk, fait converger les entailles corporelles, les trous textuels et les failles temporelles : les ravages meurtriers et la scission du pays reviennent, de manière implicite mais lancinante, hanter les corps souffrants et la violence des rapports sociaux. L’ouverture textuelle porte par ailleurs une réflexion spéculaire sur le travail cinématographique. Le façonnage du pistolet se dévoilait dans son processus de découpage de morceaux soigneusement choisis, avant leur recomposition par liaisons et raccords. La caisse en bois de fournitures américaines est détournée de son usage premier. Déviations et réélaborations : le texte ne fait pas autre chose en s’emparant d’éléments déjà chargés de sens avant de les (re)mette en scène, recomposés dans et par le montage, qui peut aussi bien être un démontage des représentations consensuelles. Le cinéaste nous prévient par le truchement du pistolet-simulacre qui reprend et parodie des gestes trop « réels » et se solde par une lésion effective de la vision : le cinéma se pare des armes de la fiction pour toucher notre perception du monde et des temps historiques.
Les divers moyens esthétiques à la disposition des cinéastes pour altérer la chronologie et provoquer des remontées mémorielles et des projections anticipatrices portent à l’écran des déphasages d’historicité de large ampleur, ce qu’Edmond Cros nomme la « synchronie du dys-synchronique », ces fragments de temps antagonistes, susceptibles d’affleurer dans le texte. Le cinéma ouvre un espace de sens qui effleure sans cesse l’impensé des temps qu’il donne à voir par brèches et par ellipses, loin des fictions collectives. Au spectateur alors de se confronter aux diverses représentations formelles de l’expérience du temps dans sa pluralité et ses configurations conflictuelles.





























Une chronologie atypique : jeux du temps et de l’espace dans l’œuvre d’António Lobo Antunes

Catarina VAZ WARROT

António Lobo Antunes est, à l’heure actuelle, l’un des écrivains lusophones les plus lus et les plus traduits dans le monde. Les nombreux hommages rendus à son œuvre peuvent être interprétés comme autant de gages de qualité de la création romanesque envers un auteur et une œuvre pourtant controversée. En effet, dès notre premier contact avec l’œuvre d’António Lobo Antunes nous avons été sensibles à la difficulté de lecture associée à l’œuvre de cet écrivain. Cette impression a été confirmée par la lecture des critiques sur ses romans et par les interviews que l’auteur a accordées.
Un travail poussé sur la production textuelle et sur la construction diégétique et énonciative des créations romanesques de l’auteur met en lumière la complexité de l’écriture, tout en particulier pour ce qui relève de la temporalité. Nous nous sommes alors demandée dans quelle mesure une organisation temporelle et spatiale atypique pouvait paradoxalement rendre la lecture difficile tout en aiguisant la curiosité du lecteur. Pour essayer de répondre à cette question, nous nous proposons de mettre en évidence plusieurs types de jeux du temps et de l’espace présents dans l’œuvre d’António Lobo Antunes et de parallèlement réfléchir à leur rôle dans la construction romanesque.

Tout au long des créations romanesques d’António Lobo Antunes, nous avons identifié des passages où le temps du réel est poussé à ses limites et où nous ne sommes pas en mesure d’affirmer clairement s’il s’agit d’un récit de la mémoire ou du présent. Les contours des plans spatio-temporels deviennent très flous, ce qui contribue à notre rapprochement avec la notion de jeu. Nous avons, ainsi, regroupé les différents processus/ jeux temporels en trois points : 1. temps et espaces oniriques et / ou carnavalesques ; 2. interférences dissonantes dans la chronologie : anachronismes et dénivellements ; 3. temps et espaces kaléidoscopiques.

Temps et espaces oniriques et/ ou «carnavalesques»

Dans cette première catégorie, nous avons identifié le rêve et le cauchemar – les plus directement liés au terme onirique (mais également les moins fréquents dans les romans de l’auteur) et le «carnavalesque» qui peut passer par une animalisation des êtres humains ou par l’insolite. Nous reprenons dans ce dernier cas la notion de «carnavalesque» qui a été proposée par le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine dès les années 1920. A partir de l’étude de la tradition orale des carnavals au Moyen Âge et à la Renaissance en France, Bakhtine postule que la littérature peut être le lieu d’une subversion de la pensée vis-à-vis de la société. Nous parlerons alors de temps et d’espace «carnavalesque» lorsqu’il y a subversion, rupture et inversion du monde dans le récit. Ce terme condense, à notre avis, tout un système complexe d’images - du bizarre au surprenant, les rapports complexes entre les personnes, la vie et la mort, entre autres.
Dans le roman Explicação dos Pássaros - Explication des Oiseaux - il y a un moment où le personnage principal fait un cauchemar. Ce rêve est relié au moment qu’il vit dans le présent – il est dans une auberge à Aveiro, entouré d’oiseaux, mais sont également convoqués son enfance et ses parents:

«L’estuaire commença à plonger lentement dans le sommeil, tel deux voix qui s’entremêlent (...) mais ensuite les oiseaux, les mouettes, les canards et les volatiles sans nom du Vouga envahirent ses jambes et ses bras, dévorèrent les prunes pourries de ses testicules, déchirèrent de leurs griffes l’intérieur de son ventre, se posèrent sur ses épaules, sur ses reins, sur son dos, picorèrent le rêve confus dans lequel il se débattait (sa mère couvait un oeuf énorme qui le contenait, lui et ses sœurs, pendant qu’elle jouait aux cartes avec ses amies), et quand la première volée d’oiseaux pénétra en piaillant dans sa tête, il se réveilla avec dans l’écume de ses os la sensation d’être un naufragé et un goût de varech dans sa bouche ouverte sur un cri muet.» (Explication des Oiseaux : 249)

Il s’agit, d’une certaine façon, d’un rêve dans un rêve – le rêve en deuxième plan surgit entre parenthèses, mais ce qui est raconté avant est déjà du domaine de l’onirique. Nous identifions clairement l’appartenance de cet extrait à ce domaine par les mots «rêve» / «rêve confus». Par ailleurs, nous voulons souligner que le rêve ou le chronotope onirique possède des caractéristiques que nous pouvons rapprocher de la polyphonie. Nous rejoignons ainsi René Kaës lorsqu’il parle de la polyphonie du rêve. Partant de la proposition que la polyphonie implique une conception du sujet «tramé et travaillé par l’interdiscours», cet auteur l’applique au champ de la psychanalyse :

«À partir de cette proposition, en la transformant dans le champ de la psychanalyse, j’ai supposé que le sujet de l’inconscient est simultanément sujet du groupe, et qu’il se constitue aux points de nouages des voix, des mots et des paroles des autres, de plus d’un autre, divisé entre l’accomplissement de sa propre fin et son inscription dans le réseau de ses liens intersubjectifs. (…) Je suppose que le rêve s’élabore au croisement de plusieurs sources, de plusieurs émotions, de plusieurs pensées et de plusieurs discours.»


Les rêves sont, en effet, composés de bribes de la mémoire, mais également d’autres discours, d’autres temps imaginaires et souvent incohérents au premier abord.
Il nous semble, effectivement, que le temps et l’espace onirique et féerique contribuent à une interdiscursivité qui accompagne la production romanesque de l’auteur. Dans ce même roman, nous trouvons des passages – très fréquents – qui relèvent également du domaine de l’onirique, mais que nous ne pouvons pas classer objectivement comme étant des rêves. Nous avons, donc, décidé d’employer, dans ce cas, le terme «carnavalesque», de façon à établir une distinction entre le premier exemple et les autres exemples où nous ne pouvons pas affirmer qu’il s’agit d’un rêve (endormi), mais plutôt d’un rêve éveillé. Un spectacle de cirque se mêle, alors, dans cette œuvre, rompant la chronologie et la causalité des actions, et introduit un scénario carnavalesque et irréel :

«- Et papa? demanda-t-il, et les mots flottèrent longtemps devant ses lèvres comme une gamme musicale.
Son géniteur, en veston, les paupières soulignées au charbon, s’avança jusqu’au micro avec une démarche précieuse de maître de cérémonie. Un cône de lumière bleue, venu du plafond, le poursuivait :
- A quoi bon des présentations ? s’exclama-t-il en caressant les quelques poils clairsemés de sa calvitie au milieu des sifflements nasillards des hauts-parleurs. C’est un artiste portugais.
- Beaucoup de travail au bureau, expliqua la mère. Il doit passer d’ici peu.»
(Explication des Oiseaux : p. 15-16)


Ces moments carnavalesques qui se mêlent au récit ne sont pas clairement désignés comme étant des rêves, mais constituent une sorte d’unité «chronotopique» car chaque fois qu’ils surgissent, ils se situent dans ce même plan du cirque, où le numéro et l’artiste principal sont Rui – le protagoniste - et son suicide. Dans cette même création romanesque, nous avons repéré des passages également carnavalesques mais qui ne s’intègrent pas dans le domaine du cirque – il s’agit de l’animalisation de certains personnages. Ce procédé sera largement utilisé par l’écrivain dans d’autres romans. Étant donné que la diégèse se situe au milieu des oiseaux, il n’est pas étonnant de voir cette thématique appliquée aux personnages qui deviennent ainsi des oiseaux ou d’autres animaux en rapport avec ces derniers. Explication des Oiseaux présente, en effet, une fréquence élevée de moments oniriques et carnavalesques qui augmentent les effets polysémiques du texte, et installent des chronotopes divers et inattendus.
Un autre roman où les jeux avec le temps et l’espace sont fréquents est As Naus – Le Retour des Caravelles. Ce roman recrée un temps «autre» à partir d’éléments du XVIe siècle et du XXe siècle. Ce temps «autre» est, alors, composé d’éléments anachroniques qui sont parfois carnavalesques :

