Le brave soldat Chvéïk - La Bibliothèque électronique du Québec
Et, du reste, j'ai déjà passé par un examen médical au Commissariat central, ils
ont ...... militaire et de voir le confiseur pour s'entendre avec lui au sujet du
véhicule. ...... japonaise représentant les amours d'une geisha et d'un vieux
samouraï. ...... nullement une vengeance de notre part, mais un simple moyen d'
éducation, ...
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Jaroslav Hasek
Le brave soldat Chvéïk
BeQ
Jaroslav Hasek
Le brave soldat Chvéïk
roman
Traduit du tchèque par Henri Horessi
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 933 : version 1.1
Le brave soldat Chvéïk
I
Comment le brave soldat Chvéïk intervint dans la grande guerre.
Cest du propre ! Msieur le patron, prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après avoir été déclaré « complètement idiot » par la commission médicale, avait renoncé au service militaire et vivait maintenant en vendant des chiens bâtards, monstres immondes, pour lesquels il fabriquait des pedigrees de circonstance.
Dans ses loisirs, il soignait aussi ses rhumatismes, et, au moment où la logeuse linterpella, il était justement en train de se frictionner les genoux au baume dopodeldoch.
Quoi donc ? fit-il.
Eh ! bien, notre Ferdinand... il ny en a plus !
De quel Ferdinand parlez-vous, Mame Muller ? questionna Chvéïk tout en continuant sa friction. Jen connais deux, moi. Il y a dabord Ferdinand qui est garçon chez le droguiste Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une bouteille de lotion pour les cheveux. Après, il y a Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les crottes de chiens. Si cest lun de ces deux-là, ce nest pas grand dommage ni pour lun, ni pour lautre.
Mais, Msieur le patron, cest larchiduc Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin, vous savez bien ?
Jésus-Marie, nen vlà dune nouvelle ! sécria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé, à larchiduc, voyons ?
À Saraïévo. Des coups de revolver. Il y était allé avec son archiduchesse en auto.
Ça, par exemple ! Ben oui, en auto... Vous voyez ce qucest, Mame Muller, on sachète une auto et on ne pense pas à la fin... Un déplacement, ça peut toujours mal finir, même pour un seigneur comme larchiduc... Et surtout à Saraïévo ! Cest en Bosnie, vous savez, Mame Muller, et il ny a que les Turcs qui sont capables de faire un sale coup pareil. On naurait pas dû leur prendre la Bosnie et lHerzégovine, voilà tout. Ils se vengent à présent. Alors, notre bon archiduc est monté au ciel, Mame Muller ? Ça na pas traîné, vrai ! Et a-t-il rendu son âme en tout repos, ou bien a-t-il beaucoup souffert à sa dernière heure ?
Il a été fait en cinq sec, Msieur le patron. Pensez donc, un revolver, ce nest pas un jouet denfant. Il y a pas longtemps, chez nous, à Nusle, un monsieur a joué avec un revolver et il a tué toute sa famille, y compris le concierge qui est monté au troisième pour voir ce qui se passait.
Il y a des revolvers, Mame Muller, qui ne partent pas, même si vous poussez dessus à devenir fou. Et il y en a beaucoup, de ces systèmes-là. Seulement, vous comprenez, pour servir un archiduc on ne choisit pas de la camelote, et je parie aussi que lhomme qui a fait le coup sest habillé plutôt chiquement. Un attentat comme ça, cest pas un boulot ordinaire, cest pas comme quand un braco tire sur un garde. Et puis, des archiducs, cest des types difficiles, nentre pas chez eux qui veut, nest-ce pas ? On ne peut pas se présenter mal ficelé devant un grand seigneur comme ça, y a pas à tortiller. Il faut mettre un tuyau de poêle, sans ça vous êtes coffré, et, ma foi, allez donc apprendre les belles manières au poste !
Il paraît quils étaient plusieurs.
Bien sûr, Mame Muller, répondit Chvéïk en terminant le massage de ses genoux. Une supposition : vous voulez tuer larchiduc ou lempereur, eh ! bien, la première chose à faire, cest daller demander conseil à quelquun. Autant de têtes, autant davis. Celui-ci conseille ci, lautre ça, et alors « luvre réussit », comme on chante dans notre hymne national. Lessentiel, cest de choisir le bon moment lorsquun tel personnage passe devant vous. Tenez, vous devez vous rappeler encore ce M. Luccheni qui a percé à coups de tiers-point feu notre impératrice Élisabeth. Celui-là a fait encore mieux ; il se promenait tranquillement à côté delle et, tout dun coup, ça y était. Cest quil ne faut pas trop se fier aux gens, Mame Muller. Depuis ce temps-là les impératrices ne peuvent plus se promener. Et cest pas fini, il y a encore bien dautres personnages qui attendent leur tour. Vous verrez, Mame Muller, quon aura même le tzar et la tzarine, et il se peut aussi, puisque la série est commencée par son oncle, que notre empereur y passe bientôt... Il a beaucoup dennemis, vous savez, notre vieux père, beaucoup plus encore que ce Ferdinand. Cest comme disait lautre jour un monsieur au restaurant ! le temps viendra où tous ces monarques claqueront lun après lautre, et même le Procureur général ny pourra rien. La douloureuse venue, ce monsieur dont je vous parle navait pas de quoi régler, et le propriétaire a dû appeler un agent. Le monsieur a accueilli cette décision en allongeant une gifle au patron et deux à lagent et on la amené en panier à salade où vous savez. Vrai, Mame Muller, il sen passe des choses à cte heure ! Et lAutriche ne fait quy perdre. Quand je faisais mon temps, un fantassin a tué un capitaine. Nest-ce pas, le pauvre bougre charge son fusil et sen va au bureau. Là, on lenvoie promener, mais il insiste quil veut parler au capitaine. Finalement, le capitaine sort du bureau et colle au copain quatre jours de consigne. À partir de ce moment, ça allait tout seul : le copain va chercher son fusil et envoie une balle directement dans le cur du capitaine. Elle lui sort par le dos et fait encore des dégâts au bureau. Elle casse une bouteille dencre et tache les paperasses.
Et ce soldat, quest-ce quil est devenu ? questionna Mme Muller pendant que Chvéïk shabillait.
Il sest pendu avec une paire de bretelles, répondit Chvéïk en époussetant son chapeau melon. Avec des bretelles qui nétaient pas à lui, sil vous plaît ! Il avait dû les emprunter au gardien-chef, sous prétexte que ses pantalons tombaient. Et dame ! pourquoi attendre que le conseil de guerre vous condamne à mort, nest-ce pas ? Vous comprenez, Mame Muller, que, dans des circonstances pareilles, on perd la tête. Le gardien-chef a été dégradé et il a attrapé six mois de prison. Mais il na pas pourri au violon. Il a foutu le camp en Suisse où il a trouvé un poste de prédicant de je ne sais plus quelle Église. Les gens honnêtes sont rares aujourdhui, vous savez, Mame Muller. On se trompe facilement. Cétait certainement le cas de larchiduc Ferdinand. Il voit un monsieur qui lui crie « Gloire ! » et il se dit que ça doit être un type comme il faut. Mais voilà, les apparences sont trompeuses... Est-ce quil a reçu un seul coup ou plusieurs ?
Il est écrit sur les journaux, Msieur le patron, que larchiduc a été criblé de balles comme une écumoire. Lassassin a tiré toutes ses balles.
Parbleu ! On va vite dans ces affaires-là, Mame Muller. La vitesse, cest tout. Moi, en pareil cas, je machèterais un browning. Ça na lair de rien, cest petit comme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine darchiducs, quils soient gros ou maigres. Entre nous, Mame Muller, vous avez toujours plus de chance de ne pas rater un archiduc gras quun archiduc maigre. On la bien vu au Portugal. Vous vous rappelez cette histoire du roi troué de balles ? Celui-là était aussi dans le genre de larchiduc, gros comme tout. Dites donc, Mame Muller, je men vais maintenant à mon restaurant Au Calice. Si on vient pour le ratier jai déjà touché un petit acompte sur le prix, vous direz, sil vous plaît, quil se trouve dans mon chenil à la campagne, que je viens de lui couper les oreilles et quil nest pas en état de voyager tant que ses oreilles ne sont pas cicatrisées, il pourrait prendre froid. La clef, vous la remettrez à la concierge.
Au Calice il ny avait quun seul client. Cétait Bretschneider, un agent en bourgeois. Le propriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes, et Bretschneider essayait en vain dentamer la conversation.
Palivec était célèbre par la verdeur de son langage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire « cul » ou « merde ». Mais il avait des lettres et conseillait à qui voulait lentendre de relire ce qua écrit à ce sujet Victor Hugo dans le passage où il a cité la réponse de la vieille garde de Napoléon aux Anglais, à la bataille de Waterloo.
Nous avons un été superbe, commença Bretschneider désireux de faire parler le patron.
Autant vaut la merde, répondit Palivec en rangeant les soucoupes sur le buffet.
Ils en ont fait de belles dans ce sacré Saraïévo ! hasarda Bretschneider avec un faible espoir.
Dans quel « Saraïévo » ? questionna Palivec. Le bistro de Nusle ? Ça ne métonnerait pas du tout, là on se bat quotidiennement tous les jours. Tout le monde sait ce que cest que Nusle...
Mais je vous parle de Saraïévo en Bosnie, patron. On vient dy assassiner larchiduc Ferdinand. Quest-ce que vous en dites ?
Des choses comme ça, je ne men mêle pas. Celui qui vient memmerder avec des conneries pareilles, je lenvoie chier, répondit poliment Palivec en allumant sa pipe. Soccuper des affaires de ce genre-là aujourdhui, ça pourrait vous casser les reins. Je suis commerçant, nest-ce pas ? et, quand quelquun vient pour me demander de la bière, je suis à son service. Mais nimporte quel Saraïévo, la politique ou feu notre archiduc, tout ça ne fait pas notre affaire. Ça ne peut rapporter quun séjour à Pankrac.
Déçu dans son attente, Bretschneider se tut et regarda autour de la salle vide.
Dans le temps, vous aviez ici un tableau représentant notre empereur, reprit-il après un moment de silence ; il était accroché juste là, où il y a maintenant la glace.
Ça, vous avez raison, riposta le patron. Mais, comme les mouches chiaient dessus, je lai fait enlever et mettre au grenier. Vous comprenez, il vient du monde ici, et il pourrait arriver facilement quon fasse une réflexion désobligeante, et ça me vaudrait des emmerdements. Est-ce que jen ai besoin, moi ?
Il ny a pas à dire, ça na pas dû être drôle, ce Saraïévo de malheur, patron ?
À cette question quil sentit brûlante, Palivec répondit évasivement :
À cte époque-là, fit-il, il fait en Bosnie et en Herzégovine des chaleurs formidables. Quand jy faisais mon service militaire, on mettait tous les jours de la glace sur la tête de notre colonel.
Dans quel régiment avez-vous servi, patron ?
Je ne me charge pas la mémoire avec des bêtises pareilles. Je ne me suis jamais occupé dune telle foutaise et, du reste, je ne suis pas curieux à ce point-là, répondit Palivec. Trop chercher nuit.
Lagent garda définitivement le silence. Son regard sassombrit et ne sillumina quà larrivée de M. Chvéïk qui en ouvrant la porte commanda tout de suite « une noire ».
À Vienne aussi, on est au noir aujourdhui, ajouta-t-il.
Les yeux de Bretschneider sallumèrent despoir.
À Konopiste, il y a une dizaine de drapeaux noirs, fit-il sèchement.
Il devrait y en avoir douze, dit Chvéïk après avoir bu de sa bière.
Pourquoi justement douze ? interrogea Bretschneider.
Pour que ça fasse un chiffre rond : une douzaine, ça se compte mieux comme ça. Et puis, cest toujours à meilleur marché quand on achète par douzaine, répliqua Chvéïk.
Il se fit un long silence que Chvéïk interrompit en soupirant :
Le voilà devant la justice de Dieu : que Dieu laccueille dans sa gloire. Il naura pas vécu assez pour être empereur. Quand jétais au régiment, un général aussi est tombé de son cheval et sest tué tout doucement. On voulait le pousser pour laider à remonter à cheval, et on a vu quil était déjà tout ce quil y a de plus mort. Lui aussi aurait été bientôt feld-maréchal. Cela sest passé à une revue. Ces revues militaires ne produisent jamais rien de bon, y a pas derreur. Je vous le dis, moi, à Saraïévo, cest encore une revue qui a été la cause de tout. Je me rappelle quà une revue comme ça il me manquait, par hasard, à peu près une vingtaine de sales boutons à mon uniforme. Ah ! bien, on ma foutu pour quinze jours en cellule, et pendant deux jours je me suis tortillé comme un Lazare, ficelé comme un saucisson. Mais, la discipline à la caserne, je ne connais que ça, il en faut, voyez-vous. Notre colonel Makavoc nous disait toujours : « La discipline, tas dabrutis, il la faut, parce que, sans elle, vous grimperiez aux arbres comme des singes, mais le service militaire fait de vous, espèces dandouilles, des membres de la société humaine ! » Et cest vrai ! Imaginez-vous un parc, mettons celui de la Place Charles, et sur chaque arbre un soldat sans discipline. Cest toujours ça qui ma fait le plus peur.
À Saraïévo, insinua Bretschneider, cest les Serbes qui ont tout fait.
Pas du tout, répondit Chvéïk, cest les Turcs, rapport à la Bosnie et à lHerzégovine.
Et Chvéïk exposa ses vues sur la politique extérieure de lAutriche dans les Balkans. En 1912, les Turcs ont été battus par la Serbie, la Bulgarie et la Grèce. Ils avaient demandé à lAutriche de les aider, et, comme lAutriche ne marchait pas, ils viennent de tuer Ferdinand. Voilà.
Est-ce que tu aimes les Turcs, toi ? ajouta Chvéïk en sadressant au patron ; est-ce que tu les aimes, ces chiens de païens ? Nest-ce pas que non ?
Un client en vaut un autre, dit Palivec, même si cest un Turc. Pour nous autres commerçants, il ny a pas de politique. Tu paies ton litre, tu as ta place chez moi. Tu as le droit de gueuler autant que tu veux, jusquà la Saint-Trou-du-cul. Voilà mon principe. Que le type qui a fait le coup à Saraïévo soit un Serbe ou un Turc, un catholique ou un musulman, un anarchiste ou un Jeune-Tchèque, je men bats lil.
Votre raisonnement est très juste, patron, fit Bretschneider sentant renaître son espoir de prendre en flagrant délit au moins un des deux hommes. Mais vous admettrez que cest une grande perte pour la Monarchie ?
Chvéïk se chargea de répondre à la place du patron :
Cen est une, personne ne le nie. Même une perte énorme. Cest que Ferdinand ne peut pas se faire remplacer par le premier imbécile venu. Il ne lui manquait que dêtre encore plus gros.
Quest-ce que vous entendez par là ? demanda vivement Bretschneider.
Quest-ce que jentends par là ? répéta Chvéïk dun air content, mais tout simplement ceci : Sil avait été plus gros, il aurait déjà depuis longtemps attrapé une attaque en courant après les vieilles femmes là-bas, à Konopiste, quand elles ramassaient des champignons et du bois mort dans sa chasse, et il naurait pas été forcé de mourir dune mort si honteuse que ça. Quand jy pense ! un oncle de lEmpereur, et on le tue comme un lapin ! Mais cest un scandale, tous les journaux en sont pleins. Chez nous, à Budejovice, il y a quelques années, on a bousillé au marché, dans une petite dispute, un marchand de cochons, un certain Bretislav Ludovic. Il avait un fils qui sappelait Geoffroy et, chaque fois quil samenait avec ses cochons à vendre, personne nen voulait et tout le monde disait :
« Cest le fils du bousillé de Budejovice, ça doit être une fine canaille ». Il a fini par se jeter dans la Vltava à Kroumlov, on a été obligé de len tirer, ils ont dû le faire revenir à lui, il a fallu lui pomper de leau quil avait dans le corps et cet animal-là a claqué dans les mains du médecin pendant que celui-ci lui donnait une injection.
Vous en faites des comparaisons ! dit sentencieusement Bretschneider ; vous parlez dabord de larchiduc et ensuite dun marchand de cochons.
Mais je ne compare rien du tout, dit Chvéïk pour se défendre ; Dieu men garde. Le patron me connaît bien. Je nai jamais comparé personne à personne, il peut le dire. Seulement, je ne voudrais pas me trouver dans la peau de la veuve de larchiduc. Je vous demande un peu ce quelle va faire à présent. Les enfants sont orphelins et le domaine de Kanopiste sans maître. Et se remarier avec un nouvel archiduc, cest à voir. Qui est-ce qui lui garantit quelle ne retournera plus à Saraïévo et quelle ne deviendra pas veuve un second coup ? Il y a quelques années vivait à Zliua, pas loin de Hluboka, un garde qui avait un drôle de nom. Il sappelait Petit-Frère. Eh ! bien les braconniers lont tué et sa veuve, un an après, sest remariée encore avec un autre garde, avec Pepik Sevla de Mydlovary. Celui-là a été tué la même chose. En troisièmes noces, elle a voulu encore un garde en se disant : « Toutes les bonnes choses sont au nombre de trois. Si, à ce coup-là, ça ne réussit pas, je ne sais plus ce que je ferai. » Bien entendu, ils lont encore tué, et elle avait déjà en tout six enfants avec ses trois gardes. Elle était allée se présenter au bureau de Monseigneur le prince à Hluboka et y avait raconté tous les malheurs quelle avait eus avec les gardes. On lui a conseillé, pour varier son ordinaire, dépouser Yarèche, un garde-pêche. Il avait eu juste le temps de lui faire deux gosses quil a péri en se noyant à la pêche annuelle dun étang. Avec ses huit gosses elle a trouvé encore un châtreur de Vodnanay, avec lequel elle a convolé en justes noces. Une nuit, son cinquième lui a ouvert le crâne avec une hache et est allé se dénoncer tout seul aux autorités. Et, le jour où on la pendu, il a arraché, en le mordant avec une force extraordinaire, le nez du prêtre qui laccompagnait à léchafaud, et il a déclaré quil ne regretterait rien de rien, et il a dit encore une chose bien vilaine sur le compte de notre Empereur.
Et cette chose-là, vous ne savez pas ce que cétait ? interrogea Bretschneider dune voix tremblante despoir.
Ça, je ne peux pas vous le dire, parce que personne na jamais osé le répéter. Mais il faut croire que cétait quelque chose dépouvantable et deffroyable, parce quun conseiller de la Cour, qui la entendu, est devenu fou, et on le tient encore aujourdhui au secret, pour étouffer laffaire. Ce nétait pas seulement un outrage de lèse-majesté ordinaire comme on en lâche quand on est soûl.
Et quels sont les outrages de lèse-majesté quon fait quand on a bu ? questionna Bretschneider.
Je vous en prie, Messieurs, changeons de conversation, sil vous plaît, intervint Palivec ; je naime pas ça, vous savez. Les boniments, on les regrette quand il est trop tard.
Quels sont les outrages de lèse-majesté quon lâche quand on est soûl ? répéta Chvéïk. Soûlez-vous, faites-vous jouer lhymne autrichien et vous verrez comme vous vous y mettrez. Si dans tout ce qui vous passe alors par la tête il ny a que la moitié de vrai, il y en aura toujours assez pour quon vous traîne dans la boue pendant le reste de vos jours. Mais le vieux monsieur ne le mérite pas. Voyez. En pleine force, il a perdu son fils Rodolphe, un garçon qui promettait. Élisabeth, son épouse, on la lui perce avec un tiers-point. Puis, cest le tour à Jean Orth de disparaître on ne sait pas où. Noubliez pas non plus Maximilien, le frère à lEmpereur, qui a fini derrière un mur au Mexique. Et, maintenant quil nen a plus pour longtemps, voilà encore son oncle quon lui troue de balles. Mais il faudrait quil ait des nerfs dacier, le pauvre homme ! Et il y a encore des gens qui nont pas honte de lengueuler quand ils sont soûls. Cest moi qui vous le dis : si jamais il y a quelque chose, je mengage comme volontaire et je ferai mon devoir quand je devrais y laisser ma peau.
Chvéïk vida consciencieusement son verre et continua :
Vous vous imaginez que lEmpereur se fiche de tout ça comme de sa première chemise ? Cest que vous ne le connaissez pas ! Cest moi qui vous le dis : il y aura une guerre avec les Turcs. Vous avez assassiné mon oncle ? Bien, je vais vous casser la gueule. La guerre est certaine. Et dans cte guerre, la Serbie et la Russie vont nous aider. Ça va barder.
Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait denthousiasme. Tout lui paraissait lumineux.
Il se peut évidemment, dit-il en continuant à prévoir lavenir de lAutriche, quen cas de guerre avec la Turquie les Allemands nous attaquent, parce que, les Allemands et les Turcs, cest des alliés. Des salauds comme ça, on en trouverait peu dans le monde entier. Mais alors nous pourrons nous unir à la France qui, depuis 1870, en a soupé, des Allemands. Dans tous les cas, la guerre est sûre et certaine. Je ne vous dis que ça !
Bretschneider se leva et dit dun ton solennel :
Vous avez assez parlé, venez un peu avec moi dans le corridor, jai quelque chose à vous dire.
Chvéïk suivit docilement le détective dans le couloir où lattendait une petite surprise. Son compagnon de chope lui montra un aiglon au revers de sa veste, en lui annonçant quil larrêtait et quil allait lemmener à la Direction de la Police. Chvéïk tenta dexpliquer quil y avait certainement erreur de la part de Monsieur, quil était innocent, quil navait pas articulé une seule injure envers qui que ce soit.
Mais Bretschneider lui expliqua que son affaire était claire, quil avait commis plusieurs délits qualifiés, dont celui de haute trahison.
Ils rentrèrent dans la salle et Chvéïk déclara à M. Palivec :
Jai cinq demis et une saucisse avec du pain. Donne-moi encore un schnaps, que je te foute le camp. Je suis arrêté.
Bretschneider montra de nouveau son aiglon à M. Palivec et linterrogea à son tour :
Vous êtes marié ?
Voui.
Et votre épouse serait-elle en état de diriger votre commerce pendant votre absence ?
Voui.
Alors tout va bien, patron, fit joyeusement Bretschneider ; appelez-la et prenez vos mesures. On viendra vous chercher dans la soirée.
Ten fais pas, dit Chvéïk à Palivec pour le consoler ; moi jy vais rien que pour haute trahison.
Mais moi, bon Dieu ! se lamenta Palivec ; jai toujours été si prudent !
Bretschneider sourit et dit triomphalement :
Et vous avez dit que les mouches chiaient sur lEmpereur. On vous apprendra à laisser lEmpereur en paix.
En sortant de la brasserie Au Calice en compagnie du détective, Chvéïk, dont le visage ne cessait de rayonner de bonté souriante, questionna :
Est-ce que je dois descendre du trottoir ?
Pour quoi faire ?
Je me demande, comme je suis arrêté, si jai encore le droit de marcher sur le trottoir...
En passant ensemble le seuil du Commissariat central, Chvéïk ne put sempêcher de dire :
Gentille petite promenade, hein ? Est-ce que vous venez souvent Au Calice ?
Et, tandis quon introduisait Chvéïk dans le bureau, M. Palivec transmettait à sa femme le gouvernement du Calice et la consolait à sa façon :
Crie pas, pleure pas ; quest-ce quils peuvent bien me faire pour un merdeux portrait de lEmpereur ?
Et cest ainsi que le brave soldat Chvéïk entra dans la grande guerre, selon ses habitudes douces et traitables. Les historiens sémerveilleront de sa clairvoyance. Sans doute, si la situation a évolué un peu autrement quil ne lavait annoncé devant le comptoir du Calice, souvenons-nous que notre ami Chvéïk navait pas de formation diplomatique.
II
À la direction de la police.
Après lattentat de Saraïévo, de nombreuses victimes du régime policier autrichien remplissaient le Commissariat central. Cétait un va-et-vient dindividus arrêtés, et le vieil inspecteur qui recueillait leurs noms disait de sa voix aimable :
Il vous coûtera cher, votre Ferdinand, allez !
Lorsquon eut enfermé Chvéïk dans une des nombreuses pièces du premier étage du bâtiment, il sy trouva en société de six hommes. Cinq étaient assis à la table et, dans un coin, sur un lit, comme sil voulait rester à lécart, se tenait le sixième, un homme entre deux âges.
Chvéïk se mit immédiatement à les questionner, lun après lautre, sur le motif de leur arrestation.
Les cinq premières réponses furent presque identiques :
À cause de Saraïévo !
À cause de Ferdinand !
À cause de lassassinat de Monseigneur larchiduc !
Pour Ferdinand !
Parce quon a dégringolé larchiduc à Saraïévo !
Lhomme qui se tenait à lécart répondit quil navait rien de commun avec les autres inculpés, quil était au-dessus de tout soupçon, parce que lui ne se trouvait là que pour une tentative dassassinat sur un vieux paysan de Holice.
Chvéïk prit le parti de se mettre à la table des « conspirateurs » qui, pour la dixième fois, se racontaient comment « ils sétaient fait faire ».
Tous, à lexception dun seul, avaient connu cette mésaventure à la taverne, au restaurant de vins ou au café. Le « conspirateur » qui formait lexception, un gros monsieur avec des lunettes sous lesquelles coulaient des larmes, avait été arrêté chez lui parce que, deux jours avant lattentat, il avait régalé, à la taverne de M. Brejska, deux étudiants serbes, élèves de lÉcole polytechnique, et que le détective Brixi lavait vu ivre en leur compagnie dans la Taverne de Montmartre, rue Retezova, où il avait payé toutes les consommations, comme il résultait du procès-verbal, signé par le malheureux.
En réponse à toutes les questions quon lui posait au commissariat, il hurlait :
Je suis commerçant en papiers.
À quoi on lui répondait avec la même régularité :
Ce nest pas une excuse.
Un autre monsieur, petit professeur dhistoire, arrêté chez le bistro, était, le jour fatal, en train dy faire, à lusage exclusif du patron, une conférence sur lattentat à travers les âges. On le troubla au moment où il achevait lanalyse psychologique de lattentat par cette phrase :
Lidée de lattentat est aussi simple que luf de Christophe Colomb.
Et aussi simple que Pankrac qui vous attend, lui dit à linterrogatoire le commissaire de police pour compléter cette conclusion.
Le troisième « conspirateur » était président dune société de bienfaisance, qui sintitulait LAmi du Bien et qui avait son siège à Hodkovicky. Le jour où la nouvelle de lattentat y fut connue, une foule se pressait à une fête champêtre, rehaussée de concert, quavait organisée LAmi du Bien. Un brigadier de gendarmerie était venu prier les assistants de se disperser, à cause du deuil qui venait de frapper la Monarchie autrichienne. Et le président, bon garçon, avait tout simplement dit au gendarme, en faisant signe à lorchestre : « Attends une minute, vieux, quon ait fini Debout les Slaves ! »
Et maintenant il baissait la tête et se lamentait :
Au mois daoût ma société aura de nouvelles élections et si, dici là, je ne suis pas rentré à la maison, il est possible que je ne sois plus réélu président. Je lai été dix fois de suite et, si, cette fois-ci, je rate le coup, je ne survivrai pas à ma honte.
Quant au quatrième individu, type loyal, de moralité parfaite, feu larchiduc lui avait vraiment joué un mauvais tour. Pendant deux jours, le « conspirateur » sétait scrupuleusement gardé de parler de Ferdinand, mais, le soir du troisième jour, au café, en jouant aux cartes, il navait pas pu sempêcher de dire au moment où il coupait le roi de pique par un sept datout :
Le roi abattu comme à Saraïévo !
Le cinquième, celui qui avait déclaré être là « à cause de lassassinat de Monseigneur larchiduc », avait les cheveux et la barbe encore hirsutes dépouvante, ce qui le faisait ressembler à un griffon décurie.
Au restaurant où il avait été appréhendé, il navait pas soufflé un seul mot, évitant même de lire ce que les journaux rapportaient sur la mort de lhéritier du trône. Il se tenait tout seul à sa table lorsquun monsieur, qui était venu sasseoir en face de lui, lui avait demandé à brûle-pourpoint :
Vous lavez lu ?
Non, je nai rien lu.
Mais vous savez la nouvelle ?
Non.
Enfin, vous savez bien ce que je veux dire ?
Non. Je ne moccupe de rien du tout.
Mais ça devrait vous intéresser tout de même, voyons ?
Je ne mintéresse à rien de rien. Le soir je fume tranquillement mon cigare, je bois mes demis de bière, je dîne, mais je ne lis pas. Les journaux mentent. À quoi bon me fatiguer la tête ?
Alors, vous ne vous intéressez même pas à cet assassinat de Saraïévo ?
Aucun assassinat ne mintéresse, quil ait lieu à Prague, à Vienne, à Saraïévo ou à Londres. Pour ça, il y a des autorités ! les tribunaux et la police. Moi, ça ne me regarde pas. Sil se trouve des types assez imbéciles pour aller se faire tuer nimporte où, cest bien fait pour eux. Il nest pas permis dêtre crétin à ce point-là.
Ce furent les dernières paroles par lesquelles il se mêla à la conversation. Depuis lors, il ne faisait que répéter toutes les cinq minutes :
Je suis innocent, je suis innocent !
Ces paroles, la porte de la Direction de la Police les a entendues, le panier à salade qui transportera le pauvre bougre au tribunal en retentira aussi, et cest elles sur les lèvres quil franchira le seuil de son cachot.
Chvéïk, après avoir recueilli ces aveux, crut bon déclairer ses complices sur leur situation désespérée :
Ce qui nous arrive à nous tous est évidemment plutôt grave, ainsi entreprit-il de les consoler. Vous vous trompez tous si vous croyez en sortir. La police veille, elle est là, justement, pour nous punir à cause de ce qui sort de nos gueules. Si les temps sont tellement graves quon est obligé de tuer les archiducs, personne ne peut sétonner dêtre conduit au poste. Tout ça est nécessaire, il faut du chambard, et il en faut pour faire de la réclame à larchiduc avant son enterrement. Et tant mieux, si on est en nombre. Plus on sera nombreux, plus on rigolera, cest moi qui vous le dis. Quand je faisais mon service militaire, il arrivait souvent que la moitié de ma compagnie passait son temps à la boîte. Et combien dinnocents payaient pour les autres ! Je ne vous parle pas seulement du militaire, je vous parle aussi du civil. Je me rappelle quune fois une bonne femme a été condamnée parce quon lui reprochait davoir étranglé ses nouveau-nés, deux jumeaux. Elle jurait quelle navait pas pu étrangler des jumeaux, puisquelle avait seulement accouché dune petite fille quelle avait réussi, du reste, à étrangler sans douleur. Serments perdus : elle a été condamnée quand même pour double assassinat. Ou bien, prenez ce tzigane, tout à fait innocent, qui voulait cambrioler, le jour de Noël, la boutique dune épicière à Zabehlice. Celui-là a juré aussi quil y était rentré pour se chauffer un peu parce quil faisait un froid de chien. Pas la peine, condamné aussi. Quand un Procureur impérial soccupe dune chose, il y a toujours du mauvais. Et il faut quil y en ait, quoique tous les gens ne soient pas des fripouilles comme on pourrait le supposer. Ce qui est embêtant, cest quaujourdhui, il ny a pas moyen de distinguer un homme honnête dune crapule. Surtout à cette heure, les temps sont si durs que les archiducs mêmes y passent. Quand jétais au régiment à Budejovice, on a tué une fois, dans le bois derrière le champ de manuvres, le chien à notre capitaine. Quand il a appris la nouvelle, il nous a fait aligner et a fait sortir du rang tous les numéros dix. Jen étais, moi aussi, bien entendu, et nous restions là au « garde à vous » sans sourciller. Le capitaine se promène autour de nous, et tout dun coup il dit : « Chenapans, fripons, assassins, hyènes rayées, à cause de ce chien, jai envie de vous foutre tous au bloc, de vous hacher en pâte pour faire du macaroni, de vous fusiller et de fabriquer avec vous des portions de carpes marinées. Mais, pour vous montrer que je ne vous ménagerai pas, vous aurez chacun quinze jours de tôle. » Et, nest-ce pas, il sagissait alors dun malheureux cabot, tandis quaujourdhui cest larchiduc qui est descendu. Cest pour ça quil faut terroriser, pour que le deuil soit à la hauteur de la peine.
Je suis innocent, je suis innocent ! répéta lhomme aux poils hérissés.
Jésus-Christ aussi était innocent, répondit Chvéïk, et on la crucifié quand même. Depuis que le monde existe, cest toujours et partout des innocents quon sest le plus foutu. Maul halten und weiter dienen ! comme on disait au régiment. Cest encore ce quil y a de mieux et de plus chic.
Chvéïk sallongea sur le lit et sassoupit avec satisfaction.
Entre-temps, on introduisit encore deux « nouveaux ». Lun deux était marchand ambulant de Bosnie. Il marchait de long en large dans la cellule et il nouvrait la bouche que pour proférer « Ybenti douchou ! » Il saffligeait à lidée que son panier de gottscheeber allait se perdre au commissariat.
Le second arrivé fut M. Palivec. Dès quil aperçut son ami Chvéïk, il le réveilla et lui annonça dune voix tragique :
Me voilà ! Je viens te rejoindre !
Chvéïk lui serra cordialement la main et dit :
Ça me fait vraiment plaisir. Je me doutais bien que monsieur le détective tiendrait sa parole quand il a dit quil irait te chercher sans faute, toi aussi. Une exactitude pareille, jaime ça !
Mais M. Palivec observa quil se fichait parfaitement de cette exactitude, quautant valait la merde, et il demanda à voix basse si les autres inculpés nétaient pas par hasard des voleurs, ce qui pourrait lui faire du tort, vu sa qualité dhonnête commerçant.
Son ami lui expliqua que tous, à part un seul, avaient été arrêtés par suite de lassassinat de larchiduc.
M. Palivec se fâcha et déclara que lui était mis « au chose » non pas à cause dun idiot darchiduc, mais bien à cause de Sa Majesté lEmpereur. Et, comme les « conspirateurs » sintéressèrent à son cas, il leur raconta comment les mouches avaient sali son tableau de François-Joseph 1er.
Elles me lont bien arrangé, les garces, ainsi achevait-il son histoire du tableau, et à cause delles me voilà à la tôle par-dessus le marché. Quelle chierie ! Je ne leur pardonnerai jamais ça, à ces saletés de mouches !
Chvéïk sétait recouché, mais il ne dormit pas longtemps. On vint le chercher pour le conduire à linterrogatoire.
Et cest ainsi quen montant lescalier conduisant à la IIIe Section Chvéïk gravissait son Calvaire sans sapercevoir lui-même quil était un martyr désigné.
Ayant remarqué un écriteau : « Défense de cracher par terre dans les couloirs », il pria le gardien qui le conduisait de lui permettre de cracher dans un crachoir, et, rayonnant de candeur, il entra au bureau.
Je vous souhaite bonsoir à tous, Messieurs ! dit-il.
En réponse à sa politesse, quelquun lui donna un coup entre les côtes et le mit devant une table derrière laquelle était assis un monsieur à face glaciale de bureaucrate et aux traits empreints de cruauté bestiale, comme sil venait déchapper du livre de Lombroso « LHomme criminel ».
Il fixa son regard sanguinaire sur Chvéïk et dit :
Dites donc, ne faites pas lidiot, hein !
Ce nest pas ma faute, répondit gravement Chvéïk ; jai été réformé pour idiotie et reconnu par une commission spéciale comme étant idiot. Je suis un crétin doffice.
Le monsieur à la physionomie patibulaire grinça des dents :
Ce dont vous êtes accusé prouve assez que vous jouissez de la plénitude de vos facultés intellectuelles.
Et il cita à Chvéïk toute une série de crimes, commençant par la haute trahison et finissant par la lèse-majesté et les outrages envers les membres de la maison impériale. Au milieu de la série brillait lapologie de lassassinat de larchiduc Ferdinand, accompagnée dautres crimes de même catégorie, tel le trouble apporté à la paix publique, Chvéïk ayant parlé en lieu public.
Quest-ce que vous en dites ? questionna triomphalement le monsieur aux traits de cruauté bestiale.
Ce que jen dis ? Quy en a trop, répondit Chvéïk dun air innocent, et, comme on dit, trop est trop.
Au moins vous le reconnaissez ?
Je reconnais tout, moi. Il faut de la sévérité. Sans elle on nirait pas loin. Cest comme quand je faisais mon service militaire...
Votre gueule ! sécria le conseiller de police ; vous parlerez quand on vous dira de parler. Compris ?
Bien sûr que je comprends, dit Chvéïk, je « vous déclare avec obéissance » que je vous comprends parfaitement et que, dans toutes les questions quil vous plaira de me poser, je saurai parfaitement où jen suis.
Quels sont les gens que vous fréquentez habituellement ?
Ma logeuse.
Et dans les milieux politiques vous ne connaissez personne ?
Si, jachète tous les jours lédition du soir de La Politique Nationale quon appelle La Petite Chienne, et elle me met au courant de tous les événements politiques.
Foutez-moi le camp, lui cria lhomme aux yeux de bête cruelle.
Tandis quon lentraînait, Chvéïk émit encore en formule de politesse :
Bonne nuit, dormez bien, honoré Msieur.
Rentré dans sa cellule, Chvéïk annonça à ses co-inculpés quun interrogatoire comme il venait den subir un nétait que de la rigolade. On vous engueule un peu et, à la fin, on vous fout à la porte.
Autrefois, continua Chvéïk, cétait bien pire. Jai lu une fois un livre sur la question quadministrait aux torturés le tortionnaire ou bourreau. Pour prouver leur innocence les accusés devaient marcher sur du fer rougi au feu, et on leur coulait du plomb fondu dans la bouche. Ou bien on les chaussait de brodequins dEspagne et on leur appliquait le supplice de la roue, ou encore on leur chauffait et brûlait les flancs avec des torches de pompiers, comme on a fait à Jean Nepomucène. Jai lu quil criait comme si on lécorchait et quil na cessé que quand on la jeté, dans un sac imperméable, du haut du pont Élisabeth, dans la Vltava. Et ce ne sont pas les accusés qui manquaient. Il y avait aussi lécartèlement et le supplice du pal, cest-à-dire quon vous enfonçait un pieu dans le corps, ce qui se faisait dhabitude aux environs du Musée national. Ça fait que celui quon foutait seulement dans une oubliette où on le faisait mourir de faim, se sentait renaître.
Aujourdhui, reprit Chvéïk, aller en prison nest quune blague, de la petite bière. Pas décartèlement, pas de brodequins dEspagne. Bien au contraire, nous avons nos lits, notre table, nous sommes bien au large, on nous sert de la soupe, du pain, nous avons notre pot à leau et, pour les lieux daisance, nous sommes tout arrivés. En tout on voit le progrès. Il ny a que le bureau du commissaire dinstruction, qui est un peu loin, cest vrai ; il faut traverser trois corridors et monter un étage, mais, par contre, les couloirs sont propres et pleins de monde. Ici on amène quelquun dun côté, un autre de lautre, et on en voit de toutes les couleurs ! jeunes, vieux et de tous les sexes. À voir ça, on a du plaisir, on ne se sent pas tout seul. Et tout ça va sans se faire de bile, sans avoir peur quon ne leur dise au bureau : « Nous avons décidé que demain vous serez écartelé ou brûlé, à votre choix. » Jestime quen un moment pareil le choix serait pour beaucoup dentre nous, plutôt embarrassant et quon en resterait baba. Il faut le dire, notre situation à nous autres prisonniers daujourdhui nest pas la même du tout. On ne veut que notre bien.
Chvéïk venait dachever cet éloge du système pénitentiaire moderne lorsque le gardien ouvrit la porte et appela :
Chvéïk, habillez-vous : vous allez à linterrogatoire !
Je veux bien, répondit Chvéïk, ça sera de bon cur, mais jai peur quça ne soit par une erreur, parce que moi, jy suis allé, à linterrogatoire et on ma foutu à la porte. Et jai peur aussi que ces messieurs ici ne soient jaloux de my voir passer deux fois de suite, tandis quon les néglige et quon ne les appelle pas du tout.
Assez causé, hein ? et dépêchons-nous ! répliqua le gardien à cette manifestation bien digne du gentleman Chvéïk.
Chvéïk se retrouva devant le monsieur de tout à lheure, au type de galérien. Celui-ci sans nul préambule linterpella dune voix rauque et implacable :
Vous avouez tout ?
Linterrogé leva ses yeux bleus vers lhomme inflexible et dit de sa voix douce :
Si vous le désirez, honoré Msieur, javouerai tout, parce que, moi, ça ne peut pas me faire du tort. Mais si vous dites : « Chvéïk, navouez rien ! » je ferai tout pour me tirer daffaire, quand je devrais y laisser ma peau.
Le monsieur plein de rigueur prépara une feuille de papier, y écrivit quelques mots et la tendit à Chvéïk pour la lui faire signer.
Et Chvéïk apposa sa signature sur le rapport de Bretschneider avec son supplément de sorte quil se terminait ainsi :
Je reconnais toutes les accusations portées contre moi comme fondées.
Joseph Chvéïk.
Il se tourna vers le monsieur sévère :
Dois-je signer encore quelque chose ? dit-il, ou bien faut-il que je repasse demain matin ?
Demain matin, répliqua le conseiller, vous serez transporté au Tribunal criminel.
À quelle heure, sil vous plaît, honoré Msieur ? Jai peur de trop dormir. Il est possible que je me réveille en retard.
Foutez-moi le camp !
Ça marche comme sur des roulettes ! déclara Chvéïk, tout satisfait, au gardien qui le reconduisait vers son nouveau domicile à grilles.
La porte refermée sur lui, il fut pressé de questions, auxquelles il répondit sans barguigner :
Je viens de reconnaître quil se peut que jaie assassiné larchiduc Ferdinand.
Effarés, les six hommes se blottirent sous leurs couvertures pouilleuses. Seul, le Bosniaque déclara :
Dobro docheli !
En se mettant au lit, Chvéïk déclara encore :
Cest bête quon nait pas de réveille-matin ici !
Mais le lendemain on le réveilla sans réveille-matin, et, à six heures précises, le panier à salade le transportait au Tribunal criminel.
Heure du matin, heure du gain ! fit Chvéïk à ses co-voyageurs, pendant que le panier à salade passait le seuil de la Direction de la Police.
III
Chvéïk devant les médecins légistes.
La Cour territoriale du Royaume de Bohême, faisant office de Tribunal criminel, comporte aujourdhui comme du temps de Chvéïk une série de petites chambres proprettes où lon se sent comme chez soi. Aussi firent-elles sur Chvéïk une impression des plus favorables. Il contemplait avec plaisir les murs fraîchement blanchis à la chaux, les grilles peintes en noir et le gros gardien en chef attaché à la Détention préventive, M. Demartini, paré de revers et de galons violets. La couleur violette qui était de rigueur dans ces lieux est la même que lÉglise prescrit pour les rites du Mercredi des Cendres et du Vendredi saint.
On eût cru au retour des temps glorieux de la domination romaine à Jérusalem. Les prisonniers étaient tirés de leurs cellules et conduits au rez-de-chaussée pour être présentés aux Ponce-Pilates de lan mil neuf cent quatorze. Et les juges instructeurs, ces Pilates de la nouvelle époque, au lieu de se laver les mains pour se disculper, se faisaient apporter du paprika et de la bière de Pilsen et remettaient continuellement au Procureur impérial les actes dinstruction préalable, rédigés par eux.
Cest là que disparaissait la logique et que lon voyait le § triompher, le § vous étrangler, le § faire une tête idiote, le § cracher, le § se tordre de tout, le § se faire menaçant et le § impitoyable. Ces magistrats nétaient que des jongleurs de la loi ; des sacrificateurs aux lettres mortes des Codes ; des mangeurs dinculpés ; des tigres de la jungle autrichienne, qui daprès les numéros du paragraphe mesuraient le bond à faire pour semparer de leur victime.
Il y avait cependant une exception à la règle. Quelques messieurs (ils étaient, du reste, quelques-uns à la Direction de la Police) ne prenaient pas la loi trop au sérieux, mais on trouve partout du bon grain parmi livraie.
Cest devant une exception de ce genre que lon conduisit Chvéïk pour lui faire subir son interrogatoire. Cétait un homme excellent, de mine débonnaire, ayant eu son heure de célébrité au moment où il avait été chargé dinstruire laffaire de lassassin Vales. Il ne manquait jamais de dire chaque fois à ce dernier : « Veuillez vous asseoir, monsieur Vales, il y a justement une chaise de libre ».
Tandis quon lui amenait Chvéïk, il linvita avec sa bonhomie coutumière à prendre place, lui aussi, et dit :
Alors, cest vous Monsieur Chvéïk ?
Je le crois bien, répondit Chvéïk, et il ndoit pas y avoir erreur, parce que mon père était bien Monsieur Chvéïk et, ma mère, Mme Chvéïk. Je ne peux pourtant pas leur faire laffront de renier mon nom.
Un doux sourire effleura le visage du conseiller à la Cour, chargé de linstruction.
Mais vous en avez de belles, vous ! Vous devez avoir la conscience bien chargée ?
En effet, honoré Msieur, elle est bien chargée, ma conscience, dit Chvéïk en souriant encore plus aimablement que le juge ; sans offense, il est bien possible quelle pèse encore plus lourd que la vôtre.
Je men aperçois rien quà jeter un coup dil sur le rapport que vous avez signé, répliqua le juge dun ton non moins aimable ; voyons, ny a-t-il eu aucune pression de la part de ces messieurs de la Police ?
Mais non, honoré Msieur. Moi-même, je leur ai demandé si je devais signer le rapport et, quand ils mont dit oui, jai obéi à leur conseil. Vous ne voudriez pas que je me dispute avec eux à cause de ma malheureuse signature, nest-ce pas ? Ça ne mavancerait à rien du tout. Il faut de lordre en tout.
Vous sentez-vous tout à fait bien portant, monsieur Chvéïk ?
Pas tout à fait, ça, non, honoré Msieur le Conseiller. Pour le moment, jai des rhumatismes et je me frictionne avec du baume dopodeldoch.
Le vieux monsieur eut de nouveau un sourire aimable :
Si on vous faisait examiner par les médecins-légistes ? dit-il. Quest-ce que vous en penseriez ?
Je ne crois pas que mon état soit si grave que ça. Dans tous les cas, je ne voudrais pas faire perdre à ces messieurs leur temps si précieux. Et, du reste, jai déjà passé par un examen médical au Commissariat central, ils ont voulu savoir si je navais pas la chaude-pisse.
Je vais vous dire, monsieur Chvéïk, nous allons tout de même faire appel aux médecins-légistes. Nous allons réunir une bonne petite commission et, en attendant, vous vous reposerez à la Détention préventive. Maintenant, encore une question : il résulte du rapport de la Police que vous avez affirmé que la guerre était imminente ?
Elle se fera pas attendre, Monsieur le Conseiller, cest moi qui vous le répète !
Navez-vous pas de temps en temps des crises de nerfs ? Je veux dire, ny a-t-il pas des moments où vous sentez quelque chose comme si on en voulait à votre vie...
Une seule fois jai eu un sentiment comme ça, interrompit Chvéïk ; cest quand jai failli être écrasé par une auto sur la place Charles. Mais il y a pas mal dannées de ça.
Linterrogatoire prit fin. Chvéïk tendit la main au juge et retourna dans sa petite chambre paisible, où il annonça à ses camarades de cellule :
Il paraît quon va me faire examiner par les médecins-légistes, à cause de cet assassinat de Monseigneur larchiduc Ferdinand.
Moi, ils mont déjà examiné, les médecins-légistes, dit un jeune homme, et cest quand je suis passé aux assises pour les tapis. Ils mont reconnu comme « faible desprit ». Maintenant, jai un abus de confiance sur le dos, et ils ne peuvent rien me faire. Mon avocat ma dit justement hier que je pouvais être tranquille et quune fois déclaré faible desprit jen avais pour toute ma vie.
Oh ! là, là ! je ny crois rien du tout, à vos médecins-légistes, remarqua un autre homme qui avait lair intelligent. Une fois jai essayé de faire un petit faux, une traite de rien du tout, et, pour parer à toute éventualité darrestation, jai suivi le cours du professeur Heveroch sur les maladies mentales. Eh ! bien, quand on ma arrêté, je nai pas manqué de profiter des leçons de M. Heveroch et jai simulé la paralysie avec tous les symptômes quil prévoyait. Devant la commission, jai mordu un médecin-légiste à la jambe, jai bu tout le contenu de lencrier, et sauf votre respect, Messieurs, jai ôté ma culotte et jai chié dans un coin. Tout allait bien, mais, parce que javais amoché le mollet de ce type-là, ils ont reconnu que je jouissais de toutes mes facultés, et jétais perdu.
À moi, ils ne me font pas peur, ces messieurs, déclara Chvéïk. Quand je faisais mon service militaire, il a fallu que je me présente devant le vétérinaire, et tout a bien marché.
Les médecins-légistes, proclama un petit bout dhomme, cest des charognes. Il y a quelque temps, on a trouvé en creusant la prairie qui est ma propriété, un squelette, et les médecins-légistes ont déclaré que lindividu à qui ce squelette appartenait a été tué, il y a quarante ans, à laide dun objet contondant. Moi, messieurs, jai trente-huit ans, et je suis accusé dassassinat de ce fichu squelette, quoique jaie mon extrait de naissance et mon certificat dorigine en ordre.
Je crois, reprit Chvéïk, que dans tout ça il faut être juste. Tous le monde peut se tromper, et, plus on réfléchit aux choses, plus on se trompe. Les médecins-légistes, cest des gens comme nous autres, et ils sont fautifs tout comme nous autres. Une fois, il était minuit, je rentrais chez moi javais poussé ma promenade jusque chez le bistro Banzet quand tout dun coup, à la hauteur du pont qui traverse le Botic à Nusle, arrive un monsieur qui dun coup de matraque menvoie rouler par terre. Il tire ensuite sa lampe de poche, éclaire mon visage et dit : « Je me suis encore trompé, cest pas lui ! » Et il était tellement en rogne de son erreur quil ma fichu encore un autre coup dans le dos. Mais cest le naturel des hommes : tant quon vit on se trompe ! Il y avait une fois un monsieur qui avait trouvé, la nuit, un chien enragé crevant de froid. Il la pris dans ses bras et, arrivé chez lui, il la mis dans le lit où dormait sa femme, pour réchauffer un peu la pauvre bête. Oui, mais dès que le chien a été réchauffé et remis sur ses pattes, il a commencé à mordre jusquà plus soif dans tout ce quil a trouvé. Toute la famille du monsieur y a passé jusquau petit qui dormait dans son berceau, et dont cette sale bête enragée na rien laissé. Je peux encore vous raconter une histoire qui est arrivée à un tourneur en bronze. Ce type-là, croyant se trouver devant la porte de la maison quil habitait, a ouvert avec sa clef la porte de la chapelle de Podol. Il a ôté ses chaussures et, prenant lautel pour son lit, il sest couché dessus. Il sest couvert avec un gonfalon et des nappes dautel et, comme oreiller, il sest servi de lÉvangile et encore dautres livres saints, parce quil voulait avoir la tête haute. Le matin, le sacristain la trouvé et la réveillé. Le tourneur ny comprenait rien, et, quand il sest reconnu, il a dit au sacristain quil avait dû se tromper, que cétait certainement une erreur. Vous entendez la réponse, hein ? « Une erreur ! » que le sacristain lui a dit. « Et nous autres, il va falloir quon consacre la chapelle une nouvelle fois ! Ben, mon cochon ! » Bien sûr quavec les médecins-légistes ce tourneur-là ny a pas coupé. Ils lui auront prouvé quil « avait agi avec discernement » et quil « nétait pas en état divresse complète » comme il le prétendait, à preuve quil avait facilement trouvé la serrure. Ce pauvre diable de tourneur est mort dans son cachot à Pankrac. Prenons, si vous voulez, encore un autre exemple. À Kladno, il y avait dans le temps un brigadier de gendarmerie qui élevait des chiens policiers et les exerçait en poursuivant de pauvres chemineaux, de sorte quà la fin des fins il ny en avait plus un seul dans le pays. Mais, comme le brigadier en avait besoin pour ses expériences, il a ordonné une fois de lui amener à tout prix un individu aux allures louches. Là-dessus, on lui amène un homme assez bien vêtu quon avait trouvé se reposant sur un tronc darbre dans le bois de Lany. Le brigadier lui a fait couper un morceau de son paletot, la fait flairer par ses chiens policiers de gendarmerie, et, enfin, on la conduit dans une tuilerie où on a lâché les chiens à ses trousses. Comme de juste, lhomme a été rattrapé, et on la forcé à monter sur une échelle, à sauter un mur, à se jeter dans un étang, avec les chiens toujours sur ses talons. Finalement, on a découvert que cétait un député radical tchèque qui était allé se mettre au vert dans le bois de Lany, parce quil sembêtait trop au Parlement. Et voilà ! cest pourquoi je dis toujours que les hommes sont tous fautifs, que tout le monde peut se tromper, quon soit savant ou ignare, un as ou une andouille. Les ministres eux-mêmes se trompent.
La commission de médecins-légistes qui devait statuer sur la capacité mentale de Chvéïk et constater sil était oui ou non responsable des crimes qui faisaient lobjet de laccusation, comprenait trois messieurs très sérieux qui professaient en toute chose des opinions diamétralement opposées.
À eux trois, ils représentaient trois écoles scientifiques et trois courants de la science psychiatrique.
Si, pour le cas Chvéïk, ils purent tomber complètement daccord, ce fut grâce à limpression renversante que Chvéïk avait produite sur eux trois à son entrée dans la salle. Apercevant un portrait de S. M. autrichienne, qui ornait le mur, Chvéïk nhésita pas à crier de toutes ses forces : « Messieurs, vive lEmpereur François-Joseph Ier ! »
Pour eux, la phrase en disait long. Cette manifestation spontanée leur épargnait toute une série de questions. Il nen restait plus que quelques-unes, indispensables celles-là, que recommandaient les systèmes du docteur Kallerson, du docteur Heveroch et de lAnglais Weiking.
Le radium est-il plus lourd que le plomb ?
À cette première question Chvéïk répondit avec son sourire habituel :
Je ne sais pas, je ne lai jamais pesé, fit-il.
Croyez-vous à la fin du monde ?
Il faudrait dabord que je la voie, cette fin du monde, répondit Chvéïk négligemment, mais ça ne sera pas encore pour demain, et il est probable que je ne vivrai pas jusque-là.
Pourriez-vous calculer le diamètre de notre terre ?
Jen doute, dit Chvéïk, mais permettez-moi de vous poser une question, sil vous plaît. Voici : il y a une maison à trois étages et, à chaque étage de cette maison, il y a environ huit fenêtres. Au toit, il y a aussi deux lucarnes et deux cheminées. En plus, à chaque étage, il y a deux locataires. Dites-moi maintenant, sil vous plaît, à quel âge est morte la grand-mère du concierge de cette maison ?
Les médecins-légistes se regardèrent en se faisant des signes dintelligence. Cependant, lun deux posa encore une dernière question à Chvéïk :
Connaissez-vous la profondeur maximum de locéan Pacifique ?
Malheureusement non, répondit Chvéïk, mais elle doit être certainement bien supérieure à celle de la Vltava près de la colline de Vysehrad.
Le président de la Commission fit un « cela suffit » mais lun de ses membres demanda encore à Chvéïk :
Combien font 12,897 x 13,863 ?
729, répondit Chvéïk sans sourciller.
Je crois que cette fois-ci cela nous suffit, déclara le président de la commission. Ramenez-moi cet accusé doù il est venu.
Je vous remercie, messieurs, dit Chvéïk avec déférence ; moi aussi, cela me suffit tout à fait.
Chvéïk sorti, cette trinité dEsculapes décida que Chvéïk était un idiot notoire, un idiot à qui on pouvait appliquer toutes les lois naturelles, inventées par les maîtres de la psychiatrie.
Dans le rapport remis au juge dinstruction lon pouvait lire notamment : « Les soussignés, médecins-légistes, considérant labrutissement général et le crétinisme congénital du sieur Joseph Chvéïk qui sest présenté ce jourdhui devant eux aux fins dun examen mental, attendu quil a proféré des cris comme « Vive lempereur François-Joseph Ier ! » ce qui suffit complètement à établir que ledit individu est un idiot incontestable, déclarent quil faut de toute urgence : 1° abandonner linstruction préalable et 2° renvoyer Joseph Chvéïk devant une commission daliénistes en vue de constater si oui ou non sa vie est de nature à porter atteinte à la sûreté générale et à lordre public ».
