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Louis Fréchette - La Bibliothèque électronique du Québec

... la jolie novice s'appelait Mme Louis Martineau ou Mme de l'Ormière, comme on ...... Élever un enfant, c'était le rosser à outrance ; le corriger, c'était lui rompre  ...




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Louis Fréchette
Mémoires intimes





BeQ
Louis Fréchette
(1839-1908)






Mémoires intimes






La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Littérature québécoise
Volume 131 : version 1.0


Louis Fréchette a publié plusieurs recueils de poésies, des drames et deux recueils de contes, La Noël au Canada (1900) et Originaux et détraqués (1892). De plus, il a fait paraître plusieurs contes dans différents journaux. Louis Fréchette avait songé à publier un autre recueil de contes, qui aurait été intitulé Masques et fantômes, mais devant le peu de succès remporté par la Noël au Canada, il abandonna ce projet.
Ses Mémoires intimes ont paru, pour leur plus grande partie, dans le Monde illustré de Montréal entre le 5 mai et le 24 novembre de l’année 1900. Il ont ensuite paru en volume pour la première fois en 1961. Pour plusieurs, ils constitueraient le meilleur de son œuvre.





Édition de référence :
Éditions Fidès,
Collection du Nénuphar.


Image de la couverture :
Cornelius Krieghoff
Québec, vu de Pointe-Lévis, 1853.
Huile sur toile, 36.6 x 57.9 cm.


Chapitre I

Ma naissance. – Mon père et ma mère. – Fréchette, Fréchet ou Frichet. – Mon acte de baptême. – Mes deux grand’mères. – Mon aïeul maternel. – Son mariage avec ma grand’mère. – John Campbell. – Madeleine Lamotte. – Frères et sœurs d’adoption. – La maison paternelle. – Visite au vieux foyer.

Je l’ai donné à entendre dans mon avant-propos, je suis né le 16 novembre 1839, le troisième enfant de ma famille, bien que je sois resté l’aîné des survivants – les deux premiers, un frère et une sœur étant morts en bas âge.
Mon père Louis-Marthe Fréchette, et ma mère, Marguerite Martineau (dont la famille portait aussi le nom de l’Ormière), étaient nés tous deux à Saint-Nicolas, sur la rivière Chaudière, et, après avoir passé quelques années dans cette banlieue de Québec qu’on appelait alors les Foulons, étaient venus s’établir dans les chantiers de Lévis très peu de temps avant ma naissance.
Les anciens registres de l’état civil ne s’accordent pas sur la manière d’épeler notre nom. Ceux qui savaient lire et écrire, dans nos campagnes, il y a cent cinquante à deux cents ans, étaient l’exception, et lorsqu’il baptisait un enfant, le curé de la paroisse enregistrait le nom de famille au petit bonheur, suivant son impression ou les caprices de son oreille, sans consulter même la tradition.
Il en résulte que, dans ces registres, les ascendants de ma famille sont quelquefois nommés Fréchette, souvent Fréchet, parfois Fréschet et même Frichet. La première de ces différentes orthographes est restée la plus généralement adoptée. Et cependant, la seconde me semble la plus ancienne et partant la plus authentique, car, bien que mon ancêtre paternel, le premier de ma lignée émigré dans le pays, fût de Saint-Martin, île de Ré, le nom semble originaire du Midi de la France, où on l’épelle invariablement Fréchet.
Ainsi, dans les Hautes-Pyrénées, j’ai visité trois villages ou hameaux qui portaient respectivement les noms de Fréchet-Aure, de Cazaux-Fréchet, et de Fréchou-Fréchet. Quoi qu’il en soit, mon grand-père et mon père ayant adopté la forme Fréchette, j’ai suivi leur exemple, sans m’occuper de la tradition ou de l’étymologie ; et quand j’aurais pu réagir, il était trop tard.
Je fus baptisé à l’église de la Pointe-Lévis, aujourd’hui connue sous le nom de Saint-Joseph de Lévis. Mon acte de baptême porte simplement le prénom de Louis. Si pendant mes années de jeunesse il m’est arrivé de signer Louis-Honoré ou Louis-H. qui en est l’abrégé, c’est qu’on avait ajouté le prénom d’Honoré, lors de ma confirmation, en 1849, en l’honneur de notre vicaire l’abbé Honoré Jean, qui était l’ami de ma famille et qui avait présidé à ma première communion. Après mon mariage, je repris mon seul et vrai nom, à cause de la confusion qui pouvait en résulter dans mon état civil. Cela a donné lieu, dans certains quartiers, à des plaisanteries, que malgré ma bonne volonté, je me suis vainement efforcé de trouver spirituelles. Il est vrai qu’il n’est pas donné à tout le monde de comprendre une chose si compliquée.
De mes grands-parents j’ai bien connu mes deux aïeules qui ont toutes deux passé leur vieillesse chez mon père, où elles sont mortes, l’une à quatre-vingt-sept et l’autre à quatre-vingt-seize ans. Quant à mes grands-pères, qui sont morts à soixante et quelques années chacun, je ne les ai vus que très rarement dans mon enfance ; et, comme les deux vieillards, à l’encontre de ce qui se voit d’ordinaire chez les vieux, ne faisaient guère attention à leur petit-fils, je n’en ai conservé qu’un souvenir assez confus. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’on appelait mon aïeul maternel M. Martineau ou le colonel l’Ormière, qu’il faisait partie de la milice, qu’il voyageait rarement sans son fusil, qu’il était grand chasseur et le compagnon de chasse ordinaire de sir John Caldwell dans les Bois-Francs, région encore déserte à l’époque dont je parle. Autant que je puis en juger, mon père, qui était l’homme actif et rangé par excellence, n’avait que des sympathies assez limitées pour le vieux colonel, dont l’humeur aventurière semblait ne lui plaire qu’à demi.
Un épisode romanesque se rattachait à son mariage avec ma grand’mère. Celle-ci, la « jolie Marie Aubin », comme on l’appelait à Sainte-Croix, sa paroisse natale, était novice au couvent de la Pointe-aux-Trembles, de l’autre côté du fleuve, lorsque mon grand-père, qui avait traversé le fleuve sur la glace en fringant équipage, réussit à obtenir d’elle ce qu’il avait vainement sollicité de la jeune fille en vacances – son cœur et sa main. Ce fut presque un enlèvement ; et encore je dis presque... Au fait je n’y étais pas. Tout ce que je sais, c’est que le galant colonel avait gagné son point, et que huit jours plus tard, la jolie novice s’appelait Mme Louis Martineau ou Mme de l’Ormière, comme on voudra, et que ma pauvre grand’mère a fait des pénitences jusqu’à la fin de ses jours, pour avoir, suivant son expression, manqué ce qu’elle appelait sa vocation.
À part mon frère Edmond, qui était mon cadet de quatorze mois, j’ai eu pour compagnon d’enfance, ou plutôt comme frère aîné – car nul n’a jamais mieux que lui mérité le nom de frère – un jeune orphelin né de parents écossais, qui avait huit ou neuf ans de plus que moi, et que mes parents avaient recueilli, à l’âge de trois ans, comme leur propre enfant, pendant leur séjour dans les Foulons. Il s’appelait John Campbell, et ce n’est pas sans émotion que je nomme ici celui à qui j’ai dû, après mon père et ma mère, les premières caresses, les premiers services, les premiers amusements et les premières joies de mon enfance.
J’eus aussi l’affection dévouée d’une petite bonne que je me ferais un crime d’oublier. Madeleine Lamotte était la fille de la brave femme qui avait assisté ma mère lors de ma naissance. Plus tard, ces deux amis de mes jours d’enfance s’épousèrent ; et jusqu’à leur mort je n’eus jamais l’occasion de compter sur un plus entier dévoûment ; jusqu’à leur mort, aux jours de deuils comme aux jours de gaieté, mes succès ont été leurs succès et mes tristesses ont été leurs tristesses.
John Campbell fut le premier orphelin que mon père accueillit à sa table, mais il ne fut pas le dernier. Une petite cousine, de mon âge à peu près, a sa place ici en première ligne. Elle s’appelait Élodie et est aujourd’hui la femme d’un des citoyens les plus en vue et des plus respectés de Trois-Rivières. Elle était exceptionnellement intelligente et bonne ; elle fut pour moi, et elle l’est encore, la plus affectueuse des sœurs. Orpheline à quatre ans, elle prit sa place à notre table et ne la quitta que pour se marier. Chère bonne cousine ! elle aussi a toujours souri à mes joies et pleuré à mes tristesses. Que Dieu l’en récompense.
Le fait est que tout le temps que j’ai passé chez mon père, j’y ai toujours vu quelque enfant pauvre, et même assez souvent deux et même trois à la fois, nourris, habillés, mis à l’école, et élevés enfin dans les mêmes conditions que les véritables enfants de la maison. Je pourrais en compter jusqu’à neuf, dont cinq ont fait partie de la famille jusqu’à leur établissement. L’une est morte religieuse, et, à part celui dont je viens de parler, sur quatre des filles qui se sont mariées, deux ont fait des mariages exceptionnellement avantageux.
Un jour, mon brave père dut faire construire une nouvelle chambre dans les mansardes de notre maison pour loger tout son monde. Il n’était pas fortuné, mais jamais une détresse n’a frappé à sa porte, sans que cette porte ne se soit largement ouverte devant elle. « La charité n’appauvrit jamais, mes enfants », aimait-il à répéter ; et jusqu’à la fin de sa vie – vie exemplaire s’il en fut jamais – la Providence, sans le combler, a paru vouloir lui prouver qu’il avait raison. Dans l’humble condition où il est né, dans le rang modeste où il a vécu, il a toujours fait honneur à ses affaires, a su élever sa famille largement quoique avec économie, s’est élevé lui-même tous les ans d’un échelon dans la considération de son entourage, et finalement est mort en laissant à ses enfants de quoi honorer sa mémoire, avec le souvenir et l’exemple d’un homme d’intégrité, de cœur et de foi.
J’aurai peu à parler de ma mère que j’eus le malheur de perdre à l’âge de douze ans dans des circonstances pénibles qu’il me faudra raconter plus tard. Il me suffira de dire que mon père fut toujours admirablement secondé par elle dans ses œuvres de charité comme dans ses luttes pour l’existence. Jamais deux cœurs ne se sont mieux compris, jamais deux camarades de la vie ne se sont mieux soutenus de la parole et de l’épaule.
Mes premières années se sont écoulées dans une atmosphère de travail et de paix, de douce affection, d’encouragement mutuel et de reconnaissance à Dieu.
Notre demeure n’était pas précisément riche, mais son élégance relative contrastait avec la plupart des autres maisons du voisinage. Je la vois encore dans son encadrement de vieux ormes chevelus, avec ses persiennes vertes sur fond blanc, sa véranda et son jardin potager. Le peintre Charles Huot en a brossé un joli croquis. Cette maison où je suis né, fut longtemps habitée plus tard par un monsieur Young, un cousin de sir John A. Macdonald. Le célèbre homme d’État y est venu plus d’une fois se mettre à la retraite pour se reposer de ses travaux et secouer un peu les soucis de la vie publique. Il y passa même trois semaines après la fameuse affaire restée célèbre dans nos annales politiques sous le nom de « scandale du Pacifique ». J’ai visité la vieille maison, voilà deux ans, avec une personne de ma famille. Il y avait plus d’un demi-siècle que je n’en avais franchi le seuil. Chaque fois que les circonstances m’avaient ramené dans l’endroit, c’était en pleine campagne électorale, et, pour une raison ou pour une autre, soit que les lieux fussent inhabités ou occupés par des inconnus, j’avais toujours remis à plus tard mon pèlerinage au vieux foyer paternel.
C’est aujourd’hui la demeure d’une aimable famille, qui montre avec complaisance le petit coin où ma mère dodelinait mon berceau, mon ber, comme on disait alors : une expression de Bretagne et de Normandie, qui, de même que l’objet lui-même, est allée rejoindre les vieilles heures et les neiges d’antan. Nous fûmes accueillis de la façon la plus cordiale. Arrêté avec émotion sur le seuil de la porte, je me suis revu tout enfant, en petite robe, assis à côté de mon chien chasseur qui me cassait des avelines, en laissant tomber délicatement l’amande dans mon tablier. Je me suis retrouvé le coude appuyé sur l’allège de la fenêtre, rêveur, à suivre du regard le nuage ou le flot dorés par le soleil couchant. J’ai revu – oh ! comme s’ils eussent été là – le rouet de grand’maman, la berceuse de ma mère, le fauteuil de mon père, avec la table où il s’accoudait pour nous chanter des cantiques pendant les vêpres du dimanche, le grand Christ jauni devant lequel nous nous agenouillions pour faire la prière du soir en famille...
Souvenirs ineffaçables ! comment les choses peuvent-elles être en même temps si loin et sembler si près ? Ô passé, sombré à tout jamais dans l’abîme sans fond que le temps creuse derrière nous, à quels mystérieux rappels n’obéis-tu pas quelquefois ! Chère bonne vieille maison, témoin de mes premiers vagissements, de mes premiers jeux, de mes premiers rêves, de mes premières larmes, nous avons vieilli tous les deux ; mais quand tu t’affaisseras sous le poids de l’âge – c’est le sort commun des hommes et des choses – je n’aurai pas à pleurer, car j’aurai succombé longtemps avant toi, comme mon père, hélas ! qui t’a construite et dont tu as longtemps abrité la vie calme et laborieuse. Et quand j’ai tourné le dos au toit où j’ai reçu le jour, comme disaient nos pères, je me suis rappelé ce couplet de Théodore Botrel, le doux et sympathique poète breton que je ne connaissais pas encore personnellement, mais dont j’aimais déjà les accents si sincères.

Et tout secoué de sanglots,
J’ai tiré doucement la porte ;
Et tout secoué de sanglots,
Sur le seuil j’ai gravé ces mots :
« C’est ici que gît le meilleur
De ma jeunesse à jamais morte.
C’est ici que gît le meilleur,
Le plus pur lambeau de mon cœur ».


Chapitre II

Mon canton. – Indications topographiques. – Journaliers et cultivateurs. – Les voyageurs. – David Barbin. – Les cages. – Joe Montferrand. – Baptiste Lachapelle. – Son roman. – Sa complainte. – Sa réputation. – Visite sur sa cage. – Poète et artiste illettré.

Après ces quelques lignes consacrées à ceux dans l’ombre de qui se hasardèrent mes premiers pas dans la vie, et ces quelques coups de crayon donnés à la description du foyer où s’abrita mon enfance, il me reste à décrire un peu le canton et le milieu où s’écoulèrent mes dix premières années.
Un court tracé topographique d’abord. La partie de Lévis qui se déroule en amont du fleuve, depuis la gare de l’Intercolonial, à l’endroit qu’on appelle encore le « Passage », se divise en deux portions distinctes : les « Chantiers », et « sur les Côtes ».
Ces deux appellations indiquent suffisamment la position respective des lieux relativement à la haute falaise qui longe le Saint-Laurent dans cette partie de son cours, pour qu’il n’y ait aucun besoin d’insister. Je l’indique seulement parce que jamais deux populations de caractère plus différent ne se sont côtoyées de si près.
Sur la Côte, un grand chemin bordé de belles fermes, demeures de cultivateurs à l’aise, de « gros habitants », comme on disait alors. Au bas de la falaise, le long de la rive du fleuve, les « Chantiers », c’est-à-dire une longue suite d’anses pittoresques, coupées de profondes coulées et séparées par des rochers à pic et dénudés, dont la cime se couronnait de grands pins aux longs bras projetés sur le vide. C’était là que s’élevait notre maison, à mi-chemin entre l’ancienne gare du Grand-Tronc et l’endroit qui se nommait alors l’anse Dawson, et qu’on a appelé, depuis, Hadlow. À ce point, sur une assez longue étendue de terrain, le chemin bifurquait pour se rejoindre de nouveau à une certaine distance : chemin d’hiver et chemin d’été, le premier longeant le bord du fleuve et le second suivant le pied de la falaise. Ces dispositions avaient été prises à cause des avalanches qui rendaient ce dernier passage quelque peu dangereux, ou tout au moins plus difficile à entretenir durant la saison des neiges.
Notre maison avait sa façade sur le chemin d’hiver, c’est-à-dire sur le fleuve, et le chemin d’été passait en arrière entre la cuisine et notre écurie. C’était en réalité, une jolie situation et qui ne manquait d’animation et de gaieté ni dans une saison ni dans l’autre. Ces chantiers étaient habités en majeure partie par une population de journaliers, bûcherons, flotteurs, équarrisseurs, bômiers, « voyageurs des pays d’en-haut », hommes de cages, tous vivant du commerce de bois – c’était là un des plus importants entrepôts du district pour cette branche de commerce – et tous compris sous la désignation générique de travaillants.
Les cultivateurs n’entretenaient qu’une estime assez limitée pour ces « travaillants », qui de leur côté affectaient de professer un mépris non dissimulé pour ceux qu’ils appelaient les « habitants ». Il en résultait une rivalité réciproque qui dégénérait assez souvent en querelles et en conflits avec des résultats divers, car si le « travaillant » était plus déluré, plus hardi, plus entraîné aux luttes du coup de poing, il se rencontrait quelquefois, parmi les « habitants », des malins qui n’étaient pas manchots et ne s’en laissaient remontrer qu’à bon escient. Mais en général ceux-ci étaient d’une naïveté peu commune ; et quand une « jeunesse des concessions » se hasardait à chercher de l’emploi dans les chantiers, elle n’y restait pas longtemps. L’intrus était accueilli par une grêle de quolibets, de lazzis, de sobriquets à rendre un homme fou. On lui jouait mille mauvais tours, on lui faisait subir mille mystifications, on inventait des trucs à n’en plus finir pour l’effrayer ou lui rendre la vie insupportable. Un compère, qui faisait semblant de sympathiser avec lui et de prendre sa défense, lui racontait les choses les plus abracadabrantes, les légendes les plus invraisemblables ; et quand l’imagination de la victime était surexcitée à point, Satan faisait son apparition. Et alors le malheureux, terrifié, hors de lui, perdait connaissance, ou se précipitait n’importe où, au risque de se casser les reins. Le lendemain il faisait son paquet, naturellement, et regagnait les lieux plus paisibles qui l’avaient vu naître.
J’ai connu un de ces pauvres diables qui avait cru – c’était le compère qui lui avait mis la chose en tête – qui avait cru, dis-je, échapper aux avanies en se faisant recevoir franc-maçon. On devine ce qui s’était passé : l’habitant en eut pour quinze jours au lit, et n’en réchappa que par la peau des dents.
Tout cela ne contribuait guère, comme on le pense bien, à mettre la classe des travaillants en odeur de sainteté auprès des cultivateurs, dont les habitudes étaient beaucoup moins bruyantes, et les instincts beaucoup plus pacifiques. Tout était contraste entre les deux populations, du reste. La démarche de l’habitant, habillé en « étoffe du pays », tranchait crûment à côté de l’allure débraillée du « travaillant » en chemise rouge, le béret sur l’oreille, les cheveux sur l’épaule, le ceinturon traditionnel à la hanche, avec la chique et trop souvent le juron entre les dents. C’était l’humble calotte à côté du panache. Au printemps surtout, quand il débarquait de sa cage, et qu’il faisait son apparition après six mois passés en hivernement ; quand de simple travaillant il était monté en grade au point d’avoir droit au titre de voyageur, il fallait voir sa désinvolture !
Le chic épatant, inventé depuis, a son mérite sans doute, mais il ne peut donner qu’une idée bien pâle de la dégaine transcendante qui caractérisait alors l’individu. Napoléon retour d’Austerlitz ne portait pas plus fièrement son petit chapeau, que lui ne portait son plumet.
Une anecdote à ce propos. Un nommé Barbin, tout frais descendu de Bytown (on sait que l’ancien nom d’Ottawa était Bytown), arrive chez un de ses frères comme une trombe, et armé en guerre, c’est-à-dire dans toute la plénitude de ses attributs professionnels.
– Tiens, c’est toi, David ? Ah ! ben, tu tombes un peu correct, par exemple. T’arrives juste pour être compère. Ça y est-il ?
– Compère ? J’te crois ! Ça prend moi pour être compère !... Un garçon ? une fille ?
– Un garçon.
– Tant mieux, amène-moi le gars ; on va te baptiser ça en vrai voyageur, je t’en parle !
Pour aller au plus court, voilà le « compérage » parti pour l’église sous la conduite de David Barbin en grande tenue, c’est-à-dire la chemise rouge sanglée dans une ceinture fléchée de dix pouces de large. Pas besoin d’ajouter qu’il avait un flasque dans sa poche. En arrivant à la sacristie, bien qu’il eût, comme on dit, le verbe un peu empâté, c’est lui qui, à titre de parrain se chargea de prendre la parole.
– Monsieur le Curé, dit-il en hésitant un peu, on est venu pour un cr... pour un torr... hum !... pour un baptême... Estusez.
Le curé, qui détestait les ivrognes et qui ne se gênait pas pour le laisser voir, lui jette un regard foudroyant, et interrompant l’orateur :
– Vous, dit-il, allez-vous-en ! vous n’êtes pas capable de tenir un enfant sur les fonts baptismaux dans un pareil état.
– Pas capable de tenir un enfant, moi ! fait David Barbin indigné.
– Non !
– Pas capable de tenir un enfant !...Amenez-moi donc un poulain de quatre ans, vous voirez si je suis pas capable de le tenir !
L’histoire ne rapporte pas comment se termina l’aventure. En face de notre maison se déroulait une vaste grève où les trains de bois, que nous appelions des cages, venaient atterrir pour, de là, s’éparpiller en rafts pour le chargement des vaisseaux. Chaque fois qu’une cage s’arrêtait en face de chez nous, et venait s’amarrer le long des estacades flottantes tendues d’une jetée à l’autre, c’était une fête pour les gamins de l’endroit, qui allaient vendre de la tire, des torguettes de tabac et des pipes de terre aux arrivants.
Pour moi que ni mes parents ni mes dispositions ne destinaient au commerce, j’étais retenu au rivage sinon par ma grandeur, du moins par l’arbitraire paternel. On ne me laissait guère fréquenter ces voyageurs dont le langage et les mœurs – au moins chez la plupart – ne constituaient pas un exemple des plus édifiants à mettre sous les yeux de ma pieuse enfance. Toute visite sur les cages m’était en particulier défendue, à cause aussi des nombreux petits êtres parasites qui avaient la réputation de vivre en intelligence intime avec ces messieurs, sans dédaigner l’occasion de faire connaissance avec la peau ordinairement plus fraîche des visiteurs. Je me contentais d’admirer de loin ; – la meilleure manière après tout de savourer la poésie des choses.
Ces grandes voiles carrées que la brise gonflait de distance en distance sur la largeur du train de bois ; ces hommes inconnus au costume pittoresque, penchés en groupes sur d’immenses rames, et jetant de longs appels prolongés en cadence pour assurer l’ensemble des manœuvres ; ces tentes de toile blanche en forme de cônes, ou ces cabanes en planches neuves ayant de loin les allures d’un village en miniature ; ces cordes flottantes où séchaient des files de vêtements multicolores se balançant au soleil comme les flammes d’un bâtiment pavoisé ; tout cela avait pour moi un charme mystérieux et exotique qui me jetait dans l’extase. Le soir surtout, quand le foyer rougeâtre du grand radeau, reflété par la surface endormie du fleuve, allumait des aigrettes fauves aux branches des grands arbres pendus dans les sombres profondeurs de l’anse, le spectacle était vraiment poétique, et provoquait chez moi des rêves bizarres comme les souvenirs vagues et confus d’une existence antérieure remplie d’épisodes plus ou moins dramatiques. Mais, je le répète, j’étais condamné à n’admirer que de loin. Une fois, cependant, mon père et ma mère étant absents, et ma grand’mère, qui avait pour le moment charge du bercail, se montrant d’ordinaire plus indulgente, j’eus le bénéfice d’une exception. La circonstance vaut la peine d’être relatée.
Ces trains de bois étaient commandés par un chef qu’on appelait « bourgeois de cages ». Le plus célèbre des bourgeois de cages que j’ai connus, ou que j’ai vus plutôt – car ces importants personnages ne se laissaient guère approcher par la marmaille – fut Joe Montferrand, que sa taille et sa force herculéenne ont sacré héros populaire et dont la gloire dure encore.
Mais celui qui a laissé la trace la plus vivante dans mes souvenirs, c’est un nommé Baptiste Lachapelle. J’avais entendu parler de Baptiste Lachapelle longtemps avant de le voir. L’été, les « voyageurs » de notre canton « travaillaient de la grand’hache », c’est-à-dire faisaient de l’équarrissage, ou manœuvraient les rafts, alors je m’approchais de la rive, et je passais des heures, assis sur quelque espar, à écouter les conversations, bercé par les cris lointains des bômiers et la musique cadencée des coups de hache sonnant clair dans le flanc des plançons et des billes, avec des effets de sonorité très doux. Bon nombre de ces travailleurs avaient connu Baptiste Lachapelle, et en parlaient comme d’un être supérieur, mais en même temps fort excentrique. Il était beau, il était grand, il était fort, il était bon. Il composait des complaintes et des chansons tristes qu’il chantait avec une voix qui faisait pleurer. Quand il arrivait de voyage, du haut de sa cage ou de son canot d’écorce, il entonnait quelqu’un de ces chants mélancoliques ; et tout le monde disait :
– Voilà Baptiste Lachapelle !
On racontait de lui des choses étonnantes : des actes de dévoûment extraordinaires, des exemples de désintéressement inouïs. Il était le protecteur des faibles, la providence des orphelins et des pauvres. Sa vie ne comptait pas lorsqu’il s’agissait de secourir quelqu’un dans le péril. Un jour, dans les Chaudières de l’Ottawa, il avait sauvé quatre camarades qui se noyaient, lui-même n’échappant à la mort que par une espèce de miracle. Il était toujours pensif, et généralement seul. On avait vu quelquefois de grosses larmes perler à ses paupières ; jamais on ne l’avait vu rire. Il n’aurait pas tué une mouche ; et pourtant il entrait parfois dans des colères terribles. C’était quand on frappait sous ses yeux quelqu’un qui ne pouvait se défendre, ou qu’il entendait injurier le nom de Dieu ou de la Vierge. Sur sa cage il tolérait les jurons, jamais il ne souffrait un blasphème. Enfin, Baptiste Lachapelle était, pour ces hommes primitifs, une espèce de héros de roman, qui avait eu, dans le Nord-Ouest où il avait fait la traite avec les sauvages, bien des aventures mystérieuses, et dont la jeunesse avait été troublée par une de ces histoires d’amour qui influent sur toute une destinée, quand elles ne la brisent pas du coup.
Cette histoire d’amour, Baptiste Lachapelle l’avait chantée lui-même, dans une de ses complaintes – dont il était à la fois le poète et le musicien. Cette complainte de Baptiste Lachapelle n’était autre chose qu’une naïve ballade racontant une de ces éternelles infidélités du cœur, toujours les mêmes et pourtant toujours nouvelles ; une de ces banalités de l’existence qui, cependant chez certaines âmes assez imprudentes pour mettre, suivant l’expression populaire, tous leurs œufs dans le même panier – équivalent à des catastrophes.
Je l’avais entendu chanter cette complainte, par les travailleurs du chantier, mais surtout par la petite bonne Madeleine, dont j’ai parlé plus haut, et qui possédait une voix tout particulièrement adaptée à ce genre de mélodies, dont la monotonie rêveuse et traînante parle si éloquemment aux sentiments des populations naïves. Plusieurs fois je l’avais entendue fredonner :

C’est Baptiste Lachapelle
Des beaux pays lointains ;
Il aimait la plus belle...
Hélas ! cruel destin !

Et chaque fois, cela m’avait rendu songeur. J’aurais voulu, moi aussi, être un Baptiste Lachapelle quelconque, fier coureur d’aventures, aimer la plus belle, et payer – au prix des plus cruels destins – l’honneur de voir mon nom figurer à la rime dans quelque chanson de village modelée par cette voix douce et triste de la petite bonne. En attendant, je caressais au moins ce rêve – voir Baptiste Lachapelle « des beaux pays lointains ». Un soir, une grande et belle cage avait fait son entrée dans l’anse, et jugez de mon émoi, lorsque j’entendis un de nos voisins dire :
– C’est Baptiste Lachapelle, sûr et certain ! Je l’ai entendu chanter au large, et j’ai bien reconnu sa voix, allez !
On conçoit la folle envie qui me passa par la tête. Or je suppliai tant ma grand’mère que, quelques instants après, muni de mille recommandations prudentes, je partais pour la cage, à la garde et sous la protection du voisin, qui avait affaire au « bourgeois », je ne sais plus pour quel marché de provisions de bouche. Le brave homme voulait me donner la main pour m’aider à sauter d’un crib à l’autre, et à franchir l’espace libre entre chaque dame de bôme ; inutile. J’avais le pied aussi leste que lui, autant d’expérience pour le moins, et j’arrivai le premier sur la fameuse cage commandée par Baptiste Lachapelle.
Le souper venait de se terminer autour d’un foyer large de dix pieds au moins, au milieu duquel une vaste marmite pendait au crochet d’une chèvre rustique ; et les hommes – en chemises rouges comme toujours – allumaient leurs pipes avec des tisons, et commençaient la causerie du soir, leurs faces sombres et leur groupe pittoresque s’éclairant aux lueurs intermittentes du foyer avec des effets de clair-obscur à réjouir l’œil de Callot ou de Rembrandt.
Baptiste Lachapelle était debout, les bras croisés. Je le reconnus tout de suite ; il n’y avait pas à s’y tromper. C’était un bel homme de haute taille, à l’air singulièrement imposant et distingué. Il était brun, avec des yeux très doux et très profonds sous leurs arcades sourcilières, dont la ligne horizontale indiquait une grande force de volonté et de pénétration. La tête nue laissait voir, dans l’envolée des cheveux flottants, un galbe fier parfaitement en harmonie avec le profil du visage, qui, aux lueurs du foyer, se dessinait comme une médaille de bronze avec une remarquable pureté de lignes.
Tout cela est resté aussi fidèlement gravé dans ma mémoire que si j’avais vu l’homme hier.
D’un air distrait, il regardait les bûches calcinées jeter leur dernier éclat sur les profondeurs noires du dehors. Cette attitude méditative ne me surprit pas ; je trouvais mon héros tel que je me l’étais figuré. La conversation entre lui et notre voisin ne fut pas longue. Deux mots, et marché conclu.
– Gadoury ! appela Baptiste Lachapelle, sur un ton qu’aurait envié le Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, apportez ici un verre de rhum. Vous ne refuserez pas la petite goutte de l’amitié, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en se retournant vers son interlocuteur.
Celui-ci – j’aime à lui rendre ce témoignage – ne se fit pas prier. Ils trinquèrent.
– C’est votre fils ? demanda Baptiste Lachapelle en m’indiquant du doigt.
Je rougis jusqu’aux oreilles, naturellement.
– Non, monsieur, répondit notre voisin, c’est un bonhomme que sa grand’mère m’a confié ; il pleurait à chaudes larmes pour vous voir.
– Vraiment, mon brave ! fit l’homme en me posant la main sur la tête. Pourquoi désirais-tu me voir ?
– Pour vous entendre chanter votre chanson, répondis-je en balbutiant.
– Ma chanson ? eh bien, ma foi, je vais te la chanter en effet, mon ami. Tu me fais plaisir, assieds-toi là !
Et pendant que les « hommes de cage », à la nouvelle que le « bourgeois » allait chanter, se rangeaient respectueusement autour de lui, Baptiste Lachapelle – avec un regard à mon adresse que je vois encore – entonnait gravement, et sur un ton pour moi inoubliable, le couplet dont j’ai cité plus haut la première moitié :

C’est Baptiste Lachapelle
Des beaux pays lointains ;
Il aimait la plus belle...
Hélas ! cruel destin !
Écoutez son histoire,
Et rapp’lez-vous toujours
Qu’il ne faut jamais croire
Aux serments des amours !