«Il la vit passer devant la police, le contrôle des passeports, les types qui recherchent des mitraillettes de terroristes palestiniens dans le kapok des nounours en peluche, et grimper enfin, sans un geste d’adieu, agrippée au ventre de son instrument, dans un morutier qui gonflait ses voiles en direction de Broadway.»
(Le Retour des Caravelles : p.170)

Quelle que soit l’époque, il est invraisemblable que des policiers, au Portugal, cherchent des terroristes palestiniens pour contrôler des ours en peluche où il pourrait y avoir des armes cachées.
Sans être jamais prédominants, ces moments qui s’éloignent du vraisemblable deviennent presque constants, dans la production romanesque d’António Lobo Antunes qui suivra. Des animaux invraisemblables peuplent ponctuellement le récit ; les personnages, qui nous semblaient bien réels, acquièrent des attitudes hors du commun, touchant parfois la folie, comme c’est le cas du passage suivant dans A Morte de Carlos Gardel – La Mort de Carlos Gardel :

«(...) et mon grand-père, en présidant la tablée au retour de l’usine
Judith est une cigogne, les enfants
et mon grand-père construisait un nid tout en haut de la chapelle et obligeait ma grand-mère à couver des œufs là-haut
Monte avec moi, femme (…)»
(La Mort de Carlos Gardel : 384)

Dans les créations romanesques postérieures, nous retrouvons des moments carnavalesques principalement liés à l’animalisation de personnages. Dans Boa Tarde Às Coisas Aqui Em Baixo – Bonsoir les choses d’ici-bas - , nous détachons notamment l’allusion aux poissons et dans Ontem Não Te Vi Em Babilónia (pas encore traduit en français) aux chiens. L’animalisation de personnages permet ainsi de mieux les caractériser et de leur enlever un quelconque trait d’humanité. En même temps ce procédé tourne souvent à la dérision et au fantastique, enrichissant la création romanesque.
Le temps et l’espace onirique et carnavalesque, dont nous n’avons donné qu’un petit échantillon, devient une constante dans les plus récentes productions romanesques d’António Lobo Antunes, et il nous semble que c’est un procédé d’écriture qui permet l’ouverture de sens et de discours variés et fait appel à l’imaginaire du lecteur, concourant ainsi à la création d’un «livre total».

Interférences dissonantes dans la chronologie : anachronismes et dénivellements

À partir du moment où l’organisation temporelle ne suit pas l’ordre chronologique, l’apparition d’anachronismes et de dénivellements est presque inévitable.
Parmi la production romanesque d’António Lobo Antunes, nous détachons le roman As Naus – Le Retour des Caravelles - qui illustre très clairement ces interférences dissonantes dans la chronologie par le biais d’un travail linguistique. Présent et Passé s’intersectionnent, au point de composer une réalité spatio-temporelle «autre». L’auteur pousse cette intersection à ses limites, introduisant des termes et des graphies qui sont dissonantes au milieu d’une écriture du XXe siècle. Le langage devient lui-même représentatif des anachronismes thématiques. Nous pouvons, ainsi, distinguer deux types d’anachronisme de langage : d’une part, l’utilisation d’une graphie récurrente dans certains mots – cette graphie, du XVIe siècle, n’est plus utilisée de nos jours ; d’autre part, l’utilisation de phrases, de constructions syntaxiques anciennes. Les mots qui apparaissent avec une graphie archaïque sont : «Lixboa / Lisboa ; Loanda / Luanda ; Reyno / Reino ; Algarbe / Algarve ; physico / físico ; Monarchia / Monarquia ; Manoel/ Manuel.
Le mot «Lixboa» apparaît très fréquemment, et c’est un terme important qui situe la fiction par rapport au présent : l’action se passe à «Lisboa» / «Lisbonne», (Lisbonne - post 25 avril 1974), mais aussi à «Lixboa» / «Lisebone», (époque des Découvertes portugaises). Un autre mot qui a la même fonction est «Loanda». Le nom de cette ville nous situe par rapport à une époque de décolonisation, donc le XXe siècle, mais le fait que l’auteur l’ait écrit avec un «o» à la place d’un «u», nous situe dans un temps qui n’est plus l’époque moderne. 
Une autre marque linguistique de cette interpénétration temporelle est l’utilisation, ailleurs, de la deuxième personne verbale du pluriel («Tendes»), qui a un emploi plus restreint que la troisième personne allocutive («tem»/ «têm»). Alors qu’en français, il n’existe que deux formes pour s’adresser à quelqu’un («tu» et «vous»), le portugais offre toute une gamme de formes dont l’emploi peut légèrement varier selon les groupes sociaux ou les régions. L’emploi de «vós», pronom sujet, est limité à certaines régions du Portugal (le nord en particulier), ainsi qu’à certains types de discours (religieux ou politique). La situation décrite dans le roman se passe à Lisbonne où, de nos jours, la deuxième personne verbale du pluriel n’est pas couramment utilisée dans le sens du vouvoiement, dans une situation d’allocution. Il s’agit d’une évocation du langage du XVIe siècle.
Dans cette œuvre, le Portugal est une terre de fiction et de folie, où la flotte de l’O.T.A.N., côtoie l’équipage de Christoph Colomb, où les attelages de bœufs transportent des blocs de pierre à côté de cars remplis d’Américains. Ce groupement d’anachronismes modifie la nature même des protagonistes, leur conférant une forme d’éternité, une éternité cependant consacrée à la luxure et à l’appât du gain. Comme le temps qui semble pouvoir se dilater à l’infini, les personnages ont leur propre destinée, indépendante de la réalité historique. Au fil des pages, se multiplie l’apparition de célébrités fantomatiques au destin dévoyé : Don Quichote est devenu un cheval de steeple-chase, Miró est décrit comme un vieillard en jogging, Luís Buñuel est transformé en contrebandier spécialisé dans le trafic de transistors. En même temps, ils côtoient un Fernando Pessoa sérieux se rendant à son travail de comptable.
Un autre type d’anachronisme concerne notamment le fait de raconter une histoire «à reculons». Nous trouvons ce procédé dans Não Entres Tão Depressa Nessa Noite Escura – N’entre pas si vite dans cette nuit noire :

«(...) je n’ai pas pu saisir toute l’expression de mon père parce que le médecin venait rassurer ma mère votre mari va très bien, toutes mes félicitations, dans une semaine au plus il sera chez vous en pleine forme, ses lèvres se sont éloignées de la petite croix du chapelet, le lit n’était plus un cercueil, mais des oreillers et des draps frais, ma mère a rendu les perles à Adelaide et le papier de soie a crépité dans la poche de son tablier, je ne sais pas pourquoi mais j’ai cru que j’allais pleurer et je n’ai pas versé une larme, la chaise s’est remise à se balancer au-dessus de la peinture du plafond, ma sœur et moi à rejouer aux fées sur le bord du bassin et c’était amusant
(même sans formule magique)
que d’un simple coup de baguette
(une tige de roseau avec une étoile au bout)
cessent d’exister les maladies, les agonies, les hôpitaux, les morts et tout allait bien grâce à Dieu, tout allait bien pour toujours.»
(N’entre pas si vite dans cette nuit noire : 29-30)

D’autres fois, surgissent dans les romans des anachronismes poussés à leurs limites, comme c’est le cas de personnages qui peuvent être morts et vivants en même temps. Nous retrouvons cette espèce de jeu spatio-temporel dans Tratado das Paixões da Alma – Traité des Passions de l’Âme :

«L’Artiste, qui venait de mourir à Lisbonne, dans la rue Gomes Freire, quelques instants avant le guet-apens tendu au Juge, a traversé le trottoir avec ses insupportables habits du dimanche et l’argent qu’il avait reçu à son anniversaire serré dans sa paume, il a tiré la sonnette (…)»
(Traité des Passions de l’Âme : p.248)

Ces interférences dissonantes surgissent au long de presque tous les romans d’António Lobo Antunes mais à un degré plus faible. Nous avons donc inclus dans ce noyau thématique des jeux du temps et de l’espace les anachronismes et dénivellements qui nous semblaient dépasser les rapports entre le plan horizontal – celui de l’action - et le plan vertical – celui de la mémoire, de l’inconscient : soit du point de vue du travail linguistique, soit du point de vue de l’éclatement des frontières entre la vie et la mort.

Temps et espaces kaléidoscopiques

L’image du kaléidoscope nous semble pouvoir illustrer une autre façon complémentaire du traitement du temps et de l’espace dans les créations romanesques d’António Lobo Antunes. Emprunté à l’anglais kaleidoscope, c’est un nom formé par le savant D. Brewster qui a inventé l’instrument et en a déposé le brevet en 1917. Il est composé des mots grecs kalos («beau»), eidos («image, aspect») et skopein («regarder»), exprimant l’idée de «regarder une belle image». Le mot désignera, donc, par la suite, un cylindre où des fragments colorés sont reflétés par un jeu de miroirs angulaires, formant des figures symétriques, et a inspiré un emploi figuré exprimant l’idée d’une succession rapide et changeante (de sensations, impressions) ainsi qu’un emploi métaphorique. Dans la mesure où le kaléidoscope possède à la fois un nombre fini d’éléments dans un espace fini, et où il autorise pourtant un nombre indéfini de combinaisons, il donne une illustration concrète, symbolique, de la façon dont on peut créer quelque chose de nouveau par un simple réagencement de ce qui existait déjà auparavant. Dans ce sens, la construction diégétique de quelques romans d’António Lobo Antunes, principalement les plus récents, peut se rapprocher de l’image du kaléidoscope. La définition proposée par Claude Lévi-Strauss met en évidence le rôle des éléments structuraux qui, en se fragmentant, créent de nouvelles réalités :

«(…) kaléidoscope : instrument qui contient aussi des bribes et des morceaux, au moyen desquels se réalisent des arrangements structuraux. Les fragments sont issus d’un procès de cassure et de destruction, en lui-même contingent, mais sous réserve que ses produits offrent entre eux certaines homologies : de taille, de vivacité de coloris, de transparence.»