Tandis quon rédigeait ce rapport, Chvéïk déclara à ses co-prisonniers :
Ils se foutent pas mal de Ferdinand, par exemple ! Ils nen ont pas soufflé mot ! Mais ils ont bavardé avec moi dun tas de choses encore plus idiotes. À la fin, on sest dit que ça suffisait et on sest quittés contents de ce quon sétait raconté nous quatre.
Je ne crois rien ni personne, proféra le petit bout dhomme accusé « de lassassinat du squelette trouvé dans sa prairie ». Tout ça, cest de la fripouillerie !
Et même cette fripouillerie, il faut quelle existe, dit Chvéïk en se mettant au lit. Si tous les gens se voulaient du bien les uns aux autres, le monde ne ferait que se manger le nez !
IV
Comment Chvéïk fut mis à la porte de lasile daliénés.
Plus tard, lorsque Chvéïk racontait la vie que lon mène à lAsile daliénés, il le faisait en termes très élogieux.
Sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent dêtre si bien placés. Cest une maison où on peut se promener tout nu, hurler comme un chacal, être furieux à discrétion et mordre autant quon veut et tout ce quon veut. Si on osait se conduire comme ça dans la rue, tout le monde serait affolé, mais, là-bas, rien de plus naturel. Il y a là-dedans une telle liberté que les socialistes nont jamais osé rêver rien daussi beau. On peut sy faire passer pour le Bon Dieu, pour la Sainte-Vierge, pour le pape ou pour le roi dAngleterre, ou bien pour un empereur quelconque, ou encore pour saint Venceslas. Tout de même, le type qui la faisait à la saint Venceslas traînait tout le temps, nu et gigotant au cabanon. Il y avait là aussi un type qui criait tout le temps quil était archevêque, mais celui-là ne faisait que bouffer et, sauf votre respect, encore quelque chose, vous savez bien à quoi ça peut rimer, et tout ça sans se gêner. Il y en avait un autre qui se faisait passer pour saint Cyrille et saint Méthode à la fois, pour avoir droit à deux portions à chaque repas. Un autre monsieur prétendait être enceint, et il invitait tout le monde à venir au baptême. Parmi les gens enfermés il y avait beaucoup de joueurs déchecs, des politiciens, des pêcheurs à la ligne et des scouts, des philatélistes, des photographes et des peintres. Un autre client sy est fait mettre à cause de vieux pots quil voulait appeler urnes funéraires. Il y avait aussi un type qui ne quittait pas la camisole de force quon lui passait pour lempêcher de calculer la fin du monde. Jy ai rencontré dautre part plusieurs professeurs. Lun qui me suivait partout et mexpliquait que le berceau des tziganes se trouve dans les Monts des Géants, et un autre qui faisait tous ses efforts pour me persuader quà lintérieur du globe terrestre il y en avait encore un autre, un peu plus petit que celui qui lui servait denveloppe. Tout le monde était libre de dire ce quil avait envie de dire, tout ce qui lui passait par la tête. On se serait cru au Parlement. Très souvent, on sy racontait des contes de fées et on finissait par se battre quand une princesse avait tourné mal. Le fou le plus dangereux que jy aie connu, cétait un type qui se faisait passer pour le volume XVI du « Dictionnaire Otto ». Celui-là priait ses copains de louvrir et de chercher ce que le Dictionnaire disait au mot « Ouvrière en cartonnage », sans quoi il serait perdu. Et il ny avait que la camisole de force qui le mettait à laise. Alors, il était content et disait que ce nétait pas trop tôt pour être mis enfin sous presse, et il exigeait une reliure moderne. Pour tout dire, on vivait là-bas comme au paradis. Vous pouvez faire du chahut, hurler, chanter, pleurer, bêler, mugir, sauter, prier le bon Dieu, cabrioler, marcher à quatre pattes, marcher à cloche-pied, tourner comme la toupie, danser, galoper, rester accroupi toute la journée ou grimper aux murs. Personne ne vient vous déranger ou vous dire : « Ne faites pas ça, ce nest pas convenable ; navez-vous pas honte, et vous vous prétendez un homme instruit ? » Il est vrai quil y a aussi là-dedans des fous silencieux. Cétait le cas dun inventeur très savant qui se fourrait tout le temps le doigt dans le nez et criait une fois par jour : « Je viens dinventer lélectricité ! » Comme je vous le dis, on y est très bien, et les quelques jours que jai passés dans lAsile de fous sont les plus beaux de ma vie.
En effet, laccueil quon avait fait à Chvéïk à lAsile de fous, où on lavait transporté avant de le faire passer devant une commission spéciale, avait déjà dépassé toute son attente. Tout dabord on lavait mis à nu et, après lavoir enveloppé dans une espèce de peignoir de bain, on lavait conduit, en le soutenant familièrement sous les bras, à la salle de bains, tandis quun des infirmiers lui racontait des histoires juives. Là, on lavait plongé dans une baignoire deau chaude, et, après len avoir retiré, on lavait placé sous la douche. Ce procédé de lavage avait été appliqué à Chvéïk trois fois de suite, et là-dessus, les infirmiers lui avaient demandé si cela lui plaisait. Chvéïk répondit quon était beaucoup mieux ici quaux bains publics près du pont Charles et que, du reste, il aimait leau.
Si vous me faisiez encore la manucure et les cors aux pieds, et si vous voulez bien me couper les cheveux, rien ne manquerait plus à mon bonheur, ajouta-t-il en souriant comme un bienheureux.
On acquiesça volontiers à son désir, puis, bien frotté au gant de crin, on lenveloppa dans des draps de lit et on le porta au premier étage pour le coucher. On le couvrit soigneusement en le priant de sendormir.
Chvéïk sen souvient encore aujourdhui avec attendrissement :
Figurez-vous quils mont porté, ce quon appelle porté, et moi, à ce moment-là, vous pensez si jétais aux anges !
Il sassoupit avec béatitude. À son réveil on lui servit une tasse de lait avec un petit pain. Le petit pain était coupé en toutes petites tranches et, tandis quun des infirmiers tenait Chvéïk par les mains, lautre lui trempait son pain dans le lait et lui introduisait les morceaux dans la bouche, exactement comme à une oie quon gave. Ceci fait, les infirmiers le prirent dans leurs bras et le portèrent aux cabinets, en le priant de faire ses petits et ses gros besoins.
Cela aussi fut pour Chvéïk un moment historique, et il en parlait avec attendrissement. Je crois quil est inutile de reproduire textuellement les paroles par lesquelles il appréciait ce quon lui avait fait encore quand il eut fini « ses petits et ses gros besoins ». Je ne citerai que la phrase dont Chvéïk accompagne toujours le souvenir de cette scène, désormais inoubliable pour lui :
Et pendant ce temps-là, lun des infirmiers me tenait dans ses bras !
Cette petite excursion finie, on le recoucha et on le pria de nouveau de se rendormir. Chvéïk obéit et, quand il fut endormi, on le réveilla pour le conduire dans la chambre voisine où siégeait la commission. Tout nu devant les médecins, Chvéïk se rappela lheure mémorable dans sa vie où il avait comparu pour la première fois devant la commission de recrutement ; ses lèvres prononcèrent dune voix presque imperceptible :
Tauglich !
Quest-ce que vous dites ? questionna lun des médecins. Faites cinq pas en avant et cinq pas en arrière !
Chvéïk en fit le double.
Je vous ai pourtant dit den faire cinq seulement !
Je nen suis pas à quelques pas près, répondit Chvéïk. Pour moi ça na aucune importance.
Les médecins linvitèrent à prendre un siège, et lun deux se mit à lui frapper sur un genou. Ensuite, il dit à son collègue que laction réflexe ne laissait rien à désirer. Lautre hocha la tête et percuta à son tour le genou de Chvéïk, tandis que son collègue lui soulevait les paupières et examinait la pupille. Tous deux retournèrent ensuite à leur table et conférèrent en latin.
Écoutez, est-ce que vous savez chanter ? demanda lun deux. Et pourriez-vous nous chanter une chanson quelconque ?
Bien sûr, messieurs, répondit Chvéïk. Mais ce sera bien pour vous faire plaisir, vous savez, parce que moi, autrement, je ne suis ni chanteur, ni musicien.
Et Chvéïk entonna :
À quoi rêve ce moine dans sa chaise,
pourquoi nest-il pas tout à fait à son aise ?
Que signifient les larmes qui coulent de sa / face
et, brûlantes, y laissent dineffaçables traces ?
Il y en a plusieurs couplets, mais je ne connais que celui-là, déclara Chvéïk, ayant fini de chanter. Mais si vous voulez, je vais vous chanter autre chose.
Ah ! quil est triste mon cur,
tandis que ma poitrine se soulève de douleur
et tandis que je regarde, silencieux, lhorizon
là-bas, là-bas, où tous mes désirs sen vont...
La chanson continue, mais cest tout ce que jen sais, soupira Chvéïk. Maintenant, je connais encore le premier couplet de Où est ma Patrie ? puis Le Général Windischgraetz et les autres commandants ont commencé la bataille au soleil levant, et encore quelques chansons du même genre, comme Dieu garde notre Empereur et notre patrie, Lorsquon allait à Jaromer et Salut, ô Sainte Vierge, mille saluts !...
Les médecins se regardèrent un moment, puis lun deux demanda à Chvéïk :
Votre état mental a-t-il déjà été examiné ?
Au régiment, dit Chvéïk dun ton solennel et fier, jai été reconnu par les médecins militaires comme étant un crétin notoire.
Je crois que vous êtes plutôt un simulateur, cria lautre médecin.
Moi, messieurs, déclara Chvéïk en guise de défense, je ne simule rien du tout, je suis véritablement idiot et, si vous ne voulez pas me croire, informez-vous à Budejovice, chez mes chefs du régiment ou bien au bureau militaire de Karlin.
Le plus vieux des médecins fit un geste vague, puis montrant du doigt Chvéïk aux infirmiers, ordonna :
Vous rendrez à cet homme ses vêtements et vous le conduirez à la troisième section, dans le corridor, puis lun de vous reviendra ici et prendra les documents pour les remettre au bureau.
Une fois de plus les médecins foudroyèrent du regard Chvéïk qui se retirait à reculons, ne cessant de sincliner avec la plus grande déférence. À lun des infirmiers, qui lui demandait pourquoi il se retirait de la sorte, Chvéïk répliqua :
Parce que, nest-ce pas, dit-il, je ne suis pas habillé ; vous me voyez donc tout nu, et je ne voudrais montrer à ces messieurs rien qui pourrait les choquer et leur faire croire que je suis un impoli ou un dégoûtant.
À partir du moment où les infirmiers reçurent lordre de rendre à Chvéïk ses vêtements, ils ne soccupèrent plus de lui. Ils lui ordonnèrent de shabiller et lun deux le conduisit à la troisième section où il dut attendre lordre écrit de sa mise à la porte et eut largement le temps dobserver la vie des fous. Désappointés, les médecins lui délivrèrent un certificat qui le déclarait « simulateur faible desprit ».
Mais, avant dêtre relâché, Chvéïk provoqua encore un incident.
Voyant quon lui faisait quitter la Maison dans la matinée, il protesta :
Quand on met quelquun à la porte dune maison de fous, on ne lui refuse pas pour ça le repas de midi !
Un agent mit fin à la scène bruyante qui menaçait de dégénérer en un scandale. Chvéïk fut alors dirigé sur le commissariat de la rue Salmova.
V
Chvéïk au commissariat de police de la rue Salmova.
Les beaux jours ensoleillés que Chvéïk avait passés à lAsile daliénés devaient être suivis dheures de martyre et de persécution. Linspecteur de police Braun organisa pour la réception de Chvéïk une mise en scène soignée et laissa paraître une férocité digne des sbires de Néron, le plus doux des empereurs romains. Comme les créatures de Néron disaient en ce temps-là : « Jetez-moi ce gredin de chrétien aux lions », ainsi Braun ordonna en apercevant Chvéïk : « Foutez-moi ça au violon ! »
Linspecteur ne prononça pas un seul mot de plus ni de moins. Seuls ses yeux étincelèrent dune volupté perverse.
Chvéïk sinclina profondément et dit avec fierté :
Je suis prêt, messieurs. Si je ne me trompe pas, « violon » veut dire « cellule », et cest pas si terrible que ça.
Faudra pas être trop encombrant ici, toi, hein ? dit lagent qui lavait accompagné au poste.
Ah ! je suis très modeste, moi, répliqua Chvéïk. Je vous serai très reconnaissant de tout ce que vous voudrez bien faire pour moi.
Dans la cellule il y avait un homme assis sur le lit. À son air apathique on voyait bien quil navait pas cru, quand la serrure grinça, quon venait le chercher.
Mes compliments, honoré Msieur, dit Chvéïk en sasseyant à côté de lui sur le lit ; vous ne pourriez pas me dire lheure quil est ?
Il ny a plus dheure qui sonne pour moi, répondit le prisonnier à lallure mélancolique.
On nest pas si mal que ça ici, reprit Chvéïk ; le ressort du lit ma lair en excellent bois.
Le personnage triste ne répondit pas. Il se leva et se mit à arpenter à pas rapides lespace du lit à la porte, se hâtant comme sil sagissait de sauver quelquun.
Entre temps, Chvéïk examinait avec intérêt diverses inscriptions charbonnées sur les murs. Il y en avait une par laquelle un prisonnier inconnu annonçait aux policiers une lutte à mort. Elle disait dans un style lapidaire : « Vous trinquerez ! » Un autre prisonnier proclamait : « Des vaches comme vous, je les envoie paître ! » Un autre se bornait à constater : « Jai passé ici le 5 juin 1913 et tout le monde sest conduit convenablement envers moi. Joseph Maretchek, négociant à Verchovice ». Un peu plus haut, on lisait une inscription émouvante : « Dieu de miséricorde, ayez pitié de moi... ». Au-dessous, quelquun avait écrit : « Je vous em... », mais il sétait ravisé en remplaçant le dernier mot par : « ... envoie au diable ». Une âme poétique sexprimait ainsi :
Assis sur le bord dun petit ruisseau,
Je regarde tristement le coucher du soleil,
En pensant à lamour qui passe comme cette eau,
À lamour de ma vie qui maintenant sen bat lil.
Lhomme qui navait pas cessé daller de la porte au lit comme sil sentraînait en vue du marathon, sarrêta essoufflé et reprit sa place sur le lit. Plongeant sa tête dans ses mains, il hurla tout à coup :
Lâchez-moi !
Et il continua à monologuer :
Mais non, ils ne me lâcheront pas, bien sûr. Et pourtant je suis ici depuis six heures du matin.
En veine de confidences, il se dressa et demanda à Chvéïk :
Vous nauriez pas, par hasard, une ceinture sur vous pour que jen finisse ?
Si, et je vous la prêterai volontiers, répondit Chvéïk en quittant sa ceinture, dautant plus que je nai encore jamais vu comment on fait pour se pendre dans une cellule. Ce qui est embêtant, continua-t-il en regardant autour de lui, cest quil ny a pas un seul piton ici. La poignée de la fenêtre ne suffira pas, à moins de vous pendre à genoux comme ce moine du couvent dEmmaüs à Prague, qui sest accroché à un crucifix à cause dune petite Juive. Les suicidés, ça me plaît. Allez-y !
Lindividu maussade à qui Chvéïk tendit aimablement sa ceinture de cuir la considéra quelques minutes, la jeta dans un coin et éclata en pleurs quil sessuyait de ses mains sales en gémissant :
Je suis père de famille et on ma arrêté pour ivrognerie et débauche. Jésus-Maria, quest-ce quelle va dire, ma pauvre femme, et quest-ce quon va penser à mon bureau !
Et il répétait tout le temps la même phrase sans y rien changer. Enfin, il se tranquillisa un peu, marcha vers la porte, contre laquelle il frappa des pieds et des poings.
On entendit des pas, puis une voix :
Quest-ce que vous voulez ?
Je veux sortir ! dit le malheureux noceur dune voix blanche comme sil ne lui restait plus que très peu de jours à vivre.
Pour aller où ? questionna la voix derrière la porte.
À mon bureau, répondit le malheureux père, rond-de-cuir, ivrogne et débauché.
Un rire déchaîné, un rire atroce retentit dans le couloir et les pas séloignèrent rapidement.
On dirait que ce monsieur ne doit pas vous aimer beaucoup pour rire tant que ça, dit Chvéïk, tandis que le désespéré se rasseyait à côté de lui. Quand un homme de la police en veut à quelquun, il est capable de tout, vous savez. Maintenant, si vous navez pas lintention de vous pendre, restez tranquillement assis et attendez comment les choses vont tourner. Si vous êtes employé dans un bureau, marié et père de famille, votre situation est plutôt triste, je le reconnais. Vous êtes sans doute convaincu que vous allez perdre votre place, si je comprends ?
Comment voulez-vous que je vous le dise, soupira lhomme, puisque je ne sais même pas ce qui sest passé cette nuit ? Je me rappelle seulement quà la fin nous sommes allés dans une boîte doù on ma mis à la porte et où jai voulu à toute force entrer pour allumer mon cigare. Et pourtant la soirée avait si bien commencé ! Cétait la fête de notre chef de bureau et il nous avait donné rendez-vous chez un marchand de vin. De là, on est allé chez un autre bistro, puis chez un troisième, un quatrième, un cinquième, un sixième, un septième, un huitième, un neuvième...
Désirez-vous que je vous aide à compter ? demanda Chvéïk ; je my connais, vous savez ! Une fois, jai fait vingt-huit boîtes dans une seule nuit. Mais il faut que je le dise, dans chacune, je nai pas pris plus de trois demis de bière.
En somme, reprit le petit employé dont le chef avait eu lidée de fêter son saint en faisant la noce, après avoir fait une douzaine de ces bistros de malheur, nous nous sommes aperçus que le chef avait disparu, quoique, pour ne pas le perdre, nous layons attaché à une corde, de sorte quil nous suivait comme un petit chien. Nous sommes retournés chez tous les bistros où on avait été avec lui, mais à force de chercher nous nous sommes encore perdus les uns les autres. À la fin, je me suis trouvé dans un bar de nuit à Vinohrady, un local très convenable, où jai bu je ne sais plus quelle liqueur à même la bouteille. Ce qui est arrivé après, je nen sais rien non plus. Je sais seulement, daprès le procès-verbal des deux agents qui mont amené ici, que je me suis saoulé, conduit comme une brute, que jai battu une dame, coupé, avec mon canif, un chapeau qui nétait pas à moi et que javais pris au vestiaire, que jai mis en fuite un orchestre de dames, que jai accusé le garçon de mavoir volé vingt couronnes, que jai cassé le marbre de la table à laquelle jétais assis, et que jai craché dabord dans la figure dun monsieur de la table voisine, et puis dans sa tasse de café. Cest tout, au moins je ne me rappelle pas quon maccuse encore dautre chose. Et, croyez-moi, je suis un homme dordre, un homme comme il faut et qui ne pense quà sa famille. Quest-ce que vous dites de cela ? Je ne vous fais pourtant pas limpression dêtre quelquun de dangereux pour la paix publique ?
Est-ce quil vous a fallu beaucoup de temps pour casser le marbre, ou bien lavez-vous cassé dun seul coup ? demanda Chvéïk au lieu de répondre à la question de lhomme comme il faut.
Dun seul coup, avoua celui-ci.
Alors, vous êtes perdu, dit Chvéïk, pensif. On vous prouvera que vous avez préparé le coup en vous entraînant tous les jours. Et le café à ce monsieur, est-ce que cétait un café nature ou bien un café au rhum ?
Et sans attendre la réponse, Chvéïk continua :
Si cétait un café au rhum, votre affaire est plus mauvaise, parce que les dommages-intérêts augmenteront alors. Au tribunal, on tient compte de la moindre chose, on additionne tout, parce quon cherche toujours à vous mettre au moins un crime sur le dos.
Au tribunal..., murmura, découragé, le parfait père de famille. La tête basse, il tomba aussitôt dans cet état dhébétude où le remords nous tenaille avec férocité.
Et chez vous, questionna Chvéïk, est-ce quon sait que vous êtes bouclé, ou bien est-ce quon va lapprendre dans les journaux ?
Croyez-vous quon va mettre mon arrestation dans les journaux ? demanda avec naïveté lemployé victime dun chef dissolu.
Vous pouvez en être sûr, répondit Chvéïk qui ne savait cacher ses impressions. Et ça fera la joie des lecteurs, votre affaire. Moi-même, jaime beaucoup les faits-divers où on parle divrognes et de scandale sur la voie publique. Au Calice, il ny a pas longtemps, un client a réussi à se casser la tête rien quavec sa chope de bière. Il lavait jetée contre le plafond pour quelle lui retombe dessus. Il a été bien arrangé, comme vous pensez ! la chope ne pèse pas rien. Eh ! bien, on la emmené à lhôpital et, le lendemain, cétait sur le journal. Et encore une autre fois, cétait à « Bendlovka », jai giflé un croque-mort et il ma rendu mes gifles. Pour nous réconcilier, on nous a conduits tous les deux au poste et le jour suivant on pouvait lire la chose dans les journaux du soir. Ils ne respectent même pas les hauts fonctionnaires. Une fois, un conseiller de je ne sais quoi avait cassé dans le café Au Cadavre deux malheureuses soucoupes. Eh ! bien, le lendemain, il avait le plaisir de voir son nom et son adresse dans tous les journaux. Vous navez quune chose à faire, cest denvoyer dici une protestation aux journaux, en disant que la nouvelle publiée sur votre compte na aucun rapport avec vous, quon a confondu les noms et que vous nêtes même pas parent de lindividu arrêté. Là-dessus, vous écrirez à madame votre épouse de découper avec soin cette protestation et de vous garder les découpures pour les lire à votre retour, quand vous aurez purgé votre peine.
Voyant que le monsieur comme il faut ne répondait pas et était secoué de frissons, Chvéïk ajouta :
Navez-vous pas froid ? Cette année-ci, la fin de lété est plutôt froide.
Cest à devenir fou ! se lamenta le compagnon de Chvéïk, et mon avancement qui est raté !
Nen doutez pas ! renchérit Chvéïk. Si, quand vous serez sorti de prison, on refuse de vous reprendre à votre bureau, vous ne trouverez pas facilement une autre place, cest couru ! Le tueur de chiens de la fourrière ne voudra même pas de vous à cause du casier judiciaire, vous savez ! Voilà ce que ça rapporte, des moments de folie comme vous vous en êtes payé un. Sans être indiscret, est-ce que madame votre épouse et vos enfants ont de quoi vivre en vous attendant, ou bien est-ce quelle devra se livrer à la mendicité et vos enfants à la prostitution et au vol ?
Ma pauvre femme, mes pauvres enfants ! sanglota le pénitent.
Il se leva et se mit à parler de ses enfants : il en avait cinq, laîné était âgé de douze ans et boy-scout. « Il ne boit que de leau et pourrait servir dexemple à son cochon de père, à qui une chose pareille arrive pour la première fois dans sa vie », gémit-il.
Il est scout, votre gosse ? sexclama Chvéïk, jaime beaucoup dentendre parler des scouts, moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva, chef-lieu Hluboka, département Ceské Boudeïovice nous autres, le quatre-vingt-onzième de ligne, on y avait justement été en manuvres les paysans de la région ont organisé une chasse aux scouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant quon lui liait les mains, faisait un raffût à vous fendre le cur : il criait, il se débattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. À la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton quil ny avait pas une seule prairie dans le pays quils navaient pas écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigle près de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasard quand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau quils avaient tué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire au milieu des bois on a trouvé un demi-quintal dos de volaille et de gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, des masses de trognons, des pommes vertes, et bien dautres dégâts.
Mais le père du scout ne se laissait pas distraire.
Je suis un criminel, pleurnichait-il, ma réputation est détruite.
Bien sûr, dit Chvéïk avec sa franchise coutumière, après ce qui sest passé, elle est évidemment foutue et pour la vie, parce quune fois traîné dans les journaux vous verrez que vos amis déballeront tout ce quils savent sur votre compte. Cest toujours comme ça, mais ne vous faites pas trop de bile. On voit se promener dans le monde pas mal de gens qui ont leur réputation foutue, il y en a même dix fois autant que de ceux qui sont blancs comme neige. Tout ça, ce nest que peu de chose.
Des pas retentirent dans le corridor, la serrure grinça, la porte de la cellule souvrit, et un agent appela Chvéïk.
Excusez, dit Chvéïk en grand seigneur, je suis ici depuis midi seulement, tandis que ce monsieur attend depuis six heures du matin. Je ne suis pas pressé, moi.
Une forte poigne tira Chvéïk dans le couloir et le poussa sans un mot au premier étage du bâtiment.
Au milieu dune pièce se tenait assis derrière son bureau le commissaire de police, un monsieur corpulent, à lapparence débonnaire, qui dit à Chvéïk :
Alors cest vous, Chvéïk ? Et quest-ce qui vous amène ici ?
Jai été amené ici par monsieur lagent parce que je me suis plaint dêtre mis à la porte de la Maison de fous sans manger. Jai pris ça comme une injure, parce que, moi, je ne suis pas une fille des rues, une traînée quelconque.
Écoutez, monsieur Chvéïk, dit le commissaire dun ton complaisant, nous navons aucune raison de nous faire du mauvais sang avec vous, nest-ce pas ? Je vais vous passer à la Direction de la Police, ça vaudra mieux. Nest-ce pas votre avis ?
Vous êtes, répondit Chvéïk dun air content, « maître de la situation », comme on dit. Ce soir il fait très doux, et une petite promenade jusquà la Direction ne peut pas faire de mal. Allons-y.
Je suis content quon se soit mis daccord, dit gaiement le commissaire. Vaut toujours mieux se mettre daccord, nest-ce pas votre avis, monsieur Chvéïk ?
Comment donc ! monsieur le commissaire, répartit Chvéïk ; moi aussi, jaime bien mentendre avec les gens ! croyez-moi, je noublierai jamais votre bonté.
Chvéïk sinclina profondément et descendit avec lagent au bureau. Un quart dheure après, on pouvait voir, au coin de la rue Jecna et de la place Charles, Chvéïk passer sous légide dun agent de police, qui tenait sous le bras un gros livre avec le titre en allemand : Arrestatenbuch.
Au coin de la rue Spalena, une foule de passants se pressaient devant une affiche.
Cest la Proclamation de Sa Majesté sur la déclaration de guerre, dit lagent à Chvéïk.
La guerre, je lai prévue, répondit Chvéïk, mais à la maison de fous ils ne savent rien, et cependant ils devraient être au courant les premiers.
Quest-ce que vous voulez dire par là ? questionna lagent.
Quil y a beaucoup de ces messieurs les officiers enfermés là-dedans, expliqua Chvéïk. Et, arrivé à un autre groupe de passants qui se pressaient également devant une Proclamation, Chvéïk sécria :
Gloire à lEmpereur François-Joseph ! Cette guerre, faut la gagner et nous la gagnerons !
Quelquun de la foule tapa si bien sur le melon de Chvéïk que ses oreilles y disparurent. Mais déjà le brave soldat se retrouvait devant la porte de la Direction de la police.
Cte guerre-là, nous la gagnerons, cest sûr et certain, messieurs, je vous le répète ! cria encore Chvéïk avant de franchir le seuil.
Et pendant ce temps, une lumière encore imperceptible se faisait dans lEurope, une lumière montrant que le lendemain allait anéantir les plus audacieuses certitudes.
VI
Chvéïk rendu à ses foyers.
Sur la Direction de la Police à Prague passait le souffle dun esprit étranger, dune autorité hostile à tout ce qui était tchèque. La Direction cherchait à déterminer dans quelle mesure la population tchèque était enthousiaste de la guerre. À part quelques individus qui ne niaient pas être les fils dune nation obligée par le gouvernement de Vienne de verser son sang pour des intérêts qui ne la touchaient en rien, la Direction de la Police consistait en un groupe de fauves bureaucratiques dont toutes les pensées tournaient autour du cachot et de la potence, car ils se préoccupaient uniquement de sauvegarder la raison dêtre des paragraphes biscornus.
Pour mieux arranger leurs victimes, ces magistrats professaient une indulgence sournoise, mais dont chaque mot était pesé davance.
Je regrette beaucoup, dit un de ces fauves rayés jaune et noir, lorsquon lui amena Chvéïk, que vous soyez revenu entre nos mains. Nous étions convaincus que vous alliez profiter de la leçon, mais je maperçois que cétait une erreur.
Chvéïk fit « oui » de sa tête, et son visage reflétait une telle innocence que le fauve jaune et noir le considéra dun air interrogateur et dit :
Ne faites pas limbécile, voulez-vous ?
Et, sans aucune transition, il continua de son ton aimable :
Il nous est très désagréable de vous garder en détention et je puis vous assurer que, selon moi, votre affaire nest pas si grave, car, étant donné le peu dintelligence que vous avez manifesté, il nest pas douteux que vous agissez sous une mauvaise influence. Dites-moi, monsieur Chvéïk, qui vous a conseillé de faire des bêtises pareilles ?
Chvéïk toussa et répondit :
Veuillez me croire, sil vous plaît ; je ne me rends compte daucune bêtise que jaurais faite.
Comment ! ce nest pas une bêtise, monsieur Chvéïk, reprit le policier de son ton faussement paternel, de provoquer des rassemblements comme il résulte du procès-verbal de lagent qui vous a conduit ici devant laffiche de la Proclamation de Sa Majesté aux citoyens et dexciter les passants par des cris comme : « Gloire à lEmpereur François-Joseph ! Cte guerre, nous la gagnerons ! »
Ce nest pas ma faute, riposta Chvéïk en levant ses yeux candides sur le questionneur ; ça été plus fort que moi quand jai vu que tant de gens lisaient laffiche et que personne ne manifestait aucune joie. Pas de cris « Gloire à lEmpereur ! » pas un « hourra ! », Monsieur le conseiller ; ils lisaient laffiche comme si tout cela ne les regardait pas. Alors, nest-ce pas, moi, ancien soldat du quatre-vingt-onzième de ligne, je ne pouvais pas laisser aller la chose comme ça. Et alors, nen pouvant plus, jai crié ce quon me reproche. Je crois quà ma place vous en auriez fait autant, Monsieur le conseiller. Cest la guerre et, nous autres, cest notre devoir de la gagner et de crier « Gloire à lEmpereur » ; personne au monde ne me fera croire le contraire.
Vaincu et dompté, le fauve jaune et noir ne put supporter le regard dagneau innocent de Chvéïk et, détournant le sien, le fixa sur le dossier en disant :
Jadmets pleinement votre enthousiasme, mais il faudrait le manifester autrement. Vous étiez sous lescorte dun agent de police, et vous comprendrez que, dans ces conditions, votre manifestation patriotique pouvait et devait même produire un effet tout opposé, plutôt parodique quémouvant.
Quand un citoyen est escorté par un agent de police, riposta Chvéïk, cest un moment très grave pour lui. Mais quand cet homme, même en une occasion pareille, se rend compte de ce quil doit faire lorsquil y a la guerre, je crois que cet homme-là nest pas un méchant.
Le fauve grommela et regarda encore une fois Chvéïk dans les yeux.
Chvéïk le considéra de son regard innocent, humble, doux et plein dune fervente tendresse. Les deux hommes se regardèrent ainsi pendant un bon moment.
Que le diable vous emporte ! Chvéïk, dit à la fin le bureaucrate ; mais si je vous revois encore une fois ici, je ne vous interrogerai même plus et je vous renverrai devant le Tribunal militaire à Hradcany.
Avant quil eût fini de parler, Chvéïk sapprocha, lui baisa la main et dit :
Que Dieu vous le rende ! Si, des fois, vous avez besoin dun petit chien de race, adressez-vous à moi, Monsieur le conseiller, je suis marchand de chiens de mon état.
Et cest ainsi que Chvéïk put retrouver sa liberté et reprendre le chemin de son foyer paisible.
Il hésita longtemps sil sarrêterait au Calice, et, tout en y réfléchissant, il poussa la porte de la taverne quil avait quittée, peu de jours auparavant, en compagnie du détective Bretschneider.
Dans la taverne régnait un silence sépulcral. Il ny avait que deux ou trois clients, dont le sacristain de Saint-Apollinaire. Mme Palivec se tenait derrière le comptoir, fixant sur le zinc un regard morne.
Me voilà de retour, dit Chvéïk avec gaieté. Un demi, sil vous plaît. Et comment va M. Palivec ? est-ce quil est revenu lui aussi ?
Pour toute réponse, Mme Palivec éclata en sanglots et, appuyant sur chaque mot comme pour exprimer tout son malheur, elle gémit :
Ils... lui... ont... donné... dix ans... de prison, articula-t-elle ; il y a... une semaine...
Tiens, dit Chvéïk, il y a donc déjà huit jours de faits, autant de pris sur lennemi.
Lui qui était prudent ! sanglota Mme Palivec ; au moins, il disait toujours quil létait.
Les autres clients se taisaient obstinément, comme si le spectre de Palivec eût été présent parmi eux, les invitant à la prudence.
Prudence est mère de sûreté, dit Chvéïk en prenant sa place devant une chope de bière dont la mousse était trouée en plusieurs endroits, trace des larmes de Mme Palivec. À cte heure, cest le moment dêtre prudent ou jamais.
Hier, il y a eu deux enterrements chez nous, dit le sacristain de Saint-Apollinaire pour changer de conversation.
Probable que quelquun sera mort, observa judicieusement le deuxième buveur ; et le troisième demanda :
Est-ce que cétait des enterrements avec catafalque ?
Je suis curieux de savoir, dit Chvéïk, comment seront maintenant, à la guerre, les enterrements militaires ?
À ces mots, les autres clients se levèrent, payèrent et partirent. Chvéïk demeura seul avec Mme Palivec.
Cest la première fois, dit-il, que je vois condamner un homme innocent à dix ans de prison. Cinq ans, passe encore, mais dix, cest un peu fort de café.
Mais il a tout avoué, raconta Mme Palivec toujours en larmes ; cette sacrée histoire de mouches et de portrait, il la répétée à la Police et au Tribunal. Jai assisté aux débats comme témoin, mais que voulez-vous ! jai pas pu témoigner. Ils mont dit que, vu mes « rapports de parenté » avec mon mari, je pouvais renoncer à témoigner. Ces « rapports de parenté » mont donné une telle frousse que jai pensé quil y avait Dieu sait quoi là-dessous, et alors jai mieux aimé renoncer. Lui, le pauvre vieux, ma regardée avec des yeux que je verrai encore à ma dernière heure. Et puis, après le verdict, quand on la emmené, il a encore crié dans le corridor, tellement ils lavaient abruti : « Vive la Libre Pensée ! »
Et M. Bretschneider ne vient plus ici ? demanda Chvéïk.
Si, il est venu plusieurs fois depuis. Il ma demandé chaque fois si je connaissais bien les gens qui venaient à la taverne, et il a écouté ce que les clients disaient. Bien sûr, ils nont jamais parlé que de football. Ils parlent toujours de ça chaque fois quils le voient arriver. Vous devriez le voir, il ne peut pas tenir en place, il se tortille comme un ver, et on voit bien quil voudrait faire du potin, tellement il est en rogne. Depuis le malheur de mon mari, il a pincé en tout et pour tout un ouvrier tapissier de la rue Pricna.
Question dentraînement que tout ça, observa Chvéïk ; est-ce que ce tapissier était un type à la noix ?
À peu près comme mon mari, répondit Mme Palivec qui narrêtait pas de pleurer. Bretschneider lui avait demandé sil se sentait disposé à tirer sur les Serbes. Le tapissier a répondu quil nétait pas un fameux tireur, quil navait jamais mis les pieds au tir quune seule fois et que le coup était cher, quune cartouche y était vite perdue, il en savait quelque chose. Alors, tout de suite, Bretschneider a pris son carnet et a dit : « Tiens, tiens, encore une nouvelle forme de haute trahison » et il est parti avec le tapissier quon na plus jamais revu.
Il y en aura des tas quon ne reverra plus, dit Chvéïk ; donnez-moi un rhum, sil vous plaît.
Au moment où Chvéïk finissait son second rhum, le détective Bretschneider entra. Ayant lancé un regard circulaire dans la salle vide, il prit place à côté de Chvéïk et demanda une bière. Et il attendit, croyant que Chvéïk allait parler le premier.
Mais Chvéïk se leva et alla décrocher un journal derrière le comptoir. Il fixa son regard sur la page des « Petites Annonces » et dit à haute voix :
Tiens, M. Tehimpera à Straskow, n° 5, poste Racineves, vend sa ferme avec treize hectares ; école et gare à proximité.
Bretschneider pianotait nerveusement des doigts sur la table. Puis, sadressant à Chvéïk, il dit :
Cest étonnant ce que vous vous intéressez maintenant à lagriculture, monsieur Chvéïk.
Tiens, tiens, cest vous, répondit Chvéïk en lui serrant la main ; je ne vous avais pas reconnu au premier moment, jai peu de mémoire, vous savez. La dernière fois quon sest vu, cest au bureau de la Direction de la Police, si je ne me trompe. Ça fait du temps. Comment que ça va, depuis ? Est-ce que vous venez souvent ici ?
Je viens aujourdhui exprès pour vous, dit Bretschneider, on ma dit à la Direction que vous vendiez des chiens. Jaurais besoin dun ratier ou dun griffon, enfin, quelque chose dans ce goût-là.
Je vous fournirai tout ce que vous voudrez, promit Chvéïk ; est-ce un chien de race que vous voulez ou un simple cabot de rue ?
Je crois, fit Bretschneider, que je me déciderai pour une bête de race.
Et un chien policier, ça ne ferait pas votre affaire ? demanda Chvéïk ; je veux dire un chien qui déniche tout et qui vous trouve votre malfaiteur en cinq minutes au plus tard ? Jen connais un qui est épatant, il appartient à un boucher de Verchovice. Voilà encore un chien qui, comme on dit, a manqué sa vocation.
Je voudrais plutôt un griffon, répondit Bretschneider avec une calme obstination, un griffon qui ne morde pas.
Cest-il un griffon édenté que vous désirez ? demanda Chvéïk, jen connais un. Il appartient à un bistro de Dejvice.
Dans ce cas, jaime mieux un ratier, alors, riposta Bretschneider dont les connaissances cynologiques étaient plutôt vagues, car il ne sintéressait tant aux chiens que par ordre de ses supérieurs.
Mais cet ordre était net, précis et vigoureux : sous prétexte dacheter des chiens, on lui avait prescrit de se lier intimement avec Chvéïk pour arriver à « lavoir ». Dans ce dessein, il avait le droit de chercher librement des acolytes, et il pouvait disposer de certaines sommes pour lachat de chiens.
Il y a de gros ratiers et il y en a de petits, dit Chvéïk, je sais où en trouver deux petits et trois gros. Tous les cinq sont bien sages et ils se laissent tranquillement prendre sur les genoux. Je peux vous les recommander chaleureusement.
Ça me conviendrait, déclara Bretschneider ; et combien coûte un ratier comme ça ?
Ça dépend, répondit Chvéïk. En général, les prix des chiens dépendent de leur taille. Mais, pour un ratier, comme cest pas un veau, cest tout le contraire, plus il est petit, plus il coûte cher.
Jen voudrais plutôt un grand comme chien de garde, répondit Bretschneider craignant de trop entamer le Fonds secret de la Police.
Je vois ce quil vous faut, dit Chvéïk ; jen ai comme ça dans les cinquante couronnes et, de plus grands encore, dans les quarante-cinq. Mais nous oublions une chose : est-ce que ça doit être un chiot ou un chien âgé, un mâle ou une femelle ?
Ça mest égal, répondit Bretschneider, face à face avec des problèmes quil ignorait totalement ; trouvez-men un qui vous plaira et je viendrai le chercher chez vous demain soir vers sept heures. Sans faute, hein ?
Vous pouvez y compter, dit sèchement Chvéïk, mais dans ce cas, je suis obligé de vous demander une avance de 30 couronnes sur le prix.
Bien entendu, dit Bretschneider en lui versant la somme demandée, et maintenant, on va prendre chacun un demi-setier de vin ; cest moi qui paie.
À la cinquième tournée Bretschneider déclara que ce jour-là il nétait pas de service, que par conséquent Chvéïk navait rien à craindre de sa part et quil pouvait parler politique si le cur lui en disait.
Chvéïk répliqua quil ne faisait jamais de politique à la taverne et que, du reste, la politique était bonne pour les enfants.
Bretschneider fit montre dopinions plus révolutionnaires et dit que les États faibles étaient destinés à disparaître. Il demanda à Chvéïk ce quil en pensait.
Chvéïk déclara quil navait été, jusquà présent, en aucune relation directe avec lÉtat, mais quil avait soigné dans le temps un saint-bernard quil avait nourri avec des biscuits de soldats et que le chiot en avait crevé.
À la sixième tournée Bretschneider se déclara anarchiste et demanda à Chvéïk sil pouvait lui recommander une organisation anarchiste pour sy faire inscrire dès le lendemain.
Chvéïk répondit quen fait danarchistes il en connaissait un seul qui lui avait acheté une fois un « léonberg » pour cent couronnes, en oubliant de faire le dernier paiement.
À la septième tournée, Bretschneider prononça tout un discours sur la révolution et contre la mobilisation. Chvéïk se pencha vers lui et dit :
Voici un client qui entre ; faites attention quil ne vous entende pas, vous pourriez avoir des embêtements. Vous voyez bien que la patronne pleure.
En effet, Mme Palivec, assise derrière son comptoir, pleurait sans cesse.
Pourquoi pleurez-vous, Mame la patronne ? fit Bretschneider ; dans trois mois, la guerre sera gagnée, le patron reviendra à la maison et vous pensez quelles tournées on prendra à sa santé. Ou bien croyez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers Chvéïk, que nous allons la perdre, cette guerre ?
Cest pas la peine den parler tout le temps, répondit Chvéïk ; la victoire est à nous, cest certain, mais maintenant il faut que je rentre. Il est temps.
Chvéïk paya ses consommations et se dirigea vers le logis que gouvernait Mme Muller. Celle-ci le reconnut avec beaucoup détonnement.
Je croyais que vous ne reviendriez pas avant quelques années, Msieur le patron, dit-elle avec sa franchise habituelle : et, pour sortir un peu de mes idées noires, jai pris comme sous-locataire un portier dun bar de nuit. On est venu trois fois au nom de la Police pour fouiller votre chambre et, comme ces messieurs nont rien pu trouver, ils mont dit que vous vous étiez mis dedans parce que vous étiez trop malin.
Chvéïk put constater que linconnu était déjà installé tout à fait comme chez lui. Il reposait dans le lit de Chvéïk et devait avoir bon cur, car il sétait privé dune moitié du lit au bénéfice dune personne à longs cheveux, qui, sans doute, par reconnaissance, enlaçait de ses bras nus le cou du portier, tandis que sur le plancher traînaient, pêle-mêle, divers vêtements et sous-vêtements masculins et féminins. Ce désordre disait assez clairement que le couple était rentré de bonne humeur.
Hé ! monsieur, sécria Chvéïk en secouant le portier endormi, levez-vous ; vous allez être en retard pour votre déjeuner. Je ne voudrais pas que vous alliez dire partout que je vous ai foutu à la porte à lheure où vous ne trouviez plus rien à manger.
Lhomme ouvrit les yeux et mit du temps à comprendre quil avait affaire au propriétaire du lit, qui réclamait son bien.
Tout dabord, se conformant aux usages de tous les portiers détablissements de nuit, il menaça de casser la gueule à tout le monde et, ensuite, il essaya de se rendormir.
Chvéïk ramassa les effets du portier, le réveilla de nouveau en le secouant avec énergie, et le pria de shabiller.
Tâchez de vous dépêcher, dit-il, ou vous allez me forcer à vous jeter dehors tout nu comme vous êtes. Tout de même, je crois quil vaudrait beaucoup mieux pour vous de déguerpir tout habillé.
Je voulais dormir jusquà huit heures du soir, dit le portier ahuri, enfilant son pantalon ; jai payé mes deux couronnes pour le lit et jai le droit demmener coucher qui je veux. Eh ! la Marie, lève-toi !
En mettant son col et sa cravate le portier était déjà résigné à son sort, et il expliquait à Chvéïk que le café Mimosa était tout ce quil y avait de plus chic comme établissement de nuit à Prague, que les dames qui y venaient étaient toutes dûment inscrites au registre de la police et quil serait très heureux dy recevoir Chvéïk le plus tôt possible.
Seule, la compagne du portier nétait pas contente. Elle crut de son devoir de proférer à ladresse de Chvéïk plusieurs expressions choisies, dont la moins pittoresque était celle-ci :
Espèce de pontife de curé, va !
Après le départ des intrus, Chvéïk voulait remettre tout en ordre avec laide de Mme Muller, et il alla à la cuisine pour lappeler. Mais il ny trouva quun bout de papier où la main tremblante de Mme Muller avait tracé :
Mille pardons, Msieur le patron, vous ne me verrez plus, je vais me jeter par la fenêtre.
Cest ainsi quelle essaya de traduire son humiliation de logeuse repentante, après la regrettable histoire du lit loué au portier.
Quelle blague ! dit simplement Chvéïk, et il attendit.
Une demi-heure après, Mme Muller entra à pas de loup dans la cuisine, et, à son visage désolé, Chvéïk put bien voir quelle attendait ses consolations.
Si vous voulez vous jeter par la fenêtre, dit Chvéïk, allez plutôt dans ma chambre, jai ouvert la mienne. Vous jeter par la fenêtre de la cuisine, ça na aucun sens et je ne vous le conseille pas. Dans le jardin où vous tomberiez, il y a des roses, vous pourriez les abîmer et il faudrait les payer. À quoi bon, alors, nest-ce pas ? Au contraire, de la fenêtre de ma chambre, vous serez tout à fait à votre aise : vous tomberez sans faute sur le trottoir, et, si vous avez de la chance, vous vous casserez le cou. Si vous navez pas de veine, vous risquez seulement de vous casser les côtes, les bras et les jambes, et vous aurez des frais dhôpital.
Mme Muller fondit en larmes, alla fermer, sans un mot, la fenêtre de la chambre et, revenue à la cuisine, elle dit :
Cette fenêtre-là faisait un courant dair, et ça ne vaut rien pour les rhumatismes de Msieur le patron.
Puis, elle retourna dans la chambre pour faire le lit et pour remettre tout en ordre. Quand elle eut fini, elle alla retrouver Chvéïk à la cuisine et dit les larmes aux yeux :
Faut que jvous dise, Msieur le patron, que les deux chiots que vous aviez dans la cour y ont crevé. Et le saint-bernard sest sauvé quand la perquisition a eu lieu ici.
Jésus-Marie, sécria Chvéïk, ça va mal finir avec cte pauvre bête-là ! La police va le chercher partout !
Il a mordu Msieur le commissaire qui, pendant, la perquisition, la tiré de dessous le lit, reprit Mme Muller. Dabord, un de ces messieurs avait dit quil y avait quelquun sous le lit et avait crié : « Au nom de la loi, sortez ! » Comme personne ne répondait et que rien bougeait, le commissaire sest penché et a sorti le pauvre chien. Vous ne pouvez pas vous figurer quelle vie il a faite alors. Jai cru quil allait avaler tout le monde ! Puis, il sest sauvé et nest plus revenu à la maison. Vous savez que, moi, ils mont fait passer aussi à une « interrogation ». Ils mont demandé qui venait chez nous, si nous recevions souvent de largent de létranger, puis ils ont eu lair de dire que jétais bête parce que javais dit que vous ne receviez pas souvent de largent de létranger, que vous aviez seulement reçu de Brno, il y a quelques jours, une avance de 60 couronnes de la part de cet instituteur, vous savez bien, qui avait demandé un chat angora et que vous lui avez envoyé un chiot de fox-terrier aveugle, dans une boîte à dattes. Après ils ont été gentils avec moi, et ils mont conseillé de prendre comme sous-locataire, histoire de ne pas être seule dans la maison, lindividu que vous venez de mettre à la porte...
Jai toujours eu la guigne avec tous ces bureaux, Mame Muller ; vous verrez combien ils vont encore menvoyer de types pour acheter des chiens, soupira Chvéïk.
Je ne sais pas si les messieurs qui, au nouveau régime, sont venus vérifier les Archives de la Police, ont pu déchiffrer les postes des fonds secrets de la Police dÉtat, où il y avait : B... 40 couronnes, F... 50 couronnes, L... 80 couronnes, etc., mais, dans tous les cas, ils se sont trompés en pensant que B..., F... et L... étaient les initiales de quelques personnages qui, pour 40, 50 et 80 couronnes avaient vendu la nation tchèque à lAigle bicéphale. « B » signifie simplement : chien du saint-bernard, « F » : Fox-terrier et « L » : Loulou de Poméranie. Tous ces chiens furent amenés par Bretschneider à la Police ; il les avait achetés à Chvéïk. Cétaient de monstrueux bâtards en qui ne brillait aucune trace de la noble origine que Chvéïk avait affirmée à Bretschneider.
Son saint-bernard était un mélange de tout ce quil y avait de mieux comme chien mouton avec le premier cabot des rues venu, son fox-terrier avait les oreilles dun basset qui aurait eu la taille dun chien de trait et des pattes torses en manche de veste, comme sil avait eu la danse de Saint-Guy. Le loulou de Poméranie rappelait, avec sa tête hirsute, un griffon décurie écourté, de la hauteur dun basset et larrière-train nu, comme les fameux chiens glabres dAmérique.
Après ce fut le tour du détective Kalous qui acheta une bestiole rappelant lhyène mouchetée, mais avec une crinière de berger dÉcosse, et, sous la rubrique du Fonds secret on inscrivit de nouveau la lettre « D... » 90 couronnes.
Ce monstre était présenté comme un dogue.
Kalous ne put rien tirer non plus de Chvéïk. Il réussit aussi brillamment que Bretschneider. Les conversations politiques les plus subtiles ne pouvaient détourner Chvéïk de la maladie des jeunes chiens, et les ruses les plus diaboliques aboutissaient à lachat par le détective dun nouveau phénomène de croisement canin.
Ce fut la fin de la gloire de Bretschneider. Quand il eut chez lui sept de ces animaux, il senferma avec eux dans la chambre du fond et les tint là si longtemps sans nourriture quils finirent par le dévorer.
Cet honnête serviteur de lÉtat lui épargna les frais dun enterrement.
Sa fiche, à la Direction de la Police, se terminait par ces mots tragiques : « Dévoré par ses chiens ».
Plus tard quand Chvéïk apprit ce drame, il ne put sempêcher de dire :
Il ny a quune chose qui me tracasse la cervelle, cest de savoir comment ils feront pour le recoller au moment du Jugement dernier.
VII
Chvéïk sen va ten guerre.
À lépoque où les forêts qui bordent la rivière de Rab en Galicie voyaient les armées autrichiennes en fuite la traverser précipitamment ; à lépoque où, en Serbie, les divisions autrichiennes recevaient la fessée quelles méritaient depuis longtemps, le ministère impérial et royal de la Guerre se souvint, dans sa détresse, de lexistence de M. Chvéïk. Le ministère comptait sur le brave soldat pour se tirer daffaire.
Linvitation à se présenter, dans lîle des Tireurs, devant la commission médicale qui lincorporerait éventuellement dans la réserve, trouva Chvéïk au lit, car il souffrait de nouveau de ses rhumatismes.
Mme Muller était à la cuisine, à faire du café.
Mame Muller, appela Chvéïk dune voix assourdie, Mame Muller, venez ici pour un instant, sil vous plaît !
Et quand la logeuse, accourue à son appel, sarrêta devant le lit, Chvéïk reprit de la même voix :
Asseyez-vous, Mame Muller, sil vous plaît.
La voix de Chvéïk prit quelque chose de mystérieux et de solennel.
Il déclara en se dressant sur son lit :
Je pars au régiment !
Vierge Marie ! sécria Mme Muller ; et quest-ce que vous y ferez, à ce régiment, Msieur le patron ?
Je men vais faire la guerre, répondit Chvéïk dune voix sépulcrale, lAutriche est dans un pétrin abominable. À lEst, les Russes sont à deux doigts de Cracovie et foulent le sol hongrois. Mais nous sommes battus comme du linge, ma pauvre Mame Muller, et voilà pourquoi lEmpereur mappelle sous le drapeau. Jai lu hier dans les journaux que de sombres nuées samassaient à lhorizon de notre chère Autriche-Hongrie.
Mais puisque vous ne pouvez pas bouger, Msieur le patron ?
Cest pas un prétexte pour manquer à son devoir, Mame Muller. Je me ferai pousser en petite voiture. Vous connaissez le confiseur du coin de notre rue ? Eh bien, il en a, un petit truc comme ça. Il y a quelques années, il sen servait pour faire prendre le frais à son grand-père. Vous irez le voir de ma part, et vous lui demanderez de me prêter sa voiture, et vous me roulerez devant ces messieurs.
Mme Muller éclata en sanglots :
Si jallais trouver un médecin, Msieur le patron ?
Ne bougez pas, Mame Muller. Sauf mes jambes, je représente un morceau de kanonefutter assez potable et, du reste, à une époque où lAutriche dégringole, tous les manchots, les jambes de bois, les paralytiques, les culs-de-jatte et tous les infirmes doivent être à leur place. Continuez tranquillement à faire votre café.
Et tandis que Mme Muller, toute tremblante, versait le café dans sa tasse, en y mêlant ses larmes amères, le brave soldat Chvéïk se mit à chanter dans son lit :
Le général Windischgraetz et les autres
/ commandants
Ont commencé la bataille au soleil levant.
Hop, hop, hop !
Ont commencé à se battre et ont poussé des cris :
Jésus-Christ, aidez-nous avec la Vierge Marie,
Hop, hop, hop !
La logeuse épouvantée par ce chant de guerre, oublia tout à fait son café et, faisant effort pour se tenir sur ses jambes qui lui rentraient dans le corps, écoutait bouche bée le « chant » que Chvéïk continuait à hurler :
Avec la Vierge Marie et avec nos quatre ponts !
Où sont tes avants-postes, ô Piémont ?
Hop, hop, hop !
La bataille a eu lieu là-bas à Solférino,
Il y coulait du sang comme sil tombait de leau,
Hop, hop, hop !
Comme sil pleuvait du sang et de la chair en tas,
Car cest le dix-huitième qui se battait là-bas.
Hop, hop, hop !
Ô les gars du dix-huitième, y a du bon pour vous !
Les voitures pleines de pèze vous suivent partout,
Hop, hop, hop !
Msieur le patron, je vous en supplie au nom de tout ce que vous avez de plus cher au monde, finissez ! sanglotait la logeuse dans la cuisine. Mais déjà M. Chvéïk achevait son chant guerrier :
Les voitures pleines de pèze et les filles qui
/ vous aiment !
Aucun régiment ne vaut le dix-huitième,
Hop, hop, hop !
Dun geste égaré Mme Muller poussa la porte et courut à la recherche dun médecin. Elle revint une heure après. Pendant son absence, Chvéïk sétait endormi.
Un monsieur corpulent le réveilla. Il tint un instant la main de Chvéïk dans la sienne et dit :
Ne vous inquiétez pas, je suis le docteur Pavek de Vinohrady... faites voir votre main, là..., mettez-vous ce thermomètre sous le bras... Bien, tirez la langue... encore... ne la rentrez pas... Monsieur votre père et madame votre mère sont-ils morts et de quoi ?
Et cest ainsi quà une époque où Vienne désirait voir toutes les nations dAutriche-Hongrie donner les exemples les plus brillants de dévouement et de loyalisme, le docteur Pavek prescrivait à Chvéïk du bromure pour modérer son enthousiasme patriotique et recommandait à ce vaillant soldat de ne pas penser au service militaire :
Restez couché et ne vous agitez pas, je repasserai demain.
Le lendemain, le docteur sarrêta dans la cuisine et demanda à Mme Muller comment se portait M. Chvéïk.
Cest de pire en pire, Msieur le docteur, répondit la logeuse avec une franche tristesse ; la nuit, lorsque les douleurs lont pris, il a chanté, sauf votre respect, lhymne autrichien.
Le docteur Pavek se vit dans la nécessité daugmenter la dose de bromure.
Le troisième jour, Mme Muller déclara que létat de santé de M. Chvéïk allait toujours empirant.
Figurez-vous, Msieur le docteur, que laprès-midi il ma envoyé chercher la carte du champ de bataille et, toute la nuit, il a déliré et a dit des choses fantastiques, comme, par exemple, que cte guerre, lAutriche allait la gagner.