Cette voix d’un timbre riche et puissant, pleine d’ampleur et de portée sonore, où, par intervalles, un léger tremblement ajoutait je ne sais quelle singulière expression à la phrase musicale, m’impressionna plus que je ne saurais dire. Les longues finales traînantes, auxquelles, de temps à autre, une note d’agrément à peine perceptible prêtait un charme d’attendrissement indéfinissable, allaient s’éteindre sous les grandes falaises sombres, éveillant au loin de petits échos perdus, doux et affaiblis comme les souvenirs mélancoliques que l’aile du temps efface ou emporte avec elle.
J’étais bien jeune alors – six ans peut-être – je n’avais pas encore, cela va sans dire, entendu aucun chanteur sérieux ; je ne savais même pas ce que c’était que la poésie et la musique. Eh bien, j’ai beau me faire ces réflexions, je ne puis parvenir à me persuader à moi-même que je n’ai pas entendu, ce soir-là, un grand poète et un grand artiste. L’enthousiasme me tenait réellement aux cheveux lorsque le chanteur reprit :

Adieu, mère ! adieu, père !
Adieu, tous mes amis !
Je suis au désespoire (sic)
De quitter mon pays
Destinée importune,
C’est ainsi qu’il nous faut
Aller chercher fortune
Dans les pays d’en haut !

Il va sans dire que je n’ai pu retenir toute la chanson, qui était longue. Le sens, ou plutôt les phases du récit seules – car c’était un récit – me sont restées à la mémoire. Les adieux de Baptiste Lachapelle à sa bien-aimée avaient été touchants. Elle lui avait juré éternelle fidélité :

Adieu, mon ami tendre !
Adieu, mon tendre amour !
Je jure de t’attendre
D’ici à ton retour !

Mais la douce promesse n’avait pas résisté à l’absence. Pendant que le jeune amoureux parcourait les régions reculées du Nord-Ouest à la recherche de cette fortune qu’il rêvait pour sa fiancée, celle-ci, en femme pratique, avait pris le parti le plus sûr, celui d’épouser un marchand cossu de son village.
À cette époque, on ne savait pas lire, encore moins écrire. Du reste, la poste, dans les prairies sauvages surtout, laissait à désirer. En sorte que, le jour où, trois ans après son départ Baptiste Lachapelle reparaissait dans son village pour déposer aux pieds de l’infidèle le fruit de ses courses et de son labeur, il tombait juste au milieu de la noce. Le cœur brisé, il repartit le soir même. Ce dernier couplet dit ses adieux à celle qui l’avait trahi :

Adieu, cruelle amie
Qui brisas mon destin !
Je vais passer ma vie
Dans les pays lointains.
Et Baptiste Lachapelle,
Grâce à toi, pour toujours,
Vivra dans la tristesse,
Sans joie et sans amours !

Songeons que cet homme ne savait pas lire ! Où avait-il pris cette flamme poétique, cette profondeur de sentiment, cette intuition de l’idéal, cet instinct du beau artistique qui se font jour dans ces couplets informes, et plus encore dans l’air que son étonnant talent musical leur avait adapté ! Qui le dira ?
Quoi qu’il en soit, le souvenir de cet homme étrange m’a trotté dans la tête toute ma vie.


Chapitre III

La chapelle des voyageurs. – Le P. Reboul. – La Passion. – Nouveau Sicambre. – Il n’y avait donc pas d’hommes de Sorel là. – Le véritable caractère des hommes de chantiers. – Leurs récits. – Les veillées de contes. – Le four à chaux.

Parlons encore un peu de ce type étrange aujourd’hui disparu, ou à peu près, dont David Barbin était le prototype, Baptiste Lachapelle l’héroïque exception, et dont, pour une grande partie, se composait la population de ce quartier de la Pointe-Lévis qu’on appelait les « Chantiers ».
Qu’on me laisse d’abord raconter une autre anecdote qui, bien qu’elle ne se soit pas passée dans notre canton, fait singulièrement ressortir la physionomie de cette classe d’individus à laquelle celui-ci empruntait son principal cachet.
À l’époque où la capitale du Dominion ne s’appelait que Bytown, et où la ville de Hull consistait en quelques bâtisses groupées aux abords du pont des Chaudières, il y avait, dans les environs, sur la rive bas-canadienne de la rivière Ottawa, une chapelle qu’on appelait la « Chapelle des voyageurs », et qui était desservie par un Père oblat du nom de Reboul. Le bon missionnaire ne recrutait pas ses ouailles parmi un troupeau d’élite ; mais il avait du zèle, et réussissait quelquefois à attirer à ses sermons quelques-uns de ces égarés de la civilisation, qui, passant six mois de l’année dans les bois, et six mois de l’année sur les cages et dans les cabarets, n’avaient guère le temps de s’instruire plus en religion qu’en autre chose. Un jour – un Vendredi saint – il prêchait la Passion devant une assistance émue, parmi laquelle se distinguait un groupe de trois ou quatre « chemises rouges », dont la « candeur naïve » prêtait une attention tout particulièrement soutenue aux paroles du prédicateur. Celui-ci y allait du plus beau de son éloquence ; et l’intérêt surexcité des nouveaux paroissiens se manifestait surtout chez l’un d’eux, évidemment un peu plus éméché que ses camarades. À chaque mouvement plus ou moins pathétique de l’orateur, il se trémoussait sur son siège, et ses voisins étaient obligés de le retenir par la manche pour l’empêcher de laisser éclater trop bruyamment son intérêt. Au récit des outrages prodigués au divin Sauveur, ses muscles se crispaient, et son entourage l’entendait mâchonner les jurons les mieux constitués de son répertoire. Enfin, il n’y peut plus tenir ; les bourreaux enfonçaient des clous dans les pieds et les mains du crucifié ; tout à coup il se dresse sur ses pieds, et laissant retomber un formidable coup de poing sur son prie-Dieu :
– Torrieux d’un nom ! s’écrie-t-il d’une voix de stentor, y avait donc pas un homme de Sorel là !...
N’est-ce pas identiquement l’exclamation rajeunie du fier Sicambre : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! »
Le fait est que ces hommes de chantiers étaient presque tous de braves gens au fond. Ils étaient beaucoup plus fanfarons que méchants. Leur apparence de brutalité, leur langage trivial, leurs imprécations blasphématoires, leurs airs de matamores et de casseurs de mâchoires, c’était de la pose la plupart du temps. Tel individu, qui avait toujours sa hache à la main ne parlant rien moins que d’éventrer tout le monde, ne se serait pas pardonné d’écraser la patte d’un chien.
Aussi, n’étaient-ils pas plus tôt rentrés au foyer de la famille, après le départ de leurs « associés » des paroisses d’en haut, que ceux de ma connaissance se transformaient comme par enchantement. Ils allaient à confesse, faisaient leurs pâques, avec une amende honorable à la croix de tempérance ; et désormais plus de querelles ni menaces, ni vantardises ni défis, ni interminables ribambelles de jurons ! Plus même de chemises rouges ni de ceintures fléchées. Le bohême nouveau genre avait laissé tomber sa fantasque défroque, pour revêtir le costume et les allures de tout le monde : il était rentré dans le prosaïsme de l’existence. Il était redevenu travailleur régulier ; et la gaffe du flotteur ou la hache de l’équarrisseur à la main, il gagnait la vie de sa famille de la façon la plus bourgeoise du monde, ne conservant de ses voyages qu’une manière de s’exprimer tout particulièrement pittoresque, avec un mépris hautain et gouailleur pour tout ce qui sentait l’habitant. C’est surtout sous ces dehors et cette physionomie spéciale que je les ai vus de près. Tous apportaient à leur chantier une petite chaudière en fer-blanc contenant leur repas du midi ; et, au coup de canon tiré de la citadelle de Québec, ils laissaient tomber leur instrument de travail, s’asseyaient sur un plançon ou sur une bille, happaient rapidement leur pitance, et puis allumaient leurs pipes et se mettaient à causer ou à raconter. Accidents, batailles, légendes, récits fantastiques, prouesses de toutes sortes, il y avait de quoi frapper une imagination moins vive que la mienne. J’écoutais tout avec une telle intensité d’attention que ces braves gens avaient fini par me prendre en amitié, et racontaient un peu, je crois, pour me faire plaisir.
Par parenthèse, je dois leur rendre cette justice que jamais aucun de ces personnages à réputation plus ou moins suspecte, cependant, ne s’est permis en ma présence un seul mot qui pût blesser l’oreille la plus délicate d’un enfant de mon âge. Il en était de même, du reste, à toutes les réunions dont je parlerai dans un instant. Un jour, un des bômiers s’était permis de lâcher un juron frisant le blasphème.
– Voyons, toi, s’écria un de ses camarades plus âgés, t’as assez sacré dans le bois cet hiver, repose-toi cet été !
Et tout le monde d’applaudir. Celui qui donnait ainsi une leçon de bienséance chrétienne à un camarade trop peu scrupuleux, c’était Joe Violon – Joe Violon le conteur, dont quelques-uns des récits ont déjà amusé ceux qui me lisent.
C’était un type très remarquable que celui-là... Dans son état civil, il s’appelait Joseph Lemieux ; dans la paroisse il se nommait José Caron ; et dans les chantiers, il était universellement connu sous le nom de Joe Violon. D’où lui venait ce curieux sobriquet ? c’est plus que je ne saurais dire. Il se faisait déjà vieux quand je l’ai connu, et il était loin de s’imaginer que j’évoquerais sa mémoire plus d’un demi- siècle après sa mort. C’était un grand individu dégingandé, qui se balançait sur les hanches en marchant, hâbleur, ricaneur, goguenard, mais assez bonne nature au fond pour se faire pardonner ses faiblesses. Et, au nombre de celles-ci – bien que le mot faiblesse ne soit peut-être pas parfaitement en situation – il fallait compter au premier rang une disposition, assez forte au contraire, à lever le coude un peu plus souvent qu’à son tour. Il avait passé sa jeunesse dans les chantiers de l’Ottawa, de la Gatineau et du Saint-Maurice ; et si vous vouliez avoir une belle chanson de cage ou une bonne histoire de cambuse, vous pouviez lui servir deux doigts de jamaïque, sans crainte d’avoir à discuter sur la qualité de la marchandise qu’il vous donnait en échange.
On ferait un gros volume avec toutes les histoires que j’ai entendu raconter à Joe Violon. Souvent, les soirs d’automne et d’hiver – car Joe Violon n’allait plus « en hivernement » – il y avait veillée de contes chez quelque vieux de notre voisinage, et nous allions écouter les récits du vétéran des chantiers, dont le style pittoresque nous enthousiasmait.
Je dis nous, car, comme on le pense bien, il n’était pas question pour moi d’assister à ces réunions sans être bien et dûment chaperonné. (Ces fonctions importantes incombaient généralement à ce frère d’adoption dont j’ai déjà parlé, c’està-dire à John Campbell, qui était connu dans tout le canton sous le nom de Johnny Camel, et qui par une heureuse coïncidence aimait les histoires presque autant que moi.)
L’été, ces réunions avaient plus d’attraits encore.
À quelques arpents en aval de chez nous, dans un enfoncement de la falaise encadré de noyers gigantesques, dans un site qui aurait pu faire le sujet d’un charmant tableau, il y avait un four à chaux, dont le feu – dans la période de la cuisson, bien entendu – s’entretenait toute la nuit. (Ce four à chaux appartenait à notre plus près (sic) voisin – un Monsieur Houghton – ami de mon père, et dont j’aurai l’occasion de parler plus d’une fois.) Les abords en étaient garnis de bancs de bois ; et c’était là qu’avaient lieu les rendez-vous du canton pour écouter le narrateur à la mode. Quand les sièges manquaient, on avait tôt fait d’en fabriquer à même des longs quartiers de bois destinés à entretenir la fournaise ardente, Là, dès la brune, on arrivait par escouades : les femmes avec leur tricot, les hommes avec leurs pipes, les cavaliers avec leurs blondes bras dessus bras dessous, la joie au cœur et le rire aux dents. Chacun se plaçait de son mieux pour voir et pour entendre ; les chauffeurs fourgonnaient la flambée en faisant jaillir des gerbes d’étincelles, et bourraient la gueule du four d’une nouvelle attisée de bois sec ; les pétillements de la braise résonnaient comme des décharges de mousqueterie ; et c’était un vrai spectacle que toutes ces figures rieuses sur lesquelles, au fond de cet entonnoir sombre, la grande bouche de flamme jetait alternativement ses lueurs douces ou ses fulgurantes réfractions, tandis que l’ombre des chauffeurs se dessinait tragique et géante sur l’immense éventail lumineux projeté dans le lointain. Un étranger, qui aurait aperçu cela en passant sur le fleuve, aurait cru assister à quelque diabolique fantasmagorie, à quelque évocation mystérieuse du domaine féerique.
Ne me demandez pas si l’on se sent poète à ces moments-là ! Mais ce n’était pas là les seuls éléments d’inspirations que me valait la situation exceptionnelle des lieux où s’est écoulée ma première enfance. J’y reviendrai.


Chapitre IV

Les « Bourgeois ». – Leur luxe. – Leur bienveillance aristocratique. – Horatio Patton. – Mam’zelle Henriette. – Son poney et sa brouette. – Les inconvénients de la fortune. – Le coffre de mon père. – Les chercheurs de trésors. – Procédés cabalistiques. – Le sorcier de Kamouraska.

Outre les journaliers qui constituaient, comme je l’ai dit, le gros de la population de notre canton, il y avait encore les bateliers, les caboteurs, les terrassiers et quelques pêcheurs. Chaque chantier avait son épicier, son forgeron, son menuisier, son cordonnier. Et puis il y avait le bourgeois. Le bourgeois – c’est-à-dire le marchand de bois, ou plutôt l’agent desquelles se faisait l’exploitation de nos forêts – était une espèce de seigneur ou de lord anglais qui habitait une villa magnifique et vivait dans un luxe étourdissant. Chaque canton avait son bourgeois.
L’un d’eux, un monsieur Tibbits a été plus tard premier ministre du Nouveau-Brunswick, si je ne me trompe. Tous avaient des équipages de gala que les femmes et les enfants regardaient passer du seuil de leurs portes avec des airs de respectueuse admiration. Ces carrosses étaient les seules voitures à quatre roues qu’il y eût dans la paroisse. Quand le curé – plus tard Mgr Déziel – et le docteur Bénoni Guay firent chacun l’acquisition d’un buggy – prononcez wâguine – cela fit sensation.
On n’était pas loin de trouver cela étrange, tant le public était sous l’impression inconsciente que la voiture à quatre roues devait être l’apanage exclusif des Anglais. Comme ces bourgeois – au moins les deux ou trois que j’ai connus autant qu’un enfant de mon âge pouvait connaître ces grands personnages – comme ces bourgeois, dis-je, jetaient littéralement l’argent par les fenêtres, ils étaient en général très bienfaisants, et nombreuses étaient les familles pauvres qui vivaient non seulement de leur protection, mais encore de leurs charités. Ils savaient aussi encourager l’intelligence, l’esprit d’ordre et le travail industrieux.
C’est en partie à l’encouragement de l’un d’eux, devenu pauvre plus tard et resté son ami, que mon père était redevable de l’aisance relative dont il a si généreusement usé, et qui a fait de moi le peu que je suis. Il s’appelait Horatio Patton. Il habitait un véritable château dont il ne reste plus de trace, et qui était tenu dans un grand style, nombreux personnel et vastes dépendances, et qui eut plus d’une fois l’honneur de recevoir le gouverneur du pays, et en particulier lord Elgin. C’est dans l’une des serres de cette résidence princière que je grignotai ma première grappe de raisin – chose rare dans le pays à cette époque. M. Patton, n’ayant pas d’enfants, avait adopté une jeune fille d’excellente famille, d’une position de fortune indépendante, mais dont les parents étaient morts. Elle s’appelait Harriette Davie, mais tout le monde l’appelait Mademoiselle Patton. C’était une très jolie fillette de quelques années plus âgée que moi, et qui fut ma première amie en dehors du cercle intime de ma famille. Elle avait un fringant poney minuscule qui faisait le désespoir de maman quand, à ma grande jubilation, il s’arrêtait à notre porte pour me chercher – pour chercher « P’tit Louis ». Maman n’osait refuser, mais combien elle préférait la petite brouette bleue dans laquelle Mam’zelle Henriette me promenait souvent, et qui causait à la bonne mère infiniment moins d’inquiétude et de craintes. Chère Mam’zelle Henriette ! son départ fut le premier anneau rompu dans la chaîne de mes affections terrestres : déchirement suivi par bien d’autres, hélas !
Cette aisance relative dans laquelle je fus élevé n’était pas pour moi un sujet de satisfaction. Au contraire, elle m’ennuyait fort, en ce qu’elle me forçait – ainsi l’exigeaient mes parents – à porter blouse ou veston, avec un col, des bretelles, des souliers et des chaussettes, quand j’eus quitté la petite robe, bien entendu. À l’exception de deux petits voisins, deux petits Anglais – fils du M. Houghton dont j’ai parlé plus haut – qui se trouvaient dans les mêmes conditions et le regrettaient comme moi, tous les gamins de mon âge couraient les rues ou allaient à l’école le cou et les pieds nus, en chemise, avec une courroie – une sling pour me servir de l’expression consacrée – fortement serrée autour des reins, ce qui me paraissait beaucoup plus crâne et plus chic. Ce costume, ou plutôt cette absence de costume, leur donnait d’ailleurs une supériorité réelle sous plusieurs rapports, et je les trouvais bien heureux.
J’enviais leur désinvolture, leur agileté à la course, leur liberté de mouvements pour grimper dans les arbres, pour se jeter à l’eau, pour s’accrocher derrière les voitures, pour enjamber d’un madrier, d’une brelle ou d’un radeau à l’autre. Ai-je tourmenté mes parents pour obtenir la permission d’aller comme les autres courir nu-pieds sur la grève ! Ils étaient inflexibles. On a beau avoir, comme on le voit, les ambitions les plus modestes, personne n’est à l’abri des désappointements. Or, si nombreux qu’aient été les miens dans le cours de mon existence, je n’en ai guère éprouvé de plus sensible. Et l’on dira après cela que la fortune n’a pas d’exigences tyranniques ! D’un autre côté, tant la nature humaine est bizarre, mes chaussettes et mes souliers me faisaient des jaloux – chez les camarades naturellement, mais encore plus naturellement chez les mères, qui me regardaient souvent de travers, et s’efforçaient de m’insinuer à ce sujet des choses désagréables quand l’occasion s’en présentait.
– Écoute donc, petit, me disaient-elles avec un sourire insidieux, comme tu as de beaux souliers ! Ton père t’a-t-il acheté ça à même l’argent de son coffre ?
Dans le langage de l’endroit, de son coffre voulait dire d’un trésor qu’il a déterré. Car il faut noter qu’on parlait beaucoup dans cette partie du pays, de trésors enfermés dans des coffres de fer, et enfouis sous terre pour les sauver des invasions – par les Français d’abord, et ensuite par les Anglais fuyant devant Arnold et Montgomery. Suivant la rumeur publique, il y avait de ces coffres dans tous les coins ; et lorsqu’un homme prospérait un peu plus que les autres dans un canton, c’était bien simple, il avait découvert un coffre. Notre coffre, à nous, avait été déterré derrière notre écurie. La preuve, c’est qu’il y avait là une légère excavation, et qu’un gamin du voisinage – du moins on le prétendait – avait ramassé un vieux sou sur le bord du trou. On ne pouvait guère exiger de preuve plus péremptoire, n’est-ce pas ? Fallait-il qu’un homme fût plus chanceux !
Rien d’étonnant à ce qu’il y eût une excavation derrière notre écurie ; il s’en trouvait un peu partout ; et tous les jours on en découvrait de nouvelles. Partout où il y avait un pli de terrain, un arbre rabougri, un quartier de rocher, une irrégularité du sol un tant soit peu en dehors de l’ordinaire, on était sûr de voir là la terre bouleversée un de ces quatre matins.
C’était l’œuvre des chercheurs de trésors. On n’en déterrait pas souvent, des trésors, il est vrai ; mais ce n’était pas parce qu’il en manquait ; c’était à cause de la difficulté de les lever. Ces trésors sont – chacun sait cela – gardés par le diable. Tout l’argent qui est resté sous terre durant un certain nombre d’années appartient à Satan, et même quand on met la main dessus, il est excessivement difficile de s’en emparer. Il faut des incantations, des conjurations, mille formalités mystérieuses, mille pratiques de sorcellerie à n’en plus finir. Quand on néglige quelque chose, qu’on oublie une des paroles magiques ordonnées par le code cabalistique, crac ! c’est fini ; le coffre s’enfonce à cinq cents pieds sous terre, Allez donc le chercher là ! Avec cela que, pendant la besogne, il ne faut pas penser au bon Dieu ; et c’est difficile de ne pas penser au bon Dieu quand on a peur du diable. Que j’en ai donc connus de ces désappointés, qui avaient été tout près, tout près de devenir millionnaires ! Le coffre était là sous leurs yeux, à portée de la main, il résonnait sous la pioche – un immense coffre en fer qui devait contenir au moins vingt fortunes ! Il n’y avait plus qu’à passer une chaîne dessous et à dresser des mâtereaux pour le hisser. Toutes les précautions étaient bien prises. On s’était procuré une chandelle de graisse de noyé, qu’on avait payé cinq belles piastres à un commerçant du Palais à Québec. Si l’on n’avait pas réussi, c’était la faute à cet imbécile de Chose, ou à cet idiot de Machin, qui l’avait laissée tomber par terre, juste au mauvais moment. La chandelle éteinte, plus de coffre.
Et ainsi de suite ; il était toujours survenu quelque anicroche pour empêcher la réussite, qui n’avait tenu qu’à un cheveu. Cette croyance dans les trésors cachés était tellement ancrée dans l’esprit de la population, que j’ai connu des chercheurs de coffres aussi tard qu’en 1877. J’habitais alors sur les hauteurs de Lévis, dans une maison isolée en arrière de laquelle se creusait une excavation tout embroussaillée de bouquets d’aunes, touffus à ne pas laisser passer un chien à travers. Une ancienne tranchée probablement. J’étais marié depuis peu. Un soir, un de mes électeurs vint me trouver tout mystérieusement.
– Monsieur, me dit-il, priez donc Mme Fréchette de ne pas avoir peur si elle entend du bruit derrière la maison cette nuit.
– Quel bruit ? demandai-je un peu intrigué.
– On va piocher là vers minuit, sous les aunes, ne vous inquiétez pas, ce sera nous autres.
– Qu’est-ce que vous allez faire là ?
– Ma foi, vous n’êtes pas homme à nous vendre, je pense bien vous mettre dans la confidence : il s’agit de lever un coffre.
– Un coffre ?
– Oui, un beau.
– Bah ! vous ne trouverez rien là, allez, c’est du temps perdu.
– C’est ce qui vous trompe ; il y a un coffre là, sûr et certain.
– Comment le savez-vous ?
– C’est un homme de Kamouraska qui l’a découvert ; un homme bien instruit, tout ce que je peux vous dire ! Il siffle le vent comme on siffle un chien, il guérit du secret, il arrête le sang, il fait sortir du whisky d’une planche en la piquant avec son couteau, il fige les bâtiments qui passent au large, rien qu’à les regarder ; un jour il a coupé la parole net à M. Chapais qui parlait sur le perron de l’église, rien qu’en se serrant le bout du petit doigt. Enfin c’est un véritable sorcier.
– Et il vous a dit qu’il y avait un trésor derrière ma maison ?
– Il nous y a conduits tout droit avec une baguette de coudrier. Soyez tranquille, vous ne manquerez pas d’argent pour votre prochaine élection.
– J’en accepte l’augure, lui dis-je, mais il ne faudra pas négliger les listes électorales pour tout cela.
Pendant trois nuits, nous entendîmes bêcher, piocher et remuer la terre sous les aunes. Avec quel résultat ? on n’a jamais pu savoir. Seulement, mon électeur partit pour Chicago dans l’automne, et je dus faire mon élection de 1878 in forma pauperis, comme à l’ordinaire.


Chapitre V

Premiers notaires. – Les instituteurs ambulants. – Ce que c’était qu’un homme instruit. – Fondeurs de cuillers. Crampeurs de poêles. – Raccommodeurs de faïences. – Le joueur de serinette. – Le « montreur de villes ». – Animaux féroces. – Colporteurs. – Marchandes d’égumes. – Les sauvages. – Une aventure. – Zac. – Étienne Gilman. – Mon frère Edmond.