Un même événement, revisité par des personnages différents, des phrases qui se répètent au long des pages dans des combinaisons variés, des voix et des temps qui se mêlent et se croisent, ce sont des éléments qui peuvent contribuer à parler d’une écriture kaléidoscopique. Par ailleurs, nous identifions des passages qui révèlent que l’auteur s’est «amusé» à jouer directement avec des éléments de son texte. Dans A Morte de Carlos Gardel – La Mort de Carlos Gardel - nous signalons un de ces jeux lorsque l’auteur crée une nouvelle phrase à partir de deux autres, lui enlevant ainsi sa cohérence logique, sémantique et syntaxique. La première phrase était :

«et mon père, paupières abaissées sur l’oreiller, car mourir, ai-je pensé, c’est quand les yeux se transforment en paupières, un rideau se ferme comme au théâtre et les spectateurs partent en silence dans ces couloirs avec des panneaux en carreaux de faïence, ces escaliers de pierre, ces cours»

(La Mort de Carlos Gardel : p.59, l’italique est de l’auteur, c’est nous qui soulignons)

La deuxième phrase qui surgit quelques pages après, ne concerne pas du tout le même thème :

«(…) je suis restée à épeler sans fin un écriteau qui disait Toutes les boissons exposées sont à consommer dans l’établissement, Toutes les boissons exposées sont à consommer dans l’établissement, Toutes les boissons exposées sont à consommer dans l’établissement, je mastiquais en répétant, comme lorsqu’une musique vous entre dans la tête et n’en sort plus (…)»
(La Mort de Carlos Gardel : 68, c’est nous qui soulignons)

Et de ces deux phrases naîtra une autre : 

«(mourir c’est quand toutes les boissons les yeux sont à consommer se transforment dans l’établissement en paupières)»
(La Mort de Carlos Gardel : 69, l’italique est de l’auteur ; c’est nous qui soulignons).

Le lecteur devra faire un effort pour comprendre cette nouvelle réalité – mélange de deux temps et espaces différents - à la ressemblance des images du kaléidoscope belles mais imperceptibles tout d’abord, mais desquelles nous pouvons extraire du sens. Quelques éléments de la phrase de départ sont, ainsi, déplacés, comme s’il s’agissait d’un jeu qui sollicite le lecteur et qui montre un travail sur la langue et sur la façon de raconter. Liée à l’image du kaléidoscope, nous ne pouvons pas oublier celle du miroir qui le compose et qui permet de réfléchir à l’infini et en couleurs la lumière extérieure. Les miroirs sont très présents dans les œuvres d’António Lobo Antunes et dans son art poétique. Rappelons ce que l’auteur dit à ce propos :

«Voici quelque temps, j’ai affirmé que le livre idéal serait celui dont chaque page est un miroir : le mien et celui du lecteur, jusqu’à ne plus savoir lequel des deux est l’autre.»

«Le roman que j’aimerais écrire serait le livre dans lequel, comme au dernier stade de la sagesse chinoise, toutes les pages soient des miroirs et le lecteur voie non seulement lui même dans le présent dans lequel il vit, mais aussi le futur et le passé.»

Ce désir conditionne sa façon de construire la diégèse, par le biais de temps et d’espaces qui se succèdent, se superposent, se mêlent, se renvoient, par des épisodes réels ou inventés, par des histoires écrites et réécrites, dans un jeu kaléidoscopique.

En somme, de cette analyse du traitement du «chronotope» dans quelques romans d’António Lobo Antunes, nous soulignons le fait que le travail sur le temps et sur l’espace s’amplifie au fur et à mesure de la production romanesque de l’auteur. Cette amplification introduit un temps et un espace sans frontières qui se rapprochent du temps de la conscience, dans une sorte de continuité intime. Ainsi, les dernières œuvres de l’auteur présentent une multiplicité de plans verticaux, de souvenirs qui occupent tout le roman, étouffant ainsi le plan horizontal – celui de l’action - qui ne possède presque plus des contours précis. La construction diégétique est parfois poussée à dépasser les limites dans une sorte de jeux du temps et de l’espace. Les jeux diégétiques introduisent la polysémie, et éclatent les frontières spatio-temporelles, ainsi que les frontières du vraisemblable où les mondes de la vie et de la mort, du réel et du fantastique se côtoient.
Il nous semble que ce désir de rendre compte d’un temps, non pas marqué par les montres, mais par la conscience et le rêve, est au service du souhait de l’auteur de «mettre toute la vie entre les pages d’un livre».






 Marcelle Lista, « esquisse, fragment et modernité » : Pierre Boulez, œuvre : fragment, dialogue entre Pierre Boulez et Henri Loyrette, Paris Gallimard, 2008, p. 59.
 Ibid. p. 58.
 Michel Foucault, Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 564.
 Ibid. p. 579.
 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1991/2005, p.106
 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Traduction Sibylle Muller, préface, Irving Wohlfarth, Champs Flammarion, 1985, p. 256.
 Michel Foucault, Dits et écrits, op.cit. p. 581
 Je définis ainsi l’historicité ; « Penser l’historicité dans le temps court comme dans le temps long, c’est décrypter un processus de fabrique de l’histoire, dans l’expérience conflictuelle de sa mise en mots ». L’attention porte donc, pour l’essentiel, sur le sens donné à l’événement en constante évolution selon le sujet qui l’énonce. Dans son avènement comme dans son devenir.
 / « Histoire, sous-jacence et archéologie », conférence janvier 2008
 Psychologue clinicienne, docteure en Sciences de l’éducation, elle a soutenue sa thèse de doctorat, intitulée « Les couloirs de l’adolescence. Les espaces et les temps informels, leurs pratiques et leurs sens dans les institutions éducatives pour adolescents », le 30 novembre 2010, sous la direction de Laurence Gavarini. Elles est aujourd’hui Maitresse de conférences en psychologie à l’Université Paris 13-UTRPP.
 Jacques Lacan (1966), Les écrits, Paris, édition Du Seuil, 1999.p.195
 Jean-Jacques Rassial, sous la dir., Sortir :l’opération adolescente, Ramonville St-Agne : Erès. 2000, p.40

 Antoine Masson, «  HYPERLINK "http://www.fundp.ac.be/recherche/publications/page_view/58907/"Le "moment adolescent" entre saisie par l'instant et constitution du présent », in Figures de la psychanalyse, vol.9, 2004, p. 103-126.
 Claudine Blanchard-Laville, Philippe Chaussecourte, Françoise Hatchue, Bernard Pechberty, « Recherches cliniques d’orientation psychanalytique dans le champ de l’éducation et de la formation », in Revue Française de Pédagogie, n°151, 2005, p.111-162.
 Cette thèse de doctorat, dirigée par Laurence Gavarini, a fait l’objet d’une allocation du ministère de la recherche entre octobre 2007 et octobre 2010 et a été publiquement soutenue le 30 novembre 2010.
. Martha Harris, Esther Bick, Meg Harris-William, Les écrits de Martha Harris et d'Esther Bick, Larmor-Plage : Ed du Hublot, 2007.

 Bernard Chouvier, sous la dir. La temporalité psychique, psychanalyse, mémoire et pathologie du temps, Paris, Dunod, 2006.
 Sigmund Freud (1896), « Lettre n° 52 à Wilhelm Fliess », in Naissance de la Psychanalyse, 8ème édition, Paris, PUF, 2002.

 Françoise Heritier, «L'idée de crise adolescente est-elle universelle? », in Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, vol.49, no8, 2001, p.502-511.
Philippe Gutton, Le pubertaire, Paris : PUF, 2003.

 in Jean-Jacques Rassial, sous la dir., Sortir :l’opération adolescente, Ramonville St-Agne : Erès. 2000.
 Catherine Chabert, « Le temps du passé : une forme passive ? », in Adolescence, tome 50, 2004, p.705-717.
 André Green (1975) « Le temps mort », in La diachronie en psychanalyse, Paris : Éditions de minuit, 2000.
Donal Wood Winnicott (1962), « L’adolescence », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris : Payot, 1969.
 « (…) ce que je propose de définir comme informel, en m’appuyant sur l’article du même nom rédigé par P.Ansart dans le Dictionnaire de sociologie (1999), serait, au contraire, ce qui n’est pas normé, organisé, pensé, utilisé en tant que tel par les institutions, mais que les individus investissent, en conférant ainsi des rôles, des fonctions et des enjeux singuliers et sociaux aux espaces et aux temps laissés vacants. En ce qu’ils sont le plus souvent des zones intermédiaires, zones de transitions, de passages, parfois zones d’ombres, les espaces et les temps informels peuvent échapper à la dimension de contrôle exercée par les institutions, en cela ils seraient au-delà ou en deçà des dispositifs et des techniques de pouvoir, dans l’angle mort du « panoptique » (Foucault, 1975) ».Voir Aurélie Maurin, « Passages adolescents: leurs matérialisations dans les espaces et les temps informels des institutions éducatives », Conserveries mémorielles, Revue en ligne de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, Revues.org, 2010, n°7.
 François Testu, Chronopsychologie et rythmes scolaires, Paris : Masson, 1993.