Et est-ce quil prend les potions que je lui ai ordonnées ?
Il na même pas pensé à les acheter, Msieur le docteur !
Le docteur Pavek partit après avoir accablé Chvéïk de tout un orage de reproches et en assurant quil ne viendrait plus soigner un homme qui refusait avec un tel entêtement les cachets de bromure.
Il ne restait que deux jours avant celui où Chvéïk devait paraître devant la commission de recrutement.
Chvéïk en profita pour prendre ses dernières dispositions. Tout dabord il pria Mme Muller daller lui acheter une casquette militaire et de voir le confiseur pour sentendre avec lui au sujet du véhicule. Ensuite, il jugea nécessaire de se procurer aussi une paire de béquilles. Par bonheur, le confiseur en avait justement une paire, relique de son aïeul.
Il ne manquait plus que le bouquet dont se parent les recrues. Mais Mme Muller pensait à tout. Pendant les deux derniers jours, la pauvre femme avait maigri à vue dil et ne cessait de pleurer.
Et cest ainsi quarriva le jour historique où les rues de Prague virent un émouvant spectacle.
Une vieille femme poussait devant elle un ancien triporteur occupé par un homme qui, coiffé dune casquette militaire quornait « le petit François », brillant de mille feux, agitait frénétiquement une paire de béquilles.
Ses béquilles toujours en bataille, lhomme criait à tue-tête par les rues de Prague :
À Belgrade ! À Belgrade !
Sa voiturette était suivie par une foule de badauds dont le nombre augmentait sans cesse.
En route, Chvéïk constatait que les agents postés à divers carrefours lui faisaient le salut militaire.
Sur la place Saint-Venceslas son cortège comptait déjà plusieurs centaines de têtes et au coin de la rue Krakovska, un bourchak fut fortement malmené parce quil avait crié :
Heil ! Nieder mit den Serben !
Au coin de la rue Vodickova un détachement de policiers à cheval chargea contre la foule qui accompagnait Chvéïk.
Linspecteur de district, à qui Chvéïk présenta ses documents où on pouvait lire, « noir sur blanc » quil était appelé, pour le jour même, à comparaître devant la commission, fut un peu déçu et, pour empêcher le « rassemblement sur la voie publique », ordonna à deux agents descorter Chvéïk jusquà lîle des Tireurs.
Lincident fut relaté et commenté le lendemain par la Presse. Cest ainsi que La Gazette Officielle de Prague publia lentrefilet suivant :
Lenthousiasme patriotique dun infirme
Hier, dans la matinée, les passants qui se promenaient sur les boulevards ont été témoins dune scène touchante et qui manifeste éloquemment que, dans les temps graves et solennels que nous traversons, il se trouve aussi des fils de notre nation tchèque pour faire preuve dun loyalisme et dun attachement exemplaires envers le trône du vieux monarque. On croirait revenue lantique époque des Grecs et des Romains, lépoque héroïque qui eut des hommes comme Mucius Scævola qui, on le sait, nhésita pas à prendre part à une bataille sanglante au mépris de son bras qui venait de brûler. Cette manifestation dun infirme béquillard que sa vieille maman voiturait dans un pousse-pousse, fut une belle exaltation publique du culte dévoué et de la ferveur profonde que les sujets autrichiens professent envers lEmpire. Ce fils de la nation tchèque sest fait inscrire comme volontaire, pour être sûr de pouvoir sacrifier sa vie et ses biens à S. M. lEmpereur. Et si son appel chaleureux « À Belgrade ! » a eu un écho si retentissant dans les rues de Prague, cest quune fois de plus les Praguois ont montré, devançant par là les autres nations habitant lAutriche, un amour éclatant pour notre Patrie et pour la Maison impériale et royale.
Larticle du Prager Tagblatt était conçu à peu près dans les mêmes termes, mais disait que le martial infirme avait passé accompagné dune foule dAllemands qui lui faisaient un rempart de leurs corps contre le lynchage que lui réservaient certainement les agents tchèques de lEntente cordiale.
Le second journal allemand, la Bohemia, avait relaté le fait dans un article priant les citoyens allemands de récompenser lardeur du patriotique infirme et denvoyer à ladministration du journal les cadeaux quils lui destinaient.
En somme, à en croire ces trois journaux, le pays tchèque navait jamais produit un plus noble citoyen que M. Chvéïk. Malheureusement, ces messieurs de la commission de recrutement professaient à son égard une tout autre opinion.
Particulièrement le médecin-inspecteur Bautze. Cétait un homme sans pitié qui voyait partout des tentatives de fraudes pour échapper au service militaire, au front, aux balles, aux shrapnells.
On connaît sa phrase célèbre : Das ganze tchechische Volk ist eine Simulantenbande.
Depuis les dix semaines de son activité, il avait repéré, sur un chiffre donze mille soldats, dix mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf simulateurs, et le dernier soldat ny aurait pas coupé non plus si, au moment où Bautze lui criait : Kehrl Euch ! il navait pas succombé à un coup de sang.
Enlevez-moi ce simulateur, dit Bautze, après avoir constaté que le pauvre bougre était mort.
Cest donc devant lui que se présenta Chvéïk en ce jour mémorable, et, nu quil était, il couvrait chastement sa nudité en croisant les béquilles qui le soutenaient.
Das ist wirklich ein besonders Feigenblatt, dit Bautze ; je crois quau Paradis il ny en avait pas comme ça.
Réformé pour idiotie, lut le sergent dans le dossier.
Et quest-ce que vous avez encore ? questionna Bautze.
Je vous déclare avec obéissance que je suis rhumatisant, mais que je veux tout faire pour notre Empereur, quand je devrais y laisser ma peau, répondit Chvéïk avec modestie ; jai aussi les genoux enflés.
Bautze jeta un regard terrible sur le brave soldat Chvéïk et hurla : « Sie sind ein Simulant ! » Puis, sadressant au sergent, il ajouta dun ton glacial : « Den Kerl sogleich einsperren ! »
Baïonnette au canon, deux soldats semparèrent de Chvéïk pour le conduire à la prison centrale de la place de Prague.
Chvéïk sappuyant sur ses béquilles, saperçut avec horreur que son rhumatisme disparaissait à vue dil.
Voyant Chvéïk escorté par des soldats avec baïonnette, la bonne Mme Muller qui lattendait avec sa voiture au haut de lescalier qui descendait dans lîle des Tireurs, éclata en sanglots et lâcha le véhicule pour ne jamais plus sen occuper.
Pendant ce temps-là, Chvéïk avançait dun pas modeste, encadré par deux défenseurs de lÉtat, en armes.
Les baïonnettes reflétaient les rayons du soleil. Passant par Mala Strana, Chvéïk, arrivé devant le monument du maréchal Radetzky, se tourna vers la foule qui marchait toujours derrière lui et cria :
À Belgrade ! À Belgrade !
Du haut de son monument, le maréchal Radetzky suivait, dun regard rêveur, le brave soldat Chvéïk séloignant, son bouquet de recrue piqué sur sa veste, en boitant un peu, tandis quun monsieur à lair sérieux expliquait aux badauds dalentour quon emmenait un déserteur...
VIII
Comment Chvéïk fut réduit au triste état de simulateur.
En cette grande époque, les médecins militaires de lAutriche tenaient beaucoup à chasser, du corps des simulateurs, le diable saboteur des devoirs les plus sacrés et à leur faire réintégrer le giron de larmée.
Dans ce dessein fut institué tout un système de tortures graduelles quon appliquait aux simulateurs et aux gens suspects de lêtre, tels que : phtisiques, rhumatisants, hernieux, néphrétiques, diabétiques, pneumoniques, malades atteints de fièvre typhoïde, etc.
Léchelon avait été combiné dune manière savante et comportait :
1° La diète sévère : une tasse de thé le matin et le soir et, sans tenir compte de la nature de la maladie, de laspirine à tous les repas, pour provoquer une transpiration intense ;
2° La cure de quinine en cachets, surnommée aussi « léchage de la quinine ». On en distribuait de fortes doses pour « rappeler aux lascars que le service militaire nétait pas de la rigolade ; »
3° Le lavage de lestomac avec un litre deau chaude, deux fois par jour ;
4° Lemploi de clystères à leau savonnée et à la glycérine ;
5° Enveloppements humides avec des draps trempés dans de leau glacée.
Il y eut des gens dune endurance et dune vaillance extraordinaire, qui, ayant passé par les cinq traitements successifs, se firent ensuite porter dans un cercueil très simple, au cimetière militaire. Il y eut aussi, par contre, des gens prompts à se décourager, qui déclaraient, avant même davoir passé par le clystère, quils étaient guéris et quils ne demandaient pas mieux de partir pour les tranchées avec le premier bataillon en partance.
À la prison de la place de Prague, on mit Chvéïk dans un pavillon où étaient rassemblés de ces simulateurs fatigués dont nous venons de donner le signalement.
Je nen peux plus, déclara le voisin de lit de Chvéïk, à sa gauche ; il revenait justement de subir, pour la deuxième fois déjà, le lavage de lestomac.
Cet homme simulait la myopie.
Demain, je pars pour le régiment, décida lautre voisin de lit, à droite, qui venait du clystère. Le malheureux prétendait être sourd comme une souche.
Sur le lit près de la porte se mourait un phtisique, enveloppé dans un drap imbibé deau glaciale.
Cest le troisième cette semaine, observa le voisin de droite ; et toi, quest-ce que tu as ?
Jai des rhumatismes, répondit Chvéïk suscitant une hilarité générale. Le moribond tuberculeux en riait lui-même aux éclats.
Tu tombes bien avec tes rhumatismes, prononça à ladresse de Chvéïk un homme gros et gras : cest comme si tu disais que tu as des cors aux pieds. Je suis anémique, jai la moitié de lestomac foutu, cinq côtes en moins, et pourtant on ne veut rien me croire. Par exemple, nous avons eu ici un sourd-muet. Pendant quinze jours, on la enveloppé toutes les demi-heures dans des draps trempés dans leau froide ; chaque jour on lui passait un clystère et on lui nettoyait lestomac. Tout le monde croyait quil avait gagné la partie et quon allait le lâcher, mais un beau jour le docteur lui a prescrit quelque chose pour vomir. Et ça lui a été fatal. Il a perdu courage et, à la fin des fins, il a déclaré quil navait plus de force de faire le sourd-muet et quil avait retrouvé louïe et la parole. Nous autres, on disait tout pour lencourager et pour lempêcher de faire une bêtise. Mais il na rien voulu entendre et le matin, à la visite, il a déclaré quil entendait maintenant très bien et parlait mieux encore. Il a été fait, bien sûr.
Celui-là, au moins, a tenu bon pendant assez longtemps, dit un autre simulateur qui prétendait avoir une jambe plus courte que lautre dun décimètre ; cest pas comme cet imbécile qui faisait semblant davoir eu une attaque dapoplexie. Trois quinines, un lavement et une journée sans rien manger ont suffi. Il avouait avant de passer au lavage de lestomac et il ne se rappelait plus son apoplexie. Son copain, un type qui racontait avoir été mordu par un chien enragé, a résisté un peu plus longtemps. Il mordait et hurlait que cétait plaisir de lentendre. Mais il narrivait pas à avoir lécume à la gueule. On laidait de notre mieux. Quelquefois, nous lavons chatouillé pendant une heure avant la visite jusquà lui donner des convulsions et à le faire devenir tout bleu. Peine perdue, pas décume à la gueule. Cétait épouvantable. Le jour où il sest vendu, à la visite du matin, il nous a fait pitié à nous tous. Il était raidi au pied de son lit, droit comme un cierge, et quand il a salué le médecin, il a dit : « Monsieur loberarzt, je vous déclare avec obéissance que le chien qui ma mordu nétait probablement pas enragé du tout ». Loberarzt la regardé avec de si drôles dyeux que le mordu a commencé à trembler et a dit : « Je vous déclare avec obéissance, monsieur loberarzt, que ce nest pas un chien qui ma mordu. Je me suis mordu tout seul à la main ». Le paquet lâché, il est passé au conseil de guerre pour « automutilation », cest-à-dire quil voulait se couper la main à force dy mordre, pour ne pas aller au front.
Toutes ces maladies, où il faut de lécume à la gueule, déclara le simulateur gras, sont difficiles à imiter. Prenez lépilepsie. Il y avait un type ici qui faisait lépileptique. Il nous affirmait toujours que simuler une crise était pour lui un jeu denfant et quil pouvait en avoir une dizaine par jour. Il se tordait en convulsions, serrait les poings, faisait des yeux de crapaud, frappait autour de lui comme un fou, tirait la langue, bref, cétait une petite épilepsie soignée, du travail propre et bien fait. Mais voilà que tout dun coup il attrape des furoncles, deux sur le cou, deux sur le dos, et la comédie a pris fin. Il ne pouvait plus remuer la tête, ni sasseoir, ni se coucher. La fièvre la pris et, dans son délire, à la visite, il a raconté tout ce quil savait. Et quest-ce quil nous a passé, avec ses sacrés furoncles ! On la laissé encore trois jours, et on lui faisait le régime de première classe, du café avec un petit pain le matin, une soupe ou une purée le soir. Quelle chierie, mes enfants ! Nous autres, avec notre estomac bien nettoyé et affamés comme des loups quon était, on se plantait là à le regarder bouffer, faire claquer la langue, se gonfler, roter. Et il a fait encore trois victimes par-dessus le marché. Trois types qui simulaient une maladie de cur, quand ils lont vu avouer, se sont fait balancer avec lui.
Ce quil y a encore de mieux, dit un autre, cest de simuler la folie. Dans la salle dà côté, il y a deux instituteurs, mes collègues, qui prétendent être fous. Lun des deux gueule jour et nuit : « Le bûcher de Giordano Bruno est encore tout fumant, nous voulons la revision du procès de Galilée. » Lautre ne fait quaboyer, il commence toujours par répéter trois fois de suite : oua-oua-oua, il fait ensuite cinq fois : oua-oua-oua-oua-oua et puis il recommence le premier couplet. Ils font ce truc-là depuis trois semaines. Moi aussi, je voulais faire le fou, le fou religieux, et prêcher linfaillibilité du pape, mais jai réussi à me procurer un cancer à lestomac. Cest un coiffeur de Mala Strana qui me la refilé pour quinze couronnes.
Je connais un ramoneur aux environs de Brevnov, dit un autre malade, et celui-là pour dix couronnes, vous fiche une fièvre à vous jeter par la fenêtre.
Ce nest rien, déclara quelquun ; il y a, à Vrsovice, une sage-femme qui, pour vingt couronnes seulement, vous démet la patte que vous en avez pour toute votre vie.
À moi, on me la démise pour cinq couronnes, dit une voix venant dun lit dans le fond de la salle, pour cinq couronnes et trois chopes de bière.
Et moi, ma maladie me coûte déjà plus de deux cents, déclara son voisin, mince comme un jonc ; citez-moi nimporte quel poison et vous verrez si je nen ai pas pris. Les poisons, ça me connaît. Jai bu du sublimé, jai respiré des vapeurs de mercure, jai croqué de larsenic, jai bu du laudanum, jai mangé des tartines de morphine, jai avalé de la strychnine, jai gobé du vitriol et toutes sortes dacides. Je me suis abîmé le foie, les poumons, les reins, la poche à fiel, le cerveau, le cur et les boyaux.
Pour ma part, ce quil y a de mieux, soupira un malheureux qui avait son lit près de la porte, cest une injection au pétrole que vous vous piquez sous la peau de la main. Mon cousin a eu de la chance. Il sest fait couper ainsi le bras jusquau coude et personne ne lembête plus aujourdhui avec le service militaire.
Vous voyez bien vous-même, dit Chvéïk, quil faut supporter beaucoup pour S. M. lEmpereur. Le lavage de lestomac aussi bien que le clystère. Quand je faisais mon service militaire, les conditions étaient pires. Un malade ? Pour le guérir on le ficelait et on le foutait au trou. Et là-dedans il ny avait pas de lits et pas de crachoir comme ici. Une planche nue comme le mur, voilà ce quon nous offrait pour reposer nos maux. Une fois, un copain avait pour de bon la fièvre typhoïde, et son voisin, la petite vérole. On les a garrottés tous les deux et le regimentsartzt leur a flanqué des coups de pied à lestomac en les traitant de simulateurs. Une fois quils ont été morts, laffaire est venue devant le Parlement et les journaux en ont parlé. Bien entendu, on nous a défendu de lire des journaux où il y avait des articles là-dessus, et on a fouillé nos cambuses sens dessus dessous pour voir si nous ne les cachions pas. Moi, je ne suis pas veinard, et cest moi qui ai trinqué, cétait couru. Le seul type qui avait un de ces journaux-là, fallait que ce soit moi. On ma conduit au regimentsrapport, et notre colonel, un veau, Dieu laccueille dans son ciel, ma demandé de lui dire qui était le chameau qui avait mis les journaux au courant. Il a dit quil allait me casser la gueule et quil me foutrait à la boîte. Ensuite, ça été le tour du regimentsartzt qui brandissait tout le temps son poing devant mon nez et gueulait : « Sie verfluchter Hund, sie schaebiges Wesen, sie unglückliches Mistvieh, fripouille socialiste ! » Moi, je le regarde dans les yeux sans broncher, la main droite à la casquette, la main gauche à la couture du pantalon. Ils tournaient tous les deux autour de moi comme des chiens, ils aboyaient après moi comme deux enragés, et moi je nouvrais pas la bouche. Je restais là, la main droite à la casquette et la main gauche à la couture du pantalon. Après avoir fait les fous pendant une demi-heure, voilà que le colonel saute sur moi et hurle : « Est-ce que tu es idiot ou est-ce que tu ne les pas ? » « Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que jsuis un idiot ». « Vingt et un jours de cachot pour idiotie », quil dit, « sans bouffer deux fois par semaine ; un mois de consigne ; quarante-huit heures à être pendu ficelé ; quon le foute dedans tout de suite, sans rien à boulotter ; garrottez-le pour lui mettre dans la tête que larmée na pas besoin de crétins pareils. On tapprendra à lire les journaux, attends voir ! » Et, pendant que jétais à la boîte, il se passait des choses extraordinaires à la caserne. Le colonel avait expressément défendu aux soldats de lire nimporte quoi, même la Gazette officielle de Prague, et à la cantine ils avaient lordre de ne plus emballer le fromage et les saucisses dans du papier de journal. Mais cest justement ça qui a eu un effet épatant : figurez-vous que tous les soldats se sont mis à lire tout le temps, et notre régiment est devenu le plus instruit et le plus intelligent. On lisait tous les journaux possibles et dans chaque compagnie, il y avait des types qui faisaient des vers et des chansons pour se payer la tête du colonel. Et, chaque fois quil arrivait une affaire au régiment, il se trouvait un bon copain qui sarrangeait pour la passer aux journaux sous le titre Les Martyrs de la Caserne. Mais ce nest pas tout. On sest mis aussi à écrire aux députés tchèques à Vienne, pour leur demander de nous protéger et ils ont fait à la Chambre des Députés interpellation sur interpellation. On y disait toujours que notre colonel était pire quune bête féroce. Une fois, un ministre a envoyé chez nous une commission denquête, et un certain François Hentschel de Hluboka, qui avait écrit à un député que le colonel lavait giflé à lexercice, sen est tiré avec deux ans de prison. La commission partie, le colonel a fait aligner le régiment entier et a dit que le soldat était le soldat, quil fallait faire son devoir sans rouspéter et que celui qui nétait pas content, commettait par cela même un « attentat contre la discipline ». « Vous vous étiez imaginé, tas de canailles que vous êtes, quavec la commission il y aurait du bon, quil a dit, mais voilà, vous avez la peau ! Et maintenant, défilez, et chaque compagnie va répéter ce que jai dit. » Alors, les compagnies défilèrent devant le colonel et, arrivée à lendroit où il se tenait sur son cheval, chacune delles criait à vous casser les oreilles : « Nous nous sommes imaginé, tas de canailles que nous sommes, quavec la commission, il y aurait du bon, mais voilà, nous avons la peau ! » Le colonel na fait que se tordre jusquau passage de la onzième compagnie. Elle avance en bon ordre, frappe du pied, mais arrivée devant le colonel, rien, silence, pas un mot. Le colonel est devenu rouge comme une écrevisse et la fait tout recommencer. La même histoire, personne ne souffle mot et tous les gars de la onzième, qui navaient pas froid aux yeux, reluquent effrontément le colonel. « Repos ! » quil dit alors, et il fait les cent pas à travers la cour, se tape avec sa cravache sur les jambières, crache dans tous les sens, et tout dun coup il sarrête et crie : Abtreten ! Après, il est remonté sur son cheval, et le voilà parti au galop par la grande porte. On attendait avec impatience ce qui allait se passer. On a attendu un jour, deux jours, une semaine, et toujours pas de nouvelles. On na plus jamais revu le colonel à la caserne. Tout le monde en était content, même les sous-offs et les officiers. Puis il a été remplacé par un autre colonel et on racontait quon lavait mis dans une maison de santé, parce quil avait écrit à Sa Majesté que la onzième compagnie sétait révoltée.
Lheure de la visite de laprès-midi approchait. Le médecin militaire Grunstein, suivi dun sous-officier du service sanitaire qui prenait des notes, allait dun lit à lautre.
Macuna ?
Présent !
Clystère et aspirine ! Pokorny ?
Présent !
Lavage de lestomac et quinine ! Kovarik ?
Présent !
Clystère et aspirine ! Kotatko ?
Présent !
Lavage de lestomac et quinine !
Machinalement, impitoyable et expéditive, la visite continuait.
Chvéïk ?
Présent !
Le docteur Grunstein regarda le nouveau venu.
Quest-ce que vous avez ?
Je vous déclare avec obéissance que jai des rhumatismes.
Au cours de sa carrière de praticien, le docteur Grunstein avait contracté lhabitude de parler avec une fine ironie qui faisait plus deffet que des vociférations.
Des rhumatismes, je comprends, dit-il à Chvéïk, cest une maladie très grave. Et cest vraiment un hasard, dattraper des rhumatismes juste à une époque où il y a une guerre pareille et où on doit faire son service militaire. Je suis sûr que cela doit bien vous contrarier.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur loberartzt, que cela me contrarie énormément.
Je men doutais, allez. Ce qui est bien gentil de votre part, cest que vous avez pensé à nous, avec vos rhumatismes. En temps de paix, un pauvre infirme comme ça gambade comme un chevreau, mais à peine la guerre déclarée, il saperçoit quil a des rhumatismes et que ses genoux ne sont plus bons à rien. Navez-vous pas de douleurs aux genoux ?
Je vous déclare avec obéissance que si.
Et la nuit, vous ne fermez pas lil, nest-ce pas ? Le rhumatisme est très dangereux, cest une maladie très, très grave, et qui fait beaucoup souffrir. Heureusement nous autres ici, nous savons ce quil faut : avec la diète totale et aussi avec notre traitement vous guérirez plus vite quà Pistany et vous galoperez au front quon ne vous verra plus, tant vous ferez de poussière.
Puis, sadressant au sous-officier, le médecin ajouta :
Écrivez : Chvéïk, diète complète, lavage destomac deux fois par jour, clystère une fois par jour, et après nous verrons. En attendant, conduisez-le à la salle de consultation, faites-lui laver lestomac et administrez-lui un clystère aux petits oignons. Il pourra appeler tous les saints du paradis pour laider à chasser ses rhumatismes.
Sur ce, il prononça encore un discours plein de sagesse à lintention de tous les « simulateurs » de la chambrée :
Il ne faut pas croire que vous avez devant vous un veau à qui on peut monter tous les bateaux imaginables. Avec moi, ça ne prend pas, tenez-vous-le pour dit. Je sais très bien que vous êtes tous des simulateurs et que vous ne pensez quà déserter. Jagis en conséquence. Les soldats comme vous, jen ai vu des centaines et des centaines ! Sur ces lits, il y a eu des tas de gens dont la seule maladie était le manque desprit militaire. Tandis que leurs camarades font la guerre, ils simaginent quils nont quà se pieuter dans leurs lits et à bien manger à lhôpital, en attendant la fin de la guerre. Mais tous ces gaillards se sont rudement trompés, comme vous dailleurs. Dans vingt ans encore vous vous réveillerez en gueulant quand vous rêverez au temps où vous avez essayé de mavoir.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur loberartzt, fit un voix éteinte dans un lit près de la fenêtre, que je suis déjà guéri, jai déjà vu cette nuit que mon asthme avait tout à fait disparu.
Comment vous appelez-vous ?
Kovarik. Je dois passer au clystère.
Bien. Mais votre clystère, vous laurez encore comme souvenir pour vous faire penser un peu à nous en partant, dit le docteur Grunstein. Je ne voudrais à aucun prix que vous puissiez dire quon ne sest pas occupé de vous. Bon, et maintenant, tous les malades dont le nom vient dêtre lu, suivront le sous-officier qui sait ce quil a à faire.
Lordre fut exécuté et chacun des malheureux essuya son traitement. Si quelques-uns sefforçaient dattendrir lexécuteur par des prières ou en le menaçant de se faire incorporer dans le service sanitaire et de lui en faire autant un jour, Chvéïk, lui, fit preuve dun noble courage.
Ne me ménage pas, dit-il au soldat qui lui administrait le clystère ; rappelle-toi ton serment. Si ton père ou ton frère étaient à ma place, tu serais obligé de leur foutre ton clystère la même chose. Mets-toi bien dans la tête que cest de clystères comme celui-là que dépend le salut de lAutriche, et tu verras, nous aurons la victoire.
Le lendemain, à la visite, le docteur Grunstein demanda à Chvéïk comment il se plaisait à lhôpital militaire.
Chvéïk répondit que cette « institution militaire était quelque chose dépatant » et quelle lui inspirait des sentiments élevés. Comme récompense, le brave Chvéïk eut la même chose que la veille avec, en outre, de laspirine et trois cachets de quinine que lon avait fait fondre dans leau, en le priant de lavaler à linstant même.
Chvéïk sexécuta et but sa ciguë peut-être avec encore plus de calme que Socrate. Le docteur Grunstein avait passé Chvéïk par les cinq degrés de son système de tortures.
Tandis quon lenveloppait dans un drap humide en présence du médecin et que celui-ci demandait lavis de Chvéïk, il répondit :
Je vous déclare avec obéissance, monsieur loberartzt, que ça me rappelle une piscine ou des bains de mer.
Et vous avez toujours vos rhumatismes ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur loberartzt, que je ne sens aucune amélioration.
Mais Chvéïk nétait pas au bout de ses tourments.
Vers ce moment-là, la baronne von Botzenheim, veuve dun général dinfanterie, se donnait beaucoup de peine pour découvrir le soldat infirme, fervent patriote, dont la Bohemia avait parlé dans larticle que nous connaissons.
Après une enquête à la Direction de la Police, on établit lidentité de Chvéïk, qui fut alors facile à retrouver. La baronne von Botzenheim, suivie de sa dame de compagnie et dun laquais qui portait un gros panier de provisions, décida daller visiter lhôpital militaire de Hradcany, qui abritait son protégé.
La pauvre baronne ne se doutait point ce que signifiait un « traitement » à linfirmerie de la prison de la place de Prague. Son nom lui ouvrit la porte de la prison ; au bureau, on lui répondit avec une politesse extrême et, en cinq minutes, elle apprit que der brave Soldat Chvéïk, recherché par elle, était logé au pavillon 3, lit 17. Le docteur Grunstein, qui accompagnait la baronne, nen revenait pas de cette visite.
Chvéïk, après sa « cure » quotidienne, était assis sur son lit, entouré dun groupe de simulateurs amaigris et affamés qui navaient pas encore renoncé à la bataille avec le docteur Grunstein sur le champ de la diète totale.
En les écoutant, on aurait cru être tombé dans une société dexperts gastronomes ou assister à une leçon de lÉcole supérieure dart culinaire ou à un cours spécial destiné aux gourmets.
On peut manger même des graillons de suif, racontait lun deux qui soignait ici un « catarrhe gastrique invétéré », quand ils sont bien chauds. Pour les avoir tout à fait à point on choisit le moment où le suif est bien fondu. On les retire, on les écrase pour quils soient bien secs, on sale et on poivre, et alors ils dégotent les graillons doie, cest moi qui vous le dis.
Hé ! là-bas, nen dites pas trop de mal, des graillons doie, hein ? fit lhomme au « cancer de lestomac », y a pas de graillons qui vaillent les graillons doie. Les graillons au lard de porc ne sont quune ratatouille dégueulasse à côté de ça ! Bien entendu, faut quils soient grillés à vous avoir une petite couleur dor, à la manière juive. Et ils sy connaissent, les Juifs. Ils achètent une oie bien grasse, ils lui enlèvent la peau et ils la font griller au feu dans son jus, ensemble avec le saindoux.
Pour les graillons de porc, fit observer le voisin de Chvéïk, vous vous mettez le doigt dans lil. Il est entendu que je vous parle des graillons de porc faits à la maison, avec un cochon quon a engraissé soi-même. Comme couleur, faut quils soient pas trop bruns ni pas trop blonds. Une nuance entre les deux, quoi. Faut aussi quils soient ni trop durs, ni trop mous. Surtout, faut pas quils croquent sous la dent, parce qualors cest quils sont brûlés. Ils doivent fondre sur la langue, et faut pas que le saindoux vous coule du menton.
Est-ce que quelquun de vous a déjà mangé des graillons de lard de cheval ? fit une voix.
Mais personne ne répondit, parce quà ce moment-là le sous-officier du service sanitaire poussa brusquement la porte et cria :
Tous au lit ! il y a ici une archiduchesse qui vient en visite officielle. Surtout, tâchez ne de pas montrer vos pieds sales !
Une archiduchesse authentique naurait pu faire son entrée dans la chambrée avec un visage plus grave et plus sérieux que celui de la baronne von Botzenheim. Derrière elle marchait toute une suite finissant par le sergent de la comptabilité, qui voyait dans cette visite la main mystérieuse de lautorité suprême et sattendait à être expulsé du fromage découvert par lui derrière la zone dopérations. Il se voyait déjà jeté en pâture aux shrapnels ou ornant les barbelés devant une tranchée.
Il était pâle, plus pâle encore que le docteur Grunstein. La petite carte de visite de la baronne, sur laquelle ce dernier avait lu « veuve du général dinfanterie... » ne cessait de danser devant les yeux du médecin qui flairait, lui aussi, un danger. Danger représenté par des relations influentes, des protections, des plaintes, un départ pour le front et autres catastrophes.
Voici Chvéïk, madame la baronne, dit-il avec un calme factice, en arrêtant laristocratique visiteuse devant le lit du brave soldat. Cest un garçon qui a beaucoup de patience.
Sétant installée près du lit de Chvéïk sur une chaise quon lui approcha, la baronne von Botzenheim commença :
La soldat téchèque toit êdre douchours une brafe soldat, la soldat téchèque peaugoup malate, mais douchours êdre une héros, moi peaugoup aimer la Audrichien téchèque !
Et en caressant les joues non rasées de Chvéïk, elle ajouta :
Moi dout lire tans les chournaux, moi apporder à mancher, croguer, fumer, sucer, la soldat téchèque douchours une brafe soldat. Johann, kommen Sie her !
Le laquais, dont les côtelettes hirsutes rappelaient Babinsky, approcha le panier volumineux, tandis que, assise sur le bord du lit de Chvéïk, la dame de compagnie de la baronne, une grosse personne aux yeux gonflés de larmes, retapait loreiller de paille sous le dos du « brafe soldat ». Elle avait lidée fixe que cétait là lune des attentions qui vont au cur des héros blessés et malades.
La baronne se mit en devoir de retirer du panier les cadeaux quil contenait. Une douzaine de poulets rôtis, enveloppés dans du papier de soie rose et noués dun ruban jaune et noir, deux bouteilles de liqueur comme on en fabriquait pendant la guerre, dont létiquette portait linscription Gott strafe England surmontant le portrait de François-Joseph et de Guillaume II. Les deux empereurs se tenaient la main comme pour jouer à un jeu bien connu des enfants tchèques :
« Le petit lapin est tout seul dans son trou, mon petit chou, quest-ce quil y a qui ne va pas que tu ne peux pas bouger de là ? »
Elle tira encore du panier trois bouteilles de vin pour les convalescents et deux boîtes de cigarettes. Elle disposa avec grâce le tout sur un lit non occupé à côté de celui de Chvéïk, en y joignant un livre élégamment relié et intitulé Quelques traits de la vie de notre Souverain, uvre du rédacteur en chef de la Gazette officielle de Prague, qui adorait pieusement le vénérable Habsbourg. La couverture se garnit successivement de paquets de chocolat, portant aussi la fameuse devise Gott strafe England, ainsi que leffigie des deux empereurs ; mais ils ne se tenaient plus par la main, ils se tournaient le dos, ce qui donnait limpression quils « sétaient établis chacun à son propre compte ». Parmi les objets qui furent alors étalés, il y avait aussi une brosse à dents où on pouvait lire Viribus unitis ; ainsi le soldat qui se nettoierait les dents avec cette brosse, était sûr de penser à lAutriche. Il y avait encore, comme cadeau destiné à faire le bonheur des soldats partant pour le front, un service complet de manucure. Le couvercle de la boîte représentait un homme qui se jetait sur lennemi, baïonnette au canon, tandis quun shrapnel éclatait au-dessus de sa tête. Au bas de limage on lisait : « Fuer Gott, Kaiser und Vaterland ! » À côté, un paquet de fruits secs senorgueillissait, au lieu dune image de circonstance, des vers suivants en allemand :
sterreich, du edles Haus,
steck deine Fahne aus,
lass sie im Winde wehn.
sterreich muss ewig stehn !
De lautre côté figurait cette traduction ingénieuse :
Autriche, ô noble Empire,
ton drapeau, il faut le sortir
pour quil flotte parmi le vent.
LAutriche en a pour longtemps !
Comme dernier cadeau, la donatrice posa sur le lit une plante de jacinthes blanches en pot.
Lorsque tous les cadeaux sétalèrent sur le lit, la baronne von Botzenheim sattendrit tellement quelle ne put sempêcher de se mettre à pleurer. Plusieurs simulateurs en bavaient. La dame de compagnie qui soutenait Chvéïk sur son séant pleurait aussi. Un silence sétablit que Chvéïk interrompit brusquement : il joignit les mains comme pour crier et murmura :
« Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive »... Pardon, madame, ce nest pas ça, je voulais dire : « Dieu de miséricorde, qui êtes notre Père à nous tous, veuillez bénir tous ces beaux cadeaux dont nous allons profiter grâce à votre bonté généreuse et infinie. Amen ! »
Ceci dit, Chvéïk sempara dun poulet quil se mit à dévorer sous le regard effaré du docteur Grunstein.
Quel appétit ! murmura la baronne en extase à loreille du docteur : il est certainement déjà guéri et pourra bientôt repartir pour le front. Je suis vraiment contente que ces bagatelles lui ont fait plaisir.
Puis, elle alla dun lit à lautre, en distribuant des cigarettes et des pralines, et revint vers Chvéïk. Elle lui passa la main sur les cheveux et sur les paroles Behueteuch Gott quitta la chambrée, sa suite derrière elle.
Avant que le docteur Grunstein, à qui incombait lhonneur de reconduire la baronne, eût eu le temps de remonter, Chvéïk avait distribué les poulets qui furent engloutis par les malades avec une vitesse vertigineuse. Le médecin ne retrouva plus que des os nettoyés aussi proprement que si les poulets étaient tombés dans une fourmilière et que leurs carcasses fussent restées ensuite exposées au soleil pendant des mois.
Les flacons de liqueur et les trois bouteilles de vin étaient vides. De même, le chocolat et les fruits secs avaient disparu dans la profondeur des estomacs en révolte. Un des malheureux avait même bu la fiole de vernis pour les ongles, qui faisait partie du service de manucure, et avait mordu dans le tube de dentifrice.
À son retour, le docteur Grunstein, qui avait retrouvé son aplomb, prononça un long et menaçant discours. Lorsque la porte de linfirmerie sétait refermée derrière la visiteuse, çavait été pour lui un grand soulagement ; il sétait senti débarrassé dun grand poids. Les petits tas dos dépiautés le confirmèrent dans sa conviction que ses patients étaient une engeance incorrigible.
Soldats, commença-t-il, si vous étiez un peu, mais un tout petit peu raisonnables, vous nauriez touché à rien et vous vous seriez dit quautrement loberartzt ne croirait jamais à vos blagues. Par votre conduite vous avez prouvé une fois de plus que vous nappréciez pas ma bonté. Aussi vais-je vous faire laver lestomac et vous passer le clystère. Comment ! je me donne toute la peine du monde pour vous tenir à la diète totale dans lintérêt de votre santé, et vous vous bourrez lestomac, ce qui démolit tous mes soins ? Voulez-vous tous vous fiche un catarrhe gastrique ou un cancer de lestomac ? Non, ce nest pas dans vos intentions, nest-ce pas ? Voilà pourquoi, avant même que votre estomac ait pu essayer de digérer ce que vous lui avez fait avaler, je men vais vous le laver à fond et en vitesse. Vous vous en souviendrez jusquà la mort et vous raconterez encore à vos enfants comment, une fois, vous vous êtes régalés de poulet rôti et dautres fins morceaux, et comment vos gueules, sans se reposer du travail fait en vain, auront dû tout rendre, grâce à un lavage destomac venu au bon moment. Maintenant, pour vous mettre bien dans la tête que je ne suis pas un abruti comme vous, mais, tout de même, un peu plus malin que vous, vous allez de ce pas maccompagner à la salle de consultation. Je vous annonce également que demain je convoquerai ici ces messieurs de la Commission de contrôle. Moi, je vous ai assez vus. Vous vous portez tous à merveille, ou bien vous nauriez jamais pu abîmer votre estomac comme vous venez de le faire. Jai dit. En route !
Au lavage, quand ce fut le tour de Chvéïk, le docteur Grunstein, sétant souvenu brusquement de la singulière visiteuse, demanda au protégé de cette dernière :
Vous connaissez Mme la baronne von Botzenheim ?
Je suis son beau-fils quelle avait abandonné quand jétais tout petit et quelle vient de retrouver, dit Chvéïk avec son sang-froid coutumier.
Le docteur Grunstein dit simplement :
Ensuite, Chvéïk passera au clystère !
Ce soir-là, la tristesse régna dans le dortoir. Tout à lheure, leurs estomacs étaient remplis de bonnes choses et de friandises et, maintenant, ils ne contenaient quune tasse de thé et un morceau de pain.
Le 21 soupira de son lit près de la fenêtre :
Vous me croirez si vous voulez, camarades, mais jaime mieux le poulet à la sauce que le poulet rôti.
En couverte ! cria quelquun ; mais ils étaient tous si affaiblis à la suite du festin contrarié que personne ne bougea.
Le docteur Grunstein tint parole. Le lendemain matin on vit arriver plusieurs médecins militaires constituant la redoutable commission.
Ils passaient gravement entre les lits, et on nentendait plus quune seule et unique phrase :
Montrez-nous votre langue !
Chvéïk tira une langue si longue que son visage se contracta en une grimace involontaire et que ses yeux clignèrent.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur le stabartzt, que ma langue ne peut pas sortir plus que ça.
Une discussion très intéressante sensuivit entre Chvéïk et la commission.
Chvéïk prétendait avoir fait cette dernière remarque de crainte que la commission ne crût quil dissimulait une partie de sa langue.
Les avis des membres de la commission étaient partagés. La moitié croyait juger Chvéïk ein blder Kerl, lautre croyait que cétait un « fripon qui voulait rigoler avec la guerre ».
Il faudrait que le tonnerre de Dieu sy mette pour quon ne puisse pas te pincer ! hurla le président de la commission.
Chvéïk considérait toute la commission avec le calme béat dun petit enfant.
Le médecin-major principal vint tout près de Chvéïk et lui dit :
Je voudrais bien savoir, cochon maritime, à quoi vous êtes en train de penser.
Je vous déclare avec obéissance que je ne pense pas du tout.
Himmeldonnerwetter ! cria un autre membre de la commission, dont le sabre traînait avec bruit, regardez-moi ça, il ne pense pas ! Et pourquoi, espèce déléphant siamois, ne pensez-vous pas, dites un peu, pourquoi ?
Je vous déclare avec obéissance que cest parce quil est défendu aux soldats de penser. Quand je faisais mon service au quatre-vingt-onzième de ligne, il y a quelques années, notre capitaine nous disait toujours : « Le soldat ne doit pas penser. Son supérieur pense pour lui. Quand un soldat se met à penser, ce nest plus un soldat, mais une espèce de civil pouilleux. Le soldat qui pense... »
Votre gueule ! interrompit avec fureur le président de la commission, vous êtes connu, allez. Der Kerl meint : man wird glauben, er sei ein wirklicher Idiot. Mais non, Chvéïk, vous nêtes pas un idiot, au contraire, vous êtes malin, roublard, crapule, vagabond, pouilleux, comprenez-vous ?
Je vous déclare avec obéissance que je comprends.
Nom de Dieu ! je vous ai dit de fermer ça ! Mavez-vous pas entendu ?
Je vous déclare avec obéissance que jai entendu que je devais la fermer.
Himmelherrgott, fermez-la alors, quand je vous ordonne de la fermer, cela veut dire que vous navez pas à gueuler !
Je vous annonce avec obéissance que je sais que je nai pas à gueuler.
Les officiers supérieurs se regardèrent. Ensuite, ils appelèrent le sergent.
Cet homme, lui dit le président de la commission, vous allez le conduire au bureau et vous y attendrez notre rapport. Ce type est dune santé de fer, il fait le malin et, avec ça, il gueule encore et se paie la tête de ses supérieurs par-dessus le marché. Il simagine que nous sommes ici pour son plaisir, que le service militaire est une farce à se tordre. Attendez, mon vieux Chvéïk, la prison de la place de Prague vous apprendra que le service nest pas une rigolade.
Chvéïk suivit le sergent et, en traversant la cour, il fredonnait :
Je me disais toujours :
« Être sous les drapeaux
Cest laffaire de quelques jours,
On ny laisse pas sa peau ».
Et tandis que lofficier de service au bureau criait à Chvéïk quon devrait fusiller des saletés comme lui, dans les chambrées du premier étage la commission continuait à tuer les simulateurs à petit feu. Sur soixante-dix soldats, deux seulement purent sen tirer. Lun avait la jambe coupée par un obus, lautre un cancer aux os.
Eux seuls ne furent pas expédiés avec la formule sacramentelle « Tauglich ! » Tous les autres, sans exception des trois poitrinaires mourants, furent reconnus « bons pour le service armé », ce qui fournit au président de la commission le prétexte dun discours.
Ce discours émaillé de jurons nétait pas fort substantiel. À en croire le président, ce nétaient tous que des canailles et du fumier, et il nexistait pour eux quune seule alternative, aller au front et se battre pour S. M. lEmpereur, ce qui leur permettrait de reprendre leur place dans la société humaine et leur ferait pardonner, après la guerre, le crime de sêtre dit malades pour échapper aux tranchées. « Mais, pour ma part, ajouta-t-il, je nen crois rien, car je suis persuadé, au contraire que cest la corde qui vous attend tous ! »
Un jeune médecin militaire, âme pure et non encore corrompue, demanda de pouvoir à son tour dire quelques mots. Son discours se distinguait de celui de son supérieur par une rhétorique empreinte doptimisme et dune touchante naïveté. Il parlait allemand.
Il sétendit longtemps sur la nécessité pour chacun de ceux qui quittaient lhôpital et allaient rejoindre leur régiment au front, de devenir un soldat victorieux, un preux chevalier. Lui-même était convaincu que tous allaient exceller dans lart de la guerre, se comporter vaillamment au front et rester honnêtes dans toutes les affaires personnelles et militaires ; quils seraient des combattants invincibles, dignes de la mémoire du maréchal Radetzky et du prince Eugène ; quils seraient toujours prêts à abreuver de leur sang les vastes champs de bataille de la Monarchie et quils sauraient achever la tâche à laquelle les vouait lHistoire ; que, courageux jusquà la témérité, au péril de leur vie, ils iraient toujours de lavant et, sous les glorieux drapeaux en loques de leurs régiments, ils nhésiteraient pas à charger lennemi pour conquérir de nouveaux lauriers et de nouvelles victoires.
Dans le couloir, le médecin-major principal prit à part le jeune médecin, auteur du discours pathétique :
Mon cher collègue, je vous assure que vous avez perdu votre temps. Ces saligauds-là, voyez-vous, ça ne donnera jamais des soldats. Un Radetzky nen fera pas plus que votre prince Eugène. Cest une race peu ordinaire de malfaiteurs.
IX
Chvéïk dans la prison de la place de Prague.
La prison de la place de Prague formait le suprême refuge de ceux qui ne voulaient pas aller à la guerre. Jai connu un agrégé en mathématiques, qui, répugnant au service de lartillerie, décida de voler la montre dun oberleutenant pour pouvoir se caser dans la prison de la place. Il avait agi ainsi après mûre réflexion. La guerre ne lui disait rien. Expédier les obus et tuer des agrégés en mathématiques de lautre côté du front, il considérait cela comme parfaitement idiot.
Je ne veux pas me conduire comme un brutal, sétait-il dit et il avait froidement volé la montre.
On procéda dabord à lexamen de son état mental, mais, comme il déclarait avoir voulu se faire un peu dargent, on lavait mis à la prison de la place. Il y avait trouvé des embusqués de toute sorte : des idéalistes et des individus qui létaient moins. On y voyait des individus pour qui le service militaire nétait quun poste lucratif, par exemple les sous-officiers de comptabilité, qui truquaient à qui mieux mieux sur la nourriture et la solde des hommes, tant au front quà larrière ; leur troupe était grossie par des petits voleurs, qui somme toute, valaient cent fois plus que ceux qui les avaient fait mettre en prison. La prison renfermait encore des soldats arrêtés pour des délits dordre purement militaire, tels le refus dobéissance, la mutinerie, la désertion, etc. Un genre à part était les prisonniers politiques dont il y avait quatre-vingts pour cent dinnocents et, sur ces derniers, la proportion de condamnés sélevait à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
La procédure appliquée par les auditeurs militaires était impressionnante. Un tel appareil judiciaire distingue toujours un État à la veille dune débâcle politique, économique et morale. Il essaie de conserver son éclat et sa gloire au moyen de tribunaux, de la police, et en abusant des gendarmes et des dénonciateurs de la plus basse espèce.
Dans chaque corps militaire jusquau plus infime, lAutriche avait ses espions, et ces créatures dénonçaient ceux avec qui elles partageaient la chambrée ou la tranchée et le pain.
Évidemment, la Police en lespèce MM. Klima, Slavicek et Cie assuma avec une promptitude digne delle la charge de fournir « les matériaux » à la prison de la place de Prague. À côté delle, le service de la censure militaire livrait à cette prison les auteurs de lettres écrites du front à leurs familles, dont les membres subissaient à leur tour le sort de leurs correspondants. La prison de la place de Prague voyait aussi passer de vieux campagnards qui sétaient permis, en écrivant à leurs fils, de leur dire leurs misères et de plaindre celles des soldats ; le conseil de guerre les condamnait tous invariablement à des peines de douze ans de forteresse.
Un chemin qui était un triste calvaire conduisait des cachots de la place de Prague au champ de manuvres de Motol. Sur cette chaussée on rencontrait souvent les convois suivants : un homme, chargé de menottes et escorté par des soldats baïonnette au canon, marchait suivi dun fourgon contenant un cercueil. Au champ de manuvres de Motol, le commandement laconique de An ! Feuer ! mettait fin au défilé. Ensuite, sous forme dun ordre du jour du colonel, on faisait connaître lexécution à tous les bataillons et tous les régiments ; les soldats apprenaient quun civil de plus avait été exécuté pour sêtre mutiné au moment où il entrait, avec les autres conscrits, à la caserne, et que sa femme, qui navait pas pu dire adieu à son mari avait été frappée dun coup de sabre par le capitaine de service.
À la prison de la place de Prague gouvernait un triumvirat composé du gardien-chef Slavik, du capitaine Linhart et du sergent Riha, ce dernier portant aussi le surnom de « bourreau ». Tous les trois étaient là bien à leur place. Combien de victimes ont péri dans ces cellules, succombant à leurs blessures sans quon en ait jamais rien su ! Peut-être que le capitaine Linhart poursuit sa carrière dofficier sous la République comme sous lEmpire. Il mérite quon lui compte comme années de service celles quil avait passées à la prison de la place de Prague. À MM. Slavicek et Klima de la police dÉtat on les a bien comptées pour la pension, leurs années de service ! Repa a quitté le service militaire pour sadonner à son métier de maître-maçon. Il est possible quil fasse aujourdhui partie de plusieurs sociétés patriotiques.
Le gardien en chef, le premier sergent-major Slavik, sest adonné au vol et purge à présent sa peine dans les cachots de la République. Ce pauvre diable na pas eu la même chance que ces autres messieurs qui représentaient la toute-puissance militaire de lAutriche.
Il nest pas étonnant que le gardien en chef Slavik ait jeté sur Chvéïk, en le recevant en son pouvoir, un regard de muet reproche :
Elle doit en avoir des taches, ta réputation » hein ? dit-il. Sans ça, tu ne serais pas ici. Mais taffole pas, va ! Comme séjour ici, tu auras quelque chose de soigné, mon petit, comme, dailleurs, tout le monde qui nous est tombé sous la main. Et ce nest pas une main de petite femme, tu penses !
Et pour renforcer son regard menaçant, il mit son poing gras et musclé sous le nez de Chvéïk et dit :
Renifle-moi ça, vaurien !
Chvéïk obtempéra à son ordre et émit :
Je ne voudrais pas quil marrive dans le nez, ça sent le cimetière.
Les paroles calmes et sensées de Chvéïk eurent le don de plaire au gardien en chef.
Hé ! là, lit-il en cognant sur le ventre de Chvéïk, tiens-toi droit, quest-ce que tas dans tes poches ? Si tu as des cigarettes, tu peux les garder, mais pour du pognon, faudra voir à me lâcher tout, on pourrait te le voler. Cest tout ce que tas, bien vrai ? Les menteries, cest rudement puni ici, tu sais !
Où est-ce quon va le foutre ? demanda le sergent Riha.
Au 16, décida son chef, où on a mis les saligauds en caleçon, vous voyez bien que le capitaine Linhart a marqué sur le document : Streng behuten, beobachten... Oui, dit-il encore en sadressant à Chvéïk, avec des crapules comme toi, on agit en crapule. Ici, les types qui rouspètent, on les fourre à la cellule ou on leur casse les côtes ; ils nen sortent quaprès quils sont crevés. Cest notre droit. Nest-ce pas ? Riha, je pense justement à cte tête carrée du boucher, le dernier.
Celui-là était dur, monsieur le gardien en chef, répondit Riha rêveur, quel costaud ! Quand je lui ai piétiné dessus, il ma fallu sauter sur lui pendant cinq minutes pour que ses côtes commencent à craquer et que le rouge lui vienne à la gueule. Et ce chien a encore tenu pendant dix jours. Il avait lâme chevillée au corps, cest le cas de dire.
Tu vois, saleté, ce qui tattend si jamais tu oses rouspéter ou essayer de foutre le camp, reprit le sergent Slavik. Une tentative dévasion, cest une espèce de suicide et, chez nous, le suicide est puni tout pareil. Que Dieu ne te laisse pas venir en tête, espèce de fumier, de réclamer et de te plaindre aux inspecteurs ! Sils viennent et sils te demandent : « Vous navez pas de réclamation à faire ? » il sagit de te tenir droit, fripouille, de saluer et de répondre : « Je vous déclare avec obéissance que je nen ai aucune et que je suis très content ici ! » Répète voir, dégueulasse, comment qutu le diras.
Je vous déclare avec obéissance que je nen ai aucune et que je suis très content ici ! répéta Chvéïk si doucement que le gardien en chef fut pris et crut avoir affaire à un garçon plein de franchise et de bonne volonté.
Grouille-toi pour ôter tes frusques, dit-il presque gentiment, sans même ajouter « fripouille », « dégueulasse » ou « fumier ». Tu ne garderas que ta chemise et ton caleçon et tu vas aller au 16.
Au 16, Chvéïk trouva une vingtaine dhommes déshabillés de la même façon que lui. Cétaient tous des gens dont le dossier portait la fameuse note Streng behuten, beobachten, et quon gardait donc à vue avec une sollicitude particulière, pour les empêcher de prendre la fuite.
Le sergent-major Repa remit Chvéïk aux soins du « chef de chambrée », un gaillard poilu à la chemise bâillante. Celui-ci inscrivit le nom de Chvéïk sur un bout de papier épinglé au mur et lui dit :
Demain, il y aura du bon chez nous. On nous conduira au sermon à la chapelle. Nous autres, tous en caleçon comme nous voilà, on nous fait mettre tout à fait près de la chaire. Tu nauras jamais tant rigolé dans ta vie.
Comme toutes les chapelles des maisons darrêt, celle de la prison de la place faisait le délice des prisonniers. On aurait tort de simaginer que lobligation daller à la messe répondît à leur désir de se rapprocher de Dieu, de sélever et de mieux connaître la morale divine.
Le sermon et la messe nétaient pour eux quun moyen de se soustraire à lennui de la prison. Ce qui les attirait, cétait, non pas la ferveur des sentiments religieux, mais bien lespoir de trouver, sur le chemin de la chapelle, des « mégots » semés dans les corridors. Le bon Dieu avait moins de charme quun bout de cigarette ou de cigare traînant dans la poussière.
Mais la principale attraction était le sermon. Quelle pure joie il provoquait ! Le feldkurat Otto Katz était le plus charmant ecclésiastique du monde. Ses sermons se distinguaient par une éloquence à la fois persuasive et propre à susciter chez les détenus une hilarité interminable. Il était vraiment beau à entendre quand il sétendait sur la miséricorde infinie de Dieu, quand il sévertuait à relever le niveau moral des prisonniers, « victimes de toutes les corruptions », et quand il les réconfortait dans leur abjection. Il était vraiment beau à entendre, du haut de la chaire ou de lautel, faisant pleuvoir sur ses fidèles des injures de toute sorte et des vitupérations variées. Enfin, il nétait pas moins beau à entendre quand il chantait Ite missa est, et après avoir dit sa messe dune façon tout à fait curieuse et originale, en brouillant et bousculant les parties de la messe ; quand il avait trop bu, il inventait même des prières et une messe inédites, tout un rituel à lui.
Et puis, quelle gaieté quand, par hasard, il trébuchait et sétalait par terre avec son calice ou bien avec le saint sacrement ou le missel, tout en invectivant contre l« enfant de chur » trié sur le volet parmi les détenus, parce quil lui avait donné méchamment un croc-en-jambe, et en le menaçant de « le foutre à la boîte et de le faire pendre ficelé comme un saucisson ! »
Dans ces petits incidents, cétait toujours le coupable qui se faisait le plus de bon sang, fier davoir contribué à la rigolade générale et davoir brillamment joué son rôle devant ses camarades.
Le feldkurat Katz, ce parfait aumônier militaire, était dorigine juive. Ceci, du reste, na rien détonnant, quand on sait que larchevêque Kohn, un ami du poète Marchar, ne létait pas moins.
Le feldkurat Katz avait à sa charge un passé encore plus pittoresque que celui du célèbre archevêque Kohn.
Après avoir achevé ses études à lAcadémie de Commerce de Prague, il était entré dans larmée comme volontaire dun an. À lAcadémie, il avait surtout profité des leçons sur les questions de bourse et de maniement des traites, ce qui lui rendit facile dacculer la Maison Katz et Cie à la faillite. Katz père partit pour lAmérique du Nord, ayant ruminé un concordat sans rien dire à ses créanciers, ni à son associé qui, lui, avait préféré lArgentine.
Après que le jeune Otto Katz eut fait ce beau cadeau aux Amériques du Nord et du Sud, se trouvant sans un sou et sans espérances, sans feu ni lieu, il décida de continuer la carrière dofficier.
Mais avant de réaliser son projet, il avait eu lheureuse idée de se faire baptiser. Devenu chrétien, il sadressa à Jésus-Christ pour lui demander de laider dans sa carrière, ce qui, de son point de vue, nétait quune convention commerciale conclue entre lui et le Fils de Dieu.
Le baptême avait eu lieu dans le couvent dEmmaüs à Prague. Le fameux Père Alban lui-même avait inondé deau bénite le futur aumônier militaire. Çavait été un spectacle édifiant : comme parrains, le néophyte avait choisi un commandant notoire pour sa dévotion, ancien chef de bataillon du régiment où le jeune Otto Katz avait servi, et une vieille fille, pensionnaire de lInstitut pour les demoiselles nobles tombées dans la gêne et, enfin, un vénérable chanoine à face de bouledogue.