Je n’aurais esquissé qu’incomplètement la physionomie sui generis de l’humble canton où je suis né, si je ne parlais un peu des oiseaux de passage qui le visitaient quelquefois.
Dans les commencements de la colonie des notaires ambulants parcouraient nos districts de paroisse en paroisse, leur encrier de corne sur la hanche, en quête de contrats de mariage, d’actes de vente, d’obligations, de donaisons – vieux mot de l’ancien répertoire – ou autres documents à rédiger. Leurs exemple fut suivi par les maîtres d’école, qui se firent eux aussi les colporteurs de l’intelligence. Ils voyageaient à petite journée, s’arrêtant de maison en maison pour donner par-ci par-là des leçons de lecture et d’écriture aux personnes de tout âge qui avaient l’ambition d’être rangées parmi les gens instruits. Quelques-uns avaient une clientèle de dix lieues à la ronde. Ils gagnaient ainsi quelques sous par jour, avec leurs repas et leur coucher.
Je connais des instituteurs diplômés de notre temps qui voudraient bien jouir du même avantage.
L’arsenal professionnel de ces instituteurs errants n’était pas des plus compliqués : il se réduisait généralement à un alphabet et une ardoise ; quelquefois même à un simple paroissien romain.
Car être instruit, dans ce temps-là, c’était être en état, suivant l’expression courante, de porter un livre à l’église. Du moment qu’une personne était censée lire les prières de la messe, c’était une personne instruite, et elle jouissait d’une considération toute particulière dans son entourage. Oh ! l’on n’était pas difficile !
On rapporte qu’un jour un individu, très absorbé en dévotion, marmottait consciencieusement, le nez dans un paroissien tout neuf.
– Mais, mon vieux, lui souffla son voisin, fais donc attention, tu tiens ton livre la tête en bas.
– Qu’est-ce que ça fait ? répond l’autre, tu sais bien que je suis gaucher.
Je n’ai jamais connu pour ma part, aucun de ces professeurs de passage, qui avaient enseigné à lire à mon père – ma mère, elle, avait étudié au couvent où sa mère avait été novice – ils appartenaient à une autre génération ; et je ferai voir dans un autre chapitre, que, si primitive que fût, de mon temps, notre organisation scolaire, nous ne manquions pas de maîtres d’école domiciliés dans l’endroit.
Mais nous avions d’autres visiteurs périodiques, industriels ambulants dont le type survécut de bon nombre d’années à ces éducateurs nomades, et dont quelques-uns sont encore familiers à ma mémoire. Je veux parler des fondeurs de cuillers, des « crampeurs » de poêles et des raccommodeurs de faïence brisée. Y avait-il des jeunes qui faisaient ces métiers-là ? Cela n’est pas sûr. En tout cas, tous les fondeurs de cuillers, crampeurs de poêles et raccommodeurs de faïence que j’ai vus, étaient des vieux. Il fallait s’en défier, disait-on, car quelques-uns passaient pour jeter des sorts. Aussi n’osait-on rien leur refuser. D’où venaient-ils ? On ne savait pas trop ; et eux, probablement pour bénéficier de la réputation mystérieuse qu’on leur faisait, n’en parlaient jamais. Peut-être aussi n’avaient-ils jamais eu de domicile bien arrêté. Ils avaient l’air de vivre en chemineaux, et c’était bien rare qu’on les vît plus d’une fois au même endroit. Ils portaient leurs outils et leurs matériaux sur leur dos, dans un sac, et s’arrêtaient de préférence chez les pauvres gens. Je parle ici en particulier des fondeurs de cuillers.
Dans ces temps reculés, l’argenterie n’était connue que chez les richards de la ville et les seigneurs de la campagne. Il ne s’en vendait nulle part, d’ailleurs. Quand on voulait s’en procurer, on prenait de l’argent monnayé – des piastres françaises, comme on disait alors – et l’on se faisait fabriquer son argenterie sur commande. Si le fabricant y mêlait quelques lingots d’étain, c’était pour donner aux cuillers un peu plus de « luisant », et, du reste, ça ne paraissait pas. Chez le pauvre, on se contenta longtemps de la cuiller de plomb, qui avait succédé à la cuiller de fer, puis vint la cuiller d’étain. Les cuillers d’étain fine et d’argent d’Allemagne ne firent leur apparition qu’un peu plus tard, et seulement chez les gens d’une certaine aisance. Cela s’enveloppait dans du coton, et cela se montrait. Je me souviens qu’on avait chez mon père un service d’argent d’Allemagne qui nous valut bien de l’admiration, et probablement des envieux. Ce qu’on appelait argent d’Allemagne était un amalgame d’argent, de cuivre et d’étain, ni jaune ni blanc – entre les deux. Mais revenons aux cuillers de plomb. Naturellement cela se pliait, se bossait, se cassait ; on en conservait les débris et les morceaux ; et quand arrivait un fondeur de cuillers, on faisait tout remettre à neuf. Le fondeur de cuillers avait la fierté de son travail ; pour allécher la pratique, il variait et surtout vantait ses « moules », dont le mérite et la valeur consistaient principalement dans les dessins, fleurons ou arabesques plus ou moins artistiques que la matrice imprimait en relief sur le manche de la cuiller. J’en ai connu un qui avait un manche orné d’un ostensoir. – Ma cousine, disait-il un jour à une de nos connaissances en train de lui faire une commande... Dans ce temps-là, par parenthèse, les vieux ne disaient monsieur et madame qu’au seigneur et à la seigneuresse ; à tous les autres ils disaient toujours mon cousin ou ma cousine, par politesse. – Ma cousine, disait-il, prenez le Saint-Sacrement, ça n’est pas beaucoup plus cher, et c’est la bénédiction des familles ; avec des cuillers comme cela, on n’a presque pas besoin de dire le bénédicité...
Le fondeur de cuillers se doublait assez souvent d’un conteur et d’un chanteur pour ainsi dire de profession ; et alors sa récolte de « gros sous » s’augmentait d’autant dans les cantons où il se trouvait à passer la veillée. Chez nous il faisait un peu concurrence à Joe Violon, mais comme celui-ci exerçait gratuitement, cela mettait de la variété dans le programme sans faire de tort à personne.
Je l’ai déjà dit, la « soirée de contes » était populaire, surtout lorsqu’elle était agrémentée de chant.
Il y avait bien les soirées de cartes, où la jeunesse jouait des pommes, des avelines, des noisettes, des fèves, des bourzagues ou des paparmanes, à une espèce de poker appelé petit paquet. Il y avait bien aussi les veillées de morts qui ne manquaient pas d’attraits. Chez les cultivateurs on avait bien d’autres choses encore. Mais chez les uns comme chez les autres rien ne pourrait se comparer à la veillée de contes. La plus grande punition qu’on pût nous infliger, c’était de nous en priver.
Je viens, si je ne me trompe, de me servir de deux vocables qui ne sont probablement pas familiers aux oreilles de tous mes lecteurs : les bourzagues et les paparmanes. C’est une corruption, assez heureuse, du reste, des deux expressions anglaises bull’s eye et peppermint. La première désignait une espèce de bonbon de forme sphérique en liséré tors de différentes couleurs ; l’autre, des pastilles de menthe, tout simplement.
Sur ce, revenons à nos industries ambulantes. Le crampeur de poêles avait beaucoup moins de prestige – et d’ailleurs était infiniment moins intéressant que le fondeur de cuillers. C’était une espèce de forgeron mis comme un ramoneur, que l’habitude de manier la ferraille et la suie, je suppose, avait endurci et surtout noirci. Son métier consistait à raccommoder les plaques de poêles brisées par l’action du feu. Le mot crampeur venait de ce qu’il se servait pour cela d’une tige de fer pliée aux deux bouts en forme de crampe. Les deux bouts entraient dans deux trous percés dans la fonte, de chaque côté de la fissure, à l’aide d’un vilebrequin de foreur, et, fortement rivés au revers de la plaque, maintenaient celle-ci dans sa solidité première. Si le crampeur de poêles était moins populaire que le fondeur de cuillers, en revanche il a duré plus longtemps.
Le raccommodeur de faïence était plus policé. Sa besogne était moins salissante, en premier lieu ; et puis, comme il travaillait le plus souvent sous le regard intéressé des enfants et des femmes, il s’entraînait à la conversation, et allait quelquefois jusqu’à poser au bel esprit. Sa manière de procéder à ses raccommodages ne manquait pas d’ingéniosité. Il forait lui aussi l’objet détérioré, de chaque côté de la brisure ; puis il passait dans les trous une grosse ficelle, de la même façon dont s’y prenait le crampeur de poêles avec sa tige de fer. Cela fait, il recouvrait la ficelle d’un fort enduit de mastic, puis il la retirait par un des trous, et coulait de l’étain dans le conduit laissé ouvert derrière elle. L’étain refroidi, le mastic s’enlevait et laissait voir – on avait soin que ce fût en dessous quand il s’agissait d’une assiette ou d’un plat, et à l’extérieur quand il s’agissait d’une tasse ou d’un vase – et laissait voir, dis-je, un lien très propret, qui, avec ses deux bouts rivés de l’autre côté, permettait à l’objet raccommodé de durer encore autant qu’un neuf.
Tout passe en ce monde – surtout les passants. De tous ces petits métiers nomades, il ne reste plus guère que ceux du rémouleur et du raccommodeur de parapluies. Mais il existait encore bien d’autres industries de passage plus ou moins populaires parmi les moutards de notre canton, et dont un certain nombre était une véritable bénédiction pour une population n’ayant que peu de rapports avec la ville.
Il y avait le joueur de serinette, dont les bonshommes de plomb saluaient, tournaient sur des pivots, ou nous tendaient une sébille suggestive, aux accents criards et discordants d’un mécanisme toujours prêt à se disloquer de désespoir à force de s’entendre.
Il y avait le « montreur de villes », qui pour un sou faisait passer devant nos yeux, sous le grossissement d’une lentille, une foule d’images dont les principales représentaient la ville de Rome, le mont Vésuve, Napoléon et le Juif-Errant.
Il y avait le montreur d’animaux empaillés, au nombre desquels se trouvait un certain crocodile accusé d’avoir savouré cinq hommes, dégusté trois femmes et déglutiné un enfant.
Il y avait le colporteur – invariable irlandais celui-là – qu’on appelait « petit marchand », et qui portait au bout de chaque bras un lourd panier chargé de bimbeloterie, et sur son dos un ballot de marchandise d’un poids à éreinter un bœuf.
Il y avait la petite vendeuse de tire, qui passait avec sa planchette, en travers de laquelle les bâtons de miel de canne étageaient leurs appétissantes torsades dorées qu’une pincée retenait à chaque bout.
Il y avait le vendeur de toupies, et aussi le vendeur de « p’tits chevaux », ces humbles gâteaux de mélasse, à la forme aussi rudimentaire que traditionnelle, qui ont fait la joie et les délices de tant de générations de mioches.
Il y avait encore la marchande de prunes, qui, lorsque arrivait la saison, passait avec sa charrette chargée de ces belles prunes rouges qu’on ne retrouve plus sur nos marchés.
Il y avait surtout la « marchande aux légumes », une bonne vieille qu’on appelait ainsi parce qu’elle vendait toutes sortes de choses appartenant aux quatre règnes de la nature.
– Qu’est-ce que vous avez à vendre, la mère ? lui demandait-on.
– De l’anis, mes enfants, de la belle-angélique, des épingles, des raves, des œufs, des bas de laine, un cochon de lait, toutes sortes d’égumes !
Enfin, il y avait les sauvages – une colonie de Montagnais qui venaient camper, l’été, dans une anse aux environs de l’église de Saint-Joseph, et parcouraient nos rues, qui pour mendier, qui pour vendre certains articles de leur fabrication, des arcs et des flèches, des pirogues minuscules en écorce de bouleau, des pagaies en bois de tilleul, de la gomme de sapin, de menus ouvrages en rasade ou en poil de porc-épic colorié, etc. Ils avaient en général une mauvaise réputation ; et quand on en avait vu rôder quelques-uns dans les environs au cours de la journée, les portes se verrouillaient solidement et de bonne heure le soir. Il me souvient, à ce sujet, d’une belle peur dont la pensée m’a longtemps donné la chair de poule.
Le deuil venait de frapper une famille à quelque distance de chez mon père ; et, comme veiller un mort – je l’ai dit précédemment – était l’occasion de réunions sinon joyeuses, du moins assez intéressantes, j’avais obtenu la permission d’y prendre part, accompagné de Johnny Campbell, comme toujours, et d’un jeune oncle à moi, frère de ma mère, élève du petit séminaire de Québec, qui venait quelquefois passer ses congés chez mon père. Disons tout de suite que cet oncle, Fortunat Martineau, est mort, en 1851, notaire à Québec, où il avait pour compagnons intimes deux célébrités qui plus tard furent aussi mes amis à moi, les juges Télesphore Fournier et Marc-Aurèle Plamondon.
Durant toute la soirée, la conversation avait roulé sur les faits et gestes d’une bande de sauvages en révolte qui depuis deux jours jetaient la terreur d’un bout de la paroisse à l’autre. On parlait de vols, de déprédations, de méfaits de toutes sortes commis par ces énergumènes – à distance de nos quartiers heureusement, car personne n’aurait osé sortir de chez soi, la nuit tombée. Nous n’étions guère rassurés tout de même ; et vers les dix heures, nous reprîmes assez inquiets le chemin de la maison.
Jugez de notre stupeur, lorsqu’à mi-chemin à peu près, nous entendîmes tout à coup, venant d’une des côtes en ravin qui descendaient au fleuve – très confuse d’abord, mais grossissant au fur et à mesure que nous avancions – une tempête de cris et de clameurs enragées qui nous semblèrent comme les imprécations furibondes d’une vingtaine de déchaînés ivres hurlant mille rugissements barbares dans la nuit. Les voix s’approchaient rapidement. Que faire ? À notre droite, la grève, à découvert sous un clair de lune impossible ; à gauche, la falaise qui aurait pu nous offrir un refuge sous les arbres ou dans les anfractuosités du roc, mais qui était trop éloignée pour nous permettre de l’atteindre à temps. Trois maisons étaient à notre portée ; mais nous ne songeâmes même pas à essayer de nous faire ouvrir, tant chaque porte et chaque fenêtre semblait barricadée par l’épouvante. Or le temps pressait ; il fallait fuir, ou plutôt nous cacher, car la fuite en pleine lumière nous aurait trahis. Tremblant comme une feuille au vent, je me cramponnais à mes deux compagnons, lorsque mon oncle m’enlève sur ses épaules.
– Chut ! fit-il en s’adressant à Campbell, pas de bruit, et par ici ! Et toi, ajouta-t-il en me serrant les deux mains, tiens-moi par le cou, ferme, et n’aie pas peur !
Et le voilà à grimper dans une échelle dressée le long du toit d’une écurie qui se trouvait au plus près. Johnny nous suivait.
– N’aie pas peur ! me répétait-on. Le conseil était bon à donner, mais plus difficile à suivre. Les hurlements approchaient toujours, et ma terreur était telle que, sans la confiance absolue que j’avais en mon oncle, je me serais infailliblement évanoui. Arrivés à l’angle du toit, mes deux compagnons quittèrent l’échelle, et se suspendirent par les poignets sur la déclivité opposée du toit, en sorte que nous nous trouvions invisibles tout en étant en pleine lumière. Les sauvages passèrent à dix pas de nous, comme une trombe, parmi les vociférations infernales d’un formidale chahut. Sans tout ce bruit, ou aurait pu entendre nos cœurs battre dans nos poitrines. Quelques minutes plus tard, mon père arrivait à notre recherche, armé jusqu’aux dents et la pâleur au visage.
Qu’on me permette ici d’intervertir l’ordre chronologique de mes récits. Plus tard, j’eus des rapports d’une autre nature avec les descendants des premiers habitants du pays ; des rapports assez anodins d’abord, mais qui se gâtèrent vers la fin.
Pendant mes vacances de collégien, je visitai quelquefois les wigwams de Saint-Joseph, et je fis connaissance avec un vieux Montagnais du nom d’Isaac – prononcez Zac – un type dont la conversation ne manquait pas quelquefois de piquant.
– As-tu connu le bom’ Thomas Lalais ? me demanda-t-il un jour.
– Le chantre ? Certainement.
– Il est mort ben vieux, hein ?
– Oui.
– Eh ben, il a pas toujours été vieux comme ça, va !
– Probablement.
– Et ce père José Capé, tu le connais ?
– Un peu, oui.
– Il a été jeune lui aussi pendant un bout de temps.
Tout cela était pour me dire que ces deux personnages lui avaient autrefois joué un tour plus ou moins pendable – un tour que je ne raconterais pas à table, et que je ne consignerai pas ici de peur de ne pouvoir le faire en termes honnêtes.
Le voyant un jour cuisiner misérablement des pommes de terre dans la cendre chaude :
– Pourquoi donc ne te procures-tu pas un petit poêle de tôle ? lui demandai-je ; ce serait beaucoup plus commode.
– Un poêle ! dit-il, c’est pas des inventions pour les sauvages, ça !
Le vieux était assez paisible d’ordinaire ; mais quelquefois, lorsqu’il avait bu surtout, la nature du sauvage reprenait le dessus ; alors il devenait féroce, et même dangereux. Un soir que j’étais entré dans son wigwam, en compagnie d’un camarade du nom de Marcel Bourget, dont j’aurai peut-être l’occasion de parler de nouveau, nous le trouvâmes étendu sur le mince amas de branches de sapin qui lui servait de couche. Son fils fumait tranquillement sa pipe près du foyer, au centre de la hutte, et sa vieille squaw était assise sur le pied du lit – si l’on peut appeler cela un lit. À un moment donné, je ne sais trop à quel propos ; peut-être à la suggestion de mon camarade, qui voulait me faire pièce :
– Zac ! dis-je, chante-nous donc une chanson !
– Je chante pas ! répondit Zac, d’un ton bourru.
– Mais si, tu chantes.
– Dis-moi pus ça ! rugit-il. Et, sans autre provocation, et avec le plus grand sang-froid du monde, le féroce animal me lance en pleine figure une hache qu’il avait sous la main. Je n’eus que le temps de baisser la tête devant l’arme meurtrière, qui creva l’écorce du wigwam derrière moi. Je n’ai pas besoin de vous dire si je bondis à la gorge du forcené, le poing levé sur sa figure grimaçante. Le fils ne bougea pas d’un doigt.
– Encore la cabane percée ! dit-il de cette voix traînarde propre à ceux de sa race.
Ce flegme imperturbable conjura la râclée, désarmé que je fus surtout, lorsque j’entendis la vieille sauvagesse qui disait, avec le même calme que son fils :
– Quand il a pris du whisky, il est un p’tit brin prompt !
Je me contentai d’étrangler un peu le bonhomme, et l’on ne me revit plus sous les wigwams de Saint-Joseph ou d’ailleurs.
Mais j’ai considérablement anticipé ; revenons aux Chantiers. Si j’ai vu quelquefois des sauvages méchants, j’en ai vu aussi de bien inoffensifs. J’en ai même connu un très bon et qui, pour la reconnaissance, aurait pu en remontrer à bien des gens civilisés. C’était un très vieux ; il s’appelait Étienne Gilman, Guillemet, ou quelque chose d’approchant. Il était entré un jour chez nous affublé d’un débris de... disons d’inexpressible. Je me sers à dessein de l’expression inventée par la pudeur britannique, car en vérité, l’objet ne saurait se désigner autrement pour en donner une idée. Le fait est que l’article de toilette en question ne pouvait guère qu’attirer l’attention sur ce qu’il avait dû avoir primitivement pour mission de dissimuler.
– Y a ben des Saguenays que je l’ai, disait mon sauvage. Comme ces pauvres déshérités de la civilisation passaient tous leurs hivers au Saguenay, ils confondaient ce nom avec les années – affaire de consonance. Un an, deux ans, trois ans, c’était dans leur langage, un, deux, trois saguenays. Mon père, qui – je l’ai dit – était la charité en personne, lui fit donner un pantalon. Pauvre diable ! Je n’ai jamais vu, ma parole d’honneur, dans les soixante et quatre ans que j’ai passés sur la terre, un pareil degré de ravissement s’épanouir sur une figure humaine. C’était le ravissement de l’extase.
Tous les printemps qui suivirent – et cela dura plusieurs années – on voyait apparaître le vieux sauvage avec son large et bon sourire. Il nous apportait, à mon frère et à moi, chacun un arc et des flèches. Vous dire si nous lui faisions fête !... Un jour, il nous apporta une espèce de marmotte qu’on appelle siffleux ; une autre fois, ce fut une tortue, un écureuil, etc. Brave cœur ! Ce pauvre Étienne, je lui garde un des bons souvenirs de mon enfance. Quand nous le vîmes pour la dernière fois, il avait cent trois ans – cent trois saguenays, comme il disait – et il avait fait plus de quatre milles à pied pour nous apporter son cadeau annuel.
Je viens de faire allusion pour la première fois, je crois, à mon frère Edmond, qui devait être – jusqu’à ce que Dieu l’enleva à mon affection – le compagnon le plus intime de ma vie. Il était mon cadet de quatorze mois seulement ; et jusqu’à sa mort, qui eut lieu en 1885, sa vie se confondit plus ou moins avec la mienne. Peu d’hommes ont à ma connaissance fait preuve de talents plus variés, ont acquis plus de connaissances avec moins d’efforts, et par leur bonne humeur et leur esprit primesautier, mieux et plus longtemps amusé leurs contemporains.


Chapitre VI

Les déboulis. – Accidents. – La traverse du fleuve en hiver. – Rivalités de métier. – Les Lemieux et les Saint-Laurent. – Courses à la clientèle. – La pluie en hiver. – Perdu sur les glaces. – Exploits de Gabriel Lemieux. – Le Pont. – Les modes. – Mœurs patriarcales. – Fricots. – Les noces du père Bigaouette.

Jusqu’ici je n’ai essayé de peindre, de mon canton, que la physionomie qu’il présentait en été ; il avait cependant son cachet d’hiver aussi – et un cachet qui n’était pas banal.
La haute falaise qui dominait l’ensemble et se dressait à l’arrière-plan comme un décor de fond, était presque partout boisée du haut en bas, mais elle présentait par-ci par-là certaines coulées à nu dont le voisinage devenait quelquefois dangereux dans la saison des neiges ; c’était justement – je l’ai donné à entendre, je crois – pour obvier à ce danger que, dans la partie que nous habitions, on avait cru devoir faire chemin d’hiver et chemin d’été. Au sommet de ces coulées, le tourbillon neigeux, poussé par le revolin des rafales, amoncelait d’immenses volutes menaçantes ; et quand le poids de celles-ci devenait trop lourd, la masse en surplomb se détachait soudain, et l’avalanche roulait jusqu’au bas avec un bruit de tonnerre, et parfois avec des effets désastreux. Cela s’appelait un déboulis, et rien n’était plus redouté.
Une fois – c’était un dimanche matin – les passants qui allaient à la messe trouvèrent six personnes de la même famille ensevelies sous la neige et les décombres de leur maison. Une autre fois, ce fut un enfant de deux ans qu’on trouva sans vie, sous une épaisseur de quinze pieds de neige. On racontait à ce sujet toute une légende fantastique, dont on trouvera les détails dans mon volume Masques et Fantômes.
Il y avait une de ces coulées à quelque cinq cents pas de chez mon père. Trouvant le terrain moins cher à cet endroit, un nommé Narcisse Bégin était venu s’y construire une maison, en se moquant des avertissements qui ne lui furent pas ménagés. Le premier hiver qu’il y passa avec sa femme et ses deux enfants lui coûta cher. Une nuit, par une de ces rudes tourmentes neigeuses si communes dans la région de Québec, nous fûmes éveillés en sursaut par un fracas épouvantable.
– Mon Dieu ! s’écria mon père, ayez pitié des pauvres gens !
Et, pendant que le reste de la maisonnée se mettait en prière, mon père et Johnny partaient armés de pelles pour secourir le pauvre voisin. La maison n’était pas démolie ; mais elle avait reculé de dix pieds ; les fenêtres étaient enfoncées, et la malheureuse famille se débattait sous les monceaux de neige qui avaient envahi tout l’intérieur, renversé le poêle, et bousculé pêle-mêle meubles, lits, couchettes et berceaux. Tout le monde était sain et sauf, heureusement, et passa le reste de la nuit chez nous. La maison fut reconstruite, mais je n’ai pas besoin de dire que ce fut dans une autre situation.
L’hiver nous amenait une industrie spéciale dans notre canton : celle des canotiers passeurs faisant la traversée du fleuve entre Québec et Lévis à travers les glaces flottantes.
Dans un de mes Contes de Noël, j’ai longuement décrit ce mode de navigation dans lequel nos canotiers de Lévis faisaient preuve d’un grand courage et d’une grande habileté, car le métier avait ses difficultés, et même ses périls. Les hommes de notre canton faisaient en cela concurrence à ceux du Passage, c’est-à-dire à ceux dont les quartiers se trouvaient en droite ligne vis-à-vis de Québec. Ils se divisaient en outre en deux familles – ou en deux camps si vous aimez mieux – qui se faisaient une opposition encore plus acharnée l’une à l’autre. C’étaient les Lemieux et les Saint-Laurent. Les Capulets et les Montaigus du canot. Et le plus curieux, c’est que toute la population prenait part à cette rivalité. Tous étaient des Saint-Laurent ou des Lemieux – les femmes comme les hommes – même les individus qui ne traversaient pas le fleuve de l’hiver.
Pas besoin de dire si, partageant les sympathies de leurs parents, les enfants avaient aussi leur parti de part et d’autre. D’autant plus que, chez eux, l’intervention n’était pas simplement platonique : elle amenait de l’eau au moulin – c’est-à-dire que tous recrutaient des passagers, qui pour les Saint-Laurent, qui pour les Lemieux. Voici comment nous procédions – car moi aussi j’étais dans les rangs, quand j’eus atteint mes huit ou neuf ans, bien entendu. Pour aller vendre leurs denrées sur le marché de Québec, les cultivateurs du comté de Lotbinière devaient nécessairement passer par nos endroits. Il s’agissait de les saisir au passage et de les convaincre. Nous avions chacun des arguments qui nous semblaient irrésistibles, mais qui n’avaient pas l’air de faire un bien grand effet sur les esprits. En général, c’étaient plutôt les manières insinuantes et les bonnes grâces de l’avocat qui l’emportaient – tantôt pour les Lemieux tantôt pour les Saint-Laurent. Le marché conclu, nous montions en voiture à côté du client, et nous l’emmenions au bercail, avec autant et plus de satisfaction qu’un général qui vient de gagner sa première bataille. Nous allions ainsi quelquefois à deux ou trois milles au-devant des traîneaux chargés de porcs, de volailles, de pommes de terre ou de sucre d’érable ; mais les pas ne nous coûtaient point quand il s’agissait de faire triompher la bonne cause.
Combien de grands enfants de nos jours gaspillent encore plus de zèle et d’énergie en faveur de causes guère plus importantes ! Enfants grands et petits, chacun sa lubie, chacun son hochet, chacun sa marotte. Ne rions pas trop les uns des autres !
À propos d’hivers, certaines gens s’imaginent que ceux-ci n’étaient pas plus rigoureux alors qu’ils ne le sont aujourd’hui. Je ne partage point leur opinion : les hivers d’il y a soixante ans étaient plus beaux parce qu’ils étaient plus secs ; mais ils étaient certainement beaucoup plus froids. Une année – c’était, je crois, en 1847 – nous eûmes une grosse pluie, de Noël au jour de l’An. Or le fait était tellement insolite, que j’ai entendu des vieux dire que cela s’était déjà vu, que leurs grands-pères avaient eux aussi vu de la pluie en hiver. Qu’on songe maintenant que la pluie en hiver n’a rien de plus étonnant que le tonnerre en été ! Et les glaces du fleuve, donc ! et les débâcles qu’amenait le printemps ? Souvent le flux et le reflux roulaient des banquises à pleins bords, d’une rive à l’autre. Cela me rappelle une chose tragique.
Un soir, à la brune, une rumeur avait couru : on avait, disait-on, aperçu un homme seul sur la glace flottante, emporté par la marée. Le froid était très vif, la nuit noire, le courant impétueux, et les glaces se heurtaient, se refoulaient, se culbutaient au large avec un bruit sinistre. Vers dix heures, un homme entra chez nous :
– On l’entend, dit-il ; écoutez !... Nous sortîmes, et en effet, parmi la grande rumeur du fleuve et les lamentations du vent dans la falaise, nous entendîmes des cris de détresse à nous figer le sang dans les veines. J’ai encore dans l’oreille cet appel désespéré qui allait en s’affaiblissant dans le lointain, à mesure que le courant entraînait le malheureux. Nous nous jetâmes à genoux en rentrant, et nous dîmes le chapelet pour celui qui allait mourir. C’était un homme de Saint-Gilles, un Irlandais pris de boisson, qui, arrivé sur le bord du fleuve à New-Liverpool, et trouvant la glace étale, avait cru prendre le chemin le plus court pour se rendre à Québec. Le grisant l’avait entraîné, et quand nous l’entendîmes, le flot le ramenait vers son point de départ. Jamais nous ne sûmes ce que l’infortuné était devenu.
Ce tour de force de traverser le fleuve sur les glaces flottantes fut accompli avec succès, en 1870, je crois, par un nommé Gabriel Lemieux, de Saint-Romuald. Il avait donné sa parole qu’il se présenterait au Palais de Justice, tel jour, à dix heures du matin. Aller prendre le bateau à Lévis, c’était arriver en retard. La glace roulait à pleins bords du côté de Québec. Point d’hésitation, il saute sur un glaçon, et dévale en plein courant. Un sur mille n’y aurait pas échappé. Lui fut recueilli en face de Québec par une embarcation qui vint à son secours. Il avait vu la mort de près, mais il avait rempli sa promesse.
Mais si le fleuve déchaîné était terrible, il devenait bien paisible et bien beau, lorsque sa carapace de glace le tenait prisonnier – lorsque le « pont était pris », suivant l’expression locale ; surtout lorsque les banquises, solidifiées du côté de Saint-Nicolas, laissaient la surface polie du grand fleuve se geler en une immense lame de glace vive.
Alors c’était plaisir à voir les escouades de patineurs, les bateaux à patins, les chevaux trotteurs et les brillants équipages rayer en tout sens la vaste nappe miroitante, au son des grelots retentissants. Ils étaient énormes les grelots de l’époque. Ils pendaient, rangés, par ordre de grosseur, à une large courroie bouclée autour du cou du cheval. J’en ai vu qui avaient certainement plus de trois pouces de diamètre, petits et gros s’harmonisaient ensemble, et sonnaient comme un carillon de cathédrale. Que voulez-vous, c’était la mode.
Et il y en avait bien d’autres modes d’hiver encore plus excentriques que celle-là, à cette époque de mon enfance. Les immenses manchons en peau d’ours de nos grand’mères avaient fait leur temps ; les boas gros comme ma jambe, et qui traînaient par terre leur avaient succédé. On était loin des chapeaux coquets d’aujourd’hui. Nous ne connaissions encore que la thérèse, la plus disgracieuse enveloppe dont la mode ait jamais fait usage pour défigurer cette créature du bon Dieu qu’on appelle la femme. Mais c’était la coiffure orthodoxe ; quand la gent féminine s’avisa de porter des bonnets de fourrure – des casques pour me servir de l’expression consacrée – cela fut défendu du haut de la chaire, au moins à Lévis, sous peine du refus des sacrements. Ma mère, qui s’en était procuré un, le fit transformer en deux autres plus petits pour mon frère et pour moi.
Les hommes, eux, portaient des queues de vison, de martre ou de renard au haut de leurs couvre-chefs. Vous voyez d’ici cette queue de bête se dodelinant de côté et d’autre à chaque mouvement de celui qui la portait. Que les modes sont donc parfois stupides !
On rapporte qu’un curé d’esprit, qui aimait les choses à leur place, disait un jour à ce propos :
– Mes frères, croyez-moi, si le bon Dieu avait voulu vous faire porter des queues, ce n’est pas sur la tête qu’il vous les aurait mises.
Mais s’il y avait des modes ridicules, elles étaient rachetées par certaines coutumes traditionnelles qui avaient un côté social bien charmant. Ainsi, quand il se tuait un porc dans notre voisinage – ce qui arrivait principalement dans le temps des fêtes – quand on « faisait boucherie » pour parler le langage du lieu, on envoyait invariablement, aux amis particuliers et aux plus près voisins, un plat de saucisses, quelques boudins, une flèche de lard, une échinée – un soc comme on disait alors – ou toute autre pièce de choix, toujours bien reçue, à charge de revanche.
Chacun son goût, mais moi je trouve ces vieilles mœurs-là délicieuses. Et puis il y avait les fricots. Le fricot était un repas prié que les gens à l’aise offraient à leurs amis, gogailles somptueuses, véritables régalades de sardanapales, où les tables croulaient sous l’abondance des mets, et dont les rogatons pouvaient nourrir dix familles pour le reste de l’hiver. Car ils festoyaient ferme, nos compatriotes d’il y a soixante ans. Et entre deux trinquées, on chantait les vieilles chansons de France. C’est dans un de ces fricots que j’ai entendu chanter pour la première fois : Charmante Gabrielle – La mer m’attend – Un vieux marin – Te souviens-tu ? disait un capitaine – et enfin ce résumé populaire de la légende napoléonienne :

Avant de quitter le rivage
Où dort pour jamais le héros
Bertrand, près du rocher sauvage,
À sa tombe adresse ces mots :
– C’est donc là que le roi du monde
A vu ses beaux jours se flétrir !
Sur un roc au milieu de l’onde
Le destin le force à périr.
Ah ! donnons-lui, compagnons de sa gloire,
Seulement une larme,
Un regret par victoire,
Et plus que lui jamais Français
N’aura coûté de pleurs et de regrets !