Donald Wood Winnicott (1958, « La capacité d’être seul », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris : Payot, 1969.
 Ilaria PIRONE ARAUJO, Pratiques langagières, narrativité et construction identitaire des adolescents des milieux populaires : les processus de subjectivation et les problématiques territoriales à l’œuvre dans les banlieues de l’Ile de France, thèse en sciences de l’éducation en cours.
 Copsy-enfant, «La construction de l’identité aujourd’hui. Construction psychique et psychopathologie de l’enfant dans les nouveaux liens familiaux et sociaux », sous la direction scientifique de Serge Lesourd, conduite en Ile de France par le Professeur Laurence GAVARINI, de l’Equipe Education, Socialisation, Sujets, Institutions de l’Université de Paris 8, Appel Blanc 2005-2008, Agence Nationale de la Recherche (ANR).
 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990.
 Je fais référence par exemple à Michel Fayol, Le récit et sa construction. Une approche de psychologie cognitiviste, Delachaux et Niestlé, Paris, 1985 et Harald Weinrich , Le temps. Le récit et le commentaire, 1973.
 Je pense par exemple à un professeur de français qui impose à une classe de 3e, particulièrement difficile, et composée par des jeunes en grande difficulté scolaire, d’écrire une autofiction dont la consigne était: « Imaginez d’être un des personnage d’un tableau de Renoir et écrivez une page de votre vie, comme si vous étiez ce personnage, à la même époque du tableau ».
 Jacques Bres, La narrativité, Editions Duculus, 1994.
 Cette question a été plus particulièrement approfondie in : Laurence Gavarini, Ilaria Pirone,
Il divenire incerto degli adolescenti delle banlieues parigine (Le devenir incertain des adolescents des  banlieues défavorisées ), in Marina D’Amato (dir), « Finzione e mondi possibili », à paraître.
 Extraits d’un groupe de parole avec des filles de 4e.
 Laurence Gavarini, Comment ils et elles (se) parlent ? », communication aux Journées de l’Association lacanienne internationale, « Comment un enfant des banlieues devient une femme, un homme, un citoyen ? », Paris, septembre 2007.
 Hannah Arendt, La crise de la culture, Editions Gallimard, 1972.
 J’ai aussi repéré une troisième forme de dysfonctionnement langagier, mais que je ne vais pas approfondir aujourd’hui, lié à la convocation d’un tiers dans le discours par l’usage systématique du masculin : « il fait », « il dit », « il va » etc, pour désigner des sujets féminins. 

 La transcription, que je fais fidèlement laissant les fautes de grammaire ne rend pas la beauté du texte, qui vaudrait d’être écouté. Un texte slam est essentiellement fait par le rythme donné à la déclamation des vers.
 Le signifiant « respect » mérite d’être interprété, il circule beaucoup parmi ces jeunes et il fait souvent écho au signifiant « tradition », mais cette analyse sera repris dans un autre travail.
 Jean Molino, et Raphaël Lafahil-Molino, Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Actes Sud, 2003.
 Pour cette activité avec une classe de 3e et de 4e, j’avais pensé à une consigne qui les renvoie le moins possible à un exercice classique de cours de français, et à une consigne qui ne soit pas trop vaste, pour que ça ne les mette pas dans un état d’angoisse, mais pas non plus trop précise, ne laissant aucun espace d’imagination. Donc je leur avais proposé : « On vous demande d’écrire le scénario d’un film pour raconter l’histoire d’un jeune. Ce jeune garçon ou cette jeune fille (à vous de choisir) a aujourd’hui 14 ans. Qu’est-ce que vous aimeriez raconter de son enfance, de sa vie de jeune fille/jeune garçon et de ses projets ? ».
 « La forme narrative obéit à un rythme, elle est la synthèse d’un mètre qui bat le temps en périodes régulières et d’un accent qui modifie la longueur ou l’amplitude de certaines d’entre elles. Cette propriété vibratoire et musicale apparaît à l’évidence dans l’exécution rituelle de certains contes, chantés en interminables mélopées. (…) C’est pourtant un savoir fort commun, celui des comptines enfantines et celui des musiques répétitives. Il présente une propriété surprenante : à mesure que le mètre l’emporte sur l’accent dans les occurrences sonores, le temps cesse d’être le support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial qui, en l’absence de différences remarquables entre les périodes, interdit de les dénombrer et les expédier à l’oubli. On reconnaît dans cette prosodie la marque de cette bizarre temporalisation que heurte en plein la règle d’or de notre savoir : ne pas oublier. » Jean-François Lyotard, La conditon postmoderne : rapport sur le savoir, Les éditions de Minuit, 1979.

 L’association entre « rythme » et « séparation » sera reprise et approfondie autrement dans ma thèse, la question de la séparation étant un des obstacle, peut-être, à la construction identitaire de ces
adolescents.
 Nous reprenons ce concept à Geneviève Fraisse, telle qu'elle le développe dans son séminaire «La Controverse des sexes: temporalité, histoire, anhistoricité» (2007/2008) pour parler de l'atemporalité des sexes. Deleuze et Guattari l'emploient eux, dans un sens positif dans Mille Plateaux (Éditions de Minuit, 1980)
Comme le développe Geneviève Fraisse dans son livre Les deux Gouvernements : La famille et la Cité (Folio essais, 2001).
 Émile ou de l’éducation, Rousseau, GF Flammarion, p.472.
 Nous mettons des guillemets aux expressions de Rousseau dans ce paragraphe-ci.
 Ibid, p.468
 Ibid, p.470
 Nous pensons notamment à Saint Thomas d’Aquin dans la Somme de la foi catholique contre les Gentils, synthèse chrétienne de la pensée aristotélicienne, où il oppose l’éternité du Verbe divin et la temporalité de la vie animale ou charnelle à laquelle appartient la femme.
 Le Respect des femmes, Sarah Kofman, Éditions Galilée (1983). P.108
 Mille Plateaux, Deleuze et Guattari, Éditions de Minuit (1980). P.382-38
 La question des femmes, une impasse pour la philosophie de Sarah Kofman (Cahier du Girf, Provenances de la pensée, vol.46, 1992, p.68)
 Speculum, de l’autre femme, Luce Irigaray, Éditions de Minuit (1974). P.16
 Trop importante quand elle est associée à la maternité ?
 Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, Folio essais, tome II, P.155-156.
 Nature corporelle irréductible malgré des traits communs à l’espèce et qui est appréhendée différemment par chaque femme en elle-même.
 Ibid, p.350
 Ibid, p.349
 Colette a eu une «grossesse heureuse» selon Beauvoir : «l’enfant manifesta qu’il arrivait et je vissai le capuchon de mon stylo», Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, Folio essais, tome II, p. 358
 Défaire le genre, Judith Butler, Éditions Amsterdam (Traduction Maxime Cervulle, 2006)
 La Différance, conférence donnée par Derrida à la Société française de philosophie le 27 janvier 1968.
 Luce Irigaray a centré sa philosophie sur la matrice des femmes ou Lieu du lieu» symbolique d’où tout a commencé.
 Éthique de la différence des sexes, Luce Irigaray, Éditions de Minuit (1984). P. 41.
 Ibid, p.18
 Voir la série des Femmes-maisons (1946-1947) de Louise Bourgeois.
 L’ordre symbolique de la mère, Luisa Muraro, L’Harmattan (Traduction de l’italien par Francesca Solari et Laurent Cornaz, 2003)
 Benjamin, « Trauerspiel et tragédie », in : Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris, 1985, pp. 255-259.
 Benjamin, Walter, Op. Cit., p. 177.
 Ibid.
 Benjamin, op. cit., p. 177.
 Benjamin, op. cit., p.179.
 Ibid., p. 191.
 Benjamin, op.cit., p. 191.
 Simondon, Gilbert, L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989, p. 102.
 En comparaison avec celles des groupes de la gauche militante (l'art du muralisme politique) et avec celles des groupes d'artistes d'avant-garde qui pratiquaient la performance extrême (Carlos Leppe, Juan Pablo Dávila) ou les interventions sociales et urbaines (le C.A.D.A, Collectif d'actions d'art).
 Vera, Adolfo, Entre el deseo y la materia: obra visual de Claudio Bertoni, Altazor, Viña del Mar, 2007.
 WB, Trauerspiel et tragédie, p. 225
 Id.
 WB, Œuvres II, p. 333-339
 Nous précisons tout de même que, pour WB, c’est bien le héros eschyléen, Oreste, qui réalise au plus haut point le silence tragique qui l’affranchit de la domination du destin démonique. Au point que nous pouvons voir l’assimilation du geste œdipien au modèle eschyléen du silence tragique comme un glissement, voire une translation porteuse d’une volonté d’extension du silence tragique au reste de la tragédie grecque.
 Françoise Proust, « Drame et tragédie », dans Point de passage, Paris, Ed. Kimé, 1994, p. 96
 WB, Passage parisien, p. 47
 Rolf Tiedemann, p. 134
 Voir l’analyse d’Anne Boissière, le mouvement expressif dansé : E. Straus, W. Benjamin, in Approche philo-sophique du geste dansé, et à propos du texte de W. benjamin, Problème de sociologie du langage. Œuvre III.
 Sur le mur transparent séparant la scène de la salle, mais aussi plus généralement sur celui de nos perceptions.
 Il est question de l’aspect performatif de la danse, mais également du corps « réel » qui dans le mouvement dansé met en jeu sa propre reconfiguration.
 Cette ré-activation est l’objectif de la structure d’improvisation de Lisa Nelson : Tuning Scores, qui vise à explorer comment s’opère ou s’accorde le désir de chacun de transformer le mouvement perçu par son redoublement même dans l’image retenue, anticipant le passage à l’action, nous le verrons.
 Notamment, la mise en question de la notion d’auteur ou d’autorité, au travers de pièces se posant comme espace de production d’une action collective, d’une communauté et d’un « vivre-en-commun » exposé. Nous pourrions prendre comme exemple ; Véra Mantero Poésie et sauvagerie ou Benoît Lachambre Lugares comunes.
 Agir, en danse cela veut dire improviser, composer… et cela pose implicitement la question plus globale de s’accorder dans l’action : sur quelles bases « agir ensemble ». Alors même que le mouvement valorisé socialement est celui de l’individuation, le retour cyclique et récurrent à des préoccupations communautaires apparaît comme une réaction de crispation, sauf à en faire l’enjeu de son travail.
 Lisa Nelson, extrait de Á travers vos yeux. in VU DU CORPS. Ed. Contredanse 2001