Ayant subi avec succès son examen dofficier de réserve, le nouveau chrétien se fit immédiatement mettre de lactive. Au commencement, le service lui plut et il se mit à approfondir les mystères de lart militaire.
Par malheur, ayant bu un jour à ne plus savoir ce quil faisait, il sen alla au couvent, délaissant le sabre pour le bénitier. Il avait rendu visite à larchevêque à Hradcany et put entrer au séminaire. La veille de son ordination le trouva encore ivre-mort ; ce nest quaprès une large soûlerie dans une maison équivoque en compagnie de ces demoiselles quil avait quitté, au petit jour, ce local pour figurer dignement dans la cérémonie sacrée. Sur ce, il se mit en quête de protections auprès de ses anciens supérieurs du régiment et fut nommé aumônier. Sétant acheté un cheval, il commença à circuler tout fringant à travers Prague et participa aux beuveries amicales organisées par les officiers de son régiment.
Dans le corridor du logis du nouvel aumônier les autres locataires entendaient souvent des malédictions proférées par ses créanciers. Il recevait non moins souvent les visites des péripatéticiennes quil ramenait lui-même ou envoyait chercher par son ordonnance. Il aimait aussi à jouer au poker, et des mauvaises langues voulaient quil trichât au jeu ; mais personne nessaya jamais de tirer des larges manches de sa soutane militaire la fausse carte. Dans les milieux dofficiers on lappelait le « Saint-Père ».
Il ne préparait jamais ses sermons, ce qui le distinguait de son prédécesseur à la prison de la place. Celui-ci avait lidée fixe daméliorer les détenus. Dans des accès dexaltation religieuse, les yeux lui sortaient de la tête et il sépuisait à persuader aux prisonniers que la réforme de la prostitution était aussi urgente que celle de lassistance aux filles-mères ; un autre de ses dadas concernait léducation des enfants naturels. Ses sermons planaient dans labstraction et ne descendaient jamais à lactualité. En un mot, cétait lennui fait aumônier.
En revanche, laumônier Otto Katz avait une façon de prêcher qui réjouissait chacun.
Cétait un moment solennel quand la chambrée du 16 partait pour la chapelle, toujours en caleçon, car, en leur octroyant un costume moins sommaire, les autorités auraient craint de perdre quelquun de ces précieux pensionnaires. Rangés au pied de la chaire dans leurs caleçons blancs, on eût dit des anges devant le trône de Dieu. Certains dentre eux, qui avaient eu de la chance de ramasser des mégots en route, avaient été obligés de les chiquer, manquant, bien entendu, de poches où les mettre.
Les autres prisonniers, placés autour deux, ne se lassaient pas de contempler les vingt caleçons groupés sous la chaire, où le feldkurat paraissait enfin, précédé dun cliquetis déperons.
Garde à vous, cria-t-il, à la prière ! que tout le monde répète ce que je vais dire ! Et toi, au fond, espèce de canaille, ne te mouche pas dans tes doigts, tu es dans la maison de Dieu, et je te ferai foutre à la boîte. Nous allons voir, tas de vagabonds, si vous savez encore votre « Pater », allons-y... Je me doute bien que vous nen savez plus le premier mot, bien sûr, vous ne pensez guère à prier. Vous aimez mieux vous empiffrer de buf aux haricots, rester à plat ventre sur votre paillasse, vous fourrager dans le nez et ne pas vous en faire pour le bon Dieu, cest bien ça !
Du haut de la chaire, le prédicateur regardait les vingt chérubins en caleçon, qui se faisaient du bon sang comme tous les autres fidèles. Ceux du fond jouaient avec leurs couteaux de poche au « jeu du boucher ».
Il y a du bon ici, chuchota Chvéïk à son voisin, personnage soupçonné davoir coupé, moyennant la somme de trois couronnes, à un camarade tous les doigts dune main pour le faire exempter du service militaire.
Ce nest pas tout, répondit lautre, attends voir. Il a pris encore une cuite aujourdhui, et cest toujours quand il est dans les vignes quil nous sort le chemin épineux du péché.
En effet, le feldkurat était dune humeur charmante. Dans son éloquence, il se penchait si dangereusement en dehors de la chaire quà un moment donné peu sen fallut quil ne perdît léquilibre.
Chantez quelque chose, les gars, cria-t-il, ou bien voulez-vous que je vous apprenne une nouvelle chanson ? Chantez avec moi :
Cest ma bien-aimée, ma plus chère,
Que jaime dun amour toujours croissant,
Je ne suis pas seul à lui faire la cour !
Nous sommes beaucoup à laimer tour à tour,
Et cest par milliers quelle compte ses amants.
Elle, ma bien-aimée, ma plus chère.
Elle, la Sainte Vierge Marie...
Vous nêtes pas capables de lapprendre, tas dabrutis, continua-t-il, et moi, je suis davis quon devrait vous fusiller tous, avez-vous compris ? Je laffirme du haut de cette place que je tiens de Dieu, espèces de gibier de potence, car, le bon Dieu, cest quelquun qui ne vous craint pas et qui vous en fera voir de toutes les couleurs, que votre cervelle, si vous en avez une, ny résistera pas. Et vous hésitez encore à vous tourner vers le Sauveur, et vous vous obstinez à suivre le chemin épineux du péché.
Ça y est, cest la cuite réglementaire ! chuchota allègrement le voisin de Chvéïk.
Le chemin épineux du péché, espèces dandouilles, cest le théâtre de la lutte contre les vices. Vous êtes tous des enfants prodigues, et vous aimez mieux vous la couler douce dans une cellule que de vous mortifier aux pieds de notre Père à tous. Élevez votre regard bien haut et bien loin, vers les hauteurs célestes, et vous vaincrez ; la paix inondera votre âme, vauriens. Celui qui est dans le coin là-bas, je le préviens quil est grand temps darrêter sa trompette. Tu te crois peut-être un cheval dans une écurie, mais tu es dans la maison de notre Seigneur. Tenez-vous-le pour dit, mes petits agneaux. Bon, où en étions-nous encore ? Ja ueber den Seelenfrieden, sehr gut. Enfoncez-vous bien dans la tête, abrutis, que vous êtes des membres de la société humaine et que vous avez le devoir de regarder au-delà du sombre horizon, dans lespace lointain, et de vous rappeler que tout passe ici-bas, sauf Dieu qui est éternel. Sehr gut, nicht wahr, meine Herren. Je sais que je devrais prier jour et nuit pour vous le Dieu de bonté pour quil fasse pleuvoir, espèces dandouilles, sa miséricorde sur vos curs endurcis et avec sa sainte grâce vous nettoie de vos péchés et vous adopte à jamais pour siens, gredins, et vous chérisse jusquà la fin du monde. Allons donc ! Vous vous êtes trompés un rude coup. Ne comptez pas sur moi pour vous faire entrer au paradis, je ne suis pas ici pour cela... Le feldkurat hoqueta. Non, je ne suis pas ici pour ça, répéta-t-il, je ne veux rien faire pour vous, je ne suis pas gourde à ce point-là, je sais que vous êtes des saletés indécrottables. Dans sa haute sagesse, Dieu ne veut pas connaître même votre passage sur cette terre, le souffle de lamour divin namollira jamais vos âmes, et, dailleurs, vous nen avez pas. Le bon Dieu nest pas là pour soccuper de mecs comme vous ! Est-ce que vous mécoutez au moins, vous, les types en caleçon ?
Les vingt caleçons levèrent les yeux vers la chaire et répondirent comme un seul homme :
Nous vous déclarons avec obéissance, monsieur laumônier, que nous avons bien écouté.
Il ne sagit pas découter seulement, dit le feldkurat en poursuivant son sermon. Les sinistres orages de la vie, vos souffrances dans cette vallée de larmes, ne seront pas effacés par la faveur du ciel, vous pouvez en être sûrs, classe de fourneaux, la bonté de Dieu a ses bornes, et toi, veau qui renifles là-bas au fond, veux-tu bien finir, ou je vais te flanquer à la boîte jusquà ce que tu sois tout bleu ! Et vous, là-bas, vous croyez-vous chez un cochon de bistro ? Dieu est plein de miséricorde, mais la faveur du ciel est réservée aux gens comme il faut et nest pas pour les rebuts de la société humaine qui nobservent pas ses lois et ne connaissent pas le premier mot du dienstreglement. Voilà ce que je tenais à vous dire. Vous ne savez pas ce que cest que de prier, et vous prenez la chapelle pour un beuglant ou un cinéma, où on va rigoler. Des idées comme ça, je vous les ferai passer, vous verrez si je suis ici rien que pour vous faire rire et vous donner la joie de vivre. Je vous ficherai tous en cellule, chacun tout seul et ça ne va pas traîner, je vous en fiche mon billet, gredins. Je perds mon temps avec vous, et je vois que tout ça est peine perdue ; un maréchal ou un archevêque ne gagnerait rien avec vous, vous resterez des sales types pour qui le bon Dieu nexiste pas. Et pourtant, vous vous rappellerez un jour votre aumônier qui ne pensait quà votre salut.
Du groupe de vingt caleçons monta un sanglot : Chvéïk se mettait bruyamment à pleurer.
Le feldkurat le regarda. Chvéïk sessuyait les yeux de ses poings, ce qui réjouissait fort ses camarades.
Le feldkurat reprenait son sermon, enrichi dun motif nouveau :
Cet homme est digne de servir dexemple à tout le monde. Que fait-il ? Il pleure. Ne pleure pas, je ten prie, ne pleure pas ! Tu voudrais rentrer dans le droit chemin ? Tu ny réussiras pas si facilement que ça, mon petit. Tu pleures maintenant, et, une fois rentré à la chambrée, tu te retrouveras le même voyou quavant. Tu ny es pas du tout : il te faudra réfléchir rudement sur la grâce infinie de Dieu et sur sa miséricorde et te grouiller plus que tu nas jamais fait pour que ton âme, chargée de péchés, trouve en ce monde la voie du vrai bien. Nous avons ici sous les yeux un homme qui chiale et prouve par là son désir de se convertir. Eh ! bien, les autres, que font-ils ? Rien du tout. Là-bas, je vois un saligaud qui mâche quelque chose comme sil descendait dune famille de ruminants ; dans ce coin-là, je vois des individus répugnants qui trouvent que la maison de Dieu est le meilleur endroit pour chercher leurs poux. Est-ce que vous navez pas le temps de vous gratter chez vous ? Il me semble, monsieur le gardien en chef, que vous ne vous occupez de rien du tout. Vous ne comprenez donc pas que vous avez lhonneur dêtre des soldats et non de la vermine de civils ? Il serait temps, nom de Dieu, de penser au salut de votre âme, et vous penserez à vos poux quand vous rentrerez à la chambrée. Amen, abrutis, mon sermon est fini et je vous demande de vous tenir convenablement pendant la messe. Je ne veux pas dhistoires comme la dernière fois, où on a vu des types faire des échanges de linge contre du pain, et ils se rinçaient la dalle à lélévation.
Le feldkurat descendit de la chaire, et, suivi du gardien en chef, se dirigea vers la sacristie. Quelque temps après, le gardien en chef revint et, sans autre forme de procès, tira Chvéïk du groupe des caleçons pour lemmener dans la sacristie.
En y rentrant, Chvéïk trouva le feldkurat commodément assis sur la table et roulant une cigarette.
Vous voilà, vous, dit le feldkurat. Réflexion faite, je crois que vous nêtes quun truqueur, tu mentends, filou ! Cest la première fois quon chiale à mon sermon.
Il sauta de la table et, secouant Chvéïk par les épaules, lui cria sous le mélancolique portrait de François de Sales :
Avoue, voyou, que tu as pleuré par blague ! Tu ne vas pas prétendre que tu as chialé sérieusement ?
Du haut de son cadre François de Sales attachait sur Chvéïk son regard énigmatique. En face du saint était suspendu un autre tableau représentant un martyr dont les soldats romains étaient en train de scier les fesses. Le visage de leur victime ne reflétait ni souffrance, ni la joie du sacrifice : il nétait pas illuminé non plus de la béatitude des martyrs. On ny lisait quun ahurissement qui semblait dire : Comment est-ce que je me trouve ici, messieurs, et quest-ce que vous voulez faire de moi ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, dit Chvéïk en jouant son va-tout, que je confesse à Dieu tout-puissant et à vous, mon père, qui êtes à la place de Dieu, que jai pleuré sérieusement par blague. Je me suis dit que vous aviez besoin dun pécheur repenti pour votre sermon. Et alors jai voulu vous faire vraiment plaisir et vous prouver quil y avait encore des gens bien au monde, et pour moi aussi, jai voulu me soulager un peu en rigolant.
Le feldkurat considéra la face débonnaire de Chvéïk. Les rayons du soleil jouaient sur le tableau sombre de François de Sales et doraient de leur clarté le martyr ahuri qui lui faisait pendant.
Vous commencez à mintéresser, fit le feldkurat, se rasseyant sur la table. De quel régiment faites-vous partie ? Et il hoqueta.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que jappartiens au quatre-vingt-onzième de la ligne sans y appartenir.
Et comment êtes-vous arrivé à la prison de la place ? interrogea le feldkurat entre deux hoquets.
Dans la chapelle, des sons dharmonium se firent entendre, remplaçant les orgues absentes. Le musicien, un instituteur emprisonné pour désertion, en tirait de lugubres airs déglise. Alternant avec les hoquets réguliers du feldkurat, ces harmonies constituaient une gamme dorique absolument nouvelle.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je ne sais pas du tout comment je suis arrivé ici. Mais je ne me plains pas dy être. Seulement, jai la guigne. Je nai jamais que de bonnes intentions et, à la fin du compte, tout tourne mal, je suis un vrai martyr comme celui de ce tableau.
Le regard du feldkurat se leva sur celui-ci. Il sourit et dit :
Vous me ravissez de plus en plus ; il faut que je minforme de vous auprès du juge-auditeur. Pour le moment, je vous ai assez vu. Comme je voudrais être déjà débarrassé de cette malheureuse messe ! Kehrt euch ! Abtreten !
Rentré au sein du groupe fraternel des vingt caleçons, Chvéïk, comme ils lui demandaient ce que le feldkurat lui avait dit, répondit en trois mots très secs :
Il est soûl.
La messe, nouveau tour de force du feldkurat, fut suivie avec une grande attention par les prisonniers qui ne cachaient pas leur goût pour lofficiant. Lun deux paria même sa portion de pain contre deux gifles que le feldkurat allait faire tomber le Saint-Sacrement par terre. Il gagna son pari.
Il ny avait pas de place dans ces âmes pour le mysticisme des croyants ou la piété des catholiques convaincus. Ils éprouvaient un sentiment analogue à celui quon éprouve au théâtre quand on ne connaît pas le contenu de la pièce et quon suit avec patience les péripéties de laction. Les prisonniers se plongèrent avec délices dans le spectacle que leur offraient les évolutions du feldkurat.
Ils navaient dyeux que pour la beauté de la chasuble quavait endossée à rebours le feldkurat et, pleins dattention, suivaient avec ferveur tout ce qui se passait à lautel.
L« enfant de chur », un rouquin, ancien sacristain et pickpocket expérimenté du vingt-huitième régiment, faisait des efforts pour se remémorer le plus exactement possible les phases du sacrifice de la messe. Il joignait à ses fonctions d« enfant de chur » celles de souffleur du feldkurat, qui confondait avec une insouciance absolue les diverses parties de la messe et sembrouillait dans le texte jusquà chanter les prières de lAvent, au grand contentement de ses fidèles.
Il manquait totalement doreille, et la voûte de la chapelle résonnait dun tel piaulement quon se serait cru dans une étable à porcelets.
Devant lautel, les prisonniers ne retenaient pas de petits cris de joie et de satisfaction :
Il est encore rétamé ce coup-ci ; tu parles sil est mûr ! Ah, quelle cuite ! je parie quil sest encore soûlé chez les gonzesses...
Pour la troisième fois déjà la voix du feldkurat fit entendre son Ite missa est qui résonna dans la chapelle comme le cri de guerre dune tribu indienne, si aigu et si rauque que les vitraux en tremblèrent.
Lofficiant plongea encore une fois ses regards au fond du calice, pour voir sil ne contenait plus une goutte de vin, esquissa un geste de dépit et se tourna vers les fidèles :
Voilà, gredins, vous pouvez disposer ; la messe est finie. Je nai remarqué en vous aucune trace de la piété que vous devriez avoir, vagabonds, et vous êtes dans léglise devant la face du Saint-Sacrement. Face à face avec Dieu tout puissant, vous navez pas honte de rire à haute voix, de tousser et de faire du chahut, de traîner les pieds, et cest devant moi que vous osez faire toutes ces saletés, espèces de fourneaux, devant moi qui tiens ici la place de la Sainte Vierge, de Notre Seigneur Jésus-Christ et de notre Père à tous. Si vous continuez à vous conduire comme ça, vous verrez ce que vous allez prendre pour votre rhume. Vous verrez alors quil ny a pas quun seul enfer, celui dont je vous ai parlé la dernière fois, mais quil y en a déjà un sur la terre, et que, même si vous devez échapper à celui den bas, vous ny couperez pas à lautre. Abtreten !
Après sêtre si bien acquitté de luvre pie de la consolation des prisonniers, le feldkurat se dirigea vers la sacristie, ordonna au rouquin de verser du vin dans la burette, le but, se rhabilla et enfourcha son cheval qui lattendait dans la cour. Mais tout dun coup il pensa à Chvéïk, remit pied à terre et alla trouver lauditeur Bernis.
Le juge dinstruction Bernis était très mondain ; charmant danseur et au demeurant fêtard passionné, il sennuyait énormément au bureau et passait son temps à composer des vers dalbums, pour en avoir toujours davance. Cétait lui le pivot de tout lappareil de cette justice militaire : sur son bureau samoncelaient des documents daffaires en suspens et des paperasses dans un état de confusion inextricable. Sa manière de travailler inspirait le respect à tous les membres du Tribunal militaire du Hradcany. Il avait lhabitude de perdre les actes daccusation et au besoin les inventait de toutes pièces. Il embrouillait les noms et les causes des accusés et nagissait jamais que par lubies. Il faisait condamner les déserteurs pour vol et les voleurs pour désertion. Il fabriquait aussi avec rien des procès politiques. Il était capable des tours de passe-passe les plus compliqués et samusait à accuser les détenus de crimes auxquels ils navaient jamais pensé. Il inventait des outrages de lèse-majesté et, quand il égarait le dossier, sempressait de suppléer les paroles subversives.
Servus, dit le feldkurat en lui tendant la main, comment ça va ?
Pas fameusement, répondit le juge dinstruction Bernis ; on ma encore mêlé mes paperasses que le diable ne peut sy reconnaître. Hier encore, jai passé au procureur un acte daccusation qui mavait fait rudement suer, et on me la retourné en disant quil ne sagissait nullement de rébellion, mais tout simplement du vol dune boîte de conserves. Il paraît que jy avais marqué aussi un faux numéro dordre ; je ne sais pas comment ils arrivent à dénicher tout ça.
Le juge cracha.
Est-ce que tu joues encore aux cartes ? demanda le feldkurat.
Cest fini, mon vieux, je ne faisais que perdre. La dernière fois quon avait joué au macao avec le vieux colonel chauve, cest celui-là qui a tout encaissé. Mais jai pour le moment une petite. Et toi, saint-père, quest-ce que tu fais ?
Je cherche un tampon, répondit le feldkurat : jen avais un, un vieux comptable sans instruction supérieure, mais tout de même un avachi de première classe. Il pleurnichait tout le temps et priait le bon Dieu de le protéger, je lai envoyé au front avec le bataillon qui y partait justement. On dit que le bataillon sest fait esquinter. Ensuite, on ma donné comme tampon un type qui était toujours fourré chez le bistro, où il levait le coude à mon compte. Il était encore supportable, celui-là, mais il suait des pieds. Je lai envoyé au front, lui aussi. Aujourdhui, au sermon, jai découvert un loustic qui sest mis à pleurer par rigolade. Cest un type comme ça quil me faut. Il sappelle Chvéïk et perche au seize. Je voudrais savoir comment il est arrivé ici et si on ne pourrait pas sarranger pour me le passer.
Le juge commença à chercher dans ses paperasses le dossier Chvéïk, mais sans succès.
Je dois lavoir passé au capitaine Linhart, dit-il après une longue recherche infructueuse ; je me demande comment tous ces documents peuvent disparaître comme ça. Linhart doit les avoir, attendez que je lui donne un coup de téléphone.
Allô, mon capitaine, le lieutenant-auditeur Bernis à lappareil. Je vous prierais de me dire si vous navez pas dans votre bureau des documents concernant un certain Chvéïk... Comment, cest moi qui dois les avoir ?... Ça métonnerait beaucoup... Et cest à moi-même que vous les avez transmis ? Je nen reviens pas... Cet homme est placé au seize, mon capitaine... En effet, le seize est de mon ressort, je ne lignore pas, mon capitaine, mais je croyais que les documents traînaient quelque part chez vous... Comment, vous minterdisez de vous parler sur ce ton ? Vous dites que chez vous il ne traîne rien du tout ?... Allô, Allô...
Bernis raccrocha le récepteur et, sétant rassis derrière son bureau, se livra à une charge à fond contre le désordre qui sévissait dans les affaires en instruction. Entre lui et le capitaine Linhart régnait depuis longtemps une hostilité à laquelle ni lun ni lautre ne cherchait à mettre fin. Si, par hasard, un document quelconque qui devait être remis à Linhart tombait entre les mains de Bernis, celui-ci le « classait » avec tant de soin que personne ne le revoyait jamais. Or, le capitaine Linhart usait de réciprocité pour les documents destinés à être étudiés par Bernis. Par exemple, les annexes qui devaient étayer une accusation disparaissaient régulièrement et sans retour. Les documents relatifs à laffaire Chvéïk ne furent retrouvés dans les archives du Tribunal militaire que sous le nouveau régime, cest-à-dire après la guerre. Ils étaient accompagnés de la note suivante : « Il (Chvéïk) se préparait à rejeter son masque fallacieux pour se mettre au premier plan dun mouvement subversif attentatoire à la personne sacrée de Sa Majesté et à la sûreté de lÉtat. » La chemise du dossier Josef Koudela, dans lequel les papiers de Chvéïk avaient été remis par mégarde, portait linscription « Affaire réglée » et la date du règlement.
Je nai aucun Chvéïk dans tout ça, dit Bernis. Mais je men vais le convoquer et, pourvu quil navoue pas, je pourrai le relâcher et je te lenverrai. Tu nauras quà tarranger avec son régiment.
Après le départ du feldkurat, Bernis fit appeler Chvéïk et lui enjoignit de se tenir un moment près de la porte, car il venait justement de recevoir de la Direction de la Police une dépêche, linformant que les pièces à joindre à laffaire n° 7267 et concernant le fantassin Maixner avaient été remises au bureau 1, contre la signature du capitaine Linhart.
Pendant que lauditeur Bernis scrutait la dépêche, Chvéïk examinait curieusement le bureau.
La chambre était loin de lui produire une impression agréable. Aux murs, il y avait les photographies dexécutions opérées par la soldatesque autrichienne dans diverses contrées de la Serbie et de la Galicie. Sur ces « photos artistiques », on voyait des chaumières incendiées et des arbres servant de potences naturelles, aux branches alourdies sous le poids des cadavres de civils. Une photographie particulièrement réussie montrait toute une famille serbe pendue au complet : le petit garçon, le père et la mère. Deux soldats, baïonnette au canon, gardaient larbre aux pendus, et un officier, fièrement campé au premier plan, fumait une cigarette. Dans le fond on apercevait une cuisine de campagne doù montait la fumée de la soupe.
Eh bien ! Chvéïk, quelle nouvelle avec vous ? interrogea Bernis après avoir plié et rangé la dépêche. Quest-ce que vous avez donc commis ? Voulez-vous tout avouer, ou bien aimez-vous mieux attendre quon dresse votre acte daccusation ? Ça ne peut pas continuer comme ça. Noubliez pas que vous navez pas affaire à un Tribunal composé dandouilles civiles. Chez nous, cest un tribunal militaire, K. u. K. Militaergericht. Votre seul espoir de salut, votre seul moyen déchapper à une punition sévère, mais juste, cest de tout dire de votre plein gré.
Dans des cas souvent répétés, où le dossier dun accusé venait à disparaître dune façon ou de lautre, Bernis avait une méthode spéciale. Il épiait toujours minutieusement le détenu, cherchant à lire dans son attitude et sur son visage les raisons pour lesquelles il se trouvait sous le verrou.
Sa perspicacité et sa connaissance des hommes étaient si profondes quun tzigane, soldat envoyé à la prison de la place de Prague pour y expier le vol de quelques effets de lingerie (il était occupé au magasin militaire), finit par être accusé de crimes politiques. Daprès lacte daccusation, il aurait entretenu plusieurs soldats dans une taverne de la restauration prochaine de lÉtat tchèque indépendant qui unirait comme jadis les Pays de la Couronne tchèque avec la Slovaquie, et qui serait gouverné par un roi slave.
Nous avons des preuves contre vous et il ne vous reste quà avouer, avait-il dit au malheureux tzigane. Dites-nous dans quelle taverne cela sest passé, de quel régiment étaient les soldats en question, et la date du « crime ».
Ne voyant pas dautre issue, le tzigane inventa une date, un bistro et un numéro de régiment et, revenant de linstruction, il prit la clef des champs.
Alors, il ne vous plaît pas davouer ? dit Bernis à Chvéïk, celui-ci gardant un absolu mutisme ; vous ne voulez pas me dire comment vous êtes arrivé ici et pourquoi on vous y a mis ? Cest bien ça, hein ? Mais je vous conseille de me dire tout avant que moi je ne vous le dise. Je vous signale encore une fois quil serait bien préférable davouer, dans votre intérêt. Ça facilite linstruction, et puis, la sentence est toujours moins grave. Pour ça, cest comme dans les Tribunaux civils.
Je vous déclare avec obéissance, fit Chvéïk de sa voix dagneau du bon Dieu, que je me vois ici dans la situation dun enfant trouvé.
Comment ça ?
Je vous déclare avec obéissance que je men vais vous lexpliquer en deux mots. Dans notre rue habitait dans le temps un marchand de charbon qui avait un gosse de deux ans, tout à fait innocent. Un jour, ce gosse-là sest mis en route et a fait le trajet de Vinohrady à Liben. Là, un agent la cueilli et la conduit au commissariat où on la enfermé comme si on avait arrêté un adulte et pas un enfant de deux ans. Comme vous voyez, ctenfant était tout à fait innocent et on la enfermé tout de même. Sil avait pu parler et si on lui avait demandé pourquoi il était arrêté, il naurait pas pu le dire. Cest mon cas tout craché. Je suis donc une espèce denfant trouvé.
Le regard perçant du juge militaire erra de bas en haut sur la personne de Chvéïk et se brisa sur son visage. Lhomme qui se tenait devant lui rayonnait dune telle innocence et dune si tranquille indifférence que Bernis hésita et, très énervé, se mit à marcher de long en large dans le bureau. Dieu sait ce que Chvéïk serait devenu si Bernis navait promis au feldkurat de le lui envoyer sans faute.
Enfin, il fit halte devant la table.
Écoutez, dit-il à Chvéïk qui regardait avec indifférence autour de lui, si jamais je vous rencontre encore une fois, je vous ferai voir de quel bois je me chauffe ! Emmenez-le.
Chvéïk ayant réintégré le seize, Bernis fit appeler le gardien en chef Slavik.
Jusquà nouvel ordre, fit-il dun ton rogue, on va mettre Chvéïk à la disposition de M. le feldkurat Katz. Faites apprêter ses papiers de mise en liberté et quon le conduise, sous lescorte de deux hommes, chez monsieur le feldkurat !
Faut-il lui mettre les menottes en route, monsieur loberleutenant ?
Le juge frappa du poing sur la table :
Vous nêtes quun veau, tenez. Je vous ai bien dit de faire dresser le document de sa mise en liberté, dit-il.
Et toute lamertume qui, durant cette journée, avait été amassée dans son âme par la conduite du capitaine aussi bien que par celle de Chvéïk, déborda comme un torrent impétueux et se répandit sur la tête du gardien en chef qui dut encore se laisser dire en sortant :
Comprenez-vous, maintenant, pourquoi vous êtes un veau couronné ?
Malgré cette couronne, le gardien en chef nétait pas content du tout. En quittant le bureau du juge il frappa du pied le prisonnier de corvée qui balayait les corridors.
Quant à Chvéïk, le gardien en chef décida quil passerait encore une nuit à la prison de la place de Prague pour pouvoir sen souvenir plus tard.
Une nuit passée à la prison de la place de Prague se grave dans la mémoire en traits ineffaçables.
À côté du 16 était située laffreuse cellule, sombre trou, doù, comme presque toujours, cette dernière nuit que Chvéïk passa dans létablissement Riha-Slavik-Linhart, séchappait le hurlement déchirant dun soldat à qui Riha, par ordre de Slavik, rompait les côtes à coups de bottes.
Quand le silence sy fit, ce fut le tour du seize, à cette différence près que, dans cette chambrée, ne résonnait que le bruit sec des poux que les prisonniers tuaient entre leurs ongles, avec des plaisanteries chuchotées sourdement.
Au-dessus de la porte, dans un il-de-buf muni dune grille, était encastrée une lampe à pétrole dont la flamme trouble fumait. Lodeur du pétrole se mêlait à lexhalaison des corps non lavés et à la puanteur du seau aux besoins de la communauté, doù se soulevait, à chaque emploi répété, un nouveau remugle pestilentiel.
La mauvaise alimentation rendait les digestions laborieuses et la plupart des prisonniers étaient affligés de « vents » dont ils viciaient latmosphère et que, pour se distraire, ils avaient eu lidée de combiner en un jeu de signaux qui se faisaient écho.
Dans les couloirs résonnait le pas rythmique des surveillants, et, par intervalle, le guichet souvrait pour laisser paraître la tête dun soldat de garde.
Cette nuit-là quelquun racontait, mussé dans son lit :
Avant dessayer de foutre le camp de la prison et dêtre passé ici, au 16, jétais au 12. Là, cest des cas moins graves. Une fois, on y a foutu un homme qui avait lair dun type de la campagne. Il devait tirer quinze jours pour avoir logé chez lui des soldats dégoûtés de coucher à la caserne. On avait cru quil sagissait de désertion, mais il a fini par avouer quil avait logé des soldats seulement pour de largent et sans penser à mal. Il devait être enfermé avec les prisonniers légèrement punis, mais, comme la chambrée était pleine, on la placé chez nous, au 12. Donc, ce type dont je vous parle, il aurait fallu le voir quand il sest amené : il était chargé comme un chameau dans le désert. Paraît quil avait la permission de sacheter la nourriture sur son pognon. On le laissait même fumer ! Dans ses deux havresacs il avait deux gros jambons, des pains énormes, des ufs, du beurre, des cigarettes, du tabac, enfin tout ce quil faut pour se les caler, quoi. Et il avait pensé quil boufferait ça tout seul. Nous autres, cétait la ceinture. Lun après lautre, on cherchait à le taper, mais il ne voulait rien entendre. Il disait quil navait que quinze jours à tirer et quil avait juste de quoi ne pas sesquinter lestomac avec les saletés quon nous donnait à manger, à nous autres. Il nous a tout de même proposé de nous laisser sa portion de choux et de pommes de terre pourries, pour se la partager ou pour la manger chacun son tour. Jai oublié de vous dire que cétait un type très distingué : il ne voulait jamais se servir de notre seau, il attendait toujours la promenade du matin pour aller aux latrines. Il était tellement gâté quil avait apporté même ses papiers hygiéniques. Son offre, bien sûr, on lui a dit quon sen foutait et nous avons continué à crever denvie un jour, deux jours, trois jours. Lui, il ne sen faisait pas. Il bouffait tranquillement son jambon, mettait du beurre sur son pain, épluchait ses ufs, bref, vivait comme un prince. Les cigarettes quil fumait nétaient pas à compter et figurez-vous quil ne nous a pas laissé tirer une seule bouffée ! Il nous refusait ça en disant quà nous autres il était défendu de fumer et que, si on le voyait nous donner des cigarettes, ça lui ferait du tort. Comme je vous disais tout à lheure, on a supporté ça pendant trois jours. Puis, la nuit du troisième au quatrième jour, on a fait le coup. Le matin il se réveille jai oublié de vous dire quavant de se bourrer lestomac, il priait toujours le bon Dieu, donc, il se réveille, fait sa prière et se met à chercher ses sacs. Il les a trouvés, bien entendu ; seulement, ils étaient aplatis comme des pruneaux secs. Il sest mis à crier quon lavait volé et quon ne lui avait laissé que du papier hygiénique. Puis, pendant cinq minutes, il a cru quon lui avait fait une blague. Il disait : « Je sais bien, farceurs, que vous me rendrez mes affaires, mais nempêche, vous avez réussi à me faire peur. » Il y avait avec nous un lascar de Liben, qui dit : « Je vais vous dire, Msieur le baron, couvrez-vous la figure avec votre couverture et comptez jusquà dix, vous verrez voir ce qui va arriver avec vos sacs ». Notre fermier lui a obéi comme un petit enfant et il sest mis à compter : « Un, deux, trois... » « Faut pas aller si vite », que lui dit le Libenois. Alors, le type compte plus doucement. Enfin, il sort de son lit et court à ses sacs. Il ne trouve rien, bien entendu, et fallait voir la gueule quil faisait. Nous autres, on se tordait. « Allez-y encore un second coup », que lui dit le Libenois. Le type et cétait encore plus crevant ne sest pas fait prier encore cette fois-là. Ce nest que quand il a vu quil ny avait rien à faire, quil sest mis à cogner contre la porte et à crier au secours. Quand le gardien en chef et Riha sont arrivés, nous autres, on a prétendu quil avait tout bouffé la veille, même que nous lavions encore entendu boulotter tard dans la nuit. Il pleurait et disait qualors il serait resté au moins des miettes de pain. Vous parlez, si on en a trouvé, des miettes ! On nétait pas assez marteau pour en laisser, nous autres, nest-ce pas. Toutes ses provisions y avaient passé, et ce quon navait pas pu avaler, on sétait arrangé pour le monter au deuxième par la ficelle. Pendant toute la journée, il est resté sans manger et il faisait attention sil ne nous attraperait pas à mâcher de ses provisions ou à fumer ses cigarettes. Le lendemain, la même chose. Mais le soir, il a déjà trouvé bon goût à la pourriture de choux et de pommes de terre. Seulement, il ne faisait plus sa prière comme au bon temps, quand il avait encore son jambon et ses ufs. Nous autres, on nexistait plus pour lui. Une seule fois il a ouvert la gueule pour nous parler, cest quand un type sétait procuré, on ne sait pas comment, des cigarettes. Il voulait quon lui laisse tirer une bouffée. Vous pensez, sil a eu la peau.
Je craignais déjà que vous lui ayez laissé tirer cte bouffée, dit Chvéïk, ça aurait gâté toute ton histoire. Ça narrive que dans les romans, mais, à la prison de la place, il nest pas permis dêtre si idiot que ça, dans des conditions pareilles.
Et le passage à tabac, vous ne lavez pas oublié, fit une voix.
On ny a pas pensé, bon Dieu !
Cette petite omission de la part des copains du 12 donna lieu à une discussion à voix basse. La plupart étaient davis que le type qui avait bouffé tout seul méritait largement le passage à tabac.
Petit à petit, les bavardages languissaient. Les détenus sendormaient en se grattant sous le bras, sur la poitrine et sur le ventre, aux endroits préférés par les poux. Ils tiraient sur leurs visages les couvertures vermineuses pour ne pas être gênés par la lumière de la lampe à pétrole...
À huit heures du matin on convoqua Chvéïk au bureau.
Devant la porte du bureau, à gauche, il y a un crachoir où on jette des mégots, dit lun des co-prisonniers à Chvéïk. Au premier, il y en a encore un autre. Comme on ne balaie les corridors quà neuf heures, tu es sûr dy trouver quelque chose.
Mais Chvéïk déçut lespoir des fumeurs. Il ne devait plus retourner au 16, au grand étonnement des dix-neuf caleçons.
Un soldat de la landwehr, couvert de taches de rousseur et doué dune vive imagination, colporta que Chvéïk avait tiré un coup de fusil sur le capitaine et quon lavait conduit au champ de manuvre de Motol, pour lexécuter.
X
Comment Chvéïk devint le tampon de laumônier militaire.
1
Lodyssée de Chvéïk recommença, cette fois, sous lescorte honorifique de deux soldats qui, baïonnette au canon, le conduisirent chez le feldkurat.
Ces deux soldats se complétaient lun lautre. Si le premier était une perche, lautre était un vrai pot à tabac. La perche boitait de la jambe droite, le pot à tabac de la jambe gauche. Ils avaient été mobilisés à larrière, car avant la guerre on les avait dispensés de tout service.
Ils marchaient gravement le long du trottoir, jetant par moment un regard sournois à Chvéïk qui savançait à deux pas devant eux et ne manquait pas de saluer les militaires quil rencontrait. Son costume civil et la casquette de soldat quil sétait achetée dans son enthousiasme de nouveau conscrit étaient restés au magasin de la prison de la place : on lui avait donné un antique accoutrement militaire, défroque dun vétéran pansu qui devait avoir une tête de plus que Chvéïk.
Quant au pantalon, il était si volumineux quil aurait pu contenir encore trois Chvéïk ; il lui pendait autour des jambes comme celui dun clown. Ses plis énormes qui remontaient jusquà la poitrine frappaient les passants de stupeur. Une veste non moins énorme, rapiécée aux coudes, sale et graisseuse, flottait autour du torse de Chvéïk quelle rendait semblable à un épouvantail à moineaux. On lavait muni dun képi qui lui descendait au-dessous des oreilles.
Chvéïk répondait aux sourires des passants par un doux sourire, par un regard chaud et tendre de ses yeux de grand enfant.
Les trois hommes marchaient vers la demeure du feldkurat, sans dire un seul mot.
Ce fut le pot à tabac qui adressa le premier la parole à Chvéïk. Ils se trouvaient justement sous les arcades de Mala Strana.
De quel patelin que tu es ? demanda-t-il.
De Prague.
Et est-ce que tu ne vas pas essayer de foutre le camp ?
À ce moment la perche crut nécessaire dintervenir. Cest un fait très curieux : tandis que les pots à tabac sont habituellement crédules, les perches, en revanche, sont enclines au scepticisme.
La perche fit donc remarquer au pot à tabac :
Sil pouvait, il le ferait.
Et pourquoi quil foutrait le camp, répliqua ce dernier, puisquil est en liberté ? Il ne retournera plus à la prison. Jai ses documents dans mon paquet.
Et quest-ce qui est écrit sur son compte, dans tes documents ? questionna la perche.
Je nen sais rien.
Ben, si tu nen sais rien, nen parle pas.
Ils sengageaient sur le Pont Charles et se turent. Cest seulement dans la rue Charles que le pot à tabac reprit le fil de la conversation.
Tu ne sais pas pourquoi on tamène chez le feldkurat ?
Pour me confesser, répondit négligemment Chvéïk ; je dois être pendu demain. Avec les condamnés à mort on fait toujours des trucs comme ça : ça sappelle la consolation suprême.
Et pourquoi que tu dois être ?... demanda prudemment la perche, tandis que le pot à tabac regardait Chvéïk avec compassion.
Je nen sais rien, dit ce dernier, son sourire ingénu aux lèvres ; tu peux men croire. Probable que cest mon sort.
Tu es né sous une mauvaise étoile, ça peut arriver des choses comme ça, fit remarquer le pot à tabac ; chez nous, à Jasen, près de Josephof, au temps de la guerre avec la Prusse, les Prussiens ont pendu un type de la même façon. Un beau matin, ils sont venus le prendre et lont pendu sans lui donner la moindre explication.
Je crois, dit la perche toujours sceptique, quon ne pend pas un homme pour rien du tout ; il faut toujours une raison pour motiver la... chose.
Dans le temps de paix, oui, ça se passe comme ça, répartit Chvéïk, mais, quand il y a la guerre, un individu ne compte pas. Tué au front ou pendu en ville, cest kif-kif.
Écoute voir, est-ce quil ny aurait pas, des fois, de la politique là-dessous ? À la façon dont la perche prononça ce dernier mot, on sentait bien quelle commençait à se prendre daffection pour le prétendu condamné à mort.
Je te crois quil y en a ! rigola Chvéïk.
Et nes-tu pas du parti socialiste tchèque ?
La prudence dont sécartait la perche simposa maintenant au pot à tabac. Aussi intervint-il énergiquement :
Tout ça ne nous regarde pas, bon Dieu ! dit-il. Tu vois bien quon nous reluque de tous les côtés. Si, au moins, on pouvait ôter les baïonnettes dans un passage pour que ça ne soit pas si remarquant ! Dis donc, tu ne foutras pas le camp ? On aurait des embêtements, tu penses bien. Est-ce que jai pas raison, Toine ? ajouta-t-il en sadressant à la perche.
Cest pourtant vrai, les baïonnettes, on pourrait bien les ôter. Cest un des nôtres, tout de même, riposta la perche.
Son scepticisme évaporé fit place à une compassion qui emplit son âme. Ils trouvèrent un passage où les soldats enlevèrent leurs baïonnettes. Le pot à tabac permit à Chvéïk de marcher à côté de lui.
Tu as bien envie de fumer, hein ? dit-il ; est-ce quon te permettra de fumer avant ?... Il entendait « avant de te pendre », mais nacheva pas sa phrase, sachant que ça serait une faute de tact.
Ils fumèrent alors tous les trois et les gardiens de Chvéïk se mirent à lentretenir de leurs familles, qui habitaient Hradec Kralové, de leurs femmes et de leurs enfants, de leurs petits champs et de la vache qui était leur seule propriété à chacun.
Jai soif, émit Chvéïk tout à coup.
La perche et le pot à tabac échangèrent un regard.
Pour ce qui est de la soif, on boirait bien un coup aussi, nous autres, prononça le pot à tabac, ayant compris que la perche était de son avis, mais où est-ce quon irait pour ne pas trop se faire remarquer ?
Allons au Kouklik, proposa Chvéïk ; vous poserez vos flingots à la cuisine, le patron Serabona, cest un Sokol ; avec lui on est tranquille, vous naurez rien à craindre.
Cest une boîte où on fait de la musique, reprit Chvéïk ; il y vient des petites femmes et des gens très bien, à qui on interdit lentrée de la Maison Municipale.
La perche et le pot à tabac se regardèrent de nouveau. Puis la perche déclara :
Allons-y. Karlin est encore loin.
Chemin faisant, Chvéïk leur raconta de petites histoires, et ils arrivèrent enfin au Kouklik. Laissant leurs fusils à lendroit désigné par Chvéïk, ils pénétrèrent dans la salle où les accueillit la chanson alors en vogue : « À Pankrac, là-haut, sur la colline, il y a une gentille allée... »
Une demoiselle, assise sur les genoux dun gigolo aux cheveux pommadés, chantait dune voix enrouée : « ma seule amie que jaimais tant a pris un autre amant... »
À une table, la tête entre les mains, dormait un marchand ambulant de sardines à lhuile. Par moments il sortait de son somme, frappait de la main sur la table et bégayait : « Ça ne va pas, non, ça ne va pas du tout, du tout ! » Derrière le billard, trois habituées de la maison interpellaient un jeune cheminot : « Dis donc, beau blond, paie-nous un vermouth, quoi ? » Plus loin, deux individus se querellaient sur larrestation dune fille du nom de Marianne. Lun prétendait avoir vu de ses yeux les flics lemmener au poste, lautre affirmait quil « lavait vue quelle sen allait coucher avec un soldat à lhôtel Vals ».
Près de la porte était installé un soldat en compagnie de quelques civils, les entretenant de sa blessure en Serbie. Il tenait son bras en écharpe, et ses poches regorgeaient des cigarettes quon lui avait données. Il répétait quil ne pouvait plus boire, mais un vieux monsieur chauve lexhortait sans cesse à boire encore un coup. « Mais buvez donc, voyons, buvez, mon petit soldat ! qui sait si on se retrouvera encore une fois ? Voulez-vous que je fasse jouer pour vous une chanson ? Est-ce que vous aimez : Lenfant est devenu orphelin ? »
Aussitôt le violon et lharmonica firent entendre les premiers accords de la chanson que le vieux monsieur chauve mettait au-dessus de toutes les autres. Les larmes lui vinrent aux yeux et il chanta dune voix tremblante démotion : À lâge de raison, le pauvenfant demanda où était sa maman...
Des voix sélevèrent de lautre table :
Oh, là là ! La barbe ! Ben, vrai, en vlà une goualante ! Il en a du vice, le vieux ! Cest pas fini encore ?
Et pour faire taire l« orchestre », la table ennemie entonna : « Ah ! lheure des suprêmes adieux, quil est triste mon cur amoureux... »
Hé, François ! criaient au soldat blessé les occupants de la table hostile après avoir fait taire l« orchestre » et son Enfant devenu orphelin... laisse ces abrutis et viens tasseoir ici... Quest-ce que tattends pour les envoyer paître ?... Passe-nous les cigarettes, au moins... Tes donc ici pour les amuser, ces gourdes, non ?
Chvéïk et ses gardiens contemplaient le spectacle avec intérêt.
Chvéïk évoquait les jours où il venait ici en temps de paix. Il se rappelait les « descentes » opérées dans ce local par le commissaire de police Draschner, il revoyait les filles qui redoutaient le célèbre policier, tout en ayant lair de se moquer de lui. Il pensait surtout à un soir où les filles avaient chanté en chur :
Un jour que Draschner samenait,
Il est arrivé un bien bon malheur :
La Marie sest soûlée et prétendait
Que Draschner ne lui faisait pas peur.
Chvéïk croyait encore voir souvrir la porte pour livrer passage au commissaire Draschner avec son armée de policiers. Ils avaient rassemblé tous les clients en un groupe. Chvéïk fut arrêté lui aussi, parce quil avait eu laudace de poser cette question au commissaire Draschner au moment où celui-ci lui demandait sa carte didentité : « Est-ce que vous avez la permission de la Police ? » Chvéïk songeait aussi à un poète qui était assis près de la glace et y composait des poèmes quil lisait ensuite aux filles.
En revanche, les gardiens de Chvéïk, eux, ne caressaient pas de réminiscences semblables. Venus pour la première fois dans ce local, ils trouvaient tout charmant, car tout pour eux était nouveau. Le pot à tabac manifesta le premier son contentement, car loptimisme des êtres comme lui va toujours de pair avec une soif de jouissances. La perche luttait avec elle-même. Elle finit par perdre ses scrupules comme naguère son scepticisme.
Je vais danser, dit-elle en vidant sa cinquième chope de bière.
Le pot à tabac prenait de plus en plus goût aux plaisirs des sens. Assise à côté de lui, une fille lui tenait un langage obscène qui allumait de luxure ses yeux lubriques.
Chvéïk se bornait à boire. Après quelques danses, la perche amena sa danseuse à la table. On chantait, buvait, dansait, et les plus hardis pelotaient abondamment leurs compagnes. Dans cette atmosphère damour à bon marché, de nicotine et dalcool, tout le monde mettait en pratique le mot célèbre : « Après nous le déluge ! »
Laprès-midi, un soldat vint sasseoir à leur table et leur proposa de leur faire avoir, pour dix couronnes, un furoncle ou un phlegmon. Il leur montra une seringue et leur expliqua quen se faisant une injection de pétrole dans le bras ou dans la jambe ils seraient sûrs de garder le lit pendant deux mois, et, sils avaient soin dhumecter la plaie avec de la salive, pendant six mois au moins, après quoi on les rendrait certainement à la vie civile.
La perche, qui avait déjà perdu son équilibre mental, accepta loffre du soldat qui lui pratiqua une injection à la jambe.
Le soir venu, Chvéïk proposa de continuer la route, étant donné que le feldkurat les attendait. Le pot à tabac, qui commençait déjà à divaguer, essaya de retenir Chvéïk encore quelque temps. La perche se rangeait de son avis et ajouta que rien ne pressait, puisque le feldkurat les attendrait tout de même. Mais Chvéïk trouvait le temps long et les menaça de sen aller tout seul.
Les gardiens sinclinèrent donc en stipulant quon sarrêterait encore ailleurs.
Cette nouvelle « station » se présenta sous la forme dun petit café de la rue de Florence, où, à court dargent, le pot à tabac vendit sa montre pour pouvoir se régaler tous les trois.
De là, Chvéïk se vit dans la nécessité de guider ses surveillants, en les tenant chacun par un bras, ce qui lui donna dailleurs bien du tintouin. Les deux lascars étaient incapables de se tenir debout et proposaient à chaque instant d« aller boire encore un coup quelque part ». Peu sen fallut que le pot à tabac ne perdît le paquet de documents quil devait remettre au feldkurat. Chvéïk fut obligé de le porter lui-même.
Il dut aussi les alerter à la rencontre de chaque officier à saluer. Enfin, après un effort surhumain, il réussit à les traîner jusquà la maison quhabitait le feldkurat dans la rue Royale.
Il leur remit les baïonnettes au canon et, en leur bourrant les côtes, les empêcha doublier que cétait à eux de conduire le prisonnier, et non le contraire.
Au premier étage ils sarrêtèrent devant une porte où brillait la carte de visite de « Otto Katz, Feldkurat » et à travers laquelle venait un brouhaha de voix et un tintement de verres. Un soldat vint ouvrir la porte.
Wir... melden... gehorsam... Herr... Feldkurat, dit la perche dune voix entrecoupée, en le saluant dun geste vaguement militaire, ein... Paket... und ein Mann mitgebracht.
Restez pas dehors, dit le soldat, doù est-ce que vous vous amenez avec une cuite comme ça, bon Dieu ! Cest comme le feldkurat, tous les mêmes... Et il cracha.
Tandis que le soldat, qui avait débarrassé le pot à tabac du paquet de documents, sen alla prévenir le feldkurat, le trio attendit dans lantichambre. Le feldkurat ne se dérangea pas tout de suite, mais brusquement la porte de la chambre souvrit comme sous une rafale. Il était en gilet et tenait dune main un cigare.
Comme ça, vous voilà ? dit-il à Chvéïk. Et on vous a escorté, pourquoi ?... Avez-vous des allumettes ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je nen ai pas.
Et pourquoi que vous nen avez pas ? Un soldat doit toujours avoir des allumettes sur lui. Le soldat qui na pas dallumettes... cest un... quoi donc ?...
Cest un soldat sans allumettes, monsieur laumônier, répondit Chvéïk.
Cest ça, il est sans allumettes et ne peut donner de feu à personne. Premier point. Au second maintenant : Est-ce que vous ne puez pas des pieds ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que non.
Tant mieux ! Au troisième point : Est-ce que vous buvez de leau-de-vie ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je ne bois jamais deau-de-vie, sauf du rhum.
De mieux en mieux. Maintenant, regardez-moi cette gourde dordonnance. Il est le tampon du lieutenant Feldhuber qui me la prêté pour aujourdhui. Ce coco-là ne boit rien de rien, il est abstinent et voilà pourquoi il sen va au front avec le bataillon qui part après-demain. Il sen va au front, parce que moi, je nai pas besoin dun gaillard comme ça. Ce nest pas un tampon, ça, cest une vache. Les vaches, ça ne boit que de leau et ça beugle comme un veau.
Tu es abstinent, toi ? dit Chvéïk en sadressant à la malheureuse ordonnance, et tu nen as pas honte ? Tu mériterais quon te casse la gueule.
Le feldkurat qui pendant son entretien avec Chvéïk navait cessé de regarder les gardiens de ce dernier, se tourna maintenant vers eux. Ils vacillaient et faisaient des efforts désespérés pour se tenir droits en sappuyant contre leurs fusils.
Vous vous êtes... soûlés, dit le feldkurat, et vous... vous... êtes soûlés en service commandé, vous ny couperez pas... À la boîte ! Chvéïk, prenez leurs fusils, vous les conduirez à la cuisine et vous les surveillerez jusquà larrivée de la patrouille. Je men vais téléphoner à la caserne.
Et cest ainsi que les paroles de Napoléon : « Sur le champ de bataille, la situation peut changer de face de minute en minute », se trouvèrent une fois de plus entièrement confirmées.
Pas plus tôt que le matin, les deux soldats avaient mené Chvéïk sous leur escorte et craignaient quil ne prît la fuite ; mais les rôles changeaient : cétait Chvéïk, maintenant qui leur servait de guide et allait même devoir les surveiller.
Au premier moment, les deux gardiens ne se rendirent pas compte de ce renversement de situation. Ils ne le comprirent quen se voyant dans la cuisine, désarmés et gardés à vue par Chvéïk baïonnette au canon.
Ce que jai soif ! soupirait le naïf pot à tabac, tandis que la perche, revenue à son scepticisme, se plaignait de cette trahison noire.
Tous deux accusaient Chvéïk de les avoir mis dans cette mauvaise passe ; ils lui reprochaient de leur avoir dit quil allait être pendu le lendemain et prétendaient quil avait voulu seulement se payer leur tête.
Chvéïk ne proféra pas un seul mot et ne quitta pas son poste près de la porte.
Ce quon était andouilles pour te croire ! criait la perche.
À la fin, quand ils eurent exposé tous leurs griefs, Chvéïk déclara :
Au moins, vous savez maintenant que le service militaire nest pas une rigolade. Je ne fais que mon devoir. Jy ai écopé moi aussi ; seulement, comme on dit, Dame Fortune a bien voulu me sourire.
Ce que jai soif, bon Dieu ! répéta le pot à tabac.
La perche se leva et se dirigea en tibulant vers la porte.
Laisse-nous partir, camarade, voyons ! dit-il ; fais pas la bête, quoi.
Ne me touche pas, répondit Chvéïk, je suis là pour vous surveiller. Dans le service, on na pas damis.
Mais le feldkurat apparut sur le seuil :
Pas moyen davoir la caserne, dit-il. Vous pouvez disposer, saligauds, mais retenez bien que dans le service il est interdit de se soûler. Filez, et au trot !
Disons, à lhonneur de M. le feldkurat, quil navait pas téléphoné à la caserne pour la bonne raison quil navait pas le téléphone chez lui, et quil avait tout simplement parlé dans le socle creux dune lampe.
2
Depuis trois jours que Chvéïk était au service du feldkurat Otto Katz, il ne lavait vu quune seule fois ; le troisième jour il en eut alors des nouvelles par lordonnance du lieutenant Helmich, qui fit dire à Chvéïk de venir chercher son maître.
Pendant le trajet, lordonnance apprit à Chvéïk quaprès une dispute véhémente avec le lieutenant Helmich le feldkurat avait cassé le piano, quil restait avec une cuite effroyable et quil ny avait pas moyen de lavoir dehors ; que du reste, le lieutenant Helmich nétait pas moins soûl, quil avait jeté le feldkurat dans le corridor où ce dernier demeurait assis sur le sol, tout somnolent.
Chvéïk arrivé dans le corridor, secoua le feldkurat et, lorsque celui-ci ouvrit les yeux en grommelant, le salua et dit :
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je suis déjà là.
Vous êtes là... et quest-ce que vous voulez ?
Je vous déclare avec obéissance que je viens vous chercher, monsieur laumônier.
Vous venez me chercher... et où est-ce quon ira après ?
À la maison, monsieur laumônier.
Et pourquoi faut-il que jaille à la maison ? est-ce que ce nest pas chez moi, ici ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que vous êtes en ce moment assis dans le corridor dune maison étrangère.
Et quest-ce diantre, je suis venu y faire ?
Je vous déclare avec obéissance que vous êtes venu ici en visite.
Mais, je nai jamais fait de visites... Vous faites erreur...
Chvéïk aida son maître à se lever et ladossa au mur. Le feldkurat, qui était incapable de se tenir debout, ondulait dun côté à lautre et tombait contre Chvéïk en ne cessant de répéter avec un sourire idiot :
Je sens que je vais tomber.
Enfin, Chvéïk réussit à lappuyer solidement contre le mur, mais alors, il sendormit.
Mais Chvéïk léveilla.
Quest-ce que vous désirez ? demanda le feldkurat qui voulait se laisser glisser par terre pour sasseoir. Qui êtes-vous ?
Je vous déclare avec obéissance, répondit Chvéïk en le retenant maintenant contre le mur, que je suis votre tampon, monsieur laumônier.