Vers exécrables, si l’on veut, mais comme ils étaient débités d’un gosier enthousiaste ! Il va sans dire que ceux qui avaient été invités à un fricot étaient tenus de faire fricoter les autres à leur tour. Témoin ce brave homme qui aurait pu, vous allez voir, rendre des points à tous les Calinos de la création. Il y avait eu plusieurs fricots dans son voisinage, et pour une raison ou pour une autre il n’avait été prié nulle part.
– C’est parfait, dit-il, je vais en donner, moi aussi, un fricot, et je veux être pendu si j’invite quelqu’un !
Les gens à l’aise n’étaient pas les seuls, du reste, qui se permissent de festoyer ; le dieu de la bonne chère avait ses fidèles dans tous les rangs. Une anecdote en donnera une idée.
Quand le « pont étais pris » devant Québec, cela nous amenait tous les lundis un surcroît de mendiants du fond de Saint-Sauveur, qui faisaient concurrence à ceux de Saint-Gervais. Leur formule invariable était celle-ci : « Pourriez-vous me faire la charite pour l’amour du bon Dieu et de la bonne Vierge ? J’ai-t-un bon billet, et je prierai le bon Dieu pour vous ». Cela se débitait sur un ton dolent et avec les airs de meurt-de-faim au dernier période de la maladie. Si vous entamiez la conversation, par exemple, une surprenante métamorphose s’opérait instantanément. Accent, ton, démarche, attitude, tout se transformait comme par un coup de baguette magique. D’aucuns de ces mendiants révélaient même alors un caractère tout jovial. Parmi ces derniers se trouvait un vieux du nom de Bigaouette, qui faisait son apparition chez nous tous les lundis, régulier comme un chronomètre. Une fois, il nous arrive en sus le vendredi.
– Mais, lui dit mon père, vous êtes déjà venu lundi si je ne me trompe pas ?
– C’est vrai, répond le bonhomme, mais j’avons eu gros de dépense à la maison c’te semaine. Vous savez que c’est les Jours-Gras ; et puis, dame, je mariais ma fille ; il a ben fallu faire un petit fricot, c’pas !
– Vous avez marié votre fille ? A-t-elle trouvé un bon parti au moins ?
– Ah ! pour ça y a rien de mieux dans Saint-Sauveur.
– Oui ? Qu’est-ce qu’il fait, le jeune homme ?
– Il demande son pain comme moi ; mais il a une façon de se présenter bien rare... Ma fille aura pas de misère. Je suis pas riche, mais je tiens à bien placer mes enfants.


Chapitre VII

Comment on faisait la cuisine. – Comment on s’éclairait. – Comment on se chauffait. – Les allumettes chimiques. – Le briquet. – La chandelle de suif. – Les mouchettes. – La bougie. – Le gaz. – Un daguerréotype. – Les bateaux à vapeur. – Les horse-boats. – Le Dr L’Indienne. – Ses exploits meurtriers. – Rêves poétiques. – La romance de Chateaubriand. – Vocation.

Je crois avoir donné dans les précédents chapitres une idée assez juste de ce qu’était, au point de vue des mœurs comme au point de vue topographique, la physionomie générale du petit coin de terre où les circonstances m’ont fait naître. Complétons cet aperçu par quelques détails particuliers, relativement à l’état des choses comparé avec ce que nous appelons le progrès moderne, et qui se rapporte surtout au confort de l’existence. Je passerai rapidement sur ces détails.
Un mot de la cuisine d’abord. Dans tout notre canton, il n’y avait que chez M. Patton où l’on se servît de fourneau ; et encore ce fourneau avait-il été importé d’Angleterre. Ailleurs, chez les gens à l’aise – en hiver – la cuisine se faisait dans le compartiment supérieur de ces poêles à deux étages qui servaient en même temps de calorifère pour chauffer les maisons. Chez les autres, qui n’avaient que des poêles simples, on cuisait le pot-au-feu sur la plaque nue tout simplement, en ayant soin de couvrir de braise et de cendre chaude le couvercle des chaudrons, quand le besoin s’en faisait sentir. En été, chez les uns et chez les autres, on faisait bouillir la marmite à la crémaillère, dans les cheminées. Ceux qui n’avaient pas de cheminée se contentaient d’un petit feu en plein air, sur un gril, entre deux ou trois cailloux. C’était assez primitif, comme on voit. Et quand on n’avait pas la ressource des allumettes...
Car moi qui vous parle, je les ai vues apparaître pour la première fois dans nos cantons, les allumettes. Je parle des allumettes chimiques, bien entendu ; ce qui s’appelait allumettes avant mon temps n’était que de minces tiges de cèdre d’à peu près dix à douze pouces de long, dont l’extrémité trempée dans le soufre ne s’enflammait jamais que mise en contact avec le feu ou la braise. Quand le feu ou la braise manquaient, la seule ressource était de battre le briquet ou d’aller chercher un tison chez le voisin.
En général on avait la précaution de recouvrir de cendres quelques charbons de bois dur, qui duraient suffisamment, d’un repas à l’autre ou du soir au matin, pour fournir un aliment à la baguette de cèdre et épargner aux pauvres gens une plus désagréable corvée. Quand les allumettes chimiques – ce grand bienfait de la civilisation – se répandirent chez nous, les gens ne s’y habituèrent que difficilement. J’ai vu des vieux qui ne consentirent jamais à s’en servir : ils préféraient le briquet – qu’ils appelaient batte-feu. Il me semble les voir encore allumer leurs pipes, le dimanche, à la porte de l’église, le pouce sur la pierre à fusil, le morceau de tondre ou l’amadou. Jugez comme c’était commode quand il faisait du vent !
Chez mon père, on n’avait pas pour le passé un attachement aussi fanatique ; nous nous servions d’allumettes chimiques, mais avec discrétion ; ma mère les redoutait, et les tenait soigneusement enfermées dans une boîte en fer, de peur d’incendie.
Dans l’organisation intérieure d’une maison, après la cuisine et le chauffage, vient tout naturellement l’éclairage. Ah ! l’éclairage, lui aussi fut longtemps à l’état primitif dans nos cantons. Mes souvenirs les plus lointains me montrent encore, chez les vieillards pauvres surtout, l’antique lampe de fer à bec, suspendue au plafond, toute fumeuse avec sa mèche trempée dans une huile nauséabonde dont j’ignore la provenance, mais qu’on appelait de l’huile à brûler. En général, à dater de 1840 au moins, la chandelle de suif – ce qui était un progrès – faisait les frais de notre éclairage. Avant l’invention du moule à chandelles – encore un progrès – celles-ci se fabriquaient à la plonge, c’est-à-dire en faisant couler le suif liquide le long d’une mèche qu’on plongeait dans l’eau pour la refroidir après chaque couche. Cela faisait une chandelle un peu fantaisiste dans sa forme, mais qui éclairait tout de même. On se servait de chandeliers ou bougeoirs en fer-blanc, quand on n’avait pas le moyen de se payer des flambeaux plus dispendieux. Chandeliers ou flambeaux se vendaient le plus souvent par couples, et toujours accompagnés d’un accessoire indispensable : une paire de mouchettes – avec porte-mouchettes quand il s’agissait de flambeaux. C’était là un accessoire de première nécessité, car la mèche de la chandelle de suif, après avoir brûlé un certain temps, se changeait en lumignons fuligineux en forme de champignons, qu’il fallait faire disparaître sous peine d’être mal éclairé et de voir le suif se fondre le long de la chandelle en coulées malpropres. Deux chandeliers ou deux flambeaux simples suffisaient pour une table ordinaire ; mais quand la compagnie était nombreuse, on suspendait aux murs des chandelles en apppliques, que quelqu’un se chargeait d’aller moucher par intervalles.
Un jour, le Canadien – qui fut longtemps le seul journal français du pays – parla d’une nouvelle espèce de chandelles qu’on n’avait pas besoin de moucher ! C’était de la bougie de stéarine tout simplement, et qu’on appelait chandelle de « blanc de baleine ». Je me souviens qu’on vint en voir brûler chez nous par curiosité. Mais ce qui causa beaucoup plus d’émoi encore, ce fut le bruit qui se répandit un jour qu’on était arrivé à s’éclairer, à Québec, tout simplement en tournant une clef, et en appliquant une allumette sur un tube de fer où il n’y avait ni suif, ni blanc de baleine ni même de mèche ! On n’y crut pas d’abord : c’était évidemment des racontars de farceurs.
Mais il n’y avait pas à dire, la chose était de notoriété publique ; il n’y avait qu’à aller à Québec pour s’en assurer ; cela s’appelait du gaz. Alors, comme la chose arrive encore quelquefois de notre temps, les uns crièrent au miracle, les autres à la sorcellerie.
C’est en remontant ainsi vers les années passées qu’on s’aperçoit du chemin parcouru. Quels pas de géants n’ont-ils pas été faits dans le pays – et même dans le monde – depuis 1840 ! C’est à n’en pas croire sa propre expérience.
En quelle année, je ne saurais dire, mais je n’étais encore qu’un bébé, lorsqu’un jour mon père revint de Buffalo avec son portrait daguerréotypé ! Quelle surprise ! quelle chose extraordinaire ! Ce portrait avait été dessiné en quelques instants à peine, à l’aide d’une boîte carrée munie d’un petit miroir qu’on avait braquée sur lui. Il était encadré dans un joli étui, et n’avait coûté que cinq piastres. Ce fut chez nous une véritable procession de curieux. Encore un miracle ! encore de la sorcellerie !
Un progrès bien intéressant aussi, mais surtout d’une bien grande utilité pratique, s’était effectué pour nous, vers cette même année de 1840 ; je veux parler de nos moyens de communication avec Québec. En hiver, on sait que le trajet d’une rive à l’autre se faisait en canots construits ad hoc ; et jusqu’à l’époque de ma naissance ou à peu près, on n’avait eu – en été – pour toute ressource sous ce rapport que la pirogue, qu’on appelait canot d’été, et la chaloupe, soit à la voile soit à la rame. Les bateaux à vapeur circulaient depuis plusieurs années déjà entre Québec et Montréal. Nous les regardions passer avec admiration, tous les soirs à quatre heures, le long de la rive nord, souvent forçant de vapeur pour rivaliser en vitesse. Il y avait le vieux Charlevoix, l’Alliance avec ses quatre cheminées et ses deux balanciers, le Lord Sydenham, l’ancien Québec, le premier Montréal, et enfin le plus beau et le plus rapide de tous, le John Munn. Mais c’était là quelque chose de bien trop considérable et dispendieux pour être abordable à l’ambition de petites localités comme l’étaient la Pointe-Lévis et les paroisses environnantes, dans ces temps reculés. Deux hommes entreprenants, que j’ai connus, inventèrent le horse-boat. C’était un grand progrès, et l’acheminement vers un progrès plus grand encore pleinement réalisé depuis.
Qu’était-ce que le horse-boat ? Imaginez la coque d’un bateau, dans les proportions d’un remorqueur, flanquée de deux ailes en saillie avec tambours à roues, et pontée à plat, avec, tout autour, une rangée de bancs rustiques adossés au plat-bord, pour la commodité des passagers. Au centre, une espèce de guindeau ou cabestan vertical auquel étaient fixés les leviers d’un tourniquet mû par quatre chevaux, communiquait, par un mécanisme intérieur, un mouvement de rotation aux roues à palettes qui faisaient mouvoir le vaisseau. À l’arrière de celui-ci s’adaptait un pont volant soumis à l’action d’un treuil, qu’on appelait la pelle, et qu’on laissait tomber sur le rivage en atterrissant, car, à Québec comme à Lévis, les quais étaient rares et ne servaient qu’aux bateaux à vapeur et aux vaisseaux de haut-bord. Combien en reste-t-il à Lévis, de ceux qui ont fait la traversée du fleuve en horse-boat ! Hélas ! rari nantes ni gurgite vasto. C’est ça qui vous fait vieillir !...
Les deux premiers hommes qui imaginèrent ce mode de navigation ont plus tard fait fortune dans l’industrie des bateaux à vapeur. Ils se nommaient Julien Chabot et Jean-Baptiste Beaulieu. Ce dernier habitait au pied de la « côte à Bégin », à peu près à l’endroit où le criminel légendaire qu’on appelait le docteur Linguienne ou l’Indienne (probablement une corruption de Lanigan) avait commis les abominations qui le forcèrent d’aller se faire pendre ailleurs.
Ce docteur avait des mœurs à lui, et surtout une manière originale de pratiquer la médecine. Il tenait une petite auberge où les voyageurs logeaient rarement deux fois, pour la bonne raison qu’ils y étaient assassinés dans la nuit, et que leur cadavre dépouillé allait pourrir dans la cave. Vers 1864, si je ne me trompe, le fils aîné de ce M. Beaulieu s’étant fait construire une maison contiguë à celle de son père, ceux qui en creusèrent les fondations exhumèrent au moins une douzaine de squelettes – sans doute ceux des malheureuses victimes du lâche meurtrier.
Dans son livre Le Chercheur de Trésors, Philippe Aubert de Gaspé raconte le dernier exploit du fameux assassin, qui, réfugié à l’Islet, fut exécuté pour le meurtre d’un jeune colporteur que sa mauvaise étoile avait conduit dans le repaire du monstre. Mais revenons à mon village et à mes premières années. J’ai fait allusion, dans le chapitre précédent, aux premières chansons qui – avec la complainte de Baptiste Lachapelle – eurent le don d’éveiller mes premières rêveries ou de provoquer mes enthousiasmes d’enfant. Il ne s’agit pas ici de ces flouflous populaires – des lou lou la, des ma dondaine, des falurons lurette, et des la ré fia de toutes sortes, qui enjolivaient les refrains naïfs des travailleurs de notre canton, sans autre mérite que celui d’être agréablement rythmés. Ces ritournelles vides de sens et de signification n’avaient que peu d’attrait pour moi. Leur cadence frappait mon oreille, mais ne m’allait ni au cerveau ni au cœur. Il me fallait quelque chose de mélancolique ou d’enlevant, qui, par la mélodie ou les paroles, fît vibrer en moi la corde attendrie, ou répondît à mes enthousiastes juvéniles instincts romanesques.
Or les livres étaient rares dans nos parages, et ces chants chers à mes premières émotions n’arrivaient jusqu’à moi qu’en passant de bouche en bouche par la filière des traditions. Un ami éloigné, un passant de hasard, un oncle, une tante, nous apportaient quelquefois une chanson nouvelle, qu’un voyageur quelconque, le plus souvent quelque vieux prêtre français, avait laissée tomber dans une oreille avide et charmée.
Un hiver, nous eûmes une grande joie : une cousine de mon père, une charmante jeune fille de Saint-Pascal, pensionnaire chez les Ursulines de Québec, était venue passer les vacances du jour de l’An dans ma famille, et nous avait apporté un recueil de romances chansonnier. La jeune fille chantait joliment ; elle nous tint trois ou quatre jours dans la jubilation. Elle nous chantait quelquefois une romance, surtout, qui me jetait dans l’extase. C’était la romance sentimentale de Chateaubriand, qui commence par ces deux vers :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance...

Ces strophes naïves, auxquelles s’adaptait une mélodie toute gracieuse dans sa simplicité, répondaient d’une façon étrange aux vagues rêveries, aux aspirations confuses, aux inconscientes nostalgies de l’inconnu qui hantaient ma cervelle d’enfant.
L’horizon qui avait caressé mes premiers regards était admirablement fait pour parler à l’âme d’un futur poète. D’un côté, le beau fleuve déroulant sa nappe lumineuse jusqu’à perte de vue, en reflétant les dômes, les clochers, les bastions de Québec, avec les couronnements et les hauts plateaux boisés de la rive nord, et la forêt de mâts où s’estompaient ses sinuosités lointaines.
En outre des vastes trains de bois aux allures si pittoresques dont j’ai déjà parlé, il y avait les beaux navires à l’ancre disséminés çà et là en plein chenal, avec leurs voiles carguées ou pendantes, endormis au fil de l’eau, comme pour se reposer de leurs longues courses à travers les mers. Il y avait aussi les chaloupes sveltes et rapides, rentrant du large, et dont les longues rames soulevées et rabattues en cadence, semblaient les vastes ailes d’oiseaux fantastiques essayant les derniers efforts de leur essor fatigué.
Tout cela constituait pour mon imagination toute neuve un monde féerique et mystérieux qui me connaissait, que j’aimais, et avec lequel j’étais constamment en communion d’impressions et de sentiments.
Et quand m’arrivaient du lointain les lambeaux d’une chanson marine, c’était pour moi l’âme des choses qui m’envoyait son salut doux et sympathique sur l’aile caressante des brises. Le spectacle se complétait à ravir par le tableau si différent que j’avais derrière moi : cette haute falaise à pic, avec son manteau d’un vert sombre, ses pointes de roc en surplomb et ses anfractuosités ténébreuses, faisait un vis-à-vis merveilleux au splendide décor qui se déployait en face. Je l’ai dit précédemment, cette falaise se couronnait d’une rangée de grands pins d’un admirable effet sur cette hauteur. Ces arbres géants étaient pour moi des êtres animés, avec chacun son caractère spécial, comme leur physionomie particulière. À mes yeux, leurs différentes poses, leurs silhouettes aussi étranges que variées indiquaient leur nature respective en ce qu’elle pouvait avoir de plus ou moins en harmonie avec ma propre personnalité.
Les uns avaient l’air de m’accueillir la main tendue dans un geste amical ; d’autres étaient moins sympathiques et paraissaient me tourner le dos d’un air rébarbatif ; celui-ci se penchait en avant comme pour ébaucher un pas de danse ; celui-là levait lamentablement ses bras éperdus vers le ciel dans une attitude éplorée. Je les connaissais tous ; je m’entretenais avec eux ; quand, dans les belles journées limpides, le bruit des fléaux venant des granges lointaines flottait mystérieusement dans les échos, je m’imaginais entendre la voix des grands pins qui me répondait ; et quand le vent balançait leurs longues branches éparses dans le vide, il me semblait qu’ils me berçaient dans leurs bras en murmurant de douces cantilènes pour m’endormir. Ces impressions étaient tellement vives chez moi que, de longues années plus tard, je ne pus revoir les vieux amis de mes premiers rêves sans éprouver comme un serrement de cœur en les retrouvant modifiés, transformés et décimés par les coups d’ailes du temps et des tourmentes. Or, tout ce que cet entourage éveillait chez moi de mystérieuses sensations, je le retrouvais évoqué dans les naïfs couplets de la vieille romance de Chateaubriand. Toutes ces impressions fugitives dont j’avais peine à me rendre compte moi-même, je les reconnaissais là, traduites vaguement, mais dans un langage dont il me semble avoir toujours eu l’intuition. Quand j’entendais la jolie cousine chanter :

Te souviens-tu du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile,
Du vent qui courbait le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l’eau
Si beau ?

Je revoyais le beau fleuve s’enflammer au soleil couchant, irisant la blancheur des voiles et des tentes, et découpant sur un fond d’or radieux les envolées des longues rames paresseuses. Le « château que baignait la Dore », c’étaient les bastions de Québec se mirant dans l’eau, du haut de leurs contreforts géants.

Cette « tant belle tour du Maure »,
Dont l’airain sonnait le retour
Du jour,

c’était la tour Martello des plaines d’Abraham découpant, droit en face de nous, sur l’azur du ciel, ses rondeurs rosées par les lueurs du matin.
Enfin, dans « la Montagne et le grand chêne », je reconnaissais le profil familier de ma haute falaise, avec mes amis les vieux pins. Et ainsi de suite. Ce qu’elle m’a fait rêver cette romance ! Oh ! la folle du logis, elle a un peu commandé chez moi toute ma vie ; mais c’est à l’époque dont je parle, surtout, qu’elle en faisait des siennes ! Elle inquiéta un jour mon père sérieusement.
L’aimable cousine, à qui nous devions déjà l’avantage de posséder un chansonnier, nous avait apporté en même temps un autre volume, les Lettres de Gilbert à sa sœur, dans lequel – elle d’abord et plus tard ma mère – nous faisaient de longues lectures à la veillée. Il va sans dire que je n’y voyais que du feu : comment aurait-il pu en être autrement chez un enfant de cinq ans au plus ? Cependant, ces pages pleines de sensibilité mélancolique, qui parlaient de gloire, de poésie, d’illusions et de larmes produisaient un étrange effet sur mon imagination toujours surexcitée. Je ne comprenais à peu près rien à ces choses ; et cependant elles me faisaient éprouver je ne sais quel attrait pour cette âme souffrante qui s’appelait et se faisait appeler un poète.
Un jour, mon père – il me semble le voir encore devant son miroir, en frais de se raser – nous demanda, à mon frère et à moi, quelles professions nous avions l’intention d’embrasser quand nous serions grands.
– Moi, répondit mon frère, qui n’aimait rien tant qu’un cheval et un fouet, je veux être charretier.
– Et moi, je veux être poète, ajoutai-je.
La réponse d’Edmond avait fait faire une grimace à mon père ; la mienne faillit lui faire faire une boutonnière à la joue avec son rasoir.
– Sais-tu seulement ce que c’est qu’un poète ? me demanda-t-il.
Et, comme j’hésitais pour cause d’ignorance bien naturelle, il ajouta :
– C’est un homme qui fait des chansons, petit fou.
– Eh bien, je ferai des chansons, dis-je sans me décourager.
– Oui ? alors tu peux te résigner à mourir à l’hôpital, mon garçon.
Depuis l’aventure de ce malheureux Gilbert, c’était de rigueur, tous les poètes devaient mourir à l’hôpital. Le pauvre diable avait avalé la clef de sa malle, c’était bien là une preuve irrécusable que les poètes étaient incapables de rien de bon. À cette déclaration inattendue de la part des deux espoirs de ses vieux jours, le pauvre père eut un sourire de pitié et nous regarda longuement et tristement.
– Mes enfants, nous dit-il, après un instant de silence et sur un ton grave, vous choisissez là deux métiers qui ne vous feront pas millionnaires.
Plus tard j’ai compris la sage réflexion de mon père ; mais on ne fait pas sa destinée, on la subit.
J’ai tenté en vain d’autres carrières : j’ai été terrassier, imprimeur, journaliste, secrétaire d’administration, sculpteur, avocat, homme politique et fonctionnaire public ; il m’a fallu de guerre lasse retourner au rêve de mon enfance.

Chassez le naturel, il revient au galop.

Heureusement que certains d’entre nous sont là pour sauver l’honneur de la corporation. Ainsi le pauvre Crémazie, dont on s’est tant moqué autrefois, et dont les cendres sont perdues dans une fosse commune à l’étranger, non seulement va avoir un monument sur une place publique de Montréal, mais on parle de lui élever un buste en France.
Il y a quelques années, à la grande convention acadienne, quel nom a été le plus bruyamment acclamé, quel personnage a le plus servi de thème à l’éloquence des orateurs ? Évangeline ! Évangeline, la création d’un poète américain, héroïne imaginaire qui est en train de devenir la patronne nationale de l’Acadie. Il y a même là un journal qui s’appelle l’Évangeline. Après de semblables hommages, les poètes peuvent bien supporter le persiflage des hommes sérieux, et même mourir à l’hôpital, comme Gilbert et Crémazie.


Chapitre VIII

Visions d’art. – Premiers essais. – Le seigneur de Lotbinière. – Intéressants cadeaux. – Première leçon d’histoire naturelle. – L’abbé Lebel et l’abbé Chiniquy. – Une prédiction. – Les brigands du Carouge. – Conversion et déportation. – Révolte à bord et exécution. – Premières années de Chiniquy. – Le Dr Holmes. – Célébrités. – L’Apôtre de la Tempérance. – Son éloquence. – Son abjuration. – Son œuvre.