 Bien entendu, le réseau des collaborateurs et des artistes influencés par le travail de Lisa Nelson est large, au sein notamment, mais pas seulement, de collectifs explorant le territoire ouvert par le Tuning Scores : Image Lab (USA – Canada), Brussel Tuning Band, à Berlin, en Espagne, en Slovénie…
 Lisa Nelson, extrait de Á travers vos yeux. in VU DU CORPS. Ed. Contredanse 2001
 Hourvari, Laboratoire instantané qui avait réuni autour de Lisa Nelson, des artistes issus de disciplines diverses à l’initiative d’Emmanuelle Huynh. Centre National de la Danse / Centre Pompidou.
 Qui concerne une globalité kinesthésique de l’instant, et aussi des modes différents et complexes (biochimique, physiologique, neurologique, psychologique) d’enregistrement ou de mémoire.
 « Elle est sans dépôt » selon les mots de Simone Forti. Revue Mouvement n°2 page 32.
 Michel Bernard, Les nouveaux codes corporels de la danse contemporaine, in La danse, art du XX siècle ? Lausanne Payot, page 72
 Nous pourrions faire référence ici aux analyses de Berthoz sur le fonctionnement anticipatoire et prédicteur du cerveau.
 Il n’est pas anodin que Benjamin use d’image pour évoquer ce qui est de l’ordre de l’ajustement, de la transposition de l’infra-rationnel au rationalisable, du passage du sensible au sens.
 Petite histoire de la photographie (1931) page 27
 Ce que S. Paxton définit par ailleurs comme un des sens ; ou plus exactement « le sens de l’être » dans son article sur l’art des sens en opposant à celui-ci, ceux qui agissent en surface. Contact Quarterly, vol.XII n°2 – Spring summer 87 (traduit par C. Bodin pour la revue Mouvement n°2 page 28).
 W. Benjamin : Paris, Capitale du XXème siècle, Ed du Cerf 1989 Paris p. 479-480
 Catherine Perret : Walter Benjamin sans destin. Ed La lettre volée 2007. Page 134
 Sur quelques thèmes beaudelairiens, p.268
 Littéralement le watcher peut remplacer le player / performer et prendre sa suite dans le mouvement ou la situation, ou bien encore re-situer l’action dans l’espace de jeu, et donc changer ainsi le point de vu des observateurs.
 Les pratiques somatiques (méthode Feldenkreiss, technique Alexander, Body-Mind Centering…) se sont développées aux USA, au croisement de pratiques orientales et occidentales.
 L’état de veille correspondrait bien à cet état où le regard et la vigilance physique vont de pair.
 A l’occasion d’une résidence de recherche autour du Tuning Scores à La Colle de Nouvé Cabasse (Compagnie de l’imparfait) en avril 2008 avec L. Nelson P. Gille, F. Baubois, Charly , Bettina, V. Delarché, P. Gaïaudo.
 Á travers vos yeux. in VU DU CORPS. Page 16 Ed. Contredanse 2001
 Psychanalyse, Directeur de recherche Gérard Wajcman, « Les en-je du corps »
 Jacques-Alain Miller, Séminaire de recherche du département de psychanalyse de Paris VIII, séance du 24/11/04.
 Le laps de temps écoulé depuis l’écriture de ce texte a vu se confirmer nos pires inquiétudes.
 Notamment : Jacques Lacan, Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. Jacques Lacan, Séminaire X. L’angoisse, Paris, Seuil, 2004. Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006. Jacques Lacan, Séminaire XVII. L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991. Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, Paris, Seuil, 1975.
 Jacques Lacan, Séminaire III sur les psychoses, Paris, Seuil, 1981, pp.126-127.
 Jacques Lacan, Séminaire III sur les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.151.
 DSM-IV-TR, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Texte révisé, Paris, Masson, 2003.
 HYPERLINK "http://www.pasde0deconduite.org"http://www.pasde0deconduite.org
 HYPERLINK "http://www.causefreudienne.net/"http://www.causefreudienne.net/
 Emmanuel Kant, Correspondances, trad. fr. Marie-Christine Challiol, Michèle Halimi, Valérie Séroussi, Nicolas Aumonier, Marc B. de Launay et Max Marcuzzi, Paris, Gallimard, 1986, p. 704-705.
 Emmanuel Kant, Kritik der reinen Vernunft, II, Werkausgabe IV, Herausgegeben von Wilhelm Weischedel, Frankfurt, 1968, p. 399-512; trad. fr. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Critique de la raison pure dans Kant Oeuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, 1980, p. 1069-1192.
 Op. cit., A 426/B 454 ; A 427/B 455 (A et B indiquent respectivement la première édition de 1781 et la seconde édition de 1787 de la Critique de la raison pure).
 Bachta Adelkader, L’espace et le temps chez newton et chez Kant : essai d’explication de l’idéalisme kantien à partir de Newton, Paris, Harmattan, 2002.
 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. fr. Raissa Tarr, Paris, Gallimard, 1973, p. 11-12.
 Galileo Galilei, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles (1638), trad. fr. Maurice Clavelin, Paris, PUF (Épiméthée), 1995.
 Maurice Clavelin, « Galilée » in La science classique : XVI-XVIII ème siècle. Dictionnaire critique, dir. Michel Blay et Robert Halleux, Paris Flammarion, 1998, p. 263.