Je nai aucun tampon, moi, dit péniblement le feldkurat, tout en essayant encore de rouler sur Chvéïk ; et puis, je ne suis pas aumônier. Dailleurs, je suis un cochon, ajouta-t-il avec la franchise des ivrognes ; lâchez-moi, monsieur, je ne vous connais point.
La courte lutte qui sensuivit finit par la victoire de Chvéïk. Celui-ci en profita pour traîner le vaincu au bas de lescalier. Dans le vestibule, la lutte reprit de plus belle, le feldkurat résistant à outrance pour ne pas être tiré dans la rue. « Je ne vous connais point », ne cessait-il de répéter, en regardant fixement Chvéïk. « Et vous, est-ce que vous connaissez Otto Katz ? Cest moi. Je viens de voir larchevêque, hurla-t-il en saccrochant au battant de la porte, comprenez-vous ? Le Vatican sintéresse à moi. »
Renonçant désormais aux formules de respect et à son « je vous déclare avec obéissance », Chvéïk recourut à un autre ton et à des expressions plus familières.
Lâche la porte que jte dis, fit-il, ou je te casse la patte. On sen va chez nous, je ne veux plus dhistoires. Rouspète pas !
Le feldkurat lâcha la porte en roulant sur Chvéïk de tout son poids et hoqueta :
Je veux bien aller quelque part avec toi, mais pas chez le bistro Suha, jdois de largent au garçon.
Chvéïk sortit le feldkurat dans la rue et essaya de le pousser dans la direction de leur domicile.
Qui est ce monsieur ? demanda un passant.
Cest mon frère, répondit Chvéïk, il est en permission ; il est venu me voir et sest soûlé de joie en me revoyant parce quil avait cru que jétais mort.
Le feldkurat, qui pendant cette scène sifflotait un air dopérette dune façon méconnaissable, se retourna à ces dernières paroles de son ordonnance vers les curieux et leur dit :
Sil y a des morts parmi vous, il faut quils viennent faire leur déclaration de décès au corps-komando dans le délai de trois jours, pour laspersion de la dépouille.
Et il tomba dans le mutisme, faisant tout ce quil pouvait pour sétaler sur le trottoir et plonger son nez dans la boue. Chvéïk le traînait toujours. La tête en avant et en arrière, ses jambes inertes comme celles dun chat auquel on aurait cassé les reins, le feldkurat bégayait : Dominus vobiscum... et cum spiritu tuo. Dominus vobiscum.
À la station de fiacres Chvéïk assit son maître contre le mur dune maison et sen fut négocier avec les cochers.
Un des cochers déclara quil connaissait très bien le monsieur, quil lavait déjà chargé plus dune fois et quil nen voulait plus.
Il ma vomi plein toute la voiture, une infection, dit-il très franchement. Même quil me doit encore de largent. Je lai baladé une fois pendant deux heures sans quil se rappelle son adresse. Trois fois, je suis allé réclamer mon pognon chez lui et, à la fin des fins, une semaine après, il ma juste donné cinq couronnes.
Après dinterminables négociations, un cocher consentit à les prendre.
Chvéïk retourna vers le feldkurat qui sétait rendormi. Son chapeau melon car il ne sortait pas souvent en uniforme sétait éclipsé.
Chvéïk le réveilla et, le cocher aidant, réussit à le hisser dans la voiture. Le feldkurat tomba aussitôt dans une hébétude totale, prenant Chvéïk pour le colonel Just du soixante-quinzième de ligne, et répétant :
Ne te fâche pas, camarade, que je te tutoie. Je suis un cochon.
À un moment donné on put croire que le roulement du fiacre allait le retaper un peu. Assis tout droit, il se mit à chanter une chanson, fruit probablement dune improvisation poétique :
Je pense toujours à ce beau temps passé
Où tu me prenais sur tes genoux,
On était heureux sans jamais se lasser
De vivre à Merklin, pays si doux.
Mais un instant il retomba dans son hébétude et demanda à Chvéïk, en clignant de lil :
Comment allez-vous, chère madame ?
Et un peu plus tard :
Partez-vous bientôt en villégiature, chère madame ? Se prenant à voir double, il demanda encore :
Vous avez déjà un fils aussi grand que cela ?
Ce fils imaginaire se confondit immédiatement avec Chvéïk :
Veux-tu bien tasseoir ! cria Chvéïk quand le feldkurat voulut monter sur la banquette ; je tapprendrai à te tenir, attends voir un peu.
Le feldkurat, sidéré, se tut du coup, regarda par la fenêtre de la voiture de ses petits yeux porcins sans se rendre compte où on le conduisait.
Il perdit même toute connaissance des notions les plus élémentaires et, sadressant à Chvéïk, il dit :
Veuillez me donner, madame, une première classe.
Et il fit le geste dôter son pantalon.
Veux-tu te boutonner tout de suite, saloperie ! sécria Chvéïk ; tous les cochers te connaissent pour avoir vomi dans leurs voitures. Il ne manquerait plus autre chose. Et ne va pas croire que tu te balades encore ce coup-ci à lil. Cest pas comme la dernière fois, tu mentends !
Le feldkurat saisit mélancoliquement sa tête dans ses mains et se mit à chanter : « Moi, personne ne maime plus... » Il sinterrompit pour faire remarquer : Enstchuldigen sie, lieber Kamerad, sie sind ein Trottel, ich kann singen was ich will !
Voulant probablement siffler un air, il fit sortir de sa gorge un roulement si sonore que le cheval, le prenant pour le signal darrêt, stoppa au milieu de sa course.
Chvéïk sans sémouvoir ordonna au cocher de continuer. Le feldkurat se mit en devoir dallumer son porte-cigarettes.
Il ne prend pas ! cria-t-il éperdument après avoir usé toutes ses allumettes. Vous me soufflez dessus.
Mais il perdit immédiatement le fil de ses pensées et sesclaffa :
Cest rigolo, nous sommes tout seuls dans le tram, nest-ce pas, monsieur et cher collègue ? Et il fouillait ses poches avec agitation.
Jai perdu mon billet ! criait-il ; arrêtez, il faut que je le retrouve.
Mais il fit un geste résigné :
Continuez plutôt...
Puis il divagua :
Dans la plupart des cas... Oui, tout va bien... En tout cas... Mais vous vous trompez, monsieur, cest évident... Comment ! le deuxième étage... Mais cest un prétexte qui ne tient pas debout... Remarquez bien, madame, quil ne sagit nullement de moi... cest plutôt pour vous, je suppose... Garçon, payez-vous... Jai un café nature...
Dans son engourdissement, il se disputait avec un ennemi imaginaire en lui prouvant quil avait tort de lui contester le droit de sasseoir près de la fenêtre. Ensuite, prenant le fiacre pour un compartiment de chemin de fer, il hurla dans la rue, en tchèque et en allemand : « Nymburk, on change de train ! »
Chvéïk le tirant en arrière, le feldkurat se résolut à imiter la voix de différents animaux. Il sattarda surtout à faire le coq et son « kikeriki ! » triomphant retentit au loin.
Par moments, sa vivacité navait plus de bornes : Ne pouvant tenir en place, il essayait de passer par la fenêtre. Il insultait les passants en les traitant de vagabonds. Il jeta son mouchoir sur la chaussée et cria au cocher darrêter, prétendant quil avait perdu ses bagages. Puis, il raconta : « À Budejovice, il y avait dans le temps un tambour-major... Il sest marié. Un an après il était déjà mort ». Il pouffa en ajoutant : « Nest-ce pas, que cest drôle ? »
Pendant quil faisait tout cela, Chvéïk sétait conduit envers son officier sans le moindre égard.
À toutes les tentatives démancipation, il le ramenait impitoyablement à la réalité par des coups de poing dans les côtes. Le feldkurat sy résignait avec une mansuétude extraordinaire.
Il ne se révolta quune seule fois en essayant de sauter par la fenêtre de la voiture en pleine vitesse, après avoir déclaré quil savait parfaitement quon voulait le rouler et le faire descendre à Podmokli au lieu de Budejovice. Quelques secondes suffirent à Chvéïk pour réprimer cette révolte et pour faire rasseoir le feldkurat à sa place. Ce qui préoccupait surtout Chvéïk, cétait la crainte de voir le feldkurat sendormir. Il le rappelait sans cesse à la réalité par des exhortations courtoises, par exemple :
Tendors pas, espèce de charogne crevée !
Envahi tout à coup dune humeur mélancolique, le feldkurat fondit en larmes et senquit auprès de Chvéïk sil avait encore sa mère.
Moi, mon pauvre monsieur, je suis tout seul au monde ! cria-t-il par la fenêtre ; ayez pitié de moi !
La ferme ! cest honteux, ladmonestait Chvéïk ; on va encore savoir que tu tes soûlé, eh, tourte !
Je nai rien bu, camarade, protestait le feldkurat, je ne suis absolument pas soûl.
Une minute après, il se démentait déjà en se levant avec ces paroles :
Ich melde gehorsamst, Herr Oberst, ich bin besoffen.
Et il réitéra dix fois de suite avec un désespoir sincère :
Je suis un cochon.
Sadressant de nouveau à Chvéïk, il limplora avec une insistance touchante :
Jetez-moi hors de cette automobile. Pourquoi mavez-vous pris avec vous ?
Ensuite, il murmura :
Il y a des ronds autour de la lune. Est-ce que vous croyez à limmortalité de lâme, capitaine ? Est-ce quun cheval peut entrer au ciel ?
Il éclata de rire, puis, sa tristesse le reprenant, il fixa sur Chvéïk un regard apathique :
Permettez, monsieur, il me semble que je vous ai déjà vu quelque part. Navez-vous jamais été de passage à Vienne ? Je me rappelle vous avoir souvent rencontré au séminaire.
Passant ensuite aux vers latins, il murmura :
Aurea prima satast ætas, quæ vindice nullo.
Et il ajouta :
Je nen sais pas plus long, fichez-moi à la porte ! Vous ne voulez pas ? Vous avez peur que je me démolisse ? Mais non, mais non, allez... Sil faut que je tombe, je veux tomber sur le nez, proféra-t-il dune voix énergique.
Il reprit ensuite :
Monsieur, mon cher ami, donnez-moi une gifle, je vous en supplie.
Cest une seule quil vous faut ou plusieurs ? demanda Chvéïk.
Deux.
Les voilà...
Le feldkurat compta les gifles à haute voix, manifestant un vif contentement.
Ça me fait vraiment du bien, dit-il, surtout à lestomac ; ça fait digérer, je suis tout à fait à mon aise. Maintenant, déchirez-moi mon gilet.
Variant dans ses goûts, il demanda à Chvéïk de lui scier la jambe, de létrangler pour un petit moment, de lui faire les ongles et de lui arracher les dents de devant.
Il se voulait martyr et demanda à Chvéïk de lui couper la tête pour la jeter dans la Vltava.
Les étoiles autour de ma tête miraient vraiment très bien, senthousiasmait-il, mais, moi, jen voudrais dix.
Il parla ensuite des courses de chevaux et passa de là au ballet.
Est-ce que vous aimez danser le csardas ? Et est-ce que vous connaissez le pas de lours ? Tenez, cest comme ça...
Il tenta de faire le vide autour de lui pour danser et sécroula sur Chvéïk. Celui-ci le boxa en règle et le déposa ensuite sur la banquette.
Je sais que je veux quelque chose, cria le feldkurat, mais je ne sais pas ce que cest. Ne savez-vous pas ce que je veux ?
Il baissa la tête, en proie à une résignation profonde.
Ce que je veux, ça ne me regarde pas, fit-il gravement, et vous, monsieur, ça ne vous regarde pas non plus. Je ne vous connais pas. De quel droit fixez-vous sur moi vos yeux intelligents ? Êtes-vous capable de me donner satisfaction sur le terrain ?
Cette ardeur belliqueuse ne dura pas longtemps, et il tenta de faire tomber Chvéïk de la banquette.
Son Mentor layant ramené au calme en lui prouvant nettement sa supériorité physique, le feldkurat ségara dans un autre ordre didées :
Sommes-nous aujourdhui lundi ou vendredi ?
Il chercha aussi à sinformer si on était au mois de décembre ou de juin, et il fit preuve dune remarquable mobilité desprit en posant les questions les plus diverses :
Êtes-vous marié ? Aimez-vous le roquefort ? Avez-vous des punaises dans votre chambre ? Votre santé est-elle toujours bonne ? Est-ce que votre petit chien a eu la maladie ?
Il devint confidentiel. Il raconta quil devait de largent pour des bottes à lécuyère, une cravache et une selle, et que, quelques années auparavant, il avait attrapé une blennorragie quil soignait au moyen du permanganate de potasse.
Je navais pas eu lembarras du choix, nest-ce pas, dit-il, quoique ce soit un traitement un peu dur. Vraiment, il ny avait rien à faire, pardonnez-moi de vous raconter ça. Un thermos, continua-t-il, oubliant ce quil venait de dire, cest un récipient spécial pour tenir chauds les boissons et les aliments. Quel jeu est plus sérieux : le banco ou le vingt-et-un ? Quen pensez-vous, cher collègue ? Bien sûr que je tai déjà vu quelque part, sexclama-t-il ensuite en approchant de la figure de Chvéïk ses lèvres écumantes, puisquon était camarades décole.
Un temps :
Ah ! ma pauvre petite, dit-il en caressant sa jambe gauche, comme tu as grandi depuis que je ne tai vue. La joie de te retrouver me console de toutes les souffrances supportées jusquici.
Dans une poétique effusion il évoqua un paysage paradisiaque de figures heureuses et de curs fervents.
À genoux dans la voiture, il récita un Ave Maria, ce qui le secouait dune hilarité inextinguible.
La voiture sarrêta enfin devant la maison, mais le feldkurat ne voulait pas descendre.
Nous ne sommes pas encore arrivés ! cria-t-il : au secours ! cest un enlèvement ! Je veux continuer le voyage.
On dut lextraire de la voiture comme un escargot de sa coquille. Un instant on put craindre de lavoir complètement désarticulé, les pieds du feldkurat étant retenus dans la banquette.
Lui riait de leurs angoisses :
Vous ne réussirez pas à me démettre la carcasse, messieurs, dit-il ; je suis trop costaud pour ça.
On le traîna tant bien que mal à travers le vestibule dans lescalier jusquà son logis où on le jeta sur le canapé comme un sac de chiffons.
Le feldkurat refusa énergiquement de payer le chauffeur, étant donné quil navait pas commandé dauto. Il fallut plus dun quart dheure pour lui expliquer quil ne sagissait point dune auto, mais dun simple fiacre.
Il fit remarquer alors quil ne prenait jamais de fiacre à un seul cheval, comme on prétendait le lui faire croire, mais toujours une voiture à deux chevaux.
Vous voulez me rouler, disait-il en clignant un il malin à ses deux porteurs ; vous savez bien que nous sommes allés tous les trois à pied.
Mais, dans un accès de générosité subite, il jeta son porte-monnaie au cocher.
Prends tout, lui cria-t-il, ich kann bezahlen. Je ne suis pas à un sou près.
Il aurait mieux fait de dire quil nétait pas à 36 kreutzer près, car le porte-monnaie ne contenait que cette somme. Par bonheur, tout en le menaçant de « lui casser la gueule », le cocher résolut de le fouiller à fond.
Ben, gifle-moi, si tu veux, lui répondait le feldkurat, je nen mourrai pas, va ! Je tautorise à aller jusquà cinq.
Dans une poche du gilet du feldkurat le cocher trouva un billet de dix couronnes. Il sen saisit et sortit en maudissant sa destinée et le feldkurat qui lui avait fait perdre son temps.
Le feldkurat sengourdit peu à peu, mais il ne pouvait sendormir à cause des projets qui bourdonnaient dans sa tête. Il avait envie de jouer du piano, daller à une leçon de danse, de se cuisiner lui-même une carpe au beurre, etc.
Il promettait aussi à Chvéïk de le marier à sa sur qui dailleurs nexistait pas. Il émit aussi le vu dêtre transporté dans son lit et, à la fin, il sassoupit, après avoir exigé « quon honorât en lui lêtre humain quil était » et sêtre proclamé dailleurs « un parfait cochon ».
Lorsque le lendemain matin, Chvéïk pénétra dans la chambre du feldkurat, il le trouva couché sur le canapé et plongé dans de profondes réflexions. Le feldkurat se demandait qui avait bien pu linonder de ce liquide, de provenance inconnue, qui tenait la plus grande partie de son pantalon collé au canapé.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que cette nuit...
Cest par ces paroles réticentes que Chvéïk expliqua à son maître quil faisait erreur en simaginant victime dune manuvre malveillante. Mais le feldkurat qui avait la tête lourde, était fort déprimé.
Je ne peux pas me rappeler comment je suis arrivé de mon lit sur le canapé.
Votre lit, il ne vous a même pas vu ; à peine rentrés, nous vous avons mis sur le canapé.
Jai dû en faire de belles, probable, hein ? Est-ce que je naurais pas été soûl, par hasard ?
Vous aviez pris ce quon appelle une cuite pas ordinaire, monsieur laumônier. Cest comme je vous le dis, cétait une petite cuite à la hauteur. Si maintenant vous vous laviez un peu et mettiez du linge propre, je crois que ça ne vous ferait pas de mal.
Jai limpression davoir les jambes et les bras cassés, geignit le feldkurat. Jai soif aussi. Est-ce que je me suis battu, hier ?
Pour la batterie, ça na pas été si grave que ça ; vraiment, on ne peut pas le dire. Maintenant, si vous avez soif, rien détonnant à ça : cest toujours celle dhier qui continue. Quand on a soif, ça ne passe pas si vite que ça. Jai connu un ébéniste qui sétait soûlé à la Saint-Sylvestre 1910 et qui au Jour de lAn avait encore tellement soif quil a été obligé de sacheter un hareng saur et de recommencer à boire ; le pauvre type nen pouvait plus. Il y a quatre ans de ça, ce satané réveillon le fait boire sans arrêt, il faut quil boive de plus en plus, et tous les samedis il se fait une provision de harengs pour toute la semaine. Cest comme aux chevaux de bois, comme aurait dit mon vieux sergent-major du quatre-vingt-onzième de ligne.
Le feldkurat avait mal aux cheveux et se trouvait fortement démoralisé. À entendre ses expressions de repentir, on aurait cru quil fréquentait assidûment les conférences du docteur Alexandre Batek sur des sujets comme : « Guerre à outrance au démon de lalcool qui tue nos meilleurs fils » et quil avait pour livre de chevet « Les cent et un bons conseils », opuscule du même docteur.
Il apporta cependant aux paroles de M. le docteur Batek quelques variantes de son cru.
Si, au moins, je buvais des liqueurs de grand luxe, comme larrac, le marasquin ou le cognac ! Mais non, je ne bois jamais que dimmondes crasses. Hier, jai encore pris un de ces genièvres. Je me demande comment jai pu avaler ça. Il avait un goût à vous retourner lestomac. Si, au moins, çavait été de la griotte ! Mais il ny a rien à faire. Lhumanité invente des saletés abominables et sen rince le gosier comme avec de leau de source. Prenez, par exemple, le genièvre : ça na ni goût ni couleur, et ça brûle seulement la gorge. Si encore cétait du vrai, comme jen ai bu une fois en Moravie ! Mais celui dhier était certainement distillé avec de lesprit de bois et de lhuile de pétrole. Vous mentendez roter. Leau-de-vie, cest du poison, continua-t-il dans sa méditation, et encore faut-il quelle soit dorigine garantie, de la vraie, quoi, et pas fabriquée à froid par les Juifs. Cest la même blague pour le rhum. Il est rare den trouver du bon. Si on avait une goutte de vrai brou de noix, soupira-t-il ensuite, de celui que boit le capitaine Chnable à Brouska !
Il fouilla ses poches et examina son porte-monnaie.
Jai 36 kreutzer, dit-il, cest toute ma fortune. Si je vendais mon canapé ? quest-ce que vous en pensez ? Je dirai à mon propriétaire que je lai prêté à un ami, ou quon vous la volé. Vous pourriez aussi aller voir de ma part le capitaine Chnable et lui demander cent couronnes. Il a de largent, je lai vu qui gagnait hier aux cartes. Sil ny a rien à faire, vous irez à la caserne de Verchovice, et vous demanderez les cent couronnes au lieutenant Mahler. Si là encore cest la peau, vous irez trouver le capitaine Ficher au Hradcany. Vous lui direz que jai besoin de cette somme pour payer le fourrage, que je lai bue. Et si Ficher ne marche pas, vous irez mettre le piano au Mont-de-Piété, je men fous. Pour les officiers, je vous écrirai un mot. Ne vous laissez pas faire. Dites bien à tous ces messieurs que jai un terrible besoin dargent, que je suis resté sans un sou. Inventez tout ce que vous voulez, mais ne revenez pas les mains vides. Vous demanderez aussi au capitaine Chnable de vous donner ladresse de son fournisseur de brou de noix.
Chvéïk remplit brillamment sa mission. Son air ingénu et son regard franc lui conquirent la confiance générale ; on le crut sur parole.
Il avait jugé opportun de raconter aux capitaines Chnable et Ficher et au lieutenant Malher que son maître devait payer, non pas le fourrage, mais à sa maîtresse délaissée une pension alimentaire. Il nessuya donc aucun refus.
Quand, après cette expédition glorieusement terminée, Chvéïk exhiba les trois billets de cent couronnes au feldkurat, celui-ci qui sétait lavé et avait fait toilette eut peine à en croire ses yeux.
Je les ai ramassés tous les trois à la fois, expliqua Chvéïk ; comme ça nous naurons plus besoin de chercher de largent demain ou après-demain. Ça a marché tout seul, il ny a eu un peu de tirage quavec le capitaine Chnable, devant qui jai dû me mettre à genoux. Ça doit être un sale type, celui-là. Mais, quand je lui ai dit que nous devions payer une pension...
Une pension ? questionna le feldkurat tout inquiet.
Mais oui, une pension, monsieur laumônier, pour consoler votre demoiselle. Vous maviez dit dinventer quelque chose et il ny a que cette idée-là qui mest venue. Dans notre maison logeait dans le temps un cordonnier qui avait sur le dos cinq petites femmes avec cinq pensions. Il était misérable comme tout, aussi tapait-il tout le monde et le pognon lui pleuvait de tous les côtés, comme chacun sapitoyait sur sa triste situation. Ces messieurs mont demandé ce que cétait que cette personne, et je leur ai dit quelle était très jolie et quelle navait pas quinze ans. Alors, ils mont demandé son adresse.
Vous en avez fait de belles, Chvéïk ! soupira le feldkurat qui se mit à arpenter la chambre. Nous voilà jolis, se lamenta-t-il, cest un scandale de plus ! Si, au moins, je navais pas si mal à la tête...
Je leur ai donné ladresse dune vieille femme sourde comme un pot qui habite dans la rue de mon ancienne logeuse, expliquait Chvéïk. Je voulais mener laffaire à bonne fin, parce que vous men aviez donné lordre formel. Un ordre est un ordre. Je ne voulais pas me laisser éconduire et je devais bien inventer quelque chose, monsieur laumônier. Je dois aussi vous dire que les déménageurs attendent dans lantichambre. Je les ai fait venir pour porter le piano au Mont-de-Piété. Ce nest pas une mauvaise idée de nous en débarrasser. On aura plus de place pour se remuer et plus dargent en poche. Ainsi on sera tranquille pour quelques jours. Si le proprio demande pourquoi nous faisons enlever le piano, je lui dirai que cest pour une réparation. Je lai déjà dit à la concierge pour que ça ne lui fasse pas trop deffet de voir arriver les déménageurs. Jai trouvé aussi un acheteur pour le canapé. Cest un de mes amis, un marchand de meubles, qui va venir cet après-midi. Un canapé de cuir, ça vaut son prix aujourdhui.
Cest tout ce que vous avez fait ? demanda le feldkurat qui se tenait la tête dans les mains et courait dans la chambre comme sil allait devenir fou.
Je vous déclare avec obéissance quau lieu de deux bouteilles de brou de noix, du même quachète le capitaine Chnable, jen ai apporté cinq, pour avoir une réserve, ainsi on aura une goutte à boire à la maison. Est-ce que les hommes peuvent entrer maintenant pour le piano, avant que le clou ne ferme ?
Le feldkurat fit un geste désespéré, et un instant après les déménageurs procédaient à leur besogne.
Revenu du Mont-de-Piété, Chvéïk trouva son maître assis devant la bouteille de brou de noix et vociférant : on lui avait servi à midi une côtelette pas cuite.
Le feldkurat était de nouveau à son affaire. Il déclara à Chvéïk quà partir du lendemain il allait commencer une vie nouvelle ; que boire de lalcool était une preuve du matérialisme le plus vulgaire et quil fallait revenir à la vie spirituelle.
Ses méditations philosophiques durèrent une demi-heure. Il venait de déboucher la troisième bouteille de brou de noix, lorsque le marchand de meubles se présenta. Le feldkurat lui céda le canapé un prix dérisoire et linvita à rester un moment pour faire un bout de causette avec lui. Il fut très mécontent que le marchand sexcusât de décliner son invitation, car il allait encore passer chez un autre client pour une table de nuit.
Je regrette de nen navoir pas, fit le feldkurat dun ton de reproche, mais quest-ce que vous voulez ? on ne peut pas penser à tout, nest-ce pas ?
Le marchand de meubles parti, cest à Chvéïk que le feldkurat ordonna de lui tenir compagnie, et avec lui quil but encore une autre bouteille. Il disserta surtout des femmes et du jeu de cartes.
Les deux hommes restèrent attablés très longtemps. Le soir les surprit encore plongés dans leur amical entretien.
Pendant la nuit un petit changement devait avoir lieu. Le feldkurat retomba dans son ivresse de la veille et confondit Chvéïk avec une de ses connaissances. Il lui disait : « Ne vous en allez pas encore ; est-ce que vous vous souvenez du petit officier roux du train ? »
Cette idylle dura jusquau moment où Chvéïk déclara avec une énergie qui ne souffrait pas de réplique :
Jen ai soupé, tu vas maintenant te mettre au lit et roupiller, cest compris ?
Temballe pas, mon chéri ! tu vois bien, je tobéis, bégayait le feldkurat. Tu te rappelles encore le temps où on était ensemble en troisième, quand je faisais tes devoirs de mathématiques ? Tes parents ont une villa à Zbraslav, ne me contredis pas. Vous pouvez aller à Prague en bateau, malins. Vous connaissez bien la Vltava.
Chvéïk lobligea à ôter ses souliers et à se déshabiller. Il obéit mais grogna, faisant appel à des témoins imaginaires.
Vous avez vu, messieurs, dit-il debout devant son armoire, comment je suis traité par ma famille. Je ne veux plus connaître ma famille, décida-t-il en sinstallant sous la couverture. Même si le ciel et la terre se liguaient contre moi, ils ny feraient rien, je ne veux plus connaître ma famille.
La chambre à coucher retentit bientôt dun ronflement denfer.
3
Cest dans ces premiers jours que Chvéïk passa chez le feldkurat que se place la visite quil fit à son ancienne logeuse, Mme Muller. Chvéïk ne trouva quune cousine de cette dernière, qui lui annonça, en pleurant, que Mme Muller, elle aussi, avait été arrêtée chez elle le jour même où elle avait conduit son locataire devant la commission de recrutement, dans lîle des Tireurs. Jugée par un tribunal militaire, la pauvre femme avait été envoyée au camp de concentration des prisonniers militaires à Steinhof. Elle avait déjà écrit de là-bas à sa cousine, à laquelle elle avait confié sa maison.
Chvéïk prit entre ses mains cette touchante relique et lut :
« Ma chère Anne, tout va très bien ici, surtout rapport à la santé. La voisine du lit dà côté est toute rouge de... et nous avons ici aussi la petite... À part ça, tout va au mieux. Le manger est très abondant et nous ramassons des... de pommes de terre pour en faire de la bonne soupe. Jai appris que M. Chvéïk était déjà... je te prie de tinformer où ça lui est arrivé, parce que je voudrais bien fleurir sa tombe, quand on en aura fini avec cette guerre. Jai oublié de te dire que jai mis au grenier dans un coin une boîte avec un ratier, un tout petit chiot. Mais il y a déjà plusieurs semaines quil ne doit plus avoir eu à manger, il a mangé juste le jour où les... sont venus me chercher. Par conséquent, je crois quil doit être aujourdhui... la même chose ».
La carte était sabrée par les lettres rouges de lestampille : Zensuriert ! K. u. k. Konzentrationslager, Steinhof.
Vous savez, le petit chien était vraiment crevé, sanglota la cousine de Mme Muller, et votre chambre, je crois que vous ne la reconnaîtriez plus. Je lai louée à des petites couturières, et elles en ont fait un vrai salon, sur les murs il ny a que des modes et la fenêtre est pleine de fleurs.
La cousine de Mme Muller écoutait à peine les consolations que Chvéïk lui prodiguait.
Tout en se lamentant, elle émit la supposition que Chvéïk était certainement déserteur, et en venant la voir il voulait son malheur. Elle finit par le déclarer une fripouille sans scrupules et le traita en conséquence.
Cest rigolo, tout ce que vous me dégoisez maintenant, railla Chvéïk, ça me plaît. Eh ! bien, sachez-le, Mame Kejr, vous avez raison, jai foutu le camp et me voilà déserteur... Mais, vous savez, ça na pas été si facile que ça, il a fallu que je descende à peu près quinze gendarmes et sergents... Surtout, motus, hein !...
Et Chvéïk séloigna de son foyer qui ne voulait plus de lui, en disant :
Jai donné à la blanchisserie quelques cols et plastrons, vous serez bien aimable, Mame Kejr, daller les chercher quand vous aurez un petit moment. Jen aurai besoin en civil. Vous ferez aussi attention, sil vous plaît, à mon costume dans larmoire, que les mites ne me le bouffent pas. Vous direz aussi bonjour de ma part à ces demoiselles qui couchent dans mon lit.
Chvéïk dirigea ses pas vers le Calice. Lorsquelle laperçut, Mme Palivec déclara quelle ne lui servirait rien du tout, car il venait certainement de déserter.
Mon mari, dit-elle en recommençant à débiter la vieille histoire, avait été si prudent, et le voilà en prison et pour rien du tout, le pauvre homme ! Et dire quil y a des gens qui se promènent comme ils sortiraient de boire une bière et qui fichent le camp du régiment ! Vous savez que la semaine dernière, on a encore demandé après vous.
Plein dintérêt, un vieux serrurier qui écoutait la conversation sapprocha de Chvéïk et lui souffla à loreille :
Attendez-moi dehors ; jai quelque chose à vous dire.
Dans la rue, les deux hommes se comprirent tout de suite. Le serrurier sobstinait à prendre au sérieux les paroles de Mme Palivec sur la désertion de Chvéïk.
Chvéïk protesta, mais en vain. Le serrurier lui confia que son fils avait déserté aussi et se cachait chez une tante à Jasena près de Josefov. Et il serra la main de Chvéïk en lui insinuant dans la paume un billet de vingt couronnes.
Cest pour vos premiers besoins, dit-il en poussant Chvéïk dans un restaurant de vin qui tenait le coin de la rue, je vous comprends si bien ! vous navez rien à craindre avec moi.
Chvéïk revint tard dans la nuit chez le feldkurat qui, lui, nétait pas encore rentré.
Il arriva le matin seulement, réveilla Chvéïk et lui dit :
Demain, nous disons une messe au camp. Tâchez de faire du café au rhum. Ou plutôt, faites un grog : jaime autant ça, dailleurs.
XI
Chvéïk sert la messe au camp.
1
Cest toujours au nom dune divinité bienfaisante, sortie de limagination des hommes, que se prépare le massacre de la pauvre humanité.
Avant de couper le cou à un prisonnier de guerre, les Phéniciens célébraient un service divin assez semblable à celui que célébraient encore leurs descendants quelques milliers dannées plus tard avant daller se battre.
Les anthropophages des îles de la Guinée et de la Polynésie, avant de manger dans un festin solennel leurs prisonniers de guerre ou les gens qui les incommodent missionnaires, explorateurs, négociants ou simples curieux sacrifient à leurs dieux selon des rites divers. Notre civilisation ne sintroduisant chez eux quau ralenti, ils ne revêtent point de chasubles, mais ornent leurs reins de plumes aux couleurs éclatantes.
Aux temps de la Sainte Inquisition, avant de mettre le feu au bûcher, on célébrait le service divin le plus solennel, la grande messe chantée.
À chaque exécution dun condamné à mort assiste un prêtre qui lobsède de sa présence.
En Prusse, le pasteur escorte le malheureux jusquà la hache ; en France, le prêtre laccompagne au pied de la guillotine ; en Amérique, le condamné, auquel le fauteuil électrique tend les bras, est également flanqué dun prêtre ; en Espagne, un ecclésiastique est indispensable à une pendaison ; en Russie, un pope barbu honore de sa présence lexécution des révolutionnaires, etc.
Et en tous ces lieux les serviteurs des Églises brandissent leur crucifix comme pour dire : « On va te couper la tête, on va te pendre, on va tégorger, ton corps va être traversé par 15.000 volts, mais ta souffrance nest rien du tout auprès de celle du Crucifié ».
Et les abattoirs de la Grande Guerre nont pu fonctionner non plus sans la bénédiction des prêtres. Les aumôniers de toutes les armées chantèrent la messe pour la victoire des maîtres dont ils mangeaient le pain.
Les exécutions des soldats mutinés ne pouvaient avoir lieu sans prêtres, non plus que celles des légionnaires tchèques, faits prisonniers par lAutriche.
Rien de changé depuis le temps où un brigand du nom dAdalbert, alias « le Saint », un sabre dans une main et un crucifix dans lautre, contribua vigoureusement à noyer dans leur sang les Slaves de la mer Baltique.
En Europe, les gens marchaient comme du bétail aux abattoirs où les conduisaient dignes auxiliaires des empereurs bouchers, des rois et des généraux, les prêtres de toutes les religions, qui leur donnaient leur bénédiction et leur faisaient jurer que « sur terre, sur mer, dans les airs, etc. »
Les messes du camp avaient toujours lieu en deux occasions spéciales : avant le départ des soldats pour le front, et, au front même avant la tuerie. Je me rappelle quau front, à une de ces messes, un aéroplane ennemi jeta une bombe juste sur laumônier, dont il ne subsista que des loques sanglantes.
Il passa aussitôt martyr, tandis que les aéroplanes autrichiens faisaient de leur mieux pour procurer cette même béatitude immortelle à des aumôniers de lautre côté du front.
Laventure de notre aumônier nous amusa beaucoup et sur la croix provisoire, plantée à lendroit où reposaient ses restes, on put lire un matin lépitaphe suivante :
Ce qui arrive à tous, test arrivé à toi
Qui promettais le ciel à ceux qui ne sont pas
/ lâches.
Comme une tuile tombant du haut dun toit,
La bombe técrasa ne laissant quune
/ pauvtache.
2
Chvéïk prépara un grog qui « était un peu là » et dépassait de loin ceux dont les vieux matelots ont le secret. Celui-ci était digne de rincer le gosier des pirates du XVIIIe siècle.
Le feldkurat en fut enchanté.
Où avez-vous appris à faire des choses aussi épatantes ? demanda-t-il.
En voyageant, répondit Chvéïk ; cest à Brème quun vieux cochon de matelot ma appris. Il ma dit cent fois quun grog devait être assez fort pour que celui qui lavait bu, sil lui arrivait de tomber à la mer, fût capable de nager sans bouger un doigt à travers toute la Manche ; tandis quavec un grog pas assez fort dans le ventre, les buveurs étaient sûrs de se noyer comme un chiot.
Avec un grog comme ça dans le corps, Chvéïk, notre messe ira toute seule, approuva le feldkurat ; je crois que je serai même assez en forme pour faire un discours dadieux aux soldats. Une messe au camp nest pas quelque chose daussi drôle que dans la chapelle de la prison de la place, ou quun sermon pour les canailles qui lécoutent. À une messe pareille, on ne triche pas, il faut avoir les idées nettes. Notre autel de campagne, nous lavons, cest toujours ça. Il est pliant, un très chic exemplaire de poche. Jésus-Maria, Chvéïk ! gémit-il en se bourrant le front de coups de poings, mais nous sommes totalement idiots. Savez-vous où il est resté, notre autel pliant ? Dans le dessous du canapé quon a bazardé, bonté divine !
Ça, il ny a pas, cest un malheur, dit Chvéïk ; je connais bien le marchand, mais jy pense, jai rencontré sa femme avant-hier. Elle ma dit que son mari était en prison à cause dune armoire volée quil avait achetée, et que notre canapé était maintenant chez un instituteur à Varchovice. Ça nous fera toute une histoire, cet autel de camp. Ce que je propose, cest de boire encore un grog et de nous mettre à sa recherche, parce que, à mon avis, il est impossible de dire une messe sans autel.
Cest vrai, il nous faut absolument lavoir ! dit le feldkurat dun ton désespéré ; à part ça, tout est prêt au champ de manuvres. On a déjà planté lestrade. La monstrance, cest le couvent de Brevnov qui doit nous la prêter. Pour ce qui est du calice, je dois avoir le mien, mais je ne sais plus ce quil est devenu.
Il réfléchit un instant et reprit :
Supposons quil est perdu. Dans ce cas-là, je pourrais demander au lieutenant Witinger du soixante-quinzième de ligne sa fameuse coupe de sport. Dans le temps, il prenait part à des courses à pied et il a une fois gagné cette coupe comme premier prix offert par le Sport-Favori. Cétait un champion comme on nen voit pas tous les jours. Il a fait et dailleurs il sen vante assez, les quarante kilomètres de trajet Vienne-Modling en une heure quarante-huit minutes. Je lai vu hier et cest une affaire entendue entre nous, il me prête sa coupe qui fera un calice épatant. Il faut être un crétin comme moi pour remettre toujours à la dernière minute des préparatifs comme ça. Mais cest bien fait pour moi. Jai eu tort de ne pas ouvrir le compartiment du canapé avant de men séparer.
Sous linfluence de la recette du vieux cochon de matelot, expert en grogs, il se livra à un véritable examen de conscience, se décernant les titres des plus variés du règne animal et végétal.
Il sagira de se grouiller pour remettre la main sur notre autel de camp, dit Chvéïk ; il fait déjà jour. Je vais mettre mon uniforme et mappliquer encore un grog.
Ils partirent enfin. En route, le feldkurat raconta à Chvéïk quil avait gagné la veille beaucoup dargent aux cartes et que, si tout marchait bien, il pourrait bientôt dégager son piano du Mont-de-Piété.
Dans des moments comme celui-là, le feldkurat avait loptimisme des païens toujours prêts à promettre des offrandes à leurs dieux, pour le cas où ceux-ci feraient réussir leur entreprise.
À moitié endormie, la femme du marchand de meubles leur donna ladresse de linstituteur, récent propriétaire du canapé. En récompense, le feldkurat fit preuve dune prodigalité remarquable : il ne dédaigna pas de pincer la joue de la marchande et de la chatouiller sous le menton.
Tous deux partirent pour Verchovice, à pied, car le feldkurat avait déclaré quil voulait prendre un peu lair, afin de changer ses idées.
Une légère surprise les attendait. Linstituteur ayant examiné le contenu du meuble le jour même où il lavait acheté et y ayant découvert lautel, avait cru à une manifestation de la volonté divine : en donateur généreux, il lavait offert à léglise de Verchovice, le munissant de linscription suivante : « Don de François Kolarik, instituteur retraité, en lan de grâce 1914, pour lhonneur et la plus grande gloire de Dieu. » Il resta donc perplexe devant la réclamation du feldkurat qui lavait trouvé dans le plus intime négligé.
Les paroles de linstituteur laissaient deviner quil avait tenu sa découverte pour miraculeuse, un avertissement de Dieu. Il raconta quune voix intérieure lavait incité à fouiller le canapé, voix qui lui disait : « Va et regarde ce quil y a dans le compartiment. » Ce songe lui aurait aussi montré un ange lui donnant cet ordre péremptoire : « Ouvre tout de suite le compartiment du canapé ! » Il lui avait obéi.
En y voyant lautel à trois parties avec une voûte pour le tabernacle, le brave homme était tombé à genoux et dans une copieuse prière avait remercié le bon Dieu de lui faire connaître ainsi sa volonté dembellir léglise de Verchovice.
Tout ça, je men moque, répondit le feldkurat ; vous avez trouvé une chose qui ne vous appartenait pas : il fallait la porter au commissariat de police au lieu den faire cadeau à une sacrée sacristie.
Avec votre miracle, ajouta Chvéïk, vous pouvez avoir pas mal de fil à retordre. Ce que vous avez acheté, cest un canapé et pas un autel militaire. Fallait pas vous en laisser accroire par les anges. Vous me rappelez un type de Zhor qui, en labourant son champ, avait trouvé un calice quun voleur devait y avoir caché en attendant quon ait oublié son sacrilège. Ce type, qui était dans votre genre, avait reconnu aussi là-dedans le doigt de Dieu, et, au lieu de fondre le calice pour en vendre lor, sen est allé trouver le curé dans lintention doffrir lobjet à léglise. Bonne idée, mais le curé a eu ses soupçons et, prenant le type pour le voleur qui serait revenu poussé par des remords, il la dénoncé au maire, et le maire aux gendarmes. À la fin des fins, malgré son innocence, il a été condamné pour sacrilège, surtout quil avait des miracles plein la bouche. Pour essayer de sen tirer, il a cru malin de débiter des blagues sur les anges, et il a mêlé la Sainte Vierge à cette histoire ; total, dix ans de prison. Vous, ce que vous avez de mieux à faire, cest de nous accompagner chez le curé pour quil nous rende un objet qui est la propriété de larmée. Un autel de campagne, ce nest pas un chat ou un bas russe, quon le distribue au premier venu.
En shabillant, le vieil instituteur tremblait de tout son corps et claquait des dents.
Je navais aucune mauvaise intention, messieurs, en vérité, je vous le jure ! Javais cru seulement obéir à la volonté de Dieu en enrichissant dun ornement notre pauvre église de Verchovice.
Sur le dos de lIntendance militaire, bien entendu, dit Chvéïk brutalement. Merci pour une volonté de Dieu comme ça. Un certain Pivonka de Chotebor avait cru aussi au doigt de Dieu, la fois quil avait trouvé sur la route un collier de vache et que ce collier entourait justement le cou dune vache que personne ne gardait.
Le pauvre vieil instituteur fut totalement affolé par ces paroles et renonça à se défendre ; il ne pensait plus quà se vêtir au plus vite pour régler cette affaire pénible.
Les trois hommes trouvèrent le curé de la paroisse de Verchovice plongé dans un profond sommeil. Réveillé en sursaut, il pensa quon lappelait pour administrer un malade et se mit à crier.
Est-ce quils ne me laisseront jamais la paix avec leur Extrême-Onction ! monologua-t-il en shabillant à contre-cur : ne peuvent-ils choisir pour mourir que le moment où je dors enfin ! Et avec ça, ils oseront encore marchander.
Le représentant du bon Dieu auprès des civils catholiques de Verchovice et le représentant de Dieu ici-bas et auprès des autorités de larmée se rencontrèrent dans lantichambre.
En somme, la question se réduisait à un différend entre un civil et un militaire.
Dune part le curé affirmait que le dessous dun canapé nétait pas un endroit où loger un autel de campagne, dautre part le feldkurat opinait que la place dun autel de ce genre était encore moins dans une église exclusivement fréquentée par des civils.
Chvéïk jugea nécessaire démettre quelques observations. Il trouvait par exemple quil était très facile pour une pauvre église de senrichir comme ça aux dépens de lIntendance militaire. Il eut soin de prononcer le mot « pauvre » entre guillemets.
Ils se rendirent enfin à la sacristie et le curé restitua lautel pliant contre ce reçu en règle :
« Je soussigné, déclare avoir reçu un autel de campagne, qui était arrivé par hasard dans léglise de Verchovice. »
Laumônier militaire : Otto Katz.
Lautel de campagne sortait des ateliers de la maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante dobjets nécessaires à la messe et darticles de piété, comme, par exemple, chapelets et images saintes.
Comme toute pompe de lÉglise, cet autel, composé de trois parties, brillait doripeaux criards.
Sans se fier à son imagination, personne naurait pu deviner ce que représentaient les images décorant les trois panneaux. Elles donnaient seulement limpression de pouvoir servir aussi bien aux ministres de quelques cultes païens dans le Zambèze quaux Chamans des Bouriates et des Mongols.
Peint avec vulgarité, il ressemblait de loin à un de ces tableaux colorés dont se servent les médecins des compagnies de chemins de fer pour découvrir les employés daltonistes.
Une figure dominait, espèce dêtre humain portant une auréole, nu et de couleur verdâtre comme le croupion de loie quand il est au premier degré de décomposition et commence à embaumer.
Flanqué de deux côtés par un personnage ailé censé représenter un ange, cet homme saint et nu ne supportait quavec horreur la compagnie que le peintre lui avait donnée, car les deux anges avaient laspect de dragons de contes de fées : cétait un ambigu de chat sauvage ailé et de bête dApocalypse.
Le deuxième panneau devait figurer la Sainte-Trinité. Pour la Colombe, le peintre ne risquait rien. Il avait simplement retracé un oiseau qui pouvait être une colombe tout aussi bien quune poule de la race de wyandottes blanches.
Mais, ce qui était propre à épouvanter, cétait Dieu le Père qui avait les traits dun de ces sauvages brigands de lOuest qui sévissent dans les films américains.
Le Fils, tout au contraire, apparaissait jeune, allègre et bien portant, doué dun embonpoint assez florissant et couvrant sa nudité dune sorte de caleçon de bain. Il avait tout dun sportsman. Il soutenait sa croix dun geste dune suprême élégance comme sil tenait une raquette de tennis.
De loin, tout se fondait en une tache évoquant lentrée dun train dans une gare.
Quant au troisième panneau, il était absolument impossible den comprendre le sujet.
Les opinions, à son propos, des soldats exposés à contempler ce chef-duvre tout le long dune messe, étaient partagées et ségaraient dans les suppositions les plus fantaisistes. Un soldat reconnut un jour dans cette peinture un paysage de la Sazava.
Une inscription au bas du panneau limitait seule les conjectures. On y lisait : « Heilige Marie, Mutter Gottes, erbarme Dich unser. »
Chvéïk héla un fiacre, y installa lautel et le feldkurat, et monta lui-même à côté du cocher.
Le cocher était une âme subversive. Il se permettait des remarques très désobligeantes sur « la victoire des armes autrichiennes », disant par exemple : « Ce quon vous a balancé de Serbie, là-bas, non, quelle vitesse ! »
À loctroi, Chvéïk répondit à lemployé qui lui demandait ce quil y avait dans la voiture :
La Sainte Trinité et la Vierge avec mon feldkurat.
Pendant ce temps-là les compagnies prêtes à partir pour le front attendaient avec impatience larrivée du feldkurat. Mais celui-ci était loin davoir rassemblé tout ce qui lui manquait encore pour la cérémonie. Aussi la voiture les conduisait-elle sans désemparer chez le lieutenant Witinger, qui devait prêter sa coupe de sport ; il fallait aussi sarrêter au couvent de Brevnov pour y prendre la monstrance et le ciboire, ainsi quune bouteille de messe.
Tu comprends, dit Chvéïk au cocher, ça a lair dun travail à la va-comme-je-te-pousse, mais il y a tant de fourbis quon ne peut pas penser à tout.
Et il navait que trop raison, car, en arrivant au champ de manuvres, au pied de lestrade où devait se dresser lautel, le feldkurat saperçut quil était dépourvu denfant de chur...
Le feldkurat avait coutume de confier ces fonctions à un fantassin, téléphoniste du génie, mais celui-ci avait préféré aller au front.
Ça ne fait rien, monsieur laumônier, lui dit Chvéïk, je peux bien le remplacer.
Et est-ce que vous vous y connaissez au moins ?
Non, monsieur laumônier, mais il faut toujours essayer tout. Cest la guerre et aujourdhui des gens font certaines choses auxquelles ils nauraient jamais pensé auparavant. Je ne suis pas assez bête pour ne pas savoir lâcher un et cum spiritu tuo en réponse de votre Dominus vobiscum. Cest pas si difficile que ça de tourner autour de vous comme un chat autour dune assiette de purée chaude. Et je suis parfaitement capable de vous laver les mains et de vous verser du vin de la burette...
Ça pourra aller, dit le feldkurat, mais je vous préviens quavec moi il faut mettre du vin aussi dans la burette à eau ; occupez-vous-en tout de suite, voulez-vous ? Du reste, je vous ferai toujours signe de passer à droite ou à gauche, suivant que jaurai besoin de vous. En sifflant, tout bas, bien entendu, une fois, ça voudra dire « à droite », en sifflant deux fois ce sera « à gauche ». Quant au livre de messe, pas la peine de le transbahuter tout le temps, enfin, vous verrez. En somme, tout ça, cest une bonne farce. Vous navez pas le trac ?
Je ne crains rien au monde, pas même quand je dois servir la messe.
Le feldkurat avait raison en disant que tout cela nétait pour lui quune bonne farce. Tout marcha comme par enchantement. Le discours du feldkurat fut très succinct.
Soldats, dit-il, avant notre départ pour le front, nous nous rassemblons ici pour élever nos curs vers Dieu, pour le prier de nous donner la victoire et de nous garder sains et saufs. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps et je vous souhaite très bonne chance.
Repos ! commanda le vieux colonel.
Les messes de camp portent ce nom parce quelles sont régies par les mêmes lois que les opérations en campagne. Pendant la guerre de Trente ans elles se distinguaient par leur longue durée, sans doute en proportion avec la durée de la guerre.
Daccord avec la tactique contemporaine qui exige que les mouvements des armées soient prestes et rapides, les messes de camp doivent nécessairement obéir au même rythme.
Celle du feldkurat dura juste dix minutes. Les soldats les plus rapprochés de lautel furent très étonnés de sapercevoir que lofficiant sifflait.
Chvéïk mit beaucoup dadresse à évoluer suivant les signaux convenus, passant de la gauche à la droite de lautel, et ne disant autre chose que « Et cum spiritu tuo ».
Ces trémoussements évoquaient une danse indienne autour de la pierre du sacrifice. Ils eurent cependant leffet salutaire de faire passer aux soldats lennui que leur inspirait le morne et poussiéreux champ de manuvre avec une allée de pruniers à lhorizon et, malheureusement beaucoup moins loin, une rangée de latrines qui exhalaient leur odeur, destinée sans doute à remplacer le parfum des encensoirs.
Les soldats rigolaient ferme. Les officiers groupés autour du colonel se racontaient des petites histoires piquantes. De temps en temps on entendait un des hommes dire :
Passe-moi une bouffée.
Et la fumée des cigarettes montait vers le ciel comme la fumée dun bûcher rituel. Comme le colonel avait allumé un cigare, tous les sous-officiers limitèrent.
Enfin le commandement strident de Zum Gebet perça lair poussiéreux, et tout le carré duniformes gris plia le genou devant la coupe de sport du lieutenant Witinger.
Le calice était rempli à ras bord, et le geste énergique queut le feldkurat pour le vider suscita dans lopinion publique une réaction exprimée par la phrase suivante :
Comme il y est allé pour senvoyer son pinard !
Le feldkurat refit encore par deux fois son geste si suggestif. Par deux fois, aussi, le commandement « À la prière ! » retentit aux oreilles des soldats, et la musique entonna enfin « Dieu protège notre Empereur... » La messe était finie.
Ramassez-moi tous ces trous, dit le feldkurat à Chvéïk en montrant du doigt lautel pliant, la monstrance, le ciboire et le « calice » ; il sagit de rendre les objets prêtés.
Le cocher, loué pour toute la matinée, les reconduisit chez leurs « fournisseurs » qui rentrèrent en possession de leur bien, à lexception cependant de la bouteille de vin.
De retour au logis, après avoir invité le cocher à se faire payer au commandement de la place de Prague, Chvéïk demanda au feldkurat :
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je voudrais bien vous poser une question : Est-ce que lenfant de chur doit être de la même confession religieuse que lofficiant ?
Parbleu, répondit le feldkurat, sans cela la messe est nulle.
Dans ce cas, monsieur laumônier, il est arrivé un accident bien regrettable, car moi, je suis sans confession. Cest bien ma guigne, ça !
Le feldkurat observa Chvéïk quelque temps sans rien dire. Puis, il lui frappa lépaule et lui dit :
Je vous autorise à finir le vin de la messe, il en est resté un peu dans la bouteille ; quand vous laurez bu, vous pouvez vous considérer comme rentré dans le sein de lÉglise.
XII
Controverse religieuse.
Or, il arrivait à Chvéïk de rester des jours entiers sans nouvelles de ce pasteur de brebis militaires. Le feldkurat partageait son temps entre les devoirs de son état et la noce ; il revenait à son domicile sale, non lavé, déconfit comme un chat qui rentre au coin du feu après une excursion nocturne et amoureuse sur les toits.
À ses retours intermittents, lorsquil nétait pas trop abruti pour parler, il aimait, avant de sendormir, à discourir avec Chvéïk didéal élevé, de noble élan, de pure joie que lui procurait la pensée.
Il essayait souvent de lexprimer en vers et citait Henri Heine.
Chvéïk eut lhonneur de servir encore une fois une messe de camp, célébrée, celle-là, pour le départ au front dun bataillon de sapeurs.
À cette occasion, on avait convoqué, par mégarde ou par précaution, un second feldkurat, ancien professeur de religion dans un lycée et homme fort dévot, qui ne cacha pas son étonnement lorsque son collègue lengagea à boire un coup de cognac à même la gourde que Chvéïk emportait toujours soigneusement remplie, dans chacune de leurs missions.
Cest une marque excellente, avait dit le maître de Chvéïk à laumônier ahuri ; buvez-en une gorgée et retournez à vos affaires, je marrangerai sans vous ; jai rudement besoin de prendre un peu dair frais, parce que jai mal aux cheveux.
Le pieux feldkurat sen alla en hochant la tête et Katz remplit brillamment sa tâche comme toujours.
Pour la transsubstantiation, il se servit cette fois-ci de Weinspritz, et le sermon fut un peu plus long, car un mot sur trois était suivi par un et cætera et un « évidemment ».
Soldats, dit-il, vous partez aujourdhui pour le front, et cætera. Élevez vos curs et cætera vers Dieu, évidemment. Vous ne savez évidemment pas ce que vous allez devenir, et cætera.
Le sermon continuait sur ce ton. Le courant det cætera et d« évidemment » sarrêtait parfois pour laisser passer des « nom de Dieu » et de tous les saints.
Dans son élan oratoire, le feldkurat ne manqua pas de conférer lauréole au prince Eugène, devenu le saint patron des sapeurs, toujours prêt à leur venir en aide, sur le champ de bataille, pour la construction dun ponton dangereux.
La messe fut cependant achevée sans autre scandale, ayant fort diverti les soldats qui y assistaient.
Un incident se produisit au moment où le feldkurat et Chvéïk montant dans le tramway pour retourner chez eux, le conducteur leur refusa daccueillir dans la voiture leur autel pliant.
Rouspète pas, ou je tabîme la figure avec ce malheureux innocent de saint ! dit Chvéïk en brandissant lautel plié sous le nez du conducteur.
Arrivés enfin à la maison, ils constatèrent quils avaient perdu le tabernacle.