D’après ce qui précède, on peut voir que j’avais pour la poésie, sinon de grandes aptitudes, du moins un goût très prononcé, qui m’aurait permis peut-être de produire quelque chose de sérieux, si je me fusse trouvé dans un milieu plus favorable. Je voyais les choses étrangement, et comme enveloppées dans une atmosphère de rêve. Le moindre incident, les banalités les plus vulgaires de la vie revêtaient dans ma pensée, soit une auréole dorée, soit un aspect grandiose ou sévère qui ébranlaient ma sensibilité nerveuse. Cependant les effluves de la poésie n’étaient pas les seuls à hanter mon cerveau. D’autres visions d’art s’y manifestaient avec moins de persistance peut-être, mais tout aussi vivement. Une peinture, un dessin, un croquis m’enthousiasmaient. Rien ne m’intéressait plus qu’une feuille de papier avec un crayon. Alors je dessinais des vaches, des chiens, des oiseaux, des poissons, et surtout des bâtiments et des chevaux.
M. Joly, seigneur de Lotbinière, père de sir Henri – le lieutenant-gouverneur qui passait la nuit chez mon père quand il se rendait à Québec, m’apporta un jour tout un arsenal de dessinateur : album, crayons, pinceaux et couleurs, un trésor. Il y avait même un cahier de modèles où grouillait toute une faune exotique, à côté d’une collection d’animaux qui m’étaient plus familiers. On y voyait des lions, des tigres, des éléphants, des rhinocéros, des hippopotames, des dromadaires, etc... M. Joly avait voyagé dans les Indes et en Orient ; ce fut lui qui me donna ma première leçon d’histoire naturelle.
De ce moment, ma mère rêva pour moi l’avenir d’un grand peintre. Illusion, hélas ! Une autre prédiction me fut faite, à peu près à la même époque, par une autre personnalité bien connue, et qui ne se réalisa malheureusement pas plus que la première.
Dans l’automne de 1845, nous eûmes la visite de deux jeunes prêtres. L’un des deux nous était connu : c’était l’abbé Lebel, vicaire de notre paroisse, et que j’ai retrouvé plus tard à Kalamazoo, dans le Michigan, où il est décédé il y a quelque vingt ans. L’autre, dont le nom faisait déjà grand bruit dans Israël, était destiné à devenir célèbre. Nul Canadien, si ce n’est Papineau, n’a été plus populaire, que lui ; mais il faut admettre, en revanche, que nul plus que lui n’a été conspué par les siens. Il s’appelait Charles Chiniquy.
– Je vous présente mon cousin, M. Chiniquy, le curé de Kamouraska, nous dit l’abbé Lebel.
Le nom nous était familier. Celui qui le portait s’était trouvé mêlé à des événements tragiques qui avaient eu presque autant de retentissement dans le district de Québec que les troubles politiques de 1837 et 1838. Trois ou quatre ans auparavant, un véritable règne de terreur avait affolé la ville et ses environs. Toute une organisation de bandits, qu’on appelait les brigands du Carouge, avait durant je ne sais combien de temps, tenu la population en alerte et mis au défi tous les efforts et toutes les recherches de la justice. À chaque instant, on signalait de nouveaux crimes dont les auteurs restaient insaisissables. Ce n’étaient que vols à main armée, que meurtres atroces, que maisons pillées, qu’églises saccagées, que sacrilèges inouïs. Enfin, en 1836, un hasard fit découvrir le chef des bandits, dans la personne d’un marchand de bois de Québec, un citoyen de bonne famille, aux allures paisibles, et dont la réputation n’avait jusque-là subi aucun accroc. Le chef arrêté, les comparses furent aussitôt enveloppés dans un même coup de filet. Cinq reçurent la sentence suprême, en mars 1837.
L’abbé Chiniquy était alors vicaire à Saint-Roch de Québec. C’est lui qui fut chargé de préparer à la mort les cinq condamnés, dont le chef faisait naturellement partie. Ce dernier était protestant, ainsi qu’un de ses complices : le jeune prêtre passait pour les avoir convertis tous deux au catholicisme. Bien plus, la veille du jour fixé pour la quintuple exécution, le gouverneur général, lord Gosford, avait commué la sentence de mort en celle d’une déportation perpétuelle à Botany Bay ; et c’était à l’éloquente intervention de l’abbé Chiniquy qu’on avait attribué cet acte de clémence inattendu. Les criminels furent donc embarqués sur un vaisseau, et mis aux fers à fond de cale avec soixante et dix autres criminels – du Haut et du Bas-Canada – et dirigés vers l’Australie.
Disons, par parenthèse, que, pendant la traversée, le chef de nos bandits réussit à briser ses fers et ceux de plusieurs de ses co-détenus, et faillit s’emparer du navire.
Le complot échoua, et l’abominable coquin fut pendu en arrivant à Liverpool. Tout cela, avec ses éloquents sermons sur la tempérance pendant qu’il était curé de Beauport, avait mis l’abbé Chiniquy en évidence ; son nom était dans toutes les bouches, et sa visite chez mon père me causa une impression très vive. Je l’éprouvai surtout lorsqu’il me mit la main sur la tête en me disant :
– Toi, mon ami, tu seras prêtre ; remarque bien ce que je te dis là !
Le souvenir de cette prédiction me hanta durant plusieurs années.
Charles Chiniquy était né à Kamouraska le 30 juillet 1809 ; et, bien que ses parents fussent à l’aise et avantageusement alliés, il fut le protégé tout spécial des seigneurs de Saint-Anne de la Pocatiere – la famille Dionne – qui, charmée des grâces et de l’intelligence de l’enfant, s’étaient chargés de son avenir et l’avaient placé au collège de Nicolet où il avait complété de fortes et brillantes études.
Il fut ordonné prêtre dans la cathédrale de Québec par Mgr Signaï, premier archevêque du Canada, le 21 septembre 1833. On a dit qu’il s’était voué au sacerdoce pour racheter une promesse sacrée faite à sa bienfaitrice mourante. On a raconté aussi une histoire moins romanesque. Tout cela est probablement de la légende. Mais, que le jeune lévite de 1833, mort en 1899 docteur en théologie dans l’église presbytérienne, soit, ce jour-là, monté à l’autel d’un cœur plus ou moins léger, il est constant – le jeu de mots s’impose malgré la gravité du sujet – qu’il fit là un fameux pas de clerc. Quelle glorieuse et féconde carrière cet homme si richement doué n’eût-il pas fournie chez nous, soit dans la politique, soit dans les lettres, soit au barreau ! Quel vaillant et utile citoyen il eût pu devenir, si son ambition et ses incontestables talents eussent reçu une autre impulsion !
Je ne me permets ici que d’exprimer un regret. Les choses de la conscience sont sacrées ; et, à mon avis, Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, a compétence pour les juger. Du reste, un peu dans toutes les religions, n’est-ce pas, celui qui vient vers nous est un converti, un éclairé, digne de tous les intérêts, et celui qui s’en éloigne est un apostat digne de toutes les réprobations. Chiniquy lui-même n’appelait-il pas, dans ses écrits, la conversion du cardinal Newman, la perversion du Dr Newman ?
Il vaudrait mieux, je crois, être charitable pour tous, et, au besoin, prier pour ceux qui s’égarent. L’abbé Chiniquy avait eu pour confrère de classe, à Nicolet, un autre jeune homme de talents supérieurs, qui, dans un ordre de choses différent, était, lui aussi, destiné à une vaste notoriété.
Je veux parler du docteur Holmes, qui fut, comme on sait, le héros d’un drame passionnel auquel la condition sociale des acteurs donna un caractère exceptionnellement retentissant, et qui – coïncidence à noter – eut aussi Kamouraska pour théâtre. Une jeune femme convoitée, un guet-apens tendu au mari, un lâche assassinat, le meurtrier en fuite, laissant derrière lui deux orphelins inconsolables et une mère innocente traînée en justice. Quel amas de malédictions sur la tête d’un coupable !
Le grand-vicaire Thomas Caron – dont le souvenir est si cher à tous ceux qui ont passé par le collège de Nicolet – Guillaume Barthe, Édouard Pacaud, sir Aimé Dorion, le juge Drummond ont aussi été les compagnons d’études de l’abbé Chiniquy, ou tout au moins l’ont connu pendant ses années de théologie.
– On aurait juré la piété même, me disait l’un d’eux ; nous l’appelions saint Louis de Gonzague. Si c’était de la pose, nous avions affaire à un fameux comédien, ajoutait-il en concluant.
Et pourquoi donc de la pose ? Parce qu’un homme aurait changé plus tard d’allégeance religieuse, parce qu’il aurait failli, si vous aimez mieux, serait-ce une preuve qu’il a dû être hypocrite jusque-là ? Quoi qu’il en soit, une chose incontestable, c’est que, à peine ordonné prêtre, le jeune Chiniquy eut bientôt pris, par la magie de sa parole, un empire énorme sur le peuple, et que sa réputation de sainteté se répandit au loin comme une traînée de poudre. En quelques années il avait acquis un prestige extraordinaire. C’était, du reste, un habile tireur de ficelles ; ou, pour me servir d’une expression moins abusive, il savait pincer la vraie corde au bon endroit, et la faire vibrer en virtuose accompli. Il ne négligeait rien de ce qui constitue un élément de succès ; et, le but d’intérêt public étant donné, je suis loin de lui faire un reproche d’avoir su mieux que personne se mettre à la portée de son auditoire pour frapper l’imagination populaire et s’emparer des esprits.
Il avait été un saint Louis de Gonzague au collège ; il devint un saint François-Xavier dans le monde. Une idée géniale lui avait passé par la tête. Notre population était rongée par une plaie sociale – l’alcoolisme – plaie qui n’est pas encore tout à fait guérie, par parenthèse : l’abbé Chiniquy résolut de combattre l’ennemi corps à corps, et de le vaincre.
C’était une tâche plus qu’herculéenne ; c’était vouloir vider la mer avec un panier ; mais la fortune, comme dit Horace, favorise les audacieux. D’ailleurs le drapeau était beau, la nouvelle croisade prêtait à l’éloquence de la chaire, aux effets de scène, aux récits dramatiques, aux saisissantes peintures : le jeune prédicateur, dont la nature effervescente aimait les élans passionnés et les choses théâtrales, vit là sa mission, et probablement aussi son affaire. Il trouvait là son joint, comme on dit en argot d’atelier. Il y voyait sans doute aussi une grande somme de bien à accomplir, pourquoi pas ? L’abbé Chiniquy se fit dans cette voie une réputation colossale ; on ne le nommait plus, d’un bout à l’autre du pays, que l’Apôtre de la Tempérance. On s’écrasait pour le voir ; on faisait des dix lieues pour l’entendre.
Quand il allait prêcher une retraite quelque part, on venait le recevoir en procession, bannière en tête, à l’entrée de la paroisse. Les conversions étaient éclatantes. Les vieux ivrognes ne se reconnaissaient plus. Des cabaretiers – j’ai vu cela de mes yeux – vidaient leurs tonneaux de whisky en pleines rues (sic). Ceux qui s’obstinaient à ne pas fermer boutique faisaient faillite. C’était un gold cure (sic) universel. Badinage à part, les retraites de l’abbé Chiniquy eurent un succès absolument inouï dans l’histoire de la prédication américaine. Il était à l’apogée du succès et de la réputation quand je le vis pour la deuxième fois. C’était dans l’église de Saint-Joseph de Lévis. Il venait de monter en chaire, et d’un geste sculptural faisait le signe de la croix. Ici la mémoire me fait défaut. Je serais porté à croire que ce sermon de l’abbé Chiniquy fut donné à peu près à l’époque où eut lieu la visite dont j’ai parlé plus haut ; mais comme lors de cette visite, l’abbé Chiniquy était encore curé de Kamouraska, et qu’il quitta cette cure en 1846 – c’est-à-dire quand je n’avais encore que six ans – je ne puis avoir été, à cet âge, susceptible d’une pareille impression. Peut-être fut-il invité à prêcher chez nous dans une autre circonstance.
En tout cas, lorsque je l’entendis pour la première et dernière fois de ma vie, je n’avais pas encore fait ma première communion, et comme je l’ai faite à neuf ans, je ne pouvais guère en avoir plus que huit. On va comprendre pourquoi j’entre dans ces détails. Chiniquy était-il réellement un grand orateur ? Voilà ce que je me demande quelquefois. Grand orateur au point de vue de la dialectique, je ne saurais le dire ; mais au point de vue du charme entraînant de son élocution, le fait même que je relate peut en donner une idée. En effet, comme je viens de le mentionner, je ne pouvais pas avoir plus de huit ans. Or je fus, cette fois-là, tellement frappé, saisi, enlevé par cette parole fiévreuse, par cette éloquence pleine de fougue, que j’en ressens encore le choc nerveux après cinquante-six ans passés. Je vois encore l’orateur penché au-dessus de moi du haut de la chaire. Je me rappelle tout, son organe puissant, sonore, sympathique, foudroyant ou attendri, ses tableaux à donner la chair de poule, son attitude, ses poses dramatiques avec son crucifix à la main, la petite scène gracieuse et poétique du verre d’eau, et surtout sa physionomie, à laquelle il savait donner je ne sais quelle expression de mysticisme que les moins enthousiastes trouvaient angélique.
On me dira que cela ne prouve rien, que j’aurai subi tout simplement un effet de sensibilité bien ordinaire chez un enfant à imagination vive. Je le croirais, si je n’avais gardé de ce sermon qu’une simple impression de l’oreille et des yeux et non la mémoire très vive et très nette du discours tout entier, que je pourrais refaire presque d’un bout à l’autre. Depuis cette époque, sans doute, j’ai compris qu’il y avait là probablement beaucoup de la mise en scène, pour ne pas dire du charlatanisme, des détails trop invraisemblables pour un auditoire d’aujourd’hui ; je me rends compte de ce qu’il pouvait y avoir de faux ou d’outré dans ce genre d’éloquence ; mais il n’en est pas moins clair pour moi qu’un homme qui peut, non seulement remuer les masses comme Chiniquy les remuait, mais encore produire un pareil effet sur l’esprit, et laisser une trace aussi persistante dans les souvenirs d’un enfant de huit ans, ne peut être qu’un grand orateur.
Grand orateur ou non, néanmoins, on ne peut pas prêcher sur la tempérance toute sa vie ; et l’abbé Chiniquy dut, à un moment donné, tourner son activité vers autre chose. Toujours remuant, et tourmenté plus que jamais par l’ambition d’accomplir quelque chose de grand, il voulut étendre son envergure au delà de nos frontières. Il rêva de fonder une ville, une province, une nation peut-être ; et il partit pour les prairies de l’Illinois, entraînant toute une colonie à sa suite. Ce qui s’ensuivit est connu de tout le monde : difficultés avec l’évêque de Chicago, résistance latente d’abord, puis révolte ouverte, excommunication solennelle ; et enfin schisme, suivi d’abjuration définitive. L’abbé Chiniquy, l’idole des catholiques, était devenu pasteur protestant.
Cette nouvelle éclata comme un coup de foudre. J’étais au collège à ce moment ; ni les maîtres ni les élèves n’osaient en croire leurs oreilles – jamais chute ne produisit un pareil effet d’écroulement. Tout le clergé du pays eût abjuré en bloc, que la population n’eût pas été plus stupéfiée. Il y a de cela tout près de cinquante ans, et la douloureuse meurtrissure produite par ce choc inattendu est encore sensible.
Je revis le célèbre prédicateur quelque dix ans plus tard. J’étais en visite chez mon frère Achille, à Sainte-Anne de Kankakee, et les circonstances nous mirent en contact. Il était marié depuis peu, et habitait une maison d’apparence modeste, mais confortable. Il fut charmant de gaieté et de cordiale bonhomie ; il causa longuement du passé, mais sans amertume. Je le rencontrai aussi quelquefois à Montréal, sur ses dernières années. Son tact et sa bienveillance ne se démentirent jamais. Il était très vert pour son âge : l’année de sa mort, à quatre-vingt-neuf ans, il lisait encore sans besicles et avait l’ouïe aussi délicate qu’un jeune homme de vingt ans.
Maintenant, on se demande où est l’œuvre de cet homme si bien doué et qui, lancé dans une autre voie, eût pu accomplir tant de bien. Je ne la vois nulle part. Il a prêché contre le catholicisme durant quarante ans ; il peut avoir ébranlé la foi de quelques-uns ; il n’a, en réalité, convaincu personne. Ses plus chauds partisans de l’Illinois sont à peu près tous revenus à la religion de leurs pères – à commencer par ses deux frères et leurs familles. De sorte que, à son point de vue même, sa longue vie, qui aurait pu être si féconde, a été manquée – ratée, comme on dit aujourd’hui.
Encore une fois, je n’ai pas à juger sa volte-face. Bien qu’elle répugne extrêmement à nos convictions catholiques, elle est à mon avis un acte de conscience qui ne relève que de Dieu. Mais on admettra qu’il n’en est pas de même de ses actes de prosélytisme. Ceux-ci sont du domaine social, et le public a le droit d’apprécier.
L’abbé Chiniquy pouvait fort bien avoir cessé de croire à certains de nos dogmes, mais il ne pouvait pas avoir cessé de savoir que le catholicisme n’enseigne pas le mal, que l’Église de Rome, qui a compté dans son sein les Bossuet et les Pascal, a le même code de morale que le protestantisme, que nous obéissons plus ou moins bien au même Évangile, et rendons hommage au même Créateur que les protestants. Pourquoi donc tant de déblatérations contre sa foi des anciens jours ? – Je parle ici de ses conférences et sermons, car, dans la conversation, il se montrait tout particulièrement réservé sur ce point. Était-ce son zèle pour le salut des âmes qui l’animait ? C’est possible, mais à qui fera-t-on jamais croire qu’un homme ayant toute sa vie observé en conscience les préceptes de l’Église catholique n’aura pas sa place au ciel ?
En tout cas, il serait difficile de persuader à des auditeurs sérieux qu’un individu qui se damne en allant à confesse pourra mieux se sauver en n’y allant point. Je comprendrais ce zèle chez un païen converti au christianisme et qui voudrait éclairer ses frères ; mais je ne le comprends guère chez un chrétien qui passe d’une Église dans une autre, quand ces deux Églises ne diffèrent ni dans la manière de comprendre le bien, ni dans la manière de le pratiquer, mais seulement sur des questions de controverse dogmatique et les formalités extérieures du culte. Il faisait la guerre, disait-il, aux erreurs de Rome.
Eh bien, moi, je ne suis pas un théologien, mais je crois sincèrement que si les différentes dénominations chrétiennes qui se partagent, sur notre globe, l’empire des consciences s’étudiaient surtout à démontrer la supériorité de leurs croyances respectives par la sainteté de leurs œuvres, elles rempliraient mieux les vues du divin Fondateur qu’en consacrant autant de temps et de peine à ergoter sur des textes et à dénoncer les erreurs les unes des autres – et réciproquement.
Il y a des abus partout ; les religions sont gouvernées par des hommes, et les hommes ne sont parfaits nulle part. Mais, entre nous, là, je ne crois pas que l’abbé Chiniquy ait jamais songé sérieusement à démontrer qu’à la fin des temps, l’on verra beaucoup plus de protestants que de catholiques à la droite du souverain Juge.
Aimons-nous et vivons en paix les uns à côté des autres ; cela vaudra mieux que ces discussions oiseuses et souvent injurieuses qui aigrissent les esprits sans éclairer personne. M. Chiniquy a choisi son chemin pour arriver au ciel : à la rigueur c’était son droit. Où l’on dépasse son droit, c’est quand on exige que les autres vous fassent cortège en suivant la même route, et qu’on anathématise ceux qui ne veulent pas se laisser convaincre. Ceux qui trouvent puéril de porter un scapulaire devraient bien se demander s’il est moins absurde ou moins ridicule de se faire un crime d’une partie de whist le dimanche – jour de repos.
Un autre tort que l’histoire reprochera amèrement à l’ancien apôtre de la tempérance, c’est d’avoir imprudemment mis, dans le passé, son talent au service de la politique de parti. Il fut le premier prêtre canadien qui dénonça les libéraux du haut de la chaire. Agissait-il en cela pour des considérations intéressées ? En tout cas il en fut récompensé pécuniairement par le gouvernement du temps. Nous en avons eu l’aveu indirect lorsqu’on célébra le quatre-vingtième anniversaire de sa naissance. Cette ingérence intempestive exaspéra la jeunesse avancée de l’époque ; les représailles ne furent pas toujours mesurées ; le clergé tout entier en prit ombrage, et il n’y a pas d’exagération à dire qu’il n’y mit pas toujours autant de prudence que de zèle. Il en résulta des plaies qui ne sont pas encore tout à fait cicatrisées. Jusque-là – à part la période de 1837 – le clergé avait fait cause commune avec le peuple ; de ce moment il ne fit plus guère cause commune qu’avec un parti. Ce fut un malheur. Mais les choses du passé s’envolent ; suivons-les du regard, si l’on veut, mais laissons-les fuir.


Chapitre IX

Première élection politique. – M. André Taschereau et M. Horatio Patton. – Triomphe. – Revers de médaille. – Élection d’un marguillier. – Les premiers Rouges. – Le « grand feu de Saint-Roch ». – Incendie du faubourg Saint-Jean. – La catastrophe du Théâtre Royal. – Joseph Cauchon. – Perfide insinuation ou lugubre facétie. – Première visite à l’église. – Profonde impression. – Les miliciens.

Ce fut – autant que je puis me le rappeler – vers l’époque de cette visite de Chiniquy chez mon père, c’est-à-dire en 1845, qu’eut lieu dans notre comté la première élection politique dont j’aie gardé le souvenir. Le pays était en pleine agitation constitutionnelle au sujet de ce qu’on était convenu d’appeler la « double majorité », c’est-à-dire la responsabilité ministérielle de chaque section du cabinet vis-à-vis de la province qu’elle était censée représenter dans le conseil exécutif.
M. André Taschereau, avocat et magistrat de police à Québec, venait d’être appelé par le gouverneur général lord Metcalfe au poste de solliciteur général, et se présentait dans le comté de Dorchester pour faire ratifier sa nomination par le peuple. Le comté de Dorchester comprenait alors ce qui fut plus tard le comté de Dorchester actuel, celui de Beauce et celui de Lévis. L’opposant de M. Taschereau fut M. Horatio Patton, le « bourgeois » de notre canton, dont la popularité personnelle succomba devant les sympathies ou les préjugés de races, bien que les intérêts des Canadiens français ne fussent, en réalité, guère en harmonie avec les idées que représentait l’homme du gouvernement. Ai-je besoin de dire que je ne pris pas une part bien active dans cette campagne électorale, où mon père mit tout en jeu pour le succès de son ami ? Je n’eus pas même la satisfaction, me trouvant dans le camp des vaincus, d’acclamer le triomphateur. Car il y eut un triomphe, s’il vous plaît, un triomphe immense : – quatre cents voitures pavoisées de drapeaux et empanachées de verdure, avec chevaux pomponnés, enrubannés et enguirlandés, à la suite d’un brillant équipage en quadrige, dans lequel, au milieu des hourrahs et des défis, trônait le nouvel élu, le front couronné d’un haut-de-forme gris – le premier qu’on eût encore aperçu à l’horizon de nos humbles quartiers.
Ils étaient bien peu de chose, nos humbles quartiers dans cet immense comté de Dorchester ; mais c’était le lieu de résidence du candidat battu : il fallait bien aller parader à sa porte et narguer un peu ses partisans. C’est à cette circonstance sans doute que nous dûmes l’honneur de voir le défilé solennel.
Un farceur s’en vengea le lendemain en promenant, dans une affreuse charrette traînée par une haridelle poussive et efflanquée, un mannequin étique secouant un chef branlant sous la coiffe d’un vieux castor peinturé en gris pour la circonstance. On voit d’ici la bande de gamins hurlant à la suite de ce triomphe d’un nouveau genre. Nous vîmes, une couple d’années plus tard, un autre triomphe, à la suite d’une élection moins importante, mais qui créa dans la paroisse beaucoup plus de rancunes, et donna lieu surtout à beaucoup plus de tapage. Il ne s’agissait pourtant que d’une élection de marguilliers ; mais les esprits étaient tellement montés, les partis tellement exaspérés, que oncques ne vîmes pareille perturbation dans nos parages.
Le curé était un homme de zèle, mais malheureusement d’un caractère dominateur et peu conciliant. Il s’était mis dans la tête d’imposer sa volonté en cela comme en tout, et voilà les paroissiens divisés en deux camps acharnés, la masse favorisant la candidature d’un marchand du nom de Samson, surnommé Batoche à Lazette et le curé tenant mordicus pour un riche rentier du nom de Laurent Chabot. Ce fut une lutte homérique. Et, chose assez curieuse, le curé appliqua le nom de Rouges à ceux qui prétendaient résister à son arbitraire.
Il fut vaincu ; les Rouges remportèrent la victoire ; Samson fut élu par une majorité écrasante, et ses partisans le promenèrent triomphalement d’un bout de la paroisse à l’autre, avec accompagnement de drapeaux, de pétards, de trompettes et d’acclamations enthousiastes. Jamais ministre élu n’eut une ovation plus délirante. On dit que l’abbé Déziel en fit une maladie – ce qui, par parenthèse, néanmoins ne corrigea aucunement ses instincts belliqueux.
L’année 1845 fut signalée par un événement désastreux dont le contrecoup se fit sentir chez nous, comme dans tout le reste du pays, à vrai dire. Le 28 mai, les deux tiers de la ville de Québec furent ravagés par un formidable incendie. Ce fut un cataclysme. Le faubourg Saint-Roch, le faubourg Saint-Vallier, partie du faubourg Saint-Jean, le populeux quartier du Palais, tout fut en quelques heures réduit en un monceau de ruines fumantes. Si une pluie providentielle n’était survenue à temps, toute la ville y passait. Au delà de seize cents maisons et édifices publics devinrent la proie des flammes ; quinze à seize mille personnes se trouvèrent sans asile ; les pertes de vie s’élevèrent à une centaine au moins. Or on était encore sous le coup du désastre, lorsqu’un second malheur fondit sur la ville déjà si éprouvée.
Juste un mois après le triste événement, un nouvel incendie presque aussi désastreux que le premier rasa ce qui restait du faubourg Saint-Jean, avec une grande partie du faubourg Saint-Louis. En huit heures, douze cents maisons et deux églises furent détruites. On conçoit le désespoir de cette population affolée et manquant de tout. L’écho de ses lamentations et de ses appels de détresse arrivait jusqu’à nous et tirait des larmes aux plus stoïques. Pendant plus de trente ans, j’ai entendu parler avec terreur du « grand feu de Saint-Roch ».
L’année suivante, un autre événement douloureux jeta de nouveau la consternation dans la pauvre ville de Québec. Le récit de la catastrophe nous fut fait par deux témoins oculaires : notre voisin, M. Houghton et l’un des amis de mon père, M. Charlton. Tous deux arrivaient de la ville, où ils avaient assisté à une exhibition panoramique, au Théâtre Royal. Ce théâtre – qui n’a jamais été reconstruit depuis – était situé à l’est de la Place d’Armes, dans la déclivité au sommet de laquelle s’élève aujourd’hui le monument de Champlain.
C’était le 12 juin 1846. On donnait en spectacle le Crucifiement du Christ ; et nombre de gens virent dans le terrible malheur qui signala cette soirée une marque de la réprobation divine contre la mise en scène profane d’un pareil sujet. Voici ce qui s’était passé. La salle était éclairée par des lampes à huile camphrée. À la fin de la représentation, comme l’orchestre faisait entendre les premières notes du God Save the Queen, une de ces lampes fit explosion. En un clin d’œil, rideaux, toiles et charpentes de décors s’enflammèrent, et bientôt la salle tout entière ne fut plus qu’une fournaise ardente. On sait ce qui arrive toujours en pareille occurrence : la foule, prise de panique folle, se précipita vers les issues, s’y massa, et plus de cinquante personnes appartenant aux familles les plus haut placées de Québec périrent brûlées, écrasées ou étouffées dans la fumée. Par bonheur, nos deux amis étaient déjà sortis de la salle lorsque eut lieu l’accident.
En nous racontant les péripéties du drame, auquel ils avaient assisté du dehors, ils pouvaient à peine maîtriser leur émotion. Un grotesque incident se rattache à la cruelle catastrophe. M. Ronald McDonald, le rédacteur du Canadien, était à la représentation avec sa femme et sa fille aînée. Il échappa au désastre, mais les deux dames y périrent. Or voici l’extraordinaire remarque qui se lisait le lendemain dans le Journal de Québec, rédigé par M. Joseph Cauchon :
« M. McDonald, le rédacteur du Canadien eut aussi le bonheur d’échapper à cette calamité. Dès qu’on l’aperçut et qu’on l’entendit, plusieurs bras s’attachèrent à lui, et on le retira ; dans les efforts qu’on avait fait pour le dégager, il avait perdu ses bottes. Ce serait peu si c’était là sa seule perte, mais il pleure aussi la perte de son épouse et de sa fille aînée, Mme Rigobert Angers, qui ont péri dans les flammes ».
Quand Cauchon frappait c’était toujours brutalement ; quand il essayait de faire de l’esprit, il ratait, invariablement son affaire. Qu’y avait-il là-dessous ? Une plaisanterie ? En pareille circonstance, elle eût été plus que déplacée, elle eût été criminelle. L’auteur avait-il voulu, par rancune d’adversaire ou par rivalité de métier, faire une insinuation maligne et déloyale contre le courage d’un antagoniste politique si douloureusement frappé dans ses plus chères affections ? Cette dernière hypothèse est aussi odieuse que la première est invraisemblable. En tout cas, M. Cauchon eut beaucoup de peine à se faire pardonner cet impair par le sentiment public révolté.
Ma première visite à l’église me causa une des plus vives émotions de mon enfance. Quand, après avoir gravi les degrés de pierre, je pénétrai sous la grande porte en tenant mon père par la main, les cloches sonnaient en branle, et tout impressionné par ces vibrations métalliques que j’entendais de près pour la première fois, j’éprouvai un véritable saisissement. La hauteur des voûtes, les échos éveillés par nos pas, la formalité du bénitier et du signe de la croix en rentrant, les dorures de l’autel, l’odeur particulière que laisse l’encens derrière lui mêlée à la fumée des cierges, le recueillement de la multitude agenouillée, la longue série des enfants de chœur défilant dans le sanctuaire en surplis blancs, les envolées du chant grégorien flottant dans la sonorité de la grande nef, tout cela me révélait quelque chose d’extraordinaire, et produisit chez moi comme l’ébranlement d’un effroi sacré. Étais-je encore dans le monde réel ? ou me trouvais-je transporté tout à coup dans le domaine des fantasmagories célestes ? Je n’aurais pu le dire.
Et, après soixante ans passés, cette singulière impression, si elle a perdu de son intensité en présence de la réalité des choses, palpite encore très vive et très nette au fond de mes souvenirs. Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’avais déjà vu des prêtres, je savais à peu près ce que c’était ; mais quand j’en vis un monter à l’autel, en habit sacerdotal, dans l’éclat et la majesté solennelle du culte, la prédiction toute récente de l’abbé Chiniquy passa devant mes yeux, flamboya dans mon esprit, et je faillis m’évanouir. Non, non ! ce n’était pas possible que je fusse appelé à jouer un pareil rôle. Je n’osais pas même porter mes regards ambitieux vers les acolytes qui servaient la messe avec de grands chandeliers d’argent, le cérémoniaire qui transportait le missel d’un côté de l’autel à l’autre, ou le thuriféraire balançant au bout du bras l’encensoir fumant et tintinnabulant, qu’on lançait alors à pleine volée au bout de ses longues chaînes. C’était là le nec plus ultra de mes aspirations, et encore !
Une chose qui me frappa le plus vivement, dans cette première visite à l’église de notre paroisse, et qui plus tard finit par reléguer un peu tout le reste dans l’ombre, ce fut un bijou de petite frégate suspendu à la voûte, pieux ex-voto d’un naufragé, et dont j’ai longuement parlé dans mon livre Originaux et Détraqués, au chapitre intitulé Dominique. Ce dimanche-là, il y eut, après la messe, appel nominal et parade des miliciens en face de l’église. Le colonel Lagueux, après avoir dit l’Angélus au son de la cloche, procéda à l’appel des enrôlés, et au fur et à mesure que les hommes répondaient : Présent ! ils allaient se ranger à la file sur la place, où un officier subalterne les comptait et surveillait leur tenue. Après cela vint l’exercice. – Oh ! l’exercice, réduit à sa plus simple expression : – Face à droite !... Face à gauche !... Trois pas en avant !... Trois pas en arrière !... Ce à quoi les gamins ajoutaient : « Si vous êtes pas contents, allez faire vot’ prière !... » Il va sans dire que la bienséance m’oblige à modifier la rime, un peu trop crue pour l’oreille des aimables lectrices qui me font l’honneur de me suivre à travers les dédales de mon récit. Ils aimaient la rime, les gamins de mon temps. Je les entends encore frapper du pied en cadence, en criant aux miliciens : « Face ! face ! face !... À la boutique à Gnace !... » La « boutique à Gnace » était la forge d’un nommé Ignace Samson, qui se trouvait juste à faire pendant à l’église, de l’autre côté de la place publique. Après quelques instants de parade et d’exercice, les miliciens rompirent les rangs, allumèrent leurs pipes, et se dispersèrent, pendant qu’un gamin, plus effronté que les autres, malgré les chut ! chut ! chut ! prenait la fuite en criant : « Hourrah pour Papineau ! »


Chapitre X

Papineau. – Sa popularité. – Anecdotes et légendes. – La faute au vaincu. – Retour d’exil. – « Hourrah pour Papineau ! » – Rêves patriotiques. – Défis et combats. – Examen de conscience et confession. – « C’est la faute à Papineau ». – Trouvaille. – Un arsenal. – Exploit d’artilleur. – Victoire et changement de front. – Voyage à Québec. – Jupiter ou Neptune. – Au Parlement. – Le grand Patriote.

Puisque le nom de Papineau vient de se rencontrer par hasard sous ma plume, laissons un peu de côté ce que j’ai à raconter de mes ancêtres d’école, et des aventures qui m’arrivèrent sous leur direction, pour parler un peu du grand tribun. Quand je naquis Papineau était en exil.
Nos compatriotes des présentes générations ne se font guère une idée de l’immense prestige exercé par ce nom, à l’époque où remontent mes premières impressions de la vie. C’était comme une héroïque fanfare qui retentissait d’un bout à l’autre du pays, et qui trouvait des échos enthousiastes dans les villages les plus reculés, et même au fond des cœurs les moins belliqueux. Pour tous l’infatigable et incorruptible patriote semblait un antique paladin armé de toutes pièces, debout au seuil de chaque chaumière, prêt à défendre corps à corps le domaine sacré de nos droits, les immunités d’une race dont il s’était fait le champion. C’était une popularité universelle, sans conteste et sans parallèle de nos jours.
Imaginez ! À cette époque où la puissance de la presse n’était pas même à son aurore, sans aucun autre moyen de publicité que son nom volant de bouche en bouche, le grand orateur populaire n’avait qu’à laisser savoir que, tel jour et à telle heure, il se rendrait à tel endroit du pays, pour que des milliers et des milliers d’auditeurs accourussent l’acclamer, et que deux à trois cents voitures s’échelonnassent sur les routes pour lui faire escorte.
Quand il devait descendre de Montréal à Québec ou remonter de Québec à Montréal, la nouvelle semblait flotter dans l’air, des feux de joie s’allumaient sur les grèves, et des salves de mousqueterie saluaient l’apparition du bateau à vapeur à bord duquel le grand patriote avait pris passage.
Un homme de notre canton, un forgeron du nom d’Eusèbe Legendre, jouissait d’une considération toute particulière, simplement parce qu’il lui arrivait quelquefois de dire, à tort ou à raison :
– Je l’ai vu, moi ! oui, je l’ai vu !...
Et alors c’étaient des questions à n’en plus finir ; des détails que nous écoutions bouche bée, et qui me reviennent infailliblement à la mémoire, chaque fois que je relis la fameuse chanson de Béranger :

Il vous a parlé, grand’mère ?
Il vous a parlé !