 A. Einstein, Conceptions scientifiques, trad. fr. Maurice Solovine (revue et corrigée par Daniel Fargue), Paris, Flammarion, 1990, p.156.
 Ibid. p. 155-156.
 Alexandre Koyré nous présente une étude exhaustive du « sens et de la portée de la synthèse newtonienne » dans Etudes newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968.
 Ces notions sont : quantité de matière, quantité de mouvement, force d’inertie, force active, force centripète, quantités absolue, accélératrice et motrice de la force centripète.
 Isaac Newton, Principes mathématiques de philosophie naturelle, préface de Voltaire et traduction par La Marquise Du Châtelet, rééd. Paris, Dunod, 2005, p.7.
 Ibid.
 Ibid. p. 8
 Ibid. p. 9.
 Ibid. p. 9.
 Je présente, sous forme de résumé, ces différents points qui se trouvent dans Marc Lachièze-Rey, Au-delà de l’espace et du temps : la nouvelle physique, Le Pommier, 2003, p. 47-56. Voir aussi Peter Galison, L’empire du temps : Les horloges d’Einstein et les cartes de Poincaré, trad. fr. Bella Arman, Paris, Robert Laffont, 2005.
 I. Newton, op. cit., p. 12.
 Ibid.
 Voir A. Koyré, op. cit., chapitres vii-x.
 I. Newton, op. cit., p. 411.
 Ibid. p. 411-412.
 A. Koyré, op.cit., p. 271.
 I. Newton, op. cit., p. 413.
 Ibid.
 Jean Cassien Billier, Kant et le kantisme, Paris, Armand Colin, 1998, p. 10.
 Fabien Capeillères, Kant philosophe newtonien : figures de l’idéalité de scientificité en métaphysique, I, Paris, Cerf, 2004. Ce livre présente le projet kantien de constitution « scientifique » de la philosophie qui emprunte, selon l’auteur, la méthode de la physique newtonienne.
 Paul Clavier, « Kant. Les idées cosmologiques » dans La philosophie de Kant, Paris, PUF, 2003, 7-109.
 Pour une comparaison minutieuse de ces deux écrits, voir François-Xavier Chenet, « La Dissertation de 1770 et l’Esthétique transcendantale », Cahiers Philosophiques, 54, mars 1993, p. 7-56 ; « La quatrième remarque de l’Esthétique transcendantale face aux objections », Etudes philosophiques, 1990, p. 161-171 ; ou plus généralement : L’assise de l’ontologie critique : l’Esthétique transcendantale, Lille, Presse Universitaire de Lille, 1994.
 L’interprétation heideggérienne de Kant fait apparaître dans l’œuvre critique une problématisation de la finitude radicale de la subjectivité : est-ce une finitude inhérente à notre sensibilité ou doit-elle être comprise aussi comme finitude de la raison elle-même ? Voir Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. fr. Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Paris, Gallimard, 1953 ; Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure », trad. fr. Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, 1982 ; voir aussi, pour une synthèse, Daniel Giovannangeli, Finitude et représentation, Bruxelles, Ousia, 2002.
 La philosophie prékantienne, à l’unanimité, du sensualisme jusqu’au scepticisme en passant par l’intellectualisme sous toutes ses formes admettait que l’espace et le temps sont des concepts abstraits. Voir Hermann Cohen, Théorie kantienne de l’expérience, trad. fr. Eric Dufour, Paris, Cerf, 2001 ; Commentaire de la « Critique de la raison pure de Kant », op. cit., 2000.
 Pour une étude dialectique du triptyque subjectivité, réceptivité et sensibilité chez Kant, voir François-Xavier Chenet, « Réceptivité de la sensibilité et subjectivité de la subjectivité : la question du fondement de la phénoménalité du phénomène », Revue de métaphysique et de morale, 1988, p. 469-487.
 Pour une saisie simple de ces concepts dans leur rapport indispensable à la connaissance humaine (ou plus largement, pour la présentation du kantisme) : Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande II : Kant, Heidegger, Habermas, Paris, Grasset et Fasquelle, 1992 ; Pascal Georges, Pour connaître Kant, Paris, Bordas, 1966 ; Monique Castillo, Kant : l’invention critique, Paris, Vrin, 1997 ; Karl Jaspers, Les grands philosophes III (Kant), trad. fr. Jeanne Hersch, éd. 1018, 1967.
 Jean Grondin, Kant et le problème de le problème de la philosophie : l’a priori, Paris, Vrin, 1989.
 Cette expression est de Jaakko Hintikka dans La philosophie des mathématiques de Kant. Il veut signifier par cela les structures spatiale et temporelle en tant qu’elles sont à l’origine de la structuration scientifique.
 Louis Couturat, La Philosophie des mathématiques de Kant, Houilles, Manucius, 2004, p. 39-40.
 J. Hintikka, La philosophie des mathématiques chez Kant : la structure de l’argumentation transcendantale, trad. fr. Corinne Hoogaert, Paris, PUF, p. 69.
 Ibid.
 Ibid.
 Ibid. p. 70
 Kant, Prolegomena zu jeden künftigen Metaphysik die als Wissenschaft wird auftreten können, dans Schriften zu Metaphysik und Logik, I, werkaufgabe Band V, Herausgegeben vonWilhelm Weischedel, Frankfurt, 1968, p. 142, trad. fr. Louis Guillermit, Prolégomènes à toutes métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Paris, Vrin, 1986, p. 43.
 Ibid.
 Ibid.
 Ibid.
 Ibid., trad. fr. Op. cit., p. 44.
 Ibid., trad. fr. Op. cit., p. 43-44.
 Ibid., trad. fr. Op. cit., p. 44.
 Ibid., p. 145, trad. fr. Op. cit., p. 46.
 Ibid.
 Claude Duverney, Le critère de subsomption : l’adéquation des catégories kantiennes, Genève, Slaktine, 1994.
 J. H. de Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans l’œuvre de Kant, III, Paris, La Haye, 1934.
 André de Muralt, La conscience transcendantale dans le criticisme kantien : essai sur l’unité d’aperception, Paris, Montaigne, 1958.
 Pour une compréhension discursive du schématisme reportez-vous aux exégèses de E. Cohen, E. Cassirer et M. Heidegger. On peut aussi voir les lectures du kantisme de J. G. Fichte et de G. W. F. Hegel. Voir ces fameux articles de Gaetano Chiurazzi, « Schématisme et modalité : la doctrine kantienne du schématisme comme thématisation de la dimension analogico-expérimentale de la connaissance », Kant-Studien, 91, 2000, p. 146-164 ; Ernst Robert Curtius, « Das Schematismuskapitel in der Kritik der reinen Vernunft », Kant-Studien, 19, 1914, p. 338-366 ; Walter Zschocke, « Über Kants Lhere vom Schamtismus der reinen Vernunft », Kant-Studien, 12, 1907, 157-212.
 E. Kant, Kritik der reinen Vernunft, I, Werkausgabe III, Herausgegeben von Wilhelm Weischedel, Frankfurt, 1968, p. 186; trad. fr. Alain Renaut, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2001, p. 223 (A 135/B 175).
 Ibid. p. 187 ; trad. fr. A. Renaut, op. cit., p. 224 (A 137/B 177).
 Ibid.
 Ibid. p. 187-188; trad. fr., p. 224-225 (A 138/B 178).
 Ibid. p. 189; trad. fr., p. 227 (A 142/B 181).
 Brouillon de lettre à Tieftrunk, 11 déc. 1797, XIII, 470.
 Voir Bernard Rousset, La doctrine kantienne de l’objectivité : l’autonomie comme devoir et devenir, Paris, Vrin, 1967 ; Michel Puech, Kant et la causalité, Paris, Vrin, 1990.
 Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant : la philosophie critique, I, Paris, Vrin, 2003, p. 285.
 Michel Puech, op. cit., p. 375.
 Ibid.
 B. Rousset, op. cit., p. 232.
 Ibid. 235.
 E. Kant, Kr. r. V., op. cit. p. 254; trad. fr. Alain Renaut, Op. cit., p. 282 (A 226/B 274).
 Ibid. p. 255; trad. fr. p. 283 (A 226/B 275).
 L’usage transcendant(al) – j’ai mis les parenthèses - d’un concept, dans un quelconque principe, est celui qui consiste à le rapporter à des choses en général et en soi, tandis que l’usage empirique intervient quand il se rapporte seulement à des phénomènes, c’est-à-dire à des objets d’une expérience possible. (P. 269, trad. fr. p. 296 (A 237/B 298).
 Ibid. p. 328; trad. fr. p. 347 (A 323/B 379).
 Ibid. p. 336; trad. fr. p. 354 (A 333/B 391).
 A 426/B 454 et A 427/B 455.
 A 434/B 462.
 A 435/B 463.
 A 444/B 472 et A 445/B 473.
 A 452/B 480 et A 453/B 481.
 Ibid. p. 437-438; trad. fr. p. 468 (A 487/B 515).
 El juego existencial, Buenos Aires, Babel, 1933, p. 33.
 Sans oublier l’influence de Hegel, il faut dire que c’est Domingo F. Sarmiento le penseur (même Président) qui inaugure la version argentine de cette vision. Sur le sujet, voir surtout Arturo ROIG, « Negatividad y positividad de la ‘barbarie’ en la tradición intelectual argentina », dans son livre Rostro y filosofía de América Latina, Mendoza, Ediunc, 1993, pp. 65-91.
 Ricardo PIGLIA, Respiración artificial (1980), Buenos Aires, Seix Barral, 1996, p. 168.
 Temporalidad, Buenos Aires, Cultura Viva, 1943. Dorénavant tous les nombres entre parenthèses indiquent les pages des citations prises dans cette œuvre.
 « La historia como categoría del ser social (Heidegger y Marx) », dans Ensayos filosóficos, Bahía Blanca, Universidad Nacional del Sur, 1963, p. 237-245.
 El juego existencial, ed. cit., p. 26.
 Alain GUY, La Philosophie en Amérique Latine, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 65 et 67.
 El juego existencial, ed. cit., pp. 49, 56 et 61.
 Recherches philosophiques, Paris, VI (1936-7).
 La ética formal y los valores, Facultad de Humanidades de la Universidad de La Plata, 1938, pp. 109 et 111.
 « Meditación de Rumipal » (1939), dans C. Astrada, Tierra y figura, Buenos Aires, Ameghino, 1963, p. 82.
 El juego metafísico, Buenos Aires, El Ateneo, 1942, pp. 20 et 31.
 Guillermo DAVID, Carlos Astrada. La filosofía argentina, Bs. As., El Cielo por Asalto, 2004, p. 133.
 Département : Histoire et civilisations modernes; directeur de thèse: Jean-Pierre Duteil; titre de la thèse: « l’évangélisation des esclaves bantu et les résistances en Colombie de 1602 à 1774 ».
 Aquiles Escalante Polo, El negro en Colombia, Universidad de nacional de Colombia, Bogota, Facultad sociología, 1964, p. 47.
Idem.
Nina Simona de Friedemann, et Carlos Patiño Rosseli, Lengua y sociedad en el palenque de San Basilio, Bogota, Instituto Carro y Cuervo, 1983, p. 18.
Marc Mve Bekale, Traite négrière & Expérience du temps dans le roman afro-américain, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 163.
 Jean-Marie Vaysse, Dictionnaire Heidegger, Paris, ellipse, 2007, p. 169.
 Ibidem, p. 170.
 C XE "C" . S. Akomo-Zoghe, « Cimarronaje y temporalidad como formas de socialización de los esclavizados en los Palenques colombianos (Cartagena de Indias siglo XVII) » op. cit., p. 24.
 A.G.N., mapoteca 2, ref. 1240.
 M. Barnet, Esclave à Cuba « Bibliographie d’un cimarron » du colonialisme à l’indépendance XE "indépendance" , [1998] trad. C XE "C" . Couffon, Paris, Gallimard, 1998, p. 50.
 Herskovits voit dans la famille des communautés nègres une survivance des formes de la famille africaine. Pour lui, le mariage, en effet, se présente en Afrique comme un accord entre les parents, et la règle en est celle de la polygénie, cf., The Myth of the Negro Past, repris par Roger Bastide, Les Amériques noires, op. cit., p. 37. En plus, dans le contexte colonial en Amérique Latine et dans la Caraïbe, nous savons que la christianisation avait eu pour conséquence l’occidentalisation des peuples indigènes et noirs (postulat défendu par Allier). Herskovits voit dans ces changements une apparente assimilation de ces populations à la culture euro-américaine et posera alors le postulat de la réinterprétation, à travers lequel la mentalité africaine aurait survécu à l’occidentalisation, cf., H. Nguema Allo « Des théories raciales aux théories culturelles en Amérique Latine et dans les Caraïbes » in, Ngou-Mvé, Nicolas (Coord.) Kilombo n°5, Libreville, EDICERA, 2009, p. 45.
C XE "C" . Wulf, Une anthropologie XE "anthropologie"  historique XE "historique"  et culturelle. Rituels, mimésis sociale et performativité, Paris, Téraèdre, 2007, p. 113.
 Cyriaque Simon Pierre Akomo Zoghe, la religiosidad bantú y el evangelio en África y América siglos XVI-XVIII, Bogotá, Ediciones Pluma de Mompox, 2008, p. 86.
Paul Ricoeur : « Histoire et Temps ». Dans, Dominique Bollinger (coordonateur des entretiens) Penseurs de notre temps. Perspectives philosophiques. Paris, Éditions Scénarén, p. 92.
 Paul Ricoeur : « Histoire et Temps ».
 Paul Ricoeur : « Histoire et Temps ».
 Idem.
 Idem.
 Roberto Arrázola, Palenque primer pueblo libre de América, Cartagena de Indias, Casa Editorial, 2002, p. 8.
 Idem.
Christoph Wulf, op. cit., p. 114.
 Gabriel Entiope, op. cit., p. 105.
 Marc Mvé Bekale, op. cit., p. 159.
Gabriel Entiope, op. cit., p. 105.
 Marc Mvé Bekale, op. cit., p. 159.
Gabriel Entiope, op. cit., p. 106.
 Djibril, Samb, Le Vocabulaire des philosophes africains, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 183.
 Ibidem, p. 184.
 Idem.
Manuel Zapata Olivella, La rebelión de los genes, el mestizaje americano en la sociedad futura, Bogotá, Altamir éd., 1997, p. 73.
 Idem.
 Ibidem, p. 74.
 Édouard Glissant, Mémoires des Esclavages, Paris, Gallimard, 2007, p. 27.
 Ibidem, p. 28.
 Idem.
 Ibidem, p. 124.
Ibidem p. 109.
Idem.
 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Editions du Seuil, p. 26.
 Idem.
 Marc Mve Bekale, op. cit., p. 147.
 Doctorante allocataire-monitrice au département d’histoire de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Sa thèse, sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, s’intitule : « Les enjeux politiques de l’éducation des femmes : savoir, genre, citoyenneté (de 1789 aux années 1820) ».
 Robespierre, Maximilien, « Sur la constitution », discours prononcé à la Convention le 10 mai 1793. Cité dans Koselleck, Reinhart, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 22.
 Ibid., p. 32.
 Ozouf, Mona, L’homme régénéré, Essai sur la Révolution française, Paris, Gallimard NRF, 1989, p. 122.
 Geay, Bertrand, « La production de l’ordre scolaire : dispositifs disciplinaires et modes de socialisation », Bourdin, Jean-Claude, Chauvaud, Frédéric, Estellon, Vincent, Geay, Bertrand, Passerault, Jean-Michel (dir.), Michel Foucault, Savoirs, domination et sujet, Rennes, P.U.R, 2008, p. 114.
 Julia, Dominique, Les trois couleurs du tableau noir, La Révolution, Paris, éditions Belin, 1981, p. 243.
 Plusieurs travaux se sont intéressés aux références révolutionnaires à l’Antiquité. Voir par exemple : Mossé, Claude, L’Antiquité dans la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1989 ; Catalano, Pierangelo, « « Romanité ressuscitée » et constitution de 1793 », dans Bourderon, Roger (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-Denis, Éditions PSD Saint-Denis, 1995, p. 167-187.
 Le Peletier de Saint-Fargeau, Louis Michel, Plan d'éducation nationale présenté à la Convention nationale par Maximilien Robespierre, au nom de la Commission d'instruction publique le 13 juillet 1793, dans Hippeau, Célestin, L’instruction en France pendant la Révolution, Discours et rapports de Mirabeau, Talleyrand-Périgord, Condorcet, Lanthenas, Romme, Le Peletier, Calès, Lakanal, Daunou et Fourcroy, Paris, Didier et Cie libraires-éditeurs, 1881, p. 352.
 Archives Nationales, F17 1310, pièce 6272.
 Maréchal, Sylvain, Dame Nature à la barre de l’Assemblée nationale, Paris, 1791, p. 10.
 Ibid., p. 46.
 Mirabeau, Gabriel Honoré, Travail sur l’éducation publique, dans Hippeau, Célestin, L’instruction en France pendant la Révolution…, op. cit., p. 12-13.
 Archives nationales, F17 1363, « Pensionnat pour les demoiselles, dans la maison d’instruction de Thueyts », (imprimé).
 Kintzler, Catherine, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore 1984, p. 99.
 Ibid., p. 100.
 Varikas, Eleni, « Mary Wollstonecraft », dans Riot-Sarcey, Michèle, Bouchet, Thomas, Picon, Antoine (dir.), Dictionnaire des utopies, Larousse, Paris, 2006 (réed.), p. 260.
 Wollstonecraft, Mary, Défense des droits de la femme (A Vindication of the rights of woman), Paris, Payot, 2005 (réed.), p. 58.
 Ibid., p. 56.
 Ibid., p. 58.
 Condorcet, Jean Antoine Nicolas Caritat, marquis de, Cinq mémoires sur l’instruction publique, édité par Charles Coutel et Catherine Kintzler, Paris, Flammarion, 1994, p. 82.
 Ibid., p. 45.
 Varikas, Eleni, « Mary Wollstonecraft », art. cit., p. 260.
 Condorcet, Jean Antoine Nicolas Caritat, marquis de, Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Projets, Esquisse, Fragments et Notes (1772-1794), édité sous la direction de Jean-Pierre Schandeler et de Pierre Crépel, par le groupe Condorcet, Paris, Institut National d’Études démographiques, 2004, p. 940.
 Kintzler, Catherine, Condorcet…, op.cit., p. 101.
 Wollstonecraft, Mary, Défense des droits de la femme, op.cit., p. 69.
 Ibid., p. 38.
 « Prospectus pour la maison d’éducation pour garçons par M. Chirol », Le Moniteur, vol 14, p. 275.
 Archives Nationales, DXXXVIII/1/15, « Institution de jeunes filles de madame Arnault » (District de Blois, Département du Loir et Chair), 1792.
 Avis aux parents, sur la nouvelle méthode perfectionnée d’enseignement élémentaire, mutuel et simultané, adoptée par le gouvernement français : avec l’application de cette méthode à l’enseignement des filles, par J.C Herpin, Paris, Chez Louis Colas, 1818, p. 58.