Ça na aucune importance, déclara Chvéïk ; les premiers chrétiens disaient bien leurs messes sans se servir du tabernacle. Si nous déclarions la perte à la police, quelquun dhonnête qui laura certainement retrouvé viendra demander une récompense. Un soldat de mon régiment de Boudéïovice, une tourte comme on nen fait plus, avait trouvé une fois six couronnes dans la rue, et il est allé les remettre au commissariat de police. Les journaux en ont parlé, bien entendu, et cet imbécile dhonnête homme a été ridiculisé à jamais. Personne ne voulait plus le connaître ; tout le monde lui disait : « Il faut être idiot pour faire une stupidité comme ça, cest honteux ! si tu as un tout petit peu dhonneur dans le corps, tu passeras ta vie à ten repentir ». Il courtisait une boniche qui a rompu avec lui aussitôt quelle a su sa bêtise. Quand il est revenu en permission dans son patelin, ses camarades lont mis à la porte de chez le bistro. Il a commencé à dépérir, sa gaffe ne lui sortait pas de la tête, et à la fin du compte il sest jeté sous le train. Il y avait aussi dans notre rue un tailleur qui a trouvé un jour une bague en or. On a eu beau lui conseiller de prendre garde à la police et de ne pas être assez bête pour y reporter lobjet, il na voulu écouter personne. Au commissariat, on la très bien accueilli, en lui disant que la perte dune bague de brillants y avait été déjà signalée, mais ils nont pas plus tôt examiné la pierre quils lont attrapé : « Dites donc, vous, ce nest pas un brillant, ça cest du verre ! Combien avez-vous touché pour la pierre que vous avez enlevée, hein ? Des honnêtes gens comme ça, nous les connaissons bien, ce nest pas encore vous qui nous la ferez. » À la fin, la chose sest expliquée parce quil sest amené là un autre type qui avait perdu une bague avec une pierre fausse, un bijou de famille, mais le tailleur a fait tout de même trois jours de prison pour outrages aux agents. Quand il en est sorti, il a reçu, comme récompense, dix pour cent de la valeur de cette camelote, cest-à-dire une couronne vingt hellers, et il était si excité quil a jeté les deux pièces à la tête du monsieur à qui la bague appartenait. Alors, celui-ci a porté plainte pour injures et le tailleur a été encore condamné à dix couronnes damende. Après son histoire, il racontait dans tout le quartier que les gens assez bêtes pour rapporter un objet trouvé mériteraient vingt-cinq coups de trique sur les fesses, et quon tape dessus jusquà ce quils deviennent tout noirs, et cela sur la place publique, pour que tout le monde en prenne bonne note et quil ny ait pas de danger quon suive leur exemple. Je crois que celui qui aura trouvé notre tabernacle ne nous le rapportera pas, même sil y voit le numéro de notre régiment, et peut-être bien à cause de ça, justement, pour navoir pas dembêtement avec les militaires. Il le jettera certainement à leau. Hier soir, jai vu à la Couronne dor un type de la campagne, qui avait lair davoir cinquante-six ans. Ce malheureux était allé demander à lAdministration du district, à Nova Paka, pourquoi on avait réquisitionné sa voiture. Ladministration la foutu à la porte, et il sen allait chez lui quand il a vu sur la place un convoi militaire. Il sest arrêté pour regarder un peu les chevaux, et voilà quun jeune homme lui a demandé de garder une minute sa voiture, le temps daller faire une course. Il nest jamais revenu, et le vieux a dû rester à côté de la voiture. Il ne lui a servi de rien dexpliquer que ce nétait pas lui le cocher réquisitionné : on la obligé à conduire la voiture jusquen Hongrie, et il serait arrivé probablement en Serbie, si lidée ne lui était pas venue de faire comme lautre et de lâcher la voiture à son tour. Il ma dit hier quil ne lui arriverait plus jamais davoir le moindre rapport avec des effets de propriété militaire.
Le soir ils eurent la visite de lautre feldkurat qui était venu dans la matinée au champ de manuvres pour dire la messe aux sapeurs. Cétait un fanatique qui ne pensait quà rapprocher de Dieu toutes les âmes qui lui tombaient sous la main. Du temps quil était professeur de religion, il inspirait des sentiments de piété à ses élèves en les giflant : on avait loccasion de lire dans les journaux des entrefilets sous le titre « Une brute » ou « Un professeur de religion qui prêche à coups de gifles ». Il était convaincu que le seul moyen denseigner la religion aux élèves était duser du bâton.
Il boitait dune jambe, à la suite dune discussion animée quil avait eue un jour avec le père dun enfant giflé par lui, parce quil doutait de la Sainte-Trinité. Le professeur lui avait donné trois gifles : une pour le Père, la deuxième pour le Fils et la troisième pour le Saint-Esprit.
Ce fougueux apôtre était venu ce jour-là rendre visite à son collègue Katz afin de toucher son âme indocile et de le remettre dans le droit chemin. Il commença ainsi : « Je suis très étonné de ne pas voir chez vous un crucifix. Je me demande où vous pouvez bien lire votre bréviaire. Et pas une seule image de saints aux murs de votre chambre. Quest-ce qui pend là au-dessus de votre lit ? »
Katz sourit et dit :
Cest Suzanne au bain, et, cette femme nue que vous voyez au-dessous, cest mon ancienne connaissance. À droite, vous apercevez une estampe japonaise représentant les amours dune geisha et dun vieux samouraï. Très original, nest-ce pas ? Le bréviaire, je lai dans la cuisine, Chvéïk, apportez-le et ouvrez-le à la page trois.
Chvéïk alla à la cuisine et on entendit trois fois de suite le bruit dune bouteille débouchée.
Le dévot personnage fut littéralement pétrifié, lorsquil saperçut que Chvéïk mettait sur la table trois bouteilles de vin.
Cest du vin de messe très léger, cher collègue, dit Katz, du ryzlink de qualité supérieure. Il a le goût dun petit moselle.
Je nen boirai pas, répondit le dévot, je suis venu pour vous parler du salut de votre âme.
Vous aurez la gorge desséchée, cher collègue, dit Katz dun ton insinuant ; faites-nous lhonneur de trinquer avec nous et je vous écouterai bien sagement. Je suis un homme tolérant, je respecte toutes les opinions.
Lhomme trempa ses lèvres dans le verre, ce qui lui fit sortir les yeux de la tête.
Épatant, ce vin, nest-ce pas, cher collègue ? Vous ne trouvez pas, bon sang ?
Le fanatique répondit rudement :
Je maperçois que vous jurez.
Cest lhabitude, riposta Katz, je me surprends souvent même à blasphémer. Chvéïk, versez du vin à M. laumônier. Je puis vous assurer également que je dis à chaque instant : « Himmelhergott Krucifix et cré bon Dieu ». Quand vous serez aussi vieux que moi dans le service, vous ferez tout pareil. Ce nest ni difficile ni compliqué, et toutes ces expressions nous sont déjà familières, à nous autres, aumôniers militaires ; navons-nous pas sans cesse à la bouche les mots : ciel, Dieu, croix et saint sacrement ? Par qui seraient-ils prononcés, sinon par des gens du métier comme nous ? Buvez donc, cher collègue.
Machinalement, lancien professeur de religion leva et vida son verre. Il aurait bien voulu dire un mot, mais pas moyen. Il se contenta de rassembler ses idées.
Mon cher collègue, reprit Katz, je vous en prie, ne prenez pas cet air sinistre de lhomme qui doit être pendu dans cinq minutes. Voyons. Jai entendu raconter quun vendredi, au restaurant, vous aviez mangé une côtelette de porc, croyant quon était jeudi, et que quelques minutes plus tard, à la toilette, persuadé que le bon Dieu allait vous exterminer, vous vous êtes introduit les dix doigts dans la bouche pour pouvoir rendre le morceau. Moi, je ne vois aucun mal à manger de la viande les jours de jeûne, et lenfer ne mempêche pas du tout de dormir. Pardon, buvez, je vous en prie, ne faites pas de façons. Voilà. Comme ça ? Ça va beaucoup mieux, nest-ce pas ? À propos de lenfer : votre opinion est-elle daccord avec lesprit des temps nouveaux, avec les réformistes ? Pour moi, lenfer est un endroit où, à la place des chaudières démodées, remplies de soufre, on trouve dénormes marmites de Papin, des chaudières spéciales à grand nombre datmosphères ; les pécheurs y rôtissent dans la margarine, y grillent à petit feu électrique, on les lamine pendant des milliers dannées, des dentistes se chargent de leur faire grincer des dents : les gémissements sont enregistrés au gramophone et on envoie les disques au ciel pour réjouir les âmes des bienheureux. Au paradis, il y a de grands vaporisateurs deau de Cologne, mais on y joue tellement de Brahms que cest à vous dégoûter de la musique et quon finirait pas préférer lenfer et le purgatoire. Les chérubins ont leur petit postérieur muni dune hélice daéroplane, pour ne pas trop fatiguer leurs ailes. Buvez, cher collègue, et vous, Chvéïk, versez du cognac à M. laumônier ; vous ne voyez donc pas quil nest pas bien ?
Lorsque le dévot personnage se fut un peu remis, il murmura :
La religion, cest une question de raisonnement pur et simple. Celui qui ne croit pas à la Sainte-Trinité...
Chvéïk, dit Katz en lui coupant la parole, versez encore un cognac à M. laumônier pour le retaper. Et dites-lui quelque chose, vous, Chvéïk.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, commença Chvéïk, que, pas bien loin de Vlachime, il y avait dans le temps un curé doyen qui, après que sa vieille gouvernante a eu décampé en emportant leur gosse et son argent, a pris seulement une femme de ménage. Alors, ce doyen, dans ses vieux jours, sest mis tout dun coup à étudier les uvres de saint Augustin et il y a lu comme ça que celui qui croyait à lexistence des antipodes méritait dêtre damné. Comme ça, il fait venir sa femme de ménage et lui dit : « Écoutez-moi bien, vous mavez raconté un jour que votre fils était mécanicien et quil était parti pour lAustralie. Cest donc quil se trouverait maintenant aux antipodes, et saint Augustin dit que celui qui croit à lexistence des antipodes mérite dêtre damné. »
Mais, mon gracieux maître, que lui répond la femme de ménage, mon fils menvoie de là-bas des lettres et de largent. Ce sont des pièges du démon ! lui répond le doyen ; « daprès saint Augustin, il ny a pas du tout dAustralie, cest lAntéchrist qui cherche à vous égarer par ses tentations ». Et le dimanche, du haut de sa chaire, le doyen a maudit le fils et la mère en criant à perdre haleine que lAustralie nexistait pas. On la conduit directement de léglise dans une maison de fous. Je ne dis pas quil ny en a pas dautres qui devraient y être, il y en a pas mal dans le même genre qui courent les rues. Dans le couvent des Ursulines ils gardent un flacon du lait de la Sainte Vierge du temps quelle allaitait le petit Jésus, et dans un orphelinat près de Benechof on avait fait venir une fois de leau de Lourdes, mais les orphelins à qui on en avait fait boire ont attrapé une diarrhée quon navait jamais rien vu de pareil.
À ce moment, lapôtre tourna de lil et ne revint à lui-même quaprès labsorption dun verre de cognac ; mais celui-ci eut aussi leffet moins heureux de lui monter à la tête.
Les yeux appesantis, le théologien demanda à Katz :
Vous ne croyez pas à lImmaculée-Conception ? Vous ne croyez pas à lauthenticité du pouce de saint Jean Népomucène qui se trouve chez les Piaristes de Prague ? Et, en somme, croyez-vous même en Dieu ? Et, si vous ne croyez pas, pourquoi vous êtes-vous fait aumônier ?
Cher collègue, lui répondit Katz en lui frappant familièrement sur le dos, aussi longtemps que lÉtat jugera que les soldats qui sen vont mourir sur les champs de bataille ont besoin pour ça de la bénédiction divine, le métier daumônier sera assez bien rétribué, et il ne fatigue pas trop son homme. Pour ma part, je le préférerai toujours à lobligation de courir les champs dexercice et dassister aux manuvres, par exemple. Dans ce temps-là, je dépendais toujours dun ordre de mes supérieurs, tandis que maintenant je suis mon propre maître à moi, je fais ce que bon me semble. Je représente quelquun qui nexiste pas et je suis mon dieu à moi tout seul. Quand il me plaît de ne pas pardonner ses péchés à quelquun, je ne les lui pardonne pas, même sil me supplie à genoux. Du reste, les types qui seraient assez bêtes pour le faire sont bougrement rares.
Moi, jaime beaucoup le bon Dieu, dit lautre en hoquetant, je laime énormément. Donnez-moi un peu de vin. Jestime beaucoup le bon Dieu, continua-t-il, je lhonore beaucoup et jen fais grand cas. Il ny a même personne que jhonore autant que lui.
Il frappa si fort du poing sur la table que les bouteilles tressautèrent.
Le bon Dieu est dune nature sublime, quelquun de supra-terrestre. Il est très honnête dans ses affaires personnelles. Cest comme une apparition en plein soleil, personne nest capable de me réfuter. Jhonore aussi beaucoup saint Joseph et enfin tous les saints, sauf saint Sérapion, à cause de son nom qui ne me revient pas.
Il na quà faire une demande au gouvernement pour pouvoir en porter un autre, suggéra Chvéïk.
Jaime bien aussi sainte Loudmila et saint Bernard, continua lenthousiaste, il a sauvé beaucoup de pèlerins sur le Saint-Gothard. Il porte au cou une gourde de cognac, et tout son plaisir est de rechercher des gens ensevelis sous la neige.
La conversation changea de sujet. Lapôtre sexprimait avec désordre.
Jhonore les Innocents massacrés, ils ont leur fête le 28 décembre. Hérode, je le déteste. La poule qui dort tout le temps ne peut pas pondre dufs frais...
Il éclata de rire et se mit à chanter un chant dÉglise.
Sinterrompant pour sadresser à Katz, il lui demanda dun ton tranchant :
Vous ne croyez pas que le 15 août cest la fête de lAssomption de la Sainte Vierge ?
La soirée battait son plein. Trois bouteilles de vin apparurent encore sur la table et, par moment, sélevait la voix de Katz :
Dis que tu ne crois plus en Dieu, ou tu nauras plus de vin.
On aurait pu croire revenu lâge de la persécution des premiers chrétiens. Lancien professeur de religion avait entonné un cantique dont les martyrs remplissaient jadis les arènes de Rome, et criait :
Je crois en Dieu, je ne le renierai pas. Tu peux garder ton vin. Jai de largent pour en faire acheter.
Enfin, on le mit au lit. Avant de sendormir, il jura encore en levant sa main droite vers le ciel :
Je crois au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Apportez-moi mon bréviaire.
Chvéïk lui mit en main un livre qui traînait sur la table de nuit. Et cest ainsi que le pieux aumônier sassoupit en tenant le Décaméron de Boccace.
XIII
Chvéïk porte les derniers sacrements.
Le front appuyé sur sa main, le feldkurat Otto Katz était plongé dans la lecture dune circulaire quil venait de rapporter de la caserne. Cette instruction confidentielle du ministère de la Guerre sexprimait ainsi :
« Le ministère de la Guerre de lEmpire supprime, pour la durée de la guerre, les prescriptions concernant lExtrême-Onction à donner aux soldats en danger de mort et arrête les règles suivantes à observer par les aumôniers militaires :
1° Au front ladministration de lExtrême-Onction est supprimée ;
2° Il est défendu aux soldats gravement malades ou blessés de se retirer à larrière en vue de recevoir lExtrême-Onction. Les aumôniers militaires sont tenus à signaler aux autorités militaires supérieures, aux fins de poursuites légales, les soldats qui contreviendraient à ces dispositions ;
3° Dans les hôpitaux militaires de larrière, il est permis dadministrer lExtrême-Onction sous forme collective après lavis favorable des médecins militaires, en tant que cette autorisation ne comporte aucun dérangement pour lesdites autorités militaires ;
4° Dans des cas exceptionnels, le commandement des hôpitaux militaires de larrière peut autoriser ladministration de lExtrême-Onction, suivant quil le jugera nécessaire ;
5° Sur linvitation des commandements des hôpitaux militaires, les aumôniers militaires sont tenus à donner lExtrême-Onction aux personnes proposées, par ladite autorité, pour recevoir ce sacrement. »
Ce qui intéressait le feldkurat plus que la circulaire, cétait une lettre du commandement de lhôpital de la place Charles, linvitant à venir le lendemain pour donner lExtrême-Onction aux soldats grièvement blessés.
Dites donc, Chvéïk, ce nest pas un sale coup, ça ? Comme sil ny avait que moi comme aumônier militaire dans tout Prague. Pourquoi, je vous le demande, nen charge-t-on pas cet aumônier si pieux qui a couché lautre jour chez nous ? Je dois donner lExtrême-Onction aux soldats de lhôpital de la place Charles... Mais, du diable si je sais encore comment on fait.
Rien de plus facile, monsieur laumônier, répondit Chvéïk ; nous navons quà acheter un catéchisme, cest une sorte de guide-âne pour les pasteurs spirituels qui ont perdu la tramontane. Le couvent dEmmaüs à Prague employait dans le temps un jardinier qui aspirait à devenir frère lai. On lui a donné une soutane pour épargner son habit civil, et il a fallu quil achète un catéchisme pour apprendre comment on faisait le signe de la croix, quelle créature était indemne du péché originel, ce qui signifiait avoir la conscience pure, et bien dautres babioles comme ça. Une fois quil a eu appris, il sest mis à vendre des tomates en cachette, et, après que la moitié de la récolte y avait passé, il a dû quitter honteusement le couvent. Lorsque je lai revu, il ma dit : « Jaurais bien pu vendre les tomates sans me fouler pour apprendre le catéchisme, tu sais ! »
Chvéïk alla acheter un catéchisme, et le feldkurat le feuilleta.
Tiens, dit-il, lExtrême-Onction ne peut être donnée que par un prêtre qui se sert seulement dhuile bénite par lévêque. Vous voyez bien, Chvéïk, que par exemple, vous ne pourriez pas administrer ce sacrement. Lisez comment on sy prend.
Chvéïk lut :
Le prêtre oint avec lhuile bénite les principaux organes des sens, en faisant cette prière :
« Que par cette Sainte Onction et dans la miséricorde suprême du Seigneur te soient remis les péchés que tu as commis par les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, les mains et les pieds. »
Je voudrais bien savoir, Chvéïk, comment on peut commettre un péché par les mains. Est-ce que vous pourriez méclairer à ce sujet ?
Mais des tas de péchés, monsieur laumônier ! par exemple, quand on introduit sa main dans une poche étrangère, ou bien, en dansant, car pour les danseurs la défense de toucher nexiste pas.
Et par les pieds ?
Quand on traîne exprès une patte pour apitoyer les gens.
Et par les narines ?
Quand on ne peut pas sentir son prochain.
Par la bouche, Chvéïk ?
Quand on a une si grande faim quon mangerait le nez du voisin, ou bien quand on rase par des bêtises les gens qui sont assez idiots pour vous écouter, ce qui est en même temps un péché à la charge des oreilles.
Après sêtre livré à ces considérations philosophiques, le feldkurat se tut. Il ninterrompit le silence quaprès un moment.
Il nous faut donc de lhuile bénite, dit-il. Voilà dix couronnes, vous en achèterez une petite bouteille. Évidemment, il vaudrait mieux pouvoir la prendre à lIntendance militaire, mais je ne crois pas quils tiennent cet article.
Chvéïk sen alla à la recherche de lhuile bénite. Il put se rendre compte quelle était encore plus difficile à trouver que cette eau vive que poursuivent à travers tant de difficultés les personnages de Bozena Nemcova.
Tout dabord, Chvéïk fit quelques droguistes. Mais à peine ouvrait-il la bouche pour demander si on avait « de lhuile bénite par lévêque », que les commis se fichaient à rire ou disparaissaient derrière le comptoir. Cest en vain que Chvéïk gardait son air le plus sérieux.
Il décida alors de voir sil aurait plus de chance auprès des pharmaciens. Le premier le fit mettre à la porte par le garçon de laboratoire. Le second téléphona à un hôpital voisin quun cas de folie subite était survenu dans son établissement. Le troisième, enfin, conseilla à Chvéïk la firme Polak dans la Dlouha Trida, maison fournissant spécialement des huiles, des couleurs et vernis.
Le renseignement était bon. La maison Polak ne laissait jamais partir un client bredouille. À celui qui demandait par exemple du baume de copaïva, ou donnait de la térébenthine, et tout était dit.
Lorsque Chvéïk exposa sa demande en stipulant quil lui fallait absolument de lhuile bénite, le patron enjoignit au commis :
Donnez-lui dix décagrammes dhuile de chènevis, numéro trois, msieur Tauchen.
En enveloppant la petite bouteille dans du papier de soie, le commis dit à Chvéïk dun ton professionnellement poli :
Cest tout ce que nous avons de mieux dans cet article, première qualité, et, si vous avez plus tard besoin de pinceaux, de couleurs et vernis, vous trouverez tout ça chez nous. Vous serez certainement bien servi.
En attendant sa fidèle ordonnance, le feldkurat parcourait le catéchisme pour se remettre en tête ce quil avait jadis mal appris au séminaire. Il samusait beaucoup de certaines phrases dune spirituelle précision, du genre de celle-ci : « Le terme dExtrême-Onction doit son origine au fait que, dans la plupart des cas, elle est la dernière onction que les fidèles reçoivent de lÉglise avant leur mort. » Ou bien : « LExtrême-Onction peut être reçue par tout catholique qui est dangereusement malade et jouit de toute sa connaissance. » Ou encore : « Le malade doit recevoir lExtrême-Onction autant que possible au moment où il possède encore toute sa mémoire. »
Une ordonnance apporta une lettre qui prévenait le feldkurat que l« Association des dames nobles pour léducation religieuse du soldat » assisterait à la cérémonie du lendemain.
Cette « Association » était composée de vieilles personnes hystériques qui parcouraient les hôpitaux en distribuant aux soldats des images de sainteté, des historiettes édifiantes dont le héros était toujours un soldat catholique, heureux de mourir pour lEmpereur. Ces brochures étaient illustrées : on y voyait un champ de bataille couvert de cadavres dhommes et de chevaux, de convois et de fourgons mis en pièces, de canons renversés. Lhorizon était occupé par des villages en flammes et des shrapnels qui éclataient dans tous les sens, tandis quau tout premier plan un soldat auquel un obus venait de couper la jambe recevait des mains dun ange une couronne sur le large ruban de laquelle figurait une inscription alléchante : « Ce soir tu seras avec moi au paradis ». Le moribond souriait comme si on lui avait offert un rafraîchissement délectable.
Ayant parcouru le contenu de la lettre, le feldkurat sécria tout en crachant :
Elle promet, la journée de demain !
Il connaissait bien cette « bande de tartufes femelles » comme il lappelait, pour lavoir souvent vue dans le temps à ses sermons de Saint-Ignace. Cétait encore le temps où il prêchait avec toute la candeur naïve du jeune ecclésiastique : ces dames avaient leur banc derrière celui du colonel. Une fois, deux grandes escogriffes en noir, et portant dénormes chapelets à leur maigre cou, lavaient attendu à la sortie pour lentretenir, pendant deux heures, de léducation religieuse des soldats. Elles nauraient jamais eu fini si le feldkurat navait rompu en disant : « Excusez-moi, mesdames, mais le capitaine mattend pour une partie de cartes ».
Il y a du bon, monsieur laumônier, prononça solennellement Chvéïk, revenu de sa course ; notre huile bénite, je lai trouvée. Cest de lhuile de chènevis, numéro trois, première qualité ; avec ça, nous avons pour oindre tout un bataillon. La maison Polak tient les meilleures marchandises de tout Prague. Elle vend aussi des couleurs, des vernis et des pinceaux. Il ne nous manque plus quune sonnette.
Pour quoi faire, mon petit Chvéïk ?
Comment ! Mais il faut sonner le long de la route pour que les gens ôtent leur chapeau en voyant passer le sacrement. Cest-à-dire lhuile numéro trois. Ça se fait toujours, et je connais pas mal de gens qui ont été condamnés parce quils navaient pas salué le sacrement au passage. À Zizkov un curé a une fois roué de coups un aveugle qui, dans un cas comme ça, navait pas ôté son chapeau, et ce malheureux a attrapé plusieurs mois de prison par-dessus le marché, parce quon lui avait prouvé quil nétait pas sourd-muet, mais seulement aveugle, quà défaut de voir il aurait pu entendre et que sa conduite avait causé beaucoup de scandale autour de lui. Cest comme à la Fête-Dieu. Des gens qui autrement ne feraient même pas attention à nous, sont obligés ce coup-ci de se découvrir. Si vous ny voyez pas dinconvénient, je vais aller immédiatement à la recherche dune sonnette.
Cette permission obtenue, Chvéïk revint une demi-heure après, muni dune sonnette.
Cest la sonnette du portier de lauberge Kriz, dit-il ; elle ma coûté cinq minutes de frousse, mais il ma fallu attendre assez longtemps, parce quil passait tout le temps du monde.
Je men vais au café, Chvéïk ; si quelquun vient me demander, dites-lui dattendre.
Une heure ne sétait pas écoulée que Chvéïk ouvrit la porte à un monsieur entre deux âges, à cheveux grisonnants, droit comme un I, et au regard très sévère.
Tout son extérieur révélait lopiniâtreté et la méchanceté. Il roulait des yeux féroces comme sil avait la mission danéantir à jamais le globe terrestre pour quil nen restât quune pincée de cendres dans lUnivers.
Son langage était cassant et sec, chaque phrase une injonction :
Pas chez lui ? Est allé au café ? Je dois lattendre ? Bien, jai le temps jusquà demain matin. Alors, pour la taverne il a de largent, mais pas un sou pour payer ses dettes. Ça, un prêtre ? Fi donc !
Il cracha sur le sol de la cuisine.
Dites donc, ne crachez pas comme ça, sil vous plaît ! dit Chvéïk en toisant linsolent personnage avec un intérêt particulier.
Et je cracherai tant quil me plaira, tenez, comme ça, répliqua le monsieur en joignant le geste à la parole ; cest répugnant à la fin ! Un aumônier militaire ! Mais cest tout simplement honteux !
Puisque vous prétendez avoir de linstruction, lui fit observer Chvéïk, tâchez de vous débarrasser de la sale habitude de cracher dans un appartement qui nest pas à vous. Vous croyez peut-être que tout est permis en un temps de guerre comme celui-ci ? Vous allez me faire le plaisir de vous tenir comme un homme bien élevé et pas comme un voyou. Il sagit dêtre poli, de parler comme il faut et de ne pas vous conduire comme un saligaud. Est-ce compris, espèce de tourte civile ?
Le monsieur incorrect se leva, agité dun tremblement nerveux, et cria :
Comment osez-vous me dire ça, vous, est-ce que je ne suis pas un homme comme il faut ?... Et quest-ce que je suis alors ?
Un goret mal éduqué, répondit Chvéïk en le regardant bien ; vous crachez par terre comme si vous vous croyiez dans le tram, dans le train ou dans un autre endroit public. Je me suis toujours demandé pourquoi on y mettait des écriteaux « Défense de cracher ». Je le sais maintenant, cest à votre intention, vous devez être un frère bien connu.
Tour à tour blême et congestionné, le visiteur se répandit en une avalanche dinvectives contre Chvéïk et le feldkurat.
Avez-vous tout dégoisé ? questionna tranquillement Chvéïk lorsque le visiteur indécent déclara quils « étaient des fripouilles tous les deux, tel maître, tel valet » ou bien, avez-vous encore quelque chose à dire avant de dégringoler lescalier ?
Comme son adversaire se taisait pour reprendre haleine et aucune insulte ne lui venant plus à lesprit, Chvéïk prit son silence pour une invitation à passer aux actes.
Il ouvrit la porte, maintint le visiteur encombrant de façon quil vît le trajet quil fallait parcourir, et lui appliqua un coup de pied au derrière, dont la vigueur aurait fait honneur au meilleur joueur de football du meilleur club international.
Le départ précipité du monsieur fut souligné de cette fine remarque émise par Chvéïk :
Et la prochaine fois, quand vous irez en visite chez des gens comme il faut, vous tâcherez de vous tenir convenablement.
Le visiteur éconduit se promenait maintenant dans la rue, guettant le retour du feldkurat.
Chvéïk ouvrit la fenêtre et surveillait le promeneur infatigable.
Enfin, le feldkurat apparut et fit monter son persécuteur dans la chambre. Il lui offrit une chaise et sassit en face de lui.
Chvéïk sempressa dapporter un crachoir quil posa devant le visiteur.
Quest-ce que ça veut dire, Chvéïk ?
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que ce monsieur est déjà venu tout à lheure et que jai eu une discussion avec lui, justement au sujet de son habitude de cracher par terre.
Laissez-nous, Chvéïk ; nous avons quelque chose à régler à nous deux.
Chvéïk salua :
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que je vous quitte.
Tandis quil sen allait à la cuisine, une conversation très animée commença entre les deux hommes.
Vous êtes venu pour votre traite, si je ne me trompe pas ? questionna le feldkurat.
Oui, et jespère...
Le feldkurat soupira :
On se trouve souvent dans des situations où tout ce quon peut faire, cest espérer. Quil est beau ce mot despoir qui en invoque immédiatement deux autres : la foi, lespérance, la charité !
Jespère, monsieur laumônier, que cette somme que vous me devez...
Évidemment, honoré monsieur, interrompit le feldkurat, je ne puis que vous répéter que ce petit mot « espérer » est éminemment propre à nous soutenir dans notre lutte pour lexistence. Ainsi, vous, vous ne perdez jamais lespoir dêtre payé. Comme cest beau, davoir un idéal inébranlable, dêtre un homme de bonne foi, qui prête de largent sur une traite et espère quelle sera payée à temps ! Espérer, et toujours espérer que je vais vous rembourser douze cents couronnes quand jen ai à peine cent en poche...
Alors vous...
Parfaitement...
Cest une escroquerie de votre part, monsieur.
Ne vous agitez pas, cher monsieur.
Cest une escroquerie, je vous le répète, un abus de confiance.
Je crois quun peu dair frais vous ferait du bien, proposa le feldkurat. Vraiment, on étouffe ici.
Et, élevant la voix pour être entendu de la cuisine, il dit :
Chvéïk, venez ici, ce monsieur désire aller prendre lair.
Je vous déclare avec obéissance, monsieur laumônier, que jai déjà mis ce monsieur à la porte tout à lheure...
Remettez-ly encore une fois, commanda le feldkurat.
Chvéïk ne se fit pas prier pour obtempérer à cet ordre avec une joie maligne.
Voilà qui est fait, monsieur laumônier, dit-il en fermant la porte ; heureusement quon la mis dehors avant quil nait fait un scandale. Il y avait à Melechice un bistro qui expulsait toujours les clients trop tapageurs à coups de matraque, en débitant des citations de la Bible. Par exemple : « Celui qui épargne le fouet naime pas son fils, mais qui aime bien, châtie bien, je tapprendrai à te battre chez moi ».
Vous voyez, Chvéïk, ce qui arrive aux gens qui nhonorent pas les prêtres, plaisanta le feldkurat. Saint Jean Bouche dOr a dit : « Celui qui nhonore pas le prêtre nhonore pas Jésus-Christ ; celui qui offense Jésus-Christ offense le prêtre qui en tient la place. » Mais il faut nous préparer convenablement pour demain. Faites une omelette au jambon et du grog.
Il existe au monde une race obstinée que rien ne décourage. Le monsieur mis deux fois à la porte de chez le feldkurat en faisait partie. Pendant que Chvéïk soccupait du dîner, on sonna. Chvéïk alla ouvrir et revint dire :
Cest encore le type de tout à lheure, monsieur laumônier. Je lai enfermé dans la baignoire pour que nous ayons le temps de dîner tranquillement.
Vous nagissez pas bien, Chvéïk ; qui reçoit un hôte reçoit Dieu. Aux temps anciens les seigneurs admettaient à leur table des bouffons monstrueux pour les divertir à leur festin. Apportez le type pour quil soit notre bouffon.
Lindividu persévérant apparut.
Asseyez-vous, fit aimablement le feldkurat, nous sommes en train dachever notre dîner. Il y avait une langouste et du saumon et nous passons à lomelette au jambon. Ben oui, on se régale, puisquil y a des gens assez bêtes pour nous prêter de largent.
Jespère que vous ne vous payez pas ma tête, au moins, dit le convive inattendu. Voilà trois fois aujourdhui que je viens vous voir. Il faut absolument nous entendre.
Je vous déclare avec obéissance, dit Chvéïk, que ce monsieur est doué dune fière persévérance. Il me rappelle un certain Bouchek de Liben : une fois, dans une seule soirée, il a été mis dix fois à la porte de la taverne Exner, et il y est rentré chaque fois sous prétexte quil avait oublié sa pipe. Il rentrait par la fenêtre, par la porte, par la cuisine, en sautant le mur du jardin, en montant de la cave au comptoir, et il serait certainement rentré par la cheminée si les pompiers, appelés en hâte, ne lavaient pas fait descendre du toit. Avec tant desprit de suite, il a pu devenir ministre ou député.
Lintrus faisait semblant de ne rien entendre. Il répétait opiniâtrement :
Je veux que la situation soit éclaircie et je désire que vous mécoutiez.
Daccord, dit le feldkurat, parlez, sil vous plaît, honoré monsieur. Vous pouvez même parler aussi longtemps quil vous plaira ; nous autres, en attendant, nous allons continuer notre festin. Jespère que ça ne vous dérangera nullement. Chvéïk, vous pouvez servir.
Vous savez aussi bien que moi, commença lobstiné, que nous sommes en temps de guerre. La somme que vous me devez, je vous lai prêtée avant la guerre et, sans cette guerre-là, je ninsisterais pas pour le paiement immédiat. Mais jai eu récemment de bien tristes expériences.
Il tira un calepin de sa poche et continua :
Tout est inscrit là. Le lieutenant Janota me devait sept cents couronnes, et il a osé tomber sur la Drina. Le sous-lieutenant Prachek sest fait faire prisonnier au front russe, et il me doit deux mille couronnes. Le capitaine Wichterle, qui me doit la même somme, sest fait massacrer par ses propres soldats à Rawa Rouska. Le lieutenant Machek, qui est prisonnier des Serbes, me doit quinze cents couronnes. Et jen ai encore pas mal comme ça. Il y en a un qui tombe dans les Carpathes, un autre se noie en Serbie, un autre encore meurt dans un hôpital en Hongrie, et pas un ne se soucie de ce quil me doit. Vous comprenez maintenant mes raisons, vous voyez bien que je sortirai ruiné de cette guerre si je ne me décide pas à devenir énergique et impitoyable. Vous allez faire valoir peut-être quavec vous il ny a pas péril en la demeure, parce que vous êtes à larrière. Mais tenez...
Il mit son calepin sous le nez du feldkurat :
Lisez vous-même. Laumônier militaire Matyas, décédé le... dans le pavillon des cholériques. Il y a de quoi devenir fou, quelquun qui me doit dix-huit cent couronnes et qui sen va tranquillement donner lExtrême-Onction au premier venu atteint de choléra.
Cétait son devoir, cher monsieur, fit le feldkurat ; demain, moi aussi, je vais administrer.
Et dans une baraque à choléra la même chose, ajouta Chvéïk. Vous navez quà nous accompagner, et vous verrez ce quon appelle des gens qui se sacrifient.
Monsieur laumônier, insista lautre, croyez-le, je suis dans une situation plus que précaire. On dirait vraiment que cette guerre est faite exprès pour supprimer de la face du monde tous mes débiteurs.
Quand vous serez soldat vous savez quon prend maintenant les civils et quand vous irez au front, nous dirons avec M. laumônier une messe pour que le bon Dieu daigne se souvenir de vous et régler votre compte avec le premier shrapnel parti des lignes ennemies.
Monsieur laumônier, cest très sérieux, dit lentêté, je vous prierai denjoindre à votre ordonnance de ne pas se mêler de nos affaires ; je voudrais bien que nous puissions nous entendre.
Excusez mon indiscrétion, monsieur laumônier, déclara Chvéïk, mais il faudrait en ce cas me donner alors lordre formel de ne pas me mêler de vos affaires, sans cela, je ne cesserai pas de défendre vos intérêts, comme doit le faire, du reste, tout soldat qui se respecte. Ce monsieur a raison de vouloir sortir dici de sa propre volonté. Jaime autant ça, parce que dans ces choses-là, jagis toujours en homme bien élevé.
Mon petit Chvéïk, dit le feldkurat feignant de ne pas sapercevoir de la présence de son créancier, ça commence à mennuyer ; javais cru que cet homme pourrait nous amuser, quil nous raconterait des petites histoires assez drôles, et voilà quil me demande de vous empêcher de vous mêler de mes affaires, quoiquil ait dû bien comprendre que rien ne se faisait sans vous dans cette maison. En une soirée comme celle-ci, à la veille dune cérémonie religieuse si grave, qui exige de ma part un entier recueillement et une complète élévation vers Dieu, il vient me déranger avec une misérable histoire de quelques centaines de couronnes, il me distrait de sonder ma conscience, il me détourne de Dieu et moblige à lui déclarer une dernière fois quil naura rien de moi aujourdhui. Jentends ne plus lui adresser un seul mot ; cette soirée qui doit être sainte, pour nous, pourrait se gâter. Dites-lui vous-même, Chvéïk : « M. laumônier ne vous donnera rien du tout ! »
Chvéïk hurla ces paroles dans loreille du créancier, sans que celui-ci bougeât dune ligne.
Chvéïk, reprit le feldkurat, demandez-lui combien de temps il compte encore rester ici.
Tant que je ne serai pas payé.
Le feldkurat se leva, alla à la fenêtre et dit :
Dans ce cas-là, je le remets entre vos mains. Chvéïk ; faites-en tout ce que vous voulez.
Suivez-moi, monsieur, sil vous plaît, ordonna Chvéïk, en empoignant le créancier par lépaule ; il faut que je vous expulse encore une fois, toutes les bonnes choses sont au nombre de trois.
Dun geste rapide et élégant, il répéta son tour de force de tout à lheure, tandis que le feldkurat tambourinait de ses doigts sur la vitre une marche funèbre.
La soirée, consacrée aux méditations, comprit des péripéties diverses. Le feldkurat séleva vers Dieu avec tant dénergie et de ferveur que passé minuit on entendait encore la chanson suivante séchapper de lappartement :
Quand nous autres soldats quittons le village,
Toutes les belles filles pleurent sur notpassage.
Le brave soldat Chvéïk soutenait de sa voix celle de son maître.
Deux militaires désiraient recevoir lExtrême-Onction : un vieux lieutenant-colonel et un employé de banque, officier de réserve. Tous les deux avaient le ventre troué dune balle reçue dans les Carpathes, et leurs lits étaient voisins. Lofficier de réserve croyait de son devoir dimiter son supérieur qui, lui, avait fait appel aux derniers sacrements par un adroit calcul, car il espérait que les prières dun prêtre laideraient à recouvrer la santé. Mais ils moururent la nuit qui précéda larrivée du feldkurat.
On a fait tant de chambard, monsieur laumônier, et tout ça pour rien ! ces malheureux nous ont tout gâté, dit Chvéïk, outré, lorsquon lui apprit au bureau de lhôpital que « ces deux-là navaient plus besoin de rien ».
Quant au « chambard », Chvéïk nexagérait pas. Ils avaient pris un fiacre ouvert. Tout le long du trajet, Chvéïk agitait la sonnette, et le feldkurat, qui tenait en main la bouteille dhuile, enveloppée dans une serviette blanche, bénissait au passage les gens respectueusement arrêtés et nu-tête.
Ils nétaient pas trop nombreux malgré le bruit infernal fait par Chvéïk avec sa sonnette. Quelques gamins couraient derrière le fiacre et, lorsque lun deux saccrochait à larrière-train, les autres signalaient au cocher cette charge supplémentaire.
Aux cris de ces garnements se mêlait le tintement de la sonnette, et le bruit du fouet que le cocher ne cessait de faire claquer. Dans la rue Vodickova, une concierge ayant rattrapé enfin la voiture quelle suivait au trot, et ayant récolté trois bénédictions, donna libre cours à son indignation, après avoir fait un signe de croix et craché par terre :
Ils galopent leur bon Dieu comme tous les diables ! On attraperait facilement une fluxion de poitrine en leur courant après.
Le bruit de la sonnette irritait le cheval. Il devait susciter certainement chez cette bête de lointaines réminiscences, car elle rejetait à chaque instant la tête en arrière et faisait mine dexécuter des pas de danse, au rythme du tintement.
Au bureau, le feldkurat se borna à régler le côté financier de son dérangement : il signifia au sergent-major que lIntendance militaire lui devait cent cinquante couronnes pour le déplacement et pour lhuile bénite par lévêque.
La réclamation du feldkurat donna lieu à une discussion très animée entre lui et le commandement de lhôpital. À plusieurs reprises, le feldkurat frappa du poing sur la table, en criant : « Il ne faut pas vous imaginer, capitaine, que lExtrême-Onction se donne gratis pro Deo ! Quand un officier de cavalerie est commandé pour un service dans les haras, il a droit à son indemnité et ce nest que juste. Je regrette que vos deux blessés naient pas pu attendre leur Extrême-Onction. Mais ça vous aurait coûté cinquante couronnes en plus. »
Pendant ce temps-là, Chvéïk attendait son maître dans la salle du corps de garde, où la bouteille dhuile bénite excitait un vif intérêt.
Un soldat opina que cette huile conviendrait épatamment pour nettoyer les fusils et les baïonnettes.
Un jeune conscrit originaire dun pays du plateau tchéco-morave supplia ses camarades de changer de conversation et de laisser tranquilles les mystères de la religion. « Le devoir dun bon chrétien est despérer », proclama-t-il.
Un vieux réserviste jeta un regard sournois sur le bleu et déclara :
Espérer, oui, quun shrapnel te coupe la tête. Tout ce quils nous ont débité, cétait des menteries. Dans notre patelin, il est venu une fois un député du parti clérical, et ce coco-là a parlé dune paix divine planant au-dessus de la terre entière et raconté que le bon Dieu réprouvait la guerre et ne voulait que voir les hommes éternellement vivre en paix et saimer comme frères. Cte bonne blague ! Nous voilà en pleine guerre, et quest-ce quon voit ? Dans toutes les églises de tous les pays les prêtres prient pour le « succès des armes », ils traitent le bon Dieu comme le chef dun état-major universel qui combinerait les opérations sur tous les fronts à la fois. Dans cet hôpital-là, ce que jen ai vu des enterrements militaires, des fourgons pleins de jambes et de bras coupés !
Et on enterre les soldats tout nus, dit un autre : les uniformes, on les garde pour les servir aux vivants.
Tout ça, cest en attendant la victoire, fit remarquer Chvéïk.
Un tampon comme toi, tu parles de gagner la guerre ? dit un caporal de son lit. Si ça dépendait de moi, je vous enverrais tous au front, dans les tranchées, je vous ferais galoper comme on nous a fait à nous autres, contre les baïonnettes de lennemi, contre les mitrailleuses, je vous ferais tomber dans des trous à loups et danser sur du terrain miné. Tous ces gens sont daccord pour se la couler douce à larrière, et personne ne veut se faire tuer sur le champ de bataille. Ils sont plus malins que nous.
Pour moi, je crois quil ny a rien de plus beau que de se faire perforer par une baïonnette, dit Chvéïk, et ce nest pas si mauvais que ça non plus de recevoir une balle dans le ventre, ou bien de se faire mettre en pièces par un shrapnel. On doit être plutôt étonné de voir ses jambes et son ventre fausser compagnie au reste du corps. On a le temps dêtre mort avant davoir compris ce quil vous arrive.
Le jeune conscrit poussa un soupir. Il regrettait dêtre si jeune et se demandait pourquoi il était justement né dans un siècle où on conduisait les jeunes gens à la boucherie comme un bétail aux abattoirs. Quel était le sens de tout cela ?
Un soldat, instituteur dans le civil, fit observer, comme sil lisait les idées du bleu :
Certains savants expliquent les guerres par lapparition des taches solaires. Une tache solaire annonce toujours un grand malheur pour lhumanité. La prise de Carthage...
Tu ferais bien de garder toute cette science pour toi, interrompit le caporal, et il vaut mieux que tu voies à balayer proprement la chambre, cest ton tour aujourdhui. Ces blagues de taches solaires, on sen fout, cest pas encore elles qui nous feront sortir de ce fourbi-là. Tu peux être tranquille.
Cest pas une blague, ces taches solaires, déclara Chvéïk ; une fois jai vu une tache comme ça, et le soir même jai été rossé chez le bistro Banzett à Nuise. Depuis ce temps-là, chaque fois que jai eu lintention daller quelque part, jai consulté le soleil pour voir sil navait pas de taches. Et quand il en avait, alors, adieu les gars ! je suis toujours resté chez moi. Cest grâce à ça que je vis encore. Vous vous rappelez aussi ce volcan, le Mont Pelé, qui a complètement détruit lîle de la Martinique. Eh ! bien, il y a eu un professeur qui avant léruption de ce volcan avait écrit un article dans La Politique Nationale où il annonçait quil y avait une grosse tache au soleil et quun malheur allait se produire bientôt. Mais voilà, La Politique Nationale nest pas arrivée à temps dans cette île, les gens nont pas été prévenus et ils ont dû trinquer parce que, la poste, cest une pétaudière.
Au bureau, où il discutait encore les frais de son déplacement, le feldkurat rencontra une déléguée de l« Association des dames nobles pour léducation religieuse du soldat », vieux tableau hideux et repoussant, qui tous les matins venait distribuer aux malades et aux blessés des images de sainteté que ceux-ci sempressaient de jeter aussitôt dans les crachoirs.
Elle exhortait les soldats à se repentir sincèrement de leurs péchés et à devenir meilleurs, pour que le bon Dieu leur accorde, après la mort, son salut éternel.
Pâle et émue, elle sentretint longuement avec le feldkurat, lui disant que la guerre exerçait une influence déplorable sur les âmes des soldats. Au lieu de les élever à un niveau spirituel supérieur, elle en faisait de véritables brutes. Dans la salle du bas, les patients lui tiraient la langue, osant traiter leur bienfaitrice de vieille scie et de souris déglise. Das ist wirklich schrecklich, Herr Feldkurat, das Volk ist verdorben.
Et elle se mit à expliquer comment elle comprenait léducation religieuse du soldat. Cest le soldat qui croit en Dieu et qui possède une foi profonde qui se battra vaillamment pour son Empereur et ne craindra pas la mort, puisquil sait que le paradis lattend.
Linfatigable discoureuse naurait peut-être jamais fini si le feldkurat ne sétait pas résolu à prendre congé delle, au défi de toute galanterie.
Chvéïk, nous allons partir, cria-t-il dans le corps de garde. Quelques minutes après, la voiture les ramenait au logis, sans « chambard » cette fois.
Plus jamais ils ne mauront à aller administrer, prononça le feldkurat ; ils feront bien de sadresser à quelquun dautre. Pour chaque âme à laquelle je suis prêt à apporter le salut, je suis obligé de marchander avec eux comme à la foire. Ils ne voient que leur comptabilité, bande de voleurs !
Apercevant la petite bouteille dhuile « bénite » que Chvéïk tenait à la main, il se rembrunit et proposa :
On pourra sen servir pour graisser nos chaussures ; ça vaudra encore mieux.
Je tâcherai den mettre aussi à la serrure ; elle fait un vacarme du diable quand vous rentrez la nuit.
Cest ainsi que se termina une Extrême-Onction qui ne fut pas administrée.
XIV
Chvéïk ordonnance du lieutenant Lucas.
1
Le bonheur de Chvéïk dura peu. La fatalité cruelle mit une brusque fin à son amical commerce avec le feldkurat. Si ce dernier jusquici a pu mériter notre sympathie, le fait que nous allons relater est de nature à le faire bien déchoir à nos yeux.
En effet, le feldkurat vendit Chvéïk au lieutenant Lucas, ou, pour mieux dire, le perdit aux cartes tout comme naguère encore, en Russie, on faisait les serfs. Cet accident survint dune façon tout à fait inattendue. Ce fut lors dune réunion dofficiers chez le lieutenant Lucas, où on jouait au « vingt et un ».
Le souverain maître des destinées de Chvéïk avait tout perdu et ne sachant plus avec quoi continuer le jeu, il senquit :
Combien seriez-vous disposé à me prêter sur mon ordonnance Chvéïk. Un imbécile épique, un type très intéressant, le nec plus ultra du genre. Jamais personne na eu une ordonnance pareille.
Je veux bien te prêter cent couronnes, répondit le lieutenant Lucas. Si tu ne me les rends pas après-demain au plus tard, tu nauras quà me passer ton as de tampon. Le mien est insupportable. Il ne fait que se lamenter, il écrit toute la journée des lettres chez lui et avec ça, il vole tout ce qui lui tombe sous la main. Jai eu beau le battre, rien ny fait. Chaque fois que je le vois, je le gifle, mais ça ne mavance pas. Je lui ai cassé comme ça deux dents de devant, ça ne lui a fait aucun effet.
Entendu, alors, dit le feldkurat avec insouciance, va pour cent couronnes ou mon Chvéïk après-demain.
Ayant perdu les cent couronnes, il prit tristement la direction de son logis car il savait bien quil lui serait impossible de payer sa dette et quil avait bassement vendu son fidèle serviteur pour une misérable somme.
Jaurais bien pu lui demander le double, méditait-il en changeant de tramway ; mais les remords lemportaient sur les regrets.
Cest dégoûtant tout de même, ce que jai fait là, pensa-t-il en ouvrant la porte de son appartement ; comment oserai-je supporter son regard de bête innocente ?
Mon cher Chvéïk, dit-il quand il se trouva face à face avec son ordonnance, il est arrivé aujourdhui un événement extraordinaire. Jai eu une déveine fantastique aux cartes. Je faisais tout sauter. Une fois jai eu sous la main un as, une autre fois un dix, et le banquier qui navait chaque fois tiré quun valet, a fini quand même par avoir le vingt et un. Et ça a continué de même jusquà ce que je sois ratissé.
Le feldkurat hésita.
À la fin, dit-il après un intervalle, cest vous que jai perdu, mon petit. Jai emprunté cent couronnes sur vous, et il faut les rendre après-demain, sans cela vous ne serez plus à moi, mais au lieutenant Lucas. Je suis vraiment peiné...
Jai encore cent couronnes, fit Chvéïk, je peux vous les prêter.
Donnez-les-moi, dit vivement le feldkurat, je vais les lui porter tout de suite. Je regretterais trop de me séparer de vous.
Je viens payer ma dette, annonça triomphalement le feldkurat aux joueurs encore attablés, donnez-moi une carte.
Je fais banco, ajouta-t-il lorsquon lui passa la carte.
Cest malheureux, proféra-t-il, je dépasse. À un point seulement.
Au second tour, il voulait encore faire sauter la banque.
Vingt ramasse ! fit le banquier.
Jai dix-neuf, avoua tristement le feldkurat, en « remisant » ses quarante dernières couronnes.
De retour chez lui, il était déjà convaincu quaucune puissance humaine ne pouvait sauver Chvéïk et que celui-ci était fatalement destiné à devenir le tampon du lieutenant Lucas.
Il ny avait rien à faire, mon pauvre Chvéïk. On ne lutte pas contre la fatalité. Jai perdu et vos cent couronnes, et vous-même. Le destin a été plus fort que moi. Je vous ai livré aux griffes du lieutenant Lucas, et le jour est proche où nous devrons nous séparer.
Est-ce que la banque était grosse ? demanda Chvéïk tranquillement, ou est-ce que vous aviez peu souvent la main ? Quand les cartes ne tombent pas, cest mauvais, mais souvent cest encore pire, cest même un malheur quand ça va trop bien. À Zderaz il y avait un ferblantier qui sappelait Voyvoda, et il avait lhabitude de faire une manille chez un bistro derrière le Café du Siècle. Une fois le diable sen mêlant, il proposa à ses copains : « Si on se mettait à jouer le vingt et un, à deux sous ? » Alors, on a commencé et lui, il tenait la banque. Les autres étaient tous morts et il y avait déjà vingt couronnes en banque. Comme le vieux Voyvoda souhaitait la veine aux autres aussi, il a dit : « Si je tire un roi ou le huit, je passe la banque. » Vous ne pouvez pas vous imaginer la déveine quils ont tous eue. Ni le roi ni le huit ne voulait sortir, la banque, montait et elle comptait déjà cent balles. Aucun des joueurs navait assez de pognon pour la faire sauter et le vieux Voyvoda suait à grosses gouttes. Il se tuait à répéter : « Si je tire un roi ou un huit, je passe la banque ! » À chaque tour, ils misaient dix couronnes qui y restaient régulièrement. Un patron ramoneur qui voyait déjà cent cinquante balles en caisse, sest mis en colère, et est allé chez lui prendre de largent pour faire sauter la banque. Le père Voyvoda qui en avait déjà plein le dos, voulait même tirer jusquà trente pour perdre dans tous les cas, mais au lieu de ça, voilà quil lève deux as. Il na fait semblant de rien et a dit : « Seize ramasse ! » Va te faire foutre, le ramoneur navait que quinze. Est-ce que ça ne sappelle pas une déveine, ça ? Le vieux Voyvoda était tout pâle et embêté comme une poule qui trouve un couteau, les autres commençaient à chuchoter que cétait un vieux tricheur qui faisait sauter la coupe ; ils disaient aussi quil avait déjà ramassé une volée à cause de ça, et pensez que cétait lui le plus honnête deux tous. Et il y avait déjà cinq cents balles à la banque. Le bistro ny tenait plus. Il avait justement préparé de largent pour payer la brasserie, il la pris, il sest assis et sest mis à miser dabord deux cents balles, après il a retourné sa chaise en fermant les yeux pour attirer la veine et il a dit « Messieurs, je fais banco ! » Et encore : « Jouons cartes sur table ! » Le vieux Voyvoda aurait donné tout ce quil avait pour perdre ce coup-là. Il a étonné tout le monde en gardant le sept quil venait de tourner. Le bistro rigolait dans sa barbe, parce quil avait déjà vingt et un en main. Le vieux Voyvoda lève encore un sept, il le garde. « Maintenant vous allez lever un as ou un dix, lui dit le bistro ; et je vous parie ma tête à couper que vous êtes mort ! » On aurait entendu voler une mouche, le vieux Voyvoda tourne et figurez-vous quil tire le troisième sept. Le patron est devenu vert, il était complètement décavé ; il sen va à la cuisine et cinq minutes après, son commis vient chercher les gars pour couper la corde du patron qui se balançait pendu à lespagnolette de la fenêtre. On la décroché, on la fait revenir à lui et on a continué à jouer. Personne navait plus de pèze, tous les sous dans la banque étaient entassés devant Voyvoda qui ne faisait que dire : « Un roi ou un huit, et je passe la main ! » et qui aurait voulu à tout prix être mort ; mais comme il était obligé de jouer à cartes ouvertes, il lui était impossible, même en le faisant exprès, de dépasser le vingt et un. En voyant ça, ils devenaient tous idiots et faute de pognon, ils se sont mis daccord pour signer des bons. Ça a duré plusieurs heures et les mille balles saccumulaient toujours devant Voyvoda. Le patron-ramoneur devait déjà un million et demi, le charbonnier du coin, près dun million, le concierge du Café du Siècle y était pour 800 000, un carabin pour deux millions. Rien que dans la cagnotte, il y avait 300 000 balles, en bons, bien entendu. Le vieux faisait des efforts désespérés pour perdre. À chaque instant il sen allait quelque part et laissait sa place à un autre ; mais quand il revenait on lui annonçait quil avait encore gagné. Ils ont pris un jeu de cartes tout neuf, mais cétait toujours la même chose. Quand, par exemple, le vieux Voyvoda sarrêtait à quinze, lautre navait que quatorze. Tout le monde le regardait de travers et celui qui grognait le plus, cétait un paveur qui navait risqué que huit couronnes. Il disait quun type comme le vieux Voyvoda, la terre ne devrait pas le porter, quon devrait léventrer à coups de pied, le foutre dehors et le noyer comme un chien. Vous navez aucune idée de létat où était le vieux Voyvoda. Enfin, il lui est venu une idée. « Je vais sortir, quil dit au ramoneur, tenez mes cartes. » Et sans chapeau, il court dans la rue Myslikova pour trouver les agents. Par hasard, il est tombé le nez dessus et leur a tout de suite dit que chez un tel bistro on jouait à un jeu de hasard. Les agents lui ont dit daller devant, quils le suivaient. À peine rentré dans la salle, on lui apprenait que le carabin avait perdu entre-temps plus de deux millions, et le concierge plus de trois ; que dans la cagnotte il y avait déjà plus de cinq cent mille en bons. Mais à linstant même les agents ont rappliqué dans le local. Le paveur criait « Sauve qui peut ! » inutilement, du reste, car les agents faisaient main basse sur la banque et la cagnotte, avant de fourrer au poste toute la compagnie. Le charbonnier résistant des pieds et des mains, on était obligé de lintroduire dans le petit panier à salade du service de nuit. Dans la banque, les agents ont trouvé plus dun milliard et demi en bons et quinze cents couronnes en espèces. « Non, elle est raide, celle-là » a dit linspecteur de police en apprenant le montant des enjeux, « on se croirait à Monte Carlo ». Tout le monde est resté au poste jusquau lendemain, sauf le vieux Voyvoda. Il avait été relâché en récompense pour avoir dénoncé la chose, et on lui avait promis un tiers de la somme saisie. Ça faisait juste cent soixante millions, et ça la rendu louftingue : le matin, de très bonne heure, il est allé commander une douzaine de coffres-forts. Voilà ce quon appelle avoir de la chance aux cartes...