Les mamans tapaient avec orgueil sur la tête de leurs bébés en disant :
– Ce sera un Papineau, celui-là ; voyez ce front ! voyez ces yeux !
Le nom était devenu synonyme de perfection. « Un Papineau », c’était le summum de tout ce qui pouvait être grand, noble, intelligent et beau.
Le nom était passé en proverbe. Un homme pouvait être éloquent, savant, habile homme d’État, patriote intègre, citoyen sans reproche.
– C’est vrai, disait-on, mais ce n’est pas un Papineau tout de même.
Quand on voulait, par euphémisme, insinuer que quelqu’un frisait l’imbécillité, on ne disait point comme ailleurs : « Ce n’est pas un génie » ; on disait : « Ce n’est pas Papineau ! »
Et combien d’histoires, combien d’anecdotes ne racontait-on pas sur la jeunesse du puissant orateur ! Tous les mots célèbres, depuis l’enfant sublime de Chateaubriand, jusqu’au frappe mais écoute de Thémistocle, lui étaient attribués ou se rattachaient à lui d’une façon ou d’une autre. On mettait à son crédit la boutade suivante : Un jour qu’il y avait nombreuse compagnie à la table de famille, on l’avait fait servir sur une petite table à part. Il s’en était plaint, et son père lui avait répondu :
– Tu es trop jeune, mon enfant, tu mangeras à la grande table quand tu auras de la barbe.
Or, pendant le repas, le chat de la maison, trouvant plus naturel de s’adresser à la petite table qu’à la grande, vint rôder autour de l’enfant avec des airs de convoitise non équivoques. Celui-ci le regarde d’un air narquois :
– Ch... ch... at !... dit-il, tu as de la barbe, toi, va manger à la table de papa !...
Cette anecdote n’est pas inédite ; elle se trouve racontée dans les intéressantes biographies de mon ami L.-O. David ; mais je puis certifier qu’elle courait les rues à l’époque dont je parle.
Et puis venaient les événements de 1837, avec leurs alternatives de succès et de revers, les fusils, le canon, les villages brûlés, les familles en détresse le long des routes, les échafauds à l’horizon...
La tête du tribun avait été mise à prix ; et ce n’était qu’après mille légendaires aventures qu’il avait pu échapper à tous les pièges, à toutes les poursuites, à tous les limiers de la police anglaise.
Le forgeron dont je viens de parler nous racontait sur le proscrit des choses inimaginables. Un jour, on avait dressé dans sa chambre d’hôtel un lit à bascule, avec jeu de trappes qui devait précipiter le dormeur dans un tonneau de vitriol. Un assassin était venu se cacher sous le lit pour gagner les mille louis offerts en prime à qui livrerait Papineau mort ou vif ; et c’était lui qui était tombé dans le guet-apens meurtrier.
Une autre fois, on avait trouvé le moyen d’introduire et de tendre dans sa malle de voyage toute une batterie de pistolets, qui devaient faire feu sur qui tenterait de lever le couvercle. Ce fut un voleur qui fut tué.
Ailleurs, c’était un parquet qu’on avait semé de lames de rasoir, et sur lequel on devait le faire trébucher. La victime de cette nouvelle machination fut un Anglais.
Bref, il avait tout déjoué, et nuls bataillons (sic) n’avaient réussi à le cerner, de même que mille ruses n’avaient pu triompher de son adresse à tout dépister.
Mais c’était la défaite cependant ; et comme toute gloire finit par s’ébranler quand elle n’est pas soutenue par le succès, on commençait à trouver que Papineau avait eu des torts, qu’il aurait dû faire ceci, qu’il n’aurait pas dû faire cela, qu’il avait « causé la mort de bien du monde », en somme.
Et puis M. le Curé ne nous disait-il pas tous les dimanches, du haut de la chaire, que toute révolte est impie ; et que s’il y avait eu insurrection, combats, dévastations et exécutions, c’était bien la faute à Papineau, après tout.
Tout cela créait une impression pénible, et l’idole de la nation commençait à descendre petit à petit de son piédestal, lorsqu’un cri, un cri immense et vibrant comme un clairon de victoire, un cri qui après avoir ébranlé ma petite poitrine de quatre ans, émeut encore mes souvenirs de vieillard, un cri retentit d’un bout à l’autre du pays, poussé jusqu’à notre humble canton par la grande voix populaire :
– Papineau est revenu !
Papineau revenu, c’était la réhabilitation, c’était le réveil, c’était la revanche. Les Anglais n’avaient plus qu’à bien se tenir.
La vieille acclamation, naguère si enthousiaste et si universelle : « Hourrah pour Papineau ! » vola de nouveau de foyer en foyer, d’échos en échos, du cœur de nos villes aux confins de nos paroisses les plus éloignées.
C’était le retour de l’île d’Elbe, hélas ! Quand l’aigle a volé de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame, il va quelquefois se faire casser les deux ailes à Waterloo.
Seulement, les Cent-Jours de Papineau durèrent un peu plus longtemps que ceux de Napoléon.
« Hourrah pour Papineau ! » c’était le cri de tous les moutards de mon temps qui allaient à l’école, et même de ceux qui n’y allaient pas encore.
Je n’étais pas d’un âge assez avancé – j’avais à peine quatre ans quand le grand tribun revint d’exil – pour me rendre bien compte de ce que ce cri pouvait signifier ; mais, à la manière provocante dont les gamins plus âgés que moi le jetaient à la face des petits Anglais – ou Irlandais, c’était tout un pour nous – et surtout aux accès de colère que la malencontreuse exclamation soulevait chez ceux-ci, je sentais bien, d’une façon obscure si vous voulez, qu’il y avait là comme un défi de race contre race, comme une formule de revendication nationale. Et je me vois encore debout sur le seuil de notre porte, tout fier de ma première culotte, guettant les passants – surtout les Anglais – pour lancer à mon tour mon petit cocorico patriotique sous forme de l’éternel « Hourrah pour Papineau ! »
Les passants souriaient, et tout était dit.
Mais je grandissais, et il fallait aller à l’école, entrer en contact avec la gent écolière du canton, coudoyer les petits Anglais, et dame, cela n’était pas de nature à calmer mon effervescence belliqueuse.
Notre demeure s’élevait, de l’autre côté du fleuve, juste en face des fameuses plaines d’Abraham. Tous les jours je voyais, dominant les hauts mamelons, se dresser dans le lointain les rondeurs estompées des lourdes tours Martello, sentinelles avancées de l’altière citadelle de Québec où flottait le drapeau de l’Angleterre, entouré d’une ceinture de canons.
Tout cela était anglais ; et pourtant nous étions français, nous ! Nous parlions français, nos livres étaient français, ils nous entretenaient de la France et de ses gloires ! Il fallait bien m’expliquer tout cela : le pays découvert et peuplé par la France : un Canada à nous, d’abord, un Canada français. Et puis la guerre, des guerres sans fin, des succès, des revers, d’inutiles résistances, et enfin la catastrophe dans une lutte suprême, là, juste en face de nous, sur ce vaste plateau aux monticules rebondis comme le corps d’un grand lion fatigué dormant au soleil.
Je me sentais le cœur tressauter, en écoutant ces récits ; la défaite acceptée me semblait une monstrueuse lâcheté : et la grandiose et mystérieuse figure de Papineau, qui personnifiait pour moi toutes les révoltes que je sentais bouillonner aux sources même de mon sang, grandissait, grandissait dans mon esprit, de tout l’abaissement de ce que je croyais être l’abjection universelle.
Et hourrah donc pour Papineau !
Bourrades, taloches, black eyes, nez en marmelade, rien n’y faisait : « Hourrah pour Papineau ! »
Je ne sais pas si mes souvenirs me grossissent l’importance de mes exploits, mais si je ne me fais pas illusion en me remémorant le nombre de retenues, de pensums, de coups de martinet et de punitions de toutes sortes bien et dûment gagnés sur le champ de bataille, je ne fus pas une mince recrue pour le bataillon.
Avec cela que nous avions les hommes de chantier pour nous encourager. Combien de ces farceurs-là n’ai-je pas entendus nous dire :
– Tiens, v’là un p’tit Anglais qui passe ! Crie : Hourrah pour Papineau ! et pi claque, si t’es-t-un homme !
Et ça « claquait », je ne vous dis que ça. Bref, on se battait du matin au soir ; c’étaient des prises de corps continuelles. En allant à l’école, en revenant de l’école, toujours la même ritournelle, le conflit était inévitable. Hourrah pour Papineau ! et cogne, mes amis !
Que voulez-vous, c’était notre manière, à nous, de prendre notre revanche de Saint-Charles et de Saint-Eustache, sans compter les plaines d’Abraham.
Or le curé de la paroisse venait visiter notre école tous les mois pour nous confesser.
Cela nous embarrassait un peu, vous comprenez. Ce n’était pas tout de dire : « Mon père, je m’accuse de m’être battu » ; il fallait encore dire combien de fois ; et c’était là le chiendent.
Nous avions imaginé de tenir des registres. Oh ! des registres, à l’état primitif.
Pour ma part, à chaque escarmouche, vainqueur ou vaincu, je mettais un caillou dans la poche de ma culotte. Au bout de quelque temps, ma mère, toute surprise de voir une excroissance aussi protubérante qu’insolite prendre de pareilles proportions sur mon individu, s’inquiéta.
– Pour l’amour des saints, dit-elle, qu’est-ce que tu as là ?
Je n’eus bien garde de la renseigner, cela se conçoit ; et voilà ma confession par la fenêtre !
Mon système ne valait rien, évidemment. Je le modifiai. Et tous les soirs, avant de me coucher, armé d’un crayon, je traçais un, deux, trois ou quatre traits, suivant le cas, habilement dissimulés derrière un des pieds de ma couchette.
Cela réussit. Quand le moment de la confession fut arrivé – le curé était un peu en retard, cette fois-là – je comptai mes traits de crayon : il y en avait 63 !
En entendant cela, le curé bondit sur sa chaise.
– Mais c’est incroyable, s’écria-t-il, en arpentant la pièce la tête dans ses deux mains ; vous ne faites donc que cela par ici !
Mes compagnons avaient été aussi sincères que moi, à ce qu’il paraît.
Je regagnai ma place tout penaud ; et, bien que je n’eusse guère envie de chanter, je ne pus m’empêcher de songer à la fameuse chanson ironique qu’on avait mise à la mode depuis quelque temps :

C’est la faute, c’est la faute,
C’est la faute à Papineau !

Nos parents se désolaient, c’est facile à comprendre ; mais qu’y faire ? Ils nous morigénaient de leur mieux, mais allez donc frapper un enfant qui a déjà le museau tout ensanglanté ! Et puis, il faut bien l’admettre, nous sentions, au fond, que si l’on grondait c’était un peu par acquit de conscience, pour le principe.
On nous défendait bien de crier hourrah pour Papineau, mais, pour ma part, je crus m’apercevoir plus d’une fois qu’on faisait assez volontiers semblant de ne pas nous entendre, quand nous passions par-dessus la défense. Cela ne pouvait pas durer, cependant.
Une dernière équipée – qui aurait pu entraîner des conséquences graves – eut pour effet, au contraire, de contribuer pour beaucoup à pacifier les esprits et à ramener la concorde dans nos parages. J’avais découvert, dans notre cave, une bouteille de poudre que des mineurs, qui avaient creusé un puits au printemps, y avaient laissée. La trouvaille était intéressante ; l’idée me vint de l’utiliser en me créant un arsenal. En temps de guerre, n’est-ce pas, un arsenal a son utilité. Nos porte-plumes, les tringles à rideaux, les bouts de canne à pêche, que sais-je, se fabriquaient alors sous forme de tubes métalliques. J’étais bien muni de porte-plumes, les vieilles ferrailles ne manquaient pas, il n’y avait qu’à couper de longueur et à monter cela sur des crosses. En peu de temps, j’eus à mon service toute une collection de pistolets, de fusils, de carabines, de tromblons et d’espingoles ; j’avais même un canon, qui avait commencé très pacifiquement sa carrière comme moule à chandelle. Et tout cela bien et dûment chargé, naturellement, et sans épargne. Sans mauvaise intention non plus. Mais comme en-cas : on ne sait jamais ce qui peut arriver. Mes camarades étaient dans l’admiration, et je plaignais de tout cœur les pauvres patriotes qui avaient été obligés de se battre, disait-on, avec des canons de bois.
Une chose manquait à mon bonheur, cependant : je n’avais pas de bombes ; et, circonstance aggravante, j’ignorais même ce que c’était. Il fallait bien commencer par élucider ce point.
– Papa, dis-je un jour à mon père, l’histoire de Henri IV parle de bombes ; qu’est-ce qu’une bombe ?
– Une bombe, mon fils, c’est comme qui dirait un boulet de canon qui serait creux ; cela se charge de poudre par une petite ouverture, où l’on introduit une mèche ; quand cette mèche est allumée, on lance la bombe sur l’ennemi, la bombe éclate, et c’est très meurtrier.
– Quelque chose comme un grelot, alors ?
– À peu près.
– Merci.
En découvrant la bouteille de poudre, j’avais aussi mis la main sur un peloton de mèches à mine (rat tail, prononcez ratelle) destinées au même emploi. Un grelot fut bien vite trouvé, les ouvertures inutiles bouchées avec du suif, et bourrée de poudre jusqu’à la gueule, voilà ma bombe qui n’attendait plus qu’une allumette pour exterminer Anglais et chouayens, si jamais Papineau me fournissait l’occasion de mettre le comble à ma gloire. Je croyais sentir sur mon front flotter l’ombre du panache de Henri IV. Je pouvais crier hourrah pour Papineau ! n’importe quand et n’importe où, maintenant. J’en profitai – trop, malheureusement pour moi.
Nos voisins les Houghton étaient des loyaux à tous crins, cela va sans dire. Il y avait là deux petits garçons dont l’aîné était à peu près de mon âge, et figurait plus souvent qu’à son tour dans mes confessions. Cette fois-là, j’avais eu le dessus ; et pour mettre ma victoire à profit, je poursuivis l’ennemi jusque dans sa cour et sur le seuil de sa porte, en criant comme toujours :
– Hourrah pour Papineau !
Tout à coup je me sentis saisir par l’oreille, d’une façon que, dans mon for intérieur, je n’hésitai pas à qualifier de brutale.
– Ah ! c’est comme ça ! m’écriai-je en moi-même, pendant qu’un vieux m’éconduisait jusque dans la rue, en torturant sans pitié la partie cartilagineuse de ma personne dont il s’était ainsi subrepticement emparé ; ah ! c’est comme ça ! eh bien, puisque les vieux s’en mêlent, nous allons avoir du plaisir !
Deux minutes après, ma bombe éclatait dans la cour des Houghton, brisait une fenêtre et allait fracturer une glace de cheminée, sous les yeux terrifiés du bonhomme qui avait failli m’arracher une oreille. On imagine l’émoi, le tapage, l’indignation.
– Misérable ! s’écria mon père.
– Mais, papa, lui répondis-je, c’est des Anglais !...
Dans ma pensée cela répondait à tout. Henri IV en avait fait bien d’autres... Ce fut là mon premier et mon dernier exploit d’artilleur bombardier, et même de patriote militant. Mon père, qui n’y allait pas de main morte, ne négligea rien cette fois pour me prouver, par des arguments aussi touchants que péremptoires, que nous étions en paix avec l’Angleterre. Cet incident détermina un commencement de pacification dans notre quartier, en dispersant mon arsenal d’abord, et puis en me reléguant dans les corps de réserve. Ce fut sur ces entrefaites – ou peu de temps après – que Papineau, revenu de France, fit sa rentrée dans la Chambre, le mandat du comté de Saint-Maurice à la main. Je l’ai dit, l’effet fut immense dans notre région ; mais, grâce à mon échauffourée, dont le résultat avait provoqué l’intervention des grandes puissances, dans la personne de mon père et du curé – l’un brandissant les foudres de l’Église, et l’autre, le fouet de son écurie – les dispositions guerrières s’étaient singulièrement calmées parmi les citoyens en herbe de notre localité. Ajoutons que la diplomatie s’en mêla – la diplomatie, l’arme de la sagesse, et la sagesse des armes. Mon père me dit un soir :
– Louis, tu es plus raisonnable depuis quelque temps ; c’est très bien, et je veux te récompenser. Écoute, si tu continues à être sage et à ne pas crier hourrah pour Papineau, dans un mois d’ici, je te conduirai à la Chambre, et je te le ferai voir, ton Papineau.
Jugez de mon ravissement ; voir Papineau ! pouvoir dire comme Eusèbe Legendre, le forgeron :
« Je l’ai vu, moi aussi ! oui, je l’ai vu ! »
J’aurais tout sacrifié pour atteindre ce nec plus ultra, cet au-delà de mes plus chères ambitions ; je me serais laissé bafouer par le dernier des Irlandais ; je me serais mis un cadenas aux lèvres plutôt que de risquer le moindre petit « hourrah pour Papineau », même à la sourdine. Il faut ajouter aussi que cette perspective de voir Papineau se dorait à mes yeux d’un autre prestige : elle s’associait dans mon esprit à un autre rêve qui hantait depuis longtemps ma jeune imagination.
Je ne connaissais encore Québec que de loin. Je me perdais parfois en contemplation devant sa pittoresque silhouette, son rocher escarpé, sa massive citadelle, ses remparts, ses bastions, ses tours, ses clochers, ses campaniles. Mais ce qui me charmait surtout, c’était le dôme de l’ancien Parlement, ce dôme admirablement proportionné, et se dressant crânement au front de la ville guerrière comme une gracieuse cocarde au casque d’un chevalier. Ce dôme est disparu. Il s’est abîmé un jour d’hiver parmi les décombres du palais législatif incendié en 1853, on ne sut jamais par quel hasard ; et ce jour-là Québec perdit, probablement pour toujours, un de ses traits les plus charmants, une des beautés les plus artistiques qui aient jamais caractérisé son incomparable aspect.
Le Château Frontenac est merveilleux ; mais ce dôme,... L’édifice était d’architecture néo-grecque, à trois pavillons Louis XIII, avec fronton, colonnade et tympan sculpté, surmonté du dôme en question, dont le galbe rappelait vaguement celui du Panthéon ou des Invalides – toutes proportions gardées, bien entendu. Il s’élevait sur cette pointe de roc, changée aujourd’hui en terrasse, qui s’avance entre la côte de la Montagne, le jardin de l’évêché et la Grande-Batterie, en dominant la rue du Saut-au-Matelot.
Le terrain était rétréci, c’est vrai, mais la situation la plus imposante qu’on puisse imaginer. De notre côté du fleuve, tout le long de la route qui nous conduisait à l’église, le coup d’œil était sans rival au monde. À cette époque, les toits des maisons, les flèches des églises et autres points culminants de la ville étaient tous recouverts en fer blanc ; jugez de l’aspect fabuleux que revêtait, au soleil levant ou au soleil couchant, ce rutilant amphithéâtre au front duquel trônait, doré comme une tiare de pontife, le dôme – ce dôme dont je rêvais, et qui avait pour mon enfance le mystérieux attrait des choses inaccessibles. Ce dôme, c’était le Parlement, c’était la Chambre, où s’étaient passés et se passaient encore tant d’événements dont l’écho bourdonnait à mes oreilles depuis que celles-ci s’étaient ouvertes aux bruits de la vie extérieure.
Pour voir Papineau il me fallait approcher tout cela, pénétrer dans l’enceinte sacrée... Aux yeux du plus fanatique des Croyants, le paradis de Mahomet n’eut jamais de plus attirantes perspectives ni de plus superstitieux enchantements.
Enfin le grand jour arriva. Mon père était un homme de parole : je n’eus pas besoin de lui rappeler sa promesse. De son côté, ma mère, toute charmée de ma conversion, m’avait préparé une toilette en rapport avec la circonstance ; je ne fus pas mieux attifé le jour de ma première communion.
Nous traversâmes le fleuve en horse-boat. On atterrissait alors, du côté de Québec, sur la grève, soit dans l’anse du Cul-de-sac, soit à l’endroit où s’éleva plus tard le marché Finlay. De là, quelques zig-zags, avec quelques enjambées sur des trottoirs étroits et raboteux – tout le reste passe, mais eux ne passeront pas – nous conduisirent au pied de la côte de la Montagne.
Là, une surprise m’attendait, une surprise qui me figea le sang dans les veines. La côte de la Montagne était alors bordée de maisons des deux côtés, ce qui en faisait un étroit boyau aboutissant par son extrémité inférieure à l’hôtel du Globe, à la jonction de la rue du Saut-au-Matelot, au point même occupé si longtemps par les bureaux du Morning Chronicle, rendus depuis peu à leur destination première, sous le nom de Neptune Inn. Or, dans une position qui me parut quelque chose comme celle du colosse de Rhodes, droit au-dessus de nos têtes, un terrible, un énorme, un gigantesque Neptune était là, atrocement peinturluré, couronne en tête et trident au poing, menaçant et tragique, comme un monstrueux démon posté là pour défendre le passage. Cette apparition étrange et soudaine me donna la chair de poule, et tout tremblant j’allais tourner les talons pour m’enfuir, lorsque mon père me dit :
– N’aie pas peur, ce n’est rien, c’est le Jupiter.
Pour tout le monde à Québec, ce Neptune était un Jupiter, paraît-il. Quoi qu’il en soit, Jupiter ou Neptune, la terrifiante effigie – que je n’ai jamais revue depuis, et dont la plupart des Québécois avaient perdu le souvenir lorsque M. Thomas Lavallée s’est avisé de la rajeunir sous la forme d’un amiral de fantaisie – cette terrifiante effigie, dis-je, m’avait causé une fameuse venette tout de même. Je m’en remis en songeant à Papineau. Quand nous franchîmes le seuil du palais législatif, la séance était commencée. En gravissant les escaliers, et surtout en pénétrant dans la galerie encombrée par la foule, je me sentais battre le cœur à outrance. L’intérêt et la curiosité du public ne semblaient pas avoir diminué à l’endroit du célèbre orateur. J’entendais tout autour de moi des bribes de dialogues :
– Est-ce qu’il y est ?
– Oui.
– Où cela ?
– Là, à droite.
– La belle tête blanche ?
– Oui : tiens, le voilà qui se lève, etc.
Comme j’étais trop petit pour voir, mon père m’avait élevé dans ses bras ; et je pus embrasser le grand homme d’un coup d’œil. Une belle tête blanche en effet, un personnage de haute taille, un port plein de majesté, à l’attitude qu’on trouverait peut-être un peu théâtrale de nos jours, mais qui, à l’époque dont il s’agit constituait le suprême de l’élégance et de la distinction. Il offrait une prise de tabac d’Espagne à son voisin de gauche.
À un certain moment, un page vint lui remettre un papier quelconque, et il se leva pour prendre la parole. Il ne dit que quelques mots, mais ce fut assez pour me causer une grande surprise. J’avais été étonné déjà de voir mon héros en cheveux blancs, mais je le fus encore bien plus en l’entendant parler. Sa voix était vibrante, profonde et sonore, telle enfin que je me l’étais figurée ; mais chose qui confondit toutes mes notions, déconcerta toutes mes prévisions, Papineau parlait anglais ! Était-ce bien lui ? Ne rêvais-je pas ? J’étais renversé ! Papineau parler anglais me semblait une anomalie telle que je ne pouvais en revenir. Il en fut de même de tous mes camarades quand je leur relatai la chose le lendemain. Bah ! ce n’était pas à eux, par exemple, qu’on pouvait faire avaler de pareilles couleuvres. Papineau parler anglais, allons donc ! Il fallait aller faire gober cela à d’autres.
– Ce n’est pas vrai, tu ne l’as pas vu, me disait-on.
– Mais oui, insistais-je, prenez-en ma parole, il parlait anglais. Je l’ai entendu de mes propres oreilles. Mon père en est témoin. Et puis, il n’avait pas l’air fâché du tout. Même que je l’ai vu rire, avec de belles dents blanches, comme ses cheveux.
– Il a les cheveux blancs ?
– Oui, tout blancs, avec un beau toupet.
– Avec un toupet ? Oui, et puis un stock en satin noir, comme papa. C’est bien la preuve que je l’ai vu.
Les cheveux blancs, le toupet, le stock, tout cela passait encore, mais parler angais, Papineau parler anglais, c’était trop fort. Il y a des choses croyables, et d’autres qui ne le sont pas...Voilà ! Bref, je n’ai jamais su, et je ne sais pas encore si la majorité de mes camarades ont jamais été bien convaincus que j’avais vu Papineau.
J’eus, quelque vingt-cinq ans plus tard la bonne fortune d’entrer en relations personnelles avec le fameux patriote qui avait été ainsi l’objet de mes premiers enthousiasmes politiques : j’y reviendrai dans un autre volume.


Chapitre XI

Premier maître d’école. – Ma cousine Élodie. – Manière de gagner le ciel et d’y envoyer les autres. – Premiers éléments d’instruction et de moralisation. – On me prédit une fin tragique. – L’idéal de l’instituteur. – Le martinet, la férule, la garcette, etc. – Leur variété. – L’ermite Chabrant. – Son système et son accent. – Antique manière d’exercer la mémoire. – Un bourreau.