 Archives Nationales, F15 247, « Mémoire de Marie-Élisabeth-Josèphe Desmazières, femme Houbron, soumettant le plan d’établissement d’une manufacture de dentelles et d’une école d’instruction de petites filles de 5 à 12 ans, pour tenir lieu d’atelier de filature », 21 septembre 1791.
 « École typographique pour les femmes », 1793. Bibliothèque Marguerite Durand, cote 8° 10182 Rés.
 Archives Nationales, F17 1344/35, « Extrait du registre des délibérations du Comité des finances, en faveur de l’imprimerie des femmes. Du 8e jour de Nivôse an III » (imprimé).
 Benjamin, Walter, Œuvres III, Sur le concept d’histoire, Coll. « Folio Essais », Gallimard, Paris, 2000, p. 440.
 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, trois tomes (1984-1992), rééd. « Quarto », 1997.
 Claude Duchet, Genesis, manuscrits, recherche, invention, n° 6, « Enjeux critiques », 1994, p. 118.
 Paul Ricœur, Temps et Récit, Seuil, trois tomes, 1983, 1984, 1985.
 Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), « Introduction », in Régimes sémiotiques de la temporalité, PUF, « Formes sémiotiques », 2006, p. 21.
 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003, p. 19.
 Reinhard Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (1979), trad. J. et M.-C. Hoock, Éditions de l’EHESS, 1990.
 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 19, dont le titre original est Between Past and Future.
 François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p. 13.
 Ibid., p. 217.
 Saint Augustin, livre XI, Les Confessions, Gallimard, « Folio », 1993.
 Xavier Bourdenet, « L’historicité : un objet à construire », intervention au colloque Sociocritique : bilan et perspectives (dir. Pierre Laforgue), Université de Franche-Comté, 14-15 mars 2001, à paraître.
 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps [1985], Minuit, 2006, p. 10.
 François Jullien, Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Grasset, 2001.
 Jean François Billeter, Études sur Tchouang-tseu [2004], Allia, 2006.
 Il est impossible de ne pas penser à Ozu et à bien d’autres. Dans les limites de cet article, nous n’aborderons, à regret, que quelques cinéastes contemporains chinois, taïwanais ou coréens.
 Rappelée ici bien trop brièvement. Nous renvoyons à sa bibliographie.
 Jean-Claude Coquet, La Quête du sens, le langage en question, PUF, 1997, p. 12.
 Jean-Claude Coquet, La Quête du sens, op. cit., pp. 62-63.
 Algirdas Julien Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Seuil, 1976, p. 144.
 Chungking Express (1994) ou Les Anges déchus (1995).
 Jean-Claude Coquet, La Quête du sens, op. cit., p. 96.
 Antoine Coppola, Le Cinéma asiatique, L’Harmattan, 2004, p. 97.
 La Rivière (1997), The Hole (1998), La Saveur de la pastèque (2005)…
 Denis Bertrand et Jacques Fontanille, Régimes sémiotiques, op. cit., p. 9.
 The Coast Guard (2002) exhibe avec une force particulière cette mémoire non digérée, qui resurgit en une explosion folle et dévastatrice.
 Edmond Cros, Le Sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse, L’Harmattan, 2005, p. 66.
 Doctorante à l’Université de Paris 8, sous la direction de Mme Maria Helena Araújo Carreira, en cotutelle avec l’Université Nouvelle de Lisbonne, sous la direction de Mme Fernanda Miranda Menéndez et boursière de la Fundação para a Ciência e Tecnologia – Ministère de la Science et de la Technologie.
 Mikhaïl BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par André Robel, Paris, Gallimard, 1970, 433p.
 cf.«Elle [la langue carnavalesque] est marquée, notamment, par la logique originale des choses «à l’envers», «au contraire», des permutations constantes du haut et du bas («la roue»), de la face et du derrière, par les formes les plus diverses de parodies et de travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons. La seconde vie, le second monde de la culture populaire s’édifie dans une certaine mesure comme une parodie de la vie ordinaire, comme «un monde à l’envers», idem, ibidem, p.19/ «Le principe du rire et la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps et affranchissent la conscience, la pensée et l’imagination humaines qui deviennent disponibles pour de nouvelles possibilités. C’est la raison pour laquelle une certaine «carnavalisation» de la conscience précède toujours, les préparant, les grands revirements, même dans le domaine de la science», idem, ibidem, p.58.
 Nos citations en portugais seront empruntées à l’édition suivante : Explicação dos Pássaros, [1981], Lisboa, Dom Quixote, ed. ne varietur, 11ª ed., 2004. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 Nos citations en français seront empruntées à l’édition suivante : Explication des Oiseaux, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Paris, Christian Bourgois, 1991. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.