Mais le feldkurat demeurait inconsolable, et Chvéïk se résigna à faire des grogs. Vers minuit pendant quil mettait coucher son maître, non pas sans beaucoup de tirage, le joueur malheureux sanglotait encore :
Je tai vendu, camarade, salement vendu. Maudis-moi, frappe-moi autant que tu veux, je ten donne la permission. Je tai livré en proie à la fureur du sort. Je nose pas te regarder en face. Piétine-moi, mords-moi, tue-moi, je ne mérite que ça... Sais-tu quel homme je suis ?
En enfonçant dans loreiller son visage baigné de larmes, il ajouta dune voix faible et douce :
Je suis un lâche, un infâme !
Et il sendormit sur-le-champ.
Le lendemain, ayant soin déviter le regard de Chvéïk, il sortit très matin et ne rentra que tard dans la nuit, flanqué dun nabot, sa nouvelle ordonnance.
Mettez-le au Courant du service, dit-il, fuyant toujours le regard de Chvéïk, et apprenez-lui bien à faire les grogs... Demain, vous irez vous annoncer au lieutenant Lucas...
Chvéïk et son successeur passèrent agréablement la nuit à se chauffer des grogs. Au réveil, le nabot, qui se tenait à peine sur ses jambes, éprouva le besoin de chanter un original pot-pourri dairs populaires.
Pour toi, je peux être tranquille, cest réglé, déclara Chvéïk à son élève ; avec des dispositions comme tu en as, tu peux être sûr de faire laffaire de monsieur laumônier.
Le matin même le brave soldat Chvéïk montra pour la première fois sa face pleine de franchise et de probité à son nouveau maître, le lieutenant Lucas.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, annonça-t-il, que cest moi le Chvéïk que monsieur laumônier Katz a perdu aux cartes.
2
Les officiers emploient des ordonnances depuis lâge le plus reculé. Il est probable quAlexandre le Grand avait déjà son tampon. Ce qui est certain, cest quà lépoque féodale ce rôle était tenu par des soldats mercenaires, au service des chevaliers. Sancho Pansa, le fidèle serviteur de don Quichotte, quétait-il dautre, en somme ? Je me suis toujours étonné quaucun savant nait pensé à écrire lhistoire des ordonnances à travers les siècles. Elle nous apprendrait que le duc dAlmaviva mangea son ordonnance au siège de Tolède. Comme ce gentilhomme nous le dit dans ses Mémoires, il avait si grand-faim quil ne pensa même pas à saler sa victime ; elle avait la chair tendre, fondante comme du beurre et dun goût entre la poule et lâne.
Dans un vieux livre bavarois sur lart militaire, on trouve aussi des instructions à lusage des ordonnances. Daprès ce livre, les qualités requises pour celui qui se destinait à cette carrière, étaient : la piété, la vertu, lhorreur du mensonge, la modestie, la vaillance, laudace, lhonnêteté et lamour du travail. En un mot, lordonnance devait réaliser lidéal du temps. Notre âge moderne a apporté au type de lordonnance une modification assez sensible. Le « tampon » daujourdhui nest plus ni pieux, ni vertueux, ni véridique. Il ment, il escroque son maître dont la vie, grâce à lui, devient souvent un enfer. Cest un astucieux esclave qui invente toutes sortes de machinations pour empoisonner lexistence de son maître.
La nouvelle génération des tampons est loin doffrir des serviteurs dévoués jusquà se laisser manger sans sel comme le magnanime Fernando du duc dAlmaviva. Dautre part, nous voyons que les maîtres daujourdhui, en livrant à leurs ordonnances une lutte acharnée pour sauvegarder leur autorité, ne reculent devant aucun moyen. Cest, en quelque sorte, le règne de la terreur. En 1912, à Gratz en Styrie, un procès sensationnel apporta des documents précieux sur le sujet qui nous préoccupe : un capitaine tua son ordonnance à coups de pied, comme il avait lhabitude de lui en administrer systématiquement. Le conseil de guerre lacquitta sous prétexte que lofficier nen était quà son deuxième cas. La vie individuelle du tampon na donc aucune valeur ; ce nest quun souffre-douleur, un esclave et, par dessus le marché, une bonne à tout faire. Dans ces conditions, rien détonnant quil se défende par la ruse.
Il y a des cas où le « tampon » est élevé au rang dun « favori » ; alors, il fait la pluie et le beau temps dans la compagnie et le bataillon. Tous les sous-officiers veulent sattirer ses bonnes grâces. Cest lui qui décide des permissions, cest lui qui intervient au rapport pour que tout marche bien.
Pendant la guerre, ces favoris méritaient force médailles dargent, grandes et petites, digne récompense de leur courage et de leur valeur.
Le quatre-vingt-onzième de ligne comptait plusieurs de ces héros ainsi honorés. Un tampon reçut la grande médaille dargent seulement parce quil était expert à voler et à cuisiner des oies. Un autre eut la petite médaille dargent parce quil nétait jamais à court de savoureuses denrées alimentaires quon lui envoyait de chez lui, et quil en ravitaillait son maître en telle quantité que celui-ci sen flanquait tous les jours une bosse.
Cest en ces termes que sa décoration fut proposée par son maître à qui de droit :
« Pour avoir fait preuve, au cours de plusieurs combats, dun courage et dune valeur exceptionnels au mépris de la mort et en restant fidèlement aux côtés de son officier sous le feu de lennemi qui préparait une attaque. »
Ses seuls exploits guerriers consistaient à saccager, loin du front et sans coup férir, les poulaillers du voisinage.
La guerre eut pour effet non seulement de modifier la position du tampon envers son maître, mais aussi den faire lindividu le plus honni de tous les hommes sans distinction. À la distribution des boîtes de conserves une pour cinq hommes le tampon sen appliquait une à lui tout seul. Sa gourde était toujours remplie de rhum ou de cognac. Toute la journée, il ne faisait que mastiquer du chocolat, boulotter des biscuits dofficiers, fumer les cigarettes de son patron, fricoter, pendant des heures entières, de petits plats et des gourmandises et se promener en veste de parade.
Le tampon vivait toujours en dintimes rapports avec lordonnance de la compagnie ; il lapprovisionnait en reliefs de la table de son officier et de la sienne, et ladmettait aux avantages dont il jouissait lui-même. Avec le sergent-major de la comptabilité, ces deux hommes formaient un trio pour lesquels lexistence de lofficier navait pas de secret, ainsi, du reste, que tous les plans dopérations et tous les ordres de bataille.
La section la mieux informée était toujours celle dont le caporal était le plus lié avec le tampon.
Quand celui-ci avait dit par exemple : « À deux heures trente-cinq on foutra le camp », cest à deux heures trente-cinq précises que les soldats autrichiens se détachaient de lennemi.
Le tampon cultivait aussi des relations avec le cuisinier. Il errait toute la sainte journée autour des marmites et commandait son menu comme au restaurant.
Donne-moi une bonne tranche bien entrelardée, disait-il ; hier, tu mas foutu rien que des os. Mets-y aussi un bout de foie dans ma soupe, tu sais bien que je ne bouffe pas de rate.
La spécialité du tampon était de semer la panique. Au bombardement des tranchées, il lâchait son courage dans son pantalon. À ces moments-là, il se terrait avec ses bagages et ceux de son officier dans un refuge préparé à lavance, et se faisait encore un bouclier dune des couvertures. Il souhaitait alors ardemment que son officier fût blessé, ce qui lui permettrait de se retirer à larrière, bien loin à lintérieur.
Pour provoquer la panique, il sentourait toujours de quelque mystère. « Il me semble quils sont en train de replier le téléphone », confiait-il au passage en allant de section à section. Et il nétait jamais si content que quand il pouvait affirmer : « Ça y est, le téléphone est bouclé ! »
Personne ne goûtait autant que lui les joies de la retraite. Alors il en arrivait à oublier que les balles et les shrapnels sifflaient au-dessus de sa tête ; il se frayait énergiquement un chemin, toujours avec ses bagages, jusquau siège de létat-major où stationnait le train. Il aimait beaucoup le train de larmée autrichienne et profitait largement de sa qualité de tampon pour le charger de sa personne et de ses bagages. Le cas échéant, il ne dédaignait pas davoir recours pour ce service aux chariots sanitaires. Quand il était obligé daller à pied, il marchait en homme abattu et recru de fatigue. Dans des circonstances pareilles, il laissait en plan les bagages de son maître, et ne sauvait que son bien à lui.
Sil lui arrivait dêtre fait prisonnier dans la tranchée sans son officier, le tampon ne manquait jamais de sapproprier les effets de son ancien maître et il les traînait partout.
Jai vu un tampon qui marchait, en compagnie des soldats faits prisonniers en Russie, de Dubno à Darnice, en passant par Kijev. En plus de son havresac à lui, il avait celui de son ancien maître, cinq petites valises, deux couvertures et un oreiller, et portait un gros paquet sur la tête. Il se plaignait que les cosaques lui eussent dérobé deux autres valises.
Je noublierai jamais la silhouette de cet homme, vivant fourgon de déménagement, qui avait traversé avec ce fardeau presque toute lUkraine. Je ne saurai jamais comment il a eu la force de faire ainsi des centaines de kilomètres, avant dêtre enfin délesté par la mort à Tachkent. Il y périt de fièvre typhoïde et ses bagages lui servirent au moins de lit de mort.
Aujourdhui, aux endroits les plus reculés de la République Tchécoslovaque, on trouve des anciens tampons toujours prêts à se vanter de leur conduite héroïque dans la grande guerre. Chacun deux a pris dassaut les positions de Sokol, de Dubno, de Nich, de la Piave et, à len croire, chacun deux était un Napoléon.
Alors, jai dit à notre colonel de téléphoner à létat-major quon pouvait y aller...
La plupart du temps, ils étaient de convictions réactionnaires, et détestés des soldats. Il y avait parmi eux des dénonciateurs dont tout le plaisir était de voir les soldats suspendus aux arbres, les poignets croisés au creux des reins de façon à toucher juste le sol du bout du pied.
Enfin, les tampons constituaient une caste à légoïsme sans bornes.
3
Dorigine tchèque, le lieutenant Lucas était le type achevé de lofficier de carrière dans la Monarchie austro-hongroise, à la veille de la débâcle. Lécole des cadets avait fait du lieutenant un être à deux visages, une sorte damphibie. Dans le monde, il parlait allemand, langue dans laquelle il écrivait aussi, mais il lisait de préférence des livres écrits en langue tchèque et, au cours quil était chargé de donner aux candidats du « volontariat dun an », futurs officiers de réserve, qui, du reste, étaient tous Tchèques, il disait souvent à ses élèves sur un ton de confidence : « Nous savons que nous sommes Tchèques, mais il est inutile de le crier sur les toits. Moi aussi, je suis Tchèque, vous savez. »
Il considérait la qualité de Tchèque comme une sorte de société secrète où il serait dangereux dêtre impliqué.
En dehors de ce point, ce nétait pas un méchant homme ; il ne craignait pas ses supérieurs et, aux manuvres, soccupait avec sollicitude de sa compagnie. Il sarrangeait toujours pour la loger confortablement dans des greniers, et souvent payait, de sa poche, à boire aux hommes.
Il était content dentendre chanter les soldats en marche. Il voulait aussi quils chantent en allant à la plaine dexercice et au retour. Marchant à côté de sa compagnie, il chantait avec elle :
Et voilà quà minuit
Lavoine du sac senfuit,
Trala ria boum.
Il était bien vu par les soldats qui laimaient pour son esprit de justice et parce quil ne tyrannisait personne.
Les sous-officiers tremblaient devant lui, il lui suffisait dun mois pour changer en agneau pacifique le plus brutal sergent-major.
Il criait souvent, cest vrai, mais sans jamais injurier grossièrement, car il choisissait toujours ses mots avec soin.
Cest à contre-cur, voyez-vous, disait-il, que je vous punis, mon garçon ; mais quy puis-je faire, la discipline avant tout. Cest delle que dépend le moral et lefficacité de larmée, sans elle, les soldats ne sont que des roseaux pliant à tous les vents. Si vous ne tenez pas votre uniforme en bon état, sil vous manque des boutons ou sils sont mal cousus, cest un signe certain que vous oubliez vos devoirs envers larmée. Vous avez peut-être peine à comprendre que vous méritez daller en prison parce que, hier à la revue, il y avait un bouton manquant à votre veste, une bagatelle, un rien que dans le civil on ne remarquerait même pas. Et pourtant, voyez-vous, une petite négligence pareille de votre part vous expose nécessairement à une punition. Pourquoi ? Ce qui est en jeu, ce nest pas un malheureux bouton, mais bien lobligation pour vous de prendre des habitudes dordre. Aujourdhui, vous ne recousez pas votre bouton, et cest le commencement du désordre. Demain, vous trouverez déjà incommode de démonter votre fusil pour le nettoyer, vous oublierez votre baïonnette chez le bistro, et à la fin, vous vous endormirez étant en faction et de tout cela le germe aura été ce malheureux bouton. Voilà, mon garçon, pourquoi je vous punis, cest dans votre intérêt, pour vous éviter la punition plus grave que vous ne tarderiez pas à récolter en continuant à négliger vos devoirs. Vous me ferez cinq jours et je vous souhaite de profiter de ces loisirs au pain sec et à leau pour réfléchir un brin, pour comprendre que la punition nest nullement une vengeance de notre part, mais un simple moyen déducation, employé dans le seul but de faire du soldat puni un meilleur soldat.
Depuis longtemps, déjà, le lieutenant Lucas aurait dû passer capitaine ; mais sa prudence concernant la nationalité tchèque ne lui servit de rien : son avancement sajournait à cause de la franchise dont il ne se départait jamais dans ses relations avec ses supérieurs, car il avait la flatterie en horreur.
Son caractère avait gardé quelque chose de celui du paysan tchèque du Midi de la Bohême : il était né dans un village de cette contrée pleine de sombres forêts et détangs glauques.
Sil était juste envers les soldats, en général, il détestait les ordonnances, parce quil avait toujours eu le malheur de tomber sur des tampons ignobles.
Il les giflait et essayait de les redresser par des remontrances continuelles et en leur donnant des exemples dune conduite irréprochable ; mais ses efforts restèrent vains. Pendant des années entières, il luttait désespérément avec les ordonnances, en changeant sans cesse, mais chaque fois il finissait par soupirer : « Encore un abruti pire que le dernier ! » En désespoir de cause, il les considérait comme une espèce inférieure du règne animal.
Dailleurs, il aimait les animaux. Il avait un serin de Harz, un chat angora et un griffon décurie. Tous les tampons quil avait eus successivement à son service maltraitaient ces animaux bien plus que le lieutenant Lucas ne les maltraitait eux-mêmes quand ils avaient commis la plus grande saleté.
Ils laissaient tous, comme un seul homme, mourir de faim le serin, lun deux creva un il au chat et linfortuné griffon était rossé jusquau sang par eux tous indistinctement. Lun des prédécesseurs de Chvéïk sétait même avisé de conduire la pauvre bête à la fourrière à Pankrac, pour la faire exécuter, et paya joyeusement de sa poche les dix couronnes, prix de cette opération. Il annonça tout simplement au lieutenant que le chien sétait égaré à la promenade. Mais le cruel tampon fut bien puni, car on lenvoya durgence rejoindre sa compagnie.
Lorsque Chvéïk se présenta chez le lieutenant Lucas pour lui annoncer quil passait à son service, son nouveau maître le fit entrer dans sa chambre et lui dit :
Vous mêtes recommandé par Monsieur laumônier Katz et jespère que vous serez digne de sa recommandation. Jai déjà eu pas mal dordonnances et ils nont pas vieilli à mon service. Je tiens à vous faire remarquer que je suis très exigeant et que jai pour principe de punir avec une extrême sévérité le moindre micmac et le moindre mensonge. Chez moi, il sagit toujours de dire la vérité et dexécuter tous mes ordres sans rouspétance. Quand je vous dirai : « Sautez dans le feu », il faudra obéir, même si ça ne vous amuse pas. Quest-ce que vous regardez comme ça, voyons ?
Pendant lexhortation du lieutenant, Chvéïk navait pu sempêcher de regarder la cage du serin suspendue au mur. Obligé de répondre à la question de lofficier, il prononça de sa voix suave :
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vois là un canari du Harz.
Sans regret de troubler léloquence du lieutenant, Chvéïk gardait scrupuleusement la position militaire et le fixait sans broncher.
Lucas allait linterpeller brutalement, quand il saperçut de lexpression dinnocence dont rayonnait le visage de Chvéïk :
Dans sa recommandation, Monsieur laumônier ma dit que vous étiez un imbécile épique et je crois quil ne sest pas trompé.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que Monsieur laumônier ne sest pas trompé du tout. Quand je servais dans mon régiment, jai été réformé pour idiotie et pour idiotie notoire encore ! Nous étions deux : moi et puis un capitaine qui sappelait von Kaunitz. Celui-là, sauf votre respect, mon lieutenant, quand il se promenait dans la rue, il avait toujours un doigt de la main gauche fourré dans le trou de nez gauche et le pouce de la main droite dans le droit, et quand il allait avec nous au champ de manuvre, il nous faisait toujours mettre en rang comme pour un défilé et disait :
Soldats, eh, noubliez pas, eh, quon est mercredi aujourdhui, eh, parce que demain, eh, on sera jeudi, eh.
Le lieutenant Lucas haussa les épaules comme un homme qui ne sait que penser ou qui ne veut pas comprendre.
Il se contenta donc de marcher entre la porte et la fenêtre, passant et repassant devant Chvéïk qui, selon le règlement, le suivait des yeux pour être prêt à lire dans les siens. Le regard de Chvéïk exprimait tant de candeur que le lieutenant Lucas reprit, sans faire semblant davoir entendu lhistoire du capitaine idiot :
Oui, chez moi il faut de lordre, de la propreté, et surtout jamais de mensonge. Le mensonge est quelque chose que je déteste et que je punis sans merci. Est-ce que vous me comprenez ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vous comprends très bien. Rien de plus mauvais que quand on ment. Dès quon commence à sembrouiller, on est fichu. Dans un village près de Pelhrimov, il y avait un instituteur qui sappelait Vanek, et il courtisait la fille du garde forestier Spera. Cet homme-là a fait savoir à linstituteur que sil lattrapait jamais dans le bois derrière les jupes de sa fille, il lui expédierait dans le derrière du crin coupé, mélangé avec du sel. Linstituteur lui a fait répondre quil nallait jamais au bois avec la fille : mais une fois quil attendait la gosse, le garde lui est arrivé le nez dessus et allait déjà le soumettre à la petite opération promise : alors linstituteur a juré quil était seulement venu pour cueillir une fleur qui manquait dans son herbier, et le garde a bien voulu le croire. Un second coup, linstituteur a prétendu quil cherchait dans le bois un insecte très rare ; et le pauvre type bafouillait tellement quil a fini par raconter quil était venu poser des collets à lièvres. Le garde lui a fait jurer que cétait la vérité et la conduit ensuite à la gendarmerie ; de là, linstituteur a passé au tribunal, et il a bien failli aller en prison. Et pourtant, cétait bien simple : sil avait dit la vérité, il naurait eu quun peu de crin coupé, mélangé avec du sel. Moi, je suis davis, que dans tous les cas on a raison davouer ; mieux vaut toujours être franc ; et quand il marrive de faire quelque chose qui ne convient pas, jaime mieux me présenter et dire : « Je vous déclare avec obéissance que jai fait ceci et cela ». Quant à lhonnêteté, cest aussi une très belle chose, avec elle, on est toujours sûr daller loin. Prenons par exemple les courses à pied. Celui qui triche, est tout de suite disqualifié. Cest ce qui est arrivé justement à mon cousin. Un homme honnête est estimé de tout le monde, on le respecte partout, il passe son temps à être content de lui-même et il se sent renaître tous les jours quand il se met au lit et quil peut se dire : « Encore une journée où jai été honnête. »
Pour écouter Chvéïk, son nouveau maître sétait assis et, le discours se prolongeant, il regardait les chaussures de son tampon.
Mon Dieu, pensait-il, tout ce quil dit, cest des boniments idiots, mais moi-même, est-ce que je ne dis pas souvent des bêtises du même genre ? Il ny a que la façon de les dire qui varie.
Pour se donner une contenance et préserver son autorité, il dit, quand Chvéïk eut fini :
Chez moi, il faut avoir les chaussures toujours bien cirées, luniforme en bon état, tous les boutons bien cousus, et il faut toujours avoir lair dun soldat et pas dun voyou de civil. Cest curieux quon narrive jamais à avoir une ordonnance qui ait un peu de tenue militaire. Je nen ai eu quun seul qui avait une tournure martiale, mais celui-là ma volé mon uniforme de parade et la vendu dans le quartier juif.
Il se tut un instant. Puis, il se mit de nouveau à expliquer à Chvéïk toutes les tâches qui lui incomberaient, en insistant toujours sur la nécessité dêtre un fidèle serviteur et de ne raconter à personne ce qui se passait.
Je reçois souvent des dames, dit-il, et quelquefois elles passent la nuit ici, quand je ne suis pas de service le lendemain. Dans ce cas, vous nous apporterez notre café au lit, mais seulement quand jaurai sonné, vous comprenez ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je comprends très bien, parce que, si jentrais tout à coup, sans prévenir, ça pourrait être des fois très désagréable pour la dame. Une fois jai ramené chez moi une jeune fille et le lendemain, la logeuse nous a apporté notre café juste au moment où on nétait pas très sages. La brave femme a eu peur, elle ma échaudé le dos avec son café et elle a eu encore le toupet de me dire : « Bonjour, Msieur le patron ! » Cest pour vous dire mon lieutenant, que je sais parfaitement comment on doit se tenir, quand il y a une dame en visite.
Cest bien, Chvéïk, pour les dames, il faut toujours être excessivement poli, fit le lieutenant dont lhumeur maussade se dissipait, la conversation roulant sur un sujet qui occupait les loisirs que lui laissaient la caserne, le champ de manuvres et les cartes.
Léternel féminin était lâme de son logis. Ce sont ses amies qui lui avaient créé un foyer paisible. Elles sy étaient mises à plusieurs douzaines, et certaines dentre elles sétaient complu, durant le temps de leur séjour, à enrichir labri de leurs amours éphémères de mille objets utiles et agréables.
La tenancière dun café, qui avait passé chez Lucas quinze jours au bout desquels son mari était venu la chercher, lui avait brodé un tapis de table ; elle avait aussi orné de gracieux monogrammes le linge de son hôte et elle était sur le point de commencer une tenture murale, quand son époux était venu mettre fin à lidylle et à son activité.
Une demoiselle, que ses parents navaient repérée quaprès trois semaines, voulait changer en véritable boudoir la chambre à coucher du lieutenant, en disposant partout des vases et des bibelots et en installant un Ange gardien à la tête du lit.
Dans tous les coins de la chambre à coucher et de la salle à manger, on pouvait remarquer la trace dune main féminine, dont la cuisine se ressentait aussi. On y voyait toute une batterie resplendissante, de la vaisselle plate, de largenterie, don dune généreuse épouse de fabricant, qui avait prodigué au lieutenant ses faveurs ainsi que des machines à couper les légumes, des appareils à fabriquer du pâté de foie gras, des casseroles, des grils, des poêles, un moulin à café et bien dautres choses encore.
La femme du fabricant est partie au bout dune semaine, parce quelle ne pouvait pas accepter cette idée que le lieutenant avait en dehors delle une vingtaine damies, multiplicité qui ne laissait pas daffaiblir lardeur avec laquelle ce costaud lui témoignait ses sentiments.
Le lieutenant Lucas entretenait aussi des relations épistolaires très suivies avec des amies absentes dont les photographies ornaient son album. Depuis quelque temps il tendait au fétichisme et collectionnait des reliques. Sa collection se composait de quelques jarretières, de quatre pantalons de dames, richement brodés, de trois chemises entièrement à jour, du plus fin creton de soie, de mouchoirs de batiste, dun corsage et de plusieurs bas dépareillés.
Je suis de service aujourdhui, dit Lucas, et je ne rentrerai que très tard. Gardez bien lappartement et tâchez de mettre tout en ordre. Lordonnance dont je me suis débarrassé à cause de sa fainéantise, part aujourdhui pour le front, attention à vous, hein !
Il donna encore des ordres sur lentretien du serin et du chat et sortit, non sans ajouter, en tenant la porte, quelques conseils sur lhonnêteté et sur la correction.
Chvéïk fit de son mieux pour remettre lappartement en bon état. Lorsque son maître rentra après minuit, la nouvelle ordonnance résuma ainsi son travail du jour.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que tout est en bon ordre, sauf pour le chat qui a fait un sale coup et a boulotté votre canari.
Comment ça ? tonna Lucas.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vais vous lexpliquer en trois mots. Je savais que les chats naiment pas les canaris et quils leur font des misères. Alors, jai voulu les mettre ensemble pour quils fassent connaissance tous les deux et je métais dit que dans le cas où le chat ne se conduirait pas gentiment, je lui passerais quelque chose pour lui apprendre à vivre, parce que moi, jaime beaucoup les animaux. Dans notre maison, il y avait une fois un chapelier qui pour dresser son chat, a perdu trois canaris, mais le résultat a été si bon que le chat laissait même un canari se poser sur son dos. Alors, jai voulu faire comme le chapelier, jai sorti le canari de sa cage et je lai fait flairer au chat. Oui, mais cette rosse de chat, bien avant que je naie pu len empêcher, a donné un coup de dents au canari et le pauvre oiseau est resté sans tête. Moi, je ne croyais pas votre chat capable dune brutalité pareille. Si çavait été un moineau, passe encore, mais un canari du Harz ! Si vous laviez vu, ce chat, comme il bouffait de bon cur les plumes et tout, et comme il ronronnait de plaisir ! On dit que les chats nont pas de culture musicale et que par conséquent ils naiment pas le chant du canari, parce quils ny comprennent rien. Je lai engueulé comme du poisson pourri, mais je vous jure, mon lieutenant, que je ne lui ai rien fait de mal ; je vous ai attendu pour que vous décidiez quelle punition il méritait, ce gredin de chat.
Chvéïk en disant cela avait un regard si franc que le lieutenant, qui sétait élancé dabord vers son ordonnance avec lintention de le battre, recula, prit une chaise et demanda :
Écoutez, vous, est-ce que vous êtes réellement un agneau du bon Dieu comme ça ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis vraiment ce que vous venez de dire. Cest bien ma déveine, elle me poursuit depuis mon enfance. Je pense toujours à arranger les choses pour le mieux, je ne veux que le bien de tout le monde et, à la fin des fins, je ne fais que mon malheur et celui de tout le monde autour de moi. Jai voulu sérieusement que le chat fasse connaissance avec le canari et cest pas ma faute si cette bête la dévoré et si la connaissance na pas eu le temps de se faire. Il y a quelques années, dans la Maison Stupart, un chat sest envoyé même un perroquet, parce que loiseau se moquait de lui en imitant son miaulement. Mais les chats ont la vie dure. Si vous mordonnez, mon lieutenant, de le tuer, il faudra que je lécrase contre la porte, autrement, il ny aura pas moyen den venir à bout.
Sans quitter son air le plus innocent et son sourire de bonté désarmante, il initia le lieutenant à lart de tuer les chats. Ce discours aurait certainement rendu fous de rage tous les membres de la « Société protectrice des animaux ».
Il se montra si compétent sur ce chapitre que le lieutenant Lucas, oubliant sa colère, lui demanda :
Vous avez lair de vous y connaître, en animaux. Est-ce que vous les comprenez et est-ce que vous les aimez ?
Jaime surtout les chiens, déclara Chvéïk, parce que cest un commerce qui rapporte beaucoup à celui qui sait se débrouiller. Moi, au commencement, ça ne marchait pas, parce que jétais trop honnête, et encore il y avait des particuliers qui me reprochaient de leur avoir vendu une bête à moitié crevée à la place dun chien de sang. Et tout le monde me demandait des pedigrees ; jai dû en faire imprimer, et donner des pauvres toutous de faubourg, qui étaient nés dans une tuilerie, pour des chiens sortant du chenil de léleveur bavarois Armin von Barnheim. Il fallait ça pour contenter les clients : ils sétonnaient parce quun chien si précieux, venant de si loin, dAllemagne, était poilu et navait pas les pattes torses. Des trucs comme ça, on en pratique dans tous les grands chenils, et les chiens qui peuvent se vanter dêtre de race, ils sont plutôt rares. Il y en a dont la mère ou la grand-mère sest oubliée avec un monstre quelconque, il y en a aussi qui ont eu plusieurs pères et ont hérité quelque chose de chacun ; ils ont les oreilles de lun, la queue dun autre, le poil sur le museau dun troisième, le chanfrein dun quatrième, linfluence du cinquième les fait boiter, ils ont la taille du sixième ; et comme il y en a qui ont une douzaine dauteurs, vous pouvez vous imaginer, mon lieutenant, quel type de cabot ça donne. Une fois, jai acheté par pitié un chien comme ça, Balaban, qui avait honte même de sortir et se tenait tout le temps dans son petit coin. Jai dû le vendre à un client en Moravie et le faire passer pour un griffon décurie. Ce qui ma coûté le plus de travail, cétait de le teindre en poivre et sel.
Le lieutenant prêtant une oreille attentive à ses explications cynologiques, Chvéïk put continuer :
Les chiens ne peuvent pas se teindre eux-mêmes leurs poils comme les dames leurs cheveux, cest à celui qui les vend de sen charger. Si un chien est si vieux quil est tout gris, et que vous vouliez le vendre comme un chiot dun an, ou encore le faire passer, lui qui est grand-père, pour un chiot de 9 mois, vous navez quà acheter de largent fulminant ; vous le faites fondre et avec ça, vous badigeonnez la bête, en noir, quelle paraît toute neuve. Pour lui donner de la force, vous lui faites manger de larsenic et vous lui nettoyez les dents à lémeri, celui dont on se sert pour nettoyer les couteaux rouillés. Avant daller le vendre, vous lui fourrez dans la gueule un peu deau-de-vie pour le saouler, ça le rendra tout de suite vif et folâtre ; il aboie vigoureusement et fait des amitiés aux gens dans la rue, comme un conseiller municipal en goguette. Mais ce quil faut surtout, cest raconter des boniments à lacheteur pour lui bourrer complètement le crâne. Si quelquun veut acheter un ratier et si vous navez sous la main quun chien de chasse, il faut savoir retourner lacheteur de façon quil prenne le chien de chasse à la place du ratier. Maintenant, si un bonhomme vient pour acheter un dogue dUlm et si vous navez quun ratier, il faut tellement lui en raconter quil emporte, tout guilleret, le ratier nain dans sa poche à la place du molosse. Quand je tenais mon commerce de chiens, une vieille dame est venue un jour me voir ; elle ma dit que son perroquet sétait envolé dans un jardin où il y avait des mauvais garnements qui jouaient aux Indiens, que ces gosses avaient arraché la queue du perroquet et quils sen étaient coiffés comme des agents de police autrichiens. Ce pauvre perroquet, quelle ma dit, a fini par crever, dabord de honte dêtre sans queue et ensuite dun médicament que lui avait donné un vétérinaire. Elle voulait acheter un nouveau perroquet bien élevé, qui ne serait pas insolent et qui ne jurerait pas tout le temps. Que devais-je faire ? Je navais pas ce perroquet et je ne savais pas où en trouver, mais javais un vieux bouledogue aveugle et plein de vice. Et alors, mon lieutenant, jai dû jaboter pendant trois heures pour lui coller le bouledogue à la place du perroquet. Cétait plus difficile que résoudre une question diplomatique ; quand elle a ouvert la porte pour sen aller, je lui ai dit : « Eh bien ! maintenant, vous verrez si les gosses sauront arracher la queue à celui-là ! » Depuis, jai jamais revu la vieille, mais jai appris quelle avait dû quitter Prague, parce que son bull avait mordu tous les gens de la maison quelle habitait. Croyez-moi, mon lieutenant, il est très difficile de se procurer une bête convenable.
Jaime beaucoup les chiens, répondit Lucas, mes camarades qui avaient pris leurs chiens avec eux au front, mont écrit que la guerre en compagnie dun brave chien, était bien plus supportable, parce quon avait de quoi tuer le temps. À ce que je vois, vous connaissez toutes les espèces de chiens, et je crois que si jen avais un, vous le soigneriez bien. Quelle espèce, daprès vous, est préférable ? Je voudrais un chien qui puisse me tenir compagnie. Jai eu déjà un griffon décurie, mais je ne sais pas...
Je suis davis, mon lieutenant, que le griffon décurie est une espèce très recommandable. Il ne plaît pas à tout le monde, cest vrai, parce quil a les poils hérissés et la moustache très dure de sorte quon dirait un forçat échappé de la prison. Il est si moche quil en devient beau, et très intelligent avec ça. Ne me parlez pas à côté de ça, dune andouille de saint-bernard. Et le griffon est plus intelligent que le fox-terrier. Jen ai connu un...
Le lieutenant Lucas regarda sa montre et interrompit la faconde de Chvéïk.
Il est tard, il faut que jaille me coucher. Je suis encore de service demain, ainsi vous aurez toute une journée pour vous enquérir dun griffon décurie.
Chvéïk se coucha sur le canapé de la cuisine et se mit à feuilleter les journaux que le lieutenant avait apportés de la caserne.
Tiens, se dit-il en parcourant les nouvelles aux en-têtes à gros caractères, le Sultan vient de décerner la Médaille de guerre à lempereur Guillaume, et moi, je nai encore rien du tout, pas même la petite médaille dargent.
Tout à coup il sauta à bas du canapé.
Je ny pensais plus, bon Dieu...
Il entra brusquement dans la chambre à coucher, réveilla le lieutenant qui dormait déjà profondément, et lui dit :
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je nai reçu aucun ordre quant au chat.
Lucas, à moitié endormi, se tourna sur lautre flanc en murmurant :
Trois jours de chambrée.
Et il se rendormit.
Chvéïk retourna sans bruit à la cuisine, tira le malheureux chat de dessous le canapé et lui signifia :
Tu as trois jours de chambrée. Abtreten !
Insoucieux, le chat angora réintégra sa « chambrée » sous le canapé.
4
Chvéïk sapprêtait pour aller dénicher un griffon décurie, lorsque la sonnette ayant retenti avec frénésie dans lappartement silencieux, il ouvrit la porte et se trouva face à face avec une dame qui voulait parler durgence au lieutenant Lucas. À ses pieds se trouvaient deux grosses malles déposées par un commissionnaire. Chvéïk entrevit encore sa casquette rouge disparaissant dans lescalier.
Il nest pas chez lui, fit sèchement Chvéïk.
Mais la jeune femme, sans se laisser décourager par cet accueil peu aimable, se faufila dans lantichambre et ordonna catégoriquement à Chvéïk :
Portez les malles dans la chambre à coucher.
Sans ordre formel de mon lieutenant, cest impossible, il ma ordonné une fois pour toutes que je ne devais rien faire autrement.
Vous êtes fou, sécria la jeune femme, je viens en visite, moi.
Mais moi, je lignore complètement, répondit Chvéïk ; mon lieutenant est de service aujourdhui et il ne rentrera que tard dans la nuit. Le seul ordre que jai reçu, cest de chercher un griffon décurie. Cest tout. Il na pas parlé de malles ni dune dame. Je vais maintenant fermer à clef notre appartement et vous seriez bien aimable de vous en aller. Le lieutenant ne ma pas annoncé votre visite et je ne peux pas confier lappartement à une personne étrangère que je nai jamais vue. Une fois, le confiseur Belcicky, dans notre rue, avait laissé un homme tout seul dans larrière-boutique ; le type a cambriolé une armoire et sest sauvé par la fenêtre.
Comme la visiteuse se mettait à pleurer, Chvéïk changea de ton :
Je ne pense pas de mal de vous, ma petite dame, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez me donner raison vous-même, puisque vous voyez que le lieutenant ma confié lappartement à moi, qui suis responsable de tout. Je vous demande donc encore une fois et très poliment, de bien vouloir vous retirer. Tant que je naurai pas lordre formel du lieutenant, je ne vous connais pas. Ça me fait de la peine de vous parler comme ça, mais chez nous autres militaires, il faut de lordre avant tout.
Un peu rassérénée, la jeune femme tira une carte de visite, y traça quelques lignes et la mettant dans une coquette enveloppe, dit avec embarras :
Portez ça à votre lieutenant, jattendrai la réponse ici. Voici cinq couronnes comme pourboire.
Il ny a rien à faire, répondit Chvéïk froissé par lobstination de la visiteuse inattendue ; gardez vos cinq couronnes, les voilà, je les mets sur la chaise. Si vous voulez, venez avec moi à la caserne et attendez-moi là, que je remette votre lettre au lieutenant. Alors vous aurez la réponse, mais ne vous entêtez pas à rester ici, vous attendriez quinze ans. Cest pas la peine.
Sur ce, il poussa les deux malles du corridor dans lantichambre et, faisant grincer la serrure, il cria, tel le gardien dun vieux château ou dun musée :
On ferme !
Désespérée, la jeune femme sortit de lappartement, Chvéïk ferma la porte à double tour et descendit lescalier. Linconnue le suivait comme un petit chien et ne put le rejoindre quau moment où Chvéïk sortait du bureau de tabac.
Elle marchait maintenant à côté de lui et sefforçait de lier conversation avec lui.
Vous remettrez bien ma carte sans faute ?
Puisque je vous lai dit.
Et vous êtes sûr de trouver le lieutenant ?
Je nen sais rien.
Ces paroles furent suivies dun long silence. Cétait encore linfortunée visiteuse qui essayait de faire parler lordonnance trop scrupuleuse :
Ainsi vous croyez que vous ne trouverez pas le lieutenant.
Je ne dis pas ça.
Et où pensez-vous le trouver ?
Ça, je nen sais rien.
De nouveau, le silence régna. Enfin, la jeune femme hasarda encore une question :
Vous navez pas perdu ma lettre ?
Pas pour le moment.
Vous allez la remettre au lieutenant ?
Oui.
Et vous êtes sûr de le trouver ?
Puisque je vous ai dit que je nen savais rien. Cest étonnant comme il y a des gens curieux, ils vous demandent cinquante fois la même chose. Cest comme si je mamusais à arrêter un passant après lautre dans la rue pour lui demander quel jour du mois on est.
Toutes les ressources de la conversation étant ainsi épuisées, ils marchèrent sans soccuper lun de lautre, jusquà la caserne. Devant la porte, Chvéïk invita la jeune femme à lattendre et entama une discussion sur la guerre avec un des factionnaires. La dame épiait Chvéïk de lautre côté du trottoir et manifestait son impatience par des mouvements nerveux, cependant que Chvéïk narrêtait pas de discourir et arborait une expression aussi stupide que celle de larchiduc Charles sur une photographie récemment parue dans la « Chronique de la grande guerre » : Le successeur du trône autrichien causant avec deux aviateurs qui viennent dabattre un avion russe.
Chvéïk sassit sur le banc et continua à renseigner les soldats sur la situation stratégique. Dans les Carpathes, les attaques de larmée autrichienne avaient, paraît-il, remporté un échec complet ; mais dautre part le général Kouzmanek, commandant de Przemysl, se serait avancé jusquà Kyjev. En Serbie, nous aurions prudemment laissé onze solides points dappui et les Serbes seraient bientôt exténués de courir après nos soldats.
Ensuite, Chvéïk passa à une critique serrée les derniers combats et fit une découverte : il constata quun détachement de soldats cerné de partout par lennemi devait forcément capituler.
Enfin, jugeant quil avait assez parlé, il quitta son banc pour dire à la jeune femme de patienter encore un peu. Sur ce, il monta au bureau où il trouva le lieutenant Lucas en train de corriger le projet dune tranchée, fait par un sous-lieutenant, en lui signifiant quil ne savait même pas dessiner et ne comprenait rien à la géométrie.
Cest comme ça quil faut vous y prendre, voyez-vous, disait-il. Sil sagit délever une verticale sur une horizontale, il faut la dessiner de sorte quelle forme angle droit avec lhorizontale. Comprenez-vous ? Cest seulement comme ça que vous arriverez à avoir à peu près juste la ligne de votre tranchée-là, et à rester à six mètres de lennemi. Mais telle que vous laviez dessinée, vous auriez enfoncé notre position dans celle de lennemi et votre tranchée monterait verticalement au-dessus de la tranchée ennemie, tandis que ce quil vous faut, cest un angle obtus. Cest pourtant bien simple, nest-ce pas ?
Le sous-lieutenant de réserve, employé de banque dans le civil, contemplait avec désespoir le plan auquel il ne comprenait absolument rien, et soupira de soulagement lorsque Chvéïk entra et se mit en position militaire devant le lieutenant.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, quil y a en bas une dame qui vous envoie cette lettre et attend la réponse, dit Chvéïk. Et il cligna familièrement de lil.
Le contenu de la lettre ne sembla point ravir le lieutenant. Il lut :
Lieber Heinrich ! Mein Mann verfolgt mich. Ich muss unbedingt bei Dir ein paar Tage gastieren. Dein Bursch ist ein grosses Mistvieh. Ich bin ungluecklich. Deine Katy.
Le lieutenant Lucas souffla bruyamment, fit entrer Chvéïk dans une pièce vide à côté du bureau, ferma la porte et se mit à faire les cent pas. Enfin, il sarrêta devant Chvéïk et dit :
Cette dame mécrit que vous êtes une sale bête. Quest-ce que vous avez pu lui faire, dites ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne lui ai pas fait de mal ; au contraire. Jai été tout à fait comme il faut. Cest plutôt elle..., elle a voulu emménager chez nous. Comme vous ne maviez donné aucun ordre, je lai empêchée dentrer dans notre appartement. Figurez-vous, mon lieutenant, quelle sest amenée avec deux grosses malles, comme pour une installation.
Le lieutenant souffla encore avec agacement, et Chvéïk imita son maître.
Quoi ? sécria tout à coup le lieutenant percevant seulement alors la remarque au sujet des deux malles.
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que ce sera une dure affaire. Il y a deux ans, dans la rue Vojtesskà, une jeune fille sest installée chez un tapissier de ma connaissance ; il narrivait pas à lavoir dehors et a dû, pour la faire sortir, sasphyxier tous les deux au gaz. Avec les femmes on a du chiendent. Ce que je les connais !
Une dure affaire, répéta le lieutenant ; et il ne croyait pas si bien dire. La situation du cher Henri nétait pas vraiment réjouissante. Une dame, poursuivie par son mari, voulait absolument habiter chez lui au moment même où il se préparait à recevoir Mme Micka de Trebon, qui le comblait régulièrement de ses faveurs deux jours par trimestre, quand elle venait à Prague pour faire ses achats. Le surlendemain il attendait aussi une nouvelle amie. Cette vierge forte, après avoir réfléchi pendant huit jours, car elle devait un mois plus tard se marier avec un ingénieur, avait enfin promis au lieutenant de couronner sa flamme.
Le lieutenant restait assis tête basse, plongé dans un silence méditatif ; mais ne savisant de rien, il finit par sasseoir à la table et écrire sur une feuille de papier ministre :
« Chère Katy, je suis de service jusquà neuf heures du soir, je reviendrai à dix. Je te prie de considérer mon appartement comme le tien. Quant à Chvéïk, mon ordonnance, je lui ai donné lordre de tobéir en tout.
Ton Henri. »
Vous donnerez, dit le lieutenant, cette lettre à la dame. Je vous commande de vous comporter envers elle avec tact et respect, et de satisfaire tous ses désirs qui doivent être des ordres pour vous. Je veux que vous vous conduisiez avec galanterie et que vous la serviez exactement. Voici cent couronnes dont vous me ferez le compte. Elle vous enverra probablement chercher quelque chose ; en tout cas il faut la faire déjeuner, dîner et ainsi de suite. Achetez aussi trois bouteilles de vin et une boîte de cigarettes Memphis. Cest tout pour le moment. Vous pouvez aller, mais je vous recommande encore une fois de faire tout ce quelle voudra, sans même quelle ait besoin de vous le demander.
La jeune femme qui avait déjà perdu tout espoir de revoir Chvéïk, eut la surprise de le voir sortir de la caserne et se diriger vers elle, une lettre à la main.
Chvéïk salua, lui tendit la lettre et déclara :
Selon lordre de mon lieutenant, madame, je dois me comporter envers vous avec tact et respect, satisfaire tous vos désirs et faire tout ce que vous voudrez, sans même que vous ayez besoin de me le demander. Je dois vous donner à manger et ainsi de suite. Le lieutenant ma remis cent couronnes pour cela, mais sur ces cent couronnes, il faut que jachète trois bouteilles de vin et une boîte de Memphis.
Après avoir parcouru la lettre, la jeune femme qui avait retrouvé sa décision, ordonna à Chvéïk de héler un fiacre et de retourner avec elle à la maison. Chvéïk dut se mettre à côté du cocher.
Arrivée, elle entra tout à fait dans le rôle de la maîtresse de maison. Elle commença par faire porter ses malles dans la chambre à coucher. Chvéïk dut battre les tapis et enlever la poussière ; une petite toile daraignée excita la fureur de la ménagère.
Toute cette activité trahissait bien son intention de « se retrancher » pour longtemps dans la position stratégique que lui offrait la chambre à coucher du lieutenant.
Chvéïk suait sang et eau. Quand il eut fini de battre les tapis, elle lui enjoignit denlever les rideaux pour les épousseter et ensuite de laver les fenêtres de la chambre à coucher. Quand cela fut fait, elle lui commanda de changer les meubles de place, ce qui lui permit de donner libre cours à ses nerfs. Chvéïk poussait les meubles dun endroit à lautre, sans quelle fût jamais contente. Elle inventait à chaque instant un arrangement nouveau.
Bientôt lappartement fut sens dessus dessous, et la visiteuse sentit faiblir son énergie organisatrice.
Elle prit alors de la literie fraîche dans la commode et garnit amoureusement les oreillers et lédredon. Elle apportait à cette occupation mille tendres soins et, en se penchant sur le lit, ses narines palpitaient de convoitise.
Ensuite, elle envoya Chvéïk chercher le déjeuner et le vin. Pendant son absence, elle passa un peignoir de soie transparente qui la rendait irrésistiblement séduisante.
Au déjeuner elle but toute une bouteille de vin et fuma quantité de cigarettes. Le repas fini, elle sallongea sur le lit, tandis que Chvéïk savourait avec délice un quignon de pain de régiment, trempé dans un verre de liqueur sucrée.
Tout à coup il entendit quelle lappelait.
Chvéïk ! Chvéïk !
Chvéïk ouvrit la porte de la chambre à coucher et aperçut la jeune femme étendue sur le lit dans une attitude languissante.
Entrez !
Chvéïk sapprocha du lit. Son occupante mesurait du regard, avec un singulier sourire, les épaules trapues et les fortes cuisses de lordonnance.
Rejetant laérien tissu qui voilait et protégeait ses charmes, elle commanda dun ton sévère :
Ôtez vos souliers et votre pantalon ! Venez...
Cest ainsi que le brave soldat Chvéïk put annoncer au lieutenant, à son retour de la caserne :
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que selon votre ordre, jai servi exactement madame et que jai satisfait tous ses désirs.
Je vous remercie, Chvéïk. Est-ce quelle a eu beaucoup de désirs ?
Six, environ, mon lieutenant, répondit Chvéïk. Madame dort à poings fermés, le trajet laura fatiguée. Rassurez-vous, mon lieutenant, jai fait tout ce quelle a voulu, sans même quelle ait eu besoin de me le demander.
5
Tandis que des masses dhommes armés, enfoncés dans les forêts qui bordent le Dunajetz et le Raab, demeuraient sous une grêle dobus et que les pièces de gros calibre déchiraient des compagnies entières quengloutissait aussitôt le sol des Carpathes et quà tous les coins de lhorizon flambaient villes et villages, le lieutenant Lucas et son fidèle Chvéïk jouaient dassez mauvais gré leur rôle dans lidylle imposée par la dame qui avait fui son mari pour tenir le ménage du lieutenant.
La dame sortant tous les jours pour ses petites emplettes, le lieutenant en profitait pour délibérer avec Chvéïk des mesures à prendre.
Ce qui me semble préférable à tout, mon lieutenant, serait dannoncer quelle est ici à son mari quelle a quitté et qui la cherche, paraît-il, daprès la lettre que je vous ai apportée. Il faudrait lui envoyer une dépêche disant quelle est chez vous et quil na quà venir la chercher. On ma parlé dun cas du même genre qui sest produit lan dernier dans une villa près de Vsenory. Cette fois-là cest la femme qui avait alerté son mari qui sest empressé daccourir et de les gifler tous les deux. Cétaient deux civils, mais, dans les mêmes conditions, on nosera rien faire à un officier. Du reste, vous nêtes absolument responsable de rien, puisque vous navez invité personne et que cette dame est partie de son propre mouvement. Vous verrez quun télégramme comme ça aura un effet merveilleux. Et sil y a des voies de fait...
Cest un homme très instruit, observa le lieutenant Lucas ; je le connais bien, cest un négociant de houblon en gros, évidemment il faut que je lui parle... Envoyons le télégramme.
Celui-ci était rédigé en ces termes : « Ladresse actuelle de votre épouse est... », et il indiquait le logis du lieutenant.
Cest ainsi que Mme Katy eut un beau jour la désagréable surprise de voir entrer en coup de vent le marchand de houblon. Pendant que Mme Katy, conservant toute sa présence desprit, faisait les présentations : « Mon mari le lieutenant Lucas », le visage du nouveau venu exprimait la bonne humeur et un empressement respectueux.
Le lieutenant ne voulut pas être en reste de politesse en disant :
Veuillez vous asseoir, Monsieur Wendler.
Et tirant de sa poche un étui à cigarettes, il lui en offrit une.
Le distingué négociant en houblon prit correctement une cigarette et, bientôt entouré dun nuage de fumée, dit posément :
Comptez-vous aller au front sous peu, mon lieutenant ?
Jai demandé à être transféré au quatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice et je le rejoindrai dès que jaurai fini mon cours à lÉcole des volontaires dun an. Nous avons un grand besoin dofficiers de réserve et nous constatons avec peine que peu de jeunes gens aujourdhui se prévalent de leur droit au volontariat dun an. Appelés sous les drapeaux, ils préfèrent faire leur service comme simples fantassins quacquérir lhonneur dêtre officiers.
Le commerce du houblon a énormément souffert du fait de la guerre, mais je crois quelle ne durera plus longtemps, dit le marchand en considérant tour à tour sa femme et le lieutenant.
La situation de nos armées est très bonne, répondit le lieutenant Lucas ; personne ne doute aujourdhui que la guerre ne doive finir par la victoire des Puissances centrales. La France, la Grande-Bretagne et la Russie ne pourront tenir contre le bloc de granit austro-turco-allemand. Il est vrai que nous avons essuyé quelques insuccès locaux. Mais aussitôt que nous aurons brisé le front russe entre les Carpathes et le Dunajetz moyen, la fin des hostilités sera assurée à bref délai. Les Français sont sur le point de perdre tout leur Est et les armées allemandes entreront bientôt dans Paris. Il ny a aucun doute. En dehors de ça, nos opérations en Serbie continuent à se développer à notre grande satisfaction : on sexplique généralement mal le repliement de nos régiments, qui nest en somme quun changement de position, fruit dune habile stratégie. Du reste, nous en verrons bientôt la preuve. Veuillez suivre sur cette carte...
Le lieutenant Lucas prit doucement le marchand de houblon par le bras et le conduisit devant une grande carte du front russe, qui pendait au mur.
Les Beskydes de lest nous donnent une excellente ligne dappui, de même que les divers secteurs des Carpathes, comme vous voyez. Il nous suffit de frapper un grand coup contre le front russe en cet endroit et nous ne nous arrêterons quà Moscou. La fin de la guerre est plus proche que nous ne le pensons.
Et la Turquie ? fit le marchand qui se demandait comment amener la conversation sur lobjet de sa visite.
Les Turcs tiennent ferme, répondit le lieutenant, en invitant son hôte à se rasseoir ; Hali bey, le président de la Chambre des députés, est arrivé à Vienne avec Ali bey. Le maréchal Liman von Sanders est nommé commandant en chef de larmée turque des Dardanelles. Von der Goltz pacha a quitté Constantinople et se trouve à Berlin. Enver pacha, le contre-amiral Usedom pacha et le général Djevad pacha ont été décorés par notre empereur. Ce grand nombre de décorations en si peu de temps est un très bon signe.
Ils restaient assis en silence. Enfin, le lieutenant jugea bon de reprendre la parole :
Quand êtes-vous arrivé à Prague, monsieur Wendler ?
Ce matin.
Je suis content que vous mayez trouvé chez moi, parce que, laprès-midi, jai mon cours à la caserne, et toutes les nuits je suis de service. Ainsi, mon appartement est pour ainsi dire inhabité, ce qui ma permis doffrir lhospitalité à Madame Wendler. Ici personne ne la dérange, elle sort et elle rentre à son gré. Entre vieux camarades que nous sommes...
Le marchand de houblon toussa.
Katy est évidemment une femme bizarre, monsieur, dit-il, et je vous remercie mille fois de tout ce que vous avez fait pour elle. Tout à coup lenvie la prend de venir à Prague, elle saute dans le premier train, en disant simplement aux domestiques quelle va soigner ses nerfs. Jétais en voyage, je suis rentré, la maison était vide et Katy envolée.
Et sefforçant de prendre une expression de franchise, il menaça du doigt sa femme et lui demanda avec un sourire un peu forcé :
Tu tétais dit sans doute : puisque mon mari voyage, jai bien le droit den faire autant. Bien sûr, tu navais pas pensé...
Craignant que la conversation ne prît une tournure désagréable, le lieutenant mena encore une fois son rival devant la carte géographique et lui signala certains endroits marqués au crayon de couleur :
Tout à lheure, jai oublié de vous faire observer un curieux détail. Vous voyez cette grande ligne, recourbée en arc vers le sud-est, qui forme ici une sorte de tête de pont, constituée par ce groupe de montagnes. Toute loffensive des Alliés porte sur ce point stratégique dune extrême importance. Notre tâche à nous est de nous emparer du chemin de fer qui lie ce pont avec la principale ligne de défense de lennemi pour occuper la communication entre laile droite et larmée du nord sur les bords de la Vistule. Est-ce que je mexplique assez clairement ?
Le marchand de houblon sempressa daffirmer quil avait tout très bien compris. Mais il avait compris surtout que le lieutenant voyait dans le reproche fait à sa fantasque épouse une allusion à leurs amours adultères. Il ne se départit donc point de son calme et de sa politesse, et reprit sa place devant la table.
Cette guerre, ajouta-t-il, nous a fait perdre tous les débouchés de notre houblon à létranger. La France, la Grande-Bretagne, la Russie et les Balkans, autant de pays perdus pour notre exportation. Il ne nous reste que lItalie, mais je crains quelle nentre dans la danse, elle aussi. Ce qui me console un peu, cest que quand nous aurons gagné la guerre nous pourrons dicter les prix dans le monde entier.
LItalie gardera strictement sa neutralité, dit le lieutenant pour le tranquilliser, cest...
Pourquoi alors, interrompit le marchand, pris dune colère subite, car tout : le houblon, lépouse et la guerre sembrouillait dans sa tête, ne proclame-t-elle pas loyalement quelle est liée à lAutriche-Hongrie et à lAllemagne par les traités de la Triple-Alliance ? Javais cru que lItalie allait attaquer la Serbie. Alors la guerre serait finie depuis longtemps. Mais aujourdhui mon houblon pourrit en magasin, les commandes à lintérieur sont insignifiantes, lexportation est nulle, et lItalie reste neutre. Alors pourquoi lItalie, je vous le demande un peu, avait-elle encore renouvelé en 1912 la Triple-Alliance ? Et le ministre italien des affaires étrangères, M. le marquis di San Giuliano ? Que fait-il, ce monsieur ? Est-ce quil dort ou quoi ? Savez-vous ce que je gagnais par an avant la guerre, et ce que je gagne maintenant ?
Il sinterrompit, puis, fixant toujours son regard furieux sur le lieutenant qui samusait placidement à souffler des anneaux de fumée qui se rompaient les uns contre les autres, il reprit :
Ne vous imaginez pas que je ne suive pas les événements. Pourquoi les Allemands ont-ils reculé à la frontière quand ils étaient déjà devant Paris ? Et pourquoi ce duel dartillerie acharné dans les régions entre la Meuse et la Moselle ? Savez-vous quà Combes et à Wwre près de Marche trois brasseries sont brûlées, trois brasseries qui nous commandaient cinq cents sacs de houblon par an ? Dans les Vosges, une brasserie aussi est détruite, celle de Hartmansweiler, et une autre encore à Niederspach près de Mulhouse. Ça fait, en tout, douze cents sacs en moins par an. La brasserie de Klosterhk a été six fois le théâtre de violents combats entre les Allemands et les Belges, trois cent cinquante sacs par an.