Je n’ai encore fait jusqu’ici que des allusions bien indirectes à ma vie d’écolier, et je n’ai encore rien dit de mes maîtres d’école. Elle commença pourtant de bonne heure, ma vie d’écolier ; je n’avais pas encore quatre ans. Quant à mes maîtres d’école, je renonce à les présenter tous à mes lecteurs, car ils s’appellent légion. Oui, en fait de maîtres et de maîtresses d’école, j’en ai eu de toutes les couleurs – je pourrais presque dire de toutes les nations : des Anglais, des Irlandais, des Canadiens, un Français de France et un sauvage.
Bien peu de chose à dire du premier, si ce n’est qu’il s’appelait Buchanan, et que ce fut lui qui m’enseigna les premières lettres de l’alphabet – en anglais, cela va sans dire... quand on s’appelle Buchanan... J’appris mes lettres en français de ma petite cousine Élodie, qui me jetait dans des accès d’hilarité folle en me révélant le nom de certaines lettres dans ma langue maternelle. Je ne voulais pas toujours la croire, et si le mot avait été inventé dans ce temps-là, je l’aurais accusée de me faire des fumisteries. Le k, par exemple, me renversait : ce fut à la longue seulement que je pus me faire à l’idée qu’un ké pouvait faire un ka. Je tenais mordicus au ké.
Chacun ses petites manies, comme on voit. Et pourtant, si je me souviens d’avoir appris quelque chose avec plaisir, c’est bien ce que m’enseignait la petite cousine, qui – l’âge n’a pas altéré la reconnaissance que je lui en ai gardée – avait un système d’enseignement qui contrastait fort avec celui des autres maîtres et maîtresses : elle ne me cognait seulement pas sur les doigts. Je crois devoir m’arrêter un peu là-dessus. Dans le chapitre qui précède – on m’a compris sans doute – il me semble avoir donné à entendre que, à la suite d’une malheureuse tentative de m’illustrer dans l’artillerie, j’avais reçu de mon père une correction aussi sérieuse que bien méritée. Je dois ajouter que la chose n’avait rien de particulièrement insolite dans nos environs. Au contraire, rien n’y était plus commun qu’une bonne rossée.
Les parents et les maîtres – à part une exception près dont je parlerai dans un instant – n’étaient certainement pas plus cruels dans ce temps-là qu’ils ne le sont aujourd’hui ; mais l’immense majorité, sinon tous, étaient intimement persuadés qu’un enfant ne pouvait manquer de tourner mal, s’il n’était roué de coups au moins trois fois par semaine. La trique, le fouet, la hart, et souvent même le rottin, étaient considérés comme les agents essentiels du perfectionnement de la jeunesse et du salut des générations.
Élever un enfant, c’était le rosser à outrance ; le corriger, c’était lui rompre les os. N’ayant pas d’autres notions philanthropiques, la victime trouvait cela tout naturel, et elle subissait son sort en se disant qu’un temps viendrait où elle prendrait sa revanche sur les petits, en leur flanquant des tripotées à son tour. Que voulez-vous, c’était la mode, et la méthode recommandée : « Pères et mères, corrigez vos enfants, prenez la verge, battez-les, domptez-les : chaque coup que vous leur donnez ajoute un fleuron à votre couronne future ; cassez-leur un membre s’il le faut ; il vaut mieux que votre enfant aille au ciel avec un bras ou une jambe de moins, que dans l’enfer avec tous ses membres ».
C’était, comme on le voit, la mise en application du principe de l’Inquisition : brûler les hérétiques en ce monde pour les sauver des flammes éternelles dans l’autre. Aussi fallait-il voir le zèle qu’on y mettait. On ne passait guère devant un recoin de notre village sans entendre hurler quelque moutard dont les parents étaient en train d’ajouter des fleurons à leur couronne dans le ciel. J’ai entendu une femme qui disait :
– Que le bon Dieu soit béni ! jamais je ne me sauverai, j’ai trop d’enfants ; je n’en ai pas claqué la moitié que j’ai déjà les mains hors de service.
– Pourquoi ne prenez-vous pas une verge ? lui demanda-t-on.
– C’est pire, répondit-elle ; l’autre jour, j’ai failli me démettre une épaule en frappant avec une hart sur le plus grand.
Une autre disait :
– Tenez, moi, gifler comme ça à droite et à gauche du matin au soir, je n’aime pas beaucoup ça ; mais il faut bien faire son salut, n’est-ce pas ?
C’en était rendu au point que les gens se confessaient de ne pas avoir eu l’occasion d’assommer quelqu’un de leurs enfants. Sans aspirer à une très haute sainteté sous ce rapport, mon père nous flambait quelquefois d’importance, mon frère et moi, pour l’acquit de sa conscience ; mais ma pauvre mère, elle, se faisait une vilaine réputation. Elle fréquentait trop Mme Horatio Patton, qui lui donnait de mauvais conseils – une protestante fanatique qui prétendait qu’on ne doit battre un enfant qu’après avoir épuisé tous les autres moyens de réprimande.
– Voyez ça, disait-on, la malheureuse est en train d’élever deux garnements qui mourront sur l’échafaud, c’est sûr. Il est vrai qu’ils n’ont pas l’air méchant plus que les autres ; mais elle ne mettra pas grand temps à les gâter si cela continue. Que voulez-vous que deviennent deux gamins comme ça, quand le père est tout seul pour les corriger ? Et encore c’est bien rare qu’il leur touche. Pauvres petits, ils sont bien à plaindre.
Et ainsi de suite. Le fait est qu’à force d’entendre parler sur ce ton, je n’étais pas loin de penser qu’on avait peut-être raison de déplorer notre sort ; cela faisait assez notre affaire dans le moment, mais la perspective de mourir sur l’échafaud ne laissait pas de m’inquiéter jusqu’à un certain point. J’avoue que j’aurais préféré une légère brossée de temps à autre, sûr que la maman, tout en mettant mon avenir et mon salut éternel en sûreté, ne frapperait jamais assez fort pour faire subir une trop sérieuse épreuve à mon physique.
L’âme, c’est le principal ; mais à mon avis le corps n’est pas non plus dépourvu de certaines susceptibilités respectables. L’idéal – je l’ai compris surtout en vieillissant – c’est de concilier les deux. Étant donné ce qui précède, on ne sera pas surpris du rôle prépondérant que jouait le martinet dans nos écoles. La valeur de l’instructeur était jaugée d’après les proportions de son martinet et la vigueur des muscles appelés à faire fonctionner l’instrument de supplice. On disait :
« C’est un bon maître, il est strict ».
Dans le langage de l’endroit, le mot strict signifiait un peu moins que tortionnaire, mais pas beaucoup. Or, sous ce rapport tous les maîtres et maîtresses dont j’ai eu l’avantage d’apprécier les qualités, à cette phase de mes études, n’étaient pas loin de la perfection. Pas tous également instruits – oh non ! – mais tous ayant au même degré, ou à peu près, cette chose en commun : l’amour du martinet – un instrument éducateur que les uns appelaient une férule, d’autres une garcette, une verdette, que sais-je, mais que tous paraissaient s’accorder à considérer comme l’insigne de leur dignité d’abord, ensuite comme le principal facteur du savoir et de l’instruction parmi la jeunesse.
Un alphabet, un cahier, une ardoise avec son crayon, une plume et de l’encre, avaient bien leur utilité, si vous voulez ; mais le martinet, voilà ! c’était l’article, l’agent instructif et moralisateur par excellence, la première chose qu’on apercevait en entrant dans le sanctuaire de nos études. Comme chaque maître (ou chaque maîtresse) avait le sien, ils ne se ressemblaient pas tous. Il y en avait de longs, de courts, de larges, d’étroits, de minces, d’épais – mais tous étaient assez intéressants pour tenir une place respectable dans nos préoccupations. Quand le maître recevait son passeport pour aller distribuer le pain de l’intelligence sous d’autres cieux, le martinet disparaissait avec lui, naturellement ; dame, c’était son gagne-pain, l’attribut de sa profession, et, suivant toute apparence, son principal article de bagage. De sorte que, sitôt le successeur annoncé, c’était le nouveau martinet qui faisait l’objet de nos conjectures.
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?
C’est-à-dire sera-t-il plus ou moins actif et redoutable par ses proportions ? Un seul de ces professeurs intermittents fit exception à la règle générale : il n’avait pas de martinet. C’était un Marseillais du nom de Chabrant que je ne sais quel vent de hasard avait échoué dans nos parages, et qui est mort ermite quelque part dans les townships de l’Est. Le nouveau maître avait deux qualités spéciales : la première, à nos yeux d’écoliers, c’était de ne pas savoir un mot d’anglais, ce qui simplifiait considérablement nos efforts intellectuels ; la seconde, aux yeux du public, c’était de pouvoir enseigner à ses élèves le véritable asseng de la Frrannce !
Réforme complète, mes amis, jusque dans le nom des lettres. Un b pour lui c’était un beu. Nous avions jusque-là prononcé bé, n’est-ce pas, f, j, n, p, v ; tout cela était changé : il fallait dire un beu, un feu, un jeu, un neu, un peu, un veu. Vous voyez d’ici pleuvoir les calembours. Sans compter qu’il fallait voir aussi l’ahurissement de nos parents quand ils nous entendirent dire un bang, un chaudrong, et surtout un peigne pour un pain. Qu’on ne soit pas surpris si je n’ai pas classé l’absence du martinet parmi les qualités qui distinguaient notre nouveau pédagogue. Il aurait plutôt fallu considérer cette lacune comme un défaut, car il y avait à peine deux semaines que notre Marseillais était chargé de nous cultiver l’intelligence, qu’il avait déjà à moitié assommé trois des nôtres à coups de pieds et à coups de poings. La satisfaction que nous avions éprouvée en constatant l’insolite particularité ne fut pas, en conséquence, de bien longue durée. Mais ce qui ne fut pas de longue durée non plus, heureusement pour nos côtes, ce fut le séjour parmi nous du futur ermite. Il dut aller cueillir au loin des fleurons pour sa couronne céleste. On le remplaça par une maîtresse de l’ancienne façon – c’est-à-dire qui disait un b et non un beu – et, à notre satisfaction relative, le martinet traditionnel fit sa réapparition normale.
On voit que les choses contre lesquelles on a le plus de préjugés peuvent quelquefois avoir du bon. Le martinet, lui, avait du bon, non seulement en ce qu’il remplaçait avantageusement pour nous les coups de pieds et les coups de poings ; mais encore en ce que, considéré comme aide-mémoire, on peut dire qu’il a à son crédit l’expérience des siècles. Pour l’orthographe, par exemple, comment, sans recourir au dictionnaire, s’assurer que dôme prend un accent circonflexe et qu’atome n’en prend pas ; que siffleur prend deux ff et que persifleur n’en prend qu’un ; que sangloter s’écrit avec un seul t, et grelotter avec deux ? Mettons plusieurs et caetera. Par quel moyen se fixer tout cela dans la mémoire ? Au moyen âge, on avait imaginé un excellent truc pour enseigner aux enfants l’histoire contemporaine. Quand il se passait quelque événement remarquable, on les fouettait suivant la gravité du cas, en leur disant :
– Vous vous en souviendrez, n’est-ce pas ?
Et jamais cela ne s’oubliait. Lors de la fameuse exécution du monstre que l’histoire appelle Gilles de Retz et que la légende a surnommé Barbe-Bleue, tous les enfants de Nantes furent fouettés au sang. Aussi, bien que cela se soit passé, il y a juste quatre cent soixante et cinq ans, les descendants s’en souviennent encore.
Preuve que la mémoire peut quelquefois se cultiver par ailleurs que par le cerveau. Ce système appliqué à l’enseignement de l’orthographe peut sembler un peu rudimentaire, et pécher plus ou moins contre l’esprit philanthropique de notre âge ; mais je sais par expérience qu’il n’y en a pas de plus efficace. Ainsi vous ne me prendrez jamais à écrire inocent, ni printannier, ni personification, ni aparaître, ni appercevoir, ni exitation, ni exhorbitant. Savez-vous pourquoi ? C’est que chacune de ces fautes représente pour moi une magistrale fessée, dont je vois encore l’instrument cruel m’attaquant par les œuvres vives. Un jour, j’arrive à la maison tout en pleurs, et le dossier tout endolori.
– Qu’as-tu donc ? demanda ma mère.
– J’ai eu la volée.
– Encore quelque mauvais coup sans doute.
– Oui, maman.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– J’ai écrit apercevoir avec deux pp...
Le lendemain, cela se comprend, ma mère faisait des représentations à notre maître d’école, un nommé Hamel.
– Madame, répondit celui-ci, laissez-moi faire ; une faute d’orthographe n’est pas un crime, comme vous dites, mais il est de ces fautes qu’on ne saurait faire éviter pour toujours, qu’en frappant... l’imagination. L’enfant me remerciera plus tard.
Je n’ai jamais eu l’occasion de remplir ce devoir de reconnaissance, mais le brave homme avait raison tout de même. Quoique mon imagination n’eût été frappée qu’indirectement et par des moyens détournés, je n’ai jamais écrit le verbe apercevoir, sans me dire : « Attention ici ! pas de bêtise... Il n’y a qu’un p dans apercevoir ».
Mais, à part ces bons maîtres pour qui l’usage du martinet n’était que l’application d’un système pédagogique, il y en avait d’autres excellents – c’est-à-dire qui pratiquaient en artistes, pour le plaisir. Parmi ces derniers, il en est un qui mérite d’être spécialement mentionné pour la réputation exceptionnelle qu’il s’était acquise comme instituteur strict. Il était connu au loin. On parlait même d’un procès retentissant qu’il avait eu à subir dans certaine « paroisse d’en bas », pour avoir essayé d’empêcher quelques-uns de ses élèves d’aller en enfer avec tous leurs membres.
J’ai dit qu’au nombre de mes maîtres d’école il y avait un sauvage... c’est lui. Les fleurons à sa couronne ne se comptaient pas plus, paraît-il, que le sable des mers et les étoiles du firmament. De là sa renommée comme instituteur d’élite ! Il répondait au nom euphonique de Gamache ; mais je soupçonne le hasard d’avoir mis une jambe de trop à la troisième lettre de ce nom-là. Comme son école était située à plus d’une lieue de chez nous, je n’avais pas encore été à même d’apprécier personnellement les talents du grand homme ; mais le sort me réservait d’en faire une épreuve des plus concluantes. Cette épreuve aurait manqué à ma carrière mouvementée : je l’eus dans toute sa plénitude.
Je vous ai dit que nous changions souvent de maîtres d’école. Un hiver, il y eut pénurie. Pas plus de maître d’école que sur la main ; congé perpétuel par conséquent. Mon frère et moi – je ne parle que de mon frère Edmond, les deux autres étant trop jeunes pour aller à l’école – mon frère Edmond et moi, dis-je, n’avions pas l’amour de l’étude assez développé pour nous affliger outre mesure de cet état de choses ; mais notre satisfaction, non suffisamment dissimulée, se changea bientôt en stupéfaction, quand notre père vint nous dire un bon soir :
– Mes enfants, je vais vous mettre à l’école de M. Gamache ; on dit que c’est un excellent maître ; il est strict, et puis...
– Mais, papa, c’est trop loin,
– Vous serez pensionnaires ; je l’ai vu, il consent à vous prendre pour l’hiver.
Il fallut préparer nos paquets et partir. J’anticipe un peu ici, car nous n’étions plus alors des tout petits : j’avais dix ans et mon frère neuf. Mon père nous condamnait, sans le savoir, au carcere duro, ni plus ni moins. Ce que nous eûmes à souffrir dans cette exécrable maison ne se raconte pas. Voici d’abord comment se partageait notre journée ; je parlerai plus bas des coups et des punitions : à six heures du matin, un cri nous éveillait :
– Debout !
Un quart d’heure après, montre en main, il fallait avoir fait sa toilette, sa prière et être en place pour le déjeuner. Nos repas se prenaient en silence, sur une petite table à part ; il n’était pas même permis de demander ce dont nous avions besoin. Si personne ne nous l’offrait – il y avait là deux jeunes filles qui avaient quelquefois cette pitié-là – nous n’avions qu’à nous en passer. Ces repas duraient à peu près dix minutes ; puis nous entrions en classe, où il fallait attendre, penchés sur nos livres, l’arrivée des externes.
Alors la classe commençait ; et celle-ci terminée, quand les externes étaient repartis, nous nous remettions le nez dans nos livres jusqu’au dîner. Après le dîner, nous retournions à l’étude pour attendre les externes ; et à quatre heures, quand ceux-ci nous quittaient, nous restions à l’étude jusqu’au souper. Après le souper, la prière du soir en commun – ce phénomène-là priait ! – et après la prière, le coucher.
Et cela toujours en silence ! pas une parole permise, pas un moment de récréation. Le samedi même, qui était pourtant jour de congé, se passait pour nous comme les autres jours de la semaine, moins la distraction que nous apportaient l’entrée et la sortie des externes.
Tout cela paraît exagéré, impossible, incroyable, n’est-ce pas ? eh bien, c’est pourtant la vérité toute pâle et toute nue. Je me demande encore comment ce geôlier féroce pouvait lui-même supporter un pareil régime, sans relâcher sa surveillance. Quand il sortait pour cinq minutes, il se faisait remplacer par sa femme ou sa fille aînée, deux créatures assez compatissantes, mais qui avaient l’ordre le plus sévère de ne jamais nous adresser la parole. C’était à en devenir fou.
Nous passions ainsi des journées entières, le dos courbé sur nos pupitres, et les yeux fixés sur les pages d’un livre, dont, au bout de deux heures, nous ne pouvions distinguer une lettre. Nous voyions bleu, nous avions la berlue à l’état chronique. Les idées se mêlaient, le jugement se figeait, la mémoire fichait le camp : jugez de nos progrès !
Gamache, lui, pendant ce temps-là, arpentait la pièce de long en large, en fredonnant quelque bribe de cantique entre ses dents ; et si l’un de nous avait l’imprudence de risquer un coup d’œil sur autre chose que sur son livre, en classe, ou sur son assiette, à table, clan !...
Car ce que je viens de raconter n’étaient que les roses ; il y avait, comme à toutes les roses, des épines. Gamache – la bouche me crispe chaque fois que je prononce ce nom-là – n’avait point de martinet... Bah ! un simple martinet, qu’eût-il fait de cette bagatelle ? Chassé les mouches tout au plus. Il avait mieux : il avait des triques, qu’il appelait des règles. Il en avait toute une collection de différentes grandeurs, en chêne, en orme, en érable. Quand l’une lui fatiguait le bras ou lui donnait des ampoules aux mains, il l’échangeait pour une autre. Il en prenait une plus étroite ou plus large, plus lourde ou plus légère, suivant le besoin. Il n’en avait jamais trop, d’ailleurs, car il en brisait souvent.
Une fois il lui arriva d’en fendre une sur son propre genou, en manquant un élève qui lui avait joué le tour de retirer sa main au moment où la terrible trique s’abattait sur elle. Le pauvre petit paya pour la règle et pour le genou.
Frapper quelqu’un ou quelque chose – surtout quelqu’un – était passé chez cet énergumène à l’état de monomanie. Il frappait toujours, à tout propos, partout, sans relâche. Pour un rien, il vous faisait enfler les mains d’un pouce et vous faisait jaillir le sang du bout des doigts.
Les autres maîtres accrochaient leur martinet à un clou, quand ils ne s’en servaient pas : lui ne déposait jamais son arme ; il l’emportait même à table, et la gardait sur ses genoux. Que voulez-vous, nous étions là, il le fallait bien ! J’ai dit qu’il frappait partout ; il y avait cependant une portion de nos individus où il aimait à s’exercer de préférence. C’était dans le dos ; – sur les reins, sur les épaules, sur les lombes, au petit bonheur ; un feu roulant, une pluie, une grêle. Et cela pour une tache d’encre sur un cahier, pour une erreur, pour une hésitation, pour un coup d’œil, pour un sourire.
À cette époque, on appelait les gens de la Pointe-Lévis des « Dos-blancs » ; l’appellation ne pouvait guère s’appliquer aux élèves de Gamache cependant, car du premier au dernier et d’une semaine à l’autre, nous avions tous le dos bleu. Le brutal individu ne parlait presque jamais, il frappait. Quand il ne frappait pas sur les enfants, il frappait sur les bancs, sur la table. Les roulements de tambour, les sonneries militaires, les coups de sifflet d’une machine à vapeur ont tous leur signification particulière ; il en était de même des coups de trique de Gamache. Et malheur à celui qui ne comprenait pas ! Ce n’était plus sur les tables ou les bancs que la terrible règle retombait. Voilà pour les coups ; quant aux punitions, il me suffira d’en citer un exemple.
Un dimanche – la seule journée où il nous fût permis de sortir de prison – me trouvant rendu à l’église quelques minutes avant l’heure, je m’arrêtai à causer un instant sur le perron de la sacristie. Ne faisant aucun mal, je ne songeais pas à me cacher : Gamache m’aperçut. À mon retour à la maison, il m’attendait sa trique à la main. La raclée me laissa plus mort que vif ; et, quand elle prit fin, j’étais condamné à rester à genoux durant trois jours de suite. Au milieu de la deuxième journée, je m’affaissai sans force aux pieds de mon bourreau, qui voulut bien me faire remise de ma peine, à la condition de passer le reste de la semaine assis par terre, les jambes allongées sur le parquet. J’en serais devenu infirme si la mesure n’eût été comble.
Mon frère et moi, nous complotâmes pendant la nuit ; et, au moment du réveil, nous étions près pour enfiler la porte et prendre notre course, pendant que Gamache passait son pantalon. Nous courûmes près de deux milles sans prendre haleine ; la peur nous donnait des ailes. Nos parents étaient venus nous voir tous les dimanches, cela va sans dire ; mais, comme l’entrevue avait toujours lieu sous les yeux de Gamache ou de quelqu’un des siens, nous n’avions pu les mettre au courant de nos griefs, et l’on nous croyait les plus heureux enfants de la création... Je n’ai jamais gardé rancune à aucun des maîtres dont j’ai cru avoir à me plaindre, à l’école ou au collège. Mon Dieu, qui n’a pas quelques fautes à se faire pardonner ? Mais quant à Gamache, il a toujours fait exception à la règle générale. Je n’ai jamais cherché à le revoir pour me venger ; mais il ne m’aurait pas provoqué à deux fois, je vous en donne ma parole d’honneur, avant de se faire étriller à son tour, et dans les grands prix.
Je ne l’ai revu qu’une seule fois, l’individu ayant émigré à la Beauce, m’a-t-on dit. Je venais, je crois, d’être élu député. C’était sur le bateau passeur entre Québec et Lévis. Il s’approcha de moi d’un air cauteleux :
– Vous êtes M. Fréchette ?
– Oui.
– Louis ?
– Oui, Louis.
– Je parie, dit-il, que vous ne me remettez pas.
Je l’avais reconnu du premier coup d’œil.
– Vous gagneriez, lui répondis-je, car je ne vous connais pas du tout.
– Vraiment ? Vous ne vous souvenez pas de Gamache ?
– Quel Gamache ? J’ai entendu parler de Gamache, de l’île d’Anticosti, un mécréant qui vivait en relations intimes avec le diable ; seriez-vous son fils ?
– Non, non ! Gamache le maître d’école ; vous ne vous rappelez pas... à Saint-Joseph ?
– En effet, dis-je, attendez donc. Je me souviens avoir connu une espèce de pédagogue de ce nom-là, dans le temps : une méchante bête à fond noir, une vraie peste, un barbare, un sauvage, une brute...
– Permettez !
– Mais ce ne peut pas être vous, car je ne croirai jamais que vous auriez le toupet de vous en vanter.
Et je tournai les talons, laissant mon individu tout ébaubi, et pliant le dos sous les rires et les quolibets de la foule que cette petite scène avait attirée.
Le malheureux doit être mort maintenant, que Dieu ait pitié de son âme ! Mais si j’ai jamais place au ciel, faites, Seigneur que ce soit dans un autre quartier. En tout cas, ma petite cousine avait d’autres notions pédagogiques, et je m’en trouvais bien. Chère cousine Élodie ! ce n’est pas en pédagogie seulement, et dans mon enfance, que j’eus l’occasion d’apprécier un heureux contraste entre ses procédés et ceux des autres.


Chapitre XII

Plumes d’oie et plumes d’acier. – La révolution partout. – On ne respecte plus rien. – Dangers qu’offre la plume d’acier. – Le crayon de plomb. – Premières enveloppes. – L’art de plier et de cacheter les lettres. – Le père Gagné. – Prêtre officiant, maître-chantre et bedeau. – Sobriquet agaçant. – Joe Langlais. – Exploit de loustic. – Un duel original.

L’intéressante personnalité de Gamache – à laquelle je devais bien quelque attention particulière – m’a entraîné sur la voie de l’anticipation ; qu’on me permette de revenir un peu sur mes pas, c’est-à-dire vers ce que je pourrais appeler le menu fretin des premiers guides que m’a fournis le hasard des temps dans la carrière des Lettres.
Bien que tous ces remarquables spécimens du professorat s’entendissent parfaitement sur l’importance et la haute suprématie du martinet dans le domaine des études, il n’en était pas de même sur tout le reste. Il y avait certains points sur lesquels se manifestaient chez eux des divergences d’opinions absolument radicales. La question des plumes, par exemple. Ah ! voilà une question sur laquelle l’entente amicale me parut longtemps impossible.
La lutte entre les classiques et les romantiques n’a pas été plus intransigeante que la lutte entre les partisans de la plume d’acier et ceux de la plume d’oie. C’était, comme pour tout le reste et toujours, la bataille entre le progrès et la routine. L’ancien régime – et ma grand’mère maternelle en particulier – tenait naturellement à la plume d’oie. Elle était souple, elle était légère, élégante, elle se pliait à toutes les formes, on en faisait ce qu’on voulait. Du reste, elle avait pour elle, comme le martinet, la consécration des âges et de l’expérience, que pouvait-on désirer de plus ? La plume d’acier était une dangereuse innovation qui pouvait nous conduire on ne savait où, quelque chose de contraire à tous les principes reconnus, presque une invention de Satan, comme la vapeur et l’imprimerie.
Les écrivains de nos jours, qui se servent imprudemment de plumes d’acier, même pour écrire les articles les plus orthodoxes, ne peuvent pas se faire une idée de tout ce qu’une pareille hardiesse aurait eu de révolutionnaire à cette époque. C’est à propos des plumes d’acier que j’ai entendu parler pour la première fois de l’esprit du siècle et des tendances modernes. Quand vous lisez dans les journaux bien pensants ce respectable cliché : « On ne respecte plus rien ! » vous pensez peut-être que c’est du nouveau, jeunes gens. Détrompez-vous : j’ai entendu cela me corner les oreilles, il y a soixante ans, au sujet de la plume d’oie, de la vénérable plume d’oie.
Il est vrai que les partisans de la plume d’acier ne se faisaient pas faute de rétorquer sur le même ton, contre ces fossiles, ces rétrogrades, ces encroûtés, à genoux devant les traditions bêtes, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre parler de progrès, et clignant les yeux, comme les chats-huants devant toute lueur menaçant d’envahir leurs chères ténèbres ! Mais ce qui me surprend le plus, quand je pense à ces choses du passé, c’est de voir comment on finit par s’habituer au danger, à force d’y être exposé. C’est étonnant. Ainsi vous tous, mes compatriotes, curés, avocats, médecins, notaires, instituteurs, comptables, teneurs de livres, et surtout vous, chers confrères dans le journalisme, qui vous servez constamment de plumes d’acier comme agent intermédiaire entre votre cerveau et le papier, vous ne vous rendez pas compte des risques que vous courez du matin au soir.
J’en sais quelque chose, moi, pour avoir appris cela tout petit. Une plume d’acier ! mais songez-y donc, il n’y a rien de plus dangereux. Au moment où vous y pensez le moins, elle s’accroche dans votre buvard, vous éclate dans les doigts, vous saute aux yeux, et vous voilà borgne. Si vous êtes ambitieux, votre carrière est brisée ; vous ne pouvez plus être proclamé roi que dans le pays des aveugles – un pays dont on parle souvent, mais qui n’est pas encore découvert. Aucun danger de ce genre avec une plume d’oie !
Mais ce n’est pas tout. Vous avez votre plume à la main, quelqu’un vous pousse le coude ; et vous blessez grièvement pour le moins votre meilleur ami, votre femme ou votre enfant peut-être, là où la plume d’oie n’aurait pas fait une égratignure.
Vous avez votre plume dans votre poche, vous faites une chute, et vous voilà transpercé de part en part ; on n’a plus qu’à vous porter en terre. Quelle est la plume d’oie qui en ferait autant ?
Avec cela que la plume d’acier perçait même le parchemin, usait le fond des encriers, donnait des crampes aux doigts, et attirait le tonnerre. On voit cela d’ici : vous êtes en frais de griffonner une épître amoureuse, ou de pondre un article touchant sur la conversion de Léo Taxil, par exemple, et tout à coup, bang !...vous voilà foudroyé, raide mort ! Avouez que cela n’est pas folâtre.
Eh bien, dans notre siècle livré à la matière, on ne songe à rien de ces choses. Aussi on en voit de belles !
Un autre article d’école, encore plus oublié aujourd’hui que la plume d’oie, c’est le crayon de plomb – le crayon non pas en mine, mais en véritable plomb. C’était le crayon primitif par excellence, celui-là. Tout ce qu’il y avait de plus simple – une tige de plomb ordinaire effilée par un bout pour écrire, avec un œillet à l’autre bout pour y passer une chaînette ou une ficelle. Si la chaînette était bonne ou la ficelle durable, on en avait pour la vie. De même que la plume d’oie, le crayon de plomb eut longtemps de bien fidèles partisans. Combien de choses plus bêtes que cela durent encore !
C’est vers cette époque, ou peu après, que sont apparues les premières enveloppes de lettres. Jusque-là, la feuille de papier elle-même se pliait à droite et à gauche, en dessus et en dessous, de manière à ce qu’un des côtés s’emboîtât dans son vis-à-vis laissé un peu plus large dans cette intention ; puis, sous le rebord, on introduisait de la cire en ébullition, ou simplement un pain à cacheter – ce qu’on appelait dans le temps une oublie – on appliquait un cachet quelconque, et la suscription s’écrivait au revers. Il fallait une certaine adresse, et surtout de l’habitude, pour exécuter cette opération proprement et avec élégance. Aussi en faisait-on un art véritable.
En France il y avait des traités sur l’art de plier et cacheter les lettres ; et lorsque quelqu’un s’était fait une réputation d’adresse et de savoir en ce genre, on venait de loin mettre son habileté en réquisition. Ma grand’mère – l’ancienne novice – passait souvent une quinzaine avec nous, et comme son talent dans le métier était en haute estime, nos voisins l’attendaient quelquefois des semaines pour lui faire plier et cacheter leurs missives. Il est vrai que le port des lettres étant alors de vingt sous (un chelin), la correspondance était rare, et partant peu pressante. Eh bien, admirez la puissance de la routine, même après que les enveloppes eussent été, non seulement inventées mais encore mises en usage partout, j’ai eu des maîtres qui nous cognaient sur les doigts – et rudement – pour nous apprendre à plier et cacheter une lettre suivant les principes de l’antique façon. Ces enveloppes étaient stupides, ridicules, impolies, contraires à toutes les traditions, bonnes tout au plus pour les paresseux, pour les ignorants incapables de faire les choses comme il faut.
Les gens devraient bien travailler à s’instruire plutôt que de passer leur temps à tout bouleverser. Et vous verrez que ces absurdités-là se répandront ! De nos jours, c’est à qui fera litière des coutumes les mieux établies et les plus respectables. Et ainsi de suite. La lutte contre les enveloppes et les crayons de mine ne fut pas aussi sérieuse que la lutte contre les plumes d’acier, mais bien des vieux et des vieilles de mon temps ne voulurent jamais renoncer à la petite réputation qu’ils s’étaient acquise dans l’art difficile de bien plier et cacheter une lettre. Le fait est que quelques-uns en étaient arrivés à faire des merveilles sous ce rapport.
Les cocottes les plus compliquées n’étaient rien à côté des chefs-d’œuvre que leur imagination pouvait tirer d’une feuille de papier à lettre artistement manipulée. On conçoit qu’une supériorité si laborieusement acquise fût précieuse à leur petit orgueil.
Parmi les plus chauds partisans de la plume d’oie, du crayon de plomb, et de l’ancienne manière de plier et cacheter les lettres, nul n’était plus zélé qu’un de nos maîtres – un vieux du nom de Gagné – dont on me permettra de dire un mot. C’était un vrai type, pas dans le genre de Gamache – oh non ! – mais un type original tout de même.
Comme nous étions trop éloignés de l’église pour la fréquenter assidûment, nous avions assez à faire que de nous y rendre les dimanches et fêtes pour entendre la messe obligatoire et les vêpres. Les autres cérémonies ou menues pratiques du culte auraient été lettres mortes pour nous, sans l’intervention du père Gagné. Il avait fait de son école une succursale de l’église. Il y avait élevé un autel, qu’il surmontait d’une image quelconque – d’un cadre, comme il disait – dont le sujet variait suivant les circonstances. Cette image, avec une nappe en toile blanche, deux flambeaux et une clochette, constituaient tout l’appareil ritualistique de ce temple improvisé, dont – cela va sans dire – le père Gagné était tout à la fois le prêtre officiant, le maître-chantre et le bedeau. C’est nous qui étions les enfants de chœur, et je vous assure que nous prenions notre rôle au sérieux. Là, suivant la saison, nous avions les prières du mois de Marie, la neuvaine à saint François-Xavier – un bon saint bien délaissé aujourd’hui, mais bien populaire alors – la neuvaine à saint Roch, un autre excellent saint, qui avait la réputation de chasser le choléra, fléau qui nous faisait trembler tous les étés.