 «A ria começou a entrar lentamente no seu sono do mesmo modo que duas vozes se misturam (…) mas depois os pássaros, as gaivotas e os patos e as aves sem nome do Vouga invadiram-lhe as pernas e os braços, devoraram-lhe as ameixas podres dos testículos, arranharam-lhe com as patas o interior da barriga, pousaram-lhe nos ombros, nos rins e nas costas, debicaram-lhe o sonho confuso em que se debatia (a mãe chocava um ovo enorme, com ele e as irmãs lá dentro, enquanto jogava as cartas com as amigas) e quando a primeira revoada lhe penetrou, gritando, na cabeça, acordou com sensações de náufrago na espuma dos ossos, e um gosto de limos na boca aberta por um grito sem som.», Explicação dos Pássaros, p.203.
 René KAËS, La polyphonie du rêve, Paris, Dunod, 2002, p.9.
 Idem, ibidem.
 «- O pai ? – perguntou ele, e as palavras pairaram muito tempo, adiante dos lábios, como uma escala de música. / O progenitor, de casaca e pálpebras sublinhadas a carvão, avançou até ao microfone em meneios miudinhos de mestre-de-cerimónia. Um cone de claridade azul, vindo do tecto perseguia-o: / - Palavras para quê? – anunciou a alisar as farripas da calva entre os assobios fanhosos dos altifalantes. – É um artista português. / - Muito trabalho no escritório – explicou a mãe. – Deve passar logo por cá.», Explicação dos Pássaros, p.16.
 Nos citations en portugais seront empruntées à l’édition suivante : As Naus, [1988], Lisboa, Dom Quixote, ed. ne varietur, 6ª ed., 2006. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 Nos citations en français seront empruntées à l’édition suivante : Le Retour des caravelles, traduit du portugais par Michelle Giudicelli et Olinda Kleiman, Paris, Christian Bourgois, 1990. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 «Viu-a ultrapassar a polícia, o controlo dos passaportes, os sujeitos que procuram metralhadoras de terroristas palestinianos na sumaúma dos ursinhos de peluche, e trepar por fim, sem um aceno de adeus, agarrada ao ventre do instrumento, para um bacalhoeiro que arredondava as velas na direcção da Broadway.», As Naus, p.113.
 Nos citations en portugais seront empruntées à l’édition suivante : A Morte de Carlos Gardel, Lisboa, Dom Quixote, 1994. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 Nos citations en français seront empruntées à l’édition suivante : La Mort de Carlos Gardel, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Paris, Christian Bourgois, 1994. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 «(...) e o meu avô a instalar-se à cabeceira da mesa, de regresso da fábrica / - A Judite é uma cegonha, meninos / o meu avô a fazer ninho no topo da capela e a obrigar a minha avó a chocar ovos lá em cima / - Sobe comigo, mulher (...)», A Morte de Carlos Gardel, p.357.
 Voir à ce propos les études de : Luís Filipe LINDLEY CINTRA, Sobre «Formas de Tratamento» na língua Portuguesa, Lisboa, Livros Horizonte, 1972 et de Maria Helena de ARAÚJO CARREIRA, Modalisation linguistique en situation d’interlocution: proxémique verbale et modalités en Portugais, Louvain-Paris, Éditions Peeters, 1997, (chapitre 2, «Les formes d’adresse en portugais contemporain», p.28-87). / Cf. «(…) um escrivão da puridade que lhe perguntou o nome (Pedro Álvares quê?), o conferiu numa lista dactilografada cheia de emendas e de cruzes a lápis, tirou os óculos de ver ao perto para o examinar melhor, inclinado de banda no poleiro de fórmica, passeou o polegar errático no bigode e inquiriu de repente Tendes família em Portugal?», As Naus, p.14 / «(...) un secrétaire du roy [sic] qui lui demanda son nom (Pedro Alvares quoi?), le cocha sur une liste dactylographiée pleine de surcharges et de croix au crayon, ôta ses lunettes pour voir de près afin de mieux l’examiner, en se penchant de côté sur son perchoir en formica, promena son pouce d’un air songeur sur sa moustache, et demanda soudain Avez-vous de la famille au Portugal ?», Le Retour des Caravelles, p.25.

 Nos citations en portugais seront empruntées à l’édition suivante : Não Entres Tão Depressa Nessa Noite Escura,[2000] Lisboa, Dom Quixote, 4ª ed., 2000. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 Nos citations en français seront empruntées à l’édition suivante : N’entre pas si vite dans cette nuit noire, traduit du portugais par Carlos Batista, Paris, Christian Bourgois, 2003. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 «(...) não pude dar-me conta da expressão do meu pai porque o médico garantia à minha mãe que o seu marido está óptimo, muitos parabéns, dentro de uma semana no máximo já o tem em casa novinho em folha, a boca ergueu-se da cruzinha do terço, a cama já não era um caixão, eram almofadas e lençóis à espera, a minha mãe devolveu as pérolas à Adelaide e o papel de seda crepitou no bolso do avental, não sei porquê julguei que ia chorar e não chorei, a cadeira tornou a baloiçar na pintura do tecto, a minha irmã e eu brincávamos às fadas no rebordo do lago e era engraçado como / (mesmo sem palavras mágicas) / ao primeiro gesto da varinha de condão / (um pedaço de cana com uma estrela na ponta) / deixaram de existir doenças, agonias, hospitais, mortes e ficou tudo bem, tudo bem, tudo bem graças a Deus, ficou tudo bem para sempre.», Não Entres Tão Depressa Nessa Noite Escura, p.28.
 Nos citations en portugais seront empruntées à l’édition suivante : Tratado das Paixões da Alma ,[1990] Lisboa, Dom Quixote, ed. ne varietur, 7ª ed., 2005. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 Nos citations en français seront empruntées à l’édition suivante : Traité des Passions de l’Âme,, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Paris, Christian Bourgois, 1993. Les numéros de page seront indiqués en fin de citation, entre parenthèses.
 «O Artista, que acabava de morrer em Lisboa, na Rua Gomes Freire, nos momentos que precederam a emboscada ao Juiz, atravessou a calçada com a roupa insuportável dos domingos e o dinheiro que recebera nos anos apertado na palma, tocou a campainha (...)», Tratado das Paixões da Alma, p.239.
 Cf. Le Robert – Dictionnaire Historique de la Langue française, op.cit., p.1163.
 Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée Sauvage, Paris, Plon, 1962, p.51.
 «e o meu pai de pálpebras descidas na almofada porque morrer, pensei, é quando os olhos se transformam em pálpebras, uma cortina se cerra como no teatro e os espectadores partem em silêncio por estes corredores de painéis de azulejo, escadas de pedra, pátios (...)», A Morte de Carlos Gardel, p.55, (l’italique est de l’auteur ; c’est nous qui soulignons).
 «(...) fiquei a soletrar vezes sem fim um letreiro que rezava Todas as bebidas expostas são para consumo no estabelecimento, Todas as bebidas expostas são para consumo no estabelecimento, Todas as bebidas expostas são para consumo no estabelecimento, mastigava a repetir, como quando uma música se nos pega ao ouvido e não sai (...)», A Morte de Carlos Gardel, p.63, (c’est nous qui soulignons).
 (morrer é quando todas as bebidas os olhos são para consumo se transformam no estabelecimento em pálpebras) (...)», A Morte de Carlos Gardel, p.64, (l’italique est de l’auteur ; c’est nous qui soulignons).
 António LOBO ANTUNES, «Receita para me lerem», in Segundo Livro de Crónicas, Lisboa, Dom Quixote, [2002], 5ª ed., 2002, p.109. / «Disse em tempos que o livro ideal seria aquele em que todas as páginas fossem espelhos: reflectem-me a mim e ao leitor, até nenhum de nós saber qual dos dois somos».
 António LOBO ANTUNES, «O coração do coração», in Livro de Crónicas, Lisboa, Dom Quixote, [1998], 5ª ed. 2002, p.45. / «O romance que gostava de escrever era o livro no qual, tal como no último estádio da sabedoria dos chineses, todas as páginas fossem espelhos e o leitor visse, não apenas ele próprio e o presente em que mora mas também o futuro e o passado».
 António LOBO ANTUNES, «Mettre toute la vie entre les pages d’un livre», in Le Monde, 2 décembre 2005.