Son agitation augmentait tellement quil nétait plus en état de parler. Il se leva, sapprocha de sa femme et lui dit :
Katy, tu vas ten aller avec moi chez nous. Habille-toi.
Vous ne pouvez pas vous imaginer combien tous ces événements ménervent, ajouta-t-il pour sexcuser ; dans le temps jétais beaucoup plus calme.
Mme Wendler partit dans la chambre à coucher pour se vêtir, et son époux dit encore au lieutenant :
Ce nest pas la première fois quelle me plaque comme ça. Lannée dernière, elle est partie avec un professeur et je ne les ai retrouvés quà Zagreb. Jai profité de loccasion pour vendre à la brasserie municipale de Zagreb six cents sacs de houblon. En général, nous exportions des quantités de houblon dans lEurope méridionale. Nous faisions des affaires dor même à Constantinople. Aujourdhui, nous voilà à moitié ruinés. Si notre gouvernement comme on le dit prend des mesures pour restreindre la fabrication de la bière à lintérieur de la monarchie, il nous achèvera.
Allumant une cigarette que le lieutenant lui offrit, il dit :
Jai encore de la chance de navoir pas denfants. Cest désolant, tous ces soucis de famille.
Il se tut. Déjà Mme Katy, prête au voyage, apparut sur le seuil.
Comment ferons-nous pour mes malles ? dit-elle.
On viendra les chercher tout à lheure, jai déjà fait le nécessaire, répondit le marchand de houblon, soulagé que tout se fût passé sans orage ; si tu veux encore faire quelques emplettes, il est grand temps de nous mettre en route. Le train part à deux heures vingt.
M. et Mme Wendler prirent amicalement congé. Le mari surtout était heureux de sen aller. Il manifesta sa joie au moment de sortir :
Si jamais ce que je ne vous souhaite pas vous êtes blessé, venez passer votre convalescence chez nous. Nous vous guérirons de notre mieux...
Revenu à la chambre à coucher où Mme Katy sétait habillée pour le voyage, le lieutenant trouva sur le lavabo quatre coupures de cent couronnes et le mot suivant :
« Monsieur,
« Vous navez pas pris mon parti devant mon mari, ce triple idiot. Vous lui avez permis de menlever de chez vous comme on enlève un objet oublié. Vous ne vous êtes pas gêné pour faire observer à mon crétin de mari que vous mavez offert lhospitalité dans votre agréable foyer. Jespère que les frais que je vous ai occasionnés ne dépassent pas les quatre cents couronnes ci-jointes, et que je vous prie de partager avec votre ordonnance. »
Le lieutenant Lucas réfléchit un moment et prit ensuite le parti de déchirer le poulet en petits morceaux. Il considéra en souriant largent qui traînait sur le lavabo et, constatant que lamoureuse frustrée avait oublié son peigne, prit cet objet et le joignit à sa collection de reliques.
Chvéïk ne rentra que dans laprès-midi, ayant passé son temps à chercher le griffon décurie.
Vous avez de la chance, Chvéïk, vous savez, lui dit le lieutenant. Cette dame qui a logé chez nous, est déjà partie. Son mari la emmenée. Et en récompense de tous les services que vous lui avez rendus, elle a laissé quatre cents couronnes pour vous sur le lavabo. Il est nécessaire de la remercier ou plutôt son mari, parce que cet argent est naturellement à lui, elle le lui avait flibusté pour pouvoir se mettre en route. Je vais vous dicter la lettre.
Et il dicta :
« Très honoré monsieur,
« Je vous prierais de bien vouloir exprimer à madame votre épouse mes plus sincères remerciements pour les quatre cents couronnes dont elle a bien voulu récompenser les faibles services que jai pu lui rendre lors de son séjour à Prague. Mais comme tout ce que jai fait pour elle a été fait de bon cur, il mest impossible daccepter cette somme et je vous la...
Eh bien ! écrivez donc, Chvéïk, quest-ce que vous avez ? Nous disons ?
« ... et je vous la... » répéta Chvéïk dune voix tremblante et sombre.
« ... et je vous la renvoie donc, très honoré monsieur, en y joignant lexpression de ma plus profonde considération. Baisez pour moi la main de madame votre épouse.
Joseph Chvéïk, ordonnance du lieutenant Lucas. »
Cest tout, fit le lieutenant.
Je vous déclare avec obéissance quil manque encore la date.
Mettez : « Prague, le 20 décembre 1914. » Maintenant prenez cette enveloppe, écrivez ladresse que voici et allez porter la lettre et largent à la poste.
Et le lieutenant se mit à siffler un air de lopérette La Divorcée.
Attendez un peu, Chvéïk, demanda-t-il comme lautre sen allait, avez-vous des nouvelles de notre griffon ?
Jen ai déniché un, mon lieutenant, une bête superbe. Mais il sera très difficile de lavoir. Peut-être que vous laurez déjà demain. Cest un chien qui mord.
6
Le lieutenant Lucas navait pas entendu les dernières paroles de Chvéïk, très importantes pourtant. « Cest un chien qui pour mordre ne craint personne », aurait voulu ajouter Chvéïk, mais, à la fin, il sétait dit que cela ne regardait en rien son maître.
Puisquil veut son chien, il laura, conclut-il.
Il est évidemment facile de dire : « Trouvez-moi un chien ! » Les propriétaires de chiens surveillent leur bête de très près, même si ce nest que des cabots. Un pauvre toutou sans aspect, bon tout au plus à chauffer les pieds dune petite vieille, lui aussi, est, tout comme un autre, aimé et protégé par sa maîtresse.
De plus, un chien digne de ce nom est doué dune intuition qui le met en garde et le prévient quun beau jour on essaiera de le voler à son maître. Un chien qui se respecte vit sans cesse sous la menace dêtre volé, et est toujours prêt à parer à cette éventualité quil sait imminente. À la promenade, quand il séloigne un peu trop de son maître, il est gai et joueur au commencement. La vie lui paraît belle comme à un jeune homme sage qui jouit de ses vacances après avoir passé son baccalauréat.
Mais, tout à coup, sa bonne humeur sassombrit ; il se rend compte quil a perdu son chemin. Alors, il se désespère. Effrayé, il court dans tous les sens, il flaire, il hurle, et serre sa queue entre ses jambes, couche ses oreilles en arrière et galope dans linconnu.
Sil pouvait parler, il crierait certainement :
Jésus-Maria, je sens quon va me voler !
Êtes-vous allé quelquefois visiter un chenil et y avez-vous vu de ces chiens en peine ? Ce sont tous des chiens volés. Dans toutes les grandes villes il y a des gens qui font du vol des chiens leur unique métier. Il existe une race de chiens nains, des amours de ratiers qui tiennent facilement dans un manchon ou une poche de pardessus, mais cet abri que lon croirait inexpugnable, ne défend pas ces pauvres petits des voleurs. Les dogues allemands tachetés qui gardent les villas de la banlieue se volent la nuit. Un chien policier sera volé dhabitude à la barbe des détectives. Vous vous promenez avec votre toutou en laisse ; tout dun coup, celle-ci est coupée et vous contemplez avec abrutissement la laisse veuve de son chien. Sur le nombre total des chiens que vous rencontrez dans la rue il y en a 50 % qui ont changé plusieurs fois de maître, et il peut arriver à quelquun de racheter son propre chien volé quelques années auparavant, si petit quensuite vous ne le reconnaissez plus. Le moment le plus dangereux est celui où vous sortez lanimal pour ses petits et ses grands besoins ; les grands surtout sont périlleux. Voilà pourquoi le chien surpris à cette occupation est toujours plein de méfiance et jette autour de lui des regards craintifs.
Il existe encore bien dautres procédés pour chiper les chiens : le vol pur et simple, le vol à lesbroufe et le moyen qui consiste à attirer la pauvre bête dans un guet-apens. Le chien est un animal très fidèle disent les livres de lecture pour les écoliers, et les traités dhistoire naturelle. Mais faites sentir à un chien, même le plus attaché à son maître, un bout de saucisson de cheval, et il est perdu. Il oublie immédiatement la présence du maître qui marche à côté de lui, se retourne délibérément vers le saucisson tentateur. Il en bave, il renifle avec volupté cette odeur délicieuse, et remue la queue en attendant quon lui jette sa proie.
À Mala Strana, au bas de lescalier qui monte au château du Hradcany, se trouve une petite taverne populaire. Ce jour-là, deux hommes étaient assis au fond de la salle, dans un coin sombre : un militaire et un civil. Mystérieux, les têtes penchées, ils se parlaient tout bas, semblables à des conspirateurs de la République vénitienne.
Tous les jours vers huit heures, disait le civil, la boniche le promène au coin de la place Havlicek, en face du parc. Tu sais que cest une bête qui mord à droite et à gauche. Rien à faire pour le caresser.
Et se penchant encore davantage vers le soldat, le civil lui souffla à loreille :
Il naime même pas la saucisse.
Et la saucisse grillée ?
Non plus.
Les deux hommes crachèrent.
Et quest-ce quil bouffe alors, ce fils de garce ?
Jsais pas moi. Il y a des clebs qui sont gâtés et gavés comme un archevêque.
Le soldat et le civil trinquèrent et le civil continua :
Une fois, javais besoin dun loulou de Poméranie, et jai appris quil y avait moyen den faire un aux environs de la Klamovka. Cétait encore une fine gueule qui ne voulait pas de saucisse. Je me suis esquinté les pattes après lui pendant trois jours. À la fin, jai demandé carrément à la bonne femme qui se baladait avec le clebs, ce quil mangeait pour être si bath. La bourgeoise flattée ma confié quil aimait surtout les côtelettes de porc. Moi, nest-ce pas, je me suis dit quil aimerait encore mieux quelque chose de plus tendre, et je lui ai acheté une escalope de veau. Eh bien ! mon vieux, cest comme je te le dis, ce salaud-là ny a pas touché. Il a fallu que jachète une côtelette et alors, il sest décidé. Je me suis sauvé, le chien sur mes talons. La vieille hurlait comme si on lui coupait la tête, mais il ne voulait rien savoir, il ne voyait que la côtelette. Le lendemain, il était déjà au chenil de Klamovka, je lui ai fait un brin de toilette et après trois coups de pinceau sur le museau, il était à ne plus reconnaître. Avec tous les autres clebs, la saucisse de cheval ma toujours bien réussi. Je crois que tu ferais bien de tinformer dabord auprès de la boniche. Tu es soldat et beau garçon, elle ne pensera pas à se méfier. Moi, il ny a rien eu à faire. Quand je lui ai demandé ce que le clebs bouffait, elle ma dit : « Ça ne vous regarde pas ! » Et elle ma jeté un coup dil comme un poignard. Elle nest pas très jolie ; pour jeune, elle le paraît plutôt, et avec toi, ça ira certainement.
Écoute voir, cest bien un griffon décurie ? Je voudrais ne pas faire de gaffe, parce que le lieutenant ne veut que cette race-là.
Je te dis que cest un chien épatant, tout à fait ton affaire. Et cest un griffon décurie, aussi vrai que toi tu es Chvéïk et moi Blahnik. Tâche moyen de savoir ce quil bouffe et tu lauras sans faute.
Les deux amis trinquèrent encore une fois. Ils se connaissaient depuis longtemps. En temps de paix, quand Chvéïk gagnait sa vie en vendant des chiens, Blahnik était son fournisseur attitré. Ce collectionneur de chiens à bon marché était vraiment un spécialiste. On racontait quil achetait, sous main, à la fourrière de Pankrac, des chiens soupçonnés davoir la rage, et quil les revendait après les avoir habilement camouflés, sinon guéris. On disait quil lui était souvent arrivé de présenter les symptômes de la rage et que tout le monde le connaissait à lInstitut Pasteur de Vienne. Aujourdhui, il considérait comme un devoir damitié de rendre ce service à Chvéïk, sans en tirer aucun profit. Il savait le nom de tous les chiens de Prague. Sa longue conversation avec Chvéïk avait lieu à voix basse : quelques mois auparavant, Blahnik avait emporté sous son paletot le ratier du patron de la taverne, et craignait de se faire remarquer. Le ratier qui était alors tout petit, sétait laissé prendre à un biberon que Blahnik lui avait discrètement tendu sous la table. La pauvre petite bête sétant crue au sein de sa mère, navait fait aucun bruit pendant quon lemportait.
Par principe, Blahnik ne volait que des chiens de race, et ses connaissances approfondies lui auraient mérité un poste dexpert-juré auprès du Tribunal de Prague. Tous les éleveurs renommés se fournissaient chez lui, sans parler de sa clientèle privée qui était aussi très nombreuse. Il arrivait souvent que les chiens qui devaient à ses soins davoir changé de maîtres le poursuivissent dans la rue. Pour se venger, ils se frottaient contre lui et traitaient son pantalon comme une borne.
Le lendemain de la conversation secrète des deux hommes, on put voir Chvéïk se promener au coin de la place Havlicek, à lendroit indiqué par son camarade. Il attendait la servante au griffon décurie.
Ce fut le chien qui apparut le premier ; il passa, la moustache et le poil en bataille, le regard éveillé. Il était gai comme tous les chiens qui jouissent dun moment de liberté après avoir fait leurs petits besoins. Il samusait à troubler des moineaux qui se préparaient à déguster leur petit déjeuner de fiente de cheval.
Puis, Chvéïk vit venir la servante. Cétait une fille dun certain âge, dont les cheveux formaient une chaste couronne autour de sa tête. Elle sifflait pour rappeler le chien. Elle faisait tourner en lair la chaîne du chien et une élégante petite cravache.
Chvéïk lui adressa la parole.
Pourriez-vous me dire, mademoiselle, par où on va à Zizkov, sil vous plaît ?
La servante sarrêta et lexamina curieusement pour voir sil ne se moquait pas delle. Mais, vite rassurée par le regard loyal de Chvéïk, elle ne douta plus que le petit soldat neût demandé son chemin pour de bon. Ses yeux sadoucirent, et elle expliqua à Chvéïk avec empressement la direction quil avait à prendre.
Je viens dêtre transféré à Prague avec mon régiment, dit Chvéïk, je ne suis pas dici, je suis de la campagne, moi. Et vous, vous nêtes pas non plus de Prague, nest-ce pas ?
Je suis de Vodnany.
On est des pays, répondit Chvéïk, je suis presque du même patelin, je suis de Protivine.
Les connaissances que Chvéïk possédait sur la topographie de la Bohême du sud connaissances acquises par hasard lors des manuvres auxquelles il avait participé au temps de son service militaire à Boudéïovice réjouirent le cur de la servante.
Alors vous connaissez, dit-elle, à Protivine, le boucher Peychar qui a sa boutique sur la place ?
Bien sûr, cest même mon frère. Tout le monde laime chez nous, vous savez, insista Chvéïk, parce quil est très gentil, très poli ; il a de la bonne marchandise et vend bon poids.
Écoutez, est-ce que vous nêtes pas le fils de Yarèche, demanda la servante se prenant de sympathie pour ce soldat inconnu.
Si.
Et de quel Yarèche, celui de Protivine ou celui de Ragice ?
Celui de Ragice.
Est-ce quil vend encore de la bière en bouteilles ?
Mais oui.
Il doit avoir soixante ans bien sonnés, hein ?
Cette année, au printemps, il a eu soixante-huit ans passés, répondit Chvéïk avec une calme assurance. Il continue à livrer ses bouteilles avec une petite voiture, mais il vient dacheter un chien qui lui sert bien dans son commerce. Le chien ne quitte pas la voiture, et ils sont bien contents tous les deux. Cest un chien tout juste comme celui qui poursuit les moineaux là-bas. Jolie bête aussi, ne trouvez-vous pas ?
Il est à nous, expliqua la nouvelle connaissance de Chvéïk, je suis servante chez un colonel. Vous ne connaissez pas notre colonel ?
Si, je le connais, cest même un type peu ordinaire, dit Chvéïk ; à mon régiment à Boudéïovice nous en avions aussi un comme ça.
Il est très sévère, vous savez, notre colonel. La dernière fois que nos soldats ont été battus en Serbie, il est rentré fou de colère et il a cassé toute la vaisselle à la cuisine. Il ma menacée de me donner mes huit jours.
Alors il est à vous, ce petit beau chien, interrompit Chvéïk ; cest dommage que mon lieutenant ne supporte pas de chiens à la maison, moi, je les aime beaucoup.
Il se tut. Et tout dun coup :
Un chien comme ça ne mange pas nimporte quoi, pour sûr.
Je vous crois. Notre « Lux » est très gourmand. Pendant un certain temps, la viande ne lui disait rien du tout, il ne voulait pas en manger. Maintenant, il a changé de goût.
Et quest-ce quil aime le mieux comme viande ?
Du foie, du foie cuit.
Du foie de veau ou de porc ?
Ah ! ça lui est bien égal, fit la « payse » de Chvéïk en souriant, parce quelle croyait quil avait essayé de plaisanter.
Ils se promenèrent encore un bon moment. Enfin, le chien vint les rejoindre. La servante lattacha à la chaîne. Il devint tout de suite très familier avec Chvéïk, voulant déchirer au moins le bas de son pantalon. Mais la muselière len empêchait. Soudain, comme sil eût flairé les intentions de Chvéïk, il sassombrit et se mit à marcher loreille basse à côté de lui. De temps en temps il levait sur Chvéïk un regard torve, comme sil voulait exprimer : « Je sais ce qui mattend. Ce nest pas gai du tout ! »
Chvéïk apprit encore que la servante sortait aussi le chien tous les soirs vers six heures, au même endroit ; quelle avait retiré sa confiance à la population mâle de Prague, parce que, ayant mis une fois une annonce dans un journal pour trouver un mari, un serrurier de Prague lui avait répondu en lui promettant de lépouser et avait fini par disparaître avec huit cents couronnes, le petit pécule de la fiancée. Elle lui dit aussi quà la campagne les gens étaient plus honnêtes ; que, si elle devait se marier, elle prendrait pour mari un paysan, mais quelle ny penserait quaprès la guerre seulement, parce que les mariages de guerre étaient une bêtise, les femmes de soldats devenaient veuves pour la plupart.
Chvéïk lui donna le ferme espoir quelle le reverrait vers six heures, et sen alla informer son ami Blahnik que le chien mangeait toutes les sortes de foie.
Je vais le régaler de foie de buf, décida Blahnik ; cest comme ça que jai déjà eu le saint-bernard au fabricant Vydra, un clebs qui ne connaissait que son maître. Demain, tu auras ton griffon sans faute.
Blahnik tint parole. Le lendemain matin Chvéïk avait à peine terminé la chambre quil entendit la voix dun chien à la porte, et son camarade pénétra dans lantichambre, en traînant par le collier le griffon dont la peur hérissait le poil plus que ne lavait fait la nature. Il roulait des yeux sauvages, aussi effrayant quun tigre affamé qui, de lintérieur de sa cage, fixe avidement un visiteur bien nourri du jardin zoologique. Il grinçait les dents et grognait comme pour déchirer et tout dévorer.
Les deux amis attachèrent le griffon à un pied de la table de la cuisine, et Blahnik raconta son entreprise :
Jai passé à côté de lui avec mon paquet de foie à la main. Il la flairé tout de suite et a sauté sur moi. Je ne lui ai rien donné et jai suivi mon chemin, le clebs à mes trousses. Au coin du parc, jai tourné dans la rue Bredovska et je lui ai jeté un premier morceau. Il la bouffé en marchant, sans cesser de me tenir à lil. Jai pris ensuite la rue Jindrisska, où je lui ai encore donné quelque chose. Puis, quand il a eu tout bouffé, je lai attaché à ma chaîne et je lai traîné à travers toute la place Venceslas et la colline de Vinohrady jusquà Verchovice. Ne me demande pas ce quil a fait en route. À un moment donné, pendant que nous traversions la voie du tramway électrique, il sest couché sur les rails et na pas voulu bouger. Probable quil voulait se suicider. Tiens, jai apporté aussi un pedigree en blanc que jai acheté à la papeterie Fuchs. Il sagit de le remplir et comme tu ty connais, mon vieux Chvéïk...
Il faut que ça soit écrit de ta main. Mets-y quil est originaire du chenil von Bulov. Comme père, inscris : « Arnheim von Kahlenberg », comme mère « Emma von Trautensdorf, par Siegfried von Busenthal ». Le père a eu le premier prix à lexposition des griffons décurie à Berlin, en 1912 ; la mère, la médaille dor, décernée par la « Société pour lélevage des chiens de race de Nuremberg ». Quel âge quil a, à ton avis ?
Daprès ses dents, il doit avoir deux ans.
Marque un an et demi.
Il est mal coupé, Chvéïk, tu sais ! Regarde voir ses oreilles.
Bah, on aura toujours le temps de réparer ça, quand il sera habitué ici. Pour le moment, on va le laisser bien tranquille, sans ça, il nous embêterait encore davantage.
Le captif sessoufflait à grogner, tournait en rond et enfin se coucha, la langue pendante et attendit, fatigué, la suite des événements.
Petit à petit il se calma, tout en gémissant par moments.
Chvéïk lui tendit le reste du foie qui avait servi dappât. Mais le griffon ny prit pas garde. Il boudait et narguait les deux hommes comme sil voulait dire : « Vous mavez eu une fois déjà, vous pouvez bouffer votre foie vous-mêmes. »
Résigné, il faisait semblant de somnoler. Tout à coup, une idée lui ayant passé par la tête, on le vit faire le beau et demander quelque chose avec les pattes de devant. Dans cette posture il séloignait jusquau bout de sa chaîne.
Chvéïk resta invincible.
Veux-tu bien te coucher ! cria-t-il.
Le pauvre prisonnier se rallongea en marmottant plaintivement.
Quel nom allons-nous donner dans son pedigree ? questionna Blahnik. Il sappelle « Lux ». Il faudra lui donner un nom à peu près pareil pour quil y réponde vite.
Eh bien, on lappellera « Max » si tu veux. Regarde comme il dresse ses oreilles. Debout Max !
Linfortuné griffon, dépouillé et de son foyer et de son nom se leva et attendit.
Détachons-le pour voir ce quil va faire, décida Chvéïk.
Libre, il marcha vers la porte où il fit trois courts aboiements, se fiant, sans doute, pour être délivré, à la générosité de ses persécuteurs. Mais comme ils restaient inexorables, il savisa de faire une petite mare près de la porte, persuadé quelle allait enfin souvrir. Il se rappelait que, quand il était tout petit, le colonel, féru de discipline, lui inculquait les notions élémentaires de la propreté en lexpulsant de la chambre après chaque oubli.
Chvéïk observa simplement :
Tu vois ce quil est malin, ce petit bout de jésuite.
Et il lui donna un coup avec sa ceinture, en lui fourrant si bien le museau dans la mare, que, pendant un quart dheure, il dut se lécher pour se nettoyer.
Humilié, lex-« Lux » pleurnichait et courait à travers la cuisine, reniflant avec désespoir ses propres traces. Tout à coup, il revint vers la table, dévora sombrement le foie qui traînait par terre, se coucha près du fourneau et sassoupit enfin.
Quest-ce que je te dois ? demanda Chvéïk à Blahnik quand celui-ci voulut sen aller.
Cest pas la peine den parler, Chvéïk, dit gentiment Blahnik ; je ferais tout pour un vieux camarade comme toi, surtout que tu fais ton service militaire. Je te dis au revoir, mais fais attention de ne pas passer avec le clebs par la place Havlicek. Ça pourrait mal tourner. Au cas où tu aurais encore besoin dun clebs, tu as mon adresse.
Chvéïk ne dérangea pas Max dans son sommeil. Il descendit acheter un quart de foie, le fit bouillir et, en plaçant un morceau près du museau de Max, attendit son réveil.
Chvéïk avait bien prévu. En se réveillant, Max se pourlécha les babines, sétira, flaira le foie et lavala goulûment. Ensuite, il sapprocha de la porte et aboya de nouveau trois fois.
Chvéïk lappela :
Max, veux-tu venir ici !
Le chien obéit. Chvéïk le prit, lassit sur ses genoux et le caressa. En signe damitié, Max frétilla dabord de sa queue coupée, puis happa délicatement la main de Chvéïk, la tint dans sa gueule et considéra dun regard intelligent lauteur de ses maux, ayant lair de penser : « Il ny a rien à faire, je ne sais que trop que je suis fichu ».
Chvéïk continuait à le caresser, en lui racontant dune voix tendre un « conte de fées » comme à un petit enfant :
Il y avait une fois un petit chien qui sappelait Lux et vivait chez un colonel. Le colonel avait une servante qui, tous les jours, conduisait Lux promener. Une fois, il est venu un monsieur qui a volé Lux dans la rue. Lux a eu un nouveau maître, un lieutenant. On lui a donné aussi un autre nom et on la appelé Max.
Chvéïk ajouta :
Max, donne la patte. Tu vois, grosse bête, quon sera bons camarades, si tu es toujours gentil et obéissant. Autrement, tu verras que le service militaire nest pas une rigolade.
Max sauta à terre et tourna joyeusement autour de Chvéïk. Le soir, lorsque le lieutenant Lucas rentra chez lui, Chvéïk et Max étaient de vieux amis.
Méditant sur le sort de Max, Chvéïk émit cette idée philosophique :
En somme, un soldat est seulement un homme volé à son foyer.
Le lieutenant Lucas eut une agréable surprise en voyant Max qui, de son côté, manifesta une grande joie devant un porte-sabre.
Comme le lieutenant voulait savoir doù venait le chien et ce quil coûtait, Chvéïk répondit que cétait un cadeau dun de ses amis mobilisé.
Tout va bien, Chvéïk, dit le lieutenant en jouant avec Max, le premier du mois prochain, je vous donnerai cinquante couronnes pour le chien.
Je ne peux pas accepter ça, mon lieutenant.
Écoutez, Chvéïk, prononça sévèrement le lieutenant, quand vous êtes entré à mon service, je vous ai bien expliqué quil fallait mobéir dans tous les cas, exactement. Je vous dis aujourdhui que vous toucherez cinquante couronnes au premier du mois et que vous serez tenu de les boire. Que ferez-vous donc, Chvéïk, de ces cinquante couronnes ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je les boirai selon votre ordre.
Retenez encore ceci : En cas doubli de ma part, je vous ordonne de me rappeler que je vous dois cinquante couronnes. Est-ce compris ? A-t-il des puces ce chien ? Tâchez de lui donner un bain. Demain, je suis de service, mais après-demain, jirai me promener avec lui.
Tandis que Chvéïk lavait Max, son ancien maître, le colonel, tempêtait effroyablement, promettant au voleur du chien de le traduire au conseil de guerre, de le faire fusiller, pendre, enfermer en prison pour vingt ans et couper en morceaux.
Der Teufel soll den Kerl buserieren ! criait-il que les fenêtres en tremblaient, mit solchen Meuchelmrdern bin ich bald fertig.
Une catastrophique menace planait sur les têtes de Chvéïk et du lieutenant Lucas.
XV
CATASTROPHE
Le colonel Frédéric Kraus qui portait le titre de « von Zillegut », faisant précéder de la particule le nom dun village de la province de Saltzbourg (village que ses ancêtres avaient « boulotté » déjà au dix-huitième siècle), se distinguait par une stupidité congénitale et respectable. Lorsquil racontait quelque chose, il ne disait que des choses exactes, craignant toujours de ne pas être compris. « Eh bien ! une fenêtre, Messieurs ! Savez-vous ce que cest quune fenêtre ? » Ou bien encore : « Un chemin bordé de deux côtés par des fossés sappelle chaussée. Eh bien, Messieurs ! Savez-vous ce que cest quun fossé ? Un fossé est un trou allongé auquel travaille un certain nombre douvriers. Cest une excavation. Oui. On y travaille avec des pioches. Savez-vous ce que cest quune pioche ? »
Il était atteint de la manie de la définition et sy adonnait avec lexaltation dun inventeur qui explique ses uvres.
Un livre, Messieurs, cest un assemblage de feuilles de papier, qui, coupées de façon différente et ayant des dimensions différentes suivant le cas, sont couvertes de caractères dimprimerie, réunies ensemble, reliées et collées. Savez-vous ce que cest que la colle ? Cest une matière gluante.
Sa stupidité était si énorme que les autres officiers évitaient de loin sa rencontre, de peur de lui entendre dire que le trottoir se détache de la chaussée et forme une bande asphaltée le long du bloc des façades de maisons, et que la façade est cette partie de la maison que lon voit de la rue, tandis que le derrière de la maison est invisible pour celui qui la regarde du trottoir, ce que lon peut constater en se plaçant sur la chaussée.
Il était toujours prêt à démontrer lexactitude de ses dires. Une fois, il faillit se faire écraser et depuis lors sa bêtise navait fait que croître. Il accostait les officiers dans la rue et entamait dinterminables discours sur les omelettes, le soleil, les thermomètres, les beignets, les fenêtres et les timbres-poste.
Et il était vraiment extraordinaire quun imbécile de cet acabit pût avoir un avancement relativement assez rapide et être soutenu par des personnalités influentes, tel que le général-commandant en chef qui couvrait ainsi de sa haute protection lincapacité notoire de sa créature.
Cétait merveille de voir ce que le colonel faisait faire, aux manuvres, à son malheureux régiment. Il nétait jamais à temps, il se lançait en colonnes contre les mitrailleuses, et une fois même, à loccasion des manuvres « impériales » dans le Sud de la Bohême, le colonel réussit à ségarer avec ses hommes dans un coin de la Moravie où il erra encore plusieurs jours après la fin des opérations. Mais on ne lui fit pas dhistoires.
Les relations amicales du colonel avec le commandement en chef et avec dautres hautes personnalités militaires, également abruties, de la vieille Autriche, lui avaient valu diverses décorations et distinctions dont il était extrêmement fier et à cause desquelles il se considérait comme un excellent soldat et comme un des meilleurs théoriciens de la stratégie et de toutes les sciences militaires.
Aux revues, il aimait à adresser la parole aux soldats pour leur poser une même et unique question :
Pour quelle raison appelle-t-on « manlicher » le fusil qui est en usage dans notre armée ?
Aussi le régiment lavait surnommé « le crétin au manlicher ». Il était particulièrement vindicatif, entravait la carrière des officiers qui étaient sous ses ordres quand ils lui déplaisaient, et, quand lun deux voulait se marier, il transmettait leur demande en haut lieu avec un commentaire très défavorable. La moitié de loreille gauche lui manquait, ayant été coupée en sa jeunesse, dans un duel avec un officier qui sétait borné à constater la bêtise incommensurable de Frédéric Kraus.
Si nous analysons ses facultés intellectuelles, nous acquerrons la conviction quelles étaient du même degré qui a valu à François-Joseph Ier, le bouffi de Habsbourg, la réputation méritée dun idiot notoire. Il en avait la façon de sexprimer et la considérable provision de candeur. Lors dun banquet au casino militaire, tandis quon parlait du poète Schiller, le colonel Kraus von Zillergut savisa de dire tout à coup : « Figurez-vous, messieurs, que jai vu hier une charrue à vapeur, tirée par une locomotive. Et pas par une locomotive seulement, mais par deux. Je vois la fumée, je me rapproche et voilà une locomotive dun côté et une de lautre. Voyons, Messieurs, ny a-t-il pas de quoi rire, deux locomotives, alors quune seule suffirait simplement ? »
Il garda le silence un moment, puis conclut :
Une fois que vous navez plus de benzine, lautomobile sarrête. Cest ce que jai vu hier encore. Et il y a des imbéciles qui vous parlent de la force dinertie, Messieurs. Pas de benzine, pas de mouvement. Voyons, Messieurs, ny a-t-il pas de quoi rire ?
Sa bêtise ne lempêchait pas dêtre pieux. Il avait un autel domestique dans son appartement. Il allait souvent se confesser et communier à Saint-Ignace, et depuis la déclaration de guerre, il priait quotidiennement pour la victoire des armes autrichiennes et allemandes. Il mêlait sa foi chrétienne avec les chimères de lhégémonie germanique. Dans son esprit, Dieu avait lobligation daider les Empires centraux à conquérir les biens et les territoires de leurs ennemis.
Il devenait fou de colère chaque fois quil lisait dans les journaux que les Autrichiens avaient fait des prisonniers et que ceux-ci avaient été transportés à lintérieur de lEmpire.
On se donne un mal inutile en faisant des prisonniers. Il vaudrait mieux les fusiller tous sur place. Pas de quartier. Dansons au milieu des cadavres ! Brûlons jusquau dernier tous les civils serbes ! Les enfants, on les passera à la baïonnette.
Il nétait pas moins sanguinaire que le poète allemand Vierordt qui publia pendant la guerre des vers où il exhortait lAllemagne à haïr et à tuer, dun cur ferme, les diables français jusquau dernier :
Que jusquaux cieux, plus haut que les
/ montagnes
Sentassent les squelettes humains et la chair
/ fumante...
Ayant terminé son cours à lÉcole des volontaires dun an, le lieutenant Lucas sortit avec Max pour faire un bout de promenade.
Je me permets de vous faire remarquer, mon lieutenant, dit Chvéïk soucieux, quil faudrait être très prudent avec ce chien-là. Il pourrait facilement se sauver. Par exemple, il pourrait se souvenir de son ancien maître et foutre le camp, si vous ne le teniez pas toujours en laisse. Je vous signale également que la place Havlicek est très dangereuse pour les chiens. Il circule par là un chien de boucher, une bête très méchante qui mord dans tout. Quand il voit dans son rayon un chien étranger, il est tout de suite jaloux, parce quil simagine que lui naura plus rien à manger. Il est dans le genre de ce mendiant qui défend comme un enragé sa place près de léglise de Saint-Castule.
Max sautait gaiement et se faufilait entre les jambes du lieutenant, entortillant sa corde autour du sabre de son maître.
Dans la rue, le lieutenant prit la direction de Prikopy, car il avait rendez-vous avec une dame au coin de la rue Panska. Il marchait en pensant à ses occupations du lendemain. Quoi raconter demain, à son cours, aux candidats du volontariat dun an ? Comment indique-t-on la hauteur dune colline ? Pourquoi lindique-t-on en partant du niveau de la mer ? Comment, en prenant la hauteur dune montagne, mesurée daprès le niveau de la mer, calcule-t-on la hauteur réelle de cette montagne, du bas au sommet ? Et pourquoi, bon Dieu, le ministère de la Guerre tient-il tant à mettre des choses pareilles au programme des cours pour linfanterie, puisquelles intéressent plutôt lartillerie ? De plus, il existe des cartes détat-major. Quand lennemi occupe par exemple la cote 312, à quoi ça sert-il de savoir de combien cette cote domine le niveau de la mer et à quoi bon calculer sa hauteur réelle ? Il suffit de consulter la carte.
Juste au moment où il approchait du coin de la rue Panska, il fut dérangé dans ses pensées par un halt ! rauque et tranchant.
En même temps que retentissait ce halt, le chien qui essayait de sarracher de sa corde, se jeta en aboyant joyeusement vers le personnage qui lavait poussé.
Ce nétait autre que le colonel Kraus von Zillergut, que le lieutenant Lucas salua en sexcusant de ne pas lavoir vu.
Le colonel Kraus était connu de tous les officiers pour sa manie de rappeler à lordre les militaires négligents.
Il considérait le salut militaire comme une chose dont dépendait la victoire de la guerre et sur laquelle reposait toute la force de larmée.
Dans son geste de salut, le soldat doit mettre toute son âme, proclamait-il avec un mysticisme de caporal.
Il se faisait un devoir dobliger ses inférieurs à le saluer rigoureusement, selon les plus petits détails du règlement, avec correction et dignité.
Il épiait tous les soldats au passage, depuis le simple fantassin jusquau lieutenant-colonel. Pauvres fantassins qui se bornaient à toucher négligemment le bord de leur képi comme sils voulaient dire : « Salut, toi ! » Ceux-là se voyaient arrêtés en pleine rue par le colonel Kraus qui les conduisait lui-même à la caserne, pour leur infliger une punition.
Dans aucun cas il nacceptait lexcuse balbutiée : « Je ne vous ai pas vu, mon colonel.
Le soldat, disait-il encore, doit chercher des yeux son supérieur dans la foule la plus pressée et penser constamment à la meilleure manière de remplir tous ses devoirs qui lui sont prescrits par le règlement de service. Quand il lui arrive de tomber sur le champ de bataille, il doit, en mourant, faire le salut militaire. Le soldat qui ne sait pas saluer, qui feint de ne pas voir son supérieur, ou qui salue par-dessous la jambe, à mon avis, celui-là nest pas un soldat, mais un sauvage.
Les inférieurs, lieutenant, dit-il dune voix tonnante, doivent saluer leurs supérieurs. Cest une prescription qui nest pas encore supprimée que je sache. Second point : Depuis quand les officiers ont-ils lhabitude daller à la promenade avec des chiens volés ? Oui, avec des chiens volés. Un chien qui appartient à une personne étrangère est un chien volé.
Ce chien, mon colonel... tenta de riposter le lieutenant Lucas.
... mappartient, lieutenant, acheva le colonel. Cest mon « Lux » !
Ici « Lux » alias « Max », pour faire voir quil navait pas oublié son ancien maître et que son nouveau maître ne tenait plus aucune place dans son cur, séchappa et se mit à bondir autour du colonel, joyeux comme un collégien amoureux qui se voit exaucé par sa belle.
Promener des chiens volés, lieutenant, nest pas compatible avec lhonneur militaire. Saviez pas ? Un officier na pas le droit dacheter un chien sans sêtre assuré que cet achat est sans danger pour lui.
Le colonel Kraus caressait Lux-Max qui marquait sa rancune envers son possesseur éphémère en grondant et en montrant ses dents, comme si son maître lui avait désigné le lieutenant avec lordre : « Mords-le ! »
Dites, lieutenant, est-ce que vous croiriez correct de monter un cheval volé ? Non, nest-ce pas ? Alors vous navez pas lu mes annonces de la Bohemia et du Prager Tagblatt, par lesquelles jai recherché mon griffon décurie ? Vous navez pas lu lannonce que votre supérieur a fait paraître dans le journal ?
Il leva les bras au ciel :
Ils sont inouïs, ces jeunes officiers... Et la discipline, quen faites-vous, dites ? Le colonel met des annonces et le lieutenant sabstient de les lire tout simplement !
Si je pouvais, vieux tableau, je te ficherais volontiers une paire de gifles, pensa le lieutenant Lucas en contemplant les côtelettes qui faisaient ressembler le colonel à un orang-outang.
Faites un bout de chemin avec moi, lieutenant, proposa le colonel.
Marchant lun à côté de lautre, ils eurent lagréable conversation suivante :
Au front, lieutenant, impossible quune chose pareille vous arrive encore une fois. Oh ! oui, à larrière, cest certainement très agréable de se promener avec des chiens volés. Oui. Se promener avec le chien dun supérieur. Et à un moment où nous perdons des officiers par centaines sur les champs de bataille. Ici, les officiers ne lisent pas même les annonces. Comme ça, jaurais pu continuer à mettre mes annonces pendant cent ans. Pendant deux cents ans, trois cents ans...
Le colonel se moucha avec bruit, ce qui, chez lui, était toujours le signe dune grande excitation nerveuse.
Vous pouvez continuer votre promenade tout seul maintenant, dit-il au lieutenant.
Il tourna sur ses talons et sen alla en fouettant avec sa cravache le bas de son manteau.
Le lieutenant Lucas passa sur lautre trottoir, mais là encore il entendit le halt ! du colonel. Celui-ci venait dinterpeller un réserviste qui, pensant à sa femme et à ses enfants, avait omis de saluer.
Le colonel Kraus lemmenait à la caserne, en le traitant de « cochon maritime ».
Quest-ce que je pourrais bien faire à ce crétin de Chvéïk ? se demanda le lieutenant Lucas. Je lui casserai la gueule, bien entendu, mais ça ne suffira pas. Même si je découpais sa peau en minces lanières, ce serait trop indulgent. Quel voyou, bon Dieu !
Sans plus se soucier de son rendez-vous, il monta dans le tramway pour retourner chez lui.
Je te tuerai, animal, jura-t-il.
Pendant ce temps-là, le brave soldat était plongé dans une discussion enflammée avec une ordonnance venue de la caserne pour faire signer au lieutenant quelques documents et qui attendait son retour.
Chvéïk régalait son collègue de café, et ils cherchaient à se persuader mutuellement que « lAutriche serait bientôt foutue, elle et sa guerre. »
Ils étaient, du reste, complètement daccord et la défaite pour eux allait de soi. Les avis quils émettaient constituaient toute une série dopinions très nettes où le procureur naurait pas hésité à voir des crimes, dont le plus bénin la haute trahison. Et la moindre peine quil aurait requise pour eux eût été la pendaison.
Lempereur doit en être devenu totalement idiot, déclarait Chvéïk, il na jamais inventé la poudre, mais cette guerre-là va lachever.
Tu parles sil est idiot, soutint lautre, idiot comme une souche, mon vieux, tu nen as aucune idée. Probable quil ne sait même pas quil y a une guerre. Tu comprends, ils ont honte de le lui dire. Ah ! quelle belle blague, sa signature de la proclamation aux nations dAutriche-Hongrie ! Tu peux être certain quon la imprimée sans la lui faire voir. Il a la tête fatiguée, le vieux.
Lui ? Mais il est foutu. Il fait sous lui et on lui donne à manger comme à un bébé. Lautre jour, un monsieur racontait au restaurant que lempereur avait deux nourrices qui lui donnaient le sein trois fois par jour.
Il est grand temps, vieux, quon nous mette en compote pour que lAutriche attrape la fessée quelle mérite, et se tienne enfin à sa place.
Les deux soldats conversaient ainsi, et Chvéïk résuma le verdict sur lAutriche par ces paroles :
Une monarchie si bête que ça ne devrait même pas exister.
Lautre, pour compléter ce jugement un peu général, ajouta :
Au front, à la première occasion, je les mets pour passer à lennemi.
Lentretien qui exprimait bien lopinion générale des Tchèques sur la guerre où sétait aventuré lEmpire, prit une autre tournure.
Le collègue de Chvéïk lui confia quon racontait à Prague quà Nachod on entendait le canon et que le tzar ferait bientôt son entrée à Cracovie.
Ils parlèrent des blés tchèques livrés à lAllemagne et de la profusion de cigarettes et de chocolat dont jouissaient les soldats allemands.
Ils évoquèrent ensuite les murs guerrières des temps anciens, et Chvéïk entreprit de prouver quà lépoque où lennemi lançait sur un château assiégé des pots de m... en guise dobus, ses défenseurs ne devaient pas être plus à la noce que les soldats daujourdhui. Il avait lu quelque part quun certain château ayant résisté pendant trois ans, les assiégeants navaient pas passé un seul jour sans vider ainsi leurs fosses daisances en lair.
Il naurait pas manqué de dire encore quelque chose dintéressant et dinstructif, si le retour du lieutenant ne les avait brusquement interrompus.
Écrasant Chvéïk dun coup dil furieux, il signa les documents dun trait de plume et congédia leur porteur. Puis, il intima à Chvéïk de le suivre dans la chambre.
Les yeux du lieutenant jetaient des éclairs effroyables. Tombé sur une chaise, il tenait son regard braqué sur Chvéïk, en se demandant par où commencer le massacre.
Je vais dabord lui flanquer une paire de gifles, puis je lui démolirai le nez et lui arracherai les oreilles, pour le reste on verra.
Tandis quil se préparait à exécuter son projet, le regard innocent et candide de Chvéïk se posait sur lui, tout pénétré de bonté et de franchise...
Chvéïk interrompit ce calme gros de tempête :
Je vous annonce avec obéissance, mon lieutenant, que vous voilà privé de votre chat. Il a boulotté la crème pour les chaussures et sest permis de crever. Jai jeté son cadavre non dans notre cave, mais dans celle du voisin. Vous trouverez difficilement un angora joli et bien élevé comme cette bête-là.
Quest-ce que je vais bien faire de lui ? se demanda de nouveau le lieutenant. Quelle figure dimbécile, bon Dieu !
Les yeux innocents et candides de Chvéïk ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de lhomme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien dextraordinaire ne sétait passé et que tout ce qui avait pu se passer était dailleurs pour le mieux, car il faut tout de même bien quil se passe quelque chose de temps en temps.
Le lieutenant Lucas sauta sur ses pieds. Il ne toucha pas son ordonnance, mais agita un poing devant son nez et éclata :
Chvéïk, vous êtes un voleur de chien !
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, quaucune affaire de ce genre-là ne mest arrivée dans les derniers temps. Je me permets également de vous faire remarquer, mon lieutenant, que je nai pas pu voler Max, puisque vous êtes sorti avec lui cet après-midi. Je me suis bien dit quil avait dû arriver quelque chose au chien, quand je vous ai vu, tout à lheure, rentrer sans lui. Cest ce quon appelle une complication. Dans la rue Spalena, il y a un corroyeur qui sappelle Kounèche. Ce type-là na jamais pu faire une promenade avec un chien sans le perdre. Ou bien il loubliait dans une taverne, ou bien on le lui empruntait sans le rendre, ou bien il était volé...
Chvéïk, espèce de bourrique, fermez ça, nom de Dieu. Vous êtes un rusé gredin qui la fait à lidiot, ou un chameau, un dodo ! Vous avez toujours des exemples en réserve pour toute chose, mais avec moi, ça ne prendra plus, vous mentendez ! Doù avez-vous amené ce chien ? Comment lavez-vous eu ? Cest le chien de notre colonel qui me la repris en plein centre de Prague. Je vous dis que cest un scandale épouvantable ! Avouez la vérité, est-ce que vous lavez volé, oui ou non ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne lai pas volé.
Est-ce que vous saviez que cétait un chien volé ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je savais que cétait un chien volé.
Chvéïk, bon Dieu de bon Dieu, je ne sais pas ce qui me retient de prendre mon revolver, triple abruti, andouille, âne bâté, espèce de fumier ! Est-ce que vous êtes réellement si idiot que ça ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis réellement si idiot que ça.
Pourquoi mavez-vous amené un chien volé, pourquoi avez-vous installé chez moi cette sale bête ?
Pour vous faire plaisir, mon lieutenant.
Et les yeux innocents et candides caressaient de nouveau le visage du lieutenant qui se laissa retomber sur la chaise en gémissant :
Quai-je fait pour que le bon Dieu me punisse en me donnant un imbécile pareil ?
Résigné, le lieutenant restait assis sur la chaise, sentant la force lui faire défaut pour gifler Chvéïk et même pour rouler une cigarette. Absolument à bout de ressources, il envoya Chvéïk acheter la Bohemia et le Prager Tagblatt pour lui mettre sous le nez les annonces du colonel.
Chvéïk revint en tenant le journal ouvert à la page dannonces. Il déclara en rayonnant de plaisir :
Cest bien là-dedans, mon lieutenant. Cest épatant comme le colonel décrit son griffon, et il offre cent couronnes à qui le lui rapportera. Cest une belle récompense. Dhabitude, on ne donne que cinquante couronnes. Un certain Bogetiech de Kosire gagnait sa vie rien quavec les récompenses. Il volait au hasard des chiens de bonne famille et recherchait ensuite leurs propriétaires dans les annonces. Une fois, il avait volé un loulou de Poméranie, mais pas moyen de retrouver le propriétaire. Il a mis alors une annonce à son tour. Il en a mis une deuxième, une troisième, tant quil lui en a coûté dix couronnes, et il en a été quitte pour son argent. À la fin, arriva une lettre du propriétaire de lanimal, disant quil sagissait bien de son chien, mais quil ne sen était plus occupé, parce quil croyait que toutes les recherches seraient inutiles. Il ne croyait pas quil existait encore des gens honnêtes, mais quil changeait davis maintenant quon allait lui rendre son loulou. Il disait aussi dans sa lettre que, par principe, il nétait pas partisan de récompenser lhonnêteté, mais quil était disposé à faire hommage à Bogetiech dun livre écrit par lui sur « La culture des plantes vertes dans les appartements et les jardinets de villas ». Là-dessus Bogetiech a empoigné le loulou par les pattes de derrière et a astiqué avec lui la tête du monsieur, en jurant quon ne le prendrait plus à mettre des annonces, il aimerait mieux vendre les chiens trouvés à des chenils.
Allez vous coucher, Chvéïk, ordonna le lieutenant, vous êtes capable de mabrutir avec vos histoires jusquà demain matin.
Il se mit au lit lui aussi et toute la nuit, il rêva de Chvéïk. Il rêva que Chvéïk lui amenait un cheval quil avait volé à lhéritier du trône, de sorte que celui-ci reconnaissait sa monture au milieu dune revue, au moment où le malheureux Lucas chevauchait à la tête de sa compagnie.
Le lendemain le lieutenant était rompu de fatigue, comme au sortir dun noce finie par des coups de poing. Il narrivait pas à se débarrasser de son cauchemar. Exténué par son rêve, il sassoupit un peu vers le matin, quand Chvéïk frappa pour demander à quelle heure le lieutenant désirait être réveillé.
À la porte, abruti, cest abominable !
Il se leva et Chvéïk lui apporta son café en linterloquant dune nouvelle question :
Vous ne voudrez pas des fois, mon lieutenant, que je vous procure un autre chien ? Je vous déclare avec obéissance...
Écoutez, Chvéïk, javais envie de vous déférer devant le conseil de guerre, mais je vois bien que vous seriez acquitté, parce que ces messieurs nont encore jamais eu affaire à un crétin de votre envergure. Regardez-vous bien là dans la glace, nêtes-vous pas dégoûté de vous-même devant un visage aussi stupide que ça ? Vous êtes le phénomène naturel le plus renversant que jaie jamais vu. Allons, Chvéïk, mais dites la vérité : est-ce que votre tête, elle vous plaît ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, quelle ne me plaît pas du tout : elle a lair dans cette glace dune boule pointue. Ça ne doit pas être une glace biseautée. Une fois, ils avaient mis dans la devanture du marchand de thé Stanek une glace convexe et quand on sy regardait on avait envie de vomir. On y avait la bouche de travers, la tête ressemblait à une poubelle, on avait le ventre dun chanoine après une beuverie en règle, bref, on se voyait défiguré à se suicider sur place. Une fois, le gouverneur est passé par cette rue, sest regardé dans cette glace et le magasin a été obligé denlever la glace.
Le lieutenant qui gémissait tout bas ne lécoutait pas, préférant soccuper de son café.
Chvéïk retourna dans la cuisine et le lieutenant lentendit entonner lair :
Le général Grenevil passe par la Tour des Poudres
/ en ville
On voit au soleil flamber les armes,
et les belles filles fondent en larmes...
Hardiment, il continuait à élever la voix :
Nous autres soldats, on est de grands seigneurs,
De nous aimer, les jolies filles nont pas peur,
On ne manque de rien, partout on se porte bien...
En effet, abruti, tu te portes très bien, pensa le lieutenant et il cracha.
Naturellement, la tête de Chvéïk ne tarda pas à faire son apparition dans la porte.
Radieux, Chvéïk annonça :
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, quil y a là quelquun de la caserne, une ordonnance, de la part du colonel qui demande que vous alliez le voir durgence.
Heureux aussi dêtre bien renseigné, il ajouta avec mystère :
Oh ! rien de grave, je crois, cest certainement à cause de notre petit chien.
Retenant mal langoisse qui lopprimait, le lieutenant interrompit brutalement lordonnance qui lui annonçait que « cétait pour le rapport du colonel ».
En arrivant à la caserne, il vit que ce qui se préparait était encore pis quun rapport. Le colonel lattendait commodément installé dans le bureau.
Je constate mon cher lieutenant, quil y a deux ans, vous avez demandé à être transféré au quatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice. Savez-vous où se trouve Boudéïovice ? Sur la Vltava, oui, sur la Vltava qui a pour affluent lOder ou un autre fleuve. La ville est grande, je dirai même avenante et, si je ne me trompe pas, il y a un quai. Savez-vous ce que cest quun quai ? Cest un gros mur bâti sur le bord de leau. Du reste, ça na pas de rapport. On y a été aux manuvres.
Savez-vous que mon chien sest complètement gâté chez vous, continua-t-il après une pause sans toutefois détourner ses yeux de lencrier. Il ne veut plus rien manger. Tiens, il y a une mouche dans lencrier. Cest malheureux, même en hiver de voir les mouches dans les encriers. Quel manque dordre !
Irrité par les détours de la conversation, le lieutenant pensait :
Fiche-moi la paix, à la fin, vieille barbe ! Quest-ce que tu attends, bon Dieu. Je sais très bien où tu veux en venir.
Eh bien, lieutenant, dit enfin le colonel après sêtre promené de long en large, jai longtemps réfléchi quelle mesure javais à prendre pour que cette histoire ne puisse pas se répéter et je me suis souvenu de votre demande de transfert au quatre-vingt-onzième. Et comme, dautre part, le haut commandement se plaint de manque dofficiers, les Serbes les ayant tués tous, jai pensé à vous. Je vous donne ma parole dhonneur que dici trois jours vous aurez rejoint votre quatre-vingt-onzième à Boudéïovice où on est justement en train de former des bataillons de marche. Pas la peine de remercier. Larmée a besoin dofficiers qui...
Cest lheure de passer au rapport, ajouta-t-il en consultant sa montre. Onze heures et demie...
Il salua en signe que lagréable conversation était terminée.
Tête basse, mais respirant à pleins poumons, le lieutenant Lucas se dirigea vers lécole des volontaires dun an où il annonça quil partait prochainement pour le front et quil offrait aux candidats un lunch dadieu dans la salle du restaurant de Nekazanka.
Rentré, il alerta Chvéïk.
Vous savez ce que cest quun bataillon de marche, Chvéïk ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, quun bataillon de marche est un batmarche et une compagnie de marche, une compmarche, nous autres, on raccourcit les mots.
Je vous annonce alors, Chvéïk, dit le lieutenant dun ton solennel, que dans très peu de temps, vous ferez partie de ma compmarche, puisque vous aimez les abréviations dans ce genre-là. Mais ne vous imaginez pas quau front, vous pourrez faire des bêtises comme ici. Êtes-vous content ?
Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis excessivement content, répondit le brave soldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand nous tomberons ensemble sur le champ de bataille pour Sa Majesté lEmpereur et son auguste famille impériale et royale...
Cet ouvrage est le 933e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
La fermer et obéir !
Jurons populaires bosniaques.
Jurons populaires bosniaques.
Bon pour le service.
Chair à canon.
Heil ! À bas les Serbes.
Tout le peuple tchèque est une bande de simulateurs.
Demi-tour !
Cest vraiment une feuille de vigne dune espèce particulière.
Vous êtes un simulateur.
Au bloc, ce type et illico !
Médecin-chef.
Médecin-chef.
Médecin du régiment.
Chien maudit, espèce de ladre, sale bête.
Venez ici Jean !
Dieu punisse lAngleterre.
Pour Dieu, lEmpereur et la Patrie.
Tonnerre de Dieu.
Le type simagine quon le prendra pour un véritable idiot.
Cré Dieu.
Bon pour le service.
En joue, feu !
À garder sévèrement, en observation.
À garder sévèrement, en observation.
Aumônier.
Oui, au sujet de la paix de lâme, très bien !
Très bien, nest-ce pas, messieurs ?
Demi-tour ! rompez !
Tribunal militaire royal et impérial.
Territoriale.
Nous... déclarons... avec obéissance, M. lAumônier... apportons un paquet et un homme.
Excusez, cher camarade, vous êtes un crétin, je peux chanter ce que je veux.
Je déclare avec obéissance, mon colonel, je suis saoul.
Je peux payer.
Censuré ! camp de concentration impérial et royal, Steinhof.
Sainte Marie, Mère de Dieu ayez pitié de nous.
À la prière.
Cest vraiment terrible, M. lAumônier, le peuple est pourri.
Rompez.
On sait que le général Kouzmanek avait dû livrer la forteresse de Przemysl aux Russes et avait été transporté à Kyjev comme prisonnier de guerre. (Note du traducteur.)
Mon cher Henri, mon mari me persécute. Il faut absolument que tu me reçoives pour quelques jours. Ton ordonnance est une sale bête. Je suis bien malheureuse. Ta Katy. (Note du traducteur.)
Que le diable lenc... Des assassins pareils, je leur ferai bientôt leur affaire.
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