Le père Gagné présidait à tout cela, disant le chapelet, récitant des litanies, lisant de longues méditations, et chantant des cantiques. Il étendait aussi l’exercice de son quasi-ministère à l’extérieur. Quand un malade allait être administré, quand il y avait un mort à veiller, on voyait arriver le vieux, ses besicles sur le nez et son gros livre sous le bras ; et, entouré de ses élèves tout fiers de lui faire escorte et de jouer un rôle dans la cérémonie, il pontifiait. Bref, le père Gagné ne disait pas la messe ni ne confessait, mais à part cela c’est lui qui desservait le canton. Il avait le droit de se faire pardonner bien des petites anicroches, comme on le voit. Avec cela qu’il n’était pas méchant ; il négligeait un peu d’acquérir des fleurons pour sa couronne dans le ciel ; c’est-à-dire qu’il ne se servait pas du martinet plus qu’une dizaine de fois par jour, et encore n’était-ce assez souvent que pour la forme.
Aussi nous ne le détestions pas ; tout au plus nous amusions-nous quelquefois à le taquiner en l’appelant Papineau – un sobriquet qui lui était venu de je ne sais où ni comment, mais qui avait le privilège de le piquer au vif. Cela lui donnait l’occasion de réagir contre sa bonne nature en jouant du martinet de temps en temps, suivant les principes orthodoxes.
Dame, il s’y croyait probablement obligé, comme les autres. Il faut sauver son âme, n’est-ce pas ? Et puis il faut bien élever les enfants, si l’on ne veut pas qu’ils meurent sur l’échafaud.
Il me prend fantaisie de vous raconter à ce sujet une petite scène assez drolatique. Notons d’abord que notre maison d’école avait autrefois servi de boulangerie. Elle était flanquée à l’extérieur d’un grand four, dont la porte-bouchoir en fonte – munie d’un fort loquet et d’un ventilateur à coulisse – s’ouvrait à l’intérieur, justement dans la pièce où se faisait la classe. La pelle et le fourgon étaient même encore là, soigneusement rangés sur deux patères en bois, de chaque côté de l’ouverture. Ce four servait quelquefois de lieu de pénitence pour les paresseux et les récalcitrants.
Ce n’était certainement pas un lieu de récréation, car, de même que dans la fameuse cage de fer où Louis XI tint le cardinal La Balue enfermé durant dix ans, on ne pouvait ni s’y coucher, ni s’y asseoir, ni s’y tenir debout. Or nous avions au nombre de nos camarades, un nommé Joe Langlais, un bon garçon au demeurant, mais un loustic de la plus belle eau, tapageur, raisonneur, fumiste, agaçant comme cinq cent mille diablotins.
Ce caractère fantasque lui a porté malheur, par parenthèse, car je me suis laissé dire que le malheureux avait été assassiné quelque part dans l’Ouest, où l’avait conduit son esprit d’aventures. Rien d’étonnant à ce qu’il eût souvent maille à partir avec les différents maîtres d’école qui, ainsi que je l’ai dit précédemment, se succédaient chez nous avec une régularité qui faisait honneur à leur esprit de suite, ou tout au moins à l’esprit de suite de ceux qui étaient chargés de les engager et de les expédier ailleurs à tour de rôle.
Le père Gagné, malgré son caractère indulgent, ne faisait pas exception à la règle. Un jour, je ne sais trop pour quelle peccadille, Joe Langlais avait été mis à genoux dans un coin, en face de toute la classe, son alphabet à la main. Le maître se promenait de long en large, en faisant répéter le catéchisme aux petites filles. Tout à coup un éclat de rire général se fait entendre. Le vieux se retourne : seul, Joe Langlais, le dos hypocritement courbé et la tête penchée sur son livre, ne riait pas. Le père Gagné reprend sa promenade, et la scène se répète : nouvel éclat de rire, et Joe Langlais, toujours absorbé dans son étude, paraît de plus en plus étranger à l’hilarité universelle. Cette attitude parut suspecte au bonhomme, dont les sourcils se froncèrent d’une façon menaçante. Sans attendre l’éclat de rire, cette fois, en voyant tous les regards dirigés sur Joe Langlais, il fait une brusque volte-face, et aperçoit le gaillard tourné vers lui, les deux mains en position d’ébaucher un des pieds de nez les mieux réussis de son répertoire. L’atmosphère était grosse de tempête : l’orage éclata.
Le père Gagné laissa là catéchisme et petites filles, cueillit son martinet d’une main, attrapa de l’autre le farceur par le collet, lui passa la tête entre ses deux genoux, et, dans cette position qui lui donnait tous les avantages stratégiques possibles, le voilà qui se met à administrer une sanglade numéro un sur une arrière-garde aussi proéminente que mal protégée. La partie n’était pas égale, et justifiait jusqu’à un certain point un recours à des manœuvres plus ou moins traîtresses. Le battu, se sentant dans l’impossibilité de faire face de ce côté avec quelque chance de succès, eut la pensée de créer une diversion en attaquant à son tour d’un côté opposé. Tout à coup le père Gagné lâcha un cri terrible, en même temps qu’il lâchait son prisonnier, et se mettait à sauter à cloche-pied, la main sur un de ses mollets, et le museau crispé dans la plus patibulaire des grimaces qui ait jamais honoré la physionomie d’un mascaron. Joe Langlais, qui avait les dents acérées d’un chien-loup, venait de lui prendre une sanglante bouchée dans les chairs, à quelques pouces au-dessus de la cheville.
Mais la victoire n’était pas encore décidée, comme on le pense bien. Le pauvre maître, tout boiteux, mais animé d’un ressentiment bien légitime, revient sur ses pas, ouvre la porte du four, saisit Joe Langlais par le fond de sa culotte, et le fourre comme un paquet de guenilles dans l’ouverture, qu’il referme soigneusement par derrière en laissant tomber le loquet ; et, tout maugréant, tout essoufflé, il regagne sa place en traînant la patte.
Mais à peine était-il installé sur son siège, qu’il bondit comme un chien piqué par un taon, au milieu d’un éclat de rire formidable. Une voix méchante, agressive, cruelle, remplie de mordacité vipérine, venait, dans le silence de la classe, de crier à tue-tête sur un ton de crécelle fêlée :
– Hourrah pour Papineau !
En fermant la porte du four, le vieux avait oublié de fermer le ventilateur, et c’était Joe Langlais dont la vengeance lui lançait par là l’invective qui avait plus que toute autre le don d’exaspérer le pauvre maître.
La scène fut homérique. Le vieux ne boitait plus. Il se précipite vers le four, saisit le fourgon d’une main fébrile et l’introduit violemment par le ventilateur, à la façon des zoulous maniant la zagaie.
– Aïe ! Aïe ! cria Joe Langlais. Mais ne voilà-t-il pas le fourgon qui prend tout à coup une allure de va-et-vient régulière, et se met à scier avec acharnement dans la petite ouverture. Joe Langlais avait saisi l’instrument par l’autre bout, et fourgonnait de son côté en criant toujours :
– Hourrah pour Papineau !
Cela tournait au haut-comique ; mais nous n’avions pas vu le plus beau. Hors d’haleine et se mangeant les sangs, le vieux Gagné lâche le fourgon, ouvre la gueule du four et crie :
– Sors ici, toi !
– Hourrah pour Papineau ! répond le garnement.
– Attends un peu, mon pendard ! éjacule le bonhomme hors de lui.
Et il s’élance la tête la première dans le four béant, au milieu d’une tempête de rires et de criailleries sans nom. Ce fut comme un éclair ; l’un des nôtres – je ne me souviens plus lequel – ne fit qu’un bond ; il se précipite, ferme le bouchoir en laissant tomber le loqueteau dans le mentonnet, fait glisser la plaque du ventilateur dans ses rainures, et voilà les adversaires, le maître et l’élève, coffrés tous les deux, aux prises des dents et des griffes, comme deux matous enragés, enfermés dans une poche. Et :
– Hourrah pour Papineau ! crie toute la classe dans une exclamation délirante... Congé !...
Une seconde après, nous filions au dehors, toute la classe s’éparpillant comme une nuée d’étourneaux en guinguette. Ô les folies d’autrefois !... Je ne sais qui eut le dessus, du père Gagné ou de Joe langlais, car ils avaient l’air bien fripés tous les deux le lendemain. Un passant s’était trouvé là pour les délivrer, paraît-il ; et la paix avait été conclue, grâce à l’intervention des parents du coupable.
– Voyez donc cette poignée de cheveux qu’il m’a arrachée ! avait dit le pauvre vieux Gagné.
– Bah ! avait répondu le père de Joe langlais, vous n’en avez point de l’autre côté de la tête ; ça ne peut faire qu’égaliser.


Chapitre XIII

L’orthographe, qu’est-ce que c’est que ça ? – Manière originale de l’enseigner. – Nos progrès. – Nouvelle manière d’épeler le mot coffre. – L’influence d’un cantique. – Comment j’ai appris l’anglais. – Bonnie et Dozzie. – Un nouveau volapük. – Banqueroute de la science.

Dans un chapitre précédent, j’ai parlé du système très simple, mais non moins efficace que le nommé Hamel avait de nous enseigner l’orthographe. Le système du père Gagné différait radicalement de celui de son confrère, bien qu’étant d’une égale simplicité – prenez le mot dans le sens que vous voudrez. Vous allez voir tout d’abord que, si ce n’étaient pas ses connaissances encyclopédiques qui lui avaient valu le surnom de Papineau, il savait au moins que, pour bien faire une chose, la meilleure manière est de commencer par le commencement.
Il avait si bien commencé par le commencement, le bonhomme, que le champ de nos études s’était limité jusque-là aux notions de lecture les plus élémentaires. La leçon se donnait comme ceci : nous nous placions devant le maître en rang d’oignons ; à l’un des bouts c’était la tête ; à l’autre c’était la queue. À cette dernière on arrivait assez facilement, il ne s’agissait que de se laisser descendre. N’atteignait pas l’autre extrémité qui voulait, par exemple. Et quand on y était, l’important était de s’y cramponner. Pour cela il fallait lire avec aplomb, sans broncher, et même sans sourciller. À la moindre hésitation, vous étiez guetté, et si quelqu’un lâchait le mot avant vous, fût-il à la queue, il passait à la tête, et vous descendiez d’un cran. J’ajouterai que les pauses et les repos indiqués par la ponctuation étaient sacrés ; si vous passiez une virgule, vous perdiez votre place au profit du voisin.
Pas trop mauvaise non plus cette méthode-là. Encore à l’heure qu’il est, quand je lis à haute voix, je n’arrive jamais sur une virgule sans penser au père Gagné, et me dire :
– Bon, respirons ici un petit peu !
Sa méthode d’enseigner l’orthographe était-elle aussi bonne ? Vous allez en juger.
Un jour, le bonhomme prit un air solennel et nous fit le petit speech qui suit :
– Mes enfants, vous êtes pas mal avancés dans la lecture ; M. le Curé va être content de vous autres. Mais il ne suffit pas de lire correctement pour être instruit ; il faut encore savoir l’orthographe !
Après avoir lancé ce mot-là, l’orateur s’arrêta pour juger de l’effet produit. Il fut considérable ; nous écoutions bouche bée. L’orthographe ? Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? En tout cas, ce ne pouvait être que bien difficile, et nous nous demandions si cela valait la peine de se donner tant de mal pour être instruit.
Le père Gagné ouvrit sa tabatière – tout le monde prisait à cette époque – et continua :
– Vous ne savez pas ce que c’est que l’orthographe sans doute ; eh bien, écoutez, je vais vous renseigner. Ça se divise en deux parties : la première, nous enseigne combien il y a de lettres dans chaque mot ; la seconde nous indique quelles sont ces lettres-là.
Il n’y eut qu’un cri parmi nous :
– Ah ! mon Dieu, que ça doit être difficile !
– C’est vrai, c’est assez difficile, mes enfants, reprit le vieux Gagné ; mais ça s’apprend tout de même ; je l’ai bien appris, moi ! Voyons, ajouta-t-il, il faut commencer dès aujourd’hui et procéder systématiquement. D’abord, nous allons apprendre l’orthographe des mots qui concernent la famille : père, mère, frère, sœur. Puis viendront ceux qui concernent la parenté : tels que oncle, tante, cousin, cousine. Après cela, nous étudierons l’orthographe des mots qui représentent les objets avec lesquels on a le plus de rapports journaliers : ceux qui désignent les différentes parties de la maison, par exemple les meubles qui la garnissent, les articles de toilette, les ustensiles de cuisine, etc. Allons, rangez-vous comme pour la lecture, là, ho ! et faites bien attention. Le nombre de lettres dans chaque mot, d’abord. Commençons par le mot père. Combien y a-t-il de lettres dans le mot père ?
– Deux ?
– Non, un autre.
– Trois ?
– Non, le suivant.
– Quatre ?
– Très bien, toi, passe à la tête.
Après le mot père vinrent à leur tour les autres mots du vocabulaire, à peu près dans l’ordre mentionné plus haut.
Nous ne rations jamais un mot, vous comprenez : à la longue, la réponse finissait toujours par être correcte : il s’agissait seulement de se trouver placé au bon endroit pour passer à la tête.
Aussi faisions-nous des progrès sensibles, et il fallait entendre nos vantardises à nos parents quand nous parlions d’orthographe.
– Maman, fis-je, en rentrant à la maison, un jour que j’avais eu un succès signalé, combien y a-t-il de lettres dans plancher ?
– Attends que je compte.
– Ah ! il ne faut pas compter !
– Comment, il ne faut pas compter... le sais-tu sans compter, toi ?
– Oui, il y en a huit.
– Huit ? épelle donc, voir.
– Comment, épelle donc ?
– Quelles sont ces huit lettres, voyons ?
– Sais pas moi, on n’est pas encore rendu là.
Ma mère trouvait cette manière d’apprendre l’orthographe un peu originale, mais enfin...
Malgré ces beaux succès, cependant, nous ne pouvions pas en rester là ; il fallait bien aborder la seconde phase de nos études orthographiques, c’est-à-dire l’importante question de savoir quelles sont les lettres dont chaque mot se compose.
Allons, nous voilà encore une fois rangés devant le père Gagné, qui, après un nouveau petit speech bien senti, dit en s’adressant à celui d’entre nous que le hasard avait mis à la tête ce matin-là :
– Voyons, mon ami, comment s’épelle le mot père ?
– Per ?
– Pas du tout, le suivant.
– Perre ?
– Non !
– Pert ?
– Non !
– Pair ?
– Non !
– Père ?
– Ça y est, passe à la tête, toi !
Et ainsi de suite ; inutile, n’est-ce pas d’entrer dans les détails ; ils variaient peu.
Une fois, pourtant, la leçon prit un caractère tout particulièrement intéressant. Nous étions rendus aux effets d’ameublement, et nous avions à épeler le mot coffre :
– Voyons, comment s’épelle le mot coffre ?
– Coffre ?
– Non !
– Cofre ?
– Non !
– Cauff... ?
– Non !
– Koffr... ?
– Non, non !
– Kauf... ?
– Non, non, non !... Ah ! ça, écoutez, mes enfants, il vaut mieux vous le dire tout de suite, vous ne le trouverez jamais : c’est un des mots les plus difficiles à épeler que je connais. Un coffre, ça s’épelle – prenez ça en note, afin de jamais l’oublier – ça s’épelle q-u-’-o-f, qu’of, f-r-e-n-t, frent !
– Ah !...
– C’est comme ça !
– Pas possible !
– Que voulez-vous que j’y fasse ? C’est dans les livres.
Qui fut ébahie, c’est ma pauvre mère, quand, pour la tenir au courant de mes progrès dans l’orthographe, je lui racontai comment j’avais appris à épeler le mot coffre.
– Mais tu as mal compris, mon pauvre petit, me dit-elle.
– Pardon, maman, j’ai bien compris ; à preuve que j’ai mes notes.
– Tu t’es trompé, tout simplement.
– Non je ne me suis pas trompé. Tenez, voilà le maître qui passe, demandez-le-lui. M. Gagné !
– Qu’est-ce qu’il y a, petit ?
– Maman ne veut pas me croire pour le mot coffre, vous savez...
– Vos élèves ne vous comprennent pas toujours, M. Gagné, intervint maman ; en voici un, par exemple, qui prétend avoir appris de vous que le mot coffre (un coffre) s’épelle qu’offrent.
– Mais, ma chère dame, répondit le magister, il a raison.
– Ah, bah !
– Parole d’honneur !
– Allons donc !...
– Mais je puis vous en donner la preuve tout de suite.
– Je serais curieuse de voir ça.
La maison d’école était à deux pas : le bonhomme revint au bout de deux minutes, avec un vieux recueil de cantiques tout ouvert à la main.
– Tenez, madame, dit-il, lisez :

J’ai vu l’impie heureux,
Le jeune voluptueux,
Se plonger dans les douceurs
QU’OFFRENT les mondains séducteurs !

– Êtes-vous satisfaite ? Quand j’enseigne quelque chose, madame, c’est que je le sais apertement.
Trois mois après, j’eus la douleur de perdre un si bon professeur. Il était allé prendre la direction d’une école modèle !
J’ai raconté précédemment comment j’avais appris l’orthographe : il me prend envie de raconter aujourd’hui comment j’ai appris l’anglais.
Nos plus près voisins – je l’ai dit – étaient une famille anglaise du nom de Houghton.
Pour ne parler que des enfants, cette famille se composait de deux garçons – Bonnie et Dozzie – et d’une fillette ; mais laissons celle-ci de côté : je n’étais pas à l’âge où l’intéressante portion de l’humanité qu’on appelle le beau sexe pouvait avoir quelque intérêt pour moi.
Au contraire, j’étais plutôt disposé à regarder avec pitié ces petits êtres fragiles et sans haleine, condamnés à porter des jupons – ce qui les rendait impropres à toutes sortes d’exercices, et en particulier à grimper dans les arbres, à faire la culbute, ou à planter le chêne ou le poireau.
Les deux garçons faisaient, avec mon frère Edmond et moi, un quatuor assez bien assorti, l’aîné étant précisément de mon âge, et le cadet, de l’âge de mon frère. Il était donc tout naturel que nous fussions très liés ; et, en dépit de mes préjugés contre les Anglais, et des nombreux conflits que le nom de Papineau soulevait entre nous, nous formions deux paires d’amis d’autant plus assidus dans nos relations, que celles-ci étaient encouragées par nos parents respectifs, De son côté, mon père se disait :
« En jouant toujours avec les petits Houghton, les enfants ne peuvent manquer d’apprendre l’anglais, et c’est dans la première enfance que la langue se forme le mieux à l’accent », Or, du sien, M. Houghton faisait cette réflexion :
« En jouant sans cesse avec les petits Fréchette, Bonnie et Dozzie vont infailliblement apprendre le français, et l’apprenant ainsi dès l’enfance, ils le parleront toujours avec un excellent accent »,
En sorte que mon père nous répétait souvent :
– Jouez avec les Houghton, ce sont des petits messieurs, et vous apprendrez l’anglais.
Tandis que M. Houghton disait aux siens :
– Jouez avec les petits Fréchette, ils sont bien élevés, et vous apprendrez le français.
Nous nous en donnions à cœur joie, bien entendu : à la toupie, à la chèvre, à la marelle, à la main-chaude, au cerf-volant, au cheval-fondu, à cache-cache, aux billes, au boute-hors, à frappe-main, à traîne-savatte, à barlurette, etc.
Mon père, qui nous entendait parler souvent de tag, de high-spy, de jack-in-the-hay, de puss-in-the-corner, de hoppy-go-kicky, s’applaudissait et nous applaudissait.
– Très bien, mes enfants, nous disait-il, je vois que vous apprenez quelque chose. Parlez-vous toujours anglais quand vous jouez ensemble ?
– Toujours, papa.
– Parfait, mes enfants, continuez.
– Eh bien, disait M. Houghton de son côté, ça marche-t-il le français ?
– Oh ! yes, papa.
– Vous parlez toujours français ensemble, j’espère ?
– Oh ! yes, father !
– All right, boys, continue !
On remarquera sans doute un léger écart de concordance entre ces deux affirmations si positives. Pourtant, ni les uns ni les autres ne mentaient. En disant que nous parlions toujours anglais, mon frère et moi étions de la meilleure foi du monde ; et nos petits amis étaient aussi sincères en disant qu’ils parlaient français. Comment cela, s’il vous plaît ? Voici tout le mystère. Nous avions, sans le savoir, à nous quatre inventé un volapük, une espèce de jargon que nos deux amis croyaient être du français, et que de notre côté, nous croyions être de l’anglais pur sang. Ce jargon se composait de quelques expressions empruntées aux deux langues, les mots anglais se prononçant avec l’accent français et les mots français se baragouinant à l’anglaise.
Notre canton étant presque exclusivement français, nos voisins étaient plus familiers avec notre langue que nous avec la leur ; il s’ensuivait que le français avait le dessus dans cet amalgame hybride. Quelques légères variantes par-ci par-là et tout était dit. Très simples, les variantes. Ainsi, comme la négation non se traduit par no en anglais, les adjectifs possessifs mon, ton, son devenaient mo, to, so, naturellement. De sorte que, en y ajoutant l’accent anglais, « mon père », « ton frère », se prononçaient mo perr, to frerr. Et quand Bonnie ou Dozzie disait, en confondant les genres comme c’est le devoir de tout bon Anglais :
– Mo perr elle être plous tall que to sienne, nous répondions avec le même accent et la même grammaire :
– To merr il être plous small que c’ty-là de moâ.
Et nous croyions sincèrement parler anglais. J’étais tout fier pour ma part de gazouiller si couramment une langue que tout le monde s’accordait à considérer comme très difficile à apprendre et surtout à prononcer. Et, chose qui frappait singulièrement mon amour-propre, cela m’était venu sans le moindre effort de mémoire.
– Ce n’est pas malaisé du tout, maman, je t’assure, répétais-je souvent, il n’y a qu’à s’y mettre.
L’affaire ne pouvait pas marcher sur ce train-là bien longtemps, comme on peut s’en douter. Une si belle invention ne pouvait pas toujours rester dans l’ombre. La lumière n’est pas faite pour luire sous le boisseau. Voici dans quelle circonstance nos talents de linguistes éclatèrent au grand jour. Un beau matin, en présence de papa, mon frère me dit :
– Veux-tu me prêter ta toupie ?
– Prends-la si tu veux, lui répondis-je.
– Dites donc, mes enfants, intervint mon père, répétez donc cela en anglais, êtes-vous capable ?
Peuh !... Si nous étions capables !
– C’est toi prête to top à moâ ? dit Edmond avec assurance.
Et moi de répondre aussi imperturbablement :
– Take-lé si toi veule !
Mon père crut que nous plaisantions, d’abord ; mais après un sérieux interrogatoire, au cours duquel nous eûmes à exhiber notre savoir à fond, il lui fallut bien se rendre à l’évidence. Suivant l’expression de Brunetière, notre science faisait banqueroute. Nous n’étions pas plus forts en anglais qu’en orthographe, hélas ! Ma vanité se changeait en humiliation, et la satisfaction de mon père en découragement.


Chapitre XIV

Une histoire d’enfant. – Visite chez des amis. – Épreuve de foi. – Un miracle.

Je crois devoir placer ici un épisode de ma vie d’enfant, qui, en dépit de ses insignifiantes proportions, a laissé une trace persistante dans mes souvenirs. – Qu’on ne s’attende à rien d’héroïque ; les détails en sont même assez puérils – mais les personnes pieuses ou dévotes aimeront peut-être à recueillir mon témoignage en cette circonstance. Je vais tout raconter, dans la même sincérité naïve avec laquelle j’y ai joué mon rôle d’enfant. Je n’en tire aucune conclusion, car, si surprenante que soit cette histoire, je n’ai pas l’orgueil de m’imaginer que Dieu ferait un miracle – ou interviendrait même providentiellement pour exaucer une prière tombée de mes lèvres.
Voici le fait, tout simplement. Un jour d’hiver, je ne sais quelle affaire pressante appela M. et Mme Houghton à New Liverpool – maintenant Saint-Romuald. Manquant de servante dans le moment, et toute la famille ne pouvant voyager dans la même voiture, on prit le parti de laisser les deux petits garçons à la maison, après avoir obtenu de ma mère, pour mon frère et pour moi, la permission d’aller passer l’après-midi avec eux. Tout ce qui est en dehors des habitudes journalières est un sujet de réjouissances pour les enfants. Nous partîmes en gaieté, et les jeux s’organisèrent d’autant plus librement que nous n’avions personne pour entraver nos ébats. En deux mots, on nous avait lâché la bride sur le cou, et nous en profitions sans scrupule. Tout à coup, interrompant une partie de bagatelle :
– Si nous allions manger du sucre ! s’écria Bonnie.
Je fais grâce au lecteur du jargon, dont nous nous servions ensemble, et dont j’ai donné une idée dans le chapitre précédent. Manger du sucre, c’était alléchant.
– Allons manger du sucre ! fîmes-nous avec une touchante unanimité.
Dans notre canton, pour ceux qui en avaient les moyens, les provisions d’hiver s’emmagasinaient à l’avance ; les uns reléguaient caisses et barils au grenier ; chez M. Houghton, dont la maison était grande, on avait réservé pour cela une chambre non meublée, dans les mansardes. Il y avait là, en particulier, un minuscule mais appétissant boucaut de fine cassonade qu’il s’agissait d’aller visiter. Cette expédition ainsi proposée par l’aînée des enfants de la maison, si peu justifiable qu’elle nous eût paru en temps ordinaire, empruntait aux circonstances un caractère de légitimité qui ne la rendait à nos yeux pas trop incompatible avec nos notions d’honnêteté.
En somme, nous étions en visite chez des amis, nous n’obéissions qu’à une invitation généreuse ; et nous voilà grimpant les escaliers quatre à quatre, et nous gavant dans le baril de cassonade comme des moineaux dans un boisseau d’avoine. Jamais nous n’avions fait pareille bombance. Mais les plus belles choses ont une fin – et en particulier le goût pour la cassonade. Une fois rassasiés, nous songeâmes à la retraite. Fatalité ! Nous avions fermé la porte derrière nous, et nous étions prisonniers. La serrure, suivant l’expression populaire, était mêlée. Le bouton ne fonctionnait pas, et le pêne adhérait à la gâche comme une molaire dans son alvéole. Pas moyen seulement de l’ébranler. Et avec cela, pas un outil, pas un canif, pas même un clou sous la main ! Nous n’avions que la ressource d’enfoncer la porte, ce qui, comme on le pense bien, n’était pas une besogne facile pour des poings, des genoux et des épaules de sept et six ans. Impossible de se le dissimuler, nous étions bien et dûment dans un cachot.
On conçoit notre détresse : M. et Mme Houghton pouvaient revenir d’un moment à l’autre ; personne n’était là pour leur ouvrir la porte ; nous étions pris autant dire la main dans le sac. C’est étonnant comme la différence des situations modifie quelquefois les appréciations de la conscience. Ce petit régal, qui nous semblait si légitime un moment auparavant, se changeait tout à coup à nos yeux en un déshonorant larcin. Au lieu d’être des invités, nous nous trouvions être ni plus ni moins que des voleurs. C’était terrible. Pour mon frère et pour moi, la position était plus humiliante ; mais pour nos petits amis, elle était plus responsable et aussi plus dangereuse. Leur désespoir crevait le cœur. Comment faire ? Tous les efforts possibles avaient été tentés.
À tour de rôle, et à cent reprises différentes, nous avions assailli la serrure, secoué et tourné le bouton à gauche, à droite, brusquement, doucement, en poussant, en tirant, en biaisant, vers le haut, vers le bas... Travail inutile ! La sueur au front, les doigts écorchés, les poignets fourbus, nous nous regardions tous les quatre, atterrés, la mort dans l’âme. Il y avait plus d’une heure que nous nous épuisions ainsi en vains efforts, quand il me vint une idée :
– Nous n’avons qu’une chose à faire, dis-je – prier le bon Dieu !
Nos petits amis étaient protestants, et il s’élevait quelquefois entre nous des discussions sur la valeur relative de nos différentes religions. Je trouvais la nôtre bien supérieure, naturellement ; et j’éprouvais une peine réelle en songeant que de si bons petits garçons, avec des parents si respectables, pour des Anglais, étaient destinés à brûler dans l’enfer durant toute l’éternité.
– N’était-il pas de mon devoir de leur ouvrir les yeux ?
L’occasion était bonne pour cela, et, n’ayant pas d’autre alternative, d’ailleurs, je résolus d’en profiter.
– Laissez-moi prier le bon Dieu, dis-je, et je saurai bien l’ouvrir, moi, la porte !
Et sans m’occuper de la moue d’incrédulité qui se peignait sur la figure de mes camarades, je m’agenouillai dans un coin et me mis en prière. Oh ! ma prière fut fervente, je vous l’affirme ! Quand elle fut finie, je me relevai et dis à mes camarades :
– Essayez encore une fois d’ouvrir la porte, maintenant.
Et cette dernière épreuve ayant eu le même résultat que les précédentes, plein de confiance, ou plutôt sûr de moi-même – en honneur et conscience je n’exagère pas d’une syllabe – je mis la main sur le bouton de la porte... Et la porte s’ouvrit. Je laisse à deviner le cri de joie que nous poussâmes en dégringolant les escaliers.
Les yeux rouges et les joues livides, nous nous regardions en pleurant et en riant tout à la fois. Mais, attendez, nous n’avions pas vu le plus beau.
– Hein ! dis-je tout à coup aux petits Anglais, vous voyez bien que c’est notre religion qui est la vraie !
– Pas tant que ça, répondit l’aîné des Houghton ; rien ne prouve que ma prière n’aurait pas été aussi efficace que la tienne.
– Veux-tu en faire l’épreuve ?
– Volontiers.
– Eh bien, recommençons.
– Comment cela ?
– Enfermons-nous de nouveau.
La proposition n’avait rien de rassurant : on protesta ; je triomphais.
– Eh bien, dis-je, si vous ne voulez pas, c’est que vous n’avez pas confiance.
L’orgueil piqué fut plus fort que la peur.
– C’est bien, dit Bonnie, allons-y.
Nous remontâmes dans le magasin aux provisions, mais sans songer à la cassonade cette fois, je vous en réponds. Enfermés de nouveau, nous essayâmes – chacun son tour – d’ouvrir la porte. J’y allai pour ma part – je l’affirme sur l’honneur ! – aussi consciencieusement que la première fois. Impossible ! La serrure était plus mêlée que jamais. Les figures s’allongeaient à vue d’œil.
– Allons, fais ta prière ! dis-je à Bonnie. Bonnie fit sa prière dans une embrasure, et revint à la porte. Il travailla de bon cœur, car il était hors d’haleine et tout épuisé quand il s’avoua vaincu.
– À ton tour, Dozzie ! Mais Dozzie avait perdu la tête, et sanglotait comme un sourd au-dessus du fatal baril de cassonade. Le temps s’envolait vite, on entendait des grelots dans le lointain, il fallait agir, et le devoir m’incombait de sauver la situation. J’essayai de nouveau de faire fonctionner la serrure – car j’avais autant besoin de me convaincre moi-même que de convaincre les autres – et tous mes efforts étant vains, je me mis en prière. En me relevant, je marchai droit à la porte, et l’ouvris sans le moindre effort, juste au moment où la voiture de M. Houghton entrait dans la cour.
Voilà ! J’ai raconté cette histoire d’enfant en honnête homme, avec la sincérité d’un vieillard, me croira qui voudra.







Cet ouvrage est le 131e publié
dans la collection Littérature québécoise
par la Bibliothèque électronique du Québec.


La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.



 Cet avant-propos n’a jamais été retrouvé.
 Archaïsme signifiant jamais.